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Title: Le Dimanche des Enfants-Tome 6 (Le Dimanche des Enfants #6)
Date of first publication: 1840
Editor: Janet, Louis
Author: Foa, Eugénie
Author: De Sainte-Marguerite
Author: Bouilly, J. N.
Author: De Somerville, Jules
Author: des Essards, Gustave
Author: Saunders, Lucy
Author: de Revel, Camille
Author: Richomme, Charles
Author: D***, H.
Author: D***, G**
Author: Barrière, Théodore
Author: Foster, James
Author: des Essarts, Alfred
Author: Guérin, Léon
Date first posted: December 4, 2025
Date last updated: December 4, 2025
Faded Page eBook #20251203
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LE DIMANCHE
DES ENFANTS
JOURNAL
DES RÉCRÉATIONS
PARIS
MADAME VEUVE LOUIS JANET, LIBRAIRE-EDITEUR,
RUE SAINT-JACQUES, 39.
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME
Les petits Bucherons.
| Lith. de Cattier | |
| Ah! petits voleurs, je vous y prends!... | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
LE
DIMANCHE DES ENFANTS
JOURNAL DES RÉCRÉATIONS.
Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde;
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
Lafontaine.
La charité, mes enfants, est la plus facile de toutes les vertus, et c’est l’une de celles qui donnent le plus de plaisir à ceux qui la pratiquent. Il est si doux de pouvoir soulager la misère du malheureux qui souffre, de sécher les larmes qui coulent de ses yeux ! Et pour cela, que faut-il ? souvent un morceau de pain, une parole de consolation, un mot de pitié, un peu de cet argent qu’on dépense quelquefois si mal à propos.
Quand un pauvre tendra la main vers vous, secourez-le, ne restez pas insensible à ses plaintes. Donnez, donnez au malheureux qui vous implore, car un jour peut-être, vous aussi, vous aurez besoin de lui. Si vous l’avez repoussé, à son tour il vous refusera son appui ; tandis que, si votre cœur s’est au contraire ému au spectacle de sa douleur, il vous viendra en aide, avec tout le zèle et l’ardeur que donne le souvenir d’un bienfait.
Écoutez l’histoire que je vais vous raconter ; elle pourra vous servir d’exemple en pareille occasion :
En jour du mois de décembre de l’année 1829, deux pauvres enfants, maigres et pâles, sortirent, à demi-vêtus, d’une cabane située sur la lisière de la forêt de Sancy. La terre était couverte de neige, les arbres dépouillés de leurs feuilles ; le vent soufflait avec violence. Il était sept heures du matin ; le jour commençait à paraître.
Nicole et François, les deux pauvres petits bûcherons, hâtaient leur marche vers le centre de la forêt. Des chaussures déchirées couvraient à peine leurs pieds ; un pantalon en toile, une blouse et une casquette en peau de lapin, complétaient leur costume.
Quand ils eurent marché quelque temps, ils s’arrêtèrent à un endroit où venaient aboutir plusieurs sentiers. « Tiens, François, dit Nicole, prends cette corde et ramasse le plus de bois mort que tu pourras. — Oui, frère. — Quand tu en auras assez, tu iras m’attendre à l’entrée de la forêt.
Les deux frères se séparèrent et prirent des sentiers différents. Bientôt ils eurent trouvé assez de bois mort pour compléter un lourd fardeau. Courbés sous le poids de leur charge, ils se rencontrèrent au lieu du rendez-vous.
— Allons, courage, Nicole, dit François, hâtons-nous, car pendant que nous sommes ici, notre mère a bien froid.
— Oh ! oui, le vent pénètre de tous côtés dans la cabane, et la neige tombe jusque sur la paille où nous dormons la nuit.
— Ah ! petits voleurs, je vous y prends ! s’écria soudain une voix rude et méchante. »
Les deux frères effrayés laissèrent tomber leur bois, et se jetèrent aux pieds d’un homme qui venait de se poser devant eux. Sa taille était élevée, sa figure avait un caractère de dureté repoussante, ses yeux se fixaient avec une vive expression de colère sur les petits bûcherons. Il portait un costume de garde-chasse, et tenait son fusil sous le bras.
« Petits vauriens, reprit-il de sa grosse voix dure, voilà la seconde fois que je vous y prends.
— Grâce ! grâce ! monsieur Sylvestre, dirent les deux enfants en pleurant.
— Ah ! vous croyez qu’on peut venir impunément voler le bois de M. le marquis !
— Mais c’est du bois mort, et quand on ne le ramasse pas, il pourrit sur la terre et ne profite à personne.
— Allons, monsieur le raisonneur, prenez votre butin et suivez-moi.
— Vous suivre... et où allons-nous ?
— En prison ! vauriens !
— En prison ! Oh ! mon bon monsieur, par pitié, épargnez-nous !
— Non ! vous dis-je.
— Mais notre mère se meurt de froid... elle n’a que nous au monde, et si vous nous mettez en prison, que voulez-vous qu’elle fasse ?
— Ça m’est bien égal.
— Oh ! vous n’avez ni cœur, ni âme ; et, dans ce pays, on a bien raison de vous appeler : Sylvestre le loup.
— C’est bon ! c’est bon ; je remplis mon devoir et ne m’inquiète pas du reste.
— Écoutez, monsieur Sylvestre, dit Nicole, je suis plus grand, plus fort que mon frère, et j’ai ramassé plus de bois mort que lui : je suis donc plus coupable ; eh bien, punissez-moi avec sévérité, punissez-moi pour deux, et renvoyez mon frère à la cabane.
— Ne l’écoutez pas, mon bon monsieur, c’est moi qu’il faut conduire en prison. Il est plus vigoureux que moi, et son travail est plus utile à notre mère.
— Allons, assez parlé ; il n’y aura pas de jaloux, vous viendrez tous les deux.
— Ma pauvre mère ! dit François en sanglotant. »
Les deux enfants reprirent leur fardeau et suivirent le cruel garde-chasse. Comme ils passaient devant le château, Nicole dit à Sylvestre : « Avant d’aller en prison, je veux voir M. le marquis. — Tiens, le voilà précisément, répondit le garde. »
En effet, le marquis de Sancy s’avançait vers eux. C’était un homme de soixante ans environ, d’une taille élevée ; sa tournure avait une extrême distinction. Ses cheveux blancs encadraient son large front ; ses yeux bleus, remplis d’une douce expression de bonté, inspiraient la confiance.
« Eh bien ! Sylvestre, qu’est-ce que tu fais-là, avec ces enfants ? dit-il au garde.
— Monsieur le marquis, ce sont des voleurs que je surprends, pour la seconde fois, à dérober votre bois. »
Les deux frères pleuraient à chaudes larmes.
« Vous saviez cependant que ce bois ne vous appartenait pas, reprit le marquis.
— Oui, monsieur, répondit François.
— Alors, vous êtes bien plus coupables encore, et, puisque déjà on vous avait défendu d’en prendre, vous ne deviez plus le faire.
— Il faut donc nous résigner à mourir de froid, répliqua tristement Nicole ?
— Comment cela, mon enfant ! demanda M. de Sancy avec intérêt ?
— Oui, monsieur, je vais tout vous dire, et vous verrez ensuite si nous méritons un châtiment. Notre père était bûcheron. A force de travail et de peine, il parvenait à nourrir toute sa famille : un jour, on le rapporta mourant au logis ; il avait été écrasé par la chute d’un arbre qu’il voulait abattre. Après plusieurs mois de souffrances cruelles, il est mort... et nous sommes restés seuls, mon frère et moi, avec notre mère, qui est âgée et infirme. Une pauvre cabane bâtie en terre et couverte d’écorces de bouleau, un petit champ de pommes de terre, voilà tout ce que nous possédons. L’été, François et moi, nous fendons du bois dans la forêt, ou nous allons aider les paysans dans leurs travaux ; nous gagnons ainsi quelques sous qui nous aident à faire vivre notre mère. Mais l’hiver, monsieur, oh ! nous sommes bien malheureux ! la neige couvre la terre, le vent fait trembler notre chétive demeure, la pluie pénètre partout et se glace sur nos vêtements. Nous qui sommes jeunes, nous pouvons supporter tout cela ; mais notre mère, monsieur..., notre pauvre mère, oh ! quand nous la voyons, pâle, froide, presque inanimée, essayer en vain de réchauffer ses membres glacés, notre cœur se déchire, des pleurs amers coulent de nos yeux. Alors, nous sortons pour lui dérober le spectacle de nos larmes... la forêt est devant nous, la terre est jonchée de branches que le vent a brisées... un peu de ce bois réchaufferait notre mère... faut-il la laisser mourir, quand nous pouvons si facilement la sauver ? Voilà, monsieur le marquis, la vérité tout entière, et, maintenant, dites-nous si nous sommes coupables ?
— Oui, mes amis, répondit M. de Sancy en essuyant les larmes qui coulaient de ses yeux, car ce que vous prenez ainsi ne vous appartient pas. Mais vous êtes de bons et nobles enfants, et ce serait un acte de méchanceté bien cruel que de vous punir. Allez, je vous pardonne. Quand vous aurez froid, entrez dans la forêt, prenez tout le bois qui vous sera nécessaire, je vous le permets. Vous entendez, Sylvestre, continua le marquis en s’adressant au garde-chasse ?
— Oui, monsieur le marquis, fit celui-ci en s’inclinant.
— Et maintenant, comme ces enfants sont épuisés par la longue course que vous leur avez fait faire, prenez une charrette, et portez ce bois jusqu’à la cabane de leur mère.
— Oh ! merci... merci, mon bon monsieur ! que le ciel vous protége, vous qui avez pitié des malheureux, dirent les deux enfants, en embrassant les mains de leur bienfaiteur. »
L’hiver de 1829 fut terrible ; le froid s’éleva à un point extraordinaire pour nos contrées, et se prolongea bien au delà de la limite naturelle de cette saison. Les rivières les plus rapides étaient couvertes de glaces, et les voitures, quel que fût leur poids, pouvaient y passer comme sur un grand chemin ; les chevaux, les bestiaux mouraient gelés dans leurs écuries ; les hommes tombaient sans vie sur la terre durcie ; les bêtes sauvages sortaient de leurs retraites, et venaient jusqu’au milieu des villages, dans les étables, dans les maisons même, chercher à assouvir la faim et la soif qui les tourmentaient : enfin, la misère était à son comble.
Grâce à la charité de M. de Sancy, les hôtes de la forêt purent supporter les rigueurs de la saison. Une petite maison solidement construite en pierre, remplaça la cabane qu’ils habitaient. Il leur donna quelques meubles, agrandit leur champ, et fit ainsi succéder l’aisance et le bonheur à la misère et au désespoir.
L’hiver continuait ; mais les petits bûcherons le supportaient sans se plaindre : leur mère, assise auprès d’un bon feu, faisait tourner son rouet et filait pour monsieur le marquis ; les enfants travaillaient à faire un treillage pour entourer leur champ ; le soir, ils tressaient des paniers et fabriquaient des cages qu’ils allaient vendre à la ville voisine. Quelquefois, ils rentraient tard, et ils tremblaient de peur en entendant les hurlements des loups dans la forêt.
Un soir qu’ils revenaient de la ville, où ils avaient été vendre leurs petits ouvrages, comme ils passaient dans un des sentiers du bois, un cri de détresse retentit à leur oreille : « C’est la voix de monsieur le marquis, s’écria François. — Courons de ce côté, répondit Nicole.
Et ils se précipitèrent vers l’endroit où ils avaient cru entendre la voix de leur bienfaiteur. Ils portaient à la main une petite hache bien affilée, qui leur servait à couper les branches d’arbres. Cette arme terrible ne les quittait pas, quand ils devaient rentrer tard au logis.
En quelques minutes, ils se trouvèrent auprès de M. de Sancy. Un loup d’une grandeur démesurée s’était jeté sur lui, et une lutte horrible avait lieu. Le marquis, épuisé par ses efforts, déchiré par les dents de son terrible adversaire, allait succomber. Nicole s’élança contre la bête féroce, et lui coupa une patte avec sa hache. Le loup, furieux, quitta M. de Sancy pour se venger ; il sauta sur Nicole ; François se jeta sur son dos, serra avec force ses deux mains autour de son cou pour l’étrangler. Le loup tomba à terre, et Nicole se trouva renversé sous lui ; sa hache lui échappa des mains ; M. de Sancy la prit rapidement, et saisissant le moment où il pouvait frapper la bête, sans blesser les enfants, il lui fendit la tête.
« Oh ! mes enfants, je vous dois la vie, s’écria-t-il, en pressant les deux petits bûcherons dans ses bras.
— Monsieur le marquis, vous avez eu pitié de notre malheur, vous avez sauvé notre mère, nous vous devons encore bien de la reconnaissance.
— Vous le voyez, Sylvestre, dit M. de Sancy au garde-chasse qui accourait en ce moment ; ces deux enfants viennent de s’acquitter envers moi, en me sauvant la vie. Au lieu d’être dur et cruel pour les malheureux, soyez bon, généreux, charitable, et rappelez-vous toujours que, quand on ne devrait pas faire le bien par amour de la vertu, il faudrait encore le faire pour soi-même, car on a souvent besoin d’un plus petit que soi. »
Le cardinal de Richelieu avait vaincu les protestants, sacrifié ses ennemis, asservi par la terreur toute la cour de Louis XIII. Après avoir rétabli le calme dans l’état, il s’occupait des moyens d’exécuter le grand projet qu’il avait conçu : l’abaissement de la Maison d’Autriche et l’élévation de celle de France sur ses ruines.
Un moine, connu sous le nom de père Joseph, et devenu célèbre par le zèle avec lequel il servit les passions et les vertus du cardinal, recherchait tout ce qu’il croyait devoir être utile aux vues et à l’ambition de ce ministre. Un jour il demanda avec empressement à être introduit près de lui : un homme d’environ cinquante ans, à l’air grave, au maintien assuré, l’accompagnait : « Monseigneur, dit le moine, je suis heureux de présenter à votre Éminence un savant à qui de longues et profondes études ont fait découvrir les secrets les plus extraordinaires, et qui se propose de les employer à accroître la grandeur de votre Éminence et la richesse de la France. »
Richelieu porta un regard curieux sur celui que son favori lui présentait comme une providence pour l’État ; il trouva dans sa physionomie je ne sais quoi qui lui plut : il l’interrogea ; ses réponses lui inspirèrent de la confiance, et l’ascendant que le père Joseph avait sur son esprit achevant de le déterminer, il eut foi au miracle et n’éleva aucun doute sur ce qui lui fut raconté. Tendant alors gracieusement la main à ses deux visiteurs, il les remercia de leur dévouement, et accepta leur offre avec joie.
Cet homme sur qui reposaient de si belles espérances était hélas ! un de ces aventuriers qui, dans ce temps là, prétendaient avoir découvert le merveilleux secret de convertir tous les métaux en or : c’était un alchimiste.
Déjà longtemps avant l’époque dont il est ici question, la singulière folie de vouloir faire de l’or s’était emparée de quelques chimistes. L’or étant le prix de tous les biens, les hommes auxquels la chimie avait appris des opérations qui semblaient tenir du prodige, s’occupèrent à l’envi de produire ce métal précieux : comme l’on croit aisément ce que l’on souhaite, le désir de trouver ce secret, les porta à en croire la possibilité, et plusieurs le cherchèrent avec persévérance. On appela alchimie, c’est à dire chimie par excellence, la partie mystérieuse de cette science qui avait pour but cette découverte : on la nommait aussi science du grand œuvre, ou pierre philosophale.
Les opérations extraordinaires, auxquelles les alchimistes se livraient dans leurs laboratoires, avaient, aux yeux du vulgaire, quelque chose d’admirable qui ouvrait un vaste champ à l’imposture. Aussi beaucoup de charlatans et de fripons prirent le prétexte de l’alchimie pour tromper les hommes crédules. L’idée des richesses immenses qu’ils promettaient, frappait vivement l’imagination : on s’aveuglait assez pour se ruiner en avançant des sommes considérables à ces imposteurs qui, sous différents motifs, demandaient de l’argent dont ils avaient besoin, au moment même où ils se vantaient de posséder une source de trésors inépuisables.
Tel était l’adepte[1] dont le père Joseph avait vanté à Richelieu le rare savoir et les sublimes connaissances. Son nom était Dubois : fils d’un chirurgien de Coulommiers, il avait fait, dans sa jeunesse, quelques études pour suivre la profession de son père ; mais, né avec un esprit mobile et un caractère changeant, il se lassa bientôt de l’état qu’il avait embrassé, et il se mit, en qualité de valet de chambre, à la suite d’un gentilhomme qui allait voyager dans le levant. A son retour à Paris, il abandonna son maître, se lia avec quelques adeptes, dont la société lui convenait, et s’adonna à l’étude de la science du grand œuvre. Plus tard, après mille incidents d’une vie aventureuse, il se sauva en Allemagne ; et là, il se livra, avec une ardeur nouvelle, à l’alchimie ; il apprit non le secret de faire de l’or, mais l’art de tromper l’ignorance et d’abuser de la crédulité.
Revenu à Paris, il prit le faux nom de de Mailly, et se maria ; ses moyens d’existence ne lui permettant pas de se livrer à ses goûts, il chercha à tirer parti des connaissances qu’il avait acquises et à faire des dupes. Beaucoup d’audace, une élocution facile, un extérieur agréable lui donnèrent accès auprès de quelques personnes de qualité, dont il sut capter la confiance, et qui lui avancèrent des sommes considérables. Il parvint ainsi à connaître le fameux père Joseph qui le regarda comme un homme merveilleux, dont les secrets allaient fournir abondamment au cardinal de quoi subvenir aux dépenses de la guerre et à l’exécution de ses vastes projets.
Louis XIII ne tarda pas à être informé de cet heureux événement : il voulut assister à l’essai que l’alchimiste devait faire de son importante découverte. Le jour fixé, Dubois, muni d’un creuset et d’une coupelle, se rend au Louvre dans la salle destinée à son opération ; le roi, la reine, Richelieu et quelques personnes intéressées à la réussite du grand œuvre, s’y réunissent. Pour éviter tout soupçon, il demande un adjoint ; et le roi désigne lui-même un de ses gardes du corps. Le creuset est placé sur un fourneau et l’on allume le feu. « Sire, dit Dubois, d’un ton solennel, plairait-il à votre majesté d’ordonner qu’un de ses soldats me donne dix ou douze balles de mousquet pour être converties en or ? » L’ordre est donné, les balles sont placées dans la coupelle, et le feu est poussé jusqu’au degré nécessaire pour le succès de l’opération. A ce moment, l’adepte jette sur le plomb en fusion un grain de sa poudre de projection ;[2] puis le creuset est enveloppé de cendres et le feu poussé avec une nouvelle activité : les spectateurs immobiles attendaient avec anxiété le résultat de l’expérience. Enfin l’opérateur supplie le roi d’ordonner que quelqu’un écarte, avec un soufflet, la cendre qui recouvre le creuset. Louis XIII ne veut confier ce soin à personne ; il prend lui-même le soufflet et l’agite avec tant de vivacité que la reine et les personnes qui l’entourent, sont presque aveuglées par les cendres. Bientôt le creuset est retiré, et un lingot d’or paraît aux yeux des assistants. A cette vue, l’assemblée pousse un cri d’allégresse ; Louis XIII et son Éminence prodiguent à Dubois les témoignages de leur joie et de leur reconnaissance. Dans le délire de son enthousiasme, le roi l’embrasse et l’anoblit en lui donnant l’accolade, comme on faisait autrefois aux anciens preux et aux chevaliers de la Table-Ronde. Dubois est en outre nommé président des trésoreries de France ; le père Joseph reçoit la promesse du chapeau de cardinal, et une somme de huit mille francs est comptée au garde du corps qui avait prêté son concours à cette brillante opération.
Une deuxième expérience eut lieu peu de jours après ; elle fut heureuse comme la première ; la surprise et l’admiration des spectateurs furent aussi les mêmes. L’enthousiasme du cardinal ne connut plus de bornes : « Sire, s’écria-t-il, pourquoi maintenir désormais les impôts qui pèsent sur le peuple ? vous n’en avez plus besoin : l’âge d’or va renaître pour vos heureux sujets : la France va devenir la première des nations, et vous, Sire, le monarque le plus heureux et le plus envié de l’Europe. »
Mais hélas ! le prestige ne devait pas durer longtemps... A chaque opération, Dubois avait eu l’adresse, au moment où il couvrait de cendres la coupelle, d’y glisser adroitement et sans que personne s’en aperçût, un morceau d’or qu’il tenait préparé. Tel était le secret à l’aide duquel avait été obtenu l’échantillon des richesses immenses promises par cet imposteur.
Richelieu appela Dubois et lui dit qu’ayant besoin, pour le service du roi, de six cent mille francs par semaine, il l’invitait à s’occuper immédiatement d’opérations en grand, afin de fabriquer régulièrement cette somme. Le fourbe le promit avec assurance et demanda dix jours pour préparer sa poudre de projection ; mais il se garda bien d’employer ce temps à faire des travaux qu’il savait devoir être sans résultat, et, peu soucieux de l’avenir, il ne songea qu’à se livrer à ses plaisirs.
Les dix jours écoulés, il en demanda dix autres qui lui furent également accordés. Mais au bout de ce temps, le cardinal, inquiet de ne pas voir paraître son opérateur, commença à concevoir quelques soupçons. Le roi, qui n’était pas moins impatient que son ministre de recevoir les lingots d’or sur lesquels il comptait, se plaignit de ce retard ; des ordres furent donnés pour veiller sur Dubois et l’empêcher de s’enfuir. Enfin, après un nouveau délai, Richelieu perdant patience, se le fit amener à Ruel, et l’ayant enfermé dans un cabinet, lui ordonna de se mettre à l’œuvre en sa présence. Notre adepte feignit d’entreprendre quelques essais qu’il interrompit bientôt sous prétexte que, pour réussir, il avait besoin de son entière liberté.
Le cardinal n’était pas de ces hommes que l’on pouvait jouer impunément : Dubois fut arrêté, conduit d’abord au donjon de Vincennes, et plus tard enfermé à la Bastille. Une commission fut nommée pour le juger, et son procès instruit sur le champ. Mais il en eût trop coûté à l’amour-propre de Richelieu d’avouer qu’un charlatan l’avait si follement trompé par des moyens ordinaires ; Dubois fut accusé de magie et de fabrication de fausse monnaie. L’accusation de magie était, en ce temps là, une ressource commode contre ceux qu’il n’était pas facile de convaincre d’autres crimes : plusieurs prétendus sorciers payèrent ainsi de leur vie une célébrité funeste, acquise par des moyens naturels, et que la superstition attribuait à des œuvres du démon.
On prétendit, qu’à Ruel, un des gardes de son Éminence avait été violemment frappé par une main invisible ; et l’on attribua cet accident aux sortilèges de Dubois qui avait eu à se plaindre de ce garde.
Les interrogatoires commencèrent incontinent ; mais l’accusé refusant de répondre aux demandes qui lui étaient adressées, on eut recours à la question pour lui arracher des aveux. La crainte des tortures lui fit rompre le silence ; il se défendit d’avoir eu le dessein de tromper le roi et le cardinal : il voulut justifier l’insuccès de ses dernières opérations, en assurant qu’il les avait manquées volontairement ; puis il déclara qu’il était prêt à les reprendre. Ses retards, son embarras n’avaient pas suffi pour désabuser entièrement le cardinal, et, comme on est toujours crédule pour ce que l’on désire, il acquiesça à cette nouvelle demande.
On se hâta de mettre à la disposition de Dubois tous les objets nécessaires pour son travail, et deux habiles orfèvres furent chargés d’y assister. Toute une journée se passa en tentatives inutiles ; enfin, vers le soir, obligé de les abandonner, il avoua ses fourberies et découvrit les moyens qu’il avait employés pour les les faire réussir. Il demanda pardon au roi, à la reine et au cardinal, qu’il avait si indignement trompés ; il assura qu’il n’avait jamais vu ni connu personne qui eût possédé le secret de faire de l’or, mais que cette imposture lui avait servi à se jouer de la crédulité et à passer commodément sa vie. Déclaré coupable des crimes dont on l’accusait, on le condamna à être pendu ; et il fut conduit au supplice, le 25 juin 1637.
Environ cent ans auparavant, un autre charlatan avait aussi voulu tromper un autre souverain ; mais son aventure avait eu un dénouement moins tragique. Un alchimiste s’était vanté auprès de Léon X d’avoir trouvé la pierre philosophale, et demandait une récompense. Ce pape, ami des arts et protecteur des artistes, ne partageait pas l’erreur commune sur la possibilité de cette découverte ; toutefois il promit la récompense : déjà l’adepte triomphait du succès de son imposture, mais quand il se présenta pour recevoir le prix de son secret, Léon X lui fit remettre une grande bourse vide... Que pouvait-il donner de mieux qu’une bourse pour renfermer l’or, à celui qui possédait l’art de le fabriquer ?
Aujourd’hui l’instruction est trop répandue dans toutes les classes de la société pour qu’un imposteur, qui prétendrait avoir trouvé la pierre philosophale, pût faire des dupes ; et si quelqu’un osait se vanter de ce chimérique secret, la pitié publique ou une maison de santé ferait justice de semblable folie.
[1] On donnait le nom d’adeptes à ceux qui prétendaient avoir trouvé la pierre philosophale.
[2] Un appelait poudre de projection une poudre avec laquelle les alchimistes prétendaient convertir les métaux en or.
Le Caporal du régiment Royal-Bonbon.
| Lith. de Cattier | |
| Un soufflet... d’un enfant, ça vaut-il la peine de se fâcher? | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
— Ma bonne, prépare mes armes, je me bats demain, disait un soir du mois de juillet 1790, à l’oreille d’une vieille bonne femme, un petit garçon de sept ans, en costume de grenadier de la garde nationale ; cet enfant rentrait, chez son père, en compagnie d’un domestique.
— Vous battre ! s’écria celle-ci.
— Oui, le caporal se bat demain, reprit le domestique.
— Tais-toi donc, interrompit vivement l’enfant ; ne vas-tu pas crier cela sur les toits pour que papa t’entende, maman aussi, qu’on me mette en pénitence, et que je ne puisse me rendre où l’honneur m’appelle ! ajouta-t-il avec un air d’emphase si comique, que la bonne ne put s’empêcher de répéter sur le même ton :
— Où l’honneur m’appelle !
— Bien parlé, caporal, ajouta le domestique.
— C’est ainsi qu’on parle, quand on va se battre en duel ; je le sais bien peut-être ; n’ai-je pas entendu mon grand cousin Hector tenir le même langage à ma tante, l’an dernier, lorsqu’il eut une dispute avec un garde-française... Je suis militaire, ma bonne ; je suis caporal du régiment Royal-Bonbon, et je ne veux pas qu’on m’empêche de me battre.
— A-t’on jamais vu le fils d’un juge au tribunal parler ainsi ? s’écria la vieille bonne en levant les mains au ciel.
— Puisque le fils du juge au tribunal a été insulté, mamselle Marianne, reprit le domestique.
— Allons donc, monsieur Thibeau, riposta Marianne avec indignation ! c’est vous qui perdez cet enfant, qui lui donnez cette humeur guerrière, qu’on n’avait pas encore, Dieu merci, dans la famille des Moringen... vous, un soldat retiré de l’armée à cause de ses blessures, un homme de sang !
— N’outrage pas Thibeau, Marianne ; ne lui reproche pas surtout ses blessures, gagnées en défendant feu mon oncle, le père d’Hector, ou sans cela...
— Ah ! çà, mais c’est un démon que cet enfant, fit Marianne en se reculant.
— Un démon ! soit, dit Jules en lui lançant un regard terrible et enfonçant son bonnet à poil sur ses yeux.
— Voyez-vous ça... reprit Marianne, ne pouvant s’empêcher de rire.
— Tu te moques de moi, je crois, dit Jules roulant ses yeux ; je ne le souffrirai pas, Marianne... quand on a un sabre au côté...
— Un sabre de bois, répliqua celle-ci.
— Un sabre de bois ! un sabre de bois ! murmura Jules en baissant la voix, et jetant un regard à la dérobée sur son sabre, dont un beau fourreau de cuir cachait la lame... Ça peut être un sabre de bois... je ne dis pas non... mais, avec celui de Thibeau, on peut très-bien se couper la gorge...
— En vérité, cet enfant a, depuis quelque temps, des expressions bien singulières, s’écria Marianne toute stupéfaite.
— N’est-ce pas, Thibeau, que ça veut dire se battre en duel ? poursuivit tranquillement Jules.
— Oui, mon caporal, c’est l’expression usitée en pareil cas, répondit gravement l’ex-garde française avec l’air d’un soldat au port d’armes ; — on dit communément : je vais me couper la gorge avec monsieur...
— Qui va se couper la gorge avec monsieur, répéta soudain un homme âgé, vêtu d’une robe de chambre damassée, en entrant dans l’antichambre où ce colloque avait lieu.
— Là ! je suis bien aise que M. le juge l’ait entendu de ses deux oreilles, s’écria Marianne ; voilà, monsieur, les belles idées que Thibeau donne à M. Jules, des idées de se couper la gorge.
— Mon juge, le petit a été insulté, répliqua Thibeau, tout en portant respectueusement la main à son front.
— Chut donc, Thibeau, te voilà bavard comme Marianne, dit Jules à voix basse ; est-ce qu’on dit ces choses-là aux grands parents !
— Eh ! pourquoi pas ? mon fils, demanda le magistrat à Jules.
— Parce que... reprit Jules intimidé... parce que... j’ai un duel, mon papa, et que si vous le savez, vous l’empêcherez...
— Vous vous trompez, mon fils, dit M. de Moringen très-froidement ; venez d’abord saluer votre grande maman, qui vient d’arriver de Picardie ; puis vous nous raconterez l’histoire de votre duel ; et si vous avez raison, loin de vous empêcher de vous battre, c’est moi qui vous y engagerai, venez. »
Et prenant par la main Jules, qui essayait de lire sur le visage de son père s’il plaisantait ou parlait sérieusement, le magistrat et son fils passèrent au salon.
« Madame la baronne de Vieuxbois, ma chère belle-mère, permettez-moi de vous présenter mon plus jeune fils, Jules de Moringen, caporal au régiment Royal-Bonbon.
— Voilà un régiment qui promet de bien belles choses, répondit la baronne en embrassant son petit fils, mais il me semble, ajouta-t-elle, que quelques nuages obscurcissent ce front de grenadier en herbe.
— C’est qu’il s’est passé, au régiment de mon fils, quelque chose de fort sérieux.
— De sérieux ! dans le régiment Royal-Bonbon ; mais vous m’effrayez, reprit la grand’mère en riant.
— Eh quoi ! madame, dit M. de Moringen, les hauts faits d’armes de ce régiment de héros, dont vous voyez, devant vous, un échantillon dans ce grenadier, ne sont-ils point encore parvenus jusque dans le fond de votre Picardie ?
— En voici la première nouvelle, mon gendre ; vous me feriez grand plaisir de m’expliquer à quelle occasion on a formé un si beau corps d’armée, puis enfin, le sujet du trouble qui agite ce redoutable grenadier.
— Apprenez donc que Jules de Moringen a un duel.
— Un duel ! répétèrent à la fois la baronne de Vieuxbois, madame de Moringen et un grand jeune homme, vêtu de noir, qui assistait à cette conférence.
— Oui ! mesdames, oui, Auguste, mon fils, caporal au régiment de grenadiers Royal-Bonbon, voulait d’abord me cacher ce grand événement, reprit M. de Moringen ; il craignait que je ne voulusse arranger l’affaire, mais je suis un père sage et raisonnable ; si mon fils a été réellement insulté, ce que j’ignore encore, il se battra... il a une épée au côté, c’est pour s’en servir. Oh ! je veillerai à ce que toutes choses se passent dans les règles ; l’honneur avant tout... l’honneur d’un Moringen de cet âge surtout !... ça ne plaisante pas. Vous saurez d’abord, ma chère belle-mère, que, depuis deux ans, il se passe à Paris des choses merveilleuses ; la plus merveilleuse d’entre elles, à coup sûr, a été la formation d’un régiment composé de deux compagnies, l’une de grenadiers, l’autre de chasseurs, dont le nom rappellera aux siècles à venir, la noble et douce récompense accordée aux vertus martiales de ces illustres guerriers. Presque tous ils sont choisis parmi les descendants de la garde citoyenne. Pour être admis dans ce corps respectable, il ne faut avoir ni moins de six ans ni plus de huit ; le colonel a six ans, c’est le dauphin. La garde de cet enfant royal est confiée aux enfants de nos enfants. Lorsqu’ils ne sont pas de garde, ils sont à l’école. Voilà les renseignements préliminaires que je devais vous donner sur le fameux régiment Royal-Bonbon ; maintenant c’est à mon fils, le caporal, à vous raconter l’affaire d’honneur qui doit le conduire demain sur le terrain. Avec qui te bats-tu, Jules ? ajouta le juge en se tournant vers son fils.
— Avec Auguste d’Erbeinghein.
— Quel grade ?
— Caporal comme moi, papa ; seulement il est dans les chasseurs.
— Et quel âge ? caporal.
— Sept ans et demi, à ce qu’il dit, mais je crois qu’il ment, car il n’est pas si grand que moi.
— Le lieu du rendez-vous ?
— Sur la terrasse du bord de l’eau.
— Le jour ?
— Demain.
— L’heure ?
— Dix heures du matin, après l’appel.
— Les armes ?
— Ce n’est pas encore décidé.
— Maintenant, caporal, veux-tu bien nous dire le motif de ce duel ; et d’abord tiens-toi droit, ne mets pas les doigts dans ton nez ; rappelons-nous que nous sommes français, soldat, et né pour défendre la patrie... ainsi, droit, les yeux ouverts, les mains au port d’armes, la tête haute, et ouvrons la bouche en parlant ; nous t’écoutons, caporal. »
Jules prit ainsi la parole :
Ce matin, au moment de l’appel, notre colonel, le Dauphin, nous dit : — « Mes chers camarades, la reine doit nous passer en revue sur la terrasse, aujourd’hui, à midi ; ainsi, je vous en prie, tâchons de nous tenir propres jusque là, de jouer sans nous traîner par terre, sans salir nos mains ; surtout qu’aucun de nous n’ait la morve au nez. »
A peine le prince eut-il fini de parler, qu’il se fit un grand bruit : c’étaient les deux compagnies qui se mouchaient à la fois : ce qui fit rire beaucoup de grandes personnes qui nous regardaient...
— « Cet enfant n’achève jamais ce qu’il commence, interrompit Auguste.
— Je sais bien ce que tu veux dire, mon frère... je suis un bavard... n’est-ce pas ?
— Oh ! je n’oserais pas... grenadier du Royal-Bonbon... répondit celui-ci en souriant. »
Jules se contenta de lancer, à son frère aîné, un regard qu’il crut avoir rendu bien menaçant ; puis il reprit ainsi son récit :
« A midi sonnant, le tambour battit au champ ; la reine parut, suivie de beaucoup de dames et de messieurs... on nous fit prendre les armes et ranger en bataille... nous étions raides et sérieux, fallait voir !.. voilà que la reine se mit à dire : — Mon Dieu ! que ces enfants sont drôles ?... ça n’était pas très poli, mais enfin c’était la reine... — Ils sont gentils à croquer... reprit une dame de sa suite, jolie et blonde comme toi, maman ; et chacun disait son mot... Quant à nous, nous ne bougions pas plus que des soldats de plomb... Oh ! la revue se serait très-bien passée sans ce vilain papa de Charles... quand tout-à-coup, au moment où la reine lui disait : « Mais voyez donc, M. d’Erbeinghein, quelle tenue ! quel aplomb ! ne dirait-on pas des hommes ! » ce méchant-là tire à deux mains, de ses poches, des poignées de dragées, et ne voilà-t-il pas qu’il les jette dans nos rangs ; aussitôt, et je ne sais comment cela se fit, nous nous trouvâmes tous par terre, à quatre pattes, ramassant les dragées, et les croquant, dame ! à belles dents.
— Toi, comme les autres, demanda son père.
— Moi, comme les autres ; mais, c’est qu’aussi elles étaient si bonnes ! A l’aspect de cette drôle de scène, la reine se mit à rire, ainsi que les dames et les gentilhommes de sa suite ; mais nous, nous n’entendions rien ; il pleuvait toujours des dragées, et nous en mangions toujours, lorsqu’on vint enfin nous rappeler à l’ordre... « A vos rangs, » crient les officiers. On se relève un peu, mais pas tout à fait, car il y avait encore des dragées à terre, et on ne voulait pas les laisser perdre ; une surtout, grosse comme une noix, était à mes pieds... je me baisse pour la ramasser ; alors, Charles, caporal comme moi, me prend par le bras : « N’entends-tu pas ? » me dit-il. Je lui résiste, je veux me baisser encore ; il me retient de nouveau... Il en résulte que nous nous disputons ; il me donne un coup de pied ; je lui rends un soufflet, et tout le monde de s’écrier : un soufflet ! comment, Charles, tu souffres cela ! Mais lui me lance un regard de mépris en disant : « Un soufflet... d’un enfant, ça vaut-il la peine de se fâcher ?... il ne sait ce qu’il fait. — Si fait, monsieur, repris-je bouillant de colère, et pour vous le prouver... » cela dit, je lui en applique un autre... Et voilà pourquoi nous nous battons demain, après la parade.
— Et quelles sont vos armes, interrompit M. de Moringen.
— Nous en avons deux, papa : nos sabres et nos fusils ; mais nos sabres ne coupent pas...
— Alors, vous choisissez le fusil, dit le père. »
En ce moment, Auguste s’avança vers son frère, et lui prenant la main avec l’apparence d’une grande émotion. « Jules, lui dit-il, j’espère que tu n’auras pas d’autre témoin que moi ; c’est moi qui veux charger les armes.
— Oui, mon frère, dit Jules d’un ton martial.
— Eh ! quoi, Jules, reprit sa mère, tu veux te battre ! mais, si l’on te tue, dans quelle affliction ne plongeras-tu pas ta famille ?
— Si l’on me tue !... répéta Jules d’un air étonné.
— Que veux-tu, ma bonne amie, répondit M. de Moringen avec un grand sérieux ; notre fils a été un peu prompt ; il ne peut plus reculer... Un soufflet veut du sang, c’est l’usage... mais ce ne sont pas là des affaires de femmes, n’est-ce pas, caporal ? Va te coucher, tâche de dormir, et demain, si ton frère t’assiste comme témoin, moi je te donnerai les conseils que réclament les circonstances graves où tu te trouves.
— Si on me tue ! répétait toujours Jules en allant se coucher... je n’y avais pas songé. »
Le lendemain, en s’éveillant, Jules vit son père debout devant son lit ; son air grave fit battre le cœur de l’enfant. « Caporal, dit le juge du ton dont il eût parlé à un homme de son âge, avant de vous rendre sur le terrien, avez-vous fait toutes vos dispositions ?
— Lesquelles, papa, demanda Jules avec surprise.
— On ne peut prévoir le sort des armes, mon fils, reprit le juge en poussant un profond soupir, et si...
— Si on me tuait ? interrompit Jules en pâlissant...
— Vous avez une mère, mon fils, une grand’mère ; vous devez au moins, par une lettre, leur faire savoir que votre dernière pensée fut pour elles... puis, quoique mineur, vous possédez en propre, quelques joujoux.... des livres... une petite somme, même assez ronde, grâce à la libéralité de votre grand’maman... et je serais d’avis que vous fissiez votre testament ; du reste, c’est l’usage. »
Pendant le discours de M. de Moringen, Jules s’était habillé, et sa petite bouche, un moment si mutine, portait alors l’empreinte d’une émotion profonde ; son petit cœur se gonflait ; sa bouche retenait des soupirs étouffés, et l’on voyait sous ses longues paupières s’amasser quelques larmes furtives. Toutefois, obéissant aux ordres de son père, il s’assit près d’une table et se mit à préparer, assez lentement, une grande feuille de papier ; puis, tout à coup, se tournant vers son père : « Mais, c’est que je ne sais écrire qu’en gros. — Écris comme tu sais, » reprit M. de Moringen, et, au moment où l’enfant prit la plume, il le retint par le bras : « Si cependant, ajouta-t-il, tu préférais faire des excuses...
— Des excuses, répéta Jules.
— Ne m’as-tu pas dit que ton duel avait lieu sur la terrasse au bord de l’eau, devant tout le régiment.
— Oui, papa.
— Eh bien ! là, en face du régiment rassemblé, tu te mettras à genoux devant ton adversaire ; tu lui demanderas pardon du soufflet que tu lui as donné ; je connais Charles d’Erbeinghein, il sera sensible à cet acte de repentir, il te relèvera, t’embrassera, et tout sera dit... Je me charge même du déjeuner...
— Ah ! j’aimerais mieux mourir ! s’écria Jules avec indignation ; demander pardon à Charles !... d’abord, je n’ai pas tort ; c’est lui qui a porté le premier coup.
— Alors, fais tes adieux à tes parents, » dit M. de Moringen en allant s’asseoir gravement dans un grand fauteuil. »
Un quart d’heure après, Jules remit à son père une grande page en gros caractères : c’était sa lettre d’adieux à sa mère et à sa grand’maman.
« Voilà qui est bien, dit le juge de l’air le plus grave ; maintenant passons au testament...
— Faut-il l’écrire.
— Non, dicte-le moi ; à qui lègues-tu tes joujoux ?
— Mon frère est trop grand ; je les donne au fils du portier Antoine, qui est de mon âge, et qui m’aime bien.
— Tes bijoux ? — A mon frère. — Tes livres ? — Encore à mon bon Auguste ; car c’est lui qui me les a donnés. — Ton argent ?
— Il y a un pauvre vieillard, qui passe tous les jours à quatre heures devant les Tuileries ; c’est un ancien soldat, qui nous apprend à tenir notre fusil ; nous lui donnons tous quelque chose : le pain de notre déjeuner, notre gourde d’eau et de vin, et quelques sols de monnaie ; on l’appelle le père Latuile ; Thibeau, qui le connaît, lui remettra la somme que renferme ma cassette.
— Dans tout cela, je ne vois aucun legs pour ta mère, Jules.
— Ma mère ! reprit vivement Jules, en laissant couler quelques larmes qui bordaient ses paupières. Je dirai à Auguste, si je suis tué... » Ici le pauvre enfant ne put retenir ses sanglots... « Je lui dirai de me couper cette belle boucle de cheveux qu’elle baise tous les matins, et de la lui donner...
— Quelle affreuse journée ! dit le père de Jules, cachant son émotion sous le ton brusque avec lequel il prononça ces paroles.
— Oh ! oui, bien affreuse, répliqua Jules en pleurant ; je ne savais pas que ce fût une chose si triste que de se battre en duel ; moi qui regardais cela comme une partie de plaisir.
— Une partie de plaisir !... se couper la gorge ; comme tu y vas, mon frère, dit Auguste en entrant dans la chambre... Allons, je viens te chercher ; partons-nous ?
— Oui, mais auparavant je voudrais embrasser maman, répondit Jules, avec tout le paroxisme d’une grande douleur.
— Frère, tu as besoin de tout ton courage, reprit celui-ci ; il ne faut pas l’user en efforts de tendresse ; aussi bien maman pleure.
— Elle pleure ! s’écria Jules avec un redoublement de sanglots... et c’est moi qui la fais pleurer... je veux la voir, je veux...
— Assez... Veux-tu manquer ton rendez-vous, viens donc. »
Et empêchant même Jules de se jeter dans les bras de leur père, Auguste l’entraîna hors de la maison.
Dans le jardin des Tuileries, sur la terrasse du bord de l’eau, à cet endroit qui regarde l’obélisque, on voit encore une espèce de petit temple fermé, dont chaque passant se demande souvent la destination. C’était, à l’époque dont nous parlons, de 1790 à 1791, la demeure de Louis XVII, le dauphin de France, enfant qui devait s’asseoir sur un trône et n’eut pas même un tombeau sur cette terre où regnèrent ses aïeux. Ce modeste bâtiment qui se composait d’un seul rez-de-chaussée, était entouré de bosquets de jasmin et de chèvrefeuille, fermés par un fragile treillage peint en vert.
Lorsqu’Auguste et Jules arrivèrent sur cette plate-forme, les compagnies réunies attendaient déjà les combattants. Charles se promenait gravement dans les rangs.
« Il est heureux que notre colonel ait eu la colique pour avoir mangé trop de fraises à son déjeuner, disait-il à un sous-lieutenant de huit ans, qui lui servait de second... sans cela, il eût empêché notre duel, et je ne suis pas fâché, ajouta-t-il en faisant résonner son fusil sur son bras, de donner une leçon à ce petit Moringen, qui distribue des soufflets avec une si grande largesse.
— Le voici, interrompit le sous-lieutenant... Tiens... il a amené son frère... l’avocat. »
Auguste salua Charles d’Erbeinghein. « Êtes-vous prêt, monsieur ? lui dit-il avec un grand sang-froid.
— Depuis longtemps, monsieur, répondit celui-ci se haussant sur la pointe des pieds pour se grandir.
— Où est votre témoin ?
— Le voici, reprit Charles montrant le sous-lieutenant.
— J’en désirerais un de ma taille... je n’ai pas dit de mon âge, ajouta vivement l’avocat, prévenant la colère du petit sous-lieutenant ; ceci est un cartel grave, messieurs, et qui demande des gens habitués à traiter ces sortes d’affaires... Mais j’aperçois, dans le groupe des curieux, Hector, un de mes cousins... M. d’Erbeinghein aurait-il quelque répugnance à l’agréer comme son témoin.
— Aucune, monsieur, répondit Charles.
— Veuillez me remettre alors vos deux fusils, dit Auguste, qui les prit, s’approcha d’Hector ; puis tous deux se mirent à causer à voix basse... et s’éloignèrent... Quand ils revinrent, ils trouvèrent les deux enfants à l’endroit même où ils les avaient laissés... l’un était aussi pâle que l’autre. »
Auguste mesura le terrain, marcha dix pas, et plaçant les deux enfants vis-à-vis l’un de l’autre, il remit à chacun son fusil.
« M. d’Erbeinghein est l’offensé, c’est à lui de tirer le premier, dirent les témoins... Au troisième signal, il fera feu.
— Auguste frappa trois coups dans sa main ; au troisième, Charles leva son fusil et tira en l’air.
— Bravo ! cria tout le monde, mais à ce cri succéda aussitôt une autre exclamation plus bruyante encore : savez-vous pourquoi ? c’est que le fusil d’Auguste avait lancé en l’air une multitude de pastilles au chocolat qui retombaient en pluie sur les assistants.
— Voilà des balles qui ne tueront personne, dit Hector.
— N’importe, Charles est un bon enfant, reprit Jules jetant son fusil et courant à son camarade au cou duquel il sauta. Il ignorait le bon tour qu’on lui a joué, il pouvait me tuer... aussi je lui demande pardon. Veux-tu me pardonner, Charles ?...
— Avec plaisir, répondit celui-ci, mais à condition que tu ne recommenceras plus.
— Et maintenant allons déjeuner... dit Auguste ; M. de Moringen me charge de vous prier à déjeuner pour aujourd’hui, monsieur Charles ; j’ai la permission de votre père.
— Ma foi, ça vaut mieux que de se couper la gorge, dit Jules éclatant de rire ; il venait de regarder dans le canon de son fusil, et il en avait tiré un long bâton de sucre de pomme.
— Autant pour vous que pour vos parents, mes amis ; et où en serais-tu, Jules, lui dit son frère, si Charles eût tiré sur toi ; un fusil ne se charge pas toujours avec des pastilles de chocolat.
— Oh ! oui, je n’étais qu’un petit fou, je le vois, répliqua Jules avec un gros soupir. »
Tous les héros de mon histoire existent encore, mes enfants. Le régiment Royal-Bonbon se changea plus tard, pour eux, en garde impériale ; et c’est aujourd’hui, les pieds sur les chenets, le cigare à la bouche, qu’ils racontent à leurs petits neveux, les prouesses guerrières de leur enfance et de leur jeunesse.
Je ne sais plus quel vieux missionnaire pénétrant dans les forêts qui bordent l’Amazone, s’écria, ravi par l’enthousiasme : Quel beau sermon que ces forêts ! d’un mot, il essayait de faire comprendre ainsi leur sublime beauté. D’un seul mot, en effet, pour qui a des souvenirs, il peignait ces immenses arcades formées par les vignaticos, joignant à quatre-vingts pieds leurs branches robustes, comme les ogives de nos cathédrales s’entrelaçant dans leur sublime régularité. D’un mot, il peignait ces lianes verdâtres entourant, dans leurs spirales immenses, quelques vieux troncs de sapoucaya, ainsi qu’un serpent qui se tiendrait immobile, comme le serpent des Hébreux attaché à sa colonne d’airain. D’un mot, il peignait encore ces aloës, coupes du temple, qui ouvrent, à l’extrémité des jaquetibas, leurs calices immenses de verdure, prêts à recevoir la rosée du ciel ; puis ces candélabres de cactus, qu’un rayon du soleil vient quelquefois dorer, et qui se parent d’une grande lueur rouge comme d’un feu solitaire ; puis ces guirlandes d’épidendrum se balançant au souffle des vents et fuyant l’obscurité des forêts pour jeter leurs fleurs au-dessus du temple ; puis ces bignonias, guirlandes éphémères qui forment mille festons. Il disait aussi, le vieux moine, ce cri majestueux du guariba dont le silence est interrompu vers le soir, et qui se prolonge comme la psalmodie d’un chœur, tandis que le ferrador, jetant par intervalles son cri sonore, imite la voix vibrante qui marque les heures dans nos cathédrales.
Les grands souvenirs historiques ne manquent pas à cette solitude : Orellana y suivit Francisco Pizarre, et prétendant lui ravir sa gloire, livra ses compagnons à toutes les horreurs de la faim.
Un jour, ces voûtes sombres retentissaient de sanglots à demi articulés ; ce n’était ni le cri plaintif du sauvage, ni le miaulement entrecoupé du jaguar blessé par le chasseur. Pas un chasseur n’avait paru, depuis bien des journées, dans cette solitude ; le tigre lui-même avait préféré d’autres forêts, et les oiseaux, incertains dans les airs, cherchaient en silence un autre asile. Des cris se prolongèrent encore, et la forêt demeura dans le repos ; on n’entendit plus que le bourdonnement confus de ces milliers d’insectes piqueurs qui se balancent en nuages épais, dans les forêts américaines, au milieu des vapeurs chaudes qu’on voit s’élever du fleuve, et qui, vers la fin du jour, s’abaissent sur la savane comme un linceul de mort.
Si quelque voyageur eût pénétré dans cette solitude, voilà ce qu’il eût vu, et je n’ajoute rien à la terrible vérité. Une femme, qu’à ses vêtements de soie en lambeaux, à la chaîne d’or qui pendait encore à son cou, on pouvait reconnaître pour avoir joui de toutes les mollesses de l’opulence, une pauvre femme n’ayant plus de force que par son âme, n’ayant plus de courage que par son cœur, était couchée près de huit cadavres. Ces cadavres ne sont pas sanglants ; le jaguar ne les a pas déchirés, l’Indien ne les a pas frappés de sa flèche empoisonnée ;[3] une mort bien plus lente les a abattus de son souffle invisible : c’est la faim qui les a tués.
Parmi ces corps livides, il y a trois jeunes femmes, deux enfants, deux hommes qui ont dû résister longtemps, car ils ont encore l’aspect de la force ; mais, je me trompe, le moins âgé n’est pas mort encore, il bégaie des mots d’agonie, et cette femme, dont je vous parlais tout à l’heure, elle se lève avec efforts ; elle veut entendre encore une voix humaine au milieu de cette solitude qui va rentrer dans un affreux silence ; elle veut recueillir les dernières paroles de son frère, car cet homme c’est son frère ; et elle comprend, à ses propres tourments, que c’est pour la dernière fois que les sons rauques de sa voix se mêleront au souffle oppressé qui s’arrête... Ce cadavre vivant la regarde, puis il retombe dans une morne stupeur ; il aspire avec effort l’air embrasé de la forêt, jette un cri... c’est le dernier... Et elle, quand il est mort, elle ne peut croire à tant de misère ; elle arrache avec égarement quelques feuilles, non pas pour elle que la faim dévore, mais pour cet ami, l’unique ami qu’elle ait dans le désert ; elle lui présente avec angoisse un fruit desséché... Penchée au-dessus de lui, elle interroge son œil morne, qui n’a pu se fermer... Non, les dents du malheureux, serrées par la faim, ne s’ouvriront plus. Elle le comprend enfin ; elle s’agenouille et elle prie... Qui lui fera entendre une voix humaine, une voix de secours ? elle est seule, à cent lieues de toute terre habitée... Voyez ! elle voudrait donner la sépulture à son frère bien-aimé : elle ne le peut pas, la terre résiste à ses efforts. Quelle misère ! et je n’ai dit que la vérité.
Au bout de deux jours, elle songe à fuir ; il faut qu’elle revoie son mari, puisque c’est pour le revoir qu’elle a entrepris ce voyage. Il y a mille lieues jusqu’au bord de la mer ; elle les fera... Mais elle n’a pas mangé depuis plusieurs jours ; ses pieds délicats sont déchirés par les épines ! Qu’importe ! elle prend les souliers des morts, et voilà qu’elle fuit dans la forêt sans fin.
Si on vous racontait une chose semblable dans un roman, vous ne le croiriez pas ; je vous le répète encore : je n’ai dit que la vérité.
Maintenant madame Godin des Odonais (tel est le nom de cette infortunée), madame Godin marche toujours au milieu de ces grands arbres ; et, ce qu’il y a de plus affreux, c’est qu’elle marche sans but, n’ayant qu’une seule pensée... Son imagination, frappée d’épouvante, peuple ces grands bois de fantômes ; et cependant elle a bien assez des réelles horreurs de cette solitude ; pour les comprendre, il faut les avoir éprouvées. Quelquefois, au milieu du crépuscule sinistre qu’amène la fin du jour, elle s’arrête croyant qu’une voix l’appelle ; ce n’est que le cri du hocco, dont le murmure ressemble au murmure d’un mourant ; en d’autres endroits, si elle regarde en l’air, deux yeux de feu paraissent entre des lianes ; c’est un singe béelzebuth qui s’échappe en sifflant. Maintenant voilà qu’elle franchit une grande flaque d’eau verdâtre, au risque de se noyer ; elle cherche à se retenir aux gerbes qui croissent sur les bords ; un palmier épineux lui fait une grande plaie en la sauvant. Mais comment ira-t-elle plus loin ? voilà qu’elle entre au milieu de ces grandes herbes qui vous font des incisions si rapides et si froides, sans faire jaillir le sang ; voilà que des milliers de carapates joignent leurs horribles piqûres aux piqûres des cactus et aux morsures brûlantes des grandes fourmis ; tout à l’heure elle a voulu monter sur un énorme tronc d’arbre que l’action des siècles a miné sourdement ; son pied s’est enfoncé dans ce cadavre de végétal, et des milliers de scorpions s’en échappent en agitant leurs aiguillons. L’obstacle est cependant franchi ; un frôlement s’est fait entendre ; deux étincelles verdâtres ont brillé dans l’ombre ; elle a entendu un sourd miaulement, c’est un jaguar ; mais il est rassasié sans doute, et il fuit, comme cela arrive souvent au tigre d’Amérique, l’être le plus capricieux que l’on connaisse dans sa férocité. Ah ! sans doute, dites-vous, c’est trop de misère ; ce récit terrible est imaginaire... Ce récit n’est rien auprès de ce qu’éprouva madame des Odonais.
Maintenant qu’elle est tombée sans force au pied d’un arbre, qu’elle promène ses regards autour d’elle, qu’elle interroge avec anxiété tous les bruits, et qu’après s’être assurée que tout est en silence, elle demeure pour quelques instants dans un sombre repos, je vais vous dire comment elle se trouve seule dans cette grande forêt des bords de la Méta.
Lorsqu’en 1741, l’Académie des sciences eut pris la résolution d’envoyer quelques savants vers les pôles et sous l’équateur pour mesurer les degrés terrestres, M. Godin des Odonais, habile astronome, fut désigné pour accompagner au Pérou le célèbre La Condamine. M. Godin emmena avec lui sa femme, jeune, intéressante, brillante de santé. Durant quelque temps, elle séjourna à Quito. Les plaisirs l’entourèrent ; mais ni le luxe presque oriental de la capitale du Pérou, ni l’opulence réelle qui y régnait alors, ni cette pompe chrétienne qui se mêlait encore au souvenir de la pompe des Incas, rien ne pouvait lui faire oublier la France. Cependant sa famille l’avait suivie ; elle était près de ses frères ; son père avait quitté la France pour demeurer près d’elle. Plusieurs enfants lui étaient nés, et elle les aimait avec cette tendresse qui sent qu’une patrie réelle manque à un enfant né loin du pays de sa mère, et qu’on doit essayer de la lui rendre à force d’amour. Plusieurs de ses fils moururent ; là, commencèrent ses malheurs. Son mari, après avoir mesuré les hauteurs des Cordillières, fut obligé de se rendre sur les bords de l’autre Océan, et il se vit obligé de mettre entre lui et sa femme quinze cents lieues de terre inhabitées. Toutefois, il n’est pas probable qu’il se fût décidé à prendre une telle résolution, s’il avait pu soupçonner un instant que dix-neuf longues années s’écouleraient avant qu’il pût revoir cette femme qui avait tout quitté pour le suivre et pour laquelle il sentait une tendresse profonde.
Parti de Quito en 1749, dès son arrivée à Cayenne, il avait fait, il est vrai, de nombreux efforts pour obtenir des passeports du gouvernement portugais, afin d’aller rejoindre madame des Odonais. Il voulait s’embarquer avec elle pour l’Europe, mais la guerre était survenue, les passeports avaient été refusés, les lettres interceptées ou perdues. Les communications eussent été plus aisées, si la mer eût été entre les deux époux, au lieu de ce grand fleuve aux rives désertes, dont si peu de voyageurs affrontaient les solitudes.
Enfin, en 1765, au moment où M. Godin des Odonais allait remonter lui-même l’Amazone, une maladie dangereuse le frappa, et, par un enchaînement mystérieux de douleurs, une jeune fille de dix-huit ans qui lui était née durant son absence, mourut à Quito sans avoir embrassé celui qui l’avait rêvée tant de fois dans ses songes et qui ne devait jamais la connaître. Telle était la destinée de cette famille malheureuse, qu’un père devait se réjouir de cette mort, qui n’avait pas eu du moins une horrible agonie.
Cependant, après les premiers jours de douleurs, un bruit vague, traversant le désert, avait appris à madame Godin des Odonais que le roi de Portugal avait armé une embarcation pour qu’elle pût descendre le grand fleuve, et que son mari ne pouvant entreprendre cet immense voyage, avait chargé un homme, nommé Tristan d’Oréasaval, dont il se croyait sûr, de le remplacer et de réunir à Cayenne une famille si longtemps séparée. Des lettres interceptées ou perdues dans les missions qui bordent le Maragnan, la criminelle insouciance du messager, tout cela hâta l’horrible catastrophe sans que la prudence humaine pût rien prévoir au milieu de ces préparatifs interminables qui consumaient les mois et les années et qui préparaient lentement cette tragédie sanglante dont le souvenir dure encore dans l’Amérique du Sud.
Enfin, après divers messages envoyés à travers les forêts ou en remontant les affluents de l’Amazone, madame des Odonais acquit la certitude qu’un armement du roi de Portugal l’attendait dans les Hautes-Missions, et qu’il était encore sous la direction de ce Tristan d’Oréasaval qu’avait envoyé son mari ; elle était alors à Rio-Bamba et elle n’hésita pas à entreprendre l’immense voyage qui devait lui faire retrouver son mari.
Comme si, dans ce drame terrible dont elle hâtait encore le dénouement, il eût manqué un de ces êtres malfaisants qui donnent quelque chose de plus fatal au malheur, un homme assez vil pour que la victime ait dédaigné de révéler son nom, un Français vint solliciter la voyageuse de l’emmener avec elle, et elle, pleine d’horribles pressentiments, le refusait ; mais c’était un médecin, un compatriote malheureux, disait-il. Il fut décidé qu’on lui accorderait passage sur le bâtiment qui devait descendre jusqu’à la Guyane.
Le père de madame des Odonais avait pris les devants pour tout faire préparer sur le passage de sa fille. On partit de Rio-Bamba, en suivant toujours les rives de quelques tributaires de l’Amazone ; la traversée fut d’abord heureuse, mais les voyageurs, à mesure qu’ils entraient dans la solitude, voyaient les difficultés s’accroître, et bientôt elles devinrent insurmontables, car la petite vérole exerçait d’horribles ravages dans les Missions, et dépeuplait les villages d’indiens.
Enfin ils arrivent dans une Aldée où il ne restait plus que deux habitants ; et c’est à la merci de ces Indiens que sont désormais les voyageurs, car ce sont eux qui doivent les conduire à travers ce dédale de fleuves qui sillonnent l’immense désert de l’Amérique. Mais voilà que, quand cette troupe infortunée de femmes et d’enfants se trouve dans des solitudes sans nom, ces Indiens disparaissent... ils se trouvent sans guides. Il faut vraiment avoir vu ces campagnes de l’Amérique, sans fumée lointaine, sans bruit annonçant quelque habitation, pour comprendre leur angoisse.
Cependant, au milieu de ce grand désert, ils trouvent un pauvre Indien malade, qui consent à leur servir de guide ; mais le pauvre Indien se noie en essayant de ramasser dans le fleuve le chapeau du médecin français. Alors, les voilà tous, gens ignorant les manœuvres, laissant le canot aller à la dérive, et le voyant s’emplir d’eau, ils sont forcés de débarquer sur les rives boisées de cette immense solitude, et d’élever à grand’peine quelques misérables cabanes de feuillages. Il n’y a cependant plus que cinq ou six journées pour gagner Andoas, lieu connu de station.
Au bout de quelque temps passé dans l’anxiété, le médecin s’offre à aller chercher des secours, en se faisant accompagner par un nègre fidèle, appartenant à madame des Odonais ; mais quinze jours se passent, un mois s’est presque écoulé et personne ne paraît dans le désert. Les pauvres voyageurs construisent un radeau, sur lequel ils embarquent quelques vivres, et ils s’abandonnent de nouveau au fleuve ; bientôt une branche submergée heurte la frêle embarcation ; madame Godin est sauvée par ses frères, qui la retirent deux fois du fond des eaux.
Ayant à peine des vivres pour quelques jours, dépourvus de tout ce qui pouvait faire supporter les incroyables fatigues qui attendent le voyageur dans ces contrées, la triste caravane suivit le cours du Bobonasa ; puis, bientôt ses innombrables sinuosités l’effrayèrent : il fut décidé que l’on entrerait dans la forêt. Pour moi, je n’ai jamais songé, sans frémir, à cette marche funèbre de quelques malheureux allant toujours et au hasard dans une forêt sans fin, ignorant complètement où ils vont, cherchant avec avidité quelques fruits sauvages, bientôt n’en trouvant plus ; demandant quelques gouttes d’eau aux bromélias, qui les reçoivent dans leurs larges feuilles, et en rencontrant rarement parce que le soleil les a desséchées.
Au bout de quelques jours, ils tombèrent presque tous ; ils essayèrent de se lever et ils sentirent qu’ils n’avaient plus la force de se mouvoir ; mais, au milieu de cette anxiété croissante, une parole de tendresse répondait à un cri de douleur ; un mot d’espérance ranimait les forces abattues... Eh bien ! maintenant rappelez-vous mon récit ; toutes ces misères sont accumulées sur la tête d’une femme, puisqu’elle est restée seule dans ces grands bois.
Incroyable puissance des anciens souvenirs ! comment expliquer cette existence d’une frêle créature au milieu de tant de périls, si l’on ne sent pas toute l’énergie que donne quelque fois à un cœur de femme, un amour de mère ou une tendresse d’épouse.
Quelquefois, dans les grandes forêts américaines, je me suis représenté moi-même ce spectre vivant, aux cheveux blanchis, aux vêtements en lambeaux, à la chaîne d’or qui brille sur des baillons, disant des mots sans suite, s’arrêtant pour écouter les moindres bruits et regardant le ciel pour voir si quelques gouttes de pluie ne viendront pas la rafraîchir ; voyant des fruits sauvages au sommet des arbres séculaires, les enviant aux aras de la forêt ; attendant, dans une morne angoisse, qu’il en tombe quelques-uns ; ne se sentant pas, malgré la faim, la force de les atteindre. Je la voyais, se cramponnant aux lianes, cherchant à atteindre les amandes nourrissantes du sapoucaya[4] et retombant avec les tiges brisées, comme un mousse enfant tombe des cordages, aux premiers jours de son arrivée à bord. Tout à coup elle se précipite sur un de ces fruits, que quelque animal sauvage a dédaigné. Pour elle, c’est la vie, elle sent qu’elle pourra vivre un jour de plus. Quelquefois ce sont des œufs verdâtres[5] qu’elle prend pour des œufs de serpent ; et, quoique la faim ne puisse éteindre un reste de dégoût profond, elle se décide à s’en nourrir, car c’est un jour que Dieu lui accorde encore, et un jour peut la sauver.
Elle dormirait peut-être, mais ces milliers de moustiques qui s’acharnent sur ses membres amaigris, ces carapates aux corps de crabes, qui s’attachent à sa peau en suçant son sang ; le bruit léger de l’iguane qui passe en frôlant les feuilles près d’elle et qu’elle prend pour un serpent ; le miaulement lointain du jaguarète, les hurlements funèbres du loup d’Amérique... tout, au milieu de l’obscurité profonde des nuits, s’opposait à son repos. Et si la lumière verdâtre des lampyres venait à sillonner cette nuit funèbre de ses éclairs passagers, c’était pour lui montrer toute l’horreur de cette solitude qu’elle tâchait d’oublier.
C’était le neuvième jour ; le soleil commençait à découvrir les âpres magnificences de la forêt. Madame Godin marchait silencieusement, calculant peut-être combien pourraient durer encore les douleurs de son agonie, quand tout à coup un bruit inaccoutumé la fit tressaillir. Immobile, elle écoute... elle craint quelques bêtes féroces, quelques-uns de ces hommes des forêts, qui n’ont jamais vu les Européens, et dont la haine s’est accrue du souvenir de leurs compatriotes massacrés. Elle songe à fuir, à rentrer dans l’intérieur des bois qu’elle allait abandonner. Une réflexion rapide lui fait songer que le malheur n’existe pas pour elle, et qu’il y a de si grandes misères que d’autres misères ne peuvent plus les augmenter. Elle avance donc et elle entend le murmure des eaux ; elle écarte les branches, et elle voit enfin le Rio de Bobonasa qui se déroule avec sa triste majesté. Sur le bord du fleuve, des Indiens attachaient un canot, et ils discutaient, avec la gravité américaine, s’ils resteraient en cet endroit. Bientôt ils n’hésitent plus, ils marchent vers la forêt, car ils ont aperçu l’étrangère... Elle n’a pas encore parlé, et le cœur des pauvres Indiens lui a donné l’hospitalité ; ils connaissent les souffrances du désert.
Si mes paroles ont été impuissantes pour peindre les souffrances de madame des Odonais, elles seront encore plus inhabiles pour peindre ses émotions d’espérance ; car, pour la joie, cette âme ulcérée, pendant bien des années, ne devait plus la sentir.
Arrivée aux Missions, la voyageuse eût voulu enrichir, pour la vie, ces pauvres Indiens qu’on enrichit si facilement ; mais elle portait ses regards sur ses vêtements déchirés, et des paroles de reconnaissance ardente étaient tout ce qu’elle pouvait offrir à ces bons sauvages. Tout à coup elle se rappelle qu’une double chaîne d’or est restée à son cou ; c’est tout ce qu’elle possède, et elle est heureuse de l’offrir aux Indiens.
Maintenant, à quoi bon vous dire son arrivée à Loreto, son voyage sur le grand fleuve ? elle descendit son cours immense, entourée de soins empressés, et réunie à son père, elle put rêver quelques idées de bonheur, quelques doux commencements de repos ; mais, ni la magnificence des forêts qui bordent le Maragnan durant plus de mille lieues, ni l’auguste majesté des savanes qui leur succèdent, rien ne pouvait distraire l’infortunée de ses souvenirs. Ces souvenirs affreux, elle les conserva encore dans ce moment de bonheur, désiré pendant dix-neuf ans, et qu’elle avait à peine la force de sentir. La tendresse de M. des Odonais ne put lui faire oublier toutes ses souffrances, et quand, retirés paisiblement tous deux dans la terre qu’elle possédait aux environs de Paris, on venait à parler de voyages, un frémissement involontaire s’emparait d’elle ; elle restait muette, il lui semblait entendre ces voix de la solitude dont le calme, qui l’entourait, ne pouvait éteindre le retentissement sinistre.
Bien des années après son retour, on faisait voir aux étrangers une robe grossière de coton, que lui avaient donnée les Indiennes de l’Amazone ; et l’on regarde avec une sorte d’effroi ces misérables sandales qu’elle avait dérobées aux morts pour fuir dans la forêt. C’est un triste monument dont la voyageuse n’avait pas voulu se séparer.
On raconte aussi que, quand elle entrait dans un bois solitaire, une terreur muette s’emparait d’elle ; on pouvait lire, dans ses regards, l’histoire qu’elle ne raconta, dit-on, qu’une fois.
[3] Les Indiens des bords de l’Orénoque et de l’Amazone trempent leurs flèches dans un poison actif qu’ils appellent le curare. Les Indiens de l’Amazone font usage d’une sarbacane, nommée esparavatana, avec laquelle ils lancent des flèches empoisonnées.
[4] Rien de plus magnifique que cet arbre des grandes forêts, rien de plus agréable que son fruit ; sa tige immense est couronnée par un dôme de feuillage rose, dont rien ne peut peindre le ravissant effet au milieu des verdures éclatantes des Tropiques ; il porte un fruit gros comme celui du coco.
[5] On a supposé que ces œufs étaient ceux de quelque espèce de perdrix sauvage.
Le vieux Curé de village.
| Lith. de Cattier | |
| Elles se signent, tombent à genoux et reçoivent sa bénédiction. | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
De tout ce que j’ai offert jusqu’ici, mes chers enfants, à votre vénération, aucun être, sur la terre, n’en est plus digne, selon moi, qu’un vieux pasteur dont presque toutes les ouailles habitent sous le chaume ; qui s’est fait la sainte habitude de s’imposer des privations pour secourir l’indigence ; de n’employer les admirables paroles de l’Évangile, que pour faire aimer la religion dont il est le ministre ; enfin de se montrer, partout et dans tous les temps, le fidèle délégué d’un Dieu de paix, d’indulgence, de justice et de bonté.
Entourons de nos respects et de notre admiration le héros qui verse son sang pour la patrie, et dont les hauts faits contribueront à sa gloire et à sa prospérité ; honorons le législateur qui maintient l’ordre public, le magistrat qui fait courber tous les rangs sous la puissance de la loi, le savant, le lettré qui dotent la France de leurs écrits ; l’artiste célèbre qui l’enrichit de ses chefs-d’œuvre ; mais découvrons-nous, avec une religieuse déférence, devant le digne ministre des autels, devant ce pieux vieillard qui, depuis près d’un demi-siècle, habite le modeste presbytère d’un village éloigné des cités nombreuses, et dont les habitants le regardent comme un envoyé du ciel, pour féconder leurs travaux, bénir leurs unions, instruire leurs enfants, adoucir leurs chagrins et les maintenir dans cette douce foi, dans ce calme de l’âme qui nous rendent sur la terre aussi heureux que nous pouvons l’être, et nous font espérer, dans une autre vie, une éternelle félicité.
Tel était le vénérable Vincent, curé d’un village situé sur les bords de la Marne, à quelques lieues de Melun, au milieu de vastes plaines, dont l’agriculture exige beaucoup d’efforts, et dont les produits ne sont pas toujours proportionnés aux gouttes de sueur qu’ils font répandre. Depuis quarante-sept ans, l’abbé Vincent y exerçait son pieux ministère ; et deux générations s’étaient, pour ainsi dire, élevées sous ses yeux. Il avait uni les aïeux, baptisé, marié leurs enfants, et venait de faire faire la première communion à leurs petits-enfants. Possesseur d’un honnête patrimoine qui pouvait s’élever à six mille francs de rente, issu d’une honorable famille de magistrats, doué de toutes les facultés qui composent un orateur de la chaire, il avait été sollicité souvent par l’évêque de Meaux, d’occuper dans le sacerdoce un poste plus éminent ; mais pasteur fidèle, il n’avait jamais voulu quitter le troupeau que Dieu avait confié à sa garde ; et l’inexplicable bonheur de secourir en secret un pauvre vieillard, de réparer un désastre, de conserver à ses parents un fils que le sort venait de désigner conscrit ; de saisir, en un mot, toutes les occasions de faire bénir la céleste Providence, ce bonheur, dis-je, de tous les genres, de tous les instants, avait plus d’attraits pour son cœur aimant, expansif, que toutes les brillantes jouissances qu’on trouve dans le grand monde. Son humble demeure qu’il avait fait réparer à neuf lui paraissait préférable au palais épiscopal de la ville de Meaux ; et son commerce quotidien avec les nombreux agriculteurs de tout sexe, de tout âge, dont il épurait les mœurs et dirigeait les consciences, lui semblait une mission qu’il avait reçue du ciel, et par cela même, trop utile et trop sacrée pour qu’il pût jamais y renoncer.
On conçoit sans peine l’amour et la vénération que portaient au curé Vincent tous ses paroissiens. C’était pour eux un père chéri, un véritable envoyé du ciel : son nom retentissait dans toutes les chaumières, il était prononcé dans les prières du matin et du soir. Ce digne pasteur n’avait pas besoin de recommander à ses ouailles d’assister le dimanche à l’office divin ; dès que la cloche annonçait que le ministre se préparait pour monter à l’autel, on accourait en foule, on s’agenouillait autour de lui, on se joignait à ses prières : on eût dit une seule famille qui répétait les paroles sacrées de son chef adoré.
Aussi, dans ce paisible village, tout était soumis aux rites religieux, non par calcul ou par ostentation, comme il arrive souvent dans les grandes cités, mais par la foi sincère et l’entraînement de l’exemple. Le moyen de ne pas élever son âme vers Dieu dont le délégué répandait les bienfaits et faisait aimer la puissance ? Le moyen de n’être pas fidèle à des croyances qui semblaient chaque jour attirer les bénédictions du ciel, rendre meilleur, encourager au travail, consoler dans la peine et faire aimer la vie ?... Tels étaient les précieux résultats de la morale que prêchait le vénérable Vincent, et que toujours il savait mettre à la portée des bons villageois qui l’écoutaient. Il avait pour principe qu’en chaire la plus belle éloquence est celle qui persuade et propage la foi.
Un soir du mois de juillet, après une journée dont la chaleur était dévorante, notre digne curé relisait un des admirables écrits de Fénélon, à l’ombre de plusieurs tilleuls qu’il avait plantés lui-même au fond de son petit jardin, lorsque Jean-Pierre, son fidèle bedeau, vint l’avertir qu’un habitant du hameau des Tisserands, venait d’être atteint d’une attaque d’apoplexie, et que le médecin craignait pour ses jours. Un des voisins du malade était accouru pour réclamer les secours de la religion, et attendait la réponse du vénérable pasteur. « Dites que je me mets en route à l’instant même », répond celui-ci, se disposant déjà à se munir de ce que lui prescrivait son saint ministère. « Mais, monsieu le curé, l’y a pour trois quarts d’heure d’ marche, d’ici au hameau des Tisserands : i’ fait une chaleur étouffante ; déjà même l’ tonnerre s’ fait entendre au loin ; et à vot’ âge, c’est vous exposer. — Quand le devoir l’ordonne, on doit tout braver, mon vieux Jean-Pierre : va sonner le salut du départ, et en avant tous les deux. » Tandis que le bedeau va rendre réponse à l’émissaire, le pieux Vincent fait sa prière au pied de l’autel, y prend les vases sacrés qu’il porte sur sa poitrine dans un sac de velours, passe un surplis, l’étole pastorale, invoque de nouveau le ciel pour l’accomplissement de son saint pèlerinage, et se met en route, précédé du bedeau en costume qui sonnant de temps en temps la clochette, fait prosterner devant le saint ministre tous les villageois qui se trouvent sur son passage.
Cependant des nuages orageux se sont élevés sur l’horizon et répandent de larges gouttes d’eau qui commencent à mouiller la terre. Le courageux Vincent voudrait hâter le pas, mais ses soixante-et-quinze ans ne lui en ont pas laissé la force. « J’ vous l’ disais bien, monsieu le curé, qu’ la pluie nous prendrait en ch’min. Nous s’rons transpercés avant d’arriver à not’ destination. — Qu’importe ? Le malade est en danger : nous n’avons pas une minute à perdre. — Si du moins vous vous étiez muni d’un manteau. — Il fait trop chaud. — D’un parapluie. — J’aime à être à la grâce de Dieu, quand je porte sa sainte image. — Mais en attendant, vous s’rez trempé jusqu’aux os ; vous en s’rez p’ t’être malade ; et puis je s’rai blâmé d’ tous vos paroissiens. « C’est donc comm’ ça, m’ diront les uns, que tu soignes not’ bon pasteur ? — Fallait t’ dépouiller d’ tes vêtements et l’en couvrir, ajout’ront les autres. Sais-tu bien qu’ t’es responsable d’ not’ père à tous, s’écrieront ceux-ci. — Faut qu’ tu n’ayes ni cœur, ni prévoyance, diront ceux-là, pour laisser un vieillard exposer sa tête vénérable à la fureur, aux dangers d’un orage. » — Eh bien ! Jean-Pierre tu répondras à tout cela : « Le malade était en danger »... marchons toujours ! »
Tout en discourant ainsi, ils passent sur les bords de la Marne, devant un établissement de blanchisseuses que l’approche menaçante de la pluie avait fait enfuir presque toutes. Il ne restait plus que quatre jeunes filles de quatorze à quinze ans, lesquelles abritées sous un petit hangar portatif et couvert de paille, continuaient leur travail, pour reporter à leurs pauvres parents le salaire de la journée. Au son de la clochette du bedeau, et à l’aspect de leur cher et vénérable pasteur, elles se signent, tombent à genoux et reçoivent sa bénédiction. « Quoi ! dit l’une d’elles, not’ bon curé s’expose à la pluie, à la foudre, sans avoir rien qui puisse mettre à l’abri sa tête vénérable ! — Nous n’ le souffrirons pas, dit un autre en quittant son tablier. Il s’est tant d’ fois dépouillé pour les pauvres, qu’il nous permettra d’en faire autant pour lui. — Faisons mieux, ajoute une troisième : le hangar qui nous couvre, est appuyé sur quatre bâtons piqués en terre ; que chacune d’ nous en prenne un, ça formera comme un dais sous l’quel marchera not’ ami, not’ bienfaiteur, ni pus ni moins qu’ s’il faisait la procession. — Oh ! la bonne idée ! s’écrièrent les trois autres jeunes filles ; » et au même instant, le hangar couvre le curé, et lui formant un abri d’environ six pieds de long sur quatre de large, le préserve de la trombe horrible qui s’élève, et à laquelle, malgré son pieux dévouement, il n’eût pas pu résister. Aussi ne cessait-il de dire à ses jeunes acolytes : « C’est Dieu qui vous envoie à mon secours ; sans vous, anges terrestres, je n’aurais pu gagner la demeure de l’agonisant qui m’attend ; sans vous, je n’aurais pu remplir le plus sacré, le plus important de mes devoirs. Le ciel seul peut vous récompenser de ce que vous faites pour lui... Mais rapprochez-vous donc de moi, afin que l’averse ne transperce pas de la sorte vos vêtements. — Oh ! monsieu l’ curé, lui répond Marie Simon, fille d’un terrassier, j’ sommes trop heureuses d’ pouvoir vous mettre à couvert pour nous apercevoir de l’ondée. — Et puis, comme vous nous l’ disiez dimanche au prône, ajoute Laurette Alain, fille unique de la pauvre veuve d’un berger, plus un service rendu nous coûte de peine, et plus il nous mérite la protection du Très-Haut. — Oh ! dit à son tour Madelaine Guyon, fille d’un tisserand, c’est que j’ n’oublions pas c’ que vous, vous dites en chaire d’un ton si pénétrant, que j’en avons toutes les larmes aux yeux. — Surtout, ajoute la quatrième jeune fille, Suzette Morand, unique soutien de son vieux père infirme, batteur en grange, surtout c’ t’exhortation qu’ vous nous fîtes, l’y a trois mois, l’ jour d’ not’ première communion : jamais el’ ne sortira d’ not’ mémoire. Aussi j’entendions dire à tout l’ monde autour de nous : Le curé Vincent est digne du beau nom qu’il porte. »
En ce moment un éclair terrible s’échappe d’un nuage épais et sillonne autour du pieux cortège ; le vieux pasteur se signe avec sang-froid, et se tient plus que jamais à l’abri de la pluie qui redouble. Les quatre jeunes filles se signent à son exemple ; mais, au bruit de la foudre qui éclate en ce moment avec violence, Marie et Suzette pâlissent, Madeleine tremble au point qu’elle ne peut plus porter son cher fardeau ; et Laurette de leur répéter ces saintes paroles qu’elle avait retenues : « Plus un service nous coûte de peine, et plus il nous mérite la protection du Très-Haut. » Cependant l’orage devenant plus menaçant et plus terrible, le digne pasteur crut qu’il était prudent de s’arrêter. Les quatre acolytes déposent donc à terre les bâtons qui supportent le dais improvisé ; et les jeunes filles, ainsi que le bedeau, viennent s’y presser autour du bon Vincent, qui les couvre de ses mains paternelles. La foudre éclate avec un fracas épouvantable, et va tomber à vingt-cinq pas de là, sur un grand arbre qu’elle dépouille de ses branches. Les jeunes filles poussent un cri perçant, le vieux Jean-Pierre lui-même est tremblant ; et le vénérable pasteur, les bénissant de nouveau, leur fait alors baiser, avec un pieux recueillement, le sac de velours qu’il porte sur sa poitrine, en leur disant, avec cette assurance et ce calme d’une angélique conviction : « J’étais bien sûr, mes chers amis, que Dieu ne permettrait pas que le feu du ciel frappât le ministre qui porte son auguste image. »
Le cortège se remit en route, malgré la pluie, qui tombait toujours en abondance, et parvint, après une grande demi-heure de marche, au hameau des Tisserands. Le malade pour lequel on avait réclamé les secours de la religion, était un fermier jouissant d’une honnête aisance, et dont la famille fut émue de respect et de reconnaissance à l’aspect du vieux pasteur qui, malgré la longue distance du hameau à l’église, avait bravé la pluie et la foudre pour se rendre auprès de l’agonisant. Le bon Vincent, avant de se rendre auprès du malade, demande que l’on conduise sur-le-champ les quatre jeunes filles, dont il raconte le religieux dévouement, dans une chambre séparée où, devant un bon feu, elles puissent faire sécher leurs vêtements transpercés ; puis il gagne le chevet du lit du fermier, auprès duquel il trouve le médecin, qui lui annonce qu’il arrive à temps, et qu’une heure de retard de plus son saint ministère devenait inutile. Le curé s’empresse aussitôt de faire la prière des agonisants ; mais, soit que l’aspect du pasteur frappât la vue obscurcie du mourant, soit que cette voix paternelle, qui tant de fois avait pénétré jusqu’au fond du cœur de celui-ci, réveillât ses sens anéantis, le moribond remue les yeux ; un sourire de béatitude erre sur ses lèvres décolorées ; il se signe d’une main défaillante, saisit celle du curé et la baise avec ivresse. Enfin, il fait entendre ces mots d’une voix entrecoupée : « Je remercie Dieu... de me procurer le bonheur... de vous revoir encore... » Tous ceux qui entourent le malade, sont extasiés de cette véritable résurrection ; et le médecin lui-même annonçant que les forces renaissent, comme par enchantement, prétend que c’est le réveil de l’âme, la jouissance inespérée de se retrouver dans les bras de son cher pasteur, qui ramènent à la vie le vieillard dont, peu de temps auparavant, il croyait les jours menacés. On présume aisément la joie de sa nombreuse famille, et de combien d’actions de grâce le vénérable pasteur se vit entouré. Voulant toutefois avoir avec le malade un entretien particulier, il fait retirer tout le monde, jusqu’au vieux bedeau, qui en profite pour aller faire à son tour sécher ses habits ; et au bout d’une heure, chacun fut admis dans la chambre, pour unir ses prières à celles du curé. Heureux et fier de son courage et de sa persévérance, il administra le bon père de famille, et lui fit bénir les jeunes filles dont le pieux dévouement lui procurait les secours et les consolations qui déjà semblaient faire espérer sa guérison.
Cependant l’orage s’était entièrement dissipé, et les cérémonies religieuses étant terminées, le vieux curé se disposait à regagner son église, pour y rendre grâce à Dieu de son heureux pèlerinage ; mais le malade voulut remercier lui-même les quatre jeunes filles ; il se fit donner leurs noms, leurs demeures, et pria le digne ministre de permettre à chacune d’elles de poser ses lèvres virginales sur son front, où elles ramèneraient la force et l’existence. Le pasteur fut le premier à leur en donner l’exemple : il baisa le front du vieux fermier, qui disait d’une voix plus ferme, à chaque jeune fille dont il recevait le pieux baiser : « Que Dieu vous récompense de ce que vous faites pour moi ! »
On regagna donc le village, mais sans le dais improvisé, devenu trop pesant, la paille étant trempée par la pluie ; le fils aîné du fermier promit de le reporter dès le lendemain, nouvellement rempaillé, à l’atelier des blanchisseuses. Le vieux ministre, à qui l’on avait offert un cheval pour faire la route, préféra marcher à pied, entouré de ses quatre anges terrestres, s’appuyant de temps en temps sur leur bras, et leur faisant répéter les prières qu’il adressait au Seigneur. Cet étrange cortège piqua la curiosité des habitants du village ; ils accompagnèrent leur bon pasteur jusqu’à l’autel, où, après le salut d’usage, il proclama lui-même le religieux dévouement de Marie Simon, de Laurette Alain, de Madeleine Guyon et de Suzette Morand, auxquelles il donna de nouveau sa bénédiction. Ce trait, si touchant de piété, fut bientôt répandu dans tout le pays ; il attira sur ces jeunes filles une estime et un intérêt qui contribuèrent bientôt à améliorer le sort de leurs pauvres familles. Unies toutes les quatre par la considération qu’elles s’étaient acquise, elles formèrent une association de blanchissage qui, chaque jour, leur devint plus profitable. Bientôt arriva le quinze du mois d’août, la fête de la Vierge. Elles furent choisies par toutes les filles du village, pour porter leur bannière ; et, la veille de ce beau jour, chacune d’elles reçut, par l’entremise du vieux bedeau, un habillement très-complet, sans faste, mais d’une propreté remarquable. Ce qui surtout les ravit dans cette offrande, ce fut une médaille d’or, attachée à un ruban blanc, portant d’un côté le nom de chacune d’elles, et de l’autre, la date du 17 juillet 1835, jour mémorable où elles avaient escorté le curé Vincent au hameau des Tisserands. On a déjà deviné que c’était un don préparé par le vénérable pasteur qui, par là, voulut perpétuer dans le pays le souvenir d’une pieuse action. Chacun en effet, à la fête du lendemain, admirait la médaille que portait sur sa poitrine chaque associée, et redoublait de félicitations sur leur admirable conduite.
Le fermier, nommé Jacques Morin, fut bientôt en pleine convalescence, et dès qu’il eut recouvré les forces suffisantes pour franchir la distance de sa demeure au village, il se présenta chez le curé pour lui exprimer de nouveau toute sa reconnaissance et le pria de l’accompagner chez chacune des jeunes filles, désirant à son tour leur prouver sa gratitude. Ils parvinrent à les réunir chez une d’entre elles, où tout annonçait une nouvelle aisance. Le fermier, après les avoir pressées sur son cœur, leur dit avec cette effusion d’une âme sensible et d’un homme de bien : « Je vous dois la vie, chères petites ; sans vous, not’ bon pasteur n’eût jamais pu me faire participer aux s’cours de la religion ; et c’est à son aspect, à ses douces paroles que j’ai repris mes sens et r’trouvé l’existence. J’ai donc résolu d’contribuer à la vôtre. Tous les ans, tant que j’ vivrai, chacune d’ vous recevra, le 17 juillet, trois sacs de blé froment, contenant ensemble trente-six mesures, qui vous nourriront une grande partie d’ l’année. Vous comptiez ne secourir qu’un agonisant, qui réclamait l’assistance de son cher pasteur ; eh bien ! vous avez sauvé vot’ fermier. Dès d’main, mon fils vous amènera ma première r’devance. — Je vous reconnais là, Morin, lui dit le curé Vincent en lui serrant la main ; vous me rendez plus cher encore notre saint pèlerinage ; et j’avais bien raison de dire à mes anges terrestres, que Dieu les récompenserait. » En effet, à partir de cette époque mémorable, tout sembla prospérer dans leurs familles. Le père de Marie, habile terrassier, fut chargé des entreprises les plus importantes. La mère de Laurette seconda sa fille dans son association de blanchissage, qui, de jour en jour, devenait plus prospère. Le tisserand Guyot dut à sa fille Madeleine, des commandes considérables ; et Suzette Morand eut la jouissance de délivrer son père de ses infirmités, et de le voir reprendre son état de batteur en grange.
Trois années s’écoulèrent dans une prospérité complète ; et, chaque dimanche qui suivait le 17 du mois, les quatre jeunes amies, âgées de seize à dix-huit ans, allaient dîner au presbytère où le curé Vincent leur faisait raconter les succès de leur association, le bien-être qui rejaillissait sur leurs parents, la considération dont elles jouissaient dans tout le village et ses environs ; enfin, car on n’a point de secret pour un si digne, un si vénérable ami ; enfin, dis-je, on lui confiait des projets d’union, déjà commencés, et sur lesquels on le consultait comme un père. Le bon pasteur donnait son avis en véritable chef de famille ; car, chez lui, la piété ne négligeait aucun moyen de concourir à la conservation des mœurs et à la prospérité des alliances. Aussi ne bénissait-il jamais un mariage sans qu’on ne vît s’échapper de ses yeux de douces larmes, et sans que l’émotion de sa voix indiquât sans cesse qu’il invoquait le ciel pour le bonheur de ses enfants.
Mais tant de zèle et de bonté causèrent la mort de ce digne ministre du Seigneur ; appelé par les cris déchirants d’une famille de bûcherons, chez qui le feu venait de prendre, et dont l’habitation faisait partie du village, le curé Vincent habitué, dans ces cas désastreux, à donner l’exemple du courage et de la charité, s’y rend, malgré son grand âge, et contribue à sauver un vieillard que les flammes allaient dévorer. Chargé de ce précieux fardeau, il fait des efforts si grands pour traverser un plancher tout en feu, qu’il se rompt un vaisseau dans la poitrine, est atteint d’un vomissement de sang qu’il croit en vain pouvoir réprimer ; mais à peine a-t-il déposé par terre le vieillard qui le bénit et l’admire, qu’il tombe expirant en prononçant ces paroles : « Il est sauvé !... mes amis, priez pour moi. » Il serait difficile de peindre les regrets et la consternation de tous les habitants du village. Les quatre blanchisseuses accoururent éperdues de douleur et réclamèrent le cruel honneur de charger sur leurs bras les restes vénérés de ce père commun, et de le transporter au presbytère où toute la paroisse voulut qu’il fût exposé dans ses habits sacerdotaux pendant trois jours et trois nuits, pour y recevoir leurs adieux, leurs prières et leurs larmes. Le médecin, pour répondre à leurs vœux, se fit un devoir d’embaumer le corps de ce digne pasteur ; et ces honneurs funèbres qu’on n’accorde ordinairement qu’aux grands du jour, qu’aux célébrités qui font la gloire de leur siècle, furent déférés unanimement à un simple curé de village.
Parmi les habitants qui exprimaient la plus profonde douleur sur la perte de cet excellent homme, on remarquait les quatre jeunes associées. On les vit se relever deux par deux pour garder chaque nuit les restes de leur vénérable ami ; ses plus proches parents arrivant chaque jour pour lui rendre leurs derniers devoirs, ne purent s’empêcher de les approuver, lorsqu’ils furent instruits de la mémorable journée du 17 juillet, dont chacune d’elles portait le signe honorable sur sa poitrine. Mais l’émotion de ces intéressantes jeunes filles redoubla, lorsqu’après l’ouverture du testament du curé par le magistrat du canton, elles furent appelées par ce dernier pour entendre la clause suivante et littérale qui les concernait.
« Désirant perpétuer le souvenir d’un des plus beaux jours de ma vie, et le pieux dévouement des quatre jeunes filles qui m’escortèrent, malgré l’orage, au hameau des Tisserands, le 17 juillet 1835, je désire qu’à mes funérailles les quatre coins du drap mortuaire qui couvrira mon cercueil, soient portés par Marie Simon, Laurette Alain, Madelaine Guyon et Suzette Morand, blanchisseuses associées, lesquelles seront vêtues ce jour-là du costume virginal que je leur offris le jour de l’Assomption, et portant sur leur poitrine la médaille d’or que j’ai fait frapper en leur honneur. Je lègue en conséquence à chacune d’elles mille francs, ou cinquante pièces d’or que contiennent séparément quatre bourses renfermées au fond de mon secrétaire, et avec lesquelles je les charge de faire, tous les ans, en mon nom, la quête pour les pauvres, chaque dimanche qui sera ou qui suivra le jour de mon décès. Je prie instamment mon exécuteur testamentaire de ne remettre les quatre bourses et l’or qu’elles contiennent, qu’en présence des parents des légataires. »
Cette clause du testament du curé Vincent fut religieusement exécutée. Elle porta l’aisance et le bonheur dans quatre familles. Elle donna surtout aux jeunes associées une considération qui les fit plus que jamais prospérer dans leurs travaux, et leur procura par la suite des établissements avantageux.... Voilà comme souvent un trait de piété, une seule marque de respect pour un digne ministre des autels, peut nous attirer les faveurs du ciel et influer sur notre existence. Ne cessez donc pas, mes jeunes amis, d’honorer, de secourir au besoin les fidèles interprètes de la parole de Dieu ; et chaque fois que vous rencontrerez sur votre chemin un pasteur en cheveux blancs hâtant le pas vers une chaumière, découvrez-vous avec une pieuse vénération, et veuillez vous souvenir du vieux curé de village.
Une Sœur de Charité.
| Lith. de Cattier | |
| « Ma jeune maîtresse! c’est vous, vous sous ces saints habits... » | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Au milieu de l’élégant salon d’une délicieuse bastide, aux environs de Bordeaux, une jeune demoiselle de quinze ans était occupée à tresser une couronne de roses blanches ; mais ce n’était pas là pour elle une parure de fête, car ses traits avaient une étrange expression de tristesse. Quand la couronne fut achevée, elle se mit à l’admirer avec une sorte d’extase, et ne s’aperçut pas que son père, le comte de Saint-Valery, venait d’entrer sans bruit ; celui-ci se tenait près d’elle, immobile, dans une contemplation muette ; mais bientôt, ne résistant plus à son émotion, il s’avance, la serre dans ses bras, et s’écrie : « Le ciel te bénira, mon enfant ; tu gardes de ta mère un religieux souvenir ; tu as recueilli sa dernière pensée, et, dans ta pieuse reconnaissance, tu la fais revivre ainsi chaque année. Que tu me fais de bien, mon Alice ! car, vois-tu, c’est dans mon affection pour toi que je puiserai désormais le courage de supporter tous les malheurs qui m’accablent. — Hélas ! mon père, je ne fais que mon devoir, et j’en suis si heureuse ! N’avez-vous pas déjà tant souffert de la haine des hommes ; le sort vous a ravi ma mère ; je dois, par ma tendresse, chercher à la remplacer près de vous. » Puis enlaçant de ses bras le cou de son père : « Nous irons ensemble, n’est-ce pas, ajouta-t-elle, déposer cette offrande sur sa tombe ?
— Oui, Alice, nous irons ; tous deux aussi nous prierons Dieu pour que ta bonne mère repose en paix, et que, du haut du ciel, sa bonté veille toujours sur nous. »
Un muet recueillement succéda à ces dernières paroles ; quelques minutes après, Alice et le comte étaient agenouillés en prières dans la chapelle voisine.
C’était le 25 mai 1793, jour anniversaire de la mort de madame de Saint-Valery. Cette excellente dame, épuisée par les tourmentes de l’époque, avait fini par tomber dangereusement malade. C’est alors que lui était venue la pieuse inspiration de faire instruire Alice par un digne ecclésiastique qui s’était secrètement réfugié dans leur bastide ; car, voyez-vous, mes enfants, en ces temps de douloureuse mémoire, les églises avaient été fermées ; les prêtres étaient persécutés, proscrits.
Alice profita si bien des leçons de son vénérable instituteur, qu’elle fut bientôt en état de jouir d’un bonheur refusé alors aux enfants de son âge : celui de faire sa première communion. Cependant la maladie de madame de Saint-Valery faisait toujours d’affreux progrès ; mais elle ne voulait pas fermer les yeux sans avoir au moins vu luire un jour si beau, si solennel ; on hâta donc l’instant de la cérémonie ; et, quoique bien faible et souffrante, elle tressa de ses propres mains, comme dernier présent d’une mère, la couronne de roses blanches qui devait orner la tête de sa fille chérie. Le moment de la bénédiction venu, Alice vint s’agenouiller en pleurant près du lit de sa mère ; la comtesse eut à peine la force de murmurer de touchantes paroles de paix et d’amour et de poser la couronne sur le front d’Alice que, succombant à cette indicible émotion, elle s’endormit doucement du sommeil du juste.
Depuis ce jour fatal, M. de Saint-Valery traînait une existence triste et inquiète, craignant pour ses jours sans cesse menacés ; il vivait dans la solitude avec son enfant adorée. Sa maison se composait uniquement de Germain, vieux domestique, et de Pérès, jardinier, qui lui étaient tous deux également dévoués.
Pérès avait une fille de l’âge d’Alice, qu’on nommait Marie ; elle aussi, la pauvre enfant, avait perdu sa mère. Alice, douce et bonne, l’aimait de tout son cœur, l’appelait sa petite amie, se plaisait à développer son intelligence, à l’instruire à son tour. M. de Saint-Valery prenait souvent plaisir aux douces causeries des deux jeunes filles.
Cependant les nouvelles qui venaient de Paris se succédant de jour en jour plus alarmantes, le père d’Alice s’était enfin décidé à dérober sa tête à ses ennemis ; il devait, avec sa fille, passer secrètement à l’étranger. De concert avec Germain et Pérès, il avait donc enfoui, en un lieu sûr, dans un petit coin du jardin potager de Pérès, tout son or, ses bijoux, ses papiers les plus précieux ; il eût été dangereux d’emporter ces trésors avec lui : il préféra les confier à la garde de ses deux bons serviteurs.
Déjà tout était prêt pour le départ, quand, la veille, de grand matin, il se fait tout à coup un grand bruit à la grille de la bastide ; des hommes du peuple, armés pour la plupart, demandent, en vociférant, qu’on leur ouvre ; ils viennent de Bordeaux ; ils ont ordre, disent-ils, d’arrêter le comte de Saint-Valery. Le jardinier qui faisait l’office de concierge, résiste seul d’abord à ces forcenés ; le vieux Germain accourt et se joint à Pérès pour refuser énergiquement l’entrée de la maison. L’un et l’autre espéraient donner ainsi, à leur maître, le temps de fuir par une porte dérobée. On les menace de mort, avec d’affreuses imprécations ; mais tous deux font, avec impassibilité, tête à l’orage. Furieux enfin de la résistance opiniâtre qu’on leur oppose, quelques-uns de ces misérables prennent le parti d’escalader le mur, terrassent le vieux Germain, le foulent aux pieds, frappent avec rage le pauvre Pérès, malgré les cris déchirants de sa fille, s’emparent de ses clefs ; et bientôt cette horde sauvage se précipite dans le jardin, le dévaste, brise les portes des appartements, s’empare enfin du comte, qui n’oppose à sa fureur que calme et résignation.
Alice éplorée ne veut pas se séparer de son père ; elle demande, à genoux, qu’on l’emmène avec lui.
« Tu demandes donc à le suivre à la mort ! s’écrie l’un de ces misérables.
— Eh ! que m’importe la mort avec mon père ! reprend la jeune fille d’un ton inspiré... ne m’en séparez pas. »
Ces hommes, au cœur de fer subjugués par l’héroïsme d’une enfant, la laissèrent près du comte. Les deux prisonniers furent d’abord conduits à Bordeaux, puis transférés immédiatement à Paris. C’est là que devait s’instruire le procès de M. de Saint-Valery. On l’enferma à la Conciergerie avec Alice. Il ne pouvait croire à sa condamnation, car il était innocent ; aussi n’avait-il pas cru devoir révéler jusque-là, à la pauvre enfant, le secret du trésor enfoui dans le jardin de Pérès, de peur de l’affliger par une sorte de pressentiment funeste. Il se berçait ainsi des plus douces espérances... L’infortuné rêvait, dans son cachot, la liberté, la vie, des jours heureux près de sa fille ; et alors même sa sentence se prononçait, on confisquait ses biens, on le condamnait à mort.
Un jour, les portes de la prison s’ouvrent avec fracas : « Allons, allons, il faut sortir, s’écrie une voix de tonnerre. — Dieu soit loué ! exclama le comte, hors de lui. — Eh bien ! est-il fou, celui-là ! interrompt brusquement le guichetier ; c’est à cette jeune fille que je parle, non pas à toi... allons, la belle, délogeons au plus vite. »
Et, en achevant ces mots, le brutal arrache soudain Alice des bras de son père, malgré leurs cris et leurs larmes ; et le comte demeure seul, pétrifié, comme frappé de la foudre, avec l’horrible conscience de sa position. Plus de doute, il va mourir ; mourir, grand Dieu ! sans avoir béni son enfant ; et Alice ignore le secret du trésor, et la voilà désormais sans appui, sans protecteur, en proie à l’abandon, à la misère. C’était à devenir fou de désespoir.
Le lendemain, au moment où il sortait de la Conciergerie pour marcher au supplice, le comte de Saint-Valery entend un cri perçant sortir du milieu de la foule. Ce cri le fait pâlir ; il a reconnu la voix d’Alice ; il veut se précipiter vers elle, l’embrasser, lui dire un seul mot, un éternel adieu ; mais le peut-il, enchaîné qu’il est ? puis on l’entraîne si rapidement loin de cette voix déchirante qui lui crie : « Mon père ! mon père ! » Le malheureux se débat, se retourne avec effort pour jeter au vent ces dernières paroles étouffées par la douleur... « Adieu ! mon enfant !... Pérès... Pérès... » mais ces mots, Alice ne les entendait déjà plus ; elle était tombée mourante sur le pavé. Quand, une heure après, elle revint à la vie, la pauvre fille était orpheline.
Alice, en r’ouvrant les yeux, se trouva transportée dans une petite chambre de bien modeste apparence ; elle se souleva du lit où elle reposait ; ses regards étonnés se portèrent sur tout ce qui l’entourait, alors elle se disposa instinctivement à se lever, lorsqu’une main amie la retint doucement, et elle aperçut près d’elle une femme âgée.
« Au nom du ciel ! où suis-je donc, madame, s’écria la jeune fille d’un air égaré ; où suis-je ? et mon père ! qu’est-il devenu ? Ah ! de grâce, rendez-moi mon père ; conduisez-moi vers lui ! »
Vainement l’inconnue cherchait à calmer une si violente agitation ; Alice n’écoutait rien ; une seule pensée la dominait : son père, toujours son père.
Elle avait été recueillie mourante, dans la rue, par la veuve d’un vieux marin, qui, dans cet acte d’humanité, n’avait consulté que la bonté de son cœur ; car elle était bien pauvre, cette brave femme ; elle travaillait du matin au soir pour vivre, et le modique fruit de son pénible labeur, elle le partageait encore avec un fils, mauvais sujet, paresseux et dissipé, qui l’accablait de chagrins.
Malgré sa pauvreté, la bonne dame avait cependant prodigué les soins les plus touchants à sa protégée ; et, pour subvenir aux dépenses que nécessitait son état de souffrance, elle s’imposait jusqu’aux privations les plus dures.
Mais chaque fois que le fils Morin venait voir sa mère, toujours une vive discussion s’engageait à propos de la pauvre Alice. « Vous aviez bien besoin d’adopter cette étrangère, répétait sans cesse le méchant garçon ; c’est quelque fille de noble sans doute. » Et ces paroles grossières étaient entendues de l’orpheline, qui pleurait, à la dérobée, en pensant à son infortune.
Un jour, le malheureux arrive pâle, agité ; en entrant, il s’écrie : « Ma mère, je suis poursuivi, poursuivi pour dettes ; et si je ne paie à l’instant, entendez-vous, ma mère, je vais être arrêté ; vous qui savez si bien trouver de l’argent pour une étrangère, en refuserez-vous à votre fils ? — Mais, insensé, que veux-tu de moi ? je suis dans le plus affreux dénuement, répondit madame Morin ; je n’ai, pour exister, que le travail de mes mains, mes veilles de chaque jour ; je ne puis rien, tu le sais, rien pour te sauver. — Alors, vous m’abandonnez, vous êtes sans pitié pour moi, et cependant, pour me soustraire à la prison, il ne me faudrait qu’un peu d’argent. »
Alice, effrayée de la scène qui se passait sous ses yeux, se dit tout bas : « Décidément je ne puis plus rester ici ; cette pauvre dame est trop malheureuse ! Que n’ai-je de l’argent ? » Puis, tout à coup son visage rayonna d’un éclair de joie. « Oh ! merci, mon Dieu, reprit-elle, vous m’avez inspirée. » Alors, détachant bien vite ses boucles d’oreilles : « Tenez, tenez, dit-elle, ma bonne madame Morin, prenez ces bijoux, ils ont quelque valeur ; donnez-les à votre fils ; qu’il les vende, qu’il en fasse de l’argent. Ah ! puissai-je ainsi contribuer à acquitter la dette de votre enfant ! »
La pauvre madame Morin prit les boucles d’oreilles, en versant des larmes d’attendrissement, et les remettant à son fils : « Tu le vois, ingrat, lui dit-elle, un bienfait porte toujours sa récompense. »
Morin partit ; quand les deux femmes se trouvèrent seules, la bonne dame voulut remercier Alice ; mais celle-ci l’interrompant aussitôt. « Vous ! me remercier ! vous si bonne, si excellente pour moi ! lui dit-elle ; et que ne vous dois-je donc pas à mon tour pour toutes les peines que je vous ai causées, pour toutes les privations cruelles que vous vous êtes imposées en faveur de l’orpheline ? Merci, ah ! merci de vos bienfaits ; mais, maintenant que je connais toute l’étendue de vos sacrifices, je ne puis, je ne dois plus les accepter. Il est des maisons hospitalières où l’on accueille l’infortune ; eh bien ! la fille du comte de Saint-Valery devra s’estimer encore heureuse d’être reçue dans un hospice ; là, m’a-t-on dit, de bonnes sœurs prodiguent leurs soins à la souffrance ; soignée par elles, madame Morin, leurs soins généreux me rappelleront sans cesse les vôtres ; et, si ma maladie doit se prolonger encore, du moins n’aurai-je pas la douleur de voir que, pour me soulager, vous ayez épuisé jusqu’à vos dernières ressources.
— Voilà maintenant que vous repoussez mes soins, parce que vous savez que je suis malheureuse ; ah ! c’est mal, mon enfant, reprit la bonne madame Morin ; n’avez-vous donc pas vu que je pouvais, par mon travail, suffire à vos besoins comme aux miens.
— Oui, mais je ne le souffrirai plus, reprit la jeune fille avec force ; et je veux guérir, moi, guérir bien vite, pour être à même de vous rendre, un jour, tout ce que vous m’avez donné. »
La prière d’Alice était si vive, ses paroles si suppliantes, que madame Morin s’occupa enfin, quoiqu’avec une invincible répugnance, du soin de la faire entrer dans un des grands hospices de Paris. Quelques jours après, notre jeune malade y fut accueillie et installée. La position intéressante de l’orpheline ne tarda pas à toucher vivement les bonnes sœurs qui se trouvaient appelées près d’elle. Sœur Claire surtout l’avait prise en une affection particulière, et lui prodiguait les soins les plus tendres, car il lui semblait qu’une existence si noble et si abandonnée ne devait plus chercher de refuge que dans la religion.
Souvent même sœur Claire venait s’asseoir près du lit d’Alice, pour s’entretenir avec elle de la fragilité des biens de ce monde, et lui faire sentir tout ce que la pratique de la charité offre de jouissances, tout ce qu’il y a de grand et de généreux à consacrer sa vie au soulagement des malheureux. « Les bénédictions du pauvre et les grâces de Dieu sont, ajoutait-elle, une récompense qu’aucun bonheur de ce monde ne saurait égaler. Voyez nos sœurs, le soir, quand elles ont accompli leurs œuvres de charité, une joie pure brille sur leur front ; c’est qu’elles sont heureuses ! »
Alice recueillait avidement ces paroles ; au fond de son cœur, une voix lui disait : « Pauvre orpheline ! tu n’as devant toi qu’une existence de misère ; que faire en ce monde, au sortir de l’opulence, sans appui, sans ressources ? végéter, souffrir. Plus de mère pour t’adorer, de père pour te protéger ; fais-toi sœur aussi. » Cette pensée, inspirée par Dieu sans doute, devint désormais la seule qui occupât son esprit. Alice, bien décidée à vouer sa vie au soulagement de l’humanité, se faisait instruire par sœur Claire sur tous les devoirs d’une novice. Une fois rétablie, elle se rendit au sein de la congrégation, remerciant Dieu de l’avoir sauvée et le priant, chaque jour, de lui donner la force de remplir la sainte mission que lui révélait son cœur. Trois mois après, Alice était Sœur de Charité.
Plusieurs années s’étaient écoulées. C’était par une sombre journée de décembre ; il faisait bien froid ; la neige tombait à gros flocons ; Paris était désert ; une jeune femme de vingt ans à peine traversait, seule et d’un pas rapide, une des petites rues étroites de la Cité. Qui pouvait lui faire ainsi braver le froid et la bise ; ah ! c’est une volonté forte, énergique, car cette femme était une sœur de Charité : c’était sœur Alice.
Mais pourquoi sœur Alice marchait-elle si vite ? c’est que, depuis la veille, la pauvre madame Morin n’avait plus de bois, et Alice se rendait au bureau de charité pour lui en faire donner. C’est ainsi qu’elle lui payait, chaque jour, sa dette de reconnaissance ; et, depuis que le fils Morin s’était engagé comme volontaire, grâce aux soins de la jeune sœur, la vieille dame ne manquait plus de rien.
Alice précipitait toujours sa marche ; soudain, au détour de la rue, une jeune femme, couverte des livrées de la misère, vint se jeter à ses pieds : ses traits pâles, amaigris, annonçaient les privations et la souffrance ; sa voix était éteinte et tremblante.
« Au nom du ciel, qui permet que je vous rencontre, ma sœur, venez secourir mon père, s’écria-t-elle... il se meurt, si nous tardons un seul instant... » et ses mains s’attachaient à la robe d’Alice qu’elle entraînait avec force.
« Oui, mon enfant, de tout mon cœur, reprit aussitôt sœur Alice ; conduisez-moi promptement vers lui. »
Et les deux femmes marchèrent, quelques minutes, pour arriver à une maison de l’extérieur le plus misérable. Après avoir gravi péniblement un escalier noir et tortueux, l’inconnue s’arrêta devant une espèce de grenier, auquel des planches mal jointes servaient de porte, et elle s’écria : « C’est là ! »
Alice se sentit vivement émue à la vue du spectacle qui s’offrit à ses yeux. Dans une petite mansarde étroite et basse, un malheureux homme gisait sur un grabat ; des débris de vieilles couvertures enveloppaient son corps. La sœur, s’approchant du lit, demanda, d’une voix douce, s’il croyait pouvoir supporter quelque peu d’aliment. « Vous souffrez bien, n’est-ce pas, disait-elle ; mais courage, Dieu m’a envoyée près de vous : c’est pour vous soulager. »
La voix d’Alice sembla tirer tout à coup le malade de son état de langueur et d’atonie. « Me soulager, moi ; oh ! je n’ai plus besoin de rien maintenant, ma sœur ; je le sens, ma vie est près de s’éteindre ; mais, ma fille, c’est elle qu’il faudrait secourir ; la pauvre enfant est trop jeune encore pour mourir. Depuis deux jours, la malheureuse lutte contre les tortures de la faim. » A ces mots, Alice cherche à la hâte quelques pièces de monnaie, et se tournant vers la jeune femme : « Prenez, prenez ceci, lui dit-elle ; achetez du pain pour vous, quelque potion cordiale pour votre père. Allez. »
Sitôt après le départ de sa fille, le pauvre homme ressentit comme une commotion violente provoquée sans doute par la joie inattendue qu’il éprouvait : la bonne sœur se méprenant sur les causes de cette crise si heureuse, se hâta d’approcher des lèvres de celui qu’elle croyait mourant, le crucifix d’ivoire qui pendait à sa ceinture. « C’est, lui dit-elle avec un ton d’inexprimable douceur, un signe de paix que je vous présente ; offrez à Dieu toutes vos souffrances, mon frère : et si, pendant le cours de votre vie, vous avez commis quelques grandes fautes...
— Moi ! moi ! exclama soudain cet homme avec une énergie singulière... Oh ! grâce au ciel, j’ai toujours religieusement rempli mes devoirs de fils, d’époux, de père ; ni mon cœur ni ma conscience ne me reprochent rien, je le jure ; non, rien ! répéta-t-il avec un accent déchirant ; eh ! bien, s’il faut vous le confesser, ma sœur, c’est pourtant avec la plus profond désespoir que je quitterais cette terre de douleur.
— Que dites-vous-là, mon frère ?... quand vous devriez mourir en paix...
— Ah ! sans doute, je retrouverai là-haut ceux que j’ai tant aimés : la compagne de ma vie, mon bon maître aussi... mon bon maître ! mais je laisserai des malheureux après moi.
— Oui, votre fille... pauvre enfant !
— Et si ce n’était encore là qu’un de mes tourments ! reprit l’infortuné, en se dressant avec efforts sur son grabat ; si, chargé d’accomplir ici-bas une mission sainte, et possesseur d’un trésor, d’un dépôt sacré aux yeux de Dieu et des hommes, je n’avais pu jusqu’à ce jour le remettre à la malheureuse enfant à qui il appartient !!... Oui, voilà, voilà, ma sœur, le chagrin qui me dévore. Le ciel m’est cependant témoin que, depuis deux ans, ma fille et moi, nous nous sommes épuisés en recherches toujours vaines, et que, depuis la même époque, nous luttons contre la plus affreuse misère auprès de ce trésor...
— Sans y avoir touché ! sans en avoir détaché même une parcelle, pour vous procurer le morceau de pain qui vous manquait !
— Oui, ma sœur ; plutôt mourir mille fois, mon enfant et moi !
— Ah ! c’est bien cela, c’est beau, interrompit sœur Alice attendrie jusqu’aux larmes... Croyez-le, digne homme ; Dieu récompensera tant d’honneur et de probité ; vous retrouverez celle que vous cherchez, et...
— Puisse Dieu vous entendre ! » Et, en prononçant ces derniers mots, le pauvre homme s’affaissa sur lui-même ; il balbutia quelques paroles encore, mais cette fois inintelligibles. Alice, remplie d’admiration et d’une sainte ferveur, s’agenouilla près du triste grabat pour appeler sur la tête de l’infortuné les bénédictions du ciel, quand tout à coup la prière s’arrêta sur ses lèvres ; elle avait cru entendre murmurer le nom de Saint-Valery.
« Vous avez prononcé le nom de Saint-Valery ?... s’écria sœur Alice ; serait-ce là le nom de l’homme que vous avez tant aimé ?
— Ah ! oui, je l’aimais bien, lui ! je voulais le sauver ; mais ils l’ont emmené à Paris, avec sa fille ; ils l’ont fait mourir... mon pauvre maître !
— Vous seriez Pérès ! interrompit Alice en jetant un cri et se précipitant au cou du pauvre homme... Pérès ! vous !... notre bon Pérès !... ah ! oui, je vous reconnais maintenant... malgré les ravages de la maladie et de la misère... c’est bien vous...
— Alice ! exclama en sanglotant Pérès, Alice ! ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous l’avez donc permis ; j’en mourrai de joie... » et il serrait convulsivement les mains d’Alice ; il les arrosait de larmes : « Ma jeune maîtresse ! c’est vous, vous sous ces saints habits... »
En ce moment la porte s’ouvrit... Marie rentrait, portant les petites provisions qu’elle venait d’acheter ; la pauvre fille n’eut pas le temps de se rendre compte de la scène étrange qui se passait sous ses yeux, de la joie de son père, des larmes d’Alice, que celle-ci courait déjà dans ses bras en s’écriant : « Marie ! c’est Alice qui t’embrasse, sœur Alice qui n’a plus désormais besoin, pour elle, de la fortune que ton père et toi lui avez conservée avec un dévouement si admirable, Alice qui fera votre bonheur à tous deux ; oh ! mes amis, quel beau jour pour mon cœur... je pourrai donc enfin payer toutes les dettes de la reconnaissance. »
Cette scène attendrissante se prolongea longtemps encore. Alice prit enfin congé, quoiqu’à regret, de Pérès et de Marie.
Dès le lendemain, mademoiselle de Saint-Valery voulut se rendre compte de la fortune qu’elle retrouvait si miraculeusement ; elle était renfermée dans une vieille cassette à double fond, toute sale et poudreuse, cachée sous le grabat de Pérès ; on n’eût certes pas soupçonné, là, la présence d’un pareil trésor. Elle s’élevait à plus de 80,000 fr. tant en or, en bijoux, titres de créance, qu’en diamants... Sœur Alice partagea d’abord 40,000 fr. entre madame Morin, Pérès et sa fille, auxquels elle assura ainsi un sort heureux ; puis elle se réserva l’autre moitié, non pour elle, mais pour être désormais à même de venir, de ses propres deniers, au secours de tous les malades qu’elle aurait à soigner.
Sœur Alice est aujourd’hui bien âgée, mes enfants ; elle a ses soixante-trois ans bien sonnés ; mais Dieu sait si elle est bénie par tous les heureux qu’elle a faits depuis quarante ans.
Jules et Léon Durand étaient deux frères qui s’aimaient beaucoup, malgré la différence de leurs caractères. Léon, le plus jeune des deux, avait cependant acquis une expérience que Jules ne possédait pas encore. Celui-ci était ambitieux ; et ce désir insatiable de briller un jour lui faisait mépriser la position obscure, mais honorable, qu’ils tenaient de feu leur père, car M. Durand avait tout fait, pendant sa vie, pour inspirer à ses enfants l’amour du travail : du moins avait-il été payé de sa sollicitude par Léon ; et ce dernier avait trouvé, dans son amour filial, la force de supporter une existence laborieuse qui devait lui donner, un jour, les moyens d’adoucir la vieillesse de sa bonne mère.
Madame Durand était, un matin, dans sa chambre avec Léon. Celui-ci, de bonne heure à l’ouvrage, achevait alors une commande de montres que lui avait donnée M. Marchand, son tuteur, et déjà son ami malgré la disproportion d’âge. — Huit heures venaient de sonner au petit cartel, seul ornement de la modeste mansarde, et Jules n’avait pas encore paru. Madame Durand poussa un soupir en regardant du côté de la chambre du paresseux qui dormait encore, tandis que son frère travaillait depuis le lever du jour.
Léon avait, dans ce soupir, compris le chagrin de sa mère, et, s’avançant vers elle : « Allons, ma chère maman, lui dit-il, ne te désole pas ainsi : Jules aura sans doute travaillé tard cette nuit, il est faible ; il faut bien qu’il reprenne le sommeil qu’il a perdu.
— Tu cherches encore à l’excuser, Léon ; mais puis-je donc partager ton indulgence ? Jules, qui est ton aîné, et qui devrait te donner l’exemple du courage, ne met seulement pas à profit celui que tu lui donnes toi-même. C’est un paresseux.
— Ah ! prends garde, mère ! s’il t’entendait, cela lui ferait bien de la peine, j’en suis sûr.
— Il ne craint pas de m’en faire, lui ; il est fils aîné de femme veuve, et ce titre douloureux l’exemptera de droit de la conscription, tandis que toi, mon Léon, toi qui seul pourrais remplacer ton pauvre père, tu partiras !...
— Allons, mère, calme-toi, reprit Léon avec sa douce rudesse d’ouvrier et en essuyant les quelques larmes que madame Durand n’avait pu retenir ; qui est-ce qui sait ? mon protecteur, ce bon M. Marchand, m’exemptera peut-être, et alors, tu garderas tes deux enfants qui te chériront comme par le passé, chacun à sa manière, car si mon cœur est plus éloquent que ma bouche, Jules est instruit, lui, et sa bouche parle aussi bien que son cœur.
— Oh ! beaucoup mieux, répliqua tristement madame Durand. »
Jules entrait en ce moment : il s’approcha avec timidité, et vint s’asseoir à côté de sa mère. Vous êtes déjà au travail, dit-il en rougissant involontairement ; quelle heure est-il donc ? dix heures sonnaient. A cette réponse à laquelle Jules feignait de ne pas s’attendre, il reprit avec étonnement : « Déjà dix heures ! je me suis couché si tard, que...
— Que, pour t’aider à suivre tes folles idées, interrompit madame Durand, ton frère est obligé de travailler dès l’aurore.
— Mais, maman, dit Jules avec embarras, je souffre autant que vous de cet état de choses, et c’est précisément pour cela que je voudrais essayer d’un moyen plus expéditif. Est-ce avec un travail manuel comme le nôtre, que je puis espérer d’acquérir une aisance que je ne désire tant que pour te la faire partager ?
— Mon cher Jules, reprit la bonne mère désarmée par ces démonstrations d’amitié, je crois à tes bons sentiments, mais tu te fais illusion ; vois combien de temps déjà perdu inutilement ; crois-moi, renonce à cette folle ambition dont Dieu te punirait.
— Que dis-tu ? renoncer à mes rêves de gloire pour te condamner avec moi à une vie de privations ; non, oh ! non pas. »
Madame Durand baissa tristement la tête, et Léon, qui voyait l’embarras de son frère, résolut d’y mettre un terme. Allons, dit-il avec sa franche brusquerie ordinaire, ne nous chagrinons pas, je travaillerai un peu plus, et Jules me rendra tout cela plus tard, quand il aura réussi au théâtre.
Il y avait déjà un an que Léon tenait religieusement parole, et Jules, toujours bercé par ses funestes illusions, n’avait pas encore vu se réaliser un seul de ses rêves.
Une nuit, comme il était dans sa chambre, Jules crut entendre du bruit dans celle de son frère, et se dirigea de ce côté doucement, de peur de l’éveiller si par hasard il s’était trompé ; mais bientôt il aperçut une lumière à travers les planches mal jointes de la porte : puis cette lumière disparut tout à coup. En effet, Léon, croyant que c’était sa mère, avait bien vite éteint sa lampe, de peur de la chagriner si elle le trouvait encore à l’ouvrage à cette heure de la nuit, mais à la voix de Jules, il ralluma sa lampe et alla ouvrir la porte.
« Comment ! mon bon Léon, dit celui-ci en entrant, tu travailles encore la nuit ?
— Oh ! pour cette fois seulement, dit Léon avec un air d’embarras visible. Eh !... mais qu’as-tu donc ? reprit-il aussitôt en voyant des larmes couler des yeux de son frère.
— J’ai, dit Jules d’un ton fort ému, que j’ai découvert enfin le secret que tu voulais me cacher ; mon pauvre Léon ! tu travailles jour et nuit pour me nourrir dans ma paresse ; tu es bon fils autant que bon frère, et je ne suis ni l’un ni l’autre.
— Allons, voyons, y penses-tu, Jules ? eh ! mon Dieu ! tu travailles aussi toi ; si c’est sans résultat, ce n’est pas ta faute.
— Oh ! non, mon frère, ne cherche pas à m’excuser à mes propres yeux, je suis coupable, et je veux tout t’avouer ; depuis longtemps déjà ; le découragement s’est emparé de moi ; depuis longtemps aussi, je ne fais plus rien ; quand je veille, c’est que ma conscience m’empêche de dormir, et voilà tout. Je souffre bien en pensant à notre bonne mère, à toi-même ; mais c’est fini, j’ai perdu l’habitude du travail.
— Eh bien ! quoi ? tu t’y remettras ; il y a toujours moyen de réparer ses torts, quand on les reconnaît.
— Oui, tu as raison, il en est un, et je vais te le proposer : mais promets-moi de consentir à ce que je te demanderai.
— J’y consens ; qu’est-ce que c’est ?
— Écoute-moi ; tu as vingt ans ; la patrie t’appelle sous les drapeaux, mais tu ne peux non plus quitter notre bonne mère.
— Que veux-tu dire ? répliqua Léon avec étonnement.
— Eh bien ! je veux... je veux partir à ta place.
— Y songes-tu ? toi, si délicat, te faire soldat !
— C’est-à-dire, poursuivit Jules avec amertume, que je ne suis pas même bon à me faire tuer, à la place du fils qui soutient une mère à laquelle, moi, je ne puis être qu’à charge !
— Écoute donc ! interrompit tout à coup Léon en serrant le bras de son frère avec effroi, il m’a semblé entendre des plaintes du côté de la chambre de notre mère.
— En effet ! oh ! mon Dieu, s’écria Jules, qu’une sueur froide venait de saisir, il faut nous assurer... »
Tous deux s’avancèrent avec précaution dans la chambre qu’occupait madame Durand : les plaintes avaient cessé. Jules et Léon, la respiration suspendue, attendaient, cachés derrière les rideaux, et priant le ciel intérieurement pour que leurs craintes ne fussent pas fondées, car madame Durand était menacée, depuis longtemps, d’une maladie qui pouvait être mortelle. — Mais plusieurs secondes étaient à peine écoulées, que les plaintes recommencèrent ; il s’y mêlait même des pleurs.
Léon courut chercher la petite lampe, et tous deux entr’ouvrirent les rideaux de serge. — A la clarté qui se répandit subitement dans la mansarde, madame Durand se leva sur son séant, et en apercevant ses enfants, elle feignit la surprise pour leur cacher sa douleur.
« Ah ! mère, dit Léon avec un ton de doux reproche, ce n’est pas bien de vouloir nous laisser ignorer ton mal.
— Nous avons tout entendu, continua Jules ; tu souffres...
— Mais vous vous trompez, mes amis, balbutia madame Durand, dont un cri étouffé vint tout-à-coup démentir les paroles.
— Vous voyez bien, mère, que vous êtes malade, dit Léon, qui, de son côté, cherchait à cacher ses angoisses sous un faux air de sang-froid, de peur d’effrayer madame Durand ; du courage, mère, du courage... Je vais aller chercher un médecin, et, sous quelques jours, j’en suis sûr, il n’y paraîtra plus. » Sa mère voulait encore le retenir, qu’il était déjà parti.
Brisé par ce tableau de douleur, Jules pouvait à peine retenir ses larmes tout en cherchant à consoler sa mère. Au bout d’une heure, le médecin de madame Durand entrait dans la pauvre mansarde. Il allait se mettre au lit quand Léon était arrivé, et comme il avait beaucoup d’amitié pour la famille, ce digne homme avait mis presqu’autant d’empressement à venir, que le jeune homme à l’aller chercher.
Après avoir étudié attentivement l’état de la malade, il dit aux deux jeunes gens, qui se tenaient discrètement à distance, d’ouvrir la petite fenêtre, pour changer l’air malsain de la chambre. Jules, profitant de cet incident, entraîna son frère dans l’embrasure de la croisée : « Eh bien ! lui dit-il à voix basse, hésiteras-tu maintenant à m’accorder ce que je te demandais ? Avoue-le franchement, lequel de nous deux est le plus utile ici ?
— Oh ! tais-toi, mon frère, répondit celui-ci en baissant encore la voix ; si notre mère t’entendait, cela lui donnerait le coup de la mort. Je lui ai caché que l’époque de notre séparation fût si proche, car c’est demain que je dois...
— Mais alors, réponds donc à ce que je te demande.
— Eh bien ! non, mon frère ; je n’y puis consentir ; si tu devenais victime de ton dévouement ?
— Mais, répliqua Jules avec solennité, si notre pauvre mère devient victime du tien ? Je ne sais rien faire, moi, et si tu pars, qui donc gagnera assez d’argent pour la soigner ?
— Et si tu pars, Jules, sa douleur ne sera-t-elle pas la même ?
— Mon Dieu ! que faire ? dirent-ils alors avec désespoir. »
C’était un tableau déchirant, que celui de ces deux jeunes gens se disputant, pour ainsi dire, à deux pas de leur mère mourante, à qui laisserait à l’autre le douloureux bonheur de recevoir son dernier soupir.
Enfin, le docteur, après avoir fait prendre à la malade quelques gouttes d’une potion qu’il avait apportée, fit signe à Jules et à Léon de s’approcher : « Ce ne sera rien, avec du repos, j’en réponds, dit-il à haute voix, de manière à être parfaitement entendu de la vieille dame ; et si aucune émotion trop vive ne vient déranger mon ouvrage, avant huit jours vous serez sur pied.
— Vous l’entendez, mes enfants, dit madame Durand avec joie, en pressant ses deux fils sur son cœur ; je ne vous quitterai pas encore cette fois. Mais... s’écria-t-elle tout à coup comme saisie d’une idée soudaine, l’un de vous deux doit cependant me quitter bientôt... demain peut-être, et alors... celui-là... je ne le reverrai plus. »
Léon et Jules cherchaient en vain à calmer ses terreurs ; l’altération subite qui venait de s’opérer sur son visage, faisait craindre que la crise tant redoutée du docteur ne vînt briser le dernier espoir qu’il conservait de la sauver ; le péril était imminent ; il le sentait lui-même ; alors, par une de ces inspirations que le ciel envoie quelquefois au cœur de l’homme vertueux, le bon docteur s’avançant vers la malade : « Ils ne partiront ni l’un ni l’autre, s’écrie-t-il, j’en réponds ; je pourrai tenir ma promesse seul, ou avec l’aide de M. Marchand ; ainsi, séchez vos larmes, le bonheur habitera désormais avec vous. »
Léon et Jules s’étaient jetés aux pieds du bon médecin ; et madame Durand baignait ses mains de ses larmes : « Ah ! monsieur, dit Jules, vous rendez une mère à notre amour, vous nous conservez au sien ; comment jamais payer tant de bienfaits ?
— En profitant de la leçon que le ciel vous a donnée, jeune homme, dit le généreux docteur en le relevant doucement ; en n’oubliant pas à l’avenir que l’ambition ne doit pas nous faire oublier nos devoirs les plus chers. »
Jules ne l’oublia pas ; et, comme l’avait prédit le docteur, le bonheur revint peu à peu dans la demeure des deux ouvriers ; car ils puisaient sans cesse de nouvelles forces dans l’amour de leur bonne mère.
Les Shikarees de l’Inde.
| Lith. de Cattier | |
| Au nom du ciel, ami, dépêchez-vous, murmurait le malheureux docteur... | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Les collines de Nilgherry, aux pieds desquelles s’étend le Grand-Jungle[7] occidental, offrent des aspects si étranges qu’il est peu de voyageurs qui ne s’écartent de leur route pour admirer ces féériques magnificences. Au milieu de l’éblouissante lumière dont le soleil de l’Inde inonde tous les objets, figurez-vous le spectacle de ces majestueuses forêts de verdure, qui balancent leurs panaches d’émeraude sous les tièdes brises du Gange. Du sommet du Nilgherry, l’œil saisit d’un seul regard le Jungle aux palmiers ondoyants, aux bananiers touffus, aux bambous flexibles. Au loin, le Gange étend son réseau d’argent sur une campagne toute baignée de vapeurs.
Par une belle journée d’automne, trois chasseurs descendaient le sentier qui mène de la colline à la lisière de la forêt ; leur conversation était fort animée. « En effet, voilà une bien étonnante histoire, capitaine Wilkis, dit l’un d’eux ; eh quoi ! le tigre, en passant sur vous, ne vous a pas laissé quelques traces de ses griffes ?
— Ma foi, docteur, répartit le capitaine, tout ce dont je me souviens, c’est d’un corps immense qui passa sur ma tête ; ce fut comme un éblouissement ; puis, je me trouvai étendu au fond du ravin, avec un des canons de mon fusil déchargé. Ah ! ce fut là, je l’avoue, une bien folle tentative de ma part : j’avais cependant reçu, dans ma jeunesse, une assez forte leçon...
— Et laquelle ? interrompit sir John, le troisième chasseur.
— C’est une bien triste histoire, reprit Wilkis ; écoutez : Peu de temps après mon arrivée dans l’Inde, j’étais, un beau matin, occupé à battre les jungles, en compagnie d’un jeune maure âgé de douze ans. Cet enfant et mes chiens faisaient merveille ; ils dépistaient cailles et perdrix par volées, et mon carnier s’emplissait à vue d’œil, lorsqu’au milieu de notre triomphe, un tigre superbe s’élança soudain des buissons, et, chose étrange ! prit la fuite, poursuivi par mes roquets, jusque dans une caverne située dans le flanc de cette colline. Jusqu’alors je n’avais rien vu qui ressemblât à un tigre ; aussi restai-je muet d’étonnement ; mais mon petit Maure conservait, lui, le plus beau sang-froid du monde ; il était fils d’un fameux shikaree, et il avait souvent entendu raconter à son père ses exploits de la forêt : « Maître, connais très-bien moi le burrah shikar,[8] et vais montrer à toi comment tuer le tigre. » Dans ma simplicité, je regardais comme un être extraordinaire ce petit bonhomme qui me parlait avec tant d’assurance ; d’après son avis, je chargeai mon fusil de quelques balles. « Et maintenant, s’écria de nouveau l’enfant, après m’avoir placé en embuscade, je vais montrer à maître comment on fait venir le tigre. » En disant ces mots, il s’avança vers l’entrée de la caverne et se mit à harceler le monstre à coups de pierres. Bientôt, en effet, l’animal furieux s’élance de son antre en poussant un rugissement horrible, saisit le pauvre enfant par le cou, le rejette sur son dos, et descend avec lui la colline comme un éclair. A cette vue, comme vous le pouvez croire, tout mon sang se glaça ; toutefois, instinctivement je fis feu, et je suppose même que j’atteignis le ravisseur, car au même instant il lâcha sa victime qui alla rouler dans un ravin. Le tigre ayant disparu, je volai au secours de mon pauvre petit Maure. Il était là, inondé de sang, roulant sur le sable, affreusement déchiré, et pourtant il ne proférait pas une plainte ; mais il me demanda de l’eau, d’une voix affaiblie par la souffrance. Déjà je me baissais pour en prendre dans mon chapeau, quand je fus soudain terrifié par un rugissement nouveau. C’était le tigre qui était revenu et s’agitait dans un taillis, au-dessus de nos têtes. Mon premier mouvement fut de fuir, d’abandonner l’enfant à son sort ; mais le pauvre petit, devinant mon intention, fixa sur moi ses yeux éteints, avec un indicible regard qui m’alla au cœur et me fit rougir de honte. Je m’agenouillai donc à ses côtés et, lui soulevant la tête, lui versai quelques gouttes d’eau dans la bouche. Ces soins parurent le ranimer : « Vous n’avez pas tué tigre, maître, dit-il, oh ! quel malheur ! j’aurais tant voulu envoyer sa peau à mon père ; mais au moins vous lui direz que je suis mort en vrai shikaree, que je n’ai pas jeté un cri quand j’ai senti les dents du tigre faire crier mes os, et que, par deux fois, j’ai plongé mon couteau dans ses flancs... Voyez, c’est du sang de tigre, maître ! » Et son œil rayonnait alors, et il serrait convulsivement un couteau de sa main droite. « Mon père, reprit-il encore, sera fier d’une si belle mort ; mais elle, ma pauvre mère ! son cœur va se briser. » A ce souvenir, des larmes brûlantes roulèrent sur ses joues. Pendant quelques minutes, il demeura sans mouvement, les yeux fermés ; puis, tout à coup il tressaillit, sa respiration devint haletante, il s’écria dans un accès de délire : « Le tigre ! encore le tigre ! Ah ! sauvez-moi, maître, sauvez-moi ! Je sens ses dents dans ma gorge ; j’étouffe. » Et il agonisait comme un homme qui se noie, ses yeux tournaient ; le brave petit shikaree ne laissa bientôt plus dans mes bras qu’un cadavre. J’étais jeune alors ; cette scène fit sur mon esprit une impression terrible qui ne s’effacera jamais. »
Pendant ce récit, nos chasseurs étaient parvenus à plus de moitié de la descente ; l’aspect du paysage avait totalement changé ; les jasmins sauvages, les grandes fougères étaient remplacés par le bambou rabougri, par les palmiers nains ; déjà des toukans, des perroquets commençaient à révéler leur présence. La route plongea soudain dans le Grand-Jungle qui entoure les collines.
A mesure que Wilkis et ses compagnons s’enfonçaient dans les bois, l’obscurité devenait plus profonde, le silence de la solitude plus imposant. On n’entendait ni un oiseau, ni le bruissement même d’un insecte. Il semblait qu’aucun être vivant n’eût jamais troublé le calme éternel de cette forêt primitive ; et cependant on apercevait çà et là quelques traces de vie.
Wilkis et sir John avaient ralenti un moment leur course pour admirer quelques magnifiques échappées de paysage, qui se dessinaient à travers les clairières de la forêt, lorsque le premier, abaissant ses regards vers la terre, aperçut un serpent gigantesque couché mollement sur les feuilles du sentier, et se jouant aux rayons du soleil couchant.
« Hurra ! docteur, voici une vraie pièce de shikar devant vous ; et, en disant ces mots, Wilkis se hâta de détacher son fusil, qu’il portait toujours chargé en bandoulière.
— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? demanda le docteur, en arrivant hors d’haleine.
— Regardez, fit Wilkis, en indiquant le serpent, que pensez-vous de ce camarade ? ne serait-ce pas là une bien belle pièce à ajouter à votre musée ?
— Oh ! oh ! en effet, voilà du grand gibier, s’écria celui-ci, en mettant pied à terre ; c’est un vrai boa, et de la grande espèce. Passez-moi le fusil, capitaine.
— Oui, ajouta Wilkis, en lui tendant sa carabine à deux coups ; mais visez à la tête.
— A la tête ! non, par saint Dunstan ! cela me l’endommagerait, reprit vivement le docteur en faisant feu sur le reptile. »
Les balles traversèrent le corps du boa, sans lui faire grand mal en apparence ; il ne fit qu’un bond convulsif et glissa rapidement dans le Jungle. « En avant, en avant, mon brave Esculape, » cria Wilkis en riant comme un fou, tandis que le docteur s’élançait à travers buissons et ronces après son ennemi.
Sir John paraissait, de son coté, non moins ardent que le docteur. Abandonnant les rênes de son cheval au capitaine, il sauta à terre et saisit un épieu de sanglier. C’est ainsi qu’ils poursuivirent le serpent, le docteur cherchant toujours à l’écraser avec la crosse de son fusil, et John s’efforçant en vain de le percer de sa lance. Enfin, le reptile atteignait déjà le bord d’un torrent desséché, rempli de buissons et de hautes herbes entrelacées, et il était près de disparaître, quand le docteur, dans un accès de courage désespéré, le saisit par la queue, roule celle-ci autour de son bras et se rejette en arrière, ses deux pieds arc-boutés contre un arbre.
Fort heureusement pour lui, le serpent, trop dégoûté de l’accueil qu’il avait déjà reçu, ne songea pas à se retourner sur ses assaillants ; oui, mais sa résistance n’en était pas moins terrible ; il se roulait autour des arbres, s’entortillait en nœuds effrayants, et avec une telle force qu’on put, un moment, douter si la queue du boa n’allait pas se séparer du corps, ou le bras du pauvre docteur se trouver arraché par d’aussi violentes secousses.
Pendant cette lutte inouïe, John rechargeait précipitamment le fusil. « Au nom du ciel, ami, dépêchez-vous, murmurait le malheureux docteur, dont la figure bleue trahissait les efforts surhumains. Sur ma vie, John, si vous ne vous hâtez, il nous échappe... J’ai les bras brisés. »
Sir John déchargea presqu’aussitôt ses deux coups sur le serpent ; le sang jaillit de deux blessures ; cette fois le reptile, se déroulant des arbres où il s’était attaché, se retourna pour attaquer ses ennemis ; c’est alors que sir John, saisissant l’épieu, le lui enfonça dans la tête, et le cloua sur le sol. « Maintenant, docteur, cria-t-il, en pesant de tout son poids sur l’épieu, tenez ferme la queue, afin qu’il ne puisse atteindre un arbre, et il est à nous. »
Le serpent se tordit convulsivement ; quelques minutes plus tard, la victoire était complète, et sir John et son compagnon reparaissaient en portant leur proie en triomphe.
« Salut aux braves shikarees, s’écria alors le capitaine en voyant sortir du Jungle John et le docteur, celui-ci la figure zébrée de raies sanglantes et les vêtements en lambeaux. Ah ! ah ! votre victoire n’a pas été facile, et vous avez quelque peu endommagé votre physique.
— Oui vraiment ; je crois que je me suis égratigné un peu, reprit le docteur, en essuyant, avec le pan de son habit, la sueur et le sang qui couvraient sa figure. Mais ce sont là, je m’en vante, d’honorables blessures, capitaine.
— Et une belle pièce de shikar par-dessus le marché ; mais que comptez-vous faire de votre gibier ?
— Ce que j’en compte faire ! il est par trop lourd ; je vais l’écorcher ici même, et j’en emporterai la peau.
— Non pas, s’il vous plaît, mon ami, nous ne pouvons passer le temps qui nous reste à cette besogne, le soleil décline rapidement ; nous ne sommes qu’à cinq milles du camp : vous l’y ferez transporter demain matin. »
Le docteur, bien qu’à regret, accepta cet arrangement ; nos chasseurs se remirent donc en route ; ils atteignirent bientôt le campement du Jungle, où un excellent repas et un bon lit réparèrent leurs forces pour la chasse du lendemain.
Pendant que nos Anglais reposent, le paysage a pris au-dehors un aspect tout nouveau ; la forêt s’est enveloppée d’un linceul de ténèbres ; seulement une légère teinte rosée à l’Orient annonce que le soleil ne tardera pas à se montrer à l’horizon ; les rugissements éloignés des tigres ont cessé, tout est silence ; un brouillard gris enveloppe la paisible surface du Gange. Les chevaux, attachés au piquet des tentes, ont la tête et les oreilles basses. Les seuls êtres qui semblent doués de vie au milieu de cette scène étrange, sont deux figures basanées, accroupies près du feu des camps. L’un est un esclave, soigneusement enveloppé dans un caban, qui prépare le café du matin aux chasseurs. Son compagnon est une espèce d’animal, vêtu d’un morceau de toile bleue en lambeaux, à la chevelure laineuse, à l’air sauvage, aux traits aplatis, aux grosses lèvres africaines... c’est un habitant libre de la Forêt-Vierge ; il en a tout le fier maintien, la grave dignité ; son œil noir flamboie, et ses membres décèlent toute la vigueur de la jeunesse. Assis, les jambes croisées, il savoure l’indicible bonheur de fumer du tabac roulé dans une feuille verte et jette un regard de dédain sur l’esclave assis à ses pieds. Depuis plusieurs années, il accompagnait M. Wilkis dans ses chasses périlleuses, et c’était un auxiliaire bien précieux, grâce à son étonnante sagacité. Aussi était-il si bien pénétré de son importance qu’il se donnait le titre superbe de jaggardar (prince de la forêt).
Wilkis avait manifesté, la veille, l’intention de chasser au bison ;[9] or, ce vieux Kamah attendait avec impatience le moment de conduire nos shikarees dans le Jungle. « Hugh ! s’écria-t-il tout à coup en poussant un son guttural, et montrant, à l’esclave, l’orient qui s’illuminait aux premiers rayons du soleil.
— Ah ! le jour vient, reprit celui-ci en se levant ; temps de réveiller maître. » et il se glissa tout aussitôt dans la tente pour éveiller les chasseurs endormis.
« Eh bien ! Jaggardar, dit très-joyeusement le capitaine, en sortant tout équipé de sa tente, pensez-vous nous montrer un bison, ce matin ?
— Ce vautour, répliqua fièrement le vieux Kamah en montrant un point noir dans l’air, ce vautour a-t-il besoin d’un guide pour le conduire vers sa proie ? Suivez-moi donc ; le Prince de la Forêt sait où trouver ses troupeaux.
— Venez John, venez vite, s’écria alors Wilkis en se pressant d’avaler son café ; laissons le pauvre docteur ; il est tout éclopé de son expédition d’hier ; prenez votre carabine, et en marche. »
Sir John fut bientôt prêt ; tous deux suivirent en silence leur guide qui entrait à grands pas dans le Jungle. A cette heure matinale, le sol étincelait de gouttes de rosée, la forêt semblait renaître à la vie, les bois résonnaient du murmure d’innombrables insectes ; des troupes de singes criards gambadaient dans les branches, et faisaient en passant mille grimaces aux chasseurs.
Après avoir marché quelque temps, le vieux Kamah ralentit soudain sa course, fit signe à ses compagnons de ne plus bouger, et se glissa en avant, les oreilles tendues, de manière à saisir le son le plus léger, tandis que ses yeux, brillant comme des escarboucles, fouillaient le sentier pour y trouver une trace fraîche.
« Pas un mot maintenant, sir John, dit alors le capitaine ; marchons doucement ; évitons surtout de faire craquer les branches sèches sous nos pieds.
— Hugh ! s’écria en ce moment le jaggardar ; et il s’arrêta aussitôt, en s’agenouillant, pour examiner de plus près quelques traces que son œil exercé avait découvertes parmi les herbes. Évidemment le Kamah avait fait une importante découverte. Après avoir longtemps observé sa trace, soudain il se lève, murmure le mot koolgie (bisons), et lève les doigts pour désigner le nombre dix ; puis il poursuit sa route d’un pas rapide.
— Tout va bien, mon cher John, tout va bien, dit alors à voix basse le capitaine en serrant de joie le bras de son ami ; le jaggardar en est venu à son honneur... Attention et silence. »
Toutes les facultés du sauvage semblent bientôt parvenues à leur plus haut développement ; il se met à ramper de l’air du tigre qui attend sa proie ; son œil étincelle, ses oreilles se dressent comme celles d’une bête fauve. Tout à coup il tressaille, s’arrête, applique son oreille contre terre, écoute... Enfin un rayon de joie vient illuminer ses traits ; alors il se relève, jette un regard scrutateur tout autour de lui, puis ordonne aux deux Anglais de suivre ses moindres mouvements. Alors il se couche à plat ventre, et séparant les broussailles d’une main, il se glisse en avant avec les mouvements onduleux du serpent. En vain Wilkis et John cherchent à suivre son exemple ; le bruit qu’ils font, en séparant à leur tour les broussailles, leur vaut plus d’un regard irrité du jaggardar. Bref, après avoir fait quelques cents pas de la sorte, on arrive à un endroit de la forêt où les buissons sont plus rares.
Quel spectacle imposant s’offre alors aux yeux de nos chasseurs ! celui d’une clairière immense, ombragée de hauts bananiers étendant de tous côtés leurs grands parasols de verdure. Au centre de cette clairière, paissait un troupeau de quinze bisons bien insoucieux du danger qui les menaçait. Un taureau majestueux se promenait, au milieu du troupeau, avec la fière démarche d’un pacha à trois queues. Ses énormes fanons lui donnaient un étrange air de dignité ; et son œil sombre, brillant dans l’ombre de son large front, menaçait d’une mort inévitable tout audacieux qui oserait s’offrir à ses regards. Un sourire passa sur les traits du vieux Kamah ; se levant doucement, il alla se glisser derrière un gros arbre, et y demeura, les bras croisés sur la poitrine, immobile comme une statue de bronze ; puis soudain, étendant sa main vers les bisons, il fit un signe de tête aux deux shikarees, comme pour leur dire : « J’ai tenu parole, voici les bisons ; à votre tour, mes braves, voyons maintenant ce que vous savez faire. »
Après quelques instants d’intervalle, sir John, brûlant d’impatience, se leva doucement des hautes herbes où ils étaient demeurés couchés, baissa sa carabine, ajusta le bison le plus rapproché de lui et fit feu. L’animal tomba lourdement sur le coup : la balle lui avait traversé le cœur.
Dans la joie du triomphe, l’imprudent jeune homme allait pousser un houra de victoire, quand Wilkis l’arrêta en lui montrant le jaggardar qui venait de se recoucher dans les herbes, et lui faisait signe d’en faire autant.
Il était temps. Effrayés par la détonation, tous les bisons avaient déjà levé la tête en ronflant bruyamment ; ils regardaient autour d’eux d’un air sauvage, comme pour s’assurer d’où venait le bruit, s’approchant ensuite de leur compagnon couché à terre, ils se mirent à renifler le sang qui coulait à grands flots de sa blessure ; après quoi, pris de frénésie, ils se mirent à courir autour de la clairière, ruant des pieds, se heurtant du front, beuglant d’une manière effrayante ; puis, comme saisis d’une terreur panique, et se ralliant soudain, ils tournèrent sur eux-mêmes en jetant un cri formidable et finirent par s’élancer dans la partie la plus épaisse du Jungle, broyant sous leurs pieds les bambous avec l’irrésistible furie d’un tourbillon. — Cette scène effrayante glaça nos deux Anglais d’une terreur, qui ne fut que passagère.
Le vieux taureau était resté seul sur la place, fouettant de sa queue ses flancs velus, et mugissant d’une voix de tonnerre. « Le camarade est d’humeur belliqueuse, murmura Wilkis, en levant lentement sa carabine, et visant le front du taureau : « Nous allons voir si nous ne parviendrons pas à le mettre à la raison. »
La détonation de la carabine fut suivie d’un bruit sec, comme si la balle eût frappé une plaque de fer ; du coup, le taureau tomba sur ses genoux. Alors le jaggardar, poussant un cri sauvage, va s’élancer vers le bison pour l’achever ; déjà le capitaine, quittant son abri, l’encourage par ses houras. Mais triomphe prématuré ! la balle s’était aplatie contre le crâne de l’animal, et ne l’avait qu’étourdi. En effet, le bison s’était relevé avant que le jaggardar pût l’atteindre ; et maintenant, tout à fait insensé de douleur et de rage, il se précipitait à son tour sur le vieux Kamah. Rapide comme l’éclair, celui-ci se jette derrière le premier arbre, y grimpe avec la légèreté d’un singe. Trompé dans son attente, l’animal se dirige alors sur Wilkis avec une aveugle furie. Accoutumé à de pareilles scènes, ce hardi shikaree, confiant en lui-même, reste près de l’arbre, immobile, son œil d’aigle fixé sur l’ennemi, sa carabine prête à faire feu.
Le taureau, la queue droite, les yeux sanglants, la langue pendante, bondit en avant avec une foudroyante rapidité. Le capitaine attend le choc avec un sang-froid admirable ; le monstre furieux n’est bientôt plus qu’à quelques pieds de lui ; c’est alors seulement qu’il lui tire son second coup dans l’épaule. Le bison fait en chancelant quelques pas encore et tombe.
Sir John qui avait suivi tous les mouvements de son ami, avec une horrible anxiété, s’élance à son tour de derrière son arbre pour ajuster le bison, mais Wilkis abaissant vite son arme : « Doucement, mon cher, doucement donc ; ne voyez-vous pas que le monstre s’agite comme une baleine blessée ? il y a cent contre un à parier que vous ne l’atteindriez pas dans l’endroit mortel. Songez donc que c’est notre dernier coup de feu. » — Sur ces entrefaites, le taureau s’était encore redressé. « Maintenant, John, tenez-vous prêt ; du calme, attendez mon signal. »
L’animal, rassemblant toutes ses forces, fixe ses yeux flamboyants sur les chasseurs, et, baissant la tête, il veut de nouveau fondre sur eux ; mais son épaule était brisée, son sang se perdait de plus en plus, son regard s’égarait. Il trébuche sur le tronc d’un arbre tombé, et d’un élan désespéré vient rouler jusqu’aux pieds des chasseurs, en faisant trembler la terre sous son poids énorme.
« Hurra, cria le capitaine ! à lui maintenant, avant qu’il ne se redresse encore ; une balle derrière les cornes, et il est à nous ! »
Un éclat de rire sauvage suivit ce dernier coup de feu ; et, l’instant d’après, Wilkis et John virent le vieux Kamah s’élancer sur le corps du bison d’un air triomphant, et s’y poser dans sa sublime attitude de Prince de la Forêt.
« Allons, il faut en convenir : c’était un brave et noble animal, dit froidement le capitaine, essuyant de son front de grosses gouttes de sueur, et laissant tomber à terre la crosse de sa carabine... Jaggardar ! à demain les tigres. »
[6] C’est le nom qu’on donne, dans l’Inde, aux chasseurs de bêtes fauves ; ce mot vient de shikar (chasse).
[7] Solitude sauvage, ombragée d’arbres épais, servant, depuis des siècles, d’impénétrable repaire aux animaux féroces de l’Inde occidentale.
[8] C’est-à-dire la chasse aux bêtes fauves.
[9] Bœuf sauvage assez commun, surtout dans l’Amérique septentrionale.
Tout le monde n’habite pas des salons dorés, mes enfants. Plus tard jouirez-vous peut-être à votre tour des douceurs de l’opulence, et connaîtrez-vous les joies bruyantes, les plaisirs de ce monde ; mais là, vous ferez encore une salutaire épreuve de la vie ; car, sachez-le bien : sans les vertus, la bienfaisance, la richesse n’est pour l’homme qu’un don frivole et stérile.
Il est un vieux dicton très-sage, c’est celui-ci : Contentement passe richesses. Voilà ce qu’il enseigne au riche : Mets-toi toujours en paix avec ton cœur, sois humain, viens en aide à l’infortune, consacre-lui ton superflu, et tu seras heureux : Contentement passe richesses. Voilà ce qu’il dit au pauvre : N’ambitionne jamais une position au-dessus de la tienne ; sois laborieux, économe, vertueux, et tu seras toujours content de ton sort.
Ainsi donc, mes enfants, que vous soyiez destinés à être, un jour, pauvres ou riches, ayez, dès l’âge le plus tendre, vos regards souvent tournés vers les malheureux. C’est ainsi que, pauvres, vous aurez de bonne heure appris à imiter leur résignation, et que riches, votre cœur saura mieux les secourir.
Suivez-moi donc, s’il vous plaît, et gravissons ensemble le sixième étage d’une maison du vilain faubourg Saint-Marceau. C’est dans une misérable mansarde que je vais vous introduire, mais les scènes qui vont se passer sous vos yeux sont, si je ne me trompe, de nature à vous intéresser.
« Ouvrez, grand’maman, ouvrez... c’est moi, » ainsi parlait une jeune fille en agitant le loquet de cette mansarde ; elle respire à peine, tant elle a franchi précipitamment les cent soixante marches de l’escalier. Bientôt un pas lent et lourd annonce que grand’mère a entendu ; la porte s’ouvre : « Oh ! comme te voilà de bonne heure, Annette, dit la vieille dame. — Pardon, maman Gervais, de vous avoir si brusquement réveillée ; mais c’est aujourd’hui le premier de l’an, et je voulais avoir votre baiser du matin ; ça porte toujours bonheur. » Et, d’un seul bond, Annette est dans les bras de sa grand’mère ; puis, bientôt elle se dégage de cette étreinte maternelle pour s’incliner pieusement sous la main vénérable qui plane sur sa tête et la bénit, tandis que sa bouche récite tout bas la douce prière des enfants. A voir cet air de bonheur répandu sur le front d’Annette, qui pourrait croire que, la veille même, bien des larmes inondaient son joli visage.
C’est qu’Annette ne songeait plus à ses chagrins ; pour la première fois, elle avait le bonheur de pouvoir, au 1er janvier, offrir à sa grand’mère quelques-unes de ces douceurs que réclamaient l’âge et les besoins de la pauvre dame. Aussi, impatiente qu’elle était de mettre certains petits projets à exécution, dit-elle tout à coup : « Au revoir, bonne mère, je reviens ; » et un petit signe de tête mystérieux accompagna ces paroles.
Cependant, avant de descendre l’escalier, Annette alla frapper tout doucement à la porte d’une petite mansarde contiguë. Une voix de jeune fille répondit à la sienne ; de tendres paroles furent échangées ; après quoi Annette disparut comme un éclair.
Restée seule et debout toujours à la même place, la pauvre grand’mère laissait errer ses yeux sur le seuil que venait de franchir Annette, ne pouvant imaginer ce qu’allait faire pour elle celte enfant qui lui restait seule au monde et dont le bien faible gain suffisait à peine à soutenir les derniers fils de sa frêle existence. En effet, sortant à peine d’apprentissage, cette jeune fille n’était employée que depuis deux mois, seulement à l’année, chez une lingère où elle était nourrie, logée, et gagnait 1 fr. par jour ; et chaque dimanche, Annette apportait à sa grand’mère 4 fr., pieuse offrande, toujours recueillie avec des larmes d’attendrissement.
Sur ce même pallier se dessinaient les contours anguleux d’une autre mansarde, celle où venait de frapper Annette ; cette mansarde était habitée par une jeune artiste, Cécile Lebrun, dont le père, ancien militaire, avait obtenu récemment une place aux Invalides. Le vieux soldat n’avait pris le parti désespéré d’aller vivre loin de sa fille qu’après avoir reconnu qu’avec sa chétive pension de retraite de 250 fr., il se trouvait le plus souvent à sa charge ; Cécile peignait les fleurs, or la mode des fleurs était passée ; la pauvre enfant en était réduite à travailler pour le commerce, et il y avait, dans ce métier, des mortes-saisons continuelles ; voilà pourquoi le vieux soldat avait en secret sollicité son admission aux Invalides ; il ne lui était pas d’ailleurs échappé que sa fille avait, pendant trois mois entiers, fait le touchant sacrifice de la plupart des effets à son usage pour le faire subsister ; et c’est, le cœur navré, qu’il s’était résigné à se séparer d’elle, après avoir appelé sur sa tête les bénédictions du ciel.
Dès que Cécile s’était une fois vue toute seule dans sa mansarde, son isolement l’avait effrayée ; ses idées s’assombrissaient d’autant plus volontiers que les gémissements de la vieille madame Gervais, pendant de longs jours d’ennuis, parvenaient jusqu’à son réduit. Enfin, un beau jour, elle se dit à elle-même : « Pauvre dame ! elle souffre ; car elle est toujours seule, séparée de sa petite-fille ! eh ! pourquoi donc moi, sa voisine, ne lui tiendrais-je pas compagnie comme à une mère ! je prendrais soin d’elle, elle me servirait de protectrice dans ma solitude. Ah ! l’heureuse idée ! » Une minute après, elle avait frappé à la porte de madame Gervais, s’était jetée naïvement dans ses bras et lui avait confié ses projets... Et Cécile était si aimable, si dévouée, si prévenante, que la bonne vieille maman l’aimait déjà, au bout d’un mois, presqu’à l’égal d’Annette ; elle n’avait plus rien de caché pour elle, et lui avait raconté tous ses malheurs, ceux de sa famille, et la touchante piété de sa petite fille.
« Je n’ai qu’une misérable petite rente, lui dit enfin un jour madame Gervais ; elle suffit à peine à payer mon loyer, ma chandelle et mon bois. Le plus souvent, telle que tu me vois, j’ai passé bien des jours à manger du pain dur, à boire de l’eau ; et c’est cruel à soixante-quinze ans. Mais, depuis bientôt deux mois qu’Annette m’aide des 4 fr. qu’elle m’apporte exactement tous les dimanches, oh ! alors je mets, une fois la semaine, mon petit pot au feu ; je bois par ci, par là, une goutte de vin, et ça me réchauffe. Aussi, tous les matins, en m’éveillant, j’adresse à Dieu des prières pour le bonheur d’Annette. »
Cette conversation avait lieu le 27 décembre. Quand elle eut fini de parler, la bonne vieille essuya quelques larmes furtives, puis elle poussa un soupir involontaire. — Eh bien ! qu’avez-vous donc, bonne amie, reprit vivement Cécile. — Moi ! oh ! rien, répliqua celle-ci comme étonnée de cette question imprévue. — Si fait ! si fait ! ce gros soupir vous a trahie. Parlez... parlez, de grâce... ne suis-je plus pour vous une autre Annette ? Si je jouis du bonheur dont elle est privée, celui d’être toujours près de vous, c’est à la condition d’aller au-devant de vos peines ; je le lui ai promis d’abord, et nous nous entendons comme deux bonnes sœurs... ce serait très-mal à vous, ajouta-t-elle du ton le plus caressant, de me cacher quelque chose — Oh ! oui, je serais bien injuste si je ne savais reconnaître les soins dont tu m’entoures, les sacrifices que tu fais pour moi, car enfin tu négliges souvent un travail dont tu as grand besoin, pour me consacrer tes heures du jour, tes soirées même... — Allons, ne parlons pas de cela ; mon temps n’est pas si précieux ; j’ai malheureusement tant de moments de loisir. — Et c’est ce qui m’afflige encore ; car, vois-tu, mon enfant, je ne suis pas du tout dupe de la gaîté que tu affectes, et tu n’es guère plus heureuse que ta pauvre voisine. — A quoi donc allez-vous penser ! est-ce que je souffre, moi ? reprit Cécile en se composant un visage riant ; il ne s’agit pas de moi, mais de ce gros soupir...
— Eh bien ! oui, s’écria alors avec une explosion d’étrange sensibilité, maman Gervais j’ai du chagrin et beaucoup de chagrin... — Ah ! voilà enfin le grand mot lâché ; et ce chagrin, vous l’avez depuis quand ? — Depuis six mois. — Eh ! vous en avez fait mystère, même à Annette ! vous ne le lui avez pas confié ! — A elle, mon Dieu, moins qu’à tout autre. — Décidément vous m’effrayez... de quoi s’agit-il donc ? — De bien peu de chose cependant. Écoute : tu sais de quelle affection Annette a toujours payé mon amour pour elle ; tout le temps qu’a duré son apprentissage, il n’est pas de privations, même les plus dures, qu’elle ne se soit imposées pour ne pas m’être à charge. Touchée de tant de piété filiale j’avais résolu, il y a six mois, d’amasser en secret, sou à sou, pour le jour de sa fête, de petites économies et de lui faire cadeau d’un joli petit bonnet... La pauvre enfant aurait été si heureuse ! — Eh bien ! interrompit Cécile. — J’avais déjà à peu près réuni la petite somme nécessaire, quand je fis tout à coup cette maladie où tu as si pieusement veillé à mon chevet, tu t’en souviens... hélas ! mes économies y ont passé.
— Et Annette n’a pas eu son bonnet !... je comprends.
— Mon chagrin fut grand alors ; mais bientôt, pour me consoler, je me dis : Je serai peut-être plus heureuse au jour de l’an, et je me mis à thésauriser avec une nouvelle ardeur ; j’avais amassé déjà 5 fr., il y a de cela deux mois, lorsqu’un matin, tu entres dans ma chambre et déposes un paquet sur mon lit... J’étais enrhumée depuis quelques jours ; je n’avais aux pieds que de mauvais bas d’été. Généreuse amie ! sans me rien dire, tu m’avais acheté une bonne paire de bas de laine bien chauds ; tu t’étais privée du nécessaire pour faire cette emplette ; moi je te forçai à reprendre ton argent, et c’était précisément la pauvre pièce de 5 fr. que j’avais si bien ménagée... ah ! les maudits bas de laine !
— Cela est-il, dieux, possible ! exclama Cécile...
— Oui, ma fille, reprit la bonne vieille, et voici bientôt le jour de l’an... et rien, rien ; je ne pourrai encore cette fois... — Attendez, reprit Cécile avec un air subit d’inspiration, peut-être... — Oh ! non, je ne touche le quartier de ma petite rente que le 15 janvier, et alors il sera trop tard. — Non, non, vous aurez le bonnet d’Annette, ma bonne madame Gervais, s’écria soudain la jeune fille en sautant de joie, vous l’aurez... combien faudrait-il ? — Mais, 8 fr., je pense, pour avoir quelque chose de gentil. — Nous l’aurons ! nous l’aurons !
— Eh ! comment cela, reprit la vieille maman ; toi-même, tu ne possèdes pas une pareille somme !
Cécile s’arrêta un moment, comme interdite ; puis, se remettant de son trouble : « Sans doute, repliqua-t-elle, mais vous ne savez pas (et Cécile allait évidemment faire un mensonge, car sa voix était mal assurée), certain marchand me doit 12 fr. pour des travaux que je lui ai livrés ces jours derniers ; je vais de ce pas chez lui... j’achète le bonnet d’Annette... je serai si contente... voyez-vous... vous me rendrez l’argent quand vous aurez reçu votre rente... plus tard, n’importe... ah ! ne me refusez pas, je vous en prie. »
Et avant que la bonne femme, suffoquée de saisissement, eût pu répliquer même un seul mot, Cécile avait déjà disparu ; et madame Gervais était restée, d’émotion, clouée sur sa chaise. Deux heures après, la jeune fille était de retour ; elle tenait à la main un objet soigneusement enveloppé.
— Qu’as-tu donc, mon enfant ? d’où vient cette joie, s’écria la vieille dame. — Eh ! quoi, vous ne devinez pas ! je suis pourtant bien heureuse ; car ceci, ajouta-t-elle en détachant bien vite les épingles fixées au papier, ceci... c’est le bonnet d’Annette... voyez... le trouvez-vous joli ? — Oh ! mon Dieu ! interrompit madame Gervais, qu’as-tu fait ! quelle folie ! mais c’est qu’il est gentil au possible, ce bonnet ! c’est égal... je n’en veux pas... cependant, vois donc... Annette serait-elle charmante avec ! » Et la pauvre vieille riait, pleurait, grondait tour à tour. « Allons, allons, reprit Cécile d’un air câlin ; serrez ça bien vite, et ne grondez plus ; » puis, elle l’embrassa tendrement.
Cette petite scène avait eu lieu, nous l’avons dit, le 27 décembre. — Revenons maintenant au 1er janvier, jour où commence cette histoire. Nous avons laissé madame Gervais très-inquiète de la disparition subite de sa petite-fille. Tout à coup un pas léger se fit entendre ; c’était celui d’Annette. La jeune fille glissa, en passant, quelques mots, à travers la porte de la mansarde voisine ; puis, elle rentra, chargée de provisions, chez sa grand’mère. Celle-ci jeta un cri d’étonnement : « Qu’est-ce que cela, bonne sainte Vierge ! — Tout ça... c’est pour ma bonne mère. N’est-ce pas aujourd’hui le 1er de l’an, un jour de fête, reprit Annette avec une joie délirante ; voici des pains de gruau, de la crème, du chocolat, de la viande pour faire un consommé... »
Et, tout en parlant, la jeune fille déposait ces divers objets sur la table, tandis que madame Gervais la couvrait de baisers. L’aimable enfant se mit bientôt en devoir de préparer le déjeuner. Sur ces entrefaites, on frappa trois petits coups à la porte, « Ah ! ah ! je devine quelle visite, murmura la vieille dame, c’est ma seconde petite-fille ; ouvre, Annette, ouvre bien vite. — Oui, c’est elle, s’écria Cécile, en échangeant, avec son amie, un sourire d’intelligence ; c’est elle qui vient vous donner à son tour le baiser du matin. A la bonne Annette votre première caresse, mais à moi la seconde, je la réclame, j’en suis fière... n’est-ce pas, Annette. — Chère enfant, reprit avec attendrissement madame Gervais... oh ! oui, la seconde, car sans Annette et toi que deviendrait la pauvre vieille ? tu es un ange qui travaille et prie comme Annette, qui adoucis chaque jour les ennuis de ma solitude... Ah ! venez toutes deux sur mon cœur. »
Et les deux jeunes filles se précipitèrent dans les bras de madame Gervais. « Ah ! çà, maman, reprit alors Annette, maintenant que nous nous sommes bien souhaité la bonne année, si nous déjeunions, le chocolat est prêt. » En disant ces mots, elle versa le chocolat dans les tasses, en ayant soin de faire sa part bien petite, pour réserver, le lendemain, pareil déjeuner à sa grand’mère.
Que ce fût le résultat de la vive émotion qu’elle venait d’éprouver ou celui de certaines comparaisons qu’elle venait secrètement de faire de ce temps avec un autre ? toujours est-il que, tout en savourant ce déjeuner inaccoutumé, quelques larmes s’échappèrent des yeux de la vieille dame ; Annette, qui se méprit sur la véritable cause de ce mouvement de sensibilité, s’empressa de rassurer sa mère, en lui disant que l’extraordinaire du 1er janvier n’empêcherait pas la petite offrande de la semaine. Un sourire accompagna même ces paroles ; et sa bouche, qui n’avait jamais menti, balbutia, sur ce surcroît de petite fortune, une raison que rendait probable l’époque du jour de l’an. Aussi, au milieu de ses larmes, la bonne mère laissait-elle percer un air visible de satisfaction. Plusieurs fois même elle avait échangé avec Cécile un signe d’intelligence qu’avait surpris Annette et qui l’intriguait beaucoup ; la pauvre fille ne savait que penser ; aurait-on découvert son secret ? car elle aussi avait son secret.
Il y eut un moment de silence et de préoccupation singulière chez ces trois femmes ; enfin la grand’maman se leva sans rien dire et alla chercher, dans un coin, certain carton qu’elle vint poser solennellement sur la table ; le cœur d’Annette battait d’une manière étrange ; elle avait beau regarder son amie ; celle-ci paraissait non moins étonnée qu’elle de la présence du petit carton : « Tiens, Annette, dit tout à coup madame Gervais, regarde, voilà pour tes étrennes. » Annette s’approche ; que voit-elle ? un bonnet. Son premier mouvement fut de pousser un cri de joie... puis elle prend le bonnet, l’admire, le tourne en tous sens : « Quoi ! c’est pour moi, ce joli bonnet ! Est-il possible ! Ah ! que de privations vous avez dû vous imposer, pauvre bonne maman, et tout cela pour moi ! Et toi, Cécile, tu as pu souffrir ou conseiller pareille chose ! — Allons, petite folle, taisez-vous ! reprit d’un ton caressant madame Gervais ; allez-vous n’être pas contente à présent ? Remerciez-moi bien vite, et essayez ce bonnet tout de suite ; il doit vous coiffer à ravir. »
Annette fit une petite moue charmante, puis elle alla se placer devant un fragment de miroir ; elle n’eut pas plutôt posé le bonnet sur sa tête, qu’elle s’écria : « Ah ! il est délicieux — Voyons, voyons, reprit la vieille maman, approche un peu... Ah ! c’est vrai, tu es gentille comme un petit ange ; il ira si bien avec ta croix à la... » La bonne dame, en prononçant ces mots, abaissait alors machinalement ses regards vers le cou d’Annette. Soudain la parole lui manque, soudain aussi le rouge monte au visage de la jeune fille ; elle va balbutier à son tour quelques mots, quand, par une transition subite, et pour faire diversion à ce que venait de dire la grand’maman, elle se tourne vers Cécile que cette scène avait vivement émue. « Et toi, dit-elle, en lui présentant le bonnet, essaie-le donc à ton tour, je suis sûre qu’il te coiffera mieux encore. — A quoi bon, répliqua celle-ci avec tous les signes d’un trouble extrême... Quel enfantillage ! — Ah ! je t’en prie, Cécile, je t’en prie. » Annette insistait avec instances, et Cécile refusait avec une ténacité étrange.
Ce petit colloque était assez animé pour que madame Gervais n’y restât pas indifférente, et pourtant elle ne voyait, n’entendait rien, car à peine la vieille dame avait-elle reconnu l’absence de la jeannette au cou de sa petite-fille, qu’elle était retombée sur sa chaise, saisie de stupeur ; et la voilà murmurant des mots entrecoupés et bien tristes. Mais quand les voix toujours plus retentissantes des jeunes filles l’eurent enfin arrachée à sa rêverie, elle leva les yeux vers Cécile qui se défendait, de toutes ses forces, d’essayer le bonnet et reculait toujours devant son amie. Et cette fois, quel ne fut pas son effroi en remarquant, au milieu de cette lutte enfantine, une pâleur mortelle sur le front de Cécile. Déjà, à trois reprises différentes, cette dernière avait senti la main mutine d’Annette qui s’obstinait à parer sa tête du fatal bonnet ; bref, dans un dernier effort, le modeste serre-tête qu’elle portait vint à tomber.
Quel spectacle s’offrit alors aux regards stupéfaits d’Annette et de madame Gervais ? une tête entièrement privée de sa soyeuse et magnifique chevelure. Les trois femmes demeurèrent immobiles et comme pétrifiées. « Ah ! malheureuses enfants, s’écria enfin avec explosion la bonne vieille dame, qu’avez-vous fait l’une et l’autre ? Toi, Annette, qu’est devenue ta croix ? Et toi, Cécile, où sont les beaux cheveux ? Pauvres petites ! vous avais-je demandé tous ces sacrifices ? mais c’est affreux cela ; vous voulez donc me faire mourir de chagrin... tu ne sais pas, Annette, tu ne sais pas à quel prix... — Ah ! madame, au nom du ciel, reprit Cécile, j’embrasse vos genoux... pas un mot de plus. — Non, bonne maman, ajouta Annette, ne pleure pas ainsi ; pardonne-lui, pardonne-moi... Eh bien ! oui, c’est très-mal... — Comment, très-mal ! interrompit d’une voix étouffée la vieille dame, c’est trop bien au contraire ; vous êtes deux anges de vertu, de piété filiale ; c’est à me rendre folle. »
En ce moment un grand bruit se fit entendre à la porte de la mansarde : « Où est-elle ? où est-elle ? » s’écria une voix bien connue ; et la porte s’ouvrit que les deux jeunes filles étaient encore dans les bras de madame Gervais. C’était le père Lebrun. « Ah ! ah ! dit celui-ci en surprenant nos trois personnages au milieu de cette scène d’attendrissement il paraît qu’on pleure ici ; vous me conterez ça ; en attendant, vive la joie ! Je vous apporte de bonnes nouvelles. »
Cécile courut embrasser son père, et Annette lui offrit bien vite un siège : « Un moment, un moment, mes enfants ; je veux bien m’asseoir, car je suis très-las ; mais après avoir souhaité d’abord la bonne année à la respectable madame Gervais. » Ce qu’il fit. « Papa Lebrun, dit alors Annette, il nous reste une tasse de chocolat, si le cœur vous en dit ? — Très-volontiers ; aussi bien j’en ai long à vous conter, car me voilà riche, voyez-vous ; Cécile est riche ; je quitte les Invalides ; nous allons tous être heureux, vous aussi, mère Gervais, toi aussi, Annette. » Et le brave invalide se mit à raconter fort longuement son histoire ; la voici en deux mots : son frère, Anatole Lebrun, capitaine au long cours, à Bordeaux, dont il n’avait pas reçu de nouvelles depuis vingt ans, avait fait, aux Antilles, une immense fortune. Depuis deux mois seulement, Anatole avait indirectement appris la détresse de notre invalide et le dévouement de sa fille ; et il venait d’envoyer pour étrennes, à son frère et à sa nièce, un mandat de dix mille francs sur le trésor royal. Et cette bienheureuse lettre était parvenue le matin même, premier janvier, à l’hôtel des Invalides. C’est par elle que le digne homme avait été réveillé.
Je vous laisse à penser, mes enfants, l’empressement que la vieille maman Gervais mit à expliquer au père Lebrun la cause de la scène touchante dont il avait été témoin à son arrivée ; le digne homme en pleura d’attendrissement ; dans l’ivresse de sa joie, il embrassait tour à tour sa fille, madame Gervais, Annette ; puis, cédant à l’excès de son émotion, il s’écria : « C’est décidé, nous ne ferons plus tous qu’une même famille. » Aussi, dès ce jour, le bonheur vint désormais habiter le toit de la pauvre grand’mère.
La fête d’un Chef d’Institution.
| Lith. de Cattier | |
| Prosper Darcour, au grand étonnement de tous ses condisciples, s’avance à son tour. | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Nous ne saurions trop entourer de notre attachement, de nos respects et de notre reconnaissance les personnes chargées de nous instruire ; elles doivent tenir dans nos cœurs la première place, après ceux qui nous ont donné la vie ; et, comme nous le dit un ancien ami de la jeunesse : « L’instruction est une seconde création. »
C’est ce que je vais vous prouver, mes jeunes lecteurs, par le récit fidèle d’une anecdote intéressante que m’a racontée un des instituteurs les plus renommés de la Capitale, avec lequel je m’honore d’avoir quelques relations sociales et littéraires.
Dans un des quartiers les plus fréquentés de Paris, se trouve une pension aussi bien famée par l’instruction qu’on y reçoit que par les élèves nombreux, qui, presque tous, parviennent à se faire un nom dans les diverses professions auxquelles ils se livrent. M. Raymond, digne chef de cet utile et bel établissement, est un de ces hommes qui mettent leur bonheur à se faire aimer, tous leurs soins à doter leurs élèves d’une instruction vraie, solide, exempte de ces nouveaux systèmes que certains novateurs appellent le progrès, et leur gloire à donner de dignes successeurs aux anciennes célébrités. Ce n’est ni par la contrainte, ni par la menace des châtiments, que M. Raymond dirige ses heureux disciples, mais par le désir de l’imiter, et, comme lui, de se concilier un jour l’estime générale, de se voir entourés d’amis dévoués et sincères.
On conçoit aisément la concorde et l’union qui règnent parmi tous les adolescents composant cette belle famille. Jamais de querelles, de délations, de pénibles rivalités. Jamais de ces succès désapprouvés, de ces soupçons de préférences secrètes. Tout ce qu’approuve, tout ce que blâme le chef, devient l’oracle de la vérité, la parole de Dieu lui-même, à laquelle on obéit sans murmure et avec une entière confiance. Les punitions alors paraissent toujours méritées, et par cela même deviennent rares. Les récompenses sont enviées, parce que toujours elles obtiennent l’approbation générale. Cet établissement, en un mot, est cité par toutes les personnes qui se livrent à l’éducation de la jeunesse, comme celui qui réunit au plus haut degré le développement des dispositions naturelles, une instruction graduée et conduisant aux palmes universitaires, cet heureux commerce social, et cette précieuse habitude d’égalité qui composent la dignité de l’homme ; et surtout le noble exemple d’une généreuse bienfaisance ; car, parmi cent vingt élèves environ que renferme cet honorable asile, il en est que des morts prématurées ou des renversements de fortune, laissent à la charge du père commun, qui leur continue les mêmes soins et leur prodigue les mêmes bontés qu’à ceux dont les parents soldent avec exactitude la pension convenue et les dépenses particulières.
Parmi ces intéressants orphelins, devenus les enfants adoptifs de M. Raymond, était le jeune Prosper Darcour, âgé de quatorze ans, et se faisant déjà remarquer par ses succès au Lycée Bourbon, où il était admis dans la troisième classe. Sa mère, veuve d’un capitaine d’artillerie, jouissait d’une pension de huit cents francs, qu’elle employait à l’éducation de son fils ; elle existait avec un simple patrimoine de quatre cents francs de rente et du travail de ses mains ; son occupation constante était la confection des fleurs artificielles, qu’elle portait au plus haut degré de perfection. Mais, soit excès de travail, soit crainte de ne pouvoir suffire aux frais que nécessitait l’éducation de son unique enfant, elle fut atteinte d’une maladie qui la conduisit au tombeau. Le jeune Prosper, orphelin, sans appui, ne possédant plus que le faible patrimoine de sa mère, se crut obligé de quitter l’établissement de M. Raymond, et déjà, non sans un douloureux effort, il se disposait à se faire admettre dans une imprimerie, lorsque son digne instituteur lui dit qu’il devenait son fils, et que son modique héritage suffirait pour sa pension et pour son entretien ; il porta même la délicatesse jusqu’à donner, au jeune Darcour, les vingt sous par semaine qu’il recevait de sa mère, afin qu’il n’éprouvât pas la moindre privation parmi ses nombreux camarades.
Il serait difficile d’exprimer l’attachement et la reconnaissance que portait Prosper à son cher bienfaiteur, à son père adoptif. Il ne trouva qu’un seul moyen de lui prouver son dévouement et sa gratitude : ce fut de se livrer à l’étude avec un zèle constant, pour devenir un des élèves les plus remarquables du lycée Bourbon, et faire honneur à l’établissement devenu pour lui le toit paternel. Les efforts du jeune Darcour furent couronnés d’un plein succès. Il recueillait, dans tous les concours, les plus brillantes couronnes, qu’il s’empressait d’offrir au généreux M. Raymond, en lui disant avec cette vive expression de l’âme : « C’est votre ouvrage ! » Le nom de Prosper Darcour devint bientôt célèbre parmi tous les lycéens ; les professeurs eux-mêmes ne le prononçaient qu’avec une sorte d’orgueil ; et cette honorable distinction ne faisait qu’ajouter à la haute considération dont jouissait l’institution Raymond.
L’année venait de se renouveler ; déjà les nombreux élèves de ce bel établissement s’occupaient de célébrer la fête de saint Antoine, patron de leur digne chef, et cet anniversaire devait avoir lieu le 17 janvier. Plusieurs comités secrets s’étaient formés pour délibérer sur les diverses propositions qu’on avait faites concernant le présent d’usage qu’on devait offrir à celui qui jouissait, à juste titre, d’une aussi haute considération. Les uns opinaient pour une riche pendule ; les autres, pour un service d’argenterie ; ceux-ci prétendaient que ce qui flatterait le plus M. Raymond, ce serait un beau portrait de Fénelon ou de Bossuet, dont il citait souvent les écrits ; ceux-là soutenaient, au contraire, que ce serait un buste en marbre de Racine ou de Corneille, dont il admirait tant les chefs-d’œuvre. « Pour moi, dit à son tour le jeune Darcour, je préférerais les œuvres aux images ; et je propose que chaque élève offre un ouvrage littéraire complétant au moins quatre à cinq volumes bien reliés. Plusieurs se cotiseront pour les œuvres qui dépasseront six volumes. Chaque offrande portera le nom du donateur. Nous sommes cent vingt qui composons la famille de M. Raymond ; chacun fournissant cinq volumes, l’un dans l’autre, cela procurera un commencement de bibliothèque qui, dans cinq ans, offrira une collection de trois mille beaux volumes de nos plus célèbres écrivains. Croyez-moi, cette offrande plairait bien plus à notre excellent maître, que tous ces vains objets de luxe qu’on a proposés ; et cette précieuse collection deviendrait, par la suite, un monument dans sa famille. »
La proposition de Prosper fut accueillie à l’unanimité. Il est de ces idées vraies, lumineuses, qui réunissent tous les suffrages. Il fut donc convenu que chaque élève en référerait à ses parents, et que surtout on s’entendrait bien pour ne pas choisir le même ouvrage ; une liste fut formée, et chacun s’inscrivit pour l’œuvre qu’il préférait. C’était le jeune Darcour qui traçait cette liste ; et, en l’écrivant, il laissait paraître sur sa figure et dans tous ses mouvements le regret pénible de ne pouvoir y placer son nom parmi ceux de ses camarades. « Qu’ils sont heureux ! se disait-il quand il fut seul ; ils pourront offrir à notre cher instituteur une preuve de leur attachement... O mon excellente mère, s’écriait-il alors, les yeux noyés de larmes ; ô ma digne mère ! je n’ai jamais senti plus vivement la douleur que m’a causée votre mort.... » Il relit, pour se distraire de sa peine, la liste des divers ouvrages choisis par ses camarades, et remarque, non sans une grande surprise, qu’aucun d’eux n’a songé aux œuvres de Berquin. « On pense d’abord, se dit à lui-même le jeune Darcour, on pense à tout ce qui offre de l’éclat, de la haute renommée, et l’on oublie ce qui n’a que de l’utilité constante et pénètre doucement dans les cœurs... O mon bon, mon aimable Berquin ! que n’ai-je le moyen d’acheter tes œuvres, et que ne puis-je les offrir à celui qui, comme toi, se montre l’ami des enfants, le bienfaiteur de la jeunesse !... Quoi ! je serai le seul, répétait-il d’un ton déchirant ; je serai le seul des nombreux élèves de M. Raymond, qui ne pourrai lui prouver mon respectueux dévouement !... Mais à qui m’adresser ? orphelin, sans appui, sans aucun autre protecteur que notre excellent chef, je ne saurais me procurer la somme nécessaire pour acheter les œuvres de Berquin. Dix volumes, à cinq francs chaque pour le moins, reliés en veau et dorés sur tranches !... Faute de cinquante francs, ne pouvoir acquitter la dette du cœur ! oh, que c’est dur !... Si j’empruntais cette somme à mes camarades sur leurs semaines ?... Impossible : c’est samedi prochain la Saint-Antoine ; et puis, comment restituer cinquante francs ? N’oublions pas ce que me répétait si souvent ma bonne mère : N’empruntons jamais que ce que nous sommes sûrs de rendre... Il me vient une idée : oh l’excellente idée !... Eh non ; c’est une folie... Pourquoi non ? on la dit si bonne, si généreuse ; partout on l’appelle la mère des orphelins, la consolatrice des êtres souffrants... Oui, oui, adressons-nous à la reine. Justement un de nos camarades est le fils d’un officier de sa maison ; il se chargera de la lettre... Mais un simple lycéen oser écrire à sa souveraine !... Pourquoi pas ? Tous ses enfants l’ont été comme moi. Elle était heureuse, m’a-t-on dit, d’aller les couronner elle-même au Lycée d’Henri IV : puisqu’elle daignait ainsi descendre jusqu’à nous, je puis bien oser m’élever jusqu’à elle. Allons, allons, du courage et de la confiance !... Écrivons :
« Madame,
J’entends dire sans cesse que vous êtes la mère des infortunés. Moi, j’ai perdu la mienne, veuve d’un capitaine d’artillerie. Orphelin et sans appui, je fus recueilli par le généreux M. Raymond, qui m’admit parmi ses nombreux élèves. Chacun d’eux célébrera sa fête samedi prochain, en lui offrant une œuvre de nos écrivains les plus célèbres ; ce qui doit former une collection d’environ six cents volumes. Tous d’avance tressaillent de joie à l’idée de prouver à leur honorable chef les sentiments qu’il leur inspire. Eh bien ! moi qu’il comble chaque jour de ses bontés ; moi qu’il adopta comme son enfant, moi, Reine, je serai le seul qui ne pourrai lui faire mon offrande.... Ce que je souffre est inexprimable.
Mais si j’ai perdu les auteurs de mon être, je retrouve en vous une seconde mère, l’ange tutélaire des étudiants parmi lesquels on compte encore un de ses augustes enfants... C’est donc en son nom que j’ose supplier Votre Majesté de me gratifier des œuvres complètes de Berquin (mais bien reliées), lesquelles transmises par vos bienfaisantes mains, auraient encore plus de prix aux yeux de l’homme de bien, de l’homme de mérite, auquel j’aurais le bonheur de les présenter.
Puisse Votre Majesté daigner excuser l’épanchement d’un jeune cœur oppressé, qui bat de crainte, d’espérance, et qui ne cessera de bénir la reine-modèle dont il sera, toute sa vie, le serviteur le plus dévoué, le plus respectueux et le sujet le plus fidèle.
Prosper Darcour, âgé de quatorze ans,
Élève de l’institution, rue Blanche, no 19. »
Cette lettre, confiée par Prosper à l’officier de la Maison de la reine, et dont le fils était l’unique confident de son projet, fut remise avec une telle exactitude, que, dès le surlendemain, un envoyé de Sa Majesté se présenta à l’Institution de M. Raymond, un gros paquet cacheté sous le bras, et demanda à parler au jeune Darcour. Le chef de la maison s’empresse de venir lui-même recevoir l’inconnu, et de s’informer du motif qui l’attire auprès de son élève. « Je suis, dit l’officier, un des écuyers de la reine, qui m’a chargé de remettre cet envoi au jeune Prosper Darcour ; mais à lui seul. — J’ignore, monsieur, quel rapport peut avoir ce jeune homme avec Sa Majesté. — Je l’ignore comme vous. Tout ce que je sais, c’est que la reine a reçu, hier soir, une lettre de votre élève, dont le contenu m’a paru l’intéresser vivement et l’a même fait sourire. Elle m’a donné l’ordre aussitôt de me procurer ce que j’apporte ; et surtout de ne le déposer que dans les mains du jeune étudiant, que, de mon côté, je serai flatté de connaître. — Je vais vous l’envoyer, monsieur ; et bien que j’aie pour principe de ne laisser qui que ce soit communiquer avec mes élèves qu’en ma présence, le nom de la reine m’impose le respect et la plus entière confiance. »
M. Raymond se retire donc à ces mots ; et bientôt paraît aux yeux de l’émissaire de la reine, Prosper Darcour, haletant de surprise et de joie, auquel l’écuyer remet l’envoi dont il est chargé, en lui disant : « Vous voyez que Sa Majesté ne fait pas attendre ceux qui ont recours à son inépuisable bonté. Elle m’a chargé de vous remettre les œuvres complètes de Berquin.... surtout bien reliées ? a-t-elle ajouté, en souriant ; cela m’est très-recommandé. » Prosper rougit et baissa les yeux ; puis il s’empressa de décacheter le paquet qui contenait, en effet, dix beaux volumes reliés en maroquin bleu et dorés sur tranche, ornés de charmantes vignettes représentant les scènes touchantes de Berquin ; mais ce qui mit le comble à l’ivresse de Prosper, ce fut de lire, en tête du premier volume, ces mots tracés par une auguste main : « Don fait au jeune Prosper Darcour, pour le remettre à M. Raymond, son digne instituteur et son père adoptif.
Marie-Amélie. »
— Ah ! s’écrie Darcour laissant s’échapper de ses yeux les plus douces larmes ; jamais, depuis que j’existe, je n’éprouvai d’émotion aussi vive, aussi pénétrante. Veuillez, monsieur, en reportant à Sa Majesté l’expression de ma respectueuse reconnaissance, veuillez l’assurer qu’elle a porté dans tout mon être une dignité, une élévation d’âme, qui, je le sens déjà, me rendront un jour digne des bontés dont elle m’honore. Je croyais être, de tous mes camarades, le seul qui ne pût faire son offrande à notre excellent maître ; et celle-ci devient la plus précieuse et la plus honorable de toutes celles qui lui seront présentées. » Il quitte, à ces mots, l’écuyer de la reine, après lui avoir fait agréer ses remerciements particuliers, et s’empresse d’aller renfermer dans sa cassette les dix beaux volumes, de crainte qu’ils ne fussent aperçus de son cher instituteur, et ne lui révélassent le secret que tous ses élèves s’étaient promis de garder.
Mais, en descendant du dortoir pour rejoindre ses camarades à la récréation, il rencontra à l’entrée du jardin M. Raymond, qui ne put s’empêcher de lui faire des questions sur sa correspondance avec la reine. « Est-ce que vous seriez chargé, lui dit-il en souriant, de négocier quelques grands intérêts de l’État ? Est-ce que mon élève serait, à mon insu, devenu l’ambassadeur de quelque puissance ? — Vous l’avez deviné, répond Prosper, en souriant à son tour ; je suis, en effet, le délégué de la plus grande puissance qui existe sur la terre. — Serait-il indiscret de demander son nom à votre Excellence ? — Je suis trop honoré de la représenter auprès de vous, pour ne pas m’empresser de vous la nommer... C’est la bienfaisance. — Je ne vous comprends pas. — Sous peu de jours, je vous expliquerai ce mystère : jusque là, je vous demande la permission de vous le taire. — J’y consens. »
Le secret fut en effet fidèlement gardé jusqu’au samedi suivant. M. Raymond, selon son usage, était occupé dans son cabinet, à des lectures littéraires, tandis que ses nombreux élèves se livraient dans le jardin, aux jeux de leur âge, lorsque tout à coup mille vivat viennent frapper son oreille. Il devine, sans peine, que c’est la veille de la Saint-Antoine qui produit ce mouvement général, et il descend au salon pour y recevoir les hommages de sa nombreuse famille. Chaque élève, en lui donnant la plus tendre accolade, lui présente cinq à six volumes parfaitement bien reliés, accompagnés d’un éloge, soit en latin, soit en vers français : ce qui couvre bientôt une longue table dressée à cet effet, et jonchée de fleurs. Prosper Darcour, au grand étonnement de tous ses condisciples, s’avance à son tour, et présente à son bienfaiteur les œuvres complètes de l’Ami des enfants, en lui disant : « Vous aviez deviné juste : je suis l’ambassadeur d’une souveraine qui m’a chargé de vous remettre votre portrait. — Que voulez-vous dire ? — La reine des Français, instruite de l’impossibilité où j’étais de vous faire mon offrande, m’a chargé de vous remettre les œuvres complètes de Berquin : vous présenter le guide bienfaisant, l’ami constant de la jeunesse, n’est-ce donc pas vous offrir votre parfaite image ? — Oui ! oui ! s’écrient tous les élèves : Prosper est notre fidèle interprète. » De longs applaudissements confirment cette unanime approbation ; et M. Raymond, lisant l’inscription tracée par la Reine, sur le feuillet du premier volume, la baise avec une respectueuse émotion, et déclare que cette honorable et touchante approbation de ses travaux, ne s’effacera jamais de son souvenir. Il presse aussitôt dans ses bras le jeune Darcour ; et le félicitant sur son ambassade, il lui prédit qu’il se montrera quelque jour digne de la confiance royale, et sera compté parmi ceux qui deviennent chers à la patrie.
Cette prédiction sembla, chaque année, s’accomplir par de nouveaux triomphes. Au mois d’août suivant, Prosper recueillit au Lycée Bourbon deux premières couronnes. L’année suivante, il obtint, en seconde, le premier prix de vers latins, et celui de narration française, un second prix de grec et deux accessits. Parvenu bientôt en rhétorique, il s’y distingua par des travaux si remarquables, et par une assiduité si constante, qu’il fut jugé digne de concourir pour les prix de l’université. Il rencontra, dans ce concours, le jeune duc de Montpensier, cinquième fils de la reine des Français, lequel entendant prononcer le nom de Prosper Darcour, l’aborda avec cette aimable urbanité d’un camarade, et lui demanda si ce n’est pas lui qui avait demandé à son excellente mère les œuvres de Berquin. Sur l’affirmation du jeune lycéen, le prince lui dit que la reine apprendrait avec une vive satisfaction, que son offrande avait produit tout l’effet qu’elle en attendait, et qu’elle prendrait beaucoup de part à ses succès. « Oh ! se disait alors Prosper, avec des yeux étincelants, et réprimant avec peine, le tressaillement qu’il éprouvait, si je pouvais obtenir un premier prix ! je le recevrais peut-être des mains de Sa Majesté... O mon bon ange ! inspire-moi ! fais que je puisse recueillir une première couronne ! »
Les vœux de l’intéressant orphelin furent exaucés, et son attente fut plus que remplie... Il obtint le prix d’honneur. Ce prix classe le lauréat, qui le remporte, parmi les jeunes gens d’une haute espérance. Il est ordinairement connu quelques jours avant la distribution solennelle ; et Prosper, en apprenant son triomphe au Lycée, prend sa course, arrive hors d’haleine rue Blanche ; et se jetant, éperdu de joie, dans les bras de M. Raymond, il lui dit d’une voix entrecoupée : « Jouissez de votre ouvrage, ô mon cher maître ! J’ai mérité le grand prix. — En ce cas, nous sommes quittes, lui répond son digne instituteur, en le pressant sur son sein. La considération que tu vas attirer à mon établissement est au-dessus de tout ce que j’ai fait pour toi. — Oh ! j’aurai beau faire, lui répond Darcour, tant que j’existerai, je resterai votre débiteur. »
Arriva bientôt la distribution des prix de l’Université. Cette solennité, annoncée dans tous les journaux, attire toujours un grand concours de monde. Elle est présidée par le ministre de l’instruction publique, entouré de toutes les notabilités dans les sciences et dans les lettres. Ce concours immense de professeurs, de parents des nombreux élèves et des concurrents eux-mêmes, dont les figures animées et les mouvements rapides expriment tout à la fois l’espérance et la crainte ; ce concours, dis-je, offre aux regards de l’observateur moraliste et du véritable ami de la jeunesse, un spectacle qui remplit l’âme des sensations les plus délicieuses. Il rappelle aux vieillards le printemps de leur vie ; il désigne aux jeunes gens le sentier qui conduit à la célébrité, et leur prépare un bel automne, souvent même un hiver, où peut-être ils pourront compter quelques beaux jours.... Le soleil qui luit sur la neige n’est pas sans éclat, et peut réchauffer encore.
Cette imposante solennité fut embellie par la présence de la famille royale. Instruite que le jeune duc de Montpensier devait y recueillir quelques couronnes, elle s’était empressée de venir partager son triomphe. La reine surtout, dont le cœur est habituée constamment aux émotions maternelles, attachait déjà ses regards attendris sur cette jeune et auguste tête qu’allait orner le laurier universitaire, loyalement disputé à ses rivaux de toutes les classes de l’ordre social. Sa Majesté remarquait ensuite avec un vif intérêt le jeune Darcour, placé tout auprès du jeune prince, et qu’elle se disposait à couronner le premier. Son nom, en effet, est prononcé comme lauréat d’honneur ; une brillante fanfare se fait entendre ; Prosper s’avance avec une joie digne, modeste, et la reine, prenant la couronne des mains du roi, la pose sur la tête du triomphateur, en lui disant avec cet accent de bonté qui lui est si familier : « J’ai réclamé la jouissance de vous couronner moi-même, et de donner à votre père adoptif, le généreux M. Raymond, la récompense publique de tout ce qu’il a fait pour vous. » A ces mots, tous les regards se portent sur ce digne instituteur, qui recueille les plus honorables applaudissements, et répète tout bas à son cher élève qu’il presse sur son cœur : « Oui, oui, nous sommes quittes. »
A l’issue de cette fête universitaire, le jeune Darcour se rendit, avec tous les premiers couronnés du concours, au Palais des Tuileries, pour assister, d’après l’invitation qu’il avait reçue, au dîner que le roi avait l’usage de donner aux dignes rivaux, aux camarades de ses enfants. La reine fit placer auprès d’elle, à sa droite, le lauréat d’honneur, et lui parla de l’édition des œuvres de Berquin avec cet intérêt touchant qu’elle lui portait. « Votre Majesté, lui répondit Darcour avec une respectueuse émotion, voit en ce moment l’efficacité de ses bienfaits. Ce que son auguste main daigna tracer sur le premier volume de l’ami des enfants, a fait de moi le lauréat qui jouit de l’insigne honneur d’être assis auprès de sa souveraine. — Vous m’avez, comme orphelin, choisie pour votre mère ; il faut bien que je réponde à votre choix. » Puis s’adressant au ministre de l’instruction publique, assis à sa gauche, elle lui dit : « Je recommande ce jeune homme à votre protection particulière ; c’est le fils d’un capitaine d’artillerie mort au champ d’honneur ; sa mère, fille d’un littérateur célèbre, est morte aussi d’excès de travail pour subvenir aux frais de l’éducation de son fils. En un mot, c’est un enfant de la patrie, et je vous le dépose. » Le ministre invite aussitôt le jeune Darcour à venir, dès le lendemain, conférer avec lui sur tout ce qui pourrait contribuer à son bonheur ; et peu de temps après, il fut employé dans les bureaux du secrétariat du ministère. Il ne tarda pas à s’y faire distinguer par ses brillantes rédactions et son zèle constant au travail. Au bout d’un an, il devint rédacteur principal, aux appointements de deux mille cinq cents francs, avec l’espoir, ou plutôt la certitude de remplacer un jour le secrétaire en chef, qui serait appelé, selon toute apparence, à de plus hautes fonctions.
On devine sans peine avec quel empressement Darcour allait instruire M. Raymond de ses succès et de la haute considération qu’il acquérait de jour en jour ; et son digne maître lui répétait alors : « Oui, tu seras compté parmi ceux qui deviennent chers à la patrie. » La fête de saint Antoine approchait ; chaque élève de l’institution Raymond préparait déjà ses cinq et six volumes ; et monsieur le principal rédacteur du secrétariat de l’instruction publique, n’ayant plus besoin des secours de la reine pour faire son offrande à son bienfaiteur, lui remit un ouvrage littéraire en douze volumes, auxquels était joint un petit billet cacheté portant cette inscription : « Premier paiement d’une dette sacrée. » M. Raymond s’empresse de l’ouvrir et y trouve un billet de banque de cinq cents francs. « C’est, lui dit Darcour, le sixième de ma pension pendant mon séjour dans votre établissement. Deux mille francs me suffisent pour exister, et ce que je vous restituerai, pendant six années, deviendra la légitime du pauvre orphelin qui m’a remplacé dans votre institution. » M. Raymond, tout ému qu’il était, refusa d’accepter cette offrande ; mais Prosper triompha de son refus, en lui disant : « Vous m’avez comblé de tant de bontés, que vous ne me priverez pas de la plus douce jouissance de ma vie, celle de prouver à tous vos élèves qui m’entourent, cette vérité qu’on ne saurait trop répandre parmi la jeunesse studieuse : Le dévouement et la reconnaissance que nous portons à ceux qui nous instruisent, développent les dons que nous avons reçus de la nature, influent sur les nobles élans de l’âme, et nous préparent à d’heureuses destinées. »
L’un de ces hommes qui gagnent péniblement leur vie à parcourir les campagnes, vendant aux femmes des objets de toilette, aux hommes des livres et du tabac, un pauvre colporteur, revenait à Prague, capitale de la Bohême. C’était par une magnifique matinée de printemps. Mais le gazouillement des oiseaux, le doux murmure de la brise, le spectacle riant et animé que présentait la campagne, illuminée par le soleil, n’attiraient point l’attention du voyageur. Il marchait à grands pas, la tête baissée, le front soucieux, ne s’arrêtant, de temps en temps, que pour frapper la terre de son bâton, faible consolation adoptée dans tous les pays par les gens désespérés. « Pauvres enfants, s’écriait-il, qu’allez-vous devenir ? Et toi, ma bonne femme, qui calcules peut-être en ce moment ce que j’ai pu gagner dans ma tournée, que diras-tu en me voyant venir la bouche aussi vide que le havresac ? Certes, je doute qu’il y ait dans toute la Bohême un homme plus malheureux que moi. Rien ne me réussit. A mon dernier voyage, j’ai gagné à peine de quoi nourrir ma famille. Il y a quatre jours, je reprends ma course, plein de confiance et d’espoir ; j’avais acheté, à crédit, une pacotille bien assortie, rien n’y manquait, pas même les velours de Vienne et les dentelles de Prague, et jamais colporteur ne s’était présenté dans nos villages avec d’aussi riches marchandises. Dès le premier jour, la vente a été si bonne que je comptais bientôt revenir, avec une bourse amplement garnie. Mais hier, ô désespoir ! des brigands m’ont dépouillé, ils m’ont enlevé mes marchandises, ils ne m’ont pas même laissé la plus petite pièce de monnaie. Que je suis malheureux ! J’ai toujours été bon, serviable, honnête, et voilà ma récompense, tandis que tant de coquins deviennent riches. Il faut avouer que le monde est singulièrement organisé ! »
En faisant ces tristes réflexions, le pauvre Job s’était arrêté à l’entrée d’un petit bois dont les arbres touffus présentaient un abri contre l’ardeur du soleil. Non loin était un ruisseau qui coulait doucement entre des touffes verdoyantes de cresson. La vue de ce charmant endroit calma un peu la douleur du colporteur.
« Ma foi, dit-il, après tout, je n’ai point l’intention de mourir, et je ne vois point pourquoi je ne déjeunerais pas ici. »
Il s’assit sur un tertre de gazon, au pied d’un vieux chêne, et tira du sac que messieurs les voleurs avaient bien voulu lui laisser, un petit morceau de pain. « Heureusement, dit-il, qu’un fermier, à qui j’ai vendu souvent du tabac, m’a donné hier à souper, et j’ai bien fait de garder ce morceau, sinon je me passais de déjeuner. Mais je n’arriverai à Prague qu’au milieu de la nuit. Il me faudra dîner avant de regagner ma demeure ; comment faire ? Ah bah ! je ne vais manger qu’à moitié, je n’en aurai que meilleur appétit, ce soir, pour achever le pain du fermier. »
Ce frugal déjeuner était à peu près terminé, et Job se disposait, par une sage prévoyance, à replacer les restes dans son havresac, lorsqu’il aperçut, à ses côtés, une petite souris qui le regardait d’un air suppliant, comme pour lui demander l’aumône. « Pauvre petite bête, dit le colporteur, tu es donc encore plus malheureuse que moi ! Tiens, mange à ton aise. Il faut que tout le monde vive. Quant à mon dîner, le bon Dieu y pourvoira. » La souris se mit à grignoter le pain. Job la regarda en souriant, puis il alla boire au ruisseau.
Lorsqu’il revint, la souris avait disparu. « Elle eût bien dû me remercier, dit-il en riant. Allons, en route. Il est midi, et j’ai encore du chemin à faire. » En ce moment un léger bruit se fait entendre au pied du vieux chêne. Job regarde, il reste stupéfait. La petite souris sortait de son trou, en traînant une pièce d’or : elle la déposa aux pieds du colporteur, qui l’examinait d’un air hébété, puis elle disparut. Quelques instants après, elle revint avec une seconde pièce. Job se frottait les yeux, il croyait rêver ; mais les pièces étaient de bel et bon or. Il s’approcha de l’arbre, élargit le trou de la souris, et trouva un trésor au milieu des racines du chêne. Le premier moment de surprise passé, Job se mit à genoux et levant les mains au ciel : « Mon Dieu, s’écria-t-il, pardonne-moi mes blasphèmes ! j’ai douté un instant de la Providence, tu t’es vengé par de nouveaux bienfaits... Mon Dieu ! que je vous remercie ! Désormais ma famille ne manquera plus de pain. » Le bon colporteur remplit son havresac du trésor dont il se trouvait possesseur d’une manière si miraculeuse ; puis il se remit en route en faisant retentir le bois de ses joyeuses chansons.
Je ne me souviens plus où j’ai trouvé cette légende, qui peut-être est fort ancienne. Elle prouve que, dans tous les temps et dans tous les pays, le poëte a voulu rappeler à l’homme cette sage maxime qu’on oublie, hélas ! si souvent : Un bienfait n’est jamais perdu.
Quarante jours de la vie d’un Roi.
| Lith. de Cattier | |
| Bravo, s’écrie le maréchal en lui frappant sur l’épaule, je reconnais en vous un brave et digne Anglais. | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Pendant une nuit du mois de septembre de l’année 1651, deux hommes erraient dans la campagne, aux environs de la ville de Worcester ; le temps était très-sombre et d’épais nuages obscurcissaient le ciel. Incertains de leur route, ils marchaient à l’aventure, lorsqu’une clarté apparaît dans le lointain ; ils y dirigent leurs pas, et ils arrivent bientôt près d’un moulin situé sur le sommet d’une colline. Tout à coup une voix terrible retentit :
« Qui va là ? demande le meunier, surpris d’entendre le bruit de plusieurs pas au milieu des ténèbres.
— Ce sont des voisins qui regagnent leur logis, répond l’un d’eux avec hésitation.
— Arrêtez, ou je vous assomme, reprend vivement le meunier peu confiant. Aussitôt les deux hommes courent vers la porte d’une ruelle qui se trouvait devant eux et essayent de l’ouvrir.
— Aux voleurs ! aux voleurs ! se mit à crier le meunier de toutes ses forces. A ces cris, ils s’enfuient avec précipitation, en franchissant les fossés et tous les obstacles qu’ils rencontrent ; enfin, las de courir, ils s’arrêtent et se jettent, à plat ventre, le long d’une haie. »
De ces deux hommes, l’un était un roi à peine âgé de vingt ans, fugitif, et obligé de cacher sous un déguisement son nom et son rang ; c’était Charles II, après la funeste bataille de Worcester ; l’autre, un simple paysan dont l’histoire a conservé le nom, Richard Penderell, qui, après avoir donné au roi une généreuse hospitalité et reçu la confidence de son secret, s’était offert à lui servir de guide.
Mais par quelle suite d’événements ce jeune prince a-t-il été réduit à errer ainsi seul et déguisé dans son royaume ?
L’infortuné Charles Ier, roi d’Angleterre et d’Écosse, condamné par le parlement à avoir la tête tranchée, était monté sur l’échafaud le 30 janvier 1649, et la République avait été proclamée. A la nouvelle de l’exécution de son père, le prince de Galles qui s’était retiré à La Haye, pendant les désastres de sa famille, avait pris le nom de Charles II. Informé que les Écossais l’avaient proclamé roi, il avait quitté la Hollande et s’était rendu en Écosse, où il avait été couronné avec beaucoup d’appareil. Mais Cromwell n’avait pas tardé d’aller l’attaquer avec une nombreuse armée, et d’obtenir sur les Écossais divers avantages. Charles prit alors une résolution désespérée : il abandonna l’Écosse, pénétra en Angleterre et se porta rapidement sur Londres ; il comptait que ses partisans rallieraient son armée, mais cet espoir fut déçu. Suivi par Cromwell, dont les lieutenants étaient partout vainqueurs des royalistes, il fut atteint près de Worcester : obligé de combattre avec ses seuls Écossais, peu disciplinés, il fut complètement battu le 3 septembre 1651 ; une partie de son armée fut taillée en pièces ; l’autre, après avoir échappé au fer des soldats, tomba entre les mains des paysans, qui, dans la première chaleur de l’antipathie nationale, la massacrèrent impitoyablement.
Le roi lui-même, obligé de fuir, se sauva, accompagné seulement de quelques seigneurs auxquels la perte de la bataille causait de vives inquiétudes. Inhabiles à le défendre, leur présence lui était plus importune qu’utile, et le soin de sa sûreté exigea qu’il se séparât d’eux ; il ne resta auprès de lui que le brave et fidèle lord Wilmot, qui voulut attacher sa fortune à celle de son maître. Après avoir marché une partie de la nuit, les deux fugitifs étaient arrivés près d’une métairie dont le fermier inspira au roi de la confiance ; c’était Richard Penderell : Charles s’ouvrit à lui. Ce paysan avait des sentiments au-dessus de sa position ; il accueillit le roi avec respect, et se dévoua à son service.
Cependant la peine de mort a été prononcée contre ceux qui donneront asile au roi ; et une forte récompense est promise à celui qui le livrera... Comment pourra-t-il échapper à ceux que la crainte, l’esprit de parti ou la cupidité intéressent à le trahir ? Il fait couper ses cheveux très-court, et prend les habits grossiers d’un paysan, le chapeau aux larges bords, le haut de chausses de gros drap gris, le pourpoint de cuir et le justaucorps vert. Mais, malgré ce déguisement, trois hommes voyageant ensemble peuvent inspirer des soupçons ; il faut encore se résoudre à une cruelle séparation : il dit adieu au lord Wilmot, non toutefois sans lui avoir assigné un lieu où ils doivent se réunir, s’ils sont assez heureux pour se dérober aux recherches de leurs ennemis.
Le voilà donc qui part, au milieu du jour, de la ferme de Penderell, et qui s’achemine à pied, seul avec son guide. Ils avaient à peine parcouru quelques milles, qu’ils aperçoivent un détachement des troupes républicaines : il fallut bien vite entrer dans un bois épais qui bordait la route et y passer le reste de la journée sans prendre aucune nourriture.
La principauté de Galles était habitée par un grand nombre de seigneurs attachés à sa cause ; le roi forma le projet de la traverser, de gagner un port de mer et de s’embarquer pour la France, où sa mère, Henriette de France, fille de Henri IV, avait trouvé un asile.
Dès que le soir fut venu, les deux voyageurs sortirent du bois et se remirent en chemin : il avait plu pendant une partie de la journée, et la nuit devint très-noire. Il était deux heures du matin lorsqu’ils arrivèrent près du moulin dont le maître leur causa, par ses cris, une si grande frayeur. Quand ils eurent resté quelque temps derrière la haie le long de laquelle ils s’étaient jetés, le roi, rassuré par le silence qui régnait autour de lui, se releva, et Penderell le conduisit vers une habitation dont le maître lui était connu. Charles se tint à l’écart, et le guide se rendit seul dans la maison.
« Mon bon seigneur, dit le paysan, soyez assez généreux pour donner l’hospitalité à un officier royaliste échappé à la bataille de Worcester, jusqu’à ce que demain, à la faveur des ténèbres, il puisse reprendre son chemin.
— Mon ami, répondit le gentilhomme, nos environs sont remplis de milices armées, et je ne saurais, sans danger, donner asile à un homme connu. »
Le paysan insista, mais inutilement.
« Eh ! quoi, monseigneur, dit-il enfin, si le roi vous priait de le recevoir, nous le refuseriez !
— Le roi !... que dis-tu ? serait-il possible ?...
— Oui, monseigneur, c’est lui, c’est notre roi Charles qui vous demande l’hospitalité.
— Qu’il se hâte de venir, reprit vivement le gentilhomme, je suis prêt à sacrifier pour lui ma vie et ma fortune. »
Cette confidence, faite sans son autorisation, alarma le roi ; mais il ne pouvait hésiter, et il entra dans la maison. Au milieu des guerres civiles qui désolaient l’Angleterre, beaucoup de royalistes s’étaient vus obligés de pratiquer dans leurs maisons des retraites pour eux et pour leurs amis ; mais ces cachettes ne parurent pas assez sûres pour le roi, et on le plaça dans une grange sous un tas de foin ; c’est là qu’il attendit sans crainte, mais non pas sans impatience, la chute du jour.
Quand la nuit fut bien sombre, le royal fugitif dit adieu à son hôte, et reprit son chemin ; il arriva bientôt sur les bords de la Severn, qui se trouvait très-profonde en cet endroit, et Penderell ne savait pas nager. Le roi se jeta le premier dans l’eau, et prenant son guide par la main, l’aida à passer sur l’autre rive.
Ici de nouveaux dangers les attendent. Le jour vient de paraître, et, pour continuer leur chemin, il faut qu’ils traversent une vaste forêt que l’ennemi fouille dans tous les sens ; il serait imprudent de s’y enfoncer. Pauvre prince ! que va-t-il devenir ?... Au milieu de la plaine s’élève un grand chêne dont les branches touffues et le feuillage épais offrent un refuge impénétrable aux regards. Une réflexion rapide lui fait songer qu’il pourra y passer la journée en sûreté, et, à l’aide de Penderell, il y monte, emportant avec lui une légère provision de pain, de fromage et de bière.
Oh ! sans doute, le voilà pour quelques instants à l’abri des recherches, mais non pas des regrets, car du haut de son asile, il va voir les troupes de Cromwell arrêter les fugitifs de son armée. Vers le milieu du jour, un détachement de soldats vient se reposer à l’ombre du grand chêne ; un prisonnier de marque est au milieu d’eux : quelle est la douleur du roi, lorsqu’il reconnaît en lui le brave et loyal Stanley, comte de Derby, dont le bouillant courage s’était signalé tant de fois en faveur des Stuarts ! et qui pourrait peindre les angoisses auxquelles le cœur de Charles fut en proie à la vue des outrages dont les fanatiques républicains accablaient ce fidèle serviteur, qui bientôt, hélas ! allait payer de sa tête son dévouement à la cause royale !!...
Enfin, la nuit permit au roi d’aller rejoindre son guide... mais où va-t-il porter ses pas ?... Il se rappelle qu’un zélé royaliste, le colonel Lane, qu’il avait connu, dans son enfance, à la cour du roi son père, est établi à Bentley, et il se rend chez ce brave gentilhomme. Sa confiance ne fut pas trompée ; le colonel l’accueillit avec le plus touchant dévouement. Sous prétexte d’aller visiter une tante aux environs de Bristol, il se procura un passeport pour sa sœur et un domestique ; puis le roi, ayant substitué la livrée au costume de paysan, partit précédant à cheval la chaise de mistriss Lane, qui le fit passer pour son valet de chambre.
Mais voilà qu’en chemin le cheval du roi perd un de ses fers ; il est obligé de le conduire dans un village qu’il aperçoit à une petite distance de la route, et lui-même tient le pied de son cheval pendant qu’on le ferre. Curieux d’apprendre quelque nouvelle, il interroge le maréchal, et lui demande ce qui se passe.
« Rien de nouveau, répond celui-ci, depuis que nous voilà débarrassés de ces coquins d’Écossais, grâce à la valeur de nos troupes.
— A-t-on fait quelques prisonniers de distinction ? reprend le roi.
— Oui, sans doute, dit le maréchal, mais malheureusement on a laissé échapper ce scélérat de Charles Stuart.
— Pour celui-là, ajoute le roi, si on le tenait, il mériterait d’être pendu pour avoir amené des Écossais dans le royaume.
— Bravo, s’écrie le maréchal en lui frappant sur l’épaule, je reconnais en vous un brave et digne Anglais. »
Lord Wilmot fut assez heureux pour rejoindre le roi aux environs de Bristol, et on s’occupa sans délai des moyens de leur faire quitter l’Angleterre ; mais il ne se trouva pas de vaisseau prêt à faire voile pour la France, et il fallut chercher une autre côte.
Dans le comté de Somerset vivait un gentilhomme dévoué, le colonel Windham ; le roi, qui le connaissait depuis longtemps, se rendit dans son château avec lord Wilmot ; le trajet était long et bien des incidents furent, pour eux, le sujet d’une alternative continuelle de craintes et d’espérances.
A l’entrée d’un village, les deux voyageurs voient des feux allumés partout ; les rues étaient remplies de peuple, les cloches sonnaient, et tout indiquait qu’on célébrait un événement important. On envoie demander la cause de cette réjouissance, et on apprend qu’un cavalier de l’armée de Cromwell, arrivé depuis peu dans le village, avait annoncé au peuple qu’il avait tué le roi et que le justaucorps qu’il portait, était celui qu’il lui avait enlevé !!! Telle était la cause de l’allégresse de ces fanatiques villageois.
Il serait difficile de rendre tous les dangers que le roi eut à courir dans ce trajet, et aussi toutes les joies que lui fit éprouver le dévouement de sujets fidèles qui partagèrent avec lui leur pain et leur chaumière. Au château de Windham, le roi reçut l’accueil que méritaient son rang et ses malheurs : il accepta avec joie quelques jacobus[10] dont il avait grand besoin, car jusqu’alors son déguisement ne lui avait pas permis, de peur d’exciter des soupçons, de porter sur lui plus que quelques schellings.[11] Il resta caché, dix-neuf jours, dans ce château avec le plus grand secret : ses nombreux amis furent, pendant tout ce temps, dans la plus cruelle incertitude sur son sort ; on le crut victime de quelque accident, et cette opinion servit beaucoup à ralentir l’ardente recherche de ses ennemis.
Cependant quelques personnes dévouées parcouraient les ports les plus voisins, cherchant un bâtiment qui pût transporter le roi sur les côtes de France. Un soir, on vient l’avertir de se rendre à une petite crique où une chaloupe doit le prendre pour le conduire à bord d’un vaisseau. Il accourt avec lord Wilmot. Les voilà debout sur le rivage, attendant avec la plus vive anxiété l’arrivée de la chaloupe ; mais la nuit se passe et la chaloupe ne paraît pas. Inquiets de ce retard, et craignant une trahison, ils se hâtent de s’éloigner pour retourner au château de Windham. Il faisait jour quand ils arrivèrent à l’entrée d’un grand village dont les rues étaient encombrées de soldats parlementaires ; le roi qui portait encore la livrée de valet-de-chambre, passe sans hésiter au milieu de cette troupe, et se rend dans la principale auberge. Arrivé dans la cour, il débride son cheval et le remet au garçon d’écurie : celui-ci, après avoir examiné attentivement le roi, lui dit :
« Mon ami, je ne sais si je me trompe, mais je crois connaître votre figure.
— Où donc m’avez-vous vu ? lui répond le roi.
— Ne serait-ce pas, reprend cet homme, à Exeter où j’ai servi longtemps avant de venir ici ?
— C’est là sans doute, dit Charles, qui voulait l’empêcher de chercher dans ses souvenirs, car j’ai été, pendant quelques années, domestique dans cette ville.
— Eh bien ! l’ami, ajouta le valet, allons célébrer dans la taverne voisine notre heureuse rencontre. »
Le roi s’en excusa, prétextant que son maître l’attendait.
« A mon retour, dit-il, je ne manquerai pas de vider quelques pots de bière avec vous. »
Dans le jour, le roi apprit que le maître du navire dans lequel il devait s’embarquer, soupçonnant qu’il était destiné à quelque commission périlleuse, avait refusé de tenir sa promesse. Il fallut faire de nouvelles démarches, et bientôt il fut informé qu’un bâtiment l’attendait près de Shoreham, petit port du comté de Sussex. Nos fugitifs arrivèrent sur le soir dans une auberge voisine du lieu de l’embarquement ; après le souper, le prince était debout près du feu, la main appuyée sur une chaise. Son hôte entre dans la salle à manger, et n’apercevant que lui, s’approche doucement de la cheminée, puis portant ses lèvres sur la main qu’il tenait appuyée sur le dos de la chaise, il dit à demi-voix : « Que Dieu sauve et accompagne le roi ! » Charles sourit, mais il se hâta de sortir, de peur que quelque indiscrétion ne le compromît en éveillant les soupçons des gens de l’auberge.
Tant de personnes étaient dans le secret du roi, qu’il était à craindre que le mystère de sa fuite fût bientôt découvert : aussi, son impatience de partir était extrême. Il se rendit, pendant la nuit, sur le bord de la mer, et il y trouva le bâtiment qui lui était destiné : c’était un petit navire du port d’environ soixante tonneaux, qui n’avait pour tout équipage qu’un mousse et quatre matelots. Il était resté à sec sur le rivage, et il fallait attendre la marée pour le remettre à flot. Le roi monta à bord avec lord Wilmot, et se cacha dans une petite cabine.
Enfin, vers sept heures du matin, le 16 octobre, c’est-à-dire, quarante jours après la perte de la bataille de Worcester, ils mirent à la voile, et quittèrent l’Angleterre. Le vent était favorable, et le lendemain, au point du jour, ils avaient jeté l’ancre près des côtes de Normandie. Le roi et lord Wilmot gagnèrent la terre dans un canot, et se firent conduire à Fécamp, puis à Rouen, où ils furent assez mal accueillis. A leur costume, on les prit pour des voleurs ou des aventuriers, et on voulut les arrêter ; mais un négociant de cette ville répondit d’eux, et on les laissa libres. Le roi envoya un courrier à Paris, prévenir sa mère de son heureuse arrivée en France, et lui-même se mit en route pour cette capitale. Avant d’y arriver, il eut le plaisir d’embrasser la veuve de Charles Ier, qui était accourue au devant de son fils.
Neuf ans à peine s’étaient écoulés depuis ces événements ; Cromwell, après avoir gouverné l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande avec le titre de Protecteur, était descendu dans la tombe ; son fils Richard, qui lui avait succédé, avait été obligé de se démettre du protectorat, et Charles II était remonté sur le trône de son père. Le 29 mai 1660, jour anniversaire de sa naissance, il faisait son entrée solennelle dans Londres au milieu des acclamations universelles.
[10] Monnaie en or en usage à cette époque.
[11] Monnaie en argent de la valeur de 1 fr. 25 cent.
Dans l’ancien électorat de Mayence, sur les bords du Mein, se trouve un petit village du nom d’Ettingen, où, vers le milieu du dix-huitième siècle, le roi d’Angleterre, Georges II, risqua fort de perdre tout à la fois et son armée et la vie. Il s’agissait d’une guerre de succession. En allié fidèle, le monarque anglais était venu là avec son plus jeune fils, le duc de Cumberland, et les principaux officiers de sa maison militaire, pour replacer sur la tête de Marie-Thérèse d’Autriche, fille de l’empereur Charles VI, la couronne impériale que les Français s’efforçaient de maintenir sur le front de l’électeur de Bavière. Depuis trois ans, nos armes, d’abord victorieuses, ne comptaient plus que des défaites, dans cette lutte contre les droits d’une princesse que l’histoire a saluée du nom de grand homme. Nous avions dû rétrograder du Danube jusqu’au Mein ; et cet empereur d’Occident dont nous protégions la cause, attendait honteusement dans Francfort, où il s’était réfugié, que la nouvelle d’un dernier revers le forçât de quitter tout à fait le territoire de l’empire. Malgré le mauvais sort de nos armes, telle était encore l’importance qu’on y attachait en Europe, que Georges II n’avait pas hésité à passer sur le continent pour combattre en personne notre armée même épuisée. Ainsi, sur les rives opposées du Mein, deux grandes nations rivales se trouvaient en présence, la France et l’Angleterre. Elles étaient représentées par les plus vaillants soldats, par des hommes de guerre également fameux ; mais, parmi ces noms-là, il y en avait un que toutes les bouches se plaisaient surtout à répéter, en y mêlant le même sentiment d’admiration. Or, ce nom qui faisait si grand bruit, n’était pourtant que celui d’un tout petit officier français bien jeune encore, car il avait quitté les genoux maternels tout exprès pour venir faire ses premières armes sous les yeux de son père et de son oncle, le comte et le duc de Boufflers Remiancourt.
Le jeune Ambroise de Boufflers comptait dix ans à peine, lorsqu’un jour (il y avait six mois de cela), comme il était occupé à faire manœuvrer ses petits soldats de bois dans le salon de sa mère, devant une forte citadelle de carton, son père reçut un message du ministre qui lui ordonnait de quitter Paris, et de rejoindre, en Allemagne, l’armée française commandée par le maréchal de Noailles. A cette nouvelle, l’enfant sent bondir son jeune cœur, ses yeux lancent des étincelles de joie, il repousse ses joujoux, s’élance au cou de sa mère, l’enlace de ses deux bras déjà forts, et lui dit en l’embrassant mille fois :
« N’est-ce pas, maman, que vous voulez bien que papa m’emmène avec lui pour battre les Anglais ? »
A cette idée d’une séparation prochaine, madame de Boufflers ne put répondre que par des larmes ; elle regarda son mari comme pour le supplier de ne pas exaucer un désir qui se manifestait avec toute la chaleur d’une vocation impérieuse. Le comte de Boufflers, aussi, avait les yeux humides, mais ses larmes étaient des larmes de bonheur. Il était fier de voir son noble enfant si désireux d’entrer dans une carrière où ses aïeux avaient acquis tant d’illustration.
Le courage militaire était une vertu de famille à laquelle le jeune Ambroise de Boufflers ne pouvait déroger ; il avait reçu, pour cela, une éducation trop chevaleresque. Ses premiers jouets furent des armes ; les premières leçons que lui donna son digne instituteur, étaient puisées dans la vie des grands capitaines anciens et modernes. Et quel instituteur que celui qui prit soin d’orner l’esprit et de former le cœur de notre héros de dix ans ! Ce fut son grand-père, Joseph-Marie, duc de Boufflers, et gouverneur de Flandre, un illustre capitaine aussi, dont le nom est glorieusement inscrit parmi les noms glorieux du règne de Louis XIV.
A l’âge où les autres enfants lisent à peine couramment les livres écrits dans leur langue maternelle, Ambroise de Boufflers pouvait raconter en allemand, en anglais, en espagnol, en italien, les exploits des héros de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Espagne et de l’Italie. A l’âge où nous commençons seulement à nous familiariser avec la vie, il savait déjà, lui, ce que c’est que de bien mourir, mais sans se douter, le malheureux Ambroise, qu’il dût mettre sitôt en pratique les graves enseignements dont un maître sévère aimait à nourrir la mémoire de son disciple attentif. En effet, les plaisirs de l’enfant, comme ses études, avaient tous pour objet la connaissance approfondie de l’art de la guerre. Mais, nous l’avons dit, Ambroise de Boufflers venait d’atteindre sa dixième année ; le temps des guerres innocentes était passé pour lui ; aux jeux de l’esprit allaient succéder les fatigues du corps, car l’enfant brûlait du désir de pratiquer les belles leçons qu’il avait reçues.
Quand le comte de Boufflers eut entendu son fils lui parler ainsi, il répondit : « Oui, tu viendras avec moi. » Aussitôt l’enfant serra ses joujoux, en leur disant : « au revoir. » Il dit aussi « au revoir » à son vénérable précepteur, et il partit tout plein d’espoir dans l’avenir, car il emportait avec lui la bénédiction et les tendres vœux de sa mère.
Arrivé au camp, Ambroise de Boufflers, malgré les privilèges de la naissance, et la faiblesse naturelle à son âge, voulut absolument gagner un à un tous les grades dans le régiment que le comte de Boufflers avait sous ses ordres. Il obtint de son père la permission de partager le lit, la ration et le service pénible des simples soldats. Il apprit donc à dormir sur la terre nue ; mais, à dix ans, on dort si bien partout, qu’après la première nuit d’épreuve, quand son père vint à lui tout inquiet de cet essai de la vie de soldat, l’enfant, frais, gaillard et souriant, lui sauta au cou, et dit en l’embrassant : « comment puis-je regretter mon bon lit de Paris ? j’ai rêvé que j’étais maréchal-de-camp. »
Quelques jours après, Ambroise de Boufflers avait su mériter ses premiers galons de laine. Ce fut le vieux duc de Noailles qui voulut les lui attacher lui-même en présence de ses principaux officiers, et devant tout le régiment du comte de Boufflers.
Comme on battit des mains quand le chef de l’armée, baisant au front le plus jeune, mais non pas le moins courageux de ses soldats, lui dit : « Quand veux-tu que nous échangions tes épaulettes de laine contre une belle épaulette d’argent ?
— Dans huit jours, monseigneur, répliqua l’enfant, parce qu’alors je l’aurai mérité. » En effet, au bout de huit jours, le jeune comte de Boufflers était élevé au grade d’enseigne ; et ce n’était pas par indulgence paternelle que son père s’était décidé à lui confier un guidon ; la voix du régiment tout entier avait réclamé cette récompense en faveur du brave enfant. Le lendemain de sa nomination, voici ce qu’Ambroise de Boufflers écrivait à sa mère.
« Chère maman, ne soyez inquiète ni tourmentée en voyant que mon écriture est si tremblée ; je n’ai pas encore l’habitude d’écrire de la main gauche, et j’ai eu la droite un peu blessée hier par le sabre d’un houlan qui voulait me prendre mon joli drapeau. C’eût été beau, n’est-ce pas, de me le laisser enlever par l’ennemi, quand je ne l’avais encore que depuis trois heures ? Car c’est hier que papa m’a confié le guidon que j’ai bravement défendu, je vous le jure. A peine étais-je installé dans mon emploi d’officier, qu’il m’a fallu escorter une compagnie de cent vingt cavaliers qui allaient au fourrage. Mais voilà qu’à notre retour nous sommes enveloppés par une bande de ces vilains Allemands, qui tombent sur nous en poussant des cris qui vous feraient bien peur si vous pouviez les entendre. D’abord cela m’a un peu étourdi ; j’ai vidé les étriers et je suis tombé de mon cheval ; mais bientôt la présence d’esprit m’est revenue, je suis remonté à cheval, et j’ai fait le coup de pistolet contre ceux qui s’acharnaient après moi. Nous n’avons perdu personne, et le plus malade de l’affaire, c’est mon pauvre chapeau qui a été percé de trois balles ; heureusement on pouvait le remplacer ; mais une perte irréparable que je craignais de faire pendant le combat, c’était celle de mon brave domestique, ce pauvre François, qui a dix fois risqué sa vie pour sauver la mienne. Je n’ai pas besoin de vous dire, chère maman, si papa m’a bien embrassé quand il m’a vu revenir au camp. Il vous dira lui-même si je me suis bien conduit dans ma première affaire. Quant à moi, je me sens la main gauche si fatiguée que je n’ai plus la force que de vous dire que tous les matins et tous les soirs, je prie le bon Dieu de me faire la grâce de vous revoir quand la campagne sera terminée. »
Cette campagne dura trois mois encore pour le jeune héros. Enfin, arriva le jour tant désiré de cette grande bataille qui devait mettre fin aux sanglantes discussions de Marie-Thérèse et de Charles-Albert de Bavière, touchant la libre possession de la couronne impériale. On peut lire dans les Mémoires du temps, comment le duc de Noailles avait, par ses dispositions savantes, ménagé à la France l’honneur de cette journée. Un ordre mal compris, une coupable précipitation, dérangea le plan conçu par le chef de notre armée, et, au lieu de vaincre, comme nous avions droit de l’espérer, nous eûmes à déplorer la perte de plusieurs milliers de soldats inutilement sacrifiés pour une malheureuse cause.
Le matin de ce grand jour, le comte de Boufflers prit son fils dans ses bras, et, comme celui-ci lui disait avec une naïve confiance : « C’est aujourd’hui que nous allons acquérir de la gloire : — Que Dieu t’entende, mon enfant ! lui répondit son père, mais je crois que le champ de bataille nous sera chaudement disputé. Dans le cas où nous ne nous reverrions plus, n’ayons pas du moins le regret de nous quitter sans nous être embrassés. » Ils s’étreignirent avec amour. « Encore un baiser pour ta mère, ajouta M. de Boufflers, comme on allait se mettre en marche, et puis songe bien à faire ton devoir. »
Le père et l’enfant se quittèrent, et, de toute la journée, ils ne se revirent plus. Le combat fut terrible sur tous les points ; les feux se croisèrent pendant plusieurs heures sans interruption, et le canon, répondant au canon, balaya des corps entiers de combattants. Ambroise de Boufflers, établi dans un poste qu’il ne pouvait quitter sans un ordre supérieur, vit tous ceux qui l’entouraient tomber morts à ses côtés ; il resta fidèle à son poste, jusqu’à ce qu’un boulet vînt, en passant, lui fracasser la jambe gauche ; alors l’intrépide enfant poussa un cri de douleur, appela sa mère, et s’évanouit.
Quelque temps après, comme la bataille était perdue, un des soldats qui fuyaient aperçut l’enfant étendu sous le ventre de son cheval. Ne songeant plus à sa propre sûreté, ce brave homme charge l’enfant sur ses épaules, et se dirige avec son fardeau vers le camp de réserve. Trois fois il est arrêté dans sa course, par des détachements d’Autrichiens qui lui barrent le chemin ; trois fois il montre l’enfant blessé et nomme Boufflers. A ce nom, l’ennemi fait le salut militaire et livre passage au soldat, par respect pour l’officier de dix ans et demi. Il arriva enfin au camp des Français.
Le jeune comte de Boufflers ayant recouvré ses sens, il fallut bien lui dire que sa blessure était si grave qu’elle nécessitait l’amputation de la jambe. « Allons, dit-il, puisqu’on ne saurait faire autrement, j’aime encore mieux perdre une jambe que la tête. » Et il allait subir courageusement la cruelle opération quand il se ravisa :
« On en peut mourir, n’est-ce pas ? » demanda-t il. Le chirurgien baissa tristement la tête ; l’enfant comprit alors toute la gravité de sa situation. Il demanda une demi-heure de répit pour écrire une dernière fois à sa mère. Cette lettre fut encore plus tremblée que la première. Il souffrait tant !
« Chère maman, écrivait-il, je viens de recevoir une blessure à la jambe ; je ne vous cacherai pas qu’il faut absolument qu’on me la coupe. Je souffre plus que je ne pourrais vous dire ; mais c’est moins de mon mal que de la douleur que vous allez ressentir de ce malheur. Je pense bien survivre à l’opération ; mais si Dieu en ordonne autrement, que j’aie au moins la consolation de vous embrasser dans cette lettre. Qu’elle soit pour vous, chère maman, une nouvelle preuve de mon tendre souvenir et de ma reconnaissance pour vos bienfaits. »
Quand il eut achevé, Ambroise de Boufflers confia avec résignation sa jambe blessée à l’instrument du chirurgien. M. de Boufflers était là qui tenait les mains de son fils, et qui lui disait en pleurant : « Du courage ! mon ami, du courage ! — J’en ai plus que vous, » lui répondit celui-ci en souriant. Mais tout à coup le sourire s’efface, le courageux enfant pâlit. « Ah ! je meurs, » dit-il d’une voix étouffée. Une seconde après avoir dit ces mots, Ambroise de Boufflers n’existait plus.
C’est ainsi que cette grande âme abandonna ce jeune corps dans la funeste journée d’Ettingen. Le sublime enfant était né en 1734.
La plus laide fille de France.
| Lith. de Cattier | |
| Georges!... répète une voix étouffée derrière la Marquise qui se retourne. | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Par un froid de dix-neuf degrés, le 16 février 1624, une jeune fille sortait, le matin, d’une maison située rue de Beauce, au Marais, pour se rendre, suivie d’une vieille servante, au célèbre hôtel de Rambouillet.
Malgré le froid et le vent, cette jeune fille, de dix-sept ans, n’était vêtue que d’un fourreau de soie noire, et d’une mante de soie bleue toute passée, dont le capuchon était rabattu sur son visage. La vieille bonne, sans être mieux vêtue, se trouvait plus à l’abri des intempéries de l’air, par ses vêtements de laine grossière. « Le cœur vous bat bien, n’est-ce pas, mademoiselle ? dit enfin cette femme, en rompant le silence.
— Non... pas trop... Geneviève, reprit la jeune personne, d’un ton fort peu rassuré.
— Quel courage ! s’écrie celle-ci ; je parie que votre frère, ce cher George, que j’ai vu naître, ainsi que vous, et qui est soldat aux gardes-françaises dans l’armée de ce pauvre M. de Luynes, qui est mort on ne sait pourquoi, n’est pas plus brave que vous. Mais tenez, vous avez beau dire,... je parie que vous avez peur. »
La jeune fille fit un geste d’impatience et hâta le pas.
« Eh bien ! voilà que vous courez maintenant, poursuivit Geneviève, comme si vous ne deviez pas arriver assez tôt, trop tôt peut-être... car, qui sait comment elle va vous recevoir, cette belle marquise ?... Eh ! mais ne sommes-nous pas bientôt arrivées !.. Mon Dieu ! que ce Paris est grand ! il ferait, une fois et demi, notre chère ville du Hâvre... Oh ! pourquoi avons-nous quitté le Hâvre,... ma chère Madelaine ?... » Et la pauvre Geneviève était essoufflée de parler et de marcher aussi vite... ce qui ne l’empêchait pas de murmurer encore : « Quel froid !.. je suis transie, j’ai l’onglée, je ne sens plus mon nez, ni mon menton... et vous, qui ne vous plaignez pas..., vous devez geler avec ce petit fourreau de soie, et puis vous allez, vous allez, comme si vous saviez votre chemin, et cependant nous ne sommes dans cette grande ville que depuis hier matin... Attendez... voici un marchand de marrons... je vais lui demander où nous sommes.
— Sur le Pont-Neuf, ma petite dame, répondit le marchand.
— Alors, ceci est le Cheval d’Henri IV, interrompit la jeune fille, en indiquant un monument en bronze, qui figurait juste au milieu du pont. — On le dit, reprit le marchand.
— Eh bien ! mademoiselle, s’écria alors Geneviève, en voyant sa jeune maîtresse arrêtée devant le cheval, et l’examinant de tous côtés... tout à l’heure, vous couriez comme le vent, et maintenant vous voilà en contemplation devant cette statue... Que regardez-vous donc là avec tant d’attention ? Il ne me faut qu’un coup d’œil à moi, qui ne suis qu’une bête, pour voir tout de suite que ce n’est qu’un cheval, avec un homme dessus.
— Tais-toi donc, Geneviève, reprit la jeune fille avec douceur ; ceci est le premier monument, élevé à Paris, à la mémoire d’un roi. Ferdinand, grand duc de Toscane, l’a fait fondre en bronze par un excellent sculpteur, nommé Jean de Bologne ; Piétro Tacca, son élève, y a mis la dernière main ; les ornements en bronze sont l’œuvre de Franqueville, sculpteur de notre roi Louis XIII, et c’est le chevalier Pescolini, dont parlait souvent mon père, qui a transporté ce monument en France. Il a été placé là, le 28 avril 1614 ; il y a bientôt dix ans.
— Comme vous savez ça, sur le bout de votre doigt, mademoiselle, dit Geneviève... On a bien raison de dire que vous êtes une savante !... Mais, ce grand bâtiment-là, devant nous, ce doit être l’hôtel Rambouillet, il y a assez longtemps que nous marchons pour être arrivées... Oui... c’est bien ça, je ne m’étais pas trompée, ajouta-t-elle, en revenant de s’adresser à un petit Auvergnat. »
La jeune fille alors, s’avançant vers l’hôtel et s’adressant au Suisse, lui demanda si madame la marquise de Rambouillet était chez elle ; sur sa réponse affirmative, elle se dirigea, toujours suivie de Geneviève, vers le grand escalier, et rencontrant en haut un domestique à livrée rouge et jaune, elle réitéra sa question.
« Le nom de madame ? demanda le domestique.
— Mon nom est chose indifférente, répondit la jeune fille avec certain air de fierté ; j’expliquerai moi-même ma venue. »
Cet homme s’inclina, et marchant devant, il invita, d’un signe, l’inconnue à le suivre.
« Attendez-moi là, ma bonne, » dit Madelaine en indiquant à Geneviève un banc près du poêle de l’antichambre, et elle suivit le valet. « Madame la marquise ! » demanda ce dernier à une femme de chambre qui sortait d’un des appartements. Celle-ci entra au salon ; un instant après, elle reparut en disant à l’étrangère « suivez-moi ; » et, tenant la portière soulevée, elle l’introduisit dans un immense salon, bleu, meublé avec toute la recherche et l’élégance de l’époque, lui indiqua de l’œil, au coin de la cheminée, où brûlait un grand feu, une jeune et belle femme, assise dans une large bergère ; après quoi elle se retira.
Voilà donc ces deux femmes en présence : l’une, avec toute l’assurance que donne une noble et brillante position ; l’autre, avec ce timide embarras, cette crainte instinctive qui fait craindre de n’être pas traitée comme on mérite de l’être.
La première, Catherine de Vivonne, mariée au marquis de Rambouillet, était alors citée comme l’une des plus belles femmes de la cour de Louis XIII ; son costume élégant et riche rehaussait encore son éclatante beauté. Sa robe de damas blanc était ample et traînante ; son corset, à longues basques festonnées. Ses manches, bouffantes jusqu’au coude, étaient garnies d’une riche dentelle à feston. Sa coiffure, en boucles flottantes sur les épaules, était fixée au sommet de la tête par un rang de perles ; à ses oreilles, à son cou, au devant de son corsage, ce n’était que perles ; enfin, à sa ceinture étaient suspendus d’un côté, une montre, de l’autre un large médaillon offrant sur l’une des faces un portrait, sur l’autre un miroir ; elle balançait, d’une main, un long éventail en plumes.
Quant à l’inconnue, ayant relevé son capuchon, ouvert sa mante, elle laissa voir le costume d’une pauvre jeune fille. C’était un justaucorps à basque noire, une robe appelée, en ce temps, une robe à vertu garde ; sa collerette était blanche, son chaperon noir, simple et uni.
« Que désirez-vous, mademoiselle, demanda la marquise, encourageant, d’un geste plein de bonté, Madelaine à s’avancer.
— Voici de la part de madame de Martin-Vast, dit celle-ci en présentant une lettre cachetée à la marquise. »
La marquise prit la lettre, l’ouvrit, mais au lieu de la lire, elle ne pouvait détacher ses regards de l’étrange créature qui, les yeux baissés, se tenait debout devant elle. C’était le type de la laideur personnifiée : un front bas ; des traits lourds, épais, rendus plus frappants encore sous la pâleur maladive qui leur donnait une teinte livide ; une taille assez élevée, mais une maigreur extrême. Ajoutez à cette pauvre nature de jeune fille, la pauvreté du costume, et certes tout l’ensemble de l’inconnue était repoussant.
Après avoir fini son examen, la marquise allait se décider à lire la lettre, lorsque la porte du salon s’ouvrit à un battant et on annonça M. Pélisson.
Celui qu’on annonçait ainsi était un jeune homme de vingt-quatre ans environ, d’une tournure distinguée, mais son visage était singulièrement marqué de petite vérole. Il portait le costume tout noir de maître des comptes, composé d’un manteau à manches pendantes, d’un pourpoint, de trousses, et de longs bas d’attaches ; le pourpoint et les trousses étaient brodés en noir, les bouts de manches du pourpoint ornés de dentelles blanches.
« Avancez monsieur Pélisson, » dit la marquise à ce jeune homme arrêté sur le seuil de la porte, nous vous savons bien trop occupé de la belle littérature pour vous faire attendre une audience... Mademoiselle n’est sans doute pas aussi pressée, ajouta-t-elle en se tournant vers Madelaine ; et, sans attendre de réponse et remarquer même l’émotion que le nom et l’arrivée du nouveau venu avaient excitée chez cette jeune fille, et la rougeur qui avait soudain remplacé sur ses traits leur pâleur habituelle, elle lui indiqua de la main un siège éloigné, sur lequel la pauvre enfant alla s’asseoir. Puis la marquise et le nouveau visiteur se mirent à causer, sans songer le moins du monde au tiers importun qui, sans le vouloir, ne pouvait perdre un mot de leur conversation.
« Quelle nouvelle ? monsieur Pélisson, demanda la marquise après les premiers échanges de la politesse la plus raffinée.
— Hélas ! madame la marquise, on a déjà oublié la mort de ce pauvre duc de Luynes qui n’a pu supporter l’échec reçu devant La Rochelle, et qu’une fièvre ardente a emporté en quelques jours. La paix avec les réformés, conclue à Montpellier.....
— Ah ! laissons la politique, monsieur Pélisson, interrompit la marquise avec un gracieux sourire, et parlons de vous.
— De moi, madame ! ce sera plus triste encore, je me marie.
— Pourquoi triste ! monsieur Pélisson, si la mariée est jeune, belle, riche.
— Parce que des trois qualités que madame la marquise lui suppose, elle n’en possède qu’une.
— Et laquelle ?...
— La jeunesse, la pire de toutes.
— Je ne vous comprends pas.
— Avant tout, madame la marquise, vous me permettrez de taire le nom de la jeune personne.
— Un premier mot d’abord ; connaissez-vous votre prétendue ?
— Je ne l’ai jamais vue, madame.
— Je suis curieuse alors de savoir le motif qui vous force à l’épouser ?
— Voici, madame : c’était à la suite d’une de ces maudites querelles de partis qui désolent notre siècle. Or, c’était un soir, à la Rochelle, au cabaret de l’Écu d’or. J’étais installé seul à une table près de laquelle soupaient plusieurs officiers des gardes-françaises ; quelques mots outrageants furent lancés contre les huguenots, je les relevai, on me rit au nez ; ma foi, sans examiner le nombre, je me jette au milieu d’eux, je les insulte à mon tour, une rixe s’ensuit, et, dans la mêlée, j’allais être victime de ma témérité, lorsqu’un jeune homme survient, un jeune sergent aux gardes-françaises. Il ne s’enquiert pas du sujet de la querelle, il ne voit qu’une chose : un homme contre dix ; aussitôt il dégaine son sabre, se place entre les assaillants et moi, et blesse l’un d’eux à la tête ; alors chacun de s’écrier : « Le blessé est un sous-lieutenant, l’agresseur n’est que sergent : c’est Georges. »
— Georges !... répète une voix étouffée derrière la marquise ; M. Pélisson se retourne, et voit avec étonnement la jeune inconnue, pâle et les mains jointes.
« Quelle est cette demoiselle ? » demanda-t-il bas à la marquise.
— Je ne sais ; elle m’est recommandée par une amie d’enfance ; j’ignore encore son nom... mais continuez, mon cher monsieur Pélisson, votre sergent aux gardes-françaises m’intéresse fort. »
M. Pélisson reprit en ces termes :
« Le crime de mon jeune défenseur était avéré ; on l’arrêta aussitôt, on instruisit l’affaire, et je ne tardai pas à apprendre qu’il allait payer de sa vie le secours généreux qu’il m’avait porté ; j’obtins la faveur de le voir, et me rendis dans sa prison... Il était accablé, non de l’idée de mourir, mais il avait une sœur qu’il adorait, et qu’il laissait, en mourant, sans appui sur la terre... Il m’avait dit son nom, il était de bonne famille, je n’hésitai pas.... — Quel âge a votre sœur, lui demandai-je. — Seize ans. — Elle sera ma femme, lui répondis-je. — Mais, reprit Georges, elle est sans fortune. — La mienne suffira pour deux, répliquai-je ? Georges se jeta dans mes bras ; nos larmes scellèrent ce contrat d’alliance. Toutefois je ne bornai pas encore là ma reconnaissance, je mis tout en œuvre pour sauver Georges ; du reste, il était fort aimé, et jusqu’à l’officier blessé, chacun me seconda dans ce dessein généreux : j’imaginai de prouver que l’officier, pour se battre, avait ôté son habit ; donc, Georges n’avait pas cru attaquer son supérieur. Ceci démontré, Georges eut sa grâce.
— Et vous épouserez sa sœur ? dit la marquise... mais je ne vois pas encore dans tout cela, le mot de l’énigme.
— Voici, madame ; je quitte Georges, je pars pour le Hâvre, qu’habite la sœur ; en arrivant, je rencontre sur le port un de mes amis. — Que viens-tu faire ici, me dit-il ? — Me marier. — Avec qui ? Je nomme la jeune personne. — Ah ! malheureux, s’écrie-t-il, puis il se tait.... j’insiste, je prie, je supplie, enfin... j’apprends que ma prétendue, qui du reste avait quitté la ville, est la fille la plus laide de France.... jugez de mon désespoir !
— J’en conviens, c’est avoir du malheur, dit la marquise en riant, mais elle a peut être d’autres qualités.
— Dieu le veuille ! puisque je l’ai promis, j’épouserai la sœur de Georges ; je tâcherai de la rendre heureuse, plus heureuse que moi-même. Elle est à Paris ; de ce pas, je vais aller lui offrir ma main.
— Vous êtes un honnête homme, monsieur Pélisson, dit la marquise, en tendant au jeune homme le bout de ses doigts gantés sur lesquels celui-ci s’inclina respectueusement. »
Quelques paroles s’échangèrent encore ; puis Pélisson prit congé de la marquise. Quand il fut parti, Catherine de Vivonne chercha vainement des yeux la pauvre fille recommandée par madame de Martin-Vast, elle avait disparu. Alors elle chercha la lettre pour savoir au moins qui elle était, et ce que son amie la priait de faire en sa faveur... elle n’avait plus cette lettre ; elle se ressouvint alors qu’au moment où Pélisson était entré, l’inconnue avait avancé la main pour la reprendre ; et elle en était à réfléchir sur cet incident, lorsqu’une de ses femmes lui remit le billet suivant.
« Madame la marquise,
Daignez être assez bonne pour excuser une pauvre fille de province, fort peu habituée à voir le grand monde, et si sotte qu’elle en a peur. J’ose espérer, madame, que vous ne m’en voudrez pas, et que vous daignerez m’accueillir avec bienveillance, aussitôt que j’aurai retrouvé le courage de me représenter une seconde fois à votre hôtel.
Je suis, madame la marquise, avec le plus profond respect.
Votre très-humble et très-obéissante servante.
Madelaine de Scudéri.
« P. S. Ci joint la lettre de madame de Martin-Vast, que j’ai eu l’étourderie d’emporter. »
Par cette lettre, madame de Martin-Vast recommandait à la marquise mademoiselle de Scudéri, qui se rendait à Paris pour tâcher de trouver une place de demoiselle de compagnie.
« Pauvre petite, je m’intéresse à elle, » dit la marquise en jetant les deux lettres dans une corbeille à ouvrage placée sur un guéridon.
En quittant la marquise, M. Pélisson se rendit immédiatement rue de Beauce, où on lui avait dit que demeurait mademoiselle de Scudéri. « Mademoiselle vient de rentrer, dit la portière ; c’est au troisième sur la cour, la porte à gauche. »
M. Pélisson suivit exactement ces indications ; une vieille femme vint lui ouvrir. « Mademoiselle de Scudéri, demanda-t-il encore.
— Mademoiselle m’a dit de dire qu’elle n’y était pour personne, répondit celle-ci. »
Pélisson sourit. « Annoncez-moi, reprit-il, et il se nomma.
— Juste ! c’est pour vous que la défense est faite, monsieur, réplique Geneviève avec une bonhommie naïve. « M. Pélisson est à Paris, mon Dieu ! mon Dieu ! disait mademoiselle en rentrant ; s’il vient, ne le laisse point entrer ; dis que je n’y suis pas. — Mais je ne le connais point, lui ai-je objecté. — Alors renvoie tout le monde, ce sera plus tôt fait, a répondu ma jeune maîtresse. »
M. Pélisson se retira en rêvant à cet incident ; puis il fit quelques tours au Palais-Royal, dîna chez Rossignol, fameux cuisinier de ce temps, et ne revint au logis qu’il occupait, rue aux Ours, qu’à la tombée du jour. Son domestique lui remit alors une lettre ; en voyant la signature, Madelaine de Scudéri, il s’installa bien vite au coin d’un bon feu, ayant approché de son fauteuil un guéridon sur lequel se trouvaient deux bougies allumées, et commença la lecture. Mais à peine eut-il lu les premières lignes, que l’émotion la plus vive s’empara de lui. Voici cette épître.
Mademoiselle Madelaine de Scudéri, à monsieur Paul Pélisson.
Paris, ce 16 février 1624.
« Non, monsieur, vous ne serez pas malheureux ; non, vous ne serez pas condamné, tous les jours de votre vie, à comprimer votre cœur, à détourner vos yeux, à faire mentir votre bouche ; je dois porter la peine de ma laideur, je la porterai seule. Vous êtes brave, noble, généreux, plein de loyauté ; eh bien ! au lieu d’être mon mari, soyez pour moi un ami, un second frère ; dites, le voulez-vous ?
Moi, votre amie, la moindre marque d’égards, de politesse même de votre part, me charmera ; moi, votre femme, je verrais dans toutes vos actions, ou mensonge, ou mépris ; restons ce que nous sommes : vous, monsieur Pélisson, moi, mademoiselle de Scudéri ; amis, tous les deux, jamais époux.
Pardonnez-moi donc de ne pas vous avoir reçu ce matin ; je voulais d’abord établir votre position et la mienne d’une manière invariable.
Cela dit, l’ami de Georges peut se présenter chez moi, il sera reçu comme mon frère lui-même.
Madelaine de Scudéri. »
Le lendemain, tout impressionné encore de cette lettre, M. Pélisson attendait avec impatience l’heure de se présenter chez la marquise de Rambouillet, qu’il voulait consulter avant de faire une réponse.
Une nombreuse société était réunie dans le petit salon bleu. Entre autres personnages, on y remarquait Conrard, premier secrétaire perpétuel de l’Académie, le duc de Saint-Aignan, M. et madame du Plessis-Guénégaud, le poëte Sarrasin, Godeau évêque de Vence, Isarn l’auteur du Louis d’or, madame Arragonais et madame d’Aligre sa fille, mademoiselle de Raincy, la spirituelle abbesse de Malnoue, Chapelain ; et, au milieu de ce cercle, une jeune fille, que chacun entourait, qui semblait être le point de mire de toutes les conversations, et que M. Pélisson ne reconnut pas au premier abord.
Elle était très-laide, très-simplement vêtue ; cependant chacun paraissait l’écouter avec plaisir ; c’est que le son de sa voix avait un charme tout particulier ; au moment même où Pélisson entrait, elle lisait un quatrain, adressé au prince de Condé, emprisonné alors au donjon de Vincennes, et qu’on avait trouvé gravé sur une pierre, à côté d’un pied d’œillet planté et soigné par ce grand guerrier.
Le voici :
« En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier
Arrosa d’une main qui gagna des batailles,
Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles,
Et ne t’étonne pas si Mars est jardinier. »
« Monsieur Pélisson, dit la marquise, attirant le nouvel arrivant dans une embrasure de croisée, si votre visage est le miroir de votre âme, il reflète en ce moment de singulières pensées.
— Oh ! madame, répondit Pélisson, en tirant la lettre de mademoiselle de Scudéri de sa poche, lisez, et voyez si je peux me laisser vaincre en générosité par une petite fille, une enfant.
— Je serais mauvais juge en cette affaire, monsieur Pélisson, reprit la marquise, en tendant la main à la jeune et laide personne pour l’inviter à venir la trouver ; mais consultez ma jeune amie... c’est une petite fée, qui vous tirera d’embarras.
— Ce serait toute une histoire à raconter, dit Pélisson, s’inclinant vers la jeune personne.
— Je l’ai mise au courant de tout, répliqua la marquise en riant, et, je dois vous l’avouer, elle approuve mademoiselle de Scudéri. — Oui, j’en ferais autant, dit la jeune inconnue.
— Vous refuseriez, dit Pélisson.
— Mademoiselle de Scudéri ne peut être plus laide que moi...
— Mais on la dit affreuse, reprit Pélisson.
— Peut-être, monsieur, ne m’avez-vous pas regardée.
— Je vois les plus beaux cheveux du monde, le regard le plus suave ; j’entends une voix harmonieuse...
— Tout cela n’ôte pas la laideur...
— Mais l’esprit la fait oublier, mademoiselle ; vous voyez que je ne suis pas galant.
— Vous êtes mieux que cela ; vous êtes généreux. »
Mais avant que Pélisson eut le temps de répondre, la marquise, qui s’était éloignée, appela mademoiselle de Scudéri ; car c’était elle.
« Mon enfant, lui dit-elle, venez donc copier sur mes tablettes l’impromptu que vient de faire M. Bachaumont, sur le fort de Notre-Dame-de-la-Garde, dont M. de La Gardie va être gouverneur. »
Madelaine obéit, s’approcha d’une table, prit une plume et écrivit sous la dictée de M. Bachaumont, les vers suivants :
C’est Notre-Dame-de-la-Garde,
Gouvernement commode et beau,
Auquel suffit, pour toute garde,
Un suisse avec sa hallebarde
Peint sur la porte du château.
A mesure qu’elle écrivait, M. Pélisson suivait, d’un air surpris, les lignes tracées par la jolie main de mademoiselle de Scudéri ; quand elle eut fini, il se pencha vers son oreille, et lui dit à voix basse : « Madelaine Scudéri, vous avez trop d’esprit pour refuser ma main.
— Non, mais trop de cœur pour l’accepter, répondit celle-ci du même ton.
— Oh ! j’espère bien vous faire changer de résolution.
— Jamais, répliqua-t-elle. »
Et elle tint parole ; Madelaine de Scudéri fut l’amie de M. Pélisson, mais jamais sa femme ; elle consacra sa vie aux Muses. N’étant pas riche, elle essaya de réparer les torts de la fortune en composant des romans qu’elle publia d’abord sous le nom de son frère ; puis son secret ayant été découvert, cette femme célèbre fit paraître six autres ouvrages sans nom d’auteur. Aussi estimée qu’aimée, car elle était modeste, naïve et bonne, mademoiselle de Scudéri parvint à une extrême vieillesse, et conserva si longtemps les facultés de son esprit qu’à l’âge de quatre-vingt-douze ans, elle adressa encore à Louis XIV de fort jolis vers à l’occasion d’une agate que M. Betoulaud eut l’honneur de présenter au roi. Elle mourut le 2 juin 1701, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, et fut enterrée dans la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs. On la nommait la Sapho du dix-septième siècle.
Un jour du mois d’octobre 1539, un homme à cheval parcourait au grand galop les rues de Gand, et s’arrêtait à la porte de l’Hôtel-de-Ville. Descendre, attacher la bride de sa monture à la grille d’une croisée, franchir les degrés quatre à quatre, ouvrir bruyamment la porte d’une immense salle dans laquelle étaient rassemblés de graves personnages, tout cela eut lieu en moins de temps que je n’en mets à le raconter. La venue de cet homme était attendue avec une vive impatience, car sa présence excita une exclamation générale.
« Eh bien ! messire Deans, quelle nouvelle nous apportez-vous ? L’empereur agrée-t-il notre soumission ? Les conditions du pardon sont-elles bien dures ?
— Messires, Sa Majesté a bien voulu accorder à mes instantes prières, la grâce de cette cité rebelle. Seulement, comme son trésor est épuisé par ses longues guerres avec la France, il imposera aux Gantois une forte amende, dont je lui ai donné les arrhes, car il m’a fait l’honneur de m’emprunter deux millions de florins, que je me suis empressé de lui compter en un bon sur ma caisse.
— Deux millions de florins pour arrhes ! grand Dieu ! que sera donc la taxe ?
— Messire Jean de la Faucille, je n’ai pas cru devoir marchander lorsqu’il s’agissait d’un intérêt aussi grave que celui de toute notre population. Aimeriez-vous mieux qu’il vous en arrivât comme lors de la grande insurrection pour la gabelle[12], en 1552 ? Deux mille hommes pieds nus, précédés de tous les conseillers, échevins[13] de la ville, allèrent en chemise, la corde au cou, crier merci au duc Philippe de Bourgogne, leur souverain ; et vous savez comme moi ce qu’il leur en coûta ? de grosses amendes, la confiscation de tous leurs privilèges, et tous les chefs de la révolte pendus ?
— Messire Jacques Deans a raison ; voyons donc les autres conditions.
— Sa Majesté catholique, vous dis-je, a eu égard à mes prières ; elle se souvient d’ailleurs qu’elle est venue au monde à Gand, le jour du bienheureux apôtre saint Mathias ; sa sœur chérie, Éléonore, y est née aussi ; il traitera avec douceur sa patrie : en conséquence, il se contente d’une imposition extraordinaire et de la remise de la citadelle. »
A ce mot, un violent murmure d’indignation éclate dans l’assemblée. Cette population de trois cent mille âmes, belliqueuse et prompte à la sédition, accoutumée à défendre à main armée ses privilèges, voit avec douleur l’enlèvement de ce qu’elle regarde comme le rempart de sa liberté. A l’aide de son esprit d’indépendance, elle a souvent forcé les comtes de Flandre à accroître ses immunités. Devenue la propriété des ducs de Bourgogne par le mariage de l’héritière de Flandre avec Philippe le Hardi, frère de Charles VI, ces princes ont continué de favoriser les Gantois, quoique leurs richesses les eussent rendus fiers, ombrageux et difficiles à soumettre. Quarante mille métiers de tisserands battaient, à cette époque, dans cette opulente cité, dont le commerce était immense et les manufactures sans rivales ; aussi ses habitants étaient-ils les plus riches de la chrétienté, et rivalisaient-ils de luxe avec les princes. On gagnait largement en ne travaillant guère ; on ne doit pas s’étonner de l’effroi qu’éprouvèrent les conseillers, prud’hommes, échevins et syndics[14], rassemblés dans la grande salle pour écouter les communications de leur envoyé, lorsqu’ils entendirent parler de la remise de leur citadelle. Messire Jean Hyons, chef de la corporation des tisserands, un des échevins, monte sur un banc, et élevant la voix, il parvient à obtenir du silence.
« Messires, notre honorable concitoyen Deans a raison. Qu’est-ce, je vous prie, que la cession de la citadelle contre ce que nous avions à redouter de la colère de l’empereur. Vous n’ignorez pas qu’il connaît tous les meneurs de l’insurrection ; il sait les noms des partisans des Français, de ceux qui ont offert à François Ier de se donner à lui ; ne pouvait-il pas nous contraindre à les livrer, demander leurs têtes ? Au lieu de murmurer, remercions donc le ciel d’être délivrés de nos craintes à si bon marché, et empressons-nous de souscrire à ses conditions.
— Messire Jean Hyons, je souhaite que nous ou nos enfants n’ayons jamais à nous repentir d’avoir consenti à nous priver de ce qui fait notre force, dit en soupirant Denis Gérard, un des syndics. J’aimerais cent fois mieux, pour la ville de Gand, qu’elle donnât beaucoup plus d’argent, et qu’elle conservât sa citadelle. Il faut la livrer à une garnison espagnole, et nous n’avons rien de bon à attendre de ce peuple fanatique ! Voyez ce qu’éprouvent les malheureux Maures d’Espagne depuis qu’ils les ont asservis ? Mais écoutons la fin des exigences de l’empereur.
— Messire, toutes les corporations, bannières en tête, échevins, magistrats, jurés des communes, sortiront par la porte de Courtray, et iront en procession à un mille de la ville ; là une députation des principaux s’avancera vers l’empereur, se mettra à genoux, et lui demandera pardon ; ensuite on offrira les présents de la ville. Je vous ai déjà dit que Charles n’exige rien de plus : il vous laisse libres pour le montant de la taxe, et je me charge de lui faire accepter ce que vous aurez décidé. »
Aussitôt l’assemblée se disperse ; chacun court où son devoir l’appelle, afin de donner les ordres nécessaires pour la cérémonie du lendemain.
Pendant qu’ils s’occupent de ce soin, jetons un coup d’œil sur l’organisation civile de la ville de Gand dans les temps anciens. Cette ville eut son époque héroïque et ses grands hommes que le peuple faisait rois, et dont le plus célèbre fut le brasseur Arteveld. Divisés en corporations de métiers, les bourgeois laissaient prendre tout naturellement de l’autorité et de l’influence à celui d’entre eux qui paraissait le mieux comprendre les intérêts de sa corporation. Le brasseur, le tisserand ou le banquier, remarqué pour son intelligence des affaires de la compagnie des brasseurs, des tisserands ou des banquiers, en devenait le personnage le plus important, le prud’homme. Une fois arrivé là, le prudhomme d’une corporation pouvait aller plus loin ; s’il se sentait plus que l’ambition et la capacité d’être le premier brasseur ou le premier banquier de Gand, il cherchait à dominer, dans les assemblées générales, par le conseil et la parole, et devenait le meneur de toutes les corporations de la commune, étant le premier de sa ville ; et toutes les affaires importantes lui revenant comme au plus capable, il prenait la haute main dans la diplomatie commerciale des villes de Flandre. C’est ainsi que Jacques d’Arteveld devint le maître de fait, le roi de Flandre, traitant avec les rois et les princes, bien qu’il n’eût de pompes royales qu’un hôtel à Gand, bâti du produit de son commerce, et une escorte volontaire de jeunes gens qui l’accompagnaient partout.
Au moment où se passe cette histoire, Jacques Deans, le banquier, avait pris également une grande importance dans sa corporation et dans la ville ; et, par suite, il avait été député auprès de Charles-Quint pour négocier le pardon des Gantois, et obtenir les meilleures conditions possibles, grâces à l’influence que ses richesses, sa position, devaient lui donner sur son esprit. Il avait trouvé l’empereur très-disposé à la clémence, et ne demandant pas mieux que de voir les choses rentrer dans l’ordre accoutumé.
Donc, le lendemain, dès que le soleil éclaira l’horizon, le tambour battit dans toutes les rues et sur tous les quais de Gand. Ses vastes places furent encombrées des diverses corporations qui avaient reçu ordre de s’y rendre bannières en tête. Dès que les chefs eurent examiné si toutes les personnes convoquées étaient présentes, on se rendit en procession à la cathédrale, pour assister à une messe solennelle d’action de grâces, et de là aller à la rencontre de l’empereur. C’était une belle chose à voir que cette foule d’hommes vêtus d’étoffes d’or, d’argent, de velours, de satin ; la tête couverte de loques de velours, ornées de plumes de diverses couleurs, et de chaînes d’or et de pierreries, au milieu de cette antique église dont la magnificence intérieure, le luxe des décorations, n’avaient point de rivales dans toute la Flandre ! Aucune ne possède, comme elle, cette crypte souterraine si lourde, si massive et si sombre, qui, depuis plus de mille ans, supporte l’église extérieure. Les conseillers, échevins, jurés, magistrats, accompagnés de la milice bourgeoise, le casque en tête et l’arquebuse à la main, sortent majestueusement et s’acheminent au travers de la ville. Ses monuments du moyen âge, ses maisons aux pignons hauts et effilés, à la façade triangulaire, cannelée et crénelée, magnifiques restes de ces époques où les bonshommes de Gand envoyaient des ambassadeurs aux rois, sont couverts, depuis le bas jusqu’aux toits, d’une multitude attirée par la curiosité de voir le cortège qui continue à marcher vers la porte gothique.
A une distance d’environ un mille, la troupe fit halte ; on apercevait la tente, ouverte de tous côtés, qu’on avait élevée pour que l’empereur reçût à couvert la députation des Gantois. Aussitôt chaque syndic de corporation, suivi des magistrats et de la bannière, s’avance et vient se mettre à genoux devant Charles.
« Sire, dit Jacques Deans, vos fidèles sujets de Gand vous demandent, par mon organe, de vouloir bien oublier le passé. Ils vous jurent pour l’avenir fidélité et obéissance ; ils vous prient de revenir dans votre bonne ville, qui vous désire tant.
— Je crois bien qu’il y a à Gand des gens qui me désirent, mais il y en a aussi qui ont eu bientôt oublié tout ce que j’ai fait pour le pays. J’ai favorisé leur commerce et les ai défendus. Je les ai maintenus dans la paix et la prospérité, et pour prix de mes bienfaits, la ville s’est révoltée contre moi.
— Ah ! sire, que Votre Majesté ne regarde jamais à nos fautes : vous avez tout pardonné.
— C’est vrai, et je ne veux, par ces paroles, vous menacer de nulle peine pour l’avenir ; j’ai voulu seulement rappeler la félonie des gens de Gand.
— Sire, veuillez recevoir avec bonté les présents que les jurés de la commune vous apportent au nom de la ville. »
A un signe de maître Deans, les jurés viennent déposer aux pieds de Charles leurs présents, qui consistent en belle vaisselle d’or, tapisseries précieuses, étoffes brochées d’or et d’argent, dentelles de prix. Charles les accueille avec bonté, et choisissant dans ce qu’on lui offre plusieurs objets, il les donne en témoignage de bienveillance aux députés. Tous reprennent la route de Gand, en faisant retentir l’air de joyeuses acclamations.
Dans un magnifique hôtel situé sur une des îles formées par les canaux de la Lys et de la Moëre, on voyait régner une grande agitation ; des serviteurs allaient, venaient d’un air effaré. A chaque instant des pourvoyeurs apportaient des provisions amenées à grands frais de toutes les parties du globe, et les déposaient dans une immense cuisine, au milieu de laquelle, assis devant une espèce de comptoir, un majordome, vêtu de noir, tenant un calepin à la main, inscrivait les pièces de gibier et en délivrait des reçus. Il se tournait, de temps en temps, vers le chef de cuisine, et lui intimait, d’un ton bref, divers ordres que celui-ci s’empressait d’accomplir.
« Surtout, maître Pierre, prenez garde à ce que tout soit bon et bien servi. Malheur à vous s’il en était autrement ; notre maître ne vous le pardonnerait de sa vie ; il vous chasserait impitoyablement. Dame ! aussi on n’a pas souvent de semblables hôtes !... Enfin, souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit. »
A ces mots, le majordome quitte la cuisine, et passe dans une magnifique salle à manger pour inspecter le couvert. La table occupait la moitié de cette grande pièce, toute tendue de ces belles tapisseries de haute-lisse que la Flandre était seule en possession de fabriquer depuis plus de deux cents ans, et qui depuis peu s’exécutaient aussi à Arras. Un épais tapis turc, bien moelleux, couvrait le plancher. Deux lustres de cuivre, ornés de brillants cristaux, descendaient d’un plafond formé de compartiments carrés, chargés d’ornements dorés. Devant les croisées, composées de petits morceaux de verre de couleur liés ensemble par des rubans de plomb, retombaient d’épais rideaux de velours, bordés de grosses crépines d’or. — Mais tout cet éclat disparaît devant le luxe du service de table ; la nappe du plus beau lin damassé de la Frise, est bordée de riches dentelles de Bruxelles ; les plats et assiettes sont en vaisselle d’or, ainsi que chez les plus riches souverains de cette époque. On voit, aux deux bouts de la salle, deux buffets d’ébène admirablement sculptés, surchargés de vases, aiguières et autres pièces du service en or et argent, ciselés par les artistes les plus célèbres du temps ; une immense salière en or, ouvrage du fameux ciseleur florentin, Benvenuto Cellini, représentant le combat d’Hercule et d’Antée, placée au milieu de la table, contient les nombreuses sauces et épices en usage alors. Le majordome, après avoir placé devant la table un fauteuil élevé en forme de trône recouvert d’un dais, et considéré d’un air de satisfaction les préparatifs du festin, se disposait à sortir, quand un personnage richement habillé entra dans la salle.
« Eh bien ! François, sommes-nous prêts ? l’empereur vient d’arriver. — Messire, je n’attends plus que vos ordres.
— Je vais chercher l’empereur et tous les convives. »
Un moment après, les deux battants de la porte s’ouvraient. Charles-Quint, accompagné de sa tante Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, vient occuper le siège que nous avons décrit. Les autres convives se placent selon leur rang et leur dignité. Au même instant, les sons d’une musique harmonieuse se font entendre ; une troupe de jeunes filles vêtues en nymphes, entre, portant le premier service qu’elles placent sur la table ; elles se rangent autour de la salle, et chantent en chœur des hymnes à la louange de l’empereur. Le premier service achevé, on donne un autre signal, et soudain une jeune femme, d’une admirable beauté, vêtue en Diane chasseresse, accompagnée de ses nymphes, un croissant de diamants au front, portant chacune un arc et ses flèches, et conduisant leurs chiens en lesse, viennent présenter à l’empereur toutes sortes de pièces de gibier et de venaison. Après la déesse de la chasse paraît Palès, déesse des pasteurs, et ses six nymphes, portant diverses sortes de laitage qu’elles posent devant l’empereur ; au troisième service, Pomone et ses nymphes, chargées des fruits les plus beaux et les plus exquis qu’on ait pu se procurer. La déesse, en les présentant à Charles, lui adresse une harangue éloquente relative à la circonstance. Elle la prononça avec tant de grâce, que l’empereur, ravi, lui fit don d’une bague de grand prix. L’usage des fourchettes n’étant pas encore connu, on donnait à laver les mains aux convives dans des bassins d’or, et on leur enlevait à chaque mets tous les objets dont ils s’étaient servi ; on les jetait dans le canal, pour faire voir qu’après avoir été à l’usage de si grands personnages, ils ne devaient plus servir à d’autres. Mais le maître fastueux de cette demeure avait eu soin de faire disposer des filets dans le canal, et des pêcheurs en retiraient la vaisselle aussitôt qu’on l’avait jetée.
Si le banquier de Gand, le riche Jacques Deans, chez lequel se donnait ce splendide banquet, avait songé à se faire payer de ses deux millions de florins par son royal créancier, certes, c’eût été un bien mauvais calcul d’étaler tant de luxe devant Charles-Quint ! Celui-ci devait penser avec raison que l’homme qui le traitait avec une magnificence si grande, n’avait pas le moindre besoin de son argent, et qu’en conséquence il ne devait point se gêner pour le remboursement du prêt : mais c’était bien autre chose, vraiment ! le banquier avait voulu être généreux, et témoigner à l’empereur sa reconnaissance de sa bonté pour les Gantois. Ainsi donc, comme on arrivait à la fin du dessert, Deans tira de son sein le billet souscrit par l’empereur, comme pour en demander le paiement, ce que voyant Charles :
« C’est bien, mon digne hôte, c’est très-bien ; quand nous serons plus riches, nous nous empresserons de vous payer.
— Je suis assez payé, reprit Deans, par l’honneur que m’a fait Votre Majesté de venir s’asseoir à la table de l’un de ses plus fidèles serviteurs. Ce billet est acquitté. » En disant ces mots, il allume le billet à une bougie jusqu’à ce qu’il soit brûlé, et plaçant les débris sur une assiette d’or, il la passe respectueusement à l’empereur.
Charles témoigna à ce généreux sujet toute son admiration ; et, par la suite, il l’éleva à des fonctions importantes.
[12] Impôt sur le sel.
[13] Fonctionnaires chargés autrefois de la police et des affaires des villes.
[14] On donne ce nom aux personnes chargées des affaires d’une corporation ou d’une communauté.
Le Prince Abdim.
| Lith. de Cattier | |
| Dala! Reine Dala! chère Dala! viens ton neveu t’en conjure! | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Il y avait une fois un fils de roi qui était spirituel comme tous les savants du royaume, et bon, quoique héritier présomptif. En outre, le soleil n’avait jamais éclairé de plus jolie figure que la sienne ; c’était une petite créature pleine de charme et de gentillesse, avec deux grands yeux noirs relevés aux coins, des dents de nacre, une bouche fraîche comme la fleur qu’aime bulbul[15], avec des pieds chinois, une voix douce comme la brise du soir ; enfin un air si prévenant, si aimable, qu’on avait autant de chagrin de le quitter, que de plaisir à se trouver avec lui.
Le roi, son père, commandait à la moitié de l’Inde. On juge donc combien les courtisans devaient encenser le jeune prince Abdim. Celui-ci passa ses douze premières années à courir sous les lilas et les bananiers, à danser sur des nattes, à chasser la gazelle, à lancer des cerfs-volants, enfin à s’occuper de ces mille riens délicieux qui sont toute la vie, quand on commence à vivre.
Mirgang dit un jour à ses ministres : « Que Brahma soit béni ! Il a fait descendre sur ma race la rosée de ses faveurs. Je vous prédis que mon successeur sera digne de moi ; qu’il saura exterminer ses ennemis avec autant de courage, et lever les impôts avec une égale habileté : n’est-il pas vrai, mes ministres ? »
Les ministres ne manquèrent pas de s’écrier d’une voix : « Il continuera noblement le règne de son père. » Mais le vieux Néboussan, autrefois pandit[16], et par conséquent volontiers grondeur, ne put s’empêcher de trouver à redire au contentement prématuré du monarque : « Ne voyez-vous pas, seigneur roi, que votre héritier est bon tout au plus à cueillir des fleurs et à casser les ailes aux papillons ? Si vous mouriez en ce moment, il pourrait sans doute commander une armée de mouches et lever des impôts d’oranges sur nos jardins. »
Le roi fronça son noir sourcil ; mais il se remit bientôt, et, souriant même avec une sorte de dédain, demanda au ministre : « Que manque-t-il donc à mon fils ? — La science qui le fasse doucement passer de l’état d’enfance à la condition d’homme. — Vraiment, oui, tu as raison, dit le roi ; je n’avais jamais songé à faire de mon fils un savant ; je croyais qu’il lui suffirait de pouvoir payer la science d’autrui. Instruis-le donc toi-même, mais avec zèle, sinon ta tête me répondra de cette infraction à mes sublimes volontés. »
Pauvre Abdim ! adieu le rire, adieu le long sommeil, adieu les jeux d’enfance. Jusqu’alors, ce qu’on lui avait enseigné de plus grave, c’était la danse et les échecs ; adieu même à la musique, au tâl[17] si harmonieux le soir. Désormais, confiné dans un kiosque solitaire, il passe la moitié du jour à déchiffrer de gros manuscrits des Brahmanes, et l’autre moitié à les copier. Il faut qu’il rende compte à son gouverneur de ce que signifient ces grandes vilaines pages noires, qu’il se souvienne de ce qu’ont fait et dit des gens morts depuis deux mille ans ; qu’il assigne une place à des pays dont il n’avait jamais entendu parler ; enfin, qu’il rapporte bien précis le nombre de soldats tués dans une bataille dont il ne saurait comprendre le but. Il ne voit plus d’autre figure que celle de Néboussan ; aux heures de loisir, quand il retrouve ses jeunes compagnons, l’image austère du vieux pandit le poursuit encore, et il frémit rien que d’apercevoir le haut du turban de son gouverneur. O science ! que tu es aride d’abord ! mais ensuite quels beaux fruits tu donnes à ceux qui n’ont pas désespéré de toi ! Par malheur, Abdim ne se sentait guère capable de cette patience ; en vain Néboussan lui répétait-il tous les jours, que l’entrée seule était pénible à franchir dans la voie de l’étude, il se lamentait, pleurait, battait ses livres faute de pouvoir battre son gouverneur. Il ne rêva plus qu’aux moyens de s’affranchir, soit en brûlant ses cahiers, — mais il pensa qu’on lui en donnerait d’autres, — soit en s’enfuyant, — mais il serait bientôt atteint. Enfin, il se rappela qu’il avait dans le ciel une tante qui était fée. Un matin donc, il s’échappa pour aller consulter cette bonne tante.
Le soleil était déjà sur la hauteur de l’horizon ; déjà le dieu Sîva précipitait ses chevaux ardents, lorsque le jeune Abdim arriva dans la vallée de Tog-Togrul, où il devait infailliblement trouver sa tante. Bien n’indiquait cependant que ce lieu de délices fût habité. Des iris, des nénuphars y élevaient leurs têtes élégantes ; une riante végétation y déployait magiquement les effets les plus variés de verdure ; au milieu de la vallée se dressaient des palmiers au feuillage en éventail ; mille oiseaux, couleur de feu, couleur d’azur ou d’or, chantaient, tournaient, marchaient sur le sable fin ou becquetaient l’écorce des arbres. Un large fleuve formait la limite argentée de ce charmant paysage, où il répandait une salutaire fraîcheur.
Il faut avouer qu’Abdim, en enfant plein de douces illusions, oublia d’abord le motif de sa venue. Ce ne fut qu’après avoir cueilli un bouquet, qu’il se rappela la dure nécessité de retourner au palais et d’apprendre, d’apprendre !...
Il frappa trois fois dans ses mains en criant : « Dala ! reine Dala ! chère Dala ! viens, viens ! ton neveu t’en conjure !...
Un léger bruit se fit entendre ; un buisson s’agita ; le tronc d’un rosier s’ouvrit, et il en sortit une jolie fée toute naine, qui eût tenu dans la paume de la main. Ses yeux étaient de diamants, sa bouche d’or, son menton d’argent. Elle était suspendue en l’air sur deux ailes de papillon, et fixait sur le jeune prince des regards aussi malicieux peut-être que bienveillants.
« Ainsi, dit-elle, enfant, tu es las de l’étude ; tu crois que les premières difficultés ne s’aplaniront jamais ; tu désespères avant d’avoir fait des efforts sérieux ?
— Chère tante ! comment savez-vous ?...
— Est-ce que les fées et les tantes ne doivent pas tout savoir ? Je connais le motif de ta visite. Fatigué des leçons de ton gouverneur, tu veux me demander beaucoup, beaucoup de science. Soit, donc ! je n’ai qu’à dire un mot, et tu sauras plus de choses que tu ne l’eusses peut-être voulu ; tu seras bien étonné alors, car tu n’auras pas besoin de réfléchir pour parler, ni de t’appliquer pour travailler. Tout cela te sera aussi facile qu’il l’est à ce fleuve de couler vers la mer. — Quel bonheur !
— Tu te diras bientôt si c’est là un bonheur. Ce fleuve dont je viens de te parler voudrait peut-être quelquefois s’arrêter dans sa course et retenir le tribut de ses eaux : il ne le peut pas. Et toi aussi, quand tu seras si savant, auras-tu la même simplicité, la même fraîcheur d’idées ? Pourras-tu conserver les joies pures de ton enfance ?
— Je sais, ma tante, qu’il n’est rien de plus agréable que de répondre, sans hésiter, sur ce qu’on n’a pas appris.
— Oui, et tu ignores, pauvre Abdim, que tout doit ici-bas se faire à mesure. Plus tard tu regretteras de n’avoir point basé tes idées sur ce précepte-là. — A mesure, enfant, qu’on étudie, on aplanit les difficultés et on devient heureux de posséder le bien acquis péniblement. Mais je suis trop bonne de te faire de la morale ; tu ne m’écoutes pas, tu regardes à droite, à gauche. Je vais donc combler tes vœux. Que tes yeux soient ouverts sur toutes choses ; que ton esprit voie ainsi que tes yeux ! »
Elle leva sa baguette et disparut. Abdim était tombé à la renverse, comme ébloui par une lumière éclatante.
Il serait difficile d’exprimer les sentiments qui remplirent le cœur du prince quand il revint à lui ; c’était à la fois de la joie, de l’étonnement, de la tristesse. Devant lui s’ouvrait le monde. Ces arbres, ces fleurs qui l’entouraient, il en savait le nom, l’âge ; ce fleuve, il en connaissait le courant, la profondeur ; ces cailloux même, il eût pu préciser la date de leur formation. Le mot de ces mille énigmes que la nature propose à notre intelligence, ce mot était sur ses lèvres. Désormais il savait toutes choses. Plus de tâtonnement, plus de voile, plus de mystère ; l’univers devenait pour lui un alphabet familier.
Cet état de douce quiétude ne fut pas long. Le prince ne tarda point à songer que les rayons du soleil étaient dangereux et pouvaient, en frappant sur sa tête, lui donner une fièvre chaude. Le voilà qui abaisse soigneusement son turban et se dispose à partir au plus vite ; mais par lequel des deux chemins ? L’un était bordé de marais, aux vapeurs pestilentielles ; l’autre, semé de rochers sur lesquels, la veille, il eût couru sans crainte. A présent, il a peur de respirer le mauvais air ou de tomber du haut de quelque grosse pierre, et de se meurtrir les côtes. Il va se décider enfin pour les marais, quand il voit accourir une foule de cavaliers ; Néboussan, monté sur un dromadaire, est en tête avec le roi Mirgang, qui se lamente et ne cesse de lever les mains vers le ciel en invoquant Brahma.
Humilié de ce qu’on allait ainsi à sa recherche pour deux ou trois heures d’escapade, Abdim marcha résolument au devant de la troupe, qui jeta des cris joyeux en le reconnaissant. Quelques cavaliers même tirèrent en l’air des coups d’arquebuse : ce qui fit trembler le prince ; car, grâce au regard perçant dont l’avait doué sa tante, il vit une bourre passer à trente pieds au-dessus de sa tête !...
Ayant imaginé de faire tout de suite montre de ses talents, il se pose sur un rocher en orateur ; il s’élève à une grande hauteur d’éloquence, et gourmande son père d’avoir craint pour le salut d’un prince protégé par Brahma ; là-dessus, il cite tous ceux de sa race royale que les dieux ont sauvés ; de là il passe aux règles du gouvernement, aux devoirs nombreux d’un héritier présomptif envers son père, et à ceux que le ciel lui imposera lors de son avénement au trône.
Le roi Mirgang écoutait tout ébahi : « Brahma ! s’écria-t-il, tu as fait un grand miracle. Mon fils est savant comme Néboussan. »
Abdim haussa les épaules d’un air de suffisance, et, quand, monté à cheval, il reprit le chemin de la ville, à la gauche de son père, il fit marcher Néboussan près de lui, et s’amusa à lui adresser des questions sur le monde, sur l’origine des peuples, sur le nombre de poissons qu’il y avait dans la mer, d’oiseaux qui volaient à tire d’ailes vers les nuages, sur les variétés des minéraux, sur les langues de l’Occident, — sur tout enfin. Qu’on juge de l’embarras de Néboussan, vieillard assez lettré, mais qui n’avait pas une fée pour tante. Pendant cette discussion, le visage d’Abdim était empreint d’une morgue pédantesque ; il n’y régnait plus ce mélange de grâce, d’insouciance, de vivacité dont la cour s’émerveillait tant jadis. Les cavaliers de la suite du roi se disaient même à l’oreille : — Notre prince était plus aimable autrefois ; — ce sera un brahmane, mais non un noble guerrier.
Par malheur pour eux — et pour lui également, — Abdim devina ces mots sur leurs lèvres ; ne savait-il pas tout ? Aussitôt, plein de dépit, il se plaignit d’être insulté ; avant qu’on ne fût arrivé à la ville, deux soldats avaient, par ordre de Mirgang, reçu chacun vingt coups de bâton sur la plante des pieds.
Cet incident mit le roi d’assez mauvaise humeur. Il lança son cheval au galop : mais le prince, le rappelant, cria : « Seigneur père, ignores-tu qu’il est fort dangereux de courir par une telle chaleur ? Une sueur rentrée peut occasionner la mort.
— Ah ! ah ! dit le roi, tu es devenu bien prudent. Marchons donc au pas. »
Je vous dispense de lire les détails des fêtes qui eurent lieu dans la ville et le royaume pour célébrer le retour et la science d’Abdim. — Seul, Néboussan était sombre ; dévorant son humiliation, il alla s’ensevelir dans une aile écartée du palais ; et comme il était mal en cour, personne ne s’avisa de le déranger.
Cependant, les savants s’assemblèrent et tinrent conseil pour déférer au prince des titres dignes de lui. Ce fut dans cette mémorable séance qu’on imagina les noms de Bachelier, docteur-ès-lettres, etc. grâce auxquels, moyennant diplôme, on est supposé aujourd’hui tout connaître et pouvoir trancher sur tout.
Mais voyez combien sont vaines les espérances des hommes ! Abdim avait sollicité les dons surnaturels de sa tante afin d’échapper à l’étude ; rien, au contraire, ne devint plus occupé que sa vie, car on avait à son égard une exigence proportionnée au génie qu’il annonçait ; le royaume tout entier voulait contempler et posséder quelques-unes de ses merveilles. Mais on se trompait fort de croire qu’Abdim goûtait le moindre plaisir à s’occuper de toutes ces belles choses. Il n’avait pas été longtemps sans juger qu’il était, lui, étranger à ce qu’il faisait ; ainsi, prenait-il du papier et un pinceau, ce qu’il écrivait lui venait sans l’avoir cherché ; son pinceau achevait même parfois un mot dont il n’avait tracé que la première lettre ; le vers lui arrivait tout forgé, et après un vers un autre vers, et après un chant un nouveau chant. Souvent Abdim se levait effrayé de cette fécondité presque involontaire. Puis, quand on lisait ses poésies, il devenait triste ; tant il y reconnaissait peu de choses qui fussent parties de son âme.
Il se fit apprêter une grande toile et des couleurs. Comme on savait qu’il n’avait jamais appris à peindre, les artistes de la cour lui vinrent offrir respectueusement leurs leçons : il sourit et prit la palette avec une assurance qui les étonna ; puis, traçant ses lignes, dessina très-correctement ses principales figures, et se mit aussitôt à les peindre. C’était merveille de voir les couleurs s’harmoniser, les tons s’animer, se débrouiller complètement, la lumière courir dans tout le tableau. Au bout d’une heure, le chef-d’œuvre était fini, et on l’emportait par les rues avec des cris d’admiration ; seul, le prince n’était pas heureux. Ce tableau, était-ce bien lui qui l’avait fait ? n’avait-il pas senti sa main comme pressée par un pouvoir invisible ?
« J’entreprendrai, dit-il, une tâche plus pénible : voici devant le palais un bloc de marbre dont on voulait tirer des chapiteaux de colonne ; qu’on m’aille chercher un ciseau et un marteau. »
Grimpé sur une échelle, ses outils à la main, notre royal enfant se met à tailler, à tailler. A peine a-t-il frappé, que d’énormes morceaux se détachent et tombent ; c’est comme une pluie de fragments de marbre. Une ardeur incroyable s’empare d’Abdim ; il ne cesse de lever son marteau. Voilà un bras qui sort du bloc. Décidé, le prince donne un coup au hasard, cela forme un admirable pli de draperie ; il continue ; une poitrine, une tête magnifique apparaissent comme par enchantement. Enfin, la statue entière de Brahma se montre avec ses plus belles proportions ; une statue digne d’un Dieu, et qui sort du marbre toute polie.
Le peuple entier battit des mains et se prosterna ; mais Abdim, poussant un gémissement, se hâta de descendre de l’échelle, et courut se réfugier au fond de son appartement. Il y resta deux jours, ne faisant rien, ne lisant rien ; car à les ouvrir seulement il connaissait les livres. Ce fut le roi qui vint lui-même le prier de s’arracher à cette solitude, et de composer un discours en réponse aux ambassadeurs du shah de Perse, qui devaient arriver le lendemain.
C’est l’heure où les sages, après avoir fait leurs ablutions, mangent leur riz ou mâchent gravement le bétel. Le pas d’une cavalcade nombreuse retentit le long des rues étroites de la ville. Mirgang, accompagné de la noblesse, sort processionnellement de son palais ; il est monté sur un éléphant blanc, couvert d’une housse de soie et d’or. Vingt pages agitent sur sa tête des éventails de plumes d’autruches et de paons, attachées au bout de longs bâtons dorés. Les cimeterres brillent, les flèches retentissent dans les carquois des cavaliers ; mille aigrettes de diamants réfléchissent les feux du soleil ; mais rien n’est si beau qu’Abdim, pâle et couché dans un palanquin aux rideaux de soie rose. Il en descend, monte sur un cheval arabe aux naseaux brûlants, et harangue les envoyés.
Que de belles phrases tombèrent des lèvres d’Abdim ! Que de métaphores fleuries, d’exclamations et d’antithèses ! Les envoyés, tout confus, ne savaient pas où il pouvait prendre tant d’éloquence ; le savait-il bien lui-même ? Il parlait, il parlait ; mais il se sentait comme forcé de parler ; les mots lui venaient sans qu’il dût attendre les idées. Soudain il vit son père froncer le sourcil ; il chercha dans sa mémoire et se souvint d’avoir dit plusieurs fois « notre peuple, nos sujets. » Il songea aussitôt à la jalousie, à la méfiance de la plupart des rois contre leurs héritiers. Aussi, le fils d’un vieux monarque doit-il, par délicatesse, voiler une partie de ses qualités et de son énergie, pour ne pas inquiéter celui qui s’en va et sent sa couronne lui échapper.
Il y eut un banquet splendide. Abdim, ébloui par l’éclat de mille lumières, enivré par les chants des almés[18], oubliait un peu de sa tristesse, quand il remarqua que le chef de l’ambassade persane lui avait lancé à la dérobée un regard sombre. Sa fatale science lui rappela à l’instant même un grand nombre de traîtres qui, protégés par leurs titres d’ambassadeurs, vinrent tramer des complots mortels, jusque dans le palais de leurs ennemis. Par malheur, ce même étranger, voulant lui faire politesse, lui adressa un sorbet. Abdim pâlit ; il n’a plus qu’une idée : ce sorbet est empoisonné. Il se lève, repousse de toute sa force et fait tomber l’esclave noir qui lui présentait le plateau d’or. Qu’on juge de l’indignation des envoyés ! Ils renversent les carreaux de leur divan, jettent leurs pipes d’ambre, déchirent leurs pelisses d’honneur, et jurent par Mahomet guerre éternelle au roi Mirgang.
Abdim, désespéré, maudissant sa fatale connaissance de toutes choses, s’échappe par une porte dérobée ; les yeux pleins de larmes, il traverse le palais, court dans les jardins, et tombe sous un cactus qui épanouissait ses fleurs si fragiles.
« Malheureux ! dit-il, malheureux que je suis ! ne pourrai-je rejeter ce fardeau d’une science précoce ? Oh ! je suis trop avancé pour mon âge ; je n’ai pas amassé péniblement un savoir que je pusse utiliser plus tard. Dala ! Dala ! ma chère tante ! viens, viens me reprendre ton funeste bienfait. Dala ! Dala. »
En ce moment, la bonne petite fée passait dans son char de topaze ; elle descendit auprès du jeune prince, et s’appuyant sur son épaule, lui dit : « Hé bien, te voilà déjà fatigué des fruits de la science, de cette moisson dont il te faut récolter les grains sans que tu aies semé ? Tu aspirais à tout connaître, et tu ne m’écoutais guère quand je te recommandais de travailler avec calme et mesure. Je te guéris de ta sagesse anticipée ; je te rends la douce jouissance de la jeunesse. Redeviens l’heureux enfant d’autrefois. »
Cela dit, elle décrivit un cercle avec sa baguette enchantée ; Abdim s’endormit profondément.
Le lendemain au matin, il frappait à la porte du vieux Néboussan, et lui disait en l’embrassant :
« Où est ma grammaire ? donnez-moi ma leçon ?
— Comment ? n’avez-vous pas la science infuse ?
— Je ne sais plus rien ; mais j’apprendrai tout avec vous, n’est-ce pas ? et je serai heureux d’apprendre, car il n’y a de bon ici-bas que ce qu’on a péniblement acquis.
— Vous avez raison, dit Néboussan, tout joyeux ; hé bien donc, petit savant, prenons notre leçon de lecture. »
[15] Nom du rossignol en Orient.
[16] Sorte de brahmane, de philosophe de l’Inde.
[17] Instrument de musique indien.
[18] Nom des danseuses de l’Inde.
La Seine n’offrit peut-être jamais, à Paris, un spectacle plus animé que celui de l’année 1804.
L’expédition en Angleterre avait été résolue ; on jugeait d’avance du succès, d’après celui que Napoléon avait eu en Égypte. Poésie, musique, théâtre, tous les arts enfin saluaient le deuxième Guillaume-le-Conquérant. Quelques personnes avaient des doutes et des craintes ; mais, chaque matin, les journaux entretenaient, avec emphase, le public des préparatifs immenses qui se faisaient dans les ports de France pour la descente en Angleterre.
La Seine était couverte de bateaux plats, et, chaque jour, les diverses villes de France en offraient de nouveaux, pour être joints aux milliers déjà prêts à recevoir les troupes qu’on rassemblait sur la côte, et qui devaient former une armée redoutable. A peine restait-il sur la Seine, à Paris, assez d’espace pour les bateaux servant à l’approvisionnement de la capitale.
A cette même époque, un Américain obscur, ayant nom Fulton, qui séjournait à Paris pour se livrer à des études d’ingénieur, essayait, entre le Pont-Neuf et le Pont-Royal, un bateau d’une forme particulière, muni d’un appareil de son invention. De temps en temps quelques passants, démêlant entre les grands bateaux plats la petite embarcation, s’arrêtaient sur les quais et les ponts, pour suivre des yeux les manœuvres nautiques de l’inconnu : manœuvres qui contrastaient singulièrement avec le projet de la grande expédition qui préoccupait tous les esprits.
« A quoi, se demandaient-ils, servent donc ces roues, ce tuyau, cette fumée ? Quelle idée bizarre a cet homme avec son bateau chauffé. Vit-on jamais quelque chose de pareil ? Ne serait-ce pas un de ces rêves-creux qui croient avoir fait une découverte merveilleuse, et qui en sont pour leur peine et leur temps perdu ? »
Et, après avoir regardé, pendant quelques instants, les manœuvres du petit bateau, les passants haussaient les épaules, et continuaient leur chemin. Tous oublièrent bientôt les expériences insignifiantes, selon eux, dont ils avaient été témoins sur la Seine.
Il fut question de ces expériences dans les bureaux du ministère de la marine : on en parla au Premier Consul. Le grand homme fit comme la multitude. Préoccupé du plan de l’expédition, qui devait changer la face de l’Europe, il jugea que les expériences de l’ingénieur américain ne valaient pas la peine qu’on s’en occupât sérieusement.
Si, au moment où les passants détournaient avec dédain les regards du bateau de la Seine, pour aller à leurs occupations ou à leurs plaisirs, il s’était présenté un homme qui leur eût adressé la petite harangue que voici :
« Messieurs, ne passez pas si vite, car ce qui a lieu sous vos yeux, dans la Seine, est le germe des plus grandes choses. Vous êtes enthousiasmés du projet de la descente en Angleterre ; vous agitez pour vous-mêmes des projets d’où vous attendez la gloire, l’immortalité, la fortune. Eh bien ! tous ces projets ne sont rien en comparaison des résultats qu’auront les expériences faites devant vous. L’étranger qui manœuvre dans ce bateau, et dont vous ne vous souciez même pas de connaître le nom, exercera plus d’influence un jour sur le bien-être de la société humaine, que l’empereur Napoléon. Le projet de descente en Angleterre s’évanouira ; il ne résultera rien de tout ce bruit qu’on en fait, tandis que l’idée sublime qui a donné lieu à ce bateau sera plus tard accueillie, adoptée, imitée dans toutes les parties du monde, servira au rapprochement de toutes les nations, à la propagation rapide des arts, des inventions utiles, des découvertes les plus intéressantes dans les fleuves et au milieu de parages inconnus. »
Certainement, l’homme qui eût tenu un semblable discours aurait été regardé comme un insensé ; il eût risqué d’être hué, peut-être même d’être jeté à l’eau. Il n’aurait pourtant fait que prédire ce qui est effectivement arrivé ; et il n’aurait fallu que trente ans pour que sa prédiction fût accomplie de tous points.
Il n’est rien résulté de ce grand projet de descente en Angleterre ; le brillant empire fondé par Napoléon est depuis longtemps dissous, tandis que les modestes expériences auxquelles Fulton se livrait alors dans son petit bateau à vapeur, l’ont amené à l’invention d’un merveilleux moyen de navigation dont profitent aujourd’hui toutes les nations civilisées, et qu’on regarde avec raison comme aussi important pour les communications entre tous les peuples du globe que l’invention de l’imprimerie.
Le siège malheureux de Santa-Cruz, par les Anglais, est, mes enfants, l’un des épisodes intéressants de l’histoire contemporaine. Il eut lieu en l’année 1794. C’est là qu’un amiral célèbre, lord Nelson, fut dangereusement blessé et faillit trouver la mort, qui ne l’atteignit cependant que neuf ans plus tard, au combat de Trafalgar, combat de si douloureuse mémoire pour la France.
La flotte anglaise croisait depuis un mois devant Cadix. Un riche convoi espagnol, impatiemment attendu à Madrid, apprenant que l’entrée de Cadix lui était ainsi fermée, s’était décidé à faire voile vers l’île de Ténériffe. Il n’en fallut pas davantage à Nelson pour former le projet de s’emparer de ce convoi et de deux galions qui l’accompagnaient.[19] Toute la flotte aurait bien voulu suivre l’amiral ; officiers et soldats brûlaient du désir de faire partie de l’escadre[20] qui devait se diriger sur les Canaries. Les matelots surtout faisaient, à l’envi, les plus beaux rêves ; ils se voyaient déjà maîtres des trésors espagnols. C’était, de tous côtés, des cris étourdissants, une joie, un enthousiasme... Eh bien ! aucune de ces superbes espérances ne devait se réaliser.
L’escadre, sous les ordres de Nelson, se composait de trois vaisseaux de ligne : le Thésée, le Culloden, le Zealous ; et de trois frégates : l’Émeraude, la Terpsichore et le Sea-horse.
Une fois en vue des îles Canaries, l’amiral disposa toutes choses pour opérer une descente ; il devait d’abord, quant à lui, à moins de circonstances bien urgentes, ne point quitter le vaisseau-amiral. Les embarcations aborderaient de nuit la côte, entre Santa-Cruz et le fort situé au nord-est de la baie ; on se rendrait maître de ce fort ; après quoi, l’on n’aurait plus qu’à sommer le gouverneur de la ville de se rendre. Ainsi avait été arrêté le plan d’attaque.
A minuit donc, les trois frégates portant les hommes désignés pour ce coup de main, s’approchent à trois milles environ de la côte ; mais, soit que le vent de terre fût trop violent, ou que les courants paralysassent leur marche, toujours est-il que le point du jour parut sans qu’on se trouvât en mesure d’opérer le débarquement ; alors il était trop tard : les sentinelles du fort avaient donné l’alarme. Les capitaines des trois frégates en furent réduits à venir prendre de nouveau les ordres de l’amiral. Celui-ci résolut de s’emparer des hauteurs qui dominent la forteresse ; et, en effet, pendant qu’un certain nombre des siens envahissaient la côte, Nelson, avec ses vaisseaux de ligne, s’avança pour battre en brèche les murs de la place. Cette double attaque était ainsi combinée pour mieux harceler la garnison. Malheureusement un calme plat survint tout à coup, et les courants contraires empêchant l’amiral d’approcher à plus d’une lieue du rivage, les Espagnols eurent le temps de se mettre à l’abri de toute surprise.
Les Anglais ne s’attendaient guère à rencontrer à la fois des points de défense si redoutables et des hauteurs aussi inaccessibles. Ils se rembarquèrent donc avec précipitation, et s’en allèrent jeter l’ancre à deux milles de la place, comme s’ils dussent se borner à l’attaque des hauteurs. Mais ce n’était là qu’une ruse de guerre ; le soir du jour suivant, des ordres étaient secrètement envoyés, de tous côtés, aux embarcations pour opérer enfin leur descente, comme elle avait été réglée le premier jour ; et malgré tous les dangers d’une pareille entreprise, Nelson résolut de donner lui-même l’assaut à la garnison de Santa-Cruz.
Voici la lettre qu’il écrivit, à ce sujet, au lord Saint-Vincent (et ce sont, par parenthèse, les dernières lignes qu’ait tracées sa main droite). « Pour réussir, je commencerai par me rendre maître de Santa-Cruz. Cette baie m’offre un mouillage peu sûr ; la place est défendue par de nombreuses batteries[21] qui règnent le long de la mer ; mais j’espère n’être pas moins heureux que Blake, qui, en 1657, coula à fond, dans cette rade, plusieurs vaisseaux espagnols. Cette nuit donc, je tenterai une descente, et demain une couronne de lauriers ou de cyprès ceindra ma tête. »
Nelson ignorait si peu à quels périls il s’exposait, qu’il appela son gendre, le lieutenant Nisbet, pour l’aider à mettre ses papiers en ordre, et à brûler les lettres de sa mère. S’apercevant que celui-ci était tout armé et prêt pour le combat, il le dissuada vivement de l’accompagner : « Si nous succombions tous deux, disait-il, que deviendrait notre pauvre mère ? Cette nuit, vous resterez sur mon vaisseau ; je vous le confie. — Amiral, un autre que moi veillera sur le Thésée, répondit Nisbet, car je vous accompagnerai cette nuit ou jamais. »
Vers onze heures du soir, par une nuit des plus épaisses, toutes les embarcations se dirigèrent vers la jetée[22], et, quoique ce mouvement s’exécutât sans bruit, les Anglais furent cependant découverts par les sentinelles espagnoles. Aussi, au plus profond silence, succéda tout à coup le bruit étourdissant de toutes les cloches de Santa-Cruz ; et, à ces mille sons discordants, qui retentissaient au loin sur la plage, vint bientôt s’unir l’horrible fracas de cinquante pièces d’artillerie, qui vomissaient la mort de toutes parts. C’était partout du feu, du tumulte, des cris.
Ajoutez aux horreurs de cette scène, une mer furieuse, qui menaçait à chaque instant d’engloutir tous les bateaux anglais. La plupart de ces frêles embarcations, ayant contre elles les éléments conjurés, furent poussées à la côte, une lieue plus loin. Quatre ou cinq d’entre elles seulement parvinrent jusqu’à la jetée.
Les Anglais se précipitent aussitôt à terre, s’élancent sur les batteries, s’en emparent, mettent en fuite les trois cents hommes qui les défendaient ; mais si terribles étaient les feux croisés que faisaient à la fois la citadelle et les batteries élevées à l’autre bout de la jetée, que les malheureux assaillants ne purent aller plus loin, et le plus grand nombre perdit la vie.
Quant au détachement conduit par Nelson en personne, il atteint à son tour la jetée, et tous ses soldats débarquent sous le feu de la forteresse. L’amiral, s’élançant hors du bateau, avait lui-même mis pied à terre, et déjà il tirait son épée du fourreau, lorsqu’une balle vint le frapper et lui cassa le bras droit : « Oh ! Nisbet, s’écria-t-il, j’ai perdu mon bras. »
Et le choc de la balle avait été si violent, que Nelson en fut renversé ; mais, en tombant, il saisit encore son épée de la main gauche, bien résolu de ne se séparer qu’à la mort de cette arme héréditaire qu’il vénérait comme une sainte relique. Nisbet, en voyant chanceler l’amiral, l’entraîna vivement au fond de la chaloupe et couvrit, de son chapeau, le bras fracassé, de peur que la vue du sang, qui jaillissait à gros bouillons, ne vînt accroître sa faiblesse. Alors ce jeune homme examina la blessure, et, arrachant sa cravate, en enveloppa les chairs déchirées. Sans cette présence d’esprit, Nelson eût indubitablement terminé là ses jours.
Mais bientôt des matelots sont accourus aux cris de Nisbet ; ils remettent l’embarcation à flot ; le lieutenant s’empare lui-même d’une des rames, et ordonne aux siens de serrer d’aussi près que possible les murs du fort, afin de se mettre à l’abri du canon. Enfin, Nelson peut se lever, et, malgré ses souffrances, il monte sur le pont pour voir ce qui se passe ; mais, au milieu d’une effrayante obscurité, il ne distingue que les éclairs qui jaillissent des batteries de la place ; puis, tout à coup, des cris déchirants se font entendre. Une grêle de boulets avait assailli et immédiatement coulé à fond l’un des navires anglais ; plus de la moitié des hommes qui étaient à bord périssaient dans les flots.
Enfin, après avoir affronté mille périls, le bateau-amiral atteint le Sea-horse, vaisseau commandé par l’un des marins les plus braves, le capitaine Freemantle, qui s’était lui-même jeté dans une des chaloupes qui avaient abordé la côte. Mais Nelson refuse obstinément de monter sur ce vaisseau, bien qu’il fût convaincu que la mort pouvait vingt fois l’atteindre, avant qu’il eût le temps de joindre un autre navire : « Plutôt mourir, crie-t-il à ceux qui l’entourent, que d’alarmer mistriss Freemantle, en m’offrant à ses yeux en ce pitoyable état. Que lui dirais-je mon Dieu, si elle me demandait des nouvelles de son mari ? »
La volonté de Nelson resta inébranlable ; on fut contraint d’aller gagner enfin le Thésée, où l’amiral fut hissé (enlevé) au moyen d’une corde qu’il s’était passée lui-même, de la main gauche, autour du corps, en disant : « Laissez, laissez-moi faire ; il me reste encore mes jambes et mon bras gauche. Dites seulement au chirurgien de faire diligence ; je sais que je dois perdre mon bras droit ; le plus tôt sera le mieux. » Le sang-froid que montra l’amiral au milieu de cette opération fut admirable !
Cependant l’escadre répondait toujours, par un feu formidable, aux batteries du fort ; les Anglais n’en perdaient pas moins beaucoup de monde ; la mort moissonnait tous leurs rangs. Sur ces entrefaites, les matelots des embarcations qui avaient aussi abordé la côte, mais loin de la jetée, après avoir tenté vainement d’emporter d’assaut la citadelle, se dirigeaient vers un monastère, croyant rencontrer en chemin le détachement conduit par l’amiral. Trompés dans leur attente, ils eurent, dès ce moment, à lutter contre des forces infiniment supérieures : ce qui ne les empêcha toutefois pas de sommer audacieusement la garnison de se rendre, et de se battre en désespérés jusqu’au jour. C’est alors qu’à l’aspect de leur complet isolement, ils proposèrent une armistice.
Le commandant de Santa-Cruz, don Antonio Guttierez, heureux de se voir débarrassé d’hôtes si incommodes, adhéra à toutes les propositions qu’on lui fit ; il poussa la générosité jusqu’à envoyer aux Anglais, du vin et des provisions de bouche dont ils avaient grand besoin, et jusqu’à leur fournir lui-même tous les moyens de rejoindre leur escadre. En outre, les hôpitaux de la ville s’ouvrirent pour tous les Anglais blessés. En un mot, don Guttierez mit en pratique, avec la plus scrupuleuse fidélité, cet admirable précepte de la religion : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire. »
Nelson ne parla pas de sa blessure, dans les dépêches qu’il adressa à la cour d’Angleterre ; mais, dans une lettre particulière au lord Saint-Vincent (la première qu’il ait tracée de la main gauche), il exprimait ainsi toute l’affliction que lui causait la funeste issue de son entreprise. « Je suis devenu un fardeau pour mes amis ; je ne pourrai plus désormais servir la patrie. Dès que je ne serai plus à la tête de l’escadre, je serai mort au monde. J’espère que vous aurez la bonté de me donner une frégate pour porter en Angleterre ce qui reste de mon corps. »
Sa première lettre à sa femme est écrite aussi sous l’impression de pareils sentiments. « C’est là le sort des armes ; et j’ai raison d’être reconnaissant envers la Providence qui se servit de mon gendre pour sauver mes jours. Je ne dois pas m’étonner si l’on me néglige et si l’on m’oublie ; mais je souhaite que ni vous, ni mon père ne vous affligiez de ce qui m’est arrivé ; il y a longtemps que je m’étais fait à cette idée. »
Les résultats de cette expédition des Anglais contre Santa-Cruz furent désastreux. Partout des noyés, des blessés, des morts. Parmi ces derniers, se trouvaient le capitaine Brown et son premier lieutenant, dont les dépouilles furent apportées par les Espagnols eux-mêmes : suprême hommage rendu, par des ennemis, à la vertu guerrière de deux officiers dont Nelson, tout le premier, déplorait amèrement la perte. L’abîme de l’Océan allait devenir, pour eux, un vaste tombeau caché à tous les yeux.
On commença les lugubres apprêts de la cérémonie. Les cercueils des deux officiers étaient exposés sur le tillac. C’était un spectacle des plus imposants : ce beau ciel, cette mer bleue, unie comme une glace, ces matelots, ces soldats vêtus de costumes si divers, ces physionomies sombres, recueillies, mélancoliques, ces deux cercueils enfin sur lesquels les regards des assistants étaient incessamment fixés, tout faisait battre le cœur d’une indicible émotion. Mais bientôt le capitaine se mit à lire les oraisons des morts ; le silence religieux redouble ; une tristesse plus profonde vient assombrir le front des matelots ; quelques visages se baignent même de pleurs.
La lecture de la prière des funérailles terminée, chaque assistant fut saisi d’un frémissement involontaire : c’est qu’on allait enfin jeter les deux cercueils à la mer. Alors le capitaine prononça de dernières paroles solennelles ; puis ces pieux devoirs une fois accomplis, l’escadre revint tristement reprendre sa croisière devant Cadix.
[19] Grand vaisseau qui va d’Amérique en Espagne.
[20] Réunion de plusieurs vaisseaux de guerre sous un même chef ; on entend par le mot flotte un nombre bien plus considérable de vaisseaux réunis. L’escadre est une partie détachée de la flotte.
[21] Pièces d’artillerie disposées pour tirer ; on donne aussi le nom de batterie au lieu où sont placées ces pièces.
[22] Partie avancée ou saillante de tout port où l’on a pratiqué des travaux pour rompre la force des vagues.
Le coche d’Auxerre.
| Lith. de Cattier | |
| Il se fait alors un devoir de payer son écot, en lisant lui même un de ses récits. | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Je crois, mes jeunes amis, vous avoir prouvé que l’attachement et la reconnaissance dont nous payons le dévouement de ceux qui nous instruisent, influent presque toujours sur nos heureuses destinées ; je veux maintenant vous donner une juste idée et vous offrir le tableau fidèle des jouissances qu’éprouvent les amis de la jeunesse, qui mettent leur bonheur et leur gloire à développer, à diriger ses premières impressions, à s’emparer de sa confiance par de simples récits, qui lui forment insensiblement et l’esprit et le cœur... Ces littérateurs-là préfèrent l’utilité à l’éclat ; ils n’ambitionnent ni les brillants lauriers du Parnasse, ni les couronnes académiques ; mais ils gravent leur souvenir dans les jeunes cœurs qu’ils ont, pour ainsi dire, créés une seconde fois ; et ce souvenir, leur juste salaire, est souvent la source de prérogatives ravissantes, d’hommages publics et de hautes déférences, qu’envierait la célébrité même la plus généralement reconnue.
Je m’amuserai donc à vous décrire un voyage que fit à Auxerre, pendant l’automne de 1788, celui dont vous ne parlez jamais qu’avec une respectueuse émotion, celui dont le nom modeste et chéri vivra tout aussi longtemps que ceux de ses plus illustres contemporains... Vous avez deviné que je veux vous entretenir de Berquin. J’habitais, à cette époque, avec lui, rue et hôtel du Croissant, près la rue Montmartre. Remarquant en moi le sincère appréciateur de ses écrits, il m’honora de son amitié ; et pendant un déjeuner, en tête à tête, que nous renouvelions souvent sous les tilleuls qui ombrageaient le fond du jardin de l’hôtel, il me lit le récit de ce que je vais vous raconter.
Berquin avait marié la fille unique d’une de ses proches parentes, au fils d’un avocat renommé d’Auxerre, qui se disposait à suivre l’honorable carrière de son père. Cette jeune personne, orpheline, avait eu pour tuteur l’Ami des Enfants, qui, tout en augmentant sa fortune, la dota de ce qui est plus précieux encore, c’est-à-dire de ces vertus aimables, de ces douces qualités morales que font naître ses nombreux écrits. Victorine Dumont, devenue femme Albert, se faisait remarquer par cette grâce naturelle, par ce don de plaire, sans prétention, et surtout par ce charme entraînant d’une indulgente bonté qui lui gagnait tous les cœurs. Sa conversation, toujours sous le voile de la pudeur et de la modestie, laissait, comme à regret, apercevoir une instruction profonde, un esprit observateur ; attachait par un pouvoir irrésistible. En un mot, Victorine Albert faisait l’ornement et les délices de tous les cercles qu’elle fréquentait et le bonheur de l’honorable famille à laquelle l’hymen l’avait alliée. Berquin jouissait de son ouvrage, et se proposait d’aller visiter, à Auxerre, sa chère pupille pour être témoin de ses succès ; mais, constamment retenu à Paris par ses publications hebdomadaires, il n’avait pu trouver encore la possibilité de faire une absence. Les engagements qu’on prend avec le public sont si impérieux et si sacrés !
Toutefois, un événement heureux et impatiemment attendu força l’Ami des Enfants à suspendre, pendant une quinzaine, ses précieux travaux : son élève, sa pupille, donna le jour à un enfant du sexe masculin, objet de ses vœux les plus ardents, et Berquin fut choisi par elle pour présenter son fils au baptême. Il était impossible de ne pas satisfaire au désir si légitime de la nouvelle mère. Après avoir prévenu ses nombreux souscripteurs du retard indispensable qu’il leur ferait éprouver, il arrêta sa place à la diligence, et partit un dimanche soir du mois d’octobre, espérant faire un heureux voyage... Vous allez juger par vous-mêmes, jeunes lecteurs, s’il fut trompé dans son attente.
D’abord, lorsqu’au bureau des diligences le contrôleur l’appela pour monter en voiture, le nom chéri de Berquin frappa d’émotion les voyageurs, et tous décidèrent qu’il occuperait la place qui lui serait la plus commode. En vain il voulut s’en défendre ; les deux personnes qui occupaient avec lui le fond de la diligence, lui firent prendre le coin à droite, où, pendant la nuit, il pourrait plus commodément se livrer au sommeil. Le lendemain matin, au déjeuner dinatoire que l’on fait à la ville de Sens, où se réunit un grand nombre de voyageurs, la place d’honneur fut pour Berquin, qu’on entoura de mille égards et des hommages les plus flatteurs : on eût dit un prince qui parcourait ses états, et dont on venait de dévoiler l’incognito. Le repas terminé, Berquin se dispose à payer son écot. « Vous ne devez rien, lui dit l’aubergiste, ancien militaire ; j’ai entendu prononcer votre nom, et celui qui donne à nos enfants la nourriture de l’âme doit nous permettre de lui offrir celle du corps. » Berquin, vainement, voulut insister pour payer sa dépense, l’hôtesse lui répondit : « Voulez-vous que nous devenions vos débiteurs ? accordez un baiser à notre unique enfant, que mon mari vous présente ; cela lui inspirera le désir de lire vos ouvrages, et contribuera par cela même à son bonheur. » Berquin pressa aussitôt dans ses bras une jolie petite fille de six à sept ans, qui lui dit avec une ingénuité ravissante : « Je ne l’oublierai de ma vie. »
Ces touchants hommages n’étaient que le prélude de ceux qu’on préparait, à Auxerre, pour le guide chéri de la jeunesse. Le soir même de son arrivée, tous les musiciens de la ville se réunirent pour exécuter une brillante sérénade sous les croisées de son appartement. Le lendemain, jour du baptême, il reçut une députation de tous les enfants, qui lui offrit une corbeille de fleurs. L’évêque d’Auxerre, grand partisan de la littérature morale, voulut donner à Berquin une preuve publique de la haute considération qu’il lui portait, et réclama le droit de baptiser l’enfant dont les destinées semblaient déjà s’embellir du nom de son parrain. Ce fut donc à la cathédrale qu’eut lieu cette cérémonie religieuse. Toute la population d’Auxerre s’y était réunie. Le maître-autel avait été jonché de fleurs par les jeunes filles de la ville : le carillon le plus majestueux se faisait entendre, et lorsque Berquin, modestement vêtu, parut sous le péristyle du temple, donnant la main à la marraine, sœur du père de l’enfant, l’orgue fit entendre la plus harmonieuse entrée de chœur ; on eût dit l’arrivée d’un prince de l’église ou d’un haut personnage ; et ce n’était qu’un modeste écrivain, qui, tout en causant avec l’enfance, n’aspirait qu’à lui faire cueillir quelques plantes salutaires sur le sentier qu’ils parcouraient ensemble.
Pendant dix jours environ que Berquin séjourna dans la famille Albert, il fut visité par les plus respectables habitants d’Auxerre, qui tous briguaient l’honneur de le recevoir ; mais fuyant l’éclat, et fidèle à ses goûts simples et modestes, il sut se soustraire à toutes ces brillantes invitations, et n’accepta qu’un seul dîner improvisé que lui offrirent plusieurs jeunes filles qui travaillaient à faire sécher du linge dans une prairie située sur les belles rives de l’Yonne. On était au milieu de l’automne : une douce température et le commencement de la chute des feuilles inspiraient cette délicieuse mélancolie à laquelle se livrait ordinairement l’Ami des Enfants. Il avait dirigé ses pas incertains le long de la rivière, et s’était assis sous de hauts peupliers qui ombrageaient une pelouse assez vaste, où plusieurs blanchisseurs avaient établi leurs séchoirs. Bientôt passe devant Berquin une jeune fille de douze à quatorze ans, portant sur ses épaules une hotte remplie de linge mouillé ; d’une main, un vase d’étain et de l’autre, un panier couvert. Elle fait, en passant devant l’Ami des Enfants, un petit salut de tête, et ne s’aperçoit pas qu’elle laisse, en ce moment même, tomber sur le gazon plusieurs pièces de linge. Berquin d’abord ne s’en était pas non plus aperçu ; mais bientôt ses regards s’arrêtent sur une robe de mousseline brodée, sur un peignoir garni de dentelle et sur plusieurs mouchoirs festonnés. Il s’empresse de les ramasser et de les reporter à la jeune fille, qu’il suit des yeux, et qui déjà avait rejoint ses compagnes. « O mon bon monsieu, que j’vous r’mercie ! Précisément c’est la robe qu’nous a tant r’commandée madame la sénéchale à ma mère et à moi. Une pareille perte nous eût ben certainement privées d’sa pratique... Et vous donner vous-même la peine !... O mon bon monsieu, que j’vous r’mercie ! » — Quand j’te dis que c’est lui, dit une autre jeune fille à une de ses camarades. — S’rait-i ssible ! répond cette dernière. Excusez, mon bon monsieu, continua-t-elle en s’adressant à Berquin ; mais Laurette prétend qu’vous êtes c’t homme dont on parle tant d’puis qué’qu’ jours dans not’ ville, et qu’elle vous a vu lundi dernier à la cathédrale, présentant l’enfant qu’a baptisé not’ évéque. — C’est moi-même, mes jeunes amies, et c’est avec plaisir que je vous en fais l’aveu. — A vous permis, plus qu’à tout autre, reprend Laurette, d’nous appeler vos amies, puisqu’on dit qu’vous êtes l’ami, le guide d’la jeunesse. — C’ n’est pas seul’ment parmi les grands qu’vos ouvrages sont connus, dit une troisième jeune fille, nommée Agathe ; ma marraine, qui n’est qu’une simple blanchisseuse, nous lisait encore l’aut’ soir à la veillée vot’ Petit Joueur de violon : c’qui nous a bien amusées !... — C’est surtout dans la classe ouvrière, répond Berquin, cachant avec peine l’émotion qu’il éprouve, c’est parmi le bon peuple que je désire voir mes écrits se répandre. — Oh ben ! soyez satisfait, lui dit Maria, dont il avait ramassé le linge ; d’puis mon enfance j’connais vos jolis récits, qui m’ont fait naître l’désir de savoir lire ; tellement qu’j’ai encore là dans ma poche un d’vos charmants livres, qu’je m’proposais de lire à mes camarades, sitôt not’ dîner que j’leux apporte. » Elle tire à ces mots le volume de dessous son tablier, et dit à Berquin : « Oh ! qu’vous seriez genti si vous vouliez nous en lire qué’qu’ pages, pendant qu’nous allons faire not’ petit repas. Ça nous s’rait deux nourritures tout à la fois, » reprit Maria, en prenant une main de Berquin, qu’elle baisa avec respect.
Déjà une des jeunes filles avait découvert le vase d’étain et piqué cinq cuillers dans un potage au lard et aux légumes, tandis qu’une autre tirait du panier plusieurs morceaux de pain de seigle, un fromage à la crème et quelques fruits de la saison. « Oh ! que ce potage a bonne odeur, laisse échapper Berquin, le dévorant des yeux. — Dame, si l’cœur vous en dit ? lui répond Laurette, désignant une place auprès d’elle sur le gazon. — Y songes-tu, folle que tu es ? lui dit Marie ; nous n’avons qu’cinq cuillers. — Eh bien ! nous mangerons tour à tour avec la même, répliqua Laurette ; nous serions si fières d’pouvoir dire un jour : Le célèbre Berquin a daigné dîner avec nous. — Ah ! s’écrie celui-ci, de toutes les invitations que j’ai reçues dans Auxerre, celle-ci devient la plus flatteuse, la plus irrésistible. » Il s’assied, à ces mots, entre Laurette et Marie, et mange avec les cinq jeunes filles, sa bonne part du potage, qu’il trouve délicieux. On lui présente ensuite une longue tartine de pain bis et du fromage à la crème, qu’il dévore avec le même appétit ; puis enfin on lui sert plusieurs beaux fruits dont ses joyeuses convives lui préparent, sur des feuilles de platane, les quartiers tout pelés. « Quant à la boisson, lui dit Agathe d’un ton malin, nous n’avons à vous offrir que l’eau de la rivière, qu’nous buvons à la main ; c’est not’ breuvage accoutumé. » Elle court aussitôt puiser de l’eau dans ses deux jolies mains blanches, et vient doucement, à l’exemple de Virginie, les présenter à l’Ami des Enfants, qui lui dit que jamais il n’avait rien bu d’aussi délicieux. Il se fait alors un devoir de payer son écot, en lisant lui-même un de ses récits les plus intéressants, et voit les yeux de ses jeunes convives se mouiller de douces larmes, tant il est vrai que le sentiment pénètre vite dans des âmes toutes neuves ! Ce fut au point que les cinq jeunes filles s’écrièrent à la fois : « Oh ! qui n’éprouverait le désir de savoir lire, en écoutant d’aussi belles choses ? — Ce serait, répondit Berquin, pressant leurs mains dans les siennes, ce serait me donner le plus doux prix de mes travaux. »
L’heure étant revenue, pour les jeunes blanchisseuses, de se remettre à l’ouvrage, et Berquin craignant qu’on ne fût inquiet de lui dans la famille Albert, qu’il avait quittée depuis longtemps, on se sépara, non sans de mutuels remerciements, sans mille souhaits de se revoir et de renouveler les heureux moments qu’on venait de passer ensemble. Berquin écrivit, sur ses tablettes, le nom et la demeure de chacune des jeunes filles ; et après les avoir embrassées avec une effusion toute paternelle, il regagna l’habitation de sa chère pupille, à laquelle il raconta sa joyeuse aventure, en ajoutant que c’était le repas le plus exquis, le plus ravissant qu’il eût fait de sa vie.
Le lendemain de ce dîner champêtre, Berquin se disposa, malgré toutes les sollicitations dont il était entouré, à regagner la capitale pour y reprendre ses occupations chéries ; et surtout, pour remplir ses engagements envers l’éditeur de ses œuvres. Curieux de parcourir et d’admirer les belles rives de l’Yonne et de la Seine, il fit arrêter sa place sur le coche d’Auxerre, où il s’embarqua le matin vers six heures. Berquin, en s’éloignant, pensait toujours au repas champêtre sur les bords de l’Yonne, et se disait que ce serait la plus vive jouissance qu’il aurait éprouvée dans son voyage. Mais le destin lui en ménageait d’autres plus mémorables encore, et qui lui prouvèrent ce que produit d’égards et de dévouement un nom honoré dans tous les rangs de l’ordre social.
L’Ami des Enfants n’avait pas navigué une demi-heure sur le coche, qu’il s’aperçut que tous les regards s’arrêtaient sur lui : son nom errait de bouche en bouche ; il était répété surtout avec un respectueux intérêt, par sept à huit jeunes étudiants qui, vers la fin d’octobre, ont coutume de rejoindre à Paris les divers collèges auxquels ils appartiennent. Berquin n’était pas moins empressé d’entamer avec eux la conversation, et parla d’abord de la lenteur avec laquelle on parcourait, dans le coche, les rives de l’Yonne et de la Seine. « Il est un moyen, lui répondit un des élèves, d’abréger la longueur et d’éviter l’ennui du voyage ; c’est de naviguer en lisant un de vos ouvrages. — C’est m’attribuer, monsieur, un pouvoir auquel je suis loin de prétendre. — Vous prouvez que le vrai talent s’embellit encore par la modestie. — Causer avec l’enfance, en empruntant son langage, cela peut-il bien s’appeler du talent ? — Sans doute, et c’est s’élever que de savoir ainsi descendre. — Rester à votre niveau, jeunes gens, et mériter ainsi votre confiance, voilà le seul but où j’aspire. — Vous l’avez atteint, lui répond un autre élève ; quand nous lisons vos écrits, nous causons avec un ami, nous jouons avec un camarade, nous le suivons aveuglément partout où il veut nous conduire, et tout en nous amusant, nous devenons meilleurs. — On dirait, monsieur, que la Providence vous a chargé d’exaucer mes vœux les plus chers ; c’est dans des cœurs comme les vôtres que je suis ambitieux de prendre place. — Il n’est pas, lui répond un troisième étudiant, il n’est pas un seul de nous dans les collèges de Paris, qui ne vous chérisse, qui ne vous cite comme le moraliste le plus fécond et le plus aimable. Jamais, avec vous, de leçons austères, de tableaux effrayants, d’exigences pénibles ; c’est toujours le doux accent de l’amitié, c’est la causerie du cœur, c’est le cri de la nature.... Oh ! vous comptez parmi nous un grand nombre d’amis, et nous vous demandons, à ce titre, la permission de vous embrasser. » A ces mots, Berquin leur tend les bras, et tous s’y précipitent comme dans ceux d’un père. Ce tableau touchant excite les applaudissements de tous les voyageurs, qui s’empressent à leur tour d’entourer l’Ami des Enfants de leurs hommages et de leurs félicitations.
A la couchée du soir (c’était un village à quelques lieues de Sens), il ne se trouva pas assez de lits pour tous les passagers : ce qui détermina plusieurs d’entre eux à passer la nuit sur les bancs qui garnissaient l’intérieur du coche. Berquin, malgré sa faible santé, se déterminait à se priver du sommeil, lorsque deux étudiants qui s’étaient élancés des premiers vers l’auberge, vinrent lui annoncer qu’ils avaient retenu pour lui un fort bon lit auprès duquel s’en trouvait un second qu’ils occuperaient tous les deux, afin de pouvoir soigner leur ami, et de lui procurer tout ce qui lui serait nécessaire. Berquin, appuyé sur leurs bras, comme un père sur ceux de ses enfants, les suit donc à l’hôtellerie, où les accompagnent les six autres élèves, qui bientôt firent servir un excellent souper auquel fit honneur chaque convive, dont la gaieté, les heureuses saillies et cette franchise de cœur reportèrent Berquin au repas délicieux qu’il avait fait, peu de temps auparavant, avec les jeunes blanchisseuses des environs d’Auxerre ; mais celui-ci offrait des jouissances d’un genre plus élevé : on adressait à Berquin des éloges ornés de citations latines et de vers français les plus ingénieux. Un des étudiants, nommé Gustave Mirecourt, unique rejeton d’une honorable famille de la Bourgogne, fut invité par ses camarades à chanter quelque romance nouvelle à laquelle il donnerait une expression ravissante ; celui-ci s’armant d’une guitare qui toujours le suivait dans ses voyages, fit entendre deux romances qu’à cette époque on répétait dans la France entière ; la première commençait par ces paroles : « O lit charmant où ma Myrthé.., etc., » et la seconde, par celles-ci plus expressives encore : « Dors, mon enfant, clos ta paupière !... etc. » L’auteur de ces deux petits chefs-d’œuvre fut ému jusqu’aux larmes, et, saisissant la main de l’habile chanteur, il lui dit : « N’oubliez jamais le respect qu’on doit aux femmes ! »
Du sentiment le plus pur, on passa bientôt à cette hilarité de l’heureuse adolescence. Les bons mots de collège, les saillies des récréations, et les citations les plus piquantes des auteurs anciens et modernes jaillissaient à tout moment, et formaient, pour ainsi dire, un feu d’artifice, dont Berquin lui-même était ébloui, lorsque tout à coup, le plus grand des élèves, appelé Prosper Bernard, se lève et s’écrie : « Debout, chers camarades ! buvons à la santé de l’auteur des deux romances que nous venons d’entendre ! Elles nous retracent à la fois et l’amour maternel et les chastes égards qu’inspire celle qu’on aime ; jurons à notre premier ami, à notre aimable instituteur, de ne cesser jamais de chérir nos mères et d’honorer les dames de nos pensées ! — Ah ! s’écrie Berquin, donnez-moi donc la force nécessaire pour résister à tant d’hommages enivrants. » Tout le reste de la soirée fut un combat ravissant entre l’éloge et la modestie ; l’heure de se séparer étant venue, Prosper Bernard et Gustave Mirecourt conduisirent l’Ami des Enfants à la chambre à coucher qu’ils avaient fait préparer, et là remplirent auprès de lui les fonctions des plus dévoués serviteurs. Ce fut au point qu’il ne cessait de répéter : « C’est m’accabler de trop de soins ; je n’ai pas assez d’un cœur pour contenir le souvenir de tant de bontés. — Que voulez-vous ? lui dit Gustave, nous sommes, en ce moment, les délégués de la jeunesse française. »
On conçoit que Berquin s’abandonna sans peine au plus doux sommeil auprès de ses deux jeunes surveillants, et qu’il fut bercé des plus heureux songes. A son réveil, il se vit entouré de nouveaux égards : c’était à qui préviendrait tous ses besoins, toutes ses habitudes ; et comme il se disposait à payer sa dépense, l’excellent souper qu’il avait fait la veille, le bon feu qu’il avait eu la majeure partie de la nuit et qu’on venait de renouveler à son lever, il apprit de la servante d’auberge que tout venait d’être acquitté par ses deux compagnons de chambrée, et qu’elle-même avait été bien récompensée, sous la promesse de ne rien recevoir de lui. Il comprit, par toutes ces précautions, qu’il ne ferait que de vaines instances, et résolut de prendre sa revanche à la première couchée.
Depuis que Berquin était monté sur le coche d’Auxerre, il n’avait pas cessé d’être entouré d’hommages, et, pour ainsi dire, de piété filiale, qui se gravaient dans son cœur aimant, et lui faisaient dire à chaque instant : « Ce voyage est un véritable enchantement, et rien ne saurait être comparable à l’ivresse que j’éprouve... » Eh bien ! il ignorait encore toute la puissance de son nom, toute l’étendue de l’attachement, de la vénération qu’il inspirait ; vous allez, mes jeunes amis, en juger vous-mêmes, par le fait historique dont Berquin se plaisait à raconter tous les détails qui, dans sa bouche, avaient un charme irrésistible.
En partant le matin de Melun, pour se rendre à Paris, le coche d’Auxerre fut atteint d’un grand coup de vent qui rendait sa navigation difficile. La Seine, devenue très-haute, était houleuse et dérobait aux regards du nautonnier la trace du cours qu’il fallait suivre. Pour comble d’obstacle, le fleuve était couvert de longs trains de bois, qui, à cette époque, vont garnir les chantiers de la capitale. Déjà le capitaine du coche avait évité d’en heurter plusieurs ; mais entre Melun et Corbeil, au bas du village de Saint-Fargeau, où la Seine fait un long circuit, le coche fut atteint par un radeau qui fit une ouverture dans le bas de l’embarcation, et jeta l’épouvante parmi tous les passagers. Une ou deux barques furent aussitôt remplies par des femmes pressant dans leurs bras leurs enfants ; la terreur était au comble ; on n’entendait plus que ces cris déchirants : « Sauvez mon mari !... sauvez mon frère !.. sauvez mon fils ! — Et nous, sauvons notre ami, notre père !... s’écrient les huit étudiants. Fiez-vous à nous, en toute assurance, ajouta Gustave Mirecourt, se dépouillant de son habit. — J’ai remporté, l’été dernier, le prix de natation, dit aussitôt Prosper Bernard, et je réponds de vous. — Nous vous suivrons par-derrière à la nage, dirent à leur tour tous les autres élèves, et cette idée de sauver l’ami de la jeunesse va nous donner tant de force, tant de courage !... » Berquin, plein de confiance et de résignation, passe aussitôt ses bras sur l’épaule de Prosper et de Gustave, qui s’élancent en avant ; deux autres lui soutiennent les pieds en nageant par-derrière ; et le père chéri, porté sur les bras de ses enfants, arrive au rivage, ses vêtements mouillés, à la vérité, mais sans avoir couru le moindre danger, et n’éprouvant que la vive émotion qui lui coupait la parole, et ne lui permettait pas d’exprimer sa vive reconnaissance.
Pendant que les quatre nageurs le conduisent avec eux, dans une auberge très-renommée, établie sur le rivage, au bas du coteau de Saint-Fargeau, les autres élèves, prévoyant bien qu’on y passerait la nuit, se munirent sur le coche (qui n’était sombré qu’à moitié), de leurs porte-manteaux ainsi que de celui de Berquin, qu’ils rejoignirent à l’auberge, entouré de ses quatre libérateurs, qui, devant un bon feu, l’aidaient à faire sécher ses vêtements. Le souper ne fut pas aussi prolongé qu’à la première couchée. L’Ami des Enfants éprouvait un frisson qu’il s’efforçait de dissimuler, mais que ses co-naufragés devinèrent à l’altération de ses traits. Ils lui firent préparer un lit bien chaud ; Gustave et Prosper s’établirent ses gardes-malades, et les autres étudiants, s’offrant à les relever pendant la nuit, allèrent se livrer au sommeil réparateur de la forte secousse qu’ils avaient éprouvée.
Dès le lendemain matin, ils vinrent savoir des nouvelles de leur ami, qu’ils trouvèrent atteint d’une fièvre violente. Il fut arrêté que deux d’entre eux iraient, à l’instant même, chercher un médecin renommé qui habitait le joli village de Seine-Port, à une demi-lieue de Saint-Fargeau, et que deux autres relèveraient, auprès du malade, Gustave et Prosper, qui, l’ayant veillé toute la nuit, iraient prendre le repos dont ils avaient besoin.
Tout fut exécuté comme il avait été convenu ; au bout d’une heure et demie, arriva le médecin, qui, au nom de Berquin, avait quitté ses occupations, et déclara que le malade n’était atteint que d’une fièvre éphémère, causée par le froid subit qu’il avait éprouvé dans l’eau, et qu’elle céderait à la transpiration qui s’établirait par un breuvage qu’il prépara lui-même, et dont il prescrivit l’usage. Touché du dévouement de ces jeunes étudiants qui entouraient le lit de Berquin, il les rassura sur le sort de leur ami, et promit de lui faire une seconde visite dans la soirée. En effet, la fièvre fut bientôt dissipée, et lorsque le docteur revint, il annonça que la crise n’existait plus. Il fut entouré de tous les élèves, dont l’un, tirant sa bourse, voulut offrir au médecin ses honoraires, mais celui-ci l’arrêta et lui dit : « J’aurais payé dix fois plus que ce que vous voulez m’offrir, le bonheur de donner mes soins à l’Ami des Enfants, et l’honneur de lui serrer la main. » En achevant ces mots, il presse celle de Berquin sur son cœur.
La rentrée des classes au collège Louis-le-Grand devait avoir lieu le lendemain ; il fut convenu qu’on ferait venir deux voitures de Corbeil, qui avaient transporté la veille, à Paris, tous les voyageurs. Les jeunes élèves voulurent encore défrayer Berquin de sa dépense, mais il les avait prévenus, et leur dit : « Tout doit être de moitié entre camarades naufragés ; vous m’avez trop comblé d’égards pour vouloir m’humilier... » Après avoir passé la nuit la plus calme, la plus réparatrice, l’Ami des Enfants, escorté de ses quatre libérateurs, monta dans une excellente berline qui les conduisit à la capitale, rue et hôtel du Croissant, sa demeure chérie. Là, après les avoir pressés contre son cœur, il leur fit promettre de venir avec leurs quatre autres camarades, renouveler chez lui le repas ravissant qu’ils avaient fait ensemble dans les environs de Sens, où Gustave Mirecourt lui avait chanté avec tant d’expression ses deux romances favorites ; et dès le lendemain, voulant s’assurer de l’effet de son invitation, il se rendit, quoique faible encore, au collège Louis-le-Grand, rendre visite à ses compagnons de voyage, et confirmer à leurs chefs tout ce qu’ils avaient fait pour lui. Cette anecdote fut publiée par tous les journaux, et parvint bientôt aux parents des jeunes étudiants qui reçurent leurs félicitations. Peu de jours après, Berquin fit parvenir ses œuvres complètes aux jeunes blanchisseuses des bords de l’Yonne ; et tant qu’il vécut, lorsqu’il entendait parler d’un brillant festin donné chez un grand du jour, ou bien d’un hommage éclatant rendu publiquement à quelque personnage célèbre, il se disait : « Tout cela ne vaut pas mon potage au lard, l’eau puisée dans la blanche main d’une jeune fille... et surtout mon voyage sur le coche d’Auxerre ! »
Pour peu qu’on n’ait pas encore pris la ferme résolution de ne jamais s’exposer à périr par le feu, par l’eau, par une chute de quinze cents pieds au fond d’un abîme, on peut tenter cette grande aventure, descendre dans les entrailles de la terre, et s’en aller, comme moi, visiter les profondes galeries d’une houillère. Assurément, on s’y mouillera les pieds, on s’y noircira les mains et le visage, mais en revanche, que de grandes pensées, d’émotions fortes ! On se sentira vivre par la crainte de mourir, et, lorsqu’on remontera à la surface du globe, la terre paraîtra bien plus belle, le soleil bien plus radieux encore ; et c’est vraiment alors que le cœur s’épanouira délicieusement à l’aspect de tous les trésors qu’étale à nos yeux la nature.
Je suis donc descendu dans une de ces mines, aux environs de Charleroy ; et c’est l’histoire de ce petit voyage souterrain que je vais vous faire, mes enfants, pour vous instruire et vous distraire.
Nous voici d’abord sur une colline d’où l’œil embrasse une perspective aussi riante qu’animée. D’un côté, c’est un bois qui étend à l’horizon son rideau de feuillage ; de l’autre, la ville de Charleroy, qui nous montre de loin quelques faîtes de ses édifices ; tout autour de nous une fertile végétation tapisse la campagne semée de villages ; ici, la Sambre coule au sein d’une vallée de prairies ; plus loin, elle se perd dans une gorge de rochers noirs ; et voyez, sur ses bords, ces magnifiques établissements consacrés à l’industrie ; la plaine entière et les collines environnantes se montrent toutes hérissées de cheminées pyramidales, par où s’échappe la fumée des machines à vapeur. C’est un panorama merveilleux à contempler.
Trente houillères environ sont renfermées dans ce qu’on appelle le bassin de Charleroy. Elles se touchent l’une l’autre, et souvent se mêlent ; elles finiront peut-être bien un jour par se confondre. Elles ont toutes même identité d’origine, d’existence, de destination ; ainsi donc, en visiter une, c’est en quelque sorte les avoir visitées toutes.
Si le paysage que je viens de vous décrire est riant, il n’en est pas ainsi des chemins qu’il faut suivre pour arriver à la mine. Ils sont couverts d’une poussière noire, très fine, mobile, qui tourbillonne au plus léger souffle, et que la moindre pluie délaie en une boue immonde. Sur ces routes, d’ailleurs, les feuilles des arbres sont rares, brûlées ; la verdure à peu près inconnue, et plus on approche, plus l’aspect devient sombre. La plupart des figures qu’on rencontre, hâves, noircies par la houille, semblent appartenir à une race d’hommes d’un autre monde ; leur vue inspire un sentiment de tristesse indéfinissable ; mais toujours plus vous avancez, et plus tout ce qui vous entoure, porte une livrée lugubre. Là, ce sont d’énormes quartiers de charbon de terre, entassés dans une cour comme des boulets dans un arsenal ; ici, des bâtiments noirs qui semblent n’avoir jamais été neufs, quoique souvent élevés de la veille, et, au milieu de tout cela, circulent les hommes flétris, les pauvres enfants dont je viens de vous parler ; enfin une maisonnette qu’habite le gardien de la mine, et un vaste hangar où se trouve réuni tout ce qui sert à l’extraction... Voilà d’ordinaire ce qui révèle l’extérieur d’un établissement houiller.
En entrant, la première chose qu’on cherche, c’est la fosse. On se précipite vers l’orifice, et, les deux mains appuyées sur un petit mur d’enceinte, la tête penchée au-dessus de l’abîme, on y plonge un regard avide ; on voudrait en mesurer la profondeur, mais l’intensité des ténèbres y est si grande qu’on ne voit là qu’une nuit sans fin. On se soustrait avec une espèce d’effroi à cette contemplation qui donne des vertiges ; et ce n’est plus qu’après un intervalle de quelques minutes qu’on peut se livrer à l’examen des lieux dans tous leurs détails.
Pour la commodité de transport des charbons, la fosse est située à l’entrée même du hangar, près de la cour ; elle a dix ou douze pieds de tour. C’est par cet étroit passage que la mine vomit, chaque année, trente ou quarante mille tonnes de houille. Le travail y est continuel. Deux tonneaux sont dans un mouvement perpétuel : l’un descend vide, l’autre monte plein. Lorsque celui-ci arrive à l’ouverture, il est attiré vers le mur qui entoure la fosse ; il s’y appuie, s’incline, verse la matière qui le remplit, et retourne aussitôt chercher une nouvelle charge. Ces tonneaux, suspendus à deux larges cordes plates, en fil d’aloës, sont mis en action par une machine à vapeur, placée à l’autre extrémité de l’établissement. Les cordes, dirigées par des poulies jusqu’au-dessus de la fosse, dans toute la profondeur de laquelle elles descendent, se roulent ou se déroulent autour de deux cylindres (rouleaux), suivant l’impulsion alternative qui leur est donnée. La direction suprême est confiée à un mécanicien qui, semblable au pilote, placé au gouvernail d’un navire, se tient debout près de la machine, dont il maîtrise à son gré la puissance. L’on ressent, je vous jure, une singulière émotion à la vue de cet homme, souvent grêle présentant toutes les apparences de la débilité, et toutefois soumettant à son moindre caprice une machine formidable, que ne parviendraient pas à comprimer les efforts de trente chevaux. Qu’il vienne à poser la main sur une clavicule (petite clef), comme s’il n’était besoin que d’un signe, aussitôt tout s’arrête ou tout marche ; les mouvements progressifs ou rétrogrades, dociles à la volonté du maître, se ralentissent ou s’accélèrent. Lorsque l’on a bien attentivement suivi les mouvements de ce régulateur tout-puissant, lorsque l’on a vu avec quel soin imperturbable il surveille les moindres fonctions de la machine, avec quel empire il lui commande, on a foi en lui, et l’on se sent rassuré sur l’issue du voyage qu’on va faire, sous ses auspices, dans les entrailles de la terre. Et de fait, le fil de votre vie est entre ses mains.
Ce n’était pourtant pas, je l’avoue, sans une terreur secrète, que j’envisageais les hasards d’une telle aventure. Quelques jours auparavant, le feu grisou[23] avait éclaté dans une des galeries d’une mine voisine ; plusieurs ouvriers y perdirent la vie ; la veille même, à quelques lieues de là, cent personnes avaient été englouties dans une fosse tout à coup inondée. J’étais encore sous l’influence de ces tragiques événements. Malgré moi, en considérant le gouffre affreux dans lequel j’allais descendre, je me demandais avec anxiété s’il me serait permis de revenir sur terre. Cependant une invincible séduction m’entraînait au fond de l’abîme ; j’étais dominé par le désir de sonder les mystères ensevelis dans ces ténébreuses retraites. D’ailleurs, la descente et l’ascension s’opéraient devant moi avec une si invariable ponctualité ; il y avait tant de calme sur la figure du machiniste, que je me serais senti honteux d’avoir peur, et je m’embarquai enfin dans le tonneau avec un sang-froid superbe.
Dès que j’eus pris place, un signe fut fait au mécanicien, qui sembla commander à la machine de se mouvoir, et soudain la corde à laquelle était suspendu le léger poids de mon existence glissa sous les roulettes de la poulie, et s’allongea silencieusement dans la fosse. Je descendais rapidement avec elle, presque sans me sentir descendre, tant il y a de légèreté, de mollesse dans ce mouvement. D’abord l’obscurité blesse les yeux, mais bientôt on trouve un certain charme à contempler cette nuit, profonde au-dessus de la tête, profonde en dessous des pieds, au milieu de laquelle deux petites lampes que l’on porte avec soi, projettent une lumière incertaine. J’avais, à mon côté, un vieillard qui connaissait si bien les détails les plus ignorés de ces lieux, qu’il semblait en être le génie familier. « Ici, me disait-il, est un lit de rochers, là une sorte de terre, là-bas une autre ; plus loin, c’est une veine de fer ; puis, quand un reflet d’argent venait à luire à nos regards, ceci est de la houille, s’écriait-il. » Exclamation qu’il réitérait à chaque couche nouvelle. « Ces couches, encore intactes, ne seront exploitées qu’après l’épuisement des veines plus profondes. Ainsi le veut la prudence. Il pourrait arriver qu’une inondation envahît toute la partie inférieure de la mine ; alors il faudrait chercher un refuge pour les travaux, et on le trouverait ici. On exploiterait donc ces veines, ajoutait-il, jusqu’à ce que l’aspiration des pompes eût réparé le désastre. Dans certaines mines, il y a une, deux et même trois machines à vapeur, qui n’ont d’autre destination que celle de lutter contre l’infiltration ou le débordement des eaux. Dans ce combat, souvent long et obstiné, la victoire reste presque toujours au génie de l’homme. Les eaux, vaincues, tantôt cessent de paraître, tantôt viennent mugir avec impuissance contre les digues qui les emprisonnent. »
Tout à coup un bruissement léger se fit entendre. « Regardez en bas, » me dit alors mon compagnon de voyage. Une lueur, semblable au premier rayon de l’aube, commençait à percer les ténèbres et à blanchir le fond de la mine. Bientôt un bourdonnement de voix humaines, confus d’abord, puis de plus en plus distinct, monta jusqu’à nous. La lumière devint en même temps moins indécise et me permit d’apercevoir quelques hommes qui passaient et repassaient comme des ombres. Une minute après, nous étions arrivés. Nous avions parcouru près de mille pieds en huit minutes ; un coup de sonnette le fit savoir à la surface de la terre ; le mouvement cessa pendant quelques secondes ; nous descendîmes, et un tonneau chargé de houille, nous remplaçant, remonta presque aussitôt par cette même corde qui nous avait plongés dans les ténèbres.
Je me trouvai dans une espèce de caverne, la plus profondément obscure de toutes les cavernes. Dans le fond, régnait la nuit la plus complète. Autour de moi, tout était noir ; ce qui le paraissait le moins, et vous aurez peine à le croire, c’était la houille elle-même, parce qu’elle reflétait des scintillements argentés ; le reste : instruments de travail, tonneaux, hommes, tout était d’un noir mat et terne. Il n’y avait, pour éclairer cette scène, que quelques lampes illuminant d’un éclat étrange les figures humaines, et ne jetant sur les objets un peu éloignés qu’une faible lueur, qui allait se perdre mystérieusement dans une ombre impénétrable. Ce tableau me paraissait empreint d’une sombre horreur ; je me sentis pris d’une grande pitié, lorsqu’à la clarté presque funèbre des lampes, dans ces demeures étouffantes où l’humidité ruisselle, où le pied se fatigue à pétrir de la fange, je voyais se remuer des hommes à la figure amaigrie et sillonnée de rides, voûtés par l’habitude de ces lieux, et suant par tous les pores une eau qui salit leur noirceur en la nuançant de taches blanches.
Toutefois, n’allez pas croire que ces hommes se trouvent à plaindre. Aucun d’eux ne fait de tristes réflexions sur lui-même, en descendant dans ces fosses, d’où, quelques heures plus tard, on exhumera peut-être son cadavre ; ceux qui ont encore quelque jeunesse au cœur, vont s’y ensevelir en riant et en chantant. Interrogez-les sur leur sort au fond des mines ; demandez-leur s’ils sont malheureux ; oh ! oui, répondront-ils, nous sommes bien malheureux, car nous ne pouvons fumer. C’est là tout leur souci. Il leur est expressément défendu d’emporter avec eux la moindre parcelle de tabac ; on les fouille au moment de la descente, on cadenasse les lampes pour qu’ils ne puissent se procurer du feu ; toutes ces précautions sont prises pour prévenir des accidents déplorables dont ils seraient les premières victimes ; ils le savent, mais s’ils parviennent à introduire secrètement du tabac dans les galeries, à soulever le couvercle protecteur des lampes, dût toute la houillère en ruines s’écrouler sur eux, ils s’empressent d’allumer leur pipe sans plus s’embarrasser de la mort qui les menace. Est-ce courage ? est-ce fanatisme ? Non, ce n’est rien de tout cela ; c’est le misérable entraînement d’une passion grossière.
Ces ouvriers sont divisés en trois classes ; ceux de la première extraient la houille ; ceux de la seconde la chargent dans les voitures, puis dans les tonneaux ; ceux de la troisième la conduisent jusqu’à l’ouverture du puits par où elle doit monter à la surface de la terre. Le transport jusqu’au puits se fait dans des charrettes, traînées, à travers la galerie, par de petits chevaux, sous la conduite d’un enfant.
Aucun travail n’est plus dur que celui des ouvriers extracteurs. Tantôt couchés sur le côté, tantôt appuyés sur leurs genoux, à la pâle lueur d’une petite lampe, ils introduisent avec peine un instrument en fer dans les fissures de la houille, détachant la matière par blocs, en l’ébranlant sur divers points, et se fraient ainsi, dans une atmosphère où l’on étouffe, et au milieu de la boue, un chemin qui les conduit bien souvent à la mort la plus misérable. Que le gaz qui circule dans ces basses galeries, au lieu de venir expirer avec un léger frémissement contre les parois de leur lampe à la Davy[24] s’infiltre dans l’intérieur, s’enflamme et fasse explosion, ils seront ensevelis, écrasés sous les ruines. Que le bloc qu’ils détachent soit la dernière digue opposée par la nature à la violente impétuosité des eaux, le torrent se précipitera dans les galeries, les remplira, et roulera au milieu de ses ondes des cadavres disloqués. Idée terrible, qui ne vient jamais à ces ouvriers, qui ont l’habitude journalière de ces périls.
Ce supplice, physique pour tous, dont on ne peut, sans souffrance, être témoin même pendant vingt minutes, ils l’endurent, chaque jour et chaque nuit, pendant six heures consécutives. Je trouvais cela déplorable ; mais venant à penser que tous les hommes, dans leurs sphères différentes, sont condamnés à souffrir les uns pour les autres en concourant à leur bien-être mutuel, observant d’ailleurs combien peu ces hommes agenouillés dans la fange ont souci d’eux-mêmes, je finis par trouver leur condition assez bonne. Bientôt même, m’élevant par degrés au-dessus d’idées vulgaires, il me sembla voir dans ces blocs de houille, remués avec une brutale rudesse, comme on voit une statue dans un bloc de marbre, toutes les ingénieuses merveilles que la vapeur a fait naître. L’âme du monde apparaissait à mes yeux, et les mineurs, revêtus d’un caractère sacré, devenaient pour moi comme des espèces de génies mystérieux. Toutefois, dans ce lieu où l’air est mesuré avec une si avare parcimonie, où les sensations vous agitent si puissamment, j’avais le cœur serré, le pouls rapide, la respiration courte, la tête brûlante. Je regagnai donc bien vite, en silence, l’ouverture de la fosse.
Arrivé là, je me replaçai dans le tonneau qui m’avait amené ; mais je voulus remonter seul et sans lumière, afin que rien ne vînt me distraire des idées que j’emportais avec moi de ces lieux de ténèbres. Mon ascension, aussi rapide que l’avait été la descente, se fit au milieu de la nuit la plus profonde. Les yeux continuellement élevés, j’attendais, avec une horrible anxiété, le moment où je verrais poindre la lueur du jour. Je voyageais, me semblait-il, depuis une heure, et je n’apercevais rien encore. Tout à coup un rayon blanc descendit jusqu’à moi, et bientôt un point lumineux, semblable d’abord à une lointaine et pâle étoile, puis grandissant insensiblement, apparut au-dessus de ma tête. Cette vue seule me rafraîchit les sens, me raviva le cœur. Quelques secondes après, j’étais revenu, des profondeurs de l’abîme, à la surface de la terre. Je revoyais tout ce que j’avais vu ; je reposais délicieusement mes regards sur la verdure des bois ; je me rassasiais du souffle des vents ; en un mot, j’étais descendu au fond d’une houillère... et j’en étais revenu.
[23] Air inflammable qui se dégage des mines de houille.
[24] Davy est le nom du célèbre chimiste anglais qui l’a inventée ; autrement appelée lampe de sûreté ; c’est une lampe ordinaire, mais dont le corps est entouré d’un grillage en toile métallique d’un tissu très-serré. L’expérience a prouvé en effet que si un courant de gaz inflammable vient à s’introduire dans l’espace que la cage métallique embrasse, il s’y enflamme, mais s’arrête au contour de la toile métallique, sans pouvoir la traverser.
La Robe de mousseline brodée.
| Lith. de Cattier | |
| Sidonie s’approcha de Juliette, qui demeurait fixée à la même place... | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Madame Melval, femme d’un riche agent de change de Paris, avait une petite fille charmante. Douce, bonne, attentive à remplir ses devoirs, Sidonie se faisait aimer de tout le monde. Il n’en était point ainsi de sa cousine Juliette, orpheline sans fortune, accueillie par madame Melval comme un second enfant. Quoique Juliette eût un bon cœur et de la franchise dans le caractère, à force d’entendre vanter le brillant avenir promis à sa cousine, elle en était venue à faire un triste retour sur elle-même, et à comprendre combien serait différent le sort qui leur était réservé. Aussi, au lieu de ne voir qu’avec reconnaissance tout ce que sa tante faisait pour elle, ne songea-t-elle plus qu’à comparer sa position à celle de Sidonie ; son humeur s’aigrit ; elle devint envieuse.
Pourtant Juliette partageait les leçons de sa cousine ; elle était logée dans le même appartement, servie par les mêmes domestiques ; son oncle et sa tante étaient remplis de bontés pour elle ; mais il devenait impossible que de légères distinctions ne s’établissent entre elle et l’enfant de la maison, d’autant plus que Sidonie se faisait aimer chaque jour davantage, et que Juliette, au contraire, éloignait d’elle tout le monde par son humeur maussade.
Les domestiques la servaient ponctuellement, il est vrai, mais sans affection. On paie l’exactitude ; le dévouement ne se vend pas. Les maîtres de Juliette ne pouvaient contester ses progrès ; ils ne lui faisaient jamais de réprimandes, mais leurs éloges étaient toujours froids ; et Juliette enviait, au fond du cœur, les remontrances qu’ils adressaient parfois à Sidonie, tant ces remontrances étaient douces et maternelles. Juliette se disait alors tout bas : « C’est parce que ma cousine est riche, qu’on la gâte ainsi. » Elle ne voulait pas comprendre que la bonté de Sidonie renfermait un charme séduisant pour tous, et qu’il dépendait d’elle aussi d’être aimée.
Ce caractère fâcheux fut remarqué de M. et de madame Melval ; ils essayèrent d’abord de l’adoucir en redoublant de soins pour l’orpheline ; mais ils finirent par se décourager en voyant que leurs efforts n’amenaient aucun résultat heureux ; ils décidèrent de l’envoyer au couvent, au premier sujet de grave mécontentement qu’elle leur donnerait. Quelques mots même qui leur étaient échappés avaient mis Sidonie dans la confidence d’une partie de leur projet ; et Sidonie était si bonne, elle aimait tant Juliette, en dépit de ses défauts, que la juste sévérité de ses parents la fit frémir ; et, dès ce moment, elle mit tous ses soins à cacher les torts de sa cousine. Juliette boudait-elle, Sidonie essayait aussitôt de la ramener à la gaîté par mille jeux de son invention, ou bien elle répétait, par un petit mensonge, alors bien pardonnable, que Juliette avait mal à la tête ; enfin elle l’excusait sans cesse, applaudissait à tout ce qu’elle faisait de bien, et partageait avec elle tout ce qu’on lui donnait, pour ne pas exciter sa jalousie. Quant à Juliette, elle était souvent touchée de la bonté de sa cousine, car son cœur était, en réalité, plutôt paralysé que gâté par son humeur envieuse. Sidonie, malheureuse, fût devenue l’objet de sa plus tendre sollicitude.
C’est, dit-on, dans l’infortune que l’on reconnaît les vrais amis ; rien n’est plus vrai. Mais la prospérité présente aussi ses moyens d’épreuve ; peut-être même rencontrerez-vous plus de gens qui sachent pleurer avec vous, que vous n’en trouverez qui jouissent entièrement de vous voir heureux. C’est qu’il suffit d’un peu de sensibilité pour s’attendrir sur les maux d’autrui, et qu’il faut de la grandeur d’âme pour ne pas envier une félicité qui n’est pas la nôtre.
C’était le jour de la fête de Sidonie ; madame Melval donnait, à cette occasion, une soirée aux jeunes amies de sa fille. Celle-ci était déjà, depuis la veille, entourée de mille cadeaux plus charmants les uns que les autres. C’étaient des livres, des bijoux, des rubans, des boîtes élégantes. « Range avec soin tout cela, répétait madame Melval à Sidonie, » car le seul défaut de la pauvre enfant était quelque peu d’étourderie et de penchant au désordre ; mais Sidonie se sentait alors si complètement heureuse, qu’elle n’avait pas même remarqué l’air froid avec lequel Juliette contemplait tous les enfantillages que la joie lui suggérait. Le cadeau de madame Melval n’avait pas encore paru. Quelle fut la surprise de Sidonie lorsqu’en entrant chargée de tous les bouquets de ses amies, dans sa chambre, elle aperçut étalée sur son lit, une délicieuse robe de mousseline brodée, toute préparée pour l’heure de sa toilette ; un billet, attaché au-dessus, contenait ces mots : A ma fille bien-aimée, l’ouvrage de mes mains.
Sidonie n’était pas coquette ; elle ne vit d’abord dans ce délicieux présent, que l’œuvre de sa mère. Combien de temps madame Melval n’avait-elle pas dû travailler pour elle ; on pouvait en juger par la richesse et la perfection de la broderie. L’aimable enfant se jeta dans les bras de sa mère, qui la suivait pour jouir de son étonnement, et elle la remercia, par les plus douces larmes, de cette nouvelle preuve de sa tendresse.
Témoin de cette scène touchante, Juliette n’éprouva d’abord qu’un mouvement d’attendrissement ; bientôt elle admira la jolie robe de sa cousine ; puis insensiblement, elle en vint à comparer, dans sa pensée, cette élégante toilette, à la simple robe de batiste, que la femme de chambre avait préparée pour elle, non loin de celle de sa cousine. Alors un profond silence ferma les lèvres de Juliette ; l’envie venait de se glisser de nouveau dans son cœur ; elle n’éprouva donc plus qu’un désir, celui de ne pas se montrer à une fête où la simplicité qui lui était imposée lui paraissait choquante auprès du luxe de Sidonie.
Madame Melval avait quitté la chambre. Sidonie s’approcha de Juliette, qui regardait toujours avec un sourire de dédain la robe modeste qui lui était réservée. « Il faut songer à nous habiller promptement, lui dit-elle ; nous nous ferions attendre. — Je ne changerai pas de toilette, reprit sèchement Juliette ; j’ai mal à la tête, et je ne descendrai pas au salon.
— Eh quoi ! reprit Sidonie avec une naïveté candide, te voilà malade tout juste pour ma fête. Quel chagrin pour moi si tu n’y assistes pas ! Ah ! s’il n’était pas trop tard pour contremander...
— Contremander tes amies ! oh ! je serais bien fâchée qu’on se privât de rien pour moi : y penses-tu ? d’ailleurs, et ta « belle robe ! » et elle appuya sur ce mot avec une sorte d’affectation. Sidonie alors jeta les yeux sur Juliette, habituée qu’elle était aux tristes égarements de ce caractère envieux. Ce mot « ta belle robe » lui dévoila toute la pensée de Juliette ; mais elle n’eut pas l’air de la comprendre ; aussi insista-t-elle avec une grâce pleine d’affection pour décider sa cousine à venir au bal ; la maussade Juliette ne faiblit point ; elle continua à se dire malade, et déclara même qu’elle allait se coucher ; sous ce prétexte, elle jeta sur un fauteuil, avec humeur, l’innocente parure préparée sur son lit.
La bonne Sidonie contemplait cette scène muette avec une profonde douleur ; elle en prévoyait les suites fâcheuses ; elle se doutait bien que M. et madame Melval ne seraient pas dupes de cette prétendue maladie, et qu’avant peu de jours peut-être Juliette irait expier au couvent sa déplorable jalousie. Elle réfléchit un moment encore, puis voyant Juliette prête à se déshabiller, elle se leva tout à coup en emportant brusquement sa robe brodée, pour l’essayer, disait-elle, dans la chambre de sa mère. Mais à peine fut-elle dans la pièce voisine, qu’elle jeta un cri en s’écriant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! j’ai marché sur ma robe ; la voilà déchirée ; » et elle se dépitait en frappant du pied. Juliette avait déjà rejoint sa cousine ; la femme de chambre était accourue de son côté ; Sidonie ne pleurait pas ; elle était rouge et très-agitée, tenant à la main sa belle robe, qu’un long accroc faisait pendre par le bas. Madame Melval survint bientôt et demanda l’explication de tout ce bruit ; à la vue de la robe en lambeaux, elle ne put retenir un mouvement de colère bien légitime ; elle dit qu’elle se repentait d’avoir travaillé si longtemps et avec tant de plaisir pour une enfant aussi étourdie, aussi peu soigneuse ; et elle emporta la pauvre robe, en déclarant à sa fille qu’elle ne s’exposerait plus désormais à pareil désagrément.
Sidonie ne répondit rien ; on eût dit qu’elle regrettait à peine sa robe, tant elle paraissait recevoir avec insouciance les justes réprimandes de sa mère ; elle rentra dans son appartement, où la femme de chambre lui mit une robe fort simple, non sans gémir sur le sort de sa jolie parure. Quant à Juliette, elle ne disait rien, ne parlait plus de maladie, et se préparait lentement pour l’heure du bal, tout en se demandant comment Sidonie avait pu se consoler si vite de la perte de sa belle robe.
Cet accident eut un peu d’influence sur les plaisirs de la soirée. Chaque jeune fille, en parlant à Sidonie des cadeaux qu’elle avait reçus, arrivait tout naturellement à s’occuper de celui de madame Melval. On ne cessait de raconter le grand malheur ; et ce récit amenait toujours ce petit mot fâcheux sur l’étourderie de Sidonie : comment donc as-tu fait ? Reproche que la coupable supportait avec une résignation réellement au-dessus de son âge. Une seule fois le courage lui manqua. Madame Melval avait dit : « Je connais l’étourderie et je peux l’excuser, mais ce qui m’afflige, c’est le peu de regrets que témoigne ma fille en perdant un ouvrage fait par moi. » C’est alors qu’une larme, qui brilla aux cils de Sidonie, fut remarquée par Juliette, et produisit sur son cœur une impression étrange et salutaire.
Le lendemain de la fête de Sidonie, la femme de chambre vint la réveiller d’assez bonne heure, en dépit de la fatigue de la veille. Elle était attendue pour sa leçon d’anglais. Juliette, qui n’avait pas désiré apprendre cette langue, était libre de se reposer un peu plus tard ; on la laissait dormir. Ce sommeil pourtant était assez léger pour qu’elle fût entraînée à prêter l’oreille aux quelques mots qui se disaient près d’elle. « Oh ! répondait la femme de chambre à Sidonie, qui paraissait tourmentée, je le sais bien, moi, que vous avez déchiré votre robe tout exprès ; je vous ai vue du salon, mademoiselle, quand vous avez mis le pied sur la jupe, et l’avez ensuite tirée par le corsage. — Je t’en supplie, ma bonne Justine, ne dis pas cela ; tu te trompes. — Non, non, je ne me trompe pas, et je sais de plus encore pourquoi vous l’avez déchirée, votre robe : c’est parce que celle de mademoiselle Juliette n’était pas si belle, qu’elle en était jalouse, et que vous avez voulu lui épargner des grondes ; moi, j’ai été pour dire mon idée à madame, quand j’ai vu combien elle se fâchait contre vous ; avec cela que, dans son humeur, mademoiselle Juliette avait chiffonné toute sa toilette, et qu’il m’a fallu tout repasser. — Justine, Justine, reprenait Sidonie d’une voix à la fois mystérieuse et oppressée, garde toutes ces réflexions pour toi ; tu ne sais pas ce qui arriverait si tu les racontais à maman : on mettrait Juliette au couvent, et tu en serais bien fâchée toi-même, ma bonne, car tu es une excellente fille. Tiens, vois-tu ce portrait, ajouta-t-elle en montrant du doigt à la femme de chambre un cadre placé au-dessus d’un meuble voisin, c’est là ma tante, qui est morte... la mère de Juliette. Son père est mort aussi, puis sa petite sœur. Eh bien ! quand je les regarde chaque matin, quand je pense qu’elle n’a plus personne pour l’aimer, je l’aime, moi, et je cherche à cacher ses petits défauts à maman, pour qu’elle l’aime aussi. On est si malheureux de ne plus avoir de mère !... Pauvre Juliette ! voilà pourquoi j’ai déchiré ma robe, vois-tu, Justine ; au fond du cœur, quelque chose m’en a consolé ; je n’ai eu de chagrin qu’au moment où ma mère a dit que je ne regrettais pas son ouvrage. »
Ce touchant aveu de Sidonie avait été fait bien bas, quoique avec agitation ; un violent sanglot l’interrompit ; il parlait de l’alcôve où l’on croyait Juliette profondément endormie ; mais Juliette était déjà sortie de son lit. Elle jetait à la hâte un peignoir sur ses épaules ; sa figure bouleversée annonçait la plus violente émotion ; elle passa rapidement devant sa cousine, qui la suivit tout effrayée, entra dans la chambre de madame Melval, et se précipitant au pied du lit, où elle reposait encore : « Ma tante, ma tante, s’écria-t-elle, envoyez-moi au couvent, je ne mérite pas vos bontés ; Sidonie est un ange : renvoyez-moi loin de vous. »
Madame Melval, si brusquement réveillée, avait peine à se remettre d’un premier moment d’effroi et à comprendre le motif qui amenait ainsi devant elle sa nièce tout éplorée et sa fille qui ne pouvait retenir ses larmes. Les aveux généreux de la pauvre Juliette vinrent enfin lui tout expliquer. Sa noble franchise, son repentir, sa douleur, lui rendirent à jamais le cœur de sa tante.
Rien ne plaît tant à l’esprit et n’excite à un plus haut degré la curiosité et l’intérêt qu’un récit de voyages. On aime à suivre les incidents variés d’une exploration lointaine ; on s’associe aux travaux du voyageur ; on partage ses dangers, ses malheurs et ses succès. Qui de vous n’a pas senti battre son cœur aux cris de terre ! terre ! jetés par les compagnons de Christophe Colomb au moment ou ils aperçoivent les côtes de ce Nouveau Monde qu’ils désespéraient de trouver ?... Et cette ingénieuse fiction de Robinson dans son île déserte, avec quel plaisir ne l’avez-vous pas lue et relue ? Quel est celui dont elle n’a pas occupé les loisirs ? Le temps est passé des grandes découvertes qui étonnaient le monde, mais celles qui nous restent à faire ne sont certes pas sans intérêt. Il en est une toute récente qui a été tentée et achevée de nos jours, et n’est peut-être pas encore connue de vous : découverte importante dont le récit va vous apprendre ce que peuvent inspirer de courage et de dévouement, à certains hommes, l’amour de la science et la passion des voyages.
Au milieu de l’Afrique occidentale coule un grand fleuve dont la source jaillit non loin de celles du Sénégal et de la Gambie : ses eaux baignent des contrées, tantôt désertes, tantôt riantes et fertiles, et, après un trajet d’environ neuf cents lieues, vont se jeter dans la mer par plusieurs bras formant un delta pareil à celui du Nil. Ce fleuve était connu des anciens qui l’avaient appelé Niger, parce que, disaient-ils, il traversait la région des nègres ; cependant il y a bien peu d’années encore, c’était un fleuve mystérieux dont la source, le cours et l’embouchure nous étaient également inconnus. Que cela ne vous étonne pas : le continent africain, avec son climat meurtrier, ses peuplades perfides, ses immenses déserts de sable sans eau et sans ombrage, offre tant de dangers aux explorations des voyageurs ! Aussi, dans l’espace de moins d’un demi-siècle, combien d’hommes intrépides ont péri victimes de leur courage, que de vies précieuses ont été moissonnées sur ce sol inhospitalier !!!
Le célèbre Écossais Mungo-Park avait découvert, en 1795, dans la Nigritie, un fleuve que les naturels nommaient Djaly-ba : il soupçonne que ce doit être le Niger, et il lui en donne le nom. Peu après, impatient de vérifier ses conjectures, il retourne dans les mêmes lieux : à son arrivée, il fait construire une embarcation avec deux vieilles pirogues, puis il s’embarque, résolu de descendre le fleuve jusqu’à la mer ; mais, hélas ! il est bientôt attaqué par des nègres qui habitaient le long des rives : il se défend longtemps, mais sa valeur et ses efforts ne peuvent le sauver. L’infortuné périt dans les eaux du Djaly-ba, et sa mort vérifie une tradition des indigènes, que ce fleuve ne voulait pas porter d’hommes blancs : son bâtiment, sans pilote et sans guide, alla se briser contre des écueils.
Après Mungo-Park, d’autres explorateurs courageux vont tenter les mêmes recherches : tous éprouvent le même sort ; ils vont mourir tous, en différents lieux, par l’effet du climat ou par la main des naturels : malgré ces revers, les expéditions se succèdent ; on dirait que, semblables au phénix de la fable, les victimes renaissent de leurs cendres.
Un jour enfin (c’était en 1828), un homme aborde sur les côtes de France : son teint brûlé par les feux du soleil, ses joues creusées par la souffrance, son front jeune encore sur lequel sont déjà imprimés les signes de la vieillesse, annoncent qu’il vient d’accomplir un long et pénible voyage... En effet, il arrive d’explorer ce continent si fatal aux Européens, et plus heureux que ses devanciers, il a pu revoir sa patrie.
Caillié (tel est le nom de ce voyageur), avait, pendant un séjour de quelques années au Sénégal, étudié les mœurs et le langage des Maures. Dévoré du désir de parcourir l’Afrique, il se déguise en derviche et se joint à une caravane de marchands qui vont trafiquer dans l’intérieur ; mais, lui dit-on, d’horribles fatigues, de cruelles maladies, des dangers de toute espèce l’attendent, et il a à peine vingt-sept ans... qu’importe ? Il brave tout et il part.
Après douze mois du plus pénible voyage, il atteint les bords du Djaly-ba ; des Maures allaient descendre le fleuve sur une chaloupe ; il s’embarque avec eux, et il arrive à Temboctou. Cette ville, objet de la curiosité des savants, passait pour une merveille de l’Afrique intérieure ; son séjour détruit les illusions qu’il s’était faites sur sa population, sa grandeur et son commerce. Il la quitte bientôt pour suivre une caravane de six cents chameaux qui se dirige vers le royaume de Maroc, et au bout de quelques jours, il se trouve à l’entrée du grand désert.
Quel spectacle s’offre alors à tous les yeux ! un horizon sans bornes et une immense plaine de sable, enveloppés d’un océan de feu... A cette vue, tous les visages deviennent mornes, les chameaux eux-mêmes poussent de longs mugissements. Ému jusqu’au fond de l’âme, Caillié tombe à genoux pour implorer Dieu ; il le prie de lui donner le courage dont il a besoin... Le voilà bientôt au milieu du désert : voyez-le sur son chameau, exposé aux rayons du soleil des tropiques, quelquefois aveuglé par les nuages de sable que soulève un vent brûlant : une soif ardente le dévore ; il n’a pour l’étancher que quelques gouttes d’eau arrachées à la pitié de ses compagnons de voyage.
Enfin il arrive à Tanger. Le consul français de cette ville voit un derviche quêteur, la besace de cuir sur le dos, se jeter sur le seuil de sa porte ; il croit qu’il va lui tendre la main de la misère dont il porte les haillons ; quel est son étonnement quand il entend la voix d’un compatriote qui lui demande sa protection, et le prie de le sauver ? Il le recueille chez lui dans le plus grand secret, et après lui avoir donné quelques jours de repos, il a le bonheur de le voir entrer dans un vaisseau qui le ramène en France.
Grâce à ces précieuses découvertes, le Niger n’était plus ce fleuve au cours douteux et caché, qui semblait vouloir se dérober aux regards des Européens ; mais il restait encore à découvrir dans quelle mer il allait verser ses eaux. Il y avait alors en Angleterre un homme né de parents pauvres et d’une éducation médiocre, mais doué de deux qualités précieuses pour un voyageur : l’intrépidité et la persévérance. Il se nommait Richard Lander. Peu de temps auparavant il avait suivi, comme domestique, une de ces expéditions malheureuses que l’Afrique avait dévorées, et l’intelligence dont il donna des preuves à son retour à Londres, dans la publication du journal de son maître, le recommandèrent à l’attention de ses concitoyens. Il s’offrit pour aller rechercher l’embouchure du Niger, et le gouvernement britannique accepta sa proposition avec empressement.
Lander avait un frère qui lui était uni par la plus tendre amitié, et qui voulut partager ses travaux et ses dangers. Tous les deux, fiers de la mission qui leur était confiée, se rendirent sur la côte d’Afrique ; puis se dirigeant à travers les terres, ils atteignirent une ville nommée Boussa, située sur les bords du fleuve. A force de prières et de présents, Richard obtint du roi de la contrée deux bateaux sur lesquels ils s’embarquèrent ; et le 26 septembre 1830, ils purent enfin commencer leur téméraire entreprise.
Suivons-les dans cette exploration aventureuse...; mais comment exprimer le courage et la résignation de ces deux intrépides voyageurs au milieu des dangers et des privations qui les entourent ? Comment peindre les épisodes si variés d’une navigation de trois mois sur ce fleuve majestueux, à travers des contrées dont la plupart avaient été jusqu’alors ignorées ?... Ici des peuplades sauvages et cruelles, dont ils n’évitent les attaques qu’en fuyant à force de rames ; là, des naturels simples et hospitaliers, qui les accueillent dans leurs huttes et partagent avec eux leur grossière nourriture. Mais cette hospitalité même leur est à charge : telle est l’indiscrète curiosité des indigènes, à la vue des blancs, qu’ils accourent de tous côtés pour les voir. Les pauvres voyageurs sont forcés de barricader leurs fenêtres et de placer quelques-uns de leurs gens en sentinelle à leur porte, pour se garantir de cette importunité. Dès qu’ils paraissent, la foule qui les suit est si grande, qu’ils n’osent faire un pas ; ils sont réduits à rentrer dans leur hutte et à s’y promener, comme font, dans leurs cages, les bêtes féroces d’une ménagerie...
Un soir, épuisés de fatigue, ils se laissaient aller au courant du fleuve : l’air était brûlant et lourd, la chaleur suffocante ; le vent sifflait à travers les hautes tiges des joncs, et de gros nuages noirs se formaient à l’horizon ; c’étaient les signes avant-coureurs d’un orage prochain. Impatients de chercher un abri, ils se dirigent vers la rive, mais les roseaux et les plantes aquatiques les empêchent de débarquer ; ils se résignent alors à passer la nuit dans leurs embarcations. Bientôt, à la lueur des éclairs, ils voient leurs canots entourés d’une énorme quantité d’hippopotames. Un coup de feu, au lieu de les effrayer, ne sert qu’à attirer un plus grand nombre de ces monstrueux animaux : les matelots sont tremblants de frayeur ; ils ont entendu dire que les hippopotames font quelquefois chavirer les navires, et ils croient, à chaque instant, voir arriver leur dernière heure ; les éclats du tonnerre et la rapide succession des éclairs ajoutent encore à leur terreur. Ils font d’incroyables efforts pour gagner quelque avance sur leurs formidables ennemis, et c’est à grand’ peine qu’ils en viennent à bout. L’explosion d’un second coup de fusil est suivie d’affreux hurlements ; sans doute un de ces animaux a été blessé, et tous les autres s’éloignent sans leur avoir fait aucun mal.
Mais à ce danger en succède un autre non moins pressant. L’orage éclate avec violence et une horrible tempête les assaille ; leurs frêles embarcations, sans cesse remplies par les vagues que soulève un vent furieux, vont être englouties... Bonheur inespéré ! ils aperçoivent un arbre touffu qui, né au milieu du courant, élevait sa tige au-dessus des eaux. Ils saisissent quelques-unes de ses branches et ils y amarrent les canots, en attendant que le calme leur permette de continuer leur voyage.
Déjà le quarantième jour vient de paraître ; les embarcations, portées par un courant rapide, fuyaient avec légèreté : on apercevait, le long des rives, quelques habitations assez bien construites et couvertes de feuilles de palmier : des groupes de bananiers et de diverses espèces d’arbres offraient un aspect délicieux, et tout annonçait le voisinage d’une ville. Dans une anse formée par une des sinuosités du fleuve, ils voient un grand nombre de barques montées par des hommes d’un aspect sauvage : leur seul vêtement est une peau de tigre ou de léopard, serrée autour des reins ; leurs cheveux sont collés à la tête par un épais enduit de terre rouge, et leur visage est découpé par de profondes cicatrices. Tout à coup, une de ces barques se dirige avec force vers le canot de Richard ; le choc est si violent que le canot est presque submergé ; une deuxième secousse le fait chavirer. Lander cherche à se sauver à la nage, mais un bras robuste le saisit, l’enlève hors de l’eau et le jette dans une barque ; bientôt après, son frère éprouve le même sort. Voilà ces deux infortunés à la merci de nègres robustes et féroces qui menacent de les tuer, s’ils font le moindre mouvement. Combien alors leurs pensées sont amères ! Les souvenirs de leur patrie, de leurs parents, de leurs amis, se pressent dans leur esprit... Faudra-t-il donc qu’ils meurent avec le regret de n’avoir pu terminer une entreprise pour laquelle ils ont déjà bravé tant de périls ? Dans leur détresse, ils adressent à Dieu une fervente prière, et lui demandent de les secourir.
Pendant que, dépouillés et à demi-nus, ils restent exposés aux ardeurs d’un soleil brûlant, un grand conseil est assemblé dans la ville pour décider de leur sort : il eût été fatal sans l’intervention de l’un des chefs de la peuplade qui prit le parti des blancs. On leur laissa la vie, mais on ne leur rendit pas la liberté, et on les conduisit vers le roi d’une contrée peu éloignée, qui se trouvait par hasard dans ce pays pour acheter des esclaves.
Imaginez-vous, sur un trône en terre, un homme coiffé d’un bonnet en pain de sucre et orné de petits morceaux de verre cassés, le cou entouré de colliers de corail tellement serrés, qu’il avait peine à respirer ; les bras couverts de bracelets, les pieds nus, reposant sur une natte de jonc ; les jambes entourées, comme les bras, de plusieurs rangs de corail et de grelots en cuivre, et vous aurez une idée du monarque chez qui les pauvres voyageurs furent amenés. Dans ce grotesque appareil, il souriait à sa magnificence, et fier de sa parure, il regardait autour de lui d’un air satisfait, en secouant alternativement ses jambes pour faire sonner ses grelots. Après quatre jours d’instances et de négociations, les prisonniers obtinrent leur liberté, en promettant une rançon considérable. Le roi fit plus. Il leur accorda une barque, et ils s’abandonnèrent alors de nouveau au courant du fleuve.
De nouveaux dangers, des obstacles sans cesse renaissants, mirent encore à l’épreuve leur persévérance, sans la lasser ; mais enfin cette embouchure si désirée apparut à leurs yeux ; le 27 novembre, c’est-à-dire soixante-et-un jours après leur départ, les deux frères entrèrent dans l’océan Atlantique par le golfe de Bénin. Bientôt ils firent voile pour l’Angleterre, et ils allèrent recevoir, de leurs compatriotes, la récompense promise à leur courage et à leurs succès.
Avec l’esprit mercantile des Anglais, cette découverte ne pouvait rester stérile. Deux bateaux à vapeur furent bientôt dirigés vers l’embouchure du Niger pour le remonter, faire pénétrer dans le cœur de l’Afrique les produits des manufactures de la Grande-Bretagne, et rapporter en échange tout ce que le sol africain fournit de plus précieux.
Richard Lander voulut aussi s’associer à cette entreprise : il retourna sur les bords du fleuve, et acheta au roi de Bénin une petite île où il établit un comptoir. Un jour (c’était vers la fin de 1833) il remontait le Niger dans une chaloupe, lorsqu’une décharge, presque à bout portant, partie d’un taillis voisin, tua trois hommes de son équipage et en blessa un plus grand nombre. Il voulut s’échapper, mais cinq ou six barques de guerre poursuivirent son embarcation, et ne cessèrent qu’à la nuit de faire feu sur elle. Grièvement blessé, Lander se rendit dans l’île de Fernando-Po, située à l’embouchure du fleuve, et il y mourut peu de temps après.
Ainsi périt, par un lâche assassinat, cet homme simple et généreux, au moment où il allait porter la civilisation et le bien-être dans des contrées que lui même avait découvertes.
L’Apprenti de Maître Samuel.
| Lith. de Cattier | |
| Adieu, Maître Lévy, gardez votre or et laissez moi ma pauvreté. | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Par une froide soirée du mois de janvier 14.., un homme cheminait sur le quai des Orfèvres. Sa taille disparaissait sous les plis d’une large houpelande dont le collet relevé montait jusqu’à ses oreilles. Il s’avançait rapidement vers le Palais de Justice, et jetait de tous côtés des regards inquiets. Dès qu’il apercevait une ombre se projeter sur sa route, il marchait avec précaution, et sa main serrait le manche d’un poignard dont la lame brillait à travers les trous nombreux de son large vêtement.
Arrivé à l’extrémité du quai, il tourna brusquement à droite, et, passant devant le Palais-de-Justice, il se dirigea vers la cour de la Sainte-Chapelle. Il s’approcha doucement de l’une des maisons et resta, quelques instants, l’oreille appliquée contre les volets. Aucun bruit ne se faisait entendre de l’intérieur. Alors il examina soigneusement les barres de fer qui grillaient les fenêtres. En voyant que tout se trouvait en bon état, un sourire de satisfaction dérida son visage sévère. Il frappa deux coups à la porte de la maison. Bientôt un guichet grillé s’ouvrit à la partie supérieure de cette porte, et une figure de jeune fille y parut, éclairée par la lueur d’une lampe en fer.
« Est-ce vous, mon père ? demanda la jeune fille. — Oui, Sarah, c’est moi. »
Sarah éleva sa lampe jusqu’à la hauteur du guichet, et projeta sa clarté sur le visage de celui qui demandait à entrer. Les verroux furent tirés, la serrure ouverte, et maître Samuel, l’orfèvre, entra chez lui. Son premier soin fut de refermer soigneusement la porte ; il ajouta même quelques barres de fer à sa terrible défense de verroux et de secrets.
La chambre dans laquelle maître Samuel pénétra tout d’abord, présentait un singulier aspect : un grand fourneau flanqué d’un immense soufflet de forge, l’occupait presque en entier. Les bords du fourneau étaient surchargés de petites fioles, de creusets en terre, de cornues, de vases dont les formes bizarres inspiraient, rien qu’à les regarder, une certaine défiance. Un grand nombre d’instruments en fer étaient soigneusement rangés sur une table en chêne.
Maître Samuel parcourut tout cela d’un regard inquiet, mais il se rassura, quand il vit que rien n’avait disparu depuis son départ. Pendant cet examen, Sarah était restée près de la porte et suivait des yeux les moindres mouvements de son père.
La jeune fille avait une tête d’une expression remarquable ; ses cheveux noirs, brillants et doux, se séparaient en larges bandeaux sur son front ; ses yeux noirs avaient une douceur pleine de charme ; sa bouche, un peu grande, mais bien dessinée, laissait voir des dents blanches comme la neige. Sa peau, légèrement brunie, avait sur les joues ces tons chauds, particuliers à la race juive. Elle était grande, mince, et paraissait d’une constitution faible.
Samuel, après avoir fait son inspection, poussa un bouton en cuivre placé dans le mur, à côté de la forge, et aussitôt une porte invisible s’ouvrit. Il entra dans une vaste chambre dont les murs étaient cachés par de grandes armoires qui montaient jusqu’au plafond. Le juif les ouvrit successivement ; elles contenaient des richesses immenses, des vases d’or et d’argent, ciselés avec un art merveilleux. — Ici, des plats dont la bordure figurait une guirlande de fleurs ; — là, des aiguières dont les anses étaient formées par des animaux faits avec une perfection remarquable ; — à côté, des coupes d’une délicatesse extrême ; — plus loin, des ornements d’église, des lampes, des ciboires, des ostensoirs.
La figure de maître Samuel s’épanouit en voyant cet admirable spectacle. Il alluma deux lampes suspendues au plafond et resta plongé dans une sorte d’extase. Après une contemplation longtemps prolongée, il éteignit les lampes et ferma les armoires ; alors il s’approcha d’une table sur laquelle s’élevait une forme bizarre, recouverte d’un morceau de serge verte. Samuel la souleva et se mit à genoux devant un instrument en fer d’une structure fort simple.
« Voilà toute ma fortune, dit-il en se relevant ; mais il aperçut sa fille appuyée contre la porte ; il s’avança vers elle, la prit par le bras et l’attira auprès de sa machine.
« Tu m’as entendu, lui dit-il, voilà la source de mes richesses. Malheur !... malheur à toi, si jamais on me ravit mon secret ; nous sommes deux à le savoir, moi, qui ne le divulguerais pas, dût-il m’en coûter la vie... et toi qui la perdrais si j’étais trahi. Avec cet instrument, je défie tous mes rivaux ; je suis le prince des orfèvres. Moi, le juif Samuel, je puis lutter seul contre tous mes confrères. Tiens, vois, poursuivit Samuel dans un mouvement d’orgueil ; vois ce vase, comme les fleurs en sont ciselées avec finesse, comme leurs moindres détails ressortent purs et nets ! mes rivaux s’épuisent en efforts inutiles pour égaler mon adresse ; ils dépensent leur temps à limer laborieusement leurs ornements ; ils emploient des ouvriers qui les volent, qui les pillent, tandis que moi, moi seul, je triomphe de leurs efforts ruineux. Aussi, comme ils envient mon bonheur ! comme ils désirent découvrir mon secret ! que de ruses ! que d’intrigues pour pénétrer chez moi ! A propos, personne n’est venu ce soir ici ?
— Mon père ! dit Sarah d’une voix tremblante.
— Ah ! c’est qu’ils profitent de tout ; ils ont l’œil au guet, et quand je n’y suis pas, ils font jouer les ressorts de leurs détestables machinations ; ainsi, tu n’as vu personne ?
— Si... mon père, répondit la jeune fille tout émue.
— Si ! et qui donc ? demanda Samuel d’une voix pleine d’effroi. — Oh ! rassurez-vous, mon père. — Mais parle donc !
— Je n’ose... votre voix est si menaçante, votre visage si terrible, que j’ai peur.
— Eh bien ! non ; rassure-toi, mais ne me cache rien.
— Ce soir, j’étais assise près de la fenêtre et je travaillais, lorsque j’entendis, dans la rue, des gémissements plaintifs ; la voix faible d’un enfant arrivait jusqu’à moi déchirante, et j’ouvris la fenêtre pour voir ce qui provoquait ces plaintes. Un jeune enfant de douze ans était étendu sur la terre, contre le mur. Ses joues pâles, ses traits amaigris, annonçaient de cruelles souffrances. « J’ai faim, murmurait-il... Oh ! par pitié, secourez-moi, car j’ai bien faim ! » La nuit commençait à descendre ; personne n’entendait les plaintes du pauvre enfant... personne que moi. Le Seigneur semblait m’avoir placée là pour arracher à la mort une de ses créatures, un de nos frères. Je pris le morceau de pain destiné à mon souper, et je le laissai tomber près de lui. En le voyant, il le saisit avec avidité et le dévora rapidement. Quand il eut fini, il se souleva lentement, et ses yeux se tournèrent vers moi.
— Que le ciel vous récompense, mademoiselle, me dit-il d’une voix douce... J’implorais la bonne sainte Vierge, et elle vous a envoyée pour me secourir... Oh ! merci, car, sans vous, je serais mort de faim à la porte de cette maison. »
« Il y avait une expression si touchante dans ces paroles du pauvre enfant, que je sentis des larmes couler de mes yeux. — Tu avais donc bien faim, lui demandai-je.
— Oui, ma bonne demoiselle, depuis hier matin, je n’avais pas mangé.
— Comment tes parents ont-ils pu te laisser ainsi ?
— Mes parents... je n’en ai plus... — Ta mère ? — Elle est morte depuis deux jours, et bientôt j’irai la rejoindre, car je suis seul au monde. — Pauvre enfant ! mais où vas-tu passer la nuit ? — Ici, contre ce mur. On a jeté là-bas la paille d’une vieille paillasse ; je vais l’apporter et m’étendre dessus. »
« Comprenez-vous, mon père, toute la misère de ce pauvre petit ? Seul, sans asile, sans ressources dans ce monde, il serait mort de froid à notre porte, et demain en ouvrant les volets, nous aurions vu son corps étendu sans vie sur la terre. Cette pensée pénétra jusqu’au fond de mon cœur... et j’ouvris la porte à l’enfant abandonné.
— Ainsi, tu as recueilli un petit mendiant, un paresseux, un voleur peut-être. — Oh ! mon père, quand vous l’aurez vu...
— Tu as introduit chez moi un enfant qu’il me faudra nourrir, entretenir... — Mais il vous paiera par son travail.
— Son travail... et qu’est-ce qu’il sait faire ?
— Il a déjà travaillé comme apprenti chez un orfèvre, et son maître l’a mis à la porte, parce qu’il ne pouvait plus payer son apprentissage.
— Hum ! hum ! ceci ne me semble pas clair ; c’est un tour de mon confrère, Abraham Lévy, qui envoie ce garçon pour surprendre mon secret.
— Un enfant de douze ans à peine...
— C’est égal, il ne restera pas ici.
— Mais où voulez-vous donc qu’il aille ?
— Où il voudra. Par Samuel, faut-il donc que je me charge de tous les vagabonds qui errent sur le pavé de Paris. — Demain matin, il partira. — Mais où dort ce garnement.
— Dans la soupente où travaillaient ces deux apprentis que vous avez renvoyés. Venez le voir, mon père, et vous serez touché de son air doux et intelligent. — Allons, puisque tu le veux... »
Sarah prit la main de son père et la serra contre ses lèvres. Elle le suivit dans un escalier noir et rapide.
« Tenez, dit-elle en entrant dans la soupente, regardez comme il dort profondément.
— Dors, dors, mon garçon, jusqu’à demain ; après cela, je ne me charge plus de toi.
— Oh ! vous le garderez, mon père, dit Sarah d’une voix suppliante.
— Moi ! conserver un serpent chez moi, le réchauffer dans mon sein, pour qu’il me trahisse ensuite !
— Mais il vous aimera ; son travail vous indemnisera des soins que vous aurez pour lui. Vous êtes vieux, mon père, il vous aidera dans vos œuvres, et vous pourrez travailler plus longtemps en vous reposant sur lui. Et moi, n’ai-je pas besoin de quelqu’un qui m’aide, qui diminue mes fatigues. Je suis faible, et les soins du ménage m’accablent. Oh ! je vous en prie, mon père, gardez cet enfant près de vous.
— Eh bien, soit ! nous verrons... nous essaierons. »
Le lendemain, dès l’aube du jour, Samuel monta dans la soupente du petit garçon, qui dormait encore, et le tira par l’oreille. « Allons, paresseux, debout, lui dit-il de sa voix dure. »
Le pauvre enfant se leva tout étourdi. Quand il fut un peu revenu à lui, il recula en arrière à la vue du visage peu gracieux de maître Samuel. Le juif avait une figure pâle dont tous les traits, à l’exception de son nez mince, et de ses yeux vifs et perçants, étaient cachés par une longue barbe grisonnante.
« Comment te nommes-tu, vaurien ? demanda Samuel.
— Marcel, répondit l’enfant en tremblant.
— Eh bien, Marcel, hier soir ma fille t’a recueilli chez moi.
— Oui, maître et sans elle je serais mort de faim.
— C’est ce qui arrive aux paresseux, aux vagabonds.
— Mon maître m’a renvoyé, parce que je ne pouvais pas payer mon apprentissage.
— Ma fille m’a demandé de te conserver ici. J’y consens ; mais voici mes conditions : Tu seras levé tous les matins à cinq heures, été comme hiver ; — tu aideras Sarah dans les travaux du ménage ; — quand elle n’aura plus besoin de toi, tu te mettras à l’établi et tu y resteras jusqu’à ce que la nuit t’empêche de travailler ; — tu ne sortiras jamais ; — tu ne chanteras pas, parce que les gens qui chantent sont heureux, et que si l’on t’entendait de la rue, on me croirait riche et l’on viendrait me voler ; — à ces conditions-là, tu seras nourri comme moi, tu coucheras ici, et mes vieux habits serviront à te vêtir.
— J’accepte tout cela, mon maître, et j’espère vous contenter.
— C’est bien ! allons, à l’ouvrage ! »
Le jour même, Marcel fut installé en qualité d’apprenti de maître Samuel, orfèvre dans la cour de la Sainte-Chapelle. Sarah vit avec plaisir la présence de l’enfant dans la maison de son père. La faiblesse de sa constitution lui rendait fort pénibles les soins du ménage, et les absences fréquentes de Samuel la condamnaient à une solitude presque continuelle. Avec Marcel, ces deux ennuis de sa triste existence disparaissaient en partie. L’apprenti, sans parents, sans famille, reporta sur Sarah tout l’amour qu’il avait eu pour sa mère. Il l’entoura de soins, de prévenances ; il l’aima de toutes les forces de son âme.
Lorsque Samuel, méchant et bourru, l’accablait d’injures, souvent pour une simple négligence, il baissait tristement la tête et ne répondait rien, pour ne pas l’irriter davantage. Il travaillait avec courage et persévérance à devenir un habile ouvrier.
Après deux années d’efforts soutenus, Marcel acquit une grande habileté. Le juif devint moins dur pour lui, parce qu’il comprit tout le parti qu’il pouvait tirer des talents de son apprenti.
Dès le matin, Marcel se mettait à l’ouvrage et ne le quittait qu’à la nuit. Alors il prenait un crayon et dessinait des formes nouvelles pour les pièces commandées à son maître. La réputation de Samuel s’accrut encore, grâce à l’intelligence et au travail de Marcel. Les confrères, envieux de ses succès, essayèrent par tous les moyens de pénétrer le secret de sa merveilleuse fabrication. Ils parvinrent à savoir que le juif avait un apprenti pauvre et sans ressources. Cette découverte les remplit de joie, et ils se crurent certains d’arriver à leur but. « Cet enfant est pauvre, dirent-ils, nous lui promettrons de l’or, et il nous livrera le secret de Samuel. »
Un jour, comme Marcel revenait de faire une commission pour son maître, un homme l’aborda dans une rue presque déserte, derrière Notre-Dame. « Eh bien, Marcel, où vas-tu, mon garçon, dit-il en accostant l’apprenti ?
Marcel leva les yeux et reconnut son ancien maître, Abraham Lévy, celui qui l’avait chassé après la mort de sa mère. — Bonjour, maître Lévy, répondit l’apprenti en continuant son chemin.
— Tu parais bien pressé, mon enfant.
— Oui, maître, il faut que je rentre chez mon patron.
— Eh ! qu’as-tu besoin de tant te presser ?
— Nous avons de l’ouvrage en train, et maître Samuel tient à le livrer demain.
— Pourquoi m’as-tu quitté, Marcel, demanda Lévy, en donnant à sa voix un accent de regret.
— Vous m’avez chassé.
— Tu te trompes. J’étais alors dans un moment d’humeur, et j’ai pu te brusquer, mais je t’assure que ma douleur a été bien grande quand j’ai su que tu étais entré chez Samuel. C’est un homme dur et méchant. C’est à peine s’il le nourrit, j’en suis sûr. Et puis, vois donc comme il t’habille ! tes vêtements sont usés jusqu’à la corde ; ils ne tiennent qu’à force de pièces et de morceaux. Tu as l’air d’un mendiant. »
Marcel rougit en jetant un regard sur les vieux habits de son maître, que Sarah avait, tant bien que mal, arrangés pour lui.
Lévy continua : « Tu es mal chez Samuel ; viens avec moi, mon enfant, et tu seras bien traité. Le soir, tu sortiras et tu iras jouer avec tes camarades. Les jours de fête, je te donnerai de l’argent pour que tu puisses voir les parades de la foire Saint-Laurent. Enfin, tu auras des vêtements neufs, que je ferai confectionner pour toi.
— Non, maître Lévy, dit Marcel, non, je ne puis accepter les offres que vous me faites.
— Et pourquoi donc ? mais il faut que tu sois fou ! Samuel n’est-il pas grondeur et bourru ? La nourriture qu’il te donne, n’est-elle pas détestable ? Les vêtements dont il te couvre, ne tombent-ils pas en lambeaux ?
— Si, maître, et vous avez raison, mais malgré cela, je ne puis le quitter. Quand j’étais seul au monde, chassé par vous, et jeté, sans pain, sans asile, sur le pavé de Paris, je vins tomber à sa porte, mourant de faim et grelottant de froid, alors, il m’a secouru, et depuis ce temps, j’ai mangé son pain, j’ai couché sous son toit, j’ai vécu, grâce à sa charité. Vous voyez bien que je ne puis le quitter.
— Mais Samuel est vieux, et, quand il mourra, tu te trouveras aussi pauvre que par le passé, puisqu’il ne te donne pas d’argent. Viens chez moi, Marcel, et tu auras de l’or... de l’or autant que tu en voudras.
— Oh ! je vois bien pourquoi vous me parlez ainsi ; mais j’aime mieux vivre misérable, en remplissant mes devoirs, que d’être riche au prix que vous me proposez.
— Eh bien, dit Lévy, en se rapprochant de l’apprenti, tu as raison. Reste chez Samuel, tu lui dois de la reconnaissance ; mais à moi, ne me dois-tu rien ? Je t’ai reçu dans mon atelier, je t’ai appris les commencements si pénibles de notre profession.
— Oui, maître ; aussi, pour tout cela j’ai oublié votre cruauté... Je me suis rappelé ce que vous aviez fait pour moi, quand je vous payais, et je vous ai pardonné votre conduite à mon égard, lorsque j’étais pauvre.
— Ainsi, tu ne veux rien faire pour ton ancien maître ?
— Si vous me demandez quelque chose qui ne soit pas contraire à mon honneur et à mes devoirs, je le ferai, maître Lévy, mais au-delà, vous n’obtiendrez rien.
— Si, pour un mot, je te rendais riche comme un prince... si je te donnais de l’or autant que tu pourrais en porter...
— Je refuserais, maître Lévy, car cet or serait le prix d’une trahison, et il me brûlerait les doigts.
— Va donc ! imbécile ! dit Lévy furieux ; va manger le pain noir de Samuel... va travailler comme un nègre, va cacher tes haillons !
— Adieu, maître Lévy, gardez votre or, et laissez-moi ma pauvreté. »
Le juif s’éloigna en murmurant de sourdes imprécations, et Marcel rentra chez son maître.
Abraham Lévy, trompé dans ses espérances par les sentiments élevés de Marcel, ne renonça pas à ses honteux projets ; Samuel était un redoutable concurrent dont il voulait la ruine à tout prix. Voyant que les promesses qu’il avait faites à l’apprenti n’avaient pu le déterminer à trahir son maître, il résolut d’employer d’autres moyens pour arriver à son but.
La bonne conduite du jeune apprenti, sa docilité, sa douceur, avaient fini par triompher du caractère défiant de Samuel. Le juif se montrait bienveillant pour lui, et n’entreprenait rien sans avoir pris son avis. Grâce à l’influence que Marcel exerçait sur son maître, la vie de Sarah devint moins triste et moins monotone. La jeune fille, qui jadis ne quittait jamais sa demeure, prit quelques distractions. Le soir, elle sortait avec l’apprenti, qui se sentait heureux et fier de pouvoir, par ses soins délicats, témoigner à celle qui l’avait sauvé toute sa reconnaissance.
Un soir qu’ils revenaient de faire une longue promenade, quatre hommes se jetèrent sur Marcel, le séparèrent de Sarah, et, malgré ses cris, disparurent en l’entraînant. La nuit était sombre, mais à la lueur d’une lanterne huileuse, Sarah crut reconnaître maître Lévy, qui donnait ses ordres aux ravisseurs. Elle les suivit de loin, et les vit se diriger vers la rue de la Parcheminerie.
La pauvre enfant, éplorée, tremblante, rentra chez son père, et lui apprit l’affreux événement qui venait d’arriver. Samuel, en l’écoutant, sentit une sueur froide inonder son visage. « Ils vont le torturer, dit-il, pour lui arracher mon secret.
— Marcel mourra plutôt que de vous trahir, reprit Sarah, mais il faut le secourir. — Comment ! que faire ?
— Allez chez monsieur le lieutenant de police.
— Mais je ne puis laisser ma boutique sans défense.
— Je resterai, mon père, et par le Dieu de Jacob, personne n’entrera tant que je vivrai, s’écria la jeune fille avec énergie. »
Le juif endossa sa houpelande, et sortit pour aller chez le lieutenant de police.
Pendant ce temps, les ravisseurs de Marcel, après avoir étouffé ses cris en serrant avec force un mouchoir sur sa bouche, l’entraînaient rapidement, en évitant les rues populeuses. Bientôt ils arrivèrent à une maison basse et enfumée de la rue de la Parcheminerie. Un homme, enveloppé d’un grand manteau, les attendait à la porte. « Par ici ; deux marches à descendre, leur dit-il. » Et Marcel fut conduit dans une vaste chambre toute tendue de noir. Des torches, placées de distance en distance, l’éclairaient d’une lueur rougeâtre, et faisaient ressortir les peintures terribles qui se trouvaient sur les tentures.
Marcel, les jambes et les bras entourés de chaînes, fut déposé sur un siège en fer, au milieu de la chambre. Maître Lévy, car c’était lui, laissa tomber alors son manteau et s’approcha de l’apprenti. Ses petits yeux perçants brillaient d’un éclat sauvage. « Écoute, Marcel, dit-il d’une voix sourde, je t’offrais de l’or et des richesses immenses pour me livrer le secret de Samuel, tu m’as refusé ! Ce secret que je n’ai pu obtenir par des promesses, je te l’arracherai à force de souffrances. Parle, il en est temps encore.
— Votre conduite est infâme, Lévy ! Je vous savais dur et méchant, avare et impitoyable, mais vous venez vous montrer encore plus hideux que je ne le supposais. Quoi ! vous voulez punir par des tortures ma fidélité à mon maître ! Vous voulez m’arracher par vos cruautés la ruine d’un homme à qui je dois la vie... mais c’est horrible ! Oh ! pitié...
— Parle donc, dit Lévy, qui crut que l’aspect de cette chambre avait porté la terreur dans l’esprit de l’apprenti ; parle donc !
— Non, vous êtes sans pitié ! La vue de mes larmes, mes prières, mes supplications ne font qu’irriter votre cruauté. Allez, je saurai mourir pour celui qui m’a sauvé la vie !
— Misérable ! s’écria Lévy, que la fureur rendait hideux. Allons, vous autres, commencez. »
Les exécuteurs s’emparèrent de Marcel et retendirent sur une planche légèrement inclinée. Ils mirent ses jambes entre deux plaques de fer, garnies de longues pointes aiguës. A ce moment, un bruit de voix se fit entendre dans la rue. Deux coups violents ébranlèrent la porte. « Nous sommes perdus ! s’écrièrent les bourreaux.
— Non, le bruit cesse... on s’éloigne, dit Lévy qui tremblait de tous ses membres. Allons, reprit-il, un peu rassuré, voilà de l’or ; faites ce que je vous ordonne ; peut-être il parlera...
— Il n’a rien dit ! s’écria Samuel, en s’élançant dans la chambre, suivi du chevalier du guet et de ses gens. Messieurs, secourez ce brave jeune homme. »
Déjà Lévy et ses dignes acolytes étaient liés et dans l’impossibilité de fuir.
Marcel fut transporté, sans connaissance, au logis de maître Samuel. Sarah, en proie à toutes les angoisses de l’inquiétude, attendait l’arrivée de son père. Grâce à ses soins, Marcel reprit bientôt l’usage de ses sens.
« Marcel, lui dit alors Samuel, tu es un noble cœur. Tu n’as plus de parent au monde... Eh bien ! sois mon fils, ajouta-t-il en le pressant sur son cœur. »
Abraham Lévy et ses quatre complices reçurent le digne châtiment de leur crime.
A quelques jours de là, un cortège nombreux remplissait la cour de la Sainte-Chapelle. C’étaient les maîtres et les apprentis de la Confrérie des Orfèvres, qui venaient offrir à Marcel une coupe en or d’un travail merveilleux, et sur laquelle était gravée l’histoire du pauvre apprenti. Les anses de la coupe étaient formées par deux chiens qui se penchaient, comme pour s’y désaltérer. Leur cou, entouré d’un collier brillant, portait ces inscriptions : « La Confrérie des Orfèvres, à l’apprenti Marcel, modèle de reconnaissance et de fidélité. »
Sur les côtes nord de la Manche, à peu de distance de Cherbourg, se trouve le petit village d’Auderville, habité par des pêcheurs. Sa position étrange, la physionomie bizarre de ses cabanes, tout, jusqu’à sa vieille petite chapelle couverte de lierre, lui donne un aspect des plus pittoresques. Parmi ces cabanes, il en était une surtout dégradée par le temps : celle de Georges et de Marie. Ces pauvres gens avaient trois enfants, et souvent il arrivait que, la pêche ayant été mauvaise, le pêcheur revenait près de sa femme fort léger d’argent. Eh bien ! malgré ces tristes chances assez communes, Georges et Marie ne se décourageaient pas ; ils espéraient toujours en la Providence qui n’abandonne jamais ceux qui travaillent et qui prient.
Chaque matin, Georges partait pour la pêche, et Marie restait à la cabane avec ses enfants. Une fois ses travaux finis, elle les instruisait d’abord des devoirs à remplir envers Dieu ; puis elle leur donnait de petits ouvrages à faire pour leur inspirer, de bonne heure, l’amour du travail.
Il fallait voir, au coucher du soleil, nos trois enfants courir au rivage pour y attendre le retour du pêcheur ; c’était à qui présenterait, le premier, sa petite figure rondelette et fraîche aux baisers paternels.
Un soir cependant, Georges Kernoc revint à la cabane avec un front tout soucieux ; c’est que, depuis quelques jours, la pêche était nulle ; les petites provisions de Marie s’épuisaient, bientôt peut-être la famille allait manquer de pain. Georges avait donc projeté une excursion lointaine, aux îles Jersey, plus loin encore, pour tenter une fortune meilleure. Son projet ainsi arrêté, il le confia à Marie le lendemain même. « Femme, lui dit-il, je vais partir pour quinze jours, un mois... que sais-je, vers d’autres parages, mais aie confiance et courage, Dieu veille sur les malheureux ; sa Providence est grande, le pêcheur y croit, et grâce à elle, toujours il atteint la rive.
— Tu t’en vas, père, s’écrièrent à la fois les enfants. Pourquoi donc ne rentreras-tu pas coucher ce soir ? Oh ! nous aurons bien peur ; mais tu reviendras bientôt, n’est-ce pas ? »
Georges embrassa sa femme et ses enfants, qui pleuraient tous comme s’ils ne devaient plus le revoir, et il partit. Longtemps la famille du pêcheur suivit sa barque des yeux ; plus longtemps encore les regards de Marie demeurèrent attachés sur la plage. « Protége-le, ô mon Dieu, » disait-elle.
Marie revint chez elle, le cœur brisé ; la première semaine qui suivit le départ de Georges s’écoula bien tristement. Pour subvenir aux besoins de chaque jour, la pauvre femme allait chez ses voisins tresser des filets. Le matin, avant de partir, elle embrassait ses enfants, leur recommandait d’être bien sages et leur préparait leurs petits repas composés de pain noir, de fromage ou de poissons secs. Eux, insouciants comme on l’est à cet âge, passaient tout le temps à jouer, jusqu’au moment où la cloche de la chapelle annonçait l’heure du dîner. Oh ! alors, nos trois enfants venaient s’installer bien vite sur le banc extérieur de la cabane ; et c’était plaisir de les voir manger de si bon appétit.
Un jour qu’ils achevaient leur morceau de pain noir, mais cette fois tout sec (la mère n’avait pu faire mieux), un vieillard qui paraissait avoir grand’ peine à se soutenir, s’approcha d’eux :
« Mes petits amis, leur dit-il, laissez-moi, de grâce, me reposer un peu près de vous, sur ce banc.
— Bien volontiers, s’écrièrent à l’envi les trois enfants en se levant : « Tenez, tenez, voici ma place, » et ils entouraient l’inconnu qui venait de s’asseoir sur la pierre ; leurs yeux s’attachaient sur lui, et, dans leurs regards d’enfants, il y avait un mélange d’intérêt et de curiosité. Louise, l’une des deux petites filles, se hasarda à lui dire : « Mais pourquoi donc avez-vous tant marché ? il fallait vous reposer en chemin, et puis vous n’avez pas de bâton pour vous soutenir ; bon papa Kernoc, qui est bien vieux aussi, en a toujours un, lui !
— Vous me demandez, mes enfants, pourquoi je ne prends pas de repos en route ; — c’est qu’à mon âge, voyez-vous, on a les jambes raides, on ne peut plus s’asseoir sur l’herbe ou dans le fossé du chemin, et alors, pour se reposer dans une auberge, il faut de l’argent, et je n’en ai plus. Depuis ce matin, je marche sans avoir rien mangé.
— Rien mangé depuis ce matin ! ô mon Dieu ! reprit Pierre, l’aîné des enfants, vous devez avoir bien faim ; mais comment faire ? il ne nous reste plus qu’un peu de pain pour ce soir ; ah ! c’est égal, si vous le voulez ?
— Vous me l’offrez de si bonne grâce ! permettez-moi de le partager...
— Le partager ! reprit à son tour Jeannette ; oh ! non, c’est pour vous tout seul ; nous ne mourrons pas pour nous passer une fois de goûter. »
L’étranger, attendri de l’excellent cœur de ses petits hôtes, se mit à manger. « Dieu vous bénira, mes enfants, disait-il ; il vous récompensera, un jour, du bien que vous me faites !
— Oh ! nous le connaissons bien, le bon Dieu, interrompit Louise ; papa et maman nous en parlent tous les jours. Mais, pour vous reposer tout à fait, bon vieillard, si vous vouliez dormir un peu, nous ne ferions pas de bruit ; n’est-ce pas, frère ? n’est-il pas vrai, Jeannette ? ah ! oui, dormez.
— Eh bien ! mes bons amis, je vais essayer de dormir un peu sur ce banc. »
Et comme l’inconnu se disposait à fermer les yeux, nos trois enfants s’en allèrent tout doucement jouer à l’écart, de peur de troubler son sommeil.
Le soir, quand Marie Kernoc revint à la cabane, Jeannette, Pierre et Louise, allant à sa rencontre, lui racontèrent ce qui leur était arrivé. La digne femme, s’approchant alors de l’étranger l’éveilla, et lui dit : « Bon vieillard, vous êtes mal, là, sur ce banc ; la nuit va venir, vous aurez froid ; si vous vouliez entrer dans notre cabane, nous y trouverons bien une place pour vous.
— Ah ! merci de votre humanité, excellente femme, reprit celui-ci ; plus tard peut-être aurai-je le bonheur de vous témoigner toute ma reconnaissance ; car, sans vos enfants, je serais mort ici d’épuisement et de faim ; et pourtant, c’eût été bien affreux, si vous saviez !! » Et presque aussitôt le pauvre homme, entraîné par la violence de ses émotions, se mit à conter à Marie qu’il avait eu jadis une grande fortune ; il l’avait follement dissipée dans le luxe et l’oisiveté ; ensuite, mais trop tard, il avait essayé de se livrer au travail pour vivre ; alors, on n’avait plus eu confiance en lui, à cause du passé ; et c’est ainsi qu’il avait végété, pendant plus de trente ans, dans un emploi minime ; heureusement sa sœur, seule parente qui lui restât, lui avait fait, jusqu’à ce jour, une petite rente pour l’aider à subsister. « Pauvre sœur ! interrompit l’inconnu en essuyant quelques larmes, elle est morte aujourd’hui !... si elle avait fait comme moi, paresseux et prodigue, je n’irais pas, en ce moment, recueillir l’héritage qu’elle me laisse.
La femme du pêcheur écoutait en silence ce récit pénible, quand, du ton inspiré d’un homme qui mesure avec effroi, de l’œil, le danger auquel il vient d’échapper, le vieillard reprend soudain : « Mais voyez un peu la bizarrerie de ma destinée ! cette fortune m’arrive, et je n’avais pas alors vingt pauvres sous chez moi ! et quatre-vingt-dix lieues me séparaient de ma sœur et de Cherbourg ! il fallait pourtant bien les faire ; je vends les quelques misérables effets que je possède, et je pars à pied de Paris, vieux, infirme, bravant tout : le froid, les privations, la fatigue ; enfin je vais toucher au terme si désiré de mon voyage ; mais plus d’argent, plus rien ; tout à coup je me rappelle avoir laissé à Beaumont, ici près, un vieil ami ; je me détourne de ma route ; je lui demanderai, disais-je, un léger secours pour ne pas entrer, au moins, à Cherbourg en mendiant... j’arrive... il n’était plus. Oh ! alors, ma tête s’égare ; j’erre à l’aventure jusqu’à la pointe d’Auderville ; vainement, pour assouvir ma faim, je cherche des coquillages au bord de la mer, et c’est ainsi que je me traîne, chancelant, épuisé, jusque devant cette cabane... et là, Dieu le sait, j’allais mourir et si près de mon trésor, j’allais mourir sans vous, sans vos enfants !!
— Allons, allons, rassurez-vous, reprit Marie, nous sommes bien pauvres, mais j’espère vous donner encore de quoi vous aider à atteindre Cherbourg. »
En effet, le lendemain, la femme du pêcheur partageait avec M. V***[25] une grosse miche de pain-bis et le peu d’argent qu’elle venait de recevoir pour son travail de la semaine ; et cet homme prenait, en la bénissant, congé de la petite famille.
Cependant, Marie devenait toujours plus triste, plus inquiète... c’est que Georges ne revenait pas ; quinze grands jours s’étaient écoulés déjà depuis son départ ; chaque soir, quand tout reposait dans la cabane, elle se rendait au bord de la mer ; là, son regard cherchait au loin, bien loin, s’il ne distinguerait pas la barque de Kernoc, et rien, toujours rien ; Marie commençait à désespérer... Enfin, un soir, un pressentiment irrésistible s’empare d’elle ; les caresses plus tendres de ses enfants au moment du coucher, leur joie plus naïve, ses riantes pensées à elle-même, le battement involontaire de son cœur, tout lui dit que, cette fois, elle ne reviendra pas seule ; elle est frappée de cette idée : « Mon bon Georges, se dit-elle, il aura bien faim, bien froid ; préparons tout d’avance pour son souper ; dressons ici cette petite table, près du foyer ; étendons, sur cet escabeau, cette grosse veste de laine : il trouvera tout prêt maintenant quelques brouées dans cet âtre ; je n’aurai qu’à y mettre le feu ; il se réchauffera plus vite... N’ai-je rien oublié ?... non ; les enfants dorment ; voici l’heure de la marée, partons. » Cela dit, Marie sort, ferme sur elle la porte de la chaumière, et se dirige, en courant, vers la plage.
Va, va, pauvre mère ! que le ciel t’accompagne !
Déjà, depuis une heure, Marie est sur la grève, debout, haletante d’espoir et de crainte. Son œil, incessamment fixé sur l’immensité des eaux, semble dévorer l’espace. Un léger crépuscule éclairait encore au loin la mer ; tout à coup il lui semble qu’un point noir se balance à l’horizon ; elle tressaille, le suit avidement du regard ; mais hélas ! des vagues ne cessent de le dérober à sa vue. Quel supplice pour elle !... Cependant, bientôt une forme apparaît, mais confuse ; puis elle se dessine, se détache à l’œil... Non, Marie n’en peut plus douter, c’est une barque, une barque de pêcheur ; mais est-ce celle de Georges ? elle est si loin encore ! C’eût été pitié, je vous jure, mes enfants, de voir cette pauvre femme ainsi livrée tour à tour aux tortures de l’anxiété et aux enivrements de l’espérance.
Déjà depuis longtemps le frêle esquif luttait, battu par les flots, lorsqu’enfin il reparut à peu de distance ; les yeux de Marie brillèrent alors d’un rayon de bonheur, car c’était bien lui, Georges le pêcheur, qui revenait embrasser sa femme et ses enfants. Son premier mouvement fut de se jeter à genoux en se signant ; puis elle se mit à appeler Kernoc à grands cris, en se dressant sur la pointe des pieds et en agitant son mouchoir en l’air.
Cependant la barque avançait toujours... Georges a enfin reconnu Marie ; il lui renvoie ses signaux, l’appelle à son tour. Quelques minutes encore, il est dans ses bras.
« Ah ! mes chers enfants, s’écrie celle-ci dans l’ivresse de la joie, ils vont donc revoir leur père. » En disant ces mots, ses yeux se dirigeaient instinctivement du côté du village ; soudain elle pousse un horrible cri d’effroi. Une épaisse fumée, des flammes semblaient entourer sa cabane. « Ah ! mon Dieu ! le feu !... le feu... Georges !... nos enfants ! au secours !... Il ne m’entend pas... que faire ? Et dire qu’il est là, devant moi, qu’il me tend les bras !... Oh ! non, non, je suis mère avant tout ; sauvons mes enfants !!! »
Et Marie se précipite, comme une insensée, vers Auderville ; mais plus elle avance, plus son désespoir s’accroît. C’était bien, en effet, sa cabane que dévoraient les flammes. Déjà l’alarme était partout ; les habitants s’empressaient, de toutes parts, comme elle. « Ah ! Sainte-Vierge ! pitié pour mes enfants ! » exclamait la pauvre femme, tout en courant à perdre haleine et poussant des cris déchirants de détresse... Enfin elle arrive, éperdue, au seuil de la cabane ; le premier spectacle qui s’offre à sa vue... c’est le père de son bien-aimé Georges, le vieux Kernoc, fuyant du foyer de l’incendie, en tenant dans ses bras ses deux petites filles, Louise et Jeannette, qu’il venait d’arracher, de ses propres mains, à la mort ; mais le digne vieillard était hors de lui ; il suffoquait, chancelait, balbutiait de saisissement sans pouvoir dire un seul mot à la foule qui l’entourait.
« Louise ! Jeannette ! » tel fut le premier cri de Marie en se jetant sur ses deux filles et les couvrant de baisers... Mais, tout à coup, elle relève la tête, lance autour d’elle un regard perçant et rapide, et un nouveau cri sort de sa poitrine : cri étouffé, cri lamentable : « Pierre !... Pierre !... où est Pierre ?... » Puis, avant qu’on ait même le temps de lui répondre ou d’arrêter ses pas, d’un bond elle disparaît et s’élance dans la cabane en feu. Chacun demeure frappé d’une horrible stupeur. En effet, des cris perçants ne tardent pas à se faire entendre. Pierre était donc là... Pierre allait périr, car le vieux Kernoc n’avait pu parvenir jusqu’à lui... cruelle vérité que confirma bientôt l’intrépide vieillard, dès qu’il eut la force de parler.
Mais Marie bravera tout. Que ne peut l’amour maternel ? En vain la flamme brûle son visage, ses pieds et ses bras ; en vain la fumée l’oppresse et l’étouffe ; Pierre pousse des cris toujours plus déchirants, et une cloison les sépare encore... c’est un mur de feu. En ce moment suprême, et près de s’évanouir, l’infortunée mère a cependant compris qu’un effort surhumain peut seul les sauver tous doux. Elle s’élance donc, par un élan sublime, au milieu d’un tourbillon de fumée ; éperdue, aveuglée, elle appelle, étend les bras... elle a enfin saisi deux mains d’enfant... c’est Pierre ! elle le tient... oh ! alors, folle de joie, elle l’attire convulsivement à elle et l’entraîne, rapide comme l’éclair. C’est ainsi qu’ils reparaissent ensemble, aux cris de la foule, et viennent tomber presque mourants sur le banc de pierre de la cabane.
Et c’est à ce moment même qu’arrivait Georges. Les cris de Marie, sa fuite si subite, et l’aspect du feu, tout avait éveillé, dans son âme, les plus affreux pressentiments. Ah ! qu’il lui tardait alors d’atteindre la rive ! les brisans qui ralentissaient si désespérément sa marche, le mettaient à la torture. Enfin il aborde ; il prend le temps à peine d’amarrer sa barque... et se précipite vers le foyer de l’incendie. Bientôt il n’en peut plus douter, c’est sa cabane qui brûle ! Grand Dieu ! Que seront devenus Marie et ses enfants ?
Mais du plus loin qu’on l’aperçoit, chacun lui crie : « Tous sauvés ! Georges, tous sauvés ! — Dieu soit loué ! » murmure-t-il du fond du cœur, en levant au ciel des yeux humides de larmes. Et il arrive pour contempler la scène en même temps la plus déplorable et la plus attendrissante. Son vieux père encore tout tremblant et qui pleure... Marie échevelée, les vêtements en désordre, qui étreint ses trois enfants dans ses bras, et la foule, empressée autour d’eux, qui les admire et les entoure des soins les plus touchants.
Vous peindre, mes enfants, l’effet électrique de la soudaine apparition de Georges au milieu de cette scène, la joie délirante de Marie, du pêcheur, du pauvre grand-père et des trois enfants, se tenant tous embrassés ; vous dire leurs exclamations, leurs mots entrecoupés de si délicieuses larmes !.. Oh ! non, cela serait impossible.
Ces premiers transports une fois calmés, à un signe du vieux Kernoc (digne Breton aux saintes croyances), toute la famille se prosterna humblement à genoux pour remercier le ciel de la délivrance des enfants ; puis les regards de Marie et de Georges se tournèrent tristement vers les ruines fumantes de leur cabane, et ce cri de douleur s’échappa de leur cœur : « Désormais plus d’asile.
— Y pensez-vous, s’écria le vieux Breton ; Dieu qui a sauvé vos enfants, vous abandonnerait-il dans votre misère ?... Vous n’avez plus d’asile, dites-vous ! comptez-vous donc pour rien le chaume de votre vieux père....
— Et les nôtres donc, reprirent tout d’une voix les assistants ; il y a place partout, à Auderville, pour Georges Kernoc, pour sa femme, pour leurs enfants, car nous les aimons tous. »
Ce fut, en effet, parmi ces braves gens, à qui offrirait de meilleur cœur, sa maison pour refuge à l’infortunée famille ; mais le grand-père eut naturellement la préférence, et c’est sa chaumière qui servit d’asile à ses cinq enfants ; tout ce monde était là sans doute bien à l’étroit ; dam ! les pauvres gens ne font-ils pas comme ils peuvent ?
Heureusement, la pêche de Georges avait été bonne ; on put donc se pourvoir d’abord des objets de première nécessité détruits par le feu ; d’ailleurs, une foule de petites choses avaient échappé à l’incendie ; si bien, qu’au bout de trois mois, le désastre de Georges était presque réparé, à la pauvre cabane près toutefois, dont il ne restait que des ruines et des cendres ; mais c’était là une bien grande affaire ; on ne devait songer de longtemps à en rebâtir une autre.
Cependant il n’avait été bruit, dans tous les alentours, que de l’incendie de Georges et du beau dévouement de Marie ; tout le monde en parlait ; on faisait surtout mille commentaires sur le danger qu’il y a, dans les campagnes, à jeter des brouées sur un âtre mal éteint, parce qu’une seule étincelle, qui mine sourdement, peut l’enflammer tout à coup ; et c’est ainsi, en effet, qu’avait brûlé la cabane de Kernoc. Le Journal de Cherbourg, à l’affût, comme tous les journaux, des événements malheureux, avait raconté fort au long cette touchante et déplorable histoire ; mais les habitants d’Auderville ne lisent pas de journaux, et ils n’en avaient jamais rien su.
Ne voilà-t-il pas qu’un beau matin, à l’heure où Georges, accompagné de sa femme, qui lui faisait la conduite, se dirigeait vers la plage pour aller à la pêche, il aperçoit plusieurs individus, étrangers au village, arrêtés sur l’emplacement même de sa cabane ; ils parlaient, se consultaient ; puis ils allaient et venaient en tous sens avec des espèces de longues cannes à la main, à l’aide desquelles ils semblaient mesurer le terrain.
« Oh ! oh ! voilà qui est singulier, s’écrie le pêcheur... vois donc, femme ! que nous veulent donc ces gens-là avec toutes leurs simagrées.
— Il est vrai, reprit à son tour Marie non moins surprise, que c’est bien drôle. »
Ils s’approchent des étrangers ; Georges leur demande ce qu’ils font là ? — Oh ! oh ! répond l’un d’eux, qui paraissait le chef, vous êtes bien curieux, l’ami ! — Curieux ! curieux ! murmure Georges ; mais c’est selon, car ce bout de terrain est à moi ; il y avait là naguère une cabane... — Ah ! ah ! c’est donc vous qu’on appelle Georges Kernoc ; eh bien ! cela se trouve à merveille. — Ainsi, nous allons savoir de vous, reprend vivement Marie... — C’est trop juste, mes bons amis, réplique en souriant l’inconnu ; vous saurez donc que j’ai reçu l’ordre de reconstruire, ici même, une fort jolie petite maisonnette pour M. Georges, pour sa femme et pour ses trois enfants. Vous le voyez ; dès aujourd’hui nous prenons nos plans ; demain, nous serons à l’œuvre ; et, dans un mois, jour pour jour, ce sera une affaire faite ; je vous livrerai les clefs.
— Les clefs ! ô mon Dieu ! s’écrièrent à la fois tout stupéfaits le mari et la femme ; qu’est-ce que vous dites-là ? Et cette maison que vous allez construire... — Est pour vous, bien pour vous, les incendiés d’Auderville. Est-ce clair, cette fois ? — Quel est donc l’ange protecteur, le roi, le prince qui vous a donné pareil ordre ? — Oh ! ce n’est ni un ange, ni un prince, ni un roi, mes bonnes gens. — Mais qui donc enfin ?... — Ah ! voilà précisément ce que vous ne saurez qu’au moment où je vous irai livrer les clefs de votre nouvelle habitation... dans un mois, vous entendez, jour pour jour. D’ici là, faites-moi l’extrême plaisir de retourner, comme par le passé, à vos affaires, de ne pas vous occuper des miennes, et surtout de ne plus m’interroger à l’avenir, car, je vous en préviens, ce serait d’abord tout à fait inutile, et puis ensuite vous me fâcheriez fort. Adieu donc... au revoir, dans un mois. »
Je vous laisse à penser, mes enfants, si tout le village ne fut pas bientôt mis en émoi. Georges et Marie avaient raconté partout, bien vite, l’aventure qui venait de leur arriver. Quel singulier mystère, se disait-on de toutes parts ; on en parlait du matin au soir ; c’était une procession journalière de curieux pour visiter cette maison qui s’élevait comme par enchantement. Le vieux Kernoc, son fils et sa bru étaient bien, comme vous le devez croire, des premiers en tête, et ils ne cessaient de faire mille conjectures plus folles les unes que les autres.
Enfin, les trente jours convenus sont expirés ; le petit édifice est totalement achevé. Alors, ce même inconnu qui avait si singulièrement intrigué Georges et Marie, fidèle à sa parole, va les trouver de grand matin, et, du ton le plus riant, leur parle en ces termes :
« Voici, mes chers amis, et selon ma promesse, d’abord les clefs de votre nouvelle maison, vous pouvez vous y installer dès aujourd’hui ; ensuite, voilà un contrat, en très-bonne forme, qui en assure à jamais la propriété à vous et vos descendants. Maintenant, pour ce qui est du nom de votre bienfaiteur qui, avec raison, vous préoccupe si fort, cette lettre va vous donner le mot de l’énigme. Adieu, soyez heureux. »
Il dit et disparaît, laissant Georges et tous les assistants ébahis et muets d’étonnement.
On ouvre la lettre... que contenait-elle ?.. ce peu de mots :
« Aux pêcheurs du Cotentin, tribut de reconnaissance. — A la famille incendiée, une cabane pour un morceau de pain. — Mais vous m’avez sauvé la vie, et je ne me crois pas quitte encore envers vous... l’avenir vous le prouvera.
« Le pauvre vieillard. »
« C’était donc lui, ce bon M. V***, s’écrièrent à la fois Marie et les trois enfants. Ah ! mon Dieu ! le digne homme ! »
Mais Georges ne comprenait toujours pas ce que tout cela voulait dire ; c’est alors que sa femme lui raconta l’aventure qui leur était arrivée en son absence.
A la suite d’un si grand événement pour le village, ce fut, pendant trois grands jours, fête complète à Auderville, parmi les bons pêcheurs du Cotentin.
[25] Les convenances nous forcent à respecter ici l’anonyme d’une personne réduite, par sa faute, à des épreuves si cruelles : M. V*** existe encore.
La fille de l’Exilé.
| Lith. de Cattier | |
| Ils se pressèrent les mains silencieusement sans une larme. | |
Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.
Vers la fin du règne de Paul Ier, empereur des Russies, il y avait à Ischim, misérable bourgade du gouvernement de Tobolsk, une pauvre famille d’exilés, qui se composait de trois personnes : d’abord Jean Lopouloff, ancien capitaine hongrois au service de la Russie, Anne, sa femme et Prascovie, leur fille. Celle-ci était, pour ainsi dire, née en exil ; car lorsque son malheureux père fut condamné à finir ses jours en Sibérie, l’enfant comptait à peine un an.
Élevée au milieu de cette colonie d’exilés, Prascovie n’avait pas l’idée d’une condition meilleure ; elle se trouvait assez heureuse de la tendresse de ses parents et de l’amitié de leurs voisins. Pendant la saison rigoureuse, l’enfant s’amusait à aller, de cabane en cabane, édifier les petites chapelles qu’elle consacrait par la prière : car, avant tout, Prascovie était pieuse ; puis, quand le beau temps venait réjouir ces tristes contrées, elle courait à travers les forêts de pins, de bouleaux, de peupliers, cueillir çà et là la gentiane printanière, la valériane de Sibérie et l’immortelle des bois, qui étalent leurs fleurs superbes, même jusque sur le bord des neiges.
Jean Lopouloff jouissait de la faible rétribution de dix kopecks par jour : c’était la somme allouée à tout exilé qui n’était pas condamné aux travaux publics. A mesure que Prascovie grandissait, les dix kopecks ne suffisaient plus à l’entretien de la famille ; l’enfant s’aperçut de la gêne de ses parents, et dès lors elle résolut de ne plus leur être à charge. Depuis ce moment, il n’y eut plus de jeu pour elle, plus de chapelles à construire chez les voisins, plus de ces bonnes promenades dans les bois, d’où elle revenait toute rieuse et bien chargée de fleurs et de grosses fraises jaunes, si appétissantes à l’œil et si parfumées au goût ! Prascovie demanda du travail à tous ceux qui pouvaient lui en donner, et puis elle se mit à aider les blanchisseuses et les moissonneurs, qui lui payaient le prix de ses journées en œufs, en fruits, en légumes, que la petite Sibérienne rapportait joyeusement, le soir, à sa famille, heureuse et fière de son jeune courage.
Si Jean Lopouloff, son père, se montrait reconnaissant des fatigues de Prascovie, il n’en conservait pas moins le souvenir d’une existence plus douce ; et ce souvenir le tuait. Souvent, quand il était seul, le vieux et rude soldat de Paul Ier se prenait à pleurer comme un enfant, et se meurtrissait la poitrine en demandant à Dieu son rappel ou la mort. Anne, sa femme, comprenait bien le chagrin de l’exilé, mais Prascovie n’en pouvait soupçonner la cause ; on avait beau lui parler des grandes villes de la Russie, des bonnes maisons bien closes où l’on a chaud, des bruits du monde et de ses fêtes ; elle se sentait si bien, c’est-à-dire, tant aimée dans sa bourgade d’Ischim, qu’elle ne pouvait croire qu’on fût mieux autre part. Pourtant, un jour, à travers les fentes d’une cloison, elle vit pleurer son père, et, à compter de ce jour, l’enfant devina que l’exil est un malheur.
A dater de ce jour, Prascovie n’eut plus qu’une pensée : celle de rendre son père à ce monde qui lui paraissait si regrettable ; mais, pour cela, il fallait aller à Saint-Pétersbourg, car l’empereur avait seul le droit de faire cesser l’exil qui pesait sur son père ; et ce n’était rien encore que d’entreprendre cet immense voyage, il fallait d’abord que Prascovie pût obtenir de ses parents la permission de partir ; et l’enfant n’osait parler de son projet.
Un soir, cependant, comme elle revenait, après son travail de la journée, de prier Dieu avant de rentrer à la maison, elle se sentit plus affermie que jamais dans son dessein, et résolut d’ouvrir son âme au moins à sa mère, afin d’obtenir son appui pour vaincre la résistance présumable de l’exilé. Elle entra ; Jean Lopouloff tenait sa Bible ouverte, et lisait tout haut ce passage :
« Or, un ange de Dieu appela Agar du ciel, et lui dit : Que faites-vous là ? Allez, ne craignez point. »
La jeune fille, prenant occasion de ces paroles du livre saint qui semblaient s’adresser à elle, avoua ingénument le plan qu’elle avait conçu. D’abord on lui répondit par des railleries ; puis, comme elle parlait avec cette chaude éloquence qu’inspire une résolution sublime, ses parents, ne voyant encore là-dedans que la folie d’un enfant de quatorze ans, lui ordonnèrent impérieusement de ne plus s’occuper d’un projet inexécutable.
« J’y consens, dit Prascovie, mais c’est à la condition que mon père ne pleurera plus ; au plus petit soupir, à la moindre larme, je n’écouterai plus que la voix de Dieu, et si elle me dit : va ! — j’irai. »
Lopouloff et sa femme s’étaient fait violence pour répondre durement à Prascovie ; aussi, quand elle eut fini de parler, ils la pressèrent dans leurs bras en pleurant, en la bénissant, et son père prit l’engagement d’avoir à l’avenir plus de courage. Cette promesse, il ne pouvait pas la tenir : ramené sans cesse par la pensée vers des temps plus heureux, il pleura de nouveau ; Prascovie s’en aperçut, n’en dit rien, mais elle prit, cette fois, la ferme résolution de partir.
Aucun habitant d’Ischim ne pouvait sortir du village sans un passeport délivré par le chef militaire du gouvernement de Tobolsk. Prascovie ne savait pas écrire ; elle pria quelqu’un du pays de lui dresser sa demande, et surtout de n’en rien dire à ses parents. Ischim est loin de Tobolsk ; la réponse du gouverneur se fit attendre plus d’un mois ; enfin le passeport arriva. Comme elle le reçut avec joie ! comme elle courut vite à la chaumière habitée par ses parents, et comme elle hésita quand elle fut près d’eux ! car elle s’attendait bien à leurs reproches ; et quoiqu’elle fût soumise et respectueuse, ni les menaces, ni les prières ne pouvaient plus la retenir, maintenant qu’elle avait entre les mains le précieux papier qui lui ouvrait la route de Saint-Pétersbourg. On ne menaça pas, on ne la pria pas même de rester, tant on était ému d’admiration en la voyant si résolue. Ses parents la bénirent ; ils lui donnèrent tout ce qu’ils possédaient d’argent, un rouble, c’est-à-dire quatre francs ; et comme ce jour était un 8 septembre, jour d’une fête de la Vierge, la jeune Sibérienne supplia ses parents de ne pas retarder son départ jusqu’au lendemain ; c’était aussi son jour de naissance : elle venait d’atteindre sa quinzième année.
Il faut renoncer à peindre cette douloureuse séparation, et le religieux silence du moment qui précéda la sortie de Prascovie de cette cabane où elle avait grandi. Entre ceux qui restaient et celle qui allait, si loin, accomplir sa sainte mission filiale, ce pouvait être une séparation éternelle ; aussi, pas un des trois ne trouva à dire à l’autre ni un mot de consolation, ni une parole d’adieu ; ils se pressèrent les mains silencieusement sans une larme. Le père et la mère n’allèrent pas plus loin que le pas de la porte, et l’enfant s’éloigna sans se retourner.
Elle continua son chemin, mais non pas seule, car deux exilés, voisins de Lopouloff, voulurent lui faire la conduite jusqu’aux limites de la bourgade. Arrivés là, ces braves gens la recommandèrent à Dieu, et lui donnèrent le fruit de leurs épargnes : celui-ci vingt kopecks, l’autre une trentaine ; en retour, Prascovie s’engagea à ne pas les séparer de la demande en grâce qu’elle allait présenter à l’empereur, et elle les chargea d’un baiser pour ses parents.
Les épreuves ne devaient pas lui manquer durant ce long voyage : tantôt assez mal accueillie par ceux à qui elle demandait un gîte, tantôt tout à fait repoussée comme une aventurière, Prascovie souffrit toutes les humiliations, rencontra tous les obstacles, subit toutes les privations qui devaient nécessairement atteindre une pauvre et faible voyageuse de quinze ans, qui parcourait, à pied et sans guide, les longs déserts de la Sibérie. Une nuit, surprise par un orage, elle fut forcée de se réfugier sous un sapin qui ne la garantissait ni du froid, ni de la pluie. Aux approches du jour, elle se traîna sur le chemin ; mais ne pouvant aller plus loin, elle y resta demi-morte de froid et couverte de boue ; sa dernière heure allait sonner, quand un paysan, passant avec son chariot, la prit en pitié et la conduisit jusqu’au prochain village.
Prascovie allait de porte en porte, demandant l’hospitalité ; mais elle était dans un si piteux état, que personne ne voulut la recevoir ; quelques-uns même la traitèrent de voleuse. Toujours confiante en Dieu malgré ses malheurs, et d’ailleurs soutenue par une sainte espérance, elle alla s’agenouiller sous le porche d’une église dont la porte était fermée. Comme elle était là, le starote, ou maire du village, vint pour interroger la pauvre fille inconnue ; elle dit d’où elle venait, où elle prétendait aller ; elle montra son passeport, et aussitôt ceux qui l’avaient insultée, touchés de la grandeur de son projet, la portèrent comme en triomphe dans une de ces maisons d’où tout à l’heure elle avait été si cruellement repoussée. Elle prit là plusieurs jours de repos ; puis on lui donna des bottines, car elle avait perdu un soulier dans la fange du chemin. Prascovie se remit donc en route, mais à petites journées, et en s’arrêtant souvent, car la saison devenait mauvaise et les chemins moins praticables. Dans chacun des villages où elle était forcée de s’arrêter, la voyageuse payait l’hospitalité qu’elle recevait en lavant le linge de ses hôtes, en cousant leurs habits.
Presque toujours la Providence la conduisait chez de braves gens ; mais une nuit, comme elle était couchée sur le grand poêle dont les paysans russes font leur lit, elle fut réveillée par ses hôtes, qui, tenant d’une main l’esquille de bois qui leur sert de flambeau, la secouèrent rudement, en lui disant : « Il faut que tu nous montres tout ton argent. » Prascovie ne possédait que quatre-vingts kopecks. « Tu mens, lui dit le paysan russe ; on ne va pas avec quatre-vingts kopecks de Tobolsk à Saint-Pétersbourg ; » et on se mit en devoir de la fouiller ; mais ne lui trouvant rien de plus, le paysan et sa femme s’emparèrent de l’argent, et ils lui laissèrent achever sa nuit. La pauvre enfant ne pouvait plus dormir ; enfin, le lendemain matin, comme elle espérait sortir de cette horrible maison sans être vue, Prascovie fut arrêtée par le paysan, au moment où elle passait le seuil de la porte : « Tiens, lui dit celui-ci en lui remettant sa bourse de cuir, tu as raison, il n’y a que quatre-vingts kopecks. Adieu, mon enfant, et bon courage ! »
Lorsqu’à cent pas de là Prascovie s’arrêta pour compter sa petite fortune, elle se trouva riche de cent vingt kopecks.
Pendant quelques jours, elle put continuer sa route à pied ; mais les grands froids étant venus, et la neige ne cessant plus de tomber, il lui fut bientôt impossible d’aller plus loin ; elle n’était qu’à peu de distance d’une grande ville (Ekatherinembourg); mais quelque peine qu’elle prît pour y arriver, Prascovie se vit forcée d’attendre, sur le grand chemin, le passage d’un traîneau, espérant que le conducteur voudrait bien la prendre en pitié et la conduire jusqu’à la ville prochaine. Il lui fallut rester là toute une nuit, battant des pieds la neige, afin de se préserver de l’engourdissement, dont elle avait grand’ peur, car la jeune voyageuse savait bien qu’on en pouvait mourir. Le jour parut enfin, et, du plus loin que ses yeux pouvaient voir, Prascovie aperçut avec joie un convoi de traîneaux qui portaient des provisions à Ekatherinembourg pour les fêtes de Noël.
A l’aspect d’une pauvre enfant toute violette de froid et dont les larmes se glaçaient sur ses joues, les conducteurs du convoi s’empressèrent de la réchauffer dans leurs pelisses et de la placer sur un de leurs traîneaux ; elle arriva avec eux dans cette ville tant désirée, où elle espérait trouver l’abri dont elle avait si grand besoin ; mais comme elle disait à la maîtresse de l’auberge : « Vous pouvez me recevoir, madame, car je paierai bien mon gîte, » Prascovie s’aperçut qu’elle avait perdu sa bourse de cuir dans les neiges du chemin.
L’hôtesse ne douta pas un moment de la vérité de ce nouveau malheur, car Prascovie lui raconta avec tant de franchise les divers événements de son voyage, qu’il était impossible de ne pas croire à la sincérité de la jeune fille. On l’accueillit dans le karstma (auberge du pays) avec tout autant d’empressement que si elle avait pu, en effet, bien payer son gîte.
Prascovie voulait au plutôt se remettre en chemin, car les conducteurs de traîneaux allaient plus loin et ne demandaient pas mieux que de lui offrir le secours de leur voiture. Connaissant bien alors ce qu’était leur petite protégée, ils se cotisèrent afin d’acheter pour elle une bonne pelisse en peau de mouton ; mais, à quelque prix que ce fût, le temps était si froid que pas un des habitants ne voulut vendre la sienne.
« Eh bien ! dirent alors les voituriers, chacun de nous lui prêtera sa pelisse à tour de rôle, et de cette manière l’enfant n’aura pas froid. »
Ce généreux projet fut très-scrupuleusement exécuté pendant tout le long chemin qu’on avait encore à parcourir avec la jeune Sibérienne.
Arrivés au terme de leur voyage, les voituriers la déposèrent devant l’église d’un village. Prascovie s’empressa d’aller remercier Dieu du secours inespéré qu’elle avait obtenu de ces braves gens. Une dame qui se trouvait dans l’église, jeta les yeux sur le costume de Prascovie ; la pauvreté de ses habits toucha sensiblement la bonne âme de madame Milin (c’était le nom de cette dame). Elle s’approcha de l’enfant, l’interrogea ; et bientôt la voyageuse, qui ne connaissait personne dans ce pays, eut une protectrice qui se prit de tendresse pour elle, comme si leur amitié eût daté de bien loin. Madame Milin emmena Prascovie chez elle ; et, jusqu’au retour de la belle saison, la charitable femme ne voulut pas laisser partir l’intéressante fille de l’exilé. Elle lui apprit à lire, à écrire, et quand le temps devint plus favorable, elle paya le passage de Prascovie sur un bateau de transport qui devait la conduire à Nijéni, en lui donnant, en outre, une petite valise bien garnie, de l’argent pour le reste de sa route, et une lettre de recommandation pour une grande dame de Moscou.
Les sentiments religieux de sa bienfaitrice n’avaient fait qu’augmenter encore la piété de Prascovie. D’abord, quand elle était ignorante, sa croyance en Dieu n’était que l’instinct d’une belle âme qui se rattache à la plus sublime des espérances ; mais depuis que madame Milin avait pris soin de l’instruire, sa piété s’était éclairée, et elle avait rompu avec les habitudes superstitieuses de son enfance, pour ne plus élever sa pensée que vers les grandes et simples vérités de la religion.
Dans sa navigation de quelques jours, elle courut grand risque de perdre la vie ; un maladroit batelier manqua de faire chavirer l’embarcation, et Prascovie tomba dans le fleuve. Sauvée, non sans peine, de ce danger, la jeune fille, par un sentiment de pudeur, ne voulut jamais se décider à changer de vêtement devant ses compagnons de voyage, bien que ses habits fussent tout mouillés. A son arrivée à Nijéni, elle fut donc atteinte d’une fièvre violente ; les religieuses du couvent où elle était venue demander l’hospitalité, suivant le conseil de madame Milin, ne voulurent pas la laisser partir avant son entière guérison. Elle fut si longtemps à se remettre, que l’hiver la retrouva dans le couvent ; il lui devenait alors impossible de continuer son voyage avant l’époque où les chemins sont devenus au moins praticables pour les traîneaux.
Partout où s’arrêtait Prascovie, sa grâce naïve et ses vertus modestes lui faisaient des amis ; aussi, lorsqu’elle fut près de quitter le couvent, l’abbesse, qui l’aimait comme une mère peut aimer sa fille, voulut la retenir auprès d’elle. Prascovie promit seulement à la supérieure de choisir le couvent de Nijéni pour sa dernière retraite, si elle avait le bonheur de pouvoir accomplir sa pieuse mission ; et elle partit. La supérieure du couvent avait ménagé à Prascovie des facilités pour que celle-ci pût gagner Moscou et Saint-Pétersbourg. Quand elle arriva dans cette dernière ville, il y avait dix-huit mois que la fille de Jean Lopouloff avait quitté son village d’Ischim.
Voilà donc la courageuse enfant dans une grande et populeuse ville, où elle ne connaît âme qui vive, où personne ne la connaît non plus. Prascovie a bien quelques lettres de recommandation pour de puissants personnages ; mais, comme si Dieu eût voulu qu’elle ne dût qu’à elle seule le succès de sa sublime entreprise, quelques-uns de ceux à qui elle est recommandée ne sont pas à Saint-Pétersbourg ; quant aux autres, elle ne peut découvrir leur demeure. Quelqu’un lui ayant dit que le sénat avait le droit de casser l’arrêt qui condamnait son père à un exil perpétuel, c’est au sénat que Prascovie veut s’adresser d’abord ; mais, ignorant, la pauvre fille, qu’il est des usages auxquels il faut indispensablement se soumettre pour obtenir justice, elle va tout ingénument au palais du sénat, et puis, s’asseyant sur la première marche du grand escalier, elle attend le passage d’un sénateur, afin de lui demander la grâce de l’exilé. Encore ne savait-elle pas ce que c’est qu’un sénateur ! Elle voit passer des officiers en uniforme, des magistrats en costume, des chambellans en habits de cour, et comme elle ignore que le sénat se compose des grands dignitaires de l’armée, des chefs de la justice, et des officiers du palais impérial, elle les laisse tous passer en se disant : « Ce n’est pas là un sénateur ! »
Elle revient là plusieurs jours de suite, et toujours sans savoir à qui elle doit adresser sa demande en grâce. Enfin, un jour, elle se décide à monter dans le palais ; puis, arrivée dans les bureaux d’une chancellerie, elle va de commis en commis, demandant à chacun d’eux dans quelle salle se tiennent les sénateurs ; sa voix est si faible et elle parle de si loin que personne ne la remarque ; la pauvre enfant, toute troublée, heurte, en se détournant, un garde du palais, qui la prend par le bras et la met à la porte ; mais le brutal, tout en la rudoyant, lui apprend qu’on ne peut s’adresser au sénat que par une supplique. C’est déjà pour Prascovie un commencement de succès : aussi, loin d’en vouloir à celui qui la traite si mal, elle remercie Dieu du bon avis qu’elle vient de recevoir.
La supplique fut bientôt prête ; un marchand chez qui Prascovie logeait, lui rend le service d’écrire sa pétition en termes convenables et selon la formule accoutumée. Armée de cette pièce, notre jeune fille, qui sait maintenant ce que c’est qu’un sénateur, revient au pied du grand escalier, et elle présente sa demande en grâce à tous ceux qui passent devant elle ; l’un la prend pour une mendiante, et lui dit : « Dieu vous bénisse, petite ! » et ne lui donne rien ; ou bien l’autre lui met, dans la main, une assignation de cinq roubles ; mais personne ne s’arrête pour lire son papier.
Comme elle revenait un jour de sa longue et douloureuse station à la porte du palais, l’idée lui vint de grimper jusqu’à la statue de Pierre le Grand, et de confier à la main de bronze du grand empereur cette supplique que personne ne voulait recevoir. La princesse de T... traversait, en ce moment, le port de la Newa ; elle aperçoit la jeune fille, la fait appeler par un de ses gens, et s’informe du motif qui lui fait présenter ce papier à la statue impériale.
« Qu’espériez-vous donc, mon enfant ? lui dit la princesse.
— Madame, répondit Prascovie, j’espérais en Dieu, qui a le pouvoir de faire descendre l’empereur jusqu’à moi, si je n’ai pas celui de monter jusqu’à lui. »
Intéressée par cette réponse, la princesse prit la pétition de l’enfant, et lui dit : « Je vous réponds que l’empereur la lira. » En effet, deux jours après, Alexandre Ier savait toute l’histoire de Prascovie. L’impératrice même fit venir à la cour la fille de l’exilé, mais sans qu’on lui eût dit d’avance qu’elle allait être présentée à la famille impériale.
Au moment où elle traversait la salle du trône, Prascovie, ne se doutant guère que ceux qui l’accompagnaient, étaient le czar et les deux impératrices qui faisaient à l’enfant les honneurs du palais impérial, Prascovie, disons-nous, s’arrêta ; elle tomba à genoux devant le trône vide, et baisant les marches avec transport, elle s’écria : « O mon père, vous voyez où la puissance de Dieu m’a conduite ; ô mon Dieu ! bénissez ce trône, et faites que celui qui l’occupe, ne soit ni sourd à mes prières, ni insensible à mes larmes. »
Elle n’avait pas achevé de parler que la grâce de Jean Lopouloff était accordée par l’empereur. A la prière de Prascovie, il y joignit celle des deux pauvres exilés qui avaient accompagné Prascovie jusqu’aux limites de sa bourgade, en lui disant : « Au revoir ! »
Prascovie ne les revit pas, car à peine eût-elle mené à bien sa difficile entreprise, qu’elle se souvint de la promesse qu’elle avait faite aux religieuses du couvent de Nijéni. Un mois après, elle avait pris le voile ; mais, comme si le terme de son pèlerinage dût être celui de sa vie, la jeune fille, épuisée par tant de fatigues, sentit ses forces diminuer de jour en jour ; elle attendait avec impatience que sa famille partît de son lieu d’exil et vînt la retrouver dans le couvent où, peu après, elle achevait de s’éteindre...
Elle mourut, la veille même du jour qui avait été fixé pour leur arrivée. « Eh bien donc, dit-elle en expirant, je les reverrai au ciel ! »
FIN DU VOLUME.
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
Certaines illustrations ont été déplacées pour faciliter la mise en page.
Une couverture a été créée pour ce livre électronique et est placée dans le domaine public.
Une table des matières a été créée pour la commodité du lecteur.
[Fin de Le Dimanche des Enfants-Tome 6, par Various.]