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Title: Les Huit Jours du Petit Marquis & Carlos et Cornélius

Date of first publication: 1920

Author: Jules Arsène Arnaud Claretie (1840-1913)

Date first posted: Feb. 13, 2022

Date last updated: Feb. 13, 2022

Faded Page eBook #20220226

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Les  Huit  Jours

du

Petit  Marquis

———————

Carlos  et  Cornélius

 

Par

 

Jules  Claretie

de l’Académie française

 

 

Paris

Nelson,  Éditeurs

189,  rue  Saint-Jacques

Londres, Édimbourg et New-York


Tous droits de reproduction et de traduction

réservés pour tous pays.


LES HUIT JOURS DU PETIT MARQUIS

 

CARLOS ET CORNÉLIUS


LES  HUIT  JOURS

DU  PETIT  MARQUIS


LES HUIT JOURS
DU PETIT MARQUIS

I

UN dimanche, un dimanche anglais, le terrible Sunday silencieux et morne, le dimanche du vide et de l’ennui, un dimanche de juin, sous la chaleur torride, la lourde chaleur des étés de Londres, un dimanche de 1793, à l’heure où les jours caniculaires du faubourg Saint-Antoine avaient pour réponse les jours orageux du Strand, les bouillonnements de Pall Mall, les nuits pleines de colères de la Chambre des Communes, — un triste et beau dimanche d’exil, — et, dans les rues de la ville immense, depuis le matin, sous le ciel gris bleu, d’un bleu de lin, le marquis de Beauchamp d’Antignac promenait sa désolation, à travers les rues, se demandant si, par une ironie des heures, le temps n’était pas plus long et plus pesant, un dimanche, dans l’atmosphère lourde de la vieille Angleterre.

Oh! ces dimanches, qui revenaient si vite au bout de semaines qui passaient si lentement, comme il en avait déjà supporté, traîné du matin au soir, dans les rues vides, le petit marquis exilé qui regrettait ce Paris à peine entrevu, Paris, Versailles, tout ce qu’il avait aperçu et goûté d’exquis au sortir de sa province, tout ce qu’il avait quitté brusquement pour fuir les Jacobins et parce qu’aussi bien, lui disait-on, l’honneur était à Coblentz ou à Londres!

Émigré! Il s’était, un matin, réveillé en une petite chambre de Crown Court, dans Pall Mall, sous les toits d’une maison anglaise, et il avait regardé autour de lui. C’était, ce jour-là, un matin de printemps, et un soleil pâle, si pâle, trouait péniblement le brouillard gris qui traînait sur les toits carrés, aux tuiles sombres, se déchiquetait aux cheminées dont les fumées se mêlaient à cette brume... Il avait, deux jours auparavant, traversé la Manche dans une méchante barque de pêcheur, partie de Boulogne, la nuit; débarqué à Folkestone, il y était demeuré quelques heures, regardant, au loin, l’horizon, y cherchant en vain cette terre de France disparue et qu’il ne reverrait jamais, peut-être.

Jamais! Allons donc! Le temps de faire un petit voyage, de contempler un peu du vert acide des paysages anglais, du noir fumeux des villes sombres, et il retournerait bien vite au pays. On s’y battait, là-bas, sur cette terre soulevée comme par un frémissement de volcan, on s’y égorgeait, oui, mais c’était la France! C’eût été, sans doute, périlleux; mais c’eût été bien doux d’y rester!

Et le petit marquis soupirait.

— Bah! une semaine est bientôt passée! Dans huit jours, je pourrai me rembarquer, et, cette fois, pour Calais, pour Paris, pour la France!

En attendant, c’était la liberté, le salut, la sécurité que le marquis de Beauchamp, émigré, apercevait, pour la première fois, du haut de sa fenêtre à guillotine (le nom l’avait fait sourire), sous l’aspect d’une mer de briques dans le brouillard du matin.

Et, maintenant, c’était dans ce Londres immense qu’il lui fallait vivre. Pour combien de temps? Bah! encore une fois, un exil n’est pas éternel et ce n’est pas à vingt-cinq ans que le mot jamais peut être prononcé. Il fallait attendre. Les révolutions passent. Les bateaux qui emmènent les pauvres êtres déracinés les ramènent aussi, et le jour viendrait où le marquis de Beauchamp d’Antignac dirait à quelque batelier anglais, sur la jetée de Douvres:

— Allons en France!

Huit jours! Il s’était donné, en manière de plaisanterie, huit jours pour se mettre à l’abri et laisser passer la bourrasque qui emportait les Girondins et les envoyait, là-bas, à l’échafaud. Huit jours! Mais le temps passait, passait, et le pauvre gentilhomme périgourdin, le cœur gonflé, la bourse plate, errait, âme en détresse, dans les rues tristes, ou restait là-haut, au-dessus des cheminées, à relire un petit volume du chevalier de Parny, qui, trempé d’eau de mer pendant la traversée, imprégné d’odeur saline, sentait encore l’Angleterre. Ah! comme il regrettait, le petit marquis, d’avoir quitté Paris, avec tous ses périls, pour cet immense Londres avec tous ses ennuis! Il y aurait peut-être eu le cou coupé, eh! oui, peut-être. Et après? C’était une fin galante. Mais user ses jours, ses longs jours, dans la mélancolie noire des promenades solitaires, des heurts quotidiens contre des étrangers qui, pour être des hôtes, n’en étaient pas moins des ennemis, quelle misère!

Car il avait des préjugés, le marquis de Beauchamp d’Antignac, et quand il apercevait, le long de la Tamise, quelque gaillard qui sortait, titubant, d’une taverne soutenu par un sergent recruteur galonné et flambant neuf, il se disait que cette recrue allait, avant peu, l’habit rouge au dos, charger certaines gens qui, pour être des patriotes, n’en étaient pas moins des Français! Et cela ne lui plaisait qu’à demi, au petit marquis de Beauchamp, assez irrité d’entendre son nom, son nom de gentilhomme du Périgord, ainsi prononcé par ses amis d’Angleterre: Bioutchemp!

Ah! ses amis! Il n’en avait pas! Il ne connaissait personne, personne dans ce grand Londres. Trop pauvre pour aller dans les salons, ou à Richmond, où se réunissaient les élégantes; trop délicat pour errer, user ses journées dans les tavernes, ménager des malheureux derniers écus qu’il avait pu arracher au naufrage, il vivait solitaire pour ne point sembler prendre, auprès des princes qu’il eût pu fréquenter, des allures de parasite et pour allonger, à force de misérables économies, la petite somme qui lui assurait encore quelques mois d’existence étroite.

Mais quand il n’aurait plus rien, que ferait-il, le petit marquis? Irait-il grossir les rangs de l’armée de Condé, se battre avec des compatriotes? Se ferait-il cuisinier, brodeur ou professeur de français? Irait-il demander la fin de tout à l’eau saumâtre de la Tamise?

— Qui vivra verra! se disait-il.

Et il vivait ainsi, au jour le jour, si c’était vivre. Il vivait en se disant de semaine en semaine, de huit jours en huit jours:

— Qui sait? La semaine qui vient je serai peut-être à Paris, je reverrai peut-être Versailles!

Pour occuper ses matinées, chaque jour, il éprouvait une certaine curiosité presque nerveuse et comme agressive à aller, devant le palais de Saint-James, tout près de son logis, voir les grenadiers en habits rouges échanger, le matin, leurs drapeaux et jouer sous les fenêtres du vieux palais des airs de bataille et des marches de guerre. C’était chaque matin, devant le palais aux murailles noires, sèchement découpées comme des cartonnages, avec des arêtes blanches qui donnaient, même en ces jours d’été, aux créneaux gothiques une apparence neigeuse, le même cérémonial quasi religieux, la même marche solennelle: — le salut aux couleurs réglé comme par un rituel; — et les grenadiers aux tricornes plantés sur l’oreille défilaient, fifres et tambours chamarrés de blanc en tête, d’un pas rythmé, lent et sévère, qui étonnait M. de Beauchamp, lui rappelait les gardes-françaises, si pimpants, alertes, charmants, mais qui avaient tourné au peuple, les faquins!

Et quand il apercevait, sur ces drapeaux, des noms malsonnants pour un Français, de victoires anglaises: Blenheim, Ramillies, Malplaquet, brodés de jaune, une sourde irritation lui venait, une sorte de désir insolent d’accompagner l’aigre chanson des fifres de quelque refrain narquois:

Monsieur Malbrough est mort,

Est mort et enterré...

Et il s’éloignait alors, rêvant des beaux matins de Fontenoy, puis se heurtant, devant quelque magasin d’images, à des gravures aux couleurs crues, à des imageries sanguinolentes, où les Français étaient représentés coupant des têtes de femmes, promenant sur une pique la tête poudrée du roi ou hissant quelque prêtre, un moine ou un fermier général, à la potence d’une lanterne. Images aux enluminures hurlantes, qui soulevaient des grognements et de gros rires insultants parmi tous ces Anglais se pressant là, se poussant pour mieux voir.

Chose bizarre, ces caricatures contre les bonnets rouges qui, vengeresses, amusaient le marquis, ces injures aux Jacobins, l’agaçaient aussi. Il entendait des mots comme: French tigers, et cela lui déplaisait que ses contemporains, même sans-culottes, fussent ainsi comparés à des fauves. Alors, il se disait:

— Baste! oublions la politique. Les Anglaises sont délicieuses quand elles sont jolies. Regardons les femmes!

Il les regardait, il les lorgnait même, le pauvre émigré, et il les trouvait adorables avec leurs cheveux sans poudre, blonds ou noirs, leurs belles lèvres aux carnations de cerises mûres, leurs cous flexibles, ce beau sang clair, ces yeux qui rêvaient, et, peu à peu, il sentait que ces beautés décoratives et superbes ne valaient pas, pour lui, le piquant, le pimpant, le retroussis d’une grisette de Paris.

— Elles me rappellent leurs repas, les plats couverts de chairs roses, mais qui manquent de sel... absolument.

Le mordant d’une danseuse de l’Opéra lui plaisait plus que la grâce exquise d’une lady à la promenade. Et, pourtant, qu’elles étaient belles, les grandes dames des équipages de Pall Mall, dont les mères avaient posé pour sir Joshua Reynolds et lui avaient laissé quelques mèches de leurs cheveux!

Ainsi vivait le gentilhomme exilé, loin de ses vignes du Périgord et de son pied-à-terre de Paris, espérant, de semaine en semaine, le retour, le bienheureux retour.

Et, reportant ses espoirs hebdomadaires, le petit marquis voyait se dérouler le chapelet des jours. Mais, ce dimanche de juin, torride, avec son implacable soleil, plus que jamais il était triste, le marquis de Beauchamp, marchant le long des maisons closes avec son ombre devant lui. Mince, élégant, l’habit marron bien brossé, le chapeau hardiment planté, les souliers à boucles aussi corrects que ceux que le prince de Galles mettait alors à la mode, la cheville fine, le poignet léger, les cheveux sans poudre, mais bien peignés, du talon à la cocarde net et propre, ayant passé des heures à chasser les grains de charbon, le marquis passait là, dans le quartier noir de Drury Lane, comme il eût fait figure dans le château d’Antignac, près de Saint-Alvère, ou dans une galerie de Trianon. Il n’y avait pas à s’y tromper: c’était un Français, et, en dépit de l’usure de ses vêtements, un Français petit-maître qui promenait là sa solitude. Et les chiens anglais ne s’y trompaient guère, les bulldogs flairant l’étranger et hurlant à ses mollets.

— Peut-être, se disait le petit marquis, les animaux, moins politiques que les hommes d’État, traduisent-ils les vrais sentiments de nos chers hôtes!... Il n’y a pas à dire, ils subodorent le French dog!

Il s’avançait dans les ruelles étroites, regardant, au fond de lanes humides comme des puits, des babys superbes et des filles accroupies dans la pénombre. Il frôlait des débits de whisky d’Écosse où, derrière des rideaux rouges, des bruits de voix et de verres lui venaient, à travers l’étouffement des portes fermées. Il regardait les lanternes énormes, les enseignes fantastiques, chevaux blancs, couronnes d’or, pipes gigantesques, ancres farouches, et épelait, au coin des rues, des noms étranges, difficiles à prononcer s’il avait été forcé de demander son chemin.

Et, plus il allait, plus il se sentait seul, désespérément seul, dans ce silence, et une amertume lui venait. Il se rappelait qu’il avait tenté, l’autre jour, d’acheter, dans le Strand, une tortue que vendait un boy déguenillé. Une tortue pour avoir, dans sa triste chambre de Crown Court, un être vivant, une créature quelconque, quelque chose qui remuerait. Oui, mais qui souffrirait! Et il était plus humain de laisser la pauvre bête mal finir dans une turtle soup que de la condamner, elle qui n’avait pas d’opinion politique, ignorait M. Pitt et M. de Robespierre, à la prison, à l’exil.

Un moment, le marquis avait eu l’illusion d’une autre compagnie que celle d’une tortue, en sa solitude. Quoiqu’il eût l’horreur de ce qu’il appelait les «amours ancillaires», et qu’il regardât un peu comme des goujats ceux des gentilshommes du Périgord qu’il avait autrefois vus tout prêts à se reposer de Lindamire avec Margoton, les jolies maids en robes claires avec leurs bonnets fripons et leurs bras nus, le cou bien dégagé, lui paraissaient plus appétissantes et plus femmes que les belles figures de cire des ladies qui lui rappelaient le cabinet de Curtius. Il eût même volontiers oublié son rang avec une petite rieuse fillette, sa voisine, qu’il avait prise d’abord pour une Anglaise, avec son nom d’Annie, et qui était une Suissesse, Anna, parlant tant bien que mal le français quand elle saluait d’un «Bonjour, monsieur!», dans l’escalier du noir logis de Crown Court, ce jeune homme à l’air triste, d’une tristesse plus navrante que les autres, puisqu’elle tombait, comme un étonnement, comme quelque chose d’inconnu, d’irrationnel, sur un être jeune, charmant, fait pour sourire, vivre, aller, venir, agir, aimer...

Mais, elle, cette petite Suissesse, pouvait-on l’aimer? Il eût semblé à M. de Beauchamp qu’il faisait une chute dans une rivalité avec les palefreniers. D’ailleurs, Annie, avide de redevenir Anna, était prise du mal du pays. Elle étouffait, loin de l’eau bleue des lacs, dans le brouillard de Londres. Un beau jour, elle dit, dans un joli rire éclairant sa figure fraîche:

— C’est fini. Je n’y tiens plus. Je repars chez nous!

Elle le pouvait, la Suissesse!

Et ce fut alors, dans son exil, un nouvel exil pour le marquis de Beauchamp d’Antignac.

Maintenant, personne ne parlait plus français autour de lui, dans la maison de Crown Court. Personne. Anna, ce n’était rien, Anna, un prétexte à causeries; mais c’était un écho de la langue maternelle, une sorte de traduction vivante de l’anglais. Et, voilà, tout disparaissait. Envolé, le petit oiselet jaseur! Annie! Annie! Le marquis se demandait s’il n’avait pas été un sot de ne point se déclarer et il se moquait de lui-même:

— Comme si Chloris sans falbalas n’était pas la même que Toinon! Et, si j’avais parlé, — qui sait? — elle ne serait point partie!

Il soupirait alors. Il regrettait. L’amour, l’amourette, l’illusion, ce qu’on voudra. Un rêve!

Ainsi songeait le petit marquis de Beauchamp d’Antignac en sa promenade par les rues de Londres, en ce lugubre et étouffant dimanche de juin de l’an III, — l’an III, comme ils disaient là-bas!

II

Le petit marquis, en sa lente promenade, avait été, cependant, quoiqu’il errât, traînant ses pas sans aucun but, comme instinctivement attiré, poussé par une marche machinale vers le théâtre de Drury Lane, où, calculant avec soin ses ressources, supputant ce que lui coûtait sa maigre nourriture et son pauvre gîte, il se glissait, parfois, heureux d’échapper à la réalité par le rêve, aux dernières places du parterre, — ce parterre qui, par une ironie à la fois comique et irritante, s’appelait pit, comme le terrible adversaire du pays. Et, là, M. de Beauchamp d’Antignac écoutait les comédies de Sheridan et les drames de Shakespeare; mais il n’entendait guère ni ceux-ci ni celles-là, et se contentait de lorgner les jolies filles. Oui, Drury Lane, c’était le charme exquis des actrices anglaises, les profils d’anges, les voix faites de caresses, les joues en fleurs, les lèvres roses, humides, les jolies bouches aux dents blanches; c’était la belle Sarah Siddons, c’était Ophélie, Jessica, Portia, les évocations shakespeariennes; mais quoi! ce n’était pas le rire clair de Molière, la finesse de Marivaux, la pirouette de Molé sur son talon rouge, la riposte allègrement française, pas plus que le solide et patriotique roast beef, le vieux roast beef anglais n’était la cuisine du pays, le civet de lièvre périgourdin, que M. de Beauchamp arrosait de piquette rose, quand le champagne semblait l’énerver, et qui lui paraissait délicieuse sous le ciel de Saint-Alvère et de Bergerac.

Pourtant, encore une fois, Drury Lane, le théâtre, c’était la halte dans le songe, l’illusion, l’oubli. Et le petit marquis, sous la colonnade, interrogeait l’affiche du lendemain, épelant le titre de la pièce: The School for Scandal, — la Médisance, souveraine en tous pays, — lorsqu’en détournant la tête et en regardant du côté de la rue, il aperçut, toute seule dans ce coin de Londres, comme il y était seul lui-même, une jeune fille, jolie à croquer, coiffée d’un bonnet blanc coquet, qui se tenait accotée contre le mur de brique d’un logis fermé et tenait entre les mains un panier de fleurs, — un petit éventaire plutôt, — qu’elle eût présenté aux passants, s’il y avait eu là des passants dans cet étouffant Sunday désert.

Le petit marquis prit son lorgnon et regarda la jolie fille.

Une bouquetière, mais élégante, proprette et correcte, — et, tout à coup, corrigeant par un sourire son petit air triste, puisque quelqu’un tournait les yeux vers elle. Les fleurs étaient jolies comme la fleuriste, de ces fleurs qui s’ouvrent au soleil de Londres, jaunes et rouges, mais d’un éclat passager, où la rosée, sur les pétales, est encore une goutte de brouillard. Et, au-dessus des roses rouges ou des roses pâles, le visage de la bouquetière était plus frais, plus fin, d’un ton plus doux, d’une couleur plus vivante que toutes ces fleurs entassées. M. de Beauchamp pensait involontairement à de galantes images du chevalier de Parny ou de M. de Pezay. C’était, précisément, comme un bouton de rose qui se fût épanoui en une chair de femme: — une tête juvénile, un nez fin, des lèvres toutes roses, et, sous des cheveux blonds relevés, tirés et lissés sur les tempes, deux yeux d’enfant, des yeux faits pour le pétillement de la jeunesse et de la joie, mais qui, tout au fond de ce bleu de printemps, avaient une mélancolie vague, un regret, une songerie douloureuse, peut-être, passant là comme une nuée sur un ciel de mai.

— Voilà, vertubleu, se dit Beauchamp, une petite Anglaise qui est jolie comme une fillette de Greuze.

Et, traversant la rue, s’avançant et tendant la main vers une rose, il s’apprêtait à demander, en anglais: «How much? (Combien?)», à la jolie fille, lorsque la bouquetière, offrant son éventaire, dit, faisant rapidement une révérence:

— Fleurissez-vous, monsieur!

O stupéfaction! La fleuriste était une Française! Le marquis retrouvait là, devant ce théâtre fermé, en cette rue déserte, une compatriote perdue comme lui dans ce vaste Londres!

— Ah! bah! dit-il, nous sommes pays!

— Parfaitement, fit le petit Greuze.

— Mais à quoi avez-vous deviné que je suis Français?

— Et comment, vous, n’avez-vous pas deviné que je suis Française?

Elle avait raison, la jolie bouquetière. A quelque chose d’alerte et de piquant, le petit marquis eût pu voir que la vendeuse de fleurs n’était pas une de ces belles Anglaises aperçues dans les allées d’Hyde Park. Il prit la rose pâle et, cette fois, dit:

— Combien?

— Oh! ce que vous voudrez, monsieur! Un penny, un sol. Rien du tout, s’il vous plaît. Entre compatriotes, on ne fait pas d’affaires!

Elle souriait, essayant d’être gaie.

— Soit, fit le marquis; mais il faut vivre.

Il prit un shilling dans sa bourse et le mit dans la petite main de la bouquetière.

— Oh! dit-elle, c’est beaucoup! C’est beaucoup trop! Vous payez comme un lord.

— C’est tout juste l’indemnité que m’accorderait le gouvernement anglais si j’en faisais la demande. Mais, Dieu merci, il me reste de quoi subsister encore et il me répugne de devoir quelque chose à des gens qui canonnent nos compatriotes... Des Jacobins, sans doute, de la canaille, mais de la canaille française! Et puis, vous savez..., dans une semaine...

— Dans une semaine?

— Oui, dans huit jours, nous serons à Paris!

— Dans huit jours?

— Les nouvelles sont bonnes... On a acheté, et plus cher qu’un shilling, des gens importants du gouvernement de la République, et les bank-notes vont nous ouvrir, plus sûrement que les obusiers, le chemin de la France. C’est à Paris, ma chère enfant, que vous pourrez vendre vos roses..., dans huit jours!

Il répéta, insistant, scandant les syllabes:

— Dans huit jours!

La petite eut une moue charmante. Et, hochant la tête, elle dit, la voix changée:

— Oh! à Paris, je ne vendrais pas de roses!

Elle tenait toujours le shilling comme si elle n’eût osé le glisser dans son tablier. Et, de ses yeux bleus, elle regardait le petit marquis bien en face. Il était même un peu troublé par ce franc regard, très doux, caressant, gentiment narquois, et d’une tendresse au fond mélancolique.

— Vous n’êtes pas bouquetière, à Paris?

— Non, dit-elle. Je suis...

Elle s’arrêta, comme si elle hésitait à révéler un secret.

— Vous êtes?

— J’étais..., fit-elle.

Et, après tout, pourquoi dire à cet inconnu ce qui était fort inutile à révéler? Mais lui, gracieux, gentiment, se rapprochant d’elle et respirant la pâle rose:

— Vous étiez...?

Il quêtait la réponse comme une aumône. Et puis, entre compatriotes, pourquoi se cacher et ne point parler, ne point causer, là, franchement, dans cette rue étrangère comme dans un salon parisien:

— J’étais comédienne!

— Ah! bah! fit le marquis. Comédienne? Et voilà pourquoi, sans doute, vous venez vous établir tout près de Drury Lane?

— L’odeur des coulisses, la vue des affiches!

Et la fleuriste, montrant ses dents blanches, riait, cette fois, de bon cœur.

— Comédienne! répétait le petit marquis, en regardant, avec plus d’attention encore, la vendeuse de fleurs.

Elle avait, en effet, dans le port, dans la façon à la fois élégante et hardie dont elle portait l’éventaire, une grâce et un gentil aplomb qui ne rappelaient en rien la faubourienne. Le bonnet blanc planté sur les cheveux, les petits pieds bien chaussés de souliers fins, la jupe aux plis soignés, tout, en la jolie bouquetière, rappelait plutôt l’actrice échappée des mains de la costumière que la marchande des rues vendant des fleurettes aux passants.

— Comédienne!

Et, dans cette rue londonienne, en tête-à-tête avec la jolie Française, le marquis de Beauchamp avait, tout à coup, la sensation d’échanger quelques propos aimables, dans un coin de coulisses, avec une actrice prête à entrer en scène.

— En vérité, dit-il, vous êtes au théâtre?

— J’y étais... Mais quoi! lorsque j’ai vu mes camarades arrêtés, j’ai eu peur!

— Vos camarades?

— Sans doute.

— Quels camarades a-t-on arrêtés?

— Comment, vous ne savez pas? Mais ceux de la Comédie-Française!

Le marquis de Beauchamp d’Antignac était stupéfait. Eh! quoi! cette petite fleuriste rencontrée là, et à qui il venait de donner une pièce blanche pour soulager quelque détresse vaguement devinée sous la coquetterie et la propreté du costume, — c’était une comédienne de la Comédie-Française? Une actrice! Il avait toujours aimé — de loin, malheureusement — les actrices. Elles lui semblaient des porteuses de rêve. Au delà des quinquets de la rampe, elles passaient devant ses yeux comme des prêtresses de cet idéal que tout homme porte en soi-même. Petit gentilhomme périgourdin, il eût, naguère, donné une année de sa vie pour être reçu au foyer de la Comédie, voir de près une de ces créatures de charme, d’esprit, de beauté... Et, par ce dimanche de juin, dans le désert du grand Londres «ensundifié», — il se trouvait face à face avec une de ces adorées qui lui souriait, le regardait, lui parlait... Ces choses n’arrivent que dans les romans ou les comédies. M. Marmontel en eût fait un conte.

— Vraiment, mademoiselle, vous êtes actrice et vous appartenez à la Comédie-Française?

— J’ai cet honneur, dit la bouquetière.

Elle ajouta bien vite:

— Oh! je ne suis pas Mlle Contat!... Mais, toute petite pensionnaire que je suis, j’ai eu l’honneur de doubler Mlle Charlotte Lachassaigne, dans Le Mariage de Figaro, un soir qu’elle ne pouvait jouer Fanchette. Oui, Mlle Lachassaigne, qui passe pour être fille du prince de Lamballe, vous savez! J’ai joué Fanchette au pied levé!

— Il est très joli, votre pied! dit le petit marquis.

Mais, sans paraître faire attention au compliment, la jolie fille continua, heureuse, sans doute, de parler de son théâtre, de son cher théâtre, de ces coulisses dont l’odeur reste aux narines et la passion au cœur, quand on les a quittées, quand elles vous ont quitté.

— Et comme j’avais été applaudie au défilé du quatre, vous savez, sur l’air des Folies d’Espagne, le soir que je remplaçais Mlle Charlotte, malade, et que M. Caron de Beaumarchais, me donnant une tape sur la joue, m’avait dit: «Petite Fanchette, je te ferai un rôle», voilà: j’ai pris ce nom de Fanchette, je l’ai gardé au théâtre, je l’ai gardé à la ville, et la Fanchette de M. Caron de Beaumarchais est devenue Fanchette la bouquetière, pour vous servir, monsieur, si vous avez à fleurir votre boutonnière ou le corsage de quelque jolie dame!

Une actrice de la Comédie-Française! Le marquis ne pouvait se lasser d’examiner, d’étudier cette gentille personne, qui le regardait aussi, hardiment, de ses beaux yeux bleus. Et, avec cette facilité qu’on a à se confier très vite aux compatriotes en pays étranger, la jeune fille racontait, en affectant une gaieté qu’elle n’avait pas sans doute, comment elle avait rêvé de devenir une grande comédienne, petite ouvrière qu’elle était, quittant le logis de la rue Beautreillis pour figurer dans les pièces de théâtre, grondée par ses parents, mais, malgré eux, montant sur les planches, heureuse de voir de près les admirables artistes qu’elle voulait imiter: M. Préville, M. Dugazon, Mlle Olivier, — si jolie avec ses cheveux blonds, Mlle Olivier, qui créait Chérubin, et qui mourait en plein triomphe, attristant ce Paris qu’elle avait charmé.

— Et, après avoir été figurante, j’allais devenir..., j’étais devenue actrice! M. Monvel ne m’appelait jamais que Fanchette, petite Fanchette, comme M. de Beaumarchais. Et patatras! la bourrasque arrive, je prends peur et je me sauve pour venir tenir ici un autre emploi et jouer les fleuristes! Ah! que je regrette d’avoir quitté Paris! On m’y aurait peut-être coupé le cou, — car, je puis bien vous le dire, je suis royaliste; mais, au moins, je n’aurais pas respiré le brouillard de Londres, qui me fait mal et me donne l’envie de reprendre un bateau pour Boulogne ou Calais!

— Ma chère enfant, vous avez les mêmes regrets que moi, et il me semble que vous exprimez mes propres pensées; mais, je vous l’ai dit, fit le marquis, rassurez-vous. Vous ne le respirerez pas longtemps, ce diable de brouillard, qui me prend à la gorge, comme vous. L’argent, je vous l’ai dit, vous entendez, l’argent, un roi qu’on ne détrône pas, aura raison de ces Jacobins. Et, dans huit jours...

— Dans huit jours?

— Et, dans huit jours, vous rejouerez peut-être Fanchette à la Comédie, et, au lieu de vendre des bouquets, ma belle petite, vous en recevrez sur la scène, et c’est moi, le marquis de Beauchamp d’Antignac, qui vous jetterai la première rose!

— Que Dieu vous entende, monsieur le marquis! En attendant, fleurissez-vous, monsieur... Fleurissez-vous, mesdames!

III

Ils s’étaient séparés en riant, en riant de ce mélancolique rire qu’ont les illusionnés qui ne croient qu’à demi à leur rêve. Mais, en se séparant, ils s’étaient bien promis de se retrouver dans cet immense Londres. Fanchette habitait, dans Soho, un lodging où une comtesse authentique s’était établie cuisinière et se faisait une spécialité de cette sauce fameuse que le maréchal de Richelieu en personne avait inventée à Mahon, et qui s’appelait la mayonnaise. On vit comme on peut. Et Soho, ce n’était pas loin de Crown Court, le noir passage, et de Saint-James, le palais du roi. Quand il s’ennuierait trop, le petit marquis pourrait aller, en toute cérémonie, comme il l’eût fait à Versailles, ou, s’il l’avait pu, au foyer de la Comédie, rendre visite à Mlle Fanchette.

Elle lui avait dit son nom: Lise Pomard; mais, à ce nom plébéien, il préférait cet alerte pseudonyme, Fanchette, qui lui rappelait le défilé des Espagnoles dans Le Mariage de Figaro, et, coquette, marquant le pas sur la musique, évoquait pour lui le décor, la marche, les costumes des figurantes, gais et colorés dans la lumière; et il lui semblait qu’il avait vu, dans ce défilé même, à Paris, la petite Lise et qu’il l’avait trouvée jolie.

Elle ou une autre, d’ailleurs, c’était Fanchette. La bouquetière avait pris possession de sa pensée. Avec ses vingt-cinq ans et son besoin d’aimer quelqu’un, le marquis s’était attaché à cette délicieuse compatriote, et l’image d’Annie, Anna, la petite Suissesse, s’était évaporée comme une fumée. Puis, il éprouvait un sentiment très particulier depuis cette rencontre devant Drury Lane: il ne se sentait plus isolé. Il avait un but, revoir la jolie bouquetière, retrouver devant le théâtre, à l’heure de l’entrée du public, la petite actrice française qui jouait si gentiment son rôle de vendeuse de fleurs. Ah! le beau dimanche que ce Sunday où il avait rencontré Fanchette! Tous ses désespoirs, ses ennuis noirs, ce besoin de solitude amère qui lui faisait, par fierté, fuir les émigrés et les émigrettes de la tapageuse colonie de Richmond, toutes ses pensées de détresse avaient fui. Et il se voyait déjà dans quelque loge de la Comédie, applaudissant la rentrée de «Mlle Lise Pomard» dans la pièce de ce drôle de Beaumarchais:

— Dans huit jours, peut-être! Oui, pourquoi pas dans huit jours?

Et Fanchette, la petite Fanchette, c’était déjà Paris. Elle réalisait pour lui l’image même de la patrie et le charme de la femme; elle lui rappelait les lointaines Parisiennes et les petits pieds, les pieds malicieux de la comédienne lui trottaient par la tête sur l’air des Folies d’Espagne, mis en chanson par Collé.

Il avait plaisir à retrouver la jolie fille qui souriait bien, un peu coquette (on est femme), à ses marivaudages, mais, en bonne et honnête personne, tendait, de bonne amitié, la main à un compatriote comme elle perdu en pays étranger.

Ils avaient fait ce pacte de se revoir sans qu’un mot d’amour fût prononcé, un amour qui ne pouvait être qu’une amourette, ce que ne voulait pas la petite Lise, souriante, mais sérieuse.

— Nous sommes deux exilés, lui avait-elle dit, et, comme tels, amis et bons amis dès la première rencontre. Mais n’allons pas plus loin, monsieur le marquis. Fanchette est une honnête fille.

— Et je suis un galant homme, Fanchette.

— Un galant homme qui ne s’avisera pas de faire le galant?

— Je vous le promets.

— Est-ce dit et bien dit?

— Foi de gentilhomme! A moins, petite Lise, que vous ne me releviez, un jour, de ma promesse.

Le marquis de Beauchamp avait accepté ce traité de franche camaraderie qui lui donnait une compagne et lui permettait de parler un peu de la France, de Paris, de Trianon, du théâtre, cet autre Temple de l’Amour. La jeune fille lui plaisait par sa bonne grâce et sa gaieté, cette simplicité et cette franchise de sentiments... Et si différente des belles dames de là-bas!

Et il y eut, depuis ce jour, en ce monde qu’est le vaste Londres, deux êtres perdus dans la foule qui se réunirent, se retrouvèrent, vécurent de la même vie d’espérance, avec ces mots si souvent répétés:

— Dans huit jours! A Paris, dans huit jours!

Ils n’étaient pas les seuls à vivre de chimères. Tout émigré qui louait alors un logis pour plus d’un mois était regardé comme un traître. Combien de réfugiés ne défaisaient même point leurs malles! A quoi bon? On allait rentrer.

Le petit marquis, cependant, n’était pas sans inquiétude, voyant fondre, peu à peu, la somme d’argent assez forte qu’il avait emportée de France, mais qui menaçait de se réduire à zéro. Les huit jours, de semaine en semaine, avaient déjà duré longtemps. Presque chaque soir, M. de Beauchamp allait au ministère de l’intérieur interroger l’employé principal de l’ «Office des Étrangers». Il y avait foule devant le bureau spécial installé pour les réfugiés. Ces Français, jetés hors de la patrie, interrogeaient avec anxiété, et, arrivant avec des battements de cœur, pleins d’espoir, ressortaient la tête un peu basse.

Eh! quoi, ces diables de Jacobins avaient encore battu l’ennemi, envahi la Savoie — un Montesquiou en tête, je vous demande un peu!... — et pris la Hollande! Ils veulent donc tout dévorer, ces ogres sauvages?

— Allons!... Nous ne reprendrons pas encore le bateau...

— Attendez huit jours, répondait tout haut, de sa voix claire, le marquis de Beauchamp d’Antignac. Patience! Qui sait si nous serons encore ici la semaine qui vient?

C’était son refrain, et les mêmes mots lui revenaient aux lèvres, même lorsqu’il retrouvait Fanchette, la bonne camarade des journées lentes.

Il se revoyait avec elle aussi jeune que lorsqu’il rêvait de romans et d’aventures en lisant Gonzalve de Cordoue, du chevalier de Florian, sous les châtaigniers du Périgord. Ils allaient — pareil, lui, à un petit clerc en liberté conduisant aux Prés-Saint-Gervais quelque grisette — à Hampton Court ou sur la Tamise, aux jours de fête, et, ces jours-là, la bouquetière se donnait congé, laissait l’éventaire au logis et cueillait des pâquerettes et des crocus pour elle-même. Elle «se fleurissait», la fleuriste! Et cela lui rappelait les lilas de Romainville!

— Vous ne connaissez pas Romainville, monsieur le marquis?

— Non, ma chère enfant. Mais nous irons... Nous irons dans...

Elle l’interrompait alors en riant.

— Ne répétez pas ce que vous avez l’habitude de dire. Cela porte malheur. Et combien de huit jours déjà font vos huit jours?

— Il serait facile d’en établir le calcul, miss Fanchette. A quoi bon? Ce ne sont pas les huit jours passés, ce sont les huit jours à venir qui comptent!

Cependant, l’été finissait, l’hiver venait, le triste hiver brumeux de Londres, enveloppé dans une atmosphère roussâtre. Fanchette souffrait à aller par les rues offrir aux passants ses tristes fleurs gelées. Et le marquis, réduit à ses derniers shillings, voyait avec effroi se dresser l’heure spectrale où il lui faudrait, comme les autres émigrés pauvres, accepter le shilling d’indemnité du gouvernement anglais.

A cette perspective, il se sentait sourdement irrité et comme insulté. Il se rappelait les drapeaux des gardes à Saint-James et les caricatures de Rowlandson aux étalages des libraires. Il se disait qu’à cette heure même, les habits rouges se heurtaient aux habits bleus et que le sang français coulait sous les balles anglaises. Accepter de ces gens-là un subside, il faudrait, palsambleu! en être réduit à la dernière extrémité pour s’y résigner. Mais comment vivre lorsque le dernier écu rapporté de France serait épuisé? La logeuse de Crown Court, grosse personne rouge comme une tomate et forte comme un tonneau d’ale, mistress Sniddle, ferait bien crédit quelque temps à son locataire. Ce n’était pas une mauvaise femme; mais elle répétait volontiers que feu Sniddle l’avait laissée veuve avec six enfants à nourrir et que le prix de ses loyers servait à acheter des bas aux petits.

Le marquis voyait ainsi approcher l’heure où il faudrait trouver des ressources pour vivre.

— Si vos huit jours durent encore longtemps, monsieur le marquis, vous en serez réduit à vous faire cuisinier comme tant d’autres, lui disait Fanchette en riant.

— Non, ma chère enfant, mais j’ai trouvé un métier digne de moi. Et, en attendant, ne m’appelez plus «Monsieur le marquis», je vous prie. Il me semble que ce titre, qui vaut cher là-bas, mais qui m’est bien inutile ici, sonne mal sur vos lèvres.

— Et comment voulez-vous que je vous appelle?

— Je ne sais pas... Monsieur Hector... On m’a donné ce nom homérique... Je le garde.

— Monsieur Hector? Eh bien! monsieur Hector, quel métier avez-vous trouvé?

— L’autre jour, ma chère enfant, à l’Astley Circus, près de Westminster Bridge, où j’étais entré pour voir une pantomime sur Tippoo-Sahib, vous savez, leur ennemi, — il leur donne du fil à retordre dans l’Inde, — une pantomime qui fait fureur, j’ai lié connaissance avec le vicomte de Mornac... Le vicomte, bon cavalier, figure un officier français parmi les acteurs du mimodrame... Eh! je monte à cheval mieux que lui et j’ai appris à lire dans le traité de Pluvinel... Quand je n’aurai plus le sol, je cavalcaderai au cirque Astley. Voilà!

— Et, moi, je chanterai, au café-concert, des chansons françaises!

La Vendéenne! La Marseillaise des Émigrés!

— Ou les couplets de La Folle Journée:

Or, messieurs, la comédie...

...Tout finit par des chansons!

Ils riaient; mais la petite Lise ne voyait pas sans tristesse, quand elle interrogeait son miroir, ses pauvres joues devenir maigres, et le petit marquis notait avec inquiétude la fréquence des accès de toux qui amenaient un peu de rougeur aux pommettes de la jolie fille. Il se demandait si le printemps de France, ce printemps qu’avril ramenait, n’enlèverait point la pâleur du visage de cette enfant.

— Patience!... Patience!...

On assurait que, bientôt, une expédition française, conduite par des jeunes gens intrépides et où les vieux officiers de la marine française avaient noblement accepté de s’enrôler en simples soldats, une entreprise hardie, bien conduite, décisive, allait avoir raison de Messieurs les Jacobins. Unis aux gars de la Vendée, les volontaires embarqués à Plymouth marcheraient sur Paris. Ce serait vite fait. Un combat. Quelques étapes.

— Et vous reprendriez peut-être avant peu votre rôle de Fanchette, ma petite Lise!

— Ne plaisantez pas, monsieur le marquis!

— «Monsieur le marquis!» Encore!... Fanchette, si vous recommencez, je vous appelle citoyenne!

Mais, un matin, en allant au «Bureau des Étrangers», le petit marquis apprit une triste nouvelle. Il ne s’agissait plus d’espérer qu’on entrerait à Paris promptement. Un nom douloureux revenait dans les propos de la foule accourue aux renseignements, un nom qu’on répétait tout bas: Quiberon! La défaite! Le désastre!... Et, dans un grand deuil soudain, unis au nom du vainqueur, ce Lazare Hoche, on entendait des mots tragiques: «Auray... Les vaincus fusillés... La grève rouge...» Et Sombreuil, l’élégant Sombreuil, tombé, avec tant d’autres!

Au Parlement, le gouvernement annonçait que, du moins, sur la grève, le sang anglais n’avait point coulé; mais le petit marquis de Beauchamp d’Antignac frissonnait à la réplique superbe de Sheridan:

— Oui, mais l’honneur anglais a coulé par tous les pores!

— Ma pauvre Fanchette, dit-il, ce soir-là, à la comédienne, ce n’est pas encore cette fois-ci que vous reprendrez La Folle Journée...

— Encore huit jours, huit autres jours, monsieur le marquis!

— Hector, s’il vous plaît, mademoiselle!

Il se demandait si son devoir n’eût pas été de suivre d’Hervilly, Puisaye, et de charger avec eux les soldats de la République. Un scrupule l’avait retenu. Très vaillant, le petit marquis était prêt à toute bravoure. Mais il lui répugnait de combattre coude à coude avec l’étranger et, dans la petite chapelle des émigrés de King Street, à la messe dite en mémoire des vaincus de la prairie d’Auray, le marquis de Beauchamp d’Antignac pria pour ceux qui, morts pour leur foi et leur roi, auraient pu mourir pour la patrie.

Il se rappelait alors la journée brumeuse du dernier vendredi saint, où, dans les ténèbres de la sombre église, il avait écouté le sermon d’un jeune prêtre rappelant aux Français la passion de Jésus mort pour ses frères. Le marquis avait éprouvé là une émotion pareille à celle qui lui étreignait le cœur, aux jours de Noël, dans la petite église de Saint-Alvère.

Et tous ces Français chassés de France, comme blottis dans un asile de paix, grelottant un peu sous la voûte froide, écoutaient la voix de ce maigre prédicateur qui, d’un geste large, étendait sa main osseuse sur tous ces fronts, ces têtes pensives, ces exilés dont les malheurs comptaient peu, comparés aux crachats, aux insultes, aux blessures, à l’agonie du Martyrisé. Les auditeurs, à peine entrevus dans la pénombre de la chapelle, ressemblaient à des ombres, et le petit marquis avait eu là une sensation singulière: il lui semblait qu’il assistait à une messe de fantômes. Ou, encore, à une réunion de chrétiens traqués et menacés dans les caveaux des Catacombes.

Mais quand, au sortir du sermon, Fanchette, trempant sa main d’enfant dans le bénitier, lui avait tendu ses doigts mouillés d’eau bénite, le marquis s’était senti rappelé à une réalité plus souriante, et, cette main de bouquetière, il avait eu l’envie de s’incliner vers elle et de la baiser, comme il eût fait des doigts d’une marquise.

Et il se rappelait souvent le pâle jeune prêtre qu’il n’avait plus revu et qui était peut-être allé mourir au pays breton, comme tant d’autres.

Cependant, les ressources de M. de Beauchamp touchaient décidément à leur fin et les victoires républicaines ne permettaient guère d’espérer que l’exil finît bientôt comme les derniers écus de l’exilé. Les illusions s’envolaient, pareilles aux volées de perdreaux poursuivies autrefois dans les ratoubles.

Eh bien! il était écrit qu’il imiterait M. de Mornac, et Hector de Beauchamp se présenta bravement au directeur d’Astley Circus, en lui demandant s’il n’était pas besoin là d’un bon écuyer capable de montrer aux jockeys anglais comment on comprenait l’équitation en France.

Le manager reçut le petit marquis avec un sourire un peu ironique. Ce n’était pas à des Anglais qu’on pouvait apprendre à manier un cheval et ce dont le Cirque Astley avait besoin pour le moment, c’était d’un clown.

— Vous dites? fit Hector de Beauchamp.

— D’un clown. John Paterson nous a quittés. Un clown nouveau, un clown français serait une curiosité certaine. Eh! parbleu, vous êtes élégant, vous paraissez leste. Avec un peu de farine au visage et le costume du Gilles de Watteau, vous auriez grand succès, cher monsieur, je vous jure!

Le petit marquis se demandait si le manager en veine d’humour se moquait de lui.

En vérité, proposer au marquis de Beauchamp d’Antignac de se barbouiller de blanc le visage et de grimacer en souquenille de Pierrot sous les yeux du peuple de Londres? Ce manager poussait un peu loin la plaisanterie britannique.

— Monsieur, fit le gentilhomme, d’un joli ton sec, je puis monter un cheval en public et je pourrais même comme mon compatriote, le vicomte de Mornac, figurer parmi les acteurs de votre pantomime équestre, quoique, je vous l’avoue, je serais volontiers du parti de Tippoo-Sahib... Oui, ne vous fâchez pas... Mais faire ici le métier d’un Janot sur les tréteaux des théâtres de la foire, j’aimerais autant me jeter à votre Tamise, qui ne sent pas toujours bon, comme vous savez!

Le manager avait écouté froidement. Puis, il haussa les épaules.

— «Il n’est pas de sot métier», dit un proverbe de votre pays. Et le métier de clown est un métier comme un autre. M. Sheridan prétendait même qu’il est plus acceptable que celui de la plupart des «honorables», ses collègues au Parlement. Mais M. Sheridan a pour principe d’être toujours de l’opposition. Il y a des clowns plus populaires que des ministres, et Son Altesse le prince de Galles vous dira...

— Son Altesse dira ce qu’elle voudra, interrompit le marquis. Je veux bien devenir écuyer, par aventure; je ne veux pas me faire clown, M. Sheridan dépensât-il, pour me convaincre, toute son éloquence et tout son talent.

Il allait (pirouettant sur ses talons, qui n’étaient plus des talons rouges) se retirer en saluant galamment, avec un grain d’impertinence, le manager, lorsque celui-ci, étudiant la silhouette du marquis, fit un geste et dit:

— Attendez.

Et, très vivement:

— Consentiriez-vous, monsieur, à chevaucher en costume de mousquetaire? Oui, de mousquetaire du temps de Charles Ier?

— J’ai porté des déguisements en des bals parés et travestis, répondit le marquis. Il n’est rien là qui me paraisse insupportable.

— Eh bien! laissez-moi mettre sur l’affiche les débuts du cavalier... Quel est votre petit nom?

— Hector...

— Du Cavalier Hector dans les exercices enseignés, jadis, au roi Louis XIII ou Louis XIV, comme vous voudrez, et je vous donnerai le meilleur cheval de mon écurie... Abdullah..., un arabe... très doux... Vous en ferez ce que vous voudrez!

— Je n’ai pas besoin que la bête soit douce. La douceur, cher Monsieur, je ne l’aime que chez les femmes.

Et sans doute, en parlant ainsi, le petit marquis songeait-il à la jolie Fanchette.

IV

Fanchette ne fut qu’à demi étonnée lorsque le marquis lui annonça qu’il allait débuter dans un cirque. L’émigration faisait tant de miracles! N’y avait-il pas une baronne authentique qui servait des bavaroises dans un coffee-house du Strand? L’important était de fuir la misère et le spleen. Et puis, pour M. de Beauchamp, cette mascarade était une occupation. Ils étaient si longs et si lourds, les huit jours incessamment renouvelés, reportés d’une date à une autre! Le petit marquis monta à cheval dans l’écurie d’Astley Circus comme il eût mis le pied à l’étrier pour partir en guerre. Il se rappelait que son grand-père, le marquis Pierre-Arnaud de Beauchamp d’Antignac, avait ainsi, bien en selle, chargé à Fontenoy dans les rangs de la Maison Rouge. Sous le déguisement du mousquetaire d’autrefois, le marquis Hector éprouvait le petit frisson du cavalier à qui l’on disait:

— Assujettissez vos chapeaux, messieurs les maîtres; nous allons avoir l’honneur de charger!

On l’applaudit lorsqu’il fit son entrée dans l’arène, très joliment costumé en cavalier du temps de Louis XIII, la plume au feutre et l’épée au côté. Il portait un pourpoint de velours bleu et le petit manteau brodé flottait galamment sur ses épaules. Fanchette, qui le suivait des yeux, assise au premier rang des spectatrices, le trouvait d’aspect fort galant et avait bien envie de lui jeter un de ses bouquets invendus. Le succès du Cavalier Hector fut, ce soir-là, incomparable. Les écuyers d’Astley Circus vinrent féliciter leur nouveau confrère lorsqu’il sauta à bas de son cheval, et le petit marquis se rappelait qu’il y avait eu un temps où ses aïeux couraient le tournoi sous le regard des dames. Il ne lui semblait pas qu’il fût un baladin exhibant ses talents, mais un chevalier montrant noblement sa maîtrise. Cependant, lorsqu’un certain colosse, le nègre Mac Lee, un boxeur, lui tendit sa large patte en lui disant: «Bravo, camarade!», le marquis hésita pendant une seconde à mettre sa main dans la paume blanche du géant noir. Il le trouvait familier. Camarade! Boxer n’était pas, comme caracoler, un exercice noble, le boxeur fût-il à cheval. Mais quoi! A la guerre comme à la guerre!

Allait-il se targuer de sa supériorité équestre?

— Camarade, soit, dit-il à Mac Lee, qui avait remarqué, cependant, l’hésitation et grognait tout bas contre les impertinents scrupules du petit Français.

— Et maintenant, voilà, j’ai un métier! dit gaiement le marquis à la petite Lise, en la reconduisant, par les rues sombres, jusqu’à son logis de Soho.

Il eût bien voulu ne point se séparer d’elle, et, après avoir chevauché comme un écuyer, il murmurait comme un poète les verselets du marquis de Pezay:

Non, ce n’est point la fraîcheur d’un ruisseau

Qui de l’amour peut apaiser la flamme;

Quand, une fois, ce dieu brûle notre âme,

Il peut lui seul éteindre son flambeau...

— Ah! Fanchette, disait-il, tout en marchant, si vous lisiez Zélis au Bain, vous verriez que le berger Hylas méritait bien qu’on ne le fît point languir!

Mais la jeune fille l’arrêtait bien vite et, riant un peu:

— Monsieur le marquis, est-ce votre succès de cavalier qui vous monte à la tête? Oh! le théâtre!... le théâtre! Il nous grise tous et toutes! Mais vous savez bien ce qui est convenu entre nous. Pacte sacré! Ne me parlez jamais que d’amitié, de bonne amitié!

Et, comme elle toussait, Hector de Beauchamp répondait en ramenant sur les épaules de la jolie fille la mante qui avait glissé:

— Oui, je suis un sot, vous avez raison... Et, en effet, cela donne une certaine ivresse, les bravos... Je l’ai senti tout à l’heure, est-ce drôle! Ah! quand vous rentrerez à la Comédie-Française, comme on applaudira Fanchette!

— Hélas! nous en sommes loin!

Ce n’était pas son succès de gentil cavalier qui grisait, comme disait Fanchette, le petit marquis, mais c’était la grâce pimpante de cette camarade de tous les jours qu’il s’habituait à rencontrer, qu’il voyait, maintenant, quotidiennement, car, depuis que l’écuyer Hector cavalcadait à Astley Circus, elle avait laissé là Drury Lane et c’était à la porte du cirque qu’elle vendait ses fleurettes. Elle offrait en souriant ses jacinthes et gazouillait, avec un gentil accent français, un engageant:

Pretty flowers, ladies?

Et le Français et la Française se retrouvaient tout naturellement à la fin de la représentation, traversant ensemble la Tamise et remontant: elle vers Soho, lui à son lodging de Crown Court. Et comme il lui paraissait triste alors, ce logis, et comme la solitude lui paraissait dure! Il gravissait le petit escalier en allumant un rat de cave, et, lorsqu’il poussait la porte de sa chambre, il se rappelait, en soupirant, les journées lentes où il rêvait d’acheter une tortue, un chat ou un chien pour avoir là une compagnie. Ah! si elle voulait, la jolie Fanchette!

Mais non, point de sottes pensées, marquis! Fidélité au pacte. Une amitié en exil, une aimable idylle fraternelle dans le brouillard de Londres, c’était déjà une bonne fortune. L’ennui était plus opaque et plus noir avant la rencontre de Drury Lane.

— Tu n’es plus seul, maintenant, songeait-il.

Il ne fallait pas trop demander.

Tout de même, si Fanchette était là, près de lui, remplissant de sa gaieté la pauvre chambre aux murailles nues, la vie serait autrement supportable. C’était, cette chambre obscure, une étroite cage sans oiseau.

— Et si je l’épousais? se disait parfois, en s’endormant, le petit marquis, revoyant, dans le demi-sommeil, la jolie nuque et les cheveux blonds de Fanchette, et les petites mains applaudissant le cavalier Hector et le galop éperdu d’Abdullah.

Après tout, dans les Contes Moraux, les rois épousent bien des bergères. Le petit marquis était seul au monde. Pas un oncle du Périgord ne se lèverait pour lui reprocher sa mésalliance.

— D’ailleurs, beauté vaut noblesse, vraiment!

Alors, et tout à coup, il se demandait s’il ne subissait pas un peu le pouvoir des maximes nouvelles. Comment, encore un pas et la noblesse allait lui sembler un préjugé?

— Palsambleu, prends garde, marquis! Tu tournes au démocrate! Et à quoi bon, grand Dieu! puisque, avant peu, tu retraverseras le détroit et tu rentreras en France!

C’était sur cette pensée qu’il s’endormait, murmurant ironiquement, tristement, avec un sentiment de scepticisme que lui donnait le demi-sommeil, mais qui, au réveil, s’enfuirait bien vite:

— Huit jours! Ah! bien oui, huit jours! Ils dureront longtemps, tes huit jours!

Il arriva que le destin, qui a ses malices, fournit au petit marquis l’occasion de n’être plus seul dans la chambrette de Crown Court. Le beau mousquetaire, en franchissant une haie aux applaudissements des spectateurs du cirque, eut la malchance qui guette parfois le meilleur cavalier. Le cheval fit un écart, l’arabe Abdullah s’abattit et le petit marquis fut projeté contre la barrière, une côte enfoncée et le bras droit cassé. On le releva en piteux état; mais, pâle et souffrant horriblement, il eut encore la force de sourire et, ramassant une rose que quelque spectatrice lui avait jetée, il la porta à ses lèvres, et salua, comme s’il eût envoyé ce baiser galant à toute l’assemblée. Puis, souriant toujours, il rentra dans la coulisse, le front haut, sa petite taille élégamment redressée et refusant l’appui des écuyers qui, pour le soutenir, lui offraient leur bras.

— N’ai-je point gâté, dit-il seulement, mon bel habit de mousquetaire?

— Ah! répliqua le boxeur nègre, vous en verriez bien d’autres, cavalier Hector, si vous faisiez un match avec Mac Lee!

La douleur de son bras cassé ennuyait un peu le «cavalier Hector». Puis, il souffrait aussi du côté de la hanche. On fit avancer une voiture de louage. Le marquis s’installa de son mieux sur les coussins, et en route pour Crown Court! Chaque cahot sur le pavé donnait au blessé une secousse violente.

— Du diable, pensait-il, me voilà mis à pied, et pour combien de temps?

Mistress Sniddle poussa les hauts cris en voyant chez elle arriver un malade. Le marquis avait grand’peine à monter son escalier et il s’arrêtait, parfois, de marche en marche.

— Mistress Sniddle, disait-il, en essayant de rire, vous allez, maintenant, être mon infirmière!

Mais, comme il arrivait enfin péniblement près de son lit, mistress Sniddle arrangeant, en effet, les couvertures, quelqu’un frappa vivement à la porte, et, comme il répondait: «Entrez!», M. de Beauchamp poussa un cri de surprise joyeuse en apercevant le joli visage de Fanchette, mais pâli, effrayé, et l’apparition de la comédienne lui fit l’effet d’un baume immédiat. Derrière la jeune fille, un grand gentleman, tout de noir vêtu, maigre et sinistre, apparaissait, à peine éclairé par la chandelle qu’avait allumée mistress Sniddle.

— Le docteur, dit Fanchette, le docteur Ploomfield...

— J’étais de service à l’Astley Circus, dit le docteur, mais vous êtes parti si vite que je n’ai pu vous venir en aide, monsieur... Mademoiselle a tenu à m’amener ici... Permettez-moi de vous examiner...

— Je me retire, dit mistress Sniddle, pudique.

Elle emmena Fanchette sur l’escalier, et les deux femmes restèrent dans l’ombre, la petite Française, très inquiète, nerveuse, et mistress Sniddle beaucoup plus calme, pendant que le docteur examinait le blessé. La fracture du bras était très nette; visiblement, une côte avait souffert; il n’y avait rien de grave du côté de la hanche, mais il fallait un appareil, et en manière d’éclisses le médecin prit les premiers morceaux de bois venus et ficela de son mieux le bras malade.

— Je ne vous fais pas mal? demandait-il froidement, de temps à autre.

Et le petit marquis, toujours poli, répondait:

— Au contraire!

Il reviendrait le lendemain, dès le matin, le docteur Ploomfield. En attendant, il fallait tâcher de prendre du repos et, s’il était possible, de dormir. Fanchette se proposait pour passer la nuit au chevet du blessé, et le petit marquis, le bras déjà pris par l’appareil improvisé, la remerciait par un sourire; mais mistress Sniddle ne trouvait pas convenable qu’une jeune fille fût, sous son toit, enfermée avec un jeune homme, et ce mot: convenable, revenait comme un refrain sur les lèvres de la logeuse.

— Bah! fit le marquis. Je suis rompu. La fatigue me sera un somnifère!

Il envoya, de la main gauche, un salut à Fanchette, un salut qui ressemblait fort à l’esquisse d’un baiser, et, remerciant le docteur et mistress Sniddle, il s’endormit, quand il fut seul, en rêvant qu’il faisait son entrée dans la cour d’honneur de Versailles, sur un cheval arabe piaffant et se cabrant sur le pavé du roi.

Mais, le lendemain, il souffrait assez vivement, et le docteur, après la pose d’un appareil définitif, lui ordonna de se tenir tranquille et de garder la chambre jusqu’à ce que les douleurs thoraciques eussent disparu.

— Alors, vous m’emprisonnez, docteur?

— Je vous prescris le repos...

— Mais cette chambre est pire que la Bastille... Et comment saurai-je, maintenant, les nouvelles de France?

— Mistress Sniddle vous apportera les gazettes.

— Et Fanchette, pensa le marquis, me dira ce qu’on affiche à l’ «Office des Étrangers».

Cette pensée, l’idée que Fanchette viendrait lui tenir compagnie, consolait le petit marquis ainsi condamné à une immobilité relative.

Elle venait fidèlement, en effet, la bouquetière, ouvrant gaiement la porte et montrant, sur le seuil, son fin visage de Parisienne et ses fleurs. Le bonjour de la jolie fille était, pour le marquis, une surprise toujours nouvelle. Voilà qu’il bénissait, maintenant, sa mésaventure, puisqu’elle lui valait les visites de cette enfant. La prison lui devenait chère. Il se disait, en riant, que la doctrine de ce diable de Voltaire a du bon. Le docteur Pangloss, cet enragé optimiste, n’est pas un imbécile.

— J’espère bien, ajoutait-il gaiement, que le docteur Ploomfield ne me laissera pas sortir de sitôt.

Elle s’asseyait près du lit de M. de Beauchamp et lui apportait, en effet, les nouvelles de France...

— Bonaparte a encore battu les Autrichiens...

— Encore! Où cela?

— En Italie, toujours. Il marche droit sur Vienne...

Boney! Ce petit Boney, comme ils l’appellent; c’est donc le diable, ce petit Boney?

— Cela me paraît être le démon de la bataille, monsieur le marquis...

— Ah! pas de marquis! pas de marquis!... répétait M. de Beauchamp d’Antignac.

Quelquefois, il lui demandait de lui faire la lecture. Il aimait la voix de cette enfant. Une voix argentine et fraîche qui, souvent, avait l’accent ému, lent et grave, des cloches qui sonnent l’angélus du soir.

Elle avait pris un livre sur un des rayons de bois blanc de la chambrette.

La Guerre des Dieux, voulez-vous que je vous lise cela, monsieur le marquis?

— Non, non! Oh! non! pas cela! Pas cela!

— Pourquoi?... demandait Fanchette, en fixant sur le blessé ses jolis yeux bleus candides.

— Parce que..., parce que ce satané Parny est aussi un petit démon en son genre, comme Boney... Demandez donc, ma petite Fanchette, à quelque libraire de Soho, une traduction de Tom Jones...

— Ou Clarisse Harlowe... Je ne connais pas Clarisse Harlowe...

Clarisse Harlowe, si vous voulez... Nous dirons du mal de ce coquin de Lovelace!

Il fermait les yeux, pendant qu’elle lisait, et il lui semblait qu’il était loin de Londres, à Paris, au théâtre, et qu’une délicieuse interprète d’une comédie sentimentale lui contait une histoire d’amour, triste, triste, mais consolante, puisqu’elle faisait oublier, pour ces malheurs imaginaires, les malheurs de ces personnages rêvés.

— On ne se résignerait pas à l’histoire, murmurait le marquis, si l’on n’avait pas le roman pour s’en consoler!

— Et savez-vous, Fanchette, disait-il encore, que, s’ils ne vous nomment pas sociétaire à votre rentrée, ils seront de triples sots? Je me chargerai d’obtenir l’ordre de début et la nomination d’un des prochains Gentilshommes de la Chambre!

— Oh! que nous en sommes loin! faisait-elle en riant.

— Qui sait? répétait le petit marquis.

Et ce furent, dans la pauvre chambre du triste passage, des heures de halte délicieuses, que celles de cette convalescence du marquis, contraint à laisser ainsi passer les journées dans une inaction charmée. La bouquetière le quittait pour aller vendre ses fleurs et lorsque, à la porte du Cirque, elle avait vidé son éventaire, elle arrivait, trottinant en hâte, essoufflée et, s’asseyant, elle lisait, Hector de Beauchamp regardant, à la lueur de la chandelle, ce front intelligent et pur, pâli, mais que la lueur rendait tout rose. Il se rappelait les veillées du Périgord, les fermiers égrenant les panouilles de blé d’Espagne, les grains dorés de maïs dans la grande cuisine du château. Les flambeaux de résine coloraient de même le front des paysannes de là-bas. Et sa bonne nourrice, elle aussi, s’asseyait de même à son chevet, pour l’endormir, en lui chantant des chansons.

Tiro, tiro, marinier tiro,

Tiro lo cordo, marinier!

Il se sentait redevenir enfant. Il lui semblait vivre quelque songe. Ah! la bonne idée qu’avait eue Abdullah d’avoir un caprice et de se montrer rétif! Le cavalier désarçonné devait à cet arabe les meilleures heures, peut-être, de sa vie, les plus consolantes, certainement.

Un souci, pourtant, une inquiétude mordait au cœur le petit marquis. Il trouvait que la petite Lise maigrissait, son teint prenant une couleur de fine porcelaine. Parfois, au milieu d’un chapitre, une petite toux sèche arrêtait la lecture. Fanchette, alors, devenait rouge et le marquis lui demandait:

— Êtes-vous fatiguée? Si vous arrêtiez?

Mais, avec son gentil sourire:

— Non! oh! non, je veux voir comment meurt la pauvre Clarisse! Et nous aurons à lire le nouveau roman de Mme de Genlis: Sillery...

— Ah! oui, Mme de La Vallière, dont l’annonce est interdite en France à cause du portrait de Louis XIV...

— Ou encore Le Voyage du Jeune Anacharsis...

— Oh! j’espère bien être valide avant que nous n’en soyons là!...

Et cette idée même n’allait pas sans mélancolie: il songeait alors qu’il n’y aurait plus de lectures, plus de roman de Richardson, plus de prétexte à cet autre petit roman dont l’humble cadre était cette étroite chambre d’exil, son petit univers devenu tout à coup un délicieux asile, grâce à cette enfant qui apparaissait là, disparaissait et emplissait de poésie un taudis dans un noir passage londonien.

Quand il fut guéri, le docteur lui permit de reprendre son existence accoutumée; alors, au lieu d’être satisfait, il fut triste.

— Vous n’allez plus venir à Crown Court, mademoiselle Fanchette!

— Et pourquoi?

— Parce que je ne suis plus intéressant! La peste soit de la santé! Je m’étais si bien habitué à votre présence!

— Et je ne détestais pas de venir me prouver à moi-même que j’ai encore quelque ressouvenir de la bonne diction!...

— Oh! Mlle Contat ne lirait pas mieux Clarisse Harlowe, ma bonne, ma chère Fanchette!

Elle aussi avait, comme le marquis, pris l’habitude de ces tête-à-tête et de ces causeries. Elle avait pour son malade la pitié tendre qu’éprouvent presque toujours pour leurs blessés les infirmières. La femme est faite pour soigner et pour consoler. Puis, cette chose précieuse, l’habitude, l’attachait à ce pauvre isolé qui, s’il voulait faire quelques pas, s’appuyait sur elle, prenait son bras, le serrait doucement et, en humant le grand air dans les allées d’Hyde Park, disait:

— Tout de même, il est quelquefois bon de vivre!

Elle voyait, avec une sorte de tristesse, approcher le jour où elle serait aussi souvent seule que naguère, dans son logis de Soho. Et comme, redevenu «grand garçon», disait-il, il la reconduisait chez elle, il éprouvait un petit serrement de cœur lorsqu’il fallait la quitter, au seuil de la petite maison de brique enfumée. Eh! vertubleu! le docteur Ploomfield aurait bien pu prolonger la convalescence et ne donner que plus tard, beaucoup plus tard, son exeat!

— Comme c’est bête de se quitter ainsi, ne trouvez-vous pas, Fanchette? dit-il, un soir, au moment où la bouquetière allait frapper à la porte de son logis.

— Il le faut bien, monsieur le marquis!

— C’était si bon..., c’était si doux... J’ai envie d’éperonner Abdullah pour que ce petit sarrasin me lance encore contre la barrière! On ne sait pas, non, on ne saura jamais tout ce qu’il y a de charme dans une maladie.

— Cela dépend de qui l’on a à son chevet, monsieur le marquis! fit la petite malicieuse. Si Mme Sniddle vous avait lu Richardson...

— Pouah! je crois que j’aurais autant aimé Monsieur Marat!

Ils riaient; mais, tout à coup, le petit marquis devint sérieux. Il prit, d’un geste à la fois tendre et rapide, la main de la jeune fille, et, regardant Fanchette dans les yeux, tout droit, franchement, il dit lentement, d’une voix très basse, comme s’il redevenait timide:

— Fanchette, ne vous êtes-vous pas aperçue d’une chose?

— Laquelle? dit Fanchette, dont la voix tremblait aussi.

Elle devinait bien, et, devinant, elle avait peur.

— C’est que je vous aime, Fanchette!

— Oh! fit-elle, nous avions dit que nous ne parlerions jamais de cela. Jamais. Amis d’exil, et c’est tout.

— Non, non, non, ce n’est pas tout, Fanchette! A quoi bon se mentir à soi-même et se taire? A quoi bon désunir ceux que le sort unit? Fanchette, mon amie, ma chère petite lectrice amie, voulez-vous être ma femme?

Elle le regarda avec ses beaux yeux agrandis, éperdus.

— Votre femme? Moi?

— Ma femme, oui, ma femme! Vous me dites: «Monsieur le marquis!» Je vous appellerai marquise. C’est la marquise de Beauchamp d’Antignac qui rentrera à la Comédie quand le marquis rentrera en France! Que voulez-vous, ma pauvre chère petite Fanchette, je ne peux pas me passer de vous! Les romans de Mme de Genlis me paraissent assommants quand vous ne les lisez pas... Ils le sont probablement... C’est elle, la comtesse, qui les écrit, mais c’est vous qui les faites... Fanchette, ô sensible et tendre Fanchette, ce n’est pas le hasard qui nous fit nous rencontrer, un dimanche de soleil, devant Drury Lane, c’est le dieu d’amour, cet amour que chantent dans leur théâtre leur vieux Shakespeare et Monsieur Sheridan, et que j’ai rencontré, moi, dans la rue!

Elle était étourdie; elle se demandait si le petit marquis ne se jouait point d’elle, si cette déclaration, qui lui tombait là sur la tête comme une montgolfière sur des spectateurs, n’était pas une épreuve. Elle regardait Hector de Beauchamp, qui souriait, essayant de donner à ses paroles un accent élégamment léger, mais qui était visiblement ému et qui était très pâle, tandis qu’elle devenait toute rouge.

— Monsieur le marquis, est-ce une épreuve? Vous moquez-vous de moi? Je suis une pauvre fille...

— Vous avez été ma consolation et ma joie dans cet exil, qui, d’ailleurs, ne va pas durer...

— Une petite comédienne, songez donc, une bouquetière...

— Une comédienne qui deviendra grande. Une bouquetière à qui on jettera des bouquets!

Elle avait peur de défaillir, tant elle était joyeuse. Comme il l’aimait! Comme elle était aimée! Pour la première fois de sa vie, la petite Lise se sentait très fière.

— Eh bien? demanda le marquis.

— Eh bien! que votre volonté soit faite! Moi aussi, moi aussi...

Elle prit un temps et, délicieusement, en riant, mais avec une larme dans les yeux:

I love you! dit-elle.

Et, comme il laissait tomber ses lèvres sur la petite main tendue de Fanchette, puis comme il déposait doucement sur ce front de jeune fille un baiser de fiancé, des sons lointains de musique, un air de marche militaire, leur vinrent, joués par des soldats d’Écosse, et, les cris de la foule se mêlant aux accents pénétrants du pibrock, ils virent déboucher, parmi les hourras et sous une poussée de gens agitant leurs coiffures, des Écossais Gris partant pour Plymouth et dont les baïonnettes jetaient des éclairs rouges sous le soleil couchant.

M. de Beauchamp d’Antignac hocha la tête et dit:

— Ceux-là aussi sont des fiancés! Les fiancés de la mort!

V

Le petit marquis était heureux. Son existence, maintenant, était fixée. Il se figurait la joie des bonnes gens de Saint-Alvère, lorsqu’il leur présenterait — bientôt — une aussi jolie marquise. Il entendait déjà, sous les châtaigniers, les chobréttaires jouant des airs de fête, comme les pibrocks écossais leurs airs de guerre des highlands; il se voyait rentrant en son castel ensommeillé depuis son départ comme le château de la Belle au Bois Dormant. Et, alors, quelles joies! Tonneaux défoncés. Agneaux rôtis en plein air. Une frairie! Mais, le lendemain même de cette soirée délicieuse, où le double aveu était sorti de leurs lèvres, le petit marquis devait éprouver une colère. Les jours se suivent et point ne se ressemblent. Comme il sortait de Crown Court pour aller présenter ses souhaits, — eh! oui, faire sa cour à Fanchette, — il entendit les crieurs de journaux annoncer des nouvelles d’Italie et, malgré la neige qui tombait, fouettant les visages, les passants s’arrêtaient, faisaient cercle autour des débitants de feuilles toutes fraîches sorties de la presse à bras et donnaient leur penny en hâte. De quoi s’agissait-il donc?

Le marquis entendit un de ces acheteurs de gazettes dire à sa femme:

— Il paraît que Boney a encore gagné une bataille!

Encore! M. de Beauchamp en fut agacé. Il jeta bien vite les yeux sur le papier et, en effet, il apprit là qu’après Arcole, Bonaparte, ce damné Buonaparte, avait encore bousculé les Autrichiens à Rivoli.

— Ah çà! mais cet Alvinzi, murmura le marquis, c’est donc un imbécile, cet Alvinzi qui se fait brosser comme un Soubise?

Et, sous les flocons de neige, il lisait, curieux et enfiévré, les détails de la bataille. Le gazetier contait que le général Bonaparte avait, le soir de Rivoli, dit, en montrant un tas de drapeaux à un autre soldat jacobin, un nommé Lasalle, tombant de fatigue après une journée de charges à fond de train: «Couche-toi dessus, Lasalle, tu l’as bien mérité!»

Alors, froissant le journal et haussant les épaules, le petit marquis avait dit, tout haut, exhalant sa mauvaise humeur sans contrainte:

— Mais c’est un plagiaire, ce M. de Buonaparte.

— Un plagiaire! Un simple plagiaire! avait-il plaisir à répéter à Fanchette en entrant, poudré à blanc par la neige, dans l’appartement de la jeune fille.

Il tenait à la main la gazette froissée.

— Eh! qu’y a-t-il? demanda la bouquetière.

— Encore une algarade de ce monsieur qui commande en Italie! Il a une audace..., une audace! Lisez plutôt.

— Eh bien! quoi? fit-elle après avoir lu.

— Eh bien! chère enfant. Il copie notre histoire, tout bonnement. On a dû trouver superbe, parbleu, son mot à son ami Lesalle..., Lasalle..., Masalle..., je ne sais pas... «Couche-toi dessus!» Et ils se tutoient, ces généraux!... Ce sont des chefs de bande! Ma chère enfant, nous en avons connu, je pense, de ces soirs-là, et feu mon aïeul, qui était cordon bleu, m’a bien souvent conté que, le soir de la bataille de Villaviciosa, après avoir, peu de temps auparavant, fait prisonniers cinq mille Anglais, dont Stanhope, sans parler des Autrichiens, M. le duc de Vendôme dit à Sa Majesté Philippe V d’Espagne, petit-fils de Louis XIV, qui se sentait fatigué..., comme ce monsieur...: «Votre Majesté va pouvoir dormir sur le plus beau lit que jamais souverain ait trouvé.» Et, sous un arbre, le duc ordonna qu’on étendît les drapeaux, étendards et guidons pris à l’ennemi. Voilà ce que se permet de copier le batailleur de Rivoli! ... «Couche-toi-dessus!» Il aura beau faire, il ne peut pas encore, comme M. le maréchal de Luxembourg, être appelé, que je pense, ainsi que parlait monseigneur le prince de Conti, le «Tapissier de Notre-Dame».

Fanchette écoutait le marquis et remarquait fort bien que la colère de M. de Beauchamp s’atténuait, tombait, à mesure qu’il parlait. Il reprenait la gazette que ses doigts avaient pétrie. Il relisait les nouvelles. Il épelait à nouveau ces noms, tout à l’heure inconnus: Lasalle, Rivoli, et peu à peu, comme s’il eût éprouvé le vague regret de n’avoir pas vu ces chevauchées, entendu ces canonnades, senti la poudre:

— Tout de même, Boney, le petit Corse, il les mène tambour battant, ces grenadiers d’Autriche! Au printemps prochain, il n’en aura fait qu’une bouchée!

Le printemps! Il était encore loin, le printemps! A travers la vitre des fenêtres, la neige de novembre laissait à peine apercevoir les toits voisins, et, auprès du maigre feu de houille qu’elle entretenait avec peine, Fanchette approchait une chaise de paille pour que le marquis vînt se chauffer.

— Vous avez les pieds mouillés, monsieur le marquis!

— Et vous avez les mains glacées, ma petite Fanchette!

— Je n’ai pas froid, cependant, et cette nuit même, cette nuit, il me semblait que j’avais la fièvre...

Doucement, avec son joli sourire éclairant son visage d’enfant, elle ajouta bien vite, pour rassurer le marquis:

— C’est la joie!

Mais elle en avait trop dit. Ce mot: fièvre, inquiétait soudain le pauvre Hector de Beauchamp, qui interrogeait bien vite, anxieusement, le visage de la charmante fille.

— Allons, regardez-moi, Fanchette. Voyons cette mine.

Il souriait encore, ce visage, il souriait toujours, et, pourtant, au fond des yeux clairs, une sorte d’involontaire mélancolie révélait une souffrance.

— La fièvre! Vous n’avez pas été malade, Fanchette?

— Non, je vous dis. Heureuse. Et avez-vous remarqué? Le chagrin vous abat quelquefois et le bonheur vous empêche de dormir. On se dit: «Je voudrais être à demain pour avoir la certitude que je n’ai pas rêvé!»

— Vous n’avez pas rêvé, Fanchette. Ou, plutôt, vois-tu, nous faisons un rêve, un beau rêve... Blottis là, sous ce toit, où la neige tombe, je ne connais point d’êtres plus heureux... Bonaparte, là-bas, et son Lasalle..., ce sont des pauvres, vois-tu, comparés à nous, de pauvres pauvres, avec leurs trophées, leurs drapeaux!

Elle se mit à rire en frappant l’une contre l’autre ses petites mains, à l’idée que le vainqueur de l’Italie était un pauvre diable comparé à elle; mais, tout à coup, ce rire clair fut coupé brusquement par un accès de toux, et ce gentil visage de fillette de Greuze s’empourpra comme sous un étouffement.

— Ce n’est rien! Ce n’est rien! répétait, entre deux quintes, sa douce voix brisée.

Et ce n’était plus contre Boney, Lasalle et leurs victoires, que s’emportait, que s’irritait intérieurement le petit marquis; c’était contre cette neige collée aux fenêtres, pénétrant les os, prenant à la gorge cette chère aimée dont le regard semblait s’excuser de lui causer un chagrin, une angoisse.

Il s’était levé, lui apportait un verre d’eau.

— Voulez-vous de la tisane, Fanchette?

— Merci. C’est fini. Oh! je vous dis, ce n’était rien. Et si c’était quelque chose, eh bien? quoi!... ce ne serait rien encore!

Elle disait cela délibérément, avec la crânerie joyeuse d’un volontaire allant au feu, à la française.

— Êtes-vous folle, Fanchette!

— Non, je dis ce que je pense. Et, tenez, voulez-vous que je vous l’avoue, tout bas, bien bas? J’ai toujours envié Mlle Olivier..., vous savez..., la jolie Mlle Olivier, qui avait créé Chérubin, chanté La Romance à Madame, conquis, charmé, affolé Paris et qui est morte... pftt!... disparue..., toute jeune, toute blonde..., adorée!... Et si bonne, si bonne, Mlle Olivier! Elle était si gentille, qu’on ne pouvait pas s’imaginer qu’elle pût jamais devenir vieille..., avoir des rides. C’est si laid, les rides! Moi non plus, je ne voudrais pas avoir de rides. Vous me trouvez peut-être coquette? dit-elle encore.

Puis, comme si le sourire de la blonde sociétaire disparue l’eût reportée vers le théâtre, son théâtre, vers Paris, elle se mit à évoquer les beaux soirs de France, le défilé du Mariage sur l’air des Folies d’Espagne, où, de son petit pied se relevant et retombant comme une touche de piano, elle battait la mesure en marchant, et cette soirée où elle avait remplacé, doublé Mlle Lachassaigne:

— J’étais si contente! Et si jolie! oui, cher marquis, je deviens coquette, décidément!... Ah! mon costume! Mon joli costume! Celui qu’a décrit M. Caron de Beaumarchais!... Un petit habit, un juste brun avec des ganses et des boutons d’argent, la jupe de couleur; rouge; sur la tête, une toque noire à plumes... J’aurais préféré un grand chapeau de paille, comme les jolies dames que peint Mme Vigée-Lebrun... Mais les auteurs, vous savez, les auteurs, ce qu’ils veulent il faut le faire!

Le petit marquis l’écoutait avec une émotion soudaine, une inquiétude qui devenait peu à peu de la terreur. Fanchette parlait, parlait, maintenant, avec une volubilité vraiment étrange. Elle avait dans le regard un éclat inattendu. Il lui prit les mains: elles étaient brûlantes. Un léger frisson la fit pourtant se plaindre du froid, et la petite toux, qui souvent avait inquiété Hector de Beauchamp, revint, secouant douloureusement ce gentil corps frêle.

— Il faut vous soigner, Fanchette!... Il ne faut pas être malade, ma femme!

Ce nom la rendait toute joyeuse, amusée, en quelque sorte, comme si ce fût un jeu que ce mariage projeté.

— On changera le titre de la pièce de Beaumarchais, disait-elle en riant. Ce sera, à la reprise, Le Mariage de Fanchette!... Quand on pense, disait-elle encore, qu’on n’a pas joué La Folle Journée depuis 1790... Ni en 1791, ni en 1792, ni en 1793... Ils avaient peut-être peur que M. Marie-Joseph de Chénier trouvât M. de Beaumarchais réactionnaire...

Ce besoin presque maladif de parler du théâtre rendait plus vives les craintes du marquis. Il y avait, maintenant, chez Fanchette, comme une obsession. Son être semblait se dédoubler. Obstinément, sa pensée allait vers Paris, se tendait vers la Comédie. Elle dit tout à coup, un soir, en regardant le marquis dans les yeux:

— Si nous partions?

— Partir? Vous dites?

— Oui, si nous partions?

— Et pour aller où?

— En France. A Paris. Oui, c’est une idée. Je ne dors pas la nuit. Et, dans mon insomnie, c’est à Paris que je pense, aux camarades, aux coulisses... Je m’ennuie ici, je m’ennuie. Je vais tomber malade dans ce Londres...

Les flocons de neige s’amassaient aux vitres, encadrant de bourrelets glacés les arêtes des fenêtres. Une bise froide entrait par-dessous la porte et Fanchette approchait ses mains du feu de houille, dont les languettes bleuâtres sautillaient parmi le charbon rouge. Elle regardait s’écrouler tristement les morceaux consumés. Et ce feu ne la réchauffait pas. Il faisait si froid, il faisait si laid autour d’elle! Et il devait faire si bon à Paris!

— Il n’y fait pas bon pour les émigrés, répondait le petit marquis avec une moue qui voulait sourire.

— Bah! quand on risquerait un peu sa tête! Paris vaut bien une imprudence!

Hector avait tout d’abord pris ce désir pour une fantaisie, un caprice de femme; mais il se précisait, il s’affirmait, ce désir, et le docteur Ploomfield, qu’il avait amené auprès de Fanchette, prononçait des mots assez effrayants: consomption, nostalgie, toux nerveuse... On pouvait trouver diverses causes au malaise dont souffrait cette enfant: regret du pays, ennui, mal de l’exil et aussi, aussi — le docteur baissait la voix, même pour parler à l’oreille du marquis — un peu de phtisie.

Eh! parbleu! cette toux, la maudite petite toux! Hector avait bien deviné. L’idée que cet être exquis dont il voulait pour toujours faire sa compagne pouvait lui être enlevé tout à coup le piquait au cœur comme une pointe d’épée.

Fanchette avait quasi brusquement pris en haine cette petite chambre, qu’elle trouvait presque joyeuse autrefois, la parant des fleurs de son éventaire. Maintenant, en montrant au marquis une jacinthe qui poussait dans un vase de verre ses racines échevelées, pareilles à des tentacules de méduses, elle disait:

— Voyez comme elle a de peine à fleurir! Et s’il fleurit, cet oignon de Hollande, la fleur jaune d’or mourra de froid. Il faut partir!

Elle ajouta, un jour, en souriant d’un petit sourire railleur et triste:

— D’ailleurs, cher marquis, n’avez-vous pas dit souvent que, dans huit jours...

— Oui, oui, dans huit jours, dans huit jours!...

Et, brusquement, le marquis s’écria:

— Eh bien! soit! Oui!... Dans huit jours! Malgré vents et marées, batailles de M. Bonaparte et lois et décrets des proscripteurs, nous partirons dans huit jours! Vous le voulez? Dans huit jours, nous serons en France!

— A Paris! dit Fanchette, avec la ferveur d’un mahométan prononçant le nom de La Mecque.

— A la Comédie!

— Au Foyer!

— En route, Fanchette, fit le petit marquis. Puisqu’il ne faut que Paris pour vous guérir, on vous guérira! Et, si l’on me met la main au collet, eh bien! nous verrons. Je me défendrai!

Il s’occupa de trouver la somme voulue pour payer quelque maître batelier qui consentît à traverser la Manche, à passer de Douvres à Calais, à débarquer la nuit sur quelque point abordable de la côte française. Jusqu’à ces derniers jours, le pauvre marquis de Beauchamp avait conservé pieusement deux ou trois bijoux dont, autrefois, se parait sa mère, qu’avait portés sa grand’mère, vieilles reliques de famille dont il avait juré de ne jamais se dessaisir. Il les porta à un revendeur juif qui tenait boutique du côté de Middle Temple Lane, et il se disait que c’était là comme le cadeau de noces donné par les aïeules à la future marquise de Beauchamp d’Antignac.

Dans huit jours, oui, dans huit jours, il prendrait la mer avec la pauvre fille.

— Il lui faudrait l’air du pays, avait affirmé le docteur Ploomfield.

Elle respirerait bientôt l’air du pays. Elle remettrait, quelque soir, son petit habit, sa jupe rouge et sa toque noire et, pour lui, s’il était conduit, un matin, comme d’autres, dans la plaine de Grenelle, devant un peloton d’exécution, il saluerait aussi insolemment que possible, crierait très haut «Vive Sa Majesté Louis XVII!», et tâcherait de tomber avec grâce.

Aux préparatifs de départ, Fanchette apportait une hâte maladive. Elle éprouvait cette sensation morbide qu’elle n’aurait pas le temps de fuir Londres, que cette douleur ressentie, cette brûlure dans la poitrine, cette toux qui la prenait à la gorge et qu’elle étouffait pour ne pas attrister le marquis, allaient la coucher dans ce petit lit de fer, sous ce toit couvert de neige. Elle avait peur. Sa chambre lui faisait l’effet d’une prison. Une cellule, un coin d’hôpital. Il lui semblait qu’une fois là-bas, elle serait guérie. Et ces mots: «là-bas», prenaient sur ses lèvres des accents très doux.

— Ils ne sont pas si bêtes d’avoir inventé ou retrouvé ce nom: patriotes, les malandrins de «là-bas», murmurait le marquis. On l’aime, en effet, la patrie!

On aime aussi l’asile où l’on a vécu, et lorsque, sa valise à la main, le petit marquis prit congé de Londres, il eut, à son grand étonnement, un étrange battement de cœur. Il dit adieu à la misérable chambre de Crown Court comme si les murailles eussent gardé de ses souffrances et de ses joies. C’était là que Fanchette l’avait soigné, veillé, là qu’elle s’asseyait lorsque, de sa jolie voix, elle lui lisait Clarisse Harlowe! Il n’était pas jusqu’à mistress Sniddle qui lui inspirât des pensées attendries. La logeuse lui répétait que si, par hasard, — il faut tout prévoir! — M. le marquis se trouvait obligé de revenir en Angleterre, il retrouverait toujours sa chambre, cet appartement meublé si «convenable».

— Ah! mistress Sniddle, répondait le marquis, je suis, comme tous les exilés, reconnaissant à l’Angleterre de sa loyale hospitalité, — j’ai été libre en un pays libre; — mais j’espère bien jamais, never, vous entendez, ne remettre les pieds à Londres. Et, dans huit jours, je serai à Paris... Que dis-je! mistress Sniddle, avant huit jours!

— Dieu le veuille, monsieur le marquis!

VI

Fanchette aussi éprouvait une émotion toute naturelle en quittant le logis où elle avec vécu. Mais le brouillard de Londres, décidément, l’étouffait.

Elle se mourait, comme la jacinthe de Hollande dans son vase de verre. La santé, la vie, l’appétit même, de vivre, elle allait retrouver tout cela en France. Et, dans la voiture qui l’emportait, la cahotait vers Douvres, elle faisait des rêves. Elle souriait à Hector de Beauchamp, entre deux accès de toux, et elle lui répétait:

— Si vous saviez, si vous saviez comme je suis heureuse!

Le temps était froid. On avançait lentement dans la neige, cette neige qui se collait aux fenêtres de Soho et qui faisait, maintenant, de la verte campagne anglaise une vaste plaine blanche, une nappe glacée. Au fond de la voiture, Fanchette se blottissait comme un passereau frileux, et le marquis ressentait une volupté de protecteur et d’amoureux à la fois à serrer contre sa poitrine, à couvrir de son manteau cette créature douloureuse et délicieuse qui lui disait:

— Chaque tour de roue nous rapproche de la mer! Et, après la mer, Paris! Paris!

Elle n’avait plus qu’une idée, — l’idée fixe des malades, — se retrouver où elle était née, revoir les rues de son enfance, Romainville aussi, les lilas de Romainville, et le théâtre, le théâtre où elle avait eu sa grande joie d’un soir. Et la route lui paraissait longue. N’arriverait-on jamais à Douvres? Les pauvres chevaux, fouaillés par le cocher, faisaient de leur mieux, tout fumants dans le brouillard roussâtre. L’un d’eux s’abattit sur la neige dure et un des brancards de l’équipage se rompit, une des roues étant endommagée aussi. On était loin de tout village, dans une plaine où sifflait la bise. Il fallut attendre assez longtemps l’arrivée d’un charron. Et Fanchette avait froid, se désolait, répétait:

— Nous n’arriverons jamais! Jamais!

Enfin, la roue réparée et le brancard remis en état, le cocher, maugréant contre le verglas, reprit sa route et l’on atteignit Douvres.

Les deux exilés eurent une minute de grande joie en apercevant le vieux château, là-haut dressé, menaçant, et qui, pour eux, représentait le port. Ils allaient donc s’embarquer, la mer était là, et, derrière cette brume opaque aperçue dans les échancrures des dunes, la patrie.

Mais le sort paraissait s’acharner contre eux. Lorsque, après avoir gagné l’endroit où les attendait le maître du bateau, ils arrivèrent sur la grève, leurs bagages déjà posés à terre, le marin, leur montrant la mer toute blanche de moutons, — aussi blanche, avec cette écume, que la plaine couverte de neige, — dit:

— Partir est impossible.

Impossible! C’était un mot qui sonnait mal aux oreilles du petit marquis.

— On peut tout ce qu’on veut, dit-il.

— Oui, mais je ne veux pas exposer mon bateau à être brisé ou envoyé sur les côtes de Norvège. La mer grossit. Le vent est mauvais. Mieux vaut pour vous attendre à Douvres que de fournir de la pâture aux poissons de la Manche.

— Alors, vraiment, nous ne partons pas?

— Nous partirons après la tempête passée. Voyez ces vagues. Hautes comme des tours d’églises!

Fanchette était désolée. Il fallut chercher asile dans une petite auberge où l’hôte fit un peu la grimace en recevant des Français. Mais ce n’était qu’un logis de passage. Le vent allait bientôt se calmer. On repartirait, sans doute, le lendemain. Dans la nuit, la malade fut prise d’une fièvre ardente, des crachements de sang terrifièrent M. de Beauchamp et, le matin venu, Fanchette, trop faible pour se lever, demanda elle-même à rester au lit, puisqu’on ne pouvait pas s’embarquer tout de suite.

— Cela me reposera et je serai vaillante pour la traversée..., demain.

Mais, le soir, la fièvre redoublait, la toux déchirait plus cruellement les poumons de la pauvre fille portant à sa poitrine ses petites mains pâlies. Et le marquis demandait un médecin en hâte, car il avait peur, maintenant, peur de la voir arrêtée là, condamnée à rester en chemin.

L’hôte maugréa d’abord, disant que l’auberge de L’Ancre et du Canon n’était pas un hôpital; puis, il s’amenda, eut pitié et envoya lui-même son garçon chez son propre docteur. Et celui-ci, gros bonhomme roulant comme un muid, accourut en soufflant, ausculta la malade et ordonna des moxas dans le dos...

— C’est une petite congestion pulmonaire... Il faut garder la chambre et se garer du froid.

— Alors, dit Fanchette, inquiète, nous ne partirons pas demain?

— Quelle folie! Vous ne pourrez sortir avant huit jours!

— Vous dites, docteur? fit le petit marquis.

— Huit jours! Dans huit jours!

Il se demandait, le marquis, si ce gros homme se moquait de lui et connaissait la pensée, le refrain, le rêve reporté de semaine en semaine: dans huit jours!

«Dans huit jours!» C’était sa phrase éternelle, sa consolation et son espoir. Et ces trois mots, si souvent répétés depuis tant de mois, ce médecin inconnu les redisait encore et, cette fois, le «Dans huit jours» — les huit jours du petit marquis — devenait, non plus une espérance, mais une sentence.

Soit. Il fallait s’incliner. Dans huit jours. Dans huit jours, la mer démontée serait redevenue calme. Dans huit jours, le patron de la barque n’aurait plus peur du vent mauvais. Dans huit jours, Fanchette aurait repris ses couleurs et serait guérie.

— Eh bien! docteur, résignons-nous. Dans huit jours. Dans huit jours. Et mille fois merci.

Mais ils allaient être tragiques, les douloureux huit jours qui allaient suivre. La congestion avait terrassé la pauvre enfant et, après avoir prononcé le mot «petite» en parlant de la maladie, le docteur, faisant la moue, grommelait des paroles mécontentes à l’adresse de quelque complication qui survenait, dangereuse. Il regardait, avec une expression d’anxiété paternelle, Fanchette, qui lui souriait, lui disant:

— Je n’ai plus que sept jours, puis six jours à attendre...

Puis: cinq jours!

Et, lorsqu’il sortait de la chambre, il n’avait pas l’air satisfait.

— Va-t-elle donc mourir ici, la petite Française? lui demandait l’hôtelier.

Il hochait la tête et ne répondait pas.

Et Hector de Beauchamp voyait bien, devinait que le brave homme était inquiet. Sans être médecin, le marquis s’apercevait trop sûrement de l’état de la malade. La toux augmentait, devenait plus fréquente. Des étouffements empourpraient le visage amaigri, et la pauvre fille se dressait sur son lit, essayant de repousser quelque monstre qui l’étreignait. La nuit, elle avait le délire. Elle chantait des chansons entendues autrefois. Elle répétait, en essayant de rire, les propos de la Fanchette du théâtre au comte Almaviva:

«Oh! Monseigneur... Toutes les fois que vous venez m’embrasser, vous savez bien que vous dites toujours: Si tu veux m’aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras...»

Son gentil visage se penchait et le hochement de tête, commencé dans la coquetterie, s’achevait, lassé, dans la douleur.

Le marquis l’écoutait, tremblant, lui prenant les mains, — ces petites mains qui brûlaient, — et il lui disait, comme si les paroles de la comédie se fussent adressées à lui-même:

— Oui, tout ce que tu voudras, tout, Fanchette!

Et le regard perdu, doucement, avec le respect de la pauvre petite débutante pour le grand artiste, elle répondait:

— Merci, monsieur Molé. Vous êtes bon pour moi!

Alors, le marquis sentait ses yeux se remplir de larmes. Il étouffait, lui aussi, mais d’émotion contenue, lorsque la frêle voix douce s’élevait, ironiquement joyeuse, et que, délirante, Fanchette, la pauvre Fanchette, répétait, en imitant M. Préville:

...Tout finit par des chansons!

Sur les lèvres sèches de la malade, elle revenait constamment, aux heures de délire, comme une obsession constante, la ritournelle du Vaudeville, et, pour Hector, cet air narquois devenait poignant et navrant, une sorte de cantique funèbre. Il se détournait violemment pour que Fanchette ne vît point ses larmes. Mais pouvait-elle voir? Voyait-elle autre chose que les lointaines images de ses songes? Elle était perdue. Le marquis avait la terreur qu’on lui dît:

— Elle ne sera plus là bientôt.

Il était certain de l’atroce sentence, et, pourtant, il n’osait interroger le docteur. Il avait peur de la réponse. Huit jours! Avant les huit jours, si Fanchette l’avait quitté, quitté pour toujours? S’il se trouvait seul dans le monde, cet amour brisé, ce pauvre amour, idylle de son exil, emplissant toute sa vie?

Il se sentait trembler, puis il se redressait, espérant, voulant espérer contre tout espoir. Allons donc! Fanchette était jeune! On ne meurt pas ainsi, à vingt ans! Mais il se rappelait la jolie Olivier, Mlle Olivier dont Fanchette avait envié la destinée. Et il frissonnait en se répétant que Chérubin avait évité l’âge des rides.

Il passait à veiller Fanchette les nuits entières dans un fauteuil. Elle le suppliait de prendre du repos.

— Mais, je me repose! Si j’étais à l’armée des princes, je dormirais moins encore! D’ailleurs, je dors, Fanchette, oui, je dors... et je rêve même de Paris!

— Ah! Paris! disait-elle, mais d’un ton triste comme si elle eût renoncé à la terre promise.


Une nuit (la dernière avant la semaine prescrite, les huit jours annoncés), le marquis s’était assoupi, Fanchette ayant laissé tomber, elle aussi, sa jolie tête amaigrie sur l’oreiller, lorsqu’il fut réveillé par un bruit violent de voix partant de la salle basse de l’auberge, où des marins chantaient, dansaient, fêtaient bruyamment il ne savait quel événement joyeux, — et, en écoutant, voilà qu’il distinguait des mots qui lui faisaient bondir le cœur, des injures aux marins français qu’on avait coulés en mer et à des frégates françaises chassées comme des mouettes peureuses...

Le chœur montait, brutal, ardent, farouche, accompagné de chocs de pots de bière et de trépignements de talons sur le sol. Les murs de l’auberge de L’Ancre et du Canon en tremblaient. C’étaient des matelots qui célébraient une victoire anglaise.

— Hurrah! Hurrah! Hurrah!

Le marquis avait envie de leur crier de se taire et, furieux, il allait le faire en descendant pour dire qu’il y avait, là-haut, une malade endormie, lorsque Fanchette se réveilla tout à coup et, peureuse, écoutant ce bruit qui montait, qui grondait, dit à Hector:

— Qu’est-ce que c’est? Est-ce qu’on vient nous arrêter? Qu’est-ce qu’on nous veut? Pourquoi ce tapage?

— Ce n’est rien, Fanchette. Rien... Des matelots qui s’amusent.

— Oui, mais il me fait mal, ce bruit... Oh! J’ai très mal... Je voudrais...

— Je vais leur dire...

Elle le retint vivement. Ses mains donnaient au marquis la sensation d’un fer rouge...

— Non, ne me quittez pas... J’aurais trop peur... Qu’est-ce que c’est donc que cette femme, cette grande femme qui est là et qui me fait des signes?

— Une femme? Il n’y a personne ici que moi, Fanchette...

— Si, si... Il y a cette femme... là... (Elle étendait son bras blanc, si maigre, vers un point invisible.) Oh! je la reconnais..., je la devine... Elle veut m’emmener... Oui, j’y vais, j’y vais!

Mais, se rejetant vers Hector, s’accrochant à lui, le suppliant de la défendre:

— Eh bien! non, je ne veux pas!... Je veux rester... Gardez-moi, monsieur le marquis, protégez-moi!...

Et, tout à coup:

— Ah! bien! voilà. Elle est partie. Vous l’avez chassée. Merci. Nous allons prendre le bateau..., cette fois, n’est-ce pas? nous irons à Paris, vraiment... Vraiment? Tiens, ils s’en vont, les matelots.

En bas, ils avaient, en effet, cessé de danser leur trépidant hornpipe et ils s’en allaient vers la grève en chantant leurs chansons patriotiques où Nelson était acclamé...

Le silence se faisait dans l’auberge vide. Et un apaisement soudain succédait alors chez Fanchette à la nervosité anxieuse. Elle se sentait lasse, étrangement lasse.

Elle dit au marquis:

— La nuit est encore longue. Dormez, je vais dormir!

Et, sur l’oreiller, de sa jolie voix musicale, comme dans un soupir elle dit en fermant les yeux:

Good night, dear!

Le marquis la regardait sommeiller. Il était heureux de la voir ainsi calme. Très maigre, bien pâle. Mais reposée. Si elle pouvait reposer ainsi un jour encore? Si le docteur permettait, enfin, qu’on reprît le voyage interrompu? Qui sait?

En attendant, elle dormait. On entendait à peine sa respiration d’enfant. Il pouvait, lui aussi, s’endormir, rassuré. Demain, peut-être, le sommeil de la nuit aurait-il apporté un adoucissement, donné des forces... Demain!

Le lendemain, Hector de Beauchamp se frotta les yeux, ayant dormi plus qu’il n’eût voulu et le jour gris filtrant à travers les vantaux de la fenêtre. Il regarda Fanchette. Elle dormait toujours. Il ouvrit les volets. La lumière entoura d’une teinte livide le visage de la dormeuse. Hector s’approcha d’elle doucement. Elle avait, dans son sommeil, un délicieux sourire. Sa tête s’appuyait sur ses mains d’enfant. Le profil était doux, calme, heureux. Le marquis se pencha sur l’oreille de la jolie fille, la petite oreille rose jadis, et maintenant transparente, — et il dit, dans un murmure:

— Fanchette!

Elle ne répondit pas. Il répéta le nom aimé. Elle ne faisait pas un mouvement, l’endormie. Elle reposait et, marchant sur la pointe des pieds, le petit marquis allait s’éloigner pour la laisser à son sommeil lorsqu’une horrible pensée lui vint: — si elle n’allait pas se réveiller? Si le good night était celui de la grande nuit, un adieu, l’adieu? Il revint au lit bien vite. Il posa doucement sa main sur la joue de la dormeuse. La chair était froide et les lèvres ne laissaient passer aucun souffle. Il prit les petites mains de la pauvre enfant. Elles lui semblèrent déjà raidies. Il recula, poussant un cri de colère à la fois et de terreur. Il appela:

— Au secours! A moi! Fanchette est morte!

Et, pendant qu’il s’écroulait devant le lit funèbre, prostré, enfonçant sa tête dans les draps, ses lèvres sur les mains glacées, un coup de canon retentissait au loin, auquel répondaient les batteries de Douvres. C’était le bateau des matelots qui prenait la mer pour aller combattre la France.

VII

Alors, le marquis de Beauchamp d’Antignac n’eut plus qu’une pensée: donner à cette enfant une tombe dans la terre d’exil. Elle dormirait là sous le green où reposaient des générations disparues. Elle ne reverrait pas son Paris, la petite Fanchette, elle ne reverrait pas son théâtre. Et, lui, s’embarquerait-il seul et continuerait-il le voyage entrepris pour elle? Dans le cimetière de Douvres, les fossoyeurs creusèrent la fosse où l’on descendit la Française. Le ciel d’hiver s’était éclairci comme pour sourire à la petite morte. Le jaune brouillard s’était dissipé et il y eut un rayon pâle sur la bière glissant le long des cordes. Un vieux prêtre catholique breton, réfugié à Douvres, ayant appris qu’une compatriote était morte, était venu réciter la prière des morts.

— Je sais bien que c’est une comédienne, dit-il au marquis; mais elle a droit au De profundis!

Le petit marquis remercia le vieillard. Il ne quitta l’auberge, où il retrouvait la place et comme l’ombre de Fanchette, que lorsque le tailleur de pierres à qui il avait commandé une inscription pour la tombe lui eût livré l’humble monument. Oh! une simple pierre avec un nom: Fanchette, — et le titre dont elle eût été fière, la bouquetière de Drury Lane:

FANCHETTE

de la Comédie-Française.

Il avait, d’abord, voulu mettre le nom de l’orpheline: Lise. A quoi bon? Elle avait été Fanchette, un soir, la Fanchette de Beaumarchais. Elle serait Fanchette pour l’éternité, s’il y a une éternité pour les tombes.

Et quand il eut dit, épelé, redit ce nom gravé sur la pierre grise, il reprit tristement le chemin de Londres, il refit, comme il eût suivi le chemin d’un calvaire, la route parcourue avec la jolie fille blottie contre lui; il rentra morne, accablé et comme vieilli dans le gouffre énorme de la cité toute en liesse. C’était le soir, et, par une ironie amère, le soir de la veille de Christmas, du Christmas joyeux, bruyant, turbulent, kermesse géante, qui emplissait Londres de lumières crues, de mangeaille et de marée sous les touffes de houx faisant aux poissons volumineux, aux homards, aux crabes, aux biftecks saignants, des auréoles de verdure. L’exilé regardait, comme hébété, les êtres et les choses. Les passants chantaient, la foule se poussait autour des débitants de viande ou de coquillages. Il y avait partout une intensité, une fureur de vivre. Dans tout ce peuple aussi, une ardeur belliqueuse dans sa joie de frairie annuelle. Un vent de victoire dans cette bourrasque de plaisir.

Le petit marquis frappa à la porte du logis de Crown Court, toujours aussi noir, aussi solitaire, aussi lugubre, et mistress Sniddle lui apprit comme une bonne nouvelle que sa misérable chambre était encore libre. Et, en effet, c’était une consolation pour le marquis de retrouver l’asile où Fanchette l’avait soigné, lui avait lu, là, Richardson. C’était hier. Et c’était si loin, déjà si loin!

— Pauvre miss Fanchette, dit la logeuse. Alors, elle s’est envolée, la petite fauvette?

Le nom sourit à Hector de Beauchamp. C’était bien cela. Un être ailé et chantant. Il dit:

— Oui, envolée. Je la retrouverai ici, par le souvenir!

Les chansons de Noël, les bruits des cohues de Christmas lui arrivaient comme une lointaine rumeur confuse, et l’abandon du destin lui était plus cruel dans cette joie brutale de toute une ville en liesse. Ah! dans la chapelle du château, à Saint-Alvère, l’arbre chargé de pommes et de grappes conservées des raisinières, l’arbre illuminé de bougies que le chapelain bénissait, autrefois, autrefois...


Il devait en revoir bien souvent, le petit marquis, des Christmas anglais et se rappeler ainsi, tous les ans, les Noëls évanouis de son cher Périgord. Les années, en effet, succédaient aux années et les huit jours du petit marquis devenaient des huit ans, des dix ans, plus encore... Le siècle avait fini, le dix-huitième siècle des philosophes et des paniers, des têtes poudrés et des têtes coupées, le siècle de la liberté pour les uns, de l’exil pour lui. Le siècle nouveau avait apporté des idées et des mœurs nouvelles, roulé des événements et des hommes. Il était né au bruit du canon, il continuait avec des mitraillades. Le marquis de Beauchamp reprenait instinctivement, mécaniquement, avec une sorte d’obstination machinale, ses promenades interrogatives du côté de l’ «Office des Étrangers».

— Que se passait-il? Qu’y avait-il de nouveau en France? En Europe? Allait-on pouvoir, enfin, faire ses malles et rentrer?

Non. La barrière était toujours dressée.

Il fallait des démarches pour se faire rayer de la liste des émigrés. Et, disait-on, une fois en France, on demeurait encore surveillé par les yeux de la police. Surveillé! Le mot retentissait à l’oreille du marquis comme une injure! Quoi! ne se pouvoir promener sur les boulevards sans qu’un mouchard de M. Fouché vous marchât sur les talons! Continuer à être suspect comme au temps même de la Terreur! Voir dans M. de Bonaparte un remplaçant de M. de Robespierre! Ah! non, vertubleu, non, mille fois non! Mieux valait encore la misérable chambre de Crown Court et le brouillard jaune de ce diable de Londres!

Et puis, maintenant, Hector de Beauchamp avait, dans cette Angleterre, un coin sacré où il allait parfois comme en pèlerinage et on eût dit qu’à Douvres il y eût, pour sa pensée et son corps, des racines. C’était, dans le green, la petite pierre sous laquelle reposait Fanchette, et il quittait volontiers son logis pour aller porter, déposer là-bas un bouquet de fleurs, de fleurs pareilles à celles que la comédienne étalait autrefois sur son éventaire.

Le temps marchait, et les années d’attente et de misère continuaient pour le petit marquis, pouffant de rire lui-même à cette idée que tout, comédie, tragédie, éloignement, tristesse, finirait «dans huit jours»!

— Ah! mes huit jours, comme ils s’allongent, mes huit jours!

Il n’eût tenu qu’à lui de revenir après la paix d’Amiens et lorsque Bonaparte permettait aux émigrés de rentrer. Mais, puisqu’on ne lui rendait pas ses biens, de quel droit rendait-on au marquis sa patrie? Il était plaisant, en vérité, ce Premier Consul, il jouait au souverain et ne disait-on pas qu’il venait d’adopter une livrée verte? Une livrée verte! La couleur de celle des gens de M. le comte d’Artois! Le marquis eût sifflé au passage l’équipage consulaire, — d’autant plus (les gazettes anglaises rapportaient le mot) que Bonaparte avait dit: «Ils sont ridicules les animaux qui me contestant le droit de choisir mes couleurs! Est-ce que je ne vaux pas le comte d’Artois? Ah! ma foi, ils en verront bien d’autres!»

— «Ils en verront bien d’autres!» Eh bien! non, je ne veux rien voir de cette mascarade, répétait le petit marquis. J’attendrai!

Il avait éprouvé une émotion profonde lorsqu’un soir, un pauvre diable de paysan s’était présenté à lui, lui rapportant du lointain Périgord le prix de fermages accumulés et lui disant:

— C’est Montpezat, votre métayer, qui, sachant que je passais en Angleterre, — je suis garçon d’écurie chez lord Holland, — m’a confié cet argent, qui est à vous, monsieur le marquis!

L’argent arrivait bien, M. de Beauchamp étant à bout de ressources. Ce bon Montpezat! Le modèle des serviteurs! Il y a de braves gens, en ce monde. Ah! toute sa vie durant, Montpezat jouirait de la ferme qu’il exploitait, il serait chez lui, à Ratevoul! Mais comment le Périgourdin avait-il pu découvrir la retraite de l’exilé?

— Au «Bureau des Étrangers», monsieur le marquis. Nous savions, là-bas, au pays, que vous étiez à Londres, et alors... Ah! monsieur le marquis, quand vous rentrerez à Saint-Alvère, on en tirera des pétards, on en allumera des feux de joie sous les châtaigniers!

— Plus tard, mon ami. Cela viendra. Mais plus tard. Ça ne peut pas durer, n’est-ce pas, ce Consulat?... Un Consulat! Des consuls! O parodie de l’histoire romaine!

Et le Consulat ne durait pas; mais il était remplacé par l’Empire, et, maintenant, c’était l’empereur qui gagnait des batailles et qui faisait pousser aux Anglais des cris de colère. Les caricatures continuaient à parodier Boney et son grand chapeau, ses grandes bottes et son grand sabre, sorte d’ogre empanaché et montrant les dents. Les passants continuaient à en rire; mais M. de Beauchamp ne pouvait s’empêcher de répondre, lorsqu’on lui parlait de «petites victoires sans conséquence» des Français:

— Tout de même, quelque peu importantes qu’elles soient, M. Pitt en a eu un coup de sang!

On haussait les épaules autour de lui, lorsqu’il disait encore:

— Il me semble que ce drôle vient d’entrer à Vienne!

— Oui. Par surprise...

— Mais qu’est-ce que cette nouvelle bataille que les crieurs annoncent?

— Rien du tout. Un petit engagement. Quelques patrouilles repoussées près d’un étang. Une escarmouche. Ils appellent ça Austerlitz!

Le petit marquis avait pris le parti de se laisser vivre au gré des événements. Et, dans cette inaction, calculant penny par penny ce dont il pouvait disposer grâce à ce que lui avait envoyé le fermier Montpezat, faisant aussi, pour épargner ses maigres ressources, des copies pour des maisons de commerce, les années qui bouleversaient l’Europe passaient, passaient, condamnant l’exilé à une sorte de torpeur fataliste. L’heure arriverait bien où l’on pourrait rentrer en France tête haute, puisque tout arrive...

Mais que c’était long et que les heures étaient lourdes! Ah! si ce Jacobin couronné n’avait pas fait fusiller le duc d’Enghien, M. de Beauchamp eût peut-être consenti à signer la paix avec lui et à passer par Paris pour se rendre en Périgord! Mais Paris était trop près de Vincennes, et l’idée de voir le petit Corse aux Tuileries semblait ironique au petit marquis. Alors, ne pardonnant pas, ne capitulant point, il restait fidèle à son entêtement. Il ne rentrerait que dans huit jours.

Et les noms de «petits engagements» continuaient à emplir les gazettes anglaises. Iéna, Eylau, Friedland, Essling, Wagram... Puis, d’autres encore, des noms espagnols, puis des noms russes... Le récit d’une grande et terrible aventure... Borodino, Moscou... Des bulletins constatant que l’armée, en ce moment même, à demi ensevelie sous la neige, était victorieuse et que «jamais la santé de Sa Majesté n’avait été meilleure»; puis, d’autres noms encore, tracés en lettres rouges sur la carte du monde: Lutzen, Bautzen, Leipzig... Des batailles en France... La Champagne piétinée... Paris tombé, l’empereur, oui, Boney, réfugié, cantonné dans l’île d’Elbe... Et, cette fois, le roi rentrant à Paris! Le roi! A Paris, le roi de France...

Le petit marquis, à cette nouvelle, avait résolu de rentrer bien vite, et, ayant refait ses malles tant de fois faites, défaites, refaites, il s’apprêtait, une fois encore, à reprendre, en s’arrêtant à Douvres, le bateau de Calais après avoir donné un dernier adieu à Fanchette. Mais c’était cette tombe, tout justement, qui le retenait, comme s’il allait laisser son cœur en Angleterre. Il avait vieilli, n’étant pas vieux, pourtant; mais il n’était plus le galant petit marquis promenant dans Piccadilly son élégance gentiment impertinente. Vingt ans d’exil — plus de vingt ans! — lui avaient apporté des rides. Alerte toujours, mince toujours, marchant toujours la tête haute, on ne lui eût point donné la quarantaine, et il l’avait dépassée. Tout de même, au coin des yeux, on eût déjà trouvé le semblant de la mélancolique patte d’oie. Mais l’entêtement de l’exilé avait pour complément la fidélité de l’amoureux. Les années ne lui avaient point fait oublier Fanchette, et de jour en jour, maintenant même, maintenant que la route était libre, il attendait, il temporisait avant de quitter le pays où il allait laisser cette humble petite tombe. Après lui, qui arracherait les herbes toutes prêtes à effacer les mots: «Fanchette, de la Comédie-Française»?

— Mes huit jours ont duré tant d’années! Ils peuvent bien durer quelques jours encore!

Ils durèrent cent jours, cette fois, les Cent-Jours du retour de l’île d’Elbe, et M. de Beauchamp fut réveillé, un matin de printemps, par mistress Sniddle, qui lui dit, effarée:

— Monsieur le marquis, monsieur le marquis, grande, effrayante nouvelle! Boney!...

— Eh bien! Boney?

— Boney s’est échappé de son île! Boney est rentré aux Tuileries!

— Aux Tuileries, mistress Sniddle?

— Aux Tuileries. Et c’est la guerre, dit-on partout, la guerre qui va recommencer.

— Ce diable de Bonaparte a du pluck, répondit le marquis.

Il regarda ses malles bouclées.

— Attendons, fit-il encore. Mais, cette fois, par exemple, c’est bien l’affaire de huit jours!

Londres bouillonnait. Le marquis s’alla promener par les rues. Les visages des passants étaient blêmes d’anxiété ou rouges de colère. On parlait d’écraser, cette fois, le Boney, et le duc était là, le glorieux duc des campagnes d’Espagne. D’autres ne pouvaient s’empêcher d’admirer. L’histoire avait l’air, vraiment, d’un roman d’aventures. Des régiments défilaient, musique en tête, que la foule saluait, couvrait de ses hurrahs.

— Allons, dit le marquis, cela sent encore la poudre.

Et, lorsqu’il vit partir pour la Belgique les bataillons qu’allait commander le Duc de fer, il ne put s’empêcher de songer à ces pauvres braves gens du pays de France qui avaient, une fois encore, pris leur fusil et suivi leur empereur.

Mistress Sniddle lui avait dit un mot qui l’avait fait à la fois sourire et frémir:

— Monsieur le marquis, on assure que ce ne sera pas long. Une campagne de huit jours!

Dans huit jours! Mais la campagne débutait par un coup de tonnerre. Un nom nouveau était imprimé par les gazettes: Ligny. A Ligny, les Prussiens avaient été bousculés; le vieux Blücher, foulé aux pieds des chevaux, avait failli être sabré, fait prisonnier... Eh! eh! Boney avait au jeu de la mort retrouvé la chance!... Mais, tout à coup, explosion de joie dans l’immense Londres. Victoire! La nouvelle arrivait de la défaite française. Waterloo! Wellington! A Mont-Saint-Jean, la vieille garde écrasée. L’empereur en fuite. Les Alliés marchant sur Paris une fois encore. Et c’était un délire dans la cité, dans les parcs, à bord des bateaux de la Tamise. Vive le duc! Hurrah pour Wellington! Gloire à la vieille Angleterre! Alors, le petit marquis rentrait seul dans son triste logis de Crown Court, et, tandis que mistress Sniddle allumait, pour illuminer le logis, des chandelles de résine, Hector de Beauchamp d’Antignac fermait sa porte, rêvait dans l’ombre et se sentait invinciblement une envie de pleurer.

Pourquoi?

Pourtant, — et, cette fois, pour toujours, — Waterloo lui rouvrait les portes de la France!

La Cour de Gand reprenait le chemin de Paris. Le petit marquis pouvait reprendre la route de Saint-Alvère. Il se sentait pris, d’ailleurs (était-ce l’âge qui venait?), par une sorte de nostalgie qu’il n’avait pas éprouvée, même aux premières heures de l’exil. Les vignes, les ratoubles, les champs de blé d’Espagne, le petit riou courant au bas de la terrasse sur les cailloux blancs, tous ces paysages de son enfance, il avait, à présent, hâte de les revoir. Il laisserait au cimetière de Douvres le rêve enchanté de sa jeunesse pour retrouver au pays la tombe de ses vieux. Et puis, il était pressé aussi de revoir sur les Tuileries, et au-dessus des bataillons en marche, flotter le drapeau blanc fleurdelisé sous lequel avaient combattu ses ancêtres.

Il partirait donc. Oh! certes, pour tout de bon, il partirait! Il irait, une dernière fois, porter des fleurs à la pauvre Fanchette. Et, cette fois, les huit jours de proscription seraient enfin finis. Huit jours!

— Mistress Sniddle, je prends congé de votre Angleterre. Elle me fut pitoyable. Je lui dis adieu. Et je vous dis adieu aussi, bonne mistress Sniddle. Ma valise est bouclée. Dans deux jours, je me mets en route!

— Bon vent, bonne mer, monsieur le marquis!

Et, la veille de son départ, un beau soleil d’automne donnant un air d’été aux rues de Londres, le marquis de Beauchamp voulut revoir, une dernière fois, les coins de la grande ville où il avait si souvent promené, bercé sa mélancolie. Il entrait dans Westminster, pénétrait dans le Cloître, allait encore à ce «Bureau des Étrangers» où, cette fois, on lui donnait des nouvelles du roi Louis XVIII, que saluaient, là-bas, la plupart des maréchaux de l’Empire. Il éprouvait comme une volupté amère à se revoir dans les ruelles où il avait si souvent, lamentable et seul, traîné les talons. Tel qu’autrefois, le petit marquis redressait sa taille et passait le front haut parmi ces étrangers. Mais, maintenant, ce n’était plus l’espoir de la fin d’exil qui combattait sa tristesse, c’était la certitude d’échapper à l’étouffante atmosphère de Londres, aux pensées déprimantes, et les huit jours, les fameux et décevants huit jours qui avaient duré vingt et un ans, — près de vingt-deux ans, — ces ironiques huit jours s’appelaient demain!

Demain! En route pour la France! Demain, la fin d’un mauvais rêve! Demain, le mot qui résume tous les espoirs à la fois et toutes les revanches! Demain!...

Et, jusqu’au soir ayant erré, battu le pavé, regardé les boutiques, longé la Tamise, le soir tombant et les lanternes des tavernes s’allumant, çà et là, comme de gros yeux rouges, comme il passait dans le Strand pour regagner le chemin de Saint-James et le logis de Crown Court, le petit marquis fut arrêté par une pancarte affichée à la porte d’un débit de wines and spirits, où l’on donnait à boire entre deux chansons et deux gigues. Un nom l’attira: Boney, et un titre: Boney on board the Bellérophon. Bonaparte à bord du navire où il avait cru trouver asile.

Le marquis de Beauchamp, toujours curieux, voulut voir. Comment parlaiton de l’Usurpateur, là dedans? Il descendit, par un étroit escalier de pierre, dans un caveau empli de fumée et garni de tables autour desquelles buvaient et mangeaient des spectateurs aux faces brutales de matelots ou de rôdeurs. Il y avait aussi des filles aux bras nus, belles, rieuses, dépoitraillées. La taverne sentait l’ale et le tabac. Le petit marquis eût préféré l’ambre et il se disait que sa curiosité le menait là en un étrange cabaret. Sans même lui demander ce qu’il voulait, un garçon à mine de boucher lui apporta de la bière et un roast beef et, mis en appétit malgré l’odeur, le marquis réclama du pain, ce qui provoqua chez le steward un étonnement profond.

— Vraiment, songeait le marquis, pour mon dernier repas, je n’ai point choisi le lieu le plus élégant!

Mais chose curieuse, la bière était exquise et le roast beef excellent.

— On a de ces surprises, pensait encore Hector de Beauchamp. Il faut parfois goûter à la cuisine du peuple!

Et, dans cette atmosphère épaisse, parmi ces matelots et ces belles filles, il mangeait de bon appétit après avoir touché du bout des lèvres à la nourriture, et il se divertissait aux clowneries des danseurs qui se succédaient sur l’estrade, applaudis, acclamés par les hurrahs du public, les pots d’ale frappés sur les tables ajoutant leur fracas aux bravos gutturaux; — il s’amusait de ce tapage et de cette beuverie de taverne, le petit marquis, lorsque, à son grand étonnement, il vit tout à coup apparaître sur ces planches un chanteur, un acteur portant le costume dont les caricatures féroces de Rowlandson revêtaient, d’ordinaire, Bonaparte, les grosses bottes éperonnées, la redingote grise et le large chapeau déjà légendaire, et, à cette apparition, un hurrah formidable, accompagné de rires insultants, s’éleva, éclata comme une explosion et, souligné par des rires, souffleté par des sifflets, un nom, un nom unique retentit, ironiquement, férocement prononcé:

Boney! Oh! Boney!

Et une voix de stentor, que l’old Irish whisky rendait étrangement rauque, ajouta:

— Pendez-le aux vergues, Boney! Toute la salle applaudit. Les belles filles riaient. Le marquis de Beauchamp se sentait mal à l’aise. S’il partait? S’il laissait là ces matelots et ces drôles? Mais il voulut voir jusqu’où l’espèce de mime aperçu là pousserait la caricature, et il entendit, il écouta une chanson que chantait, en l’accompagnant d’une gigue, le danseur comique dressé sur ces tréteaux.

Les couplets disaient les mésaventures de Boney, trahi par la victoire comme par Joséphine, et, au refrain, le danseur, reprenant sa gigue, répétait sur un air sautillant, en un mélange de mauvais anglais et d’accent français parodié:

    C’est moi Boney, le pauvre Boney,

Le Boney qui a perdu son empire de carton

          Et son épée de bois!

  Où me cacher? Le duc me poursuit,

  Le duc va me couper les oreilles,

               Au fond,

               Au fond,

            Du Bellérophon!

Et, à chaque refrain, c’était, dans la taverne, un enthousiasme formidable, un tonnerre de bravos, des cris, des hurrahs, des injures. Hector de Beauchamp sentait son cœur battre à ces insultes, qui, en frappant un vaincu, atteignaient un homme qui, après tout, avait représenté la France. Il allait se lever décidément et remonter le petit escalier qu’il avait descendu; mais il s’arrêta en voyant surgir, à côté de ce pitre qui incarnait Napoléon, deux superbes grenadiers anglais prenant Boney par les oreilles et dansant avec lui une gigue effrénée, coupée de bourrades et de supplications, et, entre les habits rouges, l’homme en redingote grise se faisait petit, suppliant, pleurant et lâche.

Le petit marquis se rappelait avoir vu, à la fête de Saint-Alvère, des montreurs de marionnettes jouer La Tentation de Saint Antoine, de M. Sedaine, avec le solitaire tourmenté par les diables:

  Messieurs les démons,

    Laissez-moi donc!

  «Non, tu chanteras,

Tu danseras, et tu riras!»

C’était la même scène, transportée dans un public house de Londres. C’était Bonaparte bafoué et forcé, lui aussi, de «danser en rond» comme le pantin de la baraque foraine. Et, tout à coup, le petit marquis entendit les grenadiers rouges chanter à leur tour: Le fouet au Français! Le chat à plusieurs queues au petit Français! Et les clowns, déguisés en soldats, allaient arracher à Boney ses vêtements, et le fouetter publiquement devant ces buveurs de stout et ces filles; — mais le petit marquis se leva brusquement, se dressa devant sa table, étendit la main vers les acteurs de pacotille et dit, la voix nette comme un coup de clairon:

— Assez!

Instinctivement, les danseurs, étonnés, interrompirent leur gigue. Tous les consommateurs d’ale et de bœuf se retournèrent vers le spectateur qui interrompait ainsi la représentation. Des voix interrogèrent:

— Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qu’il y a?

Le petit marquis, fièrement, répéta:

— Assez!

Puis, promenant autour de lui un regard circulaire, il prononça, en excellent anglais:

— On n’insulte pas un homme à terre! Ce que chante ce drôle est indigne de vous, Anglais!

Il y eut un moment de stupeur dans la salle enfumée. Les yeux étonnés s’entre-regardaient. Mais, à l’accent du marquis, à son attitude, à son geste, on comprit bien vite, et il y eut une ruée soudaine vers ce petit homme seul qui, hardiment, brava cette foule.

— C’est un Français! C’est un partisan de Boney! A la porte, le Français! Dehors, le French dog, le chien de Français!

Le petit marquis, l’émigré, l’adversaire de M. de Bonaparte, éprouvait un singulier sentiment de colère belliqueuse. Ce n’était plus Boney qu’on venait d’insulter, qu’on osait publiquement fouetter dans ce bouge, c’était la France même. Il se sentait, devant ces étrangers ivres de joie brutale, Français, très Français, uniquement Français. Pour lui, dans ce Waterloo qu’on exaltait, c’était Fontenoy qu’on bafouait, et, devant ce tas de gens hurlant contre lui, enfonçant son chapeau sur sa tête, il se rappelait les mots d’ordre de l’ancêtre: «Assujettissez vos chapeaux, messieurs les maîtres; nous allons avoir l’honneur de charger!»

Il était debout au milieu d’un cercle de forcenés. Tout le menaçait, jusqu’aux comédiens sur l’estrade, jusqu’au danseur chargé de la parodie de Bonaparte, et qui criait: «Assommez-le!»

Parmi ces adversaires soudain déchaînés, le petit marquis vit, tout à coup, un géant à face noire qu’il n’avait pas aperçu dans la taverne. Il reconnut le nègre du Cirque Astley, le terrible boxeur Mac Lee. Le nègre répétait:

— Oh! je le connais, celui-là! C’est le petit Français qui a voulu faire le malin et qui ne sait même pas se tenir à cheval!

— A mort, le Français! hurla la foule.

Le petit marquis se mit en garde de boxe et répondit à Mac Lee:

— Il était dit que nous ferions un match! Allons!

Et, les cris l’assourdissant, il entendait les hommes et les femmes varier leurs menaces:

— Frappez! Allez! En avant, Mac Lee!

— Fouettez-le! Fouettez-le donc! La fessée, comme à Boney!

Le petit Français faisait tête à l’orage.

Il s’était accoté contre une colonne de fer soutenant la voûte du caveau et son attitude résolue en imposa un moment à ces adversaires l’entourant là comme chiens à la curée autour d’un cerf. Le nègre Mac Lee s’avançant sur lui, ses dents blanches découvertes par un rictus féroce, Hector de Beauchamp d’Antignac n’attendit pas que le premier coup lui fût porté et il lança bravement son poing dans la face noire. Un juron sortit des lèvres saignantes du nègre, et, pendant que des femmes s’accrochaient aux tibias du petit marquis pour le faire tomber, le terrible poing de Mac Lee s’abattit sur le crâne du Français, et le marquis, étourdi, assommé, sentit qu’autour de lui, êtres et murailles, faces hurlantes et tables chargées de verres, tout tournait à la fois.

Il eut la force de jeter, dans un dernier cri:

— Vivent les Français, canailles!

Et, glissant le long de la colonne, il s’affaissa sur le sol, où le sang qui coulait de ses narines se mêlait au pale-ale renversé. Alors ce fut, autour de ce pauvre corps étendu, une poussée brutale, féroce. Tous ces êtres surexcités, s’animant les uns les autres, s’acharnaient sur le Français évanoui.

— Il a insulté le Duc!... Il nous a appelés canailles!... A la Tamise!... A Tyburn!...

Et le chanteur, sur l’estrade, reprenant ses couplets injurieux, dansait, dansait avec une rage de Mohican autour d’un vaincu, le hornpipe enragé que les marins de Nelson avaient trépigné le matin de Trafalgar.

Les coups pleuvaient sur le marquis. Tous les poings avaient frappé. Le petit marquis gisait, immobile, et un lourd matelot levait sur son visage son gros soulier aux clous énormes. Il allait écraser sous son talon cette face ensanglantée. Mac Lee l’arrêta:

— Non, dit le nègre, il est knock out.

Et le boxeur protégea contre cette foule l’adversaire qu’il avait abattu. Le corps du marquis eût été, sans lui, déchiré, mis en bouillie. Le nègre dit alors:

— Il faut nous débarrasser de ça!

— A la Tamise! répétèrent des voix rauques.

Mais Mac Lee savait où logeait l’écuyer improvisé d’Astley Circus. Il éprouvait, maintenant, un sentiment de pitié pour ce pauvre être sans mouvement, mort, peut-être.

— On va le reconduire à Crown Court. Il a son compte.

— Après tout, quoi! dit rudement un matelot, il a fait son devoir de Français!

— Il aimait son général, le général Boney!

— L’empereur, dit le marin.

Et ces mêmes êtres, qui eussent, quelques minutes auparavant, déchiqueté le corps étendu, se sentaient, peu à peu, émus devant ce demi-cadavre.

— Il n’avait pas peur, le petit!

— Il t’a envoyé un joli coup de poing, Mac Lee!

— Bah! une chiquenaude, fit le nègre, riant toujours.

Ce fut lui qui emporta jusqu’à la rue, monta par le petit escalier Hector de Beauchamp, encore évanoui. On héla un carrosse de louage et Mac Lee donna l’adresse du petit marquis. Il accompagna même le blessé jusqu’au logis de mistress Sniddle. En route, le blessé ouvrit les yeux, regarda, étonné, ce visage noir, ces gros yeux d’un blanc de marbre fixés sur lui, et il ne comprit rien, tout d’abord, aux paroles de Mac Lee:

— Le match est fini! On se donne la main!

Puis, comme s’il eût reconstitué les angoisses successives d’un cauchemar, il revoyait la scène farouche au fond du caveau: le danseur, les hôtes du public house, les matelots, les filles, le cercle affreux des faces hurlantes... Il avait envie de crier encore à toutes ces brutes: «Vive le roi!» et: «Vive la France!» Il s’évanouit une fois encore en arrivant à la pauvre maison de Crown Court, et mistress Sniddle leva les yeux au ciel en voyant son hôte en cet état.

— Mais il est perdu! dit-elle.

— Oh! fit le boxeur. Nous en voyons bien d’autres. Et l’on s’en remet.

La logeuse, forte et résolue, déshabilla et coucha le petit marquis comme elle eût fait d’un enfant. Il reprit ses sens. Elle alla lui chercher un peu de bonne vieille eau-de-vie que le blessé avala avec une légère grimace. Puis, en hâte, elle pria une voisine d’aller avertir, ramener le docteur Ploomfield.

Hector de Beauchamp était bien faible, lorsque le médecin vint à son chevet. Il eut, pourtant, la force de sourire et dit:

— Allons, il était écrit que nous devions nous revoir.

Le brave docteur fut effrayé de l’état où il trouvait le marquis. Son pauvre corps maigre n’était qu’une plaie. Le blessé souffrait de partout.

— Une rude courbature, docteur!

Puis, se souvenant tout à coup que demain, — oui, demain, — il devait partir pour la France, son regard cherchant dans un coin de la chambre la valise close, il ajouta:

— Demain, c’est impossible, n’est-ce pas?

— Ce serait imprudent, monsieur le marquis.

— Mais (et le sourire devenait à la fois inquiet et ironique sur ce fin visage pâli) dans huit jours?

— Dans huit jours? fit le docteur Ploomfield, qui semblait mentalement calculer avant de répondre.

— Oui, dans huit jours! Mes fameux huit jours!

— Peut-être, dit le docteur.

— Seulement peut-être?

— J’espère, corrigea doucement le médecin.

Mais, en quittant le chevet du marquis, il glissa tout bas à l’oreille de mistress Sniddle:

— Je crains bien qu’on n’ait frappé trop fort. Il faudra voir ce qui peut se produire du côté du cerveau. Il faut attendre.

Le docteur Ploomfield n’attendit pas longtemps. Dans la nuit qui suivit, le blessé eut le délire. Il appelait. Il se débattait contre des adversaires imaginaires. Il mêlait, en des phrases décousues, le nom de Boney à celui de Fanchette. Mistress Sniddle, qui le veillait, l’entendait dire, d’une voix irritée et sèche:

— Eh bien! quoi, Boney?... C’est un soldat français, Boney... Il aura illustré le règne de Sa Majesté Louis XVIII, Boney... Fanchette lui portera des fleurs, de jolies rieurs... Des jacinthes... Des roses... Allez-vous-en! Allez-vous-en! Je n’ai pas peur de vous! Waterloo!... Qu’est-ce que c’est que ça, Waterloo?... Je ne connais pas... A Paris!... Dans huit jours, à Paris!

Et la pensée unique, l’idée obsédante, les mêmes mots, dans le délire comme dans la vie, revenaient sur ces lèvres brûlées de fièvre.

— Huit jours!... Dans huit jours!...

Au matin, lorsqu’il revint voir son malade, le docteur diagnostiqua un transport au cerveau. Il ordonna des applications sédatives, des lotions aux tempes. La fièvre tomba un peu vers midi.

Le marquis posa alors cette question, sa question éternelle:

— Dans huit jours, pourrai-je enfin partir?

— Oui, cher marquis!

Et le docteur songeait: «Avant huit jours ne sera-t-il point parti?»

Le soir, le pouls se mit à battre plus fort. Les mains du petit marquis brûlaient. Il désignait toujours à mistress Sniddle des êtres imaginaires qui, disait-il, emplissaient la chambre.

— Ce nègre... Là... Oui, ce nègre, qu’est-ce qu’il me veut, ce nègre?

— Si c’est Mac Lee que vous croyez voir, répondait la logeuse, Mac Lee est venu savoir de vos nouvelles, et l’on s’inquiète de vous, à Astley Circus...

Mais le marquis n’écoutait pas, n’entendait pas. Les visions de la fièvre cérébrale peuplaient pour lui le triste logis.

— En avant! Frappez, cognez les premiers, messieurs les Anglais! Comme à Fontenoy... Fontenoy... Fanchette...

Et, d’une voix déjà lointaine, doucement, soupirant l’air des Folies d’Espagne, il parlait à la petite morte, il lui disait qu’on allait, oui, qu’on allait bientôt reprendre cette Folle Journée que l’on n’avait pas jouée depuis si longtemps, depuis trop longtemps...

— Et, tu sais, petite Fanchette, M. Caron de Beaumarchais te fera un rôle... Il a promis, M. de Beaumarchais... Et tu as beau dire, quand les auteurs promettent...

Mistress Sniddle écoutait sans comprendre, sans essayer de comprendre. Elle ne savait qu’une chose, c’est que le marquis était en danger et que le docteur ne répondait pas de sa vie.

A la fin du second jour, l’état du blessé empira. La fièvre prit une forme aiguë. Le marquis se dressait sur son lit et parlait de partir, de partir tout de suite.

— Le bateau attend... Fanchette m’attend.

Debout, ses fines jambes maigres nues, sa tête enveloppée de linges comme d’un turban, étendant sa main nerveusement agitée, il ressemblait sur son lit à une sorte de fakir hindou prêchant une guerre sainte ou faisant une prière.

— En avant! En avant!... Quiberon!... La Marseillaise des Émigrés... Bah! je ne me serais point battu contre des Français! Je le dirai au roi, dans huit jours! Dans huit jours!

La nuit qui suivit fut cruelle. La forte mistress Sniddle eut grand’peine à maintenir dans le lit le marquis délirant. Le jour vint qui abattit la fièvre, le jour, une aurore grise, dans le brouillard de Londres. Le petit marquis étouffait.

— Ouvrez la fenêtre, dit-il.

Il voulut aspirer l’air du dehors, un air épais qui le prit à la gorge et qui lui fit mal.

— J’étouffe. Je respirerai mieux en France!

Le docteur vint à l’heure accoutumée.

— Est-ce que je vais bien, docteur? Je me sens mieux, dit le marquis.

— Avant peu, vous irez tout à fait bien.

— Dans combien de jours? Mes huit jours?

— Avant cela.

— Tant mieux, docteur. Croiriez-vous que je viens, moi, oui, moi, d’avoir peur de mourir? Mourir pour avoir défendu Boney..., Napoléon Bonaparte, moi, Hector de Beauchamp d’Antignac, avouez que c’eût été trop bête!

— Ce n’est pas Boney, dit le docteur, c’est votre pays que vous défendiez. C’est très correct!

Le marquis fut jusqu’au soir souriant et calme. Puis, la nuit revint avec sa fièvre et, à l’heure des mourants, une dernière vision d’autrefois, le Périgord, les châtaigniers, et Versailles et Trianon, et les grands marronniers de Figaro, et les fleurettes de Fanchette, et les lourdes, lentes, tristes journées d’exil, et les longues courses et stations au «Bureau des Étrangers», et les espoirs et les déceptions, et les huit jours, les éternels huit jours reportés de semaines en semaines, de mois en mois, d’années en années, le retour différé, le retour attendu comme la manne de vie, — et voilà que l’heure avait sonné: le départ était fixé... Il partirait, il allait partir, il partait...

Le petit marquis expira, dans la nuit, en murmurant un mot très doux: France! La France!

On trouva dans son portefeuille tout juste de quoi le faire enterrer; mais le docteur Ploomfield estima que M. de Beauchamp eût été peut-être heureux à l’idée qu’il reposerait auprès de la bouquetière Fanchette, comédienne de la Comédie-Française, et c’est pourquoi il y eut deux pierres voisines portant des noms français dans le green anglais, le cimetière de Douvres.


CARLOS

ET  CORNÉLIUS


CARLOS ET CORNÉLIUS

Quel mathématicien calculera ce que la haine entre les humains a coûté à l’humanité? La haine au cœur de l’homme est comme la grêle sur la moisson; elle couche l’espérance à terre et met à sa place la ruine, la misère et la mort.

I

IL Y AVAIT fête à Rotterdam dans ce fantastique Zand-Straat qui n’a son équivalent qu’au Rideck d’Anvers ou dans les cabarets de la Cité de Londres.

Les bateaux de la Compagnie des Indes avaient débarqué, ce soir-là, deux bataillons de fantassins hollandais revenant de Java où, de tout cœur, ils s’étaient battus en bons soldats. Une révolte à étouffer, des insurgés javanais, ou, comme ils se nomment (et le nom a une sombre éloquence), des Chasseurs de têtes à châtier: les combats livrés avaient été rudes; mais, envoyés un an auparavant, en juillet 1846, pour soutenir les soldats et les coolies de l’armée des Indes, les braves gens qui revenaient en étaient sortis à leur honneur.

Revoir son pays, quelle joie! Durant le trajet du Moerdyck à Rotterdam, les deux bateaux pavoisés avaient été salués par les acclamations des paysans accourus sur les rives de la Meuse, et les soldats avaient répondu par des hourras aux saluts joyeux de leurs compatriotes.

A Dordrecht, cependant, comme on faisait escale, il s’était passé un fait grave. Les deux navires, le Ruyter et le Guillaume-III, s’étant trouvés à portée de la voix l’un de l’autre, les soldats rapatriés par chacun de ces navires s’étaient groupés sur le pont et, avec des gestes violents, avaient, malgré leurs officiers, échangé entre eux des menaces, d’un bateau à l’autre. On avait même jugé prudent, en voyant leur colère mutuelle, de ne point débarquer à Dordrecht, où cependant les habitants, bourgmestre en tête, avaient préparé une collation, un buffet chargé de poulets aux cerises et de bière et du vin du Rhin, pour les vainqueurs des Chasseurs de têtes.

Les deux bataillons revenaient des Indes furieux et jaloux. Il s’était passé ce fait, à Java, que la colonne du capitaine Adriaan-Carlos Flink ayant été envoyée à la poursuite des rebelles réfugiés autour de la vallée de Guepo-Upas, le capitaine, bouillant et intrépide soldat, s’était imprudemment jeté sur la trace des révoltés et avait, assez tristement, perdu là beaucoup de ses fantassins. Voici pourquoi. Cette vallée de Guepo-Upas est un lieu sinistre, l’enfer de Java. De forme ovale, profonde de quarante ou quarante-cinq pieds, une atmosphère putride rampe à hauteur d’homme dans ce fond lugubre et mortel. Rien sur le sol desséché que des cailloux, la lèpre hideuse d’une herbe jaunâtre, et, çà et là, entassés, sinistres, des ossements, des cadavres: squelettes de Chasseurs de têtes réfugiés là dans l’espoir d’échapper aux balles des Hollandais et frappés de la peste éternelle du Guepo-Upas, corps putréfiés d’animaux, carcasses décharnées et rongées de tigres, de cerfs ou d’ours: — un champ de mort, un charnier, quelque chose de redoutable, de farouche, de sombre, de meurtrier, sans merci.

Les Chasseurs de têtes, ces hardis révoltés javanais, moitié bandits, moitié patriotes, avaient audacieusement et habilement mis entre eux et la colonne du capitaine Adriaan-Carlos Flink le tragique vallon du Guepo-Upas. S’y engager, c’était mourir. Le capitaine Flink disait souvent, en faisant sonner haut son prénom de Carlos, qu’il avait du sang andalou dans les veines et que le flegmatique courage de ses Hollandais avait besoin d’aiguillon. Il lança donc ses troupes à travers la vallée, voulant, comme d’un seul bond, débusquer les rebelles établis au delà. Tourner le Guepo-Upas eût, sans nul doute, été prudent. Mais Carlos Flink mettait son point d’honneur à se montrer téméraire.

Il entra, le premier, dans la vallée sombre. Son courage même le sauva. Au bout de quelques pas, il sentit sa tête s’alourdir, un cercle de fer étreindre, à les briser, son front et ses tempes, et il tomba, comme foudroyé, sur les cailloux, criant encore: «En avant!» Ses hommes le prirent aussitôt et le rapportèrent en hâte au point de départ de la colonne, à l’entrée du Guepo-Upas. Le chirurgien le frictionna, lui fit respirer des sels violents, boire un peu de genièvre — l’eau-de-vie de Hollande — et le capitaine Adriaan-Carlos Flink revint à lui.

Il demanda alors si les Chasseurs de têtes étaient débusqués et mis en fuite.

— Non, mon capitaine, lui répondit un sergent, et nous n’avons même pas pu les atteindre!

Carlos Flink fronça le sourcil.

— Est-ce que mes soldats n’auraient plus de cœur? fit-il. Est-ce que le lieutenant Meppel n’a pas rempli son devoir? J’avais dit: «En avant!» Il me remplaçait. Il devait marcher. Où est-il?

— Il est mort, mon capitaine, répondit le sergent.

— Mort?

— Et quarante-deux hommes avec lui ont succombé.

— En vérité! Les Chasseurs de têtes tirent donc bien aujourd’hui?

— Ce ne sont point les Chasseurs de têtes, capitaine, fit le chirurgien après le sergent, c’est le Guepo-Upas qui nous tue. Voyez!

Du doigt, il désignait les survivants de la compagnie, assis sur le sol, accablés, livides, portant à leur front serré leurs mains brûlantes de fièvre, la plupart saisis de frissons, secoués par un mal terrible, la peste, l’étouffement lugubre que produisent les miasmes du vallon semé de squelettes, cimetière qui se venge, cette terre de mort et qui tue.

Une demi-heure de chemin dans le Guepo-Upas avait suffi pour décimer plus sûrement la compagnie du capitaine Flink que ne l’eussent fait en deux heures les coups de feu des Chasseurs de têtes. Après avoir essayé vainement de déployer ses soldats en tirailleurs, le lieutenant Meppel avait fait sonner la retraite. On avait aussi rapidement que possible regagné l’entrée de la vallée, mais un homme tombait à chaque pas.

On se traînait; on fuyait en titubant l’air méphitique; on rampait vers le grand air salubre, on tendait les lèvres desséchées vers l’atmosphère pure, vers le salut, vers la vie!

Mais tous n’y pouvaient pas atteindre, et les uniformes bleus et les larges pantalons blancs des soldats étendus pour toujours faisaient, au loin, des taches noires et blanches à côté des ossements des tigres lavés par les torrents des pluies.

Adriaan-Carlos Flink eut envie de se briser le crâne en voyant ses soldats repoussés et couchés à terre par cet ennemi insaisissable: l’air. Comment lutter contre un adversaire qui pénètre en vous par les narines, qui s’infiltre dans votre sang par les pores? L’expédition était manquée. Carlos ramena à Batavia les débris décimés de sa colonne, et, durant cette seconde partie de la route, bien des hommes, accablés, agonisant en chemin, succombèrent encore.

A Batavia, l’accueil du gouverneur général fut sévère. Le major général Engelvaard, venu d’Amsterdam pour inspecter l’armée des Indes orientales, fit observer au capitaine Flink qu’il n’était point permis de risquer la vie des soldats d’une aussi téméraire façon et dans une entreprise inutilement périlleuse.

— Votre excuse, ajouta le major général, c’est que vous avez fait de votre mieux pour mourir!

La Gazette de Java reçut l’ordre formel de ne pas dire un mot de cet échec.

Il y avait, le soir, au palais du gouverneur, un dîner qui ne fut point contremandé, pour ne pas donner l’alarme à Batavia, et tous les officiers de la garnison y étaient conviés. Carlos Flink se fit excuser; mais comme, après le repas, les convives, servis par des Malais aux robes de soie rouge et aux ceintures lamées d’or, prenaient le café sous les bananiers aux larges feuilles et les flamboyants étincelants de fleurs écarlates, on se mit à parler du triste résultat de l’expédition de Guepo-Upas. Évidemment, le capitaine Flink avait manqué de prudence. Mais qui pouvait le blâmer de son indomptable héroïsme? L’armée des Pays-Bas n’avait peut-être pas un meilleur officier que lui. Adriaan-Carlos était savant, doué d’un esprit profond, et le besoin d’action et de mouvement n’étouffait point chez lui la pensée. Son seul tort avait été, encore une fois, de tenter l’impossible.

L’impossible! Ce mot, désolant dans toutes les langues, amena, lorsqu’on le prononça, un petit sourire d’incrédulité parfaite sur les lèvres de Cornélius van Elven, capitaine d’infanterie de la même promotion que Flink, et qui se trouvait, par aventure, placé tout justement à table en face du major général Engelvaard. Cornélius était un homme froid, solide et un peu lourd, qui ne parlait, ne s’animait et ne souriait jamais qu’à bon escient. Le major général aperçut ce sourire, et comme il connaissait le tempérament discret et grave de l’officier, il voulut savoir ce que pensait le capitaine Cornélius.

— A ce mot: impossible, vous avez souri, capitaine! lui dit-il. Croyez-vous donc qu’on puisse sérieusement déloger les rebelles en traversant la vallée de Guepo-Upas?

— Mon général, fit Cornélius, je vous répondrais sur-le-champ si le capitaine Carlos Flink n’était pas mon ami intime. Mais nous avons grandi ensemble, ensemble nous avons passé nos examens et conquis nos grades. Moi, prudent comme un vrai Néerlandais, lui, bouillant comme un Aragonais, nous nous sommes toujours aimés, et ce qui est arrivé d’heureux à l’un a toujours été un bonheur pour l’autre. Lorsque j’ai vu rentrer hier sa compagnie aux rangs éclaircis, la même douleur qui lui arrachait des larmes de colère m’a étreint le cœur. Nous ne sommes pas seulement des camarades et des amis, nous sommes, Carlos et moi, des frères d’armes. Ne me demandez pas pourquoi j’ai souri, si j’ai souri, ce que j’ignore. Pour moi, le capitaine Adriaan-Carlos Flink est le plus remarquable comme le plus brave officier de l’armée hollandaise, et si vous me le permettez, mon général, je porterai un toast aux héros du Guepo-Upas, aux soldats de l’expédition, au lieutenant Meppel et au capitaine Flink!

L’heure des toasts était passée, mais la proposition de Cornélius van Elven n’en fut pas moins couverte de hourras et de bravos. Au moment où le capitaine se retirait, le major général s’avança vers lui, le prit familièrement par le bras et, l’entraînant un peu dans l’ombre, vers des caféiers:

— Capitaine, lui dit-il, vous n’êtes pas homme à laisser échapper un sourire, si quelque pensée bien nette ne traverse point votre esprit. Vous êtes en toutes choses pondéré et réfléchi. Puis, avec une ténacité superbe, ce que vous avez conçu dans le silence du cabinet, vous l’exécutez hardiment sur le champ de bataille. Vous voyez que je connais votre tempérament de soldat. Eh bien! votre imperceptible sourire de tout à l’heure signifiait clairement pour moi qu’il n’est pas, en dépit de tout, impossible de traverser la vallée du Guepo-Upas. Or, si la chose n’est pas impossible, capitaine, il ne faut point que l’armée des Indes reste sur l’échec d’aujourd’hui. Il faut que les rebelles soient battus dès demain, et celui qui doit les battre, c’est vous!

— Moi?

— Vous, capitaine.

— Mon général, fit Cornélius, je vous ai dit que le capitaine Flink était le plus brave de nous tous. Où il a échoué, comment voulez-vous que je réussisse?

— C’est votre affaire, capitaine. Mais il faut que les soldats qui viennent de mourir soient promptement vengés.

— Le capitaine Flink les vengerait aussi bien que moi... les vengera mieux que moi, mon général!

— Capitaine, reprit fermement le major général, vous ne me comprenez pas; il ne s’agit point de vous faire réussir où votre ami a échoué. Il s’agit d’un intérêt général, celui de la patrie, qui passe avant tout intérêt particulier. Il faut que, lorsque la Hollande apprendra que ses fils sont morts, elle apprenne en même temps que leur trépas a eu pour lendemain une victoire. J’entends donc que, dès l’aube, vous vous mettiez en marche vers le Guepo-Upas avec votre compagnie. C’est un ordre, capitaine, comprenez-moi bien, un ordre formel.

— Et si je ramène mes soldats comme Carlos Flink a ramené les siens?

— A la garde de Dieu, capitaine! La mort est belle quand c’est la mort pour le pays. Mais je suis certain que vous réussirez.

— Qui vous le dit, mon général?

— Votre sourire!

Le major général avait dans le capitaine van Elven une confiance absolue. La froideur même de Cornélius était rassurante. S’il eût été certain d’échouer, le capitaine eût brisé son épée plutôt que d’exécuter un ordre inutilement meurtrier. Ou encore il eût marché seul, droit à la mort, en essayant tout pour épargner la vie de ses hommes. Engelvaard avait bien deviné: le sourire furtif de van Elven signifiait en effet qu’on pouvait traverser le Guepo-Upas. Ce sourire de mathématicien qui entrevoit la solution d’un problème, de l’artiste qui achève par la pensée son tableau, du poète qui entend à son oreille tinter la rime d’or, Cornélius l’avait laissé monter à ses lèvres sans songer que le major général y pourrait voir la critique silencieuse de la témérité de Carlos Flink et la conviction d’une revanche.

C’était pourtant cela que signifiait ce sourire.

Cornélius obéit. Le lendemain, il partait avec ses soldats pour la vallée de mort. Des chiens attachés avec des cordes suivaient en rechignant la colonne, tirés par des soldats comme des bœufs qui sortiraient de l’abattoir. Devant la vallée, on s’arrêta. Cornélius van Elven était très pâle, mais il souriait encore. Il donna l’ordre de détacher les chiens et de les faire entrer dans la vallée. Il s’agissait de savoir combien de temps les animaux resteraient vivants dans l’atmosphère délétère. Les chiens partirent en jappant. Alors Cornélius monta sur un tertre, regarda au loin la vallée pleine de cadavres et tira sa montre. Au bout de sept minutes, trois chiens étaient abattus, tombés sur le côté et comme foudroyés. Le dernier vécut dix minutes. L’air méphitique du Guepo-Upas allait vite en besogne.

Cornélius demeura un moment la tête penchée comme faisant un calcul mental. Il savait la profondeur et l’étendue de la vallée, il comptait le nombre de pas qu’il faudrait faire pour atteindre les Chasseurs de têtes dont on entendait vaguement les chants de guerre dans la montagne. Tout à coup, il se tourna vers son lieutenant, et d’un ton bref il laissa tomber cet ordre étrange:

— Lieutenant Rudolph, les cigares!

Le lieutenant fit aussitôt ouvrir une caisse, et comme on leur eût distribué des cartouches, on distribua des cigares aux soldats. Deux cigares par homme. Les fantassins paraissaient étonnés, mais le capitaine Cornélius avait calculé que la combustion du tabac permettrait à ses hommes de respirer, au moins pendant quelques minutes, un autre air que l’atmosphère mortelle du Guepo-Upas.

Les fusils étaient chargés, les baïonnettes au canon.

— En avant! cria Cornélius qui, le cigare aux lèvres, entra dans la vallée comme y était entré Carlos Flink, c’est-à-dire le premier.

L’expédient, très simple et très vulgaire, du cigare, sauva pourtant la compagnie tout entière, et pas un soldat ne succomba avant de rencontrer l’ennemi. Ceux qui s’arrêtèrent furent ceux-là seuls qui voulaient donner un salut d’adieu à leurs camarades tombés la veille. Les cigares n’étaient pas même à demi consumés lorsque la compagnie aborda de front les Chasseurs de têtes surpris, et grimpa allègrement, pour les débusquer, le long des flancs desséchés des montagnes où les rebelles se croyaient invincibles. Les cailloux roulaient sous les pieds des assaillants, les balles des révoltés couchaient çà et là quelque soldat sur la pente roide; mais la colonne de Cornélius van Elven montait toujours, le cigare aux dents, suivant hardiment le capitaine qui, tête baissée, l’épée à la main, courait, avant tous, à l’ennemi.

Le succès était complet. Ceux des Chasseurs de têtes qui ne furent pas tués se rendirent. Les arroyos de Batavia furent illuminés, le soir, et les lanternes de Venise se balancèrent au bout des larges feuilles des palmiers. Le gouverneur réservait au capitaine Cornélius une sorte de rentrée triomphale. Cette fois, le banquet offert à la colonne victorieuse fut joyeux et plein de rires. Les salades de bambou, les plats de riz et de kari, pimentés au poivre rouge, disparurent, attaqués par de braves gens aux larges estomacs qui, après avoir vaillamment bravé la mort, n’étaient point fâchés de saluer la vie, et le major général fit amplement distribuer aux soldats, en attendant les grades et les croix, de ces longs cigares que fument, là-bas, les Hollandais en les allumant avec du bois de santal.

La compagnie décimée du capitaine Carlos Flink avait reçu aussi sa distribution de cigares, mais — chose qui produisit à Batavia un déplorable effet — elle les refusa. Quelques hommes seuls acceptèrent, puis, quand ils voulurent fumer, leurs camarades leur arrachèrent les cigares et les foulèrent aux pieds. Il se passait ce phénomène, assez rare dans les armées, que les vaincus étaient jaloux de leurs vengeurs. Adriaan-Carlos Flink, leur chef, n’avait point paru au banquet, comme si la victoire de Cornélius van Elven eût été pour lui une seconde défaite.

Le soir même, au sortir du repas, Cornélius se rendait tout droit chez Flink et lui expliquait comment et en vertu de quel ordre pressant il s’était chargé de poursuivre les Chasseurs de têtes. Il lui rappela que, loin de vouloir passer pour un rival, il avait porté hautement la santé de son ami Adriaan-Carlos. Il essaya de faire entendre à Flink que, s’il y a des revers personnels, il n’y a jamais que des triomphes en commun, et que le sacrifice héroïque de la veille avait préparé, en imposant la prudence et la ruse, le succès même du lendemain.

Carlos Flink répondit simplement, d’un ton légèrement ironique, qu’il avait été habitué à combattre avec du salpêtre et non avec du tabac.

— Toutes les armes sont bonnes, répliqua Cornélius en souriant très doucement et comme s’il n’eût pas compris l’intention de son ami.

— Je ne suis pas de cet avis, fit Carlos, et il y a de certaines inventions adroites que n’auront jamais les insensés, les fous qui cherchent à toute heure l’occasion de bien mourir!

Cornélius souriait toujours.

— En vérité, Carlos, tu sais pourtant bien que nul d’entre nous ne craint la mort. Je pense que tout homme est brave, comme disait Wellington, le duc de fer. Mais la guerre chevaleresque n’est plus et la guerre scientifique commence!

— Je le sais bien. On s’aperçoit tous les jours que les héros d’Homère sont finis!

— Voyons, dit Cornélius, pardonne-moi mes cigares qui ne valent pas, j’en conviens, ton intrépidité, et prends la main que je te tends. Tes soldats sont courroucés contre les miens. Les pauvres diables ne comprennent pas qu’ayant fait leur devoir comme nous, ils aient été moins heureux que nous. Apaisons cette méchante humeur, et demain promenons-nous dans Batavia, bras dessus, bras dessous, comme hier et comme toujours.

— Jamais, dit Adriaan-Carlos.

— Jamais? Et pourquoi? Que t’ai-je fait?

— Tu m’as causé la plus grande douleur de ma vie, tu m’as fait sentir combien une nature froide et calculatrice est supérieure, au point de vue du succès, à une âme bouillante et ardente... Et puis... et puis... ma foi, pourquoi ne pas te le dire? Je sais... et voilà ma blessure... je sais... que tu as demandé la main de Margaret Holtius, et que cette main t’a été accordée.

— Eh bien?... dit Cornélius en devenant alors légèrement pâle.

Margaret Holtius était la fille d’un négociant hollandais et d’une femme de Java, une adorable fille d’une séduction irrésistible, les yeux grands et noirs, d’une douceur veloutée, que traversaient parfois des éclairs fauves, le type le plus complet et le plus charmant de la beauté métisse, énergique comme une Arabe, caressante comme une enfant.

Cornélius s’était épris d’elle pour l’avoir vue étendue dans sa voiture, passant, à l’ombre des grands arbres, comme la vision même de la grâce, tandis que les musiques militaires jouaient les airs nationaux dans la plaine de Waterloo, la grande promenade de Batavia. La séduction électrique, douce et fière de Margaret, avec ses toilettes de cachemire bleu de ciel, blanc ou rose clair, l’espèce d’attrait fauve et exquis de ces yeux aux larges prunelles, de ces cheveux d’un noir puissant, avaient captivé jusqu’à l’âme Cornélius, dont l’apparente froideur cachait une volonté absolue et des résolutions hardies. Il entendait parfois célébrer, par les chanteurs malais qui passaient sous ses fenêtres, les capiteuses séductions des beautés javanaises, et il ne pouvait s’empêcher de songer à Margaret lorsque le chanteur s’écriait, multipliant les images dans cette éternelle chanson d’amour qui est chez tous les peuples le cantique des cantiques:

Ses lèvres sont de la couleur d’une écorce,

D’une écorce fraîche et rouge;

Ses sourcils sont comme deux feuilles d’arbre,

Ses yeux sont étincelants, son nez est rose,

Sa peau éblouit, ses bras sont comme un arc,

Ses boucles d’oreilles portent des rubis.

Mais les bijoux les plus précieux

Ce sont ses ongles qui ressemblent à des perles,

Et ses prunelles qui brillent comme des diamants!...

— Margaret! Margaret! Margaret! murmurait alors Cornélius en fermant les yeux.

Et tous les soupirs du chanteur lui semblaient, pareils à une brise parfumée, monter comme un encens vers la belle fille.

Après l’avoir aimée de loin, il s’était fait présenter chez le père de Margaret, et maître Holtius, le négociant, avait cordialement accueilli le capitaine van Elven. Cornélius était jeune, un peu gros, mais doux et bon, et, en dépit de ses cheveux d’un blond jaune que le travail avait déjà rendus rares, Margaret se laissa aller à une sympathie profonde pour ce soldat qui lui avait dit un jour si simplement et si tendrement: «Je vous aime!»

Cornélius avait d’ailleurs tenu secrète, même pour Carlos, son ami, cette affection dont il ne pouvait parler sans compromettre un peu Margaret Holtius. Il venait enfin d’être agréé officiellement par le père, et il allait épouser la jeune fille lorsque l’ordre d’écraser définitivement les Chasseurs de têtes lui était arrivé. Avant de partir, il avait écrit à sa fiancée ces simples lignes: Si je meurs, ce sera en songeant à vous. Pour me porter bonheur, pensez à moi!

En entendant Adriaan-Carlos prononcer le nom de Margaret, Cornélius éprouva une émotion douloureuse que les paroles ironiques du capitaine Flink n’avaient pu jusque-là lui causer.

— Carlos, dit-il gravement, nous sommes nés tous deux dans le même village, et les maisons de nos parents morts se touchaient comme jusqu’ici se sont touchés nos coudes. Nous avons marché côte à côte dans la vie et la main dans la main. Il y a des frères qui se sont moins aimés que nous. Carlos, je te demande pardon de ne t’avoir pas dit que j’aimais Margaret. Mais, je venais justement te prier de vouloir bien être mon témoin le plus cher à l’heure de cette union.

— Ton témoin? dit Carlos Flink avec une expression bizarre. Ton témoin?... C’est impossible.

— Pourquoi? Parce que j’ai eu la mauvaise fortune de marcher sur tes traces glorieuses dans le Guepo-Upas?

— Non, fit Carlos, ce n’est point pour cela! Margaret Holtius, ta fiancée, j’allais la demander à son père, et l’épouser eût été ma joie. Comprends-tu?

Cornélius van Elven était devenu presque livide. Il sentait bien maintenant que c’était là sans nul doute — là seulement peut-être — la véritable cause de la colère et de la souffrance de Carlos. Il n’essaya point de rien adoucir. La plaie était vive, et toute parole eût semblé une cruauté de plus.

Il tendit une fois encore la main au capitaine Flink et lui dit simplement:

— Demeurons toujours ce que nous avons été l’un pour l’autre, des frères, et si je t’ai involontairement causé une douleur, Carlos, pardonne-moi, veux-tu?

Sa main était largement ouverte et comme suppliante. Celle du capitaine Flink demeurait immobile et crispée. Cornélius se mordit les lèvres.

— Carlos!... Carlos! dit-il par deux fois, la voix étranglée.

Carlos ne répondait pas.

— Carlos! dit encore le capitaine Cornélius, je vais partir... je pars!

Carlos s’était détourné et demeurait impassible.

— Adieu, Carlos! s’écria enfin Cornélius van Elven.

Et il s’élança hors du logis d’Adriaan-Carlos Flink.

Pendant qu’il se retournait encore dans la rue pour voir si son ami n’allait point se montrer à sa fenêtre et le rappeler, Carlos se jetait en pleurant de rage sur son lit de nattes, et il avait envie de crier: Cornélius! Cornélius! Mais un double sentiment de jalousie meurtrie, d’orgueil et d’amour blessés à la fois, le retenait, arrêtait ce cri dans sa gorge.

Cornélius van Elven était déjà loin maintenant.

II

Ainsi, de ces deux amis réunis jusque-là par d’intimes liens, une double rencontre, — la gloire d’un combat et l’œillade fauve d’une métisse, — venait de faire deux rivaux. Ils ne se parlèrent plus durant leur séjour à Batavia, ou n’échangèrent que de brèves paroles dictées par la nécessité du service. Ce qui les séparait était d’autant plus redoutable que c’était un sentiment plus vague de jalousie. Il semblait à Adriaan-Carlos que Cornélius venait de lui voler sa gloire, de lui arracher son amour, et Cornélius van Elven commençait à trouver que le capitaine Flink nourrissait d’étranges et noires idées. Ces deux hommes, liés naguère par l’affection la plus dévouée et dont toutes les pensées avaient été communes, paraissaient déjà ne plus se comprendre.

Il semble que la haine entoure d’une sorte de buée sinistre toutes les actions humaines et les défigure comme ces jaunes et épais brouillards qui changent les hommes en spectres.

On eût dit, au surplus, que les soldats commandés par chacun des deux officiers prissent un sauvage plaisir à irriter chaque jour davantage ces blessures. Les rixes étaient fréquentes entre les deux compagnies, et les vaincus de Guepo-Upas ne pardonnaient point le succès aux vainqueurs. «Ce qui nous a manqué, disaient-ils ironiquement, ce n’est pas le courage, c’est le tabac!» Lorsqu’il fut question, en juin 1847, de ramener en Europe les régiments de l’armée continentale envoyés l’année précédente pour renforcer l’effectif de l’armée des Indes, des précautions furent prises pour éviter tout conflit. Le Ruyter emporta la compagnie du capitaine Flink et le Guillaume-III celle du capitaine van Elven.

Sur le Guillaume-III, le capitaine Cornélius emmenait avec lui Margaret Holtius devenue sa femme, Margaret souriante au bras de Cornélius, avec ses beaux grands yeux pleins d’admiration fixés sur cet homme dont le sang-froid, la bonté, le calme viril, la puissance faite de douceur lui plaisaient. Margaret s’était tenue sur le pont du navire, sa tête pâle, au teint mat légèrement doré, appuyée contre la poitrine de son mari, tandis que le bateau, filant avec le Ruyter, s’avançait vers cette ville inconnue pour la jeune femme et où Cornélius avait été élevé: Rotterdam!

Le soleil se couchait comme incendié avec de grandes raies d’un rouge d’or, tandis que le rivage apparaissait déjà sombre, à la nuit tombante, sous un ciel gris. Les bateaux rencontrés, avec leurs falots allumés, d’un éclat verdâtre, ressemblaient, sur l’eau du fleuve immense, à des lampyres entrevus dans l’herbe. Au loin, dans la brume, des étincelles scintillaient, une ville dessinait sa silhouette noire. En approchant, on distinguait à peine, dans une forêt de mâts d’un brun rouge, des espèces de jonques à liserés verts, et devant cet étonnant tableau à l’aspect féerique, ces maisons brunes où s’allumaient des lumières, cette tour d’église dominant au loin les mâts des navires, la lune qui se levait sur un fond bleuâtre découpait sur le ciel la silhouette bizarre d’un moulin. Margaret Holtius pouvait encore se croire loin de la vieille Europe, dans quelque coin curieux de Java ou de Bornéo, du Japon ou de l’Inde. Cette ville, ce clocher, ces mâts, c’était Rotterdam cependant!...

On avait, ce soir-là, pris soin de faire débarquer les passagers du Ruyter et ceux de Guillaume-III à une heure de distance. La compagnie du capitaine Flink avait été casernée fort loin de celle du capitaine van Elven, et les soldats d’Adriaan-Carlos devaient même partir le lendemain pour La Haye; mais l’ordre du départ ne vint pas, et les troupes restèrent à Rotterdam vingt-quatre heures de plus. Ces vingt-quatre heures allaient décider de la destinée de Cornélius et du capitaine Flink.

Les soldats et marins revenant de Java avaient soif de bière hollandaise et faim de gros baisers posés sur des joues fraîches. Il y a comme un accès de folie brutale dans la joie farouche du matelot qu’on descend à terre et du soldat qu’on rapatrie. Vive le coin de terre où l’on est né! Au diable les piments de Batavia, les épices, le riz et le kari! Qu’on oublie les Javanaises à la peau sèche, maigres et jaunes! Tout le Zand-Straat était en fête, bruyant et flambant, le lendemain du débarquement des bataillons des Indes. Au fond des musicos sinistres, illuminés de rouge derrière les rideaux blancs ou pourpre, — autour des comptoirs d’étain et devant la double rangée de bancs où se tenaient assises de futures danseuses en camisoles blanches, les bras nus, gras et blancs, les joues luisantes et carminées comme des pommes mûres, la peau gonflée de houblon, des rondes de kermesses de Rubens se formaient. On dansait au son des crins-crins; on hurlait à pleine voix, on buvait à plein gosier, on entendait, au fond du Zand, des cris de joie féroce et bruyante sortir de ces tabagies étranges qui arboraient ces noms bizarres sur leurs enseignes peintes: A l’Éléphant blanc de Siam, aux Rois Mages, au Cheval blanc dans un panier.

Les soldats de Flink et de van Elven s’étaient comme engouffrés dans ce Zand, avides de danses brutales, de rasades immenses, de poussées formidables. C’était le déchaînement hardi de la brutalité, les lendemains débordants et bestiaux de l’héroïsme. De folles chansons, entonnées au fond des rues, partaient avec des fusées de rires gras, mâles et niais. Un vent de liesse insensée passait sur ce fond, illuminé comme une forge, de vieille ville hollandaise. Les marins trinquaient aux prochains départs, buvaient aux prochains retours. Les soldats contaient gaiement leurs campagnes. Ceux du capitaine Flink s’étaient rendus au musico de l’Éléphant blanc. Ceux de Cornélius Elven dansaient dans un flot de poussière, sur le parquet poudreux des Rois Mages.

Tout à coup, le bruit se répandit dans le Zand que les soldats du capitaine Flink — par plaisanterie et pour se venger des fantassins de Cornélius — allaient entrer aux Rois Mages et prétendaient forcer leurs rivaux à fumer des cigares de paille, par allusion aux cigares du Guepo-Upas.

Les soldats de la compagnie de van Elven se mirent à rire. Fumer des cigares de paille! Subir la volonté des vaincus du Guepo-Upas! En vérité, c’était comique, et on allait donc un peu s’amuser à se dégourdir les poings!

Il se trouvait, d’ailleurs, qu’une partie de la compagnie ayant été retenue à la caserne, les soldats de Cornélius étaient moins nombreux dans le Zand-Straat que leurs adversaires décimés à Java.

— Peu importe! dit l’un d’eux. Que les Flinkois y viennent! on leur montrera ce que vaut la compagnie de fusiliers du capitaine Cornélius!

La bière aidant et la chaleur, les cerveaux s’échauffaient dans ces antres fumeux pleins de rires. On parlait maintenant d’aller rôtir les vainqueurs des Chasseurs de têtes dans le musico des Rois Mages. Déjà des pierres avaient été lancées contre les vitres du cabaret, brisant le verre et déchirant les rideaux. Les soldats du capitaine Cornélius se barricadaient en chantant dans la grande salle basse et, renversant les bancs de bois et le comptoir d’étain, se tenaient derrière, attendant, en riant, — des pieds de tables et des escabeaux ou des couteaux à la main, — l’assaut des grenadiers du capitaine Flink.

L’ivresse, l’ivresse brutale et lourde s’en mêlait. On voyait briller dans ces yeux striés de rouge des éclairs fauves. Au dehors, les soldats de Flink accouraient déjà, poussant des cris, sifflant, hurlant, répétant sur tous les tons une stupide chanson dont le refrain improvisé était:

Ils mangeront des cigares de paille!

Dans le Zand-Straat, tout grouillant de monde, une foule énorme, des hommes, des femmes, des enfants accourus entouraient les soldats du capitaine Flink groupés devant les Rois Mages et défiant leurs rivaux de sortir. Des clameurs rauques montaient de ce tas de gens en délire. Des cailloux, des sous de cuivre, des souliers volaient de leurs mains et brisaient, de minute en minute, un carreau de plus. On entendait jaillir des insultes, de grossières injures de rustres, des défis qui sentaient le vin, le genièvre et la bière.

— Sortez donc! Mais venez donc dans la rue! Ils se blottissent comme des lapins! Holà! oh! les fumeurs de cigares, on a donc peur de s’enrhumer au grand air? Eh! fusiliers manques, voici des cigares de paille!

Et le refrain reprenait, entonné par des voix rauques, répété par la foule, refrain stupide, irritant et insultant:

Ils mangeront des cigares de paille!

— Et vous mangerez des bottelées de foin! répondit enfin un sergent de la compagnie de Cornélius en se montrant brusquement à une des fenêtres des Rois Mages.

On eût dit que les soldats groupés autour du musico n’attendaient que cette apparition pour se ruer sur le cabaret, enfoncer la porte et se heurter aux bancs de bois amoncelés.

— A l’assaut! En avant! cria une voix.

Et, par une poussée terrible, la foule des Flinkois entra, broyant la porte et les vitrages, dans le musico où les soldats de Cornélius attendaient comme une garnison assiégée.

— Assommez! assommez! cria la même voix qui semblait puer l’alcool. Il en restera toujours assez, des fumeurs de cigares! En avant et vive le capitaine Adriaan-Carlos Flink!

— Vive le capitaine Cornélius van Elven! répondirent les soldats tapis derrière le comptoir d’étain renversé.

Il y avait comme une fureur multiple dans ces deux saluts devenus des cris de haine. C’était l’aiguillon soudain qui excitait les uns contre les autres ces hommes portant le même uniforme, parlant la même langue, et dont quelques-uns, comme Adriaan-Carlos et Cornélius, étaient nés peut-être dans le même village. Bras nus, la tunique jetée à terre, farouches, ces soldats s’attaquaient entre eux, s’étreignaient, se frappaient de leurs poings fermés ou de leurs couteaux ouverts, se colletaient dans de sauvages corps à corps, prêts à mordre ou à se déchirer le visage avec leurs ongles. On entendait des cris étouffés, des plaintes chargées de rage, des bruits sourds qui étaient des sons de bâton tombant sur des crânes ou des poings osseux frappant des poitrines, par une détente de muscles herculéenne. Et cette lutte pleine d’épouvante se passait dans la nuit, les lumières du musico ayant été éteintes; on entrevoyait vaguement, dans une pénombre pleine de blasphèmes et de menaces, des silhouettes qui grouillaient, sinistres, comme des ombres de damnés!

La nouvelle se répandit bientôt en ville que les soldats de l’armée des Indes s’égorgeaient entre eux dans le Zand-Straat. Cornélius, averti, quitta sa femme, boucla son ceinturon et accourut au moment même où Carlos Flink arrivait, furieux, sur le lieu de la mêlée.

— Nos hommes se battent, dit brusquement Adriaan-Carlos. Si les deux compagnies ont quelque démêlé à vider, ce devrait être pourtant l’œuvre des officiers et non celle des soldats!

— Quand vous voudrez, répondit Cornélius. En attendant, il faut que ce désordre cesse.

Il avait amené un clairon et quelques hommes de sa compagnie; il fit un signe, et le son clair et vibrant du cuivre retentit dans le Zand-Straat comme un cri de coq au milieu d’un orage. La foule se dispersa soudain devant les Rois Mages en apercevant, au bout de la rue, les éclairs des baïonnettes des soldats.

— Nos officiers! dirent les fusiliers en s’arrêtant tout à coup avec un respect instinctif.

La compagnie d’Adriaan-Carlos avait d’ailleurs échoué devant la barricade des Rois Mages. Plus d’un combattant se retirait, rasant la muraille, assommé à demi, les yeux bleuis, la joue déchirée, le sang sur le visage. Les autres, dans le musico, alignaient leurs blessés le long de la muraille, comme en bataille, et leur versaient du rhum pour les soutenir.

— Ainsi, s’écria Cornélius en s’avançant, voilà le spectacle que donnent, en retrouvant leurs foyers, les soldats de la Hollande? Il vaut bien la peine d’avoir été, là-bas, des héros, pour se conduire ici comme des bandits. — Oui, des bandits! répéta Cornélius, élevant la voix pour étouffer tous les murmures. Il n’y aura ni récompenses ni croix pour personne. Les soldats de l’armée des Indes se sont déshonorés!

— Oui, répondit Adriaan-Carlos, et c’est bien pourquoi ceux qui les commandent doivent faire oublier un tel scandale!

Du geste, il touchait la poignée de son épée.

Cornélius van Elven haussa les épaules, et Carlos l’entendit qui murmurait tout bas:

— Il est fou!

Cette rixe farouche, au fond d’une ruelle louche, courrouça fort le major général, ministre de la guerre. Le lendemain, la compagnie du capitaine van Elven était sévèrement consignée, et celle du capitaine Flink dirigée en toute hâte sur La Haye. Quant aux officiers, mandés à La Haye l’un et l’autre, ils donnèrent tour à tour des explications sur les causes d’un pareil scandale. Il y avait eu mort d’hommes. Deux soldats venaient de succomber à l’hôpital de Rotterdam, l’un d’une blessure au ventre, l’autre d’un coup de talon à la tempe.

Ce fut surtout sur le capitaine Flink que le ministre faisait retomber la responsabilité de ce triste drame. Adriaan-Carlos semblait avoir entretenu chez ses soldats un sentiment de dépit et de colère. On l’avait entendu plus d’une fois parler tout haut, avec ironie et devant ses troupes, des vainqueurs du Guepo-Upas. Le major général donna à entendre que le capitaine Adriaan-Carlos Flink serait cassé de son grade.

Carlos était pauvre. Sa seule fortune, c’était cette épée qu’on menaçait de lui enlever. Cornélius, au contraire, fils d’un armateur, marié en outre à cette jolie Margaret Holtius qui avait apporté une fortune, pouvait se passer de sa solde et de son grade.

— Monsieur le ministre, dit-il au général, il serait souverainement injuste d’accuser le capitaine Flink, lorsque le seul auteur de cette fâcheuse affaire, c’est moi.

— Vous, capitaine?

— Je n’ai pas eu le triomphe modeste, monsieur le ministre, j’ai peut-être trop humilié le légitime orgueil de braves gens qui avaient bien combattu avant nous. Durant la traversée, mes hommes ont défié les soldats du capitaine Flink sur la terre ferme; ceux-ci ont répondu à ce défi. De là le combat du Zand-Straat.

— Oui-da! fit le major général un peu incrédule.

— Monsieur le ministre, interrompit brusquement Carlos Flink, qui depuis un moment se mordillait la moustache, n’écoutez pas le capitaine van Elven. C’est si bien moi et mes hommes qui trouvons, avec raison, que le capitaine nous a pris notre gloire, que je suis disposé à croiser mon épée contre la sienne quand il voudra!

— Capitaine, dit sévèrement le major général, une provocation? devant moi?

— Je vous demande pardon, mon général, répondit Carlos, mais, sur l’honneur, il y a un officier de trop dans l’armée hollandaise, moi ou lui!

— Eh bien! capitaine, répliqua froidement Cornélius van Elven, restez seul désormais: ce n’est pas moi qui vous ravirai vos victoires! Monsieur le ministre, je vous prie de vouloir bien recevoir ma démission!

— Votre démission, capitaine?

— Ma démission, monsieur le ministre. J’ai fait mon devoir. Je vais tâcher de faire mon bonheur. Je vous demande seulement de ne pas donner suite à une enquête qui pourrait être contraire au brave capitaine Flink.

Chose sinistre que la haine, même chez les meilleurs! Carlos allait faire un mouvement, non pour remercier Cornélius, mais pour repousser cette générosité qui lui paraissait humiliante. Ce mot bonheur était entré comme une lame de couteau dans le cœur d’Adriaan. Il avait revu soudain la créole Margaret avec ses grands yeux de gazelle et ses souples mouvements de tigresse caressante, et il lui avait semblé que, par un égoïsme insultant, Cornélius le condamnait, lui, le capitaine pauvre, à la vie de hasard de l’officier de fortune, tandis qu’il se réservait la grasse vie de ces riches Hollandais qui interprètent ainsi le commandement: Travaille six jours et repose-toi le septième, en disant: «Fais travailler les gens de Java pendant sept jours et repose-toi toute la semaine!»

— Monsieur le ministre, dit Carlos Flink, je ne souffrirai pas...

Le ministre l’interrompit brusquement.

— Vous n’avez pas d’opinion à émettre, capitaine, dit-il; rendez-vous à la tête de votre compagnie!

Carlos partit, et le ministre essaya de faire revenir sur sa décision le capitaine Cornélius. Mais, chez ces natures d’une énergie froide, toute résolution est inébranlable. La démission du capitaine van Elven ne fut point reprise.

Cornélius avait, d’ailleurs, déjà entrevu pour sa vie un autre but que la gloire des armes et un autre rêve plus vaste et plus beau.

— Les hommes comme vous sont assez rares pour qu’ils n’aient point le droit de se soustraire au service de la patrie, lui répéta par deux fois le ministre.

L’éternel sourire plein de pensées de Cornélius releva ses lèvres, et il répondit alors au major général:

— Monsieur le ministre, n’ayez crainte. Si je quitte l’armée, c’est pour être plus utile encore à la Hollande.

— Et comment cela? demanda le ministre.

Cornélius souriait encore.

— Oh! fit-il, c’est mon secret! Et permettez-moi de ne point le révéler aujourd’hui. Les plus beaux rêves passent pour des folies lorsqu’ils ne se réalisent pas.

III

Grâce à l’espèce de sacrifice de Cornélius van Elven, le capitaine Carlos Flink ne quitta point l’armée et conserva son grade. Il fallait, devant l’opinion publique, une victime expiatoire pour l’affaire du Zand-Straat. Cette victime, ce fut Cornélius. Le capitaine Flink continua à servir la Hollande, et Cornélius, accrochant à la muraille son épée de capitaine, se contenta, comme il l’avait dit au ministre, d’être heureux, tout en poursuivant avec acharnement un but que bien d’autres eussent traité de chimère.

Il y avait dix ans déjà que l’aventure du Zand-Straat était oubliée et l’ancien capitaine des fusiliers du Guepo-Upas continuait à caresser le rêve qu’il avait, en amoureux jaloux d’un songe, voulu cacher au major général.

Lorsque Cornélius van Elven, enfermé dans son artistique maison de Rotterdam, laissait échapper le secret de ses préoccupations constantes, de ses espoirs et de ses rêves, il n’y avait cependant point, dans tout le royaume des Pays-Bas, un homme plus éloquent que lui. Il n’était déjà plus le soldat d’autrefois, l’homme des prouesses froidement résolues. Son nom n’était pas oublié des soldats hollandais de la garnison de Batavia, mais peut-être ses fantassins n’eussent-ils point reconnu leur ancien officier. Maintenant, Cornélius vivait loin du monde, penché sur d’immenses cartes géographiques, entre des mappemondes volumineuses, la plume ou le compas à la main, poursuivant on ne savait quel problème, alignant avec un acharnement passionné des chiffres après des chiffres.

Quoique jeune encore — il avait tout au plus atteint la quarantaine — Cornélius ressemblait déjà à un vieillard. Ses cheveux étaient rares sur son crâne à demi dénudé, dont le front élargi et admirablement dessiné, vaste et beau, luisait comme de l’ivoire jauni. Ses tempes grisonnaient, et sa barbe, qu’il portait entière, semée de fils d’argent, lui donnait, lorsqu’il était assis à sa table de travail, une calotte de velours sur la tête, l’aspect de quelque songeur de Rembrandt. Cet homme était beau d’ailleurs, blond, l’œil bleu rempli d’une flamme virile, et lorsqu’il laissait tomber son regard, du haut des fenêtres de sa demeure, sur la Meuse aux eaux vertes qui coulait, rapide, devant son logis, on devinait que ce n’était pas sur les bateaux en marche ou à l’ancre qu’il fixait ses prunelles, mais plutôt sur quelque chose d’invisible aux autres yeux, de lointain et d’immense, qu’il entrevoyait, lui, comme le voyant aperçoit le fantôme.

Il y avait tout un monde de visions dans l’œil clair de Cornélius van Elven. L’ancien capitaine des bataillons de Batavia poursuivait la solution de quelque problème étrange. Il vivait retiré, avec sa chère Margaret, une vieille cuisinière et deux domestiques, dans sa demeure du quai des Boompjies (les petits arbres), logis coquet, d’une propreté étincelante, aux acajous brillants, aux miroirs sans mouchetures, aux boutons de porte polis comme du cristal jaune.

Il avait fait un véritable musée de curiosités artistiques ou scientifiques, tapissant les murailles de lavis géographiques exécutés par lui-même, suspendant à côté des faïences de Delft, aux chinoiseries bleues et gaies, des armes de Java, des kriss malais, des sabres japonais à la poignée nattée d’argent, ou de grands plats de cuivre repoussé, ornés de l’énorme grappe de raisin de Chanaan, qui est comme la marque distinctive des cuivres hollandais.

Entouré de ces objets d’art et gardant toujours à portée de sa main ses instruments de travail, règles, boussoles et compas, Cornélius van Elven était heureux. La poésie, chez lui, était d’ailleurs fort joliment représentée par des fleurs toujours fraîches, des tulipes aux larges pétales striés de rouge et de jaune, hautes sur leur tige verte, et par cette femme jeune, adorable, qui passait, dans cette calme maison hollandaise, comme un rayon de soleil électrique et réchauffant.

La beauté de madame van Elven était célèbre à Rotterdam, et la jolie créole, qui faisait jadis tourner toutes les têtes lorsqu’elle apparaissait sous les grands arbres de la rue centrale de Batavia, eût encore brillé au premier rang si, malgré sa fortune — et pour plaire à son mari — elle elle ne se fût volontairement confinée dans sa maison des Boompjies. Cornélius vivait donc heureux. Il avait trouvé le bonheur dans le calme et dans le rêve. Il aimait à s’enfermer seul dans son cabinet de travail, et parfois il laissait Margaret s’y glisser et venir déposer un baiser sur son front penché.

— Tu travailles trop, Cornélius! disait la jeune femme avec une expression de bonté profonde.

Il relevait la tête, souriait de son beau sourire grave et répondait:

— On ne travaille jamais assez. La vie est si courte!

Alors, quand Margaret lui demandait vers quel but il marchait avec tant d’acharnement depuis des années, Cornélius van Elven semblait se transfigurer; ses traits placides et lourds prenaient soudain une expression vraiment inspirée, et l’ancien combattant des Chasseurs de têtes se mettait à parler, avec une éloquence chaude et une foi vibrante, des mystères que la nature cachait encore à l’homme et que l’homme devait un jour pénétrer. Il disait les contrées inconnues, les terres ignorées, les déserts immenses. Il montrait à Margaret éblouie tout ce que cet être fragile et nu, l’homme, jeté sans défense sur l’écorce terrestre, avait déjà trouvé et ce qui lui restait encore à découvrir. Puis, comme un amoureux qui eût tiré de sa poitrine l’image de la femme aimée, comme un prêtre qui tout à coup eût découvert l’autel adoré, Cornélius, enfiévré, ardent, ses yeux bleus jetant des éclairs, le geste élargi, la voix ardente, révélait à Margaret le secret de ses recherches.

— Tu as grandi, lui disait-il, sous le soleil d’Asie. Tu as connu les grands ciels d’un bleu implacable sur lesquels se découpent les palais blancs que l’œil ne peut fixer. Tu as cherché, enfant, sous les lianes des banians immenses, un peu d’ombre contre la chaleur; tu as vu des hommes à la peau de bronze que les rayons du jour semblaient réduire à l’état de squelette. Tu as baigné tes petits pieds de reine dans les flots bleus de la mer de Java. Tu as vu des pays aux arbres verts comme des émeraudes, aux lacs couleur de turquoise, aux fleurs jaunes comme de l’or ou rouges comme du sang ou des rubis. Eh bien! il y a, là-bas, du côté du pôle, après la région des frimas et des neiges, derrière les hautes montagnes de glace, au delà des brumes pleines de mystères et des glaciers où grelottent, dans leurs peaux de bêtes, les Esquimaux du Groenland; il y a, loin des icebergs formidables, une mer immense et bleue, plus bleue que celle du Bengale, au-dessus de laquelle volent, innombrables et pareils à des flocons de neige, des multitudes d’oiseaux inconnus! C’est la Mer libre, la grande mer, la mer profonde, la mer plus vaste que l’Océan, puisqu’on n’en connaît point les limites, et qui s’étend, avec ses bordures de glaces, jusque dans des régions où jamais voix humaine n’a été entendue! Cette mer, la mer libre du pôle, sir John Franklin l’a entrevue peut-être, Mac-Clintock est certain qu’elle existe, Mac-Clure en a parlé! Moi, je la cherche, et je veux, je veux, entends-tu? je veux m’enivrer de sa féerie, je veux respirer le vent qui souffle au-dessus de ses vagues, je veux, de mes lèvres avides, je veux boire de son eau glacée!

Et, continuant à décrire cette mer inconnue que son œil de voyant apercevait clairement là, devant lui, — comme une vision vers laquelle il pouvait étendre la main, — Cornélius van Elven entraînait réellement Margaret sur ce grand chemin du rêve. La fille de l’armateur de Batavia se laissait emporter par ces songes superbes. Elle aussi, plongeant ses grands yeux noirs dans les yeux bleus et pleins de fièvre de son mari, elle entrevoyait cette grande mer mystérieuse du pôle, déroulant au loin ses flots et commençant peut-être un monde. Pleine d’admiration, de respect et de passion pour Cornélius, elle trouvait que celui-là qui pensait à reculer ainsi les limites assignées à l’homme était un de ces êtres d’élection sur le front desquels s’est posée la langue de feu du génie. Elle lui disait: Parle! Parle! lorsque, comparant son premier état à celui qu’il voulait suivre, Cornélius répétait que le soldat conquérant qui tue n’est rien à côté du marin qui donne sa vie pour découvrir des univers. Et lorsque, après lui avoir tant de fois décrit, comme s’il l’eût réellement visitée jadis, cette brumeuse contrée du Nord où le vieil Odin, le dieu Scandinave, semble éternellement assis, dans ses glaciers brillants et beaux comme un Walhalla, sur son trône de neige, lorsqu’il lui disait:

— Je veux aller là, je veux attacher le nom de van Elven à la découverte de la Mer libre...

Margaret répondait, heureuse et fière:

— Ce que tu feras sera bien fait, Cornélius, et si tu as besoin de ma fortune tout entière, prends-la, prends, mon bien-aimé! Tu sais bien qu’elle est à toi!

Ce n’était pas de quelques milliers de florins que parlait madame van Elven. Maître Holtius, mort depuis quelques années, avait laissé à sa fille une royale fortune, bank-notes et tonnes d’or. De cette fortune, Margaret en avait donné une partie aux pauvres en souvenir du négociant. Le reste avait été confié à la Banque des Pays-Bas. Cornélius van Elven pouvait donc à son gré fréter un navire, dépenser ce qu’il voudrait pour l’expédition projetée. Margaret avait en lui la foi la plus profonde, une foi absolue, celle de l’enfant qui incarne tout amour dans son père.

— Merci, répondait alors Cornélius lorsque Margaret lui parlait ainsi. Quand j’aurai décidément trouvé le chemin qu’il faut suivre, le passage à travers les falaises sinistres, je partirai, ma bien-aimée, en te bénissant.

Cornélius van Elven n’avait d’autre amour que sa Margaret et d’autre rêve que son œuvre. Point d’enfants. On eût dit que la vie le condamnait au but unique qu’il entrevoyait comme dans la fièvre.

Depuis bien longtemps, Cornélius n’avait pas entendu parler de Carlos Flink. Le capitaine était reparti pour Bornéo ou pour Sumatra. Il y avait séjourné pendant plusieurs années, faisant son devoir, risquant sa vie, puis il en était revenu avec une maladie de foie assez prononcée, et il s’était marié à Overschie, dans ce petit village tranquille où il espérait oublier ses fatigues et ses déceptions. Adriaan-Carlos, malgré ses facultés hors de pair, son courage à toute épreuve, son coup d’œil admirable, cette intrépidité d’âme et de corps qui l’avait taillé dans le roc des héros, n’était, en effet, arrivé à rien, et se trouvait, à quarante ans passés, aussi pauvre que devant, malade et lassé de tant de luttes. A quoi lui avait servi de verser tant de fois son sang, inutilement et obscurément, dans ces rencontres ignorées avec des rebelles, sur la côte ou dans les montagnes? Il revenait au pays avec le même grade que jadis, et se répétant tout bas que l’aventure du Zand-Straat et la démission de van Elven avaient peut-être été les seuls obstacles à son avancement. La mauvaise note encourue subsistait, et les ministres succédant aux ministres n’oubliaient point l’équipée du terrible combat au fond d’une rue de Rotterdam.

Aussi bien, Adriaan-Carlos se sentait-il devenir subitement très pâle lorsque le nom de Cornélius était prononcé devant lui. Peut-être eût-il oublié ce passé douloureux, cette rivalité désastreuse, si le mariage lui eût donné la joie qu’il était en droit d’attendre. Mais le capitaine Flink avait tout justement épousé la seule femme qui ne pût lui convenir. C’était une bonne, douce et naïve Hollandaise, blonde, blanche et grasse, riant volontiers tout d’abord, mais rendue timide et presque triste par les soubresauts et les colères de son mari, et qui, dans le petit logis d’Overschie, passait maintenant silencieuse et peureuse, ne s’occupant que d’arriver à l’heure militaire pour les repas et faire flamber les cuivres polis de la maison.

Adriaan-Carlos, fumant sa pipe à sa fenêtre, regardait, du matin au soir, le calme paysage des environs d’Overschie, les grands prés d’un vert tendre sous un ciel gris pâle, argenté et lumineux, avec des nuages en flocons de neige, au loin des toits rouges, un moulin presque toujours immobile, des vaches tachées de noir paissant l’herbe piquée de fleurettes, l’eau des canaux étincelant au soleil, une fraîcheur, une santé, une paix profonde, un cadre tout fait pour un heureux.

— Paysage de ruminants! disait alors le capitaine Flink avec humeur. L’homme n’est pas seulement sur terre pour digérer! Ah! que je m’ennuie!

Tout l’ennuyait: sa femme, qui était charmante, avec son calme et clair visage; son chien, qui était fidèle; sa servante, qui était dévouée. Il avait d’abord cru trouver, avec le repos, le contentement dans ce coin de terre. Il n’y rencontrait que le vaste, écœurant et profond ennui.

— Je suis fait pour l’action, disait-il, criait-il tout haut, et les vitres du petit logis en tremblaient. Ma vie n’a plus de but maintenant. Je suis las de m’assommer ici. Qu’est-ce que je pourrais bien faire?

Une gazette de Rotterdam vint lui annoncer un matin que l’ex-capitaine van Elven, «le héros du Guepo-Upas», comme on appelait toujours Cornélius, préparait, disait-on, une expédition toute personnelle au pôle nord. Cornélius van Elven, après avoir tout d’abord conseillé à ses compatriotes de faire communiquer la mer du Nord avec Amsterdam, — œuvre superbe, qui devait être exécutée plus tard, — avait cherché ensuite une autre entreprise digne de lui et s’était résolu, paraît-il, à découvrir, délimiter et sonder la Mer libre du pôle. «Était-il besoin, ajoutait la gazette, de faire ressortir tout ce qu’avait d’admirable, de vraiment grand et de vraiment patriotique un semblable projet? Quelle reconnaissance devait garder un jour la Hollande à l’homme qui, après l’avoir si bien servie autrefois, voulait aujourd’hui la parer d’une nouvelle gloire!»

Carlos Flink froissa tout aussitôt le journal avec rage et le jeta à terre, pendant que sa femme Dica lui versait doucement son café.

— Trop chaud! il est trop chaud!... s’écria le capitaine après l’avoir goûté. Ce Cornélius!... Il y a donc des destinées comme la sienne! Toujours fortuné! Avait-il vraiment mérité plus que moi d’avoir de la renommée, de la fortune, et une femme?... Ah! quelle femme!...

La pauvre Dica entendait tout cela.

— Une vraie femme! continuait Carlos; énergique, ardente, et qui serait capable, en cas de malheur, de partager toutes les douleurs avec lui! Toutes!

— Est-ce que je ne partage pas les tiennes, mon ami? murmura doucement Dica en tendant le sucrier à son mari.

— Ce n’est pas la même chose..., fit Carlos. Satané sucre! il ne sucre pas! Où diable as-tu pris ce sucre?... Non, mille fois non, ce n’est pas la même chose!... A un caractère enragé comme le mien, il fallait une femme comme Margaret.

— Alors, dit madame Flink en s’efforçant de retenir ses larmes, puisque tu crois que c’était elle qui pouvait te rendre heureux, pourquoi ne l’as-tu pas épousée?

Ces paroles, les seules que Dica eût encore prononcées avec une nuance de reproche, firent sur Adriaan-Carlos l’effet d’un obus. Il bondit, regarda sa femme dont les yeux de faïence bleue se mouillaient de pleurs et dont le visage, rose et frais d’ordinaire, était tout pâle.

Puis il haussa les épaules et dit:

— Pourquoi? pourquoi?... Eh! parbleu! parce qu’il était là, lui! Parce que dans la part de chance faite à deux hommes grandissant côte à côte il a tout pris, lui, gloire et bonheur! Et je l’ai aimé! et je l’ai appelé mon frère! Ah! ce Cornélius! Je voudrais... oui, je voudrais lui prouver que je le vaux bien, dussé-je pour cela risquer cette misérable carcasse dont les balles et les couteaux des Chasseurs de têtes n’ont jamais voulu!

— Alors, tu le hais bien? demanda Dica.

— Oh! jusqu’aux moelles!

— C’est dommage, fit doucement la Hollandaise avec une expression de mélancolie que Carlos Flink ne comprit pas. Vois-tu, Adriaan, je ne dis rien, j’ai l’air de ne rien comprendre, mais je ne suis pas une sotte! Il n’y a rien de plus sinistre que la haine. Je ne connais M. van Elven que de réputation, mais je sais qu’il est aussi calme que tu es emporté, aussi froid que tu es bouillant, aussi disposé au rêve que tu es prêt à l’action. Unis entre vous, que de services vous auriez pu vous rendre l’un à l’autre, et aussi aux autres! Avec l’affection, on fait des miracles. Avec la haine, on fait des folies. Je ne sais pas où j’ai lu cela, mais le mot m’a frappé, et je l’ai retenu, mon ami: «La haine est une force perdue!»

Dans ce que venait de dire, avec cette intelligence profonde que donne la tendresse, madame Flink, Adriaan-Carlos ne vit qu’une chose: l’éloge de Cornélius. Il s’irrita davantage, se fâcha tout à fait et, tandis qu’il prenait son café en grommelant, Dica monta à sa chambre et se mit à pleurer toute seule. Quand elle redescendit, essuyant ses yeux rouges, elle retrouva le capitaine Flink à la même place, mais penché sur la gazette et songeant. Il entendit du bruit, releva la tête, et Dica fut toute surprise en voyant son visage: ce visage rayonnait.

— Qu’as-tu donc? lui dit-elle. Adriaan, Adriaan, réponds-moi!... Qu’as-tu donc?

— Rien! fit Adriaan-Carlos. Mais j’ai peut-être trouvé le moyen de prouver à l’heureux Cornélius van Elven que le capitaine Flink est aussi bon patriote que lui!

IV

Le docteur Kane et le docteur Hayes n’avaient pas encore, lorsque Cornélius conçut son projet, exécuté leurs voyages au Groenland. Découvrir la Mer libre du pôle, planter sur ses rives de glace le drapeau tricolore de Néerlande, était donc une entreprise vraiment patriotique et belle, et van Elven, du fond de sa maison des Boompjies, avait nourri un de ces rêves que portent seuls en eux les grands chercheurs d’inconnu. Ce n’était pas une ambition vulgaire qui le poussait à cette audacieuse aventure: si son nom devait y grandir, le nom de son pays en devait recevoir un lustre nouveau. La Hollande, reine des mers autrefois, allait prouver qu’elle avait encore des fils prêts à tenter le sort et à conquérir l’univers.

A Rotterdam, à Amsterdam et à La Haye, on parlait déjà avec admiration du «projet de Cornélius». Quelques-uns souriaient bien un peu, mais chez ce peuple de matelots laborieux, hardis, qui se sont construit eux-mêmes une patrie en la disputant et l’arrachant à la mer, toute expédition de ce genre, fût-elle insensée en apparence, devait rencontrer des approbateurs. Les dames de La Haye, comme si elles eussent voulu revendiquer pour leur sexe une part de gloire, ne tarissaient pas d’éloges sur cette petite créole, la métisse, ou, comme on dit, la lipplape Margaret, qui sacrifiait hardiment sa fortune à la gloire de son époux.

Et Margaret était bien heureuse et bien fière, non point de ces éloges, mais de l’intime satisfaction de sa conscience, fière de se sentir associée à cette œuvre immense. Elle eût été plus heureuse encore si Cornélius eût consenti à la laisser prendre sa part des dangers qu’il allait courir. Elle essaya bien de faire entendre à son mari qu’elle aurait le courage et la force de l’accompagner partout, mais van Elven ne voulut pas l’entraîner dans ce qu’il regardait comme une périlleuse folie.

— Toi, — une femme, — au Groenland!... C’est impossible.

Margaret se résigna donc et passa son temps dès lors à surveiller la confection des vêtements et des fourrures que devait emporter Cornélius. Un certain nombre de braves gens, anciens matelots, un lieutenant de vaisseau de la marine royale, Gaspard Hynkx, et un chirurgien, Justus van Doole, s’étaient offerts, avides d’inconnu et de gloire, pour accompagner Cornélius van Elven. Le navire, spécialement aménagé pour l’expédition, était à l’ancre à Rotterdam, et les curieux affluaient sur le quai, lisant au flanc du bâtiment ce joyeux nom de bon augure: l’Espérance. Il y a comme une poésie vivante et tangible dans tout navire au port et qui demain partira pour des terres lointaines. Il semble que cette masse de bois, de cuivre, de cordages et de fonte soit réellement un être animé qui va livrer un duel terrible à l’infini. Mais lorsque le bateau qui partira est promis à quelque aventure gigantesque, comme l’était l’Espérance, on s’arrête devant lui, le cœur plein d’angoisses, et on le saluerait volontiers comme un être vivant qui va mourir.

L’Espérance embarquait déjà ses provisions pour l’hivernage, ses instruments de travail, des tentes, des couvertures, et on disait à Rotterdam que la date de son départ était maintenant fixée, lorsque le bruit se répandit en Hollande qu’une autre expédition, une expédition rivale, conduite par des Anglais, allait quitter Liverpool avant même que l’Espérance eût levé l’ancre.

L’expédition anglaise n’attendait plus, paraît-il, que l’arrivée d’un officier hollandais qui devait jouer un rôle prépondérant dans le voyage. Cet officier, dont on ne disait pas encore le nom, s’était présenté à la Société de géographie de Londres, cartes en mains, démontrant la possibilité de traverser le passage du pôle nord et, après une série de conférences éloquentes, il avait entraîné bon nombre de souscripteurs.

Lady Franklin, avide de retrouver les traces de son mari, s’associait largement à l’entreprise, et toute cette affaire avait été conduite en Angleterre avec une telle habileté et une telle discrétion, qu’on n’apprenait, en Hollande, l’existence de cette expédition en quelque sorte ennemie qu’à l’heure où il n’était plus possible de la devancer.

Un matin, le courrier venant d’Angleterre apporta à Cornélius van Elven cette lettre datée de Liverpool:

«14 avril 185...

«Il y a dix ans, vous m’avez arraché la gloire d’écraser les rebelles de Java au delà du Guepo-Upas. Depuis dix ans, j’ai vécu sur ce souvenir qui a fait de nous, amis autrefois, deux adversaires. Aujourd’hui le sort, inclément pour moi, me permet de vous disputer une victoire nouvelle. Moi aussi, j’ai rêvé de passer triomphant à travers les mers arctiques. Moi aussi, j’ai pâli sur les cartes, interrogé, le compas à la main, ces grands horizons inconnus. Moi aussi, je crois avoir trouvé et j’ai pu réussir à intéresser bien des gens à mon œuvre. Le public et l’or hollandais vous étaient tout acquis. J’ai appelé à moi l’Angleterre. C’est sur un navire anglais que je pars, et nous ferons telle diligence que j’espère bien avoir l’honneur de planter le premier, à côté du drapeau de la vieille Angleterre, les couleurs de mon pays, les trois couleurs de Néerlande, sur la rive de la Mer libre.

«Demain notre navire lève l’ancre. Le Saint-James aura pris l’avance sur l’Espérance. Quand vous arriverez au Groenland, vous trouverez la trace de notre passage sur les glaciers. La place sera prise, la Mer libre découverte. Ce sera, si vous le permettez, la revanche du Guepo-Upas, capitaine van Elven!

«Adriaan-Carlos Flink.»

Après avoir lu cette lettre, Cornélius faillit avoir un coup de sang. Il ne ressentait pas seulement de la colère contre l’ancien compagnon de ses premiers combats devenu son rival, son plus cruel ennemi, il éprouvait une sorte d’accablement farouche devant cet obstacle imprévu qui se dressait entre son but et lui. Cette expédition tant rêvée, ce beau projet plein d’audace, ce n’était plus maintenant son œuvre unique!... Un autre avait conçu, un autre exécutait, à cette heure même, un pareil voyage!... Adriaan! L’Adriaan des années de jeunesse! Cet Adriaan-Carlos qu’il avait tant de fois pressé contre sa poitrine! La jalousie, les déceptions, la vie en avaient fait cet homme qui jurait de lui ravir son triomphe et qui écrivait si amèrement: «Votre défaite sera ma revanche.»

Jusque-là, Cornélius n’avait point haï Carlos. Il hochait doucement la tête lorsqu’on prononçait ce nom, et quand il parlait de son ancien ami, sa parole n’avait que de la pitié, et souvent de l’attendrissement. Mais dès lors, tout fut dit. La même haine violente qui faisait battre le cœur ardent de Carlos emplit l’âme plus ferme de Cornélius. Tant d’insolence gonfla la poitrine de van Elven, et Margaret l’entendit crier en montrant le poing à quelqu’un d’invisible:

— Misérable!

— A qui parles-tu? De qui parles-tu? demanda Margaret.

— De qui? De Carlos. Un traître. Un homme qui veut me voler le fruit de tant d’années de recherches, de veilles et d’efforts, comme un larron me volerait ma bourse! Ainsi, j’aurai fait de mes nuits des heures de labeur acharné, mon front sera devenu tout à fait chauve, mes yeux se seront creusés; à quarante-quatre ans, j’aurai l’air d’un vieillard, tout cela pour que maître Carlos me dérobe mon œuvre et me soufflette de la lettre que voici! Il eût été à terre et près de moi, je lui eusse répondu par un cartel. Je le croyais fou, je ne le savais pas méchant. Fou! Après tout, il l’est de croire que ce que j’ai mis tant d’années à concevoir et à découvrir, il a pu le deviner, lui, si rapidement. Il ne s’agit pas d’intuition, ici, il s’agit de trouver mathématiquement.

Puis, s’interrompant tout à coup:

— Mais voilà, ajoutait Cornélius. Il a, ce Carlos, une intelligence profonde et vive... Du génie! Presque du génie! Si ce que j’ai laborieusement cherché il l’avait trouvé, lui? Il est savant, très savant. Si ce passage du pôle il le découvrait avant moi?... Eh bien! il faut partir, partir en hâte! Il faut arriver avant le Saint-James! Il faut que le premier talon humain qui se pose là-bas, sur cette neige, sur ce sol glacé, ce soit le mien!

Et, avec une sorte de fièvre, lui si calme d’ordinaire, si maître de lui, il hâtait les préparatifs de départ, il poussait ses compagnons à lever l’ancre sur l’heure.

Les beaux yeux de Margaret étaient rouges maintenant. Elle pleurait, mais sans se plaindre. Elle avait rencontré, un soir, sur le quai des Boompjies, une femme blonde, à l’air triste et bon, qui regardait mélancoliquement le navire l’Espérance.

— Est-ce que vous avez un parent, votre mari ou votre frère, qui s’embarque sur l’Espérance? lui avait-elle dit.

Et la jeune femme avait répondu:

— Non! Si je regarde ce navire, c’est qu’il est cause que mon mari est loin, bien loin, qu’il ne reviendra jamais peut-être!

— Je ne comprends pas, dit Margaret.

— Hélas! madame, reprit la jeune femme, c’est parce que le capitaine Cornélius s’en va au pôle nord, que Carlos Flink y va aussi!

— Carlos Flink! s’écria Margaret.

— Je suis sa femme. Le connaissez-vous?

— Je suis la femme de Cornélius van Elven!

Margaret et Dica se regardèrent un moment, avec une expression étrange, comme si chacune d’elles eût mesuré ce qu’il y avait chez l’autre de haine contre celui qu’elle aimait; puis, dans la mélancolie profonde et douce du regard, dans les yeux bleus de Dica, dans les yeux noirs de Margaret, il y avait tant de douleur, de tristesse, d’effroi, de faiblesse et de bonté condamnées à la torture, qu’instinctivement leurs mains se tendirent l’une vers l’autre et que les deux femmes de ces hommes qui se haïssaient s’embrassèrent, comme si ce baiser de paix eût dû porter bonheur à ceux qui partaient.

Le lendemain, à l’heure où l’Espérance levait l’ancre, hissant fièrement, devant les autres bateaux pavoises, le drapeau aux trois couleurs hollandaises, il y avait dans la foule deux femmes qui se tenaient serrées l’une contre l’autre et qui priaient.

— Mon Dieu! disait l’une, ramenez Cornélius sain et sauf!

— Rendez-moi Adriaan-Carlos! disait l’autre.

Et toutes deux, à travers leurs larmes:

— Faites que leur haine mutuelle ne leur porte point malheur!

Le canon tonna, l’Espérance sortit de Rotterdam aux acclamations de la foule, et tant qu’on put l’apercevoir à l’horizon, sur les eaux vertes de la Meuse, Dica demeura debout à côté de Margaret, agenouillée.

Le soir, à travers sa fenêtre entr’ouverte, Margaret entendit, comme un vague écho, les couplets d’une vieille chanson qui lui fit peur.

C’était un jeune marin ou un mousse, qui passait le long des Boompjies, une voix d’enfant, et qui chantait:

Hé! ho! matelot, matelot!

Où vas-tu sur la mer lointaine?

— Je vais chercher mon capitaine

Perdu là-bas au fond de l’eau!

Margaret sentit un frisson lui passer sur le corps; la voix, s’éloignant, continuait:

— Hé! ho! matelot, matelot!

Tu sais bien que la mer lointaine

Ne rend mousse ni capitaine.

Reste auprès des tiens, matelot.

Margaret eut encore la force de fermer sa fenêtre; puis elle tomba, les yeux gros de larmes qui ne pouvaient couler et à demi évanouie, dans le grand fauteuil où d’habitude s’asseyait Cornélius van Elven lorsqu’il rêvait à la grande mer, la mer féerique, la mer libre et bleue du pôle.

V

Le voyage de l’Espérance commença bien. Cornélius van Elven ne doutait pas du succès. Il éprouva la sensation de l’amoureux qui aperçoit enfin, près de lui, la femme aimée, lorsqu’il se trouva dans cette mer polaire qui engloutit parfois plus de trente vaisseaux dans un seul été. Ce paysage terrible et beau, cette mer d’un vert tendre comme une émeraude opalisée, et, au-dessus, le bleu pâli du ciel; ces courants de glace qu’emporte, en les brisant, le flot qui roule ces masses glacées, les icebergs, immenses, redoutables, détachés de la rive gelée comme les blocs gigantesques d’une avalanche; ces colossales masses contournées ou déchiquetées, tantôt lourdes comme des constructions cyclopéennes, tantôt découpées comme des clochetons gothiques; ces îles flottantes et menaçantes qui, d’un choc, eussent broyé l’Espérance, tenaient Cornélius fasciné, debout sur le pont et plongeant son regard au delà de ces immenses montagnes dont les stalactiques et les stalagmites géantes étincelaient, irisées comme du cristal.

— Par delà ces glaciers, se disait-il, est la Mer libre, la mer sans rivages, que le flot du Gulf-Stream échauffe éternellement! Allons! courage, Cornélius! Tu vas toucher du doigt ton rêve!

Un vieux baleinier, pris à bord du navire, hochait la tête cependant lorsqu’il entendait Cornélius parler ainsi, tout haut, comme un illuminé.

Il y avait tant d’obstacles encore à franchir; les ice-fields à éviter, ces immenses plaines de glaces de dix lieues de large parfois et qui, charriées par la mer, font voler en poussière le navire qu’elles heurtent, et les packs ou trains de glace d’eau douce et d’eau salée, aussi effroyables que la débâcle d’un univers gelé, et qui passent emportés comme un monde tout entier, crevassés, hérissés, informes, sinistres, oscillants, avec des ours farouches au sommet de leurs crêtes blanches.

Qu’il était loin maintenant, Cornélius van Elven, des arroyos de java, où le soleil dardait ses rayons implacables et où les Hollandais blonds, aux riches uniformes, et les brunes créoles aux écharpes écarlates cherchaient voluptueusement l’ombre douce sous les panaches des cocotiers et les arbres aux fleurs flamboyantes!

Il songeait parfois aussi à son calme foyer de Rotterdam, à sa compagne aimée, à ses livres d’habitude, à ce coin de feu où il avait passé tant de chères soirées, tisonnant, rêvant, entrevoyant des mondes inconnus dans ces bûches de bois qui brûlaient!... Comme il eût voulu embrasser Margaret! Mais il chassait bien vite ces pensées troublantes. Il avait besoin de tout son courage. Plus tard... plus tard il songerait à elle, lorsqu’il reviendrait au pays avec une gloire nouvelle et un nom immortel.

Pourvu que Carlos Flink n’arrivât point le premier à la mer de glace! Carlos devait être, lui aussi, dans ces parages de la mer de Melville. Un jour, un mirage étrange fit apercevoir au fond du ciel, à l’équipage de l’Espérance, l’image renversée d’un navire qui, les mâts en bas, paraissait errer d’une façon fantastique au fond de l’infini. Ce ne pouvait être l’Espérance, qui se reflétait ainsi dans le ciel. Le navire-fantôme était, en effet, d’une taille différente. Cornélius prit son télescope, demeura longtemps l’œil attaché sur ce spectre de navire et poussa enfin un cri de colère. Au mât de ce bateau, apparu dans l’air et ainsi aperçu par un phénomène de réflexion très simplement explicable par suite de ces icebergs, glaciers cristallins changés en miroir, le pavillon britannique flottait: le drapeau de la marine anglaise!

— Misère de moi! s’écria van Elven. C’est, j’en jurerais, le Saint-James! C’est Adriaan-Carlos qui est là! Et ce navire est peut-être, qui sait! de dix lieues en avance sur nous! Adriaan! Adriaan! Ah! misérable Adriaan!...

Une agitation soudaine de l’air fit disparaître brusquement ce fantôme de navire qui pouvait, qui devait marcher en effet à huit ou dix lieues de là, et Cornélius sentit croître contre Carlos Flink sa haine grondante.

L’Espérance était d’ailleurs arrivée, après maintes luttes contre les banquises, aux limites extrêmes de la navigation. Il fallait hiverner, passer de longs mois sinistres sur la glace. Pendant combien de jours, pareils à des nuits sombres, resterait-on là, sans soleil?

Cornélius van Elven avait apporté de Hollande deux pigeons courriers; il en prit un, lui attacha au cou une lettre écrite à Margaret et le lâcha dans l’air déjà opaque après l’avoir pressé contre ses lèvres.

«Tout va bien, disait la lettre. Nous hivernons. Au printemps, nous reprendrons la route. A la fête de Noël, non de l’an prochain, mais de l’année qui suivra, je te raconterai, Margaret, les merveilles de la Mer libre du pôle. Le temps est long, mais la patience est grande quand on croit et quand on aime. Je t’aime et j’aime mon pays. Vive la Hollande!

«Cornélius.»

Il suivit des yeux le pigeon qui s’envolait sur le ciel gris et qui ne fut bientôt plus qu’un point imperceptible dans l’espace.

Alors, par des froids effroyables, sous l’implacable ciel bas, sombre et brun comme du bronze, sur cette glace emprisonnant le navire, dans leurs huttes faites de neige durcie, à la lueur de quelque corde trempée dans la graisse fétide, les compagnons de Cornélius restèrent là, condamnés à la nuit sans fin, avant-courrière de la mort. Souvent le froid devenait mortel. La température descendait jusqu’à 60 degrés centigrades au-dessous de glace. La vapeur d’eau se gelait en l’air et retombait en flocons de neige. Un matelot ayant voulu boire, la peau de ses lèvres, arrachée, demeura collée à la tasse; la peau humaine touchant directement un objet quelconque était aussitôt brûlée comme par un fer rougi. Le scorbut emporta, pendant cette longue obscurité de cent quarante-deux jours, le lieutenant Gaspard Hynkx et trois matelots qu’on ensevelit dans la neige.

Cornélius van Elven donna à ceux qui partaient le dernier adieu et dit aux autres:

— Du courage!

Sa fermeté ne se démentait pas. Il restait calme, admirable et certain du succès.

Pourtant, dans ses heures de sommeil, deux images bien différentes le hantaient: celles de son bonheur lointain et celle de son rival, en route comme lui pour la Mer libre.

Le printemps vint. Quelques hommes désignés par le sort étant laissés à bord de l’Espérance, on se lança vers le nord sur des traîneaux. Couverts de fourrures, les pieds dans des raquettes, sur le visage un masque de fil de fer pour protéger leurs prunelles contre l’éclat sinistre de la neige qui brûle la vue comme un foyer incandescent, des traîneaux portant le biscuit, le thé, la farine et les instruments de physique, les compagnons de Cornélius s’avancèrent lentement à travers les aspérités farouches, sans plus apercevoir une créature humaine vivante, plus un Esquimau, à travers ce désert de glace. A peine pouvait-on franchir un mille par jour. On ne rencontrait plus de banquises. Un seul ours fut entrevu, fuyant, étonné, et les coups de feu qui le saluèrent retentirent, mystérieusement répercutés par des échos étranges, comme le seul bruit qu’eût entendu cette farouche solitude depuis que le monde était monde.

Cornélius, énergique, plein de foi superbe, avançait toujours, répétant en montrant le nord:

— Là-bas est la Mer libre!

On n’était plus, disait-il, qu’à deux cents milles du pôle. Deux cents milles, c’est-à-dire deux cents jours de marche! Deux cents!

— Pourquoi aller plus loin? demanda, accablé, le chirurgien Justus van Doole.

— Pour aller au but, répondit Cornélius. Rebrousser chemin, ce serait lâche!

Et, tout bas, il ajoutait:

— Adriaan irait jusqu’au bout, lui!

Le scorbut continuait cependant à frapper. Des hommes avaient eu les bras gelés. Il avait fallu amputer le baleinier Petersen des deux pieds. On transportait le malheureux sur les traîneaux. En chemin, Petersen souriait et priait. Quelques jours après, le pauvre diable mourut.

— Notre nombre diminue, fit stoïquement Cornélius, mais notre but se rapproche!

Et l’on continua la route.

Plus loin que le cap Colombia, sur la glace, l’équipage de l’Espérance trouva des débris de verre, un manche de couteau, des traces de passage de quelques hommes.

Cornélius se sentit comme mordu au cœur.

— Adriaan! Adriaan-Carlos! s’écria-t-il, pendant que son imagination lui montrait le capitaine Flink, son rival, poussant un cri de triomphe et arrivant le premier à la Mer libre.

— En route!... dit-il aussitôt avec une résolution farouche.

Un peu plus loin, ce ne furent plus des débris, ce fut un cadavre qu’on trouva, celui d’un officier de la marine anglaise, mort isolé, mort de faim peut-être, et mort la main droite sur son fusil chargé, la main gauche sur sa Bible ouverte, cette Bible qu’il lisait sans doute à l’heure de l’agonie: l’arme de mort pour défendre sa vie, le livre pour nourrir son âme.

— Plus de doute, songea Cornélius, le Saint-James est de ce côté, Carlos Flink a deviné la bonne route!

On creusa un trou dans la neige et l’on y déposa l’officier mort. Cornélius prit la Bible et dit, après avoir lu sur la garde le nom de cet homme:

— Celui de nous qui reviendra au pays rapportera ce livre à lady Susannah France... le nom est écrit là!

Puis, résolument, à travers la glace, les compagnons de van Elven, attirés là-bas par le rêve, continuèrent lentement leur chemin.

Ils allaient, sous ce ciel blafard, crépusculaire, mordus par le froid, la peau bleuie, leur respiration devenant de la neige, fouettés par la tempête, déchirés par les glaçons, la barbe collée aux vêtements, les cils raidis changés en aiguilles gelées, les narines bouchées par le froid, la gorge serrée par l’angine, pris de vertiges, égarés, perdus, fantômes humains dont les ombres trébuchantes se détachaient vaguement sur cet horizon éternellement blanc, pareil à un linceul immense, à un drap mortuaire et sans fin.

VI

Ils marchaient sous un ciel lugubre, pâle et étincelant comme une coupole d’argent, apercevant maintenant, parfois, des vols de mouettes, d’eiders-ducks et de dove-kies, les pigeons de la mer.

— Savez-vous où ils vont, disait alors Cornélius, plein de fièvre et de joie, en montrant ces oiseaux. Ils vont au delà des glaces chercher l’air plus doux, les eaux chauffées par le Gulf-Stream, la mer immense! Ils vont, comme nous, vers la Mer libre! Allons, compagnons, en avant!

Mais, à mesure que les jours passaient, les forces de ces intrépides s’usaient lentement, et Cornélius sentait le découragement s’infiltrer, comme un poison, dans les âmes. Le sourd appel de la patrie lointaine disait tout bas: Reviens! au cœur de chacun d’eux. Ils parlaient de s’arrêter, de camper, de laisser Cornélius s’aventurer seul jusqu’au delà du point où ils étaient parvenus et de l’attendre là, blottis dans la neige.

— Vous le voulez? leur dit alors Cornélius. Je sens, je sais pourtant que nous ne devons pas être à plus de trois ou quatre journées de marche de cette mer qui est mon rêve. Les mouettes sont plus nombreuses, voyez! Pourtant, vous redoutez de me suivre et votre courage est à bout? Eh bien! soit, j’irai seul! ou je n’irai qu’avec ceux qui ont encore la foi: qui m’aime me suive!

Un seul homme se détacha du groupe des survivants de l’Espérance. C’était Justus van Doole, le chirurgien.

Il prit avec lui des biscuits, du thé, du whisky gelé, deux chiens aux longs poils blancs, et il partit.

Il était convenu que l’équipage attendrait Cornélius et Justus pendant un mois. Après quoi, les hommes seraient libres de reprendre, à travers le désert de glaces, le chemin du pays.

— Dieu vous garde! crièrent au capitaine van Elven les matelots de l’Espérance.

Cornélius répondit fermement:

— A bientôt!

On le vit s’enfoncer avec Justus dans les profondeurs glacées, et ces deux hommes, silencieux et résolus, marchèrent tout un jour encore à la recherche de l’Océan sans limites.

La Mer, la libre Mer, ne semblait point se rapprocher, quoi que Cornélius en eût dit. Justus et lui ne rencontraient que le vide. Ils avaient déjà marché trois jours.

A l’aurore du quatrième jour, Cornélius dit:

— J’ai le pressentiment que nous serons aujourd’hui arrivés au but.

Et il pressait dans sa main gantée le drapeau tricolore roulé, dont il se servait comme d’un ice-stock.

Tout à coup il poussa un cri, un cri d’effroi. Justus venait de mettre le pied sur une flaque d’eau à peine recouverte de glace et, sans bruit, comme un caillou s’enfoncerait dans un étang glauque, l’homme avait disparu tout d’un coup, après avoir vainement essayé de se soutenir sur l’eau.

La flaque d’eau était moitié lac et moitié gouffre.

— Pauvre Justus! dit, devant ce trou sans fond qui venait d’engloutir un homme, van Elven, le cœur serré. Justus van Doole, ta mort, sans autre témoin que moi, ta mort sans gloire, vaut mieux que la vie de bien d’autres!

Alors il se sentit désespérément seul; seul avec les chiens qui hurlaient parfois en le suivant, seul avec le drapeau de Hollande entre les mains, un couteau à côté et son rêve dans l’âme! Non, ce n’était pas être seul.

— Adieu, Justus van Doole! cria Cornélius dans la solitude.

Puis, d’un pas ferme et fier, il reprit sa route et continua son chemin.

Cet homme, perdu dans l’immensité farouche, c’était l’Humanité même, l’Humanité en marche vers le songe, l’immensité, l’inconnu!

Le soir, Cornélius van Elven coucha dans une grotte de glace, ses chiens à côté de lui, et le lendemain, debout, il se remit à l’œuvre. Des deux chiens, un seul restait, secouant ses poils gelés. L’autre s’était enfui, rebroussant chemin.

Cornélius marchait, fantôme allant vers un fantôme, lorsque, après deux heures de fatigues, le sol gelé devint plus hérissé, plus difficile et plus raboteux. C’était maintenant un amoncellement de blocs de glaces, quelque chose d’effroyable et de grandiose. A peine, au milieu de ce chaos, un chemin possible. Au fond, la brume, — la brume épaisse et jaunâtre, — un enfer noir. Cornélius van Elven avançait toujours.

Il sentit bientôt que, sous ses pieds, la glace craquait, faiblissait.

Le chien esquimau qui l’avait suivi se mit à trembler, comme avaient autrefois tremblé les chiens de Java à l’entrée du Guepo-Upas, et, pris de terreur, il s’enfuit en hurlant, comme s’était enfui son compagnon.

Cornélius van Elven avança encore.

Encore quelques pas, et brusquement, comme si un voile immense se fût déchiré devant lui, comme si une main invisible eût tiré le rideau de brume sombre qu’il avait tout à l’heure devant les yeux, une mer, une immense mer apparut aux pieds de cet homme planté sur la falaise de glace, et, — spectacle que jamais n’avait vu un œil humain! — Cornélius aperçut là, immense et bleue, déroulant ses flots purs sous un ciel d’azur, la Mer libre, la mer sans rivages, la mer vierge et sans limites qui marquait sans nul doute le commencement d’un monde.

— Hourra! cria-t-il alors de sa voix la plus éclatante et la plus mâle. Hourra! hourra! hourra!

Son cri montait, joyeux, éperdu, altier et triomphant, dans l’air limpide. Son œil se baignait dans l’espace sans bornes. C’était l’infini, c’était le rêve! Des oiseaux inconnus, blancs et noirs, les ailes étendues, énormes, passaient, jetant leurs notes claires, et rasaient, en tournoyant, le flot bleu; des hirondelles, des mouettes, semblables à des flocons neigeux, voltigeaient heureuses; — et c’était au-dessus de l’immensité bleue une multitude d’êtres, un bruissement d’ailes, une neige animée, vivante et chancelante. Des phoques se jouaient dans les flots, regardaient étonnés et fuyaient. Des dos étranges de poissons ignorés se montraient çà et là, à fleur d’eau, et plongeaient brusquement sous les yeux de Cornélius.

— Oh! le songe grandiose! Oh! le spectacle écrasant! Le ciel profond, la mer immense, le flux joyeux! Quelle tentation! se jeter dans cette mer, plonger dans ces flots tièdes! Et là-bas, plus loin, aller plus loin et découvrir quelque terre vierge!

— J’ai vaincu! j’ai trouvé! songeait Cornélius. Ces bordures de glace où j’appuie mes pieds, ce sont les limites d’un monde, et cette mer fluide et sans limites, c’est le commencement d’un univers!

«Margaret, Margaret, ajouta-t-il, je puis maintenant revenir à toi, Margaret!»

Il s’était agenouillé. Il se releva, et dépliant alors le drapeau hollandais, dont la lumière du pôle fit étinceler fièrement les trois couleurs:

— Mon pays, dit-il, à toi, mon pays, cette Mer libre à laquelle donne ton nom le plus dévoué de tes fils! — Elle s’appellera la Mer Batave! Vive la Hollande!

— Vive la Hollande! répéta tout à coup, derrière Cornélius, une voix ardente, et le capitaine crut un moment que c’était l’écho qui venait de lui renvoyer son cri de triomphe. Mais, en se retournant, il devint horriblement pâle et sentit tout son sang lui refluer au cœur.

Là, devant lui, debout, ironique et hardi, un bâton ferré à la main, se tenait un homme que Cornélius reconnut malgré son enveloppe de peaux de bêtes, et dont il jeta le nom avec rage:

— Carlos Flink!

— Oui, Carlos Flink! dit cette apparition vivante, Carlos qui est arrivé avant toi devant la Mer libre et qui lui a déjà donné son nom!

Cornélius van Elven éprouva brusquement une rage de fou. Il lui semblait que sa tête se perdait. Il voulait tout d’abord se jeter d’un bond sur Adriaan-Carlos et l’étrangler de ses mains robustes.

Ainsi le rival, acharné, était là! Carlos avait déjà posé les pieds sur cette neige!... Il avait baptisé peut-être de son nom la Mer Batave! Était-ce possible?

— Je rêve! je rêve! se disait Cornélius.

Alors, avec une joie incisive, chacune de ses paroles entrant au cœur de van Elven comme une lame de fer rouge, Adriaan-Carlos fit à son ami d’autrefois le récit de ses propres efforts, de ses journées de marche à travers les banquises, du voyage du Saint-James dans la région du cap Sabine; il lui montra les marins à bout de forces, le bateau menacé par les glaces qu’il fallait repousser comme un assaut, et lui, lui, Carlos Flink, continuant intrépidement sa route, poussé par une double passion: l’ambition d’attacher enfin son nom à quelque grande chose, et la soif de se venger de Cornélius van Elven, le héros de Java.

Et Cornélius repassait, au récit de Carlos, par toutes les épreuves terribles qu’il avait supportées lui-même depuis son départ. Il souffrait une fois encore ses lugubres souffrances, et le tableau de tous ces maux doublait sa haine, car de tout cela il n’avait donc triomphé que pour se voir arracher sa découverte et voler sa victoire?

— Allons, Cornélius van Elven, dit Carlos Flink avec un rire strident, tu peux retourner à Rotterdam, maintenant. L’équipage du Saint-James, qui m’attend, est campé à deux milles d’ici, et je l’aurai rejoint demain. Et demain je pourrai dire à ces matelots qui m’ont suivi: «La Mer libre existe, et c’est moi, Carlos Flink, qui l’ai découverte!»

— Toi? fit van Elven, toi?... Tu mens! Ce rêve de toute ma vie, tu me l’as volé! Tu as marché sur ma trace lâchement!... Celui qui a conçu le projet de venir ici, c’est moi! Celui qui retournera en Hollande en disant: «J’ai trouvé!» c’est moi!

Et tandis que le drapeau hollandais flottait doucement, comme caressé par la brise de la grande mer, Cornélius van Elven, d’un mouvement farouche, tira de sa gaine de cuir le coutelas qui pendait à son côté, à demi dissimulé sous les poils des fourrures.

Adriaan-Carlos se mit encore à rire.

— Tu vois cette mer? dit-il, eh bien! je veux avoir son secret, moi, et je l’aurai! Oui, nous faisant des barques du bois de nos traîneaux, nous irons demander à la Mer libre quel continent elle baigne! J’irai plus loin que toi, Cornélius, je te le jure, plus loin, plus loin qu’aucune créature humaine n’aura jamais osé aller!

— Regarde bien cette falaise de glace, répondit froidement Cornélius, c’est là que tu t’arrêteras. Tu n’iras pas plus loin, entends-tu, Adriaan-Carlos?

Seuls au bout du monde, devant l’immensité sublime, ils ne songeaient pas à oublier, ils ne pensaient qu’à se haïr.

Cornélius brandit son coutelas et se jeta, sinistre dans ses peaux de bêtes, vers Adriaan qui s’était armé.

Carlos Flink ajusta son ennemi du canon d’un pistolet et dit résolument:

— Prends garde! De nous deux, je te l’ai dit, un seul doit revenir là-bas. Un seul doit rapporter au pays le secret de cette découverte. Cornélius van Elven, tu es mort!

Son doigt pressa la gâchette du pistolet, et les mouettes éperdues s’envolèrent en criant, effarées, terrifiées et venant d’apprendre que partout où l’homme passe il apporte le danger et la mort.

Cornélius, blessé, avait trébuché d’abord, et Carlos avait attendu, comme si son rival eût dû tomber sur le coup. Mais, intrépide, et d’un mouvement surhumain, van Elven continuait d’avancer, et la large lame de son coutelas jetait des éclairs bleuâtres sous la lumière intense du pôle.

Carlos avait maintenant, lui aussi, tiré son couteau.

— Non, ce n’est pas moi qui vais mourir, lui dit Cornélius, c’est toi!

Les deux hommes, l’un immobile, l’autre marchant devant lui, se heurtèrent brusquement, et, dans un corps à corps sinistre, les armes qu’ils tenaient se croisèrent comme deux dagues sans que ni l’un ni l’autre atteignît la poitrine de son adversaire. Ils se colletaient, haletants, dans une lutte féroce, et chacun d’eux de la pointe de son arme cherchait le cœur de l’autre. Face à face, leurs haleines se mêlant, les yeux dans les yeux, crispés, hurlant, ces deux êtres, plus pareils à des fauves qu’à des hommes, s’insultaient du regard et de la voix, tandis que leurs mains avides se déchiraient à vouloir fouiller du coutelas le corps de l’ennemi.

Carlos voyait d’ailleurs, et avec une joie sauvage, des taches rouges monter au cou de Cornélius; du sang perlait déjà, coulant le long des manches, sur les poils blancs des peaux dont van Elven était couvert.

Ah! Cornélius était livide, Cornélius était blessé, Cornélius allait mourir!...

— Tu ne reverras plus Rotterdam! lui cria Carlos, riant toujours de son rire cruel et fou.

Cornélius redoubla d’énergie sauvage, étreignit puissamment de son bras gauche Carlos, qui ouvrit alors la bouche comme si la respiration lui échappait, et du bras droit leva le coutelas au-dessus du front du capitaine Flink.

Carlos était armé encore, mais le terrible bras de Cornélius l’étreignait à l’étouffer. Il eût pu frapper par derrière; il n’en avait plus la force.

Il se sentait perdu. Hagard, il voyait ce coutelas, ce coutelas levé, étincelant, éclatant, et qui allait tout à l’heure s’enfoncer dans sa chair.

Il fit un effort prodigieux, terrible, et sa face s’abattit sur le visage de Cornélius, mordant la joue de ses dents de fer.

La douleur arracha à van Elven un cri aiguë et d’un bond il essaya de reculer, mais du moins en tenant toujours Carlos Flink étouffant. Son pied glissa sur la glace qui craquait, et alors la même chute, une chute atroce, mortelle au ras de ce gouffre, la chute de ce colletage de deux fureurs, de cette fraternité de la haine, entraîna ces deux êtres saignants et hideux. Carlos et Cornélius se déchirèrent encore au bord de la falaise glacée, se tordant comme deux tigres sur la nappe blanche; puis tout à coup la glace s’affaissant sous leur poids, un plus fort craquement se fit entendre, un bloc, pareil à du cristal, se détacha de la crête qui brillait, et dans l’immensité, sous le ciel bleu, les deux corps enlacés de Cornélius et de Carlos tombèrent, avec un dernier blasphème, dans les flots de la Mer libre qui se fermèrent sur eux avec le bruit profond et sourd de l’eau qui fait un linceul aux cadavres.

Au bord sans fin de la grande mer, dans la solitude gelée, il n’y avait plus rien maintenant que le silence, rien que l’immensité déserte, rien que le mystère et que l’inconnu.

Les oiseaux montaient dans l’air pur avec leurs envergures immenses.

Et qui eût dit que deux hommes étaient venus là, tout à l’heure, jetant sur cet horizon conquis le coup d’œil orgueilleux du triomphe?

Un peu de glace brisée, des traces de pas bientôt effacées, et puis rien!

Encore, toujours, éternellement, la mer tiède continuait à battre ses bords dentelés avec un grand murmure et à dérouler ses flots bleus... La mer, la Mer libre et sans nom, la mer inviolée comme depuis l’éternité!

VII

Quelques années après, lorsque le docteur Kane découvrit à son tour la Mer libre du pôle, il trouva, encore plantée sur la falaise, la hampe d’un drapeau dont le vent avait emporté les couleurs.

C’était le drapeau enfoncé là par Cornélius van Elven, dont les matelots de l’Espérance n’avaient plus eu de Nouvelles — jamais.

L’Espérance et le Saint-James étaient ensemble revenus à Valentia, en Islande, puis l’un à Rotterdam et l’autre à Liverpool, après avoir attendu, celui-ci Carlos Flink, celui-là van Elven.

— Carlos et Cornélius se seront perdus en même temps, disait-on, et perdus sans même savoir qu’ils étaient si rapprochés l’un de l’autre.

Nul ne pouvait soupçonner en effet que la haine de ces deux hommes les avait fait s’entr’égorger ainsi et se perdre, quand ils touchaient l’un et l’autre à leur rêve.

Margaret et Dica, les deux veuves de Cornélius et de Carlos, ont fait élever en commun un monument près du cimetière de Rotterdam. On y lit ces mots dictés par le cœur à celles qui aimaient tant ceux qui se haïrent:

  A deux frères ennemis

réconciliés dans la mort!

Margaret et Dica y vont pleurer toujours, et leurs mains déposent pieusement, auprès du monument de pierre, des bouquets de fleurs, des violettes du pôle.

— Nous les aimions cependant assez pour qu’ils eussent dû ne pas se haïr! songent-elles.

Puis doucement:

— Quelle gloire les attendait pourtant — et le bonheur aussi — s’ils avaient su... s’ils avaient pu oublier! Ah! maudite, maudite soit la haine!

Parfois Dica demande à Margaret:

— Et s’ils n’étaient pas morts cependant?... S’ils revenaient! Oui, s’ils revenaient... un jour?

— J’y pense bien souvent, répond Margaret.

Et ses yeux brillent aussitôt d’une intense joie.

Mais, comme un funèbre écho, le triste refrain de la chanson du mousse lui revient:

Hé! ho! matelot, matelot!

Tu sais bien que la mer lointaine

Ne rend mousse ni capitaine.

Reste auprès des tiens, matelot!

Elle pleure alors et se remet à prier.

IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

L’orthographe et la ponctuation reflètent les moments où le livre a été écrit et ou publié.

 

[Fin de Les Huit Jours du Petit Marquis & Carlos et Cornélius par Jules Arsène Arnaud Claretie]