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Title: Arizona Zone « A » (O.S.S. 117)

Date of first publication: 1959

Author: Jean Bruce (1921-1963)

Date first posted: Apr. 10, 2020

Date last updated: Apr. 10, 2020

Faded Page eBook #20200414

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Chapitre: Premier, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, Epilogue, Notes

{1} 

ARIZONA
ZONE «A»

{2} 

DANS LA MÊME COLLECTION:

O. S. S. 117 N’EST PAS MORT
O. S. S. 117 RÉPOND TOUJOURS
CARTE BLANCHE POUR O. S. S. 117
OMBRES SUR LE BOSPHORE
AFFAIRE Nº 1
BONNE MESURE
UN SARCOPHAGE POUR ISA
O. S. S. 117 TOP SECRET
MEURTRE SUR L’ACROPOLE
INCH ALLAH
TIREZ LES FICELLES
TRAVAIL SANS FILET
DOCUMENTS A VENDRE
HARA-KIRI
DERNIER QUART D’HEURE
CACHE-CACHE AU CACHEMIRE
NOËL POUR UN ESPION
O. S. S. 117 RENTRE DANS LA DANSE
O. S. S. 117 S’EN OCCUPE
O. S. S. 117 VOIT ROUGE
O. S. S. 117 N’EST PAS AVEUGLE
O. S. S. 117 TUE LE TAON
O. S. S. 117 FRANCHIT LE CANAL
FESTIVAL POUR O. S. S. 117
CHINOISERIES POUR O. S. S. 117
PARTIE DE MANILLE POUR O. S. S. 117
PLAN DE BATAILLE POUR O. S. S. 117
ATOUT CŒUR A TOKYO
LE SBIRE DE BIRMANIE
MOCHE COUP A MOSCOU
GACHIS A KARACHI
LES SECRETS FONT LA VALISE
PANIQUE A WAKE
PAN DANS LA LUNE
5 GARS POUR SINGAPOUR
DOUBLE BANG A BANGKOK
DÉLIRE EN IRAN
MÉTAMORPHOSE A FORMOSE
ARIZONA ZONE A
POISSON D’AVRIL
LILA DE CALCUTTA

{3} 


      COLLECTION JEAN BRUCE      

ARIZONA
ZONE «A»
(O.S.S. 117)

par
JEAN BRUCE



PRESSES DE LA CITÉ
PARIS
{4} 


DANS LA MÊME COLLECTION (suite)

O. S. S. 117 A L’ÉCOLE
AGONIE EN PATAGONIE
A TUER
PLEIN GAZ POUR O. S. S. 117
O. S. S. 117 PRÉFÈRE LES ROUSSES
O. S. S. 117 PREND LE MAQUIS
O. S. S. 117? ICI, PARIS
FIDÈLEMENT VOTRE... O. S. S. 117
STRIP TEASE POUR O. S. S. 117
O. S. S. 117 AU LIBAN
LES ESPIONS DU PIRÉE
LES MONSTRES DU HOLY-LOCH (O. S. S. 117)
VALSE VIENNOISE POUR O. S. S. 117
O. S. S. 117 A MEXICO
TACTIQUE ARCTIQUE
DU LEST A L’EST
UN AS DE PLUS A LAS VEGAS

OUVRAGES DE JOSETTE BRUCE

184LES ANGES DE LOS ANGELES
185HALTE A MALTE
186RÉSEAU ZÉRO
187PALMARÈS A PALOMARÊS
188CONGO A GOGO
189O. S. S. 117 CONTRE O. S. S.
190BOUCAN A BUCAREST

© Presses de la Cité, 1959.

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation
réservés pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.
{5}

CHAPITRE PREMIER

HUBERT BONISSEUR

de La Bath arrêta la voiture et regarda, de l’autre côté de la rue, l’austère façade de la Mission. Au-dessus du grand portail noir rébarbatif, une horloge indiquait 3 heures. Le temps était beau. De rares nuages blancs défilaient très haut dans le ciel, à grande vitesse.

Hubert coupa le contact et mit les clés dans sa poche. Mais, il ne pouvait se résoudre à descendre. Une impression de malaise au creux de l’estomac, qui ressemblait fort à de l’angoisse, le paralysait...

Les dernières phrases que lui avait adressées le grand patron à Washington, résonnaient encore à ses oreilles: Hubert, mon vieux garçon, toutes les missions les plus difficiles que vous avez menées à bien jusqu’à ce jour ne sont probablement rien à côté de celle que je vais vous confier maintenant. Je peux me tromper, mais je crois qu’il s’agit de l’affaire la plus... terrifiante dont un service secret ait jamais eu à s’occuper. Soyez prudent, vieux garçon... Soyez TRES{6} prudent!... Mais n’oubliez tout de même pas que chaque seconde peut compter pour notre existence et peut-être pour l’existence de tous les hommes nés sur cette terre.

Après ce beau discours, Hubert avait reçu en communication un dossier «Top secret», numéroté «2 dernier», ce qui signifiait qu’il en existait seulement deux exemplaires, et dont le nom de code était «CRASH». Il avait pris connaissance de ce dossier dans une pièce voisine, avant de le restituer à celui qui le lui avait confié.

C’était bien le dossier le plus étrange et le plus incroyable qui fut jamais passé entre les mains d’Hubert. Lorsqu’il l’avait refermé, il ne savait pas s’il devait rire ou trembler. Il ne le savait toujours pas...

Il tira un petit carnet de sa poche et l’ouvrit à une certaine page en haut de laquelle il avait écrit au crayon, en majuscules: CRASH... En dessous, cinq noms superposés:

Jane PIMA

Kendal B. AMACKER

Terence J. CANFIELD

Louis H. PORTAL

John E. BLYTH

Howard T. HANKS

Il relut une dernière fois ces cinq noms, arracha la page, y mit le feu, puis la réduisit en poudre dans le cendrier du tableau de bord. Après quoi, il prit une profonde inspiration, sortit de la voiture, traversa la chaussée et appuya sur un bouton de cuivre, à droite du grand portail noir.

L’opération CRASH était commencée.

-:-

Jane Pima était une jeune Indienne de dix-huit ans, de la tribu des Navajos. Elle n’était pas jolie, mais la robe sombre et stricte qui lui avait été imposée par les{7} femmes de la Mission lui allait sûrement moins bien que ses vêtements habituels. Elle avait l’air d’une sauvageonne endimanchée.

La surveillante générale regarda Hubert avec réprobation et dit d’un ton pincé:

—Voici Jane. J’ai reçu des ordres pour vous laisser seul avec elle, ce qui est contraire aux règles de cette maison... j’espère que vous n’abuserez pas de la situation!

—Je ne vous promets rien, répliqua Hubert.

Agacée par ce bruit sec, elle eut un haut-le-corps, porta ses doigts tremblants au col de sa robe, soigneusement fermé, et riposta:

—Je vous préviens que je reste à côté!

—Restez si vous voulez, mais n’écoutez pas aux portes.

—Oh! fit-elle.

Hubert la poussa dans la pièce voisine et referma la porte. Debout près de la fenêtre, Jane Pima souriait.

—Vous avez bien fait, approuva-t-elle. C’est une vraie garce!

Hubert comprit que, sans le faire exprès, il avait ainsi gagné la confiance de la jeune fille. Il la rejoignit près de la fenêtre.

—Vous n’êtes pas heureuse, ici, n’est-ce pas?

—Je vais me sauver, répliqua-t-elle. C’est sûr!

—Attendez encore un peu. Je vous dirai quand le moment sera venu... Il faut d’abord que nous tirions cette histoire au clair, afin que vous puissiez rentrer chez vous.

Elle fit la moue, haussa les épaules.

—Je ne sais pas si je rentrerai chez moi... Puis, elle le considéra plus attentivement.

—Vous êtes flic?

—Non, Jane... Mais, je viens de Washington. C’est le gouvernement qui m’envoie.

Elle se figea, de nouveau sur la défensive.{8}

—Vous allez encore me faire raconter mon histoire...

—Oui. Mais, je te promets que ce sera la dernière fois... Il le faut pour tirer cette affaire au clair. Quand ce sera fait, je viendrai peut-être te chercher moi-même pour t’emmener d’ici... Cette surveillante ne me plaît pas du tout. Ça m’embête qu’elle ait des pouvoirs sur toi.

—C’est une garce!

—Je l’ai tout de suite vu... Bon, parle-moi maintenant des Visages Pâles descendus du ciel, veux-tu?

Elle avait employé elle-même cette expression dès ses premières déclarations à la police d’Etat de Flagstaff.

—Quand les as-tu vus pour la première fois?

Elle prit un air de martyre pour répondre:

—On a d’abord vu leurs avions sans ailes qui descendaient du ciel et qui s’enfonçaient dans la terre. L’année dernière, déjà.

—Tu en as vu toi-même?

—Souvent. Surtout la nuit, le jour c’était rare.

—A quoi ressemblaient ces avions sans ailes?

—Ça dépendait... Des fois à des lunes, d’autres fois à des cigares.

—Ils faisaient du bruit?

—Non, pas de bruit.

—Ils produisaient de la lumière?

—Pas tellement. Ça faisait comme ces nouvelles peintures pour la publicité qui brillent quand les phares passent dessus. Et encore, pas toujours...

—Et tu les as toujours vus descendre du ciel pour s’enfoncer dans la terre? Jamais le contraire?

Elle le regarda en haussant les épaules, comme s’il était idiot.

—Si... Des fois, ils sortaient de terre pour monter au ciel. Forcément!

—Bon!... Et que disaient les autres Indiens, dans la Réserve?{9}

—Au début, ils croyaient que c’étaient des fusées tirées par ceux de White Sands[1]... Mais les fusées ne remontent pas quand elles sont tombées.

—Ces avions sans ailes allaient très vite?

—Oh! Oui...

—Tu as déjà vu passer des avions à réaction de l’U. S. Air Force au-dessus de votre réserve?

—Oui. Bien sûr.

—Les avions sans ailes allaient plus vite?

Elle fit une moue plutôt comique et ses épaules remontèrent une fois de plus.

—Peut-être bien.

Hubert n’insista pas. Un garçon l’aurait su. Une fille ne s’intéresse guère à ces questions-là.

—Quand as-tu vu pour la première fois un Visage Pâle descendu du ciel?

—Ça doit faire maintenant dans les trois mois. Papa était parti à la chasse. Il est revenu un soir tout excité et il a réuni aussitôt le Grand Conseil... En principe on doit pas savoir ce qui se passe au Grand Conseil, mais on le sait toujours quand même le lendemain... Y en a qui peuvent jamais tenir leur langue... C’est comme ça qu’on a su que mon père avait annoncé qu’une vieille prophétie faite à notre race allait se réaliser. Des gens venus d’un autre monde étaient arrivés pour refouler les Visages Pâles loin de nos terrains de chasse et nous rendre notre indépendance... On n’était pas beaucoup à le croire, mais quelques jours plus tard, un homme blanc est venu avec papa, dans la nuit. Il a fait un discours...

—Dans quelle langue?

—En anglais. Il a dit que lui et ses frères étaient venus pour libérer notre peuple, mais que nous devions tous garder le secret le plus absolu. Il nous a menacés des pires choses si nous parlions... Quelqu’un lui a demandé de prouver qu’il venait d’un autre{10} monde, alors il a donné des ordres aux chiens sans parler...

Elle semblait trouver cela tout à fait naturel.

—Tu étais là quand c’est arrivé?

—Oui. Je l’ai vu. Les chiens lui obéissaient, mais il ne parlait pas. On n’entendait rien.

—Ne portait-il pas à sa bouche un sifflet silencieux?

—Non. Il leur donnait des ordres avec son esprit et les chiens l’entendaient.

—Est-ce que les hommes de ta tribu ont été convaincus?

—Pas encore. Mais, pour finir, l’homme blanc leur a demandé de former un large cercle autour de lui et de se tenir les mains. Mon père aussi s’est éloigné. Alors, on a entendu un drôle de bruit, comme le sifflement du vent, l’hiver, dans certains rochers du Canyon, et puis un gros nuage noir est tombé sur nous. Tout le monde avait peur. Quand le nuage est parti, l’homme blanc n’était plus là... et il ne pouvait pourtant pas avoir traversé la ligne de nos frères qui se tenaient la main.

Hubert mit un doigt sur ses lèvres et marcha sans bruit jusqu’à la porte du parloir qu’il ouvrit brusquement. La Surveillante Générale était là, pliée en deux, dans une position grotesque, l’oreille à hauteur de la serrure. Elle se redressa, cramoisie, muette de saisissement.

—Oh! La vilaine! s’exclama Hubert.

Il referma sans plus attendre. Un bruit de pas précipités lui apprit que la femme se sauvait. Il revint vers Jane Pima qui se tordait de rire. Lorsqu’elle fut calmée, Hubert reprit:

—C’est la seule fois que tu as vu cet homme blanc venu du ciel?

—Oui.

—Comment était-il fait?

—Comme vous. Il était grand et mince...{11}

—Ses cheveux? Quelle couleur?

—Je ne sais pas. C’était la nuit et je ne me suis guère approchée.

—Quand il parlait, il avait un accent?

—Non, il parlait comme vous.

—Comment était-il habillé?

—Je ne sais pas. Je n’ai pas fait attention...

—Bon. Que s’est-il passé ensuite?

—Mon père partait seul quelquefois et il nous disait qu’il allait voir les hommes blancs venus du ciel.

—Il savait donc où ils habitaient?

—Oui, mais c’était un secret.

—Il restait parti longtemps quand il allait les voir?

—Toute la nuit.

—Il allait comment? En voiture?

—Oui, en voiture.

—Quel genre de voiture?

—La sienne. Une Willys Overland, c’est ça?

—Une jeep carrossée en conduite intérieure?

—Oui.

—Il partait dans quelle direction? Le nord, le sud?

—Vers le soleil levant, mais cela ne veut rien dire. S’il ne voulait pas qu’on sache où il allait, il devait brouiller la piste...

—Que vous disait-il, au retour?

—Que le moment approchait et qu’il serait un grand chef, qu’il prendrait la place d’Eisenhower et que nous serions peut-être obligés de quitter la Réserve pour aller nous installer à Washington...

—Il n’a pas un peu la folie des grandeurs, ton père?

—C’est un homme de l’ancien temps. Il déteste les Visages Pâles et croit aux vieilles prophéties...

—Et toi?

Elle sourit, haussa les épaules.

—Oh! moi... Je m’en fiche.{12}

—Pourquoi t’es-tu sauvée?

—Mon père voulait me donner comme femme à un homme venu du ciel. Je n’ai pas voulu.

—Pourquoi n’as-tu pas voulu?

Elle fit une moue.

—Je ne sais pas. Je n’ai pas voulu...

—Est-ce que d’autres filles Navajo avaient été données aux hommes venus du ciel?

—Oui. Sept avant moi...

—Toi, tu n’y as pas été.

—Je me suis sauvée.

Elle avait pris un cheval et galopé toute la nuit jusqu’à Flagstaff où elle s’était réfugiée au siège de la police d’Etat. La tribu de son père vivait dans la grande Réserve Navajo, à l’ouest de Tuba City, dans le Désert Peint[2]. Elle avait donc couvert plus de 60 kilomètres sur son cheval cette nuit-là.

—Comment les autres sont-elles parties?

—Mon père les emmenait.

—Que disaient les parents?

—Mon père leur donnait de l’argent et leur promettait de belles situations dans le futur gouvernement navajo...{13}

CHAPITRE II

DE PHŒNIX, UN

avion avait amené Hubert au «Grand Canyon Airport». Là, il prit un taxi pour franchir les 30 kilomètres qui le séparaient encore du parc national. Son entretien avec la jeune Indienne l’avait laissé rêveur. L’histoire qu’il avait entendue dans le parloir de la Mission pouvait n’être que le fruit de l’imagination débordante d’une adolescente à l’âge ingrat. L’interrogatoire du père aurait pu tout ramener à des proportions normales...

Mais, le témoignage de Jane Pima n’avait été que le point de départ du dossier «Crash». D’autres étaient venus s’y ajouter, apportant des pierres au terrifiant édifice... Le témoignage de Kendal B. Amacker, par exemple...

Le taxi s’arrêta. Ils étaient à l’entrée du parc. Hubert donna un dollar et reçut en échange un ticket et un guide dépliant contenant un plan sommaire. Ils repartirent. La route, large et bien entretenue s’enfonçait en une large courbe à travers la forêt de sapins. De grands panneaux recommandaient aux visiteurs{14} de ne pas écraser les cerfs, et aussi de ne pas leur donner à manger...

Ils atteignirent Mather Point. De nombreuses automobiles étaient rangées sur le parking, entre la route et le précipice. Le chauffeur demanda si Hubert voulait s’arrêter pour admirer la vue. Hubert refusa. Il connaissait le Grand Canyon depuis longtemps et il avait d’autres chats à fouetter.

Ils dépassèrent le carrefour de Yavapai Point, puis la station-service, et arrivèrent au village. Un train était en gare. Des touristes s’entassaient dans un car, devant l’El Tovar Hotel. Hubert fit arrêter le taxi sur le parking central, en face Bright Angel Lodge.

—Attendez-moi ici, dit-il au chauffeur.

Il monta l’escalier, au flanc du petit mur, et marcha sous les pins, entre les cabines, en direction du canyon. Il y fut rapidement et s’arrêta, frappé d’émerveillement devant l’extraordinaire spectacle...

C’était en fin d’après-midi et les rayons obliques du soleil tiraient des prodigieuses murailles une somptueuse symphonie de bleus, de roses, d’ocres et de mauves. Hubert perdit là quelques minutes. Il connaissait à peu près tous les sites les plus réputés dans le monde entier, mais le Grand Canyon restait toujours celui qui lui procurait la plus forte émotion...

Des gens approchaient, toute une famille bardée de caméras et claironnant bien haut leur abominable accent texan. Hubert s’engagea dans le sentier muletier qui descendait au flanc du ravin. Cent mètres plus loin, il arriva devant une maison de bois accrochée au bord du précipice. Une grande pancarte au-dessus de la porte annonçait:

AMACKER STUDIO
Photo—Post Cards—Curios
Souvenirs

Hubert entra. La porte était grande ouverte. Une{15} demi-douzaine de Bobby-soxers[3] s’était abattue comme un vol de pies sur un tourniquet de cartes postales. Une vieille dame chaussée de souliers ferrés et armée d’une canne à pointe examinait d’un œil critique des photographies fraîchement tirées. Le maître des lieux, un petit homme roux au visage marqué de taches de rousseur, regarda entrer Hubert.

—Etes-vous Kendal Amacker? demanda celui-ci.

—Je suis. Pourquoi?

—Mon nom est Roswell, reprit Hubert, M. Hobbs a dû vous avertir de ma visite.

—Oh! Parfaitement, monsieur Roswell. Je vous attendais...

Il n’avait pas l’air spécialement ravi. Il regarda autour de lui, visiblement indécis, puis ouvrit une porte au fond de la boutique et cria:

—Georgia!... Georgia!

Quelques instants plus tard, la réponse arriva:

—Oui!... Qu’est-ce que tu veux encore?

Une voix de femme, plutôt acidulée.

—Viens me remplacer, il faut que je sorte...

—Impossible!

Amacker serra les poings et devint rouge. Il regarda Hubert, puis la vieille dame qui l’observait. A ce moment, les gamines firent tomber le tourniquet et les cartes postales se répandirent sur le parquet. Amacker jura entre ses dents, puis disparut, refermant la porte derrière lui. Des éclats de voix, puis des claques sonores se firent entendre. Quelques instants plus tard, Amacker reparut, poussant devant lui une créature aussi rousse que lui, aux yeux verts flamboyants, vêtue d’un robe outrageusement décolletée sur une poitrine mansfeldienne, et qui s’affairait rageusement à rabattre sa jupe sur son derrière.

—Reste ici jusqu’à ce que je revienne, ordonna le terrible petit homme.{16}

Puis il marcha vers la sortie.

—Venez, dit-il à Hubert en passant.

Ils se retrouvèrent dehors. La famille du Texas arrivait à grand bruit. Ils la laissèrent passer.

—Vous savez y faire avec les femmes, apprécia Hubert.

—Georgia n’est bonne qu’au lit, répliqua le rouquin. Moi, je prétends qu’il y a temps pour tout.

—Vous avez mille fois raison. Ce n’est pas au lit que l’on peut faire fortune...

—A moins d’en faire le commerce. Georgia vaudrait de l’or... Mais, ce n’est pas mon genre.

Ils remontèrent au bord du plateau et cherchèrent un endroit tranquille. Ils s’assirent finalement sur un vieux banc de bois, au bord du gouffre. Une grosse chaîne tendue à quelque 50 centimètres du sol entre des poteaux de ciment faisait office de garde-fou. A cette hauteur, pensa Hubert, elle devait être plus dangereuse qu’efficace. Il regarda le fond du canyon à 1000 ou 1500 mètres au-dessous, où coulait, invisible, le Colorado.

—Vous connaissez le but de ma visite? demanda-t-il à mi-voix.

—Sûr!... Et je peux vous dire tout de suite que je regrette d’avoir raconté cette histoire. J’aurais mieux fait de tenir ma langue.

—C’est la dernière fois que vous la raconterez, promit Hubert.

—On l’a mise noir sur blanc et on me l’a fait signer...

—Je l’ai vue, mais je veux l’entendre de votre bouche. Un rapport écrit ne vaut jamais un rapport verbal. Les intonations n’y sont pas et on ne peut pas poser de questions s’il vous en vient à l’esprit.

—O.K.! dit Amacker avec résignation. Allons-y...

—Je vous écoute.

—C’est arrivé y a un mois, jour pour jour. J’avais été à Flagstaff avec ma voiture et je ne sais pas{17} quelle idée m’a pris de rentrer par Cameron au lieu de passer par Williams. Ça faisait 20 bons milles[4] de plus et la route est loin d’être aussi bonne... Je crois d’ailleurs que c’est à cause de la route. Ils ont refait la 64, entre ici et Cameron, et je voulais voir où ça en était. C’était tout en virages avant et ils ont percé tout droit à travers la forêt...

—Bon, approuva Hubert. Vous êtes donc revenu par Cameron...

—Oui, j’étais parti assez tard de Flagstaff et je m’étais arrêté pour boire un café au Gray Mountain Trading Post. Je ne sais pas si vous connaissez. D’un côté de la route, il y a un motel, très bien, et de l’autre un drugstore avec un restaurant. C’est un endroit bien isolé, exposé à tous les vents sur le haut plateau... Y a aussi des pompes à essence, bien sûr, et j’y avais fait mon plein. Bref, quand je suis reparti, il faisait nuit. Peut-être bien qu’il était dans les neuf heures... Et j’avais 65 milles à faire...

Ils entendirent marcher derrière et se retournèrent. C’était un couple d’amoureux, trop occupés d’eux-mêmes pour entendre ce qui ne les concernait pas. Kendal Amacker reprit en baissant un peu plus la voix:

—Sur ces 65 milles-là, on ne rencontre pas une maison, rien. C’est d’abord le désert, puis la forêt. Tout s’est bien passé au début. Juste avant Cameron, j’ai pris à gauche la 64, et c’est là que j’ai crevé la première fois... Le pneu arrière gauche. J’étais à cinq ou six milles de Cameron, pas plus, et j’aurais dû retourner pour faire réparer. Mais j’avais pas crevé depuis longtemps et j’ai pensé qu’il y avait bien peu de chances pour que ça m’arrive encore dans la même soirée. Je suis donc reparti après avoir changé de roue. Un quart d’heure après, j’approchais de Desert View, voilà que je recrève sur un bout de route en{18} rechargement. Cette fois, j’étais cuit. J’ai rangé la voiture sur le bas-côté et je suis parti à pied. Je savais qu’il y avait un terrain de camping à cinq milles de là et j’espérais y trouver du secours, au moins la possibilité d’y passer la nuit...

Hubert écoutait avec patience ce long préambule. Il ne voulait pas interrompre son interlocuteur qui semblait avoir la tête près du bonnet et qui aurait pu prendre la mouche.

—Je marchais pas depuis longtemps quand j’aperçois les phares d’une voiture qui sortait de la forêt. Pensez si ça m’a fait plaisir!... Je m’arrête pour attendre. Et, tout d’un coup, plus rien.

A quelques mètres des deux hommes, un pivert attaquait le tronc vermoulu d’un arbre mort qui dressait ses branches nues sur un fond de ciel bleu et blanc.

—J’ai trouvé ça bizarre. Je suis reparti... Et un demi-mille plus loin, j’ai vu cette voiture tous feux éteints, qui semblait attendre quelqu’un.

—Vous vous êtes approché très près?

Kendal Amacker chercha autour de lui, puis montra un éperon rocheux qui surplombait le précipice à cinquante mètres de là.

—Loin comme d’ici là-bas. Il faisait plutôt noir. Je me suis planqué derrière un arbre avec l’idée que c’était peut-être bien des braconniers... Je suis resté là sans bouger peut-être cinq, dix minutes... Comment savoir? Quand on est comme ça, le temps est bien plus long... Et puis, tout d’un coup, j’ai entendu...

A ce souvenir, Kendal Amacker pâlit et déglutit avec peine.

—Vous avez entendu quoi?

—Une espèce de sifflement... Ça m’a fait penser au bruit du vent dans les rochers, quand la tempête souffle dans le canyon. C’était ce bruit-là, mais beaucoup moins fort, comme si j’avais eu du coton dans les oreilles... Seulement, y avait pas un brin de vent.{19} Les feuilles étaient aussi immobiles que les pierres qui sont sous vos pieds. Alors, j’ai levé la tête et j’ai vu...

Hubert observait son interlocuteur qui semblait éprouver une grande frayeur rétrospective.

—Vous avez vu quoi?

Amacker passa une main tremblante sur son visage défait.

—C’était rond, c’était gros comme une maison et c’était verdouillant...

—Verdâtre?

—Oui. On aurait dit que ça dégageait une lumière... verdâtre. Une lumière qui n’éclairait pas... C’était si près que j’ai cru que ça allait me tomber sur la tête...

—Ça descendait ou c’était immobile?

—Je crois que c’était immobile quand j’ai regardé pour la première fois, et puis ça s’est mis à descendre... J’ai pas honte de le dire, j’ai pissé dans ma culotte et j’avais les jambes si molles que je suis tombé sur le cul...

—Quand ça s’est mis à descendre, est-ce que le bruit a augmenté?

—Oui, je crois bien... Ça descendait doucement, hein! Très doucement!... Et puis, ça s’est arrêté à un mètre au-dessus de la route. J’ai eu l’impression que ça bougeait dessous... Pas longtemps. Le truc s’est mis à remonter, d’abord sans se presser, puis à une vitesse folle. Bzout! Il avait disparu.

—Avec beaucoup de bruit?

—Non. Pas plus qu’avant.

—Et alors?

—Alors, j’ai de nouveau regardé sur la route. Il y avait trois hommes. Ils sont montés dans la voiture. Je me suis mis à plat ventre dans les broussailles. Les phares se sont rallumés et la voiture a démarré en direction de Cameron. Ils sont passés juste devant mon nez et j’ai de nouveau vu les trois hommes...{20}

—Vous êtes sûr que c’était des hommes.

—Oui. Le second coup, je pouvais pas me tromper. Ils avaient la tête... nette, avec des cheveux coupés court. Une chevelure de femme, ça fait pas pareil.

—Certaines femmes ont les cheveux plaqués.

—C’est pas pareil.

Hubert n’insista plus.

—Vous avez identifié la voiture?

—J’ai pas relevé le numéro, je voyais pas assez clair...

—La marque, la couleur...

—Elle devait être noire et, à mon avis, c’était une Mercury. Mais, je peux me tromper...

—Cela ne pouvait pas être une Willys Overland?

—Sûrement pas. Une Mercury ou une Willys, c’est tout de même pas la même chose.

Ils restèrent silencieux un instant. Hubert regardait l’extraordinaire panorama, sans le voir. Il demanda:

—A votre avis, c’était quoi?

—Le truc?... Une soucoupe volante, sûrement.

—Vous savez que nous fabriquons actuellement des engins qui ressemblent bougrement à l’idée que les gens se font d’une soucoupe volante...

—Je sais. Je suis abonné à Popular Mechanic... Et je ne crois pas qu’on fabrique actuellement sur cette terre des engins comme ça avec des moteurs pratiquement silencieux. Et il y avait cette lumière. C’était une lumière...

Il chercha longtemps le mot, puis le trouva:

—Une lumière hideuse.{21}

CHAPITRE III

LE CHAUFFEUR DE

taxi ayant refusé la course qu’il lui proposait, Hubert se fit conduire au garage et loua une voiture sans chauffeur. Il quitta le village de Grand Canyon vers sept heures, alors que le soleil était déjà très bas sur l’horizon.

Il prit la route 64, en direction de Cameron. Jusqu’à Grand View Point, il rencontra ou dépassa quelques voitures de touristes. Après, ce fut fini. Déserte, la route s’enfonçait au cœur des sapins, une route récemment refaite, avec d’anciens tronçons partant dans tous les sens.

Il atteignit Desert View au soleil couchant. Le désert peint flamboyait de mille couleurs merveilleuses. Il amorça la descente vers le petit Colorado, laissant la forêt derrière lui...

Il avait dépassé l’endroit où Kendal Amacker avait vu cet engin mystérieux qu’il appelait une soucoupe volante, que Jane Pima appelait un avion sans ailes, et que les officiels de Washington camouflaient sous{22} les modestes initiales de «U.F.O.»[5] Kendal Amacker était sans aucun doute sincère. D’autre part, il était photographe et les photographes savent regarder. On pouvait donc ajouter foi à son témoignage, dans une certaine mesure...

La nuit était tombée sur le désert lorsque Hubert aperçut le premier grand panneau publicitaire annonçant un motel tout confort à 15 milles de là, sur la branche sud de la «89», en direction de Flagstaff. C’était un panneau peint avec de la peinture phosphorescente, cette peinture que Jane Pima avait donnée comme point de comparaison pour décrire la lumière dégagée par les avions sans ailes des hommes blancs venus du ciel.

Il atteignit Gray Mountain Trading Post vers huit heures et demie et reconnut les installations décrites par Amacker. A gauche, assez en retrait, un motel d’apparence cossue avec un porche le coupant au centre près du bureau. A droite, un drugstore avec des pompes à essence.

Il engagea sa voiture sur le terre-plein gravillonné qui s’étendait devant le motel, freina, coupa le contact et descendit. Il fut aussitôt surpris par la température, plus que fraîche, et se souvint que l’altitude moyenne de ce haut plateau devait se situer aux alentours de 2000 mètres.

Des projecteurs éclairaient la route et le terrain, entre le motel et le drugstore. Au-delà, c’était l’obscurité et le désert.

Hubert pénétra dans le bureau. Un homme mince, avec des cheveux blancs bien qu’il n’eût certainement pas dépassé la cinquantaine, vint au-devant de lui.

—Bonsoir.

—Bonsoir, répliqua Hubert. Avez-vous une cabine?{23}

—Vous êtes seul?

—Oui.

—Je peux vous donner le 6. Derrière...

—Rien devant?

—Complet devant.

—Je prends le 6.

—Voulez-vous voir avant?

—Inutile.

—C’est six dollars.

Hubert sortit son portefeuille, compta six dollars sur le bureau. L’homme ouvrit le registre de police et le posa devant Hubert qui inscrivit: John R. Lewis, Ingénieur, 438 Beverly Bd, Los Angeles-Cal.

L’homme lui donna une clé.

—Vous passez sous le porche, expliqua-t-il. C’est dans le bâtiment à droite. Vous ne pouvez pas vous tromper...

Hubert prit la clé, remercia.

—Si vous désirez de la lecture, je peux vous prêter des romans policiers, reprit l’homme.

—Merci, vous êtes très gentil.

Hubert sortit, rejoignit sa voiture, prit le volant et passa doucement sous le porche bien éclairé. Droit devant: le désert. Mais, à droite, un bâtiment s’allongeait perpendiculairement à la construction principale. Hubert conduisit la voiture jusque-là, trouva le numéro 6, recula pour placer les roues arrière contre le trottoir, descendit, ouvrit la porte et alluma. C’était une grande pièce, très bien meublée, de conception ultra-moderne. Hubert prit sa petite valise dans la malle de la voiture et entra dans la chambre. Près de la salle de bains, encastrée dans le mur, se trouvait un thermostat d’ambiance. Hubert le régla sur 72 degrés Farenheit[6]. Puis, il se lava les{24} mains, se passa un peu d’eau sur le visage, s’essuya, resserra son nœud de cravate.

Terence J. Canfield, le troisième de la liste, devait le rejoindre là, au Gray Mountain Trading Post. Aucune heure n’ayant été précisée, Hubert décida d’aller dîner.

Quelques voitures étaient arrêtées devant le drugstore, de l’autre côté de la «Tuba Star Route». Hubert entra dans le magasin. On y vendait de tout, de l’épicerie et des souvenirs indiens. Une jeune femme blonde cessa d’essuyer le distributeur automatique de timbres-poste pour demander à Hubert ce qu’il désirait.

—Avant d’entrer, répliqua-t-il, je désirais manger. Maintenant que je vous vois, je crois bien que...

Elle se mit à rire et l’interrompit.

—Allez d’abord manger et prenez le temps de réfléchir. C’est par ici...

—Déjà, je ne peux rien vous refuser, conclut Hubert en passant dans la salle de restaurant.

Une famille d’Indiens enveloppés dans des couvertures occupait les tabourets devant le comptoir qui s’étendait à gauche. Ils mangeaient silencieusement des sandwiches en buvant de la bière. Au fond de la salle, quatre cow-boys en chemises à carreaux, pantalons collants, demi-bottes de cuir, coiffés de larges «Stetsons» blancs, jouaient aux cartes en menant grand bruit.

Hubert s’assit à l’écart. Un garçon à la mine ahurie sortit de derrière le comptoir et approcha. Hubert commanda un steak de 16 onces[7], avec une salade de laitue et du café glacé.

Il termina vers neuf heures et demie et demanda la note qui se montait à 3,50 dollars. Il paya et quitta le restaurant. Les Indiens étaient toujours là,{25} buvant toujours de la bière. Les cow-boys jouaient toujours aux cartes.

La jolie blonde continuait de faire le ménage dans le magasin.

—Ça va mieux? questionna-t-elle avec malice.

—Un peu...

—Je vous vends une poupée? Une petite Navajo, ou une petite Hopi... Il ne me reste plus d’Apaches, je regrette.

—Une seule poupée m’intéresse ici, répondit Hubert.

Elle comprit et riposta sans se fâcher.

—Cette poupée-là n’est pas à vendre.

—Alors, qu’elle se donne.

—Pour quelle raison?

Hubert se gratta pensivement la pointe du menton.

—Je vais réfléchir à ça, promit-il.

—C’est ça, quand vous aurez trouvé, venez me le dire.

Il lui souhaita une bonne nuit et sortit. Un vent aigre soufflait du nord, chargé de sable. Le ciel était plein d’étoiles extraordinairement brillantes. Loin vers le sud, les phares d’une automobile se déplaçaient lentement. Hubert traversa la route et regagna sa chambre, côté désert. Un homme attendait devant la porte, appuyé des fesses contre la malle de la voiture et fumant un cigare mexicain qui empuantissait l’atmosphère.

—Bonne nuit, dit Hubert en se tenant sur ses gardes. On prend le frais?

—Etes-vous John Lewis? questionna l’homme qui portait lui aussi un «ten-gallon hat»[8].

—Oui, réplique Hubert, John Lewis, de Los Angeles. Et je suppose que vous êtes Terence Canfield, le Shérif.{26}

L’homme souleva la plaque étoilée qui brillait faiblement sur sa poitrine et toucha de l’autre main le «38 Special Police» suspendu contre sa hanche droite dans un Holster de ceinture.

—Je suis Terence Canfield, le Shérif, approuva-t-il d’un ton grave.

—Nous restons là?

—Je voudrais vous montrer l’endroit, si ça ne vous dérange pas. Et nous serons plus tranquilles dans une voiture... Les murs de ces motels sont bien minces.

—Alors, prenons la mienne, dit Hubert. Elle est sûrement moins voyante que la vôtre.

Ils montèrent. Hubert lança le moteur et démarra doucement.

—Vers le nord ou vers le sud? questionna-t-il.

—Sud.

Ils passèrent sous le porche, rejoignirent la route et prirent à gauche.

—C’est loin?

—6 milles, exactement.

Le Shérif Canfield envoya sur la banquette arrière son «Stetson» qui le gênait. Hubert appuya sur l’accélérateur et la voiture bondit, laissant derrière les lumières du motel.

—J’ai lu votre rapport, reprit Hubert. Mais je préférerais que vous me racontiez l’affaire de vive voix, depuis le commencement...

—Comme vous voudrez... Ça fera trois semaines après-demain. Je revenais de visiter quelques campements d’Indiens Hopi... De la routine... Je m’étais arrêté pour boire une bière au Gray Mountain Trading Post, lorsqu’un automobiliste est arrivé en disant qu’il venait de voir un accident sur la route, un camion qui avait embouti une voiture de tourisme. D’après lui, le chauffeur du camion et les deux occupants de la voiture étaient tous morts...

—C’était la nuit? demanda Hubert.{27}

—A peu près cette heure-ci... Comme j’étais là, je me suis chargé de l’affaire et j’ai foncé, emmenant avec moi trois gauchos du coin pour me donner un coup de main. On n’a sûrement pas mis plus de trois minutes pour arriver. La route est toute droite et j’avais mis la sirène, avec toute la sauce. Le chauffeur du camion avait dû s’endormir au volant. Il s’était laissé déporter à gauche et avait embouti la voiture de plein fouet. Quand on est arrivé, le camionneur était mort, et aussi le conducteur de la voiture. Le troisième avait disparu...

Un lièvre traversa la route en bondissant dans la lumière des phares et le Shérif s’interrompit un instant pour le regarder. Il reprit:

—J’ai oublié de vous dire que j’avais mon chien, Horace, un policier dressé que j’emmène toujours avec moi dans mes tournées. Je l’ai mis sur la piste et je lui ai dit de chercher. Il est parti... Deux ou trois minutes plus tard, comme il ne revenait plus, je l’ai rappelé avec mon sifflet à ultra-sons. Vous devez connaître ça, c’est ce qu’on appelle le sifflet silencieux parce que l’oreille humaine ne peut pas l’entendre. Mais les chiens l’entendent parfaitement.

—Je sais, dit Hubert.

—D’habitude, Horace obéit tout de suite au rappel. Cette fois, il n’est pas revenu. Alors, avec ma lampe torche, j’ai suivi les traces dans le sable. Quelqu’un s’était traîné sur le sol en s’éloignant de la route...

—Il y avait du sang?

—Oui, mais pas beaucoup. Toujours est-il que j’étais à vingt mètres de la route quand on m’a tiré dessus... J’ai éteint ma lampe et je me suis jeté à plat ventre. Les trois gars qu’étaient avec moi ont éteint les phares de la voiture et se sont planqués. Ils n’étaient pas armés et ils ne pouvaient guère m’être utiles...{28}

—Le coup de feu vous a paru provenir d’une arme connue?

—Je donnerais ma main à couper que c’était un «38 Special Police». C’est une arme que je connais bien et la voix m’en est familière...

—Donc, jusque-là, rien d’extraordinaire.

—Rien. Je pensais que les occupants de la voiture étaient des gangsters recherchés par la police. Quelquefois, après un coup dur, y en a qui viennent se planquer quelque temps dans le désert...

—Après, qu’est-ce que vous avez fait?

—J’avais vu d’où était parti le coup, j’ai donc amorcé un mouvement tournant pour essayer de prendre le type à revers. Mais, mon chien continuait à me tracasser. Si le type était si près, je ne comprenais pas que Horace ne lui soit pas déjà tombé dessus... Je l’ai de nouveau appelé avec mon sifflet et Bang!... Une balle qui me passe juste au-dessus de la tête! J’ai trouvé ça drôle. Je me suis encore avancé d’une douzaine de yards et re-coup de sifflet... Et re-bang! Une autre balle qui me frôle le crâne. Comme si le type avait non seulement entendu, mais que ça lui ait servi en plus à me localiser exactement...

—Il vous voyait peut-être, suggéra Hubert.

—Ecoutez, répliqua le Shérif, j’ai une vue épatante. Dix dixièmes, on fait pas mieux. Et moi, je le voyais pas...

—Votre sifflet devait briller quand vous le portiez à votre bouche. Ça pouvait être suffisant...

—Mon sifflet est peint en noir, justement à cause de ça... Arrêtez, c’est là.

Hubert freina et rangea la voiture sur le bas-côté droit. Ils descendirent et traversèrent la route. Le Shérif Canfield alluma une lampe torche. Ils regardèrent les traces de l’accident encore visibles sur la chaussée et sur la berme. Le vent avait pris de la force et soulevait le sable du désert. Hubert fris{29}sonna et regretta de n’avoir pas mis un pull sous sa veste.

—Quatre fois, j’ai sifflé, reprit le Shérif, et quatre fois j’ai failli me faire tuer. Après ça, la moutarde m’est montée au nez et j’ai riposté. J’avais peur de toucher Horace, mais je pouvais tout de même pas me laisser canarder comme ça sans répondre...

Ils s’étaient engagés sur le sable. Des lapins, des rats, dérangés dans leur sommeil, fuyaient entre les cactus et les sauges dans la lumière de la torche.

Le Shérif contourna un arbre de Judée qui avait l’air d’un épouvantail et enchaîna:

—Et puis... c’est arrivé. J’ai d’abord senti comme un malaise au creux de l’estomac... Et j’ai entendu le sifflement...

Il s’immobilisa et porta sa main libre à sa poitrine. Hubert questionna:

—A quoi ressemblait ce sifflement?

—Quelquefois, le vent fait le même bruit autour des mesas[9]. Mais, je savais bien que c’était pas le vent. J’ai levé la tête et j’ai vu un énorme machin à 10 ou 20 mètres au-dessus... C’était rond et vaguement lumineux...

—Quelle couleur?

Hubert entendit le Shérif déglutir avec peine.

—Difficile à dire. C’était plutôt vert, mais pas franchement... Une sale couleur, vous pouvez m’en croire. Ça vous donnait envie de vomir...

—Vous l’avez vue longtemps?

—Sûrement pas. Deux, trois secondes... pas plus. Horace était revenu et gueulait à mes pieds, les oreilles couchées, malade de frousse. Et moi je ne valais guère mieux. Le temps de regarder mon chien et un épais brouillard noir s’est abattu sur nous. Je n’osais plus bouger.{30}

—Vous auriez pu bouger si vous l’aviez voulu?

—Je crois que j’aurais pu, mais je n’ai pas essayé. J’avais la certitude que la seule chance que je possédais de m’en tirer était de rester aussi raide qu’un saguero[10].

Il repartit, parcourut une dizaine de mètres, s’orienta par rapport à la route et précisa:

—J’étais là, à quelque chose près, et le type avait tiré de là-bas pour la dernière fois...

Il braqua sa lampe dans la direction indiquée. Hubert aperçut les restes d’un arbre de Judée aplati comme par un formidable coup de massue...

—Je suis sûr que c’est c’t engin qui a écrasé ce saguéro, dit le shérif. J’en donnerais ma main à couper.

—Le brouillard noir avait-il une odeur? demanda Hubert.

—On m’a déjà posé la question... Et je sais pas si c’était l’engin ou le brouillard qui sentait ça... Comment vous dire? Est-ce qu’on vous a déjà soigné des dents à l’ozone chez le dentiste?... Eh bien, ça sentait comme ça, à peu près. Mais je peux pas vous dire si c’était l’engin ou le brouillard.

—Ça a duré longtemps?

—Peut-être une minute, peut-être une heure, j’en sais plus rien. J’ai trouvé ça une éternité sur le coup.

—A quoi pensiez-vous?

—A rien. J’avais bien trop la trouille.

—Excusez-moi de vous demander ça, il n’y a pas de déshonneur dans de pareilles circonstances... Avez-vous mouillé votre pantalon?

Un silence. Hubert clignait des yeux. Le sable soulevé par le vent lui piquait le visage. Le Shérif Canfield répondit enfin, à voix presque basse:

—Oui, monsieur... Vous me posez la question je{31} vous réponds oui. Mais, je ne m’en suis aperçu qu’après, quand le brouillard a disparu...

—Il a disparu comment?

—Comme aspiré par le haut. Je crois que c’est l’engin qui l’a entraîné avec lui. D’un seul coup, tout est revenu comme avant. Horace s’est mis à aboyer le nez en l’air. Je me suis relevé et j’ai rallumé ma lampe...

—C’était imprudent, non?

—Après réflexion, oui... Mais, j’avais besoin de voir le sable et les cactus et les mesquites. Et puis, j’étais sûr qu’il y avait plus personne...

Il s’interrompit pour allumer un de ses affreux cigares, ce qui lui prit du temps à cause du vent.

—Le type qui m’avait tiré dessus s’était envolé. Je l’ai cherché partout sans le retrouver et Horace marquait l’arrêt à la place où il avait été. Mais ce n’était pas tout: le cadavre que j’avais vu sur le volant, dans les débris de la voiture, avait disparu lui aussi et les trois gars qu’étaient autour n’avaient rien vu.

Ils revinrent vers la route.

—Qu’est-ce que vous avez fait?

—J’ai d’abord fait jurer aux trois gars de jamais répéter à personne ce qu’ils avaient vu.

—Ils avaient vu la même chose que vous?

Le Shérif Canfield se vexa.

—Vous croyez que je divague.

—Non. Mais, en tant que Shérif vous devez savoir quelles différences il peut y avoir entre les récits de plusieurs témoins ayant assisté au même événement.

—Je sais. Mais ils avaient vu la même chose que moi. Je le leur ai demandé pour être sûr que j’avais pas eu une hallucination...

—Vous avez bien fait. La voiture, ou ce qu’il en restait, vous l’avez enlevée tout de suite?

—Je suis resté là et j’ai envoyé les gars chercher{32} une dépanneuse. On a emmené la carcasse à Flagstaff, au siège de la police d’Etat. Cette voiture avait été achetée deux mois plus tôt à Tucson par un certain Harry Burroughs, né le 3 février 1924 à Kalispell, dans l’Etat de Montana... Mais personne de ce nom-là n’est né ce jour-là dans ce pays-là.

Ils étaient sur la route. Poussé par le vent, le sable glissait en nappe mince sur la chaussée.

—Les types du laboratoire de la police d’Etat ont passé la voiture au crible, bien entendu...

Terence Canfield laissa tomber son cigare à demi consumé, puis l’écrasa sous la semelle de sa chaussure, d’un lent mouvement rotatif.

—Oui, répliqua-t-il enfin d’une voix blanche. Ils ont passé la voiture au crible... Les empreintes qu’ils ont relevées n’étaient pas des empreintes humaines et le sang qu’ils ont analysé n’appartenait à aucun groupe connu sur cette terre...{33}

CHAPITRE IV

UNE CHOSE EST DE

lire un rapport, une autre chose est d’entendre le récit d’un témoin sur les lieux mêmes de l’événement. Hubert, ayant ramené le Shérif Canfield au Gray Mountain Tradding Post, sentit qu’il ne pourrait pas dormir. Une hâte fébrile s’était emparée de lui. Il se souvint de la dernière phrase prononcée par le grand patron de la «C. I. A.» lui remettant le dossier «Crash»: chaque seconde peut compter pour notre existence et peut-être pour l’existence de tous les hommes nés sur cette terre.

Il récupéra sa valise et prit la route de Flagstaff. Malgré l’heure tardive, il se rendit à la police d’Etat et put joindre Louis W. Portal, le chef du laboratoire qui avait examiné les débris de la voiture accidentée sur la «Tuba Star Route».

Louis W. Portal était un homme mince et distingué, avec des cheveux noirs soigneusement lissés et des lunettes à monture d’or. Il confirma ce que savait déjà Hubert concernant les empreintes des mystérieux{34} individus et l’analyse du sang. Il précisa même un détail important au sujet de ce sang qui, au contact d’une dose infime d’alcool, floculait et se transformait rapidement en une sorte de neige grisâtre et dure. Hubert lui ayant demandé ce qu’il pensait de cette affaire, Louis W. Portal répondit que, ni les empreintes, ni le sang examinés ne pouvaient appartenir à des êtres humains nés sur la terre.

Il pouvait se tromper, bien sûr. Sa science n’était pas universelle. Mais il y avait d’autres témoignages. Lorsque Hubert quitta Portal, celui-ci, essayant de plaisanter, retrouva pour qualifier les êtres inconnus dont il avait eu à s’occuper le terme de Gatecrasher[11] déjà employé dans la synthèse établie par le chef de la «C. I. A.».

Il était minuit. Hubert aurait pu passer la nuit là, puis louer un avion-taxi pour joindre Alamogordo dans la matinée. Mais il savait qu’il ne pourrait fermer l’œil. Il consulta l’atlas routier qui se trouvait dans la voiture et vit que 471 milles[12] seulement séparaient Flagstaff d’Alamogordo. Il fit remplir d’essence le réservoir de sa voiture et reprit la route.

Peu avant deux heures du matin, il traversa la Forêt Pétrifiée, sans la voir. A 3 h 15, il dut s’arrêter à la frontière. Les policiers regardèrent dans le coffre de la voiture et demandèrent à Hubert s’il ne transportait aucune plante. Il repartit, quittant l’Arizona pour entrer dans le Nouveau-Mexique. Il trouva peu après une station-service ouverte et refit le plein d’essence. L’horizon commençait à s’éclaircir droit devant lui lorsqu’il atteignit Socorro. Il avait roulé très au-dessus des vitesses limites autorisées la nuit, 50 milles dans l’Arizona et 55[13] dans le Nouveau-{35}Mexique, et sa moyenne s’établissait à près de 100 km/h.

Le soleil, encore invisible, éclaboussait de lumière les hauts sommets de la chaîne des Jicarilla et des Capitan quand il traversa la petite ville de Carrizozo. Il prit alors la «U.S. 54» en direction du sud. Quelques minutes plus tard, il vit un grand panneau rappelant l’explosion de la première bombe atomique dans le désert de White Sands qui s’étendait à droite de la route, jusqu’à la Sierra Oscura encore noyée d’ombres. Il conduisait maintenant à la vitesse de 60 milles permise le jour. Il n’était pas fatigué, seulement engourdi. Il s’arrêta dans Tularosa pour reprendre de l’essence et assista au départ lointain d’un engin balistique à voilure qui lui parut être un «Snark». De l’autre côté de la chaussée, des pancartes interdisaient aux simples pékins l’entrée sur le «Missile Testing Range».

Cinq minutes plus tard, il entrait dans Alamogordo. Le gigantesque mur-écran d’un cinéma en plein air, pour automobilistes, retint une seconde son attention. Puis, la route s’élargit, se divisa en deux voies séparées par un trottoir de ciment. Il prit un dégagement à gauche et arrêta la voiture devant le Rooster Shack Cafe. Il était à peine huit heures...

Il pénétra dans le restaurant. Deux hommes en uniforme gris-bleu, probablement des fonctionnaires du service de sécurité du centre d’essais des missiles de White Sands, étaient assis dans le fond, occupés à déjeuner. Ils regardèrent Hubert avec suspicion et celui-ci pensa que son visage fatigué et rongé de barbe ne devait guère inspirer confiance. Il prit un journal sur une table à droite de la porte et mit une pièce de cinq cents à côté de la pile. Un homme et une femme s’affairaient derrière le comptoir à compartiments de verre réfrigérés qui séparait la salle des fourneaux de la cuisine. Hubert alla s’installer près de la fenêtre. La femme, jeune et jolie, vêtue d’une{36} robe noire et d’un tablier blanc lui apporta la carte. Il commanda un jus de pamplemousse, des œufs au bacon, des toasts avec du beurre, de la confiture d’orange et un grand pot de café.

—Si vous pouviez me prêter un rasoir électrique et m’indiquer où sont les lavabos, cela me rendrait un grand service, conclut-il.

La jeune femme lui apporta un rasoir dans la minute suivante. Il se rendit au lavabo, se passa la tête sous le robinet, se rinça la bouche, puis se rasa. Lorsqu’il revint, la serveuse déposait le jus de fruit et les œufs sur la table.

—Vous avez meilleure mine comme ça, apprécia-t-elle.

Il lui rendit le rasoir et son sourire, puis se mit à dévorer. Il avait une faim de loup. Vingt minutes plus tard, sérieusement remonté, il paya, regagna sa voiture et se rendit au siège de la police d’Etat.

Le capitaine John E. Blith n’était pas là. Un meurtre avait été commis dans la nuit à Cloudcroft, une station de sports d’hiver située à 14 milles à l’est d’Alamogordo, au flanc des monts Sacramento. Le capitaine se trouvait là-bas depuis 5 heures du matin, avec quelques hommes.

Le sous-officier chargé des transmissions réussit à joindre le capitaine par radio et Hubert put lui parler. Ils convinrent de se retrouver une demi-heure plus tard à l’entrée du «Holloman Hospital».

Hubert arriva le premier au lieu du rendez-vous, mais il avait à peine mis le pied à terre que la voiture de la police apparut, toutes sirènes hurlantes.

Le capitaine Blith était un grand type à cheveux gris coupés en brosse, sec comme un sarment de vigne, au regard bleu et froid. Il serra vigoureusement la main d’Hubert, s’excusa de l’avoir fait attendre.

—J’ai pensé que nous gagnerions du temps en{37} nous retrouvant directement ici. J’ai prévenu le Dr Hanks, il doit être là.

Ils entrèrent dans l’hôpital. Le capitaine Blith était connu du personnel et connaissait les lieux. Il fonçait sans hésiter dans les couloirs, entraînant Hubert derrière lui.

—Les recherches concernant ce Franck Lenihan ont été poursuivies dans toutes les directions, dit-il soudain. Aucun résultat. Le dossier qu’il avait fourni pour se faire embaucher aux ateliers d’électronique du centre d’essais n’est rien de plus qu’une magnifique collection de faux...

—Les empreintes? questionna Hubert.

—Sont celles d’un certain Everett Anderson, propriétaire d’un motel dans l’Illinois. Rien ne permet encore d’accuser ce type qui fait l’objet des meilleurs renseignements et dont le fils est lieutenant de police à Chicago. On suppose que Lenihan s’est procuré les empreintes d’Anderson par un moyen frauduleux quelconque...

—Je suppose, intervint Hubert, qu’on lui a pris ses empreintes et qu’il ne les a pas fournies toutes imprimées sur le carton.

—Sûrement! répliqua Blith. Et comme on n’a pas encore entendu parler de deux individus possédant les mêmes empreintes digitales, il faut penser qu’il y a eu truquage.

—Des moulages en plastique?

—Probablement.

Blith s’arrêta devant la cage d’un ascenseur et appuya sur le bouton d’appel.

—Vous n’avez pas pu, je crois, relever les empreintes sur le cadavre de Lenihan? demanda Hubert.

—Non. Au début, ça ne s’imposait pas. Et le corps avait disparu quand on a commencé à se poser des questions sur l’identité véritable de ce citoyen-là.

L’ascenseur arriva. Ils entrèrent dans la cabine.{38} Blith appuya sur un bouton et ils furent emportés vers le haut.

—Avez-vous fait des recherches à son domicile?

—Il habitait dans un camp de «trailers»[14], comme beaucoup d’employés du centre d’essais. Nous avons passé sa remorque au peigne fin. Les empreintes que nous avons trouvées ne ressemblent à rien...

—C’est-à-dire?

L’ascenseur s’immobilisa. Ils sortirent dans un vaste hall rectangulaire. Deux infirmières discutaient devant une porte entrouverte. Blith répondit:

—Des empreintes avec seulement des lignes droites, pas une seule courbe.

—Comme des empreintes de singe?

—Les singes ont des courbes, avec des lignes verticales au centre. Là, rien que des lignes horizontales. Je vous montrerai ça...

Il frappa du doigt à une porte marquée «Dr Howard T. Hanks» et entra. Hubert suivit. La porte se referma d’elle-même. Le Dr Hanks, chirurgien du «Holloman Hospital» était un homme d’une cinquantaine d’années, assez corpulent et complètement chauve. Il accueillit ses visiteurs avec bonhomie, puis regarda Hubert avec attention:

—Je suppose que cette histoire fait du bruit à Washington? questionna-t-il.

Hubert eut un mince sourire.

—Du bruit, c’est beaucoup dire, répliqua-t-il. Les personnages informés peuvent sûrement se compter sur les doigts d’une main. Et j’espère que vous avez gardé le secret...

Le chirurgien leva les bras au ciel.

—Le secret... Vous vous rendez compte? Tout le personnel de l’hôpital est au courant et la moitié de la ville doit en savoir maintenant autant que moi...{39}

Heureusement, le cas Lenihan n’était qu’un cas isolé, qui ne signifiait pas grand-chose si l’on ignorait les autres. Hubert glissa:

—J’ai lu le compte rendu de l’autopsie... C’est incroyable!

Le chirurgien alluma une cigarette.

—Incroyable, mais vrai. J’avais des assistants qui peuvent en témoigner...

L’affaire était simple. Hubert s’en souvenait dans les moindres détails. Tout avait commencé par une de ces farces stupides dont il ne manque pas d’exemples tragiques. Des compagnons de travail de Lenihan avaient voulu l’obliger à boire de l’alcool, pour quoi il manifestait une aversion particulière. Ils s’étaient mis à une demi-douzaine pour le maîtriser et lui avaient vidé un quart de bouteille de bourbon dans le gosier. En se débattant, Lenihan avait heurté de la tête le socle d’une machine et s’était évanoui. On l’avait transporté à l’infirmerie, avec un certain retard. Une demi-heure après, un médecin avait constaté la mort. La police était intervenue. Une autopsie avait été ordonnée et aussitôt pratiquée par le Dr Hanks...

—Vous êtes absolument certain que le coup reçu sur la tête n’a pu provoquer la mort? demanda Hubert.

—Il a été assommé, mais la boîte crânienne n’était même pas fêlée. Et le coup n’avait pas atteint une partie particulièrement sensible...

—A votre avis, quelle a pu être la cause de la floculation du sang?

Le Dr Hanks haussa lentement les épaules, puis les laissa brusquement retomber.

—Je n’en sais rien. Je ne peux même pas affirmer qu’il y ait eu floculation. Je peux seulement vous dire que j’ai trouvé dans les veines de ce phénomène une matière grisâtre et dure qui avait l’apparence de{40} cristaux. Un peu comme de la neige sale et durcie par le gel.

—Voulez-vous dire que le contenu des veines de Lenihan était le même avant sa mort?

—Non, je ne le crois pas. Ce phénomène avait le cœur à gauche et un cœur fait comme n’importe quel cœur, c’est-à-dire fait pour pomper un liquide. La seule anomalie de ce cœur était sa taille, anormalement petite. On aurait dit le cœur d’un enfant de dix ans.

—A votre avis, quel âge avait Lenihan?

—Je ne sais pas. La quarantaine, peut-être... Il était en bon état physique.

—Vous avez trouvé d’autres anomalies, je crois?

—Oui. D’abord, il n’avait pas d’appendice. Aucune trace... Ses intestins, son estomac, étaient comme atrophiés. Par contre, il possédait des cordes vocales et une ouïe assez extraordinaires...

—Vous pouvez préciser?

—Je pense que ce phénomène pouvait émettre et entendre des sons supérieurs de plusieurs octaves à la moyenne humaine...

—Combien d’octaves?

—Impossible à dire. Je n’ai vu que des organes morts...

—Je comprends. C’est tout ce que vous avez noté d’anormal?

Le Dr Hanks s’exclama bruyamment:

—Ça ne vous suffit pas? Vous êtes bien difficile.

Hubert resta silencieux quelques secondes, puis demanda doucement:

—A votre avis, docteur Hanks, le... phénomène que vous avez autopsié était-il ou non un être humain?

Le chirurgien répondit sans hésiter:

—Assurément. C’était un phénomène, je vous l’ai dit, mais la nature n’est pas chiche de phénomènes{41} sur cette terre. Les veaux à cinq pattes sont moins rares qu’on ne croit!

—Vous avez déjà une longue carrière derrière vous docteur Hanks, et beaucoup d’expérience, j’imagine. Avez-vous déjà entendu parler d’un être humain présentant de pareilles anomalies?

—Des anomalies exactement semblables, non. Mais cela ne prouve rien.

—Avez-vous l’intention d’adresser un rapport à l’Académie des Sciences?

—Certainement. C’est d’un grand intérêt.

—Je vais vous prier de n’en rien faire pour l’instant, docteur Hanks. Pas avant d’en avoir reçu l’autorisation du Département d’Etat...

Le chirurgien fronça les sourcils. Cela ne lui plaisait guère, visiblement. Hubert enchaîna:

—Que pensez-vous de la disparition des restes de Lenihan?

—C’est la première fois qu’une pareille chose arrive. Je ne comprends pas...

—L’autopsie étant faite, les restes devaient se trouver séparés en plusieurs parties?

—Bien sûr. Il y avait le cadavre ouvert et six bocaux contenant des viscères ou des organes divers. Tout ça était dans la chambre froide.

—Il y avait d’autres corps?

—Deux.

—Ils n’ont pas été touchés?

—Non.

—Et il n’y avait pas trace d’effraction?

Ce fut le policier qui répondit:

—La chambre froide n’est pas fermée à clé. Personne n’avait imaginé que l’on viendrait un jour y voler des restes macabres.

—Le personnel de veille cette nuit-là n’a rien signalé d’extraordinaire?

—Non. Absolument rien.{42}

—Quel temps faisait-il?

—Très beau. Je crois qu’il y avait un très beau clair de lune.

—Pas de vent?

Blith et Hanks regardèrent Hubert avec étonnement.

—Pourquoi cette question? s’enquit le policier.

Sans répondre, Hubert insista:

—Quelqu’un a entendu un brusque coup de vent au cours de la nuit?

—Une infirmière... Catherine Goss... Elle a été regarder par une fenêtre dans la cour et prétend qu’un épais brouillard noir empêchait de voir le bâtiment d’en face, à 50 mètres... Le vent et le brouillard vont rarement de pair, non?

—Quelqu’un d’autre a-t-il entendu ce vent et vu ce brouillard?

—Je n’en sais rien. Aucune des autres personnes interrogées n’en a parlé et je ne leur ai pas posé la question. Catherine Goss a la réputation d’être un peu fofolle.

—N’en parlons plus, dit Hubert. Docteur Hanks, je vous remercie et vous prie de m’excuser de vous avoir fait perdre du temps...

—J’ai été content de bavarder avec vous, protesta le médecin. Revenez quand vous voudrez...

Hubert repartit avec Blith. Ils restèrent silencieux jusqu’à la sortie. Sur les marches du grand perron, le capitaine Blith reprit:

—Je pense que ça vous intéressera de venir avec moi au bureau jeter un coup d’œil sur les affaires personnelles de Lenihan. Il avait sur lui une petite boîte... Je serais bien content si vous pouviez me dire à quoi ça sert. Vous me suivez?

—D’accord.

Les deux voitures démarrèrent l’une derrière l’autre. Elles arrivèrent très rapidement à la caserne de la police d’Etat et Hubert suivit le capitaine Blith dans{43} le bureau de celui-ci. Le policier ouvrit le coffre-fort qui se trouvait dans un angle de la pièce et en sortit une boîte de carton marquée au crayon rouge: FRANCK LENIHAN.

Il retourna le carton sur la table. Il n’y avait pas grand-chose. Un portefeuille, un trousseau de clés, un couteau, un peigne, un mouchoir, quelques pièces de monnaie, une montre-bracelet, un boîtier noir, et brillant, grand comme un dollar d’argent, épais d’un demi-centimètre et muni d’un petit bouton rouge dépassant sur la tranche.

Hubert prit le boîtier.

—C’est ça qui vous intrigue?

—Oui. Vous savez ce que c’est?

—Non...

Il n’y avait pas de joint, ni de soudure apparents. Hubert ouvrit le couteau et appuya fortement la pointe d’une lame sur le curieux boîtier. Il ne put le rayer.

—C’est du plastique, ou du métal?

—Personne n’a pu me le dire, répondit le capitaine Blith.

—En tout cas, c’est coloré dans la masse. Pas de peinture.

Hubert fit sauter l’objet dans sa main, puis le posa sur un pèse-lettre. Un peu plus de 110 grammes.

—Vous avez appuyé sur le bouton?

—Oui, bien sûr.

—Qu’est-ce que ça fait?

—Rien.

Hubert appuya, longuement, puis par petits coups brefs. Sans aucun résultat.

—Il faut l’ouvrir, décida-t-il.

—Comment.

—Descendons à l’atelier. On doit pouvoir le découper avec un chalumeau...

Blith ne semblait pas enthousiaste.{44}

—J’espère que ça n’est pas une machine infernale, murmura-t-il. En tout cas, je pense qu’ils seront mieux outillés au laboratoire...

—Allons-y.

Ils y allèrent. L’objet céda sous le feu d’un petit chalumeau pour travaux de précision. Il contenait des tubes minuscules qui ressemblaient à des transistors, un cylindre noir fermé aux deux bouts et un enchevêtrement de fils très minces...

—C’est un appareil de radio, dit un des techniciens qui s’étaient approchés.

—Un petit émetteur à signaux fixes, probablement, précisa Hubert.

—On fait aussi bien au point de vue taille, reprit le technicien, mais je ne connais pas le matériel employé. Qui est-ce qui fabrique ça?

—Nous n’en savons rien.

—Il n’y a pas de marque?

—Non.

Hubert ramassa l’objet et le morceau qu’ils avaient découpé.

—Retournons dans votre bureau, dit-il à Blith.

Quand ils y furent:

—Vous allez m’envoyer ça de toute urgence aux laboratoires de la «General Electric», à Shenectady. Faites-le porter par un de vos hommes, en avion. Les frais vous seront remboursés. Le directeur des laboratoires recevra directement des instructions de Washington...

—Je m’en occupe tout de suite.

Blith quitta la pièce, emportant l’objet. Seul, Hubert se mit à réfléchir, essayant de faire le point. Il n’était plus guère possible de douter que des hommes venus d’un autre monde vivaient actuellement sur la terre. Morphologiquement semblables aux Terriens, ils passaient inaperçus. Toutefois, certains caractères physiques pouvaient permettre de les identifier. Ils avaient le cœur à droite, le système digestif atro{45}phié, les cordes vocales et l’ouïe anormalement développées. Ils pouvaient probablement se parler entre eux à l’insu des Terriens. En tout cas, ils pouvaient se faire entendre des chiens à l’égal des sifflets à ultrasons employés par les chasseurs. La plus grande différence entre ces «Gatecrashers», ces «Intrus», et les Terriens, résidait dans le sang. Le sang des Intrus était d’un groupe inconnu sur la terre et floculait au contact de l’alcool.

Mêlés à la vie de tous les jours, les Intrus ne pouvaient manquer d’être exposés aux accidents de tous les jours. Ils devaient avoir le moyen d’alerter leur Quartier Général qui envoyait alors un de leurs appareils aériens à leur secours. Ce moyen devait être le minuscule appareil de radio que Blith et Hubert venaient d’ouvrir.

Lenihan, assommé avant d’avoir pu se savoir en réel danger, n’avait pas eu la possibilité de...

—C’est fait, annonça le capitaine Blith en ouvrant la porte.

Hubert se retourna.

—Les restes de Lenihan ont bien disparu dans la nuit qui a suivi sa mort?

—L’accident s’est produit pendant la pause de midi, rappela Blith. Ses camarades fêtaient une naissance et il avait refusé de boire avec eux. La mort a été constatée officiellement à deux heures après midi et l’autopsie pratiquée presque immédiatement...

—Lenihan a-t-il repris connaissance à un moment quelconque après s’être assommé sur le socle de la machine?

—Je ne crois pas. Ses camarades qui lui maintenaient bras et jambes se sont immédiatement aperçus qu’il était évanoui. Ils ont essayé de le ranimer eux-mêmes, puis ils ont pris peur et l’ont transporté à l’infirmerie. Le médecin d’entreprise n’était pas là. Deux hommes sont restés près de Lenihan. Ils ont déclaré qu’il leur paraissait déjà mort. On l’a em{46}mené à l’hôpital et Hanks, qui était là, a constaté que le corps était presque froid.

Il ne semblait donc pas que Lenihan ait pu appeler au secours. Pourtant, des Intrus étaient venus la nuit suivante pour récupérer les restes de leur frère dans la chambre froide du «Holloman Hospital»...

Hubert continuait de réfléchir. Kendal Amacker, le marchand de souvenirs du Grand Canyon, avait vu trois hommes repartir dans la voiture après l’atterrissage de la soucoupe volante. Mais il avait vu arriver cette voiture et il était raisonnable de penser que deux hommes étaient descendus de la soucoupe...

Dans la voiture accidentée de la «Tuba Star Route», il y avait également deux Intrus. On pouvait en déduire que, pour des raisons de sécurité faciles à comprendre, ils allaient habituellement deux par deux. Le compagnon de Lenihan aurait alors donné l’alerte...

Le capitaine Blith s’était assis derrière son bureau et observait Hubert. Celui-ci demanda:

—Organise-t-on quelquefois des journées du sang, par ici?

—La dernière, au centre d’essais, date de quinze jours à peine.

—Parfait. Je voudrais connaître les noms de ceux qui ont trouvé des excuses pour ne pas s’y soumettre, parmi le personnel de l’atelier où travaillait Lenihan.

—Je vais téléphoner au service médical...

Il le fit et nota les noms qu’on lui indiquait. L’appareil reposé, il tendit la liste à Hubert:

Franck Lenihan—jaunisse infectieuse récente.

Paul Norman—anémie.

William Danforth—jaunisse infectieuse.

Hubert aurait pu parier sa tête que Lenihan figurerait sur la liste.

—C’est assez restreint, apprécia-t-il. Je voudrais maintenant savoir qui, de Norman ou de Danforth,{47} habite dans le même camp de «trailers» que Lenihan.

Le capitaine Blith appela les services de sécurité du centre d’essais et demanda les adresses des deux hommes.

—Danforth, annonça-t-il en raccrochant.{49}{48}

CHAPITRE V

HUBERT SORTIT

d’Alamogordo vers midi, en direction du sud. Il se rendait à El Paso, cette énorme base militaire U. S. sur la frontière mexicaine.

En moins de vingt-quatre heures, il avait revu et entendu tous les témoins dont les récits se trouvaient réunis dans le dossier «CRASH». Les seules affaires vraiment importantes étaient celles de la «Tuba Star Route» et d’Alamogordo. Sans elles, les deux premiers témoignages de Jane Pima et de Kendal Amacker n’auraient pu retenir l’attention. Hubert avait depuis longtemps son opinion sur la valeur des témoignages humains et il était parfaitement d’accord avec le Dr Locard, le célèbre professeur français de criminologie, qui avait écrit: s’il n’y a guère de faux témoins au sens de la loi, il n’y a guère non plus de témoins véridiques.

La plupart des gens ne savent pas voir, ni entendre. Sous l’effet d’un choc émotionnel, ils interprètent mal. Les troubles de la mémoire, l’imagination, les partis pris personnels font le reste.{50}

Heureusement, les indices ne manquaient pas dans les deux dernières affaires. Le Pr Locard a écrit de l’indice que: s’il ne dit pas toute la vérité, il ne dit rien que la vérité. Et c’est exact. Des empreintes, des analyses de sang, une autopsie, un objet bizarre, étaient des signes matériels indiscutables qu’il suffisait d’interpréter. Et ces signes matériels, ces indices, se trouvaient alors renforcés de témoignages de personnes aussi averties et spécialisées que le Shérif Canfield, le chef de laboratoire Portal, le capitaine de la police d’Etat Blith, le chirurgien Hanks...

La route filait, droite, à perte de vue au milieu du désert. L’aiguille du compteur se maintenait entre 65 et 70 milles. La circulation était faible. Hubert traversa l’immense réserve militaire de Fort Bliss et atteignit El Paso en une heure et demie.

Des «Stratofortress» B. 52 sillonnaient le ciel bleu, très haut. D’autres s’élevaient des bases voisines et c’était un spectacle impressionnant que ces mastodontes de plus de 200 tonnes grimpant allègrement sous la formidable poussée de leurs huit réacteurs.

Hubert s’arrêta près de l’hôpital Beaumont, à l’entrée de la ville, et déjeuna rapidement dans un «Drive in», d’un sandwich arrosé de café. Peu après deux heures, il mit sa voiture dans un parking de Montana Street et marcha quelques minutes jusqu’à un immeuble d’apparence modeste dans lequel il pénétra.

Howard, le bras droit du grand patron, l’attendait là, dans un bureau discret dont l’unique fenêtre était munie de verres dépolis. Un appareil de climatisation renouvelait constamment l’atmosphère en air rafraîchi.

Hubert fit son rapport à Howard et lui énuméra tout ce qu’il avait appris sur les Intrus eux-mêmes.

—Nous pouvons tenir maintenant comme certain, conclut-il, qu’un certain nombre d’entre eux s’est{51} mêlé à la vie quotidienne de nos compatriotes. Dans quel but? Nous l’ignorons...

—La mission dont vous êtes chargé est précisément de nous le faire savoir, rappela Howard.

Qui ressemblait plus que jamais à un instituteur.

A priori, reprit Hubert, ils n’ont pas l’air hostiles.

—Ils ont tout de même tiré sur le Shérif Canfield.

—Oui, mais le Shérif n’a pas été atteint. Je crois que l’Intrus blessé voulait simplement tenir Canfield et les autres à distance jusqu’à l’arrivée des secours qu’il avait réclamés. Il aurait sûrement été facile aux occupants de l’appareil volant de régler son compte à Canfield avant de repartir. Ils n’ont même pas essayé. La crainte de laisser des témoins ne les a pas incités à tuer...

—Ils ont peut-être agi ainsi... intentionnellement.

—Je l’espère. Cela prouverait qu’ils cherchent à établir un contact avec nous.

Howard fit une grimace exprimant le doute.

—S’ils veulent vraiment prendre contact, ils peuvent envoyer un ambassadeur extraordinaire à Washington...

—Ils préfèrent peut-être que nous fassions les premiers pas.

—Ce qui me semble bizarre, reprit Howard, c’est que le blessé de la «Tuba Star Route» tirait, d’après les déclarations de Canfield, avec un «38 Special Police». S’ils sont vraiment venus d’un autre monde sur leurs soucoupes volantes, ces gens-là doivent avoir sur nous une avance scientifique appréciable...

Hubert eut un sourire ironique.

—Vous raisonnez en bon Terrien qui trouve normal de mettre d’accord la science au service de la guerre. Ces gens-là n’ont peut-être pas besoin d’armes chez eux. Ici, ils ont été obligés de s’adapter et ils ont adopté les nôtres.{52}

Howard alluma une cigarette.

—Nous avons soigneusement étudié tous les témoignages récents concernant les «U. F. O.»[15]. Il en est ressorti une constatation importante: toutes les trajectoires relevées ces derniers mois convergent vers le Grand Canyon.

—Cela confirme donc le récit de Jane Pima qui laissait supposer l’existence d’une base secrète occupée par les Intrus dans cette région... Je crois qu’il faudrait immédiatement établir une ceinture radar autour de cette zone... et tenir en vol d’alerte permanent quelques «B. 52» armés de «Rascals» à charge nucléaire[16]. A partir du moment où je vais essayer de prendre contact avec les Intrus, la situation peut évoluer de façon tout à fait imprévisible. Il ne faut pas que nous soyons pris de court si les choses se gâtent...

Howard questionna d’une voix altérée par l’émotion:

—Vous allez vraiment essayer d’établir le contact?

—Si vous pouvez m’indiquer un autre moyen de nous renseigner sur eux?...

Howard écrasa dans un cendrier sa cigarette à demi consumée.

—Je peux vous l’avouer, mon vieux, reprit-il. Je suis malade de trouille...

Hubert toussota en regardant les vitres opaques de la fenêtre.

—Si ça peut vous consoler, répliqua-t-il, je ne vaux guère mieux. Mais..., malgré ça, je ne céderais pas ma place pour un Empire. C’est bien trop excitant.{53}

Ils restèrent silencieux un bon moment, puis Howard reprit, d’un ton presque naturel:

—Il faudrait penser aux moyens de transmission...

Hubert éclata de rire.

—Vous savez, mon vieux, je ne me fais guère d’illusions. Je ne pourrai sûrement pas les abuser longtemps. Ils me démasqueront tout de suite...

—Un petit poste émetteur-récepteur...

—Non.

—Il faut tout de même convenir de quelque chose, insista Howard.

—Pas de «couverture», riposta Hubert. Je suis le colonel Hubert Bonisseur de la Bath, délégué par le gouvernement de ce pays pour connaître si possible les intentions des Intrus. C’est tout.

Howard détourna la tête, embarrassé.

—Et... s’ils vous font un mauvais sort?

—J’y ai pensé, mon vieux. Ne me prenez pas pour un inconscient. Nous pouvons convenir d’une chose: si, demain soir, à minuit, je n’ai pas donné signe de vie... eh bien, vous n’aurez qu’à faire sauter le bazar. Quelques «Rascals» feront l’affaire.

—Nous ne connaissons pas encore la situation exacte de leur repaire.

—Débrouillez-vous. Une surveillance radar concentrée sur la zone est du Grand Canyon doit donner des résultats rapides. D’autre part, si tout se déroule comme je l’espère, un de leurs engins viendra se poser ce soir à proximité d’Alamogordo et rejoindra ensuite sa base de départ. Les radars devraient pouvoir le suivre... Ce n’est pas une mission ordinaire, mon vieux. Nous ne savons pratiquement rien de ces gens-là. La seule solution me paraît être de les aborder franchement. On verra bien...

Hubert quitta Howard vers trois heures. Il alla chercher sa voiture au parking et reprit la route d’Alamogordo. Il se sentait mal à l’aise, désemparé. Des doutes l’assaillaient sur l’utilité réelle de ce qu’il{54} allait entreprendre et les chances qu’il pouvait avoir de s’en sortir lui paraissaient de plus en plus minces... Après tout, les Intrus n’avaient pas jusque-là manifesté la moindre hostilité aux habitants de la Terre et il était peut-être préférable de les laisser tranquilles. Hubert, par son intervention, allait leur poser un problème et personne ne pouvait prévoir la façon dont ils allaient réagir...

Le doute et la peur s’insinuaient dans son esprit. Il essaya de réagir, de se «regonfler» moralement. L’Humanité terrestre était menacée et il allait essayer de la sauver.

Un rire amer le secoua. Il ne s’était jamais senti très solidaire de la Société. Il persistait dans son dangereux métier surtout par goût de l’Aventure et aussi parce qu’il était persuadé que le maintien de la Paix dépendrait toujours de l’équilibre des forces tant que la course aux armements continuerait. Ces dernières années, les Russes avaient pris de l’avance et c’était le travail d’Hubert, et des autres agents de renseignement du même bord, d’essayer de rétablir l’équilibre, tout au moins d’empêcher l’écart de se creuser davantage.

Hubert connaissait tous les pays et tous les régimes politiques de cette terre et il ne pensait pas que le mode de vie ou le régime politique de tel ou tel pays pût justifier une guerre destinée à les imposer aux autres. La guerre était la pire des calamités et Hubert ne pouvait pas comprendre que des hommes pussent encore la désirer, l’envisager, ni même en parler sans éprouver un profond dégoût, une profonde terreur.

Il atteignit Alamogordo peu avant cinq heures et se rendit aussitôt à la caserne de la police d’Etat. Le capitaine Blith était là. Il s’était arrangé pour obtenir au début de l’après-midi des pièces métalliques touchées par les deux suspects: Paul Norman et William Danforth, afin d’examiner leurs empreintes.{55}

—Résultat? s’enquit Hubert qui aurait sans hésiter parié sur Danforth.

Pour toute réponse, le capitaine Blith poussa vers Hubert deux agrandissements photographiques.

—Voyez vous-même. A gauche, Norman... A droite, Danforth.

Hubert fronça les sourcils. Les deux séries d’empreintes étaient à n’en pas douter parfaitement normales. Il s’était attendu à ce que l’une d’elles au moins fut faite de ces traits horizontaux parallèles dont lui avait parlé Portal, à Flagstaff. Blith, qui n’était pas informé du secret des empreintes, s’étonna:

—Il y a quelque chose qui ne vous plaît pas?... J’ai prescrit des recherches à notre fichier. Empreintes inconnues. Voulez-vous que je les envoie au «F. B. I.», à Washington[17]?

—Inutile, répondit Hubert. Ce serait trop long. Il était terriblement déçu. Puis, l’idée lui vint que les Intrus avaient pu décider que ceux d’entre eux qui se trouvaient mêlés à la vie quotidienne des Terriens devraient porter de fausses empreintes en plastique au bout des doigts. Ce n’était pas impossible.

—Je voudrais voir les dossiers d’embauche de ces deux hommes, dit-il.

Le capitaine Blith téléphona aussitôt aux services de sécurité du centre d’essais de White Sands et demanda qu’on lui fit porter les dossiers dans le plus court délai.

—Dans un quart d’heure, annonça-t-il en raccrochant.

Il profita de ce répit pour aller assister à l’interrogatoire d’un homme suspecté d’avoir commis le crime de Cloudcroft, la nuit précédente. Hubert, demeuré seul, se remit à réfléchir.{56}

Leurs empreintes digitales était évidemment ce qui pouvait trahir le plus facilement les Intrus. Ils l’avaient peut-être compris après l’accident de la «Tuba Star Route». Mais, s’ils avaient depuis lors imposé à ceux de leurs frères vivant au milieu des Terriens le port d’empreintes factices, il ne leur avait peut-être pas été possible de se procurer des moulages des empreintes déjà fournies pour la construction de certains dossiers, comme celui de Lenihan, par exemple. Pour la confection d’une fausse empreinte en matière plastique, un moulage est en effet nécessaire. Une exécution faite à partir d’une reproduction photographique ou autre ne pourrait être qu’imparfaite... Et s’ils n’avaient pu se procurer les moulages d’empreintes déjà fournies, il devait exister de grandes différences entre les empreintes actuelles et celles figurant dans les dossiers...

Un courrier apporta les dossiers avant même qu’un quart d’heure se fût écoulé. Sans attendre le retour du capitaine Blith, Hubert ouvrit le paquet...

Il s’occupa immédiatement de Danforth... et fut à nouveau déçu. Les empreintes concordaient parfaitement avec celles relevées à l’atelier, l’après-midi même, sur les ordres de Blith.

Il ouvrit le dossier Norman. Même chose.

Il comprit alors combien sa théorie des Intrus allant par couples était fragile et combien il avait eu tort de s’emballer dans cette direction. Il avait, en somme, un peu vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

Le capitaine Blith reparut et demanda:

—Trouvé quelque chose?

—Non, répondit Hubert d’un ton découragé. Pourriez-vous me ressortir le dossier Lenihan?

—Volontiers.

Blith ouvrit son coffre et en tira la pièce demandée. Hubert s’assit pour l’examiner. Il lisait tout, feuille après feuille. Lorsqu’il en fut à celle concernant les avantages sociaux dont le postulant désirait bénéfi{57}cier, il vit que Lenihan avait refusé le service de la cantine d’entreprise sous prétexte qu’une grave et récente maladie de foie lui imposait de suivre un régime sévère.

Hubert se souvint alors de l’appareil digestif fort réduit découvert par le Dr Hanks au cours de l’autopsie du corps de Lenihan. On pouvait en conclure que les Intrus n’étaient pas faits pour digérer les nourritures terrestres. De fait, dans tous les témoignages recueillis, rien ne montrait un Intrus se nourrissant.

Hubert reprit le dossier Danforth et le feuilleta rapidement. Il trouva bientôt ce qu’il cherchait. Pour les mêmes motifs avancés par Lenihan, Danforth avait renoncé aux avantages de la cantine d’entreprise.

—Vous avez assisté à la perquisition faite dans la roulotte de Lenihan? questionna Hubert.

—Je l’ai dirigée moi-même, répondit Blith.

—Lenihan faisait-il lui-même sa cuisine?

—Oui, il avait un réchaud à butane et tout ce qu’il fallait pour tambouiller...

—Vous souvenez-vous des provisions trouvées dans ses placards ou dans le réfrigérateur?

—J’allais vous en parler. Nous n’avons trouvé que des farines diverses dans des boîtes non étiquetées... Rien de ce que l’on trouve habituellement dans une cuisine américaine. Il n’y avait même ni sel, ni sucre.

Hubert se leva.

—Je voudrais jeter un coup d’œil dans la roulotte de Danforth.

Blith fit la grimace.

—En dehors de sa présence, j’imagine?

—Bien sûr.

—Je ne vois guère le moyen d’obtenir un mandat de perquisition, et...

—Faites-le surveiller dès maintenant et s’il sort, nous foncerons là-bas. J’entrerai seul.{58}

Le capitaine Blith accepta, sans enthousiasme, et donna les ordres nécessaires.

—Je voudrais me reposer, demanda Hubert. Avez-vous ici une chambre libre?

—On va vous trouver ça.

Ils envoyèrent un agent chercher la valise dans le coffre de la voiture d’Hubert et le capitaine Blith conduisit lui-même celui-ci jusqu’à une chambre dont l’habituel occupant était en congé.

Hubert se déshabilla, prit une douche et s’allongea. Cinq minutes plus tard, il dormait profondément.{59}

CHAPITRE VI

LORSQUE BLITH VINT

réveiller Hubert, il faisait nuit et dix heures avaient sonné dans la cour de la caserne.

—Danforth est au cinéma, annonça le policier. Dans un «Drive in», sur la route de Tularosa... La séance vient de commencer.

Hubert prit une douche froide et s’habilla très vite. Ils partirent dans une voiture de la police, que Blith conduisait lui-même, et foncèrent en direction du nord.

La nuit était belle, mais sombre. Hubert fit fonctionner la radio et chercha sur 1 230 kilocycles l’émetteur local de la «Mutual Chain». La voix de l’annonceur, qui lisait un bulletin d’information, envahit la voiture. Dans l’après-midi, un chariot monté sur rails et munis de fusées avait dépassé la vitesse fantastique de 3 000 km/h au centre d’essais d’Holloman appartenant à l’Air Force. Le suspect de l’affaire de Cloudcroft était interrogé par les hommes de la police d’Etat...{60}

Blith allongea le bras et remit l’appareil sur la longueur d’ondes réservée aux communications de la police.

—Excusez-moi, dit-il, mes gars peuvent appeler pour des urgences.

—Je vous en prie...

Ils arrivèrent. C’était le même cinéma en plein air dont le gigantesque mur-écran avait attiré l’attention d’Hubert à son arrivée, le matin même.

Ils se présentèrent à l’entrée. Le guichetier, ayant reconnu la voiture et le conducteur, ouvrit la barrière sans rien demander. Blith conduisit doucement pour aller se ranger au dernier rang. Le moteur arrêté, le frein serré, il décrocha le combiné du radio-téléphone, appuya sur un bouton et dit doucement dans le micro:

—Hound Dog appelle Terrier... Hound Dog appelle Terrier...

Hubert regardait l’écran par-dessus les toits des innombrables autos rangées devant eux. Le grand film venait de commencer. S’il fallait en croire les affiches apposées près de l’entrée, il devait s’agir de The Reluctant Débutante, avec Rex Harrisson et Kay Kendall. Hubert entendit une voix nasillarde qui répondait à l’appel de Blith.

—Terrier vous écoute, Houng Dog... Terrier vous écoute.

—Nous venons d’arriver. Nous sommes au dernier rang...

—Le type est toujours là, devant nous et à gauche.

—Que l’un de vous vienne me voir pendant que l’autre continuera la surveillance. Terminé.

Il raccrocha, puis expliqua fort inutilement:

—Ils sont deux... Bien, tous les deux.

Hubert resta silencieux. Vingt secondes plus tard, ils virent arriver un homme vêtu de sombre qui entra dans la voiture par la portière arrière.

—Bonsoir, dit le nouveau venu.{61}

—Bonsoir, répliqua Hubert.

—Voyez-vous un moyen de faucher ses clés à ce type sans qu’il s’en aperçoive? demanda le capitaine Blith.

L’autre policier resta un moment silencieux, puis répondit:

—Marion est là. Je viens de la reconnaître dans une Caddie, près de l’allée centrale...

—Occupée?

—Très occupée.

—Vous connaissez la voiture?

—Non. Personne d’important...

—Alors, allez chercher Marion et amenez-la ici. Surtout pas de bruit, hein?... Elle n’est pas trop près de l’autre?

—Non. Je vous l’amène tout de suite.

Le policier repartit aussi discrètement qu’il était venu. Blith expliqua:

—Marion est une tapineuse spécialisée dans les cinémas de plein air. Nous la tolérons dans la mesure où elle nous rend certains services...

—Que serait la police sans informateurs? répliqua Hubert.

—Pas grand-chose...

Deux minutes s’écoulèrent. En face d’eux, une gigantesque Kay Kendall se penchait au-dessus des voitures des spectateurs pour parler à sa fille des charmes de la gentry britannique. Puis, le policier revint, accompagné d’une brune opulente que moulait étroitement une robe de couleur chair boutonnée devant du haut en bas, ou de bas en haut, selon la technique de l’utilisateur, et qui portait sur son bras un vaste imperméable à destination équivoque...

La femme monta la première. Le policier suivit, referma la portière.

—Vous avez besoin de mes services, capitaine? ironisa la femme.

—Oui, Marion. Ernie va te montrer un client au{62}quel nous nous intéressons tout particulièrement... Tu devras l’accrocher et lui faucher ses clés pour nous les remettre.

La femme éclata de rire.

—Ça, c’est le bouquet... Des flics qui me demandent de faucher quelque chose!

—Il s’agit seulement d’un emprunt et nous te couvrons...

—Je n’ai pas froid, merci.

—Je te conseille fortement d’accepter, reprit doucement le capitaine Blith.

—Ça va, j’ai compris. Je lui fauche ses clés et je vous les apporte.

Hubert intervint:

—Je crois qu’il serait préférable de trouver un moyen de prendre les clés sans que Marion quitte notre client. En restant près de lui, elle l’occupera suffisamment, j’en suis certain, pour qu’il ne s’aperçoive pas de la disparition de son trousseau... Et Marion se chargerait ensuite de remettre les clés en place.

—Comment faire?

La jeune femme trouva tout de suite.

—Vous n’avez qu’à mettre Mickey dans le coup.

—C’est le marchand de limonade, expliqua Blith à l’intention d’Hubert.

Le policier, que le capitaine avait appelé Ernie, suggéra:

—Je peux m’en occuper...

—Allez-y, décida Blith.

Avant de descendre, Marion toucha l’épaule d’Hubert et dit gentiment:

—Si vous revenez seul ici, un jour prochain, faites-moi signe. J’aimerais bien vous montrer ce que je sais faire... Vraiment!

—Merci, Marion, répondit Hubert. Je n’y manquerai pas...{63}

Elle quitta la voiture, Ernie la suivant. Le capitaine Blith remarqua:

—Ça m’ennuie de l’employer pour ça. J’ai peur qu’elle ne tienne pas sa langue...

—Si j’ai bien compris, repartit Hubert, sa langue joue un grand rôle dans le métier qu’elle exerce. Elle doit y tenir...

Blith réprima un sourire.

—Espérons-le.

-:-

Marion s’approcha de la voiture qu’Ernie lui avait montrée, une Buick grise, ouvrit la portière arrière et se glissa sans façon sur la banquette.

—Vous permettez? dit-elle en s’installant. Je suis venue à pied et les sièges sont plutôt rares dans le secteur...

L’homme s’était retourné et la regardait avec inquiétude. Elle sourit et fit onduler son corps de façon suggestive.

—Inutile d’appeler au secours, jeune homme. Une jolie fille comme moi n’a jamais fait de mal à personne...

Elle soupira, puis ajouta d’un ton langoureux:

—Au contraire!

L’homme paraissait réellement très embarrassé. Marion feignit de se laisser absorber par le spectacle de l’écran, puis s’exclama d’un ton plaintif:

—J’ai l’impression que ça ne vous plaît pas de m’offrir l’hospitalité. Vous ne dites rien...

—Excusez-moi, mademoiselle...

—Je m’appelle Marion. Et vous?

—William... William Danforth.

—Vous permettez que je vous appelle Bill?

—Si vous voulez.

Il ne se montrait guère coopératif. Elle pensa que c’était peut-être un impuissant, ou bien une tapette. Elle lança d’un ton faussement ingénu...{64}

—Vous avez remarqué que presque tous les couples sont installés sur les banquettes arrière?... C’est drôle, non? Beaucoup de gens se figurent que l’on voit mieux des places avant. Eh bien, c’est faux. Derrière, le point de vue est différent... C’est vraiment une expérience... intéressante. Avez-vous déjà essayé?

—Non, répliqua-t-il.

Il feignait de regarder l’écran, mais ne cessait en réalité de l’observer dans le rétroviseur.

—Vous devriez essayer, Bill... D’ailleurs, ce n’est pas très chevaleresque de me laisser toute seule comme ça. Qu’est-ce que les gens vont penser, hein?

Il hésita encore quelques secondes, puis descendit et vint la rejoindre. Il se conduisait avec une telle gaucherie que Marion pensa soudain qu’il pouvait être puceau.

—Quel âge avez-vous, Bill?

—Trente-neuf, répondit-il.

Ce n’était pas possible. Elle lui posa la main sur la cuisse et le sentit se contracter.

—Ce film vous intéresse vraiment? questionna-t-elle.

—Je ne sais pas...

Elle trouva qu’il avait une voix curieuse, assez belle et très modulée.

—J’ai un peu froid, reprit-elle en s’obligeant à frissonner. Vous devriez me prendre dans vos bras.

Elle s’y mit d’autorité. Sa main droite revint sur la cuisse de l’homme, bougea lentement.

—Je suis bien, ronronna-t-elle en poursuivant sournoisement son entreprise.

Elle feignit un geste maladroit, à la recherche d’une certitude, et sut qu’elle avait gagné. Il la désirait. Elle étendit alors son imperméable en travers d’eux, puis tendit sa bouche vers celle de l’homme...

—Chéri, murmura-t-elle, nous ne sommes pas raisonnables...{65}

-:-

Assis en amazone sur l’aile arrière d’une vieille Ford plutôt délabrée, Mickey, le marchand de glace et de limonade, surveillait la voiture que le policier lui avait désignée.

Mickey n’était pas content. Sa recette allait souffrir de cette histoire et ce n’était jamais de bon cœur qu’il travaillait pour la police. Dans ces moments-là, il regrettait amèrement de n’avoir pas toujours été un parfait honnête homme. Mickey estimait que le grand et presque seul avantage attaché à la condition d’honnête homme était qu’un honnête homme pouvait se permettre d’envoyer un flic sur les roses à n’importe quel moment et dans n’importe quelle circonstance.

Mickey ne regardait pas le film. Pas plus que ne le regardaient la plupart des couples tendrement enlacés sur les banquettes arrière des voitures. Mickey avait entendu dire que, dans certains pays, en dehors des Etats-Unis, les gens préféraient faire ça dans des lits. Il en avait longtemps cherché la raison, puis les importations de voitures étrangères s’étant multipliées, il avait enfin trouvé la réponse. Il était évidemment impossible de faire «ça» dans ces espèces de modèles réduits, sans risquer de se démancher quelques articulations; ce qui constituait un risque hors de proportion avec l’affaire.

La flamme d’un briquet éclaira soudain l’intérieur de la Buick grise. Quelques secondes... C’était le signal. Mickey se remit sur ses pieds, ajusta sur son ventre le panier suspendu à son cou par des courroies et marcha vers la voiture...

La vitre était baissée. Il se pencha et ses yeux habitués à l’obscurité devinèrent le désordre des vêtements sous le pudique écran de l’imperméable. La robe de Marion était déboutonnée en haut, laissant apparaître un morceau de sein blanc et ferme.

—Donne-moi un Coke, Mickey, dit-elle.{66}

Il déboucha une bouteille et la lui tendit. Elle ouvrit son sac à main, fouilla dedans et posa la monnaie directement dans le panier de Mickey. La monnaie et un trousseau de clés.

—Reviens tout à l’heure, reprit-elle. J’aurai sûrement encore soif.

Mickey s’éloigna sans répondre. Il proposa ses services aux occupants des voitures voisines, afin de ne pas éveiller les soupçons du partenaire de Marion. Mais, tout le monde était bien trop occupé et ils n’en étaient pas encore au stade de la gorge sèche.

Mickey marcha vers le fond du terrain afin de remettre le trousseau de clés à cet emmerdeur de flic qui lui faisait perdre son temps.{67}

CHAPITRE VII

JOHN BLITH ARRÊTA

la voiture une centaine de mètres avant le camp de «trailers» qui se trouvait à droite et en bordure de la route. Ils firent à pied le reste du chemin, sans parler. Le ciel sans lune était plein d’étoiles et la température assez fraîche.

Il était près de onze heures et ils n’avaient pas de temps à perdre. Un chien, à l’attache sous une roulotte, aboya en les voyant approcher. Ils ne s’en occupèrent pas. Le mieux était de pénétrer sur le terrain le plus naturellement du monde. S’il se produisait un incident, Blith pourrait toujours arranger les choses.

Hubert se laissa guider jusqu’à la caravane de Danforth. Un poste de TV fonctionnait dans la roulotte voisine, mais la plus grande partie du camp était obscure et silencieuse.

Blith ouvrit lui-même la porte avec les clés «empruntées» par l’irrésistible Marion. Les volets étaient fermés, Hubert alluma sans hésiter.

—Par où commence-t-on? demanda Blith à voix basse.{68}

Hubert se souvint que le capitaine avait tout d’abord déclaré qu’il ne mettrait pas les pieds dans la roulotte, mais il se garda bien de le lui rappeler. Il avait besoin de lui pour certaines confirmations...

—La cuisine, répondit-il.

C’était un endroit exigu, où il était difficile de tenir à deux. La porte du Frigidaire était verrouillée, mais ils trouvèrent la clé dans le trousseau. Hubert avait tout de suite remarqué la vaisselle, lavée, qui séchait sur l’évier: une casserole, une assiette creuse, une cuillère, un verre...

Blith sortait du réfrigérateur des boîtes de plastique de différentes couleurs. Il les ouvrit. Toutes contenaient des farines blanches ou jaunâtres d’aspects presque identiques. Ils les sentirent, elles n’avaient aucune odeur.

—Exactement les mêmes trucs que chez Lenihan, affirma Blith.

Hubert retint son souffle et sentit une chaleur soudaine lui monter aux joues.

—Vous êtes sûr? insista-t-il.

—Absolument...

Blith consulta sa montre et ajouta:

—Il faut filer. Dans vingt minutes, le film va se terminer.

—Partez, répliqua Hubert. Moi, je reste.

—Et les clés?

—Vous m’enfermez en partant, c’est tout simple.

Le capitaine Blith fronça les sourcils.

—J’espère que vous savez ce que vous faites...

—Je le sais.

Ils se regardèrent un instant, droit dans les yeux. Blith ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa. Hubert lui tendit la main.

—Allez, ne perdez pas davantage de temps. Et merci pour votre aide...

Blith serra la main tendue et sortit sans dire un mot. Hubert entendit la clé tourner dans la serrure, puis les{69} pas du policier qui s’éloignait, decrescendo. Un calme étrange l’habitait. Il se sentait détaché de tout. «Blith me prend pour un fou, pensa-t-il, et il n’a peut-être pas tort.» Mais cela était parfaitement égal de passer pour un fou aux yeux de Blith. Parfaitement égal.

Il resta plusieurs minutes immobile, puis fit lentement le tour des trois pièces de la roulotte. Tout était propre et bien rangé. Il ouvrit les tiroirs, les placards, fouilla dans les poches des vêtements. Mais il ne trouva rien de vraiment intéressant. A part ces farines inconnues qui semblaient constituer l’essentiel de la nourriture de Danforth, rien ne permettait de supposer que l’occupant de ces lieux ne fût pas un homme comme les autres...

Vingt minutes s’étant écoulées depuis le départ de Blith, Hubert éteignit toutes les lumières et resta debout près de la porte, adossé à la cloison...

Le poste de TV qui fonctionnait dans la roulotte voisine, quand il était arrivé avec Blith, s’était tu. Dans le silence, le bruit d’un moteur d’auto se fit soudain entendre, tout près. La lumière des phares pénétra dans la pièce par les interstices des volets. Hubert vida ses poumons, puis les remplit lentement, plusieurs fois de suite. Il n’était pas aussi décontracté qu’il l’aurait voulu.

Ce n’était pas Danforth. L’attente reprit. Hubert sentait à nouveau l’angoisse lui tordre l’estomac. Il reprit ses exercices respiratoires, habituellement efficaces, mais qui restèrent sans effet. Alors, il essaya de penser à des choses agréables, à son domaine de Lacombe, au nord du lac Pontchartrain, en Louisiane, qui appartenait aux La Bath depuis 1789. Il revit la vieille maison noire et blanche, de style colonial, les sous-bois ensoleillés, les paquets de mousse espagnole qui pendaient des branches, le bayou aux eaux lentes et dorées, couvertes de nénuphars...

Sa gorge se serra. Pourquoi ne se retirait-il pas de ce jeu stupide, pourquoi ne retournait-il pas exploiter ses{70} terres comme l’avaient fait tous ses ancêtres avant lui? Quel besoin idiot avait-il de vivre dangereusement, de risquer sa peau chaque jour pour des raisons qui ne lui semblaient pas toujours évidentes?

Il eut envie de s’en aller, de tout laisser tomber. Au seuil de l’inconnu qu’il allait affronter, la peur l’empoignait, une peur hideuse.

Il était sur le point d’y céder lorsqu’une nouvelle voiture arriva, qui se rangea contre la roulotte. Il y eut un claquement de portière, puis le poids d’un homme sur l’escalier de bois, une clé tournée dans la serrure...

La porte s’ouvrit. Comme par miracle, Hubert avait recouvré d’un coup la plénitude de ses moyens. Il regarda entrer Danforth, qui lui présenta aussitôt le dos pour refermer. Il leva le bras et abattit le tranchant de sa main, comme un couperet, sur la nuque offerte...

Sans un cri, Danforth s’écroula. Hubert alluma le plafonnier, s’agenouilla près de sa victime inanimée et lui fit les poches...

Il trouva immédiatement ce qu’il espérait: un boîtier semblable à celui découvert sur Lenihan. Il ne s’était donc pas trompé: Danforth était bien un Intrus.

Il le ligota soigneusement, le bâillonna et le porta sur le lit. Il prit les clés de la voiture, le boîtier, quitta la roulotte, monta dans la Buick, démarra et prit la route du Nord.

Les dés étaient jetés. Il roula jusqu’à Tularosa, et s’engagea ensuite sur la «U. S. 70», en direction de Mescalero. Toute angoisse l’avait quitté. L’action était engagée et il avait maintenant l’impression de se trouver emporté par une machine qu’il ne pouvait plus arrêter.

Il trouva bientôt un terrain propice, sous la forme d’une coupe de bois en exploitation. Il engagea la Buick sur un chemin défoncé, puis l’immobilisa à 200 mètres de la route, tous feux éteints.{71}

Il descendit. L’air frais embaumait la résine. Il s’assit sur le tronc d’un pin abattu et regarda le ciel. Tout était calme... Il sortit de sa poche le boîtier pris à Danforth, posa son pouce sur le bouton rouge et appuya...

-:-

Au même instant, à plus de 3000 kilomètres de là, dans le nord-est de l’Union, le sergent Herb Woodson, de la police d’Etat du Nouveau-Mexique, arrivait à Shenectady, Etat de New York, venant d’Alamogordo. Il portait sur lui un petit paquet soigneusement ficelé qui contenait le boîtier ouvert au chalumeau le matin même par Blith et par Hubert.

Le sergent Herb Woodson était arrivé à New York quatre heures plus tôt sur un appareil des «American Airlines». Il avait eu l’intention de prendre un autre avion à destination d’Albany, mais un brouillard épais s’était abattu à ce moment-là sur la baie de New York et tous les départs aériens avaient été interdits sur les aéroports.

Le sergent Herb Woodson avait donc pris le train. Le capitaine Blith ayant insisté sur l’urgence de la mission qu’il lui avait confiée, Woodson n’avait pas cru pouvoir attendre une éclaircie.

Lorsqu’il sortit d’Union Station[18], une brume épaisse couvrait la rivière Mohawk. On n’y voyait guère à plus de 10 mètres et les lampes des réverbères ressemblaient à des pastilles jaunes, vaguement lumineuses et enrobées de ouate.

Woodson monta dans un taxi et pria le chauffeur de le conduire aux laboratoires de la «General Electric». Il pensait bien que le directeur n’y serait pas, mais espérait qu’un veilleur de nuit pourrait le renseigner.{72}

La voiture démarra. Le chauffeur, un homme aux larges épaules, à l’abondante chevelure blanche, ressemblait un peu à Spencer Tracy.

—Vous travaillez à la «G. E.»? questionna-t-il d’une voix rocailleuse qui collait avec son personnage.

—Non, répondit Woodson. J’arrive du Sud, du Nouveau-Mexique...

—Oh!... Paraît que c’est un beau pays, et qu’il y fait meilleur qu’ici... Paraît aussi, sans vouloir vous vexer, que les gens ont une sale mentalité... Little Rock, c’est du côté de chez vous?

—Pas tout à fait, répondit Woodson. De toute façon, je suis né dans le Minnesota, juste à la frontière canadienne... Alors, votre opinion sur les gens du Sud, hein?

—Je suis content que vous soyez un gars du Nord, reprit le chauffeur.

Il alluma d’une main une cigarette, puis en offrit une à Woodson qui refusa.

—C’est encore loin? demanda le policier.

—Tout à fait entre nous, questionna le chauffeur sans répondre, qu’est-ce que vous allez faire à minuit aux laboratoires de la «G. E.», hein? Voler des plans secrets?

—Je suis sergent dans la police d’Etat du Nouveau-Mexique et j’ai une mission à remplir. Il faut que je voie le directeur des laboratoires le plus vite possible et je pense qu’un gardien de nuit pourra me dire où le trouver.

—J’aime pas beaucoup les flics, dit le chauffeur. Enfin, faut bien gagner sa vie...

Il resta silencieux jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés. Woodson se demandait comment l’autre pouvait se guider dans cette purée de pois qui noyait tout. A certains moments, ils ne voyaient même plus les maisons de part et d’autre de la rue.

—C’est là, dit enfin le chauffeur.

—Attendez-moi, demanda Woodson. Juste le{73} temps de voir le gardien de nuit et nous repartons...

L’homme émit un vague grognement, qui pouvait passer pour un acquiescement. Woodson descendit, traversa le trottoir et appuya sur un bouton à gauche d’une grande porte vitrée à travers laquelle il découvrait un grand hall faiblement éclairé...

Un homme vêtu d’un uniforme sombre et d’une casquette plate arriva sans se presser et s’enquit de ce que désirait Woodson. Celui-ci montra son ordre de mission à travers la vitre et sa carte de police. Le gardien ouvrit la porte, fit entrer le sergent, referma. Il ne connaissait pas l’adresse du directeur, mais possédait son numéro de téléphone.

—On va l’appeler, dit-il. Venez avec moi...

Woodson le suivit.

-:-

Al Moroni, le chauffeur du taxi, vit les deux hommes disparaître dans le fond du hall. Il cracha par la portière pour exprimer son mépris des flics, puis alluma une nouvelle cigarette. Il rempochait son briquet lorsqu’un bruit étrange attira son attention. Al Moroni avait servi dans la marine et cela lui rappelait le sifflement de la tempête dans les superstructures d’un navire. C’était d’autant plus surprenant que le brouillard ne bougeait pas...

Al Moroni éprouva en même temps une curieuse sensation de malaise au creux de l’estomac et ses tympans devinrent douloureux. Il eut peur et sa main se tendit instinctivement vers la boîte à gants où se trouvait l’arme qu’il emportait toujours en service de nuit.

Il n’eut pas le temps d’ouvrir la boîte. Quelqu’un était monté derrière, avec une étonnante légèreté, et Moroni sentit le contact d’un métal glacé sur sa nuque.

—Mettez vos mains sur votre tête et ne bougez plus, ordonna une voix agréable, très modulée quoi-qu’un peu aiguë.{74}

Al Moroni obéit en tremblant. Il s’attendait à ce que son agresseur lui demandât son portefeuille, ou bien de démarrer. Mais, l’agresseur restait immobile et muet. Moroni parvint à dire péniblement:

—Qu’est-ce que vous me voulez?

—Il ne vous sera fait aucun mal si vous vous tenez tranquille, répliqua l’autre.

Alors, Moroni comprit que c’était à ce flic d’Alamogordo que l’on en voulait. Comme tous les habitants de Shenectady, il n’était pas sans savoir que des recherches ultra-secrètes, intéressant la Défense, étaient conduites dans ces laboratoires de la puissante «General Electric»[19]. Il n’ignorait pas davantage qu’un centre d’essais de missiles se trouvait installé près d’Alamogordo, dans ce désert de White Sands qui avait connu la première explosion atomique.

Un flic venant directement d’Alamogordo et cherchant à joindre en pleine nuit le directeur des laboratoires de la «G. E.», il y avait de fortes chances pour que ce fût une affaire intéressant la sécurité des U. S. A. et ce type qui le menaçait d’un revolver devait être un espion...

Al Moroni soupira, s’apitoyant sur son sort. Il était dans un joli guêpier, pas de doute! Pourquoi diable le père Moroni s’était-il embarqué quarante ans plus tôt dans le port de Gênes à destination de New York?... Pourquoi?... Il n’avait pas fait fortune et Al, son fils préféré, simple petit chauffeur de taxi, allait maintenant mourir dans ce brouillard abominable, loin du beau soleil d’Italie, mourir bêtement sous les balles d’un espion... Oh! Madonna, ayez pitié du pauvre Moroni.

Il vit le flic revenir à travers le hall, en compagnie du gardien de nuit et sentit le sang se glacer dans ses veines.{75}

—Ne bougez pas, reprit doucement l’agresseur. Ne dites rien... Surtout, ne dites rien.

Le flic serra la main du gardien de nuit qui ouvrit ensuite la lourde porte de verre. A cet instant précis, deux nouveaux venus sortirent du brouillard, de part et d’autre de l’entrée. Ils étaient armés. L’un d’eux cria d’une voix aiguë:

—Les mains en l’air! Ne bougez pas.

Al Moroni crut un instant que tout se passerait bien. Mais cet imbécile de flic était sans doute de la graine dont on fait les héros. Il sortit de sous sa veste, avec une rapidité étonnante, son arme réglementaire et fit feu en se laissant tomber en arrière...

Atteint en pleine poitrine, un des agresseurs s’écroula. L’autre battit en retraite, aussitôt absorbé par le brouillard. Le flic s’était relevé en souplesse. Au mépris de toute prudence, il voulut se lancer sur les traces du fuyard. Il était sur le trottoir, le gardien de nuit, également armé, sur ses talons, lorsque Moroni cria:

—Attention!

Trop tard. L’homme qui se trouvait dans le taxi, pratiquement invisible, tirait déjà... Bang!... Bang!... La première balle dans la tête de Woodson, la seconde dans la tête du gardien. Moroni crut que c’était son tour. Pris de panique, il ouvrit la portière et se sauva, mobilisant toutes ses forces au service de ses jambes...

Le meurtrier descendit tranquillement de la voiture, s’agenouilla près de Woodson, le fouilla et s’empara du paquet que le malheureux sergent devait remettre au directeur des laboratoires de la «G. E.»...{77}{76}

CHAPITRE VIII

HUBERT CONSULTA LE

cadran lumineux de sa montre-bracelet. Cela faisait exactement trois minutes qu’il avait enfoncé le bouton rouge dans le boîtier. Il se remit à fouiller le ciel du regard et ne vit rien, que les étoiles. Il se prit à espérer que rien ne se produirait. Puis, brusquement, il sentit son estomac se serrer et une impression de malaise le submergea. Il frissonna, la tête rentrée dans les épaules, scrutant le ciel avec plus d’acuité encore, mais toujours vainement.

Le sifflement!... Il entendait le sifflement, ce fameux bruit que presque tous les témoins avaient comparé à celui du vent dans les gorges des canyons... Et c’était bien ça. Un sifflement ou plutôt une sorte de modulation stridente, sinistre, qui faisait mal aux oreilles et grincer des dents.

Hubert se leva, d’un mouvement vif, et pivota sur lui-même. La chose était là, immobilisée à deux mètres au-dessus du sol, dégageant une faible lueur verdâtre et instable. La forme faisait penser à deux assiettes creuses réunies par les bords...

Très lucide, bien que son cœur battit à se rom{78}pre, Hubert nota que l’engin devait avoir environ dix mètres de diamètre et deux mètres d’épaisseur. Il vit une trappe s’ouvrir dessous, puis une échelle métallique descendre jusqu’au sol...

Une dernière hésitation... Il fit un pas, un autre... Il était malade de peur, mais sa volonté le poussait. Il ne pouvait plus reculer...

Il monta sans se presser et se retrouva dans une cabine de forme circulaire remarquablement bien éclairée. Un homme était assis dans un fauteuil articulé, devant un écran de télévision sur lequel apparaissait l’ensemble de la clairière. Il y avait trois autres fauteuils semblables dans l’habitacle. Sur un signe du pilote, Hubert s’installa derrière celui-ci et à droite. L’échelle remonta, la trappe se referma. Hubert sentit son estomac lui venir aux lèvres, ses oreilles lui firent mal, ses yeux chavirèrent et il eut l’impression que son cerveau devenait de plomb.

Lorsqu’il eut recouvré sa lucidité, quelques secondes plus tard, la clairière avait disparu de l’écran de télévision, remplacée maintenant par un paysage lointain et vague, semblable à ceux que peuvent montrer des photographies aériennes prises à très haute altitude.

Il remarqua un autre écran verdâtre au-dessus du premier et pensa qu’il s’agissait d’un radar. Sur une table inclinée, devant le pilote, était une double rangée de boutons et de lampes témoins. La main gauche tenant légèrement une manette articulée sur une rotule et longue d’à peine dix centimètres, le pilote surveillait ses cadrans sans mot dire...

Sans mot dire, Hubert n’en savait rien. Les Intrus étaient capables d’émettre et d’entendre des sons d’une fréquence très élevée, inaudibles à l’oreille des Terriens. Hubert ne pouvait voir le visage de l’autre qui pouvait donc lui parler à son insu. Il pensa que le mieux était de prendre un air épuisé et de faire semblant de dormir...{79}

Sa curiosité était pourtant fort excitée. Il aurait eu cent questions à poser. Quelle était donc cette énergie extraordinaire et silencieuse qui propulsait cet engin? Et comment fonctionnait le système anti-G? Tous les témoignages accordaient à ces appareils des accélérations stupéfiantes, mais le pilote lui-même n’avait aucun vêtement spécial. Le système anti-G fonctionnait donc à l’échelle de la cabine...

Le voyage ne dura guère plus de trois minutes. Le pilote appuya sur un bouton, une lampe rouge s’alluma. Il bougea la manette qui servait sans doute à diriger l’engin sur les plans horizontal et vertical, enfonça un autre bouton... Hubert éprouva une sensation d’écrasement très désagréabe. Deux secondes, pas plus. Le système anti-G[20] n’était pas cent pour cent efficace, tout au moins pour l’organisme d’un Terrien.

Hubert entrouvrit les yeux pour regarder l’écran de télévision et vit une haute muraille rocheuse rongée par l’érosion. Le pilote, abandonnant ses commandes, se leva et regarda Hubert en remuant les lèvres.

Hubert se mit debout, s’inclina en souriant et demanda:

Do you speak english?

L’étonnement de l’autre lui fit plaisir. Il attendit la réponse. L’Intrus inclina lentement la tête et dit:

Yes.

Alors, Hubert reprit dans la même langue:

—Je suis le colonel Hubert Bonisseur de la Bath, délégué par le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique pour prendre contact avec vos chefs. Voulez-vous les en informer, s’il vous plaît?

Déconcerté, l’Intrus restait sans réaction. Hubert comprit qu’il était effrayé et ajouta:

—Soyez sans crainte, je ne suis pas armé et de toute façon je ne saurais pas piloter votre appareil.{80} J’ai dû employer la ruse pour prendre ce contact, mais uniquement à cause du secret dont vous vous entourez. Je suis très désireux d’établir avec vous des relations amicales...

L’Intrus se détendit de façon visible. Il s’inclina brièvement et dit:

—Je vais interroger notre chef.

Il retourna vers la table des commandes, appuya sur un bouton qui fit s’allumer une lampe rouge et remua les lèvres sans quitter des yeux Hubert qui ne pouvait entendre ce qu’il disait. La conversation dura longtemps. Hubert était terriblement angoissé. Le chef des Intrus pouvait refuser de le recevoir et ordonner sa destruction...

Le pilote fit un signe de tête vers Hubert et dit:

—C’est d’accord. Reprenez votre place...

Hubert se rassit. Le pilote resta debout, appuyé d’une main sur la table des commandes, mais sans rien toucher. Pourtant, Hubert aurait juré que l’engin se déplaçait à nouveau, bien que toute image eût disparu de l’écran de télévision. Sans doute, l’appareil obéissait-il maintenant à un radio-guidage de l’extérieur.

—Quelle énergie utilisez-vous pour la propulsion? demanda Hubert.

Il était à peu près certain que l’Intrus refuserait de répondre, mais celui-ci le renseigna sans réticence:

—Vous appelez cela, je crois, l’antigravitation.

Hubert y avait pensé. Il était informé des dernières expériences réalisées dans les laboratoires de la «General Dynamics» et de la «Lear Incorporated»: des cubes de ferrite soumis à des champs électrostatique et magnétique croisés avaient perdu environ un tiers de leur poids. C’est-à-dire qu’un bloc de trois kilos n’en pesait plus que deux pendant la durée de l’expérience qui se prolongeait plusieurs minutes[21].{81} Les plus grands savants de la Terre travaillaient avec acharnement dans cette direction. Le professeur Paul Dirac, prix Nobel de Physique en 1933, avait découvert l’existence des «gravitons» qu’Einstein n’avait fait que supposer. Les enfants des écoles, qui apprenaient encore la loi de l’attraction universelle d’Isaac Newton, ne savaient pas que bien peu de savants continuaient de croire à cette loi, contredite par les plus récentes découvertes. Mais les plus optimistes théoriciens n’escomptaient pas l’exploitation pratique de l’antigravitation avant une vingtaine d’années. Les Intrus possédaient donc une sérieuse avance...

Hubert allait poser de nouvelles questions lorsque la trappe d’évacuation s’ouvrit dans le plancher, libérant l’échelle métallique...

—Descendez, ordonna le pilote avec un geste de la main.

Le cœur battant, Hubert obéit. Il descendit à reculons. Le sifflement sinistre qu’il connaissait déjà lui emplit les oreilles et il se sentit oppressé. Il mit pied à terre, fit deux pas de côté pour laisser le passage au pilote qui le suivait et regarda autour de lui...

Il se trouvait presque au centre d’une immense caverne, éclairée comme la cabine de l’engin, sans ombres et sans sources visibles de lumière. En nombre considérable, des appareils semblables à celui qui l’avait amené, mais plus ou moins gros, étaient rangés sur la moitié environ de la surface disponible. L’autre moitié était occupée par des ateliers de réparation où s’affairaient quelques douzaines d’ouvriers...

Hubert vit trois hommes vêtus de combinaisons noires, aux statures impressionnantes, venir à sa rencontre. Le pilote, qui l’avait rejoint, fit les présentations:

—Morrekat, le chef des services de sécurité... Abekat et Dirikat, ses collaborateurs...

Ils avaient tous les trois des cheveux châtains coupés très court et se ressemblaient.{82}

—Très heureux de vous connaître, affirma Hubert. Je suis le colonel Hubert Bonisseur de la Bath, délégué du gouvernement des Etats-Unis d’Amérique.

Les trois policiers s’inclinèrent froidement.

—Voulez-vous venir avec nous? questionna Morrekat.

—Très volontiers.

Il leur emboîta le pas, s’aperçut que le pilote ne suivait pas et lui lança un merci qui le fit sourire. Ils traversèrent l’immense caverne et arrivèrent devant la porte d’un ascenseur qui s’ouvrit d’elle-même à leur approche. Hubert entra le premier, encadré par les trois autres. La porte se referma et la cabine se mit à descendre sans aucune intervention de ses passagers, sans frottements, sans aucun bruit de fonctionnement. Là non plus, il n’y avait aucune source de lumière visible et pas davantage d’ombres projetées.

—Vous êtes installés ici depuis longtemps? questionna négligemment Hubert.

Ils ne répondirent pas. La cabine s’immobilisa avec douceur. La porte se rouvrit. Ils sortirent dans une sorte de rotonde creusée dans le roc, d’où s’échappaient quatre tunnels dans des directions différentes. La température était agréable et l’air sentait le sapin. Quatre personnes discutaient à l’entrée d’un couloir, mais Hubert ne les entendait pas.

Il n’avait plus peur. Il pensait que si les Intrus avaient voulu se débarrasser de lui, ils ne l’auraient pas laissé pénétrer à l’intérieur de leur base. Il ne savait pas qu’au même moment, à Shenectady, dans l’Etat de New York, les Intrus venaient de tuer deux Terriens à seule fin de protéger un de leurs secrets.

Ils s’engagèrent dans le tunnel de gauche, large de quatre mètres environ et haut de trois. Des portes métalliques, encastrées dans la roche, portaient des inscriptions indéchiffrables pour Hubert. Le chef de{83} la Sécurité ouvrit une de ces portes et fit passer Hubert devant lui.

C’était une pièce installée en bureau, avec des meubles de fabrication américaine, à n’en pas douter. Une mappemonde occupait tout un pan de mur.

—Voulez-vous vider vos poches sur cette table, demanda Morrekat.

Hubert obéit avec le sourire. Morrekat s’empara aussitôt du petit émetteur radio dont Hubert s’était servi pour appeler les Intrus.

—Où avez-vous trouvé ceci?

Hubert était décidé à jouer totalement franc-jeu. S’il voulait obtenir la confiance des Intrus, il ne fallait pas leur laisser la moindre possibilité de le prendre en flagrant délit de mensonge.

—Ce boîtier appartenait à un certain Danforth, d’Alamogordo.

—Vous avez tué Danforth?

—Non. Je l’ai simplement assommé par surprise.

—Pour lui prendre ceci?

—Oui. Uniquement.

—Vous saviez donc à quoi cela pouvait servir.

—Je le supposais. J’avais reçu pour mission de mon gouvernement de prendre contact avec vous. C’est le seul moyen que j’ai trouvé...

—Puisque vous saviez que Danforth était des nôtres, vous pouviez lui demander de servir d’intermédiaire...

Hubert sourit.

—J’aime que les choses aillent vite et je n’aime pas les intermédiaires.

—Vous avez pris un grand risque.

—Je le sais.

—Comment êtes-vous arrivé à Danforth?

—Je vais vous le dire. Vous comprendrez...

Il s’assit et entreprit de raconter en détail l’enquête qu’il avait menée depuis trente-six heures. Morrekat s’installa derrière le bureau et appuya sur un bouton.{84} Hubert pensa qu’il avait mis en route une machine enregistreuse. Les deux autres restaient immobiles près de la porte...

Lorsque Hubert eut terminé son récit, Morrekat demanda:

—Vous désirez voir notre chef?

—Oui.

—Pourquoi?

—Je le lui expliquerai.

—Vous allez me l’expliquer d’abord.

Très tranquillement, Hubert répliqua:

—Sûrement pas.

Morrekat parut déconcerté. Puis, il essaya de faire preuve d’autorité:

—Je suis le chef de la Sécurité et je veux connaître exactement les détails de votre mission.

Hubert sourit:

—Ecoutez, mon vieux, riposta-t-il avec une grande désinvolture, je suis officier de renseignement, je connais donc la musique... si vous comprenez cette expression. Votre tâche est de vous assurer que je suis de bonne foi et que je ne suis animé d’aucune intention mauvaise. Au-delà, vous sortez de votre rôle. Faites-moi conduire chez votre commandant en chef.

—Vous parlerez d’abord.

—Non.

—Je peux vous y contraindre.

—Je n’en doute pas. Mais réfléchissez avant de prendre cette voie... Je me rends parfaitement compte que vous êtes très en avance sur nous au point de vue scientifique, mais vous devez savoir que la force des Etats-Unis n’est pas non plus négligeable. Si, dans un délai que je ne vous indiquerai pas, je n’ai pas donné signe de vie à mes chefs, ceux-ci considéreront ma disparition comme un acte hostile de votre part et déclencheront l’assaut contre vous. Jusque-là, nos intentions sont tout à fait amicales...

La porte s’ouvrit. Un Intrus en combinaison blan{85}che pénétra dans la pièce et marcha jusqu’au bureau. Il parla, c’est-à-dire que Hubert vit ses lèvres bouger, puis déposa devant Morrekat un petit paquet soigneusement ficelé.

Morrekat défit le paquet et Hubert cessa de respirer en reconnaissant les débris du boîtier-émetteur de Lenihan, qu’il avait ouvert au chalumeau le matin précédent avec l’aide du capitaine Blith de la police d’Etat d’Alamogordo.

L’homme qui avait apporté le paquet ressortit. La porte se referma. Morrekat regarda Hubert et demanda:

—Vous connaissez ceci?

—Oui. Ceci appartenait à Lenihan et c’est moi qui l’ai ouvert pour voir ce qu’il y avait dedans. J’ai ensuite demandé aux services de la police d’Etat de le faire porter à Shenectady, aux laboratoires de la «General Electric» pour qu’il soit soumis aux meilleurs ingénieurs électroniciens travaillant là-bas.

Morrekat resta un instant silencieux, puis:

—Vous ignoriez que, brisé ou simplement ouvert, je parle de l’enveloppe bien entendu, cet appareil émet de façon continue des signaux d’appel. Nous avons pu suivre ainsi l’homme qui l’a transporté à Shenectady. Mes agents ont essayé de le lui reprendre et il s’est défendu. Mes agents ont dû l’abattre, ainsi que le gardien de nuit des laboratoires... Je regrette. Nous avions toujours pu éviter cela jusqu’à maintenant.

Il y eut un silence. Hubert n’était plus aussi tranquille. Puis, Morrekat se leva et dit:

—Venez. Je vais vous conduire chez l’Amantoba, notre chef.{87}{86}

CHAPITRE IX

IL N’ETAIT PAS ENCORE

une heure du matin lorsque le colonel John W. Pearce, de l’U. S. Air Force, pénétra dans le bureau d’Howard afin de faire son rapport. Le colonel Pearce avait été chargé du commandement de l’opération «Blue Book», baptisée du nom d’une commission défunte qui avait étudié quelques années plus tôt les phénomènes aériens non identifiés.

Le colonel Pearce, quarante-cinq ans, était un grand gaillard au visage en lame de couteau, avec des cheveux grisonnants coupés en brosse. Il avait la voix et les gestes autoritaires du militaire de carrière habitué à être obéi sans discussion.

—Tout a bien marché, annonça-t-il dès l’entrée.

—Je vous écoute, dit Howard.

Pearce refusa le fauteuil qui lui était offert. Les mains aux poches, il commença:

—Dès avant onze heures, notre dispositif était en place... En premier lieu, une double navette de «B. 52» munis de radars derniers modèles entre{88} Santa-Fé et Carlsbad, d’une part, entre Albuquerque et El Paso, d’autre part... En second lieu, une ronde d’appareils identiques autour du parc national du Grand Canyon, tournant à distance d’observation...

Il regarda Howard.

—C’était bien ce que vous désiriez?

—Absolument.

Pearce alluma une cigarette, puis continua:

—Le premier signal nous a été envoyé d’un «B. 52» qui survolait le Désert Peint, à 11 h 58 M. S. T.[22]. Il avait capté le passage d’un objet aérien non identifié se dirigeant vers le sud-est à une vitesse stupéfiante... Deux minutes plus tard, un «B. 52» qui se trouvait au-dessus de Socorro nous adressait une communication identique en précisant l’altitude de l’engin. 10 000 mètres environ. Presque aussitôt, un «B. 52» naviguant vers le sud sur une ligne passant à l’est de Carrizozo et d’Alamogordo voyait sur son radar un engin plongeant vers le sol tout près de cette dernière ville. A zéro heure vingt secondes, très exactement. S’il s’agit du même engin, sa vitesse moyenne peut s’établir entre 15 000 et 20 000 km/h...

Howard restait impassible. Il alluma une cigarette et dit:

—Continuez.

Un peu déçu par le manque de réaction de son interlocuteur, le colonel Pearce enchaîna:

—A zéro heure une minute et trente secondes, le même «B. 52» descendant toujours vers le sud enregistrait la montée verticale d’un engin à partir de l’endroit où la première observation s’était terminée. Parvenu à 10 000 mètres, en quelques secondes, l’en{89}gin disparaissait presque aussitôt en direction du nord-ouest. Alerté par radio, un «B. 52» qui remontait vers le nord en survolant les monts San Andreas, à 60 kilomètres environ au-dessus de Las Cruces, enregistrait le passage fulgurant d’un engin sur l’axe déjà signalé, vitesse estimée: 20 000 km/h. L’alerte générale était donnée au cirque qui surveillait le Grand Canyon et tous les radars braqués dans la même direction. A zéro heure trois minutes vingt-cinq secondes, M. T. S., l’engin était repéré, en provenance du sud-est par cinq appareils différents. Il franchissait la «U. S. 89» à hauteur de Cedar Ridge et plongeait brusquement vers la rivière Colorado. Les cinq opérateurs-radar ont pu faire un relevé d’angles. La conjonction des lignes se trouve effectivement sur le cours du Colorado, à 20 milles au sud de Marble Canyon.

Howard se leva et marcha vers la grande carte des Etats-Unis collée au mur, derrière lui. Pearce le rejoignit et situa exactement l’endroit, en dessous des falaises Rouges, entre le plateau Kaibab et le Désert Peint. C’était une région sauvage et mal connue où, chaque année, des touristes imprudents se perdaient et trouvaient la mort. Seuls, les Indiens Navajos osaient s’y aventurer et encore... de moins en moins.

—Parfait, dit Howard. Je veux que vos appareils continuent leur cirque autour de ce point, à distance d’observation. Ils enregistreront sûrement d’autres mouvements d’engins non identifiables...

—O. K.!... Je voulais seulement vous poser une question...

Le colonel Pearce tripota son calot passé dans sa ceinture et baissa le nez.

—Je ne suis pas complètement idiot, bien que militaire, et j’ai mon idée sur cette affaire. Je pense que les pilotes de ces engins non encore identifiés vont se rendre compte de la surveillance dont ils sont l’objet. Cela peut leur déplaire et ils peuvent attaquer mes{90} appareils... Que devront faire les équipages en pareils cas?

Howard aurait préféré que le colonel Pearce ne lui posât pas cette question. Il répondit néanmoins:

—Je ne crois pas que des attaques aient lieu. Les équipages doivent conserver leur sang-froid, même s’ils se croient attaqués. Les engins peuvent s’approcher très près ou leur foncer dessus pour les effrayer. En aucun cas, nous ne devons tirer les premiers...

Pearce fit la grimace.

—Ces engins ont vingt ans d’avance sur les nôtres, au moins... Si leurs armes sont au même niveau, je ne crois pas que mes équipages auront le loisir de riposter s’ils sont vraiment attaqués...

—Nous ne pouvons absolument pas prendre l’initiative d’un conflit, reprit Howard. De toute façon, il est peu probable qu’ils attaquent tous nos appareils en même temps. Si une attaque se produit, elle sera très certainement isolée. Alors, nous saurons à quoi nous en tenir et nos équipages recevront l’ordre de se défendre.

—Pour dire les choses clairement, nous sacrifions, au départ, un appareil et son équipage.

—Impossible de faire autrement. En fin de compte, si cela se produisait, la différence ne serait sûrement pas grande... Vous l’avez dit vous-même, si leurs armements en sont au même point...

Pearce passa ses doigts dans ses cheveux, l’air découragé.

—Les plus rapides de nos fusées de destruction Air-Air à tête chercheuse, comme le «Falcon» et le «Sparrow III», qui atteignent Mach 3[23], vont six fois moins vite que l’engin observé cette nuit par nos radars. Nous n’avons donc pas la moindre chance de toucher un pareil adversaire...

Le colonel Pearce prit congé et s’en alla, visible{91}ment très inquiet. Howard, pendant les dix minutes suivantes, communiqua par radio avec Washington. Il fut décidé que les services de repérage de l’Armée de Terre allaient être chargés d’installer des postes fixes de radar sur tous les hauts points autour de l’endroit désigné par le recoupement des observations de l’Air Force. Cette installation devait être effectuée aussitôt et terminée dans la matinée. L’Air Force serait alors relevée de la mission qui lui avait été confiée. Mieux valait ne pas courir le risque d’un incident aérien entre les engins des Intrus et les «Stratofortress»...

-:-

Hubert suivait Morrekat. Ils revinrent à la rotonde et s’engagèrent dans un autre tunnel, situé exactement en face de l’ascenseur. L’éclairage était toujours d’une perfection extraordinaire, sans ombres d’aucune sorte.

—Comment obtenez-vous cette lumière ambiante? questionna Hubert.

—L’Amantoba vous répondra s’il le juge utile, répliqua prudemment le chef de la Sécurité.

Hubert n’insista pas. Il examinait les parois de roche du tunnel. La perfection de la voûte et des parois latérales excluait toute possibilité d’un travail de la nature. Mais la roche était parfaitement lisse, comme vitrifiée, et ne portait aucune trace d’humidité.

Une grande porte métallique les arrêta tout au fond, fermant le couloir. Un signe mystérieux la marquait.

—Qu’est-ce que ça veut dire? demanda Hubert en montrant le signe du doigt.

—C’est le signe de l’Amantoba.

La porte s’ouvrit en glissant de côté, sans le moindre bruit. Ils pénétrèrent dans une sorte d’antichambre garnie de sièges. La porte se referma. Une autre, placée dans le même axe, s’ouvrit de la même façon. Hubert sentit que Morrekat le tirait par la manche...{92}

Ils entrèrent dans une vaste pièce de forme circulaire, avec un toit en forme de bol renversé. Un épais tapis blanc couvrait le sol. Des boîtes métalliques qui pouvaient être des classeurs étaient disposées contre la muraille. Un énorme bureau dont le plan de travail avait la forme d’une palette de peintre était installé dans le fond, face à l’entrée. Un homme était assis derrière ce bureau. Il se leva et vint à la rencontre des visiteurs. C’était un homme de grande taille, mince, pas très beau, mais dont le regard noir dégageait une étonnante impression de volonté et d’intelligence. Il était vêtu d’une combinaison blanche, marquée de son signe du côté droit de la poitrine.

—Soyez le bienvenu, colonel de la Bath, dit-il.

Sa voix était belle, quoique assez pointue. Il souriait. Hubert aima cette entrée en matière, mais il n’oubliait pas pour autant ce principe essentiel que l’on apprend à tout agent secret et qui interdit d’accepter sans réserves n’importe quelle manifestation d’amitié ou d’hostilité. Il se dit que l’Amantoba devait être un rude adversaire, sur tous les plans, et mit toutes ses défenses personnelles en état d’alerte.

—Je suis très heureux de faire votre connaissance, répliqua-t-il avec une grande courtoisie.

L’Amantoba regarda le chef de la Sécurité et dit en anglais:

—Laissez-nous, Morrekat, s’il vous plaît.

Le policier s’inclina et ressortit sans qu’il eût à intervenir pour l’ouverture ni pour la fermeture des portes.

—Ainsi, reprit l’Amantoba, vous êtes un envoyé extraordinaire du gouvernement des Etats-Unis?

Hubert avait récupéré le contenu de ses poches avant de quitter le bureau de Morrekat, à l’exception, bien sûr, du boîtier-émetteur ayant appartenu à Lenihan. Il sortit de sa poche l’ordre de mission qui l’accréditait et le tendit à son interlocuteur:

—Voici mes lettres de créance, monsieur.{93}

L’Amantoba prit le document et l’examina.

—Je suis informé des coutumes diplomatiques en usage sur cette planète, remarqua-t-il. Si j’accepte ces lettres de créance, vous serez en quelque sorte l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de la puissance que je représente...

—C’est bien ça.

L’Amantoba posa la lettre sur son bureau et sourit.

—J’accepte.

Hubert pensa, non sans plaisir, qu’il était le premier ambassadeur d’une nation terrestre auprès d’un peuple d’une autre planète.

—Notre ignorance est grande en ce qui vous concerne, dit-il. Nous vous appelons les «Intrus», ce qui n’est guère aimable. Nous aimerions tout d’abord connaître votre origine, savoir si nous avons affaire à des Martiens, à des Vénusiens, ou à des hommes venus d’un système solaire étranger au nôtre...

Toujours souriant, l’Amantoba répliqua:

—Continuez à nous appeler les Intrus, cela ne nous déplaît pas. Pour certaines raisons, nous préférons conserver encore quelque temps notre mystère... Veuillez nous en excuser.

Premier échec. Hubert dissimula son dépit.

—Puis-je vous demander comment vous êtes arrivés sur notre terre?

—Certainement. Nous sommes venus à bord d’engins interplanétaires que nous fabriquons et qui sont capables de se déplacer dans l’espace à la vitesse de la lumière...

—Des engins semblables à celui qui m’a transporté jusqu’ici?

—Non. Ces engins, que vous connaissez, ne sont pas suffisamment rapides pour de longs déplacements. Ils sont l’équivalent de vos avions, avec tout de même en plus la possibilité d’échapper à l’attraction de la terre ou d’autres planètes.{94}

—Vous connaissez les lois de l’antigravitation?

—Oui. Nous savons d’ailleurs que vos savants sont sur la bonne voie...

—Depuis combien de temps êtes-vous capables de vous déplacer dans l’espace?

—Environ quarante de vos années.

—Nous avons donc quarante ans de retard sur vous.

—Au moins, oui...

—Depuis quand venez-vous sur la terre?

—Je pense depuis le début de cette dernière grande guerre qui a sévi sur toute votre planète. Je crois d’ailleurs que beaucoup de pilotes d’avions des diverses nations belligérantes ont signalé avoir rencontré nos engins... que vos journaux appellent des soucoupes volantes.

—Depuis quand occupez-vous cette base?

—Ici?

—Oui.

—Depuis une année, peut-être. Avant, nous n’étions pas installés. Nous avions un relais, pas très loin, d’où nous partions pour observer cette planète.

—Sur le versant de la lune invisible de la terre?

L’Amantoba sourit.

—Vous êtes très curieux, colonel.

—Excusez-moi... Je suis chargé par mon gouvernement de vous demander quelles sont vos intentions.

Le chef des Intrus fronça les sourcils.

—Nos intentions?

Comme s’il ne comprenait pas.

—Oui, reprit Hubert. Vous vous êtes installés sur le territoire des Etats-Unis et notre gouvernement aurait aimé que vous lui en demandiez l’autorisation...

L’Amantoba hocha doucement la tête.

—Oui, bien sûr... Nous n’y avons pas pensé, sincèrement. Nous sommes désolés si cela vous a froissés...

Il ne paraissait aucunement désolé. Hubert insista:{95}

—Je ne sais comment vous vivez sur votre planète d’origine. Sur la terre, les hommes vivent généralement dans des maisons. Et lorsque des... intrus viennent s’installer dans une maison sans y être invités, le propriétaire de cette maison essaie au moins de connaître leurs intentions.

—Nos intentions ne sont pas hostiles.

—Nous aimerions en avoir l’assurance.

L’Amantoba parut réfléchir quelques instants, puis répondit:

—Je pense que cela pourra s’arranger. Mais, nous aimerions que cette assurance soit réciproque. En ce moment même, des avions de l’Air Force patrouillent autour de cette région. Ils sont armés de bombes atomiques.

—Je suis au courant, dit Hubert. Je n’ai pu l’empêcher. Nous ignorions tout de vous et il nous fallait prévoir la possibilité d’une réaction... hostile.

Le chef des Intrus eut un sourire légèrement ironique...

—Je puis vous affirmer que vos bombes atomiques seraient inefficaces contre ce refuge. Et nos engins n’ont qu’à se dérober devant vos avions pour les tenir en échec.

Hubert pensa qu’il valait mieux détourner la conversation.

—Puis-je vous demander si des contacts ont déjà été établis entre vous et d’autres peuples de la Terre?

—Ceci est le premier contact officiel. Il y a eu des contacts individuels, mais les récits des témoins n’ont pas été pris au sérieux de votre côté.

—Quelle est votre opinion sur nous, habitants de la Terre?

L’Amantoba fit une grimace.

—Pas très bonne. Vous ne pensez qu’à vous faire la guerre, vous ne parlez, vous n’agissez qu’en fonction de la guerre. Vous vous dites intelligents, alors que si vous mettiez toutes vos ressources au service du{96} bien vous pourriez réaliser de grandes choses. J’avoue que nous sommes très... étonnés par votre comportement...

Hubert était bien d’accord avec lui, mais l’esprit de clan l’empêchait de l’avouer. Ils restèrent silencieux un long moment. Hubert examinait la table de travail de l’Amantoba, surchargée de cadrans, d’écrans de télévision et de manettes. Le chef des Intrus reprit:

—Si j’ai bien compris, vous appartenez au service de renseignement des Etats-Unis?

—Oui.

—Etes-vous au courant des menaces de guerre qui pèsent sur votre pays?

Hubert fronça les sourcils.

—Vous l’avez dit vous-même... Nous sommes toujours plus ou moins sous menace de guerre.

—Je parle d’une menace précise et immédiate.

Prudent Hubert s’enquit:

—Venant d’où?

—Du seul adversaire que vous ayez à craindre: la Russie.

Hubert s’étonna:

—Nos relations sont relativement bonnes pour l’instant. Nos chefs de gouvernement se sont même invités réciproquement...

L’Amantoba prit un air ennuyé.

—Je pensais que vous étiez mieux informés, murmura-t-il. Je me trouve maintenant dans une situation extrêmement délicate...

Une soudaine inquiétude s’empara d’Hubert. L’Amantoba fit quelques pas en s’éloignant, puis revint.

—Depuis que nous observons nos homologues terriens, dit-il, nous sommes arrivés à nous faire une opinion sur tout le monde. Nos sympathies, je ne vous le cache pas, vont à ce que vous appelez le clan occidental. Bien que les autres ne soient pas mal non plus...{97}

Hubert écoutait intensément. Il pressentait que son interlocuteur allait lui faire une révélation d’une grande importance.

—Nous avons réussi à introduire certains de nos gens dans les Ministères soviétiques, le Ministère de la Défense en particulier... Nous recevons donc des renseignements... de première main, c’est bien ça?

—Oui.

—Nous avons appris de cette façon que la détente actuelle n’est qu’un leurre destiné à endormir votre méfiance... Les dirigeants soviétiques sont arrivés à cette conclusion qu’ils ne pourront jamais trouver aucun terrain d’entente avec vous et que le seul moyen pour eux d’imposer rapidement le régime communiste à la terre entière était de vous écraser... Je puis vous affirmer que la décision est prise et que la date est fixée...

Stupéfait, Hubert doutait.

—Je pourrais fournir des preuves formelles, indiscutables, à votre gouvernement, continuait l’Amantoba. En échange de certaines garanties... Mais, il faut faire vite.

—Je suis à votre disposition pour servir d’intermédiaire.

—Parfait, dit l’Amantoba. Je vais faire préparer un protocole d’accord...

Il se rapprocha du bureau, appuya sur un bouton et parla en «haute fréquence», si bien que Hubert voyait seulement ses lèvres remuer.

—Nous pourrions peut-être en discuter déjà? proposa Hubert.

—Je pense qu’il vaut mieux établir un projet, noir sur blanc, et nous discuterons sur ce projet. Soyez sans crainte, il n’y aura pas d’exigences inacceptables...

L’Amantoba parla longtemps encore. Hubert avait la désagréable impression d’être sourd. Quand ce fut fini, le chef des Intrus lui dit:{98}

—Excusez-moi, mais le secrétaire à qui je m’adressais ne connaît pas votre langue.

Hubert pensait aux jeunes Indiennes enlevées aux tribus de la Réserve Navajo.

—Nous savons que des jeunes femmes ont été enlevées par vous des Réserves indiennes. Nous aimerions être rassurés sur leur sort.

L’Amantoba fit une moue et se gratta pensivement de l’index derrière l’oreille droite.

—Elles n’ont pas été enlevées, répliqua-t-il, elles sont venues parmi nous en accord avec leurs parents.

—Nous aimerions en être certains.

—Vous pourrez leur parler.

—Merci. Puis-je savoir dans quel but vous les avez amenées ici?

Un mince sourire éclaira le visage de l’Amantoba.

—Morphologiquement, il n’y a guère de différences entre votre race et la nôtre. Physiologiquement, il y en a...

—Je sais.

—Nous voulions savoir si l’accouplement d’un de nos hommes avec une de vos femmes pouvait être fécond.

—Et alors?

—Nous n’avons pas encore obtenu de résultats.

—C’est sans doute un problème sanguin...

—Probablement.

—Quoi qu’il en soit, reprit Hubert, si nous parvenons à un accord destiné à être rendu public, il vaudra mieux cacher soigneusement cette expérience...

—Elle vous choque?

—Personnellement, non. Mais les ligues féminines sont très puissantes dans notre pays et elles seraient fort capables de saboter une alliance toute neuve pour une question aussi... secondaire.

—Je croyais que les citoyens blancs des Etats-Unis d’Amérique étaient très racistes et qu’ils ne considé{99}raient pas les hommes de couleur comme des humains à part entière.

—Ce n’est pas entièrement vrai, et de toute façon il y a des nuances. Je ne crois pas que nos femmes seraient très flattées en apprenant que vous avez choisi des Indiennes pour... cette expérience. Il se pourrait bien, même, qu’elles soient vexées, sans vouloir l’avouer, de n’avoir pas fait l’affaire...

L’Amantoba éclata de rire. C’était la première fois que Hubert le voyait rire et il fut très heureux de savoir que les Intrus pouvaient rire aussi, comme les Terriens.

—Nous n’avons pas les mêmes préjugés que vous, colonel. Nous commettons forcément des impairs. Peut-être ferions-nous bien de vous engager comme conseiller technique...

—A votre disposition, si mon gouvernement consent à me mettre en congé. Puisque nous parlons des Navajos, il semble que vous soyez livrés auprès d’eux à une propagande de caractère subversif, allant jusqu’à leur affirmer que vous étiez descendus du ciel exprès pour les libérer de la tutelle des hommes blancs et pour leur rendre leurs anciens territoires de chasse...

L’Amantoba redevint sérieux.

—Ce n’est pas tout à fait cela. Un chef navajo qui chassait seul dans le désert a surpris un jour la rentrée de quelques-uns de nos appareils et découvert la porte de notre base souterraine. Nous aurions pu le détruire, mais Morrekat qui avait pris contact avec lui s’est trouvé en face d’un homme enthousiaste qui interprétait notre arrivée sur la Terre comme l’annonce d’une ère nouvelle de bonheur. Il semble qu’une vieille légende se soit transmise chez les Navajos, de génération en génération, depuis des temps très reculés et qui annonce l’arrivée d’hommes venus d’un autre monde qui apporteront la paix et le bonheur sur la Terre. Et cette légende précise même que{100} l’événement qui donnera le départ de cette ère de bonheur, appelée aussi Quatrième Période, se produira sur les territoires de chasse des Navajos. Aussi, ce chef navajo est-il devenu immédiatement notre allié... Mais à aucun moment nous ne lui avons promis notre aide pour se débarrasser de la tutelle des hommes blancs. C’est une conclusion qu’il a tirée lui-même, d’après cette légende[24]...

L’explication était satisfaisante et Hubert ne voulait pas s’attirer le ressentiment de l’Amantoba en doutant de sa parole sur un sujet après tout peu important. Même si les Intrus avaient promis au chef navajo de lui faire restituer les anciens territoires de chasse de sa tribu, on pouvait admettre qu’ils lui avaient dit cela uniquement pour s’assurer de sa discrétion.

—N’en parlons plus, dit-il.

Le chef des Intrus appuya sur un bouton et fit un geste invitant Hubert à venir près de lui. Hubert se leva. Un écran de télévision s’était éclairé, une image apparut... Hubert vit un dortoir et des jeunes femmes endormies dans des lits individuels. L’Amantoba tourna un bouton et le gros plan d’un visage apparut. C’était le visage d’une jeune Indienne aux cheveux noirs défaits pour la nuit.

—Vous pourrez leur parler lorsqu’elles seront réveillées, affirma de nouveau le chef des Intrus. Mais vous voyez déjà qu’aucun mal ne leur a été fait.

Il laissa l’image quelques secondes encore, puis coupa le contact.

—Je suppose qu’un certain délai a été prévu pour que vous donniez signe de vie à vos chefs, au-delà duquel ils considéreront que nous vous avons fait un mauvais parti?

—Exact.

—Pouvez-vous m’indiquer la limite de ce délai?{101}

—A midi, aujourd’hui, répondit Hubert, qui réduisait ainsi à son profit la marge établie d’un commun accord avec Howard.

L’Amantoba consulta une pendulette encastrée dans son bureau et demanda:

—Midi M. T. S.?

—Oui.

—Cela nous laisse dix bonnes heures, largement. Je pense que vous pourriez maintenant vous reposer. Vous seriez réveillé à 8 heures par mes soins. Nous aurions trois heures et plus pour discuter du projet d’accord que je fais établir. Qu’en dites-vous?

Hubert accepta. Il se sentait fatigué. N’avait-il pas roulé toute la nuit précédente sur les routes de l’Arizona et du Nouveau-Mexique? Il était maintenant à peu près tranquille sur son sort personnel. L’Amantoba ne se serait pas prêté à cette longue discussion s’il avait eu l’intention de le supprimer ensuite. Car Hubert avait beaucoup plus appris de l’Amantoba que l’Amantoba n’avait appris de lui. Il était vrai que les Intrus en savaient mille fois plus long sur les Terriens que les Terriens n’en savaient sur les Intrus.

L’Amantoba allait appuyer sur un bouton, lorsqu’il se ravisa.

—Cette histoire d’expériences génétiques semble avoir une grande importance pour vous... Je crois savoir, en effet, que vous éprouvez à l’égard de vos femmes un sentiment de propriété très développé. Vous appelez cela de la jalousie.

Hubert sourit.

—Je suis obligé de le reconnaître.

—Ceci n’existe pas chez nous. Tout au moins pas de cette façon... Si je vous offrais la réciprocité, est-ce que cela arrangerait les choses?

Hubert fronça les sourcils.

—Que voulez-vous dire?

—Si, dans le cas où cette affaire des jeunes Indiennes venait à être connue, vous pouviez affirmer{102} qu’un... avantage identique vous a été accordé avec une de nos femmes, votre honneur serait-il sauf?

Hubert n’en savait rien. A vrai dire, il ne croyait pas que cela arrangerait grand-chose avec les ligues féminines. Tout au plus le taxerait-on de complicité dans le libertinage pratiqué par les Intrus. Mais, il ne pouvait tout de même pas laisser échapper une pareille occasion de faire l’amour avec une femme venue d’un autre monde! Il répondit avec assurance.

—Certainement.

L’Amantoba chercha un instant du doigt sur le clavier qui se trouvait devant lui, puis enfonça un bouton, en tourna un autre. L’écran de télévision s’éclaira de nouveau. Une image se forma qui représentait une jeune femme endormie, nue, sur une sorte de lit. Hubert la trouvait radieusement belle, mais il se méfiait d’une image transmise par les ondes. L’Amantoba appuya sur un des nombreux boutons qui se trouvaient à portée de sa main. Sur l’écran, Hubert vit la jeune femme sursauter, se dresser sur un coude, se frotter les yeux d’un mouvement plein de grâce, puis se lever et marcher...

Hubert eut l’impression qu’elle marchait vers lui. Elle était grande et son corps allongé était d’une rare perfection plastique. Son visage très beau, aux pommettes légèrement saillantes, était encadré d’une chevelure sombre et opulente. Ses grands yeux en amande étaient d’une grande douceur...

—Elle me plaît infiniment, dit Hubert.

Il vit les lèvres de la jeune femme remuer et eut l’impression qu’elle lui parlait. Mais elle conversait en réalité avec l’Amantoba dont les lèvres remuaient également...

La conversation dura près d’une minute. A un certain moment, Hubert eut la certitude que la jeune femme le voyait, l’examinait, puis donnait un accord. Elle s’inclina en souriant, tourna le dos, l’envers valait l’endroit, et disparut vers la droite de l’écran...{103}

L’Amantoba coupa le contact.

—Venez, dit-il.

Il marcha vers la porte. Hubert le suivit. Ils regagnèrent la rotonde et montèrent dans l’ascenseur qui les conduisit encore plus profondément dans les profondeurs du sol.

—Comment avez-vous pu creuser de pareilles galeries? questionna Hubert.

—Avec de l’eau, répondit l’Amantoba.

—Ce n’est sûrement pas l’érosion...

—Non. Mais je ne plaisante tout de même pas. C’est un procédé que nous connaissons depuis très longtemps et que les savants soviétiques ont découvert voici quelques mois. Irradiée de rayons gamma, l’eau devient un solvant d’une puissance extraordinaire, capable de dissoudre avec une grande rapidité les roches les plus dures. Nous vous donnerons volontiers ce secret si nous aboutissons à un accord...

Ils quittèrent l’ascenseur qui desservait à cet étage une autre rotonde avec cinq couloirs. L’Amantoba entraîna Hubert dans le second à partir de la gauche. Tout était silencieux. La température était agréable, l’air sentait le sapin, et toujours cet éclairage extraordinaire, sans source visible et sans ombres...

—Comment produisez-vous cette lumière? demanda Hubert.

—Je vous l’expliquerai, promit le chef des Intrus.

Il s’arrêta devant une porte semblable aux autres.

—Elle s’appelle Assalila, dit-il.

—Quelle est la position de la femme dans votre société? questionna Hubert, soucieux de se documenter.

—Il fut un temps où nos femmes travaillèrent, comme cela se passe actuellement sur la Terre. Mais, avec la domestication de nouvelles énergies, qui nous permit de réduire considérablement le temps consacré par chacun au travail, nous avons replacé les femmes{104} dans leur rôle naturel. Elles nous font des enfants et nous rendent la vie agréable...

—Cela leur plaît?

—Bien sûr. Nous avons d’ailleurs remarqué qu’au Japon existait un état de chose à peu près identique.

—Je connais. Au Japon, la femme ne vivait que pour le plaisir de l’homme. Je dis «ne vivait», car cette merveilleuse tradition se perd depuis que nos boys, habitués au matriarcat de fait qui règne aux Etats-Unis, ont mis les pieds là-bas.

L’Amantoba approuva d’un mouvement de tête, puis crut bon de préciser.

—Vous avez parlé de plaisir et je dois vous avertir que nous ne sommes pas, comme vous, portés vers la recherche des plaisirs sexuels. Ne vous fâchez pas, mais nous pensons que céder à des instincts aussi primitifs rabaisse l’homme au niveau de l’animal...

Fort déçu, Hubert pensa qu’il allait perdre son temps avec la belle Assalila. Mais, il ne pouvait plus reculer. Il se promit d’expédier l’affaire rapidement, puis de dormir pour réparer ses forces...

La porte s’ouvrit. Assalila parut dans un somptueux déshabillé transparent qui semblait bien venir en droite ligne de la 5ᵉ Avenue. L’Amantoba fit les présentations, puis se tourna vers Hubert pour une dernière recommandation.

—Ne prenez aucune précaution, nous aimerions savoir si...

—Compris, coupa Hubert. J’espère que ça prendra.

L’Amantoba se retira. La porte se referma. Assalila prit Hubert par la main et l’entraîna dans une petite pièce voisine qui était une salle de bains avec baignoire-piscine creusée dans le sol.

—Je ne parle pas encore très bien votre langue, dit-elle sans le moindre accent. Mon oncle ne veut pas me laisser sortir seule dans vos villes et je ne fais pas de progrès.

—Votre oncle?{105}

—Le frère de ma mère, c’est bien «oncle» qu’il faut dire.

—Oui. Mais, qui est votre oncle?

—L’Amantoba.

Hubert apprécia l’honneur qui lui était fait. Le chef des Intrus lui offrait sa propre nièce.

—Etes-vous mariée? questionna-t-il.

Elle lui ôta sa veste.

—Je sais ce que veut dire marié, chez vous. Nous ne connaissons pas cela. L’union des femmes et des hommes est réglementée uniquement dans le but de produire de beaux enfants qui sont pris en charge dès la naissance par des organismes d’élevage. Une femme peut ainsi connaître plusieurs hommes dans sa vie et un homme plusieurs femmes...

Elle lui retira son pantalon.

—Vous faites l’amour uniquement dans le but d’avoir des enfants? s’étonna Hubert.

—Quelquefois nous le faisons aussi, surtout les hommes, dans un but d’équilibre physiologique. Nous employons alors des moyens qui rendent impossible la conception...

—Avez-vous déjà eu des enfants?

—Oui.

Elle lui ôta sa chemise et lui caressa le torse du bout de l’index.

—Vous êtes aussi beau qu’un homme de chez nous, apprécia-t-elle. Je suis contente.

—Comment cela s’appelle-t-il, chez vous?

—L’Amantoba m’a défendu de répondre si vous posiez des questions comme ça.

—Excusez-moi.

Sans la moindre gêne, elle acheva de le dévêtir. Puis, elle se débarrassa de son déshabillé et pivota internent devant Hubert.

—Je vous plais?

Elle était d’une beauté stupéfiante. La perfection{106} de son corps, dans les moindres détails, était vraiment extraordinaire.

—Je suis émerveillé, dit-il.

Elle parut contente et il fut satisfait de constater que les femmes des Intrus étaient, elles aussi, coquettes et sensibles aux compliments...

—Connaissez-vous la signification du mot pudeur? reprit-il.

Elle s’immobilisa près de la baignoire-piscine, trempa le bout de son pied dans l’eau et répondit:

—La pudeur, c’est ce qui pousse les hommes et les femmes de cette planète à dissimuler aux regards des autres certaines parties de leur corps... Aussi à ne pas parler franchement de certains sujets, sexuels en particulier.

—Exact.

—Un synonyme de pudeur est hypocrisie, n’est-ce pas?

Il ne put s’empêcher de rire. Elle reprit:

—Nous ne connaissons pas cela. Nous ne comprenons pas pourquoi il faudrait se cacher... La seule raison serait la laideur. Ce qui est laid doit se cacher.

Elle descendit dans le bain.

—Venez...

Il la suivit. L’eau était chaude à point. Il chercha autour d’eux.

—Vous n’usez pas de savon?

—Cette chose qui mousse et qui sert à vous nettoyer?

—Oui.

—Non. Nous mettons dans l’eau un produit qui dissout la saleté et nettoie la peau en profondeur. Il suffit de rester trempé quelques minutes...

—Au Japon, dit-il, le rituel du bain avant l’amour existe également.

—Qu’est-ce que le Japon?

—Une nation, sur cette planète, dont les mœurs sont très différentes des nôtres.{107}

—Je suis très curieuse de vos coutumes, dit-elle.

—Alors, si vous le permettez, je vais vous montrer comment on fait l’amour, sur notre planète.

—Qu’est-ce que veut dire au juste: faire l’amour?... S’accoupler?

—Oui, mais pas seulement ça.

—Je suis curieuse d’apprendre...

Ils sortirent du bain. Elle le sécha et il la sécha. Après quoi il ne se sentait plus du tout fatigué. Il la prit dans ses bras et l’emporta vers la couche, bien décidé à tenter l’impossible pour convaincre cette merveilleuse créature que la supériorité de sa race ne s’étendait pas à tous les domaines...{109}{108}

CHAPITRE X

CINQ MINUTES AVANT

8 heures une voix jaillissant d’un haut-parleur invisible annonça:

—Le colonel Hubert Bonisseur de la Bath est prié de se préparer. Dans quelques instants, l’Amantoba l’enverra chercher pour l’entretien prévu...

Ils étaient encore enlacés sur la couche défaite. Ils n’avaient pas fermé l’œil de la nuit, mais Hubert pouvait s’estimer satisfait. Assalila n’ignorait maintenant plus rien de tous les plaisirs qu’une femme peut éprouver en s’abandonnant aux caresses d’un amant expert en la matière. Il se leva sur un coude et chercha le regard de sa maîtresse, un regard trouble, noyé de volupté.

—Heureuse? questionna-t-il.

Elle enfouit son visage entre leurs épaules.

—Honteuse...

—Je voulais vous montrer que les hommes de cette planète connaissent tout de même certaines techniques que les vôtres ignorent, ou qu’ils ont oubliées...{110}

—On nous apprend que le plaisir sexuel est un plaisir animal, absolument indigne d’êtres supérieurement civilisés comme nous le sommes...

—Je pense, moi, que c’est un des plus merveilleux cadeaux que nous ayons reçu de la nature. Nous cultivons nos autres dons, pourquoi pas celui-là? C’est au contraire en ne vous accouplant que pour la reproduction que vous vous ravalez au rang des bêtes. Cela me semble évident.

—J’aimerais que vous ayez raison, murmura-t-elle. Quelle bouleversante révélation...

Il la baisa tendrement aux lèvres, la caressa, puis se leva et passa dans la salle de bains. Elle le rejoignit alors qu’il venait de se plonger dans l’eau chaude du bassin et lui montra sur une table, devant un miroir, un appareil cylindrique de couleur blanche.

—Pour votre barbe, expliqua-t-elle. Vous promenez simplement ce bout-ci sur les parties à épiler...

Il sortit de l’eau, les jambes molles encore mais tout de même un peu ragaillardi. Elle le sécha, puis voulut le raser elle-même. Les poils disparaissaient comme par magie au passage de l’appareil qui provoquait un léger picotement de la peau. Lorsque ce fut fini, elle frotta ses joues contre celles d’Hubert, puis l’aida pour s’habiller.

—C’est drôle, s’étonna-t-elle. Je suis malheureuse à l’idée que vous allez me quitter maintenant...

Il la remercia d’un baiser. Elle promena un doigt caressant sur les cernes de fatigue qui soulignaient les yeux d’Hubert.

—Je vais vous donner quelque chose pour effacer ça.

Elle retourna dans la chambre et revint avec une pilule qu’elle lui mit directement dans la bouche. Il pensa qu’il n’avait pas mangé depuis longtemps et sentit que son estomac criait famine. Il allait en parler, lorsque la jeune femme s’immobilisa, un doigt en l’air.{111}

—On vient vous chercher, annonça-t-elle.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte, et l’embrassa passionnément.

—Je désire que vous reveniez, dit-elle.

La porte s’ouvrit. Un homme attendait dans le couloir. Hubert reconnut Abekat, l’un des collaborateurs de Morrekat, le chef des services de sécurité.

—Bonjour, dit-il. Bien dormi?

Abekat ne répondit pas. Hubert lui trouva un air sinistre.

-:-

L’Amantoba reçut Hubert assez froidement et celui-ci pensa que le chef des Intrus regrettait peut-être de l’avoir autorisé à passer la nuit en compagnie de la belle Assalila. Sans doute avait-il assisté, par télévision, à une partie de leurs ébats et se trouvait-il choqué par le comportement très... animal de sa jolie nièce.

—Voici le projet de protocole que j’ai fait établir, dit-il sans préambule. Voulez-vous en prendre connaissance?

Hubert saisit les feuillets dactylographiés que son interlocuteur lui tendait et s’assit dans un des fauteuils pour lire tout à son aise. Le comprimé que lui avait donné Assalila semblait faire merveille. Quelques minutes seulement après l’avoir ingurgité, il se sentait en pleine forme, toute fatigue oubliée.

Il parcourut rapidement le texte du projet, afin d’en acquérir une vue d’ensemble, puis le relut soigneusement.

Les Intrus demandaient qu’un statut d’étrangers privilégiés leur soit accordé par le gouvernement des U. S. A., que l’autorisation d’installer deux bases astronautiques et deux hôpitaux leur soit donnée. Ils désiraient également qu’un des leurs soit accrédité à Washington comme représentant diplomatique et que le colonel Hubert Bonisseur de la Bath soit déta{112}ché auprès d’eux en double qualité de représentant des U. S. A. et de conseiller technique. Ils suggéraient la création d’une commission mixte destinée à négocier la vente par les Intrus aux U. S. A. de certains secrets scientifiques, ces transactions ayant pour but de procurer aux Intrus les dollars dont ils avaient besoin pour vivre sur la Terre...

En échange, les Intrus étaient disposés, en cas de conflit, à mettre tout le poids de leurs connaissances scientifiques dans le plateau des Etats-Unis.

Hubert regarda l’Amantoba et dit:

—Je ne vois rien là-dedans qui me paraisse a priori inacceptable. Presque tous nos alliés, en Europe et en Asie, nous concèdent des bases sur leur territoire. Il existe donc un précédent... Il faudrait maintenant que j’aille soumettre ce projet à Washington.

L’Amantoba, qui s’était assis à son bureau, répliqua d’un ton grave:

—Je peux vous annoncer maintenant que les Russes ont décidé d’expédier leurs fusées sur votre pays, pas la nuit prochaine, mais l’autre. C’est-à-dire que vous n’avez plus que trente-six heures, à peine, de délai... Ils ont l’intention de déclencher leur attaque après-demain à midi, heure de Moscou. C’est-à-dire qu’il sera 4 heures du matin à New York et 2 heures ici...

Hubert ne parvenait pas à y croire. Il avait effectué plusieurs missions en Russie et savait que le peuple russe ne désirait pas la guerre, qu’il la détestait tout au contraire. Et il pensait que les dirigeants Soviétiques se rendaient compte qu’une nouvelle guerre laisserait le vainqueur en presque aussi mauvais état que le vaincu. La défense des U. S. A. était conçue de telle façon que les fusées de représailles devaient partir même si les premières bombes H ennemies tuaient tous les membres du gouvernement et de l’état-major disposant de l’autorité nécessaire pour{113} donner les ordres de contre-attaque... Push-button for the dead man’s hand[25].

Comme s’il avait deviné la pensée d’Hubert, l’Amantoba reprit:

—Les Russes ont mis au point une parade efficace contre les fusées atomiques. Nous n’en connaissons pas le détail, mais je crois qu’il s’agit d’un écran de poussières. Ils enverront leurs bombes sur les objectifs choisis, puis d’autres bombes exploseront à très haute altitude au-dessus de leur territoire projetant l’écran protecteur. Ce système est paraît-il très efficace[26]. C’est ce qui les a décidés...

—Excusez-moi, dit Hubert, mais je n’arrive pas à le croire.

—Je vous ai promis de vous donner des preuves irréfutables et je vous les donnerai...

—Quand?

—Ce soir.

C’était dit avec beaucoup d’assurance. Hubert lança:

—Il faut que je reprenne contact avec mon service avant cela.

—C’est entendu. Comment voulez-vous procéder?

—Je n’ai aucune préférence.

—Vous pourriez demander à votre chef de venir à un rendez-vous sur une mesa isolée, près d’ici. Il pourrait y arriver en hélicoptère et nous vous y déposerions. Vous reviendriez ensuite nous apporter la réponse...

—D’accord. Mais il faut le prévenir...

—Je peux vous établir un contact radio. Indiquez-moi sur quelle fréquence...{114}

Hubert hésita. Mais, le risque était mince. N’avait-il pas envisagé d’emporter avec lui un émetteur? Il n’avait qu’à s’arranger pour faire savoir à Howard que les Intrus avaient eux-même établi la communication afin qu’il utilise une autre longueur d’ondes pour ses communications avec Washington. Il donna le renseignement demandé. L’Amantoba manœuvra des boutons puis remua les lèvres une dizaine de secondes.

—Dans quelques instants, ce sera fait, dit-il à Hubert.

Il sourit, pour la première fois depuis l’arrivée d’Hubert, et s’enquit:

—Tout a bien marché avec Assalila?

—Assez bien, répliqua prudemment Hubert.

—Vous ne semblez pas enthousiaste?

—Je ne voudrais pas juger sur une seule expérience, mais si toutes vos femmes sont pareilles, elles ne valent pas les nôtres pour la bagatelle.

Le sourire de l’Amantoba devint méprisant.

—La bagatelle ne nous intéresse pas. Nous avons travaillé pendant des générations à éliminer tous les sentiments qui nous rendaient vulnérables: l’amour, la haine, surtout.

—Vous avez sans doute raison, mais je suppose que vous devez quelquefois vous ennuyer.

—Non, nous avons trouvé d’autres sujets de nous passionner, dans la science, par exemple...

Il s’interrompit, parut écouter autre chose, enfonça un bouton et annonça:

—Vous avez la communication. Allez-y...

—Je parle dans quoi? demanda Hubert qui cherchait un micro.

—Dans rien. Allez-y.

—Allô! fit Hubert un peu déconcerté. O. S. S. 117 appelle H pour Primo...

La voix d’Howard, parfaitement reconnaissable, sortit soudain de nulle part.{115}

—H pour Primo écoute O. S. S. 117... Allez-y 117, je vous écoute...

—Je suis actuellement dans le bureau du chef des Intrus qui s’est chargé de me mettre en communication avec vous. Il faut que je vous rencontre le plus tôt possible pour vous remettre un projet d’accord. C’est extrêmement urgent.

—Je suis à votre disposition, mon vieux. Où voulez-vous que nous nous retrouvions...

L’Amantoba poussa devant Hubert une feuille de papier sur laquelle il avait griffonné: Mont Pelona. 11 heures.

—Savez-vous où se trouve le mont Pelona? demanda Hubert qui n’en savait rien lui-même.

L’Amantoba intervint:

—A 60 milles à l’ouest de Rio Grande et à une quarantaine de milles au sud de la U. S. 60... A 160 milles environ d’El Paso, au nord-ouest.

Hubert répéta les indications. Howard dit:

—Un instant, je note...

Puis:

—Le délai est un peu court. Il faut que j’y aille en hélicoptère...

Hubert regarda l’Amantoba qui souffla:

—Dès que possible après onze heures.

Hubert répéta.

—O. K., dit Howard. Je pars tout de suite... Terminé.

L’Amantoba bougea quelques manettes. Hubert demanda:

—Il faut que j’aie le maximum d’éléments en main pour discuter tout à l’heure. Il est bien entendu que si nous signons cet accord avec vous, vous nous aiderez à nous défendre?

—Bien entendu. Et je vais vous expliquer de quelle façon...{116}

-:-

Hubert consulta sa montre: 11 h 10. Cela faisait douze minutes que l’engin dans lequel il avait pris place plafonnait à grande altitude, immobile, au-dessus du mont Pelona. Hubert se pencha sur l’épaule du pilote et regarda sur l’écran de télévision l’image du haut sommet où il devait rencontrer Howard.

—Les voilà, annonça le pilote en pointant son index vers le sommet gauche de l’écran.

Il tourna lentement un gros bouton molleté et un hélicoptère apparut en gros plan, volant au-dessus des montagnes. Hubert reconnut un YH-41 Seneca, 4 places, le plus rapide des appareils U. S. de sa catégorie, détenteur de trois records internationaux d’altitude.

Ils virent l’hélicoptère approcher, contourner le sommet du mont Pelona, puis s’y poser. Deux hommes en descendirent. L’appareil repartit et s’éloigna, paraissant glisser de côté vers la vallée.

Le pilote de l’engin attendit que l’hélicoptère fût assez éloigné pour plonger. En quelques secondes, ils furent au sommet de la montagne. Une décélération brutale... Hubert sentit son estomac lui monter aux lèvres. Mais ce n’était qu’un moindre mal. Si un dispositif anti-G particulièrement efficace n’avait pas agi, Hubert eût été tué, sûrement.

La trappe inférieure s’ouvrit, l’échelle descendit. Hubert toucha l’épaule du pilote.

—Vous revenez me chercher quand ils seront partis.

—D’accord.

Il se glissa hors de l’engin, curieux de savoir qui était le second personnage car il attendait Howard seul. Les deux hommes étaient à une centaine de mètres, fascinés par le spectacle de l’engin discoïdal qui remontait déjà vers le ciel à une vitesse incroya{117}ble. Hubert pressa le pas sur les rochers et reconnut bientôt M. Smith, le grand patron soi-même.

—Hello!

Smith, qui ressemblait toujours à un prélat en civil, ouvrit ses bras pour étreindre Hubert sur sa poitrine. C’était bien la première fois qu’il se livrait à une pareille démonstration d’amitié.

—Hube! Vieux garçon! Je pensais ne plus vous revoir!

Howard serra la main d’Hubert. Lui aussi paraissait très ému. Les effusions terminées, ils allèrent s’asseoir au pied d’un rocher, à l’abri du vent qui soufflait avec violence. Hubert entreprit de raconter rapidement son aventure, depuis l’instant où il avait assommé Danforth pour lui prendre son émetteur radio...

—Conclusion, dit-il enfin, ces gens-là ne veulent pas encore nous dire de quelle planète ils sont originaires. Il semble qu’ils aient sur nous une avance scientifique d’environ quarante années, au moins. Ils ne paraissent pas éprouver de mauvaises intentions à notre égard et je n’ai rien vu qui puisse ressembler, de près ou de loin, à une arme quelconque.

Il sortit le projet d’accord établi par l’Amantoba et le tendit à M. Smith.

—Lisez cela. Leurs exigences me paraissent très raisonnables en regard des avantages que nous pouvons tirer d’une alliance avec eux...

M. Smith prit les feuillets, les maintenant solidement pour ne pas les laisser s’envoler. Quand il eut fini, il passa le tout à Howard, sans rien dire.

—Maintenant, reprit Hubert, le plus grave, l’Amantoba affirme que les Russes ont l’intention de nous attaquer après-demain soir. Il se dit prêt à nous aider... Mais, je ne peux y croire.

M. Smith, impassible, répondit lentement:

—Des renseignements reçus ce matin de Moscou nous ont appris que tous les militaires des régiments{118} de missiles qui se trouvaient en permission ont été brusquement rappelés et que toutes ces formations sont au secret depuis hier. D’autres part, tous nos postes d’écoute radiophoniques installés près des frontières russes mentionnent un accroissement tout à fait inhabituel des messages sur les longueurs d’ondes employées par l’armée Rouge et l’utilisation depuis vingt-quatre heures d’un nouveau code que nos cryptanalystes étudient déjà... Il se pourrait donc bien que l’affirmation de l’Amantoba ne soit pas une plaisanterie.

—Il prétend pouvoir nous fournir dès ce soir des preuves indiscutables...

—Vous dites qu’il est disposé à nous aider? Comment?

—Il suggère que nous tirions les premiers. Une demi-heure avant l’heure H. Il nous indiquera l’emplacement précis des bases de lancement soviétiques afin que nous puissions clouer au sol le plus grand nombre possible de fusées prêtes au départ. Celles qui réussiront à partir quand même seront attendues à très haute altitude par les engins des Intrus qui les feront exploser hors de l’atmosphère...

Howard, qui avait fini de lire le projet d’accord, intervint:

—Après cela, nous serons considérés comme les agresseurs par le reste du monde.

—C’est l’objection que j’ai faite, répliqua Hubert. L’Amantoba m’a répondu que les preuves qu’il doit nous remettre ce soir établiront suffisamment l’intention criminelle des Russes et que si besoin en est, il interviendra personnellement pour faire connaître la vérité aux Terriens.

—Eh bien, dit M. Smith, attendons ces fameuses preuves. De toute façon, les forces de défense du pays sont en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre et il ne faut pas plus d’un quart d’heure pour lancer nos{119} I. C. B. M.[27] à partir de la seconde où l’ordre est donné. Vous pouvez dire en attendant à votre Amantoba que nous sommes d’accord sur le principe d’une alliance avec lui sur les bases projetées. Je vais maintenant en référer à Washington, mais tout cela me paraît fort acceptable. En attendant, puisque vous retournez là-bas, essayez d’obtenir le maximum de renseignements sur ces gens-là... Car, au fond, nous savons bien peu de choses sur eux et il leur serait facile de nous attirer dans un piège...

—Avez-vous localisé l’emplacement de leur base souterraine?

—Oui, répondit Howard. Il semble que l’entrée en soit située sur le cours du Colorado, entre les falaises de l’écho et les falaises rouges, à 20 milles environ du village de Marble Canyon, dans le désert. Nous avons établi des postes radar sur les hauteurs environnantes avec mission de situer très exactement le point d’envol et d’atterrissage des soucoupes volantes... Vous n’avez aucune idée de l’endroit précis?

—Non. Cette nuit, lorsque l’engin s’est immobilisé, l’écran montrait une muraille rocheuse. Puis, tout s’est effacé et je me suis retrouvé dans une énorme caverne. Je suppose que pour pénétrer dans la base, les engins sont pris complètement en charge par un système de radio-guidage, car le pilote n’intervient pas du tout.

—Ils doivent être très forts en électronique...

—Ce matin, il n’y avait pas trois secondes que l’Amantoba m’avait mis en communication avec Howard qu’il savait déjà que celui-ci parlait d’El Paso. Autrement, il n’aurait pas fixé le rendez-vous ici...

—Je croyais que vous le lui aviez dit...

—Pas du tout.

Smith consulta sa montre.{120}

—Il est temps de filer. Rendez-vous ce soir à quelle heure?

—Je vous avertirai par radio. Laissez un opérateur en écoute permanente.

Howard sortit de la poche de son imperméable un petit émetteur-récepteur de la grosseur d’une boîte à cigares. Il appela le pilote de l’hélicoptère et lui demanda de venir les reprendre. Cinq minutes plus tard, ils prirent congé d’Hubert en lui recommandant la plus grande prudence...

Hubert regardait l’appareil s’éloigner lentement en direction du sud-est lorsqu’il entendit soudain derrière lui le sifflement sinistre de l’engin discoïdal qui revenait le chercher.{121}

CHAPITRE XI

L’AMANTOBA REGARDA

entrer tous ceux qu’il avait convoqués pour un grand conseil: Morrekat, le chef de la sécurité, Abédhinon, le chef de la flotte aérienne, Tlo-Gorey, le chef des ingénieurs, Kononso, le chef du service géographique, Sepsepi, le chef du service d’anthropologie, Assalila, chef du service de génétique et de gynécologie.

Il les fit asseoir, disposés en demi-cercle autour et devant son bureau. La lourde porte métallique s’était refermée sans bruit. L’Amantoba prit la parole. Il s’exprimait de la façon habituelle aux Intrus et dans leur langage, si bien qu’aucun habitant de la Terre n’aurait pu comprendre...

—Vous savez, dit l’Amantoba, qu’un représentant du gouvernement des Etats-Unis a pris contact avec nous la nuit dernière. Cela était devenu inévitable, à la suite des derniers accidents qui ont frappé quelques-uns des nôtres mêlés à la vie des Terriens. Le colonel Hubert Bonisseur de la Bath, du service de renseignement des Etats-Unis, m’a paru être un{122} homme au-dessus de la moyenne, en tout cas fort sincère...

Il regarda Assalila.

—Tu dois le connaître mieux que moi. Qu’en penses-tu?

—C’est un être intelligent et très sympathique, répondit la jeune femme. Physiquement et moralement, il m’a semblé très près des nôtres.

L’Amantoba reprit:

—Vous saviez que je recherchais un tel contact depuis quelque temps déjà. Le temps est venu de mettre notre projet à exécution. Avant de poursuivre, je voudrais m’assurer que vos avis n’ont pas changé... Tlo-Gorey?

Le chef des ingénieurs se leva.

—Leurs recherches scientifiques progressent à pas de géant. Surtout chez les Russes, qui mettent toutes leurs ressources au service de la physique. Si les Américains disposaient des moyens nécessaires, ils pourraient nous rattraper relativement vite dans le domaine des applications pratiques de l’anti-gravitation. Ils sont également sur le point de contrôler l’énergie nucléaire. D’ores et déjà, leurs armements sont d’une efficacité considérable.

—Quelles seraient nos chances dans l’hypothèse d’un conflit ouvert entre nous et l’ensemble des nations terrestres? s’enquit l’Amantoba.

—En l’état actuel des choses, fort mince. Nous pourrions vraisemblablement semer l’épouvante dans leurs rangs et nous mettre à l’abri de leurs armes nucléaires, mais nous ne pourrions pas les vaincre. Nous saurions, bien sûr, fabriquer des bombes atomiques et à hydrogène. Mais nous n’avons pas les moyens matériels d’en fabriquer ici...

—Merci, dit l’Amantoba. Sepsepi?

Le chef du service d’anthropologie se leva, cependant que Tlo-Gorey s’asseyait.

—Au cours des derniers mois, des agents de mon{123} service ont pu vivre au milieu des habitants de cette planète. Ils se sont mêlés aux gens de toutes les nations, de toutes les catégories sociales. Leurs rapports sont unanimes. Les hommes et les femmes qui vivent sur cette planète sont d’un niveau mental extrêmement bas. A part quelques individus exceptionnels, ils sont foncièrement méchants et détestent leurs semblables. Tous les prétextes sont bons pour nourrir cette haine permanente: différences de fortune, différences de nationalités, différences de races, etc... Leurs religions, nombreuses et bizarres, les obligent à observer certaines conventions morales. Lorsqu’un pays fait la guerre à un autre, il couvre toujours les motifs vrais et sordides de motifs faux et patriotiques. On n’hésite pas à créer un incident de frontière pour se prétendre attaqué. S’il s’agit d’une guerre coloniale, on affirme avec une merveilleuse candeur que le peuple opprimé, d’un autre continent, d’une autre race et d’une autre religion, est historiquement le frère du vôtre, qu’il y a identité entre les deux pays et qu’il faut punir ceux qui ne sont pas d’accord. C’est parfaitement incroyable, mais vrai. Et l’on peut dire que 70% des hommes actuels trouvent parfaitement normal de faire la guerre à des gens qui ne professent pas les mêmes idées ou la même religion, ou qui refusent simplement de se laisser exploiter. Les grandes nations, comme les petites, consacrent la majeure partie de leurs budgets à la préparation de la guerre toujours menaçante. Pendant ce temps, des centaines de millions de personnes vivent dans une effroyable misère, aux Indes et ailleurs. Personne ne s’en émeut, à part quelques-uns qui prêchent dans le vide des idées de fraternité et de paix. A noter que tous les régimes politiques, communistes aussi bien que capitalistes, se proclament les seuls champions de cette fraternité et de cette paix si maltraitées par tout le monde. J’avoue que cette étude des mœurs des Ter{124}riens m’a passionnée, mais j’avoue aussi que j’en reste effaré et que je n’arrive pas à comprendre...

L’Amantoba questionna:

—Croyez-vous qu’une nouvelle guerre mondiale se produira sur cette planète?

—J’en suis persuadé. Ils en parlent trop, ils taquinent trop la queue du dragon, selon une expression qui leur appartient. Un jour ou un autre, l’un d’eux perdra son sang-froid et appuiera sur le bouton...

—Merci, dit l’Amantoba... Assalila, où en sont les recherches du service de gynécologie?... Mes amis, je dois vous informer que, la nuit dernière, Assalila s’est prêtée à une expérience de fécondation avec le colonel de la Bath. Elle a bien voulu se dévouer personnellement...

—J’étais la seule à me trouver en période favorable, précisa Assalila.

—Ton mérite n’en est pas moindre. Nous serons fixés quand?

—Demain, je pense. Je me soumettrai aussitôt que possible aux analyses habituelles.

—Parfait. Parle-nous des expériences déjà réalisées.

—Eh bien, tous les essais de fécondation des femmes de cette planète par nos hommes ont échoué à 100% par la voie naturelle. Mais, deux fécondations artificielles ont été réussies, avec des suites normales jusqu’à ce jour. Je pense qu’il n’y a pas d’obstacle définitif au mélange des deux races...

—De toute façon, intervint l’Amantoba, nous ne sommes pas à quelques mois près pour la solution de ce problème. L’essentiel est que nous soyons certains du succès.

—Nous pouvons l’être, d’une façon ou d’une autre, affirma la belle Assalila.

—Morrekat!... Etes-vous toujours prêt à exécuter le plan «Mousso»?{125}

—D’un instant à l’autre, Amantoba. Si la collaboration d’Abédhinon m’est assurée.

Le chef de la flotte spatiale répliqua:

—J’exécute les ordres.

L’Amantoba s’appuya au dossier de son fauteuil et prit un air solennel pour déclarer:

—Nous voici donc avec tous les éléments en main. Nous voulons nous installer, ou plus exactement nous sommes obligés de nous installer sur cette planète. La nature même des hommes qui occupent cette planète, leur intolérance, nous permet de croire qu’ils n’accepteraient pas de bon cœur notre installation, même discrète, et que, minorité, nous subirions les brimades et autres mauvais traitements réservés aux minorités sur la Terre... Nos principes nous interdisent l’emploi de la force et nous ne possédons pas les armes nécessaires, notre peuple n’en ayant plus construit depuis une dizaine de générations... Comment faire? Employer la ruse, c’est-à-dire nous servir de notre intelligence pour amener les habitants de cette planète à se détruire eux-mêmes, ce qui ne doit pas être bien difficile, étant donné leur penchant naturel pour la guerre... Mon plan, vous le savez, est de convaincre le gouvernement des Etats-Unis que les Russes ont décidé d’attaquer. Si nous y parvenons, ils enverront bien sûr leurs propres fusées un quart d’heure avant l’heure H. Ces fusées atteindront la Russie. Attaqués, les Russes riposteront. Persuadés par nous qu’ils n’ont rien à craindre, les Américains n’auront pas pris les mesures de protection nécessaires... Ce sera la guerre atomique, dont ils se menacent mutuellement depuis des années. Nous n’aurons qu’à compter les coups et attendre que tout soit fini...

Kononso, le chef du service géographique, intervint:

—Il est probable que les destructions totales seront limitées à l’Europe, aux Républiques soviétiques, à la Grande Chine et à l’Amérique du Nord. Je pense{126} que l’Amérique du Sud, l’Afrique et quelques autres territoires seront peu touchés...

—Ce qui nous posera de nouveaux problèmes politiques, déclara Sepsepi. Les Arabes et les nègres sont des races qui s’éveillent ou se réveillent et qui sont très remuantes.

—Ce sont des gens superstitieux, je crois... Nous les soumettrons facilement lorsqu’ils sauront que nous venons d’un autre monde. Ils nous prendront pour des dieux, comme notre ami Navajo. Et ces peuples-là n’ayant guère de dons pour les sciences, nous serons tranquilles un long moment. Le temps de nous installer et de faire souche...

Il y eut une légère détente dans l’assemblée. Seule, Assalila restait lointaine, comme perdue dans un rêve.

—Tout le monde est-il d’accord? demanda l’Amantoba.

Tout le monde l’était.

—Morrekat, il me faut pour ce soir les documents promis au colonel de la Bath. Pensez que l’authenticité de ces documents sera sûrement mise à l’épreuve. Leurs laboratoires disposent de moyens assez étendus...

—Le papier, l’encre, les caractères employés résisteront à tous les examens. Faites-moi confiance, Amantoba.

—Parfait. Le plan «Mousso» doit être mis à exécution ce soir même. Demain, les appareils d’Abédhinon auront fort à faire pour ramener ici tous nos frères vivant actuellement dans les pays menacés.

—Nous resterons ici? questionna Assalila.

—Oui, c’est beaucoup plus confortable que notre base lunaire et les risques sont vraiment très minces.

L’Amantoba se leva.

—Terminé. Chacun recevra les ordres qui le concernent... Assalila, reste!

Elle eut un léger sursaut, mais qui passa inaperçu.{127} Les hommes sortis, elle approcha en souriant et s’assit en biais sur le bord du bureau.

—Le colonel de la Bath est de retour et je vais le recevoir maintenant. Je ne doute pas que la réponse de son gouvernement soit favorable. Le traité que j’ai proposé les avantage suffisamment pour qu’ils ne puissent hésiter... Voilà où je voulais en venir: il ne m’est pas possible de garder le colonel près de moi et je ne vois personne qui pourrait s’occuper de lui mieux que toi. Je crois savoir qu’il s’est montré plutôt sensible à tes charmes...

Impassible, très froide, Assalila répliqua:

—Ce fut très instructif pour moi. Je n’avais qu’une documentation livresque sur le comportement sexuel du Terrien mâle et le livre le mieux fait ne vaut jamais une bonne expérience. Je dois tout de même me garder de généraliser, car j’ai l’impression que le colonel doit être un sujet plutôt exceptionnel...

L’Amantoba parut un instant quelque peu agacé, puis reprit son masque habituel.

—C’est un officier de renseignement. Cela signifie qu’il va essayer de fouiner partout, essayer de percer nos secrets. Il faut l’en empêcher, sans toutefois le rebuter. Tu es sûrement la mieux qualifiée pour cette tâche difficile.

Assalila dessinait avec son index des ronds sur le bureau.

—Si j’ai bien compris, dit-elle, il faut que je l’occupe suffisamment pour l’empêcher de se promener dans nos installations et de poser des questions?

L’Amantoba se leva.

—Tu n’y parviendrais certainement pas. S’il veut circuler, accompagne-le. Montre-lui tout ce qu’il voudra voir. Il ne possède pas, de toute façon, une culture scientifique suffisante pour comprendre le mécanisme de nos appareils, et nos plans sont à l’abri. Tu peux donc lui dire, par exemple, que nos engins vo{128}lants utilisent l’antigravitation pour se déplacer dans l’espace. S’il ne connaît ni la façon de produire des antigravitations, ni leur mode d’emploi, cela ne lui est d’aucune utilité. Tu comprends?

—Très bien.

—Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est qu’il se doute de la comédie que nous lui jouons. Tout au moins jusqu’à l’heure H.

L’index de la jeune femme cessa de tracer des ronds sur le bureau. Elle demanda, les yeux baissés, d’un ton détaché:

—Que comptes-tu faire de lui, après?

L’Amantoba eut un geste large.

—Je ne sais pas. Je pense qu’il pourra toujours nous servir.

Il sourit et ajouta:

—Je t’en ferai cadeau. Tu pourras le disséquer afin de te livrer à des comparaisons entre l’appareil sexuel du Terrien mâle et celui des Nôtres... Cela pourrait faire avancer tes travaux d’un grand pas. Sait-on jamais...

Elle n’avait pu réprimer un léger sursaut.

—Ce serait dommage!

L’Amantoba fronça les sourcils.

—Qu’est-ce qui serait dommage?

Elle se remit sur ses pieds et rit, apparemment sans contrainte:

—De castrer un si bel homme!

Il rit avec elle.

—La science a ses exigences, conclut-il.{129}

CHAPITRE XII

LA PORTE ÉTAIT

grande ouverte, Hubert entra, comme chez lui. Il revenait de chez l’Amantoba, auquel il avait rendu compte de sa mission au mont Pelona.

—Hello! fit-il.

Pas de réponse. Il se rendit dans la salle de bains, revint dans la chambre, mais ne trouva pas Assalila. Il retourna sur le seuil et regarda dans le couloir. L’Amantoba lui avait dit qu’Assalila l’attendait pour lui offrir à déjeuner. Hubert avait une faim de loup...

Il rentra dans la pièce et se mit à fouiner au hasard, appuyant sur les boutons qu’il découvrait. L’un d’eux faisait l’obscurité. Il appuya une seconde fois et la lumière revint. Un autre provoqua le glissement d’un panneau mural qui masquait une bibliothèque. Un frémissement parcourut Hubert. Peut-être allait-il trouver là des ouvrages imprimés par les Intrus et dans leur langue... Il en fut pour ses frais.

Sex and International Secretions, d’E. Allen... Le déterminisme du sexe et l’intersexualité, de R. Gold{130}schmidt... Endocrinologie de la gestation, de R. Courrier. Les changements de sexe, d’Et. Wolff...

Hubert n’alla pas plus loin. Un simple coup d’œil lui suffit pour se rendre compte que tous les ouvrages, anglais et français, rangés là, traitaient tous du même sujet. Cela le laissa perplexe. Il restait pensif lorsque la voix d’Assalila le surprit:

—Cela vous intéresse?

Il ne l’avait pas entendue venir. Derrière elle, la porte se refermait silencieusement.

—Excusez-moi, dit-il. Je suis curieux...

Elle était vêtue d’une combinaison bleu pastel qui la moulait étroitement et qui lui allait merveilleusement bien. Il constata qu’il avait déjà un peu oublié combien elle était belle, et désirable.

—Pourquoi vous intéressez-vous tellement à la sexualité? questionna-t-il.

Elle sourit.

—C’est mon métier. Je suis médecin gynécologue et j’assume ici les fonctions de ministre de la Population...

Hubert s’inclina.

—Mes respects, monsieur le ministre.

Elle rit, le rejoignit en quelques pas et se pressa contre lui.

—Je suis heureuse...

—Pourquoi?

—De te revoir...

Il lui donna le baiser qu’elle attendait. Ils restèrent un long moment enlacés, puis elle se dégagea, avec une certaine brusquerie.

—On vient, annonça-t-elle.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit d’elle-même et un homme vêtu d’une combinaison brune entra, poussant devant lui une table roulante chargée de récipients et d’assiettes. Il remua les lèvres{131} en regardant Assalila, qui lui répondit, et repartit aussitôt. La porte se referma.

—Cela ne vous gêne pas que n’importe qui puisse entrer chez vous, comme ça, sans s’annoncer? demanda Hubert.

—Ils s’annoncent, répondit-elle, mais vous ne les entendez pas.

—Et la porte? Qui commande l’ouverture? L’arrivant ou l’occupant?

—L’arrivant. Mais, l’occupant dispose d’un système de blocage.

—Comment cela fonctionne-t-il?

Elle sortit d’une poche de poitrine un petit boîtier qui ressemblait beaucoup à celui qu’avait utilisé Hubert pour prendre contact avec les Intrus, mais qui était de la même couleur que la combinaison de la jeune femme.

—C’est un émetteur d’ondes, expliqua-t-elle. Il nous sert à prévenir de notre arrivée et commande en même temps l’ouverture des portes...

—De n’importe quelle porte?

—Non. Seul, l’Amantoba a le droit et la possibilité d’entrer partout et personne ne peut ouvrir sa porte, pas même Morrekat. Chacun de nous a les moyens d’ouvrir certaines portes, en fonction des tâches qui lui incombent.

—Vous, par exemple?

—En qualité de chef de service, je peux entrer partout, excepté chez l’Amantoba et le chef de la sécurité. Mais, si nous mangions?

Elle ouvrit un récipient et constata:

—C’est pour vous.

Hubert approcha. Un pamplemousse, un steack, des pommes sautées, une tarte aux pommes...

—Parfait! apprécia-t-il.

Un autre récipient contenait une bouillie jaune qui ressemblait à du tapioca.

—Qu’est-ce que c’est? s’enquit Hubert.{132}

—Nous ne pouvons pas manger les mêmes choses que vous, dit la jeune femme. Notre système digestif est différent et les besoins de notre organisme aussi.

—Je sais...

Elle disposa le tout sur une table et ils s’installèrent pour manger. Un flacon opaque contenait de l’eau fraîche. Assalila expliqua qu’une source souterraine avait été captée pour les besoins de la base. Elle éluda les questions trop précises concernant la composition des farines qui composaient l’essentiel de l’alimentation des Intrus. Elle consentit seulement à dire que cette alimentation n’était nullement «équilibrée» ainsi que le croyait Hubert. Chacun prenait journellement un comprimé d’un produit catalyseur pour une assimilation rationnelle des acides aminés et l’élimination des graisses inutiles. L’obésité était une maladie inconnue des Intrus.

Elle se détendait peu à peu et parlait plus librement. Elle avoua que les Intrus venaient d’un système solaire très éloigné de celui de la Terre et qu’ils avaient installé un relais souterrain, avec une atmosphère artificielle, sur la face de la lune invisible de la Terre. Partant de là, ils avaient effectué de nombreuses observations de la Terre avant de venir s’y installer...

—Depuis combien de temps n’êtes-vous pas retournée chez vous? questionna Hubert.

—Deux ans, répondit-elle.

—Des années de chez nous?

—Oui.

—Quand retournerez-vous?

Il vit son joli visage se crisper. Elle détourna la tête et répondit d’une voix assourdie:

—Je ne sais pas...

Hubert pressentit un mystère sous cette réticence et il se garda d’insister tout en se promettant d’y revenir par un autre chemin.

—Y a-t-il d’autres femmes, ici?{133}

—Oui.

—Je veux parler de femmes de votre race.

—Oui, nous sommes cinq en tout.

—Et combien d’hommes?

—Un peu plus de mille.

—C’est bien peu.

—Il n’en reste guère que trois cents en permanence ici, précisa-t-elle.

—Tout de même!

Ils avaient fini de manger. Elle remit tout sur la table roulante et poussa celle-ci dans le couloir. Puis, elle appuya sur un bouton, près de la porte.

—Comme ça, expliqua-t-elle en regardant Hubert avec intention, personne ne peut plus nous déranger...

—On peut tout de même nous voir... Hier soir, l’Amantoba...

Elle l’interrompit.

—Je peux couper à volonté l’image du télécom et ne garder que le son. On peut ainsi appeler sans voir...

Elle traversa la pièce vers un cadran de télévision encastré dans le mur et appuya sur un bouton.

—Voilà qui est fait. Désirez-vous autre chose?

Elle revint vers lui, tout près, de plus en plus près. Il promena ses mains sur la combinaison soyeuse qui moulait ce corps admirable qu’il connaissait déjà dans ses moindres détails. Il n’y avait pas de fermeture visible.

—Ça s’enlève comment? demanda-t-il.

Elle attrapa le tissu de chaque côté de son cou et tira. D’une élasticité extraordinaire, le vêtement s’ouvrit jusqu’aux épaules. Elle le descendait un peu sur ses bras, afin qu’il ne pût remonter seul et murmura en touchant de ses lèvres les lèvres d’Hubert:

—Je vous autorise à finir le travail, monsieur.

—Vous êtes bien bonne, répliqua-t-il.

Et il en usa sans se faire prier.{134}

-:-

Il était 5 heures après midi lorsque la voix de l’Amantoba les surprit alors qu’ils s’étaient assoupis, étroitement enlacés sur la couche saccagée.

—Le colonel Hubert Bonisseur de la Bath est-il là? demandait le chef des Intrus.

Assalila se souleva sur un coude et répondit:

—Il est ici, Amantoba.

—Avec toi?

Hubert comprit que le chef des Intrus n’était pas content de ne pas les voir.

—Oui.

Hubert n’entendit plus rien. Mais la jeune femme, allongée sur lui, écoutait toujours. Il la vit remuer les lèvres pour répondre, l’air ennuyé. Puis, elle soupira et dit à Hubert.

—On me réclame au gynécée. Zut!

Elle se souleva au-dessus de lui, l’embrassa rapidement sur tout le corps, puis se leva.

—Merci pour cette leçon fort intéressante, monsieur le professeur, dit-elle en s’inclinant.

—Toujours à votre disposition, chère élève, répliqua-t-il.

Elle constata d’un coup d’œil en coin qu’il ne se vantait pas et soupira:

—Stupéfiant!

Puis, elle marcha vers la salle de bains en ajoutant:

—L’Amantoba te prie de rester ici. Il va te faire porter les documents qu’il t’a promis...

Il l’entendit se baigner. Trois minutes plus tard, elle reparut, soigneusement coiffée, à nouveau vêtue de sa combinaison bleu clair.

—Tu es trop belle, dit-il. Cela devrait être interdit.

Elle vint le remercier d’un baiser.

—Sois sage, murmura-t-elle. Si une autre femme vient par ici, promets-moi de ne pas la regarder...{135}

Il ne put retenir un sourire. Elle était donc capable de jalousie comme une vulgaire Terrienne femelle.

—Je ne serai plus jamais capable de regarder une autre femme, affirma-t-il. Tu es la plus belle dans mon cœur et mes yeux sont tellement éblouis qu’ils ne peuvent plus rien voir en dehors de toi...

—Jamais personne ne m’a dit des choses pareilles, ronronna-t-elle. Je suis attirée vers toi comme le fer par l’aimant...

—File! conseilla-t-il. Tu vas être en retard.

Elle partit en grognant, visiblement à regret. Hubert regarda la porte se refermer. Il était content de lui...

Il se leva quelques minutes plus tard et prit un bain avant de se rhabiller. Puis, il s’intéressa au poste de télévision dont l’écran était flanqué d’une série de boutons alignés sur un plan vertical.

Celui que la jeune femme avait poussé était toujours enfoncé. Il se garda bien d’y toucher, peu désireux de pouvoir être observé à son insu par l’Amantoba. Il enfonça le bouton le plus haut et regarda l’écran...

Une image se forma aussitôt et il vit un groupe de jeunes Indiennes, complètement nues, effectuant des mouvements de culture physique abdominale sous la direction d’une femme en combinaison bleu pastel qui n’était pas Assalila...

La femme monitrice se présentait de côté et Hubert ne pouvait distinguer ses traits avec assez de précision malgré la qualité exceptionnelle de l’image. Il vit cependant qu’elle ressemblait beaucoup à sa belle amie... Même allure, mêmes cheveux noirs coupés court...

Il eut soudain l’impression d’être observé et se retourna. Morrekat était là, entré sans prévenir. Il tenait un volumineux dossier et paraissait contrarié.

—Il ne faut pas vous servir de cela, dit-il d’un ton rogue.{136}

—Excusez-moi, répondit Hubert.

Avec un large sourire. Il appuya de nouveau sur le bouton qu’il avait enfoncé et qui revint à sa position première. L’image disparut. Hubert marcha au-devant du chef de la sécurité.

—Je vous apporte le document que vous avait promis l’Amantoba, expliqua celui-ci. Prenez-en connaissance. Dans une demi-heure, on viendra vous chercher pour vous conduire au second rendez-vous que l’Amantoba a pris pour vous avec vos amis...

—Parfait, dit Hubert en prenant le dossier.

Morrekat ressortit. La porte refermée, Hubert s’installa sur le lit, confortablement, et ouvrit le dossier cartonné et relié. Il s’agissait d’un «ORDRE DE BATAILLE» et la première page donnait la liste des destinataires: le ministre de la Défense, le commandant en chef des troupes du Pacte de Varsovie, le Premier vice-ministre de la Défense et chef d’état-major, le vice-ministre de la Défense et commandant la région militaire «Trans-Caucase», le commandant en chef des forces aériennes du territoire, le commandant de la région militaire «Russie Blanche», le commandant de la région militaire «Kiev», le commandant de la région militaire «Moscou», le commandant de la région militaire «Caucase-Nord», le commandant de la région militaire «Odessa», tous maréchaux de l’Union soviétique... Le chef d’état-major «Air», les commandants en chef de l’artillerie, de l’arme blindée et des transmissions, maréchaux d’armes[28]...

Hubert tourna la page. Il lisait parfaitement le russe et le parlait assez couramment. Il avait déjà vu des documents officiels soviétiques et il ne douta pas{137} un seul instant de l’authenticité de celui qu’il tenait entre ses mains...

Glacé, il prit connaissance, page après page, de l’ORDRE DE BATAILLE soviétique et des moindres détails de l’attaque projetée contre les Etats-Unis. Il en était aux dernières pages lorsqu’Assalila reparut.

Elle vint s’installer contre lui et regarda par-dessus son épaule. Il savait déjà que la langue française n’avait guère plus de secret pour elle que l’anglais. Elle connaissait aussi le russe, car elle s’exclama:

—Oh! Je sais... Ils ont décidé d’attaquer ton pays.

Elle remarqua un peu plus tard:

—Demain, à midi. Les fusées partiront demain à midi...

Il ne répondit pas. Il était bien trop bouleversé pour articuler le moindre mot.{139}{138}

CHAPITRE XIII

A 6 HEURES DU

soir, M. T. S., l’engin discoïdal qui avait déjà transporté Hubert le matin même, déposa celui-ci au sommet du mont Pelona, où l’attendaient Smith et Howard directement convoqués par l’Amantoba.

L’engin reparti, Hubert marcha vers ses compatriotes qu’il avait vus prenant des photographies. Très pâle, il remit à son chef le document qu’il avait apporté.

—Voici l’ordre de bataille soviétique, annonça-t-il. Je l’ai lu et il me semble qu’aucun doute n’est plus possible...

M. Smith prit le dossier. Howard et lui s’assirent sur un rocher. Hubert resta debout. Il regardait vers l’ouest le soleil descendre derrière la chaîne des monts Tularosa et un peu au sud la silhouette impressionnante de l’Elk[29]. Il pensa que le soleil se coucherait encore une fois sur la Terre en paix, une seule{140} fois encore, puis... Il mit les mains dans ses poches et fit quelques pas, vers un rocher en terrasse qui surplombait la vallée. Et l’idée qu’il attendait jaillit soudain dans son esprit. Il existait un moyen d’éviter le massacre. Ce n’était pas nécessaire que les Etats-Unis envoient leurs fusées quinze minutes avant l’heure H fixée par l’adversaire. Il suffirait que les Intrus fassent exploser les têtes nucléaires des missiles russes à très grande altitude, ainsi qu’ils avaient déjà accepté de le faire. L’attaque des forces rouges échouerait ainsi. Les Etats-Unis publieraient alors l’ordre de bataille du Kremlin et les Intrus pourraient adresser à M. K. un avertissement solennel...

M. Smith rappela Hubert. Ils avaient fini de lire et leur émotion paraissait sur leur visage.

—J’avais envisagé qu’il pourrait s’agir d’un faux destiné à nous tromper, dit M. Smith d’une voix mal assurée. Mais ce document me paraît authentique...

Il s’interrompit. Hubert hasarda:

—J’ai une idée.

—Tout à l’heure, vieux garçon. Ceci ne change rien à la décision prise par notre gouvernement... Vous êtes chargé de faire savoir au chef des Intrus que nous nous refusons à tirer les premiers. Puisque les Intrus veulent bien nous aider, de la façon que vous nous avez expliquée ce matin, nous leur demandons d’attendre les fusées soviétiques dans la haute atmosphère et de les faire exploser au-dessus de régions inhabitées. Nous divulguerons alors par l’intermédiaire de la presse mondiale le document que voici... Deux solutions sont alors possibles: nous pouvons bluffer et prétendre que nous avons intercepté les missiles ennemis au moyen d’un système inventé par nos savants... Vous pouvez aussi, et ce serait encore mieux, obtenir de l’Amantoba qu’il sorte de son incognito et qu’il adresse, au nom des Intrus, un solennel avertissement aux agresseurs. Je vous écoute...{141}

Hubert souriait largement.

—Je n’ai plus rien à dire.

M. Smith ôta ses lunettes de myope et en nettoya les verres avec une minuscule peau de chamois tirée de son gousset.

—C’était ça, votre idée?

—C’était ça.

M. Smith ouvrit une serviette de cuir noir posée près de lui et en tira une enveloppe de papier fort.

—Ceci est pour l’Amantoba. Une lettre de la Présidence donnant accord provisoire sur le projet d’alliance que vous m’avez remis ce matin, sous réserves de mise au point, évidemment.

Hubert prit l’enveloppe. M. Smith enfouit l’Ordre de Bataille dans sa serviette.

—Je me demande comment ils ont pu se procurer un exemplaire original, dit Howard. Leur avez-vous posé la question?

—Non.

M. Smith se leva.

—Nous allons nous quitter, vieux garçon. Allez et rappelez-nous dès que possible. Chaque minute qui passe nous rapproche du moment fatidique.

Howard mit en batterie son émetteur-récepteur de poche et appela le pilote de l’hélicoptère qui devait croiser dans les parages. Hubert mit à profit les dernières minutes pour informer les deux autres des renseignements qu’il avait pu obtenir d’Assalila, concernant le peuple des Intrus...

-:-

Un quart d’heure plus tard, exactement, Hubert Bonisseur de la Bath fut introduit dans le bureau de l’Amantoba qui le pria aussitôt de s’asseoir. Hubert lui remit la lettre du gouvernement des Etats-Unis dont M. Smith l’avait chargé.{142}

L’Amantoba lut la lettre, parut satisfait, la posa devant lui et regarda Hubert:

—Et alors? A quelle heure envoyez-vous vos fusées demain soir?

Hubert se pinça le bout du nez et répondit lentement:

—Nous n’enverrons pas nos fusées. Notre gouvernement refuse de tirer le premier...

L’Amantoba eut un haut-le-corps. Il fronça les sourcils et son visage se colora.

—Je ne comprends pas, colonel...

Hubert lui expliqua la position de son gouvernement et l’aide attendue par celui-ci des Intrus. C’était d’une logique rigoureuse. L’Amantoba se leva et fit les cent pas dans la pièce, les mains dans le dos. Finalement, il s’arrêta devant Hubert et dit:

—Je n’ai pas le pouvoir de modifier les instructions qui m’avaient été données. Il faut que j’en réfère en haut-lieu et cela va demander un certain temps...

—Qu’appelez-vous un certain temps? demanda Hubert.

—Je vous promets de faire aussi vite que possible. Le mieux que vous ayez à faire est de retourner chez Assalila pour attendre. Je vous ferai prévenir dès qu’il y aura du nouveau...

Hubert se leva.

—A votre disposition.

-:-

Quelques minutes plus tard, Morrekat, le chef de la sécurité, pénétra dans le bureau de l’Amantoba qui l’avait appelé. Très dépité, l’Amantoba dit à Morrekat la position du gouvernement de Washington.

—Quels imbéciles! remarqua Morrekat.

—Nous ne pourrons jamais comprendre ces gens-là, soupira le chef des Intrus. Les mêmes qui ont lancé la bombe atomique sur Iroshima et sur Nagasaki re{143}fusent aujourd’hui une occasion unique de se défaire de leur principal adversaire...

—J’espère qu’ils ne doutent pas de l’authenticité du document.

—Je ne crois pas... Ecoutez, voici ce que nous allons faire. Les Russes ont paru à nos observateurs nettement moins sentimentaux que les Américains, quoique plus hypocrites?

—Ce sont des matérialistes dont la clientèle internationale est composée de malheureux, sentimentaux par nature. Cela provoque un désaccord constant entre ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent. En tout cas, ils sont vraiment les plus forts pour la propagande.

—Eh bien, nous allons leur jouer la même partie que nous avons tentée avec les Américains. Fabriquez rapidement un Ordre de Bataille U. S... Il suffit de faire une traduction de celui que vous avez déjà fabriqué, en l’adaptant bien entendu. Avec l’aide de nos cerveaux électroniques, cela ne doit pas demander plus de trois heures. Nous enverrons aussitôt quelqu’un le porter à l’ambassadeur de l’U.R.S.S. à Washington.

—Pourquoi pas directement au Kremlin? Cela ne prendrait que vingt minutes de plus...

—Je vous expliquerai pourquoi. Allez et faites-vite...

-:-

Ce même soir à minuit, E. S. T.[30], un homme portant un paquet sous le bras s’engagea dans la 16ᵉ rue, à Washington, et sonna à la porte de l’ambassade de l’U. R. S. S., surveillée depuis le matin par toute une équipe de G. Men.

L’inconnu, grand, cheveux châtain, vêtu de gris, fut reçu par le troisième secrétaire qui était de permanence. Il se fit passer pour un fonctionnaire du ministère de la Défense, travaillant au Pentagone. Il dit{144} qu’un attentat allait être commis contre les Républiques soviétiques en particulier et contre l’Humanité en général. Il en apportait la preuve sous la forme d’un exemplaire de l’Ordre de Bataille adressé depuis la veille à tous les chefs d’état-major U. S. Il termina en affirmant que l’U. R. S. S. ne devait tenir aucun compte de sa modeste personne si elle décidait, en toute logique de frapper la première. Il n’était qu’un modeste fonctionnaire du Pentagone et il n’avait pas, évidemment, de conseils à donner aux stratèges du Kremlin, mais ceux-ci ayant grâce à lui la preuve des intentions agressives des U. S. A. pourraient toujours se justifier après avoir réduit ceux-ci en cendres radioactives...

Le troisième secrétaire crut avoir affaire à un fou ou à un provocateur. Il le laissa repartir. Il appela ensuite l’employé chargé d’ouvrir les paquets suspects et qui touchait pour cela une prime de risque. L’employé prit le paquet et revint cinq minutes plus tard, mission remplie...

Dix minutes s’écoulèrent encore, pendant lesquelles le troisième secrétaire lut le document parvenu de si étrange façon entre ses mains. Ces dix minutes écoulées, pâle comme un mort, le troisième secrétaire décrocha le téléphone et réveilla l’ambassadeur...{145}

CHAPITRE XIV

HUBERT COMMENÇAIT

à se faire sérieusement du souci. Il allait être midi et l’Amantoba ne lui avait pas donné signe de vie depuis la veille.

A plusieurs reprises, au cours de la nuit, Assalila s’était absentée sans jamais donner d’explications. Hubert en avait profité pour dormir.

Elle était repartie vers onze heures, après un message transmis par le télécom. Il avait fait sa toilette, s’était habillé, puis était sorti faire un tour.

Personne ne lui avait rien demandé, alors qu’il déambulait dans les couloirs. Il avait même utilisé l’ascenseur sans parvenir à en comprendre le fonctionnement, en se joignant à d’autres utilisateurs. Mais cette promenade l’avait très vite déçu. Suivre des couloirs, toujours des couloirs, flanqués de portes qu’il ne pouvait se faire ouvrir, n’offrait réellement aucun intérêt. Il était revenu à l’ascenseur et avait demandé à un homme en combinaison brune, en anglais et poliment, de le ramener à l’étage où habitait Assalila.{146} L’homme lui avait rendu le service sans paraître autrement surpris.

Désœuvré, Hubert approcha de l’écran de télévision et appuya sur le bouton le plus haut. L’écran s’éclaira aussitôt et l’image qui se forma coupa le souffle à Hubert...

Un véritable bataillon de femmes nues occupait tout le fond d’une grande pièce aux murs clairs. Elle semblaient à bout de nerfs et terriblement effrayées. Hubert, regardant mieux, vit qu’il y en avait de toutes les races et de toutes les couleurs, mais surtout des Blanches. Elles étaient toutes grandes et belles. On aurait dit les coulisses d’un concours pour l’élection d’une miss Quelque chose...

Hubert tourna un des boutons molletés qui se trouvaient en bas. L’image se déplaça vers la droite. Une autre partie de la salle apparut...

Assalila et trois autres jeunes femmes vêtues comme elle de combinaisons bleu pastel, examinaient une jolie rousse aux formes sculpturales. Très étonné, Hubert vit Assalila palper la rousse comme un maquignon l’aurait fait avec une pouliche, puis l’entraîner vers une sorte de grande glace dépolie fixée au mur et l’obliger à se plaquer étroitement contre cette glace, bras et jambes écartés... De dos, d’abord... Puis, de profil... De face... Enfin, l’autre profil. Sans doute s’agissait-il d’un appareil radiographique...

La rousse, visiblement muette de peur, rejoignit ensuite le reste du troupeau. Une négresse, deux Jaunes et une brune à la peau basanée qui pouvait être une Mexicaine subirent encore les mêmes épreuves. Très intéressé, Hubert ne trouvait pas le spectacle déplaisant; mais il aurait bien voulu savoir qui étaient ces jeunes femmes et pourquoi elles se trouvaient là...

Une brusque interruption se produisit soudain et le visage d’Assalila vint en gros plan sur l’écran.

—Hubert... Es-tu là?{147}

—Oui, répondit-il en se souvenant que le bouton empêchant toute prise d’image de son côté était toujours poussé, ce qui l’avait sauvé d’être surpris en flagrant délit d’indiscrétion.

—Attends-moi, j’arrive tout de suite...

Le beau visage disparut. Pourquoi le prévenait-elle de son retour? Il coupa le contact et alla s’allonger sur le lit.

Elle arriva quelques minutes plus tard. L’expression de son visage retint l’attention d’Hubert.

—Tu sembles bien excitée, remarqua-t-il.

Elle sauta sur le lit et s’allongea près de lui. Il la prit dans ses bras. Elle lui caressa le visage. Ses yeux brillaient d’un éclat insolite.

—Je suis heureuse, dit-elle. C’est terrible, mais je suis heureuse...

Intrigué, il demanda:

—Pourquoi es-tu heureuse?... Et pourquoi est-ce terrible?

Elle chercha le poignet d’Hubert, derrière elle, et l’amena devant ses yeux pour regarder la montre.

—Midi trois minutes...

Elle avait prononcé cela avec une telle gravité qu’il ne put s’empêcher de sourire.

—Midi! Oui... Et l’Amantoba me laisse mariner dans mon jus.

Elle fronça les sourcils.

—Qu’est-ce que ça veut dire: mariner dans ton jus?

Il ne l’avait pas informée du dernier entretien qu’il avait eu la veille avec le chef des Intrus. Elle ne lui avait d’ailleurs posé aucune question.

—L’Amantoba devait me rappeler pour une communication importante et j’attends toujours.

Elle s’étonna:

—Qu’est-ce que tu attends?... Cela fait quatre minutes déjà que les fusées russes volent en direction de ton pays.{148}

—Qu’est-ce que tu racontes?

—Ils devaient appuyer sur le bouton à midi.

Il comprit qu’elle ignorait l’existence des fuseaux horaires. Il était 10 heures du soir à Moscou et l’heure H fixée à midi le lendemain correspondrait à 2 heures du matin au Grand Canyon et 4 heures du matin à New York. La belle Assalila ne comprenait rien au temps terrestre. Il fut sur le point de la détromper, mais son instinct l’en empêcha.

—Quelle importance? répliqua-t-il d’un ton léger. Tes petits camarades avec leurs engins doivent intercepter les fusées et les faire exploser à très haute altitude...

Elle se serra étroitement contre lui et dit en baissant la voix:

—Les fusées russes ne seront pas interceptées... Avant une heure, toutes les grandes villes des Etats-Unis seront réduites en cendres... Et il en sera de même pour la Russie.

Il cessa de respirer, encore incrédule, mais pressentant une abominable catastrophe. Elle frotta doucement sa joue contre la joue d’Hubert...

—Ne sois pas malheureux, continua-t-elle. Nous resterons ensemble. L’Amantoba m’a dit que je pourrais te garder. Il t’a donné à moi... Nous resterons ensemble, tous les deux... Mon chéri... Mon chéri.

La vie dangereuse qu’il menait depuis de longues années avait doté Hubert d’un contrôle de soi presque parfait. Il attendit encore quelques secondes, que les battements désordonnés de son cœur aient repris un rythme proche de la normale.

—Explique-moi ce qui s’est passé, demanda-t-il d’une voix à peine changée.

—Nous avons décidé de nous installer sur la Terre, dit-elle. Mais, depuis que nous vous observons, nous avons compris que nous ne pourrions jamais être tranquilles si ton pays et la Russie continuaient d’exister... Nous ne sommes pas habitués à ce que{149} vous appelez la guerre froide, nous ne pouvons pas vivre dans un pareil climat d’insécurité...

—Alors, vous avez décidé de détruire les deux grandes nations qui vous gênaient...

—Nous n’avions pas les moyens de le faire. Nous ne possédons pas d’armes, car nous ignorions la guerre. C’est l’Amantoba qui a eu l’idée de provoquer un conflit entre vous. Il a fait fabriquer de faux documents pour vous faire croire que les Russes allaient vous attaquer et il vous a conseillé de lancer vos fusées un quart d’heure avant en vous promettant qu’il arrêterait les autres... Il n’a jamais eu l’intention de faire intercepter aucune fusée.

—Joli travail! apprécia Hubert. Si j’ai bien compris, nous serons les agresseurs et les Russes ne feront que riposter?

—Sans doute... Vous allez vous détruire mutuellement.

Hubert contenait difficilement son indignation, mais il voulait en savoir davantage.

—Tu m’as dit que vous veniez d’une planète appartenant à un autre système solaire que le nôtre. Pourquoi voulez-vous vous installer ici?

Elle hésita, puis:

—Je peux bien te le dire, maintenant. Nous ne pouvons pas retourner chez nous et la Terre est la seule planète que nous connaissons dont les carctéristiques nous permettent de vivre comme chez nous.

—Pourquoi ne pouvez-vous pas retourner chez vous?

—Notre planète a disparu.

Hubert tressaillit.

—Disparu? Comment cela?

—Nous ne le savons pas. Nous étions partis depuis un long temps, installés sur la lune pour remplir une mission d’observation de la Terre. A un certain moment, nos communications ont été{150} interrompues et la relève que nous attendions n’est pas arrivée.

Elle s’interrompit et remua pour se blottir mieux contre Hubert.

—Qu’est-ce que vous avez fait? demanda celui-ci pour la relancer.

—Nous avons décidé de retourner afin de savoir ce qui se passait mais nous n’avons pas retrouvé notre planète. Elle avait disparu. Complètement...

—Une planète ne disparaît pas comme ça, allons! Il devait rester des morceaux...

—Rien. Nous avons une hypothèse. Nos savants poursuivaient des recherches sur l’antimatière... Nous supposons qu’une de leurs expériences aura trop bien réussi.

—Alors, vous êtes revenus.

—Oui. D’abord dans notre base lunaire, où nous ne pouvions rester indéfiniment. Puis, ici...

—Comment s’appelait votre planète? Tu peux me le dire, maintenant...

—Adouna.

—C’est le nom que vous lui donniez, vous.

—Oui.

—Et nous, comment l’appelons-nous?

—Je ne sais pas.

L’Amantoba lui annonça qu’il désirait le voir.

-:-

Hubert se demandait encore en pénétrant chez l’Amantoba s’il devait croire ou non les stupéfiantes révélations que venait de lui faire Assalila. Il avait en tout cas pleinement recouvré son sang-froid.

L’Amantoba paraissait de mauvaise humeur.

—Les forces militaires des Etats-Unis ont installé des radars en cercle autour de l’accès de notre base, se plaignit-il. C’est un procédé discourtois, qui dénonce une méfiance injustifiée.{151}

Hubert fit l’étonné.

—Je ne suis pas au courant, assura-t-il, mais je pense qu’il s’agit là d’une simple mesure de routine en attendant que notre accord soit définitivement établi. N’oubliez tout de même pas que vous vous êtes établis sur notre territoire sans demander l’autorisation...

—Je veux que vous fassiez retirer ces radars, insista l’Amantoba.

—Je transmettrai volontiers votre requête, répliqua Hubert. Mais il ne m’est pas possible de vous promettre qu’elle sera exaucée...

L’Amantoba rougit sous l’effet de la colère et lança:

—Le rayonnement de ces radars trouble le fonctionnement de nos engins spatiaux. Obtenez au moins qu’on les recule à leur limite d’efficacité.

—Je vais transmettre... Avez-vous reçu la réponse que nous attendons?

Le chef des Intrus respira profondément.

—La réponse est non. J’ai reçu des ordres pour ne pas intercepter les fusées russes, tant que les vôtres ne seront pas parties.

Hubert s’y attendait, Assalila devait avoir dit la vérité.

—Ainsi, prononça-t-il lentement, vous voulez nous obliger à massacrer les Russes.

Glacé, l’Amantoba précisa:

—Nous désirons qu’une de vos deux nations cesse d’exister afin de pouvoir établir sur cette planète une ère de paix durable... Nous avons condamné les Russes pour les raisons que je vous ai données. Vous savez qu’à nos yeux la balance ne penche que faiblement de votre côté. Si vous refusez la grâce qui vous est faite, nous laisserons passer les fusées russes et nous intercepterons les vôtres. Voilà ce que vous aurez gagné.

Hubert pensa que ce type commençait à l’a{152}gacer. Lui aussi savait manier l’insolence quand il le fallait. Il se redressa et répliqua d’une voix dangereusement calme:

—Vous oubliez, monsieur, que je représente ici un grand pays qui vous tolère sur son territoire. Les propos que vous venez de tenir me paraissent inadmissibles. Je vous prie de me parler à l’avenir sur un autre ton.

Le chef des Intrus en resta pantois. Hubert le vit pâlir, puis rougir, puis pâlir à nouveau. Finalement, il retrouva son impassibilité coutumière pour déclarer d’un ton égal:

—Excusez-moi, je me suis laissé emporter...

—N’en parlons plus, décida Hubert.

—Très magnanime, l’Amantoba reprit:

—Je pense que je ferais mieux de vous expliquer notre point de vue... Nous sommes persuadés qu’une guerre est inévitable entre votre pays et l’Union soviétique. Si nous ne vous aidons pas à régler cette affaire maintenant, vous serez toujours sous la menace d’une attaque surprise. La prochaine fois, nous ne serons peut-être pas prévenus... C’est pourquoi notre gouvernement refuse d’empêcher le conflit selon les propositions que vous avez faites. Les savants russes avancent à pas de géants sur la voie des grandes découvertes qui font actuellement notre supériorité. Il se peut que dans cinq ans leur technique soit capable de faire échec à la nôtre. Nous ne pourrions alors plus rien pour vous. Vous me comprenez?

Hubert était de plus en plus convaincu de la sincérité d’Assalila. Le chef des Intrus lui avait joué une abominable comédie et s’était servi de lui pour entraîner les dirigeants des Etats-Unis vers une action épouvantable... Il pensa que la seule chose à faire, urgente et nécessaire, était de prendre un nouveau contact avec ses pairs afin de les prévenir. Pour cela, une seule tactique possible...{153}

—Je comprends, répondit-il. Je comprends parfaitement... Je suis moi aussi convaincu que la guerre deviendra un jour inévitable entre les deux grandes puissances de la Terre... Vous avez sûrement raison... Cela révolte notre conscience, mais je suis persuadé que vous avez raison.

L’Amantoba digérait sa victoire. Quelques secondes s’écoulèrent en silence, puis Hubert proposa, le cœur battant:

—Si vous le permettez, je vais reprendre contact avec mes chefs et faire l’impossible pour les convaincre.

—J’allais vous le demander...{155}{154}

CHAPITRE XV

POUR LA TROISIÈME

fois et suivant le même cérémonial, Hubert retrouva M. Smith et Howard au sommet du mont Pelona que balayait un vent violent.

Ils se mirent à l’abri d’un rocher, transis. Sans perdre un instant, Hubert répéta ce qu’il avait appris de la belle Assalila... Atterré, le responsable de la «C. I. A.» suggéra:

—C’est invraisemblable... Il ne peut s’agir que d’une manœuvre d’intoxication[31].

—Dans quel but? questionna Hubert.

Les trois hommes se regardèrent en silence. Howard mit une cigarette dans sa bouche, puis la jeta aussitôt. Hubert reprit la parole pour raconter son entrevue avec l’Amantoba et la position intraitable de{156} celui-ci... Quand il eut fini, M. Smith remarqua doucement:

—Il y a une grande contradiction apparente entre les révélations de cette jeune femme, d’une part, et les exigences de l’Amantoba, d’autre part...

—Cette contradiction n’existe que si nous doutons de la sincérité de la femme, dit Hubert.

—Bien sûr, approuva Howard. S’ils sont vraiment isolés et sans armes, les manœuvres de l’Amantoba sont d’une logique rigoureuse, dans la mesure où ils sont vraiment persuadés de l’impossibilité d’une coexistence pacifique et loyale entre eux et nous.

—Je crois qu’ils le sont vraiment, assura Hubert.

M. Smith eut un mouvement d’humeur.

—Vous couchez avec cette femme, vous ne possédez plus le détachement nécessaire pour juger en toute objectivité.

Hubert ne jugea pas utile de répondre. Il enchaîna:

—Ce matin, un groupe important de jeunes femmes de toutes races est arrivé là-bas...

—Qu’ils se constituent un harem si ça leur plaît, grogna M. Smith. Ce n’est pas ça qui est important.

Howard intervint.

—Permettez, monsieur. J’ai été informé avant de venir de la réunion de l’I. I. C.[32] qui se tenait ce matin à Washington. Le directeur du F. B. I. a signalé qu’un nombre élevé de jeunes femmes avait disparu la nuit dernière dans des circonstances toujours mystérieuses.

—Je vous l’ai déjà dit, enchaîna Hubert. Ils n’auraient que cinq femmes de leur race avec eux et ils sont préoccupés par leur reproduction. Ils ont déjà fait des expériences avec ces jeunes Indiennes. A mon avis, ils se sont constitués la nuit dernière{157} une réserve de poulinières, pardonnez l’expression.

—C’est probablement ça et cela confirmerait que l’Amantoba est vraiment persuadé que la guerre va éclater la nuit prochaine, reprit Howard.

—Il faudrait alors admettre que les confidences faites à Hubert par sa petite amie représentent la vérité, grommela M. Smith.

Hubert resta silencieux. Howard s’inquiéta:

—Comment savoir?... Les experts du laboratoire n’ont pas émis le moindre doute sur l’authenticité de l’Ordre de Bataille que vous nous avez remis. Le papier est celui que les Russes utilisent habituellement pour ce genre de truc, la typographie, le style, également. Les signatures ne prêtent à aucun soupçon.

—Cela ne veut rien dire, admit M. Smith. Ces gens-là possèdent sur nous une avance technique considérable et, d’ailleurs, nous serions peut-être capables d’en faire autant. Il existe aussi sur la Terre des faussaires de génie...

—En somme, conclut Hubert, le dilemme est celui-ci: où nous décidons que l’Ordre de Bataille est bien un faux destiné à nous entraîner dans une tragique aventure... et nous ne bougeons pas. Ou nous admettons son authenticité et nous sommes alors obligés d’envoyer nos fusées les premiers. Ou nous croyons l’Amantoba, ou nous croyons Assalila...

Ils se regardèrent. Le vent soufflait toujours avec violence. Les trois hommes étaient frigorifiés. Hubert lança, comme une boutade:

—Le seul moyen d’être fixé sur l’authenticité de cet Ordre de Bataille est d’aller poser la question aux Russes.

Howard sourit. Mais M. Smith haussa les sourcils.

—Pourquoi pas?

Il n’en dit pas plus. Déjà, Hubert pensait à autre chose.

—L’Amantoba voudrait que vous reculiez vos{158} radars dont les rayonnements troublent le fonctionnement de ses engins...

—C’est stupide! protesta M. Smith.

—Non, reprit Hubert. Quand nous avons quitté la base pour venir ici, l’appareil a connu un flottement qui a visiblement ennuyé le pilote...

—Et alors?

Hubert se pinça le bout du nez.

—Je pense qu’au lieu de reculer les radars, suggéra-t-il, vous pourriez en amener un autre, un seul... un «Goosy»!

M. Smith et Howard se regardèrent.

—Vous croyez que...

—J’en suis à peu près certain, assura Hubert. Si des radars de force courante troublent le fonctionnement de leurs engins, le «Goosy» les descendra en flammes. A condition de l’approcher suffisamment[33]...

—Nous connaissons exactement l’emplacement de l’accès de leur base. Dans le Canyon du Colorado. Ils entrent et sortent toujours au même endroit. D’après les Indiens que nous avons interrogés, il existe à cet emplacement des grottes sous la falaise, invisibles d’en haut. Cela formerait comme une sorte de puits avec un double étranglement, très étroit à l’entrée et à la sortie...

—Il faudrait savoir si leurs soucoupes peuvent franchir cet étranglement. Elles pourraient alors échapper au «Goosy» en remontant ou en suivant le Canyon sur une certaine distance.

—Il nous faudrait alors trois appareils.{159}

—Où voulez-vous en venir? s’enquit M. Smith.

Hubert se retourna vers lui.

—Je crois que ces gens-là n’ont pas d’armes. Mais ils sont tout de même extrêmement dangereux s’ils cherchent réellement à provoquer une guerre nucléaire sur la Terre. Si nous obtenons la preuve qu’ils ont essayé de nous abuser, il faudra les mettre hors d’état de nuire. Le «Goosy» peut nous être d’un grand secours si nous en arrivons là... Vous pourrez leur interdire toute sortie et dicter nos conditions.

—Je comprends. Et vous, vieux garçon, qu’allez-vous faire?

—Je retourne là-bas.

—J’ai des scrupules à vous laisser repartir. Si nous nous trouvons soudain en conflit avec eux, ils se serviront de vous comme otage.

Hubert eut un sourire sarcastique.

—On n’a encore jamais vu le chef d’un service secret céder à un chantage sur la vie de ses agents, dit-il.

M. Smith répondit calmement.

—Et ce ne sera pas encore cette fois-ci qu’on le verra. Tout de même, je vous aime bien... et je n’aimerais pas ça.

—Moi non plus, affirma Hubert.

-:-

La porte à peine ouverte, Assalila pénétra comme une furie dans le bureau de son oncle, l’Amantoba, qui demanda:

—Pourquoi veux-tu me voir et que signifie cette agitation?

Elle s’appuya des deux mains au bureau, pâle et tremblante.

—Je viens d’apprendre que le colonel avait quitté la base. Tu m’avais pourtant promis de le garder{160} ici... Tu m’avais assuré que je pouvais en disposer!

Surpris, le chef des Intrus riposta:

—Et alors? En quoi ai-je manqué à ma parole? Il va revenir... Les négociations avec son gouvernement se poursuivent et il sert d’agent de liaison.

—Allons donc! protesta la splendide créature. Je sais très bien que la guerre est commencée depuis midi!

L’Amantoba tressaillit.

—Depuis midi? Où as-tu pris ça?

—Je l’ai lu, écrit en toutes lettres dans l’Ordre de Bataille que tu as remis hier soir au colonel.

—C’était un faux, tu le sais parfaitement.

—Oui, mais les Américains devaient attaquer un quart d’heure avant, les Russes ayant forcément détecté l’envol des fusées...

—Doucement!... Doucement!... coupa le chef des Intrus. Tout d’abord, tu fais une erreur de temps. L’attaque russe était indiquée pour midi demain, ce qui correspond à 2 heures du matin ici la nuit prochaine... Viens voir.

Il lui montra un petit planisphère de la Terre, avec l’indication des fuseaux horaires.

—Regarde, voilà où nous sommes. Quand il est, par exemple, 5 heures du matin ici, il est 3 heures de l’après-midi à Moscou, midi à Paris, 9 heures du matin à Rio de Janeiro, 9 heures du soir à Tokyo...

—Je n’avais pas pensé à cela, bredouilla-t-elle.

Elle était devenue mortellement pâle. L’Amantoba, qui ne la voyait pas, reprit d’un ton léger:

—Ton colonel va revenir, n’aie aucune crainte...

Elle murmura d’une voix blanche:

—Non. Il ne reviendra pas... Je lui ai tout raconté, je croyais que la guerre était déclenchée et que personne ne pouvait plus rien y faire...

L’Amantoba, incrédule, resta quelques secondes sans réagir.{161}

—C’est terrible! reprit Assalila. Il ne reviendra plus...

L’Amantoba ne parut pas remarquer que sa jolie nièce était surtout désespérée par l’idée de ne plus revoir Hubert. Il parvint enfin à dire:

—Tu lui as tout raconté?... Que le document était un faux... Qu’il s’agissait d’une machination?

—Oui... Tout.

Il comprit tout ce qui se trouvait inclus dans le «tout» et n’insista plus. Il était comme assommé. Jamais il n’aurait pu imaginer pareille calamité: une fille d’Adouna tombant amoureuse d’un homme de la Terre, au point de trahir les siens. Car il s’agissait bien de cela, aucun doute n’était plus possible...

L’Amantoba n’avait pas l’habitude de perdre son temps en vaines récriminations. Il se trouvait brutalement placé dans une situation d’autant plus désagréable qu’elle était imprévue et il lui fallait parer au plus pressé.

—Rejoins ta chambre et n’en bouge plus sans mon autorisation, ordonna-t-il d’un ton glacé.

Elle sortit, sans ajouter un mot. Il appela aussitôt Morrekat et le mit au courant.

—Cet homme devait posséder un rayonnement dont nous ignorons le secret, dit le chef de la sécurité en parlant d’Hubert. Une arme secrète... Sans quoi, comment aurait-il pu envoûter notre Assalila de cette façon?

—Je ne crois pas aux envoûtements, répliqua l’Amantoba. Nous devons tirer de cette histoire la conclusion qu’une femme reste toujours une femme et que les efforts de cinq générations d’éducateurs pour détruire tout sentiment dans leur cœur sont brutalement réduits à néant parce qu’un homme d’une autre planète a réappris à l’une des nôtres les plaisirs de la chair.

—Vous croyez?{162}

—J’en suis sûr. Je les ai observés, la première nuit qu’ils ont passée ensemble. C’était... C’était dégoûtant.

—Vous auriez dû intervenir immédiatement.

—Assalila est le chef de notre service de génétique et de gynécologie. J’ai pensé que cela entrait dans le cadre de ses études sur la sexualité. J’avais en elle une confiance totale.

Morrekat se disposait à dire quelque chose, mais l’Amantoba reprit aussitôt:

—Il faut aviser. Prévenu, le colonel ne reviendra pas, et nous ne pouvons plus compter sur les U. S. A. pour déclencher la guerre. Avez-vous des nouvelles du côté soviétique?

—Non. Malgré tous mes efforts, aucune information. Notre service des transmissions s’occupe actuellement à saturer l’atmosphère d’émissions indéchiffrables en provenance de ce continent, comme nous l’avons fait depuis quarante-huit heures du côté asiatique. Les services d’écoute russes doivent être sur les dents...

—Il faudrait aussi lancer de fausses nouvelles sur certaines longueurs d’ondes fort écoutées. Ne négligez pas non plus les bandes réservées aux amateurs. Intoxiquez au maximum...

Morrekat acquiesça d’un mouvement de tête. Le visage dur de l’Amantoba s’éclaira soudain.

—J’ai une idée, reprit-il. Admettons que nous ne puissions plus compter sur les forces des U. S. A. pour lancer l’attaque et que les Russes ne soient pas entièrement convaincus... Les uns et les autres seront tout de même en état d’alerte...

—Sûrement.

—Si, à l’heure H, nous lancions un certain nombre de nos appareils en direction des objectifs soviétiques, sur les trajectoires que devraient normalement suivre les fusées U.S. et à la vitesse de celles-ci, les radars russes ne pourraient faire la différence. L’or{163}dre de contre-attaque serait immédiatement donné et les fusées de représailles aussitôt lancées... Lorsque l’état-major s’apercevra de son erreur, il sera trop tard pour les rattraper. Quelques minutes plus tard, les radars U. S. détecteront l’approche des fusées russes et avant que New York ne soit atomisé, les fusées U. S. voleront déjà vers Moscou. Nous aurons gagné.

Morrekat apprécia:

—C’est une idée géniale.

Ils se regardèrent un moment avec le sourire.

—Je crois que cette fois, nous les tenons bien, appuya Morrekat.

—Je le crois aussi, dit l’Amantoba.

Ce fut à cet instant qu’une voix sortie du télécom annonça:

—Le colonel Hubert Bonisseur de la Bath est de retour et désire voir l’Amantoba...{165}{164}

CHAPITRE XVI

L’AMANTOBA ET MORREKAT

venaient de décider que ce dernier assisterait à l’entretien, lorsque la voix d’Abekat se fit entendre:

—Le colonel de la Bath a été passé à son insu aux rayons X... Il ne porte aucune arme sur lui.

—Très bien, répondit l’Amantoba. Faites-le entrer.

Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Hubert pénétra dans le vaste bureau, d’un pas remarquablement assuré, et salua les deux Intrus.

—Je suis content que Morrekat soit ici, dit-il d’emblée. J’ai quelque chose à dire qui le concerne...

L’Amantoba et le chef de la sécurité restèrent silencieux. Debout, ils observaient Hubert qui venait de s’asseoir, très détendu, au moins en apparence.

—Etes-vous sûr de vos agents en Russie? demanda Hubert.

—Pourquoi? dit Morrekat.

Hubert prit son temps, comme un comédien soucieux de ménager son effet.

—L’Ordre de Bataille soviétique que vous m’avez{166} remis hier est un document remarquable... Mais, c’est un faux.

Les deux autres restèrent impassibles.

—Un faux? répéta seulement l’Amantoba.

—Indiscutablement, messieurs. Nos experts sont formels. Je n’ai malheureusement pu vous apporter un double de leur rapport, et je le regrette...

Silence. Le manque de réaction de ses deux interlocuteurs inquiétait Hubert qui commençait à se demander si Assalila...

—Et alors? s’enquit froidement l’Amantoba.

Soucieux de ménager la susceptibilité de ceux qu’il considérait maintenant comme des adversaires, Hubert répliqua:

—Et alors... vous avez été abusés, comme nous l’avons été un certain moment. Vous étiez de bonne foi, je n’en doute pas. En tout cas, il n’est plus question de guerre.

L’Amantoba eut un sourire cruel.

—En êtes-vous bien sûr? demanda-t-il.

Hubert comprit dès cet instant qu’un grain de sable était tombé dans les rouages. Il ne répondit pas, peu soucieux de s’enferrer davantage, et attendit la suite. L’Amantoba le laissa quelques longues secondes dans l’incertitude, puis abattit ses cartes:

—Assalila m’a tout avoué, dit-il. Je sais qu’elle vous a dévoilé tout notre plan... Enfin, ce qu’elle en connaissait.

«Seigneur! pensa Hubert. Me voilà dans un joli pétrin!» Il réussit néanmoins à sourire et répliqua:

—J’apprécie votre franchise... Et je pense que la discussion va maintenant être plus facile.

—Certainement! approuva l’Amantoba, d’un ton sarcastique qui n’annonçait rien de bon.

—Sans aucun doute! appuya le chef de la sécurité, qui se mit à rire silencieusement.

—Vous devez vous rendre compte, enchaîna Hubert, que ceci modifie grandement votre position {167}vis-à-vis de nous. La preuve étant faite de votre duplicité, vous êtes devenus indésirables sur ce territoire et nous allons nous arranger pour que vous le deveniez également sur toute cette planète...

Les deux autres ne semblaient pas le moins du monde impressionnés par ce ferme discours. Une lueur ironique brillait même au fond de leurs prunelles.

—Continuez, dit l’Amantoba.

Hubert continua, bien qu’il pressentît déjà que cela ne servirait à rien.

—Si vous me permettez de vous donner un conseil, je vais vous suggérer de déguerpir sans perdre de temps et de regagner votre base lunaire avant d’aller chercher fortune ailleurs.

L’Amantoba ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit une forte brochure reliée qu’il lança sur les genoux d’Hubert.

—Jetez donc un coup d’œil là-dessus, colonel.

Hubert obéit. Morrekat fit le commentaire:

—C’est un exemplaire de l’Ordre de Bataille des forces U. S. que nous avons fait porter à l’ambassadeur de l’U. R. S. S. à Washington et qui doit se trouver maintenant au Kremlin... A la page 54, vous trouverez que l’heure H est fixée à zéro heure la nuit prochaine, East Standard Time.

Hubert contrôlait avec soin sa respiration et l’impassibilité de son visage.

—Vous espérez, demande-t-il, que les Russes seront plus bêtes que nous et qu’ils donneront dans le piège?

—Ce n’est pas une question d’être plus ou moins bête. Les Russes n’auront pas Assailla pour les renseigner.

—Puisque vous parlez d’être renseignés, je crois que vous l’êtes fort mal sur les Russes... Les Russes ne veulent pas la guerre. Ils la craignent beaucoup plus que nous encore, pour la simple raison qu’ils{168} l’ont durement subie sur leur territoire entre 1941 et 1945, ce qui nous a été épargné. Si vous espérez que les Russes tireront les premiers ce soir et qu’ils déclencheront ainsi notre riposte, vous commettez une monumentale erreur. Avant d’en arriver là, ils épuiseront tous les moyens d’éviter le conflit.

L’Amantoba et Marrekat, bras croisés sur la poitrine, continuaient de sourire. Hubert, cédant à une impulsion, leur lança:

—De toute façon, je peux bien vous le dire tout de suite, votre pétard a déjà fait long feu. Mon gouvernement a l’intention de montrer aux Russes le remarquable document que vous avez fabriqué et de discuter avec eux des mesures à prendre contre vous.

L’Amontoba et Morrekat souriait toujours. Hubert commençait à les trouver agaçants.

—J’ai l’impression que vous ne comprenez pas très bien ce que je vous explique, reprit-il.

Le sourire des deux Intrus s’élargit.

—Oh! si! affirmèrent-ils avec un bel ensemble. Et c’est bien cela qui nous amuse...

L’Amantoba fit quelques pas en direction de la porte, puis revint vers Hubert.

—Admettons, dit-il, que votre gouvernement donne connaissance au gouvernement soviétique de l’Ordre de Bataille de l’armée rouge que nous vous avons remis... Le gouvernement soviétique répliquera en montrant l’Ordre de Bataille de l’armée U. S... Vous me suivez bien?

—Très bien.

—Les deux gouvernements chercheront alors à se rassurer mutuellement, mais le temps leur sera mesuré et ils seront malades de peur et de nervosité lorsque l’heure H arrivera... Quoi qu’ils aient pu se dire, quelles que soient les assurances qu’ils aient pu se donner, ils tiendront en état d’alerte leurs systèmes de détection et leurs forces de représailles. Imaginez le climat...{169}

Hubert l’imaginait très bien. Il retint sa respiration pour mieux entendre la suite. L’Amantoba fit un pas de plus vers lui. Ses yeux sombres brillaient d’un éclat presque insoutenable, mais pour rien au monde Hubert n’aurait détourné son regard.

—Or, poursuivit le chef des Intrus, la nuit prochaine vers zéro heure dix, E. S. T., les plus puissants des radars soviétiques détecteront un nombre impressionnant d’engins se dirigeant vers leur propre territoire. La trajectoire suivie par ces engins, leur altitude et leur vitesse, obligeant l’état-major soviétique à conclure qu’il s’agit d’I. C. B. M. et à envoyer immédiatement leurs propres fusées à tête nucléaire...

Hubert avait compris et un grand froid lui tombait sur les reins. Il demanda néanmoins:

—Quels seront ces engins qui voleront ainsi vers l’U. R. S. S.?

—Les nôtres. Nous disposons d’environ trois cents de ces engins spatiaux que les Terriens appellent des soucoupes volantes et que vous connaissez... Ils serviront de leurres pour les radars soviétiques en se comportant comme se comportent vos I. C. B. M. Les échos renvoyés à grande distance par un de nos appareils ou par une de vos fusées intercontinentales ne doivent pas être suffisamment différenciés pour permettre aux servants des radars d’identifier l’un ou l’autre. Vous pouvez être assuré qu’aucun doute n’effleurera leur esprit...

Atterré, Hubert demeura silencieux. Il savait que les Intrus ne le laisseraient pas repartir, maintenant qu’ils lui avaient dévoilé leur diabolique machination. Il savait aussi que s’il ne parvenait pas à prévenir M. Smith de ce qui se préparait, la guerre était inévitable.

Morrekat vint lui mettre la main sur l’épaule.

—Vous comprendrez, colonel, que nous sommes obligés de prendre certaines précautions... Nous vous avons préparé un logement très confortable, d’où il{170} vous sera interdit de sortir jusqu’à nouvel ordre. Venez.

Hubert se leva. Il avait bien pensé à déclencher la bagarre, mais quelles chances aurait-il eues de s’en sortir? Aucune.

Il suivit le chef de la sécurité.{171}

CHAPITRE XVII

LES TECHNICIENS DU

«Cornell Aeronautical Laboratory» terminaient l’installation du seul «Goosy» disponible, lorsque M. Smith arriva en hélicoptère.

Il était 7 heures en Arizona, 9 heures à Washington. Le soleil avait disparu derrière les montagnes qui barraient l’horizon à l’ouest. Howard, qui dirigeait les opérations, vint accueillir M. Smith à la descente de l’appareil.

—Comment ça marche? questionna celui-ci dès que les moteurs du «YH-41 Seneca» se furent arrêtés.

—Le «Goosy» est en place, répondit Howard. Il va pouvoir fonctionner dans quelques minutes. Le Canyon est miné en aval et en amont du passage utilisé par les soucoupes. Nous pouvons donc d’une seconde à l’autre leur interdire tout dégagement latéral et les obliger à se présenter dans le faisceau du radar...

—Y a-t-il eu beaucoup d’allées et venues?

{172}

—Un brouillard, sûrement artificiel, nous a interdit toute observation à vue, mais les radars déjà installés ont enregistré un nombre considérable de rentrées d’engins... Près de deux cents, au total.

M. Smith eut un haut-le-corps.

—Oh! fit-il.

—J’ai l’impression que tous leurs appareils sont regroupés là.

—Avez-vous des nouvelles d’Hubert?

—Absolument aucune.

—Je n’aurais pas dû le laisser retourner. C’était une folie. Les mouvements de soucoupes se poursuivent-ils?

—Pas un seul depuis plus d’une heure. Le brouillard s’est dissipé. C’est le calme plat. Que devons-nous faire si une soucoupe essaie de sortir?

—L’en empêcher.

—Hubert pourrait se trouver dedans.

—Nous avons déjà envisagé une telle situation...

Howard soupira.

—Parfait...

—Nous allons tout de même essayer quelque chose... Les Intrus sont sûrement à l’écoute sur la longueur d’onde que nous avons utilisée jusqu’à maintenant pour nos communications avec eux. Envoyez-leur un message pour demander à vous entretenir avec Hubert...

—La voiture radio est là-bas, indiqua Howard en montrant du geste un groupe de véhicules de l’armée stationnés dans le sable du désert, au milieu des cactus, à cent mètres de là.

Ils marchèrent dans cette direction. M. Smith enchaîna:

—Il faut que je vous mette au courant de ce qui s’est passé au sommet. Le président a reçu l’ambassadeur de l’U. R. S. S. au début de l’après-midi et lui a montré l’Ordre de Bataille. L’ambassadeur a déclaré qu’il s’agissait sûrement d’un faux et s’est retiré{173} pour se mettre en rapport avec son gouvernement... A peu près au même moment, notre ambassadeur à Moscou était convoqué au Kremlin et M. K lui montrait un Ordre de Bataille de nos forces armées, à peu près identique à celui que nous connaissons. Très surpris, notre ambassadeur s’est retiré pour appeler Washington. Une demi-heure après, notre président, ayant l’ambassadeur soviétique auprès de lui, appelait K qui venait de recevoir à nouveau notre représentant. Ils se sont expliqués directement et tout paraît arrangé. Il n’en reste pas moins que nos forces armées restent en état d’alerte et qu’il en est de même des forces soviétiques. Ah! un observateur de l’ambassade de l’U. R. S. S. à Washington doit arriver ici d’un instant à l’autre...

Un lapin, sorti d’un trou à quelques mètres devant eux, rentra précipitamment en les apercevant. La nuit tombait rapidement, qui transformait les arbustes décharnés et les cactus en silhouettes grotesques ou inquiétantes. Il n’y avait pas le moindre souffle de vent.

Ils atteignirent le command-car radio. Howard donna des instructions à l’opérateur qui se mit aussitôt à lancer sur la longueur d’onde connue des Intrus:

—Primo appelle le colonel Hubert Bonisseur de la Bath pour une communication urgente... Primo appelle...

Il parla ainsi près de deux minutes sans obtenir de réponse, puis une voix métallique, déformée par le haut-parleur, les surprit tous:

—Ici l’Amantoba. Le colonel de la Bath est occupé par ailleurs, mais je peux lui transmettre un message...

M. Smith écarta l’opérateur et s’empara du micro.

—Nous désirons que le colonel de la Bath vienne lui-même nous parler, dit-il.

—Ce n’est pas possible pour l’instant.

—Ecoutez bien, reprit M. Smith, ceci vous{174} concerne personnellement. Vous resterez bloqués dans votre trou tant que nous n’aurons pas la certitude que le colonel de la Bath est sain et sauf...

Un bref silence, puis la voix de l’Amantoba:

—Votre bluff ne prend pas. Vous n’avez aucun moyen de nous empêcher de sortir. Si vous essayez, nous vous réduirons en cendres. Bonne chance!

—Allô!... Ecoutez-moi!... Allô!

Les appels de M. Smith restèrent vains. Sur un signe de lui, l’opérateur coupa l’émission, ne conservant que l’écoute. Un bruit de moteur, à l’extérieur, les empêcha un moment de parler. Howard, très pâle, murmura comme pour lui-même:

—Je souhaite me tromper, mais je n’ai pas l’impression que «Goosy» pourra quelque chose contre ces engins du diable...

M. Smith essuyait les verres de ses lunettes.

—C’est l’Amantoba lui-même qui a demandé à Hubert de faire reculer nos radars en donnant comme raison que les rayonnements perturbaient le fonctionnement des soucoupes...

—Il voulait peut-être simplement faire cesser la surveillance. Je crois qu’il n’aurait pas dit cela si c’était vrai.

—Il a pu céder à un instant d’irritation. Il croyait encore à ce moment-là nous manœuvrer à sa guise...

—Je suis très inquiet, dit Howard.

Un officier vint les prévenir que l’observateur soviétique était arrivé. Ils sortirent pour l’accueillir. C’était un homme petit, d’une cinquantaine d’années, aux cheveux blancs coupés en brosse, très élégant pour un Russe. M. Smith et Howard l’entraînèrent jusqu’à la voiture de commandement et le mirent au courant de la situation. Wladimir Pichkine, c’était son nom, resta de marbre. Son visage était l’image même du scepticisme et les deux Américains comprirent que le Russe n’était pas éloigné de croire à une comédie à grand spectacle donnée à son intention...{175}

-:-

L’Amantoba s’assit à son bureau et regarda les trois hommes qu’il avait convoqués: Morrekat, le chef de la sécurité, Tlo-Gorey, le chef des ingénieurs, Abédhinon, le chef de la flotte spatiale.

—Je viens d’entrer en communication radio avec un représentant des U. S. A., annonça-t-il. Ils veulent entendre le colonel de la Bath et menacent d’empêcher toute sortie de nos appareils s’ils n’obtiennent pas satisfaction...

Abédhinon questionna:

—Par quel moyen?

Ce fut Morrekat qui le renseigna:

—Ils ont amené sur le plateau un radar d’une puissance colossale...

Tlo-Gorey, le chef des ingénieurs, intervint:

—S’il s’agit du dernier-né des radars de l’armée, fabriqué par la «Cornell Aeronautical», je le crois fort capable de descendre nos appareils en flamme. Le rayonnement de ce radar peut griller un homme à plusieurs kilomètres de distance et des instructions ont été distribuées aux forces aériennes pour que les avions évitent soigneusement de passer trop près...

L’Amantoba suggéra:

—Nous pouvons noyer le Canyon sous un brouillard très épais et faire sortir nos appareils latéralement, en suivant le cours du Colorado sur une longueur suffisante.

—Le Canyon se resserre terriblement à certains endroits et ce sera périlleux. Cela retardera en tout cas sérieusement l’exécution de notre Ordre de Bataille...

L’Amantoba regarda Morrekat qui venait de parler, puis s’adressa à Tlo-Gorey:

—L’heure H à été fixée à zéro heure E. S. T., soit 10 heures ici... Pour faire sortir un de nos appareils en téléguidage, il nous faut vingt secondes.{176} Soit cent minutes pour 300 appareils. Ces appareils devront ensuite gagner leurs points de départ au-dessus des bases de lancement de fusées américaines dont beaucoup sont situées dans des pays étrangers autour de la Russie. Nous avons prévu une heure de battement pour cette mise en place. Ce qui revient à dire que la première sortie doit s’effectuer à 9 h 20 E. S. T., soit 7 h 20 heure locale...

Il consulta une pendulette placée sur son bureau et constata:

—Il est 7 heures un quart.

Ils se regardèrent. Abédhinon, le chef de la flotte spatiale, proposa:

—Nous pouvons faire sortir un appareil sans passagers, en téléguidage. Nous verrons bien...

L’Amantoba approuva d’un hochement de tête.

—Faites-le et faites-le vite.

-:-

La centaine d’hommes des groupes de détection et du génie de l’armée qui se trouvait réunie sur le plateau, au bord du Canyon put assister, malgré l’obscurité relative, à la naissance et au développement d’un étrange et hideux brouillard noir qui semblait s’élever du cours invisible du Colorado.

En moins d’une minute, toutes les installations de l’armée se trouvèrent noyées dans cette brume artificielle. M. Smith, qui se trouvait avec Howard et Pichkine au poste de contrôle de «Goosy» donna l’ordre au génie de faire sauter les falaises de part et d’autre du point de passage des soucoupes.

Les deux explosions se confondirent. La terre trembla, mais telle était l’épaisseur du brouillard émis par les Intrus que personne ne vit rien, pas la moindre lueur.

Lorsque l’écho de la dernière pierre roulant dans le ravin eut cessé de se faire entendre, M. Smith fit un{177} signe aux ingénieurs de la «Cornell Aeronautical» qui avaient la charge de «Goosy»:

—Envoyez la sauce!

Ils eurent l’impression que l’atmosphère devenait électrique. M. Smith se pencha vers Howard.

—A-t-on pris les précautions nécessaires pour que personne n’aille se promener en face?

—C’est le désert, répondit laconiquement Howard.

Wladimir Pichkine prenait mentalement des notes. M. Smith et Howard se mirent à surveiller l’écran d’un radar secondaire qui avait été placé devant eux...

Une très longue minute s’écoula, puis un point brillant apparut tout en bas de l’écran. Les opérateurs de «Goosy» poussèrent quelques exclamations, puis ce fut un coup de tonnerre, une formidable explosion, et le point brillant disparut des écrans.

—Hourra! cria M. Smith en gratifiant Wladimir Pichkine d’une formidable claque dans le dos.

Très pâle, Howard bégayait:

—Ça marche... C’est formidable!... C’est formidable!

-:-

L’Amantoba et les trois chefs de service qui avaient suivi le drame sur un écran de télévision se regardèrent avec consternation. Tlo-Gorey dit simplement:

—Je l’avais prévu.

Morrekat montrait un visage de pierre.

—Il faut détruire ce radar, gronda-t-il.

—Comment? s’enquit Abédhinon.

—J’ai une idée, dit l’Amantoba.

Il manœuvra quelques boutons dans la partie électronique de sa table de travail et dit en anglais:

—L’Amantoba appelle Primo... L’Amantoba appelle Primo...

Quelques instants s’écoulèrent, puis la voix de M. Smith arriva:{178}

—Je vous écoute, Amantoba.

—Si je vous renvoie le colonel de la Bath sain et sauf, laisserez-vous sortir nos appareils?

—Je ne peux rien vous promettre. Je vous demande de vous rendre sans conditions...

—C’est inacceptable.

—Alors, restons-en là.

L’Amantoba était devenu pâle.

—Ecoutez, reprit-il, vous avez tort. Je discute seulement pour éviter d’inutiles effusions de sang. Je possède les moyens de vous détruire, si je le veux...

—Eh bien, essayez...

—D’accord.

L’Amantoba coupa brutalement la communication.

—Ces bipèdes sont d’une insolence! grogna-t-il.

Il regarda Tlo-Gorey, le chef des ingénieurs et questionna:

—Combien de temps pour construire une arme capable de nous redonner l’avantage?

Tlo-Gorey se gratta pensivement sous le menton.

—Une arme nucléaire, impossible. Nous pouvons seulement envisager un faisceau radioélectrique... Il nous faudrait plusieurs jours.

—Et, pour creuser un tunnel de dégagement sortant assez loin d’ici?

—Il faudrait au moins 3 kilomètres. Nous pouvons creuser 400 mètres par jour en repoussant les déblais dans les galeries déjà existantes.

—Trop long...

Il appuya sur un bouton. L’image d’Hubert apparut sur l’écran du télécom. Il était étendu sur un lit et paraissait dormir. Le chef des Intrus l’appela:

—Colonel!

Hubert ouvrit les yeux, puis se redressa, restant assis.

—Que me voulez-vous? demanda-t-il. Ne pouvez-vous me laisser dormir tranquille?{179}

—Colonel, reprit l’Amantoba, je vais vous renvoyer auprès des vôtres. Préparez-vous.

Hubert ne bougea pas.

—Vous, dit-il, vous avez des ennuis. Il doit y avoir dans les parages un gros méchant radar qui empêche vos satanées soucoupes de sortir du trou, hein?... C’est une idée à moi.

L’Amantoba soupira.

—C’est exactement ça. Ils ne veulent pas nous laisser sortir avant d’être assurés que vous êtes sain et sauf.

—Je peux les rassurer par radio.

—Je le leur ai proposé, mentit le chef des Intrus, mais ils se méfient. Ils veulent vous voir près d’eux...

Hubert fronça les sourcils.

—Je ne vois pas en quoi cela pourrait arranger vos affaires. Je les préviendrai aussitôt de votre dernière machination pour abuser les radars soviétiques et ils maintiendront l’interdiction de sortir...

L’Amantoba éprouvait quelque peine à dissimuler son irritation.

—Vous refusez la liberté que je vous offre?

—Non, mais je suis méfiant.

—La vérité, c’est que je veux vous utiliser comme intermédiaire pour discuter de notre reddition avec vos chefs. Voilà!

Hubert sourit.

—C’est déjà mieux. J’accepte, mais à une condition...

—Laquelle?

—Assalila doit m’accompagner. Elle me servira d’otage...

D’un geste rageur, L’Amantoba coupa le contact.

—Où voulez-vous en venir? questionna Morrekat.

—Le moyen le plus sûr et le plus rapide de détruire ce radar est de lancer un de nos appareils dessus pour l’écraser...

—Ils ne le laisseront pas approcher.{180}

—A moins que le colonel ne soit dedans et qu’ils le sachent.

—C’est une excellente idée, approuvèrent les trois autres. Morrekat demanda:

—Pourquoi ne pas le faire accompagner par Assalila? Elle nous a trahis, nous devons l’exclure de la communauté.

L’Amantoba protesta:

—Elle ne nous a pas trahis volontairement.

—Et puis, c’est votre nièce, n’est-ce pas?

Les deux hommes s’affrontèrent un instant du regard. Tlo-Gorey et Abédhinon semblaient stupéfaits. Morrekat reprit durement:

—C’est Assalila qui nous a mis dans cette situation. Il est juste qu’elle nous aide à en sortir...

L’Amantoba se contrôlait à nouveau de façon apparemment parfaite.

—D’accord, laissa-t-il tomber.

D’un geste lent et précis il rétablit la communication avec Hubert dont l’image revint sur l’écran.

—Colonel!

Hubert, qui était étendu sur le dos, les mains croisées sous la nuque, répondit sans bouger:

—Je vous écoute.

—Assalila vous accompagnera. Il me fallait consulter le Conseil. Préparez-vous, je vous envoie chercher...

Il coupa. Abédhinon demanda:

—Qui va piloter la soucoupe?

—Ne peut-on la téléguider jusque sur l’objectif?

Abédhinon fit une grimace.

—Nous ne pouvons pas téléviser leur radar directement d’ici, il faudrait installer un relais à bord de l’appareil qui nous renverrait l’image du plateau dès qu’il émergerait au-dessus du Canyon.

Tlo-Gorey, le chef des ingénieurs, approuva de la tête.

—Je peux vous installer ça très vite. Un quart{181} d’heure au plus... Nous avons des relais immédiatement disponibles.

—Allez-y, ordonna l’Amantoba.

Tlo-Gorey approcha du tableau électronique et se mit en rapport avec les ateliers pour donner les instructions nécessaires. Morrekat demanda ensuite que le colonel de la Bath et Assalila fussent amenés au bureau de l’Amantoba. Abédhinon suggéra ensuite:

—Nous ferions peut-être mieux de retirer le brouillard. L’image que nous recevrons sera bien meilleure et cela réduira les risques d’erreur.

—D’accord, approuva l’Amantoba. Et cela donnera confiance aux Américains...

—Je dirigerai moi-même l’appareil, reprit Abédhinon. Je pense lui faire prendre une vingtaine de mètres d’altitude au-dessus du plateau, puis le lancer avec l’accélération maximum sur l’objectif. Ils n’auront pas le temps de réagir...

—Il suffira que la grille du projecteur d’ondes soit démolie.

—Tout sera écrasé, soyez-en sûr. Notre appareil aussi...

Hubert et Assalila arrivèrent presque en même temps. Ils évitèrent de se regarder. L’Amantoba déclara:

—Vous allez tous les deux vous rendre en délégation auprès du représentant du gouvernement des Etats-Unis qui se trouve sur le plateau avec les soldats. Vous lui direz que nous sommes prêts à évacuer la Terre et à n’y plus revenir. Vous discuterez avec lui des modalités d’exécution...

—O. K.! répliqua Hubert.

L’Amantoba regarda Assalila.

—Tu accompagnes le colonel, sur sa demande. Il a peur que nous n’essayions de le tromper et il désire t’avoir près de lui... en qualité d’otage.

—Je le suivrai, dit la jeune femme en fermant les yeux.{182}

L’Amantoba resta silencieux quelques secondes, puis se tourna vers Hubert.

—Je vais vous prier d’annoncer vous-même votre visite à vos chefs et n’oubliez pas de leur dire d’arrêter leur sacré radar le temps que l’appareil qui vous transportera puisse se poser et vous débarquer...

Il établit la communication. Hubert entendit la voix de M. Smith:

—Primo écoute... Primo écoute...

—Ici, Hubert... Les Intrus sont prêts à capituler et à évacuer la Terre. Ils m’envoient près de vous pour discuter des modalités...

—Comment venez-vous?

—Un de leurs appareils va me transporter sur le plateau. Il faudrait que vous coupiez «Goosy» le temps que je puisse débarquer au bord du plateau avec la personne qui m’accompagnera.

—Qui doit vous accompagner?

—Assalila... La propre nièce de l’Amantoba.

—Parfait. Dites au pilote de l’engin d’émerger très lentement et de ne pas s’élever au-dessus du bord du plateau plus qu’il n’est nécessaire pour que vous puissiez descendre.

—Compris.

—Dites à l’Amantoba que nous exigeons également que le brouillard soit dissipé avant que vous ne montiez.

Hubert consulta du regard le chef des Intrus qui accepta d’un signe de tête.

—Ce sera fait, assura Hubert.

—Nous n’éteindrons «Goosy» qu’après cela, insista M. Smith.

—O. K.

—Dites-moi, vieux garçon, où étiez-vous le 1ᵉʳ novembre 1956?

Hubert comprit que M. Smith désirait s’assurer que c’était bien lui, Hubert Bonisseur de la Bath, qui parlait et non un quelconque Intrus imitant sa voix.{183}

—J’étais au Caire[34].

—Parfait. Eh bien, nous vous attendons...

-:-

M. Smith se retourna vers Howard et Pichkine.

—Qu’en pensez-vous?

Howard fit une grimace.

—Je pense que nous venons vraiment d’entendre Hubert, mais je crains que ces gens-là n’essaient de nous posséder...

Le Russe restait silencieux. Il fit quelques pas jusqu’à la porte de la roulotte et regarda dehors.

—Le brouillard s’en va, annonça-t-il.

M. Smith et Howard le rejoignirent. Le ciel était de nouveau visible, relativement clair et très étoilé. Devant eux, le hideux brouillard noir battait en retraite, comme aspiré dans le Canyon.

—Faites allumer tous les projecteurs pour éclairer le bord du ravin, ordonna M. Smith.

—On éteint «Goosy»? demanda Howard.

—Pas question. Faites-le seulement relever de façon que le rayon passe à 20 mètres du niveau supérieur de la falaise, au-dessus du point de sortie. Si la soucoupe qui va venir transporte bien Hubert, elle s’arrêtera au niveau du plateau, comme je l’ai demandé. S’il s’agit d’une entourloupette et que la soucoupe veuille s’échapper, elle passera obligatoirement dans le rayon mortel et sera pulvérisée...

Le Russe approuva vigoureusement.

—Vous avez tout à fait raison!

Howard tourna les talons pour aller transmettre aux ingénieurs les instructions de M. Smith...

-:-

L’énorme salle souterraine qui servait aux Intrus de garage, d’atelier, de gare de départ et d’arrivée pour{184} leurs engins spatiaux discoïdaux semblait pleine à craquer d’appareils prêts à partir. Précédés de Morrekat et d’Abédhinon, Assalila et Hubert arrivèrent près de l’engin qui devait les transporter.

—Vous n’aurez pas de pilote et vous n’en aurez d’ailleurs pas besoin, dit Abédhinon. Je vais vous téléguider moi-même jusque sur le plateau... Assilila sait ouvrir la trappe pour sortir, n’est-ce pas?

—Je sais, confirma la jeune femme.

—Alors, allez-y.

—A tout à l’heure, ironisa Morrekat.

Hubert avait une mauvaise impression, mais il croyait toujours que la présence à ses côtés de la nièce de l’Amantoba lui donnait une garantie suffisante.

—Ne faites pas monter cet engin plus haut qu’il ne faut, rappela-t-il. Vous avez entendu.

—Ne vous en faites pas. De toute façon, ils auront coupé «Goosy».

Assalila monta la première. Hubert la suivit. La trappe se referma. Ils furent seuls, face à face. Très pâle, la jeune femme ferma les yeux.

—Je suis heureuse d’être avec toi, murmura-t-elle. Quoi qu’il arrive...

Elle se jeta dans ses bras et lui donna sa bouche. Ils connurent un court instant d’extraordinaire tendresse.

—Je t’aime. Je suis heureuse...

La voix d’Abédhinon les surprit.

—Attention au départ. Asseyez-vous et attachez vos ceintures...

Ils se séparèrent après un dernier baiser et obéirent. Assis l’un près de l’autre, ils se prirent la main. L’engin bougea. La manœuvre de sortie commençait...

Quinze secondes s’étaient écoulées lorsque la voix de l’Amantoba leur parvint.

—Colonel, je pense que vous pourriez dire quelques mots à votre chef afin qu’il soit bien assuré que{185} vous êtes dans l’appareil, avec Assalila... Allô, Primo?... Le colonel de la Bath vous parle.

—Primo écoute...

—Ici, Hubert... Tout va bien. Nous sommes dans la soucoupe avec Assalila et la manœuvre de sortie paraît se dérouler normalement. Je suppose que vous allez bientôt nous voir apparaître...

—Votre pilote connaît les consignes?

—Nous n’avons pas de pilote. L’appareil est téléguidé...

La voix de l’Amantoba revint dans le circuit.

—Attention là-haut. L’appareil va sortir du Canyon...

-:-

M. Smith, Howard et Wladimir Pichkine sortirent de la roulotte. Un opérateur les accompagnait, portant un «Walkie-Talkie» réglé sur la longueur d’onde utilisée pour les communications avec les Intrus.

Tous les hommes qui n’avaient pas de rôles précis, surtout ceux du Génie, étaient dehors, groupés en demi-cercle sur le sable du désert et regardant le Canyon durement éclairé par les projecteurs de l’armée.

Tous attendaient, beaucoup ne savaient pas quoi. Mais tous avaient la gorge serrée. M. Smith et Howard surent les premiers que la «soucoupe» arrivait, au malaise qui les empoigna soudain au creux de l’estomac. L’instant d’après, l’horrible sifflement domina le ronronnement régulier des groupes électrogènes...

Les hommes pâlirent et sentirent leur sang se glacer dans leurs veines. Fascinés, il virent une coupole noire, peut-être verdâtre, apparaître lentement en bordure du ravin, en même temps que s’amplifiait le sifflement diabolique qui leur sciait les nerfs...

Puis, la chose fut entièrement visible. Elle n’avait pas la forme d’une soucoupe, mais plutôt celle qu’auraient eues deux assiettes creuses collées bord à bord.{186} Presque tous les témoins déclarèrent plus tard qu’ils n’avaient jamais rien vu de plus effrayant, mais aucun ne sut expliquer pourquoi. Exception faite des ingénieurs de la «Cornell Aeronautical» qui attribuèrent cette impression à l’effet produit sur l’organisme par les ondes vibratoires à très haute fréquence émises par la source d’énergie de l’engin.

Le disque volant s’immobilisa un bref instant au-dessus du niveau du sol et M. Smith crut qu’il allait avancer afin de déposer Hubert et la femme sur le sable. Mais, l’engin se remit soudain à monter et le drame se déroula avec une telle rapidité que M. Smith eut tout juste le temps de hurler dans le micro du «Walkie-Talkie»:

—Attention!...

L’engin ne s’était pas élevé très rapidement, à la vitesse d’un ascenseur exprès peut-être. Il n’avait pas atteint 20 mètres d’altitude quand il fut arrêté net comme par un formidable coup de poing qui le déséquilibra sans toutefois l’abattre immédiatement. Horrifiés, les spectateurs virent le dôme supérieur devenir d’un blanc éclatant, puis l’appareil brutalement secoué tomba comme une pierre et vint s’écraser dans le sable avec un bruit de tonnerre...{187}

EPILOGUE

HOWARD ENTRA SUR

la pointe des pieds et regarda l’espèce de momie égyptienne allongée sur le lit articulé et soutenue aux bras et aux jambes par des cordes montées sur des poulies fixées dans le plafond.

—C’est lui? demanda-t-il tout bas à l’infirmière.

Elle confirma d’un signe de tête. Très impressionné, Howard marcha jusqu’au pied du lit et regarda la feuille qui s’y trouvait accrochée. Le nom du blessé inscrit en capitales était bien Hubert Bonisseur de la Bath. Howard fit encore quelques pas le long du lit et se pencha sur la boule enveloppée de bandelettes qu’il supposait être la tête. Il découvrit alors au fond de deux puits étroits, deux yeux bleus qui le regardaient, deux yeux bien vivants, deux yeux qui semblaient sourire.

—Hi! lança piteusement Howard.

—Je vous rappelle qu’il ne peut pas encore parler, murmura l’infirmière.

—Il entend?{188}

—Oui. Mais ne le fatiguez pas...

—Je vous serais obligé de nous laisser seuls, mademoiselle. Ce que j’ai à lui dire est...

—...strictement confidentiel, n’est-ce pas? Eh bien, allez-y. Mais, ne traînez pas, je reviens dans trois minutes.

Elle sortit. Howard se pencha sur le blessé.

—Vous m’entendez?

Un battement de cils fut la seule réponse qu’il obtint.

—Je vais être bref. Je sais ce qui peut vous intéresser... Hum! Vous savez, il a fallu découper la soucoupe au chalumeau pour vous récupérer. Vous étiez presque en bouillie, complètement démantibulé... La jeune femme qui vous accompagnait ne valait guère mieux. Nous vous avons transportés immédiatement ici, au Beaumont Hospital, à El Paso. La... La jeune femme est morte deux heures après son arrivée. Elle avait perdu beaucoup de sang et il était impossible de le lui remplacer, évidemment.

Il vit le regard d’Hubert vaciller, puis ses paupières se fermer. Il enchaîna très vite:

—Nous avons demandé alors aux Intrus de se rendre un par un en sortant à pied de leur repaire. Ils ont refusé. Nous savions par vous qu’ils ne possédaient pas d’armes offensives, mais ils pouvaient sûrement en fabriquer. Ils pouvaient aussi grâce à leur procédé de dissolution des roches creuser en quelques jours un tunnel pour nous échapper. Nous avons tenu un conseil de guerre avec les Russes. Il était évident que ces Intrus nous avaient fait courir un grand danger et qu’ils pourraient recommencer s’ils nous échappaient. Nous avons alors pris la décision de les mettre hors d’état de nuire... Vous nous aviez dit qu’ils avaient capté une source souterraine pour leurs besoins alimentaires. Des géologues sont venus en consultation et le lendemain de votre acci{189}dent des camions-citernes ont apporté des tonnes et des tonnes d’alcool...

Hubert avait rouvert les yeux. Howard se racla la gorge et détourna son regard.

—C’était un acte abominable, je sais bien... Mais nous étions en état de légitime défense et ce fut tout de même moins terrible qu’Iroshima... et Nagazaki.

Il tira machinalement une cigarette de sa poche, se souvint qu’il était interdit de fumer, remit la cigarette en place.

—Le quatrième jour, quelques-unes des femmes qu’ils avaient kidnappées ont réussi à sortir et sont venues nous avertir que tous les Intrus étaient morts. Nous sommes descendus dans le Canyon et nous avons pu entrer...

Il toussota de nouveau, puis conclut:

—Je vous raconterai ça une autre fois, ce n’est pas drôle. Nous avons pu enlever des soucoupes et il nous a fallu en donner quelques-unes aux Russes, mais personne ne peut plus nous en donner le mode d’emploi et je doute que nous puissions en percer le secret avant quelques années. C’est du moins l’opinion de nos savants qui les ont examinées... Quant à l’origine de ces gens-là, nous n’en savons pas plus long maintenant. On suppose qu’ils venaient d’un autre système solaire, fort éloigné du nôtre. Peut-être en apprendrons-nous davantage lorsque nous pourrons enfin débarquer des hommes sur l’autre face de la lune et que nous y découvrirons leur base-relai...

La porte se rouvrit.

—Les trois minutes sont écoulées, monsieur.

Howard se redressa.

—J’ai vu le médecin-chef de l’hôpital, dit-il encore à l’adresse d’Hubert. Il pense que vous pourrez sortir dans un mois et que dans trois il n’y paraîtra plus... Un peu de patience.

Il se retourna et aperçut l’autre lit.{190}

—Qui couche là? s’étonna-t-il.

—C’est moi, répondit l’infirmière. Il a besoin d’une surveillance constante.

Howard la regarda. Elle était jeune, brune, bien faite, avec des yeux brillants et une belle bouche juteuse.

—A votre place, reprit-il, je ne dormirais pas tranquille.

—Pourquoi donc?

—Je ne vais sûrement pas vous faire un dessin.

Elle comprit enfin et ne put s’empêcher de rire.

—Dans l’état où il est?

Howard fit la moue.

—On voit bien que vous ne le connaissez pas, jeune fille. C’est un diable d’homme, croyez-moi...

Les beaux yeux de la jeune femme s’agrandirent.

—Vraiment? s’étonna-t-elle.

Puis, elle regarda SON blessé et la transformation qui s’opéra sur son joli visage ne laissa aucun doute à Howard.

—Vous y passerez aussi, assura-t-il.

—Je voudrais bien voir ça! protesta-t-elle, d’une voix qui exprimait plus d’espoir que d’indignation.

FIN

La Bath
1959   

Note de l’Editeur: A l’heure où nous mettons sous presse, nous apprenons avec un grand soulagement que notre ami Hubert Bonisseur de la Bath est entré en convalescence et qu’il se trouve actuellement dans son domaine de Lacombe, en Louisiane, sous la surveillance attentive d’une belle infirmière détachée du Beaumont Hospital, d’El Paso.

{191} 

Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher), France.—10-1968.
Dépôt légal: 2ᵉ trim. 1967. Nº d’éd.: 1208. Nº d’imp.: 2832.
IMPRIMÉ EN FRANCE

NOTES:

[1] Terrains d’essais de Missiles dans le Nouveau-Mexique.

[2] Paind Desert, situé à l’est du Grand Canyon. On l’appelle ainsi à cause de sa somptueuse coloration.

[3] Jeunes filles à l’âge ingrat, portant des socquettes.

[4] Le mille terrestre vaut 1609,432 m.

[5] Unidentifiable Flying Objet, objet volant non identifiable.

[6] 22° centigrades. Pour convertir des degrés Farenheit en degrés centigrades, il faut retirer 32, multiplier par 5 et diviser par 9.

[7] Aux U.S.A. les restaurants servent deux tailles de steaks: 8 et 16 onces (respectivement: 225 et 450 grammes).

[8] Autre appellation du «Stetson», chapeau de cow-boy à larges bords.

[9] Tables de grès découpées par l’érosion qui se dressent parfois à plus de cent mètres au-dessus du désert.

[10] Autre nom de l’arbre de Judée (cactus de Barbarie). Le Saguero figure sur le blason de l’Etat de l’Arizona.

[11] Terme populaire américain pour désigner une personne qui s’introduit quelque part sans y avoir été invitée. Synonyme d’intrus.

[12] 754 kilomètres.

[13] 80 et 88 km/h.

[14] Trailer: remorque auto, caravane.

[15] Unidentifiable Flying Object, object volant non identifié. Terme employé par les services officiels U.S. pour désigner notamment les mystérieux engins appelés par ailleurs «soucoupes volantes».

[16] Le «Rascal» est un engin Air-Surface de 6 000 kilos, vitesse Mach 1,5, portée 120 km, pouvant être chargé d’une bombe atomique. Le «B. 52» peut en transporter deux.

[17] «Federal Board of Investigations», équivalent de notre Sûreté Nationale, ayant juridiction sur l’ensemble des Etats de l’Union.

[18] Aux U. S. A., le terme d’Union Station désigne les gares qui sont utilisées conjointement par plusieurs compagnies ferroviaires.

[19] Les laboratoires de la «G. E.» à Shenectady sont spécialisés dans les recherches sur les ultrasons.

[20] Le G est l’unité d’accélération de la pesanteur.

[21] Ces expériences ont vraiment été réalisées.

[22] Mountain Standard Time. C’est l’heure du Montana, de l’Idaho, de Wioming, de l’Utah, du Colorado, de l’Arizona et du Nouveau-Mexique. Le territoire énorme des Etats-Unis s’étale sur quatre fuseaux horaires. Quand il est 1 heure à San Francisco, il est 4 heures à New York.

[23] Trois fois la vitesse du son.

[24] Cette légende existe vraiment.

[25] Déclenchement par la main de l’homme mort.

[26] La carcasse des fusées est extrêmement mince pour des raisons de poids. Aux prodigieuses vitesses atteintes, le choc avec un simple grain de sable suffirait à percer la tôle. Le grain de sable pourrait détériorer le mécanisme compliqué ou permettre à la chaleur de frottement de pénétrer à l’intérieur, ce qui amènerait la destruction de l’engin.

[27] Intercontinental Ballistic Missile. Fusée à longue portée.

[28] La hiérarchie des officiers généraux soviétiques est la suivante: 1. maréchal de l’Union soviétique; 2. maréchal d’arme; 3. général d’armée; 4. colonel-général; 5. lieutenant-général; 6. major-général.

[29] 2975 mètres.

[30] Eastern Standard Time. Heure des Etats de la côte Est.

[31] Dans le jargon de l’espionnage c’est ainsi que l’on désigne le procédé qui consiste à faire tenir à l’adversaire, par un moyen apparemment au-dessus de tout soupçon, des renseignements vrais ou faux destinés à l’induire en erreur et à provoquer certaines réactions désirées par l’auteur de l’intoxication.

[32] «Interdepartemental Intelligence Conference», organisme coordonnateur de contre-renseignement, créé en 1949, dont font partie le directeur du «F. B. I.» et les chefs des trois S. R. militaires U. S.

[33] Le plus puissant des radars U. S. fonctionne sous une tension de 21 millions de watts. Le faisceau électromagnétique de cet appareil peut rôtir un homme à mille mètres en 1/100ᵉ de seconde. Il s’agit d’un véritable rayon de la mort qui peut provoquer de graves perturbations dans la marche d’un avion passant à proximité. Sa distance de perception atteint 5 000 km.

[34] O. S. S. 117 franchit le canal», même éditeur.


[The end of Arizona Zone « A » (O.S.S. 117) by Jean Bruce]