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Title: L'Abeille Canadienne Issue 10 of 12

Date of first publication: 1818

Author: Henri-Antoine Mézière (editor)

Date first posted: Mar. 23, 2020

Date last updated: Sep. 23, 2020

Faded Page eBook #20200348

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LE TROUBADOUR ERMITE.
ROMANCE.

Qui veut savoir la touchante aventure

De Bérenger, la fleur des troubadours?

Il adoroit Hermance de Solure,

Et l’offensa par d’imprudens discours:

C’est grand pitié de fâcher ses amours!

 

Abandonné de celle qu’il outrage,

Et rougissant de ses jaloux transports,

L’infortuné dans un antre sauvage

Se retira pour expier ses torts;

Car aux cités il n’est point de remords.

 

Là, d’un cilice et d’un manteau de bure,

Nouvel ermite, il voulut se vêtir.

Un pain grossier devint sa nourriture;

Le jour, la nuit, on l’entendoit gémir:

Tant la souffrance est douce au repentir!

 

De ces cantons en vain les nobles dames

Firent dessein de charmer sa douleur.

Non, disoit-il, à de nouvelles flammes

Ne puis trouver ni plaisir ni douceur:

Jusqu’au trépas Hermance aura mon cœur.

 

Pour consoler sa tristesse profonde

Maints chevaliers visitoient sa prison.

O mes amis! rien ne m’est plus au monde,

Si je n’ai d’elle un généreux pardon:

Et de ses pleurs il mouilloit le gazon.

 

Or, un beau jour qu’au travers de la plaine

Ducs et Barons chassoient joyeusement,

Voici venir la fière châtelaine

Vers le rocher du malheureux amant;

Mais (j’en suis sûr) par hasard seulement.

 

A cette vue, implorant sa clémence,

Le solitaire approche humilié.

“Assez, dit-il, j’ai pleuré mon offense;

Oh! rendez-moi votre ancienne amitié:

Dieu ne pardonne à qui fut sans pitié.”

 

“Non, lui répond Hermance tout émue;

Laissez-moi fuir et m’éloigner d’ici.”

Mais des chasseurs la foule est accourue;

Pour Bérenger tous demandent merci:

Son cœur, je crois, le demandoit aussi.

 

Par tant d’amour enfin persuadée,

A sa tendresse elle donne l’essor.

Le pauvre ermite eut sa grace accordée;

Il reçut d’elle écharpe et bague d’or:

L’histoire dit qu’il obtint mieux encore.

 

D’après ceci, modeste jouvencelle

Pourra juger, sans de plus longs discours,

Comme on aimoit, comme on étoit fidèle,

Au siècle heureux des loyales amours.

Ah! que le monde est changé de nos jours!

M. S. EDMOND GERAUD.[1]


Citoyen de la ville de Bordeaux, également recommandable par les qualités du cœur et de l’esprit: la Ruche d’Aquitaine lui est redevable de plusieurs productions généralement goûtées.

La Convalescence de Legouvé,

OU

L’EXEMPLAIRE DU “MÉRITE DES FEMMES.

————————

Legouvé fut mon ami sincère, et je l’aimai, non comme tant d’autres, pour sa fortune, son crédit, et son autorité dans les lettres, mais pour lui-même. Qui sut mieux que l’auteur de la mort d’Abel, et du Mérite des Femmes, inspirer un sentiment durable? Simple et confiant jusqu’au plus entier abandon; généreux sans songer à l’être; aimant par besoin, et jamais par calcul; oubliant le mal qu’on lui avoit fait, et n’y répondant que par tout le bien qu’il pouvoit faire; dédaignant les grandeurs, et sacrifiant tout à sa chère indépendance; aimant le plaisir, sans courir après; folâtrant, comme un enfant, au milieu des travaux les plus sérieux: tel étoit, dans son intérieur, ce poëte élégant, et quelquefois sublime, dont les productions ont fait tour à tour l’ornement des lycées, du théâtre, et du collége de France.

La fête d’une femme célèbre avoit attiré à sa terre d’Ivry un grand concours de monde. Tout ce que Paris comptoit de littérateurs et d’artistes renommés, s’étoit réuni dans ce délicieux séjour; et Legouvé ne pouvoit manquer de s’y trouver. Pendant qu’un bal brillant et les plus aimables jeux occupoient, dans les salons, tous les initiés, auxquels s’étoient joints les habitans du village, le chantre d’Abel, naturellement enclin à une douce mélancolie, s’enfonce dans le parc, et se livre aux prestiges de son imagination. Il étoit tard, et la nuit avoit couvert l’horizon de ses voiles. L’épaisseur du feuillage sous lequel erroit le poëte, répandoit encore plus d’obscurité sur les différens sentiers qu’il suivoit au hasard, et qui le conduisirent dans une longue allée éloignée du château. L’imposante majesté des arbres, le silence inspirateur qui régnoit de toutes parts, l’invitèrent à parcourir cette douce solitude, qu’éclairoit foiblement un reste de crépuscule. Il avance donc, sans songer où il est; marche entièrement livré au délire poétique, fait encore un pas, et se précipite dans un saut-de-loup très-profond qui sépare le parc du grand chemin. Il tombe sur des cailloux parmi des ronces, des épines, se rompt la clavicule gauche, et reste long-temps sans connoissance et comme anéanti.

Cependant, une vive allégresse régnoit dans les salons du château: tous les plaisirs que peuvent inventer le bon ton et l’urbanité françoise, s’y trouvoient unis à la splendeur des arts, aux charmes de l’amitié. On s’aperçoit que Legouvé a disparu. “Bon! dit l’un de ses amis les plus intimes, vous connoissez bien son goût pour la solitude; je le vois d’ici dans le parc, assis sous un feuillage bien sombre, et s’occupant d’ajouter un nouvel épisode à son poëme charmant de la Mélancolie.” On rit, et les jeux recommencent. Enfin, il est près de minuit; on va servir le souper, et Legouvé ne paroît point. L’inquiétude et le plus tendre intérêt succèdent alors à la plaisanterie: on cherche, on appelle; on ne sait à quoi attribuer cette étonnante disparition, lorsque plusieurs habitans du village, qui regagnoient leurs demeures, viennent annoncer qu’ils ont entendu des cris plaintifs au bout du parc, du côté du grand chemin qui conduit à Vitry. On s’y rend à la hâte avec des flambeaux: on arrive jusqu’au saut-de-loup, et l’on y trouve ce malheureux, noyé dans son sang, et presque sans mouvement. Les efforts inouïs qu’il avoit faits pour sortir de ce précipice, dont il n’avoit pu atteindre les bords, avoient épuisé le reste de ses forces, au point qu’il ne reprit connoissance que dans le grand salon, où il fut emporté, presque mourant, sur les bras de ses amis consternés. Après avoir appliqué sur la blessure le premier appareil, on décida qu’il falloit le transporter à Paris le plus promptement possible. La belle Louise, que l’on fêtoit, les yeux noyés de pleurs, au milieu des brillans hommages dont elle étoit entourée, voulut escorter elle-même le blessé dans sa voiture; et cette fête délicieuse, qui devoit prolonger jusqu’au lendemain la joie et des plaisirs de toute espèce, fut changée tout à coup en un deuil général, qui répandit un crêpe funèbre sur le château d’Ivry et tous ses environs.

La convalescence de Legouvé fut longue et douloureuse. Ses organes, affoiblis par la violente secousse qu’ils avoient reçue, ne retrouvèrent plus leur première force; il n’y eut que son âme qui sembloit avoir conservé son aimable épanchement et toute sa sensibilité. Jamais il ne fut plus intéressant, plus tendrement aimé; jamais il ne s’étoit montré plus digne de l’être. Enfin, parvenu à un état plus rassurant, il reçut le conseil d’aller prendre des bains de mer, qui seuls pouvoient lui donner du ressort, et l’amener à une guérison complète. Un de ses amis de collège établi dans un port de mer, dont il étoit un des plus riches habitans, le sollicita de venir passer quelque temps chez lui, et s’offrit de le conduire lui-même aux bains. Cet ami étoit l’époux d’une femme remarquable par sa beauté, et qui réunissoit chez elle tout ce que la ville comptoit de personnes distinguées.—Elle se fit une fête de recevoir l’auteur du Mérite des Femmes, ce chantre éloquent, ce défenseur zélé d’un sexe que des écrivains célèbres attaquèrent souvent avec tant d’aigreur et d’injustice. Elle fit préparer à Legouvé un appartement commode, où il pût se livrer tranquillement à ses occupations littéraires, qui seules lui rendoient quelques instans de bonheur, et lui faisoient oublier les maux qu’il enduroit.

Enfin, le jour de son départ fut arrêté définitivement, et son arrivée prochaine devint la grande nouvelle de toute la ville. Les littérateurs se disposèrent à célébrer son séjour parmi eux; l’amitié lui prépara les plus tendres soins, et la reconnoissance fit naître aux dames le projet de lui donner une fête qui rappelât les couleurs séduisantes sous lesquelles il avoit daigné les peindre dans ses vers.

Legouvé partit donc dans une voiture de poste, accompagné d’un ancien domestique, à la fin de l’été de 1810. Voulant éviter les nuits d’auberge, il traversa Rouen sans s’y reposer, et gagna d’une seule bride jusqu’à Lisieux. Là, fatigué du voyage, il éprouva les atteintes d’une fièvre, qu’il voulut en vain cacher au bon serviteur qui l’escortoit: la pâleur empreinte sur tous ses traits, des mouvemens convulsifs qu’il ne pouvoit réprimer, un nuage sombre qui voiloit ses yeux, ordinairement d’une expression pénétrante, tout décéloit sa souffrance; et son valet de chambre avoit obtenu qu’il s’arrêtât dans cette ville.—Cependant, ranimé par un peu de repos, et brûlant de désir d’arriver où l’attendoit son ami d’enfance, il demande des chevaux, et se remet en route. A peine avoit-il parcouru la moitié de la première poste, qu’un froid mortel s’empara de tous ses sens. La fièvre redoubla, et ce ne fut pas sans effort qu’il put arriver au village d’Estréez, premier relais qui se trouve après Lisieux. On le descend dans la meilleure auberge, soutenu sur les bras de son fidèle compagnon de voyage, qu’aidèrent une hôtesse intelligente et tous ses gens; il est transporté dans une chambre spacieuse et commode, et posé sur le meilleur lit qu’on pût lui préparer. Cette attaque imprévue redoublant au point de lui causer un délire effrayant, son valet-de-chambre demande s’il n’y auroit pas dans le village, ou dans les environs, un médecin qui pût donner à son maître les secours les plus prompts. “Il n’y en a qu’un, lui répond l’hôtesse, à une demi-lieue d’ici, mais qui se dérange difficilement pour des étrangers. Il faudroit qu’vous fussiez le chercher vous-même; j’vous offre un guide, et dans une heure, vous s’rez de retour.—J’accepte, répond le fidèle serviteur; mais vous me promettez bien de ne pas abandonner mon maître un seul instant; il est digne de tous vos soins, et mérite tant d’égards!.... C’est un homme célèbre, un membre de l’Académie françoise; en un mot, c’est M. Legouvé que j’ai vu naître, et que j’aime comme j’aimois son père, que j’ai servi long-temps.—Soyez tranquille, répond l’hôtesse, avec cette gaieté franche et ce ton de bonté qui rassure: j’vous promets d’vous remplacer bien fidèlement auprès d’vot’maître..... M. Legouvé, dites vous?...—Oui; le meilleur des hommes et le plus digne ami des femmes.....” A ces mots, il sort précipitamment de la chambre, et court, accompagné d’un garçon d’auberge, chercher le médecin qu’on lui avoit indiqué.

Peu après son départ, Legouvé, qui n’éprouvoit qu’une secousse passagère, s’endort; et son sommeil paroît si paisible, que l’hôtesse, appelée par les soin multipliés de son auberge, et, sur-tout, par l’arrivée de deux dames d’un château des environs dont la calèche venoit d’éprouver un accident, place auprès du malade une servante active, intelligente, en lui recommandant bien de venir l’avertir sitôt que ce bon M. Legouvé se réveilleroit.

Elle descend donc dans la salle basse, et trouve la baronne de ***, et sa sœur, mariée depuis plusieurs mois à un officier-général, qui se reposoient en attendant qu’on raccommodât un des ressorts de leur voiture. Ces dames voyageoient avec leurs chevaux, et comptoient se rendre le soir même au port de mer, pour assister à la fête qu’on devoit y donner à l’aimable auteur du Mérite des Femmes, et à laquelle l’épouse de l’ami de ce dernier les avoit invitées.

Pendant qu’elles prennent à la hâte quelques rafraîchissemens, l’hôtesse entendant appeler la servante qu’elle avoit laissée auprès du malade, et à qui elle confioit ordinairement les détails de la lingerie, répond brusquement qu’Hélène est occupée, et qu’il ne faut pas qu’on la dérange. “Elle est auprès de c’monsieu qui nous est arrivé si souffrant, ajoute-t-elle; et d’après c’que m’a dit son valet de chambre, ce cher monsieu Legouvé n’aura pas à s’plaindre d’être logé chez moi.—Comment, dit la baronne, vous avez ici monsieu Legouvé?.—Oui, madame, i’nous est v’nu dans un état à faire pitié; mais, grâce au ciel, i’va mieux, et r’pose en c’moment.—Et nous, dit tout bas la baronne à sa sœur, qui nous rendions à la ville, pour le voir, le connoître, et nous joindre à ceux qui se disposent à célébrer sa présence.... Mais il ne sera pas dit que celui qui chanta si bien le mérite des femmes, n’éprouve d’elles qu’une coupable indifférence.... L’hôtesse?—Madame.—Auriez-vous une chambre particulière à nous donner?—Vous pouvez choisir; et à l’exception d’celle où r’pose le malade.—Vous avez bien raison, reprit la baronne, de lui porter le plus tendre intérêt.... Mais veuillez nous conduire sur-le-champ dans la pièce que vous nous destinez.”

Introduites dans un appartement près de celui qu’occupe Legouvé, elles instruisent l’hôtesse de tous les droits qu’a ce poëte à la reconnoissance des femmes, et lui font part de leur projet. “Puisque le hasard, disent-elles, nous a fait rencontrer ici notre aimable défenseur, nous serons toutes les deux ses garde-malades; nous ne voulons céder à personne le bonheur de le veiller, de lui prouver à quel point il nous est cher.... Mais en paroissant devant lui telles que nous sommes, nous craindrions de le troubler, ou de ne pouvoir lui faire accepter nos soins. Il faut donc, bonne hôtesse, que vous procuriez à chacune de nous un de vos vêtemens les plus simples: vous nous direz vos parentes, vos deux nièces, nouvellement établies; et sous ce déguisement nous saurons amuser le malade, l’intéresser peut-être, et porter par degrés dans ses sens le calme si nécessaire à sa guérison.” L’hôtesse, qui déjà partageoit le tendre dévouement de ces dames, et qui se faisoit une fête de les voir, nouvelles filles d’auberge, en prendre le ton, le langage et le maintien, s’empresse d’aller chercher ce qu’elles désirent; en moins d’un quart-d’heure la baronne et sa sœur furent vêtues d’une petite jupe de laine, d’un corset d’étamine, et d’un tablier de cotonnade; le bonnet rond à la mode du pays, les bas jaspés de Rouen, la croix d’or avec le petit fichu d’indienne, posé néanmoins avec adresse, complétèrent ce déguisement sous lequel ces deux femmes charmantes sembloient être encore plus jolies. Enfin l’une, le tablier retroussé et munie d’un houssoir; l’autre, le balai à la main, suivent l’hôtesse dans l’appartement de Legouvé, d’où cette dernière avoit eu soin de faire sortir la servante qu’elle avoit établie auprès de lui.

Voilà donc ces deux femmes de qualité sous les simples noms de Lise et de Suzette, rangeant et nettoyant autour du malade, qui bientôt se réveille un peu moins agité, et demande son domestique. “Il est allé, répond l’hôtesse, chercher un médecin célèbre qu’nous avons dans l’z’environs. Vot’ état l’inquiétoit; mais, grâce au ciel, ce n’s’ra rien: monsieu paroît beaucoup mieux.—Oh, tout-à-fait ma chère hôtesse...... Mais quelles sont donc ces deux jolies personnes?—Mes nièces mariées...... v’là six mois tout-à-l’heure, et qui sont venues passer queu’qu’jours avec moi. Comme j’ons promis à vot’ valet d’chambre de l’remplacer auprès de vous, et qu’à tout moment j’suis obligée d’monter et descendre, j’établissois ici Lise et Suzette pour veiller monsieu, et lui porter tous les s’cours dont il auroit besoin.—Combien je vous remercie! mais je ne vous conseille pas de placer de pareilles gardes-malades auprès de ceux dont le mal va jusqu’au délire: elles ne sont pas du tout propres à le calmer.—Monsieu s’moque d’nous, dit la baronne, houssant çà et là.—Ces grands messieux d’Paris, ajoute sa sœur, en balayant, ont toujours un queuqu’chose d’aimable pour enjôler leu monde.—Eh! qui vous a dit que je suis de Paris?—Oh, nous savons qui vous êtes, reprend l’hôtesse: vot’ domestique m’a tout conté; “l’meilleur des hommes et l’plus digne ami des femmes,” ce sont ses propres paroles.—Monsieu porte ben ça sur sa figure, dit la fausse Lise.—Eh qui ne seroit l’ami de toutes celles qui vous ressemblent? répond Legouvé surpris et avec émotion...... Comme la conversation s’animoit de la sorte, entre le valet de chambre, accompagné du médecin, homme d’une érudition profonde et d’un mérite véritable. Au seul nom de Legouvé dont il connoissoit les ouvrages, il s’étoit empressé de venir lui offrir tous ses soins. Il l’aborde avec le plus vif intérêt; et après l’avoir examiné avec toute l’attention dont il est capable, il déclare que la fièvre ne sera qu’éphémère, et ne présente aucuns symptômes alarmans. Il prépare et fait prendre au malade un breuvage qui doit achever de le calmer, lui témoigne tout le plaisir qu’il éprouve à le connoître, et il se retire en promettant de revenir le lendemain matin s’informer de son état.

La nuit approchoit; Legouvé rassuré par l’avis du médecin, touché du tendre intérêt qu’il inspire à toutes les personnes qui l’entourent, éprouve l’heureux effet du breuvage, et se livre insensiblement au sommeil le plus salutaire. La baronne et sa sœur, qui traitoient l’hôtesse comme leur tante, la renvoient alors à ses occupations, et proposent ensuite au vieux valet de chambre d’aller prendre lui-même un repos dont il avoit si grand besoin. Celui-ci fait d’abord quelques difficultés; mais la fatigue et l’âge, qui, malgré-lui, appesantissent déjà sa paupière; le vif désir qu’expriment les deux sœurs de passer la nuit auprès de son maître, et le plaisir que sembloit éprouver ce dernier à recevoir les soins de ces deux charmantes personnes, tout détermine ce fidèle serviteur à se retirer dans une pièce adjacente, dont il laisse la porte ouverte; il se jette, tout habillé, sur un lit, en recommandant bien qu’on le réveille dès qu’on aura besoin de lui.

Ces deux dames, se trouvant seules, reprennent leur ton naturel, et se livrent sans contrainte à tout le charme que leur inspire cette singulière et piquante situation. De toutes les nuits qu’elles avoient passées dans les plaisirs et dans les fêtes, aucune ne leur sembloit avoir été plus délicieuse que celle-ci. Legouvé les intéressoit à tant de titres!..... En rôdant autour de lui, la baronne aperçoit, à l’entrée d’un grand porte-feuille entr’ouvert et posé sur une table, un livre dont la reliure magnifique attire ses regards; elle lit sur le titre ces mots: Le Mérite des Femmes. Elle le prend avec précaution, et propose à sa sœur de relire ensemble cet ouvrage, tout en veillant son auteur. “Jamais, dit-elle, nous n’aurons mieux senti tout le talent qu’il recèle: chaque pensée, chaque expression, semblera sortir de la bouche de celui qui repose là, près de nous, et gravera dans nos cœurs un souvenir ineffaçable.” Elles se placent donc le plus loin possible du lit où sommeille Legouvé, et relisent ce poëme charmant qu’elles ont déjà lu tant de fois, et que de nombreuses éditions ont propagé dans toute l’Europe. Avec quel plaisir elles parcourent la brillante peinture qu’y fait l’auteur de l’empire irrésistible de la beauté; du généreux sacrifice que font les femmes de ce don si précieux, soit en nous donnant la vie, soit en allaitant notre enfance, et en la préservant de tous les maux auxquels la nature voulut l’assujétir! “Que j’aime, dit la baronne, ce portrait fidèle de l’influence des femmes sur le bonheur des hommes! Comme Legouvé peint avec grâce et sentiment une amante, une épouse, une amie! Qui ne seroit ému, lorsqu’il nous retrace l’heureuse et douce liaison de madame de la Sablière et du bon La Fontaine? Comment ne pas retenir ces vers, où, parlant de l’amitié qui unit les hommes entr’eux il ajoute:

Mais auprès d’une femme, elle a plus de douceur:

C’est alors que d’amour elle est vraiment la sœur;

C’est alors qu’on obtient ces soins, ces préférences,

Ces égards délicats, ces tendres complaisances

Que les hommes entr’eux n’ont jamais qu’à demi:

On a moins qu’une amante; on a plus qu’un ami.

“Pour moi, dit la sœur de la baronne, ce que j’admire le plus, comme épouse d’un guerrier, ce sont les traits de courage et la noble résignation des femmes, dont ce poëme offre de si beaux modèles. J’aime cette Télésia, qui, poëte et guerrière, soutient le siége d’Argos; Esther, sauvant sa nation, en s’exposant au courroux du redoutable Assuérus; Antigone, se dévouant à une mort certaine, pour donner la sépulture aux restes de son frère; Eponine, s’enterrant vivante avec son époux; Véturie, obtenant de son fils ce qu’il venoit de refuser aux vieillards, aux premiers magistrats de Rome; et cette reine d’Angleterre, s’élançant entre le glaive des bourreaux et les citoyens de Calais. Quant à moi, reprend la baronne, je préfère à tontes ces actions d’éclat, l’obscure bienfaisance de ces femmes pieuses, dont parle Legouvé, qui passent leur vie dans l’asile infect de la souffrance et du malheur, qui se dévouent pour toujours au soulagement de l’indigent malade et du soldat blessé. C’est là que, plus d’une fois, commandant à ses sens, et bien souvent à sa pudeur, une femme est, selon moi, dans tout l’éclat de sa bonté, et, comme le dit si bien notre éloquent défenseur:

“Vers des infortunés, s’élançant des autels,

Est l’épouse d’un Dieu, pour servir les mortels.”

Et nous ne serions pas pour toi telles que tu nous représentes? ajoute la baronne, en portant ses regards attendris sur le poëte, qui sommeille encore: aimable Legouvé! quelle femme sensible et bien née pourroit te refuser son admiration, et ne seroit heureuse et fière de te prodiguer tous ses soins?”

Ces mots prononcés d’une voix élevée, et avec la plus vive expression, frappent l’oreille du malade, et le réveillent tout à coup. La sœur de la baronne s’en aperçoit, et l’avertit aussitôt de reprendre le langage et les manières de leur rôle. Elles achèvent donc la lecture du poëme, en faisant les commentaires les plus plaisans et les éloges les plus ingénus qu’auroient pu faire deux villageoises qui auroient lu cet ouvrage pour la première fois. Legouvé n’ose pas les interrompre: il écoute en silence, et jouit de tout l’effet qu’il produit sur ses deux garde-malades. “Jamais, se dit-il, je n’obtins de suffrage plus vrai, plus flatteur quel instinct de sentiment! quel goût pur et sans contrainte! c’est-la nature elle-même.” Enfin, les deux sœurs ayant fini de lire le livre dont elles ne peuvent se rassasier, se disposent à le remettre dans le porte-feuille où il étoit. “Quel dommage, dit l’une, d’être obligée de s’en séparer!” Oh, si j’l’avois à ma disposition, je l’saurois bientôt par cœur.—Faut conv’nir, répond l’autre, qu’ça donne une fière idée d’nous; et qu’une pareille lecture f’roit grand bien à nos maris.—Bah! i’n’voudrions pas croire la moitié de c’qu’il y a là d’dans; quoiqu’ça, si j’peux jamais m’procurer c’livre-là!.... reprend la fausse Suzette en s’approchant du porte-feuille.—Si jamais j’peux découvrir où qu’ça s’achète, ajoute la fausse Lise; dussé-je vendre ma croix d’or et mes pendans d’oreille, j’veux m’faire cadeau de c’trésor-là.—Eh bien, je vous le donne, s’écrie Legouvé avec une émotion dont il n’est plus maître; acceptez-le, mes bonnes amies; et jamais je n’aurai mieux placé mon ouvrage.—Quoi! c’est vous qui avez fait c’livre-là! ah ben, vous pouvez vous vanter qu’i’vous f’ra queuq’z’amies parmi les femmes.—C’est la seule récompense que j’ambitionne.—Vot vieux valet de chambre avoit ben raison d’dire que vous êtes un homme d’mérite. Quoi! c’est tout d’bon que vous daignez nous faire un si beau présent!—Je le destinois à une bonne et jolie femme; mon intention est plus que remplie, puisque je l’offre à deux. Il demande aussitôt une écritoire, et trace de sa main ces mots sur le premier feuillet du poëme: “Offert par l’auteur à Lise et Suzette, ses deux garde-malades.

Cependant le jour commence à paroître: le vieux domestique et l’hôtesse arrivent bientôt dans la chambre de Legouvé, qui, par l’ivresse répandue sur tous ses traits, les tranquillise sur son état. La prétendue tante invite alors ses deux nièces à aller prendre un repos qui leur est nécessaire; et après de nouveaux remercîmens et des protestations réciproques de dévouement et de reconnoissance, la baronne et sa sœur regagnent la pièce voisine où elles avoient laissé leurs vêtemens accoutumés, qu’elles reprennent aussitôt; elles ordonnent qu’on attèle à l’instant même, récompensent dignement l’hôtesse, s’assurent de sa discrétion, montent en voiture et prennent la route du port de mer. Elles arrivent sur les dix heures, descendent chez l’ami de Legouvé, où dès la veille elles étoient attendues, et font accroire qu’elles n’ont pu partir que le matin même de leur terre, et que la légère altération qu’on remarque sur leurs charmantes figures, n’est que l’effet momentané de la fatigue du voyage.

Le médecin revint ainsi qu’il l’avoit annoncé: il déclara que l’accès étoit entièrement dissipé, et ne manqua pas d’attribuer au breuvage qu’il avoit administré, le changement étrange qui s’étoit opéré dans le malade, et dont la principale cause étoit le charme que lui avoient fait éprouver les deux aimables sœurs, et les tendres soins qu’elles lui avoient prodigués. Sur l’avis du docteur qui se retira sans vouloir accepter d’autres honoraires que le plaisir d’avoir vu l’un des poëtes qu’il estimoit le plus, celui-ci, impatient d’arriver chez son ami d’enfance, et craignant de lui causer de l’inquiétude en différant encore, se lève toujours plus calme, plus dispos, et demande des chevaux de poste. L’hôtesse vient recevoir ses remercîmens et le salaire auquel elle avoit tant de droits. “Si je ne craignois d’être indiscret, lui dit Legouvé, je vous demanderois la permission de témoigner de nouveau ma reconnoissance à vos deux jolies nièces; elles ont eu pour moi tant de bontés!—Elles reposent en c’moment, répond l’hôtesse: ça n’est pas accoutumé, voyez-vous, à veiller ainsi toute la nuit.—Oh, je serois désolé qu’on troublât leur sommeil, reprit le confiant Legouvé; mais daignez être auprès d’elles mon interprète: dites leur bien que j’emporte dans ma mémoire leurs traits charmans, le son délicieux de leur voix, et que je les verrai toute ma vie assises près de mon lit, me faire éprouver, en lisant mon ouvrage, tout ce que le cœur peut sentir de plus doux, tout ce que l’amour propre peut connoître de plus flatteur! Adieu, bonne hôtesse! votre auberge doit être en grande vogue, si vous faites à tous les voyageurs l’accueil que j’ai reçu de vous.” Comme il achevoit ces mots, son valet de chambre vint l’avertir que les chevaux étoient mis: il descendit, monta dans sa chaise de poste, et trois heures après se trouva dans les bras de son ami qui l’attendoit avec impatience, et commençoit à s’inquiéter d’un semblable retard.

Il étoit environ deux heures: notre voyageur, ne se ressentant plus de la violente secousse qu’il avoit éprouvée, se fait conduire dans son appartement pour se disposer à paraître devant un grand nombre de personnes de la ville, qu’il savoit être invitées à dîner pour célébrer sa bien-venue. Le plaisir de revoir son ami de collége (sentiment délicieux, qui ne s’efface jamais), sembloit achever de réparer ses forces, de lui rendre tout le feu de son imagination, tout le charme de son heureux caractère. Lorsqu’on arrive dans une ville où l’on est devancé par une haute réputation, on veut s’en montrer digne; et fût-ce parmi des gens incapables de l’apprécier, on étale malgré soi tout son mérite.

Legouvé, qui savoit qu’on lui avoit préparé la réunion la plus aimable et la plus distinguée, descend donc au salon, conduit par son ami qui le présente à toutes les personnes qui formoient déjà cercle, et brûloient du désir de connoître l’auteur de la Mort d’Abel et du Mérite des Femmes. Il salue d’abord vaguement et sans distinguer personne, mais en apercevant la baronne et sa sœur, qui toutes les deux avoient fait une toilette très-recherchée, et feignoient de voir pour la première fois ce poëte aimable, il reste immobile au milieu d’un salut; il veut parler, sa voix expire sur ses lèvres; il veut s’avancer, il ne peut faire un pas. Chacun est frappé de cette étrange stupéfaction, et ne sait à quoi l’attribuer. Les deux sœurs jouent de leur côté la plus grande surprise, et vont jusqu’à lui demander la cause de l’émotion qu’il éprouve à leur vue. “Daignez m’excuser, mes Dames;—mais la figure, la taille, le son de voix sur-tout.... Non, la nature n’offrit jamais une aussi parfaite ressemblance.” La baronne et sa sœur, pour écarter tout soupçon, partent d’un éclat de rire, auquel succède bientôt la plus grande dignité. Legouvé, craignant alors d’avoir blessé ces deux dames, et voulant prévenir des soupçons que pouvoit faire naître son extase sentimentale, raconte franchement ce qui lui est arrivé pendant la nuit au village d’Estréez. “Si ce n’étoit qu’une ressemblance, ajoute-t-il, je pourrois l’attribuer au hasard; mais deux à la fois, et si frappantes! Vous avouerez que tout semble se réunir pour m’assurer que ce sont ces Dames.. .. .. .. .. .. ..—Je ne vois à cela qu’une petite difficulté, dit à son tour la dame de la maison; c’est que mes deux amies n’ayant quitté leur terre que ce matin, il n’est pas possible qu’elles aient passé la nuit auprès de vous.—Pardon! mille fois pardon! je vois bien que je m’abuse, et que c’est l’effet de la vive impression qu’ont faite sur mon imagination mes deux jolies garde-malades. Je crois les voir, les retrouver par-tout; et l’on a raison de dire que rien ne peut s’effacer de la mémoire du cœur.”

On vient annoncer que le dîner est servi. Legouvé, qui connoissoit parfaitement les convenances et le grand usage du monde, n’eût pas manqué, dans toute autre circonstance, de donner la main à la dame chez laquelle il étoit reçu, qui déjà l’avoit comblé de tant d’égards, et qui joignoit à la figure la plus céleste, de la candeur et de la bonté; mais, entraîné par un penchant dont il n’est pas encore maître, il donne la main aux deux sœurs, qu’il examine avec un nouvel intérêt, et se place à table entre la baronne et la femme de son ami.

Le dîner fut charmant; la gaieté, l’aimable abandon, le sentiment et la piquante saillie animèrent tour à tour les nombreux convives. La baronne et sa sœur, voulant se couvrir d’un voile impénétrable, firent briller un goût si parfait, un esprit si éblouissant, une érudition si rare, que Legouvé confus, extasié, se reprocha d’avoir pu se méprendre au point de leur trouver de la ressemblance avec Lise et Suzette, et leur renouvela, en sortant de table, les excuses les plus sincères. Voilà comme souvent l’imagination trompe les yeux sur ce qu’ils voient, les oreilles sur ce qu’elles entendent, et soumet tous nos sens à son caprice et à ses erreurs.

La soirée amena un grand concours de monde. C’étoit à qui jouiroit de la présence de Legouvé qui, toujours les yeux attachés sur les deux sœurs, ne répondoit qu’avec distraction aux félicitations qu’on lui adressoit, aux hommages dont il étoit comblé. On propose de petits jeux de société, dans lesquels plusieurs occasions se présentent d’offrir à l’aimable auteur des Souvenirs et de la Mélancolie, les éloges les plus flatteurs. Lui-même reçoit, pour acquitter un gage, l’ordre ou plutôt la prière de réciter un fragment du Mérite des Femmes. “J’obéirois volontiers, répond-il en rougissant; mais ma mémoire est tellement affoiblie que je ne pourrois pas me rappeler dix vers de suite. Il me faudroit un exemplaire de mon poëme; si j’avois celui que je destinois à l’épouse de mon ami..... mais je ne dois pas le regretter, il m’a fait acquitter une dette si légitime!....—Il est un moyen, lui dit la baronne, ne voulant pas abuser plus long-temps de sa méprise et de sa confiance; il est un moyen de nous procurer le plaisir de vous entendre réciter vous-même ce que vous faites lire à tant de monde: le poëme du Mérite des Femmes est mon ouvrage favori; j’en ai dans mon nécessaire un très-riche exemplaire.... et je puis vous le prêter.”—On applaudit à cette proposition, et la baronne ayant disparu un instant, revient tenant à la main le livre dont la forme et la reliure frappent les yeux de Legouvé, qui le prend des mains de cette dame avec le plus grand trouble, cherche au premier feuillet et lit l’inscription qu’il avoit tracée le matin à l’auberge du village d’Estréez. “Dieux! s’écrie-t-il avec un transport de joie inexprimable, je ne m’étois donc point trompé, je revois Lise et Suzette; je retrouve mes deux garde-malades!” ... Il tombe aussitôt à leurs genoux, raconte de nouveau à toute l’assemblée ce qu’ont fait pour lui ces deux femmes charmantes; puis, saisissant une main de chacune d’elles et la posant sur son cœur, il leur dit du ton le plus touchant: “Je croyois avoir peint ce qui fait adorer votre sexe dans tous les rangs, à tous les âges; mais vous m’apprenez que mon poëme du Mérite des Femmes est encore loin de ses modèles.”

J. N. BOUILLY.

SUITE DES
ELEMENS DE L’HISTOIRE ANCIENNE,

EN PARTICULIER

DE L’HISTOIRE GRECQUE.

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3ème. SECTION.

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III.

Les Perses attaquent la Grèce, et sont vaincus par Miltiade.—Aristide

et Thémistocle.—La Grèce envahie par Xercès.

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Darius, fils d’Hystaspe, possédoit le vaste empire fondé par Cyrus. Il voulut l’étendre jusqu’en Éurope, et se venger d’Athènes, qui avoit envoyé du secours aux Ioniens soulevés contre lui. Cette colonie grecque de l’Asie mineure s’étoit adressée inutilement aux Spartiates. Un motif particulier intéressoit les Athéniens en sa faveur. Le Roi de Perse ayant reçu Hippias, et projetant de le rétablir, leur paroissoit un ennemi d’autant plus digne de leur haine, qu’ils se livroient à tout l’enthousiasme de la liberté. Cependant l’Ionie fut bientôt réduite à l’obéissance.

A peine Darius l’eut-il soumise, qu’il envoya en Grèce demander la terre et l’eau; c’est-à-dire qu’on le reconnût pour maître. Sparte présidoit aux affaires publiques de la Grèce. Indignée d’une telle proposition, elle fit mourir deux des hérauts ou ambassadeurs de ce redoutable monarque; elle fit enlever comme traîtres à la patrie les principaux citoyens d’Egine, ville située dans une île près d’Athènes, parcequ’ils avoient cru devoir céder à la force.

La plupart des autres villes, saisies de frayeur, se soumirent à Darius. Tout sembloit annoncer l’asservissement de la Grèce; mais des hommes libres, combattant pour leurs foyers, ont dans leur courage de grandes ressources contre des armées d’esclaves.

Plus de cent mille Perses passent la mer, et viennent fondre sur l’Attique. Les Athéniens réclament le secours des Spartiates. On leur répond qu’une coutume religieuse empêche de se mettre en campagne avant la pleine lune; qu’il faut attendre quelques jours, après quoi on ira les secourir. Les autres peuples n’osent remuer, excepté les Platéens, qui envoient mille soldats. Athènes arme ses esclaves dans un péril si pressant. Comme elle les traitoit humainement, elle pouvoit compter sur eux; au lieu que Sparte ne voyoit dans les siens que des ennemis. L’armée athénienne fut seulement de dix mille hommes. Le nombre des généraux étoit un mal plus dangereux que le manque de troupes. Il y en avoit dix qui devoient commander alternativement chacun son jour. La jalousie du commandement, la contrariété d’opinions, pouvoient tout perdre.

Ces généraux délibèrent si l’on attaquera l’ennemi, ou si l’on attendra dans la ville. L’attendre paroissoit le plus sûr. Miltiade, contre l’avis commun, soutient qu’il vaut mieux l’attaquer, et qu’un coup de vigueur inattendu pourra donner la victoire. Aristide fait prévaloir cet avis. Il fait plus encore. Comme l’exécution demande un seul chef, il renonce à son jour de commandement en faveur de Miltiade. Tous les autres suivent un exemple si généreux et si utile. On marche au-devant de l’ennemi. Le général se poste avantageusement, supplée au nombre par la science militaire comme par la valeur, et remporte une victoire complette à Marathon, l’an 490 avant J. C.

Quoique les Spartiates eussent fait une marche forcée de trois jours, ils n’arrivèrent que le lendemain de la bataille. Ils durent sentir combien la coutume superstitieuse qui les avoit retardés, étoit contraire à la raison, puisqu’elle pouvoit nuire infiniment aux affaires.

Les Perses apprirent de leur côté de quoi l’héroïsme est capable, quand il est dirigé par de bons conseils. Ils s’enfuirent avec précipitation devant ces Athéniens qu’ils avoient ordre d’emmener chargés de chaînes. Ceux-ci leur prirent ou brûlèrent plusieurs vaisseaux. Le brave Cynégire eut la main droite coupée, ensuite la gauche, tandis qu’il s’efforçoit d’en retenir un sur le rivage. Il s’y attacha avec les dents, et reçut le coup mortel.

La gloire devoit être la récompense des sauveurs de la patrie. On érigea des monumens aux morts: on peignit la bataille de Marathon; et l’unique faveur accordée à Miltiade, fut de le représenter à la tête des combattans.

Il éprouva bientôt l’ingratitude des Athéniens, à qui le moindre soupçon faisoit oublier les plus grands services. Il leur avoit demandé une flotte pour punir les insulaires dont la fidélité s’étoit démentie. N’ayant pu réussir à Paros, il revint blessé après un long siége. On l’accusa; on le condamna à une amende égale aux frais de la flotte. Il mourut en prison, faute de pouvoir payer cette somme. Son fils Cimon, pour lui rendre les derniers devoirs, la paya par le moyen de ses amis. Cependant, que seroit devenue Athènes sans Miltiade?

Après Miltiade, deux grands hommes eurent la principale influence dans le gouvernement. Le premier étoit Aristide, d’une probité irréprochable, ennemi de toute injustice, en un mot, si parfaitement vertueux, qu’on lui fit en plein théâtre l’application de ce vers d’Eschyle: Il veut être juste, et non le paroître. Le second étoit Thémistocle, qui joignoit beaucoup d’ambition à beaucoup de talens, plein de feu et d’audace, nullement scrupuleux sur les moyens de parvenir, capable enfin d’être le défenseur ou l’oppresseur de sa patrie.

Comme les factions se disputoient sans cesse l’autorité, Aristide penchoit du côté des principaux citoyens, parce qu’ils étoient les plus sages. Thémistocle se déclaroit au contraire pour le peuple, dont il captoit la bienveillance en le flattant. Mais ne pouvant devenir le maître sans écarter un rival si respectable, il employa son adresse à le rendre suspect. On demanda l’ostracisme contre Aristide.

Dans l’assemblée générale, un paysan qui ne le connoissoit point, et qui ne savoit pas écrire, s’adressa à lui-même pour le prier d’écrire le nom d’Aristide; car les suffrages se donnoient par écrit sur une coquille. Quel tort vous a fait cet homme? lui dit le vertueux citoyen. Aucun, répond le paysan; mais je suis las de l’entendre appeler par-tout le juste. Aristide écrit son nom. Condamné à l’exil, il prie les dieux de ne pas permettre qu’Athènes ait sujet de le regretter. Pouvoit-on ne pas regretter un tel personnage?

Thémistocle effaça du moins la honte de son injustice par de grandes vues et de grandes actions. Il prévoyoit les périls dont on étoit menacé, il jugeoit que la principale ressource d’Athènes devoit être dans la marine, fort négligée jusqu’alors; il persuada aux Athéniens d’y consacrer leurs mines d’argent, dont ils partageoient entr’eux le revenu. On en construisit cent galères, qui devinrent le rempart de la république.

Darius se préparoit à une seconde expédition; sa mort l’empêcha de l’exécuter. Mais Xerxès, son fils et son successeur, aussi violent qu’orgueilleux, suivit ses projets de vengeance avec toute la fougue imaginable. Selon l’historien grec Hérodote, l’armée des Perses montoit à plusieurs millions d’hommes; le monarque fit donner des coups de fouet à la mer, parcequ’un pont de bateaux, sur lequel les troupes devoient passer l’Hellespont, avoit été rompu par une tempête; il condamna au supplice tous les entrepreneurs de cet ouvrage; il fit percer le mont Athos pour ouvrir un passage à sa flotte. De tels récits sont presque autant de mensonges, et nous apprennent seulement à nous défier des historiens crédules ou épris du merveilleux. On reproche avec raison aux Grecs d’avoir menti par vanité: c’est un défaut commun à presque tous les anciens peuples.

Il y avoit à la cour de Perse un Roi de Sparte exilé, qui se nommoit Démarate. Xerxès lui demandant si les Grecs oseroient bien se défendre, il répondit, au sujet des Spartiates en particulier: Ils sont libres, mais dominés par la loi, et cette loi leur ordonne de vaincre ou de mourir.

Sparte et Athènes reçurent de Démarate la nouvelle des préparatifs du Roi de Perse. Aussitôt elles invitent la nation à prendre les armes. Soit crainte ou jalousie, la plupart des alliés se détachent de la confédération. Cependant on se prépare courageusement à la guerre. Les Athéniens élisent Thémistocle pour général. Après la bataille de Marathon, frappé de la gloire de Miltiade, il étoit devenu inquiet, rêveur, jusqu’à en perdre le sommeil. Ses amis lui demandant pourquoi: Ah! dit-il, les trophées de Miltiade ne me laissent point de repos.

Il avoit écarté par des largesses un indigne compétiteur qui lui disputoit cet emploi. Le bien public exigeoit qu’on l’en revêtit; et il prouva qu’un véritable zèle l’animoit alors, en demandant le rappel d’Aristide, son rival, dont les services devenoient nécessaires dans le péril. Les Spartiates prétendoient au commandement de la flotte, quoique Athènes en eût équipé les deux tiers. Les alliés favorisèrent leur prétention, et le choix tomba sur Eurybiade, qui ne le méritoit point. Thémistocle, pour éviter une rupture, consentit à tout; mais il annonça aux Athéniens qu’on leur céderoit bientôt l’honneur du commandement, pourvu qu’ils fissent leur devoir.

Xerxès arrive enfin aux Thermopyles, défilé fort étroit par où il devoit passer. Léonidas, Roi de Sparte, l’y attendoit avec quatre mille hommes. Ce héros, sommé de livrer ses armes, répond: Viens les prendre. Les Perses l’attaquent, et sont repoussés: malheureusement ils découvrent un sentier pour gagner la hauteur sans être aperçus. Ce poste ne pouvoit plus se défendre; mais Léonidas se croit obligé de s’y dévouer à une mort certaine. N’ayant que trois cents Spartiates, ayant renvoyé les autres Grecs, il affronte les ennemis, il en fait un grand carnage. Accablé par le nombre, il meurt avec ses soldats, excepté un seul, qui porta la nouvelle de l’action.

Le fugitif fut traité à Sparte comme un lâche déserteur, jusqu’à ce qu’il eût effacé sa honte par de nouvelles preuves de bravoure: on mit dans la suite aux Thermopyles cette inscription admirable par sa simplicité: Passant, vas dire à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.

Xerxès n’avoit forcé le passage qu’avec perte de vingt mille hommes. Plus furieux que jamais, il s’avance, mettant tout à feu et à sang. Il s’informe de ce que font les Grecs; il les croit dans la consternation, dans le désespoir. On lui apprend qu’ils sont aux jeux olympiques, où une couronne d’olivier excitoit la plus vive émulation. Quels hommes, s’écrie un grand de la suite, quels hommes qui ne combattent que pour l’honneur!

Cependant Athènes étoit sur le penchant de sa ruine. Les peuples du Péloponnèse l’abandonnoient pour se retrancher à l’isthme de Corinthe. Un oracle avoit déclaré qu’elle ne trouveroit son salut que dans des murailles de bois. Thémistocle avoit probablement inspiré l’oracle, et il en profita pour faire prendre aux Athéniens une résolution aussi affligeante que nécessaire.

Comme ils ne pouvoient résister à une armée innombrable, il leur persuada que leurs vaisseaux étoient ces murailles de bois où ils trouveroient leur salut; que ce devoit être leur asyle; que les dieux même leur ordonnoient de s’y embarquer. La religion les attachoit à leurs foyers, à leurs tombeaux et à leurs temples. Thémistocle n’auroit pu les en détacher, sans le motif de religion qu’il employa. On mit Athènes sous la sauve-garde de Minerve: on ordonna que tous les citoyens capables de service monteroient sur les vaisseaux; et que chacun prendroit des mesures pour la sûreté de sa famille. La ville de Trézène reçut généreusement la plupart des femmes, des enfans, des vieillards. Quelques-uns s’obstinèrent à ne point partir: ils s’enfermèrent dans la citadelle, et s’y défendirent jusqu’à la mort. Xerxès brûla cette forteresse, goûtant les plaisirs de la vengeance, qu’une prompte révolution devoit changer pour lui en amertume.

(A continuer.)

SUITE DES
Particularités sur le séjour des François à Moskou,
et évacuation de cette ville par Napoléon.

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Au milieu de ces apparentes négociations, on préparoit tout pour recommencer la guerre; mais on ne faisoit rien pour remédier aux rigueurs de l’hiver. Cependant l’avenir étoit effrayant; plus notre séjour dans Moskou se prolongeoit, plus il devenoit pénible. A mesure que nous épuisions les villages voisins, il falloit aller dans des lieux qui toujours s’éloignoient davantage. Leur distance rendoit nos courses aussi périlleuses que fatigantes: partis dès l’aurore, rarement nos fourrageurs rentroient avant la nuit. De pareilles courses, chaque jour répétées, en lassant les soldats, exterminoient la cavalerie, et particulièrement les attelages de l’artillerie; les plus forts régimens n’avoient pas cent chevaux; il ne restoit plus aux hommes, pour se nourrir, que la chair de ces animaux. Au milieu de toutes ces angoisses, l’audace des kosaques redoubloit à mesure que notre épuisement nous rendoit plus timides.

Ils en donnèrent une preuve en attaquant, aux environs de Moskou, le village où les dragons de la garde étoient cantonnés; ceux-ci, quoiqu’assaillis par des forces nombreuses, néanmoins se défendirent avec beaucoup de courage, et l’affaire eût été glorieuse pour eux, si le major Marthod, après avoir été blessé, n’étoit tombé au pouvoir des Russes avec une cinquantaine des siens. Quelques jours après, les ennemis prirent également un convoi d’artillerie venu de Viazma, et amené par deux majors. Napoléon crut ces officiers coupables, et ordonna à une commission d’examiner leur conduite. L’un d’eux, plus par l’affront, sans doute, d’avoir perdu ses pièces, que par la crainte de se trouver répréhensible, se brûla la cervelle. Pour prévenir de semblables pertes, la division Broussier et la cavalerie légère commandée par le comte Ornano, reçurent l’ordre d’aller s’établir aux environs du château de Galitzin, situé entre Mojaïsk et Moskou. Ces troupes délivrèrent les pays circonvoisins de la présence des kosaques, qui toujours évitoient leur rencontre; mais le moindre intervalle laissé par nos troupes étoit sur-le-champ occupé par ces hordes de Tartares, qui profitoient des avantages que leur offroit le terrain, pour tenter les coups les plus hardis.

Ils renouvelèrent leurs entreprises en attaquant un autre convoi d’artillerie, venu d’Italie, sous les ordres du major Vivés. On raconte à ce sujet, que l’escorte ayant pris la fuite, livra aux kosaques toute l’artillerie qui lui avoit été confiée. Ceux-ci emmenoient les pièces et les chevaux, mais le comte Ornano, informé de cette attaque, se mit à la poursuite des ennemis, et parvint à les atteindre au milieu des bois. A la vue de notre cavalerie, ils prirent la fuite, abandonnant sans résistance tout le fruit de leur victoire. On auroit mis en jugement le major Vivés, si notre départ, et, par la suite, des malheurs plus grands encore, n’avoient forcé Napoléon à se relâcher de sa sévérité accoutumée.

Dans le temps que la quatorzième division assuroit la route de Viazma, la treizième étoit sur celle de Twer; cette dernière étoit tranquille dans ses cantonnemens, lorsqu’on fut informé que le comte Soltikof, favori de l’empereur Alexandre, et seigneur du village de Marfino, voisin de Dimitrow, avoit armé tous ses paysans, et que dans son château même, il se réunissoit à plusieurs autres seigneurs, pour former le plan d’une insurrection plus vaste. Afin d’étouffer ce dangereux exemple, et d’en prévenir les suites, il fut ordonné à une brigade de la treizième division, de se rendre au château de Marfino. Le général qui la commandoit fit d’exactes recherches pour se convaincre qu’il y avoit eu des rassemblemens; elles furent toutes infructueuses: mais, forcé de se conformer aux ordres qu’il avoit reçus, ce général livra aux flammes un palais justement renommé pour être un des plus beaux de la Russie. Ce prétendu rassemblement fit soupçonner que Napoléon, dans cette expédition, n’avoit eu en vue que de se venger du comte Soltikof, dont il étoit l’ennemi, par cela seul que ce seigneur étoit fidèle à son souverain.

(15 Octobre.) Les différentes incursions que les corps d’armée faisoient tour-à-tour, confirmoient l’impossibilité où nous étions de pouvoir nous maintenir plus long-temps dans notre position. Tout présageoit notre prochain départ et ce soupçon se changea en certitude en voyant qu’on avoit évacué les hôpitaux sur Minsk et sur Wilna, et que la plupart des généraux blessés faisoient partie de ce convoi, escorté par environ mille hommes d’infanterie. Nous apprîmes aussi que la cavalerie de la garde Italienne quittoit ses bons cantonnemens de Dimitrow, pour revenir sur Moskou, et de là aller occuper la position de Charopovo, petit village situé sur la route de Borovsk. En même temps le vice-roi ordonnoit le retour de la treizième division, et faisoit avancer la quatorzième, et la cavalerie du général Ornano, vers Fominskoé, où tout le quatrième corps sembloit devoir se diriger. Les kosaques, informés de ce mouvement, épièrent l’instant où les bagages de notre cavalerie légère n’avoient qu’une foible escorte, pour assaillir le convoi aux environs d’Osighovo; en voyant arriver la division Broussier, ils laissèrent une partie de leur butin, et, à la faveur des bois, se dérobèrent à la poursuite de nos soldats.

On attendoit avec la plus vive anxiété le retour du courrier expédié à Pétersbourg, lorsque le général Lauriston partit de nouveau pour aller auprès de Kutusoff, et avec une si grande précipitation, qu’il fut forcé de se servir des relais de l’Empereur. Dans la persuasion que toutes ces conférences auroient une issue favorable, notre armée se gardoit mal, et restoit dans la plus parfaite sécurité; mais le général Lauriston, loin de pouvoir négocier la paix (18 Octobre,) revint en toute hâte annoncer à nos avant-postes que nous allions être attaqués, et qu’il falloit se replier derrière le défilé de Winkowo, afin que nos mouvemens de retraite ne fussent pas aperçus;[1] cet ordre étoit à peine donné, que l’ennemi, débouchant par Taroutina, fondit sur la cavalerie du roi de Naples, et enleva au général Sébastiani un parc de vingt pièces, qu’il emmena avec plusieurs voitures chargées de bagages.[2] Cette attaque, faite au moment où la cavalerie alloit fourrager, et lors même qu’on sembloit s’occuper de négociations, fut fatale à cette arme, qui déjà étoit dans un grand dépérissement; mais il est faux que notre armée ait pris la fuite. Le roi de Naples étoit à pied au moment de cette surprise; il en fut à peine informé, qu’il monta à cheval, et se porta, avec son état-major, au milieu de l’action, qu’il dirigea avec son intrépidité accoutumée, jusqu’à ce que notre cavalerie eut eu le temps de se former. Les kosaques, obligés de fuir, abandonnèrent les vingt pièces de canon; l’infanterie russe s’avança pour les soutenir; elle fut arrêtée par le corps du prince Poniatowski, campé auprès de Winkowo;[3] alors le combat devint général, et, de part et d’autre, on se battit avec acharnement. Les carabiniers sous les ordres du général Defrance, et quelques régimens polonois, moins fatigués que le reste de la cavalerie, contribuèrent à venger l’honneur de nos armes, et, dans cette journée, acquirent une gloire digne de leur brillante réputation. Les généraux Bagawout et Muller (le premier commandoit le second corps russe) furent tués sur le champ de bataille, et le général Bennigsen reçut un coup de feu. De notre côté, plus de deux mille hommes furent l’objet de nos regrets; on déplora particulièrement la mort des généraux Fischer et Déry: ce dernier, aide-de-camp du roi de Naples, dans toutes les occasions avoit fait preuve d’un grand courage et d’une haute capacité.

L’Empereur étoit au Kremlin, occupé à passer ses troupes en revue, lorsqu’il reçut cette nouvelle inattendue; aussitôt il devint furieux, et, dans les transports de sa colère, il s’écria que c’étoit une trahison, une infamie; qu’on avoit attaqué le roi de Naples au mépris de toutes les lois de la guerre, et qu’il n’y avoit que des barbares qui pussent ainsi violer les conventions.[4] Sur-le-champ la parade fut dissoute, les espérances de paix évanouies, et l’ordre du départ donné pour le soir même. Tous les corps devoient quitter Moskou et se porter sur la grande route de Kaluga. On espéroit qu’on iroit dans l’Ukraine, chercher, sous un ciel plus doux, des contrées moins ravagées et beaucoup plus fertiles. Mais ceux qui paroissoient les mieux informés, assuroient que notre mouvement sur Kaluga n’étoit qu’une fausse manœuvre, faite dans l’intention de masquer à l’ennemi notre projet de retraite sur Smolensk et Witepsk, par une route nouvelle.

Quiconque n’a point vu l’armée françoise sortir de Moskou, ne peut avoir qu’une bien foible idée de ce qu’étoient les armées grecques et romaines, lorsqu’elles abandonnèrent les ruines de Troie ou de Carthage. Tous ceux qui, dans ce moment, observèrent la nôtre, virent la répétition des même scènes avec lesquelles Virgile et Tite-Live ne cessent de nous émouvoir. Ces longues files de voitures qui, sur trois ou quatre rangs, s’étendoient à plusieurs lieues, chargées de l’immense butin que les soldats avoient arraché aux flammes; ces paysans moskowites, devenus nos domestiques, nous représentoient les esclaves que les anciens traînoient à leur suite; d’autres, emmenant avec eux des femmes, des enfans ou des filles, rappeloient ces guerriers à qui des captives étoient échues en partage; enfin, plusieurs caissons remplis de trophées, où se trouvoient des drapeaux turcs et persans, enlevés des voûtes du palais des czars, et sur-tout la fameuse croix de saint Iwan, fermoient glorieusement la marche d’une armée qui, sans l’imprudence de son chef, auroit un jour tiré vanité d’avoir presqu’atteint les limites de l’Europe, et d’avoir fait entendre aux peuples de l’Asie le bruit des mêmes bronzes qui retentirent vers les colonnes d’Hercule.

Comme on étoit parti fort tard, on ne fut camper qu’à un mauvais village, éloigné seulement d’une lieue de Moskou. La cavalerie de la garde italienne, qui se trouvoit toujours à Charopovo, en partit le jour suivant (19 Octobre,) et vint nous rejoindre à Batoutinka, non loin du château de Troitskoé, où Napoléon avoit établi son quartier-général. Presque toute l’armée étoit réunie sur ce point, à l’exception de la cavalerie, qui étoit en avant, et de la jeune garde, restée à Moskou pour fermer notre marche. Aussi éprouvoit-on beaucoup de difficultés pour vivre; mais on pouvoit encore bivaquer, et les voitures que chaque officier traînoit avec lui fournissoient des provisions.

Le lendemain, on traversa la Pakra auprès de Gorki. Ce beau village avoit cessé d’exister, et la rivière, encombrée de tous les débris des maisons consumées, ne rouloit plus qu’une eau bourbeuse et noirâtre. Au-dessus étoit le beau château de Krasnoé, entièrement saccagé; l’élégance de l’édifice contrastoit encore avec les collines agrestes sur lesquelles il est bâti. Arrivés sur ce point, nous fîmes halte; une heure après nous laissâmes la grande route, pour chercher vers notre droite un passage qui nous conduisît à Fominskoé, où le général Broussier et notre cavalerie se trouvoient depuis quatre à cinq jours en présence de l’ennemi. Notre marche, par ce chemin peu fréquenté, fut très-pénible, mais nous procura l’avantage de trouver quelques villages qui, quoique abandonnés, étoient moins ravagés que ceux de la grande route. On passa la nuit à Inatowo, (20 Octobre,) où se trouvoit un château placé sur une élévation qui dominoit la campagne par laquelle nous étions arrivés.

En continuant notre marche, toujours dans l’intention de rejoindre le chemin de Charopovo, nous parvînmes auprès du village appelé Bouïkasovo. Ces détails géographiques, sur lesquels je m’appesantis, ne paroîtront point fastidieux, si l’on songe qu’ils sont nécessaires pour faire connoître les difficultés que nous éprouvions dans nos opérations. Nous n’avions que des cartes insuffisantes; marchant sans guides, nous ne pouvions pas même prononcer à nos interprêtes les noms des villages désignés sur ces cartes. Etant parvenus à découvrir un paysan, nous nous en saisîmes et le gardâmes pendant deux jours; mais il étoit si stupide, qu’on ne put tirer de lui que le nom de son village. Cependant cette marche étoit très-importante pour l’Empereur qui, avec le gros de l’armée, devoit nous suivre; aussi chaque jour le prince m’en faisoit dessiner l’itinéraire, pour l’envoyer au major-général.

Tous les obstacles étant surmontés, nous rejoignîmes enfin la vieille route de Kaluga. Une heure après, nous arrivâmes à Fominskoé. La division Broussier étoit campée aux environs de ce village, et la cavalerie, placée en avant, fut emmenée par le vice-roi qui, sans s’arrêter, alla reconnoître le plateau qu’occupoient les kosaques; mais, à sa vue, ils se retirèrent, et lui cédèrent le terrain sur lequel on s’attendoit de combattre.

La position de Fominskoé, sous le rapport militaire, eût été avantageuse pour les Russes, s’ils avoient voulu la défendre: au milieu du village, dominé par une colline, passe la rivière de la Nara, qui, vers ce point, renfermée par le rétrécissement de la vallée, forme un petit lac dont les alentours sont très-marécageux. Cependant toute l’armée devoit franchir le défilé, où il n’y avoit qu’un seul pont, qui parut insuffisant; on le réserva pour les voitures, et l’on en fit un autre, expressément consacré à la seule infanterie.

Pour exécuter ce travail, et laisser passer une partie des troupes, on nous donna un jour de repos (22 Octobre.) Dans cet intervalle, les Polonois, conduits par le prince Poniatowski, marchoient sur Vereïa, où l’hetman Platow se trouvoit avec ses kosaques; vint ensuite Napoléon avec son cortège accoutumé: dans l’instant tout le village fut encombré d’hommes, de chevaux et de voitures. Mais, grace aux sages dispositions qu’on avoit prises, tout se passa sans confusion; ce ne fut pas sans étonnement, car les cohues de Xercès[5] n’eurent jamais plus de bagages que nous.

Ce jour-là même le capitaine Evrard, qui avoit été envoyé en mission à Charopovo, nous annonça qu’il avoit entendu du côté de Moskou une détonation effrayante; nous apprîmes alors qu’elle avoit été produite par l’explosion de la mine qui fit sauter le Kremlin. La destruction de cette célèbre citadelle, et des beaux édifices qu’elle renfermoit, fut consommée par la jeune garde impériale, commandée par le duc de Trévise. Ce maréchal, en quittant Moskou, reçut l’ordre formel de renverser tout ce que la flamme avoit épargné. Ainsi finit cette ville célèbre, fondée par des Tartares, et détruite par des François! Comblée de toutes les faveurs de la fortune, et située au centre du continent, elle éprouva, par l’ambition déréglée d’un Corse, tout ce que les vicissitudes humaines peuvent offrir de plus lamentable; et dans cette occasion, l’historien ne sauroit trop remarquer que le même homme qui affectoit de nous sacrifier pour les progrès de la civilisation, s’applaudissoit dans ses bulletins, de l’avoir, sur son passage, reculée de cent ans.

Moskou ne fut point repris par les Russes, mais bien évacué par la jeune garde, dont le mouvement rétrograde se lioit aux plans de nos opérations. Le général Winzingerode, chef du corps qui observoit cette capitale pendant que nous l’occupions, s’étant avancé dans une rue voisine du Kremlin, avec le jeune Narishkin, son aide-de-camp, et quelques cavaliers, se trouva tout-à-coup en face d’un poste du 5e. régiment de voltigeurs de la jeune garde, commandé par le lieutenant Leleu de Maupertuis; sur-le-champ cet officier saisit la bride du cheval du général, en lui déclarant qu’il étoit son prisonnier. Celui-ci honteux de son imprudence, en ressentit une telle confusion, qu’il prétendit être parlementaire. Pouvoit-on considérer comme tel un général en chef, qui, pour exciter ses soldats au milieu de l’action, s’avançoit avec une escorte, sans communications préliminaires, et sans avoir fait aucun des signaux d’usage?

Une partie de l’armée ayant passé la Nara, le quatrième corps la traversa également, vers les cinq heures du matin (23 Octobre,) et se dirigea sur Borovsk. L’ennemi ne parut point devant nous, sans doute pour courir annoncer au général en chef que nous avions trompé sa vigilance en le laissant sur la nouvelle route de Kaluga, tandis que nous prenions l’ancienne. Kutusoff, informé de notre marche, aussitôt abandonna son camp retranché de Lectaskova; mais il nous laissa dans l’incertitude de savoir s’il déboucheroit par Borovsk ou par Malo-Jaroslavetz. Napoléon occupoit cette première ville, placée sur une éminence, autour de laquelle coule la Protva dans un lit très-profond.

Le prince Eugène qui avoit campé une demi-lieue plus loin que Borovsk, dans un petit village à droite de la route, fit marcher la division Delzons sur Malo-Jaroslavetz, avec ordre de l’occuper avant que les Russes s’en emparassent. Ce général ayant trouvé la ville sans défense, en prit paisiblement possession avec deux bataillons seulement, laissant le reste en arrière dans la plaine. Ainsi l’on croyoit que cette position nous étoit assurée, lorsque le lendemain (24 Octobre,) au point du jour, nous entendîmes en avant de nous le bruit d’une forte canonnade; le vice-roi en soupçonnant la cause, monte à cheval avec son état-major, et court au galop vers Malo-Jaroslavetz. A mesure que nous approchions, le bruit du canon redoubloit, les tirailleurs se faisoient entendre de tous côtés: enfin nous aperçûmes distinctement les colonnes russes, qui venoient de la nouvelle route de Kaluga, pour prendre position sur celle où nous étions.

On arrivoit au pied du plateau de Malo-Jaroslavetz, quand le général Delzons venant à nous, s’avança près du prince, et lui dit: “Hier au soir, en arrivant, je m’emparai de la position; rien ne sembloit me la disputer, mais, vers les quatre heures du matin, j’ai été attaqué par une nombreuse infanterie; sur-le-champ deux bataillons ont pris les armes; repoussés par des forces de beaucoup supérieures, ils ont été obligés de descendre du plateau, et d’abandonner Malo-Jaroslavetz.” Le vice-roi, sentant l’importance de cette perte, voulut aussitôt la réparer, et ordonna à ce général de faire marcher toute sa division. Alors un combat opiniâtre s’engagea; des troupes fraîches s’étant avancées pour secourir les Russes, nos soldats plièrent un instant; le général Delzons voyant qu’ils battoient en retraite, courut les ranimer au fort de la mêlée; au moment qu’il défendoit avec obstination la barrière de la ville, des tirailleurs ennemis, retranchés derrière le mur d’un cimetière, firent feu sur lui, et une balle, en lui perçant le front, le renversa sans vie. Le prince, informé de ce triste événement, parut fort affecté de la mort d’un général si digne de son estime; après avoir donné de justes regrets à sa mémoire, il envoya sur-le-champ pour le remplacer le général Guilleminot, dont le courage et les bonnes dispositions rallièrent la division, découragée par la perte de son chef. On se battoit avec acharnement dans les rues de la ville, lorsque la division Broussier entra en ligne pour secourir celle qui depuis si long-temps étoit engagée; nos soldats reprenoient l’offensive; mais de nouvelles colonnes russes venant toujours par le chemin de Lectaskova, parvinrent à les culbuter; nous les vîmes même accablés par le nombre, descendre avec précipitation du haut de la colline, et courir se jeter vers le pont, comme pour vouloir repasser la rivière de Louja, qui couloit au-dessous du plateau.

Nos braves, ranimés par le colonel Forestier, ne tardèrent pas à se rallier, et reprenant leur attitude accoutumée, montèrent de nouveau sur la position, qu’ils enlevèrent avec intrépidité. Cependant le grand nombre de blessés qui abandonnoient le champ de bataille, et sur-tout la difficulté qu’on avoit à se maintenir dans Malo-Jaroslavetz, firent juger au vice-roi qu’il falloit envoyer d’autres troupes contre celles, sans cesse renaissantes, que l’ennemi mettoit en bataille. La division Pino, qui, durant toute la campagne, avoit toujours cherché l’occasion de faire connoître l’ardeur dont elle étoit animée, saisit cette circonstance pour obéir avec transport aux ordres du prince: dirigée par plusieurs officiers d’état-major, elle se porta sur la hauteur au pas de charge, et poussant des cris de joie, parvint à s’établir dans tous les lieux d’où l’ennemi nous avoit chassés. Ce succès fut chèrement acheté: grand nombre d’intrépides Italiens périrent victimes de leur émulation pour la valeur françoise. La mort du général Levié, à qui le sort ne permit de jouir que huit jours de son nouveau grade, excita nos regrets. Nous fûmes également affligés, en voyant revenir le général Pino tout ensanglanté: malgré la douleur de sa blessure, elle étoit pour lui moins sensible que la perte d’un frère qui venoit de mourir à ses côtés.

Les chasseurs de la garde royale, commandés par le colonel Peraldi, avoient suivi le même mouvement. La quinzième division ayant été repoussée, ils s’avancèrent pour l’appuyer à l’instant où l’ennemi, faisant des progrès rapides, marchoit vers le pont, et menaçoit de culbuter dans la rivière les troupes qui l’avoient franchie. Voyant qu’ils n’avoient pas un moment à perdre, ils attaquèrent les Russes et leur reprirent la position, d’où la division Italienne avoit été chassée. L’acharnement des deux partis étoit extrême, lorsque l’ennemi, ayant démasqué deux grandes redoutes, fit plusieurs décharges à mitraille, qui détruisirent les chasseurs. Ceux qui restoient hésitèrent un instant; mais le colonel Peraldi ayant fait sentir à ses soldats le déshonneur qui les attendoit s’ils ne mouroient pas à leur poste, eut la satisfaction de voir ces braves prendre des cartouches, dont ils manquoient, dans les gibernes de leurs camarades morts sur le champ de bataille, puis de les faire charger leurs armes, pour marcher tête baissée sur les Russes; ceux-ci, étonnés de tant d’audace, crurent qu’ils alloient être accablés par des troupes nouvelles. Alors ne se croyant plus en sûreté dans leur dernière ligne, ils battirent en retraite, après avoir désarmé leur redoute. Pendant ce temps, le canon tiroit toujours, et ses boulets venoient porter le ravage et la mort jusque dans les rangs des grenadiers et vélites royaux, placés en réserve, et dans les groupes que formoit l’état-major du vice-roi. C’est dans ce moment que le général Gifflenga, homme d’un grand mérite et d’une rare intrépidité, reçut dans la gorge une balle qui l’obligea à s’éloigner du champ de bataille.

Le succès de la journée étoit décidé; nous occupions la ville et toutes les hauteurs, quand la cinquième division du premier corps vint prendre position à notre gauche, et la troisième division du même corps, venue aussi après l’affaire, occupa un bois situé à notre droite. Jusqu’à neuf heures du soir, nos batteries et nos fantassins ne cessèrent de faire feu, et à une distance très-rapprochée de l’ennemi, qui, par de nombreux tirailleurs, faisoit protéger sa retraite. Enfin la nuit et la lassitude mirent fin à ce combat acharné, et ce fut seulement vers les dix heures du soir que le vice-roi et l’état-major purent prendre du repos, nécessaire après tant de fatigues. Nous campâmes au-dessous de Malo-Jaroslavetz, entre la ville et la rivière de Louja. Quant aux troupes, elles bivaquèrent dans toute l’étendue des positions qu’elles avoient si glorieusement enlevées.

Le lendemain nous reconnûmes que l’obstination des Russes à nous disputer Maro-Jaroslavetz, provenoit de l’intention ou ils étoient de couvrir Kaluga, et de s’opposer à ce que nous fissions notre retraite par leurs provinces méridionales. C’est alors qu’on dut regretter de s’être arrêté à Fominskoé; sans la perte d’une journée, l’ennemi auroit été tourné dans son camp retranché, et ne seroit point arrivé à temps pour défendre les différentes positions qui sont entre Malo-Jaroslovetz et Kaluga. Car ceux qui étoient dans les secrets de Napoléon assurent encore aujourd’hui qu’en opérant son mouvement sur Smolensk, il vouloit auparavant détruire les manufactures d’armes de Tula, et ensuite revenir par la route de Kaluga, Serpeisk et Elnia, qui n’avoit point été ravagée.

Vers les quatre heures du matin, nous parcourûmes avec le vice-roi le plateau sur lequel on avoit combattu, et vîmes la plaine couverte de kosaques, dont l’artillerie légère faisoit feu sur nos troupes; nous reconnûmes aussi sur la gauche trois grandes redoutes. La veille, on les avoit armées de quinze à vingt pièces de canon; l’une d’elles défendoit le flanc droit de Kutusoff, en supposant qu’on eût voulu, de ce côté, tourner sa position. Vers les dix heures, le feu se ralentit, et à midi il cessa tout-à-fait.

L’intérieur de Malo-Jaroslavetz nous présenta le spectacle le plus horrible; en y entrant, nous vîmes avec douleur la place où avoit péri le général Delzons; chacun regretta qu’une mort prématurée eût mis fin à sa glorieuse carrière. On donna également des louanges à l’héroïsme de son frère, qui reçut une blessure mortelle en voulant l’arracher des mains de l’ennemi. Un peu plus loin, on nous montra l’endroit où le général Fontanes avoit été blessé; et au-dessous du plateau, nous vîmes les grenadiers du 35e régiment de ligne qui rendoient les honneurs funèbres à leur brave colonel.

La ville où l’on avoit combattu n’existoit plus; on ne distinguoit l’alignement des rues que par les nombreux cadavres dont elles étoient jonchées; de tous côtés l’on ne voyoit que des membres épars, et des têtes humaines écrasées par les pièces d’artillerie qu’on avoit fait manœuvrer. Les maisons ne formoient qu’un monceau de ruines, et sous leurs cendres brûlantes paroissoient des squelettes à demi consumés. Il y eut aussi des malades et des blessés qui, en quittant le combat, furent se réfugier dans ces même maisons; le petit nombre de ceux qui échappèrent aux flammes se montroient devant nous, ayant la figure noircie, les habits et les cheveux brûlés: d’une voix mourante, ils poussoient les cris les plus douloureux; en les voyant, l’homme le plus féroce étoit attendri, et détournant les yeux, ne pouvoit s’empêcher de répandre des larmes. A ce tableau chacun frémissoit des maux auxquels le despotisme nous expose, et se croyoit ramené à ces temps de barbarie, où l’on ne pouvoit apaiser les dieux qu’en offrant des victimes humaines sur des autels ensanglantés.

Vers l’après-midi, Napoléon étant arrivé avec une suite nombreuse, parcourut froidement le champ de bataille; il entendit sans s’émouvoir les cris douloureux des malheureux blessés qui demandoient à être secourus. Cet homme, accoutumé depuis vingt ans aux maux de la guerre, dont il étoit si follement épris, ne put, en entrant dans la ville, s’empêcher d’être étonné de l’acharnement avec lequel on avoit combattu. Quoiqu’il eût beaucoup de répugnance à louer ceux dont la réputation pouvoit lui faire ombrage, néanmoins, dans cette occasion, il fut forcé de rendre justice à ceux qui l’avoient méritée. Car, après avoir donné des éloges à la valeur du quatrième corps, il dit au vice-roi: l’honneur de cette belle journée vous appartient tout entier.

Pendant qu’on étoit aux prises avec l’ennemi, pour lui disputer la position de Malo-Jaroslavetz, plus de six mille kosaques fondirent sur le quartier-général de l’Empereur, établi à Ghorodnia, et enlevèrent six pièces parquées non loin de ce village. Aussitôt le duc d’Istrie se porta au galop avec toute la cavalerie de la garde; soutenu par la quatrième division et par le corps du général Latour-Maubourg, il parvint à reprendre l’artillerie qui avoit été surprise. Le général Rapp, et le major Letort, des dragons de la garde, se firent remarquer dans cette action. Le premier eut un cheval tué sous lui; par son intrépidité, il prouva de nouveau que son courage le rendoit aussi brillant le jour d’un combat, qu’illustre le jour d’une bataille. Les kosaques, sabrés et dispersés, effectuèrent leur retraite, et se jetèrent de l’autre côté de la Protva; mais en fuyant, un de leurs nombreux détachemens vint également attaquer les équipages du quatrième corps; il s’en seroit peut-être emparé, si la cavalerie de la garde italienne ne l’eût reçu de la même manière que la garde impériale. Dans cette circonstance, on loua le sang-froid de l’ordonnateur en chef Joubert, qui, seul contre plusieurs kosaques, se défendit bravement jusqu’à ce qu’on fût venu à son secours.

Depuis l’ouverture de la campagne, le fils de l’hetman Platow, monté sur un superbe cheval blanc de l’Ukraine, étoit le fidèle compagnon d’armes de son père, et marchant toujours à la tête des kosaques, s’étoit fait remarquer de nos avant-gardes, par une valeur à toute épreuve. Ce jeune homme étoit l’idole de son père, et l’espoir de la nation guerrière qui devoit un jour lui obéir. Dans un choc violent de cavalerie, qui eut lieu auprès de Vereïa, entre le prince Poniatowski et l’hetman Platow, les Polonois et les Russes, animés par une haine violente, se battirent avec acharnement. Excités par l’ardeur du combat, ils s’arrachoient mutuellement la vie, et de toutes parts tomboient des braves, échappés à de grandes batailles.

Platow, qui voyoit succomber sous les coups des Polonois ses meilleurs soldats, oublioit le péril, et d’un œil inquiet cherchoit son fils; mais ce père infortuné touchoit au moment terrible où il devoit éprouver que la vie est souvent une grande disgrace. L’objet de sa plus chère affection, revenu du fort de la mêlée, se préparoit à porter de nouveaux coups, lorsqu’il reçut une blessure mortelle d’un uhlan polonois. Au même instant le père, qui voloit à son secours, paroît, et se précipite sur lui. En le voyant, le fils veut lui parler et lui exprimer le dernier témoignage de sa tendresse; mais en ouvrant la bouche, il rendit le dernier soupir.

Le lendemain, à la pointe du jour, les chefs des kosaques, en exprimant leur douleur, demandèrent en suppliant, qu’on leur permît de rendre au fils de leur hetman les honneurs de la sépulture. Chacun d’eux, en voyant cet intéressant jeune homme étendu sur une peau d’ours, baisoit respectueusement la main d’un guerrier qui, sans une mort prématurée, eût peut-être égalé par son courage et ses vertus les plus grands capitaines. Après avoir, selon leur rite, fait des prières ferventes pour le repos de son âme, ils l’enlevèrent aux regards de son père, pour le porter solennellement sur un tertre couvert de cyprès, et où l’on devoit l’enterrer. Tout autour, les kosaques, rangés en bataille, observoient un silence religieux, et baissoient leur tête, sur laquelle se peignoit la tristesse. Au moment où la terre alloit pour toujours les séparer du fils de leur prince, ils firent à-la-fois un feu de mousqueterie. Ensuite, tenant en main leurs chevaux, ils défilèrent tous auprès du tombeau, en renversant contre terre la pointe de leurs lances.

(A continuer.)


26ème Bulletin de l’armée.

25ème et 26ème Bulletins de l’armée.

Au confluent de l’Istia avec le Nara.

Il n’y eut jamais de trêve entre les deux armées; seulement les avant postes de Milloradowitch, pendant quelques jours, suspendirent leurs hostilités, et témoignèrent à ceux du roi de Naples le désir et l’espérance qu’ils avoient de conclure la paix. Toutes ces fausses démonstrations nous abusèrent, et firent croire à l’armée qu’on attendoit le retour du courrier expédié à Pétersbourg. Ce courrier devoit arriver le 20 Octobre, les Russes nous surprirent le 18; voilà ce qui fit dire qu’ils avoient attaqué trois jours avant l’expiration de l’armistice.

Expression de Napoléon, dont il se servit dans les bulletins de la campagne de 1809, en parlant des armées autrichiennes.

LA SENTINELLE.
ANECDOTE.

On se rappelle encore du cruel hiver qui commença le dix-huitième siècle, et dont les terribles effets se firent sentir jusque dans les provinces méridionales de la France. Le froid fut si vif que les fleuves les plus rapides gelèrent à plusieurs pieds de profondeur, et qu’un grand nombre de voyageurs furent trouvés morts sur les chemins. Une seule nuit fit périr tous les oliviers de la Provence.

Le régiment de Dauphiné étoit alors en garnison à Metz. Un jeune soldat nommé Verner se faisoit remarquer par ses bonnes mœurs et son exactitude à remplir ses devoirs. Depuis deux mois il avoit épousé la fille d’un honnête artisan dont il partageoit les travaux, lorsque son service lui laissoit quelques momens de loisir. Il vivoit heureux auprès d’une épouse belle et vertueuse; et l’estime qu’avoient pour lui ses chefs lui laissoit espérer un prompt avancement. Cependant un sous-officier de sa compagnie nourrissoit contre lui une haine qu’il ne cherchoit point à dissimuler. Il avoit recherché la main de Louise (c’étoit le nom de la jeune épouse de Verner) et il n’avoit pu voir, sans un secret dépit, la préférence que Verner avoit obtenue. Il cherchoit l’occasion de s’en venger; elle ne tarda pas à s’offrir.

Pendant une des nuits les plus cruelles de l’hiver, le jeune soldat fut désigné pour la garde d’un poste hors de la ville. Le froid étoit si vif, qu’on étoit obligé de relever les sentinelles d’heure en heure. La neige tomboit avec violence, poussée par un vent impétueux: tout annonçoit une nuit affreuse. Louise ne songeoit pas, sans la plus grande inquiétude, à son époux, qu’elle savoit exposé à toutes les rigueurs de la saison. Un rêve douloureux vint redoubler son effroi; elle crut voir le malheureux Verner pâle, se soutenant à peine, et l’appelant à son secours d’une voix défaillante. Eperdue, elle se lève, et seule, au milieu de la nuit, elle sort, et dirige ses pas, à travers la neige, vers le lieu où elle savoit que son époux étoit de garde. Elle s’arrête à quelques pas de la guérite; surprise de ne point l’entendre, impatiente, elle appelle à grand cris: Verner! Verner ne répond point. Elle approche, et le voit appuyé sur son fusil, la tête couverte de sa capote, et mourant de froid. Depuis trois heures il attendoit vainement qu’on vînt le relever. Le sous-officier l’avoit oublié à dessein, ne doutant pas qu’il ne succombât à la rigueur du froid. Verner put à peine reconnoître son épouse qui le serroit dans ses bras. O ciel! lui dit-elle, mes pressentimens ne m’ont pas trompée; tu vas mourir!.... Viens, suis-moi; notre demeure n’est pas éloignée d’ici; mes soins pourront te rendre à la vie.—Mais Verner, que son devoir enchaînoit à son poste, refusa de la suivre.—Que peux-tu craindre? lui dit Louise.—Le déshonneur et une mort cruelle, si ma faute étoit découverte.—Eh! malheureux! celle qui t’attend ici n’est-elle pas plus certaine? Songe d’abord à l’éviter: on ne se doutera jamais de ton absence: viens, le ciel aura pitié de nous.—Non, lui répliqua Verner avec fermeté, je saurai mourir à mon poste; mais je ne l’abandonnerai point.—Eh bien! reprit Louise, je veillerai ici à ta place; j’aurai assez de force pour attendre ton retour; donne-moi tes armes.—Verner résista long-temps encore; mais, vaincu enfin par les larmes de son épouse, et espérant que quelques instans lui suffiroient pour reprendre ses forces et retourner à son poste, il partit, après avoir donné à Louise le mot d’ordre.

Louise, heureuse d’avoir sauvé les jours de son époux, rendoit grace au ciel de la résolution qu’il lui avoit inspirée, lorsqu’elle aperçut de loin la ronde qui s’avançoit vers elle. Saisie d’effroi à cette rencontre imprévue, elle oublie ce que Verner lui avoit dit, et se cache en tremblant dans la guérite.

L’officier, que ce silence inquiète, s’approche, et voit avec étonnement, au lieu de la sentinelle, une femme armée et prête à tomber à défaillance. On la transporta au corps-de-garde; et là, après avoir repris ses sens, elle raconta, en versant des torrens de larmes, ce qui venoit de se passer. Ensuite, se précipitant aux genoux de l’officier, elle demanda grace pour son époux, dont elle seule avoit causé le malheur. A ce récit, à cet accent si vrai du désespoir, tous les cœurs furent émus de pitié et touchés d’admiration. On aimoit, on plaignoit Verner; mais les lois militaires sont inflexibles. Il avoit quitté son poste, et livré le mot d’ordre: un conseil de guerre le condamna à mort. Il avoit prévu sa destinée, il s’y soumit avec courage; mais qui peindra le désespoir de sa malheureuse épouse! L’excès de sa douleur l’accabla d’abord; bientôt il redoubla ses forces. Les momens étoient précieux. Sans autre recommandation que sa vertu et son malheur, elle s’adresse à toutes les personnes dont elle pouvoit espérer quelque secours. Un événement aussi extraordinaire, aussi touchant, avoit déjà ouvert tous les cœurs à la compassion; ses larmes firent le reste. L’exécution fut différée, et le procès de Verner fut porté jusqu’au pied du trône. On n’eut pas de peine à prouver que la haine du sous-officier avoit seule causé la perte de Verner, en le retenant plusieurs heures à un poste où il devoit nécessairement trouver la mort. Il fut cassé, et le roi accorda la grace de Verner. Sa bonne conduite et son courage l’élevèrent, par la suite, au grade d’officier; et Louise jouit long-temps du bonheur qu’elle devoit à sa vertu et à son héroïque dévouement.

EPISODE
D’UN ROMAN DE MADAME DE GENLIS,

Intitulé: Les Chevaliers du Cygne, ou La Cour de Charlemagne.

Nos chevaliers (Olivier et Isambart,) entrèrent, à l’approche de la nuit, dans un village où tout annonçoit la joie et la gaieté; on y entendoit retentir de toutes parts le son champêtre des flageolets et des cornemuses, et l’on n’y voyoit que des danses et des jeux. Il y avoit une telle foule sur la grande place, que les chevaliers du Cygne furent obligés de s’y arrêter. Isambart se trouvant à côté d’une vieille femme, la questionna sur la fête, et la paysanne lui apprit que l’on célébroit les nôces de Tobie et de Zoé, qui s’étoient mariés le matin; elle lui montra les nouveaux époux. Isambart fut frappé de la figure douce et intéressante de Zoé; mais remarquant qu’elle n’étoit plus de la première jeunesse, la vieille femme répondit que c’étoit là le beau; et elle alloit conter l’histoire de Zoé, lorsqu’Olivier pressa son ami de venir avec lui chercher un logement dans le village: là-dessus la bonne femme offrit sa maison, ce qui fut accepté. Elle appela une jolie enfant de treize ans, qui étoit sa petite-fille; et fendant la presse, en passant devant les chevaliers, elle les conduisit dans sa cabane. Marianne (c’étoit le nom de la vieille paysanne,) aidée de la petite Colette, eut bientôt préparé pour ses hôtes un souper frugal et champêtre. Lorsque les voyageurs furent à table, Isambart renouvela ses questions sur Tobie et Zoé, ce qui fit grand plaisir à Marianne, qui s’engageoit volontiers dans de longues narrations.—Seigneurs Chevaliers, dit-elle, je vais vous conter toute cette histoire; mais ça commence par une chanson, car il y a plus de dix ans qu’on a fait la romance du bon Robin; toutes les jeunes filles du canton la savent, et, si vous voulez, Colette va vous la chanter. Il faut vous dire auparavant que c’est Zoé qui parle dans la chanson, et qu’elle étoit toute jeune alors.—A ces mots, Colette, sans se faire prier, chante aussitôt les couplets suivans:[1]

Dès que la nuit succède au jour,

Quand nos troupeaux sont de retour,

Quand au hameau chacun sommeille,

Moi, pour pleurer, hélas! je veille

A côté de mon vieux Robin

Qui dort jusques au lendemain.

Mon bon Robin, mon doux Tobie,

Ah! combien vous troublez ma vie.

 

Oui, Tobie, en dépit du sort,

Je t’aimerai jusqu’à la mort.......

Il fut des amans le modèle,

Jeune et charmant, discret, fidèle,

Il avoit tout.... il eut mon cœur,

Et pourtant j’ai fait son malheur.

Mon bon Robin, &c.

 

Un soir, j’étois seule à filer,

Tobie en pleurs vint me trouver,

Et d’une voix foible et tremblante

Me dit: ma Zoé, sois constante;

Je pars, mais, hélas! c’est pour toi:

O Zoé, garde-moi ta foi!

Mon bon Robin, &c.

 

Tobie alors prenant ma main,

La presse et la met sur son sein:

“Oui, pour obtenir de ton père,

Me dit-il, cette main si chère,

Je dois tout tenter, tout risquer;

C’en est fait, je vais m’embarquer.”

Mon bon Robin, &c.

 

Que fait la richesse au bonheur?

Tobie: hélas! si j’ai ton cœur,

Sois content de ma destinée.

Ah! je suis assez fortunée,

Si ton amour répond au mien,

Et ta présence est mon vrai bien.

Mon bon Robin, &c.

 

Je priai, pleurai, mais en vain:

Ferme en son funeste dessein,

Il partit, quitta ces rivages;

Et les plus sinistres présages

Me préparèrent aux malheurs

Qui devoient affliger nos cœurs.

Mon bon Robin, &c.

 

En proie à ma vive douleur,

J’apprends bientôt tout mon malheur;

Plus d’espoir, plus de mariage,

Mon doux Tobie a fait naufrage!

Brisé contre un fatal écueil,

Son vaisseau devint son cercueil.

Mon bon Robin, &c.

 

O! dans mon sort quel changement!

Je pleurois un fidèle amant,

L’objet de toute ma tendresse;

Et dans cet excès de détresse,

Mon père, malade et souffrant,

Mettoit le comble à mon tourment.

Mon bon Robin, &c.

 

Il ne pouvoit plus travailler,

Et moi je ne pouvois filer;

Sans doute j’eusse vu mon père,

Mourir de chagrin, de misère,

Sans le secours d’un bon voisin;

Et ce voisin, c’étoit Robin.

Mon bon Robin, &c.

 

Conduit d’abord par la pitié,

Et retenu par l’amitié,

Ne quittant plus notre chaumière,

Robin soigna, veilla mon père.

Mais ce Robin si bienfaisant,

Bientôt ne fut plus qu’un amant.

Mon bon Robin, &c.

 

Chère Zoé, dit-il un jour,

Ne dédaignez pas mon amour;

Ah! quel berger du voisinage,

Pourroit mettre à vos pieds l’hommage

De cinq troupeaux, d’un potager,

Et d’une ferme et d’un verger?

Mon bon Robin, &c.

 

Se joignant au bon vieux Robin,

Mon père fixa mon destin:

Le devoir, la reconnoissance,

Me forçoient à l’obéissance.

Robin eut ma main et ma foi,

Mais mon cœur n’étoit plus à moi.

Mon bon Robin, &c.

 

Ah! quel nouvel événement

Doit encore aigrir mon tourment!........

Un mois après mon mariage,

J’étois le soir dans un bocage;

Tout à coup s’approchant sans bruit,

Tobie à mes regards s’offrit.

Mon bon Robin, &c.

 

L’amour, la joie et la frayeur,

Troublèrent tour à tour mon cœur.

Tobie! eh quoi, tu vis encore!

Et c’est en vain que je t’adore!

Malheureux! connois ton destin;

Je suis la femme de Robin......

Mon bon Robin, &c.

 

Tobie alors désespéré,

Pâle et tremblant, l’œil égaré,

Veut s’arracher de ma présence;

Pour le retenir je m’élance......

Il me demande un seul baiser.......

Un seul!...... comment le refuser?

Mon bon Robin, &c.

 

Hélas! que ne puis-je oublier

Cette rencontre et ce baiser!

Mais, malgré l’amour qui m’enflamme,

Puisque je trouve dans mon âme

Et l’innocence et la vertu,

Le bonheur peut m’être rendu.

Avec le tems, Robin, Tobie,

Cesseront de troubler ma vie.

(La suite au prochain Numéro.)


A Cette Chanson est imitée d’une très vieille romance Ecossaise.

TRANSCRIBER NOTES

Mis-spelled words and printer errors have been corrected or standardised. Where multiple spellings occur, majority use has been employed.

Inconsistency in hyphenation has been retained.

Inconsistency in accents has been corrected or standardised.

[The end of L'Abeille Canadienne Issue 10 of 12 edited by Henri-Antoine Mézière]