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Title: L'Abeille Canadienne Issue 09 of 12

Date of first publication: 1818

Author: Henri-Antoine Mézière (editor)

Date first posted: Mar. 20, 2020

Date last updated: Mar. 20, 2020

Faded Page eBook #20200342

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A MA CHARTREUSE,

EN SAVOIE.

Savoie, ô mon pays! berçeau de mes aïeux,

Climat doux à mon cœur, qui vis naître mon père

Sous un modeste toit où la vertu fut chère,

    Au pied d’un mont audacieux,

Qu’en montant sur son char le soleil radieux

Fait resplendir au loin de sa vive lumière,

Qu’embellit de ses dons le retour du printemps,

Qui mêle avec ses fleurs les trésors renaissans

    De mille plantes salutaires,

Au bruit de cent ruisseaux, sous les frimats errans,

Qui seuls, croisés, unis, cachés, reparoissans,

    Amoureux de la primevère,

    Encor ruisseaux, bientôt torrens,

A travers les rochers et leurs débris roulans

Vont tous avec fracas se jeter dans l’Isère;

Savoie, ô mon pays! berçeau de mes aïeux,

    Montre-toi, découvre à mes yeux

Les asiles sacrés, les retraites austères,

    Où Saint-Bruno, du haut des cieux,

Vit de ses chers enfans les essaims solitaires

    Se poser, colons volontaires,

    Dans tes déserts religieux.

Salut, trois fois salut, cellule où Dieu m’attire,

    Où mon cœur reste, et d’où j’admire

Sous ces hauts monts glacés, dans le ciel suspendus,

Sur ces frimats percés de mille fleurs nouvelles,

Les abeilles ceuillir leurs trésors blancs comme elles,

Au milieu des parfums dans les airs répandus.

Peuple aimable de sœurs! oui, vos soins assidus,

    Oui, vos travaux semblent me dire:

    C’est ici qu’il nous faut produire,

Nous, le doux miel des fleurs; vous, celui des vertus.

Désert, heureux désert, quels sont tes privilèges?

    De mille apas, de mille piéges,

Tu préserves mon cœur, mes oreilles, mes yeux.

Ton asile est un ciel d’où je m’élève aux cieux,

    Où je change en printemps l’hiver dont tu m’assiéges;

Où, parmi les rocs et les neiges,

La nuit entend gémir tes chants mystérieux.

Sois mille fois béni, désert qui me protéges!

Que ma vie et ma mort se renferme en ces lieux!

Garde bien mes soupirs, mes pas silencieux,

    Mon humble toit religieux,

    Le jardin de ma jeune abeille,

    Mon doux repos quand je sommeille,

    Ma conscience quand je veille,

Et la paix de mon âme, et son vol vers les cieux!

M. Ducis.

LA PROMENADE

DE

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

————————

Il faut, pour bien étudier la nature, parcourir les différentes régions du globe, examiner et comparer les innombrables productions qui le couvrent, observer les mœurs, les usages des peuples qui l’habitent; et, pour ainsi dire, former dans sa pensée un abrégé de l’univers. C’est ce que fit pendant long-temps Bernardin de Saint-Pierre. Doué d’une âme ardente, habile observateur et véritable philanthrope, il traversa les mers, séjourna parmi les hordes sauvages, parcourut les îles, les montagnes, les déserts de l’Afrique; et après avoir recueilli tout ce que ces climats offrent de plus curieux, de plus intéressant, il revint en France mettre en ordre son travail, et publia les Etudes de la Nature, qui l’ont classé parmi les écrivains les plus distingués du dix-huitième siècle.

Qui de nous a pu lire sans l’émotion la plus profonde, et ne relit souvent encore avec un nouvel intérêt, la vie et les malheurs de Paul et Virginie? Quel tableau délicieux de l’amitié, qui égalise tous les rangs et rapproche toutes les distances!—Quelles ravissantes descriptions de l’amour le plus tendre senti dès le berçeau, troublé par le désir, épuré par la décence, et conservé jusqu’à la mort! Quelle effrayante et salutaire peinture de l’ambition, qui l’emporte sur la tendresse maternelle, et détruit à la fois deux familles que le sort avoit réunies pour s’entr’aider et se chérir! Oh! comment se défendre de blâmer Madame de La Tour, de s’intéresser à Paul et de pleurer Virginie?

Cette ingénieuse et touchante production fit époque dans la république des lettres. Elle satisfit à la fois le poëte et le naturaliste; effraya les parens ambitieux; resserra les liens sacrés de l’enfance; et vengea cette portion de l’humanité, qui, par sa couleur, fit trop souvent douter des sentimens dont elle est susceptible. Il ne fut aucun noir qui ne voulût imiter Domingue; il ne fut aucun blanc qui ne désirât un serviteur aussi fidèle.

Paul et Virginie intéressèrent tous les rangs, tous les sexes, tous les âges. Les arts s’en emparèrent et les reproduisirent dans leurs scènes les plus intéressantes. Les chefs de famille s’empressèrent de donner à leurs enfans ces noms qui leur offroient de si doux souvenirs; en un mot, ce roman fut traduit dans toutes les langues vivantes, et son auteur eut la jouissance de le voir transporté jusqu’aux rives lointaines où il en avoit jeté les premiers fondemens.

Un succès conduit naturellement au désir d’en obtenir un autre; l’amour des lettres est insatiable. Bernardin de Saint-Pierre, après avoir dépeint toutes les richesses de la nature, conçut le projet d’y attacher ses lecteurs par le tableau d’une félicité durable, qui s’accroît dans la vie privée et dans l’obscurité; il commença la Chaumière Indienne. Livré à ce travail, auquel il portoit une affection particulière, il sentit bientôt que c’étoit au milieu des champs qu’il pourroit lui donner cette couleur locale, cette attrayante vérité, qui caractérisoient tout ce qui sortoit de sa plume éloquente et facile. Il quitta donc Paris, et alla s’établir au village d’Etiolle, situé entre la Seine et la forêt de Sénart. Il habitoit le château, dont le propriétaire opulent et d’un rang élevé, mettoit son bonheur à s’entourer de littérateurs distingués et d’artistes célèbres. Bernardin de Saint-Pierre étoit logé dans le même appartement qu’avoit autrefois occupé Colardeau; plusieurs inscriptions de la main de ce poëte annonçoient que c’étoit là qu’il avoit commencé son épître d’Héloïse à Abeilard. Cet appartement, construit dans une aile du château, s’en trouvoit en quelque sorte séparé, et formoit une retraite délicieuse; elle dominoit d’un côté la ville de Corbeil et ses jolis environs; de l’autre elle étendoit sa vue sur l’immense forêt, dont l’aspect contraste si bien avec la plaine riche et variée où serpente la Seine, qui court offrir à la capitale les tributs des provinces les plus fertiles de la France.

Tantôt Bernardin de Saint-Pierre alloit s’asseoir sur les bords du fleuve, et se laissoit entraîner à la méditation la plus profonde, à la plus douce mélancolie; tantôt il portoit ses pas vers la forêt de Sénart, et s’abandonnoit à tout l’élan de son imagination, en parcourant les ravins et les sites sauvages qui s’offroient à ses regards. Cette promenade avoit pour lui plus d’attraits que toutes les autres. Il croyoit y retrouver ces mornes escarpés, ces déserts silencieux de l’Afrique, où tant de fois il avoit médité sur les secrets de la nature, et donné l’essor à ses goûts solitaires. Parcouroit-il un riant vallon, traversé par un ruisseau limpide, il se retrouvoit à l’Isle-de-France près de la rivière des Lataniers: gravissoit-il une colline couverte de vieux arbres, à travers lesquels il apercevoit la pointe d’un clocher de village, il s’imaginoit parcourir les mornes du Port-Louis, et découvrir l’église des Pamplemousses: rencontroit-il enfin deux cabanes de pâtres à peu de distance l’une de l’autre, il s’arrêtoit, ému d’attendrissement, croyoit revoir les cases de Marguerite, de Mme. de La Tour; et les échos frappés soudain par les cris des bûcherons ou des pasteurs, sembloient lui répéter les noms chéris de Paul et Virginie.

Un jour d’automne, où le lever du soleil annonçoit un ciel serein et la plus belle matinée, Bernardin de Saint-Pierre, attiré par le spectacle ravissant qu’il s’occupoit à décrire, sort du village d’Etiolle, et pénètre dans la forêt de Sénart, sans remarquer les différens sentiers qu’il parcouroit. Après avoir marché pendant quelques heures, il voulut revenir au château pour se trouver au déjeuner; mais égaré dans sa route, par la rêverie où il étoit plongé, il suivit plusieurs sentiers qui le conduisirent insensiblement dans une espèce de labyrinthe dont il ne put trouver l’issue. Il s’aperçoit alors, aux rayons du soleil, qui planent moins obliquement sue sa tête, que la matinée s’avance; il fait de nouveaux efforts, et parvient enfin à gagner une allée, ou plutôt un grand chemin, dont la longue perspective lui annonce qu’il avoit à parcourir un grand espace avant d’arriver à la lisière de la forêt. La fatigue et la faim rallentirent en ce moment sa marche incertaine, et le forcèrent à s’asseoir sous un chêne, remarquable par sa grosseur, et qu’entouroit un banc de gazon.

Après s’être reposé quelque temps, il résolut de se confier au hasard, et de suivre le grand chemin, qui sembloit traverser en entier la forêt, quand tout à coup il entend résonner au loin le bruit d’un cor, et les cris d’une meute qui paroît se diriger de son côté. Plusieurs piqueurs et gardes-chasse qui faisoient une battue, traversèrent le grand sentier où il se trouvoit: il les aborde, et leur demande quelle est la route qui conduit au village d’Etiolle. “Vous en êtes bien loin, répond l’un d’eux: vous touchez presque à la grande route de Melun; il y a deux lieues, au moins, d’ici à votre destination.—Deux lieues! reprend celui-ci; ah! je ne pourrai jamais les parcourir, si vous ne daignez ranimer un peu mes forces épuisées par la fatigue, et surtout par une soif dévorante.” A peine a-t-il prononcé ces mots, que tous les veneurs, parmi lesquels se trouvent plusieurs nègres, qu’il remarque avec intérêt, s’empressent de lui offrir ce qui peut le ranimer. Aucun d’eux ne connoît cet étranger; mais ses traits vénérables, ses longs cheveux blancs flottant sur ses épaules, et ce son de voix si pénétrant, qui semble commander, même en suppliant, tout leur impose et les intéresse. Ils l’instruisent que les principaux propriétaires des environs se sont réunis dans une grande chasse, pour délivrer le pays d’animaux sauvages qui le dévastent; et que la halte doit, selon l’usage, avoir lieu sous le grand chêne où il se trouve assis.

Pendant cet entretien, arrivent en effet tous les chasseurs et leur suite, qui, satisfaits de leurs exploits, se disposent à les célébrer dans un repas champêtre, dont la gaieté doit, s’il se peut, exciter encore l’appétit des heureux convives. Les uns saluent le vieil étranger, et se demandent vainement quel est cet inconnu; les autres, sur le récit des piqueurs, l’abordent, le font asseoir parmi eux, et ne songent qu’à rendre à la vieillesse les hommages qui lui sont dus, lorsqu’un nouveau chasseur, riche banquier de Paris, accourant à toute bride pour participer aux plaisirs de la halte, s’arrête tout à coup, et s’écrie, en se découvrant: “Que vois-je! monsieur Bernardin de Saint-Pierre!...” A ce nom, tous les compagnons de chasse entourent le célèbre solitaire, et se félicitent d’une aussi agréable rencontre; mais, de tous les assistans, aucuns n’éprouvent une surprise plus forte, une émotion plus vive, que les nègres qui font partie de l’équipage de chasse, et qui, depuis long-temps établis en France, avoient lu tant de fois Paul et Virginie. Ils contemplent d’abord, avec un saisissement respectueux, ce Bernardin de Saint-Pierre, l’ami des noirs, leur éloquent défenseur; puis, soudain ils s’élancent vers lui, l’environnent, le pressent dans leurs bras: ni le respect qu’il inspire, ni l’épuisement de ses forces ne peuvent les arrêter; ils baisent ses vêtemens, ses long cheveux, et le solitaire égaré, qui, peu d’instans auparavant, se croyoit seul et sans secours, est entouré de nombreux amis dont il reçoit les hommages, et semble un souverain qui, d’un seul regard, fixe les destinées d’un peuple heureux qu’enivre sa présence.

Jamais halte ne fut plus délicieuse. La gaieté, la piquante saillie s’unissent au sentiment. Bernardin de Saint-Pierre, entraîné lui-même par le charme d’une si joyeuse réunion, s’abandonne à l’enjouement le plus aimable. Comme tout ce qu’il dit est brillant, expressif! comme on le recueille, comme on le répéte avec empressement! les nègres placés derrière lui, se disputent l’honneur de le servir. “M’appartenir, dit l’un d’eux, moi l’aîné d’tous z’aut’, et m’nommer Domingue.—Nom là c’est nom d’honneur, ajoute un autre nègre: n’accorder droit d’porter li qu’à bon noir, qui servir maître tant comme serviteur fidèle.—C’est à caus’ça, reprend Domingue, femme à moi s’appeler Marie, chien à moi s’nommer Fidèle.....” A ces mots il désigne un des plus beaux limiers de la meute, et lui faisant signe d’approcher, il lui dit: “Toi vîte caresser bon vieillard-là, lécher mains à li; si ben vengé pauvres noirs cont’méchans qui v’lé crâser nous.” Aussitôt le chien si bien nommé, s’avance avec crainte, et se couche aux pieds de l’auteur de Paul et Virginie, qui ne peut résister à son émotion, et témoigne toute sa surprise. “Il est bien juste, s’écrie un des plus aimables convives, que Bernardin de Saint-Pierre, égaré dans les bois, reçoive les caresses de Fidèle.”

“Jamais, s’écrie à son tour l’heureux vieillard, en rendant au limier les caresses qu’il lui prodigue; jamais je n’éprouvai une ivresse plus pure et si profondément sentie..... Mais tous ces honneurs inexprimables dont je suis enivré, ne peuvent me faire oublier que je suis à deux lieues d’Etiolle, et que l’on y doit être pour moi dans la plus grande inquiétude. Souffrez donc, mes bons amis, que je m’arrache d’auprès de vous, afin d’aller rassurer par ma présence les habitans du château que j’ai quittés ce matin. Cette halte, dont je me souviendrai long-temps, m’a rendu toutes mes forces, et je puis me remettre en route. Tout ce que je vous demande, c’est de me faire accompagner par quelqu’un qui connoisse assez bien la forêt, pour m’empêcher de m’égarer encore.—Je vous offre mon cheval, répond un des chasseurs, et me charge de vous escorter moi-même. Non, non, ajoute un autre, ma calèche est sur la grande route de Melun; je vais la faire avancer, et vous accompagnerai jusqu’au château d’Etiolle.—Pas b’soin d’chival, de calèche, s’écrie un des nègres; bras à nous bons pour porter digne ami; nous v’lé prouver à li dans z’aut’noirs être tout plein Domingues....”

Au même instant ils abattent plusieurs branches d’arbre dont ils forment à la hâte un brancard qu’ils couvrent de mousse, et qu’ils ornent de feuillages. Ils y placent Bernardin de Saint-Pierre, chargent sur leurs épaules ce précieux fardeau, l’emportent en faisant retentir la forêt de leur chants d’allégresse, et aux applaudissemens réitérés des tous les assistans, qui retrouvent dans ce délicieux tableau celui qu’avoit décrit avec tant de charmes l’auteur de Paul et Virginie.

Cependant, ainsi que l’avoit prévu ce dernier, on étoit au château d’Etiolle dans une inquiétude qui alloit jusqu’à la consternation. Non-seulement ce vieillard, si cher à tous ceux qui le connoissoient, n’avoit point paru au déjeuner où jamais il ne manquoit de se trouver, mais l’heure du dîner approchoit, et l’on ne savoit pas encore ce qu’il étoit devenu. Vainement les maîtres du château et toutes les personnes qui les entouroient, firent-ils des recherches dans les environs; tout ce qu’ils purent découvrir, c’est qu’on avoit vu cet aimable vieillard au lever de l’aurore, traverser le village et gagner la forêt. “Sans doute, disoit l’un, il s’y sera égaré: les sentiers y sont tellement multipliés, si difficiles à reconnoître!—Peut-être, ajoutoit un autre, est-il en ce moment exténué de fatigue et de besoin?—Pourvu, dit un troisième, qu’il n’ait pas rencontré quelque bête féroce, quelque sanglier blessé.—Vous me faites frémir, répond la dame du château: allons tous à sa rencontre, et promettons-nous de ne revenir ici qu’après avoir trouvé notre cher fugitif.”

Aussitôt hommes, femmes, enfans, maîtres et valets vont à la découverte, se distribuant à chacun un canton de la forêt, et se proposant d’y faire une recherche générale; mais à peine ont-ils parcouru quelques sentiers, qu’ils aperçoivent de loin, dans la grande allée qui aboutit au village d’Etiolle, la marche triomphale qui s’approchoit, et qui cause d’abord une vive inquiétude. A la vue de Bernardin de Saint-Pierre, porté sur un brancard, on le croit blessé, mourant, peut-être déjà privé de la vie; on n’avance qu’en tremblant, on craint de faire la moindre question; mais bientôt les cris de joie des nègres, et l’ivresse empreinte sur la figure de leur ami, font passer dans l’âme de tous ceux qui marchent à sa rencontre, un ravissement qu’il seroit difficile d’exprimer. Lui-même, trop ému en ce moment pour proférer une parole, s’empresse de les rassurer du geste de la main, leur désignant ces bons noirs couverts de sueur, qui n’avoient voulu céder à personne le bonheur de le porter ainsi pendant deux lieues entières, et qui vinrent enfin le déposer au château d’Etiolle où se réunirent tous les habitans du village, qu’avoit attirés la nouveauté du spectacle.

Bernardin de Saint-Pierre, trouvant alors la force de s’exprimer, raconta ce qui lui étoit arrivé dans sa promenade, fit excuser sans peine l’inquiétude qu’il avoit donnée; et, après avoir fait reposer les nègres qu’auroit humiliés l’offre d’une récompense, il leur avoua que toutes les jouissances qu’il devoit à Paul et Virginie, il n’en étoit point de comparable à celle qu’ils venoient de lui faire éprouver. Il les pria de lui laisser le brancard comme le plus cher monument de sa gloire; et souvent le désignant aux jeunes littérateurs qui recherchoient sa présence, il leur disoit: “Comment s’effrayer des épines qui se trouvent à l’entrée du Parnasse; comment craindre la longueur et la fatigue de la route, quand on a l’espoir de se reposer un jour sous un pareil feuillage?”

J. B. Bouilly.

SUITE DES

ELEMENS DE L’HISTOIRE ANCIENNE,

EN PARTICULIER

DE L’HISTOIRE GRECQUE.

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3ème. SECTION.

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II.

D’Athènes et des lois de Solon.

L’Attique, pays des Athéniens, étoit une contrée stérile qui ne pouvoit devenir florissante que par le génie de ses habitans. L’olivier, sa principale ressource, passa pour un don précieux de Minerve. Elle fut long-temps divisée en douze bourgades indépendantes. Vers le temps de la guerre de Troye, Thésée les réunit en un corps de peuple, et forma une espèce de république dont la capitale étoit Athènes. Il distribua les citoyens en trois classes, nobles, laboureurs et artisans. Les premiers, possédant toutes les dignités, avoient le plus de pouvoir, quoique moins nombreux.

Après la mort du roi Codrus, vers l’an 1095 avant Jésus-Christ, une querelle entre ses deux fils décida les Athéniens à s’affranchir de la royauté. On déclara Jupiter seul roi d’Athènes. On confia le gouvernement à des magistrats nommés Archontes. Pendant trois siècles, cette magistrature fut perpétuelle et héréditaire, par conséquent peu différente de la puissance royale. On en réduisit la durée, d’abord à dix ans, ensuite à un; et l’on créa neuf archontes, afin que l’autorité, partagée entre plusieurs, fût moins redoutable.

Athènes manquoit de lois écrites: on en sentoit le besoin; on choisit pour législateur Dracon, homme vertueux, mais trop sévère. Il ordonna des peines capitales pour tous délits sans exception. Ses lois sanguinaires, que cet excès de rigueur rendoit impraticables et funestes, tombèrent bientôt d’elles-mêmes.

Alors les Athéniens se livrent plus que jamais à la licence; tous veulent changer la forme du gouvernement au gré de leurs différens intérêts. Les pauvres demandent une démocratie, où la multitude gouverne; les riches, une aristocratie, où quelques principaux citoyens soient les chefs de l’état; les plus sages, un gouvernement mixte, où les pouvoirs soient balancés. Le mérite de Solon attirant une confiance générale, on s’adresse à lui pour régler la république.

Distingué par sa naissance, il l’étoit davantage par ses lumières et ses vertus. L’étude et les voyages l’avoient rendu un des hommes les plus habiles de son siècle. Il joignoit à des mœurs douces le zèle du bien public, et un désintéressement qui lui fit refuser la couronne. Ses lois furent cependant imparfaites, parce que les Athéniens, disoit-il, ne pouvoient en recevoir de meilleures.

Le peuple eut le pouvoir suprême; les principaux citoyens furent mis en possession des magistratures. Mais la nouvelle constitution ne laissa point aux magistrats une autorité suffisante pour contenir le peuple. Dans les assemblées publiques, où les grandes affaires se décidoient, où l’on appeloit même des jugemens du sénat, chaque Athénien eut droit de suffrage.—Ainsi une populace aveugle pouvoit décider de tout par la pluralité des voix.

Le sénat, composé de quatre cents personnes, qu’on augmenta dans la suite de deux cents, étoit trop nombreux pour délibérer avec sagesse; il avoit aussi trop peu d’ascendant sur la multitude. Les assemblées ordinaires du peuple se tenoient presque tous les huit jours. Chaque citoyen, âgé de cinquante ans, pouvoit y harranguer. Les talens d’un orateur séditieux et corrompu pouvoient donc y triompher aisément de la prudence des sénateurs. J’admire, disoit le Scythe Anacharsis à Solon, que chez vous les sages aient seulement le droit de délibérer, et que celui de décider appartienne aux fous. Ce fut en effet une source de malheurs; mais Solon avoit été contraint par les circonstances de ménager tous les partis.

Il rétablit du moins l’autorité de l’Aréopage, fort déchue depuis Dracon, et il le composa uniquement d’anciens archontes. Ce tribunal eut l’inspection sur les affaires publiques et sur l’éducation de la jeunesse: car on sentoit alors que la prospérité d’un état dépend beaucoup de la manière dont la jeunesse est élevée.

Solon fit plusieurs lois particulières, qu’il importe de connoître. Tout homme convaincu d’oisiveté, devoit être noté d’infamie après la troisième accusation. Un fils dissipateur, ou qui refusoit la subsistance à ses parens, étoit sujet à la même peine; mais si le père ne lui avoit point fait apprendre de métier, le fils étoit dispensé de cette loi. Une femme ne devoit apporter à son mari que trois robes et des meubles de peu de valeur, de peur que les dots n’appauvrissent trop de familles. Un citoyen qui fréquentoit des femmes de mauvaise vie, étoit exclu de la tribune aux harangues, comme indigne de la confiance publique. Il y avoit peine de mort pour un archonte coupable d’ivresse.

On défendit les emprisonnemens pour dettes. On permit de disposer par testamens de ses biens au défaut d’enfans. On ordonna que les enfans, dont les pères auroient péri dans les combats, seroient élevés aux frais de la république. On régla que dans les émeutes ou factions violentes, chaque citoyen seroit obligé de prendre parti, afin que les plus sages rétablissent le calme et le bon ordre. On mit des bornes à la dépense des femmes, à celle des funérailles et des cérémonies religieuses.

Des étrangers furent admis dans Athènes, mais exclus du gouvernement. Ce qu’on appeloit ostracisme, fut un frein à l’ambition des citoyens. Ceux qui devenoient suspects par trop de crédit ou de puissance, s’il y avoit six mille suffrages contr’eux dans l’assemblée du peuple, étoient bannis pour dix ans, mais sans aucune flétrissure. Nous verrons les plus illustres personnages subir cette peine.

Avec beaucoup d’esprit, les Athéniens avoient un fond de légéreté et d’inquiétude, également propre à leur faire commettre des fautes énormes, et à leur faire oublier des services essentiels. Quand le mérite blessoit leurs yeux, ils l’éloignoient par l’ostracisme; ils le regrettoient ensuite, le rappeloient, l’employoient, et recommençoient leurs injustices à la première occasion.

C’est l’an 504 avant J. C. que Solon devint le législateur d’Athènes. Il éprouva lui-même la difficulté de soumettre aux lois ce peuple volage. On lui demandoit sans cesse des changemens à ce qu’il venoit d’établir. Il se dégoûta; il voulut se retirer: on lui permit de s’absenter pour dix ans.

Son absence fit éclore le germe d’une révolution. Pisistrate, son parent, riche, généreux, populaire, possédant l’art d’éblouir et de tromper, aspiroit sécrètement, au pouvoir suprême. L’ambition ne rougit point de la fourberie. Un jour il se blessa de sa propre main, se montra en public couvert de sang, réclama la protection du peuple, se disant assassiné par les ennemis du peuple même. Il obtint une garde pour la sûreté de sa personne: il s’en servit pour s’emparer de la citadelle et pour établir sa domination.

Le législateur, qui étoit revenu de ses voyages, s’efforça en vain de ranimer l’amour de la liberté. Pisistrate lui demandant ce qui le rendoit si audacieux; il répondit, ma vieillesse. L’étude fut jusqu’au tombeau sa plus douce consolation. Je vieillis, disoit-il, en apprenant toujours de nouvelles choses. Il mourut dans un âge très-avancé.

Un usurpateur de la souveraineté ne pouvoit se maintenir que très-difficilement dans une ville aussi turbulente qu’Athènes. Pisistrate fut contraint deux fois de s’enfuir. Il recouvra, sa puissance par adresse, et il sut la conserver par sa politique. En fixant les habitans de la campagne à la culture des terres, il les tint éloignés des cabales. Ces hommes inquiets devinrent moins attentifs au gouvernement qu’au produit de leurs travaux: les terres incultes furent défrichées; le cultivateur en paya le dixième pour les besoins de l’état, mais la tranquillité dont il jouit le consola de l’impôt.

En même temps Pisistrate excitoit le goût des arts et des lettres. Il fit connoître aux Athéniens les poésies d’Homère; il leur forma une bibliothèque; il éleva de superbes édifices. Des nouveautés si intéressantes fixèrent les esprits, adoucirent les ames, et rendirent le joug presque insensible, peut-être même agréable.

Peu de rois ont mieux connu que Pisistrate, le secret de gouverner un peuple indocile. Ses deux fils Hipparque et Hippias, qui partagèrent l’autorité après sa mort, étoient dignes de le remplacer; mais le premier fut la victime de l’inimitié de deux citoyens. Aristogiton et Harmodius l’assassinèrent: le second, irrité par ce meurtre, devint cruel et se rendit odieux. On le chassa comme un tyran; on rétablit le gouvernement populaire; on ne respira plus que la liberté.

Quelques traits frappans contribuèrent beaucoup à enflammer l’enthousiasme. Aristogiton, mis à la torture par ordre d’Hippias, nomma pour ses complices plusieurs amis du tyran, qui aussitôt les fit mourir. Je ne connois plus que toi de digne de mort, dit-il ensuite au tyran. Une femme nommée Léœna, subit de même la question, et se coupa la langue avec les dents, de peur que la douleur ne lui arrachât quelque aveu.

Sparte, qui avoit d’abord secouru les Athéniens, prit les armes en faveur d’Hippias. Elle commençoit à être jalouse de leur puissance: elle craignoit qu’ils ne lui disputassent un jour la supériorité dont elle jouissoit dans la Grèce, et l’ambition de dominer la rendoit injuste. Voici le temps où ces deux petites républiques vont acquérir une célébrité prodigieuse. Si elles différoient trop de caractère et de mœurs pour être sincèrement unies, elles avoient l’une et l’autre de quoi fixer l’admiration par de grandes choses.

Sparte, avec ses vertus rigides, dévouée uniquement à la guerre, sembloit avoir autant de héros que de citoyens; elle ne permettoit d’autre occupation que les armes et les affaires publiques: ses magistrats et ses généraux n’avoient qu’à commander pour être obéis; enfin ses lois, ses principes de gouvernement demeuroient inviolables au sein de la pauvreté. Au contraire, Athènes excitoit l’industrie, le commerce, les talens; elle devenoit riche, prenoit le goût des plaisirs, se laissoit entraîner souvent par le caprice et la passion; mais ses citoyens aimoient la gloire et la patrie: quoique libres dans leurs occupations particulières, ils devoient tous être soldats dans les besoins de la république: ils étoient braves autant que spirituels; ils pouvoient se faire craindre aussi bien que se faire aimer. Tels furent les Spartiates et les Athéniens, qui ont immortalisé la Grèce. Si les premiers avoient eu de la modération, si les autres n’avoient pas eu trop de licence, ils auroient dû servir de modèle à tous les peuples.

(A continuer.)

Particularités sur le séjour des François à Moskou
et dans les environs en 1812.[1]

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L’arrivée d’une armée françoise victorieuse dans l’ancienne capitale des czars, dans la ville la plus riche et la plus centrale de Russie, et qu’une croyance religieuse fit regarder jusqu’alors comme sainte et sacrée, étoit un des événemens les plus extraordinaires de l’histoire moderne. A la vérité nos précédentes conquêtes avoient depuis quelques années accoutumé l’Europe à voir couronner du succès les plans de campagnes les plus vastes et les plus surprenans. Mais de toutes nos expéditions, aucune n’offroit comme celle-ci, à un si haut degré, l’apparence de grandeur propre à séduire les âmes passionnées pour le merveilleux, et aucune ne pouvoit davantage, par la difficulté de l’entreprise, assimiler nos travaux à tout ce que les Perses, les Grecs et les Romains conçurent de plus prodigieux. La distance de Paris à Moskou, à peu près égale à celle qui séparoit la capitale d’Alexandre de celle de Darius; la nature du climat et des lieux qui passoient pour inaccessibles aux armées de l’Europe; le souvenir de Charles XII. qui, voulant tenter un semblable projet, n’osa dépasser Smolensk; la frayeur des nations Asiatiques, consternées de voir arriver chez elles les peuples qui fuyoient devant nous, tout enfin concouroit à donner aux exploits de la Grande-Armée un air de prodige qui rappeloit les expéditions les plus étonnantes de l’antiquité.

Telle étoit la couleur qu’offroit le tableau de nos conquêtes, lorsqu’on l’envisageoit sous le point de vue le plus brillant; mais dès que la saine raison nous faisoit entrevoir l’avenir, on n’y trouvoit que le coloris le plus triste et le plus rembruni. L’affreuse extrémité à laquelle les Moskowites avoient été réduits, nous prouvoit qu’il n’y avoit plus moyen de traiter avec un peuple déterminé à faire de si grands sacrifices, et que la vaine gloire de signer un traité de paix à Moskou, avoit allumé un incendie dont les ravages s’étendroient sur toute l’Europe, et donneroient à la guerre un caractère tellement envenimé, qu’elle ne pourroit finir que par la ruine entière d’un peuple malheureux, ou par la chute de ce génie malfaisant que Dieu, dans sa colère, sembloit avoir créé pour châtier les hommes, et s’en servir comme d’un nouvel ange exterminateur.

Aussi les gens sages et doués d’un esprit judicieux, ne voyoient qu’avec terreur la destruction d’une ville qui, depuis cinq jours, étoit la proie des flammes, et dont la lueur venoit chaque nuit éclairer notre camp. “D’ailleurs, quelles peuvent être nos espérances, disoient-ils, en supposant que nous soyons toujours vainqueurs? Après la prise de Moskou, ne faut-il pas tourner nos armes contre Pétersbourg; et quand même nous viendrions à bout de soumettre la Russie entière, quel sera le terme de nos conquêtes? Ne nous parlera-t-on pas alors de marcher sur l’Euphrate ou sur le Gange? Ainsi, notre dévouement et nos succès ne serviront qu’à prolonger les maux de notre patrie, en inspirant des désirs plus vastes encore à une ambition qui ne connoît point de limites!”

Quoique la ruine de Moskou fût une grande perte pour les Russes, néanmoins cette perte étoit encore plus sensible pour nous, en ce qu’elle donnoit à nos ennemis l’assurance de retirer tout le fruit qu’ils s’étoient promis de la rigueur de leur climat. En vain parmi nous objectoit-on que l’incendie de cette capitale étoit inutile, et que l’armée françoise devoit au contraire s’applaudir d’être débarrassée d’une population immense, dont le naturel ardent et fanatique pouvoit y préparer les élémens d’une insurrection: mais en y réfléchissant beaucoup, je me suis convaincu qu’avec le caractère astucieux et suborneur de notre chef, il étoit à craindre pour le gouvernement russe que cette même population, loin de se révolter contre nous, ne devînt dans peu un instrument à nos projets, et que la plupart des grands, entraînés par un aussi dangereux exemple, ou séduits par de brillantes promesses, n’abandonnassent les intérêts de la patrie pour se prêter à tout ce que l’ambition de Napoléon auroit exigé d’eux. Ce fut sans doute pour prévenir cette calamité, que le comte Rastopchin fit le sacrifice de sa fortune, en incendiant Moskou, pensant que ce grand exemple étoit l’unique pour ranimer l’énergie de la noblesse, et nourrir dans la nation cette haine violente qui la souleva, en nous rendant l’objet de son exécration. D’ailleurs, cette ville étant approvisionnée pour huit mois, l’armée françoise, en l’occupant, pouvoit attendre jusqu’au retour du printemps, et rentrer en campagne avec les corps de réserve qui campoient à Smolensk et sur le Niémen, tandis qu’en brûlant Moskou, on nous obligeoit à faire une retraite précipitée, au milieu de la saison la plus rigoureuse de l’année. Les espérances fondées sur ce calcul paraissoient assurées; car notre formidable armée, venue pendant la belle saison, avoit perdu le tiers de son monde par la seule rapidité des marches[2]; il n’y avoit pas à craindre non plus que nous prissions position nulle part, puisque l’indiscipline avoit fait un désert de toutes nos conquêtes, et que l’imprévoyance de celui qui dirigeoit l’entreprise n’avoit rien ménagé pour faciliter le retour. Enfin, pour achever de peindre notre détresse, au milieu de notre apparente victoire, il suffit de dire qu’on étoit las de marcher, et découragé par l’inflexibilité des Russes. La cavalerie touchoit à sa ruine, et les chevaux d’artillerie, épuisés par la mauvaise nourriture, ne pouvoient plus traîner les pièces. Aussi, quoique nous ayons été les déplorables victimes de l’incendie de Moskou, nous ne pouvons néanmoins nous empêcher d’admirer le généreux dévouement des habitans de cette ville, qui, à l’exemple des Espagnols, se sont, par leur courage et leur persévérance, élevés à ce haut degré de véritable gloire qui caractérise la grandeur d’une nation.

Lorsqu’on se rappelle les souffrances que nous avions endurées, et les pertes que la fatigue seule nous avoit fait éprouver avant d’arriver à Moskou, et à une époque où la terre, couverte de ses productions, nous offroit d’abondantes ressources, on ne peut alors concevoir comment Napoléon fut assez aveugle, ou assez obstiné, pour ne pas retourner à Smolensk; quand il vit surtout que la capitale, sur laquelle il avoit compté, n’existoit plus, et que l’hiver approchoit. Pour se refuser à une pareille évidence, il falloit que le ciel, lassé de son orgueil, l’eût frappé de vertige, puisqu’il osa penser que les mêmes hommes qui avoient eu assez de courage pour détruire leur patrie, auroient ensuite la foiblesse d’accepter ses dures propositions, et de signer la paix sur les ruines fumantes de leur ville. Aussi les moins prévoyans pronostiquoient nos malheurs, et en passant sous les murs du Kremlin ils croyoient entendre ces paroles prophétiques qu’une voix divine prononçoit à Nabuchodonosor, lors de ses plus grandes prospérités: “Ton empire passera en d’autres mains; tu seras chassé de la compagnie des hommes; tu vivras en exil et dans l’abrutissement, jusqu’à ce que tu reconnoisses que le Très-Haut a un pouvoir absolu sur les royaumes, et qu’il les donne à qui il lui plaît.

Le jour où nous entrâmes dans Moskou, les Russes se retirèrent sur la grande route de Wladimir; Ensuite la majeure partie de leur armée revint, suivit le cours de la Moskwa pour aller à Kolomna, où elle prit position le long de la rivière. L’on raconte à ce sujet que cette armée, accompagnée d’une population fugitive, passa sous les murs de Moskou deux jours après notre arrivée, lorsque la ville brûloit encore; quoiqu’à six lieues de distance, elle fut éclairée par la lueur de l’incendie; le vent même, soufflant avec violence, apportoit jusque dans les rangs des débris de la patrie réduite en cendres, et annonçoit aux habitans qu’ils n’avoient plus d’asiles. Malgré tant de maux, cette troupe observa le plus grand ordre, et garda un profond silence: une telle résignation, à la vue d’un tableau si douloureux, donnoit à cette marche un air imposant et religieux.

Pendant les quatre jours (17, 18, 19 et 20 Septembre) que nous demeurâmes auprès de Peterskoé[3], Moskou ne cessa de brûler. Cependant la pluie tomboit par torrens, et le petit nombre de maisons qu’il y avoit auprès de ce palais, pour la grande multitude qui s’y trouvoit campée, rendoit fort difficile la possibilité d’obtenir un abri: ainsi hommes, chevaux et voitures bivaquoient au milieu des champs. Les états-majors, placés autour des châteaux où se trouvoient leurs généraux, étoient établis dans des jardins anglois, et se logeoient sous des grottes, des pavillons chinois, des kiosques, ou des cabinets de verdure, tandis que tous les chevaux, attachés à des accacias ou à des tilleuls, étoient séparés les uns des autres par des charmilles ou des plate-bandes. Ce camp, vraiment pittoresque, l’étoit encore davantage par le costume nouveau qu’adoptoient les soldats: la plupart, pour se mettre à l’abri des injures du temps, avoient endossé les mêmes vêtemens qu’on voyoit jadis à Moskou, et qui, dans le bazar de cette ville, offroient la plus piquante variété. On voyoit ainsi promener dans notre camp des soldats vêtus à la tartare, à la kosaque, à la chinoise; l’un portoit la toque polonoise, l’autre le haut bonnet des Persans, des Baskirs ou des Kalmouks. Enfin, notre armée, à cette, époque, offroit l’image du carnaval, et c’est ce qui fit dire, par la suite, que notre retraite ayant commencé par une mascarade, avoit fini par un enterrement.

Mais l’abondance dont jouissoit l’armée lui faisoit oublier ses fatigues; on se consoloit d’avoir la pluie sur le dos, et les pieds dans la boue, par la bonne chère et le bénéfice que chacun retiroit en trafiquant les objets apportés de Moskou. Car, quoiqu’il fût défendu d’aller dans cette ville, les soldats, attirés par l’appât du gain, violoient les consignes, et continuellement revenoient chargés de vivres et de marchandises. Sous le prétexte d’aller à la maraude, ils retournoient auprès du Kremlin, et fouillant sous les ruines et les cendres, découvroient des magasins intacts, dont ils retiroient avec profusion des objets de toute espèce. Ainsi notre camp ne ressembloit plus à une armée, mais bien à une grande foire où chaque soldat, métamorphosé en marchand, vendoit, à vil prix, les choses les plus précieuses; quoique campé dans les champs, exposé aux injures du temps, par un contraste singulier, il mangeoit dans des assiettes de porcelaine, buvoit dans des vases d’argent, et possédoit tout ce que le luxe avoit imaginé de plus riche et de plus élégant pour les commodités de la vie.

Le séjour de Peterskoé et de ses jardins devenant aussi malsain qu’incommode, Napoléon retourna s’établir au Kremlin, qui n’avoit point été brûlé; alors la garde et les états-majors reçurent l’ordre de rentrer dans la ville (20 et 21 Septembre).—D’après le relevé que firent les ingénieurs-géographes, il ne restoit plus que le dixième des maisons[4]; elles furent réparties selon les quartiers, entre chacun des corps de la Grande-Armée. On nous donna le même que nous avions auparavant, c’est-à-dire, le faubourg de Pétersbourg.

Cette fois nous n’eûmes plus l’embarras du choix pour nos logemens. En rentrant dans la ville, nous éprouvâmes un serrement de cœur en voyant qu’il n’existoit aucune trace de ces beaux hôtels où nous nous étions établis; ils avoient tous disparu, et leurs décombres, encore fumans, exhaloient des vapeurs sur toute l’atmosphère qui, en forme de nuages, obscurcissoient le soleil, et nous faisoient croire que son disque étoit rouge et sanglant. On ne distinguoit plus l’alignement des rues, les seuls palais en pierre conservoient quelques traces de ce qu’ils avoient été; isolés sur des amas de charbons et de cendres, noircis par la fumée, ces débris d’une ville nouvelle ressembloient à des restes d’antiquités.

Chacun cherchoit à se loger, mais rarement trouvoit-on des maisons réunies; pour abriter quelques compagnies, il falloit occuper un vaste terrain qui n’offroit des habitations que de distance en distance. Les églises, moins combustibles que les autres bâtimens, ayant encore conservé leur toiture, furent transformées en casernes et en écuries. Ainsi les hennissemens des chevaux et les horribles blasphêmes du soldat, remplacèrent les hymnes saints et harmonieux qui, jadis, retentissoient sous ces voûtes sacrées.

Curieux de revoir la maison où j’avois logé, je la cherchois en vain; une église voisine, encore existante, me la fit enfin découvrir; dans l’état où je la vis, j’eus peine à la reconnoître; elle étoit entièrement brûlée, il n’en restoit que les quatre murailles, toutes lézardées par la violence du feu. Je contemplois avec horreur tant de ravages, quand les malheureux domestiques de cette maison sortirent du fond d’une cave; maigris par la misère, j’aurois trouvé leurs traits bien changés si les cendres et la fumée ne les eussent rendus méconnoissables; ils me parurent des spectres. Mais quelle sensation pénible vint encore m’affliger, lorsque je retrouvai mon ancien hôte parmi ces misérables, caché sous des haillons que lui avoient prêtés ses domestiques; il vivoit maintenant comme eux, tant le malheur avoit égalé les conditions! En me voyant, il ne put s’empêcher de verser des larmes, surtout en me présentant ses enfans à demi-nus, et mourans de faim. Sa douleur muette fit sur mon âme une impression profonde, et par les signes de cet infortuné, je compris que les soldats, après avoir spolié sa demeure pendant qu’elle brûloit, lui avoient encore arraché les habits qu’il portoit. A la vue d’un tableau si déchirant, j’eus le cœur navré; et cherchant à soulager ses peines, je craignois de n’avoir à lui donner que des consolations stériles; mais le même homme qui, peu de jours auparavant, m’avoit donné un repas splendide, accepta un morceau de pain avec reconnoissance.

Quoique la population de Moskou eût entièrement disparu, néanmoins il restoit beaucoup de ces êtres malheureux que la misère force à regarder tous les événemens avec indifférence. Ceux-là couroient les rues avec les soldats, leur servoient de domestiques, s’estimant très-heureux d’avoir pour récompense les effets que ceux-ci dédaignoient. On voyoit aussi beaucoup de filles publiques: cette classe fut la seule qui retira quelque fruit du sac de Moskou; car chacun, empressé d’avoir une femme, accueilloit avec plaisir ces créatures qui, introduites dans nos maisons, en devenoient sur-le-champ les maîtresses, et gaspilloient tout ce que les flammes avoient épargné. Il en étoit d’autres qui réellement méritoient des égards par leur éducation, surtout par leur malheur: la faim et la misère souvent forcèrent leurs mères à venir nous les présenter. Cette immoralité, dans une telle circonstance, retomboit sur ceux qui n’avoient pas assez de vertu pour triompher d’une passion brutale, et assez corrompus pour chercher du plaisir sur une bouche que la faim décolore. Car cet empire que les mères nous donnoient sur leurs filles, étoit l’effet d’une calamité publique.

Il y avoit encore, dans Moskou, une classe d’hommes, qui étoit la plus méprisable de toutes, puisqu’elle racheta ses crimes par de nouveaux crimes plus grands encore; c’étoit celle des forçats. Aussi long-temps que dura l’embrâsement de cette capitale, ils se signalèrent par l’audace avec laquelle ils exécutèrent les ordres qu’ils avoient reçus: munis de briquets phosphoriques, ils rallumèrent l’incendie sur tous les points où il paroissoit s’éteindre, et se glissoient furtivement dans les maisons habitées, pour y mettre le feu. Plusieurs de ces êtres abjects furent arrêtés la torche à la main; mais leur supplice, trop prompt, produisit peu d’effet (24 Septembre). Le peuple, qui toujours déteste ses vainqueurs, regarda ces exécutions comme un calcul de notre politique: ces victimes, en effet, étoient trop obscures pour l’expiation d’un tel crime; leur procédure manquant d’appareil et affranchie de toute la solennité des formes judiciaires, ne jeta aucun jour sur un si grand événement, et ne put par conséquent nous justifier d’une manière éclatante aux yeux de ceux qui persistoient à croire que nous en étions les auteurs.

Beaucoup de Moskowites, cachés dans les forêts voisines, voyant cesser l’incendie, crurent n’avoir plus rien à craindre, et entrèrent dans la ville; les uns cherchoient leur maison et ne la trouvoient plus; d’autres, voulant se réfugier dans le sanctuaire de leur Dieu, virent avec douleur, qu’on l’avoit profané: les promenades et les rues offroient un spectacle révoltant; à chaque instant on rencontroit des chevaux morts ou des cadavres en putréfaction; et sur plusieurs arbres à demi-brûlés, étoit suspendu le corps inanimé d’un incendiaire. C’est au milieu de ces horreurs qu’on voyoit les infortunés habitans, restés sans asile, ramasser la tôle qui couvroit les toits, pour se construire des cabanes qu’ils élevoient dans des quartiers éloignés, ou dans des jardins entièrement ravagés. N’ayant rien à manger, ils fouilloient la terre pour arracher la racine des légumes que nos soldats avoient cueillis: ou bien, errant au milieu des décombres, ils remuoient les cendres refroidies pour y chercher les alimens que le feu n’avoit pas entièrement consumés; pâles, décharnés et presque nus, la lenteur de leur démarche annonçoit l’excès de leurs souffrances. Enfin, plusieurs se rappelant qu’on avoit coulé des barques chargées de grains, plongèrent dans la rivière, pour se nourrir d’un blé en fermentation, dont l’odeur étoit repoussante.

Afin de soulager le cœur affecté par tant de calamités, je crois devoir rappeler le beau trait d’un soldat françois qui trouva dans un cimetière une femme nouvellement accouchée; comme elle étoit sans secours, sans alimens, ce généreux militaire, touché de la position de cette infortunée, lui donna tous ses soins, et pendant plusieurs jours la nourrit en partageant avec elle le peu de vivres qu’il put se procurer.

Tandis que le gros de l’armée russe prenoit d’importantes positions, nos différens corps étoient occupés à l’observer. Le prince d’Eckmülh avoit ses divisions sur la route de Kaluga, et le long de la Nara, pour appuyer avec les Polonois la cavalerie du roi de Naples. Le duc d’Elchingen, cantonné autour de Boghorodsk, observoit la route de Wladimir; le vice-roi gardoit celle de Dmitrow, et les Westphaliens restoient à Mojaïsk; pendant ce temps, les seigneurs des provinces voisines de Moskou, profitèrent de l’exaspération où les malheurs de la guerre avoient réduit la population, pour la soulever et l’armer contre nous. Beaucoup firent des levées à leurs frais, et se mirent à la tête de leurs paysans insurgés. Ces forces, réunies aux kosaques, interceptoient sur les grandes routes les convois qui nous arrivoient. Mais le but principal de ces armemens étoit de harceler nos fourrageurs, et surtout de leur enlever toutes les ressources qu’on pouvoit encore retirer des villages voisins. Quant à nos corps d’armée, comme ils se trouvoient très-éloignés, et au milieu d’une plaine immense couverte de bois, il leur étoit impossible de s’opposer à des agressions qui nous préparoient un avenir si funeste.

En fouillant sous les ruines de Moskou, on trouvoit souvent des magasins de sucre, de vin ou d’eau-de-vie. Ces découvertes, précieuses dans des temps plus heureux, n’étoient pas d’un grand soulagement pour une armée qui avoit consommé tous les légumes de la campagne, et qui touchoit au moment de se voir affamée. Le manque de fourrage faisoit dépérir nos bestiaux, et pour nous en procurer de nouveaux, il falloit chaque jour livrer des combats toujours désavantageux; car, à un aussi grand éloignement de notre patrie, la plus petite perte étoit pour nous très sensible.

Notre misère réelle étoit masquée par une abondance apparente. Nous n’avions ni pain ni viande, et nos tables étoient couvertes de confitures et de bonbons; le thé, la liqueur et les vins de toute espèce, servis dans de la porcelaine ou dans des vases de cristal, faisoient voir que chez nous le luxe étoit voisin de la pauvreté. L’étendue de nos besoins rendoit presque nulle la valeur de l’argent, et c’est là que prit naissance la coutume des échanges; celui qui avoit du drap l’offroit pour du vin; et celui qui avoit une pelisse pouvoit en retirer beaucoup de sucre et de café.

Napoléon se flattoit toujours du ridicule espoir de ramener, par des proclamations pleines de douceur, ceux qui, voulant s’affranchir de son joug, avoient tout sacrifié pour pouvoir s’y soustraire. Afin de les séduire et de leur inspirer quelque confiance, il avoit divisé les restes de la ville en quartiers, nommé des commandans pour chacun, et institué des magistrats chargés de rendre, au peu de citoyens qui restaient encore, la justice qui leur étoit due. Le consul-général Lesseps, nommé gouverneur de Moskou, fit publier une proclamation pour annoncer aux habitans les intentions paternelles de Napoléon; mais ces promesses généreuses et bienfaisantes ne parvinrent point aux Moskowites; et lors même qu’elles seroient arrivées jusqu’à eux, la rigueur des circonstances les auroit fait regarder comme la plus sanglante des ironies. D’ailleurs, la plupart avoient fui derrière le Volga, et les autres, réfugiés au milieu de l’armée russe, et animés par une haine légitime, ne respiroient que le sentiment de la vengeance.

Cependant le prince Kutusoff, ayant porté la majeure partie de ses forces sur Lectaskova, entre Moskou et Kaluga, afin de couvrir les provinces méridionales, resserra étroitement Napoléon, si bien que celui-ci, malgré ses différentes manœuvres, ne pouvoit se dégager de sa pénible position, et se voyoit toujours contraint à se replier sur lui-même. Il lui étoit impossible de se porter sur Pétersbourg, sans attirer sur ses derrières l’armée russe, et compromettre notre sûreté en renonçant à toute communication avec la Pologne. Il ne pouvoit point non plus marcher vers le Volga, car de nouvelles invasions sur ce point n’auroient fait que l’affaiblir et l’éloigner de ses ressources. Par conséquent, rien n’étoit aussi critique que la situation de l’armée françoise, puisque, campée sur les routes de Twer, de Jaroslaw, de Wladimir, de Rïasan et de Kaluga, elle étoit toujours obligée de rester dans Moskou, cernée de toutes parts, ayant peu de cavalerie, et forcée de faire face à une ligne formant un cercle d’environ cent lieues de circonférence. D’ailleurs cette capitale, jadis si brillante, n’offroit plus qu’un séjour infect au milieu des ruines, et la campagne auroit été déserte sans les paysans et les kosaques qui, parcourant le pays, nous enlevoient nos transports, arrêtoient nos couriers, massacroient nos fourrageurs, enfin nous causoient des maux irréparables. Dès-lors notre état devint de plus en plus pénible; la pénurie et le mécontentement des soldats augmentoient chaque jour; pour comble de maux, la paix, chez les esprits sensés, étoit hors de toute probabilité.

Ce seroit un récit singulier que celui de tous les projets extraordinaires qui, dans cette circonstance, furent mis à l’ordre de l’armée; les uns parloient d’aller en Ukraine, les autres de marcher sur Pétersbourg; mais les gens sages répétoient qu’on auroit dû depuis long-temps retourner à Wilna. Napoléon, toujours plus opiniâtre contre les difficultés, et passionné pour les choses surnaturelles, persistoit à se maintenir dans un désert, par cela seul qu’on menaçoit de l’en chasser, et croyoit pouvoir contraindre l’ennemi à signer la paix en feignant de vouloir passer l’hiver à Moskou. Pour assurer le succès de son stratagème, il forma le plan d’armer le Kremlin et de faire même une citadelle de la grande maison de force située dans le quartier de Pétersbourg, connue sous le nom d’Ostrog, et que nous appelions maison carrée. Enfin, lorsque tout étoit épuisé et qu’on n’avoit rien pour vivre, il nous ordonna de faire des provisions pour deux mois. Une telle incertitude, dans une pareille circonstance, dévoiloit assez notre cruelle position.

Tandis qu’on s’occupoit à méditer sur toutes ces choses, et surtout à former des magasins sans avoir aucune ressource, des bruits de paix, accrédités par cela seul qu’ils étoient vivement désirés, en comblant nos cœurs de joie, nous firent croire qu’on n’auroit pas besoin de recourir à des mesures impraticables.—Cette nouvelle acquit de la consistance par l’accord qui régnoit entre les kosaques et les avant-postes du roi de Naples. Leur inaction et des procédés réciproques, faisoient augurer qu’il y avoit espérance de raccommodement entre les deux Empereurs. Cette même arrière-garde, qui nous avoit prié d’épargner Moskou, en attendant l’hiver, ne cessoit de dire à nos soldats qu’il ne falloit plus se battre, mais songer à se réconcilier; de plus, on disoit que le général Lauriston avoit été envoyé au quartier-général du prince Kutusoff, et qu’à la suite de son entretien avec ce général en chef, un courrier avoit été expédié à Pétersbourg pour négocier la paix. Comment pouvoit-on s’abandonner à de semblables illusions, lorsqu’on songe que Milloradowitch, avec plus de franchise, avoit dit au roi de Naples: la campagne est finie pour les François, il est temps qu’elle commence pour les Russes!

L’Empereur, au lieu de visiter les corps d’armée campés aux environs, et par là se convaincre de leur dépérissement, restoit enfermé dans le Kremlin; mais il ne s’amusa point, comme on l’a dit, à faire jouer la comédie: à la vérité les acteurs françois, réduits à la plus affreuse misère, ayant obtenu les rations de soldats, par reconnoissance nous donnèrent quelques représentations; peu de personnes y assistèrent. C’est ainsi qu’un trait d’humanité, lorsqu’il est mal raconté, a toute l’apparence d’un acte de barbarie. J’ai cru devoir éclaircir ce fait, dans la crainte que la postérité ne justifiât Napoléon de ses véritables fautes, si un jour elle venoit à découvrir que nous lui en avons reproché d’imaginaires. Absorbé dans son cabinet, ce guerrier cherchoit à esquiver, par les détours de la politique, le péril où il s’étoit engagé en poussant trop loin ses conquêtes; l’espérance de la paix, avec laquelle les Russes l’amusèrent, fut la cause unique de son séjour, et par conséquent celle de sa perte. Loin de songer à des spectacles ou à des concerts, il ne s’occupoit qu’à envoyer des messages à Kutusoff, à Alexandre, et à faire revenir les habitans de Moskou.

Au milieu de ses angoisses, sa seule distraction étoit de passer en revue les troupes de la garnison. Par un examen sévère, il obligeoit les colonels à maintenir leurs régimens dans une tenue rigoureuse, espérant, par ce brillant appareil, en imposer aux Russes, et les forcer de souscrire à ses conditions. Le temps, à notre grand étonnement, étoit magnifique, et contribuoit beaucoup à rendre ces revues imposantes. Une chose aussi rare dans une saison si avancée étoit un phénomène pour les Moskowites qui, accoutumés à voir la neige dès le mois d’Octobre, ne contemploient qu’avec surprise les beaux jours dont nous jouissions. Le peuple, naturellement superstitieux, et qui, depuis long-temps, attendoit l’hiver comme son vengeur, dans son impatience, désespéroit des secours de la Providence, et commençoit à regarder un tel prodige comme l’effet de la protection manifeste que Dieu accordoit à Napoléon. Mais cette apparente protection fut précisément la cause de sa perte, en ce qu’elle l’aveugla au point de lui faire croire que le climat de Moskou ressembloit à celui de Paris; dans sa folle vanité, il espéroit commander aux saisons comme il commandoit aux hommes; et, par un abus de son heureuse étoile, il s’imaginoit que le soleil d’Austerlitz l’éclaireroit jusqu’au pôle, ou qu’à sa voix, comme à celle d’un autre Josué, cet astre s’arrêteroit pour protéger sa course vagabonde.

(A continuer.)


Extrait de La Campagne de Russie en 1812, par Eugène Labaume.

Le quatrième corps, en partant de Glogau, étoit d’environ cinquante mille hommes, et lorsque nous sortîmes de Moskou, il n’y avoit que vingt mille fantassins et deux mille cavaliers. La quinzième division, qui avoit treize mille hommes en entrant en campagne, n’ayant soutenu que de petits combats, étoit déjà réduite à quatre mille.

Ce palais impérial n’est qu’à un quart de lieue de Moskou.

24e Bulletin.

Dévouement héroïque de deux Dames Angloises.

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Les croisades qui jadis ouvrirent au génie une si vaste, une si belle carrière, n’ont guère fourni de traits aussi frappans que ceux que nous offre la première guerre d’Amérique: elles n’en ont certainement point fourni de si authentiques. Ecoutons le Général Burgoyne, publiant sa malheureuse campagne terminée par le désastre de Saratoga.

——“Ce jour (8 Octobre 1777,) fut remarquable par une circonstance d’infortune privée trop extraordinaire, trop attendrissante pour être omise; je veux parler de la résolution que prit Lady Harriet Ackland, de traverser l’armée ennemie, en Amérique, pour porter ses secours à son mari blessé et prisonnier de guerre. On aura de la peine à regarder comme déplacés ou superflus les détails relatifs à cette Dame, à sa marche à la suite de l’armée, &c.:—ils seroient intéressans, quand même ils n’auroient pour objet que de donner de l’authenticité à une anecdote tenant du merveilleux. Ces détails, bien écrits, offriroient dans un tableau touchant le courage, l’esprit d’entreprise, les détresses du roman; le tout réalisé et réglé sur les chastes principes d’un amour raisonnable et du devoir conjugal.

“Au commencement de 1776, Lady Harriet Ackland avoit accompagné son mari en Canada: dans le cours de cette campagne, elle avoit traversé une vaste étendue de pays, ayant à combattre les extrémités opposées des diverses saisons, et étant environnée de difficultés dont il n’est pas facile de se former une idée. L’objet de tant de fatigues étoit de venir trouver à Chambly son mari, malade dans son lit, et de le servir dans une misérable hutte.

“A l’ouverture de la campagne de 1777, les injonctions positives de son mari ne lui permirent pas de partager avec lui les fatigues et les dangers auxquels on s’attendoit devant Ticonderago: le lendemain de la prise de cette place, il fut dangereusement blessé, et elle passa le lac Champlain pour le joindre; sitôt qu’il fut rétabli, Lady Harriet s’attacha à sa fortune pour le cours de la campagne. Au fort Edward, ou au premier endroit où les troupes campèrent, elle fit l’acquisition d’une espèce de tombereau à deux roues, construit par les artilleurs, et ressemblant à-peu-près aux chariots qui portent des malles sur les grands chemins d’Angleterre. Le Major Ackland commandoit les grenadiers Anglois, qui, attachés au corps du Général Fraser, formoient toujours, par conséquent, le poste le plus avancé de l’armée, et se trouvoient dans un état d’alerte si fréquente, que personne ne se déshabilloit pour dormir. Comme ils se trouvoient dans cette situation, le feu prit subitement dans la tente où le Major et Lady Harriet reposoient. Un sergent des grenadiers, au grand danger d’être suffoqué, s’y précipita et en retira la première personne qui se trouvoit sous sa main; c’étoit le Major. Dans l’instant même Lady Harriet, sans savoir ce qu’elle faisoit, et peut-être dormant encore à demi, s’échappoit, en se traînant ventre à terre sous les derrières de la tente: à peine a-t-elle repris ses sens que le premier objet qui la frappe, est le Major qui s’étoit élancé dans le feu pour la chercher; le sergent le sauve encore; mais le ramène ayant le visage griévement brûlé, ainsi que diverses parties de son corps: tout ce qu’ils avoient dans la tente fut la proie des flammes.

“Cet accident arriva un peu avant que l’armée passât la rivière Hudson; il n’altéra en rien ni la fermeté ni même l’enjouement de Lady Harriet, et continuant la marche, elle partagea toutes les fatigues du corps avancé.—L’épreuve à laquelle son courage fut mis ensuite, a été d’une nature différente, et infiniment plus pénible, en ce qu’elle fut plus long-temps en suspens. Dans la marche du 19 Septembre, comme les grenadiers avoient à combattre à chaque pas qu’ils faisoient, le major avoit engagé son épouse à suivre l’artillerie et les bagages, parceque leur route n’étoit point exposée: au moment où l’action commença, elle se trouvoit près d’une petite hutte inhabitée où elle s’arrêta.—Les chirurgiens de l’hôpital s’apercevant que le combat devenoit général et sanglant, prirent possession de cette même hutte, comme étant l’endroit le plus convenable pour recevoir les blessés qui avoient besoin du premier appareil: c’est là que, pendant quatre heures consécutives, Lady Harriet entendit le feu non interrompu du canon et de la mousqueterie, sachant que son mari, à la tête des grenadiers, se trouvoit nécessairement dans l’endroit le plus exposé; là, s’aggloméroient devant elle les blessés et les mourans, dont le triste sort sembloit lui présager celui de leur vaillant officier. Lady Harriet avoit, il est vrai, trois Dames avec elle, la Baronne de Reidesel, les femmes du Major Harnage et du Lieutenant Reynell, officiers Anglois; mais, par l’événement, la compagnie de ces dames fut moins qu’une consolation pour elle: on ne tarda pas d’apporter aux chirurgiens le Major Harnage dangereusement blessé, et peu de tems après arrive la nouvelle que le Lieutenant Reynell est tué: il est inutile d’aider l’imagination pour se figurer l’état dans lequel se trouva le malheureux groupe.

“De ce moment au 7 Octobre, Lady Harriet conservant sa sérénité ordinaire, parut préparée à de nouvelles épreuves; sa destinée vouloit que leur cruauté augmentât en proportion de leur nombre: elle se vit encore exposée à entendre tout le fracas du combat; et enfin, en apprenant la calamité générale, elle reçut le coup qui la frappoit personnellement. Nos troupes étoient défaites, et le Major Ackland, plus que dangereusement blessé, étoit pris prisonnier! . . . . Lady Harriet et ses compagnes passèrent la journée du 8 dans un état de détresse commune: point de tente, pas d’autre appentis que celui qui appartenoit à l’hôpital; elles n’avoient de refuge que parmi les blessés et les mourans.

“Après la halte dont j’ai parlé, l’armée se trouvant sur le point de se mettre en marche, je reçus de Lady Harriet une lettre, dans laquelle elle soumettoit à ma décision la proposition de passer dans le camp ennemi, et de demander au général Gates la permission de donner ses soins à son mari; proposition qu’elle paroissoit avec sollicitude déterminée à exécuter, si elle ne contrarioit pas mes desseins.

“Quoique, d’après mon expérience personnelle, je fusse disposé à croire que la contenance et le courage, portés au plus haut degré, pouvoient se trouver, ainsi que toutes les autres vertus, déguisés sous les formes les plus délicates; néanmoins, cette proposition ne laissa pas de m’étonner beaucoup. Qu’une femme, après une si longue agitation d’esprit, épuisée, non-seulement par la privation du sommeil, mais par le manque absolu de tout aliment, ayant été exposée, pendant douze heures, à une pluie continuelle et glaciale, fût capable d’une entreprise aussi hardie que l’étoit celle de se livrer à l’ennemi, probablement pendant la nuit, sans savoir en quelles mains elle pourroit tomber en arrivant, me paroissoit être un effort au-dessus de la nature humaine! Le secours que j’avois à lui offrir étoit mince en vérité; je ne pouvois même pas lui envoyer un verre de vin. On me dit que quelque main bienfaisante avoit eu le bonheur de lui offrir un peu de rum et d’eau bourbeuse. Tout ce que je pus lui fournir fut un bateau découvert, et quelques lignes écrites sur du papier sale et humide pour le général Gates, à la protection duquel je la recommandois. C’est dans cet état de denuement absolu que mon Héroïne est allée à la poursuite du digne objet de ses affections, tandis que tous les cœurs la suivent au milieu des dangers qu’elle affronte si généreusement.”

Quand un militaire s’exprime avec une telle onction, tout autre éloge seroit languissant: bornons nous donc à faire connoître la fin attendrissante de Mistress Ross, rivale d’Harriet Ackland en héroïsme, et dont la vertu s’exerça aussi dans notre hémisphère.

Lorsque les troubles de l’Amérique éclatèrent, la nouvelle Emma dont il s’agit avoit contracté avec le capitaine Charles Ross des engagemens que ses parens refusèrent de ratifier. Pour ajouter à son désespoir, le devoir et l’honneur lui enlevèrent celui qui ne pouvant être son époux, ne cessoit pas d’être son amant: il partit pour l’Amérique, où elle ne tarda pas de le suivre sous les vêtemens d’un homme.

A peine arrivée, elle apprend que le capitaine a été détaché quelques jours auparavant contre un parti d’Américains et de Sauvages: elle vole sur ses pas, parcourt rapidement les lieux qu’on lui a indiqués. Quelqu’un l’informe qu’à tel endroit, sur la lisière de tel bois, il y a eu la veille une escarmouche sanglante; elle s’y rend: tout étoit dispersé; il ne restoit sur le champ de bataille que quelques cadavres épars, parmi lesquels le corps du capitaine étoit étendu et palpitoit encore; elle le reconnoît, se précipite sur lui, découvre une étroite blessure, cherche à étancher le sang, et finissant par sucer la plaie, le ramene insensiblement à la vie....... Le capitaine ouvre les yeux, et les tourne languissamment sur elle: elle croit remarquer quelque émotion; prévoyant la révolution que produiroit infailliblement une reconnoissance trop prompte, et craignant que ses habits d’homme ne la déguisent pas assez à des yeux si accoutumés à lire dans les siens, elle couvre sa peau d’une infusion jaunâtre, et continue avec la même assiduité de soigner le convalescent: six semaines s’écoulent avant qu’il soit en état de marcher; pendant cet intervalle, le souvenir de son amante renaît dans son cœur; il en entretient le généreux inconnu devenu, à de si justes titres, son ami, son confident. “Si je meurs, lui dit-il, portez-lui mes derniers soupirs, mes derniers sermens; dites-lui qu’aux yeux du ciel je suis mort son époux.” Enfin il se rétablit; on se met en chemin, on arrive à Philadelphie, où le capitaine ne tarde pas à reconnoître celle qui ne prend plus la peine de se déguiser: un ministre couronne aux pieds des autels une des plus respectables passions dont on ait des exemples......

A peine Mistress Ross avoit-elle joui du prix de sa constance, qu’on la vit tomber dans un état de langueur, interrompu quelquefois par des accès de douleur aigüe: le capitaine se désole; on examine, ou consulte, on pèse les circonstances: on découvre que la plaie sucée avoit été empoisonnée; horreur que les Sauvages se permettent!—Le poison, attiré par l’aspiration, avoit passé du flanc de l’époux dans le sein de l’épouse qu’il minoit lentement . . . . Enfin, après trois années passées dans un état de crainte progressive, le capitaine s’affecta si vivement de ce qu’il alloit causer la mort de celle à qui il eût sacrifié mille vies, qu’il mourut au commencement du printems de 1779, à John’s Town, consumé par la douleur. Mistress Ross sentant sa fin s’approcher, mais espérant avoir assez de tems et de force pour repasser en Angleterre, s’embarqua peu de jours après; elle arriva, dans le mois de Mai de la même année, chez ses parens, pour leur demander pardon des chagrins qu’elle leur avoit causés; et elle expira le 26 Juillet suivant, à l’âge de 26 ans!

Nous avons lu quelques stances de Lord Byron, destinées à transmettre à la postérité le généreux dévouement de Madame Lavalette. Loin de nous la pensée de détacher la moindre fleur de cette guirlande immortelle, qu’un grand génie a consacrée à l’amour conjugal: mais si le hasard porte quelque jour à la connoissance de Lord Byron les deux anecdotes que nous venons de rappeler, sans doute il sera fier de pouvoir célébrer aussi deux Angloises, dont l’héroïsme est peut-être supérieur à celui de Madame Lavalette.[1] En attendant les heureuses inspirations de sa verve, nous aimons à reconnoître que le sexe doué de plus de charmes l’est aussi de plus de vertus: si nous ne pouvons lui rendre tout le bonheur qu’il nous procure, du moins pardonnons lui une supériorité qui nous est si favorable.


Si l’imminence du péril auquel on se dévoue pour l’objet de ses affections constitue le plus haut degré d’héroïsme, celui des deux Dames Angloises paroîtroit en effet supérieur; car leur vie étoit évidemment en danger, et celle de Madame Lavalette ne pouvoit l’être, Louis XVIII régnant.

Québec, le 18 Novembre 1818.

Mr. Meziere.

Monsieur,

Un bon Anglois, établi dans votre ville et avec qui je suis en relation d’affaires, me retint à dîner chez lui le jour de la St. Michel dernier. Nous étions une vingtaine de convives, de différens pays, et de différentes croyances religieuses; malgré cette disparité, nous n’eûmes pas de peine à tomber tous d’accord qu’il falloit faire honneur au repas de notre hôte. J’ignore s’il fut bien content de nous, mais nous le fûmes beaucoup de sa cordialité et de ses manières engageantes. Ce qui nous étonna un peu, ce fut de voir paroître simultanément, au second service, quatre belles oies, formant la bordure d’un ample roast-beef, qui occupoit le centre de la table. Notre hôte sourit, comme s’il eut joui de notre surprise; puis, d’un ton badin:—“Messieurs, dit-il, l’on apprend toujours quelque chose en dînant avec moi...... mais ne laissons pas refroidir les oies, et je vous expliquerai tout-à-l’heure le motif de cette parade.” Nous fîmes de notre mieux pour en finir avec ce service: bientôt on leva la nappe; les bagatelles qu’on appelle dessert furent rangées symétriquement sur l’acajou, avec des carafes d’un beau crystal, d’où la gaieté devoit bientôt jaillir.—Notre hôte se sert une rasade et nous invite à faire comme lui: à la mémoire vénérée d’Elizabeth Reine d’Angleterre, s’écrie-t-il; à sa mémoire, répondons nous, et nous vidons nos verres.—Maintenant, messieurs, je vais vous apprendre ce que vous paroissez ignorer.

Il est d’usage dans toute l’étendue de l’Angleterre de manger de l’oie le jour de la St. Michel, et comme tous les usages du monde ont une origine, voici celle que l’on assigne au massacre universel que l’on y fait, dans ce tems-ci, de ces pauvres bipèdes emplumés.

Le 29 Septembre 1588, Elizabeth se rendant au fort de Tilbury, dîna au château de Sir Neville Unfreville, dans le voisinage du fort. Dans le très petit nombre de mets fort succulens que l’on servit à l’Amazone, il se trouvoit une belle accolade d’oies dont Sa Majesté se reput copieusement; ensuite demandant un verre de Bourgogne, elle but à la destruction de l’invincible Armada (c’étoit l’armement le plus formidable que l’Espagne eut jamais dirigé contre l’Angleterre.) A peine posoit-elle le verre sur la table, qu’on vint lui annoncer qu’une tempête avoit détruit la flotte Espagnole. “Qu’on me donne donc, dit-elle, un autre verre de Bourgogne, pour m’aider à digérer et les bonnes oies et les bonnes nouvelles.”

L’année suivante, à pareil jour, la Reine se rappelant l’aventure du château, ordonna qu’on lui servît des oies pour son dîner. La Cour crut devoir manger des oies le même jour, et le peuple, singe de la Cour, mangea de l’oie comme les grands.—Depuis cette époque, l’usage a été général et s’est maintenu.

Il ne nous reste plus, messieurs, poursuivit l’aimable hôte, qu’à boire du Madère, au lieu de Bourgogne, pour nous aider à digérer les oies. Chacun se fit un plaisir de suivre cet avis et s’en trouva bien.

Si vous jugez, Monsieur, cette petite anecdote digne de quelque attention, vous pouvez en disposer comme bon vous semblera.

UN DE VOS LECTEURS.

MÉLANGES.

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Grandeur d’âme d’un Roi de Naples.

Un particulier a copié, d’après un manuscrit conservé dans la Bibliothèque de l’Escurial, et intitulé Miscellaneorum varii Argumenti Codex, la lettre suivante écrite par Ferdinand, Roi de Naples, qui a régné depuis 1458 jusqu’en 1494. Ce Prince étoit fils d’Alphonse V, Roi d’Arragon. Il faut d’abord donner la lettre telle qu’elle a été écrite en latin; nous y joindrons une traduction françoise, afin que les personnes à qui la langue latine n’est pas bien familière, puissent joindre leur admiration à celle qu’inspirera toujours le souvenir de ce Prince savant et humain.

FERDINANDUS REX, ALONSO DAVALO.

Tu quidem victoriam nobis significas et adversariorum propè innumerabilium mortes. Ego sanè non tantûm ex victoriâ gavisus sum, quantûm internecione istâ commotus. Gladium enim non ad perniciem Civium, sed ad conservationem stringere consuevimus: ut posthâc intelligas victoriam à nobis nullam existimari, quæ cruenta et efferata sit; nec gloriam nobis crudelitate acquirendam, sed humanitate et clementiâ.—Restiterunt; tributa solvere noluerunt; ærarium diripuerunt.—Coercendi, non necandi fuerunt.—At arma sumpserunt; contra nos irruerunt.—Propulsandi repellendique fuerunt et rebellionis capita tantummodo plectenda, non in omnes velut in pecudes sæviendum. Postremtùm, si id nescis, ita accipe: malle nos nunquam vincere quàm victoriam foede ac crudeliter adipisci; et indigentiam utcunque tolerare, quàm subditorum sanguine divitiis expleri. Vale.

Ex nostris felicibus castris at flumen Aufidum, X Junii, anno 1459.

TRADUCTION.

LE ROI FERDINAND A ALONSO DAVALO.

Vous nous annoncez une victoire, et des morts presqu’innombrables, du côté de nos adversaires: j’avouerai que la victoire ne m’a pas donné une joie égale à l’émotion que m’a causée l’idée d’un si grand carnage; car nous ne sommes pas accoutumés à tirer l’épée pour la destruction des citoyens, mais pour leur conservation. Sachez donc à l’avenir que nous ne regardons point comme une victoire celle qui coûte tant de sang, et qui s’obtient par des moyens sauvages; que ce n’est point par la cruauté que nous voulons acquérir de la gloire, mais par l’humanité et la clémence.

Ils ont résisté; ils ont refusé des payer les tributs; ils ont volé le trésor public.—Il falloit les punir, et non pas leur ôter la vie.—Mais ils ont pris les armes, ils ont fondu sur nous.—Il falloit se défendre, les repousser, se borner à faire des exemples sur les chefs de la rébellion, et ne pas sévir contre tous comme s’ils eussent été de vils animaux. Enfin, apprenez, si vous l’ignorez, que nous aimons mieux ne jamais vaincre, que d’obtenir une victoire par des moyens honteux et cruels, et supporter de manière ou d’autre l’indigence, que d’être comblés de richesses au prix du sang de nos sujets. Adieu.

De notre heureux camp, sur le fleuve Aufidum, le 10 Juin 1459.

Hommage délicat rendu à l’Agriculture.

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En 1779, un peu avant la saison des semailles, leurs Altesses Royales le Prince de Galles et le Prince Evêque d’Osnabruk demandèrent et obtinrent, dans les jardins royaux de Kew, un petit enclos de terre qu’ils bêchèrent eux-mêmes: ils l’ensemencèrent ensuite en froment qu’ils cultivèrent avec grand soin, le sarclèrent jusqu’à trois fois; le coupèrent, l’engrangèrent; battirent, vannèrent et amoncelèrent. Cette opération étant la dernière, du ressort de l’Agriculture, la Reine amena adroitement les Princes à la réflexion que suggéroit naturellement la variété compliquée de leurs travaux: elle saisit cette occasion de leur faire sentir combien étoit précieuse à la société cette classe d’hommes obscurs que l’on appelle généralement Fermiers, à combien de fatigues ils sont assujettis, combien ils ont de droit à la protection et à la bienveillance des chefs de la société. Le bled recueilli et déposé dans le grenier des jeunes cultivateurs, après leur avoir donné une première leçon, leur en préparoit une seconde; il falloit essayer d’en faire du pain. Les Princes en passèrent par tous les procédés de la boulangerie: un moulin à bras leur donna une idée de tous ceux qui ont pour moteur l’eau, le feu ou le vent. On sassa ensuite la farine, on la sépara du son, on en fit de la pâte; on étudia la nature du levain, on conçut sa nécessité: l’on finit par chauffer le four, et par en retirer une demi-douzaine de beaux pains bien dorés, bien appétissans, bien sains, d’un goût exquis, dont se régalèrent les jeunes boulangers, et toute la famille royale, particulièrement la Reine qui, sans qu’on s’en apperçut, ayant dirigé toutes les opérations, recueilloit pour ainsi dire le fruit de ses propres travaux.

Cette anecdote est du petit nombre de celles qui excluent tout ornement d’emprunt: ce n’est point aux imaginations brillantes, mais aux cœurs tendres, qu’elle se recommande dans sa touchante simplicité.

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Traduction d’une Adresse à la Mer,

insérée dans un Magasin Anglois.

Salut à toi, source inépuisable d’étonnement et de contemplation! Salut à toi, vaste Océan, dont les vagues se chassent l’une l’autre comme les générations des hommes, et, après avoir occupé un espace momentané, se précipitent pour jamais dans le sein de l’oubli! Tes eaux, dans leur fluctuation, lavent les rivages variés du monde; et tandis qu’elles séparent les nations que la proximité envelopperoit dans une guerre éternelle, elles font circuler leurs arts, les fruits de leurs travaux, donnent la santé et l’abondance au genre humain.

Combien est glorieux, combien est imposant le spectacle que tu développes, soit que nous te contemplions lorsque les vents observant le silence, le soleil du matin, comme en ce moment, couvre d’un voile d’argent le niveau de l’horison; ou lorsque sur le soir, ce même horison se couvrant d’or enflammé, ta surface calme réfléchit l’éclat du ciel qui étend son arc sur toi! Soit que nous te considérions dans tes terreurs, au moment où la noire tempête balaye tes flots enflés; où les lames bouillonnantes se confondent avec les nuages; où la mort galope sur le dos de l’orage; où l’humanité donne une larme vaine au marinier épuisé par la fatigue, et dont le cœur est découragé!

Et cependant, puissant abyme, ce n’est que ta surface que nous voyons: qui peut pénétrer dans les secrets de ton vaste domaine? Quel œil peut visiter tes rochers, tes cavernes immenses où la végétation et la vie trouvent leur principe? Quel œil peut découvrir cette variété infinie d’objets dont les beautés gisent éparses dans tes abymes redoutés?

L’esprit succombe sous l’immensité des idées que ton spectacle lui fournit. Lorsque la pensée contemple ton flux et ton reflux, ce phénomène qui depuis le commencement du monde n’a point erré, avec quelle crainte religieuse ne s’élève-t-elle pas vers le pouvoir divin qui originairement a posé pour toi des fondemens si surs, et dont la voix toute puissante a fixé les limites où les vagues orgueilleuses s’arrêteront!

(Après ce début sublime, voici la fin badine et ingénieuse que s’étoit proposée l’auteur Anglois.)

Mais, du lieu où je suis actuellement assis[1], je ne veux considérer de toi que ces eaux d’oubli dans lesquelles nous nous plongeons pour noyer tous nos maux. Combien de maladies réelles ou imaginaires ne sont pas emportées dans ce moment-ci par tes ondes bienfaisantes, sous ces tentes rangées en lignes que je découvre au loin, formant diverses rues dans tes eaux et ressemblant à un camp volant.

La jolie femme s’arrache aux plaisirs du grand monde, pour réparer des nerfs relâchés par l’abus de la volupté.

L’homme de table, dont la bonne chère a usé l’estomac, te demande un appétit nouveau.

La vierge surannée, qui s’est dérobée à des embrassemens moins froids, recherche les tiens et s’y livre dans le désordre du déshabillé.

Celle qui est jeune et en bonne santé, te recherche dans la vue seule du plaisir; celle qui est stérile, attend de toi la fécondité; le débauché te demande un restaurant; celui qui se plaint de trop de corpulence, une taille plus déliée; les foibles, des forces; l’hypocondriaque, un peu de feu dans les veines; et la famille nombreuse des gens affligés de rhumatismes, attend de toi des muscles souples. Bonté du ciel! quelle immense variété de besoins! Combien de demandes à satisfaire, bon océan!


Margate, port de mer du Comté de Kent, où l’on prend des bains de mer.

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Extrait d’une brochure intitulée: Dialogues of the Dead with
the Living
.

Les interlocuteurs, dans le dialogue suivant, sont Hume et Herbert. Lord Herbert vivoit du temps de Jacques Ier; il publia un ouvrage que l’on pourroit appeler le Déisme érigé en systême, et qu’il intitula de Veritate. L’auteur des Dialogues suppose qu’il s’en repent, et se présente devant Hume dans la louable intention de le ramener à des notions plus orthodoxes concernant le Christianisme. Ce dernier philosophe ayant avancé (dans ses Essais) qu’il est de toute impossibilité qu’il s’opère jamais un miracle, invoque l’expérience à l’appui de son assertion, et pose pour principe, que ce qui contredit l’expérience ne peut être vrai. Herbert répond que tous les jours nous sommes témoins de dix mille miracles; que le lever du soleil, la vie et le mouvement dans les animaux, toutes les choses enfin qui paroissent les plus ordinaires dans la nature, sont des miracles.

“Je vous prie donc,” dit Hume, “de me définir ce que vous entendez par miracle.”

Herbert.—Bien volontiers; peut-être même qu’en cherchant à vous satisfaire sur ce point, je vous présenterai la chose sous un point de vue beaucoup plus clair, que je ne pourrois le faire avec une longue chaîne de raisonnemens: ma définition est courte, mais suffisante. Un miracle est une action qu’il n’est pas au pouvoir humain ni de faire, ni d’expliquer.

Hume.—Vous omettez certainement un de ses caractères essentiels; vous eussiez dû ajouter:—Et une violation des lois de la nature.

Herbert.—Cette addition est inutile, à moins qu’on ne la fasse pour jeter de l’obscurité sur la vérité même; car ces lois de la nature sont en elles-mêmes aussi miraculeuses que leur violation pourroit jamais l’être. Vous déclarez dans vos Essais que “tout ce qui arrive dans le cours ordinaire de la nature n’est pas miraculeux.” Vous employez le mot regardé!—Quoi, Mr. Hume, prétendez-vous établir que, parce qu’une chose n’est pas regardée comme miraculeuse, elle n’est pas miraculeuse? L’opinion peut-elle altérer la nature des choses? Un miracle qui s’opère chaque jour, à toute heure; que dis-je? à toute minute, est-il moins miracle que celui qui ne s’opère qu’une fois dans mille ans? Je vais employer contre vous vos propres paroles; vous avez dit: “il seroit certainement miraculeux que du plomb restât suspendu dans l’air.” Eh bien, Mr. Hume, il tombe par terre, et cela n’est pas moins miraculeux! . . . . . Vous m’écoutez de l’air de l’étonnement, mais dégagez-vous pour un instant de vos préventions; considérez, dites-moi pourquoi un corps pesant tombe à terre? Vous êtes trop philosophe pour me répondre: “il tombe parcequ’il tombe,” et c’est ce que vous me diriez en effet, si vous l’attribuiez à la force de la gravité et de l’attraction; termes spécieux, que l’orgueilleuse raison à inventés pour cacher son ignorance. Non, la chose en elle-même est un miracle évident; elle est aussi miraculeuse que si le corps restoit suspendu ou même s’élevoit dans l’air: toute la différence consiste en ce que le premier miracle est commun, en ce qu’on le voit tous les jours, et qu’il n’en est pas de même du second; en ce que l’un est dans le cours ordinaire de la nature, et que l’autre s’en écarte: mais ils n’en sont pas moins “des actions qu’il n’est pas au pouvoir de la nature humaine ni de faire, ni d’expliquer.” Si l’on donne à cette distinction l’attention convenable, il paroitra évident qu’un fait miraculeux, contraire au cours ordinaire de la nature, est très possible sous la direction de la main toute puissante qui a créé toutes les choses, et leur a donné des lois dont elles ne s’écartent qu’au gré de leur divin moteur. Actuellement, Mr. Hume, qu’est devenue votre expérience si vantée, ce miroir infaillible? Vous voyez qu’il est infidèle, qu’il réfléchit des images fausses et trompeuses.

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Puissance d’un Baiser.

Lorsque, pendant une élection, M. Fox se mit sur les rangs pour entrer au parlement Britannique, ses amis désespéroient presque de le faire nommer, tant étoit puissant le parti de ses concurrens. La duchesses de Devonshire se trouvoit au nombre de ses partisans les plus déterminés: aucune démarche ne lui coûta pour atteindre son but. Parmi les opposans les plus actifs, on comptoit un boucher de Westminster, qui avoit résisté à toutes les tentatives qu’on avoit faites auprès de lui. La duchesse se détermina à aller elle-même demander au boucher sa voix et celles de ses amis. Il persista d’abord dans sa résolution; il refusa l’or qu’on vouloit lui prodiguer; mais enfin il avoua qu’il se laisseroit séduire, si la duchesse consentoit à lui accorder un baiser pour prix de sa complaisance: la duchesse ne balança pas un moment; elle offrit son noble front au boucher qui y déposa le plus roturier de tous les baisers. Cependant, après l’avoir pris, il observa que la duchesse avoit reçu un baiser, qu’elle ne l’avoit point donné, et que c’étoit là sa convention. La duchesse s’étoit trop avancée pour reculer; elle donna ce qu’on exigeoit. Le boucher tint fidèlement sa promesse; il disposoit de dix ou douze voix, et ce fut à ces voix que M. Fox dut son entrée au parlement.

Jadis, l’infidélité d’une belle mit en cendres l’Asie entière; de nos jours, un simple baiser, donné par une duchesse, a procuré à l’Angleterre un ministre, qui, par ses talens et son dévouement, a mérité la reconnoissance de son pays.

MONTREAL.

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Nous devons des excuses et une indemnité à nos abonnés, à raison de la nouvelle espèce de papier que nous employons pour notre journal. Nos excuses se réduisent à faire observer qu’il n’existe dans aucun magasin, soit ici ou à Québec, de papier semblable à celui dont nous faisions usage précédemment, et qu’il nous a bien fallu, forcément, nous servir de celui-ci.—Mais comme il en résulte nécessairement une diminution de dépenses pour nous, la justice veut qu’il en résulte aussi une réduction dans le prix de l’abonnement. Ainsi, à-compter du 2ème semestre prochain, qui commencera le 1er de Fevrier, 1819, le prix annuel du journal ne sera plus que de six piastres au-lieu de huit; en sorte que les personnes qui, pour le premier semestre, nous ont compté, ou ont dû nous compter un louis d’avance, d’après le taux primitif, ne nous devront plus que deux piastres pour le deuxième semestre.

Nous redoublerons d’efforts, au surplus, pour compenser ce léger inconvénient par le choix et la variété des matières; en continuant d’ailleurs de donner une attention particulière à la partie typographique; objet en général assez peu soigné dans ce pays, et cependant très essentiel, selon nous, sous beaucoup de rapports.

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Le désir de présenter à nos lecteurs des résultats plus positifs, en ce qui concerne les améliorations qu’ont éprouvées nos localités, nous porte à différer encore d’une quinzaine l’aperçu que nous avions annoncé pour aujourd’hui.

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Les journaux des Haut et Bas-Canadas viennent de proclamer l’issue des accusations de Meurtres, de Haute-Trahison et de Conspiration portées contre la Compagnie du Nord-Ouest par Lord Selkirk. Ainsi que les gens sensés et impartiaux l’avoient prévu, ces grandes accusations se sont réduites à Zéro devant la Justice; mais les motifs qui les avoient fait imaginer, sont connus aujourd’hui de tout le monde.......

Nous avons cru ne devoir point passer sous silence une décision aussi importante pour le commerce du pays, qu’elle est d’une justice exacte à l’égard des personnes recommandables qu’elle intéresse plus immédiatement.

TRANSCRIBER NOTES

Mis-spelled words and printer errors have been corrected or standardised. Where multiple spellings occur, majority use has been employed.

Inconsistency in hyphenation has been retained.

Inconsistency in accents has been corrected or standardised.

[The end of L'Abeille Canadienne Issue 09 of 12 edited by Henri-Antoine Mézière]