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Title: L'Abeille Canadienne Issue 05 of 12

Date of first publication: 1818

Author: Henri-Antoine Mézière (editor)

Date first posted: Mar. 12, 2020

Date last updated: Mar. 12, 2020

Faded Page eBook #20200323

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LE TEMPLE DU DESTIN.[1]

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Loin de la sphère où grondent les orages,

Loin des soleils; par-delà tous les cieux,

S’est élevé cet édifice affreux,

Qui se soutient sur le gouffre des âges.

D’un triple airain tous les murs sont couverts,

Et sur leurs gonds, quand les portes mugissent,

Du temple alors les bases retentissent;

Le bruit pénètre et s’étend aux enfers,

Les vœux secrets, les prières, la plainte,

Et notre encens détrempé de nos pleurs,

Viennent hélas! comme autant de vapeurs,

Se dissiper autour de cette enceinte.

Là, tout est sourd à l’accent des douleurs.

Multipliés en échos formidables,

Nos cris en vain montent jusqu’à ce lieu;

Ces cris perçans et ces voix lamentables

N’arrivent point aux oreilles du Dieu.

A ses regards un bronze incorruptible

Offre en un point l’avenir ramassé;

L’urne des sorts est dans sa main terrible;

L’âge des tems pour lui seul est fixé.

Sous une voûte où l’amour étincelle,

Et enfonce le trône du destin;

Triste barrière et limite éternelle,

Inaccessible à tout effort humain!

Morne, immobile, et dans soi receuillie,

C’est dans ce lieu que la nécessité

Toujours sévère, et toujours obéie,

Lève sur nous son sceptre ensanglanté,

Ouvre l’abîme où disparoît la vie,

D’un bras de fer courbe le front des rois,

Tient sous ses pieds la terre assujettie,

Et dit au tems: “Exécute mes lois.

DORAT.


On sait que les Payens avoient érigé des temples aux Maladies, à la Fièvre, à la Peur, à la Pauvreté, à la Tempête, à la Nécessité ou Destin.

LA CHIENNE DE FLORIAN.

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L’Aimable auteur de cette collection, si recherchée par tous ceux qui, dans leurs lectures, aiment à trouver la grâce unie au sentiment, Florian, qui fut le plus habile traducteur de Michel Cervantes, et fit parler avec tant d’esprit et de naturel les Arlequins et les Bergers, se procuroit souvent les plus douces indemnités qu’on puisse obtenir dans la carrière des lettres. Honoré de la confiance et de l’amitié du vertueux duc de Penthièvre, dont il étoit le premier gentilhomme, il trouvoit amplement dans les honoraires que lui faisoit accepter ce prince, de quoi pourvoir à ses besoins. Tout ce que sa plume élégante et féconde pouvoit lui produire, étoit employé secrètement à des bienfaits, dont il jouissoit avec d’autant plus de sécurité, qu’il feignoit de les répandre au nom du duc si bienfaisant dont il avoit l’honneur d’être chaque jour et l’émissaire et l’interprète.

Déjà Galatée avoit sauvé plus d’une jolie orpheline, en lui procurant un état qui mettoit sa jeunesse et ses charmes à l’abri des pièges adroits de la séduction. Déjà les nombreuses éditions d’Estelles avoient doté plus d’une jeune villageoise qu’une disproportion de fortune eût empêchée de s’unir à celui qui possé-doit son cœur; les Deux Billets en avoient acquitté bien d’autres auxquels des malheurs imprévus ne permettoient pas de faire honneur; le Bon Ménage empêchoit souvent que la gêne et le besoin ne troublassent la paix de celui qui habite sous le chaume; et la Bonne Mère, qui, à cette époque, faisoit courir tout Paris, partageoit entre ses semblables le produit de son succès. En un mot, Florian pouvoit compter plus d’un heureux par chacun de ses ouvrages.

Un jour qu’il étoit chez son libraire, homme probe, mais sévère dans le commerce, le commis de ce dernier, qui avoit été toute la matinée en recette, entre dans son cabinet, et, après avoir rendu compte de sa tournée, il lui remet un billet à ordre de six cents livres, que le débiteur s’étoit trouvé dans l’impossibilité d’acquitter. “Eh bien, faites protester, dit brusquement le libraire.—Ah! Monsieur! un artiste malade depuis plusieurs mois, sa femme enceinte, et trois enfans.—J’en suis bien fâché, mais il faut que je me mette en règle.—Quel est donc ce débiteur qui vous intéresse tant? demande au commis le chantre d’Estelle et de Galatée.—C’est un Languedocien, homme d’honneur, mais un peu trop facile à obliger des amis, dont il est dupe. Un Languedocien! reprend Florian; il m’intéresse comme vous en qualité de compatriote,[1] et je charge de sa dette. Elle est de six cents livres, si j’ai bien entendu? Oui, répond le libraire: c’est un emprunt qu’il a fait par un billet à ordre, tombé dans mes mains.—Eh bien, retenez ces six cent livres sur le prix du manuscrit de Numa, que je vous remis l’autre jour. Si l’artiste paie la somme, vous m’en ferez compte; mais vous me promettez bien de ne jamais la lui demander, et, surtout, de lui taire mon nom.—En ce cas, je vais acquitter le billet et vous le rendre.—Non, non: je ne veux aucunement connoître ce débiteur; il suffit qu’il soit du Languedoc et père de famille.”

Plusieurs mois se passèrent: Florian, accoutumé à faire du bien, tant au nom du duc de Penthièvre, que pour son propre compte, avoit entièrement oublié cet acquit de six cents livres; mais celui qu’il avoit obligé si généreusement, sans qu’il pût s’en douter, et qui se croyoit toujours débiteur de cette somme envers le libraire, vint le trouver dès qu’il fut rétabli de sa longue maladie. Ce débiteur se nommoit Quéverdo, graveur et dessinateur, élève du célèbre Eisen, et qui déjà s’étoit fait, dans la capitale, une réputation méritée. Il remercie d’abord son créancier de l’obligeance qu’il avoit eue, et lui propose de renouveller son billet pour six mois, époque où il est certain d’y faire honneur, lui offrant d’ajouter au capital de la somme les intérêts pour la prorogation qu’il réclame. “Vous ne me devez rien, lui répond le libraire; votre billet est acquitté.—Comment! et par qui?—Par quelqu’un qui ne veut pas se faire connoître, et qui vous accorde tout le temps que vous voudrez..... Oh! il n’est pas difficile en affaires celui-là: je gagerois même qu’il a déjà tout-à-fait oublié ce qu’il a fait pour vous.—Mais, je ne me laisse obliger à ce point que par ceux que je connois. Artiste et né sur la Durance, j’ai trop de fierté, je l’avoue, pour vouloir ignorer à qui je dois un semblable service.—Et c’est précisément pour cela que vous devez, sans crainte de blesser la délicatesse, accepter le secours d’un compatriote.—Quoi! c’est un Languedocien?.... Cet aveu me fait grand bien, je ne puis le dissimuler. Mais, de grâce, achevez de me nommer ce généreux appui que le ciel m’envoie. Mon cœur a besoin de le connoître; et si vous me refusez, vous allez me forcer à vendre le peu d’argenterie que je possède, ou l’un de mes tableaux que je chéris le plus, pour acquitter cette dette sacrée, qui ne permet plus le moindre délai.” Le libraire voulut persister à cacher le nom du nouveau créancier; mais Quéverdo mit tant d’instance, et lui témoigna un si pénible tourment de son silence, que celui-ci n’eut pas le courage de le laisser dans une plus longue incertitude, et lui confia que c’étoit le chevalier de Florian. “J’aurois dû m’en douter, reprit l’artiste, ce sont là de ses tours; et je connois plusieurs de mes confrères qu’il a secourus de même avec le produit de ses ouvrages. Mais j’espère me venger bientôt, et lui prouver que ce n’est pas gratuitement qu’on m’oblige avec tant de grâce et de générosité.”

Plusieurs mois s’écoulèrent encore, sans que le graveur Languedocien, malgré tous ses efforts et son économie, pût amasser de quoi retirer son billet resté dans les mains du libraire. Florian, depuis quelque temps travailloit à ses Nouvelles, qui ne sont pas la partie la moins intéressante de ses œuvres. Il venoit de terminer Claudine, où il dépeint, sous des couleurs si touchantes, les malheurs et les remords de la séduction. Content de son travail, il voulut s’assurer s’il avoit bien exprimé la douleur de l’innocence abusée, et le tourment rongeur de l’auteur de ses maux. Il fit une lecture de cette Nouvelle au cercle du duc de Penthièvre, qu’on pouvoit consulter avec confiance, en fait de morale et de sentiment; ce prince, ainsi que toutes les personnes qui l’entouroient, éprouva la plus vive émotion au récit des malheurs de la jeune pastourelle de Chamouni. On ne savoit, en effet, ce qu’on devoit admirer le plus dans cette charmante production, ou les situations adroitement ménagées, ou le style pur, toujours local, et souvent entraînant. Des applaudissemens unanimes donnèrent à Florian la certitude d’avoir peint fidèlement la nature, et surtout d’avoir atteint le but moral qu’il s’étoit proposé.

La lecture de cette Nouvelle avoit produit un effet très remarquable sur un des jeunes pages du duc de Penthièvre, nommé Ernest, fils d’un officier mort aux armées, et doué d’une sensibilité qu’il cachoit sous la plus aimable espiéglerie. Il étoit ce jour-là même de service, et se trouvoit placé derrière le fauteuil du prince: il ne perdit pas un seul mot de la Nouvelle de Florian. Comme cette pauvre Claudine l’intéressa! comme l’Anglois Belton lui parut coupable! Oh qu’il auroit eu de plaisir à secourir cette jeune mère proscrite, errante, et portant dans ses bras l’enfant qui seul ranime tout son courage! Oh qu’il auroit voulu la rencontrer sur la place Royale de Turin, déguisant son sexe et réprimant l’amour maternel, courbée sous de lourds fardeaux, ou prosternée aux pieds des passans, dont elle nettoie les chaussures! Le moment surtout où elle s’aperçoit que l’étranger qui met le pied sur la sellette, est ce même Belton qui ne peut reconnoître dans le pauvre Savoyard la pastourelle qu’il a séduite, et qu’il cherche en vain depuis long-temps; ce moment, dis-je, fit sur Ernest la plus vive impression. Sans cesse il voyoit cet intéressant tableau: partout il racontoit cette Nouvelle avec la chaleur et l’enthousiasme d’une âme neuve et d’une ardente imagination.

Il alloit souvent visiter un de ses parens, ancien officier d’artillerie, et grand amateur de tableaux, qui demeuroit dans la petite rue Baillif, attenant à l’hôtel de Penthièvre. Dès que le service d’Ernest lui laissoit un instant de loisir, il couroit chez le vieux capitaine, et prenoit plaisir à nettoyer, à ranger lui-même tout ce qui composoit sa riche et nombreuse collection. Souvent il s’y laissoit suivre par une chienne de chasse appartenant à Florian, très-belle épagneule nommée Diane, et dont il s’amusoit à développer l’instinct, à exercer l’intelligence: aussi le jeune page étoit, après son maître, celui qui chérissoit le plus cet excellent animal. On les voyoit toujours ensemble: Ernest et Diane étoient inséparables.

Un jour qu’il étoit avec sa compagne fidèle, chez son parent, entre Quéverdo, portant sous le bras un petit Guillaume Miéris, très-bel original, qu’il propose au vieil amateur. Celui-ci, grand connoisseur et franc appréciateur du vrai talent, trouve qu’en effet cette production est une des plus estimables de son auteur, et demande à Quéverdo combien il veut la vendre. “En tout temps, répond ce dernier, cela vaudroit cinquante louis: donnez-m’en la moitié, et il est à vous.” En prononçant ces derniers mots, il laisse échapper un soupir, et ne peut s’empêcher d’exprimer le regret qu’il éprouve de se dessaisir de ce chef-d’œuvre. “Pourquoi, lui dit le capitaine, vendre à moitié prix un objet d’une valeur réelle?—Que voulez-vous? les artistes parfois éprouvent des momens de gêne: une longue maladie, une famille nombreuse, une dette d’honneur à acquitter.” Tout en causant ainsi, il fait tomber la conversation sur Florian, et raconte le service qu’il en avoit reçu, ajoutant que ses forces affoiblies ne lui ayant pas permis d’amasser par son travail de quoi satisfaire au billet de six cents livres, il se déterminoit à vendre son Guillaume Miéris. “Si M. de Florian, dit Ernest, savoit que vous faites pour lui ce pénible sacrifice, il n’accepteroit point votre argent: permettez-moi de lui parler de votre dette, et je suis sûr qu’il vous accordera tous les délais qui vous conviendront.—Eh! ce n’est point pour lui que je veux m’acquitter,” répond Quéverdo; “mais pour moi-même.”

La conversation continue sur Florian: le jeune page, qui sans cesse avoit présente à l’imagination la lecture de Claudine, annonce que l’auteur charmant d’Estelle et de Galatée faisoit des Nouvelles qui ajouteroient à sa réputation: il exprime alors tout l’effet qu’avoit produit une de ces Nouvelles dans le salon du duc de Penthièvre; il en détaille tous les incidens avec tant de vérité, dépeint si bien le site, l’époque et les personnages, que Quéverdo voit la scène, en est ému lui-même et, pressant Ernest dans ses bras, il s’écrie: “Eh bien, si vous voulez me seconder, je puis conserver mon Guillaume Miéris, et m’acquitter avec Florian d’une manière digne du service qu’il m’a rendu, et de la reconnoissance que je lui dois. Je ne puis m’expliquer d’avantage; mais veuillez vous trouver ici dans huit jours, à cette même heure, et je vous confierai le reste de mon secret......” En achevant ces mots, il sort emportant son tableau, et comme frappé d’une idée qui déjà répandoit sur sa figure l’expression de la joie et de l’honneur satisfait.

Ernest, toujours accompagné de la belle épagneule, ne manqua pas de se trouver à l’entrevue, qui produisit les détails intéressans qu’on va lire, et que l’on tient du page lui-même, aujourd’hui l’un des officiers les plus distingués de l’armée françoise.

Florian, après avoir retracé dans Claudine, les dangers qui souvent environnent l’innocence et la beauté, voulut rendre hommage à la nation qui lui avoit fourni ses premiers modèles; il voulut peindre la noblesse, la galanterie et la vivacité du caractère espagnol et composa sa nouvelle intitulée Célestine. Un matin qu’il se livroit à ce travail, et que, parcourant avec son héroïne le beau pays de Grenade, il lui faisoit entendre cette romance qu’on a tant répétée:

Plaisir d’amour ne dure qu’un moment:

Chagrin d’amour dure toute la vie.....;

au moment, dis-je, où Florian éprouvoit un plaisir inexprimable à décrire les sites romantiques où il retrouvoit les traces d’Estelle et de Galatée, Diane, sa chienne fidèle, entre dans son cabinet dont la porte étoit entr’ouverte, s’approche de son bureau de travail, et posant sa belle tête sur un bras de son fauteuil, lui présente, avec un air de joie et de triomphe, un petit porte-feuille de cuir noir, attaché par un simple cordon. Florian le prend, l’ouvre avec empressement, et trouve une petite planche admirablement gravée, et à laquelle étoient jointes plusieurs épreuves avant la lettre, d’une vignette représentant Claudine vêtue en simple commissionnaire, sur la place Royale de Turin, avec son fils Benjamin, qui la prend pour son frère: un étranger, le pied sur la sellette, regarde avec intérêt ce jeune Savoyard si prévenant, et dont tous les mouvemens sont si doux: Claudine, de son côté, portant un regard sur celui dont elle nettoie les bottes, reconnoît le lord Belton, et la brosse lui tombe des mains...... Cette scène charmante étoit rendue avec une perfection, et une vérité qui causèrent à Florian une surprise inexprimable. “Quand j’aurois, se disoit-il, donné moi-même le programme de cette gravure, et fait faire l’esquisse sous mes yeux, elle ne seroit pas plus fidèle. Jamais hommage ne fut plus flatteur et plus inattendu.... Mais qui peut en être l’auteur? Point de nom, et Diane pour messagère!.....” A ces mots, la chienne, qui s’entend nommer, vient de nouveau lécher les mains de son maître, et semble partager tout le plaisir qu’il éprouve. “Comme j’ai lu cette Nouvelle dans le grand salon du prince, se dit encore Florian, et qu’elle a paru vivement intéresser mes nombreux auditeurs, il s’y sera trouvé quelqu’un qui m’aura joué ce tour ingénieux. Oh! je le connoîtrai: il m’est devenu trop cher pour que je ne parvienne pas à le découvrir.”

Quelques jours après, sa seconde Nouvelle étant terminée, il la lit de même au duc de Penthièvre, mais en petit comité, et sans avoir aucunement anoncé cette lecture. Au bout d’une semaine, lorsqu’il travailloit encore, entre Diane, portant un nouveau porte-feuille de cuir, qui contenoit, comme le premier, la planche et plusieurs exemplaires d’une jolie gravure représentant Célestine, qui, sous le nom de Marcélio, et les habits d’un alcade, pénètre dans la prison de dom Pèdre, qu’elle presse dans ses bras, et qu’elle rend à la vie, à tous les charmes de l’amour le plus constant. Chaque détail étoit d’une exactitude remarquable, et les figures sembloient proférer ce que Florian fait dire dans sa Nouvelle à ces deux personnages. Surpris de nouveau, il cherche vainement dans sa tête, et ne peut concevoir d’où lui vient un si rare présent. “Quand j’ai lu, se dit-il, ma seconde Nouvelle au duc, il n’y avoit auprès de son altesse que la duchesse de Chartres, sa fille, et la princesse de Lamballe, sa bru. Seroit-ce donc l’une ou l’autre de ces dames qui daigneroit honorer à ce point mes Nouvelles, en les analysant à quelque artiste célèbre?” Il questionne, avec discrétion, ces deux aimables princesses à qui il fait part de ce singulier événement, le confie au duc de Penthièvre lui-même, s’informe à tous ses gens de l’hôtel, et ne peut en tirer un seul indice, ni même asseoir le moindre soupçon.

Après avoir retracé dans Claudine et Célestine les malheurs de la séduction et la constance de l’amour, Florian voulut peindre les mœurs et la chevalerie des premiers temps de la monarchie françoise; il s’occupa d’une troisième Nouvelle intitulée Bliombéris. Il s’y livroit avec d’autant plus de zèle, qu’il avoit l’intention d’offrir dans la fille bien-aimée de Pharamond, l’image fidèle de cette jeune et charmante princesse qui venoit de s’unir au fils unique du duc de Penthièvre. Cette nouvelle étant terminée et revue avec le plus grand soin, Florian propose au duc de l’entendre; mais, voulant savoir l’effet qu’elle produiroit sur madame de Lamballe, dont il croyoit avoir fait portrait ressemblant, il supplie son altesse de permettre qu’il n’y ait à cette lecture que la jeune princesse sa bru. On se réunit donc dans une pièce séparée des grands appartemens; on ferme les portes avec soin, et Bliombéris produit tout l’effet que pouvoit espérer son auteur. Jamais chevalier ne s’étoit montré plus digne de posséder le cœur et d’obtenir la main de la fille de son roi; jamais princesse n’avoit uni à l’éclat de la naissance un plus rare assemblage de vertus et de charmes. On félicite Florian et sur le choix du sujet, et sur le talent avec lequel il est traité. Madame de Lamballe qui, malgré sa modestie, s’est reconnue dans les traits charmans de Félicie, remercie elle-même, en rougissant, l’heureux auteur de tout le plaisir que lui a fait éprouver sa Nouvelle, et prédit quelle sera l’une des plus intéressantes de son recueil, dont elle agrée la dédicace. Le duc de Penthièvre serre avec expression la main de Florian, et lui fait sentir combien il approuve ce juste hommage rendu publiquement à la jeune princesse qui lui est devenue si chère.

Cette lecture achevée, on veut se retirer; Florian ouvre une des portes du salon particulier; et aussitôt Diane qui attendoit dans la pièce voisine, entre plus triomphante que jamais, et remet à son maître un troisième porte-feuille, contenant la gravure de la Nouvelle même qu’il vient de lire. Elle représentoit le preux Bliombéris venant de sauver Félicie de la fureur d’un sanglier étendu sur la poussière, et délivrant un tourtereau des serres d’un milan qui tombe percé d’une flèche lancée par ce héros. La frayeur et la joie empreintes à la fois sur la charmante figure de Félicie, la solitude où se passe la scène, la fraîcheur du bois, les battemens d’ailes des deux tourtereaux qui semblent remercier leur intrépide libérateur; tout offre un charme, une expression qui rendent Florian comme stupéfait d’étonnement. “Pour le coup, s’écrie-t-il, cela passe l’imagination. Je n’ai lu cette Nouvelle qu’à vous seuls; ce matin j’y retouchois encore, et à peine en ai-je fait la première lecture, que la gravure qui représente la situation la plus intéressante, arrive comme par enchantement, et semble sortir des mains d’un génie créateur aussi prompt que la pensée! Cela, je l’avoue, pique ma curiosité à un point que je ne saurois exprimer.” L’étonnement de Florian est partagé par le duc et la jeune princesse qui ne peuvent se lasser d’admirer cette ingénieuse vignette, où l’artiste anonyme, pour lui prêter encore plus de charme, sembloit avoir donné à la belle Félicie les traits ravissans de madame de Lamballe. Cette princesse prodigue elle-même à Diane mille caresses; jamais émissaire ne fut mieux récompensé. Bientôt les soupçons se portent sur tel ou tel artiste qui avoit l’honneur d’être reçu chez le duc de Penthièvre. Ce dernier qui joignoit, à une bienfaisance universellement reconnue, un coup d’œil sûr et un bon sens inaltérable, présume que le jeune page qu’on rencontre sans cesse avec la chienne de Florian, ne peut ignorer entièrement d’où vient cet étrange message; il ordonne qu’à l’instant même on fasse venir Ernest. Celui-ci que déjà vainement avoit interrogé l’auteur des Nouvelles, arrive d’après l’ordre qui lui en est donné, et veut, sous les dehors de son espiéglerie accoutumée, cacher le secret qu’on lui a tant recommandé; mais, serré de près par Florian, intimidé par les questions réitérées du duc de Penthièvre, à qui il n’a pas la force d’en imposer, il fait l’aveu de tout, instruit le prince du trait généreux de l’auteur des Nouvelles, du désir ardent qu’avoit témoigné l’artiste Languedocien de s’en venger, et du plaisir qu’il avoit pris lui-même à l’y aider, en lui reportant d’abord le sujet de Claudine, dont la lecture étoit encore présente à sa mémoire, et en saisissant ensuite tous les momens que le chevalier de Florian passoit auprès de son altesse, pour se glisser dans son cabinet, lire à la hâte sur son bureau de travail ce qu’il avoit écrit et courir aussitôt en faire le récit le plus fidèle à l’heureux Quéverdo qui, sur le champ, prenoit ses notes, esquissoit le dessin, et donnoit à ses figures toute l’expression qui leur convenoit.

“C’est ainsi, ajoute Ernest, qu’il a fait, sous ma dictée, les trois premières gravures de vos Nouvelles, et que dans ce moment même il commence celle de Sélico, que je n’ai pu lire encore toute entière: le moment où ce bon fils se dévoue au plus affreux supplice, pour donner du pain à celle qui l’avoit fait naître, m’a si fort mouillé les yeux, que je ne distinguois plus votre écriture: oh, comme vous peignez éloquemment ce qu’on doit à sa mère! Il faut que vous ayez bien aimé la vôtre.....” Florian ne peut répondre au page qu’en le pressant dans ses bras, qu’en le mouillant de ses larmes.

“Vous méritez bien un pareil tour, lui dit le duc de Penthièvre, que partageoit son émotion; vous ne cessez de m’approprier vos bienfaits.—Et son altesse n’en a pas besoin, ajoute le page: elle est si riche d’amour et de reconnoissance!—Ernest, reprend le prince, affectant un ton sévère, vous avez commis une indiscrétion coupable, en lisant, à son insçu, les manuscrits de mons. de Florian; et, pour vous en punir. . . . je vous donne une sous-lieutenance dans le régiment qui porte mon nom; et j’aurai les yeux sur vous. La première fois que cous irez chez M. Quéverdo, n’oubliez pas de venir prendre mes ordres.” En achevant ces mots, il sort avec madame de Lamballe, et les laisse tous les deux concerter ensemble sur les moyens de faire partager à l’habile graveur le bonheur qu’ils éprouvent. “Il me vient une idée, dit le chevalier; et, d’abord, je vais chez mon libraire, lui demander de passer à mon ordre le billet de six cents livres; il est nécessaire à mon projet. Vous, cher Ernest, ne tardez pas à venir me trouver dans mon appartement, et je vous confierai le plan que j’ai formé.”

Dès le lendemain donc, lorsque Quéverdo étoit dans son modeste appartement, entouré de sa nombreuse famille, et travaillant à la vignette de Sélico, dont le site et les personnages devoient si bien contraster avec ceux des autres Nouvelles, il entend heurter à sa porte, ouvre et voit Diane, qu’il avoit tant de fois reçue et caressée, lui rapporter le porte-feuille de cuir dans lequel il avoit envoyé la première vignette de Claudine. Il s’imagine d’abord qu’on lui renvoie ses gravures; et sa fierté ne pourra supporter une pareille humiliation. Il n’ouvre qu’en tremblant le porte-feuille. . . ., et il y trouve son billet à ordre avec cet acquit de la main de Florian: “Reçu de M. Quéverdo le montant ci-dessus, en trois planches gravées, qui valent plus du double de la somme.”—“Tout est découvert, s’écrie-t-il, et le page m’a trahi.” Mais sa surprise redouble, et son dépit se calme, lorsqu’il voit dans le même porte-feuille un autre écrit: c’étoit un brevet de dessinateur du cabinet du duc de Penthièvre, aux appointemens de trois mille livres, avec un appartement dans l’hôtel, pour toute sa famille. . . . Il relit ce brevet, rédigé par Florian, et signé du prince; il ne peut en croire ses yeux; Il le relit encore à sa femme, à ses enfans qui entourent Diane, dont la joie semble exprimer qu’elle partage l’ivresse de toute sa maison. A l’instant même, Quéverdo s’habille, sort accompagné du fidèle émissaire, se rend à l’hôtel de Penthièvre, et demande à parler au chevalier de Florian. Ernest l’aperçoit à travers une croisée, parlant au suisse; il accourt à sa rencontre, lui explique tout ce qui s’est passé, et s’empresse d’aller l’annoncer à Florian, en ce moment auprès du prince. Celui-ci veut voir et connoître l’artiste estimable, l’homme délicat qui sait si dignement reconnoître un service. Il l’accueille avec cette touchante bonté qui lui concilioit tous les cœurs, et lui dit: “Si je vous ai choisi, Monsieur, pour diriger mon cabinet de peinture, c’est dans l’espoir que j’y verrai bientôt une production de votre savant burin qui réprésentera le chevalier de Florian, recevant de sa fidèle Diane la première gravure de ses Nouvelles; c’est un sujet charmant, qui vous honore également tous les deux.”—“Prince, répond Quéverdo, votre altesse est trop juste pour confondre ainsi le bienfaiteur et l’obligé. Mes vignettes ne sont qu’un foible à-compte de la reconnoissance; mais ce qu’à fait pour moi votre premier gentilhomme sans me connoître, sans même s’informer si j’étois en état de lui restituer la somme qu’il avançoit, le met trop au-dessus de moi pour que je souscrive au parallèle.—Il seroit bien difficile, réplique à son tour Florian, de décider qui de nous deux doit être le plus content de soi; mais j’ose ici me proclamer le plus heureux, puis qu’avec le premier produit du manuscrit de Numa, j’ai pu servir un compatriote, obliger un artiste célèbre, assurer le bonheur d’une famille honorable, et peut-être me faire un ami. Jusqu’à la mort! s’écrie Quéverdo.” A l’instant même, ils tombent dans les bras l’un de l’autre; et le duc de Penthièvre, les désignant à la jeune princesse de Lamballe, lui dit: “Qu’ils sont heureux! est-il rien de comparable à ce noble échange des talens? Non, le rang, la fortune, la puissance même, ne procurent jamais des plaisirs aussi délicieux que ceux qu’on éprouve en secret, et sans envie, dans l’honorable carrière des lettres et des arts.”

J. N. BOUILLY.


A Comment l’honnête et bon Florian n’eut-il pas été transporté de joie en pareille occasion!..... Ne savons nous point qu’il n’y a que les âmes de boue, auxquelles ne disent absolument rien les doux noms de compatriote et d’ami d’enfance!

DES LANDES D’AQUITAINE. (FRANCE.)
Deuxième Article.

Ce vaste désert est quelquefois égayé par le cujelier,[1] dont le chant cadencé prouve que dans les lieux les plus désagréables, la nature place toujours quelque consolation. Les airs doux et variés de cette alouette se font entendre la nuit comme le jour, à la différence des autres espèces, qui ne gazouillent que lorsqu’elles s’élèvent pour prendre leur vol. On peut donc regarder le cujelier comme le rossignol des landes; car ce n’est ni au bord des mares, ni sous le triste feuillage du pin, qu’on peut espérer de rencontrer la plaintive Philomèle.

Mais là où l’alouette remplace le rossignol, on ne doit pas l’attendre à trouver dans les airs populaires une mélodie bien attrayante. Rien n’est plus triste, en effet, que le chant du Landais. Dans ses travaux champêtres, et jusque dans ses fêtes nuptiales ses tons lents et sombres, ses modulations traînantes, expriment complétement l’état passif de son ame alourdie et de son esprit tristement épais: ses airs les plus joyeux ressemblent encore à des complaintes.

Sa danse n’est ni plus vive ni plus gracieuse. Dans cet exercice, qui est un plaisir partout ailleurs, les jeunes garçons surtout semblent ne voir que la continuation du travail et de la fatigue, qu’ils redoutent par-dessus tout. Sous ce rapport, leurs pas gauches et niais, et leurs trémoussemens monotones, sont une véritable danse de caractère.

Le jurement du laboureur Landais a quelque chose d’antique et de solennel, dont il ne se doute pas lui-même. Ses bœufs sont hâtés, ou rappelés à l’obéissance, non par ces interjections graveleuses dont Voltaire a pris la peine de classer les nuances, mais au nom de Jupiter, per Jov. Cette exclamation, articulée fortement, presque toujours sans colère, est le seul indice bien constaté de l’adoration du père des dieux dans les landes. Les peuples pauvres ne bâtissent ni temples ni autels durables; le temps chez eux n’a guère qu’eux seuls à dévorer. Ce n’est donc que dans leur langage et dans leurs habitudes, que l’on peut retrouver encore quelques traces de leur religion primitive.

Telle est, dans ses plaisirs comme dans ses occupations les plus pénibles, cette race parfaitement assortie au pays qu’elle habite. En vain quelques hommes policés et quelques spéculateurs hardis y ont apporté l’exemple du travail et de mœurs moins sauvages, l’apathie Landaise est demeurée immobile.

L’espèce humaine n’est, pas la seule qui soit arriérée dans les landes; les animaux domestiques se ressentent aussi d’un terrain dont la fatale influence dégrade tout ce qu’il nourrit. Comme ceux de la Sardaigne et de la Corse, les chevaux Landais sont extrêmement petits, mais nerveux et presque infatigables. Cette ressemblance provient de ce que les uns et les autres, quoique élèvés sur des sols de qualités différentes, sont réduits à des pâturages maigres et disséminés sur de grands espaces. Cette habitude d’un mouvement forcé consolide leur jarret, et leur conserve beaucoup de feu; mais d’autre part, l’exercice violent et continu qui commence dès leur naissance, arrête leur développement; la nature chez eux consomme en fatigues prématurées, ce qu’elle auroit employé en accroissement.

On voit aussi de nombreuses mais chétives bêtes à laine, vaguer au milieu des jaugues et des bruyères; l’extrémité de chacun de leurs flocons porte l’échantillon durci de la fange ou de la litière plus infecte encore sur laquelle ces animaux ont pris leur repos; l’odeur aigre de suint les annonce de loin; malheur au voyageur qui se trouve sous leur vent! Vus de près, ces troupeaux sont presque aussi dégoûtans que leurs maîtres.

On retrouve encore dans les landes de Bazas, quelques-unes de ces malheureuses familles, qui, sous le nom de Gahets en Guienne, de Cacous en Bretagne, de Cagots dans le Béarn et la Navarre, étoient reléguées comme des victimes frappées par le ciel de la plus affreuse des dégradations physiques.

Ainsi l’éléphantiasis[2] est encore cantonné dans le département de la Gironde. De ce réservoir impur sortent chaque année les lèpres syphilitiques,[3] avec nombre de maladies cutanées dignes de figurer dans les horribles dessins d’Alibert et de Galès,[4] et les scrofules héréditaires,[5] qu’une meilleure culture, l’entretien des eaux courantes, la construction des citernes en remplacement des mares, l’introduction d’autres mœurs, et surtout une plus grande propreté, feroient bientôt disparoître de toutes les landes.

Le mouton des landes descend de la race commune de France; mais mal logé, mal conduit et dépourvu de tous soins, il est devenu chétif; sa dépouille surtout se ressent de cette dégradation; sa toison, courte et rude, pèse rarement plus d’un kilogramme.[6]

Les agneaux de cette espèce dégénérée sont néanmoins recherchés pour la table. Plus savoureux en effet que ceux qu’on élève dans le reste de la province, ils doivent cette qualité au terrain sur lequel ils paissent; les graminées exposées au vent de mer, et rampant sur la silice, donnent à la chair des animaux beaucoup de finesse et un goût de gibier. C’est à la même cause que le mouton des côtes de la Méditerranée doit la supériorité qui le fait rechercher comme aliment. Dans les contrées où l’on donne du sel aux troupeaux, cette distribution cesse dès qu’ils ont atteint les rives sablonneuses de la mer.

Les François aperçoivent rapidement ce qui convient à leur prospérité, le poursuivent même avec ardeur, mais s’en dégoûtent dès qu’ils le possèdent. Le défaut de persévérance est une maladie nationale dont nous infectons toutes nos affaires. Sully écrivoit au président Janin, le 26 Février, 1604, que les caboches Françoises n’étoient pas faites pour les possessions lointaines.[7] Colbert, dans un de ses mémoires à Louis XIV, attribuoit le peu de succès de nos entreprises, à l’inquiétude, la vanité naturelle de la nation, le manque de suite et d’union.

En effet, toujours ardens à créer, nous remplissons, nos journaux de brevets d’invention, et l’Europe de nos découvertes; nous admirons nous-mêmes dans nos perfectionnemens, dont les autres profitent, et, comme les girouettes auxquelles on nous a si souvent comparés, mais dans un autre sens, nous indiquons le vent aux étrangers, qui s’en servent pour nous atteindre, et finissent par nous dépasser.

L’histoire des mérinos en France ajoute un exemple plus à nos instabilités de toute espèce.

C’est aux Espagnols que l’Europe doit cette belle race Africaine. Don Pèdre, gui régnoit vers l’an 1350, la fit venir de Barbarie.

L’Angleterre obtint de Charles-Quint une exportation de trois mille têtes. Ce premier essai améliora sensiblement les laines de cette île, malgré son climat froid et brumeux. Dans le siècle dernier, Broussonet envoya au chevalier Bank, président de la société royale de Londres, la colonie de mérinos qui forma le noyau du troupeau du roi. Lord Sommerville alla enlever lui-même en Espagne, des béliers, des brebis, et jusqu’à des moutons.

En France, au contraire, le gouvernement éprouva la plus grande tiédeur; le préjugé contraire aux mérinos alla d’abord jusqu’à la résistance. On les chansonna sous Louis XIV, (que ne chansonne-t-on point?) Colbert échoua, et ses successeurs ne furent pas plus heureux jusqu’à Trudaine, qui, sur les vives instances de Daubenton, forma le troupeau de Montbard, terre célèbre par le nom de son maître et les belles expériences faites dans ses forges. On a regardé, comme extraordinaire que ce premier dépôt de mérinos ait pu rester trente années sans déchoir.

C’est à Louis XVI que l’on doit celui de Rambouillet; car on ne peut remonter à aucune amélioration de son règne, sans le rencontrer comme protecteur, très souvent même comme auteur principal. Ce malheureux prince écrivit de sa propre main au roi d’Espagne, et en obtint trois cent soixante mérinos.

Lors de l’entrée du roi, en 1814, il existoit en France vingt-huit dépôts contenant ensemble deux mille cinq cents béliers, qui avoient sailli, l’année précédente, environ cinquante-quatre mille brebis.

A la même époque, le département de la Gironde comptoit à peine de huit à neuf troupeaux de cette race; l’ensemble des mérinos et des métis qui en étoient issus, ne s’élevoient pas à cinq mille têtes. Ces premiers efforts de quelques riches particuliers se ralentissent chaque jour; il est bien à craindre que les mérinos ne passent de mode en France, avant qu’on ait eu le temps de croiser les variétés indigènes, assez du moins pour arrêter leur dégradation.

La dernière expédition d’Espagne y a considérablement éclairci la race des mérinos. Dans cette guerre d’extermination, ces paisibles transhumans furent à la fois la pâture du paysan devenu soldat; et du soldat de tous les drapeaux, qu’une affreuse famine exténuoit tour-à-tour. On cite quelques émigrations, volontaires d’animaux épouvantés par le bruit des armes et le fracas des mouvemens militaires;[8] mais dans la péninsule, on vit, pour la première fois peut-être, les propriétaires de ces nombreux troupeaux, pour ne pas perdre entièrement leur riche valeur, les conduire eux-mêmes par milliers sur le rivage, où ils les vendoient à vil prix aux navigateurs d’Amérique.

Ainsi, chaque fureur, chaque faute de l’ancien monde, ajoute à la fortune et à la puissance du nouveau. Encore deux ou trois idées de la nature de celles qui nous ont tourmentés pendant vingt-cinq ans, et sans échange au-delà des mers, tributaires même des peuples que nous aurons formés, réduits enfin, à force de civilisation, à laisser repousser nos broussailles, pour ne produire que ce que nous pourrons consommer, nous reprendrons, au milieu des sciences et du raffinement de tous les arts, la devise des Barbares, fruges consumere nati.

Mais rassurons nous.—L’esprit de vertige qui présidoit naguère à nos destinées, a été remplacé par une raison calme, à laquelle nous devrons bientôt l’avantage de pouvoir tirer parti du superflu de nos produits.

(La conclusion au Numéro prochain.)


Alauda arborea. Voyez les figures enluminées de Buffon, No. 669.

La lèpre des Arabes, connue en France sous le nom de ladrerie.

Id est, mixta morbis venereis.

Auteurs modernes qui ont donné les dessins de plusieurs maladies de la peau.

Ecrouelles.

Deux livres poids de marc.

Négociation du président Janin.

S’il faut en croire une tradition généralement répandue sur les côtes de Provence et d’Italie, les sangliers de la Corse, épouvantés par les coups de fusils, (lors de la guerre de 1761,) traversèrent à la nage le bras de mer qui sépare cette île du continent.

ELÉMENS DE L’HISTOIRE ANCIENNE,

En Particulier

DE L’HISTOIRE GRECQUE.[1]

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1ère. SECTION.

Sur les Egyptiens et les Anciens Peuples de l’Asie.

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I.

SUR LES EGYPTIENS.

L’Egypte est la partie de l’Afrique la plus voisine de l’Asie, dont elle est séparée par la mer Rouge. Quoique très-fertile, elle n’a pu devenir habitable qu’à force d’industrie et de travaux. Le Nil inonde ses campagnes plus de trois mois de l’année; et le limon qu’il y dépose, sur des terres naturellement arides; est le principe de l’abondance dont elle jouit. Cinq mois de pluie dans les pays d’où ce fleuve coule, le font croître et se déborder. Si le débordement ne monte pas jusqu’à huit coudées, ou s’il monte au-dessus de vingt-quatre, l’Egypte souffre de la disette.[2]

Pendant l’été, elle ressemble à une mer parsemée de villes, de villages et de bosquets; pendant l’hiver, c’est une plaine riante, couverte de moissons, d’arbres odoriférans, de troupeaux et de laboureurs. Mais pour qu’un peuple s’y formât des habitations au milieu des eaux, pour qu’il trouvât les moyens de profiter de la crue du Nil et d’en éviter les inconvéniens, il a fallu que les hommes fussent assez habiles pour vaincre les obstacles de la nature. C’est le fruit du temps et de l’expérience. Les Egyptiens sont néanmoins un des plus anciens peuples civilisés que l’on connoisse par l’histoire.

Dès le temps des patriarches, leur monarchie étoit florissante. Selon les traditions de leurs prêtres, elle avoit une antiquité prodigieuse.[3] Ils supposoient que les dieux l’avoient gouvernée d’abord, et que Vulcain, le premier de tous, y avoit régné neuf mille ans. Osiris, Isis sa femme et sa sœur, Hermès, que les Grecs ont nommé Mercure, étoient autant de divinités à qui ils attribuoient l’origine des lois, des arts des sciences. Ils divinisoient ainsi les hommes, qu’on regardoit comme les auteurs des avantages de la société; c’est une des principales sources de l’idolâtrie.

Ménès a été vraisemblablement le premier roi d’Eypte.—Son règne remonte si haut, que des savans le prennent pour un des petits-fils de Noë. Il régnoit l’an 2965 avant Jésus-Christ, selon quelques chronologistes. La chronologie ordinaire, suivie par l’illustre Bossuet, ne met toutefois que 2348 ans entre Jésus-Christ et le déluge universel. Mais elle est évidemment incertaine, et l’on ne peut la prendre pour règle, sans risquer de se tromper de plusieurs siècles.

Après Ménès, s’écoulèrent plusieurs siècles qui sont inconnus,[4] et dans lesquels on place les rois pasteurs. Ces pasteurs étoient des Arabes, qui firent la conquête de l’Egypte. Enfin, le fameux Sésostris paroît sur le trône, prince conquérant et législateur qu’on disoit avoir pénétré jusques dans l’Inde, jusques dans la Thrace, mais dont nous ne pouvons rien savoir de certain, à cause de l’obscurité des temps.

L’histoire d’Egypte ne s’éclaircit un peu qu’environ l’an 670 avant Jésus-Christ. Alors le roi Psamméticus ouvrit ses ports aux étrangers, et la nation entra en commerce avec les Grecs.

Néchos, son fils, entreprit de joindre le Nil à la mer Rouge par un canal de communication. Cette entreprise, digne d’un grand roi, ne réussit point, et il perdit plus de cent mille hommes dans les travaux. Il en fit exécuter un autre, qui devoit immortaliser son règne. Par ses ordres, des navigateurs phéniciens partant de la mer Rouge, firent le tour de l’Afrique, et revinrent la troisième année à l’embouchure du Nil.

Amasis détrôna le fils de Néchos. Il se rendit célèbre en favorisant le commerce, en attirant les Grecs dans son royaume, où Solon et Pythagore vinrent s’instruire.

Sous le règne suivant, la monarchie fut détruite. Cambyse, roi de Perse, la subjugua vers l’an 525 avant Jésus-Christ. L’Egypte demeura presque toujours esclave ou tributaire des Perses, jusqu’à la conquête de leur empire par Alexandre. Elle acquit un nouvel éclat sous les Ptolémées, comme on le verra dans la suite. Le gouvernement, les lois, la religion, les mœurs, les arts et les sciences des Egyptiens, sont plus propres à nous instruire que le reste de leur histoire.

De temps immémorial, l’Egypte avoit obéi à des rois. Ce gouvernement, qu’on appele monarchie, se forme sans doute sur l’exemple de l’autorité paternelle. Un père étoit le chef de sa famille et la gouvernoit: on choisit un roi pour être le chef du peuple et le gouverner. Les lois devoient lui servir de règles à lui-même: elles régloient en Egypte l’ordre de sa cour, l’emploi de son temps, les mets de sa table. Chaque jour la religion lui rappeloit ses devoirs; le grande-prêtre l’exhortoit à la pratique des vertus royales, et faisoit des imprécations contre ceux qui voudroient l’en détourner par leurs conseils. La lecture des meilleures maximes, des traits d’histoire les plus instructifs, étoit aussi employée pour diriger sa conduite.

Ces rois, comme les particuliers, étoient jugés publiquement après leur mort; chacun pouvoit les accuser: le peuple prononçoit le jugement; et s’ils avoient mal vécu ou mal gouverné, on les privoit de la sépulture. Combien cette coutume ne pouvoit-elle pas réprimer le vice!

On attribue à Sésostris la distribution de l’Egypte en trente-six nomes ou départemens, qu’il confioit aux hommes les plus dignes de commander. Les terres étoient partagées entre le roi, les prêtres et les gens de guerre. Le reste de la nation devoit subsister de son travail.

Les prêtres seuls cultivoient les sciences; ils avoient présidé à la constitution de l’état, et ils conservèrent toujours une grande influence dans les affaires. Il paroît que les guerriers furent amollis par les richeses; ils furent presque toujours vaincus par les peuples qui attaquèrent l’Egypte.

L’administration de la justice étoit un des principaux fondemens du bonheur public. Trente juges, choisis dans les trois capitales du royaume, Héliopolis, Memphis et Thèbes,[5] formoient un tribunal infiniment respecté. Le roi fournissoit à leur entretien, et leur faisoit jurer de ne pas lui obéir, s’il ordonnoit une sentence injuste. Les affaires se discutoient par écrit, de peur que l’éloquence ne fît illusion. Le président tenoit une figure de la vérité, dont il touchoit celui qui gagnoit sa cause; c’étoit un signe que la vérité seule dictoit les arrêts.

Parmi les lois des Egyptiens, quelques-unes sont remarquables! On punissoit l’adultère comme un crime des plus nuisibles à la société; l’homme qui l’avoit commis recevoit mille coups de verges, et l’on coupoit le nez à la femme.

Les soldats coupables de lâcheté n’étoient punis que par des marques d’infamie, parce que l’honneur doit surtout animer les gens de guerre. Quiconque avoit pu sauver un homme attaqué par des meurtriers, étoit puni de mort s’il ne l’avoit pas sauvé, et la ville la plus proche du lieu où se trouvoit le cadavre, étoit obligée de lui faire des obsèques dispendieuses, tant les lois veilloient à la conservation des citoyens.

Les biens, et non la personne du débiteur, répondoient de la dette, ce qui empêchoit les violences des créanciers.

Une loi d’Amasis obligeoit de déclarer tous les ans sa profession et les moyens dont on subsistoit; elle condamnoit à mort ceux qui ne pouvoient prouver que leurs moyens de subsistance étoient honnêtes. L’excessive sévérité de cette loi fait du moins sentir combien l’oisiveté, la fraude et les autres vices déshonorent l’homme, et le rendent indigne de vivre avec ses semblables.

Les professions étoient héréditaires, sans qu’il fût permis d’en jamais changer. On a prétendu que les Egyptiens en faisoient mieux toutes choses: mais il est certain que leur émulation devoit en être moins forte, leurs progrès plus lents; et c’est la cause pourquoi ils n’ont rien perfectionné. Avec leurs lois si vantées, ils avoient de grands abus, comme le mariage entre frère et sœur, et la polygamie ou pluralité des femmes, permise à tous, excepté aux prêtres.

La religion si nécessaire pour maintenir la vertu, dégénéra parmi eux en une superstition extravagante et funeste. Les premières idées d’un Dieu unique, à qui l’homme doit son amour et ses hommages, furent effacées par les fantômes de l’imagination et de la peur. Non-seulement on déifia des hommes; mais on adora des animaux.[6]

Le bœuf Apis, principale divinité, étoit un taureau noir, marqué de certaines taches. Le chat, le chien, le crocodile, etc. recevoient comme lui les honneurs divins. Tuer, même involontairement, un des animaux sacrés, étoit un crime puni de mort. Plutôt que d’y toucher, dans une famine, les Egyptiens se mangeoient, dit-on les uns les autres.

Ils ne s’accordoient point sur le culte. Là le crocodile étoit adoré, ici l’ichneumon, ennemi du crocodile; là le mouton; ici la chèvre. Des querelles et des haines religieuses naissoient de cette différence.

On abhorroit quelques animaux comme immondes, surtout le porc; on abhorroit aussi la mer, par conséquent la navigation: on avoit pour les étrangers une aversion superstitieuse, qui empêchoit de manger avec eux, et même d’un mets qu’ils auroient coupé avec leur couteau.

Les Prêtres avoient une idée plus juste de l’Etre-Suprême: ils avoient une doctrine secrète, fort supérieure à la croyance du peuple; mais ils ne la communiquoient qu’à un petit nombre de personnes, en les initiant à leurs mystères, et ils entretenoient la superstition commune, dont ils savoient profiter. Il n’appartient qu’à la vraie religion d’inspirer la vertu en dissipant les erreurs.

C’est aux arts et aux sciences que les Egyptiens doivent surtout leur célèbrité. L’usage du fer, l’usage même du feu, ont été long-temps inconnus aux hommes. L’usage du pain l’est encore à la plupart des peuples. Combien ne faut-il donc pas admirer les auteurs de tant de précieuses découvertes! On attribuoit à Osiris l’invention de la charrue: c’est un des plus grands services rendus au genre humain, puisque l’agriculture a fait naître la société civile.

Avant que les Hébreux fussent rassemblés en corps de nation, l’Egypte connoissoit déjà les beaux arts: on y voyoit de fines étoffes, des vases ciselés; l’architecture y produisoit des monumens d’une grandeur et d’une solidité prodigieuses.

Trois des anciennes pyramides subsistent encore. La plus grande a deux mille six cent quarante pieds de circuit, et cinq cents pieds de hauteur perpendiculaire. On raconte que cent mille ouvriers y travaillèrent trente ans de suite. Ces énormes édifices étoient des tombeaux, que des rois se faisoient construire par vanité, et par lesquels ils n’ont pas même sauvé leur nom de l’oubli.

Le lac Méris, destiné à recevoir les eaux du Nil, pour remédier à une trop grande ou à une trop petite inondation, fut un ouvrage plus digne de l’immortalité, puisqu’il servit au bien public. Il fut fait sous les rois pasteurs. Dans le palais d’Osymandias, un de ces rois, étoit la plus ancienne bibliothèque du monde, avec cette inscription: Remède de l’âme.

Les obélisques font connoître aussi de quoi les Egyptiens étoient capables. Il y en avoit plusieurs d’une seule pièce de cent quatre-vingt-dix pieds de haut: on en a transporté un à Rome beaucoup plus grand, que Sixte-Quint a rétabli. Ces ouvrages étonnans n’annoncent pas le goût du beau, mais le goût du gigantesque: les difficultés vaincues en faisoient le principal mérite.[7]

Les Egyptiens arpentoient les terres avec précision, distribuoient les eaux du Nil avec une infinité de canaux, mesuroient exactement la crue de ce fleuve, employoient toutes sortes de machines, connoissoient le cours des astres. Ainsi leurs progrès dans quelques sciences ne sont point douteux. Ils divisèrent l’année en douze mois. Ce fut d’abord une année lunaire de 354 jours seulement; il trouvèrent enfin la véritable année solaire de 365 jours et quelques heures.[8] La géographie, ainsi que l’astronomie, furent l’objet de leur étude.

La superstition corrompoit tout, même leur médecine. Comme ils faisoient dépendre le bonheur des morts de la conservation des cadavres, ils avoient un art merveilleux pour les embaumer; de sorte que leurs momies durent encore. Cependant, par une contradiction absurde, ceux qui faisoient l’opération, étoient en horreur après avoir touché aux cadavres, et prenoient la fuite.

L’écriture consistoit d’abord en hiéroglyphes, c’est-à-dire en un grand nombre de figures, qui représentoient confusément les objets. Quand on connut les caractères alphabétiques, une des plus belles inventions de l’esprit humain, les prêtres conservèrent l’usage des hiéroglyphes, afin de cacher leur science au vulgaire.

Ce peuple célèbre a donc été trop vanté par ses admirateurs. Il avoit des talens et des vertus pacifiques, un grand respect pour l’autorité paternelle, un attachement inviolable aux coutumes établies; mais il étoit mou, lâche, superstitieux, esclave de ses préjugés, méprisant tout ce qu’il ne pratiquoit pas, et dès-lors incapable de rien perfectionner. Les Chinois ressemblent beaucoup à cet égard aux Egyptiens. Quoique leur empire ait peut-être quatre mille ans, ils demeurent toujours au même point de connoissances imparfaites.

(La suite au prochain Numéro.)


Ces Elémens faisant partie d’un Cours d’Etudes rédigé pour l’École Militaire de France, ne sauroient être assez recommandés à l’attention de nos jeunes lecteurs, à cause de l’ordre et de la précision qui y règnent. La première partie traite des Egyptiens et des anciens peuples de l’Asie; la seconde, des Temps fabuleux et héroïques de la Grèce, et la troisième et dernière de l’histoire proprement dite de la Grèce; de cette portion de l’Europe si recommandable “par l’héroïsme de la liberté, les prodiges du courage et de la vertu, les succès de la politique, et les monumens du génie et des beaux arts.”—Il n’est pas d’un homme bien né d’ignorer ce que la Grèce a fait et ce qu’elle a produit.—Nous publierons successivement les trois sections de ces Elémens.

Cette mesure de la fertilité de l’Egypte n’a point varié depuis le temps de ses premiers rois jusqu’à nos jours.

On sera moins étonné de la durée des siècles que ces prêtres attribuoient à leur monarchie, si l’on considère, selon la remarque de Diodore de Sicile, que les anciens Egyptiens avoient d’abord réglé leurs années sur le cours de chaque lune, et ensuite sur celui de chaque saison. Diod. de Sicile, liv. 1, sect. 1, §. 14. Les mêmes calculs ont pu faciliter les mêmes erreurs aux chronologistes indiens et chinois. Loin, d’ailleurs, que ces peuples puissent nous donner aucun témoignage d’une si haute antiquité, rien dans leurs lettres, sciences et arts, ou dans leurs monumens nationaux, ne remonte au-delà de l’époque du déluge universel. Cette époque, telle qu’on la trouve fixée par la chronologie des juifs, est une barrière insurmontable qui sépare les siècles primitifs de ceux qui se sont écoulés depuis, et que toute la présomption des hommes ne sauroit jamais franchir.

Il suit de cet aveu même de l’histoire, que l’on ne sauroit rien établir de positif sur les époques de la chronologie égyptienne qui précédent ces siècles inconnus.

Héliopolis étoit dans la basse-Egypte, Memphis dans la moyenne, Thèbes dans la haute.

Ce témoignage de l’histoire dément l’assertion de ceux de nos philosophes qui ont prétendu que les peuples avoient été ramenés du polythéisme au dogme de l’unité d’un Dieu, par le seul progrès des connoissances humaines. Le progrès, le perfectionnement même des lettres et arts chez les Egyptiens comme chez les Grecs et les Romains, fut loin d’amener un résultat semblable.

Il n’est pas nécessaire à l’homme, ainsi que certains sophistes le prétendent, d’une longue série de siècles pour concevoir et exécuter de grandes choses. Ses premières idées, lorsqu’il veut exercer son domaine sur la nature, sont grandes et colossales, et il est moins obligé de monter que de descendre pour arriver aux vraies proportions du bon goût dans les arts. Le premier jet du génie chez tous les peuples naissans est gigantesque. Témoins ces fameux monumens des Egyptiens; témoins encore ces autres monumens funèbres découverts dans les îles du Sud par nos derniers voyageurs. (A. Jauffret, Rech. de la Religion.)

Voyez la note, No. 3.

MELANGES.

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AVENTURES DE M. JOSEPH KABRIS.

Fortuna sævo læta negotio, et

Ludum insolentem ludere pertinax,

Transmutat incertos honores......

Horace, Ode 29, l. 3.

La fortune qui se plaît dans des retours cruels et ne s’attache dans ses jeux qu’à jouer des coups extraordinaires, donne et ôte les honneurs selon son caprice.

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C’est une assez singulière destinée que celle de M. Joseph Kabris.—Matelot, prisonnier de guerre, bas-officier, voyageur autour du monde; naufragé sur une vaste mer et trouvant son salut sur une planche fragile, échappant à la fureur des vagues pour tomber entre les mains des anthropophages; garotté, prêt à leur servir de régal, et tout-à-coup créé grand-juge des sauvages qui alloient le manger; depuis neuf ans entiers beau-fils du roi des îles Marquises, et maintenant successeur de Munito; du milieu de la mer du Sud transporté au coin de la cour des Fontaines; après avoir rendu à Noukahiwa les oracles de la justice, réduit à répondre dans Paris à des questions quelquefois impertinentes; descendu enfin de son auguste tribunal pour grimper sur un théâtre de marionettes!

Le naufrage de M. Kabris et les événemens qui l’ont suivi; voilà la partie la plus intéressante de ses aventures, celle aussi où la fortune s’est montrée la plus capricieuse.

Ce devoit être pour lui un bonheur funeste que d’être parvenu à gravir les rochers presqu’inaccessibles de l’île de Noukahiwa; car si la mer du Sud a englouti un grand nombre de voyageurs Européens, la plupart de ceux qui ont abordé les îles de cet immense Océan ont trouvé la mort chez les sauvages qui les habitent; entr’autres le capitaine Cook, Marion, et probablement aussi l’infortuné Lapeyrouse.

M. Kabris étoit sur le point de partager obscurément le sort de ces célèbres victimes. Lui et le nommé Roberts, matelot Anglois, que la même planche avoit porté à terre, étoient entourés par les anthropophages de Noukahiwa, qui, après avoir admiré leur embonpoint et s’être assuré en les pinçant qu’ils étoient tendres, exécutoient une danse de caractère, en attendant l’arrivée de leur roi, auquel on réserve toujours les morceaux les plus délicats.

Le monarque arrive, la cérémonie va commencer, les casse-têtes sont déjà levés; mais sa fille, la jeune et belle Valmaïki, qui, l’accompagne, se laisse toucher par les gestes supplians des deux naufragés; et, au grand déplaisir de l’assemblée, elle obtient de son père qu’il leur accorde la vie, et les fasse transporter de suite dans son palais pour les soustraire à l’appétit des mécontens.

Trois jours après, le fils du roi, et la compatissante Valmaïki vont publier eux-mêmes, dans les différentes tribus, “que les infortunés que la tempête avoit jetés dans leur île n’étoient pas des ennemis, mais bien des amis, des frères, que le grand Méhama (le soleil) leur avoit envoyés; et que le moindre outrage qui seroit fait à ces étrangers, seroit puni de mort; que tel étoit l’ordre du roi.”

Depuis cette ordonnance, à laquelle les plus mutins se soumirent sans murmurer, M. Kabris et son compagnon ne reçurent plus de ces insulaires que des marques d’amitié. Roberts épousa même, peu de temps après, la fille d’un des habitans de l’île.

Mais de plus hautes destinées étoient réservées à M. Kabris.

La belle Valmaïki lui révèle, au bout de quelques mois, le chaste amour qu’il lui avoit inspiré; Kabris le partageoit, mais il n’avoit pas osé se déclarer. “Elle étoit fille d’un roi, dit-il, et je n’étois qu’un simple particulier.” Il se jeta cependant à ses pieds pour la remercier de ses bontés; et la jeune Valmaïki, très peu au courant de la galanterie et des mœurs de l’Europe, fut tellement surprise de voir son amant dans cette posture, qu’elle se mit aussi à genoux pour le prier d’en changer.

La civilisation n’a pas encore appris aux habitans de Noukahiwa tout l’avantage qu’on peut tirer d’un mariage de convenance. C’est ce qui explique la facilité avec laquelle la belle Valmaïki obtint le consentement de ses parens, et l’empressement du roi et de son fils à faire célébrer cette union. La cérémonie, eut lieu deux jours après, sur le sommet de la plus haute montagne. Valmaïki étoit parée d’un diadême de coquillages et d’une ceinture de plumes. On avoit revêtu Kabris d’un manteau d’écorce d’arbre, pareil à celui du roi. Un prêtre du soleil, après avoir broyé entre deux cailloux un os blanchi par le temps et l’avoir réduit en poudre, jeta cette poudre sur la tête des nouveaux conjoints et leur dit: “Le grand Méhama a vu former vos nœuds: ils ne pourront se rompre que lorsque vos corps seront réduits en une poussière semblable.” Les jeunes époux jurèrent sur les ossemens des ancêtres; le roi leur donna sa bénédiction; on dansa la cacique; et, dès le lendemain, Kabris, que l’hymen conduisoit à la fortune, fut tatoué à la manière des grands du pays. Le roi lui-même lui traça, sur la partie gauche du visage, depuis le front jusqu’aux narines, le signe qui distingue la famille royale de Noukahiwa.

La tendresse de Valmaïki, et son extrême douceur devinrent une source de délices pour son mari, auquel elle donna bientôt deux fils.

L’ambition de Kabris, s’il a connu cette passion qui sert de continuel supplice à ceux qui en sont possédés, ne fut pas moins satisfaite que son amour: investi par le roi des fonctions de grand-juge, il exerçoit son autorité dans tout le royaume de son beau-père.

L’habitude, la nécessité surtout lui eurent bientôt appris et la langue et la loi du peuple dont il étoit magistrat. Cette langue ne se compose que d’un petit nombre de mots; les lois sont très simples: le voleur est attaché pendant plusieurs jours à un arbre; l’assassin est tué par la famille du défunt: son corps est partagé entre les différentes tribus, et ses os sont jetés à la mer. Le traître est écorché vif et jeté de suite à la mer, n’étant même pas jugé digne d’être mangé. En plus d’une circonstance, les prêtres du soleil aident le grand juge dans l’exercice de ses fonctions. Un porc, par exemple (c’est le seul quadrupéde qu’il y ait à Noukahiwa,) est-il dérobé? le prêtre se rend chez l’insulaire volé. Celui-ci lui remet des poils de la bête, dont on fait toujours provision. Le prêtre les enterre avec certaines cérémonies; et dans les huit jours qui suivent, le voleur doit infailliblement tomber malade. S’il arrive cependant, ce qui n’est pas rare, que tout le monde se porte bien, le prêtre annonce que c’est le grand Méhama qui a sans doute enlevé l’animal pour la nourriture des ames qui jouissent de la faveur divine; et le propriétaire rend des actions de grâces au soleil, de ce qu’il a daigné lui accorder la préférence.

Époux adoré d’une femme charmante, à laquelle il avoit inspiré de l’horreur pour plusieurs coutumes barbares du pays où elle a reçu le jour, légitime possesseur d’une haute dignité, aimé des sauvages insulaires qu’il jugeoit avec justice, et à la tête desquels il combattoit avec courage, pendant neuf ans son bonheur ne fut quelques instans troublé que par les complots de Roberts, qui eut constamment la honte d’être vaincu, et dont il accorda la grâce aux larmes de la femme du coupable et aux prières de Valmaïki.

Mais la fortune capricieuse étoit déjà lasse d’avoir si long-temps accordé ses faveurs au même homme; et, pour détruire son bonheur, elle eut soin de choisir le moment où elle lui inspiroit le plus de sécurité. Elle conduit au rivage de Noukahiwa le vaisseau du capitaine Russe Krusenstern, qui a reçu l’ordre de faire un voyage autour du monde et qui regagne les bords de la Néva. Kabris, enlevé pendant son sommeil, ne se réveille que loin de Valmaïki et de ses enfans, c’est-à-dire, loin de tout ce qu’il a de plus cher au monde.

M. Joseph Kabris a excité la curiosité de deux monarques; il excite maintenant la curiosité du public; mais il a l’intention de s’y soustraire dès qu’elle lui aura procuré les moyens de retourner dans sa chère Noukahiwa. Afin de changer la manière de vivre de ces peuples, il veut, dit-il, leur porter les instrumens nécessaires à l’agriculture. Ce projet fait l’éloge de M. Kabris; le bon sens lui en a plus appris que ne l’eut fait la politique sur ce qui peut rendre heureux ses nouveaux compatriotes. S’il réussit, qui sait où s’arrêtera leur reconnoissance? Triptolême enseigna le premier aux Athéniens l’art de cultiver la terre et il leur donna des lois: on est digne de gouverner le peuple dont on fait le bonheur.

[Extrait d’un Journal Littéraire.

HISTOIRE NATURELLE.

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I.

Comment l’Aveugle-né, auquel on vient d’enlever la cataracte,

distingue les objets pour la première fois.

Il ne faut pas toujours s’en rapporter avec trop de confiance aux opinions des savans, même les plus renommés, sur certains effets de la nature que l’on a rarement occasion de scruter; ils se trompent quelquefois plus aisément que le chétif vulgaire, parceque se laissant entraîner aux illusions de leur imagination, ils sont jetés dans le vague des systêmes et des idées hypothétiques qui y conduisent; tandis qu’on ne devroit jamais marcher qu’à l’aide des faits et qu’éclairé du flambeau de l’observation et de l’expérience.

Lecat, Buffon, Bonnet, Condillac et Locke lui-même, sont tous partis des résultats mal observés d’une opération faite par Cheselden, en 1728, sur les yeux d’un aveugle, pour prétendre que l’individu qui commence à jouir de la lumière, jette d’abord un œil d’un côté et l’autre d’un autre côté, et que ce n’est qu’après avoir exercé sa vue, qu’il sent le besoin de diriger les yeux parallèlement sur les mêmes objets. Ces hommes de génie ont assuré également que les enfans y voient double, parceque l’image des objets se peint sur chacun de leurs yeux. Eh bien! adoptez ces opinions, et vous serez dans une erreur complette! le contraire nous est démontré par les nouvelles observations que vient de faire le docteur Forlenze, à la suite de la cataracte qu’il a enlevée, au mois de Juin dernier, à Colmar, de dessus les yeux de deux aveugles de naissance, l’un âgé de 21 et l’autre de 32 ans. Les expériences que ce célèbre oculiste a faites, en présence de M. le préfet du Haut-Rhin, de plusieurs médecins et chirurgiens, et d’une nombreuse société, sont aussi ingénieuses que leurs résultats, sont convaincans. Elles démontrent avec la dernière évidence, que l’être qui, pour la première fois, distingue les objets avec les deux yeux, ne voit pas ces objets doubles. Il n’est pas plus exact de dire, ainsi que l’ont fait les mêmes savans, que nous voyons, en naissant, les objets renversés; et que nous ne rectifions cette erreur de la vue que par le secours du toucher, qui nous accoutume insensiblement à les voir dans leur véritable situation.

Mais il est certain et avéré que dans les premiers momens, la vue n’évalue pas les distances entre les corps, et qu’elle n’y parvient qu’à l’aide du toucher; de même qu’elle n’a aucune idée de l’épaisseur et de la forme des solides; toutes les surfaces lui paroissent planes, et c’est également le toucher qui lui fait reconnoître la vérité.

Les détails très curieux des expériences de M. Forlenze, et des réponses faites par les aveugles-nés aux questions qui leur étoient adressées, sur les effets qu’ils éprouvoient en appercevant pour la première fois la lumière, les couleurs et les diverses choses qu’on leur présentoit, dans le dessein d’interroger la nature et d’établir des faits concluans, sont consignés dans une petite brochure fort bien écrite, rédigée par M. de C.......y, membre de plusieurs académies, et imprimée à Colmar, chez Decker.

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II.

Le Loup est-il essentiellement insociable?

Une opinion assez commune, et qui a pour elle entr’autres autorités celle du célèbre Buffon, c’est que le loup tient de la nature même un caractère féroce, ou du moins tellement sauvage qu’aucune éducation, aucun soin ne peut le dompter ni l’apprivoiser parfaitement; qu’en un mot, cette espèce essentiellement insociable ne pourra jamais être pliée à la vie, aux mœurs de la domesticité. Mr. F. Cuvier, dans le dernier volume publié du Dictionnaire d’Histoire naturelle, (édition de Leyrault,) révoque en doute cette opinion: Il semble croire que les espèces jugées par nous les plus féroces ne sont telles à notre égard que par suite de la guerre que nous leur faisons, et de la vie misérable et précaire à laquelle elles se trouvent par là condamnées. Jusqu’à ce qu’une longue observation, appuyée de faits nombreux et de résultats positifs, ait éclairé cette question, la sociabilité du loup paroîtra à bien des gens encore, sinon tout-à-fait paradoxale, du moins très systématique. Quoiqu’il en soit, voici un fait, qui, sans être suffisant pour décider la thèse, dévient cependant assez remarquable, en ce qu’il établit jusqu’à un certain point la puissance de l’éducation sur les animaux jugés les moins aptes à entrer avec nous en société.

En 1815, M. le lieutenant-colonel Chassy éleva un louveteau et parvint à le rendre aussi familier qu’un chien: il l’instruisit même à rapporter. Cet animal vivoit en liberté, à Bourbonne, où étoit alors cet officier, et se montroit particulièrement caressant pour les femmes et pour les enfans. Son maître lui ôtoit un morceau de viande de la gueule, sans que le loup fît autre chose que le redemander par des gestes supplians. Forcé de s’en séparer, M. Chassay plaça son loup au jardin des Plantes, et toutes les fois qu’il a pu l’y aller voir, il en a été reconnu et caressé avec des témoignages aussi vifs de tendresse qu’auroit pu lui en donner le chien le plus fidèle. Enfin, après une absence de vingt-huit mois environ, le loup l’a reconnu au seul son de sa voix et l’a distingué parmi plusieurs personnes. Lorsqu’il ne le voit plus, il en paroît affecté d’une manière sensible et reste quelquefois deux ou trois jours sans manger.

Pendant un temps on mit une jeune louve avec lui. M. Chassay étant venu le voir alors, le loup vint comme à l’ordinaire chercher ses caresses. Mais s’étant aperçu que la louve s’élançoit aussi vers son maître; soit par jalousie, soit de crainte de mauvais desseins, deux fois il la repoussa.

Un autre jour, M. Chassay étant venu au jardin avec une douzaine de personnes de connoissance, il donna son chapeau à tenir à l’une d’elles, et se mit à caresser le loup. Celui-ci s’étant aperçu que son maître n’avoit plus son chapeau, alla le prendre, et le lui rapporta. Cet animal a donné un autre trait d’intelligence et de mémoire, en reconnoissant, au bout de vingt-deux mois d’absence, une jeune fille de Bourbonne, avec laquelle il jouoit habituellement. On crut remarquer que ses caresses avoient quelque chose de plus doux, et, si l’on peut le dire, de plus délicat que celles qu’il fait à son maître. En général, il a toujours montré, comme on l’a dit plus haut, pour les enfans, une sorte de prédilection.

Tels sont les faits dont un grand nombre de personnes ont été témoins. S’il faut reconnoître dans l’espèce du loup et dans sa vie sauvage un type, un caractère empreint des mains mêmes de la nature, et qu’on ne pourroit changer sans en renverser les lois, on conviendra du moins qu’il est susceptible de modifications, et que l’exemple individuel que nous venons de citer fournit une nouvelle preuve de la vérité de ce vieil adage: Qu’il n’est point de règle sans exception.

COLLEGE DE FRANCE.

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Première leçon du Cours de M. Cuvier, sur l’Histoire des Sciences Naturelles.

Le but de la première leçon étoit de montrer que l’histoire des sciences se lie à l’histoire des peuples et intéresse tous les hommes.

Les sciences, a dit Mr. Cuvier, ont suivi chez les différens peuples la marche de la civilisation. L’homme, dans l’origine, n’avoit d’autres besoins que ceux que lui avoit imposés la nature. Dans cet état, sa férocité n’étoit apprivoisée que par l’amour et par l’instinct de la paternité. Il ne connoissoit que sa famille; il traitoit les autres hommes en ennemis; il les combattoit comme il faisoit les lions et les ours; il massacroit, et souvent dévoroit les vaincus.

Cherchant un appui à sa foiblesse, il arma les animaux les uns contre les autres. Il réunit des troupeaux..... alors le mot de propriété fut créé, et l’inégalité commença. Le droit des gens naquit de la nécessité où l’homme étoit de respecter la propriété de son voisin pour qu’on respectât la sienne. Maître de nombreux troupeaux, il sentit qu’on pouvoit utiliser les prisonniers, et l’avarice imagina l’esclavage. Il est curieux de trouver un poète et un philosophe parfaitement d’accord. Ceux qui voudront rechercher dans Lucrèce la peinture des commencemens de la vie humaine, verront que le chantre de la nature des choses pensoit, il y a deux mille ans, comme M. Cuvier.

Bientôt, le hasard fit connoître quelques plantes usuelles. La patience et l’observation apprirent à acclimater et à cultiver les végetaux; le courage étouffa les monstres. Aussi les premiers héros furent tous agriculteurs et guerriers. Leurs contemporains les mirent aux rangs des dieux. Les dépositaires des inventions utiles furent les premiers ministres des autels. Jaloux d’une science qui passoit pour divine, et qui les rendoit si respectables aux autres hommes, les prêtres ne confièrent leurs secrets qu’à un petit nombre d’initiés; ils lancèrent l’anathème sur les incrédules et effrayèrent les curieux, du supplice de Prométhée.

Reléguées chez les ministres de la religion, les sciences cultivées dans le silence et dans la retraite firent d’abord des progrès rapides; mais unies à des dogmes invariables, elles s’arrêtèrent tout-à-coup. C’est ce que nous voyons chez les Egyptiens, les maîtres des Grecs, et bientôt surpassés par leurs élèves. Les Chinois et les Indiens, où, même aujourd’hui, ce seroit un aussi grand crime d’observer une éclipse par des procédés nouveaux, que de douter des transformations de leurs dieux, prouvent encore cette vérité. Aussi, sont-ils restés en arrière des peuples de l’Occident, civilisés long-temps après eux, et c’est ce qui arrivera à tous les peuples qui feront de l’enseignement le domaine exclusif d’une société privilégiée, surtout si cette société peut tomber dans l’intolérance.

Lorsque les premiers sages de la Grèce rapportèrent dans leur pays des arts et les connaissances qu’ils avoient été chercher près des prêtres de Memphis, ils respectèrent les dieux de leur patrie. Alors s’éleva une nouvelle classe d’hommes qu’on appela philosophes. Tolérans en matière de dogme, ils cultivoient à la fois toutes les sciences; et de-là naquit cette foule de systêmes plus bizarres les uns que les autres, qui s’opposèrent long-temps aux progrès de la véritable philosophie.

Le christianisme sembla d’abord favoriser la marche des lumières. Cependant après l’invasion des barbares, dans ce temps qu’on appelle le moyen âge, les sciences regardées comme suspectes restèrent long-temps stationnaires.

Ce n’est que depuis trois ou quatre cents ans au plus que différentes classes de savans se sont partagé les diverses branches des connoissances humaines. Alors seulement la science, infectée autrefois des préjugés de l’école, commença à faire de véritables progrès; et l’on ne doit pas désespérer de l’avenir, en voyant l’espace immense que l’esprit humain a parcouru dans ces trois siècles.

Mais dans quel temps, à quelle époque faut-il placer les premières découvertes? quel guide trouver dans les temps dont le souvenir même est incertain? qu’elle sage critique apprendra à distinguer la vérité de la fable? C’est ce que M. Cuvier a discuté avec une justesse d’esprit et une clarté parfaites. Toutes les fois, a-t-il dit, que dans les régistres des peuples vous trouverez des récits d’événemens extraordinaires, où de prétendus miracles, vous pouvez hardiment soupçonner la véracité de l’historien. Ainsi, par exemple, peut-on croire Confucius, quand il dit que sous le règne de je ne sais quel roi, on fut obligé d’envoyer une armée de 40,000 hommes contre des astronomes qui avoient dérangé les éclipses? Il en est de-même de tous ceux qui disent une absurdité pareille à celle qui a échappé, ou que l’erreur a prêtée au sage Confucius.

Quelle que soit l’antiquité du globe, on ne peut remonter plus haut que cinq mille ans, en s’appuyant sur les monumens authentiques. Les Egyptiens, les Chaldéens, les Indiens, les Chinois, quoiqu’éloignés les uns des autres, conservent le souvenir d’une grande catastrophe, qui probablement fut instantanée, et qui correspond au déluge de la tradition mosaïque, autant qu’on peut le désirer quand il s’agit d’événemens si éloignés.

Quels furent les peuples qui se civilisèrent les premiers? tout concourt à faire penser que c’est de l’Egypte que sont sorties les lumières, du moins celles qui se sont répandues en Occident. La fertilité de cette vallée étroite où il suffit de gratter la terre pour recueillir d’abondantes moissons, engagea les hommes à s’y fixer; c’étoit un chemin commode pour pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique, et le commerce enrichit bientôt les habitans. Concentrées dans un petit pays, les richesses donnèrent naissance aux arts d’agrément. Le sol se couvrit de temples et de palais; l’architecture, la peinture enfantèrent des prodiges, comme cela arrivera dans tous les petits états qui, après avoir amassé des trésors par le commerce, sont portés à chercher dans le luxe des arts l’emploi des fortunes immenses des particuliers. Gênes et Florence sont un exemple de cette vérité.

Nourrissant chez eux des animaux qu’ils regardoient comme divins, les Egyptiens eurent occasion d’observer leurs mœurs, leurs habitudes. De-là vinrent leurs connoissances dans la partie de l’histoire naturelle qu’Aristote et Buffon cultivèrent avec tant de succès. Le Delta que les alluvions agrandissoient chaque année sous leurs yeux, et qu’ils appeloient dons du Nil, fit naître chez eux les premières idées de géologie. Forcés de fixer l’époque précise des inondations, ils cultivèrent l’astronomie, qui devoit faire des progrès sous un ciel presque toujours sans nuages. Ainsi commencèrent les sciences qui durent se perfectionner promptement. Dans un pays couvert d’eau durant deux mois de l’année, il devoit nécessairement se trouver un grand nombre d’observateurs attentifs et laborieux. De l’Egypte, les sciences se répandirent dans l’occident et brillèrent tour-à-tour chez les peuples de l’Europe. Tout fait penser qu’Alexandre-le-Grand porta dans l’Inde les arts de la Grèce, car, si l’on en croit les historiens, les gymnosophistes (philosophes indiens) ignoroient encore l’art de l’écriture du temps de la mémorable expédition de ce prince.

Les invasions des barbares arrêtèrent plusieurs fois les progrès des connoissances, et, dans le moyen âge, presque tout l’occident languit pendant long-temps dans une honteuse ignorance. Mais aujourd’hui nous n’avons plus à craindre ce retour; les arts qui font nos délices pendant la paix augmentent nos moyens de défense durant la guerre. Les peuples civilisés ne peuvent être vaincus par des sauvages; le règne de l’ignorance et de la barbarie est passé pour toujours.

Telles sont les principales idées répandues dans la première leçon de M. Cuvier; mais ce qu’on ne sauroit rendre, c’est le talent avec lequel l’orateur les énonce. M. Cuvier a une abondance qui n’est jamais de la profusion; son élocution est pleine comme celle d’un homme riche de savoir. Il joint à ces qualités une clarté admirable, une convenance parfaite entre le ton, les paroles et le sujet; chez lui tout coule de source, tout est improvisé, et porte cependant le cachet de la précision et de la mesure que le travail et la réflexion impriment aux ouvrages de l’écrivain. On ne se lasse pas plus d’entendre M. Cuvier que de lire un livre bien fait. Le cours de ce savant professeur promet des séances d’un grand intérêt pour tout homme qui cherche la vérité. Quoi de plus précieux en effet et de plus instructif en même temps que de suivre, pour ainsi dire pas à pas, les progrès de l’esprit humain, de puiser à chaque instant dans l’histoire des sciences des motifs d’espérance pour l’avenir?—Assez de pessimistes chagrins nous disent que nous dégénérons chaque jour, que tout ce qui se fera n’égalera jamais ce qui a été fait. Esprits jaloux qui ne vantent l’antiquité que pour dépriser leurs contemporains, et faire excuser leur ignorance ou leur paresse; tyrans soupçonneux qui voudraient décourager la génération présente, et nous ramener à ces temps où il eût été impie de penser comme Galilée!

(Journal de Paris.)

ECONOMIE POLITIQUE.

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DETTE PUBLIQUE DES ETATS-UNIS.

Ce n’est pas seulement le vieux monde qui gémit sous le poids des dettes publiques, que fatiguent les crises du papier monnoie, et où la rareté des espèces se fait péniblement sentir à l’agriculture, aux manufactures et aux arts. Ces maux ont franchi l’Atlantique. S’ils accablent la vieillesse de quelques états Européens, ils arrêtent la jeunesse brillante des Etats-Unis d’Amérique dans les développemens de leur force et de leur prospérité. Les Etats-Unis ont déjà une dette publique de six cents millions. Plus de deux cents millions de billets de diverses banques circulent dans les différens états de l’union, et y concourent assez défavorablement avec les espèces. L’intérêt y est fort élevé, et le change désavantageux.

Le malaise de cette position financière est d’autant plus sensible, que les Etats-Unis ont quatre cents millions d’acres de terre en culture, des fabriques à élever pour toute sorte de besoins, des ponts à construire, des routes, des canaux à ouvrir sur une vaste étendue de territoire, dont la valeur dépend des communications, tandis qu’ils aspirent incessament à couvrir toutes les mers de leurs bâtimens de commerce. Ces immenses spéculations appelent des capitaux immenses. Aussi, tous les hommes dont les méditations se portent vers la science si importante de l’économie politique, cherchent-ils avec ardeur, en ce moment, dans les Etats-Unis, comment on pourroit y suppléer à la rareté du signe métallique, et y fonder une circulation proportionnée aux besoins, qui ne s’appauvrît point par son abondance.

Je viens de lire un des nombreux pamphlets qui ont été publiés dans cette vue. L’auteur, qui signe Homo, est un écrivain de beaucoup d’instruction, et dont le style a de l’originalité.—Son plan peut bien n’être point capable de résoudre parfaitement la difficulté, qui est l’objet de la controverse. Mais il énonce, dans son écrit, des faits qui ont de l’intérêt, et rappele des principes sur lesquels les bons esprits aiment à être ramenés.

N’ayant point assez d’espace pour discuter ces principes, je me contenterai de faire connoître les moyens que cet écrivain propose d’employer pour arriver aux résultats suivans:

1o.

Prévenir, aux Etats-Unis, la surabondance et la disette dans la circulation.

2o.

Faire cesser les maux résultant de la dépréciation des billets des banques.

3o.

Faire descendre l’intérêt à un degré convenable.

Il donne d’abord le bilan de la fortune mobilière et immobilière des Etats-Unis, qu’il porte à vingt-cinq milliards six cent soixante millions, non compris les actions des banques, des routes, des mines, des canaux, les espèces, etc. selon le tableau suivant qu’il présente:

Esclaves, au nombre de 1,500,000 à 1250 fr. chaque,1,875,000,000fr.
  
Maisons de 7,500,000 blancs à cinq individus par maison, et à 5000 fr. pour chaque maison,7,500,000,000 
  
Mobilier de ces maisons, à l000 fr. pour chaque,750,000,000 
  
Terrains à bâtir dans les villes, et terres en culture, à raison de cent acres par tête, et de 50 fr. par acre.7,500,000,000 
  
Chevaux, bétail, moutons,500,000,000 
  
Instrumens d’agriculture, chariots, charrettes, voitures, etc.250,000,000 
  
Moulins, distilleries, magasins, chais, brasseries, granges, boutiques, marchandises de fer, sel, peaux, pelleteries, chanvre, laine, etc.500,000,000 
  
Farines, orge, riz, blé, avoine, fourrage, patates, fruits, coton, pour neuf millions d’individus, et pour la consommation d’une année, y compris la nourriture des bestiaux, etc.3,285,000,000 
  
Quatre cents millions d’acres de terres appartenant au public,1,500,000,000 
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23,660,000,000 

Partant de ce capital, qui est un gage considérable, M. Homo pense que les Etats-Unis doivent avoir un grand crédit, et il voudroit en conséquence qu’ils émissent un papier national libre. Dans son plan, ce papier n’entreroit dans la circulation qu’autant qu’il seroit demandé par des individus qui auroient besoin d’emprunter: ils l’obtiendroient à cinq pour cent d’intérêt annuel contre des sûretés productives de revenus, telles que des effets constitués du gouvernement ou des immeubles. Ces dépôts et hypothèques seroient relâchés à la volonte des emprunteurs, au moyen du remboursement du prêt en papier circulant, lequel rentreroit en caisse pour n’en sortir de nouveau qu’aux mêmes conditions.

La mesure des besoins seroit donc la mesure constante de la circulation; ce qui exclueroit et la surabondance et la rareté. Sa garantie seroit dans la fortune générale des états, dans les dépôts et hypothèques fournis par les emprunteurs; et pour ajouter à ces causes de crédit, le papier seroit admis dans toutes les caisses du gouvernement. L’intérêt de cinq par cent, auquel on recevroit les billets de circulation, feroit prévaloir ce cours dans toutes les opérations; il tendroit à faire concourir avec moins de défaveur contre l’argent les billets de toutes les banques; il raffermiroit la valeur des effets constitués du gouvernement; il rendroit plus légère la dépendance dans laquelle les banques tiennent le commerce; il permettroit au spéculateur d’élever des fabriques, à l’agriculteur d’entreprendre des améliorations et des défrichemens; et en même temps qu’il produiroit tous ces avantages pour les particuliers, il donneroit au gouvernement un revenu annuel de 20 ou 25 millions. Tel est le projet de M. Homo; tels sont les avantages qu’il en fait espérer.

Je ne jugerai point ici ce projet; je n’ai voulu que le faire connoître; mais on ne peut que louer les bonnes intentions de l’auteur. Il est certain qu’entre les crises auxquelles les états sont exposés, celles qui résultent du resserrement soudain, de la disparition, du renchérissement des capitaux, sont des plus funestes; elles avilisent toutes les espèces de propriété; elles attaquent la réproduction à sa source, qui est la culture; elles paralysent les manufactures, elles arrêtent les transactions, elles aggravent le poids des charges publiques, elles subordonnent la politique, qu’elles mettent dans la nécessité de supporter des affronts et de dissimuler des entreprises qui compromettent la sûreté d’un pays; elles donnent aux signes, qui ne devroient être que des moyens bienfaisans ou du moins innocens d’échange, une valeur nuisible, une puissance qui dévore tout, qui tue au lieu de vivifier.

Ceux qui s’occupent de prévenir de tels maux, ou d’y trouver des remèdes lorsqu’ils se font sentir, méritent donc bien de leur patrie. Les hommes publics doivent tenir constamment les yeux ouverts sur le taux de l’intérêt de l’argent: c’est lui qui indique essentiellement l’état de la santé du corps politique. Lorsque l’intérêt s’élève trop haut, il existe certainement une maladie grave dont il est urgent de s’occuper. Si la cause en est dans l’évanouissement du signe, qu’une circonstance ordinaire fait sortir du pays, on ne peut suppléer trop promptement au vide qu’il laisse dans la circulation. La difficulté est grande, sans doute, mais non insurmontable; elle existe surtout dans l’art pernicieux avec lequel les détenteurs des capitaux savent s’emparer de la disette; mais les peuples avancés dans l’économie politique ont appris à s’en défendre.

L’Angleterre, qu’il faut citer sur beaucoup de choses, opposa dès long-temps avec succès ses papiers de circulation, à l’oppression que les signes, métalliques font éprouver quelquefois, lorsqu’ils sont le seul medium des transactions, et qu’ils règnent exclusivement dans la circulation. La banque-mère émet elle seule, dans ce pays, jusqu’à 700 millions de billets. Les banques des provinces en font circuler près de deux fois autant.

M. Barbé-Marbois, dans les notes de son Histoire du complot d’Arnold, ouvrage très-remarquable par l’autorité des meilleurs principes et par l’intérêt dramatique qu’il excite, a cité un fait qui prouverait qu’une telle diffusion de papier n’a pas été sans inconvénient; mais l’Angleterre n’en dut pas moins à ce supplément des signes métalliques, abondant sans exubérance, l’inappréciable avantage d’un faible intérêt, qui permit à l’agriculture de porter au plus haut degré la production animale et végétale du pays, qui procura à l’industrie les moyens de la couvrir de fabriques, qui mit le génie du commerce à même de puiser les richesses à toutes leurs sources, enfin qui fit monter la nation, après une lutte de vingt-cinq années au premier rang de la hiérarchie politique.

Un si grand exemple ne doit pas être perdu pour les autres états; il doit prouver à celui qui,[1] riche de 80 milliards en capitaux, jugeroit sa fortune anéantie parce qu’il verroit sa circulation exposée à s’appauvrir d’un milliard, qu’il donneroit en cela une marque de faiblesse, ou de peu de progrès dans les sciences économiques qui ont fait la force et la gloire de ses voisins.

[Par Mr. Verninac.


La nation Françoise.

MONTREAL.

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PERSPECTIVE.

Sa Grace le Duc de Richmond, de retour du Haut-Canada le 25 de ce mois, a été accueillie par la troupe et par les citoyens de cette ville avec les démonstrations de respect et de satisfaction qu’inspire naturellement sa présence.—Sa Grace s’est mise en route pour Québec le sur-lendemain matin, de très bonne heure.

L’empressement de Sa Grace à acquérir par elle-même la connoissance des localités, de leurs ressources et de leurs besoins; les vues libérales qu’elle laisse entrevoir pour la prospérité du commerce et de l’agriculture; ce qu’elle a conçu déjà pour accroître et améliorer nos moyens de communication; enfin les formes amènes et les manières engageantes par lesquelles Sa Grace attire et commande en quelque sorte la confiance; telle est la Perspective qu’offre le début d’une administration, qui, nous n’en doutons point, fera époque dans nos annales.

TRANSCRIBER NOTES

Mis-spelled words and printer errors have been corrected or standardised. Where multiple spellings occur, majority use has been employed.

Inconsistency in hyphenation has been retained.

Inconsistency in accents has been corrected or standardised.

[The end of L'Abeille Canadienne Issue 05 of 12 edited by Henri-Antoine Mézière]