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Title: L'Abeille Canadienne Issue 04 of 12

Date of first publication: 1818

Author: Henri-Antoine Mézière (editor)

Date first posted: Mar. 10, 2020

Date last updated: Mar. 10, 2020

Faded Page eBook #20200319

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POÉSIE SACRÉE.

Toi dont la puissance infinie

Du néant a fait l’univers,

O toi qui règles l’harmonie

Des globes roulans dans les airs;

Du haut de ton trône immuable,

Seigneur, daigne écouter nos chants,

Prête une oreille favorable

Aux vœux de tes foibles enfans.

 

Gardiens des célestes portiques,

Chérubins, d’amour embrasés,

Pour vous unir à nos cantiques,

Quittez la gloire où vous régnez;

A notre douce et sainte ivresse,

Accourez mêler vos transports,

Votre amour à notre tendresse,

Et vos accords à nos accords.

 

Tel qu’un monarque débonnaire,

Fuyant le faste de sa cour,

Descend jusqu’à l’humble chaumière

Où le pauvre fait son séjour;

Tel, et plus généreux encore,

Des cieux abaissant la hauteur,

Le Dieu que l’univers adore

Est descendu dans notre cœur.

 

Quel torrent de pures délices

M’inonda près de vos autels!

Seigneur, j’y goûtai les prémices

Des plaisirs purs des immortels;

Là, de joie et d’amour ravie,

Mon âme, en ce jour fortuné,

S’est paisiblement endormie

Sur le sein de son bien-aimé.

 

Disparoissez, plaisirs fragiles,

Tristes voluptés d’un instant;

Loin de moi, richesses stériles,

Honneurs, gloire, pompeux néant;

Je l’ai choisi pour mon partage

Celui qui seul me rend heureux:

Enfant du ciel, pour héritage,

J’aspire à posséder les cieux.

 

Ah! si de nos fêtes chéries,

Jamais, coupable déserteur,

Je courois aux tentes impies

D’un peuple prévaricateur;

Je veux que ma droite arrachée

Périsse en cet affreux moment,

Et que ma langue desséchée

S’attache à mon palais brûlant.

 

Seigneur, en traits ineffaçables,

Grave en mon cœur ta sainte loi;

Rends-moi tes préceptes aimables,

Augmente l’ardeur de ma foi;

A nos vœux donne la victoire

Sur la superbe impiété,

Et nous célébrerons ta gloire,

Dans l’immobile éternité.[1]


Les belles stances qu’on vient de lire, et qui sont de beaucoup supérieures à la plupart des pièces de vers contenues dans l’Almanach des Muses, font partie du nouveau Recueil de Cantiques dont Messire Daulé, Prêtre François, se propose de nous gratifier. Les saints Pères, et de savans Evêques, dans les tems modernes, n’ont pas dédaigné de composer de ces cantiques, pour édifier et instruire la jeunesse. D’ailleurs c’est ramener les vers à leur destination primitive, que de les consacrer à des objets de morale et de piété.

On trouvera à la fin du nouveau Receuil tous les airs des cantiques notés avec précision et netteté.—Un certain nombre de Basses et de Duos accompagnera ces airs, lesquels seront eux-mêmes précédés d’une méthode pour apprendre à chanter la musique en plain-chant.

L’édition d’un gros volume in 8o, papier vélin, caractère neuf, demi-reliûre, ne coûtera que 18 chelins—Une autre sur papier commun ne reviendra qu’à 15 chelins ½.

Il sera déduit 2 chelins ½ en faveur de ceux qui prendroient l’ouvrage en feuilles.

L’on ne sauroit trop encourager une entreprise à la fois si utile aux familles catholiques, et si honorable pour nos presses Canadiennes.

LE SOMMEIL DE LA HARPE.

————————

Dans ces temps heureux où Paris, sous un long règne de paix, étaloit aux yeux de l’Europe tout ce que les lettres et les arts ont de parfait et de plus brillant, on vit se former une société d’hommes titrés, opulens, qui voulant offrir aux étrangers la réunion la plus utile et la plus rare, fondèrent ce lycée, où, tour à tour, se sont illustrés tant de savans et de littérateurs; où l’on vit se former un grand nombre de réputations; où la jeunesse, avide d’instruction et de gloire, trouvoit des modèles dans tous les genres, et le moyen le plus sûr d’atteindre un jour à la célébrité.

Ce bel établissement, qui subsiste encore, qui seul traversa les troubles politiques et les orages de l’anarchie, eut, de tout temps, l’honneur d’inscrire parmi ses membres les noms les plus chers et les plus distingués. Ce qui lui donna surtout un éclat durable, et fit regarder comme une faveur le droit d’y être admis, ce fut le Cours Littéraire de ce nouveau Quintilien, qui, pendant quarante ans, fut l’oracle du Parnasse François, et ne cessa d’honorer la pénible fonction de critique, par une érudition profonde et le caractère le plus incorruptible. Contemporain de tous les hommes qui ont illustré la moitié du dix-huitième siècle, La Harpe s’étoit fait remarquer dès sa jeunesse, par des succès académiques, auxquels il joignit bientôt les couronnes de Melpomène. Il se plaça quelque temps après au premier rang des modernes Aristarques, dans la rédaction du Mercure de France, qui prit, sous sa plume, un vol rapide, et porta dans toutes les cours étrangères la gloire de la littérature Françoise. Enfin, séduit par la réunion des grands talens qui composoient le Lycée de Paris; enhardi par le plan vaste et imposant qu’il avoit conçu, doté par la nature d’une physionomie noble, expressive, d’une élocution ferme, entraînante, et de cette audacieuse fierté que donne la conviction de ses propres forces, La Harpe entreprit de parcourir tous les siècles, d’embrasser tous les genres: il fonda cet éternel monument devenu, pour ainsi dire, la mappemonde littéraire, qui présente l’immense domaine de l’esprit humain, depuis la poétique d’Aristote, jusqu’aux plus légères productions que vit éclore le commencement du dix-neuvième siècle.

Aucun critique n’avoit conçu jusqu’alors une idée plus grande, un projet plus téméraire, et dont néanmoins le succès a surpassé l’attente de son auteur. Qui, mieux que lui, posséda l’art de s’identifier à tous les écrivains dont il parle, aux innombrables productions qu’il analyse? Quelle étonnante variété! quelle abondance et quelle couleur locale! comme sa dialectique est pressante, irrésistible! Il séduit, il entraîne, alors même qu’il montre une prévention dont il ne peut se défendre, ou qu’il traite ses contemporains avec une partialité que peut-être il seroit permis de blâmer. Jamais on n’agita plus impitoyablement l’arme de l’ironie et du ridicule; jamais on ne fit mieux sentir l’indépendance et la dignité de l’homme de lettres; jamais surtout on ne tonna avec une indignation plus véhémente contre toute espèce de tyrannie.

Cependant, à travers ces foudres oratoires qui le rendoient si redoutable, on remarquoit souvent, dans ce critique sévère, la douce voix du sentiment et le sourire de la gaîté. S’il aimoit à parcourir des monts escarpés, des antres ténébreux, il se plaisoit aussi à descendre dans une prairie, à s’arrêter sous de frais ombrages, à s’y mêler parmi les pâtres, dont les jeux avoient pour lui des charmes. Avide de popularité, le suffrage des femmes surtout flattoit son amour propre, et chatouilloit son cœur. On l’a vu souvent, au milieu d’un cercle brillant, rendre aux grâces, à la beauté, les hommages les plus empressés: on eût dit alors que l’austère Quintilien avoit fait place au tendre Tibulle, et au galant Ovide.

Chaque fois que La Harpe devoit parler au lycée, on s’y portoit en foule. L’érudit et le jeune élève, le philosophe et l’homme du monde, orateurs, poëtes, artistes, tous s’empressoient d’assister à ce cours de littérature, devenu l’oracle du siècle, la balance du mérite, et l’échelle des réputations. Ce fut ainsi que La Harpe analysa d’abord la poésie épique des anciens; les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide: la comédie grecque et latine, les chefs-d’œuvre d’Horace, les satires de Juvénal, de Perse, de Petrone, et les poésies érotiques de Catulle, d’Ovide et de Tibulle. Il parcourut ensuite tous les orateurs, les historiens, les naturalistes; et, après avoir tracé le tableau vaste et fidèle des premiers siècles littéraires, il arriva plus brillant encore à celui qui semble réunir, à lui seul, la splendeur de tous les autres: il retraça le beau siècle de Louis XIV.

Déjà il avoit analysé, trop laconiquement peut-être, le génie fondateur de Pierre Corneille: déjà il avoit fait sentir toutes les beautés de Racine, dont il ne pouvoit se lasser d’admirer le style, qu’il appelle le langage des Dieux. Enfin il venoit de rendre à Molière, à Despreaux et à Jean-Baptiste Rousseau, les hommages qu’ils méritent, lorsqu’il annonça que, dans la première séance, il parleroit sur La Fontaine. On attendoit le jour fixé avec une impatience proportionnée au talent de l’orateur. On savoit d’avance le respect, l’admiration qu’il portoit au fabuliste inimitable: et ces sentimens qu’éprouvoit l’universalité des habitués du lycée, ne firent qu’augmenter l’intérêt qu’offroit un semblable sujet, et le désir d’entendre le plus malin des critiques rendre justice au bonhomme.

La Harpe, de son côté, mesura, d’un œil observateur, la tâche qu’il avait entreprise; et, ne doutant pas que son opinion sur la Fontaine ne fît époque dans la république des lettres, et ne contribuât à sa haute réputation, il se livra tout entier à cette partie de son Cours Littéraire. Entraîné comme par enchantement dans l’examen de tant de fables dont le charme et la variété produisent l’indécision du choix, il fut long-temps sans pouvoir classer ses idées. Il lisoit sans cesse, et relisoit encore, s’arrêtant à chaque phrase, à chaque vers, à chaque mot, dont il admiroit la grâce et le naturel. Cependant, la veille de la séance annoncée arriva, sans qu’il eût achevé de mettre en ordre son travail. Il lui fallut donc passer la nuit entière à rassembler ses idées, à former cette analyse, ou plutôt cet éloge de La Fontaine, qu’on peut regarder comme le fragment le mieux pensé, le plus profondément senti, qui soit sorti de la plume féconde de ce grand écrivain.

Le lendemain l’entrée du lycée fut assaillie par un nombre considérable de curieux et d’habitués qui s’entassoient à chaque porte, remplissoient les issues, et sembloient d’avance recueillir avec avidité tout ce qui sortiroit de la bouche éloquente du célèbre Aristarque. Celui-ci ne paroissoit ordinairement à la tribune que le dernier; il ne se rendit donc au lycée que vers le milieu de la séance, et s’arrêta, selon son usage, dans une petite pièce éloignée des grands salons, et foiblement éclairée, où il aimoit à méditer en silence avant de se montrer en public, afin de recueillir toutes ses forces; mais ce jour-là même elles se trouvèrent tellement épuisées par l’excès du travail et la privation du sommeil, qu’il s’endormit en examinant de nouveau ce qu’il alloit prononcer devant le nombreux auditoire qui l’attendoit avec impatience.

L’orateur qui le précédoit immédiatement à la tribune, ayant fini de parler, on s’attend à voir paroître le Quintilien François: on se dispose à l’applaudir dès son entrée; on s’agite, on s’avance, on se presse, afin de ne pas perdre un seul mot de ce qu’il va dire, lorsqu’un des administrateurs du lycée vient annoncer que M. de La Harpe, ayant passé la nuit à retoucher son travail, venoit de s’abandonner, dans une pièce voisine, à un sommeil si paisible et si profond, qu’on n’avoit pas le courage de le réveiller, et qu’on venoit à cet égard consulter l’assemblée. “Nous attendrons, s’écrie-t-on de toutes parts: puisqu’il a veillé pour nos plaisirs et notre instruction, nous respecterons son sommeil.—Cependant, il est tard, reprend l’administrateur; et ce repos salutaire dont jouit en ce moment M. de La Harpe, peut se prolonger long-temps encore.—Eh bien, répondent plusieurs voix, nous remettons à la prochaine séance le bonheur de l’entendre: oui, nous nous retirons tous, en suppliant qu’on ne le réveille pas.” A ces mots chacun se lève, et se dispose à sortir en silence, lorsque Luce de Lancival, jeune professeur d’éloquence, et passant déjà pour l’un des plus habiles lecteurs de la capitale, demande que chacun reste en place, et propose de lire pour l’orateur endormi. “Le cahier, dit-il, qui contient le travail de M. de La Harpe, est tombé à ses pieds; je vais, si l’on daigne m’y autoriser, m’en emparer au nom de l’assemblée; il me suffira de quelques instans pour le parcourir, pour habituer mes yeux à l’écriture de ce grand maître, et je tâcherai de donner ensuite à cette importante production, sinon tout le charme dont elle est susceptible, du moins l’expression la plus vraie du respect et de l’admiration.” On applaudit à la proposition du jeune professeur; elle fut adoptée avec d’autant plus d’empressement, qu’elle offroit à la fois le moyen de satisfaire une attente si légitime, et celui non moins piquant peut-être de pouvoir applaudir au talent de La Harpe, sans qu’il pût s’en douter.

Luce de Lancival, après avoir été prendre le manuscrit aux pieds de ce dernier toujours plongé dans un profond sommeil, vient se placer à la tribune, où, rappelant tout son courage, et faisant excuser de nouveau ce que sa démarche pouvoit avoir de téméraire, il commence la lecture de ce chapitre du Cours de Littérature, intitulé, “de la Fable et du Conte, et commençant par ces mots: de La Fontaine. . . . .” A ce nom tous les cœurs furent émus: il rappeloit à la fois le guide de l’enfance, l’ami de l’âge mûr et le consolateur de la vieillesse. Tous les sexes, tous les âges lui rendirent hommage, et ce nom chéri de La Fontaine fut salué par un applaudissement universel et long-temps prolongé. Le jeune lecteur, transporté lui-même, et partageant vivement l’émotion des auditeurs, ne put d’abord proférer que d’une voix altérée le début de La Harpe, qui prouve que si dans tous les genres d’éloquence et de poésie, la prééminence fut disputée ou partagée, soit chez les anciens, soit parmi les modernes, il n’en existe qu’un dans lequel un seul homme ait éclipsé tous ses rivaux; et que ce genre lui est tellement resté en propre, que désigner la fable, c’est nommer La Fontaine.

Luce de Lancival, se livrant ensuite à la chaleur entraînante de son élocution, fait sentir l’élégance et la vérité du portrait que La Harpe fait de ce poëte inimitable, “qui, dit-il, sublime dans sa naïveté, charmant jusques dans sa négligence, est au-dessus de l’analyse, et ne peut être que lu, relu, goûté avec délices; écrivain enchanteur à qui nul n’a ressemblé dans sa manière de raconter; sage de tous les temps, qui, sous l’attrait du plus gracieux badinage, sait donner du charme à la morale, et surtout fait aimer le bon sens. . . . .” Ici les applaudissemens recommencent, et sont aussitôt réprimés par la crainte de réveiller celui qui les excite, et qui toujours est enseveli dans le plus doux sommeil. Mais lorsque le lecteur passant à la description du bonheur dont jouissoit l’illustre fabuliste, et de sa bonhomie qui lui fit tant d’amis, lut cet ingénieux parallèle du Bonhomme et du bon Roi; lorsqu’il dit que ces deux surnoms populaires, qui expriment si bien l’opinion générale, n’ont jamais été donnés par les François qu’à deux hommes qui passeront dans la postérité la plus reculée, chargés de leur amour, de leur adoration; et que toujours ils désigneront Henri IV et La Fontaine. . . . . . . , alors les applaudissemens se renouvelèrent, et les acclamations qui s’y joignirent furent si vives, qu’elles réveillèrent enfin celui qui les méritoit si bien, et qui, loin de songer à son triomphe, crut bonnement que ces transports n’étoient qu’un hommage rendu par le public au talent du jeune professeur d’éloquence dont il reconnut la voix, et auquel il portoit un intérêt particulier.

Cependant celui-ci qu’animoit l’effet qu’il produisoit sur tout son auditoire, continue à lire ce chef-d’œuvre de La Harpe qui d’abord écoute vaguement quelques phrases qu’il trouve de son goût. “J’ai toujours prédit, se dit-il a lui-même, que ce Luce de Lancival iroit loin. . . . . Comment donc! voilà du trait, de la verve, de la véritable éloquence. Je ne ferois pas mieux moi qu’on dit passé maître. . . . . .” Mais qu’on juge de la surprise de ce critique célèbre, lorsque le lecteur venant à proférer de nouveau le nom de La Fontaine, fait sentir l’influence du bonhomme sur le bonheur de ses semblables! La Harpe reconnoît alors ses idées, ses expressions, et se retrouve dans son propre domaine. Il cherche son manuscrit qu’il ne peut trouver; il écoute encore, et ne doute plus qu’on n’ait voulu respecter son sommeil, et que le jeune lecteur, qui lui a paru si pur et si brillant, ne soit son fidèle interprète. Vivement ému, mais ne voulant pas interrompre une lecture qui charmoit une si nombreuse assemblée, et lui faisoit éprouver à lui-même, une jouissance inexprimable, il se tient près de la porte, appuyé contre le mur, et respirant à peine; il suit avec ivresse tous les mouvemens oratoires de Luce de Lancival, et s’identifie tellement aux impressions qu’ils produisent, aux transports qu’ils excitent, qu’entraîné malgré lui vers la fin de la lecture, il s’avance involontairement à la porte d’entrée, montre sa figure épanouie aux auditeurs qui se lèvent à l’instant même, volent à sa rencontre, et le comblent de félicitations et d’hommages. Les administrateurs du lycée l’instruisent de la privation qu’avait voulu s’imposer tout l’auditoire, pour ne point troubler son sommeil; et Luce de Lancival, descendant de la tribune, et remettant à La Harpe son manuscrit, lui dit en se jetant dans ses bras: “Maître, excusez ma témérité! vous voyez un jeune athlète qui, pour s’habituer aux combats, s’exerçoit avec les armes d’Hercule.”

[Par J. N. Bouilly.

DES LANDES D’AQUITAINE, (France.[1])

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L’Acception du mot Landes n’est point encore fixé;[2] on l’applique néanmoins plus spécialement aux terres à pente insensible, et dont le sol à base argileuse est superficiellement recouvert de sable siliceux. Telles sont les Landes de Moscou. Les sables du désert de Sahara reposent aussi sur l’argile, qui, comme celle des landes de Bordeaux, de la Pologne, &c. retient l’eau, en s’opposant à son infiltration. C’est cette couche d’eau qui fait dire, aux peuples de la Barbarie, que chez eux la mer est sous terre.[3]

D’après cette définition, le mot stèpe restera donc consacré pour désigner génériquement de vastes plaines désertes et incultes, qui se couvrent cependant d’une foible végétation.[4]

L’académie de Bordeaux couronna, en 1776, un mémoire sur la meilleure manière de tirer parti des landes de la Guienne; Fleuri, Thor, et en dernier lieu M. de Saint-Amand, nous ont donné quelques notices intéressantes sur ce vaste terrain, et présenté plusieurs vues d’amélioration; on pourra juger, par ce que je vais dire, si cet essai, après les leurs, mérite quelque attention.

Les landes d’Aquitaine ont environ quarante-cinq lieues de long sur dix de largeur moyenne, ce qui fait quatre cent cinquante lieues carrées; telle est l’étendue de ce terrain qui, depuis près de deux siècles, appelle l’attention des observateurs et la sollicitude de l’administration.

Il n’en est pas des sables siliceux comme des sables calcaires; ces derniers se décomposent assez facilement par l’action de l’air et des eaux; leur fermentation intestine laisse toujours échapper quelques principes nutritifs.

Mais la silice est naturellement stérile par elle-même. Si elle donne ou reçoit la fécondité, ce n’est que mécaniquement, en divisant les terres trop compactes, et réciproquement. Elle ne devient productive à son tour, que par le mélange d’une autre substance qui lui donne du corps.

Les sables siliceux des landes reposant sur un banc d’argile, leur végétabilité peut donc se mesurer par l’épaisseur de la couche de silice, et cette donnée les divise en trois classes.

1o. Si le soc de la charrue peut atteindre l’argile, en la mêlant avec le sable, il la rend propre à la culture des céréales et des plantes légumières, et la dispose surtout pour les prairies naturelles. On voit alors la fertilité se fixer, et le sol se couvrir d’un tapis de verdure.

Tels sont les oasis de l’Egypte et des déserts de la Lybie; les Romains y reléguoient leurs malfaiteurs; les habitans des landes, au contraire, choisissent ces lieux privilégiés pour y bâtir leurs villages, qui se montrent comme autant d’îles au milieu d’une mer de sable.[5]

2o. Si les labours ne peuvent arriver jusqu’au banc alumineux, mais que les racines des arbrisseaux puissent y recueillir encore l’humidité qu’il retient, on voit alors pousser spontanément les bruyères, et notamment l’erica multiflora, dont les fleurs, couleur de feu, sont très recherchées par les abeilles.[6]

Là, les pins maritimes et les chênes, perçant le sable, s’élancent à une grande hauteur; le plus léger zéphyr murmure dans leurs cîmes altières; leur frémissement indique son passage dans les couches supérieures de l’atmosphère; et s’il ne descend pas toujours jusqu’au voyageur haletant, du moins son imagination est rafraîchie, et son sang se calme comme dans un songe agréable.

L’ombre de ces forêts protège la jaugue;[7] et parmi les graminées, l’elimus arenaria, qui fournit une excellente pâture aux bêtes à laine.

Cette seconde classe est mise en rapport par la multiplication des troupeaux, l’exploitation des bois de construction et de chauffage, et l’éducation des abeilles. Ce dernier genre d’industrie y est à la vérité dans l’enfance; la couleur grisâtre des ruches et leur forme pyramidale leur donnent l’aspect de cippes funéraires. Cette production diminue chaque année.

Tout attriste et resserre l’ame dans la demi-solitude des landes; elles ne sont ni assez couvertes pour plaire comme nature agreste, ni assez nues pour étonner comme désert: c’est qu’au fond elles sont bien plus frappées de misère que de stérilité.

C’est dans cette seconde classe que l’on rencontre çà et là de vastes terrains couverts de chênes rabougris par la morsure des bestiaux qui broutent sans cesse leurs nouvelles pousses;[8] elles deviendroient rapidement de superbes futaies, si on écartoit de leurs pieds les moutons et surtout les chèvres. Ces buissons, couverts aujourd’hui de baves livides, prouvent incontestablement ce que peut et veut encore la nature dans ces landes si légèrement jugées, et que là les hommes, bien plus que le sol, ont besoin d’être amendés.

J’arrive à la troisième classe, où la silice sans liaisons descend à plus de neuf pieds de profondeur; le germe des plantes s’y dessèche aux premières chaleurs. Ce sont les sables de la Lybie.

Il ne faut pas croire cependant que l’inertie de ces fonds soit incurable; on peut encore donner quelque valeur à la troisième espèce de landes, par des semis de pins artificiellement ombragés jusqu’à ce qu’ils puissent, en se couvrant eux-mêmes, conserver à leur pied une humidité habituelle.

Il est donc possible de tirer parti de la presque totalité des landes, puisqu’elles appartiennent toutes à l’une des trois divisions que je viens d’indiquer. Il étoit important de prouver qu’il est facile au cultivateur le plus borné, de connoître l’espèce d’exploitation qui conviendra à chaque parcelle de ces terres si disgraciées en apparence; une sonde lui suffira pour la juger. Ce genre d’analyse est à la portée de tout le monde.

En parcourant la superficie grisâtre des landes, on rencontre des sables noirs, onctueux au toucher lorsqu’ils sont humides, et qui, au premier aspect, paroissent avoir tous les caractères d’un riche terreau. Soumis aux réactifs, ils ont donné de la silice, de l’alumine, du fer, et une petite partie de terre calcaire.

Quoique la silice domine dans cette composition, elle retient néanmoins l’humidité, mais se charge en même-temps d’une écume ennemie de toute végétation. Les semis de pin languissent sur ce terrain empoisonné; sa qualité délétère provient de la décomposition des sulphures martiaux, qui indiquent le voisinage du fer.

Ce métal abonde en effet dans les landes; on le mélangeoit, il y a quatre siècles, avec les fontes de Périgord. C’est avec cette composition qu’on fabriquoit les épées de Bordeaux, dont les historiens, et à leur imitation les romanciers d’alors, ne manquoient pas d’armer leurs guerriers.

Les mines du bord de l’Océan sont à fleur de terre; les plus profondes y gisent à peine à dix ou douze décimètres sous les sables. Dans les hautes landes, le fer en grain ou en rognon se montre à découvert sur le terrain.

On peut donc considérer l’écorce des landes, comme une grande matrice où le minerai de fer se forme tous les jours. Mêlé avec l’argile, il la durcit en roches qui font le désespoir des agriculteurs; c’est l’allios des landes Bordelaises, également redouté aux environs de Mont-de-Marsan, sous le nom de lapa.

L'allios et la silice noirâtre ne souffrent guère que les bruyères, dont les forces organiques produisent à leur tour beaucoup de fer. Mais par une de ces compensations que la nature, toujours mère, même dans ses rigueurs, offre si souvent aux maux qu’elle fait, sous la cendre à peine refroidie des bruyères, on voit pulluler abondamment une graminée succulente, très recherchée par les troupeaux; c’est le fetuca duriuscula, Linn., qui, indigène aux landes, se reproduit sans le plus petit soin. Ainsi, par une simple incinération, on convertira en pâturages l’allios lui-même et la silice noirâtre.

Il demeure donc bien démontré, qu’on peut mettre en productions plus ou moins importantes, la totalité des landes sans exception. Le propriétaire atteindra ce but, si, après avoir reconnu la classe ou espèce à laquelle appartient chaque partie de son domaine, il réserve pour la première les céréales et les prairies; élève dans la seconde les grands arbres, dont j’indique les plus convenables dans la note paginale;[9] et établit enfin dans la troisième, les semis de pins, en abandonnant aux bruyères les champs d’allios et de silice ferrugineuse.

On verra alors exécuter par les François eux-mêmes, et d’une manière productive, cette culture des landes, problême dont la solution intéresse la France entière, presque autant que les deux départemens qui bordent la Gironde et l’Adour; et si des raisons d’état ont jadis fait repousser la colonie de Maures, qui demandoit à cultiver ce vaste désert, des raisons de véritable et saine économie détermineroient aujourd’hui le plus éclairé des rois à encourager, ceux de ses sujets qui voudroient se prêter à cette utile entreprise.

Les landes bordées par l’Océan, renferment une race aborigène,[10] qui diffère surtout par ses mœurs, ses usages et ses habitudes, du peuple plus mélangé qui l’entoure à l’est et au sud. Le Landais ou Lanusquet, par sa vie demi-nomade, ses vêtemens de peaux d’animaux, sa saleté et sa paresse habituelle, se rapproche beaucoup du Hottentot.

L’industrie et le travail n’ayant pu changer encore ni le sol, ni les eaux, ni les productions de ce terrain, il s’y est en quelque sorte moulé lui-même: de là cette uniformité de costumes, de mœurs et d’habitudes, que l’on remarque, dans toute l’étendue des landes.

Dans la partie, qui s’étend de Bazas à Bayonne, la plupart des gens du peuple ont les cheveux frisés, roussâtres et presque laineux; leur teint est généralement cuivreux et dur.

En descendant vers le nord, on s’aperçoit que le voisinage de Bordeaux a sensiblement altéré ces traits primitifs sans cependant en effacer le type; mais partout le Landais, assez robuste, est lourd dans ses mouvemens, borné dans ses idées, opiniâtre dans ses volontés.

Ce peuple conserve encore quelques mœurs; aussi voit-on fréquemment, dans les deux sexes, des seconds et des troisièmes mariages. Les filles y sont généralement retenues, et les jeunes garçons peu entreprenans; mais l’apathie a beaucoup de part à ces qualités; on s’y marie d’ailleurs d’assez bonne heure.

Le Landais, dans sa famille, vit avec la plus rigoureuse frugalité; sa boisson ordinaire est une eau séléniteuse; on n’a pu le déterminer à creuser des citernes. Il recueille l’eau des pluies, dans des vases qui lui sont communs avec ses chevaux et ses bœufs quelquefois même avec ses pourçeaux.

Sa nourriture ordinaire est du pain de seigle détrempé dans de l’eau bouillie avec le vinaigre, et assaisonnée avec du sel et quelques gousses d’ail; il ajoute quelquefois à ce potage un morceau de lard frit, qui à la première impression du feu, prend la couleur et la forme du cuir usé d’une vieille chaussure.

L’hiver est la saison de la mique ou cruchade; c’est de la farine de maïs, grillée sur des charbons ardens, et délayée dans le jus du lard. Les riverains du bassin d’Arcachon joignent à ce mets quelques coquillages et de petits poissons qu’ils vont pêcher eux-mêmes.

Dans quelques villages, la famille entière assiste au convoi du chef de la maison; ses amis grossissent le cortége. Leurs hurlemens couvrent en tons aigus la modeste psalmodie du prêtre.

Le signe de deuil, pour les femmes, est une serviette ou un tablier noir jeté sur la tête; les hommes prennent la cape de berger, taillé comme le manteau des moines de la Haute-Egypte, qui le tenoient des Arabes.

Durant toute l’année qui suit le décès du père ou de la mère, les vases de cuisine sont voilés, et la vaisselle placée dans un ordre opposé à celui qu’ils avoient établi de leur vivant. Ainsi le besoin du moindre ustensile rappelle le respect dû à leur mémoire.

Les cérémonies du mariage y sont plus significatives encore.

La veille de sa noce, le futur, escorté de ses amis, frappe à la porte de la fiancée; le père, la mère ou le parent le plus proche, descend au coup donné, tenant par la main une vieille femme que le gendre repousse, en demandant celle qui lui fut promise. Celle-ci se montre alors, donne une fleur à son époux, et en reçoit une ceinture, qu’il noue lui-même autour de ses reins. Chez les Romains, la ceinture étoit le signe de la chasteté.

Si la jeune épouse va habiter la maison de son mari, elle trouve à la porte un balai; c’est l’investiture de ses fonctions domestiques. Lorsque le mari vient demeurer dans la maison de sa femme, le balai est remplacé par un joug de charrue.

Pendant tout le temps de la noce, la quenouille de la mariée est portée par une femme; c’est la pronuba des Romains.

Le pâtre couvert de la cape dont j’ai parlé, ne se doute pas qu’il porte le manteau des moines de la Thébaïde; au-dessous de ce vêtement, est une peau de mouton avec la laine en dehors. Ainsi affublé de l’uniforme de ses troupeaux, le Landais couvre sa tête du barret, coiffure Grecque,[11] que les Basques, originaires de la Phénicie, ont transmise aux Béarnais. La cavalerie légère de France, qui a fait de cette toque un bonnet de police, la retrouva chez les Polonais, qui, l’ayant reçue des Russes, l’ont propagée en Allemagne. Ainsi, de l’Adour au Borysthène, une coiffure d’antique origine, mais qui ne garantit de rien, couvre à présent une grande partie des têtes de l’Europe.

On a vu que l’argile servant de base à tout le sol des landes, s’opposoit à l’infiltration des eaux; elles surnagent de toute part dans la saison pluvieuse; le moindre creux devient alors une mare; chaque pas du piéton élève un jaillissement, ou secoue sur ses vêtemens une rosée insalubre.

Pour se soustraire à cette humidité malfaisante, et surtout pour dominer sur leurs troupeaux, les pâtres Landais, comme ceux de la Vendée, haussent leur taille et grandissent sur leur enjambée par des échasses dont l’étrier est ordinairement à deux pieds et demi de hauteur. Ainsi montés, ils suivent sans effort un cheval au trot, et le gagnent souvent de vîtesse; mais ils ne peuvent demeurer fixes et d’aplomb sur ces grêles supports. Pour prendre leur repos, ils appuient leurs reins sur un bâton, qu’ils nomment pauou (pal) ou chouquey; on les diroit alors juchés sur un trépied.

Les échasses étoient connues des Romains, même comme moyen d’accélérer la marche: “Si je vous avois fait prier à dîner chez moi, dit un personnage de Plaute,[12] votre course eût été plus rapide que celle du cerf, et vos pas plus grands que les enjambées de ceux qui s’élancent sur des échasses.”

(La suite au numéro prochain.)


Cet article où l’on peut voir le contraste frappant qui existe entre l’habitant sauvage des Landes de l’Aquitaine, et son voisin le riverain spirituel et poli de la Garonne, est extrait d’un ouvrage scientifique de Mr. Pierrugues de Bordeaux, portant le titre modeste d’Essais sur le département de la Gironde.

Voyez tous les lexiques.

Cuny, tab. his. des découv. des Européens en Afrique, 1809.

Humbolt, tabl. de la nature.

Oasis, avasis, hiasis, sont des mots Egyptiens qui ont la même signification.

Les Arabes les appellent al-wahat.

On y trouve encore les Erica vulgaris., Cilliaris., Tetralix., Mediterranea., Cinerea., Multiflora., Arborea., Scoparia, &c.

Ulex Europeus.

Les gens du pays les nomment brousteys.

Quercus robur, Linn., Robiniana pseudo-acacia., Robiniana viscosa., Morus alba., Juglans regia., Quercus Hispanica, (G. B. Pin.), Quercus tausin (c’est le robur de Pline)., Quercus racemosa., Quercus migra. (Thorc.)

Boii. V. Vinet sur Ausone, No. 566.

                    Placeat reticere nitentem.

Burdigalam et piceos malis describere Boios.

Epit. de Saint-Paulin à Ausone.

Caylus, res. d’ant. t. 4, p. 7 des corrections.

At si ad prandium me in ædem vos dixissem ducere,

Vinceretis cervum cursû, et grallatorem gradû.

Plaut., in Pœnul.

OUVERTURE DE L’ATHÉNÉE ROYAL DE PARIS.

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Une société brillante et choisie, dans laquelle on remarquoit des hommes de lettres, des savans distingués et des femmes aimables qui ne dédaignent pas les jouissances de l’esprit, remplissoit la salle de l’Athénée. On savoit que M. Tissot, professeur au collége de France, devoit prononcer le discours d’ouverture; et cette circonstance ajoutoit un nouveau degré d’intérêt à cette solennité littéraire. On étoit bien aise d’entendre le littérateur que M. Delille, (dont le discernement étoit si exquis,) avoit jugé digne d’occuper une chaire où, pendant près d’un demi-siècle, il avoit fait admirer son goût et son rare talent.

M. Tissot est arrivé à la chaire, au milieu des applaudissemens universels. Le début de son discours a enchaîné l’attention et excité un vif intérêt. L’orateur a payé un juste tribut d’éloges aux hommes de lettres et aux savans qui l’ont précédé à la tribune de l’athénée.

Après l’exorde, qui a été vivement applaudi, l’orateur est entré dans son sujet. Le but de son discours est de réfuter une opinion industrieusement répandue par quelques critiques et même par quelques savans. Ils prétendent que la littérature françoise est condamnée à une incurable stérilité. On ne doit pas trop s’en rapporter à ces critiques qui, n’ayant rien de bon à dire, prétendent que tout est dit; ni à ces savans qui trouvent plus d’élégance dans une formule algébrique que dans les plus beaux vers de Virgile, et qui préfèrent un traité du calcul exponentiel aux chefs-d’œuvre de la littérature françoise. M. Tissot a parfaitement prouvé que l’esprit humain n’étoit point stationnaire, et il a montré les nouvelles ressources que des institutions plus fortes, des mœurs moins efféminées, et l’esprit de liberté offroient au génie des arts. Il a avancé à ce sujet une proposition qui, au premier coup-d’œil, semble paradoxale, mais dont la vérité se fait sentir lorsqu’on y réfléchit mûrement. En rendant un éloquent hommage aux grands écrivains du 17ème siècle, il a soutenu que si ces hommes illustres étoient venus à une époque de liberté, ils auroient imprimé un plus grand caractère à leurs travaux, et que leur génie auroit parcouru avec plus d’audace une arrière plus étendue. En partant de cette idée, l’orateur a tracé un brillant tableau de la littérature du 17ème siècle; il a jugé les maîtres en homme qui connoît tout leur mérite, et avec une indépendance qui annonce le littérateur appelé à marcher sur leurs traces. Nous voudrions pouvoir citer tout ce passage écrit avec énergie et avec chaleur; mais quoique circonscrits dans des bornes étroites, nous ne pouvons résister au désir d’en citer quelques fragmens.

“L’Europe littéraire doit d’éternelles actions de grâce aux grands écrivains de cette époque (le dix-septième siècle) et particulièrement à Boileau, le législateur du goût, le maître de Racine, l’oracle de Molière. Tous ont eu du génie et du bon sens, mais non pas tous et au même degré une raison supérieure et libre de préjugés. On peut penser que leurs idées n’étoient pas toujours d’un ordre assez élevé, l’horison de leur esprit assez étendu, le choix de leurs sujets assez digne de l’attention publique. La Fontaine, le plus indépendant, et Molière, le plus hardi d’entr’eux, ont dû sentir plus d’une fois avec regret que leur talent étoit resserré dans des bornes trop étroites. Comment auroient-ils pu jouir de toute la liberté nécessaire au génie sous un monarque qui disoit: L’état c’est moi. Ajoutez qu’une magie attachée à la personne de ce majestueux représentant de la royauté, l’ascendant de sa fortune, les respects de tous les grands hommes du temps qui lui renvoyoient leur propre gloire comme un tribut de sujets envers leur prince, donnoient à Louis XIV une influence absolue sur son siècle. Au-dessus des ambitions, maître des volontés, dispensateur des récompenses, tout venoit de lui, tout se rapportoit à lui. On ne pouvoit concevoir, un ouvrage où la place ne fût marquée d’avance. Louis XIV, il est vrai, se plut à protéger les lettres; il soutint Molière contre les faux dévots. Ce prince entendoit trop bien les intérêts de sa gloire pour enchaîner les écrivains; mais il leur imposoit comme à son siècle; il dominoit sur leur génie comme sur sa cour.”

M. Tissot offre ensuite le tableau des changemens qui se sont opérés dans l’espace d’un siècle, la chute de plusieurs préjugés nuisibles, la ruine de prétentions incompatibles avec la dignité de l’homme, les rapides progrès de la raison; et là, dans une suite d’éloquentes prosopopées, il ramène de nouveau sur la scène les écrivains de génie qui illustrèrent le règne de Louis XIV; il montre ce que les nouvelles idées auroient ajouté à la force prodigieuse de leur talent. Voici un passage de cette partie du discours.

L’orateur, après y avoir parlé de l’auteur des caractères, continue en ces termes:

“Abordons maintenant une plus haute renommée que La Bruyère. Bossuet revient avec son génie, avec son éloquence plus qu’humaine, avec ses chefs-d’œuvre; il est dans la chaire de vérité. A ses cheveux blancs, à sa vénérable figure, nous croyons reconnoître en lui un père de l’église; nous attendons avec anxiété le moment où il va commencer: il ouvre enfin la bouche; la parole sainte sort de lui avec une magnificence divine ou avec une majestueuse simplicité. Bientôt l’orateur s’élève, il s’enflamme, il lance des foudres sur la tête des grands et des Rois de la terre, il proclame les jugemens de Dieu sur les iniquités de leur pouvoir ou le scandale de leurs exemples. A peine pouvons-nous respirer d’admiration. Tout à coup, quel changement dans l’orateur! quelle étonnante issue d’un commencement si magnifique! L’interprête de la sévérité du ciel devient humain et traitable; il célèbre avec pompe de vaines grandeurs, il divinise la gloire, il vante avec un charme exquis les grands du monde, il exagère des mérites vulgaires, il oublie les faiblesses, il colore ou déguise les fautes, approuve de graves erreurs, jette un voile profane sur la vérité, et flatte, devant un tombeau, des morts qui, sans lui, n’auroient aucun nom.

“Nous baissons les yeux, nous gardons un silence que nous commandent également et la sainteté du lieu, et le respect dû au ministre de la religion; mais nous ne pouvons nous empêcher de condamner l’orateur, de nous demander en secret si Fénélon eût permis ces magnifiques hyperboles à sa candeur et à sa vertu, et de dire à son rival: Sont-ce là les jugemens de l’histoire où, suivant vos admirables paroles, les plus grands Rois n’ont plus de rang que par leur vertu, et, dégradés à jamais par les mains de la mort, viennent subir, sans cour et sans suite, le jugement de tous les peuples et de tous les siècles? Cependant la cour, le monarque et le siècle applaudissoient avec transport à cette haute éloquence qui mêloit de pareils déguisemens aux oracles de la morale et de la divinité. Sommes-nous donc plus pieux que nos pères? plus touchés qu’eux des intérêts de la religion? Non, sans doute, mais nous avons plus de raison; nous connoissons mieux la vérité. Il n’est pas de monarque assez grand, d’orateur assez impérieux pour faire de ces inconcevables illusions aux esprits du siècle. La morale comme le goût, la bienséance comme la raison interdiroient tout espoir de succès à celui qui viendroit ressusciter parmi nous de pareils exemples. Après l’avoir entendu, nous lui répéterions pour tout éloge ces belles paroles de Massillon sur le cercueil du plus superbe des rois: Dieu seul est grand, mes frères. Hâtons-nous d’ajouter de peur qu’on ne nous accuse de manquer de respect ou d’admiration pour un si grand génie qu’il y a trois choses dignes d’un éternel souvenir; c’est l’histoire universelle dont Montesquieu lui-même n’atteint pas toujours la hauteur; c’est l’oraison funèbre du Prince de Condé, pleine de patriotisme comme le discours de Périclès sur les guerriers morts pour la patrie, et belle comme le seroit un chant d’Homère sur les funérailles d’Achille; enfin, vous le dévinez sans doute, Messieurs, c’est le grand Bossuet dans sa vieillesse faisant le catéchisme aux petits enfans de la ville de Meaux.

“De tous les hommes de ce glorieux siècle, un seul peut-être resteroit le même, et cet homme, c’est Molière. Son cœur étoit a Louis XIV, mais son génie garda toutes ses franchises. Aucun écrivain n’a exercé autant d’influence que lui sur son siècle; aucun n’a réformé comme lui la cour et la ville; aucun n’a dit tant de choses utiles et mêlé moins d’alliage à l’or pur de la vérité. Peut-être que Boileau lui-même n’a pas plus fait pour la saine littérature que Molière. Il écrivit sous un roi; mais jamais Aristophane, Térence ou Plaute, qui vécurent à des époques où la liberté de l’écrivain pouvoit aller jusqu’à la licence, ne sondèrent aussi profondément dans les replis du cœur humain, et ne furent si hardis et si éloquens à défendre la morale et la raison. Molière, de retour, se trouveroit absolument au niveau du siècle, et de pair avec le premier des philosophes; cependant cette époque seroit encore une source de progrès, même pour lui. Il n’auroit pas besoin de demander au peuple par les farces et des momeries, une excuse pour les beautés sévères du Misantrope ou les hardiesses du Tartuffe; il appartiendroit à lui-même et ne releveroit que de son génie. Alors, combien de chefs-d’œuvres ajoutés à ses œuvres, dans un temps où la plus étonnante, comme la plus terrible des révolutions, a changé tant de choses, et mis sous nos yeux des spectacles que ses yeux n’ont pu voir! Que de vices et de ridicules qui vont la tête levée, parce qu’ils savent que Molière et Boileau sont morts, et qui n’oseroient plus se montrer si ces deux peintres inexorables revenoient parmi nous!”

La littérature du dernier siècle a fourni à l’orateur une foule de réflexions philosophiques sur le caractère de cette époque et sur celui des écrivains qui l’ont illustrée. C’est dans cette partie de son discours qu’il fait sentir l’influence de l’esprit du siècle, et tout ce qu’on peut attendre des progrès d’une liberté sage et appuyée sur les lois. On trouvera peut-être quelqu’exagération dans les éloges donnés à Shakespeare, poëte étonnant sans doute, et digne d’une grande renommée, mais qui, dans ses meilleures pièces, tombe souvent au-dessous de ce que nous connaissons de plus mauvais.

M. Tissot invite les poëtes dramatiques à tenter de nouveaux effets, à agrandir le théâtre national. Ce conseil est sage; mais il ne faut pas que la hardiesse dégénère en témérité: il faut oser avec prudence. Au reste, nous pensons comme l’orateur, qu’il seroit absurde de désespérer de la littérature Françoise. Pénétrée par l’esprit de liberté, elle produira sans doute de nouveaux chefs-d’œuvre, et le 19e. siècle conservera et augmentera l’héritage de gloire que lui ont laissé deux grandes époques.

A. J.

(Extrait d’une feuille Françoise.)

Esquisse de la révolution de l’Amérique Espagnole, ou récit de l’origine, des progrès et de l’état actuel de la guerre; traduit de l’Anglais, avec cette épigraphe:

Fata viam invenient.

Œneid, liv. X.

Pour bien écrire l’histoire, dit le judicieux réfutateur du Traité de l’abbé de Malby sur le même sujet, il faut se pénétrer de la nécessité de comparer souvent les événemens des différens siècles; de juger par les faits, et non sur la parole de ceux qui admirent toujours le passé et condamnent toujours le présent. C’est l’unique moyen de connoître les rapports et la différence des mœurs, ce qui appartient à l’homme ou au siècle, au temps ou au lieu. Ces comparaisons indiquent quelquefois pourquoi ce qui a réussi dans un temps fut impraticable dans un autre.

Il nous semble que ces réflexions sur la manière d’écrire l’histoire peuvent s’appliquer également aux personnes qui en lisant le récit des événemens contemporains, ont l’imagination trop paresseuse pour remonter aux causes précises et directes, et prennent, pour se diriger dans leurs jugemens des guides infidèles. Cette classe de lecteurs, malheureusement trop nombreuse, importe ensuite dans la société une opinion suggérée par ceux qui se sont érigés, de leur autorité privée, en juges suprêmes des hommes et des choses.

Afin de fixer ses idées, sur les faits récemment arrivés dans l’Amérique Espagnole, il devient donc nécessaire de recourir aux moyens indiqués par l’auteur du supplément à la manière d’écrire l’histoire. Il faut renoncer à prendre pour guides ces abstracteurs de quintessence, qui ne voient jamais que le passé dans les événemens présens, et dont l’intolérance politique se soutient toujours au même degré d’absurdité.

D’un autre côté, l’historien contemporain qui s’impose la tâche de rassembler tous les faits épars, et de les réunir dans une seule et même esquisse, doit se borner, autant qu’il est possible, à une simple relation, afin de laisser à ses lecteurs le soin d’en tirer des conclusions convenables. C’est, à notre avis, ce que vient de faire très pertinemment l’auteur de l’Esquisse des dévolutions survenues dans l’Amérique Espagnole depuis 1806. Témoin oculaire d’une partie des faits qu’il raconte, il a puisé les autres dans des sources authentiques. Sobre de réflexions et de digressions qui pourroient influencer l’opinion de ses lecteurs, il n’a dit que ce qui falloit dire “pour donner une juste idée de l’esprit qui anime les différens partis, et pour indiquer les causes et l’objet de la guerre.”

Après avoir exposé préliminairement, pour l’intelligence de la narration qui va suivre, la division territoriale de l’Amérique Espagnole, notre auteur entre dans quelques détails sur l’administration de ces immenses colonies avant la guerre, et sur les causes qui amenèrent en premier lieu les tentatives de révolution faites à la fin du dernier siècle. Une de ces tentatives eut lieu au Pérou en 1780. Tupac Amara, descendant des anciennes familles péruviennes, fut proclamé inca du royaume; mais il fut mis à mort dans cette même année, ainsi que les principaux chefs de l’insurrection. Un autre mouvement de cette nature commença l’année suivante dans le gouvernement de la Nouvelle-Grenade: il fut appaisé à la suite de négociations ouvertes entre les agens du gouvernement et les insurgés. Enfin un plan de révolution avoit été organisé à Caracas en 1797; mais il fut découvert au moment où il alloit éclater; les chefs prirent la fuite: un d’entr’eux, Dom Espana, revenu deux ans après à la Guaira, y fut reconnu et envoyé au gibet.

Deux expéditions partirent d’Angleterre en 1806 et 1807; l’une commandée par le Péruvien Miranda; (le même qui avoit servi la révolution Françoise en 1793, sous Dumouriez,) et lautre par l’Anglois Whitelocke. Elles étoient destinées à faire soulever les provinces de Buenos-Ayres et de Venezuela. Les deux chefs aventuriers échouèrent dans leurs tentatives.

Le gouvernement Espagnol prit alors des mesures pour garantir les colonies de nouvelles entreprises, sans s’occuper toutefois de redresser les nombreux griefs des colons contre les vices déjà anciens de l’administration et contre ses agens. L’Amérique Espagnole auroit peut-être existé encore pendant plusieurs générations dans cet état de dépendance, si les événemens de la péninsule d’Europe n’eussent point hâté le développement d’une révolution qui, en raison de l’immense étendue du pays où elle s’opéra, eut un caractère et des conséquences dont on ne retrouve pas les analogues dans l’histoire.

Ici commence l’esquisse des faits qui sont l’objet principal de notre écrivain: et d’abord se présente une circonstance bien remarquable. L’occasion étoit favorable aux Américains pour conquérir une liberté dont le désir ne paroissoit pas éteint dans leurs cœurs. Cependant, attachés par tant de liens à la mère-patrie, enthousiasmés par la noble résistance des Espagnols au joug qu’on vouloit leur imposer malgré eux, touchés de la position douloureuse de la famille royale, ces hommes généreux refusent d’agir d’abord dans leur propre intérêt; mais, par un contraste frappant autant que bizarre, à l’exception du vice-roi du Mexique, tous les gouverneurs Espagnols de ces colonies semblent disposés à jurer fidélité à l’étranger qui a envahi la métropole, parce qu’ils conservent leurs emplois dans ce nouvel état de choses. Les Américains ne se croient point liés par les arrangemens de Bayonne et le décret du conseil des Indes qui en fut la suite.—Les proclamations de Bonaparte sont brûlées, et ses agens chassés.

Le mouvement commença dans Caracas, sans l’intervention du gouverneur, dont la tranquille indifférence cachoit plutôt des dispositions contraires. Pareille chose arriva à Buenos-Ayres, en le vice-roi Liniers se conduisit plus en agent de Bonaparte qu’en représentant du roi et de la nation Espagnole. Au Mexique, le vieux vice-roi, malgré des principes plus conformes au caractère dont il étoit revêtu, se vit contraint de céder son poste à un simple négociant, que les habitans jugèrent mieux en état que lui de répondre à leurs vœux. L’autorité de la Junte de Séville fut reconnue en Amérique; et dans les commencemens de l’année 1810, plus de quatre-vingt-dix millions avoient été envoyés à Cadix par les colonies, pour soutenir la guerre de la mère-patrie contre l’usurpation étrangère.

Cependant la durée de la guerre dans la péninsule fit sentir aux colonies la nécessité de pourvoir à leur propre sûreté; des formes de gouvernement s’établirent dans ces contrées sur des bases différentes, et d’après les manières de voir des habitans de chacune des provinces. Ces innovations, résultat du désordre qui régnoit dans les affaires du gouvernement d’Europe, devoient nécessairement entraîner les colons dans des partis opposés.—Les vice-rois s’opposèrent aux nouvelles mesures, et bientôt les Américains furent divisés en royalistes et en patriotes. Une lutte sanglante s’engagea d’abord sur plusieurs points; tour-à-tour vainqueurs et vaincus, les deux partis exercèrent l’un sur l’autre d’atroces représailles. La dispersion de la junte de Séville étendit l’incendie sur toute l’Amérique Espagnole. La régence de Cadix déclara la guerre à une partie des colonies, dont on refusa d’admettre les députés à l’assemblée des cortés. Un membre de cette dernière, Alvarez Toledo, commit l’odieuse inconséquence de demander à quelle classe de bêtes appartenoient les Américains.

Les Espagnols crurent devoir combattre pour rentrer en possession de ce qu’ils appeloient leurs conquêtes, et les Américains pour leur indépendance. Le sol des colonies, dans une étendue de 1600 lieues, se rougit encore aujourd’hui du sang des individus d’une même nation, mêlé au sang des anciens naturels du pays.

Il faut suivre, dans l’ouvrage dont nous rendons compte, la marche des divers événemens; il faut y lire le détail des faits, pour se trouver à même de chercher à résoudre cette question: quelle sera l’issue probable de la lutte prolongée entre les colonies Espagnoles et la métropole? Quant à nous, nous croyons devoir terminer cet article en disant avec notre auteur, “qu’il paroît raisonnable de supposer que l’esprit d’indépendance est trop généralement répandu dans les colonies Espagnoles pour qu’on puisse s’y opposer long-temps, avec succès, d’une distance de deux mille lieues, et dans l’état présent de la monarchie Espagnole.”

Aperçu d’un Ouvrage intitulé “Essai d’un Cours élémentaire et général des Sciences Physiques. Par F. S. Beudant, Sous-Directeur du Cabinet de Minéralogie du Roi, Professeur de Physique dans l’Université Royale, membre ou correspondant de diverses Sociétés savantes.”

(CONCLUSION.)

DE LA CHALEUR.

Les Phénomènes de la chaleur, de la lumière, de l’électricité, et du magnétisme, ont été expliqués à l’aide d’une supposition de Descartes, par laquelle il admet un fluide éminemment subtil, qui remplit tout l’espace, et qu’il nomme éther. Des vibrations et des tourbillons de différentes espèces produisent, selon lui, tous les effets qui ont lieu dans l’espace. Toutefois, l’idée d’un fluide que l’on ne sauroit limiter, et qui est propre à chaque sorte d’effets, est maintenant universellement reçue; et bien que l’existence de ces effets, a raison de leur inappréciable gravité, ne soit nullement prouvée, cependant leur propagation dans le vide, et la propriété d’être réfléchis par d’autres corps conformément aux lois connues de la matière, rendent du moins cette existence très vraisemblable.

Le calorique, ou la matière de la chaleur, pénètre tous les corps avec une grande facilité. Ses rayons sont réfléchis de la surface des corps polis en un angle égal à l’angle d’incidence; sa réfraction s’opère en traversant des corps diaphanes, et son absorption a lieu lorsqu’elle parvient à des corps d’une surface brute et âpre.—Lorsque l’équilibre de la température est dérangé, la force régulatrice des autres corps, ou l’irradiation même du calorique, le rétablit bientôt. La force régulatrice des corps varie on ne peut plus, et l’irradiation est aussi affectée par les surfaces d’où elle émane. La chaleur se distribue uniformément en corps homogènes, mais non en corps hétérogènes, la différence des substances affectant différemment ses facultés. La quantité comparative de chaleur que contient chaque corps, est appelée chaleur spécifique.

La matière absorbe le calorique lorsqu’elle se dilate, et elle le répand ou le lance audehors quand elle se condense. Elle se dilate ou se contracte alternativement, selon l’augmentation ou la diminution de température. Cette propriété qu’ont les corps de se dilater uniformément, trouve son emploi dans les thermomètres et les pyromètres.[1]

La force expansive de la vapeur, et la facilité avec laquelle elle se condense, est utilement et scientifiquement appliquée à toutes les machines à vapeur dont les arts, et tout récemment la navigation, ont retiré de si grands avantages.

Les corps deviennent solides et aériformes, selon le rapport qui existe entre l’attraction de cohésion et la répulsion de calorique La chaleur qui se combine avec un solide pour le rendre liquide ou aériforme est à peine devenue sensible, qu’elle disparoît soudainement: au contraire, en passant de l’état le plus subtil à l’état le plus dense, elle reparoît et devient sensible par une augmentation de température.


Le Pyrométre est un instrument qui marque le degré auquel s’altèrent les dimensions des métaux &c., en raison du plus ou moins de chaleur qu’ils éprouvent.

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DE LA LUMIÈRE.

Les Propriétés de la lumière se divisent en trois branches. L’une est l’Optique qui traite de la lumière directe; l’autre, la Dioptrique, qui considère la lumière, dans son passage à travers les corps diaphanes; et la troisième et dernière, la Catoptrique qui rend raison de la réflection de la lumière.

La lumière se propage en lignes droites et en rayons divergens. La vîtesse de son mouvement est immense. On a calculé que la lumière parvient du Soleil à la terre dans le court intervalle de huit minutes. Son intensité, sans avoir égard aux intermédiaires qu’elle traverse, est en raison inverse du carré de distance du corps qui l’émet. Elle est attirée et repoussée en différens cas, selon les diverses formes de la matière.

La loi de réfraction dans la lumière diffère de celle d’un solide passant d’un milieu plus rare à un milieu plus dense, qui la détourne de sa direction par la résistance qu’il oppose; ce qui paroît être le résultat d’un pouvoir attractif, en vertu duquel le rayon lumineux se rapproche d’avantage de la perpendiculaire du point d’immersion. Quand un point de lumière tombe, perpendiculairement sur la surface d’un corps diaphane différente de celle qu’il a traversée auparavant, il continue sa course sans dévier aucunement; mais s’il passe obliquement, il souffre réfraction vers la perpendiculaire dans le corps le plus susceptible d’en souffrir, et, depuis cette perpendiculaire, dans celui qui en est le moins susceptible. Les corps varient d’une manière surprenante, relativement à la puissance qu’ils exercent sur la lumière. En général, les milieux plus denses rompent plus fortement les rayons que ne le font les milieux plus rares; mais leur influence dépend également d’une composition chimique, et les corps combustibles la possèdent surtout au plus haut degré. La réfraction est diversement modifiée selon la forme de la surface des substances susceptibles de l’opérer. Les lois de la vision et la construction de l’œil ont été expliquées avec succes, à l’occasion de cette branche importante de la physique.

Lorsque la lumière tombe sur un corps d’une couleur sombre, elle est absorbée en partie: mais si elle tombe sur une substance qui soit blanche, elle est plus ou moins complétement réfléchie. Alors l’angle de réflexion est égal à l’angle d’incidence.—La réflexion de la lumière est modifiée par les formes des surfaces d’où elle provient, selon qu’elles sont convexes, concaves, cylindriques, &c.

Quelques corps diaphanes ont la propriété de diviser en deux points le rayon de lumière qui les traverse; l’un suit la loi de la réfraction ordinaire, et l’autre une loi particulière que le fameux Huyghens a découverte.

Il résulte de diverses expériences, que la lumière du soleil est composée de particules de différentes couleurs, qui sont diversement réfrangibles et réflexibles. La séparation de ces particules est ce qu’on nomme dispersion de la lumière, et c’est sur elle qu’est fondée la belle théorie des couleurs imaginée par Newton.

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DE L’ÉLECTRICITÉ.

Les principaux moyens qui produisent l’énergie électrique sont la friction, le contact et la chaleur.

Deux hypothèses peuvent expliquer ce phénomène. Celle de Franklin suppose un fluide particulier inhérent à toute la matière, mais différemment réparti entre les différons corps, selon leur capacité respective. Tant que l’équilibre se maintient dans un système particulier de corps, l’existence du fluide n’est point manifesté; mais aussitôt que quelque cause vient à le rompre, il en résulte des phénomènes occasionnés par une tendance à reprendre cet équilibre. Cette théorie aussi belle que simple est généralement admise en Angleterre: mais il paroît que celle de Symmer prévaut en France. Selon lui, toute la nature est imprégnée d’un fluide particulier, que l’on appèle fluide naturel, et qui est composé de deux autres fluides dits vitreux et résineux. Ce sont eux, dit Symmer, qui, lorsqu’ils sont parfaitement libres, produisent des effets électriques par leur tendance à se réunir.

Tout en reconnoissant que la première théorie est à la fois et la plus simple et la plus d’accord avec les faits, Mr. Beudant ne laisse pas de rendre raison de tous les phénomènes par la dernière. C’est ce qui paroît fâcher un peu le critique Anglois, qui reproche d’ailleurs à Mr. Beudant d’avoir attribué trop de vertus au magnétisme, comme par exemple celles d’appaiser le mal de dents, de dissiper la migraine, de faire couler le sang de la partie du corps où on l’applique, et enfin de prévaloir sur les maladies nerveuses. Comment se fait-il, dit le critique, que les lois de la gravitation soient placées sur le même pied que les adoucissemens d’une maladie imaginaire? Et cela, dans un livre purement scientifique!

Nous laissons à Mr. Beudant le soin de répondre à notre Aristarque dont nous prenons congé, en le remerciant du plaisir et de l’instruction que nous a procurés son analyse.

H. M.

Voyage d’un Officier François, prisonnier en Russie.

sur les frontières de cet empire du côté de l’Asie.

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Malgré l’attrait qu’offrent les voyages à la plupart des hommes, il est bien peu de voyageurs qui ne puissent répéter avec notre officier:

“Plus je vis l’étranger, plus j’aimai ma patrie.”

Patrie! nom cher et sacré, quel charme mystérieux tu renfermes! comme tu retentis puissamment au fond des cœurs! tu es pour l’homme quelque chose de plus que la vie; tu es le mode essentiel, le complément nécessaire de son existence. Aux sables brûlans de l’Afrique, comme sous les glaces du pôle; sur les steppes de l’Asie, sur les savannes de l’Amérique, où les familles nomades sont errantes, comme au sein des villes superbes qui rassemblent les peuples policés, tout reconnoît, tout adore ton empire. Tu parles! et le Lapon, languissant sous de plus doux climats, court rejoindre à ta voix sa cabane enfumée et son tombeau de neige; tu écartes le sauvage des lieux où ne peuvent le suivre les os de ses pères, pour rappeler au sein de ses rochers le montagnard qu’en avoit éloigné le besoin ou l’espérance: il te suffit de lui faire entendre le chant monotone qui berça son enfance, l’air sauvage qui accompagne dans la vallée la marche des troupeaux. Ton fantôme poursuit au-delà des mers l’exilé qui trompe ses regrets en imposant ton nom à de lointains rivages, ou qu’on vit souvent préférer tes rigueurs aux faveurs d’un ciel étranger; enfin, c’est à toi qu’il rend un dernier hommage, ce sont tes autels qu’il pare de son offrande votive, le prisonnier qui, rappelé dans ton sein et rendu à sa famille, s’empresse de nous offrir le tableau de ses malheurs, de retracer le souvenir de ses courses finies, de ses peines déjà effacées.

Celui dont l’ouvrage nous occupé semble avoir compté pour le succès de son livre sur l’attrait qui rend si agréable à la plupart des hommes la lecture des voyages; mais si les aventures de ceux que la seule curiosité entraîne loin de leurs foyers, nous offrent d’ordinaire un charme puissant, quelle part plus vive, plus intime en quelque sorte, ne prendrons-nous pas au récit des souffrances de ces guerriers que l’honneur et le devoir ont conduits sur tant de champs de bataille, que le sort ou l’atteinte du fer meurtrier a livrés au pouvoir de l’ennemi, et qui ont traîné sur une terre étrangère les fers d’une longue et dure captivité. Mais surtout quand l’histoire de leurs privations, de leurs tourmens, quand leur pénible Odyssée, n’est plus pour eux-mêmes que comme un songe dont on s’amuse au réveil; quand réunis à leurs compagnons d’armes, on les voit supérieurs à leur infortune, la combattre par leur courage, l’adoucir par leur gaîté, appeler le plaisir dans les cachots où on les entasse, observer d’un esprit libre, les singularités des déserts où on les égare, les habitudes plus étranges encore des barbares parmi lesquelles on les oublie; il n’est point de François qui puisse suivre sans attendrissement ses compatriotes au milieu de tant de vicissitudes, et ne pas admirer ces nobles victimes de la fortune contraire, qui, dans de rigoureuses épreuves, conservèrent la gloire de la patrie, et firent connoître l’honneur François aux nomades des déserts du Jaik et du Volga.

Les prisonniers que le sort des armes a envoyés en France y ont trouvé, sous un ciel tempéré et dans des contrées fertiles, industrieuses, une population hospitalière, toujours bienveillante envers les étrangers, toujours empressée à soulager le malheur. Des routes fréquentes, des postes d’un service régulier, les voies du commerce leur donnoient des moyens de communication au dedans et au dehors; ils eurent toutes les consolations dont l’état de captivité est susceptible. Quelle différence de leur sort à celui que nous dépeint notre officier! Là ce sont des paysans grossiers, dont tout le patriotisme n’est qu’une rage fanatique; et qui n’accueillent qu’avec l’insulte et la menace ceux qu’ils croient avoir vaincus. Tantôt les vivres manquent aux prisonniers; tantôt celui-là même qui est chargé d’assurer leur sort les rançonne avec une impudente avidité. Ils passent de la culture au désert; des Cosaques aux Baskirs; des Kalmucks aux Boukares. A des hivers rigoureux succèdent des chaleurs étouffantes. Les hordes diverses qu’ils visitent, leurs mœurs, leurs habitudes, leur manière de vivre si éloignées des nôtres semblent mettre un monde entier entr’eux et leur patrie. Succomberont-ils à tant de causes de désespoir? Non: le caractère François ne les a pas abandonnés; et c’est du sein du mal qu’en sortira le remède.

Notre voyageur forcé pense à ses amis absens et se met à exécuter pour eux ce que projetoit le pigeon du bon Lafontaine. Il leur dit aussi, mais de bien loin pourtant:

Mon voyage dépeint

Vous sera d’un plaisir extrême.

Je dirai: J’étois-là, telle chose m’advint:

Vous y croirez être vous-même.

Et soudain le voilà qui, la plume ou le crayon à la main, nous retrace les étranges modèles que le hasard a placés devant ses yeux. Ici c’est un logement déjà assez peu spacieux qu’une famille partage avec tout un troupeau; c’est une véritable ménagerie. La vache, pendant votre sommeil, mange la paille qui vous sert de lit, tandis que vous avez à vous défendre des caresses de son veau qui vous lèche tendrement le visage. Des noces burlesques égaient un autre coin du tableau. L’avarice d’un seigneur a ordonné le mariage d’un adolescent, de quatorze à quinze ans avec une fille de vingt ou vingt-cinq ans; l’eau-de-vie commande une joie où le cœur n’est pour rien; les matrones s’emparent du novice époux...... Laissons tomber le rideau sur la partie la plus gaie de la scène, que terminent en perspective des groupes de misérables, cuvant au fond de leurs cabanes enfumées leur festin grossier et leurs liqueurs enivrantes. Plus loin des Popes ignorans disputent à de vieilles sorcières le privilége utile et l’art d’ailleurs assez peu avancé de tromper des gens simples et crédules; ailleurs des serfs qui, selon le code de Catherine, ne peuvent être vendus qu’avec la terre, sont loués sans la terre pour un certain nombre d’années, souvent pour cent ans; et ainsi l’on voit par emphytéose le père passer au service d’un courtier d’Astracan; la mère livrée à un Moscovite et les enfans suivre un Suisse, un Allemand qui s’établit en Krimée, ou emmenés par un Boukare qui les cède à une caravane chinoise. Tant il est vrai que cette ignorance si vantée, si elle rend les uns plus simples ne rend point les autres meilleurs.

Au milieu de ces peintures curieuses, mais un peu tristes, on voit briller avec plaisir l’heureux contraste des vertus hospitalières et philantropiques des Demidoff, des Gallitzin, des Rasomouski, auxquels notre auteur ne manque pas de rendre un juste et franc hommage. Ce sont là, comme le dit notre prisonnier, les compensations du bon M. Azaïs, qui ne sera pas sans doute fâché d’apprendre que son système étoit cité par nos François relégués au fond de la Moscovie.

Tout en peignant les étrangers, l’auteur n’oublie pas ses camarades d’infortunes, et il nous transmet quelques-unes de leurs aventures, qui lui ont paru mériter d’être conservées. En voici deux que nous consignerons ici parce qu’elles ont bien le cachet national. On venoit de distribuer aux prisonniers des pelisses de peau de mouton, dont la saison leur faisoit vivement sentir le besoin; après une marche fatigante, surpris par la nuit dans un village qui n’étoit pas le lieu de l’étape, ils refusent d’aller plus loin. Conduits par un prince tartare qui les traitoit à la turque, ils sont bientôt par ses ordres chargés de coups, qui, amortis par l’épaisse toison, au lieu d’irriter la fibre de nos braves, ne font qu’exciter chez eux la plus folle gaîté.

Privés de tout moyen de défense et de vengeance, ils trouvent plaisant de laisser battre en vrais moutons, et pour compléter leur nouveau rôle, ils répondent aux ordres, aux menaces, aux coups, par des: bêe! bêe! qui se prolongent et se répètent à l’instant, de la tête à la queue. Plus le tartare et ses gens se dépitent, plus les bêe redoublent avec accompagnement d’éclats de rire, qui finissent par désarmer et gagner leurs farouches conducteurs, obligés de renoncer à conduire par la force ces moutons de nouvelle espèce, et de recourir aux officiers François pour les prier d’obtenir qu’on pousse jusqu’au gîte désigné.

Ils alloient alors vers le lieu de leur exil; l’autre aventure se rapporte à l’époque du retour de la captivité. Plusieurs détachemens de prisonniers avoient été réunis au village de Kilchowitz; il leur vient en idée de célébrer leur réunion par un repas que terminent bientôt des chants de joie passablement bruyans. Par hasard les Russes fêtoient aussi ce jour-là le patron de leur village. Ils s’imaginent que les François se moquent de leur fête; ils trouvent leur joie impie et prétendent la faire cesser. Le vin avoit échauffé les têtes. Les uns se rendent imprudemment les agresseurs, les autres ne mettent pas plus de circonspection à se défendre; il y avoit d’ailleurs si long-temps qu’ils ne s’étoient battus! Les sabres et les bâtons entrent en jeu; les assaillans, d’abord reçus chaudement, sont bientôt repoussés avec ardeur. Les vainqueurs poursuivent leur succès, et les Russes en fuite sont chassés hors de leur village. Ils étoient menacés de coucher à la belle étoile lorsque la générosité fit entendre sa voix; la paix fut bientôt conclue et la réconciliation parfaite; et nos gens partirent avec un surcroît de joie et de gaieté: ils laissoient après eux le souvenir d’une victoire.......

Notre prisonnier a joint à son récit l’épisode des aventures d’un officier polonois qu’il nomme Mikely. Il assure que, dans cette partie, il n’a point usé des licences que certain proverbe accorde à ceux qui viennent de loin. Cependant cette aventure iroit si bien dans un roman! Quoiqu’il en soit, elle conduit le voyageur à nous dire quelque chose des illuminés qu’il regarde comme formant dans le nord des sectes très actives et très répandues. Deux doctrines opposées paroissent employer à-peu-près les mêmes moyens pour se disputer l’empire sur les esprits; de là vient la faveur que semblent vouloir reprendre certaines idées mystiques, certains ressorts religieux. La fin du monde joue son rôle dans ces farces secrettes; et il est grandement question que nous pourrions bien l’avoir pour l’an de grâce 1915.

On voit que si notre voyageur ne parvenoit pas à satisfaire la curiosité, ce ne seroit pas faute de variété dans ses récits; mais il a un titre plus sûr à l’intérêt des lecteurs dans ce voyage qui semble écrit sous la dictée de l’amour de la patrie.

[Journal de Paris.

ANECDOTE.

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LA CHANSON DE LAUJON.

Tout Paris a connu cet aimable octogénaire: tout Paris a chéri, recherché, regretté ce bon Laujon, qui pouvoit compter le nombre de ses jours par celui de ses chansons, et que l’Académie Françoise avoit surnommé son Anacréon.

La nature s’étoit plue à former en lui le plus parfait assemblage de gaieté franche, de bonhomie et d’heureuse insouciance. Jamais, pendant quatre-vingts ans, Laujon ne put compter un ennemi; jamais il ne cessa de chanter les dames, ses ami et le bon vin. Sa lyre complaisante et facile égayoit et charmoit toutes les classes de la société: il chantoit sous le pampre de la guinguette, comme sous les lambris dorés. Il savoit prendre tous les tons, saisir tous les à-propos; et, depuis les accens naïfs de l’Amoureux de quinze ans, jusqu’aux refrains chevrotés du vieillard grivois et malin, il réussissoit à tout exprimer, à tout peindre avec les couleurs les plus naturelles, avec la plus piquante originalité.

Ni l’exil d’illustres amis, ni la perte de sa fortune, ne purent désaccorder sa lyre. Il chantoit sans cesse, et narguoit le chagrin. Il voulut même défier la faux du temps: la veille de sa mort, il composoit encore des couplets qui sembloient retarder l’instant fatal, où, comme l’a dit si ingénieusement un de ses plus dignes successeurs, il fit pleurer ses amis pour la première fois. Chanter étoit devenu pour Laujon l’aliment de l’esprit et le besoin du cœur. Aux spectacles, dans les promenades, à l’Académie, dans le salon des grands, dans l’humble réduit de l’amitié, partout, il alloit fredonnant et composant des chansons dont il augmentoit son vaste répertoire. Cette habitude, qu’il ne pouvoit vaincre, donna lieu, sur ses vieux jours, à la plaisante anecdote qui suit.

Laujon étoit lié depuis long-temps avec la Comtesse D****, chez laquelle se réunissoit l’élite des gens de lettres et des artistes: elle avoit, par son crédit et sa liaison intime avec des littérateurs célèbres, entr’ouvert à Laujon les portes de l’Académie. Celui-ci ne cessa d’en conserver le souvenir; il ne laissoit pas échapper la moindre occasion de lui en prouver sa reconnoissance. C’étoit surtout à l’époque où l’on célébroit, chez cette femme distinguée, le jour qui l’avoit vue naître, que le doyen des chansonniers faisoit briller son talent, jeune encore, et s’abandonnoit à la gaieté de son imagination, à tout l’épanchement de son cœur. Vainement les athlètes les plus redoutables vouloient entrer en lice avec lui: soit qu’ils fussent intimidés à l’aspect de ses cheveux blancs, soit qu’à l’exemple d’Anacréon dont il étoit l’image vivante, Laujon retrouvât, dans ses chants, la verve et la fraîcheur du bel âge; il demeuroit toujours vainqueur dans cette lutte honorable; et la chanson qu’il ne manquoit jamais de faire pour cette fête brillante, étoit attendue avec impatience, et répétée avec ivresse.

Il arriva, ce jour si cher à la Comtesse; on étoit alors au milieu du mois de Juin. Laujon, qui ne composoit jamais mieux qu’en marchant, et qui, toujours se fioit à sa prodigieuse facilité, sort, vers les deux heures, du fond du Marais qu’il habitoit, et se rend au jardin des Tuileries, chantant à demi-voix, et achevant de rimer les idées qui se présentoient à son imagination.

Il s’assied sur une chaise adossée à un gros marronnier, tire ses tablettes, et se met à terminer la chanson qu’il destinoit à sa plus digne amie.

Un de ses jeunes confrères, connu par d’agréables productions, l’aperçoit de loin qui se débat avec sa Muse. Invité, comme Laujon, à la nombreuse réunion que celui-ci se dispose à charmer par ses chants, il est curieux de les entendre d’avance; et sachant que son vénérable maître fredonnoit ordinairement les couplets qu’il composoit, il va chercher une chaise, vient se placer derrière lui, caché par la grosseur de l’arbre, et prête une oreille attentive. Il entend bientôt le doyen du caveau chanter, répéter et corriger les couplets les plus gracieux. Il en suit la marche, en retient les vers les plus marquans, et ne peut s’empêcher d’admirer cette Muse octogénaire, encore fraîche et brillante, et de la plus étonnante fécondité.

Cependant Laujon, qui savoit que l’assemblée seroit nombreuse et choisie, et qui vouloit se montrer digne de sa réputation, répète chaque couplet plusieurs fois de suite et avec la lenteur d’un critique austère. Cela fait naître à son confrère l’idée de s’amuser à ses dépens, et de le prémunir contre les larcins qu’on pourroit aisément lui faire. Il tire un crayon de sa poche, écrit presque tous les couplets du vieux chansonnier à mesure qu’il les chante, et les arrange ensuite en substituant quelques mots à ceux qui sont échappés à son attention. Muni du résultat de cet adroit larcin, il s’éloigne un instant, revient, passe devant Laujon, qu’il feint d’apercevoir pour la première fois, et l’aborde en lui disant: “Cher doyen, ne dînons-nous pas ensemble aujourd’hui chez la Comtesse?—Sans doute, on y fête le jour de sa naissance, et je n’ai garde d’y manquer. Vous vous occupiez d’elle, peut-être, et je ne veux pas vous distraire.—J’ai fini, mon ami, je terminois en effet quelques couplets: vous savez comme elle tient à tous ces petits hommages.—Qui ne seroit envieux des vôtres? ils sont toujours si joyeux, si galans!” Tous les deux parcourent de nouveau les grandes allées des Tuileries, et l’horloge du château venant à sonner quatre heures, il se rendent chez la Comtesse où se trouvoient déjà réunies les personnes les plus distinguées, soit par le mérite, soit par la naissance.

La Comtesse fait placer auprès d’elle, à table, le vénérable, président du caveau, qu’elle comble de soins et de prévenances. “C’est mon plus ancien chevalier, dit-elle en souriant, et l’un de mes meilleurs amis.—Comment pouvez-vous les distinguer dans un si grand nombre?” lui répond le vieillard en lui baisant la main avec un reste de chaleur, et cette aimable galanterie du bon vieux temps. Le repas est aussi gai que somptueux.

Arrive le dessert: chacun porte les yeux sur ceux des littérateurs qu’on suppose devoir chanter la comtesse. L’un commence et lui adresse des vers qui, la comparant à cette bonne et bienfaisante Geoffrin, dont elle suit les traces, lui donne l’assurance de vivre ainsi qu’elle, dans le souvenir de tous les amis des lettres; un autre, empruntant des couleurs plus antiques, et voulant chatouiller plus vivement encore la vanité de la comtesse, voit en elle cette Ninon, dont le temps ne pouvoit faner les charmes, et qui réunissoit autour d’elle tout ce qui formoit la splendeur du siècle de Louis XIV. Enfin, le jeune confrère de Laujon, tirant de son sein l’écrit qu’il avoit tracé furtivement et qu’il n’avoit pu corriger qu’à la hâte, chante avec assurance, et comme étant son propre ouvrage, la chanson de ce dernier: elle produit sur tous les auditeurs un effet inexprimable. “C’est charmant! c’est divin! s’écrie-t-on de toutes parts: on ne pouvoit peindre la comtesse avec plus de grâce et de vérité; c’est un coup de maître, et le bon Laujon lui-même ne désavoueroit pas ces couplets délicieux.”

Laujon, stupéfait d’étonnement, et jouissant en secret de son triomphe, ne peut concevoir comment cette chanson qu’il a écrite au crayon en la composant dans le jardin des Tuileries, se trouve entre les mains de son jeune émule; ce qui surtout le confond, c’est d’entendre celui-ci recevoir les félicitations de tous les convives comme un auteur heureux et triomphant.

“Sans doute, se dit Laujon, le papier sur lequel j’ai tracé mes couplets, sera tombé de ma poche, et mon jeune homme s’en est emparé......” Mais qu’on juge de sa surprise, lorsque se fouillant, il trouve ce même papier sur lequel est écrite en entier la chanson qui vient d’obtenir tant de suffrages! Il doute s’il rêve, et se perd en mille conjectures qui répandent sur ses traits un trouble, une rêverie, dont on s’aperçoit, et qu’on ne sait à quoi devoir attribuer.

Enfin, chacun ayant payé sa dette à la comtesse, il se fait un grand silence pour écouter le moderne Anacréon. Elle-même, par un doux regard qu’elle laisse tomber sur lui, semble lui dire de compléter la couronne qu’on lui décerne, et d’y attacher la plus belle fleur; mais quel changement sur tous les visages, quelle surprise pour la comtesse, lorsque ce bon Laujon, ordinairement si fécond et si galant, dit d’un ton sombre et avec embarras.......qu’il n’a rien à chanter! On se regarde, on s’imagine que le vieux doyen est blessé du succès prodigieux que vient d’obtenir le jeune chansonnier. La comtesse rougit de dépit, et paroît au supplice d’être placée auprès de son vieil ami. Lui-même ne peut se dissimuler qu’il va donner prise à la malveillance qui déjà l’accuse d’une ridicule jalousie; il sait à quel point il blesse la fierté d’une femme susceptible et dont il reçut tant de preuves d’amitié: mais cet excellent homme se détermine à passer pour ingrat, envieux, à sacrifier peut-être l’estime générale qu’on lui porte, plutôt que de perdre un jeune littérateur qui commence sa carrière, en se déclarant l’auteur des couplets qu’il vient de chanter.

Cependant on ne peut se résigner au silence de Laujon: on le provoque des yeux, du geste et de la voix. Son élève lui-même ose l’inviter à se faire entendre; ce bon vieillard éprouve alors un tel embarras, qu’il ne peut même lever les yeux sur le jeune audacieux, que d’un seul mot il pourroit confondre. “Eh bien, lui crie-t-on de toutes parts, chantez-nous du moins quelques uns de vos jolis à-propos de société, qui si long-temps firent les délices de la cour et de la ville.—Non, non, ajoute la comtesse, d’un ton sec, et sans regarder Laujon; le vrai talent a quelquefois des caprices, il faut savoir les supporter. Je n’aurois jamais cru néanmoins qu’ils eussent été jusqu’à blesser la véritable amitié.—Lui! s’écrie le prétendu voleur, blesser l’amitié!.... il en est au contraire le plus parfait modèle. J’ai voulu voir jusqu’où le meilleur des hommes pouvoit porter la patience et la générosité.” Il raconte aussitôt leur entrevue aux Tuileries, et le moyen qu’il avoit employé pour recueillir ce qui sortoit de la bouche de son maître. “Ah, maudit espiègle!” lui répond Laujon en poussant un long soupir, de quel poids vous me soulagez! je vous en demande bien pardon, mon bon ami, mais je vous ai pris pour le plus éhonté plagiaire.——Et vous n’avez pas voulu me dévoiler!——“Vous êtes encore si jeune! et les débuts dans le monde sont si importans!.......Allons, allons, c’est une bonne leçon que vous me donnez, et désormais je tâcherai de chanter plus bas en composant. Oh, j’ai tout le temps de me corriger, mes amis, je n’ai que quatre-vingts ans.

Tout le monde admire la touchante simplicité de cet aimable octogénaire à qui la comtesse fait excuser ses injustes reproches. Le jeune chansonnier, après avoir adressé à cette dame les couplets qu’il avoit faits pour elle, et qui annoncent un talent véritable, prie Laujon de répéter lui-même les siens, dont il n’avoit pu faire sentir fidèlement tout le charme. Le vieillard se rend à ses instances, et se livrant sans contrainte à toute sa verve, chante sa digne amie, qui de son côté se promet d’être moins susceptible et plus indulgente. On applaudit le nouvel Anacréon avec les transports de la plus vive allégresse; la gaieté redouble, le dîner se prolonge au bruit des toasts portés à la comtesse, ainsi qu’à son vénérable ami; et chacun, en sortant de table, répétoit encore la chanson de Laujon.

MONTREAL.

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Variétés.

On nous a demandé ce que signifioit la vignette apposée sur la couverture de ce journal, où l’on remarque un casque surmonté de trois plumes d’autruche, avec l’inscription ICH DIEN.—Ce sont les armoiries de la Principauté de Galles, dont l’institution se rattache à l’une des époques les plus glorieuses pour la mère-patrie.

Lors de la fameuse bataille de Crécy, livrée en 1346, et qui fut si funeste aux François, le jeune Prince de Galles, surnommé depuis le Prince Noir, fut chargé par Edouard Trois, son auguste père, du commandement de l’avant-garde de l’armée Angloise. Le Roi de Bohême, l’un des premiers vassaux de l’Empire Germanique, se trouvoit, avec plusieurs autres princes souverains, à la tête de la noblesse Françoise qui ne s’étoit jamais montrée aussi nombreuse, et que l’on regardoit d’ailleurs comme l’élite de la nation. Ils débutèrent par diriger toutes leurs forces contre l’avant-garde confiée au jeune Edouard, et ce premier choc fut des plus impétueux: mais enfin l’intrépidité Angloise prévalant sur la fougue Françoise, tous ces guerriers d’élite se débandèrent, et la confusion qui s’ensuivit en livra une grande partie au glaive ennemi. Le Roi de Bohême, dont la valeur ne s’étoit point démentie, parvint cependant à rallier la noblesse Françoise, qu’il ramena à la charge contre l’avant-garde des Anglois. Alors le Prince de Galles et le Roi de Bohême en vinrent aux mains personnellement. Ce combat singulier se termina par la défaite et la mort du Roi. Comme ce dernier mordoit la poussière, le vainqueur lui arrachant son panache de plumes d’autruche, avec le cercle d’or et la devise qui l’accompagnoient, en décora sur le champ son propre casque.—Edouard Trois, posté sur une éminence avec un corps de réserve, contemploit dans la joie de son âme le noble début du jeune prince: envain le supplioit-on d’aller joindre celui-ci, pour accélérer la déroute de l’ennemi; “Non,” répondoit-il, “je ne veux dérober à ce fils magnanime aucune parcelle de la gloire d’un si beau jour.” En effet, elle lui fut dévolue toute entière. L’armée Françoise fut de rechef entamée, rompue, dispersée sans l’assistance de la réserve.—Le sort de la bataille ayant été irrévocablement décidé, Edouard accourut au devant du Prince, et le saluant du nom de conquérant du Roi de Bohême, il lui conféra, par forme de récompense chevaleresque, le droit de porter à jamais les plumes d’autruche et la devise qu’il avoit arrachées à son antagoniste. Edouard voulut en outre que le même droit demeurât acquis à chaque Prince de Galles successivement.

Les mots Allemands “ICH DIEN” signifient, je sers; et ces mots, avec les plumes d’autruche (en Anglois Ostrich, qui prête à un jeu de mots avec l’Osterriche de ce tems-là, l’Ostenreich, l’Autriche, et l’Austria dont les François et les Anglois se servent aujourd’hui,) furent vraisemblablement conférés, au Roi de Bohême par quelque empereur de la Maison d’Autriche, comme une distinction héraldique, convenable à ce prince vassal.

Église des Récollets.

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Une des circonstances les plus favorables au développement de notre cité, est sans contredit l’échange que le gouvernement vient de faire du vaste et précieux terrain dit des Récollets, contre l’isle de Ste. Hélène. Déjà il en a été formé plusieurs lots, dont quelques uns sont vendus, et sur lesquels s’élèveront de beaux édifices avant le court intervalle de deux années. Ainsi va se trouver utilisée, au profit de la société, une étendue considérable de terrain, que l’on regrettoit de voir sans emploi.

L’église des Récollets est néanmoins conservée au culte catholique. Plusieurs motifs nous le faisoient désirer. Celui que l’on paroît avoir eu principalement en vue, a été de faciliter aux habitans de l’Ouest de la ville, le moyen de vaquer à leurs devoirs religieux les dimanches et fêtes obligation. On sait que l’Église paroissiale ne suffit plus aujourd’hui à l’affluence des fidèles, et peut-être s’est-on proposé de faire, par la suite, de celle des Récollets une autre paroisse, ou du moins une succursale de l’église-mère. A ces considérations majeures se seront jointes quelques réminiscences, auxquelles nous devons aussi la conversation de ce monument religieux.

L’ordre des ci-devant religieux de St. François, connus sous la dénomination vulgaire de Récollets, a fourni à cette colonie, dans le principe, des sujets également recommandables par leurs talens et leur piété. Cet ordre étoit alors plus utile qu’onéreux à la société. Tandis que les Révérends pères partageoient, en certaines occasions, les travaux spirituels de nos prêtres, et qu’ils fournissoient des apôtres aux missions, les frères veilloient auprès des malades indigens; ils ensevelissoient les morts; ils cultivoient cette terre demeurée oisive depuis l’extinction de l’ordre, et les produits étoient versés en grande partie chez les pauvres honteux; enfin ils se dévouoient les premiers pour arrêter les progrès d’un incendie ou d’un débordement; et la part de pain que leur faisoient nos pères, pour l’utilité de leurs services, ils prenoient du plaisir à ne la point manger seuls. Or, les cendres de ces bons religieux, confondues avec celles de quelques uns de nos ancêtres, reposent en paix dans l’église des Récollets: nous devons donc, à tous égards, attacher de l’importance à sa conservation. Nous en sommes redevables aux marguilliers de la paroisse de Montréal, qui, en achetant cette église et la maison adjacente, ont agi en bons citoyens et en hommes religieux: ils acquerront un nouveau titre à nos sincères hommages, s’ils veulent bien prendre sous leur protection ces arbres plus que centenaires, échappés dernièrement à la hache destructrice, et dont l’existence s’identifie avec tant de souvenirs plus ou moins mélancoliques, et qui, par cela-même, ne nous en sont que plus chers.

H. M.

TRANSCRIBER NOTES

Mis-spelled words and printer errors have been corrected or standardised. Where multiple spellings occur, majority use has been employed.

Inconsistency in hyphenation has been retained.

Inconsistency in accents has been corrected or standardised.

[The end of L'Abeille Canadienne Issue 04 of 12 edited by Henri-Antoine Mézière]