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Title: L'Abeille Canadienne Issue 02 of 12

Date of first publication: 1818

Author: Henri-Antoine Mézière (editor)

Date first posted: Feb. 17, 2020

Date last updated: Feb. 17, 2020

Faded Page eBook #20200231

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DE L’INFLUENCE DES FEMMES.

  Des femmes ici-bas la suprême influence,

Doit devenir pour, l’homme une autre Providence:

L’ordre de la nature a soumis à leurs lois

Et les humbles bergers, et les superbes Rois.

Le farouche guerrier vient, d’une main sanglante,

Déposer ses lauriers aux pieds de son amante:

Le philosophe austère, inflexible, orgueilleux,

Qui bravoit la douleur, la fortune et les Dieux,

Sous le joug amoureux sent fléchir son courage;

Une femme a dompté cette vertu sauvage.

 

  Amante, épouse, mère, à des titres si doux,

Oui, la femme a le droit de dominer sur nous;

Mais qu’usant avec art d’un pouvoir légitime,

Elle tienne toujours ce pouvoir de l’estime.

Qu’un amant, qu’un époux, qu’un enfant adorés

Au culte des vertus se sentent consacrés—

Que l’amour conjugale et l’amour maternelle

Vers la gloire toujours soit un guide fidèle—

Mère tendre, ton fils doit puiser dans ton cœur

Le noble sentiment du devoir, de l’honneur;

Le généreux besoin de servir l’innocence,

D’être le protecteur et l’ami de l’enfance;

D’offrir à l’orphelin des soins consolateurs;

De foudroyer le vice, et de venger les mœurs.

 

  Ainsi, de nos destins arbitres souveraines,

Femmes! par nos vertus annoblissez nos chaînes;

Honorez votre empire en nous rendant heureux:

Quand vous l’ordonnerez, nous serons vertueux...

Et nos cœurs, enflammés d’un sublime courage,

Des viles passions secoueront l’esclavage.[1]


Heureux celui dont la femme se plaît dans son intérieur, chérit sa maison, son époux, ses enfans, craint et fuit le tourbillon de ce qu’on appele le GRAND MONDE, les cercles nombreux, les plaisirs bruyans, les sociétes corrompues et corruptrices!——Heureux l’époux dont la femme, également douce et bonne, jeune et belle, paroît ignorer ses vertus et ses attraits; dont la tournure semble timide, extraordinaire, et même bizarre dans les cercles, parceque ses habitudes, comme ses goûts, la retiennent dans une vie obscure, modeste et retirée!——Si les tranquilles plaisirs de l’union conjugale n’excitent point l’envie, reconnaissons du moins que rien n’est pur, innocent et délicieux comme ces mêmes plaisirs.

OPPOSITIONS ET RAPPROCHEMENS.
Superstitions Amoureuses.

——————————

Credula res amor est.—Ov. Métam. lib. 7.

 

L’amour est chose crédule.

——————————

On sait combien les Romains attachoient d’importance aux moindres présages. Les amans, plus enclins que les autres hommes à la superstition, avoient aussi leurs croyances particulières. Les objets les moins dignes d’attention, leur fournissoient des augures qui les remplissoient d’espérance ou de crainte. Quelquefois ils faisoient claquer dans leurs mains des feuilles de rose,[1] de pavot ou d’anémone;[2] quelquefois ils pressoient entre leurs doigts des pépins de pomme qu’ils faisoient sauter en l’air:[3] si la feuille éclatoit avec bruit, si le pépin atteignoit le plancher, le succès alors ne leur sembloit plus douteux.

Ils regardoient aussi comme d’heureux présages le pétillement des lampes ou celui du laurier au milieu des flammes. Héro, dans l’épître qu’Ovide lui fait adresser à Léandre, a bien soin de lui marquer que la lampe à la lueur de laquelle elle écrit, vient de pétiller et de lui offrir par là les signes les plus heureux.[4]

Les amans observoient en outre, avec un scrupule religieux, certains mouvemens involontaires du corps. Ils regardoient comme un signe de trahison, les palpitations du cœur. Le tressaillement de l’œil droit et des sourcils étoit au contraire un signe heureux; mais l’engourdissement du petit doigt ou le tressaillement du pouce de la main gauche, ne signifioit rien de favorable.[5]

Les tintemens d’oreille annonçoient, comme aujourd’hui, que l’on parloit d’eux en leur absence.

Un des objets auxquels on attachoit le plus de foi, c’étoit les éternuemens. Les Romains s’imaginoient que l’Amour éternuoit lorsqu’il vouloit leur annoncer l’accomplissement de leurs désirs. Catulle voulant peindre le bonheur constant dont Acmé et Septimius devoient jouir, dit qu’en écoutant leurs sermens, l’Amour éternua à leur droite après avoir éternué à leur gauche.[6] Une pareille figure seroit ridicule dans notre langue; elle étoit pleine de grace chez les Romains.

Properce, pour exprimer que l’Amour, à la naissance de Cynthie, la combla de tous ses dons, lui demande si ce dieu n’a point éternué lorsqu’elle vit le jour.[7]

Théocrite dit aussi que les Amours éternuèrent en faveur du berger Simichidas.[8]

Quand les amans éprouvoient quelque inquiétude sur l’absence de l’objet aimé, ils se faisoient tirer les sorts par des enfans destinés à cet emploi, qui se tenoient sur les places publiques ou dans les carrefours. Ces sorts consistoient dans de petites tablettes où certains caractères étoient tracés. On agitoit l’urne qui les renfermoit, et l’arrangement qu’avoient entr’elles ces lettres en sortant, composoit la réponse qui contenoit les secrets de l’avenir.

Quand on ne vouloit conserver aucun doute, on tiroit trois fois les sorts, et alors on les regardoit comme irrévocables. Délie ne consentit à laisser partir son cher Tibulle pour un voyage qu’il projetoit, que lorsqu’elle se fut assurée de cette manière, que l’absence de son amant ne seroit pas longue et n’offriroit aucun danger.[9]

Les anciens pensoient aussi que les sortiléges, et tous les secrets de la magie, avoient une grande influence sur l’amour. Souvent une maîtresse outragée avoit recours à leur puissance pour ramener un infidèle. Entr’autres cérémonies usitées dans les enchantemens, elle fabriquoit deux petites figures qui représentoient son amant, l’une en argile, l’autre, en cire. Elle les approchoit de l’autel; et comme le feu qu’elle y avoit allumé durcissoit la première et ramollissoit la seconde, elle croyoit que le cœur de son amant devoit ressentir cette influence, et s’endurcir pour toute autre femme, en s’amollissant pour elle seule.[10]

S’il ne s’agissoit que d’enflammer un indifférent, les magiciennes ne se servoient que d’une seule figure de cire, et lui enfonçoient des aiguilles dans le foie,[11] afin de faire ressentir les traits de l’amour à celui que représentoit cette image.

On s’étonnera peut-être, en apprenant que de pareilles attaques étoient dirigées sur le foie, au lieu de l’être sur le cœur. Mais les anciens n’avoient pas les même idées que nous sur le siége de l’amour; ils le plaçoient dans le foie. Horace, déjà vieux, conseille à Vénus[12] d’aller chercher ailleurs un foie qui soit plus disposé à s’enflammer que le sien, et Anacréon dit que l’Amour le frappa au milieu du foie. Comme le Médecin malgré lui, nous avons changé tout cela, et c’est maintenant le cœur qui joue le plus grand rôle dans la galanterie. Si les beaux esprits d’Athènes et de Rome revenoient parmi nous, ils seroient bien à plaindre: ils ne comprendroient rien à tous nos madrigaux.

Les dames Romaines, qui ne se piquoient pas généralement d’une grande fidélité, avoient cependant des préjugés qui auroient dû mettre un frein à leur inconstance. Elles croyoient que lorsqu’elles manquoient à leurs sermens, les dieux, pour punir ce parjure, leur faisoient venir aussitôt une marque sur l’ongle, un bouton sur la langue ou sur le nez: quelquefois une de leurs dents noircissoit,[13] ou elles perdoient leurs cheveux.[14] Heureux préjugés, s’ils avoient pu les garantir de toute foiblesse! Mais trop souvent ce n’étoit là qu’une bien fragile barrière, et elles oublioient les sages conseils de Pythagore, qui s’étoit autrefois écrié: “Jeunes filles de Crotone, gardez vos promesses: le plus léger parjure gâte la plus jolie bouche.”

Théocrite appelle les boutons qui viennent sur le nez, des mensonges[15], et nous donnons encore le même nom aux marques qui paraissent sur les ongles, et auxquelles vulgairement on attribue la même cause.

Ovide, dans une des ses élégies, se plaint aux dieux que sa maîtresse a conservé tous ses attraits, malgré son parjure. “Elle n’a rien perdu, dit-il, de la beauté et de la longueur de ses cheveux; les roses de son teint n’en ont point souffert; son pied a conservé sa forme enchanteresse; sa taille a la même élégance; ses yeux, par lesquels si souvent elle s’est parjurée, ses yeux ont le même éclat et la même expression. Il est donc vrai que les dieux ont accordé aux jeunes filles le pouvoir de faire en vain des sermens, et la beauté sans doute a sa divinité qui la protège.[16] Naguère, je m’en souviens, elle me jura de m’être fidèle, et par ses yeux, et par les miens. A ce serment, les miens seuls éprouvèrent une douleur soudaine.”

Ovide finit par l’engager à ne plus autant abuser de l’indulgence des dieux, ou du moins à épargner les yeux de son amant.

Les amans de nos jours, sans avoir les mêmes préjugés que les amans d’autrefois, n’en sont pas plus raisonnables. Comme ces derniers, ils attachent souvent une confiance un peu hasardée à des présages vagues et futiles. Nous allons en réunir quelques exemples.

On ne voit plus nos dames aller, comme la maîtresse de Tibulle, consulter les sorts que leur présente un enfant sur une place publique. Elles se rendent secrètement chez une vieille sibylle, qui trouve dans l’arrangement mystérieux des cartes, de quoi répondre à toutes leurs questions. Une tendre déclaration, le retour d’un amant aimé, une fidélité à toute épreuve, un motif de jalousie, enfin tout ce qui les intéresse, se trouve indiqué par le valet de cœur ou par le roi de pique. Nos sorcières ont aussi à leurs ordres, dans les grandes occasions, le marc de café ou les blancs d’œufs, et les oracles qu’elles en tirent sont tout aussi certains que les sorts des Romains.

Les empereurs Chinois soumettent leurs concubines à une épreuve assez singulière, pour s’assurer de leur fidélité; ils leur font frotter le poignet avec un onguent dans lequel il entre de la chair d’une espèce de lézard qu’on appelle cheu-long, ce qui veut dire garde du palais ou des dames de la cour.[17] Ces princes s’imaginent que tant qu’elles en conservent l’empreinte, l’honneur impérial ne reçoit aucune atteinte; mais si ces dames oublient leur devoir, ils ne doutent pas que le signe de la fidélité ne disparoisse au même instant. Nous félicitons les empereurs Chinois d’avoir trouvé un moyen de s’assurer de la vertue de leurs maîtresses. Bon ou mauvais, il n’importe, dans une affaire où le mal le plus à craindre est celui de la peur.

La fleur du souvenir est célèbre chez les Suisses et chez les Allemands; ils lui attribuent, comme son nom l’indique, la propriété, de rappeler le souvenir de l’objet aimé. Aussi les amans de ces pays ne manquent-ils point de se l’envoyer réciproquement dans leurs lettres. Ils imaginent par là se mettre à l’abri de tous les dangers de l’absence.

Il y a quelques provinces d’Angleterre où les amans sont dans l’usage de partager une petite pièce de monnoie, dont chacun garde la moitié; c’est pour eux un gage inviolable de fidélité. A la Cochinchine, au contraire,[18] c’est un acte de séparation; et quand, deux amans renoncent l’un à l’autre, ils se le déclarent de cette manière. Cette coutume rappelle la paille rompue de Gros-René, dans le Dépit amoureux:

Il faut rompre la paille: une paille rompue

Rend entre gens d’honneur une affaire conclue.

Tout le monde connoît une fleur[19] qui vient dans les champs, et sur laquelle on souffle avec force quand on veut se délivrer d’un doute fâcheux en amour. Si l’on a le bonheur d’en faire envoler d’un seul coup toutes les aigrettes, on se croit sûr d’être aimé. Malheur à celui dont la foible haleine a laissé une partie de la fleur sur sa tige! il doit s’attendre à quelque mésaventure.

On voit quelquefois des amans cueillir une marguerite, et l’interroger sur les sentimens de leurs maîtresses, en arrachant une feuille à chaque question, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de la fleur. L’oracle est renfermé dans la dernière feuille, et ce qu’elle annonce les agite d’espérance ou de frayeur.

On se sert aussi de ce genre de divination, pour savoir si l’amant qu’on attend viendra au rendez-vous, ou s’il sera retenu par un obstacle, dont la cause est toujours suspecte. Une jolie romance de M. Revoile a pour sujet cette amoureuse superstition, et nous prouve que cet oracle est quelquefois en défaut.

Souvent on se sert d’une paille qu’on passe délicatement, à trois reprises, sur les lèvres de la personne dont on veut connoître la secrète pensée. Les femmes, comme l’on sait, ont si généralement le cœur sur les lèvres, qu’on ne peut douter que le nom qui les occupe au moment où le chatouillement est le plus vif, ne soit incontestablement celui de l’objet préféré.

Une des choses dont les amans modernes se gardent avec le plus de soin, c’est de se donner des couteaux et des ciseaux; ils assurent que ces sortes de présens coupent les amitiés; et l’on s’aperçoit aisément, à la durée de leurs liaisons et à la constance de leurs attachemens, que jamais ils ne s’exposent à de pareils dangers.

Il résulte de ces rapprochemens, qu’à toutes les époques, le cœur a été ouvert aux préjugés les plus frivoles. La différence des temps et des mœurs à influé sur cela comme sur tout les reste, et de nouvelles foiblesses ont fait place aux anciennes. Mais ce n’est point renoncer aux erreurs, que d’en changer; et si maintenant ce sont d’autres puérilités, c’est toujours la même crédulité.

A. L.

[Ruche d’Aquitaine.


Anac. ode 51.

Cæl. Rhod.

Quid? quùm Picenis excerpens semina pomis, Gaudes si cameram percusti fortè, penes te es?Hor. lib. II, sat. 3, v. 272.

Sternuit et lumen: posito nam scribimus illo. Sternuit, et nobis prospera signa dedit.—Ep. 19, v. 151.

Hist. de l’Ac. des Insc. tom. 1er. pag. 57.

Hoc ut dixil, amor, sinistrum ut antè, Dextram sternuit adprobationem.

Nùm tibi nascenti primis, mea vita, diebus, Aureus argutum sternuit omen amor?—Lib. II. 3. 23.

Idyl. 7. 96.

Illa sacras pueri sortes ter sustulit: illi Rettulit è triviis omina certa puer.Tib. lib. I, el. 3.

Limus ut hic durescit et hæc ut cera liquescit, Uno eodemque igni: sic nostro Daphnis amore.Virg. ec. VIII. 80.

——Simulacraque cerea figit, Et miserum tenues in jecur urgit acus.Ovid. ep. VI. 91; et Amor. lib, III, el. VII. 29.

Si torrere jecur quæris idoneum.Ovid. lib. IV, od. 1.

Dente si nigro fieres vel uno Turpior ungui.Hor. lib. II, od. 8.

Quàm longos habuit nondùm perjura capillos, Tam longos, postquam numina læsit, habet.Ovid. lib. III; Amor. el. 3.

Idyl. 12.

Formaque numen habet.Ovid. lib. III; Amor. el. 3.

Voyage de Navarette.

Voyage à la Cochinchine, par Barrow.

Espèce de seneçon.

VOYAGES.

Narration of a journey in Egypt, and the country beyond the Cataracts; by Thomas Legh, Esq. M. P.—London, 1816.

Voyage en Egypte et dans le pays situé, au-delà des Cataractes; par Thomas Legh, Ecuyer, membre du parlement d’Angleterre.

(DEUXIEME EXTRAIT.)

A son avénement au pachalic, Mahomet-Ali annonça que bientôt on pourroit se promener dans tout le Caire avec les mains pleines d’or. Ce gouverneur a tenu parole. Les deux bouts de chaque rue sont munis de portes que l’on ferme d’abord après le coucher du soleil. Nul ne peut sortir de nuit, s’il n’est muni d’une lanterne. Cette coutume, assez générale en Orient, prouve tout au plus que dans cette vaste contrée, on n’est ni trop rassuré sur la tranquillité publique, ni trop avancé dans l’art d’éclairer les villes. Mais ne nous pressons pas de crier à la barbarie; il y a moins de quarante ans que la police nocturne ne se faisoit pas mieux dans la plus grande partie de l’Europe.

Semblable à ces gens ruinés, qui ne parlent qu’en termes pompeux de leur fortune perdue, les Egyptiens donnent encore Aau Caire les noms magnifiques de sans pareille, de mère de l’univers.[1] En tolérant chez les habitans du pays cette petite jactance, Mr. Legh exerce toute sa critique contre ceux de nos écrivains qui n’ont pas su se garder de l’exagération orientale, qu’il regarde comme une véritable contagion.

Indigné de ces amplifications ridicules, il relève sur-tout la description donnée par quelques voyageurs du cholige ou canal qui traverse le Caire. Qu’on imagine un égoût de vingt pieds de large, portant lentement et à découvert dans le Nil, des laves épaisses de ce qu’on rejete de plus immonde. A l’époque où les crues du fleuve viennent couvrir ce cloaque, on y voit quelques barques mesquinement décorées dont les bateliers, joyeux comme on peut l’être en Egypte, glapissent d’une voix rauque d’antiques hymnes sur le bienfait périodique du Nil.

Tel est le spectacle qu’on nous représente comme une image des gondoles et de la gaîté de Venise. On ne peut être de cet avis, lorsqu’on a entendu les barcarolles Vénitiennes, et la voix des gondoliers chantant en chœur les plus beaux vers de la Jérusalem délivrée; honneur populaire qui, depuis l’Iliade, n’a été accordé à aucun autre poëme épique.

Après cette sortie contre les métaphores des voyageurs, Mr. Legh continue ses descriptions par le marché des esclaves, dont le Caire est l’entrepôt principal.

Ce trafic, que son ancienneté n’excuse pas, est fait par les jellahs,[2] qui vont se pourvoir dans l’Abyssinie, le Sennaad, le Darfour et les autres parties du Soudan. Les nègres sont livrés au marchand avec ce qu’ils doivent perdre pour être appropriés aux usages orientaux. Les conducteurs choisissent, pour cette cruelle soustraction, le moment où les provisions commencent à manquer à la caravane. Dès que le fer a séparé ces malheureux d’eux-mêmes, on les place debout dans des trous préparés d’avance. Le sable dont on les couvre jusqu’à mi-corps arrête aussitôt l’hémorragie; mais la plupart périssent dans quelques heures. A peine, s’il faut en croire notre voyageur, un nègre sur trois survit à cette cruelle opération. Attachés de douze en douze à de longues cordes, ceux qui restent sont traînés en laisse par les chameaux jusqu’au Caire, où ils vont attendre des maîtres moins barbares, dans des parcs plus infects encore que les étables destinées aux plus vils de nos animaux domestiques.

Tout le monde sait à quoi l’on destine ces êtres dégradés; mais je dois dire, pour l’honneur de mon sexe, que l’invention de ce crime est due, non à la jalousie exclusive des hommes, ainsi qu’on le croit communément, mais aux caprices d’une reine, dont les motifs singuliers sont clairement exprimés par un de nos poëtes Latins.[3] Sémiramis est, en effet, la première qui ait fait mutiler les esclaves qu’elle employoit à son service personnel. Ceux que les maris demandent aujourd’hui en Egypte, coûtent 1,500 piastres.

Les jellahs amènent aussi des femmes au marché du Caire. Celles qu’on estime le plus sont de jeunes filles chez qui la sagesse fut assurée, dès le berceau, par des précautions qu’il est inutile de décrire. Tandis que l’on paie celles-ci jusqu’à 500 piastres, les autres ne se vendent que 300, à moins que, formées chez les Francs, elles n’aient appris à leur service tous les détails du ménage.

Après ces recherches, dont la plupart ont le mérite de la nouveauté, nos voyageurs partirent pour la Haute-Egypte avec un Américain qui devoit leur servir d’interprète. Ce personnage, nommé Barthou, avoit vécu long-temps dans, le pays qu’ils alloient parcourir. Renforcés de ce nouveau compagnon, ils mirent à la voile le 13 Janvier.....

Arrivés au village de Beni-Hassen, ils prirent terre pour visiter les excavations que Norden croit être l’ouvrage de quelques hermites.[4] La principale pièce de ce vaste souterrain est une chambre de soixante pieds de longueur[5] sur quarante de hauteur.[6] Au côté méridional de cet appartement, que l’on peut comparer aux capitulaires de nos anciens moines, Mr. Legh compta dix-sept cellules; ce qui lui fit présumer qu’il devoit en exister autant dans la partie opposée.

Sur les murs de ces chambres, sont encore les peintures qu’Hamilton a déjà fait connoître. Nos voyageurs ne furent pas contens des descriptions de cet auteur, qu’ils eurent, disent-ils, beaucoup de peine à suivre. C’est, en général, une bonne fortune pour les derniers venus, que de trouver leurs prédécesseurs en défaut. Ne pouvant prouver autrement leur exactitude, ils se font de ce genre de critique une espèce de lettres de créance, que leurs successeurs viennent affoiblir à leur tour. Je ne sais si la vérité gagne à cette guerre; mais il est bien positif qu’elle ne consolide pas la foi des lecteurs.

Au sortir de la pieuse retraite de Beni-Hassen, Mr. Legh se dirigea sur Ash-Mounien, l’ancienne Hermopolis, où, d’après Pindare, on adoroit un bouc à côté du dieu Pan. Muni des œuvres de Denon, il partagea d’abord son enthousiasme pour les superbes ruines qu’il visitoit après lui. Mais examinant de plus près les dessins du voyageur Français, il fut scandalisé d’y voir gravé sur un fronton un globe ailé qui n’existoit pas dans l’original. Un Gascon auroit tout au plus demandé si, depuis le passage de Denon, le globe n’étoit pas descendu à l’aide de ses ailes; mais l’auteur Anglais, plus sérieusement affecté, affirme solennellement à l’univers, “qu’on ne peut guère se reposer sur l’exactitude de M. Denon, toutes les fois qu’il n’écrit pas d’après les fragmens emportés dans son pays.”

Simple rapporteur dans cette grave affaire, je me borne à mettre en présence les voyageurs des deux nations, sans oser présumer à qui restera l’honneur du combat. Tout ce que je puis faire pour les nôtres, c’est de relever la singulière franchise de l’un d’eux, qui convient avoir quelquefois dessiné au galop les objets qui se présentoient à lui.

Satisfait devoir jeté ce gant aux voyageurs Français, Mr. Legh continua sa route vers Suit ou Siout, capitale actuelle de la Haute-Egypte. Ibrahim-Bey la gouvernoit alors, sous l’autorité du pacha d’Egypte, dont il est le fils. C’est là qu’il rencontra son ami Cheik-Ibraïm, qui faisoit route vers le grand Oasis, où venoit de s’établir récemment une tribu d’Arabes Bédouins. Après avoir remercié le gouverneur de toutes ses attentions, nos voyageurs continuant leur chemin, atteignirent, le 28, Gau et Kebir, où sont les ruines d’Anthæopolis. On y voit encore les restes d’un temple dont le portique est soutenu par trois rangs de six colonnes chacun. Leur hauteur, y compris l’entablement, est de soixante pieds sur huit pieds de diamètre. Ce monument est couvert d’hiéroglyphes. Tout à côté s’élève une petite pyramide formée d’un seul bloc de granit de douze pieds de haut sur neuf pieds carrés de base: à l’un de ses côtés, est une niche de sept pieds de hauteur, quatre de largeur et trois de profondeur.

En parcourant les villages qui bordent le Nil, nos trois observateurs comparoient avec amertume la grande fertilité du sol, et la misère non moins extrême du peuple qui les habite. Les impôts, dans cette partie, absorbent les dix-neuf vingtièmes du revenu des champs. Le fellah, écrasé par les concussions du fisc, se venge de sa rapacité en vendant ses troupeaux, et laissant ses terres en friche.

Entre Caif-Saide et la moderne Haw, Mr. Legh aperçut, pour la première fois, sur le sable, des crocodiles étendus au soleil; les plus grands lui parurent avoir vingt-cinq pieds de long.

Nos voyageurs s’approchoient de la Thèbes aux cent portes; ce fut le 7 de Février qu’ils en abordèrent enfin les immenses ruines, qui, des deux côtés du Nil, s’étendent jusqu’au pied des montagnes. Mr. Legh n’ayant consacré qu’une pauvre page aux riches débris de cette ville, je suis forcé de les franchir aussi, pour arriver avec eux à Essouan, où ils apprirent que les Mamelucks s’étoient éloignés des cataractes, et que les Barrabras étoient en paix avec les pachas d’Egypte. Ainsi s’aplanissoient sur les pas de Mr. Legh les obstacles qui avoient arrêté la plupart des voyageurs au pied des cataractes. Il profita de son séjour à Essouan, pour visiter les îles d’Eléphantine et de Philoë. On voit encore dans la dernière, bien qu’elle soit très petite, huit temples Egyptiens. Les carrières de granit, situées au pied des montagnes, portent encore l’empreinte des coins et des ciseaux qui servirent à les exploiter; des colonnes ébauchées, des sarcophages à demi-creusés, attestent à chaque pas les projets gigantesques de ce peuple.

Les anciens ont beaucoup exagéré la hauteur des cataractes. Cicéron prétend quelque part que le bruit des eaux tombantes rendoit sourds tous ceux qui habitoient leur voisinage; mais ce merveilleux disparoît à l’approche de la cascade: mille ruisseaux de France en offrent de plus considérables. Si l’on se représente une barre de granit, dont la hauteur au point le plus élevé n’excède pas quatre pieds, on aura une juste idée de cette prétendue merveille, qui n’a d’intéressant que le bruit qu’elle a fait dans l’antiquité.

Destinées par la nature à servir de limites entre des pays qui ne se ressemblent pas, les cataractes du Nil ne sont vraiment intéressantes que sous les rapports de la géographie physique.

En effet, en sortant d’Egypte, on quitte des jardins délicieux pour d’étroites vallées, qui, en s’élevant, deviennent toujours plus stériles.

Nos vieux châteaux gothiques nous donnent, une idée assez juste des ruines d’Assouan;[7] un peu plus loin, les chaînes primitives qui bordent le Nil se croisant en tous sens au milieu de son lit, y forment une multitude de petites îles qui en détournent le cours. L’aspect sauvage des roches de granit, et la variété grotesque de leurs cimes usées, forment, avec le peu de terre que l’on gratte à leurs pieds, un spectacle qu’il est impossible de décrire. Le Nil semble vouloir s’échapper d’un lieu qu’il dédaigne de fertiliser; ses efforts contre les rocs élèvent une écume grisâtre qui assortit parfaitement le fond du tableau; tout annonce au voyageur étonné un autre peuple que d’autres mœurs vont rendre très-difficile à visiter, et malheureusement ces pronostics ne trompent pas.

Ici vont commencer les Barrabras ou Berebbers, de la même race que les habitans des deux Atlas et de l’intérieur de la Barbarie, à laquelle ils out donné leur nom.

Rigide observateur de l’islamisme, le Berebber, simple et frugal, se console avec sa religion de la stérilité de ses terres. Ce peuple épars sur un large plateau de granit, mais content d’un domaine que personne ne lui envie, cultive en paix les creux et les scissures que laissent entr’eux les blocs renversés d’une roche usée par le temps. C’est dans ces trous épars qu’il sème, à l’ombre des dattiers, l’ers, le millet et quelques plantes légumières. Grâce aux bordures hérissées qui ferment leurs petits domaines, nulle contestation ne s’élève entre les familles, qui se prêtent réciproquement les terres qu’elles ne peuvent cultiver.

Mr. Legh continuant sa route, se rendit à Sciala, où le Douab-Cacheff commandoit un corps de quatre cents hommes. Cette avant-garde des Nubiens étoit campée sur les bords du Nil; les soldats et les faisceaux d’armes occupoient le centre du poste, autour duquel des tentes ouvertes renfermoient les femmes et les enfans; un peu plus loin, les chevaux et les chameaux paissoient sur quelques maigres pelouses.

Le cacheff accueillit fort bien les voyageurs; et ne se bornant pas à leur ouvrir le passage, il leur promit de dépêcher un exprès à Dher pour les recommander au gouverneur de cette capitale de la Nubie.

L’audience eut lieu avec les formalités accoutumées. Mr. Legh fit déployer ses présens, qui consistoient en quelques boîtes de tabac et quelques livres de café, et il reçut en échange un mouton gras. Après le déjeûner, composé de lait, de farine et de beurre, le cacheff fit boire les Anglais dans sa coupe, faveur signalée qu’ils acceptèrent sans faire la moindre grimace.

Au sortir du camp, Mr. Legh remit à la voile. A trois milles de Sciala, la vallée commence à s’élargir, et devient un peu plus fertile, mais aussi plus sujète aux incursions des Arabes. Les gens du pays, qui redoutent leurs visites, habitent avec leurs effets une suite de cavernes que l’on aperçoit en grand nombre dans cette chaîne de collines.

Un peu plus haut, le passage se rétrécit de nouveau, et devient très-périlleux.

Toute cette côte est couverte de ruines sans nom comme sans intérêt. Au bout de quelques milles, parcourus avec beaucoup de fatigue et d’ennui, Mr. Legh arriva au village d’Aboughon, où il crut, dit-il, être sous le tropique. Si cette observation est bien juste, que deviendra donc le fameux puits de Syène, qui réfléchit, dit-on, l’image vertical du soleil, lorsqu’il est parvenu à ce cercle de la sphère?

La différence de latitude entre Syène et Aboughon, est de 40', d’après les calculs de Nouet. Nous voilà donc forcés de revenir sur un fait qui a paru indubitable jusqu’à ce jour. La géographie n’a jamais été plus sujète à controverse que depuis les nombreux voyages des savans modernes: je ne sais si c’est leur faute ou celle de la science; mais à coup sûr la terre ou le ciel n’a pu éprouver un aussi grand changement dans le court intervalle qui s’est écoulé entre les courses de Bruce et celles d’Hamilton, et les observations des deux voyageurs dont nous analysons l’ouvrage.

Après s’être baigné dans le Nil à Aboughon, Mr. Legh, dépassant ou croyant dépasser le tropique, s’avança jusqu’à Dondour, où un petit temple marqué de l’alpha et de l’oméga lui parut avoir servi autrefois de demeure à quelques chrétiens.

La chaleur commençoit alors à devenir accablante. Le thermomètre monta ce jour-là à 86° dans le bateau, 96° en plein air, et 186° enfoncé dans le sable.

A quatorze milles en avant de Dehr, sont les restes du temple de Sibhoë, dont la construction remonte aux temps héroïques.—L’architecture Egyptienne étonnera toujours par la grandeur de ses proportions; dédaignant par-tout le fini, elle a pour caractère une forme large, mais roide, et fortement développée sur d’énormes masses. Les colonnes et les figures non moins colossales, se détachant sur ces vastes fonds, humilient le voyageur, qui recule confus de sa petite stature.

Mais il ne faut pas chercher dans ces monumens gigantesques, ni le ton gracieux, ni l’élégance des édifices Grecs et Romains; les ornemens Egyptiens, ordinairement trop nombreux, sont généralement d’un goût froid et sec.

Le temple de Sibhoé renferme tous ces défauts; l’ensemble de l’édifice est sans harmonie; les sphynx et ses autres statues ont quelque mérite, mais les hiéroglyphes sont d’une exécution plus que médiocre.

Les vieux édifices se conservent mieux au-dessus qu’audessous des cataractes, où l’atmosphère est sujète à de grandes variations. Sous le climat tempéré et toujours égal des tropiques, la main du temps est beaucoup moins pesante; les monumens n’y craignent guère que celle de l’homme.

Nos voyageurs, en quittant Sibhoë, ne devoient plus s’arrêter qu’à Dher, où le peuple célébroit le mariage d’Hassan-Cacheff. Ils arrivèrent chez lui, à travers des plantations de dattiers qui ombrageoient çà et là quelques huttes de terre; la maison de ce chef étoit en briques et à deux étages. Après s’être fait attendre près de quatre heures, le souverain des Barrabras parut enfin, accompagné de cinq à six officiers, et suivi d’une garde nègre. Ivre aux trois quarts d’arrachi,[8] il demanda avec emportement à Mr. Legh ce qu’il venoit chercher à Dher; et appelant aussitôt son secrétaire, il lui commanda de le conduire, avec ses deux compagnons, dans une cabane voisine, bâtie en terre, composée à la vérité de deux pièces, mais sans portes ni toiture. C’est dans cet asile hospitalier qu’ils attendirent le lendemain. L’indignation d’Hassan venoit de ce que nos voyageurs ne s’étoient pas fait précéder par quelques présens. Introduits auprès de lui, ils lui offrirent une montre qu’il refusa, parcequ’après plusieurs explications, il ne put en comprendre l’usage. Mr. Legh lui présenta alors un superbe damas, dont la vue changea tout-à-coup les dispositions du prince. Devenu beaucoup plus doux, il permit aux Anglais d’aller jusqu’à Ibrim; mais n’y trouvant rien d’intéressant, ils retournèrent à Dher le soir même.

A Arnada est un ancien temple converti en église par les premiers chrétiens. Les murs de celui de Dokki sont revêtus d’hiéroglyphes sculptés en plein relief[9] et parfaitement conservés. Le portique, de cinquante-cinq pieds Anglais de hauteur sur quatre-vingt-dix pieds de face, renferme quelques inscriptions Grecques, en mémoire de plusieurs dévots qui out visité ce parvis; le temple, en très-bon état, a quatre-vingt-quatre pieds de long sur trente de largeur et vingt-quatre de hauteur.

Le plus étonnant de ces édifices est là grotte de Guersey-Hassan; péristyle, temple, colonnes, figures, hauts et bas reliefs, tout est taillé dans le roc vif, et sculpté à la manière des statuaires.

Une avant-cour de soixante-quatre pieds de largeur, s’ouvre par un portique où sont accolées à six colonnes autant de statues de prêtres. Ce vestibule, de trente-six pieds de largeur, précéde le temple proprement dit, dans lequel on entre par un second portique, orné de six autres de statues dix-huit pieds de hauteur, représentant d’autres ministres de ce temple revêtus de leurs habits sacerdotaux.

Après plusieurs descriptions de monumens semblables, mais d’un moindre intérêt, Mr. Legh nous donne quelques détails intéressans sur les habitans actuels de la Nubie.

Le nègre, dit-il, a la peau fine et douce, et les dents très-blanches; sa taille svelte et élancée est rarement chargée d’embonpoint; ce qu’il attribue à la chaleur du climat: ses cheveux, frottés de suif, sont relevés sur les deux côtés de la tête.

Les femmes, très-laides, passent rapidement de la fraîcheur de la jeunesse aux rides de l’âge avancé. Les enfans des deux sexes sont toujours nus. Les jeunes garçons portent autour des reins une ceinture de quelques pouces de largeur; celles des jeunes filles, un peu plus ample, est formée de plusieurs lanières de cuir tressées ensemble, comme le pagne des Hottentots.

La nourriture ordinaire des Nubiens est du lait aigri et quelques lentilles, que ce peuple bon et très-hospitalier partage avec les voyageurs de toutes les nations, de tous les cultes et de toutes les couleurs.

(La suite au numéro prochain.)


Misr.

Marchands d’esclaves. Dans les langues orientales, presque chaque objet et chaque profession ont leur nom propre.

——Seu prima Semiramis, astu Assyriis mentita virum, nocis acutæ Mollities lævæque genes se prodere possent, Hos sibi conjunxit similes.....

Claudian. in Eutrop. lib. 1.

Il y a sans doute erreur dans cette expression. Les hermites vivoient seuls ou en petit nombre, tandis que le bâtiment qu’on décrit annonce une communauté de cénobites.

Mr. Legh a oublié une dimension.

Le pied Anglais est de 11 pouces 3 lignes 1 point 4 dixièmes.

Assouan ou l’ancienne Syène.

Eau-de-vie de dattes.

C’est celui que les Italiens nomment alto rilievo.

PARTIE PHYSIQUE.

Aperçu d’un Ouvrage intitulé “Essai d’un Cours élémentaire et général des Sciences Physiques. Par F. S. Baudant, Sous-Directeur du Cabinet de Minéralogie du Roi, Professeur de Physique, dans l’Université Royale, membre ou correspondant de diverses Sociétés savantes.”[1]

Plus nous faisons de progrès dans les sciences, plus nous sentons la nécessité d’en bien classer les principes dans notre esprit. Nous devons donc de la reconnoissance aux modestes écrivains, qui, sans aspirer au mérite de l’invention, veulent bien se donner la peine de nous enseigner à apprendre, tout en aplanissant les difficultés qui rebutent trop souvent dès les commencemens. De ce nombre est incontestablement Mr. Beaudant, qui s’est proposé, dans son Essai, d’exposer les principes élémentaires et fondamentaux des connoissances physiques, indispensables à tout homme bien né.

L’exposition de Mr. Beaudant, aussi nouvelle que lumineuse, fait voir d’abord l’alliance naturelle qui existe entre les différentes branches de la physique. En marquant les divers points d’union par lesquels se touchent et se tiennent toutes les sciences, il établit sagement les distinctions qui servent à caractériser chacune d’elles en particulier. Les principes fondamentaux en sont déduits avec clarté et précision, en même tems que chaque objet séparé se trouve expliqué par les phénomènes les plus ordinaires de la nature; genre de méthode que l’on ne sauroit trop louer ni trop recommander, en ce qu’elle fait contracter naturellement l’habitude d’observer, et qu’ainsi il devient facile de rapporter à leurs véritables causes tous les effets que nous remarquons journellement.

Voici l’ordre dans lequel procéde Mr. Beaudant.

Il définit d’abord l’espace, abstraction faite de la matière.—La mesure de l’espace limité ou relatif, distingué par opposition avec l’espace absolu ou indéfini, appartient aux Mathématiques, et est l’objet de la géométrie, de la trigonométrie, &c.—Les Mathématiques réclament pareillement la quantité idéale, considérée séparément des qualités sensibles des corps, comme dans les problèmes d’arithmétique et d’algèbre.

La matière est une quantité limitée, douée de propriétés qui tombent sous les sens. Ce qui la distingue généralement de l’espace, c’est l’impénétrabilité, ou la propriété que possède un corps d’exclure tous les autres de la place qu’il occupe. Il appartient à la Physique d’expliquer les propriétés de la matière.

De l’idée de la quantité naît tout naturellement l’idée de la divisibilité.—La division géométrique peut être continuée à l’infini: il faut cependant que nous connoissions les bornes de la division mécanique.

La matière est divisée en solides, en liquides, en fluides aériformes, et en fluides incoërcibles.—Les trois premiers ont des caractères distincts et bien définis: si l’on doit en croire des expériences souvent répétées, et présentant toujours les mêmes résultats, ce sont tout simplement les produits d’une température diversement modifiée. Quant aux derniers (les fluides incoërcibles,) ils sont au nombre de quatre, et l’on a imaginé, plutôt que prouvé, leur existence, afin de pouvoir se rendre raison de la chaleur, de la lumière, de l’électricité, et du magnétisme.

Les corps, ainsi divisés, peuvent être envisagés sous deux points de vue différens, savoir: dans l’état de repos, et dans l’état de mouvement. Leur disposition ou tendance à demeurer dans l’un ou l’autre état, est ce qu’on appele l’inertie de la matière.

Il faut des forces pour triompher de la résistance des corps: le calcul de ces forces, leur durée, leur intensité, sont du ressort de la Mécanique. La Statique, qui forme la première branche de cette science, traite des raisons ou des proportions des diverses forces, de leur quantité, et de leur durée. La Dynamique, qui suit immédiatement, cherche à expliquer la manière dont se meut un corps, sur lequel agissent des forces qui ne se balancent pas mutuellement les unes les autres. La première calcule les résultats des forces, selon qu’elles sont différemment appliquées sur des points donnés; la seconde déduit les lois du mouvement uniforme, des mouvemens régulièrement accélérés ou retardés, du mouvement curviligne, et de la force centrifuge.

Il est une force générale, qui agit sur l’universalité de la matière: c’est la force de gravitation. Il a été démontré que la terre est un Sphéroïde isolé dans l’espace: qui est-ce donc qui empêche les parties dont elle est formée de se détacher, pour aller s’engouffrer et s’évaporer dans des régions qui n’ont point de bornes?—— Et pourquoi les corps que l’on élève au-dessus de sa surface, retombent-ils vers son centre, lorsqu’ils ne sont point supportés?

L’on ne sauroit, dit Mr. Beaudant, assigner d’autre cause à cet inconcevable phénomène, que la volonté de la sagesse suprême: mais tout arrive et tout se rencontre de manière à faire présumer, que le centre du globe terrestre est doué d’une force attractive, qui attire à soi tous les corps environnans. Ainsi donc, sans essayer de pénétrer plus avant, l’on est convenu de désigner ces grands phénomènes par les noms d’attraction, de gravitation, ou de gravité: et de là, comme d’un point fixe, nous déduisons nos explications et nos prédictions d’une quantité d’autres phénomènes.—La prescience à laquelle nous parvenons ainsi par la théorie, s’accorde si bien avec ce qui arrive effectivement, qu’il sembleroit que la Divinité eût bien voulu, pour nous donner une idée approximative de son immensité, nous révéler le secret des lois par lesquelles elle régit l’univers.

La pesanteur d’un corps est la pression qu’elle produit sur chaque obstacle qui s’oppose à sa vertu sous un égal volume: les corps différens produisent différens dégrés de pression, et cette différence comparée, est ce que nous appelons gravité spécifique.

Au moyen de la gravité, les corps acquièrent un mouvement régulièrement accéléré: ce mouvement est modifié par des forces opposantes, comme dans l’action composée du plan incliné, dans le mouvement curviligne des projectiles, et dans l’oscillation du pendule.

Mais la gravitation n’est point confinée aux objets terrestres; la nature entière obéit à ses lois. Ce fut le génie d’un Newton qui imagina, le premier, que le mouvement elliptique de la lune autour de notre globe, résultoit de sa force projectile, combinée avec l’attraction de la terre. Aidé de quelques données ou observations astronomiques, comparées avec plusieurs expériences, il calcula les lois de ce mouvement composé; et, par le plus grand effort de conception dont la nature humaine soit capable, il appliqua la règle au systême planétaire, en démontrant le mouvement harmonieux des mondes, et les satellites qui les suivent autour de leur soleil central, obéissant ainsi aux simples lois de la gravitation.

L’attraction de cohésion tient la seconde place entre les forces qui agissent sur la matière. Elle diffère de la gravité, en ce qu’elle agit à des distances infiniment petites; en sorte que s’il existe un intervalle le moindrement sensible à l’œil entre les corps attirans, elle cesse d’avoir aucune vertu. Sa force s’exerce sur les particules homogènes des substances.

L’attraction de composition, qui dépend de la Chymie, est l’affinité gui existe entre les parties hétérogènes d’un corps composé: comme la première, elle n’agit qu’à des distances inappréciables. C’est ainsi que dans une masse de sel, d’alum, &c. on distingue deux causes différentes qui concourent à leur formation, savoir; l’attraction de composition, en unissant les simples molécules des diverses espèces pour former des parties composées, que l’on appele particules intégrantes; et l’attraction de cohésion, en agrégeant les particules intégrantes en une masse consistante.

Les figures des solides sont régulières ou irrégulières. On nomme les premières crystaux, et elles consistent dans des polyèdres qui se terminent en facettes unies et régulières. Il faut chercher la cause de ces différences dans les circonstances variables qui accompagnent l’acte d’agrégation. Les rapports des différentes figures, le mesurage de leurs angles, et les lois de leur formation, sont l’objet des recherches de la Cristallographie.

Il y a trois propriétés générales communes à tous les solides—la porosité, l’impénétrabilité, et la divisibilité.

En France, la plupart des naturalistes pensent qu’il y a dans les corps plus de vide que de plein; et il faut bien que cela soit, si l’on assimile l’attraction moléculaire à la gravitation, qui agit en raison inverse des carrés de distances des corps attirans. On nomme pores, les espaces par lesquels les particules des corps sont séparées. Les preuves de cette porosité sont manifestes, par la faculté qu’ont les solides de s’imbiber des liquides, et même par la perméabilité des substances plus compactes des métaux.

Il seroit superflu de prouver l’impénétrabilité des solides, car il est évident que si un corps occupe un espace, il doit nécessairement exclure tout autre corps. On peut diviser les solides au-delà de toute expression, mais nous ne savons point si cette division peut, comme la divisibilité géométrique, être continuée indéfiniment.

Les différentes espèces de solides sont plus ou moins, de leur nature, extensibles, flexibles, compressibles, élastiques, durs et tenaces. Les calculs des résultats et des modifications de ces diverses propriétés, forment autant d’articles séparés, où l’on traite de chacune d’elles.

Pour résoudre les problèmes de Dynamique, en ce qui concerne les solides en mouvement, il est nécessaire de prendre en considération la manière dont les forces actives sont modifiées par la connexion mutuelle qui existe entre leurs différens points d’application, les propriétés particulières aux corps mêmes, et celles des corps environnans.

Le mouvement de rotation d’un solide sur son axe est affecté par sa forme, mais non par aucune autre de ses propriétés physiques.

Le résultat de la force avec laquelle deux solides se rencontrent ou viennent en contact, est différent à l’égard des corps ductiles et des corps élastiques, et leur choc peut être divisé en chocs centrique et excentrique.—Les masses et la vîtesse respectives des corps conspirans, entrent dans le calcul de l’effet qui en résulte.

Le mouvement se trouve modifié par le frottement. On distingue deux sortes de frottemens; le premier a lieu quand un corps glisse sur un autre en lui présentant toujours les mêmes points de contact: le second, lorsqu’un corps roule sur une surface plane, en présentant successivement divers points de sa surface. Dans le dernier cas, la totalité de ses effets est beaucoup moindre que dans le premier; car le mouvement de rotation dégage les deux corps de leurs aspérités, de même que le contact mutuel des dents des roues les fait lever. La juste appréciation de cette force est de la plus haute importance dans les combinaisons mécaniques.

Le mouvement de vibration des corps entièrement élastiques de leur nature, lorsqu’il est régulier et d’une certaine vîtesse, produit le son; et réciproquement, toutes les fois qu’un corps émet un son, toutes ses particules vibrent plus ou moins rapidement, en proportion de son intensité. Les principes de l’Acoustique rendent raison de ces phénomènes.—Chacun distingue une différence entre le son et le bruit. Le son est le résultat de la vibration continue d’un corps dont les oscillations sont isochrones, c’est-à-dire effectuées dans des tems égaux. Quand la vibration, au contraire, se termine brusquement, ou qu’elle continue irrégulièrement, la sensation qu’elle produit à l’oreille, est le bruit.—Il y a trois espèces de vibrations, la transversale, la longitudinale, et celle de rotation: l’on a étudié leurs effets avec succès, tels qu’on les obtient par des cordes tendues, ou par des vergettes métalliques. Les lois en conséquence desquelles les corps métalliques d’une surface plane, et les membranes ou peaux étendues, vibrent aussi, ne sont pas encore si bien connues.—Le mouvement de vibration se communique des solides sonores à tous les corps qu’ils touchent, ou avec lesquels ils ont un rapport quelconque—L’intensité et la vîtesse de communication du mouvement, varient selon la nature des corps intermédiaires.—La comparaison des différens sons, constitue la science de la musique. Quand un corps, dans un tems donné, rend le double des vibrations d’un autre corps, l’on dit alors que les sons émis sont des octaves les uns des autres.

La forme des liquides et celle des fluides aériformes; les phénomènes de la chaleur, de la lumière, de l’électricité et du magnétisme, seront définis et analysés successivement dans nos prochains numéros.


Nous recommandons bien particulièrement la lecture de cet Aperçu à nos jeunes compatriotes: nous l’avons extrait et traduit presque littéralement d’un ouvrage périodique, publié à Londres, (le plus célèbre peut-être dans son genre,) intitulé “The Journal of Science and the Arts, edited at the Royal Institution of Great-Britain.” Quand les savans Anglois accordent leurs suffrages à une production scientifique, on peut s’en rapporter volontiers à leur jugement sur le mérite de cette production.—Celle de Mr. Beaudant mérite donc d’occuper une des premières places parmi les livres destinés à l’instruction de la jeunesse.

LITTERATURE.

L’HERMITE DE LA GUIANE, par M. de Jouy, tome 3e. un volume in-12, prix quatre francs, chez Pillet, à Paris, et chez les principaux libraires de Bordeaux.

Malgré les dures leçons de l’expérience, une sorte d’exagération haineuse se mêle à tout aujourd’hui, même aux sentimens les plus louables et les plus généreux. Il est une probité d’esprit qui devroit présider à tous nos jugemens, et qui cependant devient plus rare de jour en jour. Les fureurs des partis ont envahi la littérature; et, comme le disoit Tacite en se plaignant des Gaulois introduits dans le sénat Romain: Effusa est in curiam omnis Barbaries, les Barbares out pénétré jusqu’au sein de nos réunions. On ne conçoit plus, par exemple, qu’il soit possible de goûter le talent d’un écrivain, d’avouer ses succès, d’applaudir à son mérite, sans partager absolument ses principes et ses opinions. La bonne compagnie elle-même à donné le premier signal de cette espèce d’intolérance, et peu de gens ont su s’en préserver.

C’est en protestant contre cette étrange manie, fruit malheureux de nos longues dissentions, que nous allons rendre compte du troisième volume de l’Hermite de la Guiane. Cet ouvrage, dont les premières parties sont déjà sans doute connues de nos lecteurs, est d’un homme qui a dernièrement excité plus d’une réclamation dans nos contrées.—Heureux de n’avoir à considérer ici que le mérite littéraire de l’auteur, nous nous abstiendrons de rechercher, suivant l’usage, à quelles causes particulières tiennent les opinions qu’il a cru devoir adopter. Etrangers à toute curiosité indiscrète nous n’essayerons point de déterminer jusqu’à quel point les principes de M. de Jouy se ressentent de la fausse position dans laquelle il s’est placé; et nous laisserons juger à d’autres, si l’orgueil de paroître conséquent ne l’entraîne pas aujourd’hui vers des systèmes entièrement opposés à ses goûts comme à ses habitudes.

Toutes ces choses d’ailleurs ne sont point de notre ressort. Nous remarquerons seulement, que lorsqu’on se trouve chaque jour en butte aux attaques de certains hommes doués d’une mémoire implacable, ou qui s’abandonnent trop facilement peut-être à leurs préventions; quand on vit, pour ainsi dire, dans cette atmosphère de passions et d’animosités, on est souvent poussé beaucoup plus loin qu’on ne vouloit aller. C’est ainsi que plus d’un homme de lettres a pu se dire de nos jours, comme Ninon de Lenclos: Si j’étois à recommencer, je prendrois une autre route.

Quoi qu’il en soit, rien ne nous oblige, dans cette occasion, à franchir les bornes de la critique littéraire; et si le talent de M. de Jouy ne sauroit nous faire partager ses opinions, très-certainement ses opinions ne sauroient nous faire méconnoître son talent.

Après une déclaration aussi franche, on s’étonnera peut-être moins des éloges que nous croyons devoir donner à M. de Jouy. Son Hermite de la chaussée d’Antin le place en effet, selon nous, dans un rang très-distingué parmi nos écrivains en prose. Addison fut, comme l’on sait, le premier qui donna en Angleterre l’idée d’un ouvrage de ce genre. Le Spectateur, publié d’abord par feuilles détachées, en forme de journal, est généralement regardé comme un chef-d’œuvre de critique et de sens commun. Ce mérite se fait vivement sentir, même à travers les traductions médiocres qu’on nous en a données; et les personnes qui connoissent à fond l’histoire de la nation Anglaise, sa langue, ses mœurs et ses habitudes, ne peuvent assez vanter le sel et l’agrément, des portraits que nous offre le Spectateur.

Il faut en convenir cependant; un peu de monotonie se mêle à tant de qualités. Addison s’embarrasse trop peu de varier les formes de sa critique. Tout son art consiste à se faire écrire des lettres par différens personnages, sous la plume desquels il place toutes ses leçons. Ce moyen se reproduit fidèlement à chaque nouveau chapitre; et certes, on ne sauroit voir là ni beaucoup d’invention, ni beaucoup d’originalité. Aussi, malgré tout l’esprit du peintre et la fermeté de sa touche, ne peut-on s’empêcher de désirer, souvent moins d’uniformité dans la bordure de ses tableaux.

Sous ce rapport, du moins, M. de Jouy nous paroît infiniment supérieur au moraliste Anglais. Tour à tour piquant et gracieux, touchant et philosophique, son talent se plie à mille sujets différens que vient toujours embellir la nouveauté des épisodes. D’autres écrivains ont essayé, comme lui, de peindre les mœurs de l’époque actuelle; d’autres ont aussi publié des feuilletons sur les ridicules du jour; mais, à notre avis, il l’emporte sur eux tous par l’esprit d’observation, par la disposition ingénieuse de ses sujets, et sur-tout par le tour élégant et fin qu’il sait donner aux moindres choses. Un autre mérite qu’on ne doit pas oublier non plus, (car celui-là vaut bien la peine d’être mis en ligne de compte,) c’est que de tous nos peintres de mœurs, l’Hermite est, sans contredit, le plus amusant. On se lasse difficilement de ces scènes légères et variées, où nos travers sont mis en jeu d’une manière si dramatique. En vain quelques esprit chagrins refuseroient-ils de reconnoître cette disposition bienveillante du public, lorsqu’elle nous est garantie par tous les libraires. C’est une assez bonne réponse aux censeurs, que d’avoir ainsi mis à la mode une collection de dix volumes, dont le dernier fait toujours désirer celui qui doit suivre; il y a, quoi qu’on en dise, dans un pareil succès, autre chose que le bonheur du sujet et l’intérêt du fond.

Ce troisième volume de l’Hermite de la Guiane, n’est point trop inférieur à ceux que nous connoissions déjà. Les personnes qui se rappellent encore avec plaisir certains chapitres de l’Hermite de la chaussée d’Antin, tels que la Journée d’un Commissionnaire, l’Atelier du Peintre, la Matinée d’une jolie Femme, l’Histoire d’un Schall, la Cour des Messageries, &c. &c.; ces personnes, disons-nous, ne liront pas sans intérêt, dans ce nouveau volume, la Conciergerie, Paris au clair de lune; mais sur-tout le chapitre intitulé Labeur et Industrie. M. de Jouy nous semble avoir fait là un trés-heureux mélange de la maniére de Sterne et de celle de le Sage. Ses peintures sont d’une vérité riante, et il a su mettre dans ses réflexions une juste mesure, dans ses plaisanteries une grace légère, dont l’auteur de Gilblas lui a souvent donné l’exemple.

Le chapitre intitulé Dictionnaire des Gens du grand monde, offre dans ses définitions des traits fort heureux. Qui n’aimeroit, par exemple, ce que l’auteur dit de l’Ambition? “Divinité qu’adorent, avec la même ferveur, et presque dans les mêmes termes, les héros et les voleurs de grands chemins, les ministres et les jongleurs, les filoux et les traitans, ************ En échange des biens qu’elle promet, le premier sacrifice qu’elle exige est celui de la liberté. Qui dit ambitieux dit esclave. Ce mot, en parlant de soi, se prend en bonne part, et toujours en mauvaise en parlant des autres. On a l’ambition des rangs, des honneurs, de l’argent, et sur-tout des places; ce qui fait que chacun courant après celles des autres, personne n’est à la sienne. De toutes les ambitions, la plus commune est celle du pouvoir; la plus rare est celle de la vertu. Une jolie femme est plus souvent un moyen qu’un objet d’ambition.”

Affaires.Faire des affaires, c’est l’état des gens qui n’en ont point, et la réponse la plus honnête à cette question si souvent indiscrète. Comment cet homme a-t-il amassé tant de fortune en si peu de temps? Il a fait des affaires. Ce n’est pour l’ordinaire qu’à ses propres dépens, qu’on parvient à savoir au juste ce que signifient ces façons de parler que certaines gens ont sans cesse à la bouche: Il entend les affaires; il entreprend des affaires; il s’est jeté dans les affaires; il se connoît en affaires. Il y a des hommes et des femmes d’affaires. Ceux-là ont cent cordes à leur arc; celles-ci n’en ont qu’une; c’est dans ce sens que le bel Amasan appeloit les demoiselles d’opéra, des filles d’affaires.”

Nous ne voulons pas dire cependant que tout soit également digne d’éloges dans ce troisième volume de l’Hermite de la Guiane. Souvent, comme dans le Franc-Parleur, et sous prétexte sans doute de mieux caractériser la physionomie de l’époque, M. de Jouy établit des discusions politiques entre ses personnages. Alors, il faut bien l’avouer, on remarque dans son style une sorte d’amertume, qui fort heureusement ne lui est pas ordinaire: toutes ses pensées ne sont guère alors que des allusions malignes. Quelques ressentimens personnels, quelques secrètes rancunes, viennent évidemment noircir ses portraits et nuire à la vérité de son pinceau; car il en est des gens qui se sont engagés dans certaines routes, comme des personnes que la nature a disgraciées; les uns et les autres nourrissent je ne sais quelle humeur secrète, qui les fait vivre dans un continuel état d’hostilité avec leurs voisins. Mécontens d’eux-mêmes comme de ce qui les entoure, ils se croient toujours attaqués, et ils laissent voir en toute occasion un fond de malin vouloir qui tient à l’embarras de leur position dans le monde.

Nous n’osons point assurer que ce soit là précisément l’histoire de l’Hermite; mais du moins est-il vrai que son livre perd quelque chose à cet esprit d’agression qui s’empare de lui, toutes les fois qu’il touche à certaines matières. Dans l’intérêt de sa gaîté, comme pour l’amusement de ses lecteurs, peut-être vaudroit-il mieux qu’il parlât plus rarement encore de politique et de tout ce qui peut y avoir rapport.

Nous n’aimons pas non plus l’espèce de désapointement où nous exposent parfois les titres de quelques-uns de ses chapitres. Si plusieurs tiennent beaucoup plus qu’ils ne promettent, d’autres en revanche trompent tout-à-fait l’attente du lecteur. Un d’eux, par exemple, est intitulé, les Hommes et les Maisons. Ce titre éveille la curiosité; on y court, et que trouve-t-on? Un relevé bien sec de tous les lieux qu’ont habités dans Paris des personnages célèbres. On voit que l’Hermite a seulement pris la peine de transcrire quelques notes recueillies en courant dans le premier Cicerone Parisien. On regrette qu’un pareil cadre ne soit pas mieux rempli, et que l’auteur, suivant l’expression de Quintilien, ait défleuri sans cueillir.

Le besoin de nous offrir du nouveau, n’en fût-il plus au monde, conduit également l’Hermite vers des écueils qu’il n’évite pas toujours avec le même bonheur. Dans son chapitre des Femmes, après quelques tableaux pleins d’intérêt et de fraîcheur, il nous introduit dans la chambre à coucher d’une belle dame de la chaussée d’Antin. Là se présente un homme qu’à son ton, ainsi qu’à ses manières, on a d’abord quelque peine, à reconnoître pour un mari. Il est minuit: il s’établit entre ces deux personnes un dialogue qui, assurément, ne donne pas une fort bonne idée des mœurs de la bonne compagnie, et dont l’auteur, ce semble, auroit dû nous faire grace.

Il est certains objets que l’art judicieux

Doit taire à notre oreille et cacher à nos yeux.

Nous avons parlé du talent de M. de Jouy comme écrivain, et nous avons remarqué la grande variété de tons qu’il sait prendre. Non seulement ses pensées se développent toujours avec clarté et d’une manière piquante, mais, en général, sa plume légère et flexible ne manque point de correction. Il lui échappe quelquefois cependant des fautes de langue bien étranges chez un académicien. En voici une que nous relevons avec d’autant plus de confiance, qu’elle reproduit trop souvent dans ses feuilletons: M. de Jouy raconte certaine aventure un peu leste, qui fait précisément le sujet de la jolie gravure mise en tête de ce troisième volume. Un mari, dit-il, fit, il y a peu de temps, présent à sa femme d’une douzaine de chemises, dont le prix peut donner une idée de la beauté.

Pour un homme qui, tout en se moquant de nos dames de province, leur fait écrire de si singuliers billets, c’est là, sans contredit, une construction de phrase bien malheureuse. Il n’est aucune de ces dames qui n’eût préféré dire dans cette occasion: Une douzaine de chemises, de la beauté desquelles le prix seul peut donner une idée; et M. de Jouy lui-même sait fort bien qu’il faut dire ainsi: mais tout en s’étonnant avec nous d’une pareille négligence, peut-être sentira-t-il mieux combien il est difficile d’écrire toujours correctement, même dans un pays où le goût, la grâce et la pureté du langage, habitent exclusivement, comme personne ne l’ignore.

En finissant ce troisième volume, l’auteur nous annonce le projet de faire son tour de France, et d’entreprendre un voyage dans les départemens. S’apercevant, sans doute, qu’autour de lui les sujets commençoient à s’épuiser, il a très-judicieusement pensé qu’il étoit urgent, pour ranimer sa verve, de tenter une excursion loin de Paris. Ses nombreux lecteurs ne peuvent assurément que se réjouir d’un pareil projet, et tous semblent lui dire d’avance, comme certains oiseaux à la tortue de la fable:

Vous verrez mainte ville; et vous profiterez

Des différentes mœurs que vous remarquerez.

Ulysse en fit autant.

Mais Ulysse parcouroit en personne la terre et les mers, et M. de Jouy ne quitte Paris qu’en imagination; ce qui doit établir quelque différence entre nos deux voyageurs. On reprochoit à Buffon de n’avoir observé la nature que de sa fenêtre; nous craignons bien qu’on ne puisse accuser M. de Jouy de n’avoir vu la France que du boulevard de Gand.

Au reste, nous attendons le nouveau volume qui doit faire suite à celui-ci, pour juger de l’exactitude des observations de l’Hermite. Il sera curieux d’examiner comment, avec beaucoup d’esprit et de talent, on parvient à suppléer, je ne dis pas à ces notions positives qu’à la rigueur sans doute on peut se procurer, mais à ces impressions locales, à ces souvenirs particuliers, que rien au monde ne remplace. On a vu des gens fort aimables s’exposer quelquefois à paroître un peu ridicules, dès qu’ils vouloient raconter ce qu’ils ne savoient pas, ou peindre ce qu’ils n’avoient point vu. Que l’Hermite y prenne donc garde; c’est un danger dont ne garantit pas toujours beaucoup d’adresse et de précaution; car, s’il faut en croire Montesquieu: Connoître la chose dont on parle, est assurément la base de l’esprit.

E.

[Ruche d’Aquitaine.

BANQUE DE MONTREAL, (CANADA.)

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Plus ou moins nécessaire, mais toujours utile aux nations vieillies dans le négoce, une banque nous paroît indispensable aux peuples qui n’ont pas encore fait leur fortune. Des marchés au début de leur industrie, des foires lorsqu’elle est assez avancée, enfin des banques; tels sont les moyens appropriés à chaque âge du commerce. Ce n’est qu’aprés avoir acquis toute sa force, qu’il peut se passer de ces ressources et subsister par lui-même.

Le Canada arrive à la troisième de ces époques; il est à ce point d’amélioration, ou les travaux croissant avec l’esprit d’affaires et d’entreprise, la quantité des signes métalliques cesse d’être en rapport avec les produits. Cette époque est celle des banques et le moment de leur triomphe. A l’aide de leurs combinaisons, les valeurs mobiliaires de chaque individu, ses revenus de toute espèce, et jusqu’à ses espérances, deviennent une monnoie de cours. Des dépôts et des nantissemens, ajoutant la sûreté du gage à celle de l’opinion, donnent un corps réel au crédit, et une valeur physique aux effets du commerce.

Ainsi, l’alliance du change avec les fonds de terre et les édifices eux-mêmes, fait des uns et des autres un numéraire propre à toutes les transactions; représentation heureuse, qui, en mobilisant à la fois tout le globe, fait de chaque parcelle de terre un effet négociable.

C’est aux Vénitiens que l’on doit la première idée de ces compagnies: elles prirent d’abord le nom modeste de l’ais de sapin qui leur servoit de comptoir; plus élégamment assis, les directeurs des banques modernes n’inspirent pas moins de confiance.

Celles d’Amsterdam et de Hambourg furent créées l’une et l’autre en 1609. La première est une caisse perpétuelle pour les négocians; la seconde, cautionnée par le corps de ville, eut pour but primitif de veiller sur la pureté des monnoies de toute l’Allemagne, et d’en soutenir le commerce.

La banque d’Angleterre, qui remonte à Guillaume III, fut établie pour fournir par des prêts aux besoins de l’état, moyennant un intérêt primitivement de huit pour cent; elle est sous la garantie du parlement.

Les François ont eu successivement plusieurs de ces établissemens. La banque de Paris naquit et mourut avec le système de Law. On connoît l’organisation et les services de celle qu’on nomme aujourd’hui banque de France.

Fondés à peu près sur les mêmes bases, ces bureaux de change ou de dépôts eurent, comme on le voit, des buts différens. Les Canadiens ont voulu réunir leurs divers avantages. Séparés en quelque sorte du crédit de l’Europe, ils offrent, et la compagnie qui se forme accepte pour gage, des lettres de change, de l’or et de l’argent en barres, des effets, des marchandises et même des fonds de terre. Le capital de la compagnie sera de 250,000 liv. sterling, divisées en cinq mille actions de 50· liv. chacune.

Treize directeurs régiront cette société, sans émolumens, à moins que, pour quelque considération particulière, l’assemblée générale des actionnaires ne veuille leur en accorder. L’association est pour vingt années, à compter du 1er. Janvier 1818. Les dividendes seront réglés chaque année par une assemblée périodique.

Ainsi va s’établir à Montréal une banque à la fois mobiliaire et territoriale. Nous ne transcrivons pas ici le prospectus des actionnaires, daté du 19 Mai 1817, parce qu’on ne peut présumer que les capitalistes Bordelais veuillent placer leur argent sur les confins des Iroquois, au moment où la France a un si grand besoin de leurs secours; mais nous avons cru devoir annoncer cette nouvelle association, dans un pays neuf, d’un papier monnoie volontaire avec les fonds de terre et les produits invendus de l’industrie. En créant des effets au porteur, cette banque augmentera la quantité des signes; c’est l’effet nécessaire des billets de banque. Ce qu’il y a de plus difficile dans ces sortes d’émissions, est de bien connoître le terme au-delà duquel le signe se discrédite. Au reste, ce que nous en disons, n’est pas pour nos financiers qui savent tout, mais pour ces chers Algonquins, qui nous permettront de leur répéter, que le meilleur papier commence à déchoir, dès que la somme qu’il représente, jointe à celle du numéraire existant, excède ce qui est nécessaire dans l’intérieur pour tenir les intérêts au taux convenable, et pour payer les salaires ainsi que les transactions et les consommations journalières.

Un autre effet des billets de banque est de rendre l’or et l’argent moins nécessaires comme monnoie, et par conséquent d’en baisser le prix comme métaux. On peut se rappeler encore, qu’à l’époque où lord Stanhope proposa à la chambre des pairs d’Angleterre de donner un cours forcé aux billets de l’échiquier, la seule annonce de cette mesure fit baisser le prix de l’or de cinq à six pour cent.

Je terminerai cet article sur les banques, par un fait qui ne manquera pas de plaire à leurs actionnaires. Les billets qui se détruisent par tous les accidens auxquels cette mince et frêle monnoie est sujette, paient en Angleterre une très-grande partie des frais de l’établissement. Ce bénéfice, qui n’a rien en soi de blâmable, prouve seulement contre l’infaillibilité des proverbes, que le bien perdu ne l’est pas toujours pour tout le monde.

N.

[Ruche d’Aquitaine.

[Cet article est de Mr. Pierrugues, de Bordeaux, savant aussi modeste que profond, dont nous ne citons jamais le nom sans attendrissement, à cause des bontés particulières qu’il nous a toujours témoignées.]

BIOGRAPHIE.

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JACQUES-ANDRÉ NAIGEON.[1]

Jacques-André Naigeon, littérateur et philosophe, naquit à Paris en 1738. Elève et ami de Diderot, il hérita de ses sentimens et de son zèle, et il les signala par plusieurs productions. Il travailla à la première Encyclopédie, et y donna entr’autres l’article Unitaires. Le Militaire philosophe, 1768, est de lui, et fut composé, dit-on, sur un manuscrit intitulé: Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche; le dernier chapitre est du baron d’Holbach. Ce fut Naigeon qui publia, en 1770, le Recueil philosophique, ou Mélange de pièces contre la religion, et qui retoucha et publia, en 1769, le Traité de la tolérance de Crell, déjà traduit du latin par le protestant le Cène. Ce fut lui aussi qui fut l’éditeur du Système de la nature, et il y joignit un Discours préliminaire, qu’il fit imprimer à Londres. Il fut également l’éditeur de la traduction de Sénèque, par la Grange; de l’Essai sur la vie de Sénèque, de Diderot; du Conciliateur, de Turgot; des Elémens de morale, du baron d’Holbach, 1790, et de plusieurs des ouvrages philosophiques du même. En 1790, il fit imprimer une Adresse à l’assemblée nationale sur la liberté des opinions et sur celle de la presse. Il rédigea la Collection des moralistes anciens, et y joignit un Discours préliminaire. Il avoit fait, en 1777, l’Eloge du médecin Roux, qui étoit comme lui, de la société intime du baron d’Holbach, et on dit même qu’il coopéra à l’Histoire philosophique de Raynal. Mais ce qui distingue éminemment Naigeon, c’est le Dictionnaire de philosophie ancienne et moderne, qu’il rédigea pour l’Encyclopédie méthodique. Cet ouvrage; qui parut à une époque de vertige et de crimes, en porte la malheureuse empreinte. L’auteur y affiche l’immoralité, l’inhumanité, et l’athéisme dans toute leur turpitude. Ses expressions sont analogues à ses pensées. S’il parle des prophètes, c’est pour les appeler des fous. Les Pères étoient, pour la plupart, très-ignorans et d’une crédulité stupide......La superstition est la gourme des hommes.....Il faut emmuseler le prêtre..... Tel est le ton poli de ce doux prédicateur de la tolérance. Dans l’article Académiciens, il excuse les vices les plus honteux. Mais rien n’égale le ton que prend Naigeon dans l’article Meslier. Il cite le vœu attribué à ce curé: Je voudrais que le dernier des rois fût étranglé avec les boyaux du dernier des prêtres. C’est-là, dit Naigeon, le vœu d’un vrai philosophe, et qui a bien connu le seul moyen de tarir par-tout, en un moment, la source des maux qui affligent depuis si long-temps l’espèce humaine......On écrira dix mille ans, si l’on veut, sur ce sujet, mais on ne produira jamais une pensée plus profonde, plus fortement conçue, et dont le tour et l’expression aient plus de vivacité, de précision et d’énergie. Cet article est signé du citoyen Naigeon en toutes lettres, tome III, page 239. Il avoit dit, à la page précédente, que le prédicateur le plus éloquent d’un Etat, c’est le bourreau. On voit que le citoyen Naigeon étoit à la hauteur de l’époque où il écrivoit; que s’il ne figura pas dans le nombre des bourreaux, il savoit faire l’apologie de leurs hauts faits, et qu’il étoit digne d’être le disciple de celui qui avoit dit:

Et ses mains ourdiroient les entrailles du prêtre,

A défaut d’un cordon pour étrangler les rois.

Il est à croire que Naigeon auroit bien voulu depuis rayer son nom accolé à tant d’infâmies; mais la Philosophie ancienne et moderne est là pour accuser sa mémoire, et on verra en lui l’admirateur et le complice des cruautés de 1793 et de 1794. Il donna, en 1798, une édition complète de Diderot, en seize volumes; en 1801, une de Rousseau, en vingt volumes, avec MM. Fayolle et Boncarel; et en 1802, une de Montaigne. Toutes sont accompagnées d’avertissemens et de notes rédigées dans je même esprit. Mais c’est sur-tout dans celle de Diderot que Naigeon s’est donné le plus de carrière. A travers tous les éloges qu’il prodigue à son maître, il lui trouve cependant, tant il est difficile, quelques momens de foiblesse. Il se seroit consolé, ce semble, que son ami eût payé sa hardiesse de sa tête, et s’écrie: Les lignes tracées avec le sang du philosophe sont bien d’une autre éloquence! Ailleurs, le pétulant éditeur nous révèle son secret tout entier. Diderot, dit-il souvent témoin de la colère et de l’indignation avec laquelle je parlois des maux sans nombre que les prêtres, les religions et les dieux de toutes les nations avoient faits à l’espèce humaine, et des crimes de toute espèce dont ils avoient été la cause, disoit, des vœux ardens que je formois, pectore ab imo, pour l’entière destruction des idées religieuses, quel qu’en fût l’objet, que c’étoit mon tic, comme celui de Voltaire étoit d’écraser l’infâme. Au moins, cela n’est pas dissimulé; et le ton de colère et d’indignation avec lequel Naigeon s’exprime, ajoute au prix d’un tel aveu, et est un témoignage, éclatant de l’impartialité et de la modération d’un tel homme. On jugera si un tel suffrage n’est pas plus honteux que flatteur pour le parti auquel il étoit attaché, et si la religion n’a pas quelques motifs de se consoler d’avoir eu pour adversaire et pour ennemi celui qui l’étoit aussi de l’humanité, qui a applaudi au vœu de Meslier, qui le regardoit comme le seul moyen de tarir nos maux, et qui trouvoit si admirable l’éloquence du bourreau. Nous n’avons pas besoin de dire que le même homme a mérité d’être inscrit dans le Dictionnaire des athées, où Maréchal le cite comme un de nos esprits-forts les plus décidés. Cependant Lalande lui a reproché depuis de ne pas oser convenir qu’il fût athée. Il paroît que Naigeon avoit eu la prétention de devenir sénateur, et qu’il craignoit que sa réputation d’athée ne lui fût nuisible. Ainsi il tomboit dans cette pusillanimité qu’il reproche amèrement, dans son Dictionnaire, à Bayle, à Voltaire, à d’Alembert et à Diderot lui-même. Naigeon a fourni beaucoup de renseignemens à l’auteur du Dictionnaire des ouvrages anonymes, sur les véritables auteurs des livres philosophiques pendant la dernière moitié du dix-huitième siècle. Ces renseignemens ont paru suspects à beaucoup de personnes, et on croit que Naigeon, soit par zèle pour la mémoire du baron d’Holbach, soit par toute autre raison, lui a fait l’honneur de lui attribuer des écrits auxquels le baron n’eut d’autre part que de les encourager et de les payer. Il étoit membre de l’Institut, où plusieurs de ses confrères le voyoient avec peine siéger avec eux. La Harpe l’a tourné en ridicule dans sa Correspondance littéraire avec le grand-duc de Russie, tome II, page 235 et 302. Mais qu’est-ce que des ridicules auprès de l’horrible doctrine qu’affichoit Naigeon, et des vœux atroces qu’il a osé consigner dans sa Philosophie ancienne et moderne? Ce professeur d’athéisme et de barbarie mourut le 28 Février 1811.


Extrait du 4e. volume des Mémoires pour servir à l’Histoire Ecclésiastique pendant le 18e. siècle.

ANECDOTES.

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Un des nombreux amis du poëte Delille lui ayant adressé une invitation pour dîner, laquelle étoit accompagnée d’une description en vers de tous les mets qui devoient composer le repas, celui-ci répondit aussitôt par le quatrain suivant:

Je le mange déjà ce dîner délectable

    Qui n’est encor que manuscrit.

    Que je serai long-temps à table,

    S’il est fait comme il est écrit!

——Un des poètes François les plus distingués, M. P. G. M. a un frère d’un tour d’esprit fort original, qui, lors de la toute-puissance de Napoléon, avoit composé un recueil de fables pleines d’allusions très hardies. Il le conduisit un jour chez Delille, qui le pria de lui en réciter quelques-unes. Dans une de ces fables, notre conteur avoit mis en scène un conquérant et un loup. Celui-ci reprochoit au conquérant son égoïsme et sa cruauté; puis, se comparant à son interlocuteur, du moins lui disoit-il, je ne fais pas tant de victimes:

Au-devant du péril je ne mène que moi,

Et mon artillerie est toute dans ma gueule.

Ah! le beau vers de loup! s’écria plaisamment le chantre de la Pitié.

——Un gourmand dînoit, un jour chez Mme. P****; et pour se donner un petit air de littérature, il citoit de temps en temps ce vers si connu de notre premier satyrique:

Je fais, en bien mangeant, l’éloge des morceaux.

Ah! Monsieur, lui répondit enfin M. D****; c’est que vraiment vous poussez l’éloge jusqu’à la flatterie.

L’EUROPE.

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Nous en sommes bien fâché pour ceux qui n’attachent d’importance à un journal, qu’autant qu’ils y trouvent le récit de quelques révolutions ou bouleversemens politiques......mais l’Europe est tranquille, et tout annonce que de long-temps son repos ne sera troublé.

Cette grande et valeureuse nation, qui ne peut s’agiter sans que les peuples voisins s’alarment, plus magnanime après ses revers qu’alors que sa gloire militaire étoit à son apogée; la France a enfin soupçonné que les jeux horribles de Mars, prolongés jusqu’à satiété, mettent en danger l’empire qu’ils illustrent, et que le fer consacré aux travaux du laboureur ou de l’artiste, procure des résultats peut-être aussi nobles, mais assurément plus utiles, que le fer converti en instrumens de mort et de destruction. Les François sentent enfin qu’après avoir tout fait pour la gloire, il leur reste quelque chose à faire pour leur prospérité domestique; et le premier bien qu’ils semblent apprécier, c’est la garantie de leurs droits religieux, civils et politiques; garantie qu’ils trouvent dans cette charte célèbre qui, seule, immortaliseroit son auteur, si d’autres titres ne devoient aussi le recommander à l’impartiale postérité.

Les Etats voisins de la France comptent beaucoup sur cet appel indirect de Louis à la générosité de leurs Souverains respectifs: ceux-ci se disposent, dit-on, à gratifier aussi leurs peuples d’un gouvernement représentatif; et déjà la servitude expire dans ces mêmes climats où le malheureux serf, attaché à la glèbe, passoit avec elle dans les mains d’un nouvel acquéreur.

N’en doutons point, une ère nouvelle va commencer pour les nations et pour les Souverains:—les unes et les autres mettront à profit les malheurs des derniers tems, et le Christianisme leur en revélant la cause, leur suggérera les moyens d’en prévenir le retour. Dès lors la dignité des nations n’étant plus méconnue, la majesté des Rois n’en deviendra que plus sacrée; et les peuples présentant l’image d’autant de familles qui se respectent dans leurs chefs, se garderont bien de rien entreprendre qui puisse troubler un accord si touchant, ou relâcher des liens si doux.

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ANGLETERRE.

Le Parlement Impérial a été prorogé et dissout le 10 Juin dernier.—Le discours prononcé, à cette occasion, par Son Altesse Royale le Prince Régent, nous représente l’Angleterre dans un état de prospérité progressive, et contient d’ailleurs l’assurance des dispositions amicales des autres gouvernemens à l’égard de la Grande-Bretagne.—Un nouveau Parlement a été convoqué pour le mois d’Août.

Aucune amélioration ne s’étoit opérée relativement à la santé de notre vénérable et bien aimé Monarque, dont le long règne effacera la splendeur de tous les règnes précédens.

Lord Castlereagh continue de se concilier les suffrages des hommes éclairés, par la libéralité de ses maximes politiques. Celles qu’il a eu occasion de professer dernièrement, sur la liberté que les nations devroient stipuler en faveur des relations commerciales, réfléchissent assurément le plus grand honneur sur le gouvernement Britannique, en même tems qu’elles font augurer un rapprochement plus intime entre les grandes familles civilisées.—Que les Catholiques Irlandois entrent bientôt en partage des droits acquis aux autres sujets de Sa Majesté, (notre père commun,) et alors le soleil de la Grande-Bretagne, désormais sans nuage, verra tendre vers son centre toutes les planètes qu’en écartoit momentanément une force excentrique. Lord Castlereagh est encore destiné à procurer à sa patrie ce nouveau triomphe, le seul qu’elle puisse envier aujourd’hui.

Les dernieres opérations militaires de la Grande-Bretagne dans l’Inde, ont été couronnées d’un succès complet, et sans qu’elles aient occasionné une grande effusion de sang; tant étoient imposantes les forces développées simultanément contre les provinces soulevées! Là, comme en Europe, la valeur Britannique a été tempérée par l’humanité, et l’on n’a vu dans la victoire que le moyen de rétablir la paix.

FRANCE.

SAINT JEAN D’ANGELY.

Un événement des plus déplorables a eu lieu, dans cette ville, le 25 Mai dernier. Deux explosions successives, dans les ouvrages à poudre, situés aux environs de Faillebourg, quartier le plus populeux de St. Jean d’Angely, se sont fait entendre à vingt lieues à la ronde, et ont fait sortir un moment la rivière de son lit. Il y avoit, sur le théâtre de l’événement, quarante milliers de livres de poudre. Toute l’enceinte où l’on manufacturoit la poudre a été détruite de fond en comble; et dans le quartier de Faillebourg et places adjacentes, cent cinquante maisons out été renversées, ou endommagées de manière à n’être plus habitables. Nombre de personnes out été ensevelies sous leurs débris, ou tuées dans les rues et dans leurs jardins par la chûte des pierres, des éclats de bois, et des arbres entiers déracinés, que la force de l’explosion avoit lancés en l’air. On a trouvé les lambeaux de chair, de onze laboureurs, tous pères de famille.—L’on évalue à un million de francs le dommage occasionné par ces terribles explosions, qui alloient être suivies d’une troisième plus terrible encore, sans le dévouement de quelques hommes généreux. En effet, le feu venoit de se communiquer à un magasin contenant deux cent soixante-dix milliers de poudre, dont l’explosion n’eût point laissé pierre sur pierre dans cette malheureuse ville, et un cri général d’épouvante et d’horreur proclamoit l’imminence du danger, lorsque ces hommes de cœur hasardant à aller détacher et enlever de dessus la couverture, des brandons qui menaçoient de s’introduire dans l’intérieur du bâtiment, sauvèrent ainsi toutes les propriétés et les personnes échappées à la catastrophe précédente. Toutes les villes des environs se sont empressées d’offrir des secours aux infortunés habitans de St. Jean d’Angely, et la capitale du Royaume, ainsi que la ville de Bordeaux, se sont, dit-on, signalées plus particulièrement dans cette affligeante conjoncture.

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BORDEAUX.

Des lettres de cette ville, du 6 Juin, annoncent que le commerce y reprend une nouvelle activité: il entre journellement dans le port des navires chargés de denrées coloniales, et les opérations qui en résultent donnent un air de à vie tous les quais. Les ouvrages que le gouvernement fait exécuter pour la restauration du Château-Trompette, et pour la construction d’un pont à Libourne, occupent, en ce moment, un nombre considérable d’ouvriers, et leur fourniront encore, l’hiver prochain, le moyen de subvenir aux besoins de leurs familles.

ETATS-UNIS.

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Le commerce des Etats-Unis avec la Grande Bretagne vient de recevoir une nouvelle extension, moyennant les actes récens du Parlement Impérial, qui déclarent ports libres l’Ile des Bermudes et la ville d’Halifax dans la Nouvelle Ecosse. Cette disposition, si favorable au commerce en général, pourra bien quelque jour être étendue au port de Québec, et l’industrie des deux Canadas n’aura dès lors aucun obstacle à surmonter. Cette perspective est des plus flatteuses.

Nous apprenons avec une véritable satisfaction que le Président des Etats-Unis est disposé à remettre Pensacola et Saint Marc aux Espagnols. Cette conduite nous semble en harmonie avec les intentions manifestées par le Président dans son discours d’inauguration. Quant aux motifs qui ont déterminé la prise de possession des deux places, et à la question de savoir si elle a eu lieu en vertu des ordres du gouvernement Américain, ou par un mouvement spontané du général Jackson; c’est une question trop délicate, et sur laquelle nous n’avons pas assez de données, pour prétendre l’approfondir. La prochaine session du Congrès nous rendra raison de tout cela.

Un Papier des Etats-Unis cite une lettre, réelle ou apochryphe, de laquelle il résulteroit que l’Espagne a définitivement cédé les deux Florides aux Américains. Videbitur infra.

BAS-CANADA.

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QUEBEC.

La frégate de Sa Majesté l’Iphigénie mouilla en rade le 29 du mois dernier, après midi, ayant à bord Sa Grace le Duc de Richmond, Gouverneur-Général de l’Amérique Britannique Septentrionale, et Sir Peregrine Maitland, Lieutenant-Gouverneur du Haut-Canada.

Sa Grace débarqua vers les sept heures du soir, au bruit des salves de la frégate et de la grande batterie, mêlé aux acclamations du peuple qui s’empressoit autour d’Elle: tous les honneurs militaires dus à son rang, et à sa haute naissance, lui furent rendus.

L’Iphigénie avoit appareillé de Portsmouth le 18 Juin dernier.

Le choix fait par le gouvernement de Sa Majesté d’un personnage si éminent, pour veiller aux intérêts de ses fidèles sujets de l’Amérique Septentrionale, est une preuve non équivoque de l’importance que la Mère-Patrie attache à cette partie de ses possessions lointaines. C’est la première fois que nous avons l’honneur d’être gouvernés par un Duc, et par un Duc d’extraction royale. Puissions-nous avoir aussi à offrir à Sa Grace, comme le fait encore l’Irlande qu’Elle a régie pendant plusieurs années, le tribut de gratitude et de vénération si justement du à l’homme d’Etat qui fait bénir le Prince, par une dispensation exacte de justice et de bienveillance à tous les sujets indistinctement!......


Il a plu à Sa Grace le Duc de Richmond, de continuer dans l’exercice de leurs fonctions toutes les personnes en place. La proclamation qui consacre cette sage disposition, est datée du 30 Juillet dernier.

Le même jour, Sa Grace a nommé, pour son Secrétaire Civil, le lieutenant-colonel Ready, qui l’avoit suivie dans ce pays, et, pour Assistant-Secrétaire Civil, Louis Montizambert, Ecuyer.

Sa Grace a bien voulu aussi continuer le lieutenant-colonel B. J. Frobisher, dans son emploi d’Aide-de-Camp Provincial.


Sir John Coape Sherbrooke, auquel succède Sa Grace le Duc de Richmond dans le gouvernement de ces contrées, après avoir reçu des loyaux sujets de Sa Majesté l’expression des sentimens généralement inspirés par ses vertus publiques et privées, s’est embarqué sur l’Iphigénie, le 11 de ce mois, avec Lady Sherbrooke sa digne épouse, pour retourner dans la mère-patrie, y voir approuver son administration par un Prince appréciateur du mérite, y rétablir sa santé affoiblie par de longs et d’honorables services dans la double carrière militaire et civile; pour y jouir enfin de ce qui peut lui convenir aujourd’hui, otium cum dignitato.

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MONTREAL.

Les exercices publics du Petit Seminaire de Montréal, ont eu lieu Mardi et Mercredi dernier. Notre sollicitude pour les progrès de nos jeunes compatriotes dans les sciences, ne nous permettant point de glisser légèrement sur le résultat de leurs études pendant la dernière année scolastique, nous nous proposons de consacrer un chapitre particulier à cet important objet dans notre plus prochain numéro. En attendant, nous serons l’écho des personnes éclairées qui out suivi ces exercices, en annonçant que nos jeunes compatriotes ont pleinement justifié l’attente de leurs dignes précepteurs.


Le nombre d’émigrans arrivés ici depuis l’ouverture de la navigation, pour aller s’établir dans le Haut-Canada, est d’environ 5000. Voilà, sans doute, le plus bel éloge que l’on puisse faire de la sagesse et de la douceur de l’administration dans nos contrées. Deus nobis hæc otia fecit.

H. M.

TRANSCRIBER NOTES

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Inconsistency in accents has been retained.

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[The end of L'Abeille Canadienne Issue 02 of 12 edited by Henri-Antoine Mézière]