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Title: Les œuvres complètes de Charles Péguy

Date of first publication: 1920

Author: Charles Péguy (1873-1914)

Date first posted: Dec. 7, 2019

Date last updated: Dec. 7, 2019

Faded Page eBook #20191214

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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

CHARLES PÉGUY

1873-1914


ŒUVRES COMPLÈTES DE CHARLES PÉGUY
 
ŒUVRES DE PROSE
Tome IINTRODUCTION PAR ALEXANDRE MILLERAND
Lettre du Provincial. Réponse. Le Triomphe de la République.—Du second Provincial.—De la Grippe. Encore de la Grippe. Toujours de la Grippe.—Entre deux trains.—Pour ma maison (cité socialiste). Pour moi.—Compte rendu de mandat.—La Chanson du roi Dagobert. Suite de cette chanson.
Tome IIINTRODUCTION PAR MAURICE BARRÈS
De Jean Coste.—Les récentes œuvres de Zola.—Orléans vu de Montargis.—Zangwill.—Notre Patrie.—Courrier de Russie.—Les suppliants parallèles.—Louis de Gonzague.
Tome IIIINTRODUCTION PAR HENRI BERGSON
De la situation faite à l'histoire et à la sociologie.—De la situation faite au parti intellectuel devant les accidents de la gloire temporelle.—A nos amis, à nos abonnés.—L'argent.
Tome IVINTRODUCTION PAR ANDRÉ SUARÈS
Notre Jeunesse.—Victor Marie, comte Hugo.
 
ŒUVRES DE POÉSIE
Tome VLe Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc.—Le Porche du Mystère de la deuxième vertu.
Tome VILe Mystère des Saints Innocents.—La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d'Arc.—La tapisserie de Notre-Dame.
Tome VIIÈve.—Sonnets.
 
ŒUVRES POSTHUMES
Tome VIIIClio.
Tome IXNote conjointe sur Descartes (précédée de la note sur M. Bergson).
Tome XAutres ouvrages et fragments inédits.
 
POLÉMIQUE ET DOSSIERS
Tome XITexte et commentaires se rapportant à la gérance et au rôle littéraire des Cahiers (préfaces).
Tome XIITexte et commentaires se rapportant au rôle politique joué par les Cahiers (compte rendu de Congrès.—Affaire Dreyfus, etc.).
Tome XIIIUn nouveau théologien, M. Fernand Laudet.—Langlois tel qu'on le parle.—L'argent (suite).
Tome XIVMarcel. La première Jeanne d'Arc.
Tome XVCorrespondance. Biographie et Histoire des Cahiers de la Quinzaine, par ÉMILE BOIVIN et MARCEL PÉGUY.


CETTE ÉDITION DÉFINITIVE DES ŒUVRES COMPLÈTES

DE CHARLES PÉGUY

EST TIRÉE A DOUZE CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS

PAR L'IMPRIMERIE PROTAT FRÈRES

SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES

LAFUMA DE VOIRON

AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

 

 

EXEMPLAIRE No 751

 

 

TOUS DROITS DE REPRODUCTION, DE TRADUCTION

ET D'ADAPTATION

RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE

COPYRIGHT BY LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 1916


INTRODUCTION

PAR

MAURICE  BARRÈS


INTRODUCTION

Je me rappelle ce soir de septembre, ce soir de la bataille de la Marne où dans Paris si grave et presque désert, un ami de Péguy accourut m'apporter la funeste nouvelle. J'écrivis sur l'heure un article (qu'à la réflexion j'ajournai jusqu'au 17 septembre, de crainte qu'il ne tombât dans sa famille non avertie). «La renaissance française, disais-je, tirera parti de l'œuvre de Péguy authentiquée par le sacrifice. Plus qu'une perte, c'est une semence. Un héros nous est né.»

Et de tous côtés, avec une ardeur violente, l'écho me répondait: «un héros et un saint». J'avais en outre la fortune bénie de faire surgir d'un hôpital de Laval (Mayenne) un soldat du 276e d'infanterie, Victor Boudon, blessé le 6 septembre à la bataille de l'Ourcq et qui la veille de sa blessure, le 5 septembre à Villeroy, avait vu tomber près de lui son lieutenant Charles Péguy. Il m'écrivait: «Je suis son témoin, voulez-vous recueillir mon témoignage? Voulez-vous que je dise «sa belle mort au champ d'honneur, alors que nous marchions à l'assaut des positions allemandes?»

Péguy a passé sa vie à approfondir ce problème, la notion de l'héroïsme et de la sainteté. Cette haute curiosité, poussée jusqu'à l'obsession, s'unissait en lui au sens du terre à terre, de la réalité la plus humble, de l'effort paysan, têtu, quotidien. Il avait le sentiment de la qualité surnaturelle dans les choses de chaque jour. Il disait que s'il y avait contrariété des personnages cornéliens aux hommes ordinaires, il nous serait impossible de nous retrouver en eux, mais que nous nous reconnaissons en eux parce qu'ils sont nos représentants éminents. Un tel esprit si haut, si noble était à mettre au premier plan. J'avais bien vu cela et je l'avais fait voir à ce vieillard d'une âme si jeune, si pure et si chaude, M. Thureau-Dangin qui dès 1910, sur notre proposition, rêvait de rapprocher de l'Académie ce solitaire, méconnu ou inconnu en dehors de son cénacle, mais aujourd'hui c'est bien autre chose: je comprends que j'ai approché dans ce normalien qui tenait une boutique un homme de la Légende dorée. Je comprends que pour nous rendre intelligible comment on devient un héros et un saint, il est utile d'étudier la formation de ce Charles Péguy que nous avons connu en chair et en os et qui demeure au milieu de nous en esprit.

Comment saisir un tel homme, non plus tel que les récits se déformant d'année en année nous le montreront peu à peu aux jours de pèlerinage sur la grande tombe de Villeroy, mais dans sa vérité absolue et intime? J'apporte quelques documents. Non pas un éloge, mais notre témoignage puisque nous avons eu l'honneur de le connaître. La postérité saura bien pourquoi l'honorer et l'aimer, mais elle demandera toujours plus de détails familiers et vrais sur celui qui, ayant vécu d'imagination avec les héros et les saints devient par sa mort l'un d'eux.

Péguy a reçu du fait de sa mort une telle valeur de sincérité que je me défends de rien faire d'autre ici que d'apporter quelques éléments de sa biographie spirituelle, quelques vues pour aider à la connaissance du cheminement de son âme. Péguy considéré comme une pensée héroïque. De quelle manière s'est constituée cette pensée? J'ai demandé aux témoins de sa vie les stations de son ascension.

M. Faultas, dans la Réforme sociale de novembre 1915, M. André M. de Poncheville, dans Charles Péguy et sa mère (une brochure aux Cahiers de l'Amitié de France et de Flandre) ont rassemblé pour notre attendrissement et notre instruction tout ce qu'il faut savoir sur le berceau de ce petit enfant plein de cœur et laborieux. Lui-même, dans ses conversations et dans ses Cahiers, racontait volontiers ses premières années. Il est d'une famille de vignerons orléanais. Son père, ouvrier et petit patron, meurt peu après sa naissance et comme il a été soldat en 1870, on dit qu'il meurt des fatigues de la guerre. Le voilà donc élevé par sa grand'mère, vigneronne qui ne sait pas lire, qui a travaillé la terre, qui conte des histoires, et par sa mère qui a une petite entreprise de rempaillage de chaises.

Que cette Française encore vivante, Madame Péguy, mère de Charles Péguy connaisse la gratitude et la respectueuse affection que mettent à ses pieds les admirateurs de son enfant.

«Tout ce qu'il voulait, il l'avait, a dit à M. de Poncheville, cette mère admirable dont les scrupules sont bien touchants, un livre, une boîte à couleurs. Et dire qu'on a écrit qu'il a eu de la misère! Ça n'est pas vrai, ça; on était pauvre, mais il n'a jamais manqué de rien. Son père était mort, mais nous travaillions toutes les deux, maman et moi. S'il a rempaillé avec nous? Non, il a seulement appris à canner pour s'amuser. N'est-ce pas, il voyait ma mère ou moi en train de battre la paille; alors, comme il faut toujours faire des choses toutes naturelles, c'est ça qu'il faisait.»

Péguy plus tard, avec ses amis, se flattait de savoir «pailler» les chaises en paille tordue, ce qui demande du tour de main, et non pas seulement en cannage, ce qui paraît-il est plus facile.

Retenez cette habitude qu'il prend dès l'enfance d'un travail ouvrier déterminé. Elle est de grande importance dans sa formation. De fait il demeurera et voudra demeurer ouvrier toute sa vie.

Péguy est un enfant bien doué. Il l'est à la manière d'un petit citoyen de France et d'Angleterre, et non pas à la manière orientale comme un slave ou un juif. Voyez-le, dans les récits de sa mère, recueillis par Poncheville, qui s'applique de toute son âme sérieuse à faire ses cartes de géographie. Quand un inspecteur primaire l'ayant vu à l'école, lui obtient une bourse au lycée, Péguy n'y fera que développer et mieux comprendre ce qu'il sait déjà être en lui. A seize ans, il expliquera Virgile, comme à douze il expliquait La Fontaine. C'est le même effort à comprendre un texte. Il a dit à Charles de Peslouan que jamais une nouvelle forme de travail ne l'avait surpris. Cela se relie dans mon esprit à ce qu'Albert Thomas me disait un jour qu'il était passé de l'étude du grec à l'étude des fabrications de munition sans autre étonnement, en appliquant de la même manière son esprit. Péguy toute sa vie se développera moins en extension qu'en intention. L'intention, c'est le regard de l'âme, dit Bossuet. Et c'est en ce sens que je prends ce mot. Péguy n'a pas l'esprit vif. Il ne passera guère son bachot qu'à dix-huit ans. Il sait peu de choses et continue de lire lentement en paysan. Il restera le même jusqu'à sa mort. Peslouan l'a vu à trente ans lisant pour la première fois Jacques le Fataliste et le Rouge et le Noir parce que ces ouvrages paraissaient dans un journal, l'Aurore je crois, qu'il prenait quotidiennement. Il n'a pas d'esprit au sens mondain du mot, mais pourtant le goût et le sens du comique à la manière de Rabelais ou de Courteline. Sa culture est faite purement des auteurs classiques: il lira et relira Homère, Virgile, les Tragiques grecs et français, La Fontaine, Bossuet. Il s'apparente ainsi aux hommes cultivés du XVIIe siècle, au Boileau des Remarques sur le traité du Sublime. C'est l'opposé de la culture d'un Marcel Schwob ou même d'un Montaigne.

Orléans fait partie de sa culture. C'est une ville où le passant ne voit rien d'extraordinaire, mais sur le plan invisible dans Orléans il y a Jeanne d'Arc. Le regard du petit Péguy cherchait sans doute sur le chemin de sa maison à l'école des figures, des beautés comme il y en a dans les livres, car il avait une de ces imaginations chrétiennes et classiques avides de grandeur morale et de surnaturel: il trouva Jeanne d'Arc. Le souvenir de l'héroïne remplit Orléans; il n'y est pas comme à Reims ou à Rouen noyé sous du gothique et des enrichissements; cette cité un peu stagnante n'a pas d'autre histoire. «Je ne sais pas, disait Péguy à Charles de Peslouan[1], de quel ton Rabier parle de Jeanne d'Arc dans les couloirs de la Chambre, mais à Orléans il ne le fait pas à la farce.» Péguy a été élevé dans le souvenir et le culte de Jeanne d'Arc dont sa grand'mère lui a souvent conté l'histoire. Il a suivi ses pas sur les rives de la Loire; elle est la première représentation historique dans sa vie. Il a été soumis aux rites catholiques et a fait sa première communion comme l'enfant de Domrémy. Quand il parlera d'elle, il sera soutenu par ce qui dort en lui et qu'il se sent de commun avec elle.

J'ai aimé Péguy avec familiarité tout de suite. Tout de suite il m'a été intelligible et parent. Et lui aussi m'a aimé, malgré nos différences de mœurs et bien que nous n'eussions pu nous voir d'abord qu'à travers les brèches de la barricade, parce que nous sommes de l'espèce qui passe sa vie à réveiller en soi de couche en couche les sentiments et les idées qui y dorment accumulés par les générations.

Orléans joue un grand rôle dans la formation de Péguy. Il n'y fut pas seulement un enfant et un collégien, mais encore un soldat. Il y passa son année de service militaire dans un régiment d'infanterie. Et ce fut pour sa formation une année d'importance capitale.

Cet adolescent qui vient d'être un collégien discipliné sera un soldat modèle et qui se soumet à toutes les exigences du métier. Ne croyez pas qu'il soit sans argent; il pourrait se décharger sur d'autres de certaines corvées: il ne le veut pas. Jamais un autre ne fera son lit ou ne cirera ses bottes, ou ne montera une garde à sa place. «De tous les êtres que j'ai connus, me dit Charles de Peslouan, c'est le seul qui m'ait donné une image en noblesse de la vie de caserne. C'est que dans cette vie Péguy trouvait l'expression de son éthique. Écoutez-bien: il avait un esprit révolutionnaire, que ne blessaient ni la discipline, ni la hiérarchie. La soumission à des règles lui paraissait la culture primordiale de tout esprit révolutionnaire. La cité socialiste, à l'en croire, exigera des citoyens de demain une bien autre soumission que la cité bourgeoise. L'insoumis ne pourra pas être bon citoyen de la cité. Et parmi les insoumis, rien de pire que le petit bourgeois qui coupe à la corvée, grâce à son argent, à son intrigue et à son astuce.»

Insistons sur ce point et sur l'idée qu'à cette date, Péguy se fait du bourgeois et de la classe bourgeoise. C'est une idée à priori, sans expérience personnelle. Autour de lui, au lycée même, ses camarades appartenaient au monde ouvrier. La bourgeoisie d'Orléans envoyait ses enfants aux écoles congréganistes; Péguy ne les connaît pas, ils sont les bourgeois, ceux qui n'ont pas l'esprit ouvrier. L'ouvrier, selon Péguy, a comme qualité première l'ambition de réaliser à chaque fois un travail parfait. Lui-même a travaillé le latin et le grec dans cet esprit de perfection. Mais il est persuadé que le bourgeois manque d'abnégation, qualité sans laquelle il n'y a pas d'esprit socialiste possible. La cité future ne se construira pas du dehors, mais par le désir que formeront en commun un certain nombre d'êtres qu'elle soit établie.

Ces réflexions, pleines de jeunesse et d'optimisme, Péguy déjà les notait; il les publiera en août 1897 dans la Revue socialiste sous ce titre, De la cité socialiste, et ce sera quasi son premier ouvrage (exactement sa troisième publication). Il ne voit pas qu'il décrit tout simplement la cité chrétienne. Dans cette Salente de son rêve, les fortunes ne seront pas nécessairement égalisées, les hiérarchies subsisteront, avec cette seule différence que ce ne seront pas des hiérarchies capitalistes. Dans ce sens, l'Armée est une représentation bien imparfaite, mais encore la plus tangible que Péguy ait de la cité future, et plus tard quand il parlera socialisme, ce sera souvent dans le métier militaire qu'il prendra des images. Du métier militaire, en principe, tout lui agrée. Il admire que les soldes d'officiers soient si modiques, juste ce qu'il faut pour qu'ils vivent. Cela s'accorde avec son idée d'un individu et d'une société nobles. A l'encontre des camarades qu'il allait avoir dans le parti socialiste, il ne refuse pas les galons. Aussitôt que possible il passera les examens d'officier de réserve. Il se plaît au régiment et il y plaît. Comme au lycée, l'estime de ses professeurs, il a l'estime de ses chefs. «Il demandait peu, me dit un témoin de ces premières années. A cette époque dans l'ordre social, il était extrêmement modeste. Qu'un officier, qu'un professeur causât familièrement avec lui, il en était comme le manœuvre vis-à-vis du chef d'entreprise, reconnaissant et flatté.» On n'imagine pas de jeune figure française plus sympathique que cet adolescent.

J'estime que dès la fin de son service militaire, Péguy avait complètement constitué en lui-même sa morale, morale socialiste et héroïque et qui ne pouvait se conserver que par une culture constante en héroïsme, morale d'un optimisme un peu déconcertant, morale qui l'animera encore en 1914 (à cette dernière date pourtant un peu attristée par les expériences de la vie).

Au sortir de la caserne, Péguy décida de faire une nouvelle année de rhétorique, et boursier à Sainte-Barbe suivit les cours de Louis-le-Grand, puis il entra à l'École Normale.

C'est dans ce temps qu'il commença de recruter ses troupes et ses amitiés. Dès Sainte-Barbe, je crois, les Tharaud et Charles de Peslouan. Le trait qui pour ma part me frappe le plus chez Péguy, c'est la vertu qu'il avait d'embaucher des dévouements. Je me propose dans ces pages hâtives de recueillir des témoignages qui enrichissent l'expérience personnelle que j'ai de ce noble et singulier personnage, mais pour définir mon idée propre, je devrais dire que je le tiens pour une sorte de moine destiné à réformer son ordre et à grouper des bonnes volontés.

Péguy avait le sens de l'amitié. Cela se rattache à son système d'optimisme. Il aimait toutes les formes, toutes les classes d'humanité; il voulait les introduire toutes dans la cité socialiste; il les aimait au travers de certains êtres choisis. Ses amis lui étaient des représentations à la fois réelles et sentimentales du monde. Il avait de l'amitié pour les morts aussi et même pour les êtres de pure imagination, Platon ou Polyeucte par exemple. Ses amis, il les différenciait, leur attribuait des rôles et des grades dans son armée ou si vous voulez dans l'univers que sa pensée organisait tout autour de lui et des Cahiers. Je m'obstine dans mon point de vue, et je dis que sans le savoir Péguy fondait un ordre. Il était né pour être le cœur et le foyer de quelques centaines d'hommes de bonne volonté que jadis il eût groupés dans une congrégation et dont nos mœurs ne lui permettaient plus que de faire des abonnés. A mesure que la vie s'écoulait il a eu des sévérités, des haines même, et chaque fois contre des gens qui l'avaient, disait-il, trompé, c'est-à-dire qui avaient manqué à la représentation qu'il s'était faite d'eux, bref qui s'étaient dérobés à la mission qu'il leur assignait. Ceux-là, il les rejetait proprement dans l'enfer. Tels Jaurès et Lucien Herr au moment du Combisme.

Puisque je cherche comment, à l'École Normale, il se développait, je dois noter qu'il s'occupait des pauvres. On trouvera des détails à ce sujet dans la préface de Monseigneur Batiffol au volume de J. Lotte. Péguy éprouvait pour les pauvres une tendresse à la saint Vincent de Paul. Il ne choisissait pas; il leur donnait tout ce qu'il avait, tout ce qu'il gagnait par quelques répétitions. Ses amis l'ont connu tout un hiver sans pardessus. Il ne pouvait pas voir la misère. Quand il n'avait rien à donner, il passait son pauvre du jour à quelque ami.

Pourtant rue d'Ulm, il se sentit moins à l'aise qu'au lycée et qu'au régiment. Il avait trop le goût de la discipline, l'aimait trop sur lui et sur les autres pour s'accommoder de cette maison libérale. Et puis il avait l'autoritarisme d'un jeune être qui croit posséder la vérité. L'École était divisée entre un parti catholique qui s'appuyait sur Ollé-Laprune et un parti socialiste qui se recommandait de Jaurès. Péguy donna son adhésion au parti socialiste et fut délégué à divers congrès par un groupe d'Orléans. C'était le temps de l'affaire Dreyfus. «J'ai connu à Normale, me dit un de ses camarades, un Péguy extrémiste, fanatique, presque sanguinaire; il me faisait l'effet d'un monstre.» Diable! Par ailleurs nous savons qu'à cette date, Péguy fut vraiment heureux. Pourquoi donc? L'explication m'enchante. Il paraît que jusqu'à ce moment Péguy et ses amis se trouvaient dans un état de stagnation sentimentale, vraiment sans cœur vis-à-vis des affaires publiques, étrangers à tout intérêt national. Tout d'un coup les plus grands espoirs envahirent ces jeunes intellectuels, ardents et naïfs. Ils connurent le plaisir de marcher en troupeau. Péguy voyait enfin le monde secoué par une idée, les ouvriers et les bourgeois prêts à se sacrifier pour elle. Son optimisme était satisfait; son regard sur l'horizon, immense. Nul doute que ce ne fût sous la forme la moins barbare le cataclysme, annoncé par Marx, qui doit précéder l'établissement du socialisme. Péguy décida qu'il lui fallait sa liberté pour remplir ce qu'il jugeait désormais devoir être sa «mission».

«J'étais à l'École Polytechnique, me raconte Charles de Peslouan. Péguy m'écrivit de venir le voir le dimanche suivant. L'après-midi que nous passâmes dans la cour de la rue d'Ulm demeure un des pôles de notre vie commune. Il y a pour tout être de ces jours de confidence et de sincérité qui émergent dans l'océan des souvenirs. Péguy m'annonça qu'il quittait l'École et qu'il allait s'associer à une maison d'édition; qu'il se mariait, et enfin qu'il allait publier sa Jeanne d'Arc. Il me donna les raisons de ces trois actes qui tous trois engageaient sa vie. Il quittait l'École parce que désormais apprendre ne lui suffisait plus. Il avait fait ses apprentissages et sans plus d'atermoiements devait entreprendre un travail vrai, un travail ouvrier. Il avait choisi d'être éditeur comme les Estienne, comme Balzac parce que, ainsi, il pourrait s'éditer lui-même et que le métier même d'imprimeur lui plaisait. (Et c'est vrai que c'était sa vocation: toute sa vie il a continué de corriger ses épreuves, de préparer ses mises en page avec un soin jaloux, satisfaisant là le goût ouvrier de la perfection qu'il voulait imaginer chez tous.) Il se mariait parce qu'il voulait le plus tôt possible connaître la vie avec toutes ses charges. Il serait peut-être lâche plus tard, il avait hâte d'avoir du courage. Enfin il publiait Jeanne d'Arc, bien qu'il sût que c'était une œuvre étrange et qui ne satisferait personne, parce que c'était là un coup porté et qui le dispenserait d'expliquer.

«A ce moment,m'écrit Tharaud (un de ses plus anciens amis et son camarade d'École), Péguy était encore mal renseigné sur lui-même et sur ses sympathies profondes. Il abandonnait la rue d'Ulm, et c'est encore l'École qu'il s'empressa de recréer autour de lui dans sa boutique de la rue Cujas, la vieille École que j'ai connue, l'École du socialisme intégral et de l'anticléricalisme agissant. Et cependant, comme il ressemblait peu aux camarades qu'il groupait autour de lui! Peut-on être anticlérical à la façon solennelle et naïve dont l'étaient nos camarades, quand on emporte dans sa malle—une pauvre vieille malle usée sur laquelle il avait écrit de sa plus belle écriture: Prière de ne pas toucher!—quand on transporte, dis-je, dans sa malle une masse de feuillets noircis, une Jeanne d'Arc vivante!... Quant à son socialisme, il n'avait guère de commun que le nom avec le dogmatisme de nos camarades marxistes. C'était l'expression de son dégoût pour une civilisation fondée sur la mécanique et l'argent, son appétit d'un ordre de choses où les vraies valeurs de la vie seraient mises à leur place, une systématisation bien raide et appauvrie de sa tendresse et de ses richesses intérieures, bref, la forme première de son catholicisme latent. Non, cela, en vérité, n'avait rien de commun avec les ratiocinations philosophiques et politiciennes où s'échauffaient volontiers les esprits dans les couloirs et la bibliothèque de l'École! Et ce malentendu, qui s'atténuait un peu dans la vie quasi conventuelle que nous menions rue d'Ulm, se révéla bien vite dans l'air plus libre de la boutique qu'il ouvrait rue Cujas—bien étouffée pourtant elle aussi!

«Un petit fait de rien du tout, que Péguy me raconta le soir même, représente fort bien l'opposition des points de vue. Ce jour-là, dans la boutique, se tenait un conseil pour étudier les moyens de faire marcher la librairie et par là de promouvoir l'avènement des temps nouveaux. Il faisait chaud. Comme de juste la discussion était longue! Ingénument, Lucien Herr, notre bibliothécaire à l'École, qui a les bonnes vieilles traditions de l'Alsace, proposa de faire venir des bocks du Café voisin. La stupeur, le mot est trop faible, le scandale de Péguy fut immense. Comment! On était réunis autour de cette table pour travailler à l'ère nouvelle idéale, pour étudier les moyens de réaliser la cité idéale, et l'un des précurseurs de ce monde parfait songeait à demander un bock!... C'est que, pour notre cher Péguy, sans qu'il s'en rendît compte, cette boutique n'était pas une boutique, c'était une chapelle, une petite église de la Chrétienté primitive; ses camarades n'étaient pas des étudiants, des professeurs, de jeunes bourgeois idéalistes et politiciens, c'étaient les douze apôtres. Et ma foi, il était aussi surpris d'entendre Lucien Herr demander qu'on apportât des bocks, que si là-bas, au bord de Tibériade, il avait vu Pierre et Thomas causant ensemble suspendre leurs propos pour aller boire au cabaret...[2]

«De jour en jour le désaccord moral entre ce catholique sans le savoir et ses compagnons marxistes devenait plus évident. Dix ans plus tard il éclata tout à fait lorsque Péguy publia sa Jeanne d'Arc. Quelle apparition, cette sainte avec son auréole, au milieu de la triste boutique et des rayons de livres dont je vois encore la poussière, les titres russes, juifs, allemands, barbares, et les dos usagés, car tout cela provenait de je ne sais quel vieux fonds échoué là par quel mystère et qu'on soldait à grand'peine! On devine la gêne de la Sainte toute armée de cuirasse et de prière, au milieu de ce pacifisme et de cette sociologie! On devine le silence pesant et la consternation qui accueillirent la vision charmante. Et tous ces vers et cette prose mêlés! Et cette prodigalité de feuilles blanches répandues dans le poème! Toutes ces pages pleines de silence, toutes ces blanches pages d'attente que Péguy devait plus tard recouvrir de sa belle écriture et de ce qu'allait lui inspirer son cœur enfin trouvé, elles disaient à quelques-uns d'entre nous: «Rêvez et attendez, nous sommes partis pour une longue marche. On ne peut tout dire à la fois...» Mais dans ces pages encore muettes, les compagnons marxistes, les conjurés de la rue Cujas n'entrevoyaient que trop bien le rêve encore indécis, la pensée qui se formait, quand ils lisaient les pages noires. Péguy sentit leur inquiétude, descendit jusqu'au fond de leur silence alarmé. Pourquoi ne pas le dire? il fut aussi humilié, car il était un auteur comme nous, et comme nous sensible au succès. Décidément il faisait fausse route. Il fallait renoncer à poursuivre le voyage avec les anciens camarades. Il n'avait plus rien à leur dire. Il n'avait qu'à s'en aller... Et laissant là la boutique et les grimoires sociologiques de toutes langues et de tous pays qui faisaient de ces quelques mètres carrés perdus au milieu de Paris, une Babel socialiste, il sortit sans éclats, emportant son trésor, les centaines de volumes invendus de sa Jeanne d'Arc, qui dans ses silences et ses blancs enfermait toute sa vie de demain...»

Par les trois décisions qu'il venait de prendre, Péguy se vouait délibérément à la pauvreté.

La pauvreté! Toute sa vie il en aura le goût. Pauvreté, mais non misère! Il a bien marqué la différence entre ces deux états dans sa préface à Jean Coste (Cahiers du 13 juin 1901) que l'on trouvera au cours de ce recueil. Dans cette prime ardeur de sa jeunesse Péguy pense que le riche ne peut pas faire son salut socialiste, comme il pensera plus tard, en se rattachant à la tradition chrétienne, qu'au riche le salut chrétien est difficile sinon impossible. Et pour achever de comprendre son idée de la pauvreté on pourra lire encore dans ce volume même les pages intitulées Les Suppliants, un peu confuses, subtiles, alambiquées et extrêmement curieuses.

Nous n'avons pas fini de nous rendre intelligibles la manière d'être de Péguy; nous devrions encore l'accompagner quelque temps et le suivre dans ses déceptions, déboires d'éditeur, difficulté d'existence, chagrin devant ce qu'il appellera «la faillite et la décomposition du dreyfusisme», brouille avec Jaurès et divers. Daniel Halévy donne d'utiles détails sur les conditions dans lesquelles il fonda les Cahiers. Il y a là des faits qui mettent des teintes nouvelles sur son caractère. Mais au point où nous sommes parvenus de sa biographie nous tenons l'essentiel, l'ossature de l'animal. En pleine bataille autour de Dreyfus, quand Péguy décida de quitter l'École Normale sans achever sa troisième année d'étude, il avait terminé ce qu'il nous aurait permis d'appeler son Introduction à l'héroïsme. Nous avons maintenant à comprendre sa conversion.

Comment ce jeune normalien de tempérament doctrinaire et farouche, dreyfusiste, anticlérical, comment l'apôtre de la Cité socialiste, l'homme de Marcel, dialogue de la cité harmonieuse où la vision devient si béate, si irréelle que ce vrai poète y perd son talent et presque toute sensibilité, comment un tel homme en deux ans arriva-t-il à se contredire et à se retourner de bout en bout, à retrouver en lui toutes ses hérédités, toutes ses réalités françaises, classiques et chrétiennes? Ça, c'est un beau problème.

L'ascension commença... Non, pas l'ascension, il s'agit d'un approfondissement de l'être. Péguy commence de descendre en lui-même vers sa vérité propre. Il commence à se libérer de tous ses maîtres. Les professeurs viennent verser en nous leur enseignement. Accueillons-les avec gratitude. Mais ensuite il faut que nous nous débarrassions de tout cela, pour retrouver notre vraie nature. Péguy, pendant plusieurs années, s'est débattu furieusement contre tout ce que la Sorbonne avait versé sur le petit paysan qu'il était. Comme il fut injuste! Comme il avait raison! C'est bien beau de se mettre dans de telles colères.

En 1899, au cours d'une maladie dont il parle longuement dans ses Cahiers de février 1900 et suivants, sous ce titre: De la Grippe, il lut Pascal. Jusqu'alors il connaissait fort peu les Pensées. A cette première lecture, il comprit Pascal du point de vue de l'intelligence pure. Et le fait curieux, c'est que le jour où il le comprit en croyant, il s'en détacha. L'ascétisme de cœur, l'isolement d'un Pascal lui déplaisait. Il en a fait la confidence à Peslouan. Son sentiment le porta alors vers saint Louis qui devint son guide[3]. Puis il s'attacha à la liturgie romaine, dont il aima le latin au point qu'il le prétendit bientôt supérieur à tout autre. D'ailleurs, il lisait peu l'Imitation et ne semblait guère connaître l'Ecriture.

Je n'insisterai pas sur sa formation religieuse. Mgr. Batiffol en a écrit mieux que nul de nous ne saurait faire. Lotte, d'autre part, est bien touchant. C'est le portier du couvent et c'est un saint. Simplement, si vous le voulez bien, avec ses amis dont je recueille les interprétations orales, nous allons feuilleter ce recueil auquel nos notes vont servir de préface, et nous en tirerons quelques traits significatifs?

Il y a là plusieurs essais de valeur inégale, par exemple les Suppliants, Louis de Gonzague, Notre Patrie, qui sont comme des bornes kilométriques de la voie par où Péguy accomplit son salut. «Je puis bien vous dire, me confie Louis Gillet, que Péguy, que je tiens pour un héros et pour un saint, à l'École normale me faisait horreur pour sa violence dreyfusiste. C'est à partir des Suppliants et de Louis de Gonzague que j'ai commencé à l'aimer.»

Péguy lisait le grec et le savait fort bien; il était bon humaniste et en était très fier. Il adorait les tragiques grecs. Louis Gillet, meilleur juge là dessus qu'aucun de nous, me dit: «C'est le dernier écrivain que j'aie connu véritablement nourri de la substance antique et pour qui Homère, Sophocle, Virgile fussent autre chose que des noms.» Dans les Suppliants parallèles, Péguy part de cette idée que le suppliant, l'exilé, le proscrit, dans le drame antique est un personnage sacré: il est reçu avec tremblement, comme un représentant de la divinité: chargé d'une mission ou d'un châtiment auguste, il a au milieu des autres hommes un rôle surnaturel; il est un peu prêtre, il est à part; il ne supplie pas du tout, il commande, il ordonne, on tremble devant lui; l'hôte qui lui refuse sa porte est puni. Le Suppliant est revêtu de toute la majesté de la misère humaine. On voit en lui un ambassadeur de la Némésis. Et Péguy de nous découvrir les rapports de cette idée avec la doctrine chrétienne du pauvre: le pauvre est l'ami de Jésus, il est le véritable maître de la Société chrétienne; c'est lui qui récompense et condamne; pour comprendre sa fonction, sa mission divine sur la terre, relisez le sermon de Bossuet sur «l'éminente dignité du pauvre». Quelle majesté dans ces deux doctrines religieuses! Combien en comparaison est plate et misérable la doctrine socialiste! «Nous, socialistes, dit Péguy, en quelque sorte, ayons au moins la pudeur de rougir de notre infériorité. Serait-il vrai que le socialisme ne vaille pas même en beauté, en religion morale ces religions désuètes, qu'il ne vaille pas le paganisme ni l'église chrétienne? Remontons à nos sources, incorporons au socialisme cette éminente beauté. Faisons la cité future avec les trésors du passé. Bâtissons la cité nouvelle, mais transportons-y les anciens dieux.»

Ah! Péguy, vous êtes de ceux qui ne maudissent pas le passé? Alors vous ne tarderez guère d'être excommunié par les bandes avec lesquelles vous croyez que vous êtes accordé. J'en ai déjà vu beaucoup de ces socialistes peu à peu suspects aux leurs, puis odieux et rejetés, parce qu'ils ne reniaient pas leurs sources et qu'on voyait un jour qu'à leur insu peut-être, ils les aimaient pieusement.

Mais laissons! ce que je voudrais dessiner en marge de cette belle page des Suppliants, c'est Péguy lui-même quand il venait si honnêtement, comme un pèlerin, comme un moine-mendiant de l'ancienne France, solliciter pour les Cahiers et non pas solliciter, mais nous faire l'honneur de nous annoncer d'une voix monotone et d'un air grisâtre, d'un air toujours égal, toujours assuré et si fin, qu'il nous donnait le témoignage fraternel de nous demander un service. Et qu'il avait raison, comme il nous faisait honneur de bien vouloir penser à nous, lui qui allait mourir pour la France et pour une conception héroïque de la vie!

Louis de Gonzague est un souvenir du catéchisme, une anecdote qu'on raconte à tous les enfants de paroisse. Vous la connaissez: des enfants en récréation parlent de la fin du monde. «Que ferais-je si la fin du monde devait arriver dans une minute?»—«J'irais à la chapelle», dit l'un.—«Je courrais me confesser», dit l'autre.—«Moi, dit Louis de Gonzague, je continuerais à jouer.»... Vous voyez comment cette anecdote se relie à l'ordre de pensées que nous venons d'indiquer. La révolution, pour le croyant socialiste, se présente comme une apocalypse, mais déjà Péguy ne croit qu'à la continuité du travail. Le révolutionnaire se croit dispensé de tout devoir, en vertu d'une formule sacro-sainte. Péguy a horreur de tout sabotage. Il aime la conscience, l'effort «moléculaire», le scrupule, le travail, le devoir. Il prétend que le monde ne se tient que par les gens dévoués qui aiment «l'ouvrage bien faite». La morale enfantine de Louis de Gonzague, il la préfère aux théories paresseuses de Jaurès. Je suis persuadé qu'il a mis une certaine malice à jeter dans les jambes de Jaurès cette petite histoire de sacristie. Il ne pardonnait pas à Jaurès ses lâchetés envers la démagogie, ses flatteries aux passions basses qui démoralisaient le peuple et lui abîmaient, à lui Péguy, ces bons travailleurs qu'il adorait. C'est le commencement de ces thèmes empruntés à l'Hagiographie, aux vies des saints, à Joinville surtout et qui lui servent à faire une si fine critique des mœurs vulgaires de son parti. «Je me souviens encore, me dit Louis Gillet, de l'effet de surprise que me fit la lecture de ce Cahier. Péguy devenait donc quelque chose comme un membre de l'opposition socialiste, un dissident, l'enfant terrible du parti! Je crois qu'il s'amusait beaucoup à taquiner Jaurès. «Vous voyez, lui dit-il, mon vieux catéchisme d'Orléans est meilleur socialiste que vous, le grand pontife.» Au fond, tout en croyant rappeler le socialiste à sa vraie tradition, à sa mystique, comme il disait, il retrouvait tout bonnement la vieille religion française et la foi de sa mère. Quelle surprise et quel charme pour moi qui l'avais connu extrémiste et si farouche!...»

Notre Patrie (1905). Ça, c'est une date dans la vie de Péguy, et c'est un chef-d'œuvre. Je le lis avec émerveillement. Les familiers de Péguy s'accordent à dire qu'ici pour la première fois, il a composé dans sa vraie manière personnelle; c'est le type achevé, avec Notre Jeunesse[4], m'expliquent-ils, de son art comme poète en prose: rythme, mouvement, idées, style, il est là pour la première fois tout entier. C'est une des réussites de cet ordre de méditations déjà religieuses, sinon mystiques, qui aboutirent dans Victor Marie, Comte Hugo (octobre 1910), à d'étonnantes et infinies considérations sur l'ordre charnel, l'ordre temporel et l'ordre surnaturel, à des analyses de Polyeucte et de «Booz endormis». Le christianisme, vu du centre des croyances juives, le mystère de l'incarnation, le problème de la sainteté, tout cela occupe une place immense dans la pensée de Péguy: c'est le fond de son poème de Jeanne d'Arc, la Charité, le Porche; c'est le fond même de sa poésie, dont le livre sur Victor Marie, Comte Hugo, n'est que le discours ou le manifeste.

Le jour qu'il écrit Notre Patrie, Péguy découvre en lui un fait nouveau, l'idée de patrie. A quelle occasion? Les premières tensions franco-allemandes dans l'été de 1905. Tout cela est indiqué dès le début: «Ce fut une surprise... Ce fut une découverte... Ce fut une trouvaille.» Mais la révélation ne se produit qu'à la dernière page, en quelques lignes, d'une façon subite, inattendue, étonnante, mystérieuse. Tout le livre est composé sur une seule période; tout le livre est un agrandissement démesuré sur le fameux dessin d'Hugo (Napoléon II).

O revers! O leçon! Quand l'enfant de cet homme

Eut reçu pour hochet la couronne de Rome

Quand ............. etc., etc.

.............................

Quand........................

.............................

Un cosaque survint qui prit l'enfant en croupe

        Et l'emporta tout effaré.

Je crois que l'imitation est flagrante et le modèle indiscutable, mais le résultat est magnifique.

1º C'était une semaine comme toutes les autres, une semaine ordinaire, un jour très ordinaire.

2º On venait de recevoir le roi d'Espagne. C'était une distraction. Péguy badaud, Péguy peuple, Péguy parisien. Digression sur Paris: Paris ville royale; peuple de Paris, peuple-roi, le seul qui sache recevoir les rois, qui ait à sa disposition des monuments, un décor plus royal qu'aucune autre ville... Notre-Dame, les Invalides, l'Arc de Triomphe, la Colonne Vendôme, les quatre monuments éternellement monuments..... Digression sur Hugo, poète de Paris et de la gloire de Paris.

3º Donc, on reçoit le roi d'Espagne. Le cortège, gardes municipaux; vision, merveilleux tableau. En passant, un coup de patte aux universités populaires.

4º Tout s'était bien passé, tout allait rentrer dans le train-train accoutumé, quand... Ici suspension: la bombe de la rue de Rohan. Impression désagréable, mauvais présage.

5º Enfin le présage se dissipait, quand (ici le véritable effet) arrivent les mauvaises nouvelles d'Allemagne; on apprend que la guerre est possible, et brusquement, impérieusement, Péguy découvre à cette menace qu'il aime sa patrie.

L'effet de cette chute soudaine, religieuse, de ce balbutiement final, de cet aveu sourd, étouffé, rapide, définitif est prodigieux. Pour qui veut jouir du plaisir littéraire, Péguy n'a rien fait de plus fort. Pour qui veut jouir du plaisir de comprendre, nul texte chez Péguy de plus haute importance. Péguy n'avait jamais pensé qu'en partisan, en fanatique; tout à coup l'expérience fait jaillir en lui un flot de sentiments inconnus. Il retrouve toute sa tradition, toutes ses vérités vivantes, non plus ses passions factices, mais son amour, ou du moins les vrais objets de son amour.

Voilà, à mon sens, ce qui fait l'importance de ce morceau. Il est capital dans l'évolution spirituelle de Péguy. C'est vraiment un très beau document pour l'histoire d'une conversion. Il acheva de nous mettre sur la voie pour que nous saisissions le ressort essentiel de Péguy.

Notre ami se tenait avant tout pour un historien, et il a souvent traité de la manière d'écrire l'histoire. Toutes ses explications ne valent pas un certain mot qu'il a dit à plusieurs fois sur le ton du secret à Charles de Peslouan: «L'historien est un homme qui se souvient.» Les documents sont des éléments capitaux, mais il ne s'agit pas de les interpréter, il s'agit de les vivre. Nous avons une mémoire secrète de notre histoire, nous portons en nous nos ancêtres; servons-nous des documents pour les réveiller dans notre être. Péguy prétendait que les Allemands ne peuvent rien comprendre à l'histoire de France. Il leur défendait même d'écrire l'histoire romaine. Qui saura le mieux comprendre et écrire la vie de Jeanne d'Arc? Un petit plébéien des bords de la Loire, élevé dans la pensée et le culte de la Pucelle d'Orléans. Péguy entendait reconstruire l'histoire de cette paysanne de génie en réveillant en lui l'âme paysanne de ses ancêtres, et dans ce travail il faisait intervenir toutes les qualités par lesquelles il se sentait ouvrier et qu'il voulait garder pures en lui. Ainsi s'expliquent en quoi diffèrent les deux Jeanne d'Arc qu'il publia à dix années d'intervalle, la figure de l'héroïne ayant d'ailleurs obsédé ou mieux dominé toute sa vie. La première, déjà si étrange, est au sens de l'auteur une reconstitution historique; la seconde, où il se livre magistralement à sa méthode, tenons-la pour une création mystique, une effusion, une prière. Enfin le destin et le vœu de son cœur lui permirent, pour couronner toutes ses pensées, de se sacrifier à l'imitation de la Sainte.

Je crois que ce qui resterait à préciser c'est le point exact où la guerre a surpris Péguy. Est-ce que je me trompe? Il y avait chez lui une nuance de désillusion et certaines ombres étaient venues sur ses espérances.

Je lui disais: «Laissez donc votre boutique et vos Cahiers. Soyez comme tout le monde, député, académicien, Dieu sait quoi! mais commerçant, quel fardeau! Servez-vous, pour dire ce que vous avez dans le cœur, des moyens de tout le monde, la Revue des Deux Mondes, les grands journaux, les plus hautes tribunes. Je ne comprends pas pourquoi il vous plaît de compliquer votre affaire...» Il me répondait sans développement, de cet accent terne et resserré qu'il avait parfois en marchant la tête baissée, qu'il ne serait pas libre ailleurs. Défendait-il sa liberté ou son excentricité? Je ne tenais pas auprès de lui le rôle déplorable du tentateur qui veut dénaturer un être et dévoyer une mission. Je lui offrais des moyens meilleurs que les siens pour mettre en œuvre ses convictions. Mais j'entendais bien qu'il me répondait comme eût fait jadis un Maurras: «Ma pensée réformatrice ne peut germer que dans la solitude et c'est là, non ailleurs, que je trouve mes libertés pour tout conquérir.» Peut-être avait-il raison. C'est classique et c'est très beau de s'en aller dans le désert pour y attirer à soi la foule.

A la grande tombe de Villeroy, Péguy convoque les générations. Il leur a donné une tombe à vénérer. Elles se demanderont si le jour qu'il recueillit sa couronne glorieuse, il avait rempli toute sa tâche. Nous répondons nettement que la France a perdu en Péguy le peintre du peuple à la guerre et un puissant réconciliateur. Comme nul autre, il aurait su décrire le paysan sous les armes. Il était peuple, ancienne France, parisien, soldat de l'An II; il avait fait des Le Nain, il avait fait des Raffet; lisez ce qu'il écrivit des armées de l'Empire: s'il avait survécu, nous aurions «des bonhommes», comme aimait à dire le soldat (qui n'employa jamais le mot de poilu), nous aurions des gens de labour, des gens de métier, des hommes de notre terre, des hommes des vieilles croisades en bleu-horizon. Et puis Péguy, rien qu'à réagir contre ses maîtres de la Sorbonne, nous disait de bien belles choses, et contre eux furieusement il ameutait toute l'histoire de France qu'il portait en lui. Qu'est-ce donc qu'il a dû tirer de l'histoire de France sur le champ de bataille, en face des envahisseurs? Quel secours intérieur ne lui fut-elle pas? Comme il a dû réconcilier et appeler à son aide tous ceux qui se battent dans notre passé! S'il avait survécu, il aurait nommé, dénombré et rendu sensibles, pour les plus querelleurs même d'entre nous, les ressources de la France Éternelle, tout l'invisible qui nous assiste et nous anime et qui respire positivement dans notre sang.

Maurice BARRÈS.


[1] Charles de Peslouan, à la fois savant et lettré, un des premiers: et des plus intimes amis de Péguy, possède une correspondance, des manuscrits, des épreuves, des souvenirs, tout un trésor que nous le remercions de nous avoir ouvert, et le même remerciement nous l'adressons à Louis Gillet, aux Tharaud. Des jugements, la postérité s'en charge, mais des renseignements elle veut que nous les lui fournissions.

[2] Par la suite me font remarquer les Tharaud, Péguy avait beaucoup changé. Il s'était détendu. Il avait laissé là toute aigreur puritaine. Il n'aurait plus été surpris s'il avait vu Pierre et Thomas poursuivre leur causerie à l'auberge devant un verre de vin, comme on pourrait l'imaginer dans un tableau flamand. Et c'est devant un bon «demi» chez Amédée Balzar, que fuyant sa boutique des Cahiers, dont le bavardage et l'austérité finissaient par l'ennuyer, qu'il me raconta le thème de son éblouissant et si familier poème sur la chère petite Espérance!...

[3] Sainte-Beuve disait: «Avoir le Saint Louis de Joinville,—le Saint Louis de Tillemont,—le Saint Louis de M. de Wailly,—le Saint Louis de M. Zeller,—le petit Saint Louis de M. de Chennevières». Et moi j'ajoute: se mêler à la familiarité de Joinville comme faisait Péguy.

[4] Dans Notre Jeunesse (juillet 1910), les amis de Péguy déclarent que les pages consacrées à Bernard Lazare sont les cinquante plus belles qu'on ait écrites sur Israël. J'aime à enregistrer de ces déclarations. On ne connaît une génération qu'autant qu'on est à même de se placer à son point de vue pour examiner avec elle son horizon et ses sommets.


DE JEAN COSTE


DE JEAN COSTE

Ce qui fait que je n'avais pas de la joie de ce que les gendarmes embarquaient les sœurs en troisième, c'est que j'avais reçu un peu avant le commencement des vacances la lettre suivante:

Montée de Charente

22 juillet 1902

Monsieur Charles Péguy,

gérant des Cahiers de la Quinzaine

8, rue de la Sorbonne, Paris

Monsieur

Mon mari fait depuis quelque temps partie de la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, et nous lisons les Cahiers de la Quinzaine, qu'un autre membre de la ligue veut bien nous passer obligeamment.

J'ai pensé que, étant donnée l'importance de la publication dont vous êtes gérant, vous devez être en relation avec beaucoup d'hommes de lettres, de journalistes, d'éditeurs, de libraires. L'esprit démocratique qui anime les articles des cahiers me donne bonne idée de la fraternité qui doit unir les auteurs et les lecteurs; c'est pourquoi je me permets de vous demander un service.

Nous sommes de très pauvres gens. Mon mari est employé de perception aux appointements de 60 francs par mois; je gagne 80 francs comme institutrice publique. Nous sommes mariés depuis trente-trois mois et j'aurai dans un mois et demi mon troisième bébé.

Tant de besoins et de si maigres ressources vous laissent deviner que nous vivons étroitement. L'arrivée d'un nouvel enfant, la perspective des dépenses prochaines, qui vont être si lourdes à notre petite bourse, nous fait désirer de travailler un peu plus afin d'augmenter nos ressources. Or il nous est bien difficile de trouver, dans la campagne où nous sommes, des occupations supplémentaires.

J'ai pensé que peut-être vous pourriez nous procurer quelque travail de plume: adresses à faire, manuscrits à copier, etc. J'espère n'avoir pas trop présumé de votre obligeance; je pense que vous voudrez être assez bon pour me répondre. Puisse votre réponse m'apporter une bonne nouvelle, je vous serai infiniment reconnaissante! Je prends mes vacances le 2 août; j'aurai un mois et demi de loisirs et je serai si heureuse de pouvoir les employer utilement!

Daignez agréer, monsieur, avec mes excuses pour la peine que je vais vous causer, l'expression de mes remerciements et de mes sentiments les plus distingués.

Marguerite Meunier,

Institutrice primaire publique

à la Montée de Charente

Charente

Bien entendu, j'ai modifié les noms propres, le nom de la commune, la signature. Une institutrice qui cherche du travail pour nourrir ses enfants serait mal notée des grands chefs; de telles démarches feraient croire que les familles des instituteurs ne sont pas complètement heureuses.

Mais si quelqu'un de nos abonnés veut entrer en relation avec cette famille et peut lui procurer du travail, nous serons heureux d'établir la communication. Écrire à M. André Bourgeois.

Cette lettre nous parvint quelques jours avant le commencement des vacances. Nous recevons un assez grand nombre de lettres écrites par des instituteurs; j'aime cette écriture soigneuse, régulière, grammaticale, presque toujours modeste, calme, et déjà conforme à la typographie; ce papier écolier; cette encre violette, qui sert à corriger les devoirs.

Tout y était, dans cette lettre: d'abord la répartition des genres entre la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen et les cahiers; la Ligue, dont on fait partie; les cahiers, qu'on lit; la Ligue, chargée de préparer les cérémonies des nouveaux cultes; les cahiers, à qui on s'adresse pour demander du travail.

Puis cette idée, cette illusion des pauvres gens que les cahiers sont déjà une importante publication, dont je suis le gérant important, que je suis en relation avec beaucoup d'hommes de lettres, de journalistes, d'éditeurs, de libraires, et qu'en outre les cahiers ont un esprit démocratique; cette confusion presque universelle, et dont vivent les politiciens, entre l'esprit démocratique et l'âme populaire; cette confusion non moins universelle entre la fraternité, la solidarité socialiste et la charité bourgeoise, le travail demandé comme un service.

Enfin et surtout cette illusion suprême des pauvres gens: que l'on peut trouver facilement du travail honnête; qu'il suffit d'être courageux, vaillant au travail, soigneux, pour avoir le droit de vivre en travaillant; que nous pouvons sauver de la misère les gens que nous aimons; que nous pouvons sauver nos amis de la faim; que nous sommes assurés nous-mêmes contre le déficit, contre la misère, contre le dépérissement et contre la mort.

Singulière illusion des pauvres gens, mais dont une cause au moins est évidente. Quand il s'agit d'organiser des cérémonies cultuelles, ou des cérémonies culinaires, enterrements, banquets, ou de bâtir des monuments, nous lisons dans nos journaux que des milliers de francs par jour tombent; les pauvres gens en concluent qu'à plus forte raison ils pourront trouver de quoi vivre en travaillant; ils ne peuvent imaginer que l'argent aille aux représentations, et qu'il manque à l'organisation du travail.

C'est pourtant ce qu'il faut se représenter; le vice bourgeois, d'entretenir le luxe avec ce qui est dû au travail, n'a peut-être jamais sévi avec autant de férocité dans le monde bourgeois que dans un certain monde prétendu socialiste. S'agit-il de commémorations, de fêtes et banquets, de meetings, d'élections, de manifestations politiques, de voyages, de monuments morts, d'exhibitions, de listes publiées, de romantisme et de théâtre, l'argent tombe aux mains des innombrables Puech et des innombrables Barrias. Et non seulement l'argent des nombreux bourgeois égarés dans le mouvement prétendu socialiste et demeurés snobs, mais, hélas, l'argent des véritables petites gens. Car les petites gens n'ont rien de plus pressé que d'imiter les grands de leur monde. Qu'il s'agisse au contraire d'œuvres vivantes et d'hommes vivants, et que l'on demande un dévouement anonyme, je manquerais aux nombreux et solides amis qui travaillent pour nous et qui travaillent pour plusieurs institutions vraiment socialistes si je disais que l'on ne trouve personne et que l'on ne trouve rien; mais tous ceux qui ont essayé de préparer ou d'organiser du véritable travail savent, à considérer l'ensemble du marché, de combien le rendement qui intéresse le travail est inférieur aux flots qui alimentent la représentation. Loin qu'ayant alimenté la représentation les souscripteurs habituels se croient tenus d'autant plus, à plus forte raison, à nourrir le travail, ils arguënt, au contraire, de ce qu'ils ont dépensé en représentations pour ne pas dépenser en travail: Nous sommes épuisés; il faut, vous le savez, contribuer tous les jours; les occasions ne manquent pas.—Nous ne sommes pas les seuls à qui on ait accoutumé de tenir ce langage; tous ceux qui ont voulu organiser du travail sans luxe, ni boniment, sans affectation, sans gloire, sans pose ni publicité, se sont heurtés aux mêmes refus, qu'ils voulussent faire des coopératives ou des écoles, des livres ou du pain, c'est-à-dire, en dernière analyse, quelles que fussent les coopératives de production qu'ils voulussent faire, car nous ne faisons rien jamais qui ne soit, en dernière analyse, de la coopérative de production; et fabriquer des livres n'est pas moins indispensable que de fabriquer du pain; aussi quand les initiateurs, quand les fondateurs, quand les gérants des institutions laborieuses, leurs démarches finies, et mal consommées, rentrent dans leur atelier, dans leur boutique maigre, et dans leur misérable bureau, vienne le même jour une occasion de grande liste, ils ont le même jour l'amère consolation de retrouver, affectés de coefficients variables, mais plutôt considérables, notés de sommes importantes, les noms de ceux qui se trouvaient trop pauvres pour fournir des moyens de travail. Et ce qu'il faut noter parce que c'est un événement considérable moralement, c'est que l'argent des pauvres se refuse aux pauvres presque autant que l'argent des riches; les pauvres qui sortent de l'égoïsme et de la misère, au lieu d'acquérir directement une solidarité de classe, commencent par se donner un orgueil de parti, une affectation de grandeur, un goût bourgeois de la cérémonie et de la représentation.

A ces aberrations des pauvres et des riches nous savons qu'il y a des exceptions nombreuses; nous savons qu'elles sont beaucoup plus nombreuses pour les pauvres que pour les riches; nous sommes ici mieux situés que partout ailleurs pour estimer à leur valeur juste les dévouements anonymes de quelques riches et de pauvres nombreux; nous reviendrons sur cette répartition; mais ce que je veux indiquer dès aujourd'hui, c'est que dans les partis et dans les compagnies républicaines, socialistes, révolutionnaires, anarchistes, laïques, et parmi les individus correspondants, sous les mêmes étiquettes, sous les mêmes aspects, deux genres d'hommes coexistent, et cohabitent: les uns soucieux de travail, et que nous devons nommer les classiques, les autres, préoccupés de représentation, et que je suis bien forcé de nommer les romantiques; ces deux genres d'hommes s'interpénètrent partout; et partout depuis le commencement du mouvement révolutionnaire les classiques sont gouvernés par les romantiques; ceux qui travaillent sont gouvernés par ceux qui représentent; l'introduction du gouvernement parlementaire parmi nous, je ne dis pas avec tous ses abus, mais je dis: de préférence par ses abus, sous ses formes d'abus, n'est qu'une introduction particulière de ce gouvernement général, et sauf de rares et d'honorables exceptions, les travailleurs émancipés pensent à gouverner plutôt qu'ils ne pensent à travailler; les romantiques et les classiques vivent partout ensemble, de bonne amitié, parce que les classiques sont bonne pâte, parce que les romantiques sont imposants, parce que les classiques ne demandent qu'à s'en laisser imposer; tous les romantiques sont gouvernementaux, ministériels, étatistes, quand même ils font profession, par démagogie électorale, d'être antigouvernementaux, antiministériels, antiétatistes; c'est que l'État militaire, totalement incapable d'organiser le travail, est assez capable d'organiser les représentations, les manifestations romantiques. Ces deux genres d'hommes vivent ensemble parce que les classiques, bonnes têtes, ont accepté l'asservissement romantique. En réalité, il y a peut-être plus de différence entre ces deux genres qu'il n'y en a entre les ennemis politiques et sociaux les plus acharnés. Il y a peut-être entre ces deux genres la plus profonde, et la plus grave des séparations contemporaines. Ceux qui aiment le travail sincère et ceux qui aiment les mensonges rituels des cultes romantiques sont peut-être séparés par le plus profond des dissentiments contemporains. Il est permis d'espérer qu'on s'en apercevra quelque jour. Déjà des présages laissent voir que les travailleurs sont las du gouvernement des théâtreux. Et il se peut que cet affranchissement le plus vaste fasse toute l'histoire de la période où nous entrons.

Cette lettre d'une institutrice était écrite parfaitement. Ceux de nos abonnés qui n'ont jamais manqué de pain ne peuvent imaginer comme il est difficile d'en demander. Demander une circonscription à la tourbe électorale n'est rien: il suffit, sauf de rares et d'honorables exceptions, d'être plat; demander un gouvernement à la tourbe parlementaire n'est rien: il suffit, sauf de rares et d'honorables exceptions, d'être plat; mais demander du pain, même par le moyen du travail, quand on est bien né, sans platitude, sans déclamation, est une opération délicate.

Par hasard, et par intermédiaire, je pus mettre cette famille en relation avec un auteur qui avait à faire faire un travail de copie; mais le plus souvent je n'ai rien; je ne puis procurer du travail aux pauvres gens qui en demandent; je ne puis trouver des leçons pour les camarades qui en ont besoin; je ne puis répondre à leurs lettres, parce que je suis moi-même surmené; j'en ai du remords; et ce remords m'empêche de partager la joie laïque d'État.

Personnalités. Jean Coste est un personnage. Il n'est pas imaginaire. Il n'est pas littéraire. Il est vrai. On en parle comme de quelqu'un. Nous savons qui c'est. On a commencé par le vouloir ignorer. Mais il s'est fait connaître par sa force propre. Aujourd'hui les députés, les journalistes, les chroniqueurs de l'enseignement, Téry, parlent de lui souvent, comme de quelqu'un de bien connu.

Je n'ai pas reproché à Téry d'avoir étouffé totalement le Jean Coste. Il ne le pouvait pas. Il ne le voulait pas. Je lui ai reproché de n'avoir pas accueilli, soutenu le Jean Coste à l'origine avec toute la justice, avec toute la force que cette œuvre méritait. Je persiste à croire que Jean Coste, sous son nom, valait un article de tête, en première page de la Petite République. La Petite République se sert beaucoup des instituteurs. Elle pouvait lancer le Jean Coste.

On a dit: Je ne puis m'intéresser à Jean Coste; il est prétentieux, poseur, mièvre.

Nous savons de reste comme il est. Il n'est pas parfait. Il n'est pas un saint. Il est un homme. Il est un instituteur de village. Il est comme il est. Aux vertus que l'on exige des pauvres, combien de critiques et combien d'éditeurs seraient dignes d'être des maîtres d'école?

On veut qu'il soit parfait. On ne voit pas que c'est la marque même de la misère, et son effet le plus redoutable, que cette altération ingrate, mentale et morale; cette altération du caractère, de la volonté, de la lucidité, de l'esprit et de l'âme. Ceux qui font de la philanthropie en chambre, et qui sont, à parler proprement, les cuistres de la philanthropie, peuvent s'imaginer que la misère fait reluire les vertus. On peut se demander alors pourquoi ils combattent la misère. Si elle était pierre ponce, ou tripoli à faire briller les vertus précieuses, il faudrait la développer soigneusement. En réalité la misère altère, oblitère les vertus, qui sont filles de force et filles de santé.

On dit qu'il est faible, et que fort il pourrait s'évader de son bagne. Ceux qui font du moralisme en chambre, c'est-à-dire, à parler proprement, les cuistres de moralité, peuvent s'imaginer que la misère fait un exercice de vertus. C'est la pesanteur et c'est la force inévitable de la misère qu'elle rend les misérables irrémédiablement faibles et qu'ainsi elle empêche invinciblement les misérables de s'évader de leurs misères mêmes. Dans la réalité la misère avarie les vertus, qui sont filles de force et filles de beauté.

La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n'est pas moins grave; un bourgeois peut s'imaginer loyalement et logiquement que la misère est un moyen de culture, un exercice de vertus; nous socialistes nous savons que la misère économique est un empêchement sans faute à l'amélioration morale et mentale, parce qu'elle est un instrument de servitude sans défaut. C'est même pour cela que nous sommes socialistes. Nous le sommes exactement parce que nous savons que tout affranchissement moral et mental est précaire s'il n'est pas accompagné d'un affranchissement économique.

C'est pour cela qu'avant tout nous devons libérer Jean Coste, ainsi que tous les miséreux, des servitudes économiques.

On confond presque toujours la misère avec la pauvreté; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d'autre d'une limite; et cette limite est justement celle qui départage l'économie au regard de la morale; cette limite économique est celle en deçà de qui la vie économique n'est pas assurée, au delà de qui la vie économique est assurée; cette limite est celle où commence l'assurance de la vie économique; en deçà de cette limite le misérable ou bien a la certitude que sa vie économique n'est pas assurée ou bien n'a aucune certitude qu'elle soit ou ne soit pas assurée, court le risque; le risque cesse à cette limite; au delà de cette limite le pauvre ou le riche a la certitude que sa vie économique est assurée; la certitude règne au delà de cette limite; le doute et la contre-certitude se partagent les vies qui demeurent en deçà; tout est misère en deçà, misère du doute ou misère de la certitude misérable; la première zone au delà est celle de la pauvreté; puis s'étagent les zones successives des richesses.

Beaucoup de problèmes économiques, moraux ou sociaux, politiques même seraient préalablement éclairés si l'on y introduisait, ou plutôt si l'on y reconnaissait comme due la considération de cette limite. Nous y reviendrons si nous le pouvons. Nous examinerons si cette limite existe en fait, si cette limitation vaut en droit, dans quelle mesure, sous quelles conditions.

En fait on s'apercevrait sans doute que cette limite n'existe pas universelle, qu'elle n'est pas fixe, qu'on ne la constate pas dans tous les cas, et que dans les cas où on la constate elle est variable; mais on reconnaîtrait qu'elle se présente dans un très grand nombre de cas, même aujourd'hui; qu'elle a une importance capitale dans les sociétés fortement constituées; qu'elle a une grande importance encore dans une société troublée, comme est la société contemporaine; aujourd'hui même, on reconnaîtrait qu'un très grand nombre de situations sociales sont définies parce qu'elles sont condamnées à demeurer en deçà de cette limite; et un assez grand nombre d'autres sont définies parce qu'elles ont franchi cette limite sans risque de retour; toute une zone sociale est déterminée parce qu'elle est située au delà de cette limite, juste au delà, sans la déborder beaucoup vers l'aisance, mais sans aucun risque de bavure en deçà; ainsi on étudierait cette crise morale et sociale de première importance, qui survient à vingt-sept ans, et par qui l'immense majorité des révolutionnaires deviennent et restent conservateurs, soit qu'ils aillent faire de la conservation dans les partis de la conservation, soit, communément, qu'ils restent faire de la conservation dans les partis prétendus révolutionnaires, par opportunisme ou par surenchère, soit qu'ils pratiquent cette conservation publique et privée, de ne plus faire de l'action après avoir commencé par s'y intéresser; on reconnaîtrait que le souci de certitude, le besoin de sécurité, d'assurance, de tranquillité, est un facteur moral considérable; on distinguerait que ce besoin entre comme un élément respectable dans beaucoup de vocations religieuses; on éprouverait enfin que tant qu'un homme, jeune ou adulte, n'a pas dépassé l'âge de cette crise, on ne peut ni le juger, ni le présumer.

La misère est tout le domaine en deçà de cette limite; la pauvreté commence au delà et finit tôt; ainsi la misère et la pauvreté sont voisines; elles sont plus voisines en quantité, que certaines richesses ne le sont de la pauvreté; si on évalue selon la quantité seule, un riche est beaucoup plus éloigné d'un pauvre qu'un pauvre n'est éloigné d'un miséreux; mais entre la misère et la pauvreté intervient une limite; et le pauvre est séparé du miséreux par un écart de qualité, de nature.

Beaucoup de problèmes restent confus parce qu'on n'a pas reconnu cette intervention; ainsi on attribue à la misère les vertus de la pauvreté, ou au contraire on impute à la pauvreté les déchéances de la misère; comme ailleurs on attribue à l'humilité les vertus de la modestie, ou au contraire on impute à la modestie les abaissements de l'humilité.

Ainsi à l'égard de la consommation la différence du pauvre et du miséreux est une différence de qualité, de mode, comme à l'égard de la production la différence du travailleur et du théâtreux était une différence de nature.

En droit, en devoir, en morale usuelle on reconnaîtrait que le premier devoir social, ou pour parler exactement, le devoir social préalable, préliminaire, celui qui est avant le premier, le devoir indispensable, avant l'accomplissement duquel nous n'avons pas même à discuter, à examiner quelle serait la cité la meilleure, ou la moins mauvaise, car avant l'accomplissement de ce devoir il n'y a pas même de cité, on reconnaîtrait que l'antépremier devoir social est d'arracher les miséreux à la misère, d'arracher les miséreux au domaine de misère, de faire passer à tous les miséreux la limite économique fatale.

Comme il y a entre les situations où gisent les miséreux et la situation où les pauvres vivent une différence de qualité, il y a ainsi entre les devoirs qui intéressent les miséreux et les devoirs qui intéressent les pauvres une différence de qualité; arracher les miséreux à la misère est un devoir antérieur, antécédent; aussi longtemps que les miséreux ne sont pas retirés de la misère, les problèmes de la cité ne se posent pas; retirer de la misère les miséreux, sans aucune exception, constitue le devoir social avant l'accomplissement duquel on ne peut pas même examiner quel est le premier devoir social.

Au contraire, étant donné que tous les miséreux, sans aucune exception, seraient sauvés de la misère, étant donné que toutes les vies économiques, sans aucune exception, seraient assurées dans la cité, la répartition des biens entre les riches différents et les pauvres, la suppression des inégalités économiques, l'équitable répartition de la richesse entre tous les citoyens n'est plus qu'un des nombreux problèmes qui se posent dans la cité instituée enfin. Le problème économique de répartir également, ou équitablement, les biens entre tous les citoyens n'est pas du même ordre que le problème économique de sauver tous les citoyens, sans aucune exception, de la misère; sauver tous les miséreux de la misère est un problème impérieux, antérieur à l'institution véritable de la cité; attribuer à tous les citoyens des parts égales, ou équitables, de richesses est un des nombreux problèmes de la cité instituée; le problème de la misère est un problème incomparable, indiscutable, posé, posé d'avance, dans la réalité, un problème de la cité à bâtir; nous devons le résoudre et nous n'avons pas à discuter si nous devons le résoudre; nous n'avons qu'à discuter comment nous pouvons le résoudre; c'est un problème sans relâche; au contraire le problème de la pauvreté est pour ainsi dire un problème de loisir, un problème de la cité habitée, un problème comparable, discutable, que les citoyens se poseront après, s'ils veulent; avant d'examiner comment ils pourront le résoudre, ils pourront examiner même s'ils doivent se le poser.

Qu'on me permette une comparaison théologique: l'enfer est essentiellement qualifié comme l'effet d'une excommunication divine; le damné est un excommunié de par Dieu; il est mis par Dieu hors de la communion chrétienne; il est privé de la présence de Dieu; il subit l'absence de Dieu; les différentes et innombrables et lamentables peines où se sont excitées les imaginations sont dominées par cette peine d'Absence, qui est la peine capitale, incomparable; d'ailleurs l'enfer est essentiellement modifié comme éternel, c'est-à-dire comme infini dans le temps, ou comme infini dans ce qui serait le temps et qui exclut le temps; à cet égard l'enfer se connaît à ce qu'il n'admet aucune espérance; l'horizon du damné est barré d'une barre infinie; l'enfer est cerclé; aucun espoir absolument ne filtre, aucune lueur.

Au contraire le paradis est essentiellement qualifié comme le maintien de la communication divine; l'élu est élu par Dieu pour demeurer dans la communion chrétienne; il reçoit la présence de Dieu; les nombreuses béatitudes où les imaginations ont assez vainement tâché de s'exercer sont dominées par cette récompense de Présence, qui est la béatitude capitale, incomparable; d'ailleurs le paradis est essentiellement modifié comme éternel; donc il ne supporte aucun risque; l'horizon de l'élu est ouvert d'une ouverture infinie; aucun désespoir absolument, aucune hésitation ne filtre.

Cela étant, le purgatoire a beau ressembler à l'enfer en ce qu'il est un lieu de peine et d'expiation, en ce qu'il comporte la même Absence; il a beau avoir la même qualité; il suffit que le mode n'en soit pas éternel, et que l'espérance non seulement passe mais soit assurée pour que tout soit autre; au jugement dernier quand Jésus viendra dans sa gloire il viendra aussi pour délivrer, pour chercher les dernières âmes du Purgatoire; la Présence commencera dès lors, pour l'éternité; cette ouverture suffit pour que le purgatoire devienne, à cet égard, totalement étranger à l'enfer; il suffit qu'une lueur de certitude éclaire; deux séjours de peines, l'enfer et le purgatoire, peuvent sembler analogues ou de même ordre à une observation superficielle, parce qu'ils sont deux séjours de peines, et de peines analogues; mais il suffit que dans ces peines analogues une certitude de vie ait pénétré en purgatoire et qu'une certitude de mort domine en enfer pour que le purgatoire et l'enfer ne soient pas du même ordre; l'enfer est hors de la communion; le purgatoire est dans la communion; l'Église souffrante, après l'Église militante, avant l'Église triomphante, est de la communion; le purgatoire est de la vie; l'enfer est de la mort.

L'enfer est de la mort éternelle. Or quand nous parlons de l'enfer social ou de l'enfer économique les hommes de littérature, les hommes de gouvernement, les députés, les journalistes, les perpétuels candidats peuvent croire sincèrement, autant qu'ils peuvent être sincères, que nous employons avec eux une métaphore théâtrale, romantique, outrée, commode, inexacte, électorale pour tout dire; c'est ainsi en effet qu'insoucieux ou ignorants de la réalité ils emploient la même expression; ils disent un enfer social comme ils disent du concurrent qu'il est un immonde apostat: ces mots n'ont pas de conséquence; mais ce ne serait pas la première fois qu'une expression profondément populaire serait détournée par les politiciens de son sens profond et plein, utilisée d'une utilisation fade et vide; ici encore le langage exact, le sens profond appartient au peuple et aux écrivains, par dessus la tête creuse de la plupart des parlementaires de langue et des parlementaires de plume; quand un candidat parle de l'enfer social, économique, il veut dire une situation où l'on ne se trouve pas bien; quand le peuple dit que la vie est un enfer, il garde au mot son sens exact, premier.

Quand avec le peuple ou, vraiment, dans le peuple, nous parlons d'enfer, nous entendons exactement que la misère est en économie comme est l'enfer en théologie; le purgatoire ne correspond qu'à certains éléments de la pauvreté; mais la misère correspond pleinement à l'enfer; l'enfer est l'éternelle certitude de la mort éternelle; mais la misère est pour la plus grande part la totale certitude de la mort humaine, la totale pénétration de ce qui reste de vie par la mort; et quand il y a incertitude, cette incertitude est presque aussi douloureuse que la certitude fatale.

On objecterait en vain que notre comparaison n'est pas fondée, sur ce que les peines infernales sont inépuisablement atroces; d'abord elles ne sont pas toutes extrêmes; l'attention, comme on pouvait le prévoir, s'est portée presque toute sur celles qui étaient extrêmes, autant l'attention des poètes que l'attention populaire, mais il n'est dit nulle part qu'elles soient extrêmes toutes, ni qu'il y en ait beaucoup d'extrêmes; puis on ne ferait que de constater que notre comparaison est une comparaison; mais on n'établirait pas qu'elle est mal fondée; on oublie cette première loi de la psychologie, que les malheurs sont pour nous ce que nous les sentons; les souffrances nous sont comme nous les éprouvons; la capacité de souffrance étant demeurée au moins la même sans doute, la souffrance humaine exerce un dommage non moins grand que ne pouvait exercer l'idée de la souffrance éternelle; d'autant que cette idée même était une idée, une image, une représentation humaine. On s'est flatté trop vite qu'en supprimant les dieux et les sanctions des dieux on supprimait les souffrances les plus grandes; premièrement on supprimait aussi, au moins dans le même sens, les consolations les plus grandes; et peut-être la nature humaine est-elle ainsi faite qu'au lieu que ce soient les causes réelles extérieures qui mesurent la souffrance éprouvée, c'est au contraire la capacité réelle intérieure qui mesure le retentissement des causes; il se peut que la menace ou même l'assurance d'un disloquement éternel introduisît moins de souffrance réelle dans l'âme d'un reître que n'en apporterait aujourd'hui dans une âme sentimentale ou douce le plus commun des malheurs sentimentaux. Notre première conclusion sera donc que la simple misère humaine a une suprême importance. La damnation a une suprême importance pour les catholiques. La misère sociale a une suprême importance pour nous.

On objecterait en vain que notre comparaison n'est pas fondée, sur ce que les peines infernales sont éternelles, infinies dans le temps ou dans ce qui serait le temps; on oublierait cette première loi de la psychologie, que les souffrances nous sont grandes autant que nous les éprouvons; la capacité de souffrance étant donnée, la vie humaine subit un dommage non moins grand que ne subirait une éternité, puisque cette éternité, pour nous au moins, ne serait jamais que représentée. On nous dit: Les misérables qui croyaient à l'enfer croyaient à une éternité de souffrance; ils en avaient donc une souffrance infinie, totale, barrant toute la vie, où aucune lueur ne passait; au contraire le plus misérable des non-croyants a parmi nous au moins cette consolation qu'il sait que la mort ferme tout, y compris la misère.—C'est interpréter mal un phénomène assez simple. C'est apporter du dehors à ce phénomène sentimental une interprétation comme en fournissent les intellectuels qui ont commencé par ne pas se placer dans la situation requise. L'observateur extrinsèque tient le raisonnement suivant, qu'il n'avoue pas: étant donné un homme qui souffre d'une souffrance humaine et, en outre, d'une souffrance infinie, si nous commençons par le débarrasser de la deuxième, ce sera autant de gagné, autant d'acquis, et même on l'aura débarrassé de la souffrance la plus grave à beaucoup près, d'autant que la peur de l'enfer, souffrance infinie, est plus grave que la simple souffrance humaine, souffrance finie.—Ce raisonnement d'aspect mathématique est incomplet, grossier; il néglige la réaction presque automatique des sentiments. Il traite la conscience et l'inconscient des sentiments comme un vase inerte, qui ne se réveillerait pas, qui ne réagirait pas; il introduit à faux le mathématique, l'arithmétique, dans le vivant; il ne se vérifie, et mal, que dans les premiers temps de la libération; quand un homme, quand un peuple, quand une génération se libère d'un effroi religieux, d'une crainte religieuse, au moment de l'affranchissement il se produit un vide sentimental, une aération; il en résulte une respiration, une impression d'aise et de bonheur. «Celui que ni le renom des dieux, ni les foudres, ni les menaces du fracas céleste n'ont bloqué.» Mais cette impression ne dure pas; la place laissée vide est occupée bientôt; les sentiments humains que les sentiments religieux comprimaient se donnent ou se redonnent du volume; la souffrance humaine se détend, se dilate, occupe l'emplacement précédemment occupé par la crainte et la peur et la souffrance religieuse. Et la souffrance humaine emplit souvent cet emplacement. Car la souffrance religieuse pouvait avoir un objet infini, éternel, surhumain: elle n'en était pas moins une souffrance humaine, limitée dans le sujet, finie, limitée au sujet.

Quand une libération religieuse est accomplie, l'humanité respire, comme après un travail fait; c'est un déménagement de fait; cette impression ne dure pas longtemps; c'est pour cela qu'il y a tant de jeunesse, tant d'ivresse, mais aussi tant de naïveté, quelquefois de la cruauté dans les générations qui s'affranchissent, tant de tristesse, mais aussi plus de sérieux et souvent de profondeur, et de la bonté dans les générations qui leur sont immédiatement consécutives; on reconnaît alors qu'il n'y a rien de fait, aussi longtemps que tout n'est pas fait; à cet égard au moins; que nous devons renoncer aux religions parce qu'elles ne sont pas fondées rationnellement, parce qu'elles ne sont pas vraies, non pour nous donner de la place dans nos sentiments.

C'est pour cela que les radicaux ne sont pas des hommes de notre génération; loin d'être en avance, comme on le dit, sur la situation intellectuelle de l'humanité présente, ils sont en retard d'une génération; ils sont, littéralement, des rétroactionnaires, c'est-à-dire, en un sens, déjà des réactionnaires; ils ont, quand ils tapent sur le curé, une joie naïve, sincère ou feinte, qu'un nomme averti de notre génération, soucieux des immenses problèmes renaissants, ne peut plus avoir.

[Aujourd'hui même je lis dans la revue blanche du premier novembre ce paragraphe de M. Michel Arnauld, critiquant le livre de M. Barrès; Scènes et Doctrines du Nationalisme. C'est le paragraphe de conclusion du critique:

«Ce n'est pas sur cette impression que je veux finir, mais en citant un beau passage d'une lettre que le très libéral Ernest Havet écrivit, le 23 août 1880, au très catholique Barbey d'Aurevilly...: «Je ne veux pas que vous me soupçonniez de la sottise de vous réduire a ce qu'on appelle le style. Le style et la pensée, c'est tout un; c'est donc bien dans la pensée qu'est votre force. Mais la pensée n'est pas la même chose que la thèse; sans quoi, étant donnés par exemple Bossuet et Voltaire, l'un des deux ne serait nécessairement qu'un imbécile. Une thèse erronée peut être une occasion de penser très fortement et de répandre des vérités à pleines mains; et c'est précisément ce que vous faites et ce qu'ont fait aussi vos grands hommes. Comme eux, à mon avis, vous êtes à la fois puissant et impressionnant. Vous ne viendrez pas à bout de nous faire monarchiques et catholiques, mais vous réussissez supérieurement à nous faire sentir que, quand on a dit qu'on ne l'est plus, tout n'est pas dit et qu'on n'a pas trouvé pour cela la solution de tous les problèmes ni le remède à tous les maux.» Non, tout n'est pas dit, quand on a dit qu'on n'est pas nationaliste; et même sans Barrès, nous nous en doutions un peu.»

Je lis du même dans le même ce dernier paragraphe à la critique de: Marius-Ary Leblond, les Vies parallèles:

«Dans leur lettre liminaire à M. Léon Bourgeois, MM. Leblond prennent non sans fougue la défense du néologisme. Ils n'avaient pas besoin de se justifier et je n'ai, dans leur livre, relevé nul excès de mots nouveaux. Mais leur thèse appelle des objections, qui ne sont pas spéciales aux seuls «puristes». Sans même rappeler que notre langue se révèle plus riche à mesure qu'on en use davantage, il faut avouer que le néologisme détourne de l'analyse, et ne favorise que des synthèses un peu grosses. Donner un nom spécial à chaque sentiment, dispense de le distinguer par des nuances fines et sans cesse changeantes. Il ne vit plus, le voilà classé, épingle, empaillé pour toujours. La science a besoin de néologismes; c'est qu'à chacun de ses progrès elle pose une loi, un rapport fixe, que dès lors elle a le droit de désigner, sans le définir. En art,—surtout quand il s'agit de décrire des sentiments,—la sobriété du vocabulaire et la souplesse de la syntaxe laissent mieux voir le retour des mêmes éléments simples sous des formes variées. C'est d'ailleurs question de mesure, qu'on ne peut trancher d'un mot.»

Tout le monde regrettera que l'auteur de ces deux paragraphes ne forme pas le ferme propos d'œuvrer lui-même; ces deux paragraphes ont une importance capitale, chacun pour ce qu'il veut être; la lecture du premier serait de la plus grande importance pour M. François Daveillans, de la revue blanche; la lecture du deuxième serait d'une grande utilité pour M. François Simiand, et pour un assez grand nombre de sociologues; il y a dans ce bref paragraphe, indiquées seulement, les distinctions les plus utiles, et aussi les plus fondées, entre la science et l'art social. Quand un homme jeune en vient à mettre sur pied, presque en passant, deux paragraphes aussi fermes, quand il est aussi maître de sa forme et de sa pensée, il ne suffit plus qu'il parle à propos des livres qui paraissent, et qui souvent ne valent pas la critique. Il est temps que lui-même il fasse œuvre, et nous donne un cahier.]

Tant qu'il y a de la misère, la misère prend et tient la place de la misère.

C'est un fait d'expérience que pour les individus et pour les peuples libérés la simple souffrance humaine atteint souvent à la même gravité qu'atteignait la souffrance religieuse, comme le courage humain atteint où atteignait le courage religieux, comme la dignité humaine atteint où atteignait la dignité religieuse. L'analyse permettait de prévoir les résultats de l'expérience: l'homme étant demeuré sans doute le même, sa capacité de souffrance étant sans doute à peu près la même, le misérable reçoit dans sa misère la même impression totale de désespoir; le misérable ne reçoit pas de sa misère la même impression partielle que le non misérable qui voit la misère du misérable; le misérable ne voit pas le monde comme le voit le sociologue; le misérable est dans sa misère; le regard perpétuel qu'il jette sur sa misère, lui-même est un regard misérable; la misère n'est pas une partie de sa vie, une partie de ses préoccupations, qu'il examine à tour de rôle, et sans préjudice du reste; la misère est toute sa vie; c'est une servitude sans exception; ce n'est pas seulement le cortège connu des privations, des maladies, des laideurs, des désespoirs, des ingratitudes et des morts; c'est une mort vivante; c'est le perpétuel supplice d'Antigone; c'est l'universelle pénétration de la mort dans la vie, c'est un arrière-goût de mort mêlé à toute vie; la mort était pour le sage antique la dernière libération, un affranchissement indéfaisable. Mais pour le misérable elle n'est que la consommation de l'amertume et de la défaite, la consommation du désespoir. Si Jean Coste acculé se tue un jour avec sa femme et ses enfants, son dernier jour sera son plus terrible jour. Dies irae, jour de colère.

Pour que la mort soit une libération que l'on goûte, il faut toute une civilisation, toute une culture, toute une philosophie, tout ce que la misère, justement, interdit.

Le misérable est dans sa misère, au centre de sa misère; il ne voit que misérablement; justement parce qu'il ne croit pas à la vie éternelle, à une survie infinie, le misérable que nous connaissons, le misérable comme l'a fait l'élimination de la croyance religieuse n'a plus qu'un seul compartiment de vie et tout ce compartiment lui est occupé désormais par la misère; il n'a plus qu'un seul domaine; et tout ce domaine est irrévocablement pour lui le domaine de la misère; son domaine est un préau de prisonnier; où qu'il regarde, il ne voit que la misère; et puisque la misère ne peut évidemment recevoir une limitation que d'un espoir au moins, puisque tout espoir lui est interdit, sa misère ne reçoit aucune limitation; littéralement elle est infinie; point n'est besoin que la cause ou l'objet en soit infini pour qu'elle soit infinie; une cause, un objet qui n'est pas infini pour la science extérieure, pour la physique, peut déterminer dans une âme un sentiment infini si ce sentiment emplit toute l'âme; non pas en ce sens qu'il exterminerait de l'âme tout autre sentiment, conscient, subconscient, inconscient, mais en ce sens qu'il affecte sans exception, qu'il nuance et qualifie toute la vie sentimentale, intellectuelle, toute la vie de l'âme et de l'esprit; peu importe quels événements se produisent à l'intérieur de la misère; il suffit qu'ils soient à l'intérieur de la misère pour être misérables; quand un homme est comme Jean Coste en pleine misère, dans l'enfer de la misère, le dernier événement qui l'achève peut être un événement extrinsèquement peu considérable, un événement à qui résisterait aisément quelqu'un qui ne serait pas misérable; mais pour celui qui le subit dans la misère, c'est-à-dire pour celui qui importe, en définitive, cet événement soi-disant peu considérable est un événement capital, un événement de conséquence infinie. Notre deuxième conclusion sera que la simple misère humaine a une importance infinie. La damnation a une importance infinie pour les catholiques. La misère sociale a une importance infinie pour nous.

On objecterait en vain que notre comparaison n'est pas fondée, sur ce que les peines infernales sont définitives pour la chrétienté, mais que la misère n'est que temporaire et pour ainsi dire provisoire dans l'histoire de l'humanité; les misérables, nous dit-on, peuvent au moins se consoler sur ce qu'à travers leurs misères particulières provisoires l'humanité marche délibérément, assurément, vers une ère de bonheur définitif; cette préoccupation apparaît souvent dans les derniers livres de Zola; l'honorable M. Buisson me disait: Ce qui manque à Jean Coste, ce qui pourrait peut-être le soutenir un peu, éclairer sa misère, et même lui prêter un point d'appui pour son relèvement, c'est l'idée qu'il devrait avoir de la grandeur de sa mission; cette idée le soutiendrait; beaucoup d'instituteurs, qui sont malheureux, se tiennent par cette idée; vraiment Jean Coste n'a pas la vocation. Ainsi parlait l'honorable M. Buisson quand il était simple citoyen. Depuis lors M. Buisson devenu député fait tout ce qu'il peut pour atteindre par des sanctions économiques de simples citoyens qui ont eu ou qui sont censés avoir eu, qui juridiquement ont eu des vocations; car il est à noter que la loi vise les vœux religieux mêmes; d'ailleurs il est vrai que M. Buisson, principal organisateur de l'enseignement primaire en France, et les principaux de ses collaborateurs, ont fait appel très souvent au dévouement et aux vocations de leurs très nombreux subordonnés; mais je ne crois pas que la société puisse faire appel aux dévouements ni aux vocations; l'humanité peut faire appel aux dévouements et aux vocations; l'humanité peut faire appel à tout; elle peut faire librement appel au libre sacrifice; la société ne peut procéder que par voie de réquisition juste; elle ne doit faire appel qu'à la justice; enfin et surtout on oublie cette première loi de la psychologie, que l'univers est pour nous ce que nous le connaissons. Quand on demande à Jean Coste misérable d'oublier sa misère et de travailler d'un cœur léger à l'avènement du bonheur universel, premièrement on le prie de conserver, pour la commodité de la société laïque, certains sentiments qui sont proprement des sentiments catholiques, la renonciation, l'abnégation, le dévouement sous cette forme, la résignation, la patience et d'une manière générale tous les sentiments qui sont de la charité; or il n'est pas loyal de le lui demander pendant que l'on persécute le catholicisme; secondement on lui demande une feinte; on lui demande, étant misérable, de faire comme s'il ne l'était pas; et troisièmement on lui demande une impossibilité; le misérable ne peut pas s'abstraire de la misère; tout en est teinté; non seulement tous ses sentiments, mais toute sa connaissance; vue à travers la misère, toute l'humanité est misérable; peut-être est-elle misérable de partout, pourvu qu'on la regarde bien; quand le misérable se demande s'il est bien vrai, s'il est bien assuré que l'humanité marche infailliblement vers une ère définitive d'un bonheur perpétuel, quand il se demande si cet ajournement perpétuel n'est pas une imitation de l'ajournement catholique éternel, quand il se demande si on ne le renvoie pas au Paradis terrestre pour se débarrasser de lui, comme les catholiques le renvoyaient au Paradis céleste, avec cette aggravation qu'il ne jouira pas personnellement de cette béatitude; quand il se demande si les optimistes sont niais ou fourbes, quand il note que les optimistes ont toujours soin de commencer par se percher dans les situations qui sont les plus éloignées de la misère, quand il croit que l'humanité est mauvaise, qui l'en blâmerait, connaissant la misère et connaissant l'humanité?

Chacun de nous est au centre du monde pour la connaissance, pour la présentation qu'il en a; Jean Coste ne voit pas le monde comme un député radical-socialiste; il a ses raisons pour cela; croyons que réciproquement un député radical-socialiste a ses raisons pour ne pas voir le monde comme un Jean Coste; quand on veut que Jean Coste voie le monde en beau, comme on dit grossièrement, on veut qu'il ne soit plus Jean Coste, mais un spectateur bénévole, bon garçon, regardant commodément le monde et Jean Coste à sa petite place dedans. C'est altérer totalement les données du problème. Jean Coste a une image du monde; si nous voulons que cette image ne soit plus la même, qu'elle soit modifiée, il ne s'agit pas de la prendre, séparément du monde, et de l'altérer, car elle serait modifiée, mais elle ne serait plus image; il faut modifier le monde même; c'est le seul moyen qu'elle soit une image modifiée, du monde modifié.

Je demande pardon d'insister autant sur la misère; c'est un sujet ingrat; une conspiration générale du silence nous laisserait croire que la misère n'existe pas: seules les troisièmes et les quatrièmes pages des journaux nous signalent, pour nous émouvoir grossièrement ou pour nous distraire, les misères intéressantes, passionnantes, amusantes, refaites à souhait pour le plaisir des yeux; la plupart de ceux qui parlent de la misère le font par intérêt, par emphase et démagogie; les partis socialistes célèbrent par tant de banquets et par tant de fêtes la déviation de leur action récente que l'on se demande quelle fête ils imagineraient le jour que la révolution serait faite. Mais Jean Coste est dans sa misère. Il n'est pas seulement au centre de sa misère pour la connaissance qu'il a de sa vie; Jean Coste est au centre de sa misère pour la connaissance qu'il a du monde. Les peines des autres hommes lui font une multiplication, un redoublement de ses peines. Les bonheurs des autres hommes le repoussent dans sa peine; les bonheurs des autres hommes lui laissent un arrière-goût d'amertume et d'ingratitude, parce qu'ils réveillent en lui la connaissance de l'égoïsme universel. Vu par lui, l'univers est misérable. Notre troisième et dernière conclusion de fait sera que la simple misère humaine a une importance universelle. La damnation a une importance universelle pour les catholiques. La misère sociale a une importance universelle pour nous. Un fait particulier peut causer une souffrance totale. Une absence particulière peut causer une privation totale:

Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Nous ne pouvons pas, ce serait commode, mais nous ne pouvons pas croire qu'il n'y a pas de misère parce que nous ne la regardons pas; elle est quand même, et nous regarde. Nous ne pouvons pas invoquer les sentiments de la solidarité pour demander à la misère de nous laisser la paix; nous sommes forcés d'aller jusqu'aux sentiments de la charité; mais il suffit de la solidarité pour que la misère puisse nous requérir.

Les catholiques sérieux ont toujours été préoccupés de l'enfer; quelque importante que fût la gradation des béatitudes, il semble bien que la constante préoccupation des catholiques sérieux ait été de savoir si l'âme entrerait ou n'entrerait pas dans le royaume des béatitudes; l'entrée, la participation, le être ou ne pas être de la vie éternelle avait une importance capitale; pour les catholiques sérieux le degré de la participation, qu'ils se le soient avoué ou qu'ils aient redouté de se l'avouer, pour ne pas offenser la munificence divine et pour n'en pas mépriser les dons, paraît avoir eu comme une importance ajournée; quelque importante que fût la gradation des peines, il semble que la constante préoccupation des catholiques sérieux ait été de savoir si l'âme éviterait ou non la précipitation, si elle serait damnée ou non; la préoccupation du salut était capitale: être ou n'être pas sauvé; de là tant d'efforts sérieux pour supprimer l'enfer; soit que devenant hérésiarques ils aient enseigné la caducité des peines infernales; soit que demeurant fidèles et pénétrant même au profond de la foi, ils aient tâché de sauver des âmes, c'est-à-dire aient tâché, littéralement, de supprimer l'enfer au moins pour ces âmes; soit que de nos jours, devenant infidèles résolument, ils aient abandonné la foi catholique pour ne pas accepter l'enfer; et de nos jours il est tout à fait certain que la foi due à l'éternité des peines a été pour la plupart des catholiques sérieux la cause la plus grave de révocation; beaucoup de catholiques sérieux ont éprouvé le besoin, l'insurmontable besoin de supprimer l'enfer; ils ont commencé par le supprimer dans leur âme; plusieurs vieillards seraient retournés au catholicisme, qui en furent empêchés par cet article seul: est descendu aux enfers, et l'interprétation que l'Église lui donne; un très grand nombre de jeunes gens, sérieux, ont renoncé à la foi catholique premièrement, uniquement, ou surtout, parce qu'ils n'admettaient pas l'existence ou le maintien de l'enfer.

Il n'est pas nécessaire qu'ils retrouvent ce maintien parmi nous; quand la société se résigne lâchement au maintien de la misère, la cité des hommes redevient aussi mauvaise que l'était de ce chef la cité du Dieu catholique. Le prix de la vie n'a pas baissé depuis la diminution, depuis l'élimination de la foi catholique. La valeur de la souffrance n'a pas diminué. La valeur de l'effort à faire n'a pas diminué; comme les catholiques sérieux sont préoccupés surtout du salut, nous devons nous préoccuper surtout d'arracher les misérables à la misère; l'effort par lequel nous devons arracher les misérables à la misère n'est pas du même ordre, ne reçoit pas la même mesure que l'effort par lequel nous devons ou nous pouvons devoir égaliser les situations de fortune; les catholiques sérieux emploient une quantité donnée de prières à multiplier les saluts individuels et non pas à faire monter en grade, pour ainsi dire, certains élus; nous devons employer une certaine quantité d'action à sauver de la misère le plus grand nombre de citoyens que nous pouvons, et non pas à faire monter en grade économique certains pauvres; une quantité donnée d'action sociale, une dépense économique donnée peut assurer le salut économique de beaucoup; la même quantité de dépense ne ferait que plusieurs demi-riches; avec cent mille francs bien administrés on peut organiser, émanciper un assez grand nombre de travailleurs; avec cent mille francs bien administrés on ne peut faire qu'un tout petit rentier; un modeste accroissement fait passer de la misère à la pauvreté; il faut un grand accroissement pour monter de la pauvreté à la richesse; ainsi le plus important est ce qui demande le moins; le plus important est de faire passer au plus de citoyens que l'on peut la limite fatale; et ce qui revient le moins cher, à beaucoup près, est en effet de faire passer cette limite; un léger accroissement de budget y suffit presque toujours; à ne considérer que la quantité, il y a beaucoup moins de distance entre la misère d'où l'on sauve un citoyen, et la pauvreté, où il s'installe, qu'entre la pauvreté même et les différents degrés de la richesse.

Le devoir d'arracher les misérables à la misère et le devoir de répartir également les biens ne sont pas du même ordre: le premier est un devoir d'urgence; le deuxième est un devoir de convenance; non seulement les trois termes de la devise républicaine, liberté, égalité, fraternité, ne sont pas sur le même plan, mais les deux derniers eux-mêmes, qui sont plus approchés entre eux qu'ils ne sont tous deux proches du premier, présentent plusieurs différences notables; par la fraternité nous sommes tenus d'arracher à la misère nos frères les hommes; c'est un devoir préalable; au contraire le devoir d'égalité est un devoir beaucoup moins pressant; autant il est passionnant, inquiétant de savoir qu'il y a encore des hommes dans la misère, autant il m'est égal de savoir si, hors de la misère, les hommes ont des morceaux plus ou moins grands de fortune; je ne puis parvenir à me passionner pour la question célèbre de savoir à qui reviendra, dans la cité future, les bouteilles de champagne, les chevaux rares, les châteaux de la vallée de la Loire; j'espère qu'on s'arrangera toujours; pourvu qu'il y ait vraiment une cité, c'est-à-dire pourvu qu'il n'y ait aucun homme qui soit banni de la cité, tenu en exil dans la misère économique, tenu dans l'exil économique, peu m'importe que tel ou tel ait telle ou telle situation; de bien autres problèmes solliciteront sans doute l'attention des citoyens; au contraire il suffit qu'un seul homme soit tenu sciemment, ou, ce qui revient au même, sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul; aussi longtemps qu'il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d'injustice et de haine.

Le problème de la misère n'est pas sur le même plan, n'est pas du même ordre que le problème de l'inégalité. Ici encore les anciennes préoccupations, les préoccupations traditionnelles, instinctives de l'humanité se trouvent à l'analyse beaucoup plus profondes, beaucoup plus justifiées, beaucoup plus vraies que les récentes, et presque toujours factices, manifestations de la démocratie; sauver les misérables est un des soucis les plus anciens de la noble humanité, persistant à travers toutes les civilisations; d'âge en âge la fraternité, qu'elle revête la forme de la charité ou la forme de la solidarité; qu'elle s'exerce envers l'hôte au nom de Zeus hospitalier, qu'elle accueille le misérable comme une figure de Jésus-Christ, ou qu'elle fasse établir pour des ouvriers un minimum de salaire; qu'elle investisse le citoyen du monde, que par le baptême elle introduise à la communion universelle, ou que par le relèvement économique elle introduise dans la cité internationale, cette fraternité est un sentiment vivace, impérissable, humain; c'est un vieux sentiment, qui se maintient de forme en forme à travers les transformations, qui se lègue et se transmet de générations en générations, de culture en culture, qui de longtemps antérieur aux civilisations antiques s'est maintenu dans la civilisation chrétienne et demeure et sans doute s'épanouira dans la civilisation moderne; c'est un des meilleurs parmi les bons sentiments; c'est un sentiment à la fois profondément conservateur et profondément révolutionnaire; c'est un sentiment simple; c'est un des principaux parmi les sentiments qui ont fait l'humanité, qui l'ont maintenue, qui sans doute l'affranchiront; c'est un grand sentiment, de grande fonction, de grande histoire, et de grand avenir; c'est un grand et noble sentiment, vieux comme le monde, qui a fait le monde.

A côté de ce grand sentiment le sentiment de l'égalité paraîtra petit; moins simple aussi; quand tout homme est pourvu du nécessaire, du vrai nécessaire, du pain et du livre, que nous importe la répartition du luxe; que nous importe, en vérité, l'attribution des automobiles à deux cent cinquante chevaux, s'il y en a; il faut que les sentiments de la fraternité soient formidables pour avoir tenu en échec depuis le commencement de l'humanité, depuis l'évolution de l'animalité, tous les sentiments de la guerre, de la barbarie et de la haine, et pour avoir gagné sur eux; au contraire le sentiment de l'égalité n'est pas un vieux sentiment, un sentiment perpétuel, un sentiment universel, de toute grandeur; il apparaît dans l'histoire de l'humanité en des temps déterminés, comme un phénomène particulier, comme une manifestation de l'esprit démocratique; ce sont toujours, en quelque sens, les sentiments de la fraternité qui ont animé les grands hommes et les grands peuples, animé, inquiété, car la préoccupation de la misère ne va jamais sans une amertume, une inquiétude. Au contraire le sentiment de l'égalité n'a inspiré que des révolutions particulières contestables; il a opéré cette révolution anglaise, qui légua au monde moderne une Angleterre si nationaliste, impérialiste; il a opéré cette révolution américaine, qui instaura une république si impérialiste, et capitaliste; il n'a pas institué l'humanité; il n'a pas préparé la cité, il n'a instauré que des gouvernements démocratiques. C'est un sentiment composé, mêlé, souvent impur, où la vanité, l'envie, la cupidité contribuent. La fraternité inquiète, émeut, passionne les âmes profondes, sérieuses, laborieuses, modestes. L'égalité n'atteint souvent que les hommes de théâtre et de représentation, et les hommes de gouvernement; ou encore les sentiments de l'égalité sont des sentiments fabriqués, obtenus par des constructions formelles, des sentiments livresques, scolaires; quand des passions violentes, profondes et larges, humaines et populaires, s'émeuvent pour l'égalité, comme au commencement de la Révolution française, presque toujours c'est que l'égalité formelle recouvre pour sa plus grande part des réalités libertaires ou de fraternité. C'est un fait que, sauf de rares exceptions, les hommes qui ont introduit dans la politique les préoccupations d'égalité n'étaient pas, n'avaient pas été des misérables; c'étaient des petits bourgeois ou des pauvres, des notaires, des avocats, des procureurs, des hommes qui n'avaient pas reçu l'investiture indélébile de la misère.

Le vrai misérable, quand une fois il a réussi à s'évader de sa misère, en général ne demande pas son reste; les vrais misérables, une fois retirés, sont si contents d'être réchappés que, sauf de rares exceptions, ils sont contents pour le restant de leur vie; volontiers pauvres, ils sont si heureux d'avoir acquis la certitude que ce bonheur les contente; la contemplation de ce bonheur les alimente; optimistes, satisfaits, désormais soumis, doux, conservateurs, ils aiment cette résidence de quiétude; ils ne demandent pas une égalisation des richesses, parce qu'ils sentent ou parce qu'ils savent que cette égalisation n'irait pas sans de nouvelles aventures, qu'elle rouvrirait l'ère des incertitudes, qu'elle donnerait ou laisserait place au recommencement du risque; ils peuvent ainsi redouter cette égalisation comme un recommencement de la misère; ils n'en sont guère partisans; ils aiment la conservation politique et sociale, parce qu'ils aiment la conservation de la certitude; les partis de conservation n'ont pas de plus nombreux contingent, de plus compact, et solide, que celui des pauvres évadés de la misère, assurés contre la misère; anciens misérables ils ont conservé de la misère une mémoire si redoutée que ce qu'ils redoutent le plus c'est le risque. Les conservateurs modestes non réactionnaires sont les conservateurs les plus conservateurs. Ils n'ont pas du tout la passion de l'égalité. Ils ne sont pas du tout des révoltés. Ils ignorent trop souvent, ou désapprennent, les sentiments de la fraternité.

Quelques misérables au contraire ont gardé de leur misère un souvenir si anxieux qu'ils ne peuvent se tenir dans ces régions de la pauvreté, quantitativement, géographiquement voisines de la misère; ils fuient en hauteur dans les régions économiques les plus éloignées de la misère; ils deviennent immensément riches, beaucoup moins par cupidité des richesses que par effroi de la misère ancienne; ces malheureux ne peuvent retrouver le repos, la paix de l'âme, que dans des situations économiques si éloignées de leur situation première que le voyage du retour paraisse impossible à jamais; ainsi apparaissent des ambitieux singuliers, singulièrement formidables, ambitieux de gouvernement chez qui la passion du gouvernement n'est pas la première, ambitieux de banque, de commerce, d'industrie chez qui la passion du gouvernement financier, commercial, industriel, chez qui la passion du travail, chez qui la passion d'amasser n'est pas la première; ambitieux dont les temps de grandes inventions mécaniques, de grandes aventures industrielles présenteraient beaucoup d'exemples; ambitieux dont les avènements de rois américains présenteraient des exemples particulièrement nombreux; ambitieux dont les campagnes économiques étaient, elles aussi, des fuites en avant; et dans l'ambition de Napoléon Bonaparte même on reconnaîtrait cet effroi persistant, la peur de retomber dans la misère, dans le risque, dans l'aventure; la proclamation de l'Empire semble avoir été surtout pour lui une assurance, plus une assurance qu'un agrandissement; il pensait à fixer la fortune, à consolider; il n'avait sans doute pas alors, à l'égard de la certitude, une mentalité très éloignée de celle d'un bon fonctionnaire qui songe à la régularité de l'avancement, à la sécurité de la situation, à la tranquillité de la retraite. Il voulut avoir son bureau.

Telle est en effet la prolongation de la marque de la misère: ceux qui échappent à la misère n'échappent pas à la mémoire de leur misère; ou par continuation, ou par un effet de réaction, toute leur vie ultérieure en est qualifiée; les uns, de beaucoup les plus nombreux, se taisent dans la conservation de la pauvreté; ils ne sont pas révolutionnaires; ils ne sont pas égalitaires; ils demeurent au-dessous de l'égalité; les autres, quelques-uns, ne sont révolutionnaires que pour soi; ils ne sont pas égalitaires non plus; ils s'enfuient au-dessus de l'égalité. Ce sont là deux démarches contraires, mais elles ont la même cause: les uns fuient la mémoire du risque dans l'assurance de la pauvreté; les autres fuient la mémoire de la gêne dans l'abondance des richesses. On compterait que l'immense majorité des anciens miséreux se réfugie ainsi dans des amnésies volontaires; on noterait chez beaucoup d'écrivains des cas très caractérisés de cette amnésie, car beaucoup d'écrivains ont connu vraiment la misère dans leurs commencements, et peu d'écrivains ont su nous donner une exacte représentation de la misère; cette amnésie prouverait au besoin combien la misère est grave, puisque d'une part la mémoire de la misère demeure si vivante au cœur des anciens misérables, et puisque d'autre part ils font des efforts si désespérés pour échapper à cette remémoration. Cette amnésie est pour eux comme une amnistie.

Restent ceux qui ayant par eux-mêmes la connaissance de la misère présente ou ayant eu la connaissance de la misère ne redoutent pas d'analyser la misère ainsi connue; misérables ou anciens misérables, ils ont le courage de regarder la misère en face, ils ont le courage de ne pas se réfugier dans l'amnésie; quand ils sont engagés dans l'action, ces misérables et ces anciens misérables se reconnaissent à des caractères constants; mais ces caractères ne sont guère sensibles qu'à ceux qui les ont eux-mêmes: ils sont profondément révolutionnaires, c'est-à-dire qu'ils travaillent tant qu'ils peuvent à effectuer cette révolution de la société qui consisterait à sauver de la misère tous les misérables sans aucune exception; ils sont profondément socialistes, c'est-à-dire qu'ils savent que l'on ne peut sauver des misères morales ou mentales tant que l'on ne sauve pas de la misère économique; ils ne sont pas égalitaires; ils ne sont pas belliqueux; ils ne sont pas militaires; ils ne sont pas autoritaires; ils ne subissent pas l'autorité; ils ne sont pas enthousiastes; ils ont l'admiration rare; ils évitent les cérémonies, officielles, officieuses; ils se méfient de l'éloquence; ils redoutent l'apparat; on les accuse, non sans apparence de raison, d'être tristes, souvent maussades; ils ne paraissent pas aux banquets; ils ne portent ni ne soutiennent les toasts; la chaleur communicative ne se communique pas en eux; les votes retentissants les laissent froids; les ordres du jour de la victoire les laissent indifférents et perpétuellement battus; les drapeaux, même rouges, leur font mal aux yeux; les fanfares, même socialistes révolutionnaires, les étourdissent; la joie des fêtes publiques leur paraît grossière; les inaugurations pompeuses ne leur apportent pas la profonde joie des commencements et des naissances; les enterrements et les commémorations ne leur apportent pas la parfaite plénitude complète achevée de la mort; ils sont très sévères; ils ne se montent pas le coup sur la valeur des hommes et des événements; ayant une fois mesuré le monde à l'immense mesure de la misère, ils ne mesurent pas à d'autres mesures; les mesures usuelles, succès, majorité, vente, leur paraissent petites; les malheurs qui ne sont pas de la misère, insuccès, minorité, mévente, ne leur paraissent pas des malheurs sérieux; les malheurs qui ne font pas tomber ou retomber dans la misère ne leur paraissent pas des malheurs pour de bon; les bonheurs qui, dans l'ordre de l'économie, ne sont pas le bonheur d'échapper à la misère ne leur paraissent pas des bonheurs proprement dits: ce ne sont plus que des avantages, des commodités; les hommes qui n'ont pas connu comme eux la misère et qui parlent et qui sont éloquents leur paraissent toujours n'avoir pas atteint l'âge adulte, leur font l'effet d'enfants bavards; les misérables et les anciens misérables conscients ne sont pas aimés de leurs ennemis, ni de leurs camarades, mais ils sont aimés de leurs amis. Les misérables conscients ont beaucoup d'ennemis, surtout parmi leurs camarades. Mais ils ont plusieurs amis.

C'est qu'ils sont des trouble-fête. Hantés par la connaissance qu'ils ont de la misère, anxieux de savoir qu'il y a tant de misère présente, ils ne peuvent ni ne veulent oublier cette existence ni cette connaissance, l'espace d'un banquet, le temps de boire au plus récent triomphe définitif de la Révolution sociale. Donc on les hait. Ils savent que la misère n'intervient pas dans la vie comme un élément du passif dans l'établissement d'un bilan. Ceux qui n'ont pas connu la misère peuvent s'imaginer loyalement et logiquement que dans la vie de l'individu les éléments d'assurance et les éléments de misère sont des éléments du même ordre, qu'ils reçoivent la même mesure, qu'ils peuvent donc s'opposer, s'équilibrer, se balancer: nous savons qu'il n'en est rien; les éléments de misère ont un retentissement total sur les éléments de certitude; les éléments d'incertitude qualifient les éléments de certitude; mais tant que la certitude n'est pas complète les éléments de certitude ne qualifient pas les éléments d'incertitude; aussi longtemps que la certitude n'est pas complète, elle n'est pas la certitude; une vie assurée de tous les côtés moins un n'est pas une vie assurée; un véritable malheur, une véritable misère empoisonne toute une vie; un véritable bonheur ne peut pas même se produire dans la misère; il y devient aussitôt misère lui-même et malheur; il ne s'agit donc pas d'établir un bilan de la vie individuelle où bonheur et misère seraient équilibrés; même si on réussissait à établir ce bilan, c'est en vain que les éléments de bonheur surpasseraient les éléments de misère, car les éléments de bonheur n'atteignent pas les éléments de misère, et les éléments de misère atteignent les éléments de bonheur; mais on ne peut pas même établir ce bilan, parce que les éléments de bonheur et les éléments de misère ne sont pas du même ordre; et l'on ne peut pas comparer ce qui n'est pas du même ordre. Pour une vie individuelle, à l'égard de la misère, tant qu'on n'a pas fait tout, on n'a rien fait.

Ceux qui n'ont pas connu la misère peuvent s'imaginer loyalement et logiquement que dans la vie de la société les vies individuelles assurées et les vies individuelles de misère sont des unités du même ordre, qu'elles reçoivent le même compte, qu'elles peuvent donc s'opposer, s'équilibrer, se balancer; nous savons qu'il n'en est rien; les vies de misère peuvent avoir ou n'avoir pas de retentissement individuel sur les vies assurées; il reste que la misère des vies individuelles a un retentissement sur toute la vie sociale, sur la société, sur l'humanité; une cité assurée de tous les côtés moins un n'est pas une cité; un véritable malheur individuel, une véritable misère individuelle empoisonne toute une cité; une cité n'est pas fondée tant qu'elle admet une misère individuelle, quand même l'individu intéressé y consentirait; un tel consentement, un tel renoncement, recommandé dans la morale de la charité, est incompatible avec la morale de la solidarité; il ne s'agit donc pas d'établir un bilan de la vie sociale où vies individuelles d'assurance et vies individuelles de misère seraient équilibrées; même si on réussissait à établir ce bilan, c'est en vain que les vies de bonheur surpasseraient en nombre, en quotité, les vies de misère, car les vies de bonheur n'atteignent pas les vies de misère et les vies de misère atteignent les vies de bonheur; mais on ne peut pas même établir ce bilan, parce que les vies de bonheur et les vies de misère ne sont pas du même ordre; on ne peut les comparer. Pour la vie sociale, à l'égard de la misère, tant qu'on n'a pas fait tout, on n'a rien fait.

En intensité, aucun bonheur n'est plus intense que la misère.

Les misérables et les anciens misérables conscients savent cela; et ceux qui ne veulent pas oublier ne manifestent pas perpétuellement une joie publique d'État, gratuite, laïque et obligatoire. Quand on célèbre par des fêtes ininterrompues un avancement douteux, ils pensent à la misère non douteuse; quand on célèbre un avancement précaire, ils pensent à tout ce qui n'est pas fait; au milieu de la joie ils pensent à la misère extérieure; ils sont des trouble-fête: on les hait; on les estime et on les hait; ils ne haïssent pas; ils n'estiment pas.

On les hait surtout dans les partis socialistes révolutionnaires nationalement et régionalement constitués; un assez grand nombre de bourgeois admettent que des chrétiens ou que des socialistes pensent aux misères de la société bourgeoise; les camarades socialistes révolutionnaires n'admettent pas qu'on ne communie pas infatigablement avec eux dans les apothéoses des punchs. Le parti de la souffrance est tout à la joie. Il est donc tout à la dureté. Rien ne rend féroce comme une joie fausse, non fondée. C'est ici proprement le mystère de la représentation parlementaire. Puisque les représentants représentent, et qu'ils sont contents, il faut que les représentés le soient aussi. Puisque la puissance des représentants représente censément la puissance des représentés, il faut que tout des représentants représente les représentés; le contentement des représentants ne peut représenter que le contentement des représentés.

Quand un misérable ou un ancien misérable conscient fait un livre, il peut faire un Jean Coste.

Sur le réalisme de Jean Coste on ne saurait mieux dire que n'a dit M. Sorel,—un article du Mouvement Socialiste, reproduit dans le huitième cahier de la troisième série,—et je me suis moi-même expliqué plusieurs fois. Bien lu, le Jean Coste est rigoureusement réaliste. Quand on a dit: C'est trop noir, on ne voulait pas seulement dire: C'est trop noir; on entendait, ce qui est au moins aussi important: Avec des noirceurs qu'on mettrait, tout le monde pourrait en faire autant.—Qu'on se détrompe. Ce n'est pas avec du noir étalé romantiquement sur du noir que l'on fait un Jean Coste; rien n'est aussi éloigné qu'un Jean Coste du romantique et du mélodramatique; rien n'est aussi difficile à faire qu'un Jean Coste; c'est une erreur d'art grossière que de s'imaginer qu'il faut et qu'il suffit de fourrer du noir pour obtenir un effet de misère ou un effet de tristesse; il pourrait arriver à Jean Coste un assez grand nombre d'événements beaucoup plus graves qu'il ne lui en arrive, et que sa vie fût moins misérable; inversement il pourrait ne pas lui arriver tous les événements graves qui lui arrivent, et que sa vie ne fût pas moins misérable; ce ne sont pas les seuls événements extérieurs qui font l'assurance ou la misère; la misère n'est pas mathématiquement proportionnée à la gravité des événements extérieurs; si la seule ingéniosité des supplices d'imagination faisait l'épouvantement d'un enfer M. Mirbeau y suffirait; mais ce qui fait justement que M. Octave Mirbeau n'est pas Dante, c'est qu'un enfer n'est pas tout constitué par la seule imagination de littérature. Il y faut ou du génie ou ce qui peut seul remplacer le génie et souvent se confond avec lui: d'avoir vécu soi-même une vie, ou de l'avoir vu soi-même vivre de très près, en sympathie, en amour.

Je l'ai dit moi-même à Lavergne et il me permettra de le redire: Jean Coste est un livre si fort que ce n'est pas un livre de série; ce n'est pas un commencement de série; ce n'est pas un de ces premiers livres qui annoncent assurément toute une bibliothèque, histoire naturelle et sociale de toute une famille sous la troisième République; ce n'est pas un de ces premiers livres dont on peut dire après qu'on les a lus: l'auteur en a quarante-cinq dans le ventre et nous en aurons un tous les ans; c'est au contraire un de ces livres si forts qu'ils paraissent être sortis de l'auteur bien plutôt qu'il ne les a faits; quand on les a lus il en reste une impression si forte que l'on se demande si l'auteur pourra jamais recommencer; je ne dis pas cela pour diminuer Lavergne, au contraire, ni pour limiter le champ de son travail éventuel; j'attends beaucoup de ce qu'il fera; mais à peu d'hommes il a été donné de produire ainsi un premier livre, un livre seul, debout comme un pilier, et qui fasse naître cette espèce de préoccupation; c'est ici une case de l'oncle Tom, un don Quichotte, un Robinson Crusoé, un de ces livres qui surgissent isolés de toute une œuvre ou de toute une vie ou d'un temps même et qui vivent indéfiniment dans les mémoires; c'est pour cela que le nom de Jean Coste est devenu un nom commun; ce nom ne sera sans doute jamais aussi répandu que les noms de ces personnages fameux, parce que le sujet du livre est beaucoup moins vaste, moins largement humain, parce que le livre intéresse une humanité beaucoup plus restreinte, parce qu'il est un peu strictement professionnel; mais, ces réserves faites, ou plutôt ces mesures prises, à proportion le livre de Lavergne est un livre de la famille de ces livres traditionnels; c'est un livre dangereux pour les suivants, et redoutable pour l'auteur même.

On s'en aperçoit pour peu qu'on sache lire, et si l'on avait quelque hésitation, il suffirait de comparer l'œuvre de Lavergne à certains volumes de Zola; je ne veux pas entrer par incidence dans la critique d'un monument aussi colossal, mais que l'on compare les misères si fréquemment décrites par Zola dans ses romans à la misère d'un Jean Coste; les misères de Zola sont presque toujours beaucoup plus noires que la misère de Jean Coste; les événements sont beaucoup plus graves, beaucoup plus dramatiques; et pourtant l'impression n'est pas la même; les misères de Zola sont des misères de description, des misères vues par un touriste laborieux, souvent consciencieux, par un inspecteur des misères, par un excursionniste; les misères de Jean Coste sont vues de l'intérieur, vécues par un misérable; quand on lit du Zola les horreurs accumulées produisent fréquemment une impression terrible; mais à mesure que la lecture physique s'éloigne l'impression, qui était littéraire, diminue, s'atténue, s'efface, laisse place à une impression de fabrique ou de renseignement; quand on lit le Jean Coste on n'a pas une impression aussi terrible; on a plutôt une impression triste, commune, et cette impression si trompeuse, que l'on pourrait en faire autant; on ferme le livre, sur cette impression qu'il ne nous a rien appris de nouveau; le temps passe; les images travaillent dans la mémoire; les images de littérature s'effacent; les images de réalité s'élaborent; Jean Coste, sa femme, sa mère, ses enfants se dessinent, vivent, gagnent; la charpente même du roman nous apparaît, simple, grande, robuste, solide, loyale; cette image de Jean Coste et de sa misère nous poursuit, nous hante; c'est un misérable familier; il vit parmi nous; et nous souffrons de ne pas pouvoir lui donner de notre pain: telle est la différence d'un livre classique, réaliste, à une construction romantique, nommée naturaliste ou réaliste.

On m'objectera que Lavergne n'en a pas cherché si long pour faire son Jean Coste; je l'espère bien; mais c'est le propre de la probité, de la sincérité classique; mettant le réel même en œuvre, elle supporte le même examen que le réel; comme le réel même elle épuise inlassablement la science, la critique, l'analyse; pour la même raison que l'on marche avant de savoir l'anatomie et la physiologie du mouvement musculaire, pour la même raison Jean Coste instituteur, vivant une vie réelle, fournit l'inépuisable matière d'une étude qu'il peut n'être pas capable de faire; et pour la même raison Lavergne, opérant une œuvre réelle, fournit, comme et d'après son modèle vivant, l'inépuisable matière d'une étude qu'il n'est pas forcé d'avoir faite; ni la vie sous la forme de l'action, ni la vie sous la forme de l'opération, n'attend après la science; la science peut l'éclairer, la surveiller, la contrôler, la corroborer; mais la science ne fait pas la vie; c'est méconnaître à la fois la vie et la science, l'impérieuse nécessité de la vie et la liberté totale de la science, que de brouiller ainsi les fonctions de la connaissance et les fonctions de l'action; c'est précisément cette confusion qui a préparé l'usurpation du romantisme et de la représentation; au lieu de vivre une vie réelle dans l'ordre de l'action, le romantique vit une image, une représentation de vie en pensant aux spectateurs; quand il n'a pas de spectateurs, lui-même il se fait spectateur; il n'agit pas en considérant la réalité agie; mais il agit comme à la scène; il est en perpétuelle représentation; il ne pense qu'aux effets produits; il se conduit dans l'ordre de l'action en fonction non pas de l'action, mais de la connaissance qu'il veut que le spectateur ait de cette action; pour dire le mot, il est tout envahi de cabotinage; au lieu d'avoir une réalité comme est la réalité, matérielle, récalcitrante, obscure, difficile, et débordant de toutes parts la connaissance et la science, une réalité comme les véritables savants la connaissent et la reconnaissent, ils ont une pseudo-réalité formelle, rationnelle, claire, soumise, fausse, facile, commode à la connaissance, de même grandeur qu'elle, non mystérieuse; et ce n'est pas étonnant, puisque en eux les fonctions de la connaissance ont eu la complaisance de se fabriquer pour soi une réalité à connaître: au lieu d'attacher les fonctions de la connaissance à la réalité, aux vestiges de la réalité, ils ont fait fabriquer par ces fonctions une réalité faite exprès pour elles; ainsi les romantiques ne font le tour du monde que parce qu'ils ont commencé par se fabriquer un petit monde circumnavigable.

On a reproché à Jean Coste une certaine grandiloquence; on a eu raison de la constater; on a eu tort de la lui reprocher: il parle comme il peut; on a eu tort de la reprocher à l'auteur: l'auteur a bien vu; c'est un fait que les misérables se plaisent un peu à ce qui nous semble de la grandiloquence; ils sont trop souvent oratoires, et quelquefois rhéteurs; cela ne tient pas seulement à la vanité commune, exacerbée, aigrie par la misère; cela ne tient pas seulement au vice de littérature, de phrase, à l'envahissement du jargon politique; il y en a une cause beaucoup plus belle, beaucoup plus noble et beaucoup plus profonde, beaucoup plus humaine: la misère est une grandeur; si grande que les autres grandeurs humaines en comparaison paraissent petites; quand on connaît bien de vrais miséreux, ce qui frappe le plus en eux, dans l'abaissement même, c'est un certain ton de hauteur; leur humilité n'est souvent que de la hauteur, intérieurement possédée; ils ont toujours l'air de dire en parlant aux autres hommes: vous qui ne connaissez pas la vie, parce que vous ne connaissez pas la misère; c'est justement cette grandeur, dont ils ont conscience, qu'ils ne peuvent pas toujours porter, et qui leur monte à la tête; ils ne tombent dans la grandiloquence que parce qu'ils ont un besoin de monter jusqu'à la grande éloquence, et qu'ils ne savent pas toujours; c'est le propre de cette grandeur qu'est la misère de n'avoir pour ainsi dire jamais été choisie, élue, voulue, préparée; c'est une grandeur involontaire, venue du destin, non préparée: de là cette gaucherie haute, cette insolence prétentieuse des têtes désignées; les misérables sont investis d'une grandeur qu'ils n'avaient pas demandée; ils sont condamnés par la force des événements à jouer la vie au tragique sans avoir le tempérament ou le génie tragique; ils jouent faux; ils jouent mélodramatique au lieu de jouer tragique; et l'on croit que leur vie est mélodramatique; mais elle est tragique tout de même: c'est l'expression qui manque. Même il se produit parmi les misérables un phénomène assez analogue à celui qui se produit parmi les grands: de même que les grands héréditaires ont une aisance que les parvenus n'ont pas, de même les misérables héréditaires ont une aisance que n'ont pas les naufragés de la vie; les familles de miséreux se tiennent mieux devant la misère. Je ne parle pas des fatalistes; et combien d'orgueil encore, et de hauteur, dans le fatalisme.

On lui a reproché d'avoir un langage précieux. L'auteur a bien entendu. Je connais les primaires. Non seulement je fus élevé à l'école primaire, de sept à onze ans, mais cette école était l'école primaire annexe à l'école normale primaire, à l'école normale d'instituteurs du département. Sous la direction d'un instituteur particulièrement choisi, les élèves-maîtres venaient chaque semaine, chacun son tour, nous faire la classe. Ils m'ont enseigné le sifflet de Franklin, et la ligne droite si l'on coupait la France de Liège à Bayonne.

La plupart des gens qui flattent aujourd'hui les instituteurs pour s'en faire une clientèle sont des bourgeois d'origine secondaire.

J'aimais beaucoup mes maîtres primaires. J'ai conservé des relations personnelles, respectueuses, affectueuses, avec la plupart d'entre eux. Venu au lycée, nous eûmes avec les normaliens primaires d'excellentes relations. Nous fîmes, sans phrases, la fameuse fusion des deux enseignements. C'était le temps où l'on restituait les exercices physiques. Il y avait des équipes du lycée, des équipes de l'école normale. Nous concourions. Nous composions des rallies, des parties, des fêtes.

Je retrouvai au régiment beaucoup d'instituteurs et dans cette camaraderie sans appareil j'eus avec plusieurs d'entre eux des relations de véritable amitié. Ces relations furent continuées. Depuis que j'ai commencé à faire des éditions, par les cahiers ou, en dehors des cahiers, par les Journaux pour tous, aujourd'hui par l'œuvre du Livre pour tous, par Pages libres, je continue à communiquer avec des instituteurs, de plus en plus nombreux. Nous avons beaucoup moins d'instituteurs abonnés de propagande ou abonnés ordinaires que nous ne servions la première année d'abonnements gratuits à des instituteurs. Mais dans l'accroissement régulièrement lent de nos cahiers, les instituteurs figurent pour un accroissement supérieur à l'accroissement moyen. Les instituteurs nous écrivent longuement; et je lis scrupuleusement tout ce qu'on nous écrit.

Je connais donc les instituteurs. Je les connais comme un inspecteur général ne les connaît pas. Je les connais comme l'honorable M. Buisson, qui les a faits, qui les connaît tant, ne les connaît pas. Surtout je les connais comme les politiciens qui aujourd'hui veulent se servir d'eux ne les connaissent pas. Sauf des exceptions, heureusement nombreuses, ils pensent, ils parlent exactement comme Jean Coste. Loin qu'allant de l'enseignement primaire au supérieur en passant par le secondaire on aille du simple au compliqué, c'est au contraire l'enseignement supérieur qui est simple, et c'est dans le primaire, et trop souvent dans le secondaire, qu'il y a de la complication. Sauf des exceptions, heureusement nombreuses, quand les instituteurs écrivent, ils sont tentés d'écrire un peu comme Jean Coste parle, un peu raide, un peu mièvre, un peu prétentieux, un peu précieux.

Entendons-nous: il y a partout des hommes, qui échappent à leur métier, à leur classe, à leur entourage. Nous ne voulons, et nous ne pouvons parler ici que des instituteurs qui ont reçu l'empreinte de leur métier, qui sont caractérisés par leur métier, non par leur métier en général, mais par leur métier comme on a fait ce métier. Ce qui est libre échappe à cette espèce de remarque. Il y a heureusement beaucoup d'instituteurs qui sont restés peuple, ouvriers ou paysans. Il y en a plusieurs qui ont d'eux-mêmes un esprit de science, ou d'art, ou de philosophie. Mais les instituteurs qui ont subi sans résistance l'impression proprement primaire ont désappris de parler peuple et n'ont pas encore appris à parler français.

Parler peuple et parler français, c'est parler le même langage, un langage de nature et d'art, sur deux plans différents parallèles de culture. La nature et l'art travaillent sur deux plans différents; mais ces plans sont parallèles et les résultats sont conformes. Parler primaire, c'est parler un langage un peu appris, un peu conventionnel, un peu artificieux. Le parler peuple, ouvrier ou paysan, travailleur ou soldat, ressortit à la culture humaine. Le parler primaire appartient à l'entraînement d'État.

Qu'il soit hautement désirable que les primaires parlent peuple et français, oui. Mais tant qu'ils sont en majorité comme ils sont, l'historien doit les représenter comme ils sont, les faire parler, ou plutôt les écouter parler, comme ils parlent. Nous n'avons à nous masquer aucune réalité. Nous devons savoir ce qu'est l'enseignement primaire, comme le reste. Nous devons le savoir en un temps où des politiciens d'État, veulent nous faire croire que l'enseignement primaire supérieur est l'aboutissement d'un peuple et d'une humanité.

Sur la quotité de la misère je ne crois pas que l'auteur ait exagéré; il y a au moins autant de misère dans le monde qu'il n'en paraît, c'est-à-dire, exactement, qu'il y a au moins autant de misères qui se cachent par vanité, par fierté, orgueil, tristesse, par devoir, par grandeur, par noblesse, par nécessité, par bons et mauvais sentiments, qu'il n'y a de fausses misères étalées par cupidité.

Pressez un peu quelqu'un sur le Jean Coste. J'entends quelqu'un de sincère et de grave, quelqu'un qui ne se réfugiera pas derrière les phrases conventionnelles des discours. On vous répondra: Sans doute, mais il y met un peu du sien. Nous connaissons beaucoup d'instituteurs qui sont très heureux.—L'auteur n'a jamais dit le contraire. Lui-même il a dit combien il y en a d'heureux, de pauvres, de malheureux, de misérables pour une compagnie déterminée.—Ils se marient comme ils veulent.—Je n'en sais rien.—Les paysans les estiment; dans les villages les dots les plus fortes sont pour eux; ils font des bons mariages.—N'oublions pas que l'auteur a fait manquer à Jean Coste un mariage préparé par ses parents pour être un bon mariage.—Ah dame! s'ils veulent faire des mariages d'inclination! Et puis aussi pourquoi a-t-il tant d'enfants?—Quatre.—C'est vouloir être malheureux.

—J'y consens; mais puisque c'est ainsi que répondent les hommes sincères et réalistes, les hommes établis et sérieux, il faut savoir si derrière l'apparat des discours officiels tout l'idéal de vie que la troisième République propose à un assez grand nombre de ses loyaux serviteurs est le mariage d'affaires ou le célibat perpétuel.

Je ne reviendrai pas aujourd'hui sur l'histoire du Jean Coste avant sa publication; les campagnes les plus acharnées de calomnies ne me feront pas revenir sur d'anciens incidents; je rappelle seulement, et Lavergne aime à rappeler que sans nos cahiers Jean Coste n'aurait jamais vu le jour. Le livre fut longtemps aussi misérable que le personnage, et, au fond, de la même misère. L'histoire de Jean Coste après sa publication présente un intérêt considérable.

Ce livre réussit; il n'avait pas été fait pour plaire, mais il réussit; par ce livre simple un très grand nombre de lecteurs furent simplement émus; un très grand nombre de critiques firent à ce livre une importante publicité.

Les hommes engagés dans les partis politiques anticléricaux négligèrent d'en faire autant. J'avais bêtement pensé que ce livre serait bienvenu dans les partis républicains. J'avais oublié que les partis n'aiment pas le livre. Partout autour de nous on ne parlait que des instituteurs; on protégeait les instituteurs; on vantait les instituteurs; on chérissait les instituteurs; je pensai qu'on accueillerait ce livre d'instituteur; je me trompais; on me le fit bien voir. Les grands orateurs attitrés se turent; les gens qui parlent de tout ne parlèrent pas du Jean Coste; dans l'Aurore même le livre n'eut que quelques lignes de Geste, un post-scriptum, je crois.

Sur le conseil de notre ami Pierre Félix, qui alors, s'intéressait aux cahiers, et que le Jean Coste avait profondément ému, je fis les démarches les plus instantes auprès de la Ligue de l'Enseignement. Je demandais que la Ligue adoptât pour ainsi dire ce livre, qu'elle en achetât et en répandît un certain nombre d'exemplaires. Puisque la Ligue, à son origine institution privée, née d'initiative individuelle, formée d'efforts individuels, tend de plus en plus à devenir une institution d'État, un organe de gouvernement, puisque d'ailleurs on veut en venir à fixer les responsabilités, je dois dire que mes démarches ne furent pas, comme on dit, récompensées; aujourd'hui je me demande, anxieusement, si je ne fus pas joué, noyé d'eau bénite.

Ce Coste insubmersible aujourd'hui reparaît. La librairie Ollendorff le publie en un volume à trois francs cinquante, 314 pages, couverture toile reliée illustrée rouge et noir de H. Goussé. Quand on me dit qu'il y aurait une image peinte, je me méfiai; je ne redoute rien tant que les images pour un texte; aujourd'hui que le livre est là, relié dans sa toile verte, je dois déclarer que ce dessin rouge et noir me paraît beau; il est simple, il est sobre, il vaut le livre, il exprime le livre: c'est tout dire.

Je ne cesse de demander à nos abonnés; mais c'est qu'il y a beaucoup à demander; l'œuvre à faire est immense; je leur demande instamment de faire à cette édition nouvelle du Jean Coste la plus grande fortune qu'ils pourront. Le livre mérite cette fortune.

L'auteur la mérite. Nous avons ici exposé assez franchement notre situation administrative et financière pour avoir le droit de parler finance. On doit toujours parler finance. La fausse discrétion financière est la plus insupportable des hypocrisies bourgeoises. Lavergne s'est endetté pour écrire son livre. D'ailleurs Lavergne a, comme tous les auteurs, comme tous les ouvriers, le droit et le devoir de vivre en travaillant. Nos cahiers sont malheureusement trop misérables eux-mêmes pour payer des droits d'auteur; le temps n'est pas venu où dans cette institution, florissante enfin, tous les ouvriers auront un salaire normal, un salaire minimum.

Lavergne n'a pas touché un sou des cahiers; dans la nouvelle édition il touche, pour la première fois de sa vie, des droits d'auteur; un contrat normal est intervenu; or il est juste que Lavergne et sa famille vivent; nous devons avoir beaucoup d'affection pour ceux de nous qui, instituteurs ou professeurs, quittent leur métier et viennent exercer sur nous parmi nous leur petite fraction de gouvernement socialiste et révolutionnaire; nous ne devons pas avoir moins d'amitié pour les instituteurs et pour les professeurs qui dans la peine et dans le travail continuent d'exercer leur métier modeste.

Lavergne a fait plus; sur ma demande, et très cordialement, il a bien voulu partager avec les cahiers ses droits d'auteur, pour tout exemplaire acheté de la nouvelle édition, la moitié des droits d'auteur vient à Lavergne, la moitié des droits d'auteur vient aux cahiers; je sais que cette révélation suffira pour que plusieurs étendent au nouveau Jean Coste le boycottage dont nos cahiers bénéficient; mais les boycotteurs sont moins nombreux qu'ils ne veulent bien le croire, et moins puissants.

Enfin la convention commerciale passée entre les éditeurs, l'auteur et les cahiers est telle que les exemplaires de la nouvelle édition commandés à la librairie des cahiers nous rapportent plus que la librairie ordinaire.—Je rappelle que nous demandons à nos abonnés de commander tous leurs livres et périodiques à la librairie des cahiers.

Nous demandons à nos abonnés de faire au nouveau Jean Coste la plus grande fortune, la plus grande publicité, de l'acheter et de le faire acheter, de le faire placer dans les bibliothèques publiques, scolaires, communales, dans les bibliothèques de groupes; ils rencontreront sans doute quelques résistances; ils verront par eux-mêmes d'où elles viennent, ce qu'elles signifient.

Ce livre peut fournir un très bon roman feuilleton pour les journaux de province et même pour les journaux de Paris; nous ne devons pas négliger le roman feuilleton; mauvais, il est un des agents les plus pernicieux de démoralisation; bon, il peut devenir un des moyens de culture les plus efficaces, et non pas seulement pour le peuple; quand j'ouvre la Petite République, c'est pour lire ou pour parcourir les romans extraordinaires de M. Michel Zévaco; c'est un auteur qui a beaucoup gagné; le Matin a beaucoup fait, en donnant de l'Erckmann-Chatrian; l'Aurore a beaucoup fait, de donner le Stendhal et beaucoup de Balzac.

Le Jean Coste fait un excellent feuilleton; c'est à nos amis d'y aviser. Ils rencontreront les mêmes résistances. Un grand journal républicain d'un port militaire breton qui n'est pas Brest refusa de publier le Jean Coste en feuilleton; la situation des instituteurs n'est déjà pas si brillante en Bretagne, l'école primaire laïque y est fortement attaquée, il ne faut pas déprécier l'œuvre scolaire de la troisième République, il ne faut pas décourager le recrutement des écoles normales primaires.

C'est toujours la même aberration de méthode; se masquer la réalité, au lieu de la voir et d'y travailler.

Nous avons connu ainsi, sur le tard, les crimes de Lavergne: tout soucieux de faire un livre, un roman réaliste, il avait négligé de faire un volume anticléricaliste; il avait fait un curé de village comme il avait vu, un curé brave homme, honnête homme, au lieu de faire un curé comme il faut qu'ils soient tous pour que l'anticléricalisme radical soit fondé; ayant à faire une élection, au lieu de mettre en présence un parti réactionnaire tout à fait immonde et un parti radical tout à fait sublime, il avait mis en présence deux partis politiques assez également faux, assez également lâches.

D'autres, très nombreux, surtout depuis que le livre a réussi, ont au contraire,—mais cela revient au même,—été pris pour Jean Coste d'un amour inattendu. Je crois que Téry aujourd'hui se méprend sur les sentiments qu'il convient d'avoir pour Jean Coste. On aime trop Jean Coste. On l'aime contre quelqu'un. Nous devons l'aimer pour lui-même. Il vaut d'être aimé pour lui-même. On veut l'aimer à condition que dans la commune il soit un anticuré. Nous devons l'aimer pour lui-même, comme un homme libre; il a le droit et le devoir d'exister pour lui-même, par lui-même, pour et par l'humanité, non pas seulement en opposition, en conflit préparé perpétuel avec un autre homme, quel que soit cet homme.

On veut aimer Jean Coste à condition qu'il soit dans la commune un représentant du gouvernement, un agent de l'État, un émissaire des partis.

Jean Coste n'en veut pas tant: il demande du pain; il demande la liberté; non pas comme une faveur, mais comme son droit. Il a droit au pain, il a droit à la liberté, sans condition. Il est un homme, il a les droits d'homme, sans condition.

Il ne s'agit pas de faire entrer Jean Coste, bon gré mal gré, dans les combinaisons politiques; il ne s'agit pas de lui vendre ce que l'on doit lui donner; il a des droits imprescriptibles; il ne s'agit pas de lui vendre son pain, sa liberté, pour des services politiques; il ne s'agit pas de faire de lui le jouet des partis politiques. Il y perdrait toute autorité, morale, sociale, professionnelle, toute dignité, toute valeur de vie et toute valeur d'homme.

On veut déléguer à Jean Coste une parcelle de l'autorité gouvernementale, un morceau d'État. On en veut faire un de plus qui pèsera sur nous. Il procédera du préfet par le sous-préfet. Il sera un fragment du gouvernement d'État. Il demandait son pain et sa liberté, ce que nous avons nommé sa liberté économique. Par le sophisme d'action le plus répandu qui soit en France on lui répond en lui proposant de l'autorité, en lui imposant d'exercer une autorité. Notons provisoirement ce paralogisme d'action, ce parapragmatisme devenu capital en France. Il demandait la liberté, où il avait droit; on la lui refuse; mais, en échange de ce qu'on la lui refuse, on le convie à exercer pour sa part de l'autorité, à refuser pour sa part de la liberté, à être un agent du refus universel, à empiéter pour sa part sur les libertés communes, sur les libertés des simples citoyens; au besoin on l'y contraint; c'est-à-dire que l'on ajoute à son ancienne servitude cette servitude nouvelle, cet accroissement d'exercer une autorité de commandement. Il semble que par un troc politique la liberté qu'il ôte aux simples citoyens compense la liberté qu'on ne lui a pas rendue; je ne parle que des libertés légitimes. C'est par un effet de ce raisonnement que les peuples asservis se vengent en aidant l'envahisseur à soumettre un tiers voisin, que l'on subordonne spécialement à ces courtiers de servitude.

Ce troc immoral est des plus fréquents dans la société contemporaine; les effets de ce troc se multiplient; c'est par l'universalisation de ce jeu que la société moderne se constitue de plus en plus comme une immense, comme une totale mutualité de servitude: chacun vend sa part de juste liberté pour une part d'autorité injuste qu'il exercera. Il y a même un marché de ces trocs, il y a un cours des valeurs: tant d'autorité pour tant de liberté perdue. C'est le fondement même du suffrage universel. Ce n'en était pas le fondement théorique. C'en est devenu le fondement pratique.

Le malheur est que la plupart des citoyens se plaisent à ces trocs usuels immoraux; c'est un marché qui a deux avantages: premièrement il débarrasse l'intéressé du soin, du souci d'exercer sa juste liberté; car exercer justement une juste liberté est de l'ordre du travail; et c'est un travail difficile; au contraire exercer une autorité injuste n'est pas de l'ordre du travail; il est fatigant de dire, d'énoncer une proposition, puis d'en donner librement l'histoire et les démonstrations; il n'est pas fatigant de dire: J'ai raison parce que je le dis, ou: j'ai raison parce que c'est la loi. Deuxièmement cette opération confère à l'intéressé la jouissance d'exercer de l'autorité sur quelqu'un. Et il paraît que c'est une jouissance irrésistible.

Des symptômes inquiétants nous forcent à nous demander si beaucoup d'instituteurs trouveront en eux-mêmes le courage de résister à la tentation; la modestie civique est rare; la tentation est grande: on leur offre d'entrer dans le système du gouvernement; tout dans nos idées, dans nos mœurs, dans notre éducation, nous pousse à entrer tant que nous pouvons dans les gouvernements; les instituteurs subissent aujourd'hui la tentation à laquelle tant de socialistes révolutionnaires n'ont pas résisté. Au fond, c'est toujours la tentation ministérielle.

On veut qu'ils soient les magistrats de la raison. D'où sort cette nouvelle magistrature? Nous n'avons que trop de Magistratures d'État, civiles et militaires. Il n'est pas indispensable que toutes nos écoles soient transformées en conseils de guerre ou en tribunaux correctionnels, au choix. Sachons lire l'affaire Crainquebille. Téry me reproche d'avoir épingle à l'affaire Crainquebille une citation que pourtant je croyais faite exprès. Téry me reproche de n'avoir pas épinglé tout l'article. Qu'il se rassure. Nous publierons tout l'article intéressé, pour sa peine; et je le commenterai; nous publierons tout l'article où il se plaint; et je le commenterai, pour son malheur; et nos abonnés verront que je ne pouvais pas et que je ne devais pas épingler tout l'article et qu'en épinglant juste la phrase qu'il regrette aujourd'hui je lui ai fait encore la part belle, et que ma citation était de bonne guerre; si Téry veut ameuter contre ces cahiers misérables de nouvelles démagogies, anticléricales, je suis prêt à recommencer la conversation; je n'ai pas peur de ses calembours; puisqu'il ose parler d'État-Major, parlant à ma personne je lui demanderai où il était et ce qu'il faisait quand nous épuisions nos forces, nos finances, nos santés, pour la défense de la république libre contre les envahissements de l'État-Major militaire; puisqu'il veut réglementer les relations que je puis avoir avec Anatole France, puisqu'il veut réglementer l'amitié que j'ai avec les deux Tharaud,—déjà la réglementation d'État? mon camarade,—puisqu'il veut réglementer les relations que Tharaud peut avoir avec France et la prédilection que France peut avoir pour un livre de Tharaud, je préciserai, je lui demanderai ce qu'il faisait exactement, lui, dans le cabinet de M. Lemaître à la date où M. Clemenceau avait à défendre la Cour de Cassation contre les calomnies nationalistes.

Que Téry le sache: dans ces débats où il ne joue que sa réputation d'amuseur talentueux, nous avons engagé toute notre vie, et nous saurons nous défendre en conséquence.

Je m'en tiens aujourd'hui à la citation incriminée. Téry compare les maîtres de l'enseignement aux magistrats judiciaires. C'est une comparaison de réunion publique. Elle ne tient pas. Si elle tient, nous tombons dans l'affaire Crainquebille. Mais elle ne tient pas. Les élèves ne sont pas des inculpés. Les maîtres ne sont pas des juges. L'enseignement n'est pas une magistrature. C'est une culture. Nous reviendrons sur cet article, puisque l'auteur le demande.

Quand Téry assimile ou compare les maîtres de l'enseignement aux magistrats, il semble vouloir insister sur le devoir qu'on aurait de conférer aux premiers l'inamovibilité des seconds; mais, premièrement, l'inamovibilité n'est pas la seule forme ni la seule garantie de la liberté, de l'indépendance; il n'est nullement démontré qu'il faille conférer aux fonctionnaires l'inamovibilité pour leur garantir la liberté; il n'est nullement démontré qu'il suffise de conférer aux fonctionnaires l'inamovibilité pour leur garantir la liberté; il n'est pas démontré qu'il faille assimiler aux magistrats judiciaires les membres de l'enseignement pour leur assurer la liberté; nous assistons ici à un nouvel effet du parapragmatisme déjà noté; assimiler aux magistrats judiciaires les membres de l'enseignement, ce n'est pas garantir leur liberté, mais c'est leur conférer une autorité; je n'insiste pas; nous reviendrons sur cette assimilation dangereuse. Deuxièmement Téry oublie qu'il appartient officiellement à un parti où l'amovibilité des magistrats judiciaires est partie essentielle du programme; quand Téry non seulement vante l'inamovibilité mais la veut étendre des magistrats judiciaires aux maîtres de l'enseignement, il oublie qu'il fait partie d'un parti nommé le Parti Socialiste français, qu'il fait partie d'un gouvernement nommé le comité interfédéral, que ce gouvernement fut constitué peu à peu dans les congrès de ce parti, que le dernier congrès eut lieu à Tours, et que le programme constitutionnel de Tours comporte l'élection de la magistrature, ce qui sans doute la rendrait amovible.

Nous recommencerons ce débat par le principe autant que nous le pourrons aussitôt que nous le pourrons. Je ne veux retenir aujourd'hui que le procédé. C'est le procédé le plus dangereux de la démagogie. Le démagogue négligent et grand seigneur est le plus dangereux. Lancer des idées fausses, et y tenir, est dangereux. Mais lancer une idée fausse et négligemment la retirer, sans y attacher autrement d'importance, est beaucoup plus dangereux. La critique indispensable ne sait plus où se prendre. L'auteur est de votre avis. Vous n'avez plus rien à dire. Cependant l'idée fausse continue son chemin, pousse sa fortune. L'auteur a pu retirer son idée: il n'a pas retiré l'image, la mémoire que les pauvres gens ont formée, ont gardée de cette idée. A la première discussion l'idée fausse reparaît, florissante; la comparaison inconsidérée s'impose; elle est commode.

Il y a cinq ans, au commencement de l'affaire, il y a deux ans, quand on pensa faussement que l'affaire était consommée, toutes les fois que la conversation des dreyfusards et des républicains revenait sur les instituteurs, il n'y avait qu'un cri et qu'une indignation: La première mesure à prendre, disait-on partout et sans aucune exception, la mesure indispensable, immédiate, sera de libérer les instituteurs; ils sont aujourd'hui à la nomination des préfets; il est inadmissible que des fonctionnaires appartenant au ministère de l'instruction publique, il est inadmissible que des universitaires soient responsables non pas devant leurs supérieurs hiérarchiques, non pas devant leurs inspecteurs, leurs maîtres et leurs amis, mais devant les agents du ministère de l'intérieur.—Telle était alors l'indignation de tous. L'amnistie passa.

On sait ce qui est advenu. Il est advenu la circulaire de M. Combes, la première, celle où pour la première fois un chef du gouvernement, un président du conseil des ministres, un ministre de l'intérieur a osé parler officiellement des faveurs gouvernementales, celle qui officiellement a étendu à tous les fonctionnaires de la République la pratique désastreuse du dossier politique, cette circulaire contre laquelle presque tout le monde s'est tu, qui fut à ma connaissance la première violation solennelle de la charte civique instituée par la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, et contre qui la Ligue française pour la Défense des Droits de l'Homme et du Citoyen ne s'est pas sérieusement émue,—je ne parle pas des sections qui ont approuvé,—cette circulaire qui soumettait aux préfets tous les fonctionnaires du territoire, qui soumettait au ministère de l'intérieur tous les ministères de la République; loin de libérer les instituteurs, c'est l'ancien asservissement des instituteurs que l'on a étendu à tous les fonctionnaires. Ce n'est pas vers l'indépendance et l'inamovibilité du magistrat que l'on tend, mais vers l'asservissement et l'amovibilité du fonctionnaire.

Je n'ai rien contre M. Combes. Quand il fut question de lui pour former un ministère, ses amis disaient: Il a été tout à fait nul comme ministre de l'instruction publique; mais, vous verrez, il fera un excellent président du conseil. Jaurès nous expliquait dans son journal qu'avec une Chambre aussi bien faite, après d'aussi bonnes élections, avec une majorité aussi assise, on n'avait pas besoin de quelqu'un de très fort pour gouverner. Je ne me rappelle pas si même il ne nous expliqua pas que quelqu'un de pas très fort valait mieux.

On exagérait. M. Combes n'avait pas été nul comme ministre de l'instruction publique. Des personnes renseignées assurent qu'il est intelligent. Gauche et maladroit, la main lourde au commencement de son ministère, il est rapidement devenu spirituel, aisé; il s'est révélé fort honnête orateur; il tient bien la tribune; il a de vives et bonnes reparties. Tout le monde s'accorde à répéter que c'est un vieil honnête homme; et je sais qu'en politique cela est rare et précieux.

Je n'ai rien contre M. Combes. Il a courageusement assumé une tâche écrasante. Cette tâche écrasante, ce n'est pas de combattre l'Église. Vaincre l'Église serait une tâche écrasante. Combattre l'Église est cette année en France plus facile que de ne rien faire. Un gouvernement qui ne fait rien et qui ne combat pas l'Église tombe. Un gouvernement qui ne fait rien et qui combat l'Église tient.

La tâche écrasante que M. Combes a courageusement assumée, la tâche pour laquelle il a droit à toute l'indulgence des bons citoyens, c'est de constituer un gouvernement, et par suite un peu une administration avec des éléments empruntés aux partis radicaux.

Nous n'avons rien contre M. Combes. Il a beaucoup acquis de doigté depuis qu'il exerce le gouvernement. Et je n'omets pas de distinguer entre les deux couches, entre les deux générations de radicaux. Les républicains, radicaux et opportunistes, qui ont l'âge de M. Combes ont fondé la République. Cela ne s'est pas fait tout seul. Rien ne se fait tout seul. Et forcément il en reste quelque valeur aux hommes de ce temps-là. Non je ne confonds pas les radicaux de quarante, cinquante ou soixante ans avec cette multitude pressée de jeunes radicaux,—jeunes gens de vingt à trente ans,—qui de partout se poussent à l'occupation des places.

Tout ce que nous avons déclaré, mais je maintiens cette déclaration, c'est que nous refusions de nous engager, que nous refusions d'engager notre responsabilité dans la politique improprement nommée anticléricale des radicaux de gouvernement, parce qu'elle était injuste, et parce qu'elle était vaine. Qu'elle fût injuste, c'est ce que j'espère pouvoir montrer quelque jour, et je demande que l'on me fasse crédit jusque-là. Qu'elle soit vaine, c'est ce que l'on commence à reconnaître un peu partout. Ceux mêmes qui voulaient nous entraîner dans la compagnie de cette majorité commencent à se demander ce qui se prépare. Jaurès et Pressensé dans leurs journaux commencent à s'apercevoir que les partis radicaux ne sont pas solides. Jaurès parle de défaillance et pense de trahison. Cette majorité qui devait tout bouffer,—style approprié,—se rompt devant les bouilleurs de cru et vient de porter M. Doumer à la présidence de la commission du budget.

Nous n'avons jamais rien dit que cela. Mais nous l'avons dit à temps.

Si avant peu le ministère de M. Combes devient formellement un antiministère Doumer, un ministère de la paix contre le ministère de la guerre, à cet égard, et dans cette mesure, nous serons, autant que nous le pourrons, ses plus fermes soutiens.

Il ne faut pas que l'instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement; il convient qu'il y soit le représentant de l'humanité; ce n'est pas un président du conseil, si considérable que soit un président du conseil, ce n'est pas une majorité qu'il faut que l'instituteur dans la commune représente: il est le représentant né de personnages moins transitoires, il est le seul et l'inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent l'humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. C'est pour cela qu'il ne peut pas assumer la représentation de la politique, parce qu'il ne peut pas cumuler les deux représentations.

Mais pour cela, et nous devons avoir le courage de le répéter aux instituteurs, il est indispensable qu'ils se cultivent eux-mêmes; il ne s'agit pas d'enseigner à tort et à travers; il faut savoir ce que l'on enseigne, c'est-à-dire qu'il faut avoir commencé par s'enseigner soi-même; les hommes les plus éminents ne cessent pas de se cultiver, ou plutôt les hommes les plus éminents sont ceux qui n'ont pas cessé, qui ne cessent pas de se cultiver, de travailler; on n'a rien sans peine, et la vie est un perpétuel travail. Afin de s'assurer la clientèle des instituteurs, on leur a trop laissé croire que l'enseignement se conférait. L'enseignement ne se confère pas: il se travaille, et se communique. On les a inondés de catéchismes républicains, de bréviaires laïques, de formulaires. C'était avantageux pour les auteurs de ces volumes, et pour les maisons d'édition. Mais ce n'est pas en récitant des bréviaires qu'un homme se forme, c'est en lisant, en regardant, en écoutant. Qu'on lise Rabelais ou Calvin, Molière ou Montaigne, Racine ou Descartes, Pascal ou Corneille, Rousseau ou Voltaire, Vigny ou Lamartine, c'est en lisant qu'un homme se forme, et non pas en récitant des manuels. Et c'est, aussi, en travaillant, modestement.


LES RÉCENTES ŒUVRES DE ZOLA


LES RÉCENTES ŒUVRES DE ZOLA

Je retiens parmi les récentes œuvres de Zola:

Sa Lettre au Président de la République, publiée dans l'Aurore le jeudi 13 janvier 1898, après qu'un Conseil de guerre eut acquitté Esterhazy; sa Lettre à Monsieur le Ministre de la Guerre, publiée dans l'Aurore du 22 janvier 1898, après que le ministère eut engagé des poursuites restreintes;

Son roman Fécondité, le premier des Quatre Évangiles, écrit dans l'exil en Angleterre, d'août 1898 à mai 1899, publié en feuilleton dans l'Aurore, du lundi 15 mai au mercredi 4 octobre 1899, et récemment paru en un volume chez Fasquelle;

Son article de rentrée, Justice, publié dans l'Aurore du lundi 5 juin 1899;

Son article après l'arrêt de Rennes, Le Cinquième Acte, publié dans l'Aurore du mardi 12 septembre;

Et enfin, après la grâce présidentielle, sa Lettre à Madame Alfred Dreyfus, publiée dans l'Aurore du vendredi 22.

Le Conseil de guerre, qui s'était réuni le 10, acquitta Esterhazy le 11 janvier. Ce fut un rude coup porté à la justice. Plusieurs se demandèrent si la justification de l'innocent serait jamais réalisée. Zola ne bougea pas: «Mais puisque nous avons raison!» répétait-il assis dans les bureaux de l'Aurore. Il écrivit le lendemain sa Lettre au Président de la République. Elle parut le surlendemain jeudi matin. Ce fut la révélation du protagoniste. Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent l'Aurore, coururent avec l'Aurore en gros paquets sous le bras, distribuèrent l'Aurore aux acheteurs empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner.

Pendant plusieurs jours il y eut comme une oscillation de Paris. J'allai voir Émile Zola, non par curiosité vaine. Je le trouvai dans son hôtel, rue de Bruxelles, 21 bis, dans sa maison de bourgeois cossu, de grand bourgeois honnête. Je ne l'avais jamais vu. L'heure était redoutable et je voulais avoir, de l'homme qui prenait l'affaire sur son dos, cette impression du face à face que rien ne peut remplacer. L'homme que je trouvai n'était pas un bourgeois, mais un paysan noir, vieilli, gris, aux traits tirés, et retirés vers le dedans, un laboureur de livres, un aligneur de sillons, un solide, un robuste, un entêté, aux épaules rondes et fortes comme une voûte romaine, assez petit et peu volumineux, comme les paysans du Centre. C'était un paysan qui était sorti de sa maison parce qu'il avait entendu passer le coche. Il avait des paysans ce que sans doute ils ont de plus beau, cet air égal, cette égalité plus invincible que la perpétuité de la terre. Il était trapu. Il était fatigué. Il avait une assurance coutumière, commode. Son assurance lui était familière. Il avait une impuissance admirable à s'étonner de ce qu'il faisait, une extraordinaire fraîcheur à s'étonner de ce que l'on faisait de laid, de mal, de sale. Il trouvait tout à fait ordinaire tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il venait de faire, tout ce qu'il ferait. «Rien», dit Pascal, «n'est plus commun que les bonnes choses: il n'est question que de les discerner; et il est certain qu'elles sont toutes naturelles et à notre portée, et même connues de tout le monde.»[5]

Il me dit la tristesse qu'il avait de l'abandon où les socialistes laissaient les rares défenseurs de la justice. Il pensait à la plupart des députés, des journalistes, des chefs socialistes. Il ne connaissait guère qu'eux. Je lui répondis que ceux qui l'abandonnaient ne représentaient nullement le socialisme.—«J'ai reçu», me dit-il, «beaucoup de lettres d'ouvriers de Paris, une lettre qui m'est allée au cœur. Les ouvriers sont bons. Qu'est-ce qu'on leur a donc fait boire pour les rendre ainsi? Je ne reconnais plus mon Paris.»

Je ne l'ai plus revu. Mais je l'ai retrouvé dans ses actes et dans ses œuvres.

Cette Lettre au Président de la République ne fit scandale que parce que le public ne savait rien. A présent que nous sommes renseignés, c'est une surprise de la relire. Elle n'est pas scandaleuse. Elle est profondément révolutionnaire. Mais elle est modeste, et même un peu humble. Zola lui-même l'a fort bien jugée à son retour: «Et voilà que ma pauvre Lettre n'est plus au point, apparaît comme tout à fait enfantine, une simple berquinade, une invention de romancier timide, à côté de la superbe et farouche réalité.»[6]

Je ne veux retenir ici de cette Lettre que sa belle ordonnance classique et sa belle écriture. Zola, dès le commencement de l'Affaire, avait pris parti. Mais ses articles du Figaro, ses lettres surtout, sa Lettre à la Jeunesse et sa Lettre à la France comportaient de telles ponctuations et de telles métaphores que l'on pouvait se demander si la pensée en était toujours parfaitement ferme. Ces hésitations de la phrase et du langage figuré n'étaient que les premiers balbutiements non apprêtés d'une indignation qui éclate. Mais en face du crime évident et continué l'indignation se raffermit singulièrement. Le début de la Lettre au Président de la République est encore un peu gêné. La conclusion est sans aucun doute un des plus beaux monuments littéraires que nous ayons, et je me permets d'y insister.

Je ne connais rien, même dans les Châtiments, qui soit aussi beau que cette architecture d'accusations, que ces J'accuse alignés comme des strophes. C'était de la belle prophétie, puisque la prophétie humaine ne consiste pas à imaginer un futur, mais à se représenter le futur comme s'il était déjà le présent. C'était d'une belle ordonnance classique, d'un beau rythme classique, et l'auteur fut encore plus fidèle à ce rythme en écrivant, quelques jours après, sa Lettre à Monsieur le Ministre de la Guerre.

Cette ordonnance classique ne consiste pas, comme Hugo se l'est sans doute imaginé, à introduire dans le discours des répétitions artificielles. Au contraire elle consiste à ne pas introduire dans le discours des variations artificielles, à dire toujours la même chose, quand c'est toujours la même chose. Ainsi entendue, l'ordonnance classique est un effet de la sincérité. Je crois bien que la sincérité est le caractère le plus profond de Zola. Son entière sincérité est le fondement même de sa toujours jeune naïveté.

M. Gustave Kahn[7] a fort heureusement comparé le «principat d'ordre moral, plus encore que littéraire» qu'Émile Zola exerce parmi nous au principat «qu'avait exercé Hugo à la fin de sa vie». Ce principat est à peu près le même en effet. Mais il n'est pas le même en esprit. Les actes et les paroles de Hugo laissent une impression ou une arrière-impression perpétuelle de formidable insincérité. Les extraits des dernières Choses vues que nous avons lus dans les périodiques ne sont pas pour effacer cette impression. Le principat de Hugo était, en outre, autoritaire. Le principat libre d'Émile Zola est fondé surtout sur sa formidable sincérité. C'est parce qu'il est sincère, parce qu'il se sent sincère, que Zola se croit réaliste, qu'il est à l'aise dans ses actes, un peu gêné dans ses œuvres, et qu'il fut ce que Hugo ne fut jamais, un protagoniste.

Ces mêmes qualités nourrissent le roman, le poème de Fécondité.

Le premier des Quatre Évangiles, le saint Évangile de Notre-Seigneur-Jésus-Christ selon saint Matthieu, commence par le Livre de la génération de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham:

«Abraham engendra Isaac. Isaac engendra Jacob. Et Jacob engendra Judas et ses frères.

«Et Judas engendra de Thamar Pharès et Zara. Et Pharès engendra Esron. Et Esron engendra Aram...» Ceci aussi est du classique.

Fécondité est le livre de la génération de Mathieu. Pierre Froment, le Pierre Froment de Lourdes, de Rome et de Paris, «avait eu de sa femme Marie quatre fils, Jean l'aîné, puis Mathieu, Marc et Luc».[8]

Nous avons lu Fécondité en feuilletons dans l'Aurore. Par une harmonie merveilleuse, comme l'auteur avait écrit au loin, s'interrompant pour lire les journaux de France, ainsi nous avons lu au loin, nous interrompant pour lire les nouvelles de Rennes. Et, sans vouloir en faire un moyen d'art, les ajournements successifs du feuilleton donnèrent aux recommencements successifs du roman une singulière perspective, agrandie encore par l'importance des événements réels intercalaires. Quand nous arrivâmes à la fin, il y avait vraiment de très longs jours et de très longues années que Mathieu Froment s'était installé avec sa femme dans le petit pavillon à la lisière des bois.

De jour en jour attendant la suite au lendemain, nous donnions cours aussi au secret espoir que nous avions formé, que Mathieu deviendrait socialiste, que ce livre serait l'évangile du socialisme. Car nous n'éprouvons aucune fausse honte à constater le socialisme partout où il est en réalité, à le demander, sous son nom, partout où il doit être. Plusieurs descriptions des misères industrielles nous encouragèrent dans notre espoir. Nous fûmes finalement déçus.

Tout au commencement du livre, Mathieu est pauvre. Cela est si fortement établi que la mémoire de cette pauvreté traverse tout le roman jusqu'à la fin, masque les fortunes, et fait équilibre à la possession des richesses. Il n'y a là qu'un artifice, employé sincèrement, mais nullement probant. La pauvreté a toutes les vertus, moins une: celle de donner droit à la possession de la richesse. Mathieu et sa race finissent par exercer le droit d'us et d'abus sur un nombre incalculable de moyens de production.

Zola n'a pas manqué de sentir la difficulté. S'il ne l'avait pas sentie de lui-même, Sully-Prudhomme[9] la lui aurait enseignée:

Du plus aveugle instinct je me veux rendre maître,

Hélas! non par vertu, mais par compassion;

Dans l'invisible essaim des condamnés à naître,

Je fais grâce à celui dont je sens l'aiguillon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L'homme à qui son pain blanc maudit des populaces

Pèse comme un remords des misères d'autrui,

A l'inégal banquet où se serrent les places,

N'élargira jamais la sienne autour de lui!

Selon que l'on résout ou non cette difficulté, on est ou on n'est pas socialiste. Sully-Prudhomme ne l'a pas résolue, mais supprimée par l'artifice de la stérilité. Zola ne l'a pas résolue, mais tournée par l'artifice du premier occupant et de la déshérence.

On répond facilement à Sully-Prudhomme: «Il ne s'agit pas seulement d'élargir sa place à l'inégal banquet. Il s'agit aussi d'élargir sa place au travail, provisoirement inégal. Et si les nouveaux travailleurs produisent assez pour élargir le banquet lui-même, il n'y a plus aucun inconvénient à ce qu'ils occupent à ce banquet non des places empiétées, mais des places nouvelles. Que si les nouveaux travailleurs produisent plus qu'ils ne consomment, c'est tout avantage pour la cité.»

J'abandonne ici cette comparaison du banquet, toujours un peu lourde et un peu inexacte. Je dis: «Si nos enfants ne produisent pas, comme ils consommeront quand même, ils seront des parasites: mieux vaut n'en pas avoir. Si nos enfants produisent, et consomment une égale valeur, ils deviennent socialement indifférents. Si nos enfants produisent, et consomment un peu moins, s'ils produisent beaucoup et ne consomment guère, ils enrichiront le domaine commun de l'humanité.» Je donne ce raisonnement pour ce qu'il vaut: il est provisoirement, grossièrement, moyennement exact.

Si l'on admet ce raisonnement provisoire, la difficulté redoutable apparaît: l'enfantement ne se justifie socialement que par ce que les enfants seront dans la cité. Or on est rigoureusement assuré que les enfants demanderont à la cité les moyens de leur éducation, mais on ne sait pas quel travail les enfants donneront à la cité. Il y a là évidemment un crédit accordé par la cité aux générations naissantes et croissantes.

Zola n'a pas voulu, pour ainsi dire, que ce crédit fût demandé. Il n'a pas voulu que les fils de Mathieu dussent rien à la société. Mathieu ne demande rien à personne. Mathieu ne prend rien à personne. Mathieu fait pousser les moissons les plus luxuriantes dans les territoires de chasse abandonnés jusqu'à lui. «On n'avait qu'à faire comme lui, à créer les subsistances nécessaires, chaque fois qu'on mettait un enfant au monde; et il aurait montré Chantebled, son œuvre, le blé poussant sous le soleil, à mesure que poussaient les hommes. Certes, on n'accuserait pas ses enfants d'être venus manger la part des autres, puisque chacun d'eux était né avec son pain.»[10] Nicolas, fils de Mathieu, fait pousser des moissons plus débordantes encore, non plus seulement dans les pays incultes, mais dans des pays incivilisés, aux plaines infinies du Soudan. Mathieu continue à vivre en paysan. Nicolas court avec une audace folle et froide les risques lointains de coloniser. Cela masque l'usurpation; cela ne fait que la masquer. Marianne enfante une race de bourgeois.

Aussi longtemps que Mathieu fait sa terre et sa ferme avec ses bras, le roman peut sembler invraisemblable, il énonce un travail légitime, une production légitime, une vie légitime. Aussitôt que Mathieu réalise des bénéfices sur le travail de ses serviteurs et de ses servantes,—et cela ne manque pas d'arriver, bien que le roman soit à peu près muet là-dessus, puisque Mathieu achète une immense étendue de terres et fournit de l'argent pour acheter l'usine,—aussitôt que Mathieu devient un patron, tout ce travail devient illégitime, toute cette vie devient illégitime. On a beaucoup trop salué Fécondité comme un livre nouveau,[11] comme le livre d'une génération nouvelle, comme le Livre d'un âge nouveau. Laurent Tailhade salue cette «annonciation des temps futurs pour un monde nouveau».[12] Hélas non! Ce livre est un livre ancien, cet évangile est un livre conservateur, indifférent au salariat comme l'Évangile de Jésus fut indifférent à l'esclavage.

En admettant qu'il y ait un droit du premier occupant, le premier occupant n'a le droit d'occuper que sa part, il n'a pas le droit de préoccuper des plaines. Et surtout il ne peut y avoir droit du premier occupant que sur ce qui n'est pas occupé. Or cette race glorieusement envahissante occupe,—sans faire attention,—des biens qui ne sont nullement tombés en déshérence. Deux fils de Mathieu, successivement, envahissent l'usine, la maison initiale. Beauchêne, l'usinier, tombe en épaisse déliquescence. Alors les représentants de la santé s'emparent normalement de la richesse constituée par cette usine. Il ne leur vient pas un seul instant à la pensée que ce dont ils s'emparent n'était pas même à ce malheureux Beauchêne, qu'ils font l'usurpation d'une usurpation, la spoliation d'une spoliation, que tous les samedis soir, à l'heure de la paie, sous le gouvernement normal d'un Froment, les ouvriers sont aussi ponctuellement volés qu'ils étaient volés sous le gouvernement malade de Beauchêne. C'est pour n'avoir pas fait, au seuil de leur vie nouvelle, cette simple réflexion, que Mathieu et Marianne ont recommencé une ancienne humanité.

Mieux vaut sans doute une ancienne humanité saine qu'une ancienne humanité malade. Il n'en est pas moins vrai que cet Ambroise, qui dispose agréablement des surprises pour les fêtes villageoises, pour les noces de diamant, est un homme redoutable:

«La fortune d'Ambroise s'était décuplée en dix ans. A quarante-cinq ans à peine, il régnait sur le marché de Paris. La mort de l'oncle Du Hordel l'ayant fait héritier et seul maître de la maison de commission, il l'avait élargie par son esprit d'entreprise, l'avait transformée en un véritable comptoir universel, où passaient les marchandises du monde entier. Les frontières n'existaient pas pour lui, il s'enrichissait des dépouilles de la terre, il s'efforçait surtout de tirer des colonies toute la richesse prodigieuse qu'elles pouvaient donner, et cela avec une audace triomphante, une telle sûreté de coup d'œil, au loin, que ses campagnes les plus téméraires finissaient par des victoires. Ce négociant, dont l'activité féconde gagnait des batailles, devait fatalement manger les Séguin, oisifs, impuissants, frappés de stérilité. Et, dans la débâcle de leur fortune, dans la dispersion du ménage et de la famille, il s'était taillé sa part, il avait voulu l'hôtel de l'avenue d'Antin...»[13] «Maintenant, l'hôtel entier revivait, plus luxueux encore, empli l'hiver d'un bruit de fêtes, égayé du rire des quatre enfants, de l'éclat de cette fortune vivante que renouvelait sans cesse l'effort de la conquête.»[14] Je demande simplement quelle différence il y a entre cet Ambroise et un homme de proie. Je demande combien cet Ambroise a mangé d'hommes et de maisons avant d'aller fêter le Père et la Mère à Chantebled.

Il ne suffit pas, pour être un homme nouveau, de chanter le premier né des dieux. N'oublions pas que nous sommes athées. Nous ne sommes pas athées seulement du vrai Dieu, de Iahvèh, de Jésus, nous sommes athées aussi des faux dieux, des dieux hellènes. «On rêve», dit M. Laurent Tailhade,... «à l'invocation immortelle de Lucrèce proclamant Vénus Victorieuse, la Déesse qui peuple les mers chargées de nefs et les terres grosses de fruits.»... «Dans le roman de Zola, c'est aussi Vénus Victorieuse, Vénus Génitrice qui triomphe, reine des germes et de l'immortel espoir. Mais ce n'est pas le seul pullulement des êtres qu'elle suscite. La Bonté croît autour d'elle, comme une fleur sans seconde, fleur de l'humanité libre et reconquise à elle-même.»[15] Et encore: «C'est la bonne parole du travail, de la réconciliation finale et de la paix.»[16] Non! Il faut distinguer. Fécondité est un roman d'amour, mais non pas un livre de paix et de bonté.

Ne soyons pas plus païens que les païens. Le même Lucrèce, qui invoquait Vénus au commencement de son poème: «Déesse Vénus, mère des Enéades, volupté des hommes et des dieux...» continue assez vite, et assez bien: «Alors que la vie humaine gisait salement sous les yeux, écrasée sur terre sous la lourde religion, qui des régions du ciel montrait la tête, menaçante au-dessus des mortels par l'horreur de son aspect, pour la première fois un homme grec osa lever des yeux mortels encontre, et le premier s'asseoir encontre.» Je n'ai pas à concilier Lucrèce avec Lucrèce, mais au moins soyons comme cet homme grec. Levons nos regards humains vers les dieux. Ne croyons pas qu'il suffise de chanter l'hymne de l'amour universel: «Et, de même que, le soir de la conception, toute l'ardente nuit de printemps, avec son odeur, était entrée pour que la nature entière fût de l'étreinte féconde, de même aujourd'hui, à l'heure de la naissance, tout l'ardent soleil flambait là, faisant de la vie, chantant le poème de l'éternelle vie par l'éternel amour.»[17] «[Marianne] n'était point seule à nourrir, la sève d'avril gonflait les labours, agitait les bois d'un frisson, soulevait les herbes hautes où elle était noyée. Et, sous elle, du sein de la terre en continuel enfantement, elle sentait bien ce flot qui la gagnait, qui l'emplissait, qui lui redonnait du lait, à mesure que le lait ruisselait de sa gorge. Et c'était là le flot de lait coulant par le monde, le flot d'éternelle vie pour l'éternelle moisson des êtres. Et, dans la gaie journée de printemps, la campagne éclatante, chantante, odorante, en était baignée, toute triomphale de cette beauté de la mère qui, le sein libre sous le soleil, aux yeux du vaste horizon, allaitait son enfant.»[18] «De toutes parts, la vie féconde charriait les germes, créait, enfantait, nourrissait. Et, pour l'éternelle œuvre de vie, l'éternel fleuve de lait coulait par le monde.»[19] Jamais sans doute un hymne aussi éclatant ne fut chanté à la gloire de Vénus perpétuelle, et près de cette ardente prière le Sacre de la Femme semblera un excellent exercice de bonne rhétorique. Pourquoi faut-il que les enfants nourris de ce lait, qui au commencement de ce livre bondissaient innocemment parmi les jeunes feuillages, deviennent à la fin des hommes aussi durs. La mémoire de leur enfance lactée, l'enfance de leurs petits frères et sœurs et de leurs enfants ne suffit pas pour innocenter toute leur vie. Mathieu s'imagine un peu facilement que la religion de la vie suffit: «Des millions de nouveaux êtres pouvaient naître, la terre était grande, plus des deux tiers restaient à défricher, à ensemencer, il y avait là une fertilité sans fin pour notre humanité sans limites.»[20] Il adopte une théorie des révolutions qui est surtout vraie des jacqueries, qui ne sera sans doute pas vraie de la révolution sociale: «Est-ce que toutes les civilisations, tous les progrès ne s'étaient pas produits sous la poussée du nombre? Seule, l'imprévoyance des pauvres avait jeté les foules révolutionnaires à la conquête de la vérité, de la justice, du bonheur. Chaque jour encore, le torrent humain nécessiterait plus de bonté, plus d'équité, la logique répartition des richesses par de justes lois réglant le travail universel.»[21] Pourquoi faut-il que les Froment n'introduisent pas dans l'humanité des mœurs conformes à ces lois futures?

Levons nos regards humains vers les dieux du ciel. Vénus ne fut pas une déesse de paix, de bonté. Si Iahvèh fut un dieu jaloux, les dieux de l'Olympe étaient des dieux envieux. Les dieux d'en haut n'ont pas toujours aimé la fécondité humaine. La morne Niobé ne s'enorgueillit pas un long temps de ses sept filles et de ses sept fils.

Fécondité n'est pas un livre de charité. Si la maison des Froment grandit aussi rapidement, c'est en partie parce que ni Mathieu ni les siens ne laissent filtrer leurs forces dans les fissures de la charité. Il ne faut pas se laisser abuser par plusieurs démarches qu'il fait. Le nombre des personnes qu'il essaie de sauver, assez maladroitement, est infime, si on le compare à sa puissance grandissante. L'effort qu'il donne pour sauver les périclitants est infime, si on le compare à l'effort qu'il donne pour fonder sa race. Or il est permis de dire que la charité est impuissante, quand on l'a essayée sérieusement; il est permis de déclarer que tous les efforts donnés à la charité sont vains, sont perdus, mais à une condition: c'est que de la charité abandonnée on monte à une action plus efficace, à la solidarité, mais non pas que l'on redescende à la bourgeoise acquisition des richesses. Quand un bourgeois qui monte s'arrête à la charité, il s'arrête beaucoup trop tôt. Mais cela vaut assurément beaucoup mieux que de rester bourgeois simplement. Fécondité n'est pas un livre de bonté, d'humanité.

Fécondité n'est pas un livre de paix. Je prie qu'on le relise et que l'on n'oublie pas de voir cette guerre incessante. Ne nous laissons pas séduire à un nouvel artifice employé sincèrement. Zola donne aux Froment, à quelques exceptions près, une victoire si facile, si écrasante, si abondante, que la pensée du lecteur ne s'attache pas à la considération de la bataille. Mais les guerres victorieuses n'en sont pas moins des guerres. Les invasions faciles n'en sont pas moins des envahissements. Les oppressions aisées n'en sont pas moins des étouffements, des écrasements.

Fécondité est le livre de la guerre. Parce qu'ils possèdent les biens de ce monde à titre de propriétaires individuels, tous ces Froment sont des hommes de guerre et non pas des hommes de paix. Ces enfants dont nous admirions la parfaite communauté de vie, quand ils sont mis hors de page, commencent des possessions individuelles, des vies individuelles. De l'abondance du lait commun, de la nourriture qu'ils semblaient partager communément avec la vie universelle, avec le monde en nourriture, voici qu'ils redescendent bourgeoisement à l'individualité de leurs nouvelles familles. Ces enfants partageaient avec les blés et l'herbe. Ces hommes ne partagent plus même avec les autres hommes. Ils prennent la part des autres hommes. Ils prennent la part des autres Froment. Voici qu'ils dossèdent séparément et, bien entendu, qu'ils se chamaillent. Fécondité est si peu un livre de paix que les Froment ont déjà des guerres intérieures, des guerres civiles. Celui qui est meunier, Grégoire, fait la guerre à Gervais, celui qui est fermier. «Grégoire était, en affaires, d'une rudesse d'homme sanguin, qui s'entêtait à ne jamais rien lâcher de son droit.»[22] Marianne, au déclin de sa vie, est malade d'âme et court le danger de mort par la tristesse de cette guerre intestine. Je demande s'il n'y a pas des mères qui meurent tout à fait quand Grégoire exerce, en affaires, sa rudesse d'homme sanguin contre des nommes qui ne sont pas des Froment.

Que l'on y fasse attention: dans cette aventure de la ferme et du moulin, c'est la guerre qui est naturelle, et c'est la réconciliation qui est artificielle. De la possession, de la propriété individuelle des moyens de production, ce qui sort naturellement, c'est la guerre des possesseurs, des propriétaires. Ceux-ci peuvent se réconcilier dans un commun amour filial. Cette communauté des sentiments ne suffit pas. Elle n'est harmonieuse et durable que si elle se fonde sur la communauté des biens. Ces Froment vivent en bourgeois. Denis, succédant à l'usine à son frère Blaise assassiné, veut cependant que l'on prélève «sur les bénéfices une pension pour Charlotte, la veuve.»[23] Et l'auteur estime que c'est par une honnêteté délicate. Parmi les «cent cinquante-huit enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, sans compter quelques petits derniers-nés, ceux de la quatrième génération»[24] qui figurent uniformément au grand banquet des noces de diamant, il doit y avoir, si le livre est conforme aux réalités de la vie, sous l'apparente uniformité de la fête en commun, des riches et des pauvres. Et même avant, si l'avant-dernier des fils, Nicolas, quitte le Chantebled de la métropole et va fonder un Chantebled colonial, soudanais, ce n'est pas, remarquons-le bien, qu'il manque de place pour travailler, car la ferme est grande, l'usine est grande, la maison d'Ambroise est grande: c'est qu'il manque de place pour fonder, pour commander, pour être à son tour un patriarche, un chef de dynastie. «Ses frères, ses sœurs, avant que son tour fût venu, avaient déjà pris toutes les terres environnantes, à ce point qu'il étouffait, menacé de famine, en quête du large champ rêvé, qu'il cultiverait, où il moissonnerait son pain.»[25] Or si un homme peut commander à des plaines illimitées, aucun homme ne peut labourer des plaines sans limites. C'est pour ne pas partager avec ses frères la terre labourable que Nicolas va chercher fortune au Soudan, qu'il va fonder au Soudan la deuxième dynastie. Les Froment ont soif de commander. Nicolas Froment a soif d'un commandement infini. La divine jouissance d'envahissement qu'il éprouve à satisfaire cette soif ne me fait pas oublier que les guerres coloniales sont les plus lâches des guerres, que le Soudan n'a jamais été une colonie de peuplement, qu'il ne le sera sans doute jamais, que toutes les fois que des fils de France ont tenté la conquête de ces plaines, c'est la luxuriance et la luxure de cette faune, de cette flore, de ce climat qui les a tués ou qui les a conquis. Les dangers fous que bravent Nicolas et Lisbeth ne les justifient pas, car les moyens ne justifient pas la fin. Je demande ce que c'est que cet officier blanc qui, dans le petit fort voisin, «commande à une douzaine de soldats indigènes».[26] La famille française est «forcée parfois de faire elle-même le coup de feu».[27] Des coups de fusil lointains sont tout de même des coups de fusil. Tirer un coup de fusil ailleurs qu'au stand est une opération grave.

Loin que Fécondité soit un livre d'humanité, de solidarité, c'est le livre de la conquête de l'humanité par les Froment. C'est, en un sens, le recommencement, beaucoup plus dangereux, parce qu'il paraît moral, de certaines histoires des Rougon-Macquart. C'est ici proprement la Fortune des Froment. Cela est masqué par le lyrisme et par un certain ton de fantaisie, mais cela n'en est pas moins réel:

«Mathieu, gaiement, donnait des ordres.

«En face de nous deux, là mettez son couvert... Il sera seul en face de nous, tel que l'ambassadeur d'un puissant empire.»[28] Mathieu se trompe: Dominique, le fils aîné de son fils Nicolas, est bien réellement l'ambassadeur d'un puissant Empire économique institué au Soudan. Et c'est cela qui m'épouvante.

Ces Froment pouvaient fonder une cité nouvelle. Mathieu n'a fondé qu'une patriarchie, c'est-à-dire la plus naturelle des monarchies, et la plus vénérable. Mais l'ancienne humanité a éprouvé bien des patriarchies sans y trouver le bonheur final et harmonieux. Cette malheureuse Rose s'amusait de «royal couple» et de «Majestés voisines».[29] Elle avait, hélas! beaucoup plus profondément raison qu'elle ne se l'imaginait.

Je demande ce que deviendront les Froment quand le Père et la Mère seront morts. S'ils ne font qu'une nation de plus parmi les nations, que m'importe? S'ils ne font qu'une jeune nation parmi les vieilles nations, que m'importe? Auront-ils des guerres civiles, auront-ils entre eux l'horreur des guerres fraternelles? Mais toutes les guerres ne sont-elles pas des guerres fraternelles? Et quand les Froment seront nombreux comme les Anglais, quand leur envahissement sera barré, feront-ils des expéditions pour passer le Vaal? Feront-ils eux-mêmes la guerre? La feront-ils faire à des mercenaires? Auront-ils des esclaves, comme ils ont des salariés? Tout cela finira-t-il par du nationalisme?

Telle fut la déception que l'Aurore nous apportait de jour en jour. Cette famille en qui nous avions mis nos espérances les plus chères tournait mal, sous nos yeux. Zola n'était pas devenu socialiste. Par quel mystère ce révolutionnaire admirablement ardent avait-il pu ne pas se fondre à son propre feu? Comment celui qui fut le protagoniste de la Justice dans une cause individuelle n'a-t-il pas reconnu que l'injustice universelle passait tous les jours? Comment a-t-il pu introduire l'injustice, l'injuste concurrence au plus profond d'un livre écrit en exil? Cela déçoit l'attente et passe l'entendement. Quand des socialistes ne sont pas révolutionnaires comme Zola, c'est une grande inconséquence. Mais quand un révolutionnaire comme Zola n'est pas socialiste, c'est une grande inutilité. La révolution n'étant que le moyen du socialisme, et celui-ci étant la fin, mieux vaut encore, socialement, un socialiste qui n'est pas révolutionnaire, qu'un révolutionnaire qui n'est pas socialiste du tout.

Ce qui accroissait la tristesse de la déception, c'était que nous reconnaissions dans ce roman, faisant valoir une cause évidemment mauvaise, les qualités de Zola que nous aimons. Nous avons retrouvé là cette ordonnance classique admirée dans la Lettre au Président de la République et dans la Lettre à Monsieur le Ministre de la Guerre. On a vu, non sans raison, des motifs conducteurs dans les admirables couplets:

«Et c'était toujours la grande œuvre, la bonne œuvre, l'œuvre de fécondité qui s'élargissait par la terre et par la femme, victorieuses de la destruction, créant des subsistances à chaque enfant nouveau, aimant, voulant, luttant, travaillant dans la souffrance, allant sans cesse à plus de vie, à plus d'espoir.»[30]

Je consens que ce soient des motifs conducteurs pourvu que cette expression n'implique l'idée d'aucun artifice de style, mais corresponde seulement au rythme profond qui secoue toute l'œuvre. Ici encore si de distance en distance l'auteur nous redonne les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes stances, les mêmes élans, c'est parce que la vie elle-même a ces mêmes recommencements. Ce n'est pas que le «bon Homère... sommeille parfois.»[31] C'est toujours la sincérité classique. Zola dit la même chose non pas toujours, mais, exactement, toutes les fois que c'est la même chose. Il a raison de ne pas fausser son œuvre. Il ne satisfait pas à la vanité de la faire partout quand même intéressante, au sens habituel du mot. Il est impassible comme la nature, patient comme elle, et, pour qui ne sait pas, ennuyeux comme elle. Plusieurs, ayant commencé le poème, se sont ennuyés de ces recommencements. J'ai peur que ceux-là ne s'ennuient aussi des inévitables recommencements de la vie. «Deux ans se passèrent.»

Profondément sincère à cet égard comme à tous les égards, l'œuvre n'est pas entièrement ni exactement réaliste. Il y a plusieurs maladresses. Au commencement du roman, Mathieu doit «passer chez le propriétaire lui dire qu'il pleut dans la chambre des enfants».[32] Quand il est rentré le soir, après une journée de laideurs et de tentation, il se plaint: «Ça n'empêche pas que nous sommes ici dans une masure, et que, s'il pleuvait encore cette nuit, les enfants seraient mouillés.»[33] Ceci est maladroit, inexact. Chez les pauvres gens la distinction entre la chambre des parents et la chambre des enfants n'est nullement capitale, comme chez les riches. En attendant que la réparation soit faite, le papa et la maman n'ont qu'à transporter dans leur chambre les lits des petits. Mathieu, suivant comme il fait le protocole du locataire, n'est ni vraiment père, ni vraiment révolutionnaire, ni vraiment pauvre. Marianne laisse à la maison ses quatre enfants endormis pour aller le soir, très tard, au devant de Mathieu. Naturellement la vieille servante, Zoé, s'endort avec les enfants sur qui elle doit veiller.[34] Ou cela n'est pas vrai, ou cela n'est pas bien. Je crois surtout que cela n'est pas vrai. Marianne, si nous en croyons Zola, vaut beaucoup mieux. Mathieu aussi, du moins je l'espère, vaut mieux que de choisir pour un amour efficace un soir de maladie morale, de laideur et de crise mauvaise.[35] Le livre manque ici de cette raideur droite et de cette moralité ridicule, impudente, sans laquelle on ne fera rien de nouveau. Mathieu manque notablement[36] du ridicule indispensable, en morale, à sa fonction paternelle, en art à sa situation de caractère, de type, de représentant poétique.

Toute l'économie domestique du livre est fondée sur ce que Mathieu achète à vil prix à Séguin des terrains qui n'ont pour Séguin qu'une valeur de chasse et qui auront bientôt pour Mathieu une valeur de culture. Cela est faux en économie politique. Il est faux que Mathieu achète les chasses au prix qu'elles ont pour Séguin, selon une loi qui serait la loi de l'offre seule, comme il serait faux que Mathieu achetât les cultures au prix qu'elles auront pour lui, selon une loi qui serait la loi de la seule demande. Mathieu passe avec Séguin des contrats bourgeois, régis par la double loi de l'offre et de la demande. En bonne économie bourgeoise, et en bonne psychologie bourgeoise, le propriétaire ancien doit justement profiter de ce que le nouveau propriétaire a de plus en plus le désir et le besoin de nouveaux morceaux pour faire monter de plus en plus ses prix. Commercialement, les territoires de chasse non achetés encore prennent de la valeur, comme on dit, parce qu'ils sont contigus aux labours de la ferme et parce que le fermier veut y mettre la charrue. Cela n'a aucun sens. Mais cela est de la réalité bourgeoise. Or Séguin est un bourgeois, Mathieu est un bourgeois. Justement parce que Séguin a des besoins d'argent croissants, il doit faire chanter Mathieu. La théorie des mitoyennetés, des contiguïtés et des enclaves est l'a, b, c du propriétaire terrien. Séguin est un chasseur, un propriétaire terrien, et il n'est pas une bête. Pourquoi n'exerce-t-il pas l'inévitable chantage, le chantage qu'exerce, en un sens, le vieux meunier Lepailleur?

Cette inconséquence économique et psychologique tient sans doute pour une part à la conception même que l'auteur a de la psychologie. Zola excelle à nous décrire et à nous conter le malheur et le mal. Il excelle presque autant à nous décrire et à nous conter le bonheur et le bien. Mais presque partout dans son œuvre le bien et le mal, tous les genres du mal et tous les genres du bien sont juxtaposés. Or ce qu'il y a de redoutable dans la réalité de la vie, ce n'est pas la constante juxtaposition du bien et du mal: c'est leur interpénétration, c'est leur mutuelle incorporation, leur nourriture mutuelle, et, parfois, leur étrange, leur mystérieuse parenté. La psychologie de Zola est évidemment contemporaine des théories qui voulaient expliquer toute l'âme et tout l'esprit par l'association des idées. Elle ignore les théories récentes, ou plutôt les constatations récentes, qui ont laissé voir combien ces anciennes hypothèses étaient grossières encore.[37] C'est pour cela que les volitions sont souvent si grossières dans les œuvres de Zola. Elles ne sont pas vraiment des volitions, les volitions de personnes humaines qui veulent, mais trop souvent comme des déclanchements, comme des remplacements: à un état d'esprit donné succède brusquement un nouvel état d'esprit étranger au premier. Déjà dans Paris le plus épouvantable combat de conscience avait fini par un coup de brique mal asséné:

«Et, suffoquant, tremblant de rage, Guillaume avait saisi Pierre, lui écrasait les côtes de ses muscles solides.

«... Déjà, la brique s'abattait. Mais les deux poings durent dévier, elle ne lui effleura qu'une épaule et il tomba, dans l'ombre, sur les genoux.»[38]

Ce coup de brique opère vraiment le déclanchement final de Paris. Dans Fécondité, c'est un embarras de voitures qui résout facilement une crise de passion bien mal engagée: «... brusquement, une autre image se dressa».[39] Il était temps.

Je ne nie pas qu'il n'y ait une assez grande quantité de personnes dont la psychologie soit aussi grossière et pour ainsi dire aussi mécanique. Mais ces personnes sont accidentelles. On peut les choisir comme sujets d'un roman épisodique, ou bien comme les comparses d'une action essentielle, mais non pas en faire les personnages d'un roman essentiel, d'un poème, d'une épopée comme Fécondité, comme la plupart des œuvres du poète Zola. Ou bien Mathieu n'est pas un caractère, et alors il est tout à fait vrai si l'on veut. Ou bien il est un caractère, un type, et alors il n'est pas tout à fait vrai, tout à fait réussi. Ce serait diminuer la pensée de Zola, le sens, la valeur, la portée de l'œuvre, que de s'en tenir à la première hypothèse. Non. Fécondité n'est pas une œuvre moyenne absolument réussie, mais une œuvre supérieure contestable à beaucoup d'égards et qui laisse beaucoup de tristesse.

De même on ne saurait nous demander d'accorder, comme un postulat indispensable, le facile accroissement de Mathieu. A ceux qui nous diraient: «Laissons cela, laissons ces misères: accordons cette fortune à laquelle nous devons un si beau poème», il convient de répondre non. Fécondité n'est pas seulement un beau poème que l'on admire. C'est évidemment aussi, dans la pensée de l'auteur, un livre d'enseignement. C'est un poème d'enseignement, c'est-à-dire, au beau sens de ce mot si mal employé communément, un poème didactique. Si nous consentons à en altérer la forme, à en diminuer le sens, nous n'avons plus qu'à l'admirer sans aucune réserve. Mais ce serait là une véritable trahison. A une telle œuvre de sincérité, nous devons sincèrement la vérité entière. Nous devons lui restituer tout son sens, toute sa valeur, et, dès lors, faire toutes les réserves que nous avons faites.

Paul Brulat compare[40] Zola lui-même à Mathieu: «Le bon Mathieu, c'est Zola lui-même dont le cerveau créateur a mis au monde plus de trois cents personnages, une arche immense où s'exaltent d'une formidable intensité de vie: hommes, femmes, enfants, bêtes et plantes.» J'avoue que cette postérité de Zola ne me laisse pas moins inquiet que la race née de Mathieu.

La fortune littéraire, politique et sociale de Zola fut singulière. Sa sincérité même et une optique propre le conduisirent dans toutes ses premières œuvres et dans beaucoup des suivantes à nous montrer surtout les nombreuses laideurs de l'humanité. Je crois que l'enseignement donné par ces livres fut déplorable, comme est déplorable encore aujourd'hui l'enseignement donné par les images antialcooliques. Ce n'est point par l'horreur du laid mais par l'attrait du beau que nous devons enseigner le beau. Le beau doit ignorer le laid comme le Dieu d'Aristote ignorait le monde imparfait. Il est malsain que les enfants emportent et gardent dans leur mémoire l'image laide des ilotes ivres. Il est malsain que les enfants qui passent rue Soufflot gardent dans leur mémoire les images d'ivrognerie que la maison Delagrave exposait derrière les barreaux de ses vitrines. Les images de la laideur sont laides. Les images de la laideur sont, en un sens, plus redoutables que la laideur même, étant pour ainsi dire authentiquées par ce que l'image dessinée ou l'image écrite a de définitif, d'officiel. En ce sens un ivrogne représenté sur un tableau scolaire enlaidit plus gravement la mémoire et l'imagination des enfants qu'un ivrogne rencontré dans la rue. De même la plupart des anciens personnages de Zola sont d'une fréquentation très pernicieuse.

Le malheur fut, si nous en croyons les indications données au verso du faux-titre de Fécondité, que cette fréquentation devint très nombreuse.[41] Le romancier se fit ainsi une clientèle considérable, puissante, mélangée. Comme il était fécond il donna un très grand nombre d'images à un très grand nombre de mémoires individuelles. Ainsi que ce médecin de petite ville dont parle Santerre,[42] il a donné, sans l'avoir voulu, ayant voulu sans doute le contraire, un très grand nombre de très pernicieux enseignements.

Ayant acquis par son enseignement mélangé la notoriété puis la gloire littéraire, Zola mit brusquement, et dans des circonstances inoubliables, toute sa gloire et toute sa personne et toute sa force révolutionnaire et toute sa force de vérité, toute sa force de sincérité au service de la justice et de la vérité en danger. Alors il se produisit un phénomène extraordinaire et peut-être sans exemple dans l'histoire. Zola changea brusquement de clientèle, ou plutôt il quitta une puissante clientèle de lecteurs pour une ardente compagnie d'hommes libres. Un très grand nombre de jeunes gens qui avaient lu passionnément les premières œuvres de Zola sont devenus de solides antisémites. La plupart des jeunes littérateurs qui se faisaient gloire de ne pas le considérer comme un maître l'ont accompagné ardemment dans la bataille civique. Tous les braves gens qui déploraient l'enseignement de ses livres sont devenus ses hommes. Ceux qui avaient conservé quelques doutes les ont vu disparaître alors. La Lettre au Président de la République a évidemment reçu son retentissement de l'œuvre précédente. Mais inversement elle a brusquement éclairé toute l'œuvre précédente; elle en a garanti la brutale sincérité. C'est à ce moment-là qu'une foule s'en est allée, qu'une armée est venue. En définitive le cercle de ceux qui ont combattu avec Zola n'avait pas beaucoup d'hommes communs avec le cercle de ceux qui, habituellement, lisaient Zola.

Les nombres indiqués dans Travail, au verso du faux titre, dans mon exemplaire, qui appartient lui-même au 42me mille, sont les suivants:

La Débâcle202.000exemplaires.
Nana193.000
Lourdes149.000
L'Assommoir142.000
La Terre129.000
Germinal110.000
Le Rêve110.000
Rome100.000
La Bête humaine99.000
Une Page d'amour94.000
Pot-Bouille92.000
Le Docteur Pascal90.000
Paris88.000
L'Argent86.000
Au Bonheur des Dames72.000
L'Œuvre60.000
La Joie de vivre54.000
La Faute de l'abbé Mouret52.000
La Curée47.000
Le Ventre de Paris43.000
La Fortune des Rougon35.000
La Conquête de Plassans33.000
Son Excellence Eugène Rougon32.000

Il est intéressant de confronter ce recensement avec le recensement précédent, de voir quels romans ont monté, de combien, quels romans n'ont pas monté; dans cette énorme concurrence nouvelle quels romans ont gagné sur leurs camarades; je vois des romans qui ont baissé: il faut qu'il y ait là une erreur de typographie; comment un tirage peut-il baisser au-dessous d'un nombre qu'il a une fois atteint?

En outre mon exemplaire de Travail porte

    Féconditépour94.000exemplaires
et Travail,     77.000

On obtient ainsi un total de:

2.283.000 exemplaires

sans compter les exemplaires non millésimés, des autres volumes, et sans compter les traductions, qui sont, paraît-il, innombrables.


[5] De l'esprit géométrique.

[6] Justice, dans l'Aurore du lundi 5 juin 1899.

[7] La Revue blanche du 15 octobre 1899.

[8] Fécondité, page 4.

[9] Vœu, dans les Vaines Tendresses (Poésies, 1872-1878), pages 108 et suivantes, petite édition Lemerre.

[10] Fécondité, pages 613 et 614.

[11] Relire dans la revue blanche l'article déjà cité de Gustave Kahn.

[12] Venus Victrix, dans la Petite République du mercredi 25 octobre.

[13] Fécondité, page 705.

[14] Fécondité, page 707.

[15] Article cité.

[16] Article cité.

[17] Fécondité, page 223.

[18] Fécondité, page 247.

[19] Fécondité, page 615.

[20] Fécondité, page 614.

[21] Fécondité, page 614.

[22] Fécondité, page 698.

[23] Fécondité, page 593.

[24] Fécondité, page 721.

[25] Fécondité, page 658.

[26] Fécondité, page 742.

[27] Fécondité, page 742.

[28] Fécondité, page 734.

[29] Fécondité, pages 548 et 549.

[30] Fécondité, pages 372, 401, 427, 458, 481. Le motif est esquissé à la page 345. On peut remarquer qu'il se succède ensuite à des intervalles presque réguliers de 27, 29, 26, 31 et 23 pages, qu'il ne commande, sauf erreur, que 136 pages, au milieu du livre, sur 751, laissant libres les 344 premières pages, et les 270 dernières. Le motif ne consiste pas seulement en cette phrase fidèle, mais en tout un cortège de phrases ou identiques (A Chantebled, Mathieu et Marianne fondaient, créaient et enfantaient...), ou apparentées.

[31] Paul Brulat, dans les Droits de l'Homme du dimanche 22 octobre.

[32] Fécondité, page 2.

[33] Fécondité, page 96.

[34] Fécondité, pages 82 et suivantes.

[35] Fécondité, pages 85 et suivantes.

[36] Fécondité, pages 33, 35 et suivantes.

[37] Henri Bergson.—Essai sur les données immédiates de la conscience.—Matière et mémoire.

[38] Paris, pages 572 et 573.

[39] Fécondité, page 81.

[40] Article cité. Ou plutôt il assimile, en quoi peut-être il force un peu, car je crois qu'on doit lire Fécondité sans aucune malice, finesse, ni symbole, et que «faire des enfants» y signifie simplement faire des enfants.

[41] Il est intéressant de classer les romans de Zola d'après leur tirage:

La Débâcle a été tirée à196.000
Nana182.000
Lourdes149.000
L'Assommoir139.000
La Terre123.000
Germinal105.000
Le Rêve105.000
Rome100.000
La Bête humaine94.000
Pot-Bouille92.000
Le Docteur Pascal90.000
Une Page d'amour88.000
Paris88.000
L'Argent86.000
Au Bonheur des Dames68.000
L'Œuvre57.000
La Joie de vivre51.000
La Faute de l'abbé Mouret49.000
La Curée47.000
Le Ventre de Paris40.000
La Conquête de Plassans37.000
La Fortune des Rougon33.000
Son Excellence Eugène Rougon32.000

[42] Fécondité, page 61.


ORLÉANS VU DE MONTARGIS


ORLÉANS VU DE MONTARGIS

Je n'oublie pas les bonnes gens de mon pays; et puisque mon vieux camarade Henri Roy ne se résout point à citer nos cahiers dans son Progrès du Loiret, je serai bon camarade, et prendrai les devants; je citerai dans ces cahiers le Progrès du Loiret, dont il est devenu le rédacteur en chef.

La situation d'Orléans n'est pas analogue à la situation de Laval; non pas que les catholiques réactionnaires orléanais soient moins mauvais, moins autoritaires, plus vraiment libéraux, moins portés aux dominations temporelles, moins avides, moins tyranniques, moins portés à exercer les autorités de commandement et de gouvernement que les catholiques réactionnaires lavalois; nous connaissons par Challaye les catholiques réactionnaires lavalois; je connais pour les avoir éprouvés les catholiques réactionnaires orléanais; pour les avoir éprouvés en un temps où nos radicaux de gouvernement politiques parlementaires se terraient à plusieurs degrés au-dessous de l'horizon.

Mais les catholiques réactionnaires orléanais sont momentanément les moins forts, dans leur province; ils n'ont pas reculé devant l'État-Major d'un radicalisme de gouvernement; ils ont dû reculer devant une action, devant une propagande révolutionnaire socialiste et dreyfusiste, admirablement soutenue et nourrie par quelques vieux radicaux orléanais, simples hommes; je me rappelle encore cette célèbre ancienne conférence de l'ancien Pressensé, de Quillard et de Mirbeau, dans la salle du Théâtre.

Les catholiques réactionnaires orléanais sont momentanément les moins forts dans leur département; est-ce à dire qu'Orléans soit devenue, à la différence de Laval, une cité de justice, une cité de liberté; naturellement non.

Usurpant les résultats de cette action, de cette propagande révolutionnaire socialiste et dreyfusiste si admirablement soutenue et alimentée par quelques vieux radicaux, républicains sincères, inambitieux, ignorés, nos ennemis les amis politiques, les radicaux de gouvernement politiques parlementaires, les États-Majors précédemment terrés n'eurent pas de cesse qu'ils n'eussent assis, en face de la domination catholique réactionnaire, momentanément repoussée, leur domination opposée, leur autorité de commandement égale et de sens contraire, leur autorité de gouvernement parlementaire et politique; leur action n'a nullement consisté à libérer les citoyens qui se voulaient affranchir de la domination de l'Église, mais elle a fort exactement consisté à substituer, point pour point, bout à bout, sans aucun jeu, la domination de l'État laïque, autoritaire, gouvernemental, préfectoral, parlementaire et politique, à la domination de l'Église autoritaire, gouvernementale, épiscopale et politique; tout ce qui a été perdu pour l'Église a été gagné pour l'État; ainsi la part de la vraie liberté est demeurée strictement la même; nulle; ni la justice, ni la liberté n'ont gagné d'une ligne; le bénéfice de l'opération devient le suivant: tout ce qui se dérobe à la domination de l'Église est asservi à la domination de l'État; tout ce qui se dérobait à la domination de l'État était asservi à la domination de l'Église; sans compter ce qui est asservi ensemble et à l'une et à l'autre domination; car ces deux dominations chevauchent.

Ainsi partagé entre ces deux dominations égales et de sens contraire, opposées, l'une plus officiellement forte, l'autre plus sournoisement forte, Orléans représente mieux que Laval ce que nous pouvons nommer la situation générale, moyenne et commune, du pays; plié sous la servitude catholique, réactionnaire cléricale, presque unique, Laval représente, par un cas de survivance intéressant, ce qu'était le pays moyen sous la domination méliniste, il y a quelques années, avant le sursaut, la révolte et la révolution de l'affaire Dreyfus, du socialisme révolutionnaire, du dreyfusisme révolutionnaire; ou si l'on veut, par un phénomène intéressant d'anticipation, dès aujourd'hui Laval nous représente ce qui nous attend, ce qui nous guette, pour quand le détournement parlementaire, pour quand la corruption politique aura fini d'épuiser toutes les forces de liberté, toutes les forces révolutionnaires, de dreyfusisme, de socialisme et d'acratisme qui seules maintiennent la République.

Pourtant ce n'est point pour donner une image, une représentation du pays commun, moyen, ordinaire, à la date d'aujourd'hui, que nous publions ci-après trois articles du Progrès;—que je me permets de nommer familièrement le Progrès tout court, comme un du pays;—pour donner une représentation de tout le pays commun, il faudrait tout un courrier d'Orléans, comparable au courrier que nous avons de Laval; un tel courrier ferait la France vue d'Orléans; les trois articles du Progrès font Orléans vu de Montargis.

Nous avons dit souvent qu'un certain radicalisme autoritaire, traditionnel, conservateur et souvent réactionnaire, qu'une certaine libre-pensée, qu'un certain prétendu rationalisme en réalité tendait à restituer un culte rituel d'État, de gouvernement, laïque, officiel, civil,—catholique au fond;—nous avons dit souvent que tout un parti politique parlementaire tendait à se constituer en Anti-Église; nous avons souvent essayé de montrer que cette tendance, que cette inclination n'était pas moins dangereuse pour la liberté, si même elle ne l'était plus, que la conservation catholique.

De même que la conservation catholique reparaît surtout aux grandes circonstances de la vie, naissance, mariage, et mort, de même cette inclination religieuse anticatholique, cette antireligion, apparaît, ou si l'on veut reparaît aux grandes circonstances de la vie; nous connaissons tous, au moins par les journaux, ces baptêmes laïques, si catholiques.

Je me permets de publier ci-après, empruntés au Progrès du Loiret, deux comptes rendus d'enterrements et un compte rendu de mariage; le respect que nous devons à tous les morts pourrait nous interdire de publier sur un mort des comptes rendus ennemis; il ne peut nous empêcher de publier un compte rendu ami; et si l'on voyait dans les textes reproduits la matière de quelque irrévérence, la faute en reviendrait toute aux amis,—aux amis politiques,—du défunt; ce que mous voulons laisser voir, c'est justement qu'un certain rituel civil, en réalité politique, c'est qu'un certain cérémonial politique apporte quelque gêne à la manifestation des simples sentiments respectueux; qu'un certain cérémonial, en réalité catholique, apporte quelque ostentation à la manifestation des simples sentiments affectueux.

J'ai lu honnêtement les obsèques du docteur Gebaüer; j'ai lu ce compte rendu d'autant plus sérieusement, d'autant plus respectueusement que j'avais jadis beaucoup entendu parler de cet homme, en bien, par des hommes de bien, et que dans l'assistance, exceptionnellement nombreuse, nous avons reconnu plusieurs de nos véritables amis, qui sont des hommes sérieux; mais quand verrons-nous des enterrements civils vraiment libres, où il n'y aura pas la musique républicaine; et qu'est-ce enfin qu'une musique républicaine? quand n'y aura-t-il plus des bannières couvertes d'un long voile de crêpe, qui remplacent les drapeaux couverts d'un long voile de crêpe; quand n'y aura-t-il plus de drapeau de la Société de secours mutuels, qui remplace les drapeaux militaires; et quand ne mènera-t-on plus les petits garçons de l'école laïque aux enterrements laïques des grandes personnes; laissons jouer nos petits enfants; nos petits garçons ne sont pas des enfants de chœur; pour aller en cortège aux enterrements; et ce cercueil recouvert du drap mortuaire de la Libre-Pensée; qu'est-ce qu'un drap mortuaire de la Libre-Pensée; faut-il avoir des draps mortuaires particuliers, cérémoniels, et quand on est mort, pourquoi n'accepter pas le drap mortuaire de tout le monde; que si dans ces petites communes le drap mortuaire est un drap catholique, orné de croix, que la Libre-Pensée fasse faire un drap qui ne soit pas catholique, mais qui ne soit pas nommément, rituellement, et cérémoniellement, le drap mortuaire de la Libre-Pensée, qui ainsi étant commun puisse devenir quelque jour le drap mortuaire de tout le monde; ce corbillard orné d'écussons; ces assistants qui portent à la boutonnière l'immortelle rouge; comme si nous n'étions pas déjà pourris de décorations; toujours se distinguer; toujours n'être pas vêtu comme le simple citoyen; toujours porter un uniforme, et des galons; et surtout la voiture habituelle de M. Gebaüer qui suit, lanternes allumées et voilées; cette voiture habituelle, c'est le fameux cheval de guerre, le cheval accoutumé, le cheval habituel, tout harnaché, conduit en main; pour moi, né du peuple, et demeuré peuple et simple autant que je le puis, je ne comprends pas qu'une voiture se promène avec personne dedans; c'est un cheval et une voiture de dérangés inutilement; la voiture d'un médecin de campagne n'est pas une relique, un moyen de miracles et de béatification, un appareil sacramentel, qu'il faille promener en procession, tête nue, et devant qui s'agenouiller; et comme dans cette vieille et nouvelle coutume je retrouve la naïve mentalité politique radicale anticatholique et catholique, d'opposer le médecin au curé comme un faiseur de miracle à un autre faiseur de miracle; mais non, citoyens, le médecin est un praticien, modeste, un travailleur; il travaille, ou il doit travailler, d'après les savants, et, s'il peut, lui-même être un savant, c'est-à-dire un homme qui travaille et qui cherche, nullement un homme merveilleux; la voiture d'un médecin de campagne, pour moi socialiste, c'est son instrument de travail; et je ne connais pas que l'on en puisse rien dire qui soit plus respectueux et plus honorable que ceci, que c'est un instrument de travail; car je ne connais rien de plus respectable et de plus honorable qu'un instrument de travail; aucune cérémonie culturelle ne me paraît plus respectable et plus honorable que le simple travail humain; si donc une voiture habituelle, d'un médecin de campagne, est un instrument de travail, et nullement un objet sacré, un objet de cérémonie religieuse, le jour que le médecin ne travaille pas, parce qu'il est mort, laissez reposer aussi ses instruments de travail; et que son vieux cheval en paix se repose dans son écurie; ce cheval n'est point un cheval de bataille, un cheval d'armes; c'était un cheval qui traînait une voiture; soyons simple; restons simples et professionnels; restons peuple; soyons hommes de métier; nullement cérémonieux; restons pragmatiques; je ne comprends pas qu'une lanterne soit allumée, si on veut la voiler; ou qu'une lanterne soit voilée, si nous l'avons allumée; les pompes funèbres ne sont pas considérables, à moins que de mettre en mouvement six divisions d'infanterie, l'artillerie de corps, et une division de cavalerie indépendante; mais ni les six divisions d'infanterie, ni l'artillerie de corps, ni la division de cavalerie indépendante ne valent un modeste cortège de simples amis conduisant leur ami, sans lanternes, en plein jour; les lanternes étaient faites pour éclairer les routes et les chemins, la nuit, dans les boues d'automne et dans les gelées d'hiver, quand le docteur, vivant, dans sa Sologne plate ou dans son val de Loire, allait visiter ses malades.

Comment ne pas s'indigner que les comédies politiques parlementaires aillent se produire jusque sur les tombes; l'oraison funèbre, en elle-même, est déjà un genre extrêmement délicat; je n'ai jamais bien compris que l'on pût parler dans le silence de la mort; mais que dire du boniment politique parlementaire assez impudent pour jouer sur un mort sa partie de comédie; on lira plus loin qu'au cimetière, M. Descolis, juge de paix, ayant excusé MM. Fernand Rabier, député; Le Carpentier, procureur de la République,—ici va commencer la comédie,—donne lecture de la lettre suivante,—ici commence l'audace,—de M. Viger, sénateur.

On lira plus loin la lettre de M. Viger, sans doute écrite par quelque secrétaire. Elle est adressée à M. Baconnet, ami dévoué et exécuteur testamentaire du docteur Gebaüer. Pour l'intelligence de la comédie, et pour la mesure de l'audace, il faut savoir que le docteur Gebaüer appartenait à la deuxième circonscription d'Orléans, Orléans campagne, et que cette circonscription fut la circonscription de M. Viger député; le docteur Gebaüer appartenait donc de quelque manière à M. Viger; il était de son arrondissement, de sa circonscription, de son royaume; en outre, si j'en crois les biographies, le docteur Gebaüer avait été en situation, à un moment de sa carrière politique, de devenir le député de cet arrondissement, qui était le sien, de cette seconde circonscription d'Orléans; il était, à ce moment de sa carrière politique, tout désigné aux suffrages préliminaires de ces assemblées plénières, de ces congrès généraux qui aujourd'hui, dans les pays de la domination radicale, anticipent les résultats du suffrage universel, fonctionnant comme un premier degré, mais comme un degré souverain, de suffrage, restreint; depuis, M. Viger est devenu sénateur du Loiret; son ancienne circonscription est tombée aux mains d'un réactionnaire; c'est ici un des rares événements qui font tache dans la carrière politique d'un politique parlementaire; c'est la seule tache qu'il y ait dans sa carrière politique, disent les hommes entendus; la morale, ou si on veut la nommer ainsi, l'immorale politique parlementaire, qui supporte tout, supporte mal cet accident; il a laissé sa circonscription à un réactionnaire; cela fait un dilemme; cela donne à penser aux simples ou bien que dans le temps de sa législature ce député a bien mal entretenu l'esprit républicain de ses électeurs, ou bien que dans le temps de sa législature ses électeurs étaient déjà, au moins pour une partie, réactionnaires, et qu'il représentait des éléments réactionnaires; et l'on se demande comment il rémunérait les réactionnaires qui lui donnaient leurs voix; car d'imaginer au contraire qu'aujourd'hui ce soit le député réactionnaire qui représente au Parlement des éléments républicains, nul n'y songe; on a vu des républicains représenter des éléments réactionnaires;—par quelles complaisances réactionnaires et nationalistes;—on ne voit pas un réactionnaire qui représenterait des éléments républicains.

Pour toutes ces raisons il fallait bien que M. Viger enterrât M. Gebaüer. M. Viger avait été comme le substitut, au moins imaginaire, de M. Gebaüer. M. Viger avait des remords politiques sur son ancienne circonscription, cette circonscription qui lui était commune, en un sens, avec M. Gebaüer. En terminant, M. Viger fait connaître l'empêchement absolu où il se trouve d'assister aux obsèques et en exprime tous ses regrets.

Les journaux nous ont rapporté, si j'ai bonne mémoire, que M. Gebaüer avait pu devenir le député de la deuxième circonscription d'Orléans et qu'il avait préféré continuer son métier de médecin; une telle résolution, si les journaux disent vrai, et si je me rappelle bien, honore un homme; M. Viger, qui était aussi médecin, je crois, à Jargeau ou à Châteauneuf-sur-Loire, et qui a préféré ne pas continuer son métier, qui a mieux aimé devenir député, ministre, sénateur, n'en devait pas moins enterrer avec tous les honneurs politiques ce médecin demeuré médecin.

Ce qui fait ici la funèbre comédie politique parlementaire, c'est que si je me reporte au Progrès du Loiret, numéro de l'avant-veille, mercredi 27 janvier 1904, annonçant la mort du docteur Gebaüer et donnant sa biographie, en un article nécrologique signé, si j'ai bien vu, de Roy lui-même, je lis que le docteur Gebaüer fut un dreyfusiste passionné, à ce point qu'en présence de la mort même il se réjouissait d'avoir pu assister au commencement assuré de la réparation judiciaire. Si le docteur Gebaüer était dreyfusiste, il était donc de ceux que M. Viger voulait faire enfumer dans leurs tanières ou fusiller.

Ces vieux républicains, que l'on enterre un peu partout aujourd'hui, et sur qui les jeunes républicains font des oraisons funèbres, appartiennent justement à cette première génération républicaine dont je parle dans mon courrier des cahiers; c'est ce qui fait un intérêt de ces cérémonies; ces vieux républicains eux-mêmes étaient un peu cérémonieux, aimaient un peu la cérémonie, un peu la magnificence, pourvu qu'elle fût civique; mais cette affection particulière avait nous ne savons plus quoi de naïf et de jeune, et aussi de naturellement grand, qui sauvait tout; rien de bourgeois; au contraire nos jeunes gens aiment la cérémonie comme un instrument de domination.

Il serait intéressant d'examiner, d'essayer de démêler dans des cérémonies comme celles dont nous publions aujourd'hui, dont nous reproduisons le compte rendu, quelle serait la part qui revient au cérémonialisme traditionnel des vieux républicains, et quelle au cérémonialisme arriviste de nos jeunes politiques parlementaires; et comment ces deux sentiments, sentiment traditionnel des anciens, sentiment politique et utilitaire des jeunes, se confondent, se soutiennent; aujourd'hui, nous n'avons voulu donner que des exemples de la résultante; et nous avons été chercher ces exemples dans un journal rédigé en chef par un homme intelligent.

C'est en effet une vieille règle de la méthode historique, et nous ne manquerons jamais de l'appliquer, que de demander les textes et les renseignements aux témoignages amis, autant qu'on le peut, et non pas aux témoignages ennemis; ayant à donner des exemples de ce que nous avons souvent répété que le radicalisme de gouvernement nous prépare une antireligion, une religion d'État, que la politique parlementaire nous prépare une immorale d'État, qu'une certaine libre-pensée, prétendue, nous prépare un culte rituel, formel, avec intronisation de nouveaux saints, qu'un certain rationalisme, prétendu, nous prépare un certain surnaturel, c'est aux journaux radicaux, puisque nous le pouvons, que nous devons demander nos preuves et nos témoignages; et non pas aux ennemis politiques parlementaires des radicaux.

Et parmi les journaux radicaux, selon ce que je dis dans mon courrier des cahiers des cas maxima, des cas minima, et de la zone intermédiaire, mieux vaut demander à un bon journal, connu, les citations que l'on veut faire; on obtient ainsi des mesures plus délicates, probantes, intéressantes; si l'on voulait emprunter aux journaux radicaux politiques parlementaires des citations maxima de contamination politique, les textes scandaleux abonderaient; les zones moyennes, celles de la contamination politique ordinaire, moyenne, commune, apporteraient encore de vastes et de vagues citations, des régions immenses, plaines et marais; je préfère un cas minimum; on obtient par lui la limite inférieure, à laquelle ou au delà de laquelle on est assuré que se meut la gravité de la contamination.

Ces comptes rendus d'enterrement ne manquent pas de laisser quelque embarras, un sentiment de gêne; la grandeur de la mort est telle que tout ce qui tient à la mort, et même aux cérémonies qui l'accompagnent, en reçoit un assombrissement particulier; des sentiments particuliers fonctionnent aussitôt que la mort intervient; et puis parmi cette foule, souvent désagréable, bavarde, vaine et frivole, qui accompagne, il peut y avoir, il y a de véritables amis, qui éprouvent toute la tristesse de la séparation; ces amis ne sont pas plus engagés par les cérémonies laïques, nouvellement instituées, auxquelles ils sont contraints de participer, que nous ne sommes engagés par les cérémonies catholiques anciennes auxquelles nous participons dans les enterrements catholiques; l'amitié demeure fidèle et constante à elle-même dans les évolutions et dans les retournements des cérémonies religieuses.

Le troisième compte rendu que nous reproduisons est le compte rendu d'un mariage, non pas d'un simple mariage privé, entrée en famille de l'homme et de la femme; c'est dans l'arrondissement de Montargis le compte rendu d'une cérémonie laïque et républicaine; et vraiment, puisqu'il paraît, d'après ce compte rendu, que tant de monde s'est tant réjoui assistant ou n'assistant pas à ce mariage vraiment politique et bien parlementaire, je ne vois pas pourquoi nous nous interdirions de nous en réjouir pour autant.

J'offre la deuxième circonscription d'Orléans, l'ancienne circonscription de M. Viger, vacante, puisqu'elle appartient momentanément à un réactionnaire, à qui me découvrira la moindre différence entre cette cérémonie publique, laïque, bourgeoise, et le plus grotesque des mariages catholiques; je nomme grotesque non pas les mariages catholiques sincères, que nous devons respecter, mais les mariages catholiques bourgeois comme nos ministres radicaux de défense et d'action républicaine s'en commandent pour le mariage de leurs héritiers dans les chefs-lieux de leurs départements; on sait en effet, par les journaux républicains, que nos ministres ne peuvent marier leurs fils dans leurs circonscriptions électorales à moins que bénits par l'archiprêtre catholique, fonctionnaire du gouvernement, par l'évêque, fonctionnaire, par l'archevêque catholique, fonctionnaire, entre ministres et fonctionnaires, en musique de grand opéra, au milieu d'un concours d'immenses populations, dans la majesté des cathédrales concordataires.

On lira le texte, les discours; il y a déjà de bons textes dans le courrier de Challaye; sans vanité locale, je crois pouvoir affirmer que les textes orléanais dépassent les textes lavalois d'autant que la liberté absolue du congréganiste se concilie avec la suppression totale de la congrégation.

Qu'on lise les textes; je m'en voudrais de les déflorer par une seule citation anticipée. Il faudrait tout citer cette fois. Il serait doux de les citer ici et de les commenter; mais tout commentaire affaiblirait.

Lisant ces textes, quelque abonné dira: Ce n'est pas possible; ce Progrès du Loiret n'existe que dans la fabrication des cahiers; ce sont des textes que l'on nous a fabriqués pour mieux nous faire apercevoir que les radicaux fabriquent une religion laïque d'État, par des cérémonies rituelles; ces textes collent trop bien pour être authentiques; on nous les a faits exprès.

Ainsi parlerait un abonné irrespectueux,—il en est.—J'affirme sur l'honneur qu'il y a bien un Progrès du Loiret, paraissant à Orléans, et que nous n'avons pas fabriqué ces textes; le compte rendu que nous publions de ce mariage, non pas mariage, mais cérémonie laïque et républicaine, a bien été publié dans le Progrès du Loiret, numéro daté du samedi 19 décembre 1903, deuxième page, en haut de la cinquième et dernière colonne.

Et d'ailleurs qu'on relise un peu ces textes, et qu'on y réfléchisse: qui de nous, qui d'ailleurs serait capable de forger des textes aussi admirables; j'ai la plus grande estime pour nos auteurs et pour nos collaborateurs accoutumés; mais ce n'est pas leur faire injure que de demander: qui de nos auteurs, qui de nos collaborateurs accoutumés forgerait un texte aussi admirable; il y a dans madame Bovary un discours de Comices agricoles que prononce un conseiller de préfecture et que l'on entend un peu partout, aujourd'hui, attribuer au préfet ou au sous-préfet, ce qui n'est pas juste, puisqu'il fut prononcé par un conseiller de préfecture, et que M. le Préfet, dit l'auteur, n'avait pu venir; pour faire, pour forger des textes et des comptes rendus comme ceux que l'on va lire, il faudrait être plus fort que le vieux Flaubert et que Maupassant; or on n'est pas plus fort que le vieux Flaubert et que Maupassant; ne résistons pas; saluons modestement une réalité aussi grande que le génie; et respectueusement dédions le courrier que l'on va lire

à la mémoire du vieux Flaubert.


DISCOURS POUR LA LIBERTÉ


DISCOURS POUR LA LIBERTÉ

GEORGES CLEMENCEAU

Je n'ai pu revenir plus tôt sur ce cahier, cinquième cahier de la cinquième série; je n'ai pu apporter plus tôt les quelques commentaires que je préparais; l'édition, la fabrication de cahiers tous les jours plus considérables, la publication de textes tous les jours plus considérables m'ont totalement empêché pendant deux mois d'écrire ces commentaires; mais nous sommes ici d'accord sur ce que nous devons avant tout éditer, fabriquer, autant que nous le pouvons, des cahiers tous les jours plus considérables, publier, autant que nous le pouvons, des textes tous les jours plus considérables; que les textes valent par eux-mêmes et passent avant les commentaires; que nous devons réduire nos commentaires autant que la publication de nos textes nous le demande; que nous savons lire des textes; et que nous nous passons aisément de commentaires.

Ce que je voulais noter seulement, c'était d'abord ce que ne pouvaient pas bien imaginer d'eux-mêmes ceux de nous qui n'avaient pas assisté à la séance même, c'est ce que nous ont rapporté tous ceux de nos abonnés qui avaient assisté à la séance; beaucoup d'entre eux n'étaient pas des habitués des séances parlementaires; habitués et non habitués rapportaient cette impression à peu près unanime: que dans sa plus grande part cette séance ne fut vraiment pas une séance parlementaire, et que Clemenceau ne s'y conduisit pas comme un orateur parlementaire; la séance dépassa de beaucoup, et en largeur du débat, et en une certaine hauteur, et même en quelque profondeur, en toutes dimensions, pour ainsi dire, ce que l'on peut attendre d'une simple séance parlementaire; on avait l'impression que l'on dépassait de beaucoup le gouvernement et le Sénat; en outre il y eut des parties de grande polémique et de grande comédie, qui firent de plusieurs passages le texte et la matière de véritables représentations, non pas seulement aux deux sens que nous avons reconnus dans ces cahiers aux deux mots représentation parlementaire.

Parties de grande polémique et parties de grande comédie dont le compte rendu sténographique officiel, de l'avis unanime des assistants, ne pouvait donner aucune idée, tant elles étaient vives, et tant il est atténué; c'est pour cela qu'ayant publié ce compte rendu sténographique nous devons le compléter au moins par cet avertissement qu'il est ainsi incomplet; parties de polémique ancienne et grande, qui faisaient dire aux anciens, parlant aux jeunes: A présent vous avez une idée de ce que fut comme orateur l'ancien Clemenceau. Il faut croire en effet que si l'ancienne action parlementaire de M. Clemenceau à laissé un si grand souvenir, c'est parce qu'elle était assez grande en effet; assez grande en elle-même; assez grande par la qualité même et par la valeur des adversaires; assez grande par toute la qualité, par toute la valeur de la politique parlementaire en ce temps; les périodes politiques de même forme ou de même apparence ne sont pas forcément de même qualité, de même grandeur, de même taille; les républicains d'alors, les opportunistes et les radicaux étaient moins petits sans doute que nos radicaux de gouvernement; si nous avons l'impression que la vie politique parlementaire était moins petite, moins ingrate au temps où Clemenceau renversait les grands opportunistes, ce n'est pas seulement parce que le passé paraît toujours mieux que le présent; ce n'est pas seulement parce que nos anciens nous ont dit que leur temps valait mieux; mais sans doute c'est parce qu'en effet la troisième République, à mesure que des mains de ses rêveurs, de ses martyrs et de ses ouvriers elle est descendue aux mains de ses politiciens, est descendue tous les jours plus bas dans la petitesse et dans l'ingratitude, dans la corruption. Comme ce grand Bernard-Lazare un jour me le disait; et je me rappelle textuellement ses paroles; c'était au moment où il devenait évident que les politiques parlementaires, ayant dénaturé l'affaire, allaient dénaturer la reprise de l'affaire: Les opportunistes, me dit-il, ont mis trente ans pour se pourrir; les radicaux n'ont pas mis trente mois; les socialistes n'auront pas mis trente jours. Tout nous fait croire que la vie politique parlementaire était tout de même un peu moins petite pendant la première période, pendant les premières années de la malheureuse République.

Ce qui plaît, encore aujourd'hui, et peut-être aujourd'hui surtout, dans les discours de M. Clemenceau, et dans quelques-uns de ses articles, c'est que les uns et les autres nous présentent plusieurs des rares textes où nous pouvons avoir connaissance de ce que fut la République, la tradition républicaine; aujourd'hui nous ne savons plus ce que c'est qu'un républicain, j'entends un simple républicain; tout ce qu'il y avait de bon dans la République s'est réfugié dans le socialisme, libertaire, anarchiste; nous n'entendons même plus ce que c'est qu'un républicain qui n'est pas socialiste, libertaire, anarchiste; ce fut pourtant; il y eut un esprit républicain, une âme républicaine, et c'est un phénomène historique assez important pour que nous nous y arrêtions quelque peu dès ce cahier.

Un grand, un énorme mouvement, événement d'histoire, comme le christianisme, enveloppe tout un système philosophique, mental, sentimental, moral, religieux, toute une vie, tout un monde de pensée, de théologie, de philosophie, d'amour divin, de sentiment, de passion, de charité, de sacrifice, de don: cela va bien; il y a là comme une proportion gardée du développement, du déroulement historique au contenu mental et sentimental qui satisfait l'esprit; pareillement un grand, un énorme mouvement, événement d'histoire, au moins en espérance, comme le socialisme, enveloppe tout un système philosophique, mental, sentimental, moral; ayons le courage de le dire, métaphysique; toute une vie, tout un monde de pensée, de méthaphysique, de philosophie, d'amour humain, de sentiment, de passion, de solidarité, de communication: cela va bien encore; il y a là cette même proportion gardée du déroulement historique au contenu moral et sentimental; mais la satisfaction de l'esprit n'est pas la loi de la réalité; il y a de grands mouvements, de grands événements de l'histoire qui ne sont pas emplis d'une réalité mentale, sentimentale, correspondante; il y a de grandes réalités mentales, sentimentales, qui n'obtiennent jamais les mouvements, les événements d'histoire qu'elles nous paraissent mériter; il y a des événements sans contenu; il y a des contenus sans événement; c'est là, du moins il me semble, un sujet de méditations inépuisables pour les philosophes et pour les historiens, selon que l'on aborderait ce problème et cette inquiétude partant du contenu même ou partant de l'événement; c'est un problème où l'histoire et la philosophie, venues de chez elles chacune, sont étroitement, solidairement engagées.

Par exemple particulier, c'est un cas particulier de ce problème que de savoir si le socialisme, ayant commencé à donner un mouvement, un événement d'histoire assez proportionné à son contenu idéal, ayant promis, ayant fait espérer la continuation, et l'achèvement de ce mouvement proportionné, de cet événement, sous nos yeux va s'arrêter court, pour avoir été criminellement remis aux mains des politiques parlementaires; c'est un problème particulier que de savoir si le socialisme en fin de compte sera un mouvement proportionné ou un mouvement disproportionné, improportionné, si le mouvement, si l'événement d'histoire socialiste épuisera dans son déroulement ou n'épuisera pas tout le contenu de l'idéal socialiste.

Au contraire c'est un fait désormais acquis, et l'explication seule de ce fait donné réserverait les inconnues d'un problème, d'un cas particulier qui provoquerait les méditations, que le mouvement d'histoire, que l'événement républicain a de beaucoup dépassé le contenu, l'idéal correspondant; ni dans l'histoire de la pensée, ni dans l'histoire du sentiment l'idéal républicain ne figure au premier plan; il n'a point apporté une modalité nouvelle, un monde nouveau, une humanité nouvelle, neuve; l'État républicain bourgeois ne figure pas dans l'éternelle énumération au même titre et sur le même plan que la cité hellénique ou la cité chrétienne ou la cité socialiste; la République bourgeoise n'entre pas en concurrence avec ces grandes cités; elle n'est pas de leur monde; elle n'est pas de leur société, de leur compagnie; elle n'a pas apporté un contenu de même qualité, de même nouveauté, de même grandeur; cela est entendu; et pourtant.

Pourtant si redescendant de ces hautes et grandes considérations nous regardons autour de nous modestement le détail de l'action, des événements, des réalisations, un fait indéniable immédiatement nous frappe: cet idéal républicain bourgeois, étatiste, a obtenu un mouvement, un événement d'histoire qui le dépassait de beaucoup; nous pouvons parler de ce mouvement en toute sérénité, aujourd'hui que la courbe en est sensiblement achevée; nous devons avouer que cet idéal républicain bourgeois, étatiste, politique et parlementaire, tout vide qu'il fût de pensée, tout sec de sentiment, a obtenu un mouvement, un événement d'histoire que le socialisme même, si plein de pensée, si plein de sentiment, n'est plus désormais assuré d'obtenir; il y a eu tout un esprit républicain, toute une âme républicaine, un personnel républicain, du travail, de l'action, les dévouements républicains.

Nous avons du mal à nous le représenter aujourd'hui, parce que tout ce qui tient à la République bourgeoise et à l'État démocratique nous apparaît à travers les déformations radicales, à travers les contrefaçons politiques; mais ce ne sont là que les tristes conséquences de la corruption, les tristes résultats de la décadence; il y a eu un personnel républicain; et la constance et le dévouement de ce personnel prouve que si un mouvement, un événement d'histoire a besoin d'un idéal approprié, ajusté, en fin de compte, proportionné qui l'emplisse pour demeurer au livre de l'humanité, il n'a pas besoin d'un idéal aussi plein pour tenir une assez pleine réalisation temporaire.

Ainsi, comme je l'ai dit dans un précédent avertissement, une humanité n'en remplace une autre que si elle est au moins aussi grave, au moins aussi efficiente; mais un mouvement, un événement d'histoire, temporaire, n'est nullement proportionné à l'événement, au mouvement intérieur dont il fait le déroulement historique.

De même que dans la vie familière et dans la vie de l'histoire nous connaissons tous les jours qu'il y a des hommes et des institutions qui n'obtiennent pas une réalisation qui leur corresponde, ainsi les grandes idées humaines, et les grandes institutions qui les revêtent, et même les races qui les nourrissent et qui les portent, n'obtiennent pas toujours une réalisation qui leur corresponde.

Ainsi un remplacement stable, une survivance, exige au moins une égalité de valeur, de grandeur, de gravité, d'efficience; mais un événement ne représente pas toujours son contenu; il y a là une sérieuse difficulté, sur laquelle je reviendrai; tout ce que j'en ai pu dire aujourd'hui était pour nous garder d'une erreur que je vois souvent commettre au détriment des républicains.

La tentation est ici, en effet, et la tentation est grande, premièrement d'évaluer le passé sur le présent, deuxièmement d'évaluer l'événement sur le contenu, l'histoire sur la philosophie, le déroulement sur le mouvement de pensée.

Quand un jeune homme, un homme au-dessous de vingt ans, assiste aujourd'hui aux manifestations de la politique parlementaire, il est tenté de croire qu'il en a toujours été ainsi; nous qui sommes assez anciens pour avoir dans les premiers temps de nos enfances recueilli le témoignage de mœurs beaucoup moins corrompues, qu'il nous soit permis d'apporter ce témoignage aux jeunes socialistes en faveur de l'ancienne République bourgeoise; on peut nous en croire; et nous sommes témoins impartiaux; il y a eu un temps, et non seulement sous le second Empire, mais dans la première période, pendant les premières années de la troisième République, où ce beau mot de République ne servait pas seulement aux généraux de brigade qui veulent devenir généraux de division, aux généraux de division qui veulent devenir généraux commandant un corps d'armée, aux généraux commandant un corps d'armée qui veulent se réserver pour devenir quelque jour ministre de la guerre; ce mot de République a été prononcé, défendu, honoré par des hommes qui ont bravé, pour fonder la République et pour la soutenir, les extrêmes persécutions des puissances réactionnaires; pour moi je considère comme un bonheur personnel d'avoir connu, dans ma toute première enfance, quelques-uns de ces vieux républicains; hommes admirables; durs pour eux-mêmes; et bons pour les événements; j'ai connu par eux ce qu'était une conscience entière et droite, une intelligence à la fois laborieuse et claire, une intelligente et demi-voulue naïveté, une bonté ancienne, un courage aisé, gai, infatigable; et ce perpétuel renouveau de courage et de gaieté; nous ressemblons peu à ces hommes; et nous devons continuer à les aimer d'autant; nous avons des soucis et des tristesses, des peines mêmes qu'ils ne connaissaient pas; justement parce que notre socialisme est plus plein, il nous fatigue davantage, nous vieillit plus que ne faisait leur simple républicanisme; ces vieux républicains sont plus jeunes à cinquante ans que nous ne le sommes à trente; ils n'ont pas connu les désillusions, les détournements et les déceptions qui nous attendaient au seuil de l'action socialiste; ce sont aussi des hommes qui n'écoutent pas volontiers leurs propres désillusions; ils ont connu des temps heureux, où les mots républicains vêtaient des réalités républicaines; et le reflet de cet ancien bonheur, les illuminant encore aujourd'hui, leur maintient une perpétuelle jeunesse.

Les réactionnaires bourgeois, les républicains orléanistes, les nommaient avec épouvante les rouges, les radicaux; car ce nom même de radicaux, prostitué aujourd'hui à toutes les aventures de politique et d'argent, recouvrait en ce temps ancien, et dans les départements, que je connais, la constance et la fidélité des plus admirables dévouements obscurs; nos jeunes gens ne connaissent guère aujourd'hui de tels hommes; les mœurs politiques de tous les partis politiques parlementaires sans exception, bourgeois et prétendus socialistes, ont subi depuis vingt ans une altération dont peuvent seuls s'apercevoir les hommes d'un certain âge; et tout le monde participant au mouvement, à la décadence, on ne s'est pas aperçu qu'il y avait mouvement, décadence; notons que ces vieux républicains existent encore; et même ils existent autant que jamais; seulement on ne les connaît pas; on ne les connaît pas comme enfants nous les avons connus; nos jeunes arrivistes radicaux les méprisent, les écartent, les appellent familièrement vieilles bêtes; et je ne sais pas si nos jeunes socialistes cultivent autant qu'ils doivent la cultiver l'amitié ancienne et précieuse de ces hommes.

Il est merveilleux de penser que ce même nom de radical, qui aujourd'hui désigne M. Delpech, a désigné jadis tant d'honnêtes gens, tant d'hommes honorables, tant de conscience, tant de dévouement, tant d'épreuves, et tant de vertus. Mais quand on y pense, il n'est pas moins merveilleux de penser que ce grand nom de socialiste, si plein de sens et déjà d'événement, et qui a désigné tant de martyrs, tant d'hommes honnêtes et honorables, tant de conscience et tant de vertus, tant de dévouement, tant de travail, désigne aujourd'hui M. Zévaès.

Nous ne devons pas plus faire porter à ces vieux républicains la peine des altérations subies par la République et le radicalisme qu'il ne serait juste aujourd'hui de nous faire porter la peine des altérations subies par le socialisme; au contraire nous devons les honorer de ce nom de radicaux, puisqu'ils avaient tant fait pour honorer ce nom; comme nous devons nous honorer de ce nom de socialistes, que nous n'avons rien fait pour déshonorer.

Je ne sais pas s'il y a de ces vieux républicains à nos jeunes socialistes assez de communication il serait vite dit, et il serait d'un marxisme grossier, inexact, sans doute infidèle, de dire qu'après tout ces républicains étaient des politiciens bourgeois; non, ils n'étaient nullement des politiciens; et même qu'ils n'étaient que des républicains bourgeois; ils étaient des ouvriers républicains; ils ont été les ouvriers de la République; ils attendaient tout de la République; ce n'est pas de leur faute si, remise criminellement aux mains des politiques parlementaires, la République a fait faillite; ils ne sont pas plus responsables de leurs politiciens que nous ne sommes responsables des nôtres.

Je ne crois pas qu'il y ait entre ces vieux républicains et nos jeunes socialistes assez de communication; il y a entre les uns et les autres l'espace de plusieurs générations politiques; ce qui est trop; les hommes de ma génération seuls peuvent avoir eu, dans les toutes premières années de leur apprentissage, avec ces vieux républicains, cette communication immédiate que rien ensuite ne peut plus instituer. Ainsi ces vieux républicains sont toujours jeunes, et pourtant ils ne sont plus guère que par nous en communication avec la jeunesse révolutionnaire; ils ne sont pas en communication directe avec la jeunesse révolutionnaire.

Que nos jeunes socialistes en croient donc le témoignage que nous apportons; et si ne les ayant pas connus personnellement ils ne peuvent avoir pour ces vieux républicains l'amitié particulière que nous avons, ils ne doivent pas manquer de les estimer grandement; car s'il est vrai que notre socialisme est beaucoup plus plein d'idéal, de contenu, et d'événement espéré, que leur simple République, il est vrai aussi que dans la réalité ils ont effectué, ils ont réalisé beaucoup plus que nous n'avons fait encore, peut-être beaucoup plus que nous ne ferons jamais; que si ces hommes de cinquante ans accueillent avec une indulgente bonté nos déclarations socialistes révolutionnaires, à l'efficacité desquelles nous avons nos raisons de croire, c'est que, depuis le temps de leur jeunesse, ils en ont tant entendu, de déclarations.

Si ces hommes ont gardé, pour les discours et pour les articles de M. Clemenceau, un goût particulier que nous ne pouvons partager entièrement, c'est que M. Clemenceau est aujourd'hui un des rares orateurs et journalistes en qui ces vieux républicains retrouvent la résonance de leur ancienne République; ils n'ont jamais bien mordu à Jaurès, même dans le temps de sa gloire honnête et de sa véritable grandeur; avec un instinct merveilleux ils sentaient en lui la persistance de cet opportunisme qu'aux temps héroïques ils avaient tant combattu dans leurs départements; ils n'ont jamais cessé de lui préférer Clemenceau, malgré tout ce qu'ils reconnaissaient en lui souvent de politique et de parlementaire; c'est que le vieil et intraitable radical, malgré tout, est un homme de leur temps, de leur famille, de leur parenté; un homme de leur sang, comme on disait; nous-mêmes, soyons historiens, et si nous ne reconnaissons pas, connaissons en M. Clemenceau un exemple de cet esprit républicain.

Oublions pour cela les enseignements que nous avons reçus dans nos classes de logique, oublions tout ce que nous avons en nous de scolaire; car la deuxième tentation ici, et c'est la grande tentation scolaire, est de mesurer la réalité de l'événement républicain à la réalité de son contenu mental, et un jeune homme, un homme au-dessous de vingt ans, à peine entré dans les premières années de son apprentissage, ayant aperçu les immenses profondeurs du socialisme révolutionnaire et libertaire, jettera un coup d'œil dédaigneux sur cette pauvre ancienne République politique bourgeoise et dira: Il n'y avait rien dans cette misérable et vaine République; aucune pensée, aucun système, aucune philosophie, aucune connaissance de l'histoire; donc elle n'a rien pu développer dans l'événement; il n'y a pas eu un personnel républicain, un mouvement républicain, un dévouement républicain.—Erreur grossière, jeunes écoliers,—je parle comme ces anciens,—confusion venue de naïveté. Cette République, si pauvre, en théorie, de contenu mental et sentimental, a, dans la réalité, suscité un peuple de dévouements qui la dépassaient de beaucoup; et c'est justement de quoi nous n'avons pas à nous vanter, que le socialisme, qu'un socialisme aussi plein de sens en soit encore à soulever les dévouements jeunes, constants, non vieillissants, qu'une République aussi pauvre a certainement suscités.

La satisfaction de l'esprit ne fait pas la loi de la réalité; les événements ne sont pas proportionnés justement à leur contenu; nous qui représentons le grand socialisme, combien de défaillances, de fatigues et d'aigreurs ne reconnaissons-nous pas autour de nous, et la simple République bourgeoise, mère ingrate, a été servie en son temps par tout un peuple d'ouvriers laborieux et gais.

Ainsi est la réalité; dans la même nation, à trente ans de distance, il y a eu un mouvement qui n'était rien, qui n'avait rien, ni grande philosophie, ni grande pensée, ni grand contenu, ni grand sens; et toutes ces pauvretés ensemble ont animé un grand personnel, ont fait, ont constitué une existence, ont obtenu un déroulement dans l'histoire, un événement; il n'y avait rien; et il y a eu, il s'est passé quelque chose, il a existé quelque chose; aujourd'hui un mouvement capital, plein de philosophie, plein de pensée, plein de sens, plein de contenu, n'obtient rien, ni personnel, ni dévouement; ni travail; il y avait beaucoup; et il n'y a plus rien; nulle réalisation; nulle existence; tel est un effet de la déperdition politique parlementaire; peu avait donné beaucoup; beaucoup ne donne rien; tel est aussi l'effet d'abattement de la désillusion produite sur une génération, au commencement de sa vie morale et sociale, par le manquement de la génération précédente.

Ainsi est la réalité; Hugo était un bourgeois; et même il n'était pas un des meilleurs parmi les bourgeois; il n'en a pas moins obtenu un peuple de lecteurs ouvriers, qui lisaient pieusement, constamment, patiemment, avec enthousiasme; et joyeusement; car ces hommes étaient joyeux; bons et gais; ils chantaient; on ne chante plus comme ils chantaient; ils allaient, ils chantaient, l'âme sans épouvante; ils avaient des souliers autant qu'aujourd'hui nous en pouvons avoir; ils chantaient des chansons qui n'étaient nullement des pornographies et qui n'étaient pas non plus l'inévitable Internationale; ils chantaient la Marseillaise; et toute la disparité de fortune obtenue par les deux mouvements se ramasse en la disparité de fortune obtenue par les deux hymnes; ce mouvement, où il n'y avait presque rien, s'est manifesté par un grand événement, parce qu'un peuple de pauvres gens y ont mis leur cœur: cette Marseillaise, dont les paroles sont si peu pleines, et si peu contestables, elle a tenu, dans la réalité de l'histoire, de la passion révolutionnaire complète comme aucune Internationale n'en a contenu encore.

Vous lisez un article, un discours de Clemenceau, et vous dites: Mais c'est plein de trous, c'est inégal; ça ne se tient pas; d'une main il donne la liberté, de l'autre main il retire la liberté; cela ne se tient pas; il néglige d'énormes parties de la réalité; il néglige tout l'économique, tout le socialisme.—Vous lisez mal.

Il ne s'agit pas de chercher et de trouver dans les articles et dans les discours de M. Clemenceau une philosophie et un système du monde; il s'agit ici d'écouter les derniers échos d'une réalité qui fut; elle eut peut-être tort d'être; mais elle fut; rien au monde, aucune théorie ne remplace d'avoir été; aucune imagination ne vaut d'avoir été; l'événement de l'histoire n'est point modelé sur le jeu de nos exigences intellectuelles; cette réalité, toute condamnée qu'elle fût, en théorie, par la logique et par la docte philosophie, en réalité fut; et combien de réalités que les théoriciens annoncent, que les logiciens construisent, que les philosophes méditent, ne seront pas.

C'est une des raisons pour lesquelles nous avons publié en un cahier ce discours pour la liberté; ce discours n'était pas un simple discours parlementaire; il était contaminé parfois d'intentions parlementaires; on y reconnaît aisément des parties parlementaires; M. Clemenceau est sénateur; il y a un ministère Combes à soutenir; d'où les contaminations parlementaires; je ne suis pas suspect de n'apercevoir pas dans un discours sénatorial, même de M. Clemenceau, les contaminations politiques parlementaires; mais sommairement le discours de M. Clemenceau pour la liberté était plus et autre qu'un simple discours politique parlementaire.

Sur M. Clemenceau parlementaire, homme politique, sénateur, candidat, peut-être, à quelque ministère ou à la présidence du conseil, politicien sans doute, ministériel et combiste, je n'ai aucune illusion; nul homme, quel que soit son talent, ne peut se dérober aux servitudes formidables de telles situations; M. Clemenceau parlementaire, homme politique, sénateur, candidat ministre, candidat président du conseil, politicien, ministériel et combiste ne peut donner, ne peut valoir que ce que le parlementarisme, la politique, le sénat, la candidature, le ministérialisme, et le combisme permet de valoir, et de donner.

Je n'ai aucune illusion sur la politique de M. Clemenceau. Trois jours après cette séance du mardi 17 novembre, où il avait prononcé ce beau discours pour la liberté, dans la séance du vendredi 20 novembre 1903, M. Clemenceau, répondant à M. Waldeck-Rousseau, prononça contre les congrégations un discours, ou plutôt une exhortation, un entraînement où la tare politique reparaît toute, où il n'y a rien absolument que de la politique, c'est-à-dire où il n'y avait littéralement rien, bref un discours politique parlementaire que je défie le plus audacieux des politiciens de concilier avec le beau discours précédent pour la liberté, où même il est permis d'apercevoir un désaveu politique de ce beau discours; dans l'intervalle de ces trois jours, que s'était-il passé; la politique avait repris le dessus; Clemenceau homme politique avait regretté son beau discours; il en avait eu honte; et il se hâtait de le rattraper; il se le faisait pardonner.

Je n'ai aucune illusion sur la politique de M. Clemenceau; M. Clemenceau a consommé la plus grande partie de sa vie politique à tomber des ministères; tomber des ministères est une opération politique, parlementaire, aussi vaine, aussi oiseuse, que de soutenir ou de former des ministères; c'est une opération de même plan, du même ordre, de même grandeur, de même utilité, de même efficacité, l'antiministérialisme politique parlementaire est aussi misérable qu'un ministérialisme politique parlementaire; c'en est le contraire et l'équivalent.

M. Clemenceau, un peu tard, s'en est aperçu; et, comme pour compenser son ancien antiministérialisme, il s'est récemment jeté dans un ministérialisme, aussi forcené, aussi outrancier; avec la même fougue intraitable et jeune; seulement, à son ancien antiministérialisme politique parlementaire, il n'a su rien substituer par opposition qu'un ministérialisme politique parlementaire; mais, réciproquement, un ministérialisme politique parlementaire fait une opération de même plan, du même ordre, de même grandeur, de même utilité, de même efficacité, aussi vaine, aussi misérable qu'un antiministérialisme politique parlementaire.

Non que par un secret retour il n'y ait beaucoup d'antiministérialisme politique parlementaire dans le nouveau ministérialisme politique parlementaire de M. Clemenceau; et dans cette séance du vendredi 20 novembre où il sauva le ministère de M. Combes, il tomba surtout, sinon le ministère même de M. Waldeck-Rousseau, du moins un ministère waldeckiste; je vois qu'on s'en est beaucoup félicité autour de nous; ces débats politiques parlementaires sont beaucoup trop savants pour que j'y puisse participer; mais il me semble que tous ces politiques parlementaires, prétendus socialistes, prétendus dreyfusistes, ont la mémoire courte; car j'ai au contraire une mémoire extrêmement longue, et anormale, qui peut remonter jusqu'à plusieurs années en arrière; donc j'ai connu un temps où tous ces politiques parlementaires, dont nous n'avons jamais été, qui se gaudissent aujourd'hui de M. Waldeck-Rousseau, se jetaient à ses pieds et le suppliaient d'accepter le pouvoir; et en ce temps-là, qui eût proposé de confier le gouvernement de la République à M. Combes, on l'eût embarqué directement pour Charenton.

Ayant toute sa vie fait tomber obstinément des ministères dont les torts aujourd'hui ne nous apparaissent plus qu'atténués par l'éloignement et par un certain oubli, M. Clemenceau soutient aujourd'hui opiniâtrement le ministère qui depuis trente ans de République au moins nominale a fait le plus de tort je ne dis pas à la justice, à la vérité, à la liberté, à l'humanité en France, à la culture, au dreyfusisme, au socialisme, à la Révolution, à l'acratisme, je dis à la simple République.

Je n'ai aucune illusion sur le ministérialisme politique parlementaire de M. Clemenceau; M. Clemenceau est beaucoup trop intelligent pour croire lui-même aux raisons qu'il nous apporte et qu'il nous présente en faveur, en faveur gouvernementale, du gouvernement; mais voilà; lui-même il se dit: c'est de la politique; ce sont des boniments politiques; c'est bon pour le public politique;—les politiques eux-mêmes pensent comme nous de la politique; ils sont les premiers à l'estimer ce qu'elle vaut, c'est-à-dire à la mépriser; mais ils disent: voilà, c'est de la politique;—et ce mot excuse tout; on fait ainsi, on délimite un domaine séparé où les obligations les plus simples de la morale ne fonctionnent plus, ne pénètrent pas, où les devoirs les plus élémentaires sont nuls et non avenus; et les hommes politiques sont les premiers à savoir le peu que vaut le public politique.

Je n'ai aucune illusion sur le nouveau ministérialisme, sur le ministérialisme politique parlementaire de M. Clemenceau; comme tout le monde je suis excédé de lire tous les matins dans l'Aurore le même article, où toute l'argumentation, fort brillante, revient à qualifier de romains les catholiques français; comme si ce n'était pas une gageure d'aberration dans le jugement historique et social que de nommer romain tout un culte rituel, toute une religion, aussi vieille, aussi indigène, aussi terrienne, et aussi enracinée; étaient-ils donc des Romains, un Théroude et un Villon, un Ronsard et un du Bellay, un Descartes, un Corneille, un Pascal, un Racine, un Chateaubriand, un Lamartine, un Pasteur; devons-nous croire, si nous sommes sérieux, que nulles traces de leurs anciens et de leurs nouveaux catholicismes français n'aient subsisté dans ce pays; devons-nous croire, si nous sommes sérieux et historiens, que tout un héritage de pensée, de sentiment, de religion, d'âme, aussi vieux, que tout un passé, traditionnel, se soit radicalement éliminé pour quelques embêtements; devons-nous croire, si nous reconnaissons en France quelques manifestations de catholicisme, que tout ce catholicisme est importé artificiellement de Rome; et quand même, à la rigueur, il serait importé artificiellement de Rome; comme tout le monde je suis excédé de ce Rome; comme tout le monde j'ai envie d'envoyer à M. Clemenceau une carte postale illustrée non point par le Photo-Bromure, mais de ce simple vers manuscrit:

Rome, l'unique objet de ton ressentiment;

bien que je ne le tutoie pas; comme tout le monde, plus que tout le monde, étant internationaliste, je suis excédé de ce naïf ou de ce politique nationalisme radical; enfin quand même ils seraient Romains; devons-nous proscrire les Romains; n'est-il plus permis d'être Romains; la question n'est pas de savoir s'ils sont Romains ou Napolitains; mais la seule question est de savoir s'ils peuvent imposer à nos consciences leur croyance religieuse par l'exercice d'une autorité de commandement et réciproquement si nous avons le droit de poursuivre dans leurs consciences leur croyance religieuse par l'exercice d'une réciproque autorité de commandement.

M. Clemenceau le sait aussi bien que nous; il disait un jour dans les couloirs, par un de ces délicieux écarts de langage qui lui gardent l'amitié de ses amis, qui lui ramènent instantanément la sympathie des tiers, sympathie affectueuse, curieuse et amusée, mais inquiète,—car on a peur, on ne sait jamais bien quel acte, quelle parole va sortir de ce grand humoriste, échapper de sa fantaisie ou jaillir de sa verve,—il disait: Je ne sais pas si je ne deviens pas ridicule, avec mon histoire.—Mais depuis le jour où cette pensée lui vint, comme il est aussi intraitable avec lui-même, et plus intraitable, qu'il ne l'est avec les autres, il a redoublé son histoire, il a refait son article avec une certaine volupté.

C'est justement ce qui m'intéresse; quand on veut mesurer les ravages de la politique parlementaire, on peut, on doit commencer par en évaluer les ravages moyens, ordinaires, la zone intermédiaire; et pour cela considérer les effets de la politique parlementaire dans les esprits, dans les caractères moyens; ce ne sont pas les caractères moyens qui manquent, ni les petits caractères, faibles, nuls; ni les esprits nuls; quand ensuite on veut déterminer les limites de cette zone même, par en haut et par en bas, et effectuer les mesures extrêmes, il faut considérer les maxima et les minima d'immoralité politique; en haut les minima d'immoralité politique parlementaire; en bas les maxima d'immoralité politique parlementaire; ces maxima sont intéressants; et ils ne manquent pas non plus; mais que l'on choisisse comme exemple le cas d'un Edwards, le cas d'un Zévaès, ou le cas de M. Henri Bérenger, rien n'est aussi dégoûtant que de fouiller, fût-ce avec les instruments de la chirurgie, dans ces basses régions politiques parlementaires; non moins intéressants, non moins nombreux, les minima d'immoralité politique parlementaire peuvent apporter beaucoup de tristesses; ils apportent beaucoup plus de nausées; je dis minima d'immoralité politique parlementaire et non minima d'immoralisation politique parlementaire; il se peut que les ravages politiques parlementaires exercés dans l'ancien caractère de M. Ferdinand Buisson par les pratiques politiques parlementaires ne soient pas moins considérables que les ravages politiques parlementaires exercés dans l'ancien caractère de M. Alexandre Zévaès par les mêmes pratiques; mais, les points de départ n'étant pas les mêmes, les résultats non plus ne sont pas les mêmes, et nous sommes en mesure de considérer le cas de M. Ferdinand Buisson comme un cas minimum d'immoralité politique parlementaire.

Ces minima d'immoralité politique parlementaire sont plus intéressants que les maxima, et que les cas moyens; les cas moyens sont naturellement flottants; les maxima présentent de telles outrances et de telles hideurs que la mesure y devient difficile, s'y noie; les minima permettent des mesures plus délicates, plus claires, plus exactes; il est donc extrêmement intéressant, et extrêmement utile, d'étudier le cas minimum d'un Jaurès ou d'un Clemenceau, de M. Buisson, et, un peu plus bas, de M. Charbonnel ou de M. Delpech, d'hommes honnêtes ou ayant joui d'une honnête réputation.

Il est évident que ce que nous disons des cas moyens et des cas extrêmes, cas maxima, cas minima de contamination politique parlementaire ne s'entend pas des hommes seulement, mais des groupes; des peuples, des assemblées, des institutions, de toutes les personnes morales et de toutes les personnes sociales, individuelles ou collectives.

Jaurès fait un merveilleux exemple d'homme politique envahi peu à peu, ravagé par la politique parlementaire; et si dans ces cahiers nous avons suivi dans un certain détail son évolution, ce fut pour beaucoup de raisons sans doute, mais ce fut en particulier parce que l'histoire de cette évolution nous renseigne admirablement sur la marche de la maladie.

Clemenceau fait un exemple plus merveilleux encore; ce n'est point par longues et lentes invasions, ce n'est point par vagues longues, ce n'est point par ondes que la politique parlementaire l'envahit et le pénètre; il est beaucoup trop fort pour cela; il se connaît trop bien lui-même; et il connaît trop bien les environs; la politique parlementaire fait le pain quotidien de son existence; il connaît parfaitement la politique parlementaire et les moyens de cette politique; il fut député, longtemps; il est sénateur; et sa situation politique a presque toujours dépassé le grade politique où il était parvenu; son action politique a presque toujours dépassé de beaucoup sa situation officielle; aussi connaît-il parfaitement la politique et n'est-il presque jamais, comme Jaurès, ému des grandeurs qu'elle paraît conférer; son caractère aussi le garde contre les auto-montages de coups, contre les envahissements de la fatuité; la politique fait la trame ordinaire de sa vie, de ses articles et de ses discours; et puis brusquement, comme un homme averti, comme un homme spontané, en impulsif qu'il est, ayant des amitiés et des inimitiés, solides, que ses ennemis nomment des rancunes, il fait des sorties; qui, entendues en leur sens plein, chambarderaient toute sa politique même; cela lui vient justement de ce qu'il représente un peu parmi nous, dans leur esprit et dans leur geste, ces vieux républicains dont je parlais; cela lui vient surtout, et ensemble, de son tempérament même, qui, intraitable, subit malaisément les fictions, y compris et surtout les fictions de M. Clemenceau. Ou plutôt son tempérament même est un exemple persistant d'un ancien tempérament; indivisément il représente le tempérament des anciens républicains parce qu'ils avaient en eux ce tempérament; et qu'en lui-même il en a gardé un. Ce sont de telles sorties qui lui maintiennent l'amitié constante, obstinée, fidèle, de ses vieux amis et admirateurs; car à son âge, ayant tant vécu, ayant subi tant de vicissitudes politiques, il a conservé ce que Jaurès n'a déjà plus, des amitiés et des admirations; amitiés, admirations personnelles, d'hommes qu'il connaît, qui ne l'ont point quitté, qui le fréquentent; amitiés, admirations, sans doute plus précieuses, d'hommes qu'il n'aura jamais connus, d'hommes ignorés, qui l'aiment et l'admirent silencieusement; nul homme, aujourd'hui, n'a, encore, autant d'amis inconnus parmi les petites gens honnêtes et avisées; il suscite même aujourd'hui des amitiés et des admirations, dès le premier abord, dès le premier choc, parmi de tout jeunes gens, socialistes, qui préfèrent son radicalisme natif et verjuteux aux vanités oratoires d'un socialisme scolaire; ils savent tout ce qui lui manque; mais ils aiment sa verve primesautière; ils ont d'autres théories, d'autres principes d'action; mais ils aiment ces coups de boutoir, ces raides agressions, ces saillies imprévues, ces plaisanteries à la Voltaire, à la Diderot; car il n'est pas seulement un exemple d'une génération précédente, il remonte fort loin dans la tradition de l'esprit français; il est clair, ouvert; il n'est un philosophe qu'au sens du dix-huitième siècle; mais en ce sens il est exactement ce qu'on nommait alors un philosophe; averti du travail scientifique et philosophique juste assez pour ne l'avoir pas approfondi, pas pénétré; juste à point, assez renseigné, assez ignorant, pour en faire des exposés; il est pour tous ses amis et admirateurs, pour les uns et pour les autres, j'entends pour les jeunes et pour les vieux, non pas comme un enfant gâté, mais, ce qui est plus amusant, plus rajeunissant, plus délicieux, comme un père gâté, comme un vieil oncle, qui a de mauvais quarts d'heure, mais à qui, dans ses bons moments, on ne peut résister; ces bons moments sont proprement les frasques du vieux politicien; car c'est la trame ordinaire de sa vie politique, parlementaire, et gouvernementale, qui condamnerait M. Clemenceau; et ce qui le sauve, et ce qui lui ramène la sympathie des tiers, au moment qu'elle allait se décourager, ce sont justement ses moments d'oubli, ses incartades, quand le naturel, et par suite quand la vérité reprend le dessus; ce sont ses frasques, ses blagues, ses gambades, ses brimades, ses boutades et ses écarts; on lui pardonnera beaucoup parce qu'il a beaucoup blagué; il n'a pas toujours, évidemment, le sens du respect que nous devons aux puissances politiques parlementaires; il ne sait pas toujours obéir et trembler, comme nous devons; cet irrespect chronique à manifestations intermittentes a beaucoup nui à sa carrière politique parlementaire; mais c'est cela aussi qui le sauve dans la considération des honnêtes gens, dans l'estime des hommes libres; on assure que c'est à une mauvaise plaisanterie qu'il avait faite à un député qu'il dut de ne pas devenir président de la Chambre; de tels traits honorent un homme.

La politique lui paraît sans doute, comme à tant d'autres, un mal nécessaire; la politique lui fait commettre, comme elle en fait commettre à tous ceux qui en font, des actions mauvaises; et qui ne lui ressemblent pas; il a été, par combisme, et comme pour faire oublier son beau discours pour la liberté, pour le rattraper, d'une férocité injuste envers les hommes qui refusaient d'entrer dans la démagogie combiste; il a cherché noise à plusieurs, qui ne le méritaient pas; il a querellé l'homme le plus innocent, le plus dévoué, le plus innocemment dreyfusiste, M. Gabriel Monod; et l'énoncé même, la matière, le prétexte de cette querelle a beaucoup surpris, beaucoup attristé ceux qui savent un peu de quelle combinaison politique parlementaire la grâce de M. Dreyfus et l'amnistie tout ensemble furent le résultat.

Il reste que certains jours, à certaines heures, le vieux sang de l'ancien républicain remonte; le tempérament du vieil intraitable reprend le dessus; la politique du sénateur Clemenceau l'embête encore plus que toutes les politiques; parce qu'il est dedans; il envoie tout ballader; ... et il fait un de ces discours impolitiques imparlementaires qui crèvent les combinaisons, dépassent les transactions, affolent les timidités; il ignore la discipline; il épouvante ses amis; et, comme nous tous, libérâtres impénitents, il fait le jeu, l'immortel jeu de la réaction.

Le vieil orateur à ces moments retrouve ces parties de grande comédie qui firent l'épouvante jadis des grotesques politiques, des fantoches parlementaires; le fils de Voltaire et de Diderot se retrouve aussi le fils de Molière; on m'assure que dans cette séance du mardi 17 novembre il y eut des parties de la plus grande et de la plus haute comédie; on était à cent lieues du Sénat; c'était tout le vieux débat français,—nullement romain, que l'on m'en croie,—de l'honnête homme et de la vie contre la domination de l'école; c'était le vieux dit de Montaigne et de Rabelais, de Descartes et de Molière, de Pascal et de Rousseau contre nos ennemis les doctes; et l'on dit que l'honorable M. Lintilhac, assis à sa place, faisait mine aussi piteuse que Thomas Diafoirus dessus son tabouret; il essaya vainement de repousser les premières incursions; ramené vivement, il se tint coi jusqu'à la fin de l'opération.

Pour toutes ces raisons, et pour beaucoup d'autres, ce discours méritait de faire un cahier; c'est une opération extrêmement intéressante que de chercher à déterminer les ravages de la politique parlementaire dans un homme comme Jaurès ou dans un homme comme Clemenceau, que de chercher à mesurer ces ravages, à en faire pour ainsi dire la reconnaissance topographique, la délimitation, la géographie, la mensuration; que d'en lever les plans et d'en dessiner la carte; nous avons parlé souvent de Jaurès, et dans un certain détail; nous serons sans doute contraints d'y revenir quelque jour; car la maladie continue; nous parlerons beaucoup moins souvent de M. Clemenceau; il n'est pas comme Jaurès entré dans le mouvement politique parlementaire prétendu socialiste; et quand il fait des bêtises politiques parlementaires, il ne dit pas, comme Jaurès, aux spectateurs, que c'est ça le socialisme.

Je ne veux pas anticiper sur des recherches éventuelles; mais on avait noté pendant l'affaire,—j'entends pendant l'ancienne affaire, cela va de soi,—que les dreyfusistes, ayant raison, avaient plus de talent que les antidreyfusistes, qui avaient tort; ou plutôt ils remplaçaient le talent accoutumé par un certain génie propre, qui était celui de la liberté, de la justice, de la vérité; et même les mêmes hommes, selon qu'ils étaient ou n'étaient pas dreyfusistes, selon qu'ils entraient et demeuraient dans le dreyfusisme, ou au contraire qu'ils en sortaient, et demeuraient dehors, les mêmes hommes recevaient et conservaient ce génie propre, ou le perdaient et redescendaient du génie au talent, quand même ils n'y perdaient pas le simple talent; pour la correspondance, pour la communication du dreyfusisme au génie propre du dreyfusisme, ces hommes étaient à eux-mêmes leurs propres témoins, au sens que l'on donne à ce mot dans les expériences de laboratoire.

On observerait un phénomène analogue et de tout point comparable, étudiant les ravages de la politique parlementaire; les mêmes hommes ont un talent et même un génie propre quand ils se meuvent dans le domaine de la morale, quand ils défendent la liberté; la justice; la vérité; l'humanité; le travail; les mêmes hommes n'ont ni talent ni génie, descendent du génie au talent, ou du talent à rien du tout, quand ils se meuvent dans le domaine de la politique, parlementaire, quand ils défendent, quand ils veulent imposer l'autorité de commandement, l'autorité de gouvernement, l'autorité d'État, le dogme, le combisme.

Les orateurs alors deviennent inéloquents et rhéteurs, les conférenciers bafouillent, les écrivains écrivent comme des journalistes, et les journalistes comme des savates. Les exemples abondent.

Il y a là non pas sans doute l'effet d'une justice immanente, mais tout de même comme une immanente sanction, une correspondance, une communication de la cause que l'on soutient au langage que l'on parle; un homme, pris au hasard, peut très bien dire vrai et bafouiller; mais le même homme, étant donné le même talent, le même génie, à valeur égale, à dispositions égales,—sauf exceptions et sommairement parlant,—parle plus net, agit plus droit, pousse plus franc de pied quand il sait qu'il dit vrai, que quand il sait qu'il ment.

C'est ce qui fait l'intérêt particulier du Bloc et de certaines œuvres, ou études, plus littéraires de M. Clemenceau; dans le Bloc il n'avait tout de même pas des préoccupations politiques autant immédiates.


ZANGWILL


ZANGWILL

Le cahier que l'on va lire nous a été apporté tel que par le traducteur, mademoiselle Mathilde Salomon, directrice du Collège Sévigné, 10, rue de Condé, Paris sixième; le nom du traducteur et sa qualité recommandaient amplement le cahier; le nom de l'auteur n'est point connu encore du public français; il m'était totalement inconnu.

Quand nous ne connaissons pas le nom d'un auteur, nous commençons par nous méfier; et par nous affoler; nous nous inquiétons; nous courons aux renseignements; nous nous trouvons ignorants; nous sommes inquiets; nous demandons à droite et à gauche; nous perdons notre temps; nous courons aux dictionnaires, aux manuels, ou à ces hommes qui sont eux-mêmes des dictionnaires et des manuels, ambulants; et nous ne retrouvons la paix de l'âme qu'après que nous avons établi de l'auteur, dans le plus grand détail, une bonne biographie cataloguée analytique sommaire.

C'est là une idée moderne; c'est là une méthode toute contemporaine, toute récente; elle ne peut nous paraître ancienne, et acquise, et déjà traditionnelle, à nous normaliens et universitaires du temps présent, que parce que nous avons contracté la mauvaise habitude scolaire, de ne pas considérer un assez vaste espace de temps quand nous réfléchissons sur l'histoire de l'humanité.

Beaucoup plus que nous ne le voulons, beaucoup plus que nous ne le croyons, beaucoup plus que nous ne le disons tous formés par des habitudes scolaires, tous dressés par des disciplines scolaires, tous limités par des limitations et des commodités scolaires, nous croyons tous plus ou moins obscurément que l'humanité commence au monde moderne, que l'intelligence de l'humanité commence aux méthodes modernes; heureux quand nous ne croyons pas, avec tous les laïques, avec tous les primaires, que la France commence exactement le premier janvier dix-sept cent quatre-vingt-neuf, à six heures du matin.

Or l'idée moderne, la méthode moderne revient essentiellement à ceci: étant donnée une œuvre, étant donné un texte, comment le connaissons-nous; commençons par ne point saisir le texte; surtout gardons-nous bien de porter la main sur le texte; et d'y jeter les yeux; cela, c'est la fin; si jamais on y arrive; commençons par le commencement, ou plutôt, car il faut être complet, commençons par le commencement du commencement; le commencement du commencement, c'est, dans l'immense, dans la mouvante, dans l'universelle, dans la totale réalité très exactement le point de connaissance ayant quelque rapport au texte qui est le plus éloigné du texte; que si même on peut commencer par un point de connaissance totalement étranger au texte, absolument incommunicable, pour de là passer par le chemin le plus long possible au point de connaissance ayant quelque rapport au texte qui est le plus éloigné du texte, alors nous obtenons le couronnement même de la méthode scientifique, nous fabriquons un chef-d'œuvre de l'esprit moderne; et tant plus le point de départ du commencement du commencement du travail sera éloigné, si possible étranger, tant plus l'acheminement sera venu de loin, et bizarre;—de tant plus nous serons des scientifiques, des historiens, et des savants modernes.

Avons-nous à étudier, nous proposons-nous d'étudier La Fontaine; au lieu de commencer par la première fable venue, nous commencerons par l'esprit gaulois; le ciel; le sol; le climat; les aliments; la race; la littérature primitive; puis l'homme; ses mœurs; ses goûts; sa dépendance; son indépendance; sa bonté; ses enfances; son génie; puis l'écrivain; ses tâtonnements classiques; ses escapades gauloises; son épopée; sa morale; puis l'écrivain, suite; opposition en France de la culture et de la nature; conciliation en La Fontaine de la culture et de la nature; comment la faculté poétique sert d'intermédiaire; tout cela pour faire la première partie, l'artiste; pour faire la deuxième partie, les personnages, que nous ne confondons point avec la première, d'abord les hommes; la société française au dix-septième siècle et dans La Fontaine; le roi; la cour; la noblesse; le clergé; la bourgeoisie; l'artisan; le paysan; des caractères poétiques; puis les bêtes; le sentiment de la nature au dix-septième siècle et dans La Fontaine; du procédé poétique; puis les dieux; le sentiment religieux au dix-septième siècle et dans La Fontaine; de la faculté poétique; enfin troisième partie, l'art, qui ne se confond ni avec les deux premières ensemble, ni avec chacune des deux premières séparément; l'action; les détails; comparaison de La Fontaine et de ses originaux, Ésope et Phèdre; le système; comparaison de La Fontaine et de ses originaux, Ésope, Rabelais, Pilpay, Cassandre; l'expression; du style pittoresque; les mots propres; les mots familiers; les mots risqués; les mots négligés; le mètre cassé; le mètre varié; le mètre imitatif; du style lié; l'unité logique; l'unité grammaticale; l'unité musicale; enfin théorie de la fable poétique; nature de la poésie; opposition de la fable philosophique à la fable poétique; opposition de la fable primitive à la fable poétique; c'est tout; je me demande avec effroi où résidera dans tout cela la fable elle-même; où se cachera, dans tout ce magnifique palais géométrique, la petite fable, où je la trouverai, la fable de La Fontaine; elle n'y trouvera point asile, car l'auteur, dans tout cet appareil, n'y reconnaîtrait pas ses enfants.

Ou plutôt ce n'est pas tout, car depuis cinquante ans nous avons fait des progrès;—le progrès n'est-il pas la grande loi de la société moderne;—ce n'est pas le tout d'aujourd'hui; aujourd'hui qui oserait commencer La Fontaine autrement que par une leçon générale d'anthropogéographie.

Tout cela serait fort bon si nous étions des dieux, ou, pour parler exactement, tout cela serait fort bien si nous étions Dieu; car si nous voulons évaluer les qualités, les capacités, les amplitudes que de telles méthodes nous demandent pour nous conduire à l'acquisition de quelque connaissance, nous reconnaissons immédiatement que les qualités, capacités, amplitudes attribuées aux anciens dieux par les peuples mythologues seraient absolument insuffisantes aujourd'hui pour constituer le véritable historien, l'homme scientifique,—vir scientificus,—le savant moderne; il ne suffit pas que le savant moderne soit un dieu; il faut qu'il soit Dieu; puisque l'on veut commencer par la série indéfinie, infinie du détail; puisque l'on veut partir d'un point indéfiniment, infiniment éloigné, étranger, puisqu'avant d'arriver au texte même on veut parcourir un chemin indéfini, infini, pour épuiser tout cet indéfini, tout cet infini, l'infinité de Dieu même est requise, d'un Dieu personnel ou impersonnel, d'un Dieu panthéistique, théistique ou déistique, mais absolument d'un Dieu infini; et nous touchons ici à l'une des contrariétés intérieures les plus graves du monde moderne, à l'une des contrariétés intérieures les plus poignantes de l'esprit moderne.

Pendant que les démagogues scientistes modernes se congratulent, se décorent, boivent et triomphent dans des banquets, le monde moderne est intérieurement rongé, l'esprit moderne est intérieurement travaillé des contrariétés les plus profondes: et l'humanité aurait aussi tort de se river à ce que nous nommons aujourd'hui le monde moderne et l'esprit et la science modernes qu'elle a eu raison de ne pas se river aux formes de vie antérieures, aujourd'hui prétendûment dépassées; dans l'ordre de la connaissance, de l'histoire, de la biographie et du texte, nous sommes en particulier conduits à la singulière contrariété suivante.

Les humanités polythéistes et mythologues, ayant, même dans l'ordre de la divinité, excellemment, éminemment le sens du parfait, du fini, de la limite, l'avaient en particulier dans l'ordre de l'humanité; ajouterai-je que ces humanités étaient généralement intelligentes, et qu'elles ne vivaient point sur des contrariétés intérieures sans les avoir enregistrées; dans ces humanités l'homme était reconnu limité aux limites humaines; et l'historien demeurait un homme.

Les humanités panthéistes et généralement théistes avaient, dans l'ordre de la divinité, excellemment, éminemment le sens de l'infini, de l'absolu, du tout: mais justement parce qu'elles avaient le sens du tout comme tout, elles avaient le sens de la modeste humanité comme étant à sa place particulière dans ce tout; elles connaissaient les limitations de l'humanité; elles référaient, comparaient incessamment l'humanité au reste; et au tout; ajouterai-je que ces humanités étaient généralement profondes, et qu'elles ne vivaient point sur des contrariétés intérieures sans les avoir connues par les profondes voies de l'instinct; dans ces humanités l'homme était reconnu partie et limité aux limites humaines; l'historien demeurait un homme.

Les humanités déistes et particulièrement chrétiennes, ces singulières humanités, qui ne nous paraissent ordinaires et communes que parce que nous y sommes habitués, ces singulières humanités, où l'homme occupe envers Dieu une si singulière situation de grandeur et de misère, si audacieuse au fond, et si surhumaine,—l'homme fait à l'image et à la ressemblance de Dieu,—et Dieu fait homme,—avaient séparément le sens du parfait et de l'imparfait, du fini et de l'infini, du relatif et de l'absolu; elles connaissaient donc les limitations de l'humanité; ajouterai-je que généralement ces humanités étaient à la fois intelligentes et profondes, et que la constatation même des contrariétés intérieures, de la grandeur et de la misère, faisait peut-être le principal objet de leurs méditations; dans ces humanités l'homme était reconnu créature et limité aux limites humaines; l'historien demeurait un homme.

Par une contrariété intérieure imprévue, et nouvelle dans l'histoire de l'humanité, il fallait justement arriver au monde moderne, à l'esprit moderne, aux méthodes modernes, pour que l'historien cessât réellement de se considérer comme un homme.

Le monde moderne, l'esprit moderne, laïque, positiviste et athée, démocratique, politique et parlementaire, les méthodes modernes, la science moderne, l'homme moderne, croient s'être débarrassés de Dieu; et en réalité, pour qui regarde un peu au delà des apparences, pour qui veut dépasser les formules, jamais l'homme n'a été aussi embarrassé de Dieu.

Quand l'homme se trouvait en présence de dieux avoués, qualifiés, reconnus, et pour ainsi dire notifiés, il pouvait nettement demeurer un homme; justement parce que Dieu se nommait Dieu, l'homme pouvait se nommer homme; que ce fussent des dieux humains ou surhumains, un Dieu Tout ou un Dieu personnel, Dieu étant mis à sa place de Dieu, notre homme pouvait demeurer à sa place d'homme; par une ironie vraiment nouvelle, c'est justement à l'âge où l'homme croit s'être émancipé, à l'âge où l'homme croit s'être débarrassé de tous les dieux que lui-même il ne se tient plus à sa place d'homme et qu'au contraire il s'embarrasse de tous les anciens Dieux; mangeurs de bon Dieu, c'est la formule populaire de nos démagogues anticatholiques; ils ont eux-mêmes absorbé beaucoup plus de bons Dieux, et de mauvais Dieux, qu'ils ne le croient.

En face des dieux de l'Olympe, en face d'un Dieu Tout, en face du Dieu chrétien, l'historien était un homme, demeurait un homme; en face de rien, en face de zéro Dieu, le vieil orgueil a fait son office; l'esprit humain a perdu son assiette; la boussole s'est affolée; l'historien moderne est devenu un Dieu; il s'est fait, demi-inconsciemment, demi-complaisamment, lui-même un Dieu; je ne dis pas un dieu comme nos dieux frivoles, insensibles et sourds, impuissants, mutilés; il s'est fait Dieu, tout simplement, Dieu éternel, Dieu absolu, Dieu tout puissant, tout juste et omniscient.

Cette affirmation que je fais emplira de stupeur, sincère, un assez grand nombre de braves gens qui modestement, du matin au soir, jouent avec l'absolu, et qui ne s'en doutent jamais; comment, diront-ils en toute sincérité, comment peut-on nous supposer de telles intentions; nous sommes des petits professeurs; nous sommes de modestes et d'honnêtes universitaires; nous n'occupons aucune situation dans l'État; nous sommes assez maltraités par nos supérieurs; nous n'avons aucun pouvoir dans l'État; nous ne déterminons aucuns événements; nous sommes les plus mal rétribués des fonctionnaires; nul ne nous entend; nous poursuivons modestement notre enquête sur les hommes et sur les événements passés; par situation, par métier, par méthode, nous n'avons ni vanité ni orgueil, ni présomption, ni cupidité de la domination; l'invention des méthodes historiques modernes a été proprement l'introduction de la modestie dans le domaine historique.

C'est exactement là que réside la grande erreur moderne.

Les prêtres aussi étaient de petits abbés et de petits curés; de modestes et d'honnêtes ecclésiastiques; ils n'occupaient aucune situation dans l'État, car les petits curés de campagne n'étaient pas plus que ne sont aujourd'hui nos instituteurs, et nos grands prélats de l'enseignement, démagogues, députés, ministres, sénateurs, ne sont pas moins que n'étaient les grands évêques et les grands cardinaux; pas plus tard qu'avant-hier, dans son numéro daté du samedi 15 octobre 1904, la Petite République, ayant à interroger M. Gabriel Séailles sur la séparation des Églises et de l'État, employait aux fins de cette enquête, par le ministère de M. Henry Honorat, des expressions qui me paraissent empreintes d'un respect vraiment religieux: «à Paris, devant sa table de travail,» nous dit le journaliste, «au milieu de ses livres et de ses carnets, M. Gabriel Séailles me disait, en une causerie aimable et sympathique, les mêmes choses à peu près dans les mêmes termes.»

—Aimable, dans ces graves questions; enfin.

«Deux jeunes hommes, deux de ses disciples, l'écoutaient avec moi.»

—Je vous assure, monsieur le journaliste, que vous vous trompez; il n'y a point, sur la place, une philosophie qui soit proprement la philosophie de M. Séailles, et donc il n'y a point des disciples de M. Séailles; c'est Jésus-Christ, qui avait des disciples; M. Séailles forme des élèves, tout simplement.

«M. Gabriel Séailles aime ces entretiens familiers où se plaît sa bonne humeur charmante.

«Et vous la connaissez bien, amis des universités populaires; car le maître qui consacra tant de belles pages à la «biographie psychologique» d'Ernest Renan et qui, par ses discours et ses écrits, nous a fait mieux connaître les pinceaux enchanteurs de l'immortel Watteau,»...

On dit le pinceau, d'habitude; il est vrai qu'il en avait plusieurs.

      «descend pour vous de sa chaire trop haute, et, pourquoi ne pas le dire? trop universitaire de la Sorbonne, pour vous enseigner, philosophe et artiste, et poète, la sagesse et la beauté.»

C'est un beau programme. Ici le portrait dessiné de M. Gabriel Séailles.

«Ainsi, tantôt crayonnant une feuille blanche, devant lui, sur le buvard, et tantôt se frottant les mains l'une dans l'autre avec vivacité, ou roulant dans les doigts, et tordant, et meurtrissant je ne sais quel méchant bristol, le regard riant à travers le double verre du lorgnon bien posé sur le nez fort, le front large, la barbe cascadante grisonnante au menton, et les pieds chaudement fourrés dans les pantoufles, M. Gabriel Séailles poursuivit:»

Je suis assuré qu'un tel ton, de telles expressions désobligent beaucoup M. Gabriel Séailles; je n'insisterai point sur ce que la description détaillée de toutes ces commodités de la conversation présente a de désobligeant quand on s'installe pour traiter d'un débat qui divise douloureusement les consciences; je suis assuré que M. Séailles sent beaucoup plus vivement que moi combien ces expressions sont inconvénientes; pour moi elles me paraissent tout simplement insupportables; libertaire impénitent, j'y trouve, j'y entends toute une résonance de respect religieux; encore avons-nous pris un exemple minimum; et dans cet exemple minimum il y a des expressions désastreuses, comme une chaire trop haute, et d'où l'on descend; évidemment le journaliste veut donner au Peuple l'idée que la chaire de M. Séailles en Sorbonne est surpopulaire, surhumaine, qu'il s'y passe des événements extraordinaires, et que, au fond, l'orateur y prononce des paroles surnaturelles; quelle résonance n'aurions-nous pas obtenue si nous avions choisi un exemple maximum, et même des exemples communs; les manifestations laïques ne sont-elles pas devenues des cérémonies toutes religieuses, des répliques, des imitations, des calques, des contrefaçons des cérémonies religieuses; et pour la commémoration de Zola; pour l'anniversaire de sa mort, ne nous a-t-on pas fait une semaine sainte, une neuvaine; sentiment religieux et naissance de la démagogie.

Les prêtres aussi, les petits prêtres, en ce sens, n'occupaient aucune situation dans l'État, n'avaient aucun pouvoir dans l'État; les prêtres aussi étaient assez maltraités par leurs supérieurs et ne déterminaient aucuns événements; les prêtres aussi étaient les plus mal rétribués des fonctionnaires, et nul ne les entendait; et quand ils ne seront plus des fonctionnaires mal rétribués d'État, ils seront des fonctionnaires mal rétribués d'Église; et nul ne les entendra; ils poursuivent modestement leur prédication de la vie future; par situation, par métier, par humilité chrétienne ils n'ont ni vanité ni orgueil, ni présomption ni cupidité de la domination; un curé de campagne est un petit seigneur; l'exercice du ministère ecclésiastique est essentiellement un exercice d'humilité chrétienne.

Je ne dis pas que cela soit vrai des prêtres; je dis que, autant et dans le sens que cela est vrai des universitaires, si l'on veut, autant et dans le même sens, mutations faites, cela est vrai des prêtres; si l'excuse de modestie est valable pour les fonctionnaires de l'enseignement, l'excuse de l'humilité chrétienne est valable pour les fonctionnaires ecclésiastiques.

Pourtant ces prêtres administrent Dieu même; examinons si ces universitaires, si ces historiens modernes, à leur tour, plus ou moins inconsciemment, ne remplaceraient pas les prêtres et ne suppléeraient pas Dieu; ma proposition est exactement la suivante, que les méthodes scientifiques modernes, importées, transportées telles que dans le domaine de l'histoire, demandent, si on les entend exactement, et dans toute leur extrême rigueur, des qualités qui ne sont point les qualités de l'homme.

Notre ami l'historien Pierre Deloire me disait,—car je n'ai pas besoin d'ajouter que je n'en ai pas aux historiens personnellement, et que les historiens sérieux sont les premiers à s'émouvoir de ces graves contrariétés,—l'historien Pierre Deloire me disait un jour au bureau des cahiers: Le bon temps des historiens est passé.—Il entendait railler ainsi, doucement, les historiens antérieurs.—Le bon temps des historiens, disait-il, c'était quand le professeur d'histoire, assis devant son bureau, refaisait à loisir toutes les opérations du monde; il parlait de tout; il écrivait de tout; il était ministre, et refaisait l'administration de Colbert, qui, entre nous, n'était pas fort; il était général ou amiral, et refaisait la bataille d'Actium; ce Marc-Antoine, hein, quelle brute; il refaisait les plans de campagne; il était roi, il refaisait Versailles, Paris et Saint-Denis; il était le roi, dans son bureau; il était l'empereur, l'empereur premier; il refaisait Waterloo; ce Napoléon, quel imbécile, comme le disait récemment le général Mirbeau; demandez les mémoires du général baron Mirbeau; quand M. Mirbeau découvrait que Napoléon était le dernier des imbéciles, ce grand romantique rentier révolutionnaire ne faisait que suivre les leçons de ses anciens professeurs d'histoire; ainsi, continuait l'historien Pierre Deloire, ainsi le professeur d'histoire, étant le roi, l'empereur, le général, tenait le monde entier sur ses genoux, et il pouvait, dans le chef-lieu de son arrondissement, mépriser le sous-préfet et les sous-lieutenants d'artillerie, qui ne sont que les subordonnés de l'empereur ou des généraux; il se payait ainsi des idées que le sous-préfet manifestait sur la supériorité de la hiérarchie administrative, et les sous-lieutenants sur la supériorité de la hiérarchie militaire.

Par de tels retours sur les historiens antérieurs, notre ami Pierre Deloire croyait bien signifier que les historiens d'aujourd'hui, dont il est, sont devenus modestes; et peut-être a-t-il raison; peut-être les historiens, personnellement et comme historiens, sont-ils devenus modestes; mais je me demande justement si tout l'ancien orgueil ne s'est pas réfugié dans la méthode, agrandi, porté à la limite, à l'infini; je demande s'il n'est pas vrai que les méthodes scientifiques modernes, transportées en vrac dans l'histoire et devenues les méthodes historiques, exigent de l'historien des facultés qui dépassent les facultés de l'homme.

Ce n'est pas moi qui invente ce circuit, cette circumnavigation mentale excentrique; c'est mon auteur; ce sont tous nos auteurs; je me reporte à ce La Fontaine et ses fables, qui eut tout l'éclat, qui reçut tout l'accueil, et qui obtint tout le succès d'un manifeste; il s'agit d'étudier La Fontaine et ses fables; si nous commencions par parler d'autre chose; et voici la préface:

«On peut considérer l'homme comme un animal d'espèce supérieure, qui produit des philosophies et des poëmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons,»...

A peu près!

      ... «et comme les abeilles font leurs ruches. Imaginez qu'en présence des fables de La Fontaine vous êtes devant une de ces ruches. On pourra vous parler en littérateur et vous dire: «Admirez combien ces petites bêtes sont adroites.» On pourra vous parler en moraliste et vous dire: «Mettez à profit l'exemple de ces insectes si laborieux.» On pourra enfin vous parler en naturaliste et vous dire: «Nous allons disséquer une abeille, examiner ses ailes, ses mandibules, son réservoir à miel, toute l'économie intérieure de ses organes, et marquer la classe à laquelle elle appartient. Nous regarderons alors ses organes en exercice; nous essayerons de découvrir de quelle façon elle recueille le pollen des fleurs, comment elle l'élabore, par quelle opération intérieure elle le change en cire ou en miel. Nous observerons ensuite les procédés par lesquels elle bâtit, assemble, varie et emplit ses cellules; et nous tâcherons d'indiquer les lois chimiques et les règles mathématiques d'après lesquelles les matériaux qu'elle emploie sont fabriqués et équilibrés. Nous voulons savoir comment, étant donnés un jardin et ses abeilles, une ruche se produit, quels sont tous les pas de l'opération intermédiaire, et quelles forces générales agissent à chacun des pas de l'opération. Vous tirerez de là, si bon vous semble, des conclusions non seulement sur les abeilles et leurs ruches, mais sur tous les insectes, et peut-être aussi sur tous les animaux.»

Je n'insiste pas aujourd'hui sur ce que ce programme aujourd'hui nous paraît présenter d'ambitieux, de présomptueux, de peu scientifique même; quelque jour nous nous demanderons s'il est permis d'assimiler ainsi les sciences historiques aux sciences naturelles, de les référer ainsi aux sciences plus abstraites, chimiques, physiques, mathématiques; aujourd'hui je ne veux qu'examiner la forme même du connaissement, le parcours, le tracé, ce commencement le plus étranger, le plus éloigné, cet acheminement, ce détour, ce circuit le plus long, le plus excentrique, le plus circonférentiel, et du programme je passe au livre même, au livre glorieux, au livre exemple, au livre type; on y verra, première partie, l'artiste, chapitre premier, l'esprit gaulois, que c'est très délibérément que l'auteur prend le chemin le plus long; l'acheminement le plus long, le mot n'est pas de moi, mais de lui:

«Je voudrais, pour parler de La Fontaine, faire comme lui quand il allait à l'Académie, «prendre le plus long». Ce chemin-là lui a toujours plus agréé que les autres. Volontiers il citerait Platon et remonterait au déluge pour expliquer les faits et les gestes d'une belette, et, si l'on juge par l'issue,»...

Il n'a pas bien vu toute la malice du bonhomme remontant exprès aux sources, aux citations, aux causes bizarrement éloignées; il n'a pas bien vu tout ce qu'il y a de Molière comique dans La Fontaine, et cette fausse ou amusante érudition, qui n'est qu'une parodie amusée de l'érudition cuistre; il enrégimente un peu vite son auteur parmi les historiens modernes.

      ... «si l'on juge par l'issue, bien des gens trouvent qu'il n'avait pas tort. Laissez-nous prendre comme lui le chemin des écoliers et des philosophes, raisonner à son endroit comme il faisait à l'endroit de ses bêtes, alléguer l'histoire et le reste. C'est le plus long si vous voulez: au demeurant, c'est peut-être le plus court.

«I.

«Me voici donc à l'aise, libre de rechercher toutes les causes qui ont pu former mon personnage et sa poésie;»...

Toutes les causes qui ont pu former son personnage et sa poésie, quelle prodigieuse audace métaphysique sont les modestes espèces d'un programme littéraire; mais pour aujourd'hui passons.

      ... «libre de voyager et de conter mon voyage. J'en ai fait un l'an dernier par la mer et le Rhin, pour revenir par la Champagne.»...

Pour revenir est admirable, dans sa docte naïveté. Il fallait commencer par y aller.

      ... «Partout, dans ce circuit, éclate la grandeur ou la force. Au nord,»...

Circuit, le mot n'est pas de moi, le mot est de Taine; cette méthode est proprement la méthode de la grande ceinture; si vous voulez connaître Paris, commencez par tourner; circulez de Chartres sur Montargis, et retour; c'est la méthode des vibrations concentriques, en commençant par la vibration la plus circonférentielle, la plus éloignée du centre, la plus étrangère; en admettant qu'on puisse obtenir jamais, pour commencer, cette vibration la plus circonférentielle; car on voit bien comment des vibrations partent d'un centre, connu; on ne voit pas comment obtenir la vibration la plus circonférentielle, ni même comment se la représenter, si le centre est par définition non connu, et si un cercle ne se conçoit point sans un centre connu; pétition de principe; c'est le contraire de ce qui se passe pour les ondes sonores, électriques, optiques, pour toutes les ondes qui se meuvent partant de leur point d'émission; c'est le contraire de ce qui se passe quand on jette une pierre dans l'eau; c'est une spirale commencée par le bout le plus éloigné du centre; à condition qu'on tienne ce bout; ce sont les vastes tournoiements plans de l'aigle, moins l'acuité du regard, et le coup de sonde, et, au centre, la saisie; je découpe ici mon exemplaire, et je cite au long, pour que l'on voie, pour que l'on mesure, sur cet exemple éminent, toute la longueur du circuit: «Au nord, l'Océan bat les falaises blanchâtres ou noie les terres plates; les coups de ce bélier monotone qui heurte obstinément la grève, l'entassement de ces eaux stériles qui assiègent l'embouchure des fleuves, la joie des vagues indomptées qui s'entre-choquent follement sur la plaine sans limites, font descendre au fond du cœur des émotions tragiques; la mer est un hôte disproportionné et sauvage dont le voisinage laisse toujours dans l'homme un fond d'inquiétude et d'accablement.—En avançant vers l'est, vous rencontrez la grasse Flandre, antique nourrice de la vie corporelle, ses plaines immenses toutes regorgeantes d'une abondance grossière, ses prairies peuplées de troupeaux couchés qui ruminent, ses larges fleuves qui tournoient paisiblement à pleins bords sous les bateaux chargés, ses nuages noirâtres tachés de blancheurs éclatantes qui abattent incessamment leurs averses sur la verdure, son ciel changeant, plein de violents contrastes, et qui répand une beauté poétique sur sa lourde fécondité.—Au sortir de ce grand potager, le Rhin apparaît, et l'on remonte vers la France. Le magnifique fleuve déploie le cortège de ses eaux bleues entre deux rangées de montagnes aussi nobles que lui; leurs cimes s'allongent par étages jusqu'au bout de l'horizon dont la ceinture lumineuse les accueille et les relie; le soleil pose une splendeur sereine sur leurs vieux flancs tailladés, sur leur dôme de forêts toujours vivantes; le soir, ces grandes images flottent dans des ondulations d'or et de pourpre, et le fleuve couché dans la brume ressemble à un roi heureux et pacifique qui, avant de s'endormir, rassemble autour de lui les plis dorés de son manteau. Des deux côtés les versants qui le nourrissent se redressent avec un aspect énergique ou austère; les pins couvrent les sommets de leurs draperies silencieuses, et descendent par bandes jusqu'au fond des gorges; le puissant élan qui les dresse, leur roide attitude donne l'idée d'une phalange de jeunes héros barbares, immobiles et debout dans leur solitude que la culture n'a jamais violée. Ils disparaissent avec les roches rouges des Vosges. Vous quittez le pays à demi allemand qui n'est à nous que depuis un siècle. Un air nouveau moins froid vous souffle aux joues; le ciel change et le sol aussi. Vous êtes entré dans la véritable France, celle qui a conquis et façonné le reste. Il semble que de tous côtés les sensations et les idées affluent pour vous expliquer ce que c'est que le Français.

«Je revenais par ce chemin au commencement de l'automne, et je me rappelle combien le changement de paysage me frappa. Plus de grandeur ni de puissance; l'air sauvage ou triste s'efface; la monotonie et la poésie s'en vont; la variété et la gaieté commencent. Point trop de plaines ni de montagnes; point trop de soleil ni d'humidité. Nul excès et nulle énergie. Tout y semblait maniable et civilisé; tout y était sur un petit modèle, en proportions commodes, avec un air de finesse et d'agrément. Les montagnes étaient devenues collines, les bois n'étaient plus guère que des bosquets, les ondulations du terrain recevaient, sans discontinuer, les cultures. De minces rivières serpentaient entre des bouquets d'aunes avec de gracieux sourires. Une raie de peupliers solitaires au bout d'un champ grisâtre, un bouleau frêle qui tremble dans une clairière de genêts, l'éclair passager d'un ruisseau à travers les lentilles d'eau qui l'obstruent, la teinte délicate dont l'éloignement revêt quelque bois écarté, voilà les beautés de notre paysage; il paraît plat aux yeux qui se sont reposés sur la noble architecture des montagnes méridionales, ou qui se sont nourris de la verdure surabondante et de la végétation héroïque du nord; les grandes lignes, les fortes couleurs y manquent; mais les contours sinueux, les nuances légères, toutes les grâces fuyantes y viennent amuser l'agile esprit qui les contemple, le toucher parfois, sans l'exalter ni l'accabler.—Si vous entrez plus avant dans la vraie Champagne, ces sources de poésie s'appauvrissent et s'affinent encore. La vigne, triste plante bossue, tord ses pieds entre les cailloux. Les plaines crayeuses sous leurs moissons maigres s'étalent bariolées et ternes comme un manteau de roulier. Çà et là une ligne d'arbres marque sur la campagne la traînée d'un ruisseau blanchâtre. On aime pourtant le joli soleil qui luit doucement entre les ormes, le thym qui parfume les côtes sèches, les abeilles qui bourdonnent au-dessus du sarrasin en fleurs: beautés légères qu'une race sobre et fine peut seule goûter. Ajoutez que le climat n'est point propre à la durcir et à la passionner. Il n'a ni excès ni contrastes; le soleil n'est pas terrible comme au midi, ni la neige durable comme au nord. Au plus fort de juin, les nuages passent en troupes, et souvent dès février, la brume enveloppe les arbres de sa gaze bleuâtre sans se coller en givre autour de leurs rameaux. On peut sortir en toute saison, vivre dehors sans trop pâtir; les impressions extrêmes ne viennent point émousser les sens ou concentrer la sensibilité; l'homme n'est point alourdi ni exalté; pour sentir, il n'a pas besoin de violentes secousses et il n'est pas propre aux grandes émotions. Tout est moyen ici, tempéré, plutôt tourné vers la délicatesse que vers la force. La nature qui est clémente n'est point prodigue; elle n'empâte pas ses nourrissons d'une abondance brutale; ils mangent sobrement, et leurs aliments ne sont point pesants. La terre, un peu sèche et pierreuse, ne leur donne guère que du pain et du vin; encore ce vin est-il léger, si léger que les gens du Nord, pour y prendre plaisir, le chargent d'eau-de-vie. Ceux-ci n'iront pas, à leur exemple, s'emplir de viandes et de boissons brûlantes pour inonder leurs veines par un afflux soudain de sang grossier, pour porter dans leur cerveau la stupeur ou la violence; on les voit à la porte de leur chaumière, qui mangent debout un peu de pain et leur soupe; leur vin ne met dans leurs têtes que la vivacité et la belle humeur.

«Plus on les regarde, plus on trouve que leurs gestes, les formes de leurs visages annoncent une race à part. Il y a un mois, en Flandre, surtout en Hollande, ce n'étaient que grands traits mal agencés, osseux, trop saillants; à mesure qu'on avançait vers les marécages, le corps devenait plus lymphatique, le teint plus pâle, l'œil plus vitreux, plus engorgé dans la chair blafarde. En Allemagne, je découvrais dans les regards une expression de vague mélancolie ou de résignation inerte; d'autres fois, l'œil bleu gardait jusque dans la vieillesse sa limpidité virginale; et la joue rose des jeunes hommes, la vaillante pousse des corps superbes annonçait l'intégrité et la vigueur de la sève primitive. Ici, et à cinquante lieues alentour de Paris, la beauté manque, mais l'intelligence brille, non pas la verve pétulante et la gaieté bavarde des méridionaux, mais l'esprit leste, juste, avisé, malin, prompt à l'ironie, qui trouve son amusement dans les mécomptes d'autrui. Ces bourgeois, sur le pas de leur porte, clignent de l'œil derrière vous; ces apprentis derrière l'établi se montrent du doigt votre ridicule et vont gloser. On n'entre jamais ici dans un atelier sans inquiétude; fussiez-vous prince et brodé d'or, ces gamins en manches sales vous auront pesé en une minute, tout gros monsieur que vous êtes, et il est presque sûr que vous leur servirez de marionnette à la sortie du soir.

«Ce sont là des raisonnements de voyageur, tels qu'on en fait en errant à l'aventure dans des rues inconnues ou en tournant le soir dans sa chambre d'auberge. Ces vérités sont littéraires, c'est-à-dire vagues; mais nous n'en avons pas d'autres à présent en cette matière, et il faut se contenter de celles-ci, telles quelles, en attendant les chiffres de la statistique, et la précision des expériences. Il n'y a pas encore de science des races[43], et on se risque beaucoup quand on essaye de se figurer comment le sol et le climat peuvent les façonner. Ils les façonnent pourtant et les différences des peuples européens, tous sortis d'une même souche, le prouvent assez. L'air et les aliments font le corps à la longue; le climat, son degré et ses contrastes produisent les sensations habituelles, et à la fin la sensibilité définitive: c'est là tout l'homme, esprit et corps, en sorte que tout l'homme prend et garde l'empreinte du sol et du ciel; on s'en aperçoit en regardant les autres animaux, qui changent en même temps que lui, et par les mêmes causes; un cheval de Hollande est aussi peu semblable à un cheval de Provence qu'un homme d'Amsterdam à un homme de Marseille. Je crois même que l'homme, ayant plus de facultés, reçoit des impressions plus profondes; le dehors entre en lui davantage, parce que les portes chez lui sont plus nombreuses. Imaginez le paysan qui vit toute la journée en plein air, qui n'est point, comme nous, séparé de la nature par l'artifice des inventions protectrices et par la préoccupation des idées ou des visites. Le ciel et le paysage lui tiennent lieu de conversation; il n'a point d'autres poëmes; ce ne sont point les lectures et les entretiens qui remplissent son esprit, mais les formes et les couleurs qui l'entourent; il y rêve, la main appuyée sur le manche de la charrue; il en sent la sérénité ou la tristesse quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, et que ses yeux suivent sans réflexion les bandes rouges du couchant. Il n'en raisonne point, il n'arrive point à des jugements nets; mais toutes ces émotions sourdes, semblables aux bruissements innombrables et imperceptibles de la campagne, s'assemblent pour faire ce ton habituel de l'âme que nous appelons le caractère. C'est ainsi que l'esprit reproduit la nature; les objets et la poésie du dehors deviennent les images et la poésie du dedans. Il ne faut pas trop se hasarder en conjectures, mais enfin c'est parce qu'il y a une France, ce me semble, qu'il y a eu un La Fontaine et des Français.»

 

Mon Dieu oui; seulement il y a une France pour tout le monde, la France luit pour tout le monde, et tous les Français, s'ils seront toujours français, ne sont pas La Fontaine; je n'insiste pas sur toutes ces difficultés, sur toutes ces contrariétés; je m'en tiens pour aujourd'hui à la forme même du connaissement; la méthode ne se révèle pas dans toutes les œuvres modernes partout avec une aussi haute audace; elle ne fait pas dans toutes les œuvres modernes partout l'objet d'une aussi manifeste déclaration que dans cet éminent La Fontaine; elle est ailleurs plus ou moins dissimulée, plus ou moins implicite; mais c'est essentiellement, éminemment, la méthode historique moderne, obtenue par le transport, par le transfert direct, en bloc, des méthodes scientifiques modernes dans le domaine de l'histoire; l'auteur, en bon compagnon, commence par faire son tour de France; il ferait son tour du monde, s'il était meilleur compagnon; et quand il a fini son tour du pays, il commence l'autre tour, afin de ne point tomber par mégarde au cœur de son sujet, il commence le tour le plus cher à tout historien bien né, le tour des livres et des bibliothèques; avec ce tour commencera le paragraphe deux.

«En tout cas, il y a un moyen de s'assurer de ce caractère que nous prêtons à la race. La première bibliothèque va vous montrer s'il est en effet primitif et naturel. Il suffit d'écouter ce que dit le peuple, au moment où sa langue se délie, lorsque la réflexion ou l'imitation n'ont pas encore altéré l'accent originel. Et savez-vous ce que dit ce peuple? ce que La Fontaine, sans s'en douter, redira plus tard.»...

Sans s'en douter vaut un certain prix. «Quelle opposition entre notre littérature du douzième siècle et celle des nations voisines.»

J'arrête ici pour aujourd'hui la citation; la méthode est bien ce que nous avons dit; elle est doublement ce que nous avons dit; quand par malheur l'historien parvient enfin aux frontières de son sujet, à peine réchappé de l'indéfinité, de l'infinité du circuit antérieur, il se hâte, pour parer ce coup du sort, de se jeter dans une autre indéfinité, dans une autre infinité, celle du sujet même; à peine réchappé d'avoir absorbé une première indéfinité, une première infinité, celle du circuit, celle du parcours, et de tous ces travaux d'approche, qui avaient pour principal objet de n'approcher point, il invente, il imagine, il trouve, il feint une indéfinité nouvelle, une infinité nouvelle, celle du sujet même; il analyse, il découpe son sujet même en autant de tranches, en autant de parcelles que faire se pourra; il y aura des coupes, des tranches longitudinales, des tranches latérales, des tranches verticales, des tranches horizontales, des tranches obliques; il y en aurait davantage; mais notre espace n'a malheureusement que trois dimensions; et comme nos images de littérature sont calquées sur nos figures de géométrie, le nombre des combinaisons est assez restreint; tout restreint qu'il soit, nous obtenons déjà d'assez beaux résultats; nous étudierons séparément l'homme, l'artiste, le penseur, le rêveur, le géomètre, l'écrivain, le styliste, et j'en passe, dans la même personne, dans le même auteur; cela fera autant de chapitres; nous nous garderons surtout de nous occuper dans le même chapitre de l'art et de l'artiste; cela ferait un chapitre de perdu; et si d'aventure, de mal aventure nous parvenons à parcourir toutes les indéfinités, toutes les infinités de détail de tous ces chapitres, de toutes ces sections, il nous reste une ressource suprême, un dernier moyen de nous rattraper; ayant étudié séparément l'homme, l'écrivain, l'artiste, et ainsi de suite, nous étudierons les relations de l'homme et de l'écrivain, puis de l'artiste et de l'art, et du styliste, et ainsi de suite, d'abord deux par deux, puis trois par trois, et ainsi de suite; étant données un certain nombre de sections, formant unités, les mêmes mathématiques nous apportent les formules, et nous savons combien de combinaisons de relation peuvent s'établir; cela fera autant de chapitres nouveaux; et quand nous aurons fini, si jamais nous finissons, le diable soit du bonhomme s'il peut seulement ramasser ses morceaux; que de les rassembler, il ne faut point qu'il y songe; l'auteur a fait un jeu de patience où nulle patience ne se retrouverait.

Le bonhomme avait prévu tout cela; il en avait prévu bien d'autres; il avait, croyons-le, nommément prévu Taine; il savait qu'un faisceau est plus et autre que la somme arithmétique des dards; il savait que l'homme est plus et autre que la somme arithmétique des sections, qu'un livre est plus et autre que la somme arithmétique des chapitres; séparer les éléments du faisceau, c'est le meilleur, c'est le seul moyen de rompre; mais dans l'histoire il ne s'agit pas de rompre la réalité, de briser son auteur, de fracturer son texte; il faut les rendre, les entendre, les interpréter, les représenter; on me permettra de citer sur une édition non savante:

Un vieillard près d'aller où la mort l'appeloit,

Mes chers enfants, dit-il, (à ses fils il parloit),

Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble.

Je vous expliquerai le nœud qui les assemble.

L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,

Les rendit, en disant: Je le donne aux plus forts.

Un second lui succède, et se met en posture,

Mais en vain. Un cadet tente aussi l'aventure.

Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:

De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.

Faibles gens, dit le père, il faut que je vous montre

Ce que ma force peut en semblable rencontre.

On crut qu'il se moquait; on sourit, mais à tort:

Il sépare les dards, et les rompt sans effort.

Nos modernes rompent sans effort les réalités qu'ils étudient; reste à savoir si les réalités historiques s'accommodent de ce traitement.

Un historien doit conserver, au contraire; il est essentiellement un conservateur de l'univers passé; comment conserver, si on brise.

Telle est non point la caricature et la contrefaçon des méthodes historiques modernes, mais leur mode même, leur schème, l'arrière-pensée de ceux qui les ont introduites avant nous, de ceux qui les pratiquent parmi nous; assistez à une soutenance de thèse historique; la plupart des reproches que le jury adresse au candidat reviennent à ceci: que le candidat n'a point épuisé toute l'indéfinité, toute l'infinité du détail; je ne dis pas que les membres du jury l'épuisent dans leurs propres travaux; mais ce que je dis, si vous assistez à une soutenance de thèse et que vous entendiez bien, que vous interprétiez les critiques du jury, c'est qu'elles reviennent généralement à cela; il faut avoir épuisé l'infinité du détail pour arriver au sujet; et dans le sujet même il faut, par multipartition, avoir épuisé une infinité d'infinité du détail; la manière dont on traite le sujet, quand on est parvenu au sujet, revient en effet à le traiter lui-même comme un chemin, comme un parcours, comme un lieu de passage indéfiniment détaillé, comme un circuit lui-même, à faire en définitive comme s'il n'était pas le sujet, à faire qu'il ne soit pas le sujet.

Avant de commencer, une infinité du détail par circulation; au moment de commencer, une infinité d'infinité du détail par multipartition.

Épuiser l'indéfinité, l'infinité du détail dans la connaissance de tout le réel, c'est la haute, c'est la divine, c'est la folle ambition, et qu'on le veuille ou non c'est l'infinie faiblesse d'une méthode que je suis bien forcé de nommer de son nom scolaire la méthode discursive; n'ayant point d'ailleurs à me présenter de sitôt devant le jury d'État constitué pour maintenir à l'agrégation de philosophie la pureté première des doctrines révolues, je puis traiter des méthodes intuitives et discursives, et les confronter, sans encourir, comme il advint récemment d'un jeune homme, les foudres universitaires; de la certitude discursive et de la certitude intuitive; la méthode intuitive passe en général pour surhumaine, orgueilleuse, mystérieuse, agnosticiste; et l'on croit que la méthode discursive est humaine, modeste, claire et distincte, scientifique; je démontrerai au contraire, un jour que nous essaierons d'éprouver plus profondément nos méthodes, qu'en histoire c'est la méthode discursive qui est surhumaine, orgueilleuse, mystérieuse, agnosticiste; et que c'est la méthode intuitive qui est humaine, modeste, claire et distincte autant que nous le pouvons, scientifique.

Épuiser l'immensité, l'indéfinité, l'infinité du détail pour obtenir la connaissance de tout le réel, telle est la surhumaine ambition de la méthode discursive; partir du plus loin possible, cheminer par la plus longue série possible; parvenir le plus tard possible; à peine arrivés repartir pour un voyage intérieur le plus long possible; mais si du départ le plus éloigné possible à l'arrivée la plus retardée possible et dans cette arrivée même une série indéfinie, infinie de détail s'interpose immense, comment épuiser ce détail; un Dieu seul y suffirait; et dans le même temps que les professeurs d'histoire et que les historiens renonçaient à devenir des rois et des empereurs, et qu'ils s'en félicitaient, ils ne s'apercevaient point que dans le même temps cette même nouvelle méthode, cette méthode scientifique, cette méthode historique moderne exigeait qu'ils devinssent des Dieux.

Telle est bien l'ambition inouïe du monde moderne: ambition non encore éprouvée; le savant chassant Dieu de partout, inconsidérément, aveuglément, ensemble de la science, où en effet peut-être il n'a que faire, et de la métaphysique, où peut-être on lui pourrait trouver quelque occupation; Dieu chassé de l'histoire; et par une singulière ironie, par un nouveau retour, Dieu se retrouvant dans le savant historien, Dieu non chassé du savant historien; c'est-à-dire, littéralement, l'historien ayant conçu sa science selon une méthode qui requiert de lui exactement les qualités d'un Dieu.

Telle est bien la pensée de derrière la tête de tous ceux qui ont fondé la science historique moderne, introduit les méthodes historiques modernes, c'est-à-dire de tous ceux qui ont transporté en bloc dans le domaine de l'histoire les méthodes scientifiques empruntées aux sciences qui ne sont pas des sciences de l'histoire: une humanité toute maîtresse de toute son histoire; une humanité ayant épuisé tout le détail de toute son histoire, ayant donc parcouru toute une indéfinité, toute une infinité de chemins indéfinis, infinis, ayant donc littéralement épuisé tout un univers indéfini, infini, de détail; une humanité Dieu, ayant acquis, englobé toute connaissance dans l'univers de sa totale mémoire.

Une humanité devenue Dieu par la totale infinité de sa connaissance, par l'amplitude infinie de sa mémoire totale, cette idée est partout dans Renan; elle fut vraiment le viatique, la consolation, l'espérance, la secrète ardeur, le feu intérieur, l'eucharistie laïque de toute une génération, de toute une levée d'historiens, de la génération qui dans le domaine de l'histoire inaugurait justement le monde moderne; hoc nunc os ex ossibus meis et caro de carne mea; elle est partout dans l'Avenir de la science,—pensées de 1848;—et quel arrêt imaginé pour l'humanité enfin renseignée, savante, saturée de sa mémoire totale; quel arrêt de béatitude; quel arrêt de béatitude et vraiment de divinité; quel paragraphe singulier d'assurance et de limitation je trouve dans la préface même, écrite au dernier moment pour présenter au public, dans l'âge de la vieillesse, une œuvre de jeunesse:

«Les sciences historiques et leurs auxiliaires, les sciences philologiques, ont fait d'immenses conquêtes depuis que je les embrassai avec tant d'amour, il y a quarante ans. Mais on en voit le bout. Dans un siècle, l'humanité saura à peu près ce qu'elle peut savoir sur son passé; et alors il sera temps de s'arrêter; car le propre de ces études est, aussitôt qu'elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir. L'histoire des religions est éclaircie dans ses branches les plus importantes. Il est devenu clair, non par des raisons a priori, mais par la discussion même des prétendus témoignages, qu'il n'y a jamais eu, dans les siècles attingibles à l'homme, de révélation ni de fait surnaturel. Le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois générales. L'inégalité des races est constatée. Les titres de chaque famille humaine à des mentions plus ou moins honorables dans l'histoire du progrès sont à peu près déterminés.»

Je copie cette citation, pour ne pas découper mon exemplaire; nous sommes épouvantés, aujourd'hui, de cette assurance, et de cette limitation; quelles expressions d'audace et de limitation théocratique: on voit le bout des sciences historiques; dans un siècle, l'humanité saura à peu près ce qu'elle peut savoir sur son passé; et alors il sera temps de s'arrêter;... l'histoire des religions est éclaircie dans ses branches les plus importantes;... le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois générales; l'inégalité des races est constatée; les titres de chaque famille humaine à des mentions plus ou moins honorables dans l'histoire du progrès sont à peu près déterminés. Et cette singulière et inquiétante affirmation, ce jugement implacable, hautain, désabusé: le propre de ces études est, aussitôt qu'elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir.

Quel historien contemporain, quel petit-fils, quel petit-neveu du vieil homme ne reculera de saisissement devant de telles affirmations, devant de telles présomptions, devant cet admirable et tranquille orgueil, devant ces certitudes et ces limitations; une humanité Dieu, si parfaitement emplie de sa mémoire totale qu'elle n'a plus rien à connaître désormais; une humanité Dieu, arrêtée comme un Dieu dans la contemplation de sa totale connaissance, ayant si complètement, si parfaitement épuisé le détail du réel qu'elle est arrivée au bout, et qu'elle s'y tient; qui au besoin, parmi les historiens du temps présent, se désavouera les ambitions de l'aïeul et qui ne les traitera de chimères et d'imaginations feintes; qui ne les reniera, car nous n'avons pas toujours le courage d'avouer nos aïeux, de déclarer nos origines, et de qui nous sommes nés, et d'où nous descendons; les jeunes gens d'aujourd'hui ne reconnaissent pas toujours les grands ancêtres; ce ne sont point les pères qui ne reconnaissent pas leurs fils, mais les fils qui ne reconnaissent pas leurs pères; et comme nos politiciens bourgeois ne reconnaissent pas volontiers leurs grands ancêtres de la révolution française, ainsi nos modestes historiens ne reconnaissent pas toujours leurs grands ancêtres de la révolution mentale moderne, les innovateurs des méthodes historiques, les créateurs du monde intellectuel moderne; et puis, depuis le temps des grands vieux, nous avons reçu de rudes avertissements; pour deux raisons, l'une recouvrant l'autre, nul aujourd'hui n'avancerait que toute l'histoire du monde est sur le point d'aboutir, nul aujourd'hui, de tous les historiens, ne souscrirait aux anticipations aventurées, aux grandes ambitions pleines de Renan.

Premièrement pour des raisons d'histoire même; il est arrivé en très grand, pour l'histoire, ce qui arrive généralement des constructions navales françaises; on n'en voit pas la fin; quand on mit l'histoire en chantier, armé, ou, pour dire le mot, outillé des méthodes modernes, les innovateurs en firent le devis; mais à mesure qu'on avançait, et que justement parti des temps antiques on se mouvait au-devant des temps modernes, les mécomptes se multipliaient; ils se sont si bien multipliés qu'aujourd'hui nul n'oserait en pronostiquer la fin, ni annoncer la fin du travail; le seul historien de la révolution française que je connaisse personnellement qui soit exactement sérieux nous dira tant que nous le voudrons que pour mener à bien la seule histoire de la révolution française il faudrait des milliers de vies de véritables historiens; or on ne voit pas qu'il en naisse des milliers; et nous sommes fort loin de compte.

Deuxièmement, et cette deuxième raison, étant une raison de réalité, recouvre et commande la première, qui était une raison de connaissance; comment l'histoire s'arrêterait-elle, si l'humanité ne s'arrête pas; à moins de supposer que l'histoire ne serait pas l'histoire de l'humanité; et c'est en effet bien là que l'on en était arrivé, c'est bien ce que l'on a supposé, au moins implicitement; on a tant parlé de l'histoire, de l'histoire seule, de l'histoire en général, de l'histoire en elle-même, de l'histoire tout court, on a tant surélevé l'histoire que l'on a quelque peu oublié que ce mot tout seul ne veut rien dire, qu'il y faut un complément de détermination, que l'histoire n'est rien si elle n'est pas l'histoire de quelque événement, que l'histoire en général n'est rien si elle n'est pas l'histoire du monde et de l'humanité. Si donc, et c'était la première cause pour laquelle nul aujourd'hui n'avancerait plus que l'histoire est sur le point d'aboutir et de se clore, si donc l'histoire de l'humanité acquise est loin d'être acquise elle-même, comment l'histoire d'une humanité qui n'est pas acquise elle-même serait-elle acquise; et quand l'histoire du passé n'est pas près de s'achever, tant s'en faut, comment l'histoire du futur serait-elle près de se clore; nous touchons ici au secret même de cette faiblesse moderne; on sait aujourd'hui, on a reconnu, généralement, que la plupart des idées et des thèses prétendues positives ou positivistes recouvrent des idées et des thèses métaphysiques mal dissimulées; cette idée de Renan, que nous considérons en bref aujourd'hui, qui paraît une idée historique modeste purement, et simplement, cette idée que l'histoire touche à son aboutissement et à sa clôture, implique au fond une idée hautement et orgueilleusement métaphysique, extrêmement affirmée, portant sur l'humanité même; elle implique cette idée que l'humanité moderne est la dernière humanité, que l'on n'a jamais rien fait de mieux, dans le genre, que l'on ne fera jamais rien de mieux, qu'il est inutile d'insister, que le monde moderne est le dernier des mondes, que l'homme et que la nature a dit son dernier mot.

Incroyable naïveté savante, orgueil enfantin des doctes et des avertis; l'humanité a presque toujours cru qu'elle venait justement de dire son dernier mot; l'humanité a toujours pensé qu'elle était la dernière et la meilleure humanité, qu'elle avait atteint sa forme, qu'il allait falloir fermer, et songer au repos de béatitude; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, ce n'est point une humanité après tant d'autres, ce n'est point que l'humanité moderne ait cru, à son tour, qu'elle était la meilleure et la dernière humanité; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, c'est que l'humanité moderne se croyait bien gardée contre de telles faiblesses par sa science, par l'immense amassement de ses connaissances, par la sûreté de ses méthodes; jamais on ne vit aussi bien que la science ne fait pas la philosophie, et la vie, et la conscience; tout armé, averti, gardé que fût le monde moderne, c'est justement dans la plus vieille erreur humaine qu'il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune; les propositions les plus savamment formulées reviennent au même que les anciens premiers balbutiements; et de même que les plus grands savants du monde, s'ils ne sont pas des cabotins, devant l'amour et devant la mort demeurent stupides et désarmés comme les derniers des misérables, ainsi la mère humanité, devenue la plus savante du monde, s'est retrouvée stupide et désarmée devant la plus vieille erreur du monde; comme au temps des plus anciens dieux elle a mesuré les formes de civilisation atteintes, et elle a estimé que ça n'allait pas trop mal, qu'elle était, qu'elle serait la dernière et la meilleure humanité, que tout allait se figer dans la béatitude éternelle d'une humanité Dieu.

Si je voulais chercher dans l'Avenir de la science tout cet orgueil, toute cette assurance et cette naïve certitude, il me faudrait citer tout l'Avenir de la science, et une aussi énorme citation m'attirerait encore des désagréments avec la maison Calmann Lévy; ce livre n'est rien s'il n'est pas tout le lourd et le plein évangile de cette foi nouvelle, de cette foi la dernière en date, et provisoirement la définitive; tout ce livre admirable, et véritablement prodigieux, tout ce livre de jeunesse et de force est dans sa luxuriante plénitude comme gonflé de cette foi religieuse; on me permettra de n'en point citer un mot, pour ne pas citer tout; nous retrouverons ce livre d'ailleurs, ce livre bouddhique, ce livre immense, presque informe; car j'ai toujours dit, et j'ai peut-être écrit que le jour où l'on voudra sérieusement étudier le monde moderne c'est à l'Avenir de la science qu'il faudra d'abord et surtout s'attaquer; le vieux pourana de l'auteur, écrit au lendemain de l'agrégation de philosophie, comme elle était alors, passée en septembre, écrit dans les deux derniers mois de 1848 et dans les quatre ou cinq premiers mois de 1849, le gros volume, âpre, dogmatique, sectaire et dur, l'énorme paquet littéraire, le gros livre, avec sa pesanteur et ses allures médiocrement littéraires, le bagage, le gros volume, le vieux manuscrit, la première construction, les vieilles pages, l'essai de jeunesse, de forme naïve, touffue, souvent abrupte, pleine d'innombrables incorrections, le vieil ouvrage, avec ses notes en tas, le mur aux pierres essentielles, demeure pour moi l'œuvre capitale de Renan, et celle qui nous donne vraiment le fond et l'origine de sa pensée tout entière, s'il est vrai qu'une grande vie ne soit malheureusement presque toujours qu'une maturité persévérante réalisée, brusquement révélée dans un éclair de jeunesse; Renan lui-même en a beaucoup plus vécu, encore beaucoup plus qu'il ne l'a dit dans sa préface; et le vieux Pourana de l'auteur est vraiment aussi le vieux Pourana du monde moderne; combien de modernes, le disant, ne le disant pas, en ont vécu aujourd'hui encore, inconsciemment ou non, tous nous en vivons, sectaires et libertaires, et, comme le dit Hugo, mystiques et charnels.

J'ai donc bien le droit, j'ai le devoir de chercher dans Renan et dans Taine la première pensée du monde moderne, la pensée de derrière la tête, comme on dit, qui est toujours la pensée profonde, la pensée intéressante, la pensée intérieure et mouvante, la pensée agissante, la pensée cause, la source et la ressource de la pensée, la pensée vraie; et pour trouver l'arrière-pensée de Renan, passant à l'autre bout de sa pleine carrière, on sait que c'est dans les dialogues et les fragments philosophiques, dans les drames qu'il faut la chercher; je me reporte aux Dialogues et fragments philosophiques, par Ernest Renan, de l'Académie française, quatrième édition; je sais bien que la citation que je vais faire est empruntée à la troisième partie, qui est celle des rêves; certitudes, probabilités, rêves; je sais que mon personnage est celui de Théoctiste, celui qui fonde Dieu, si j'ai bonne mémoire; je sais que les objections lui sont présentées par Eudoxe, qui doit avoir bonne opinion; je n'oublie point toutes les précautions que Renan prend dans sa préface; mais enfin mon personnage dit, et je copie tout au long; je passe les passages où ce Théoctiste rêve de la Terreur intellectuelle; nous y reviendrons quelque jour; car ils sont extrêmement importants, et graves; et je m'en tiens à ceux où il rêve de la Déification intellectuelle:

«Je vous ai dit que l'ordre d'idées où je me tiens en ce moment ne se rapporte qu'imparfaitement à la planète Terre, et qu'il faut entendre de pareilles spéculations comme visant au delà de l'humanité. Sans doute le sujet sachant et pensant sera toujours limité; mais le savoir et le pouvoir sont illimités, et par contre-coup la nature pensante elle-même pourra être fort agrandie, sans sortir du cercle connu de la biologie. Une large application des découvertes de la physiologie et du principe de sélection pourrait amener la création d'une race supérieure, ayant son droit de gouverner, non seulement dans sa science, mais dans la supériorité même de son sang, de son cerveau et de ses nerfs. Ce seraient là des espèces de dieux ou dévas, êtres décuples en valeur de ce que nous sommes, qui pourraient être viables dans des milieux artificiels. La nature ne fait rien que de viable dans les conditions générales; mais la science pourra étendre les limites de la viabilité. La nature jusqu'ici a fait ce qu'elle a pu; les forces spontanées ne dépasseront pas l'étiage qu'elles ont atteint. C'est à la science à prendre l'œuvre au point où la nature l'a laissée. La botanique fait vivre artificiellement des produits végétaux qui disparaîtraient si la main de l'homme ne les soutenait incessamment. Un âge se conçoit où la production d'un déva serait évaluée à un certain capital, représentant les appareils chers, les actions lentes, les sélections laborieuses, l'éducation compliquée et la conservation pénible d'un pareil être contre nature. Une fabrique d'Ases, un Asgaard, pourra être reconstitué au centre de l'Asie, et, si l'on répugne à ces sortes de mythes, que l'on veuille bien remarquer le procédé qu'emploient les fourmis et les abeilles pour déterminer la fonction à laquelle chaque individu doit être appliqué; que l'on réfléchisse surtout au moyen qu'emploient les botanistes pour créer leurs singularités. C'est toujours la nutrition ou plutôt le développement d'un organe par l'atrophie d'un autre qui forme le secret de ces anomalies. Rappelez-vous ce docteur védique, dont le nom, selon Burnouf, signifiait οὗ τὸ σπέρμα εἰς τὴν κεφάλην ἀνέβη. Comme la fleur double est obtenue par l'hypertrophie ou la transformation des organes de la génération, comme la floraison et la fructification épuisent la vitalité de l'être qui accomplit ces fonctions, de même il est possible que le moyen de concentrer toute la force nerveuse au cerveau, de la transformer toute en cerveau, si l'on peut ainsi dire, en atrophiant l'autre pôle, soit trouvé un jour. L'une de ces fonctions est un affaiblissement de l'autre; ce qui est donné à l'une est enlevé à l'autre. Il va sans dire que nous ne parlons pas de ces suppressions honteuses qui ne font que des êtres incomplets. Nous parlons d'une intime transfusion, grâce à laquelle les forces que la nature a dirigées vers des opérations différentes seraient employées à une même fin.»

Ces rêves, ces imaginations nous paraissent aujourd'hui monstrueuses, peut-être parce qu'elles sont monstrueuses en effet, surtout parce que les sciences naturelles ont depuis continué à marcher, et parce que de toutes parts nous avons reçu de la réalité de rudes avertissements; nul aujourd'hui, de tous les historiens modernes, et de tous les savants, ne les endosserait; et non seulement il n'est personne aujourd'hui qui ne les renie, mais il n'est personne au fond qui n'en veuille à l'ancien d'avoir aussi honteusement montré sa pensée de derrière la tête; nous au contraire, qui n'avons aucun honneur professionnel engagé dans ce débat, remercions Renan d'avoir, à la fin de sa pleine carrière, à l'âge où l'homme fait son compte et sa caisse et le bilan de sa vie et la liquidation de sa pensée, achevé de nous éclairer sur les lointains arrière-plans de ses rêves; par lui, en lui nous pouvons saisir enfin toute l'orientation de la pensée moderne, son désir secret, son rêve occulte.

«On imagine donc (sans doute hors de notre planète) la possibilité d'êtres auprès desquels l'homme serait presque aussi peu de chose qu'est l'animal relativement à l'homme; une époque où la science remplacerait les animaux existants par des mécanismes plus élevés, comme nous voyons que la chimie a remplacé des séries entières de corps de la nature par des séries bien plus parfaites. De même que l'humanité est sortie de l'animalité, ainsi la divinité sortirait de l'humanité. Il y aurait des êtres qui se serviraient de l'homme comme l'homme se sert des animaux.»

C'est alors peut-être que l'homme s'apercevrait que l'homme se sert mal des animaux.

      «L'homme ne s'arrête guère à cette pensée qu'un pas, un mouvement de lui écrase des myriades d'animalcules. Mais, je le répète, la supériorité intellectuelle entraîne la supériorité religieuse; ces futurs maîtres, nous devons les rêver comme des incarnations du bien et du vrai; il y aurait joie à se subordonner à eux.»

J'arrête ici ma citation, parce qu'il est très long de copier, et parce qu'ici, comme dans l'Avenir de la science, il faudrait tout citer, tant tout est plein; curieux, inquiétant, nouveau, passionnant; pourtant il faut que je recommence:

«L'univers serait ainsi consommé en un seul être organisé, dans l'infini duquel se résumeraient des décillions de décillions de vies, passées et présentes à la fois.»

Or il est évident qu'un tel résumé ne pourrait s'obtenir que par une totalisation de la mémoire universelle, donc par une globalisation, par un achèvement, et par un arrêt de l'histoire.

«Toute la nature vivante produirait une vie centrale, grand hymne sortant de milliards de voix, comme l'animal résulte de milliards de cellules, l'arbre de millions de bourgeons. Une conscience unique serait faite par tous, et tous y participeraient; l'univers serait un polypier infini, où tous les êtres qui ont jamais été seraient soudés par leur base, vivant à la fois de leur vie propre et de la vie de l'ensemble.»

C'est bien le ramassement de toute la mémoire humaine et surhumaine en une conscience Dieu; or ce ramassement peut s'obtenir par deux moyens; si l'on croit en Dieu, si l'on admet la résurrection des morts, et le miracle, ce ramassement de toute la mémoire des créatures peut s'obtenir sans passer par l'intermédiaire de l'histoire; puisque ce sont les mémoires individuelles mêmes qui resservent; il n'y a pas à rapprendre; mais si, ce qui est, je pense, la position de Renan, nous ne croyons pas en Dieu, si nous n'admettons pas la résurrection personnelle, individuelle des morts, en un mot si de notre entendement nous rejetons le miracle, il n'y a plus aucun moyen d'obtenir ce ramassement de toute la mémoire sans passer par l'intermédiaire de l'histoire; le couronnement et l'arrêt de la création s'obtient par la fabrication d'un historien Dieu; Renan dirait: d'un Dieu historien; mais pour nous, et pour ce que nous en faisons, cela revient au même; je crois même que dans la formation de la pensée de Renan, c'est l'historien qui s'est haussé et Dieu, qui a culminé en Dieu, qui s'est fait Dieu, bien plutôt que ce n'est Dieu qui s'est incarné en historien.

«Déjà nous participons à la vie de l'univers (vie...)

Voire il faut que je me résolve à découper ici mon exemplaire:

            «(vie bien imparfaite encore) par la morale, la science et l'art. Les religions sont les formes abrégées et populaires de cette participation; là est leur sainteté. Mais la nature aspire à une communion bien plus intense, communion qui n'atteindra son dernier terme que quand il y aura un être actuellement parfait. Un tel être n'existe pas encore, puisque nous n'avons que trois façons de constater l'existence d'un être, le voir, entendre parler de lui, voir son action, et qu'un être comme celui dont nous parlons n'est connu d'aucune de ces trois manières; mais on conçoit la possibilité d'un état où, dans l'infinité de l'espace, tout vive. Peu de matière est maintenant organisée, et ce qui est organisé est faiblement organisé; mais on peut admettre un âge où toute la matière soit organisée, où des milliers de soleils agglutinés ensemble serviraient à former un seul être, sentant, jouissant, absorbant par son gosier brûlant un fleuve de volupté qui s'épancherait hors de lui en un torrent de vie. Cet univers vivant présenterait les deux pôles que présente toute masse nerveuse, le pôle qui pense, le pôle qui jouit. Maintenant, l'univers pense et jouit par des millions d'individus. Un jour, une bouche colossale savourerait l'infini; un océan d'ivresse y coulerait; une intarissable émission de vie, ne connaissant ni repos, ni fatigue, jaillirait dans l'éternité. Pour coaguler cette masse divine, la Terre aura peut-être été prise et gâchée comme une motte que l'on pétrit sans souci de la fourmi ou du ver qui s'y cache. Que voulez-vous? Nous en faisons autant. La nature, à tous les degrés, a pour soin unique d'obtenir un résultat supérieur par le sacrifice d'individualités inférieures. Est-ce qu'un général, un chef d'État tient compte des pauvres gens qu'il fait tuer?

«Un seul être résumant toute la jouissance de l'univers, l'infinité des êtres particuliers joyeux d'y contribuer, il n'y a là de contradiction que pour notre individualisme superficiel. Le monde n'est qu'une série de sacrifices humains; on les adoucirait par la joie et la résignation. Les compagnons d'Alexandre vécurent d'Alexandre, jouirent d'Alexandre. Il y a des états sociaux où le peuple jouit des plaisirs de ses nobles, se complaît en ses princes, dit: «nos princes», fait de leur gloire sa gloire. Les animaux qui servent à la nourriture de l'homme de génie ou de l'homme de bien devraient être contents, s'ils savaient à quoi ils servent. Tout dépend du but, et, si un jour la vivisection sur une grande échelle était nécessaire pour découvrir les grands secrets de la nature vivante, j'imagine les êtres, dans l'extase du martyre volontaire, venant s'y offrir couronnés de fleurs. Le meurtre inutile d'une mouche est un acte blâmable; celui qui est sacrifié aux fins idéales n'a pas droit de se plaindre, et son sort, au regard de l'infini (τῷ θεῷ), est digne d'envie. Tant d'autres meurent sans laisser une trace dans la construction de la tour infinie! C'est chose monstrueuse que le sacrifice d'un être vivant à l'égoïsme d'un autre; mais le sacrifice d'un être vivant à une fin voulue par la nature est légitime. Rigoureusement parlant, l'homme dans la vie duquel règne l'égoïsme fait un acte de cannibale en mangeant de la chair; seul l'homme qui travaille en sa mesure au bien ou au vrai possède ce droit. Le sacrifice alors est fait à l'idéal, et l'être sacrifié a sa petite place dans l'œuvre éternelle, ce que tant d'autres êtres n'ont pas. La belle antiquité conçut avec raison l'immolation de l'animal destiné à être mangé comme un acte religieux. Ce meurtre fait en vue d'une nécessité absolue parut devoir être dissimulé par des guirlandes et une cérémonie.

«Le grand nombre doit penser et jouir par procuration. L'idée du moyen âge, de gens priant pour ceux qui n'ont pas le temps de prier, est très-vraie. La masse travaille; quelques-uns remplissent pour elle les hautes fonctions de la vie; voilà l'humanité. Le résultat du travail obscur de mille paysans, serfs d'une abbaye, était une abside gothique, dans une belle vallée, ombragée de hauts peupliers, où de pieuses personnes venaient six ou huit fois par jour chanter des psaumes à l'Éternel. Cela constituait une assez belle façon d'adorer, surtout quand, parmi les ascètes, il y avait un saint Bernard, un Rupert de Tuy, un abbé Joachim. Cette vallée, ces eaux, ces arbres, ces rochers voulaient crier vers Dieu, mais n'avaient pas de voix; l'abbaye leur en donnait une. Chez les Grecs, race plus noble, cela se faisait mieux par la flûte et les jeux des bergers. Un jour cela se fera mieux encore, si un laboratoire de chimie ou de physique remplace l'abbaye. Mais de nos jours les mille paysans autrefois serfs, maintenant émancipés, se livrent peut-être à une grossière bombance, sans résultat idéal d'aucune sorte, avec les terres de ladite abbaye. L'impôt mis sur ces terres les purifie seul un peu, en les faisant servir à un but supérieur.

«Quelques-uns vivent pour tous. Si on veut changer cet ordre, personne ne vivra. L'Égyptien, sujet de Chéphrem, qui est mort en construisant les pyramides, a plus vécu que celui qui a coulé des jours inutiles sous ses palmiers. Voilà la noblesse du peuple; il n'en désire pas d'autre; on ne le contentera jamais avec de l'égoïsme. Il veut, s'il ne jouit pas, qu'il y en ait qui jouissent. Il meurt volontiers pour la gloire d'un chef, c'est-à-dire pour quelque chose où il n'a aucun profit direct. Je parle du vrai peuple, de la masse inconsciente, livrée à ses instincts de race, à qui la réflexion n'a pas encore appris que la plus grande sottise qu'on puisse commettre est de se faire tuer pour quoi que ce soit.

«Parfois, je conçois ainsi Dieu comme la grande fête intérieure de l'univers, comme la vaste conscience où tout se réfléchit et se répercute. Chaque classe de la société est un rouage, un bras de levier dans cette immense machine. Voilà pourquoi chacune a ses vertus. Nous sommes tous des fonctions de l'univers; le devoir consiste à ce que chacun remplisse bien sa fonction. Les vertus de la bourgeoisie ne doivent pas être celles de la noblesse; ce qui fait un parfait gentilhomme serait un défaut chez un bourgeois. Les vertus de chacun sont déterminées par les besoins de la nature; l'État où il n'y a pas de classes sociales est antiprovidentiel. Il importe peu que saint Vincent de Paul n'ait pas été un grand esprit. Raphaël n'aurait rien gagné à être bien réglé dans ses mœurs. L'effort divin qui est en tout se produit par les justes, les savants, les artistes. Chacun a sa part. Le devoir de Gœthe fut d'être égoïste pour son œuvre. L'immortalité transcendante de l'artiste est à sa façon moralité suprême, si elle sert à l'accomplissement de la particulière mission divine dont chacun est chargé ici-bas.

«Pour moi, je goûte tout l'univers par cette sorte de sentiment général qui fait que nous sommes tristes en une ville triste, gais en une ville gaie. Je jouis ainsi des voluptés du voluptueux, des débauches du débauché, de la mondanité du mondain, de la sainteté de l'homme vertueux, des méditations du savant, de l'austérité de l'ascète. Par une sorte de sympathie douce, je me figure que je suis leur conscience. Les découvertes du savant sont mon bien; les triomphes de l'ambitieux me sont une fête. Je serais fâché que quelque chose manquât au monde; car j'ai conscience de tout ce qu'il enferme. Mon seul déplaisir est que ce siècle soit si bas qu'il ne sache plus jouir. Alors je me réfugie dans le passé, dans le XVIe siècle, le XVIIe, dans l'antiquité; tout ce qui a été beau, aimable, juste, noble me fait comme un paradis. Je défie avec cela le malheur de m'atteindre; je porte avec moi le parterre charmant de la variété de mes pensées.

PHILALÈTHE.

«Vous avez cherché à montrer sous quelles formes on peut rêver une conscience de l'univers plus avancée que celle dont la manifestation est l'humanité. On m'a dit que vous possédez même un biais pour rendre concevable l'immortalité des individus.»

Nous ne pouvons pas laisser, même pour aujourd'hui, cette immortalité des individus; car ce dogme de l'immortalité individuelle fait le point critique de presque toutes les doctrines; c'est là que le critique attend le métaphysicien; car c'est là que se révèlent les arrière-plans de l'espérance; particulièrement ici le dogme de l'immortalité individuelle fera le point critique de la doctrine; c'est à ce dogme en effet que nous allons reconnaître comment, dans les rêves de ce Théoctiste, l'humanité ou la surhumanité Dieu obtient sa mémoire totale; nous y voyons dès les premiers mots qu'elle ne l'obtient point par une réelle résurrection des individus réels, qu'elle ne l'obtient point proprement par ce que nous nommons tous la résurrection des morts, mais que la surhumanité Dieu, dans les rêves de ce Théoctiste, obtient la totalisation de sa mémoire par une reconstitution historique, par une totalisation de l'histoire, par la résurrection des historiens, par le règne et par l'éternité de l'Historien.

THÉOCTISTE.

«Dites mieux, la résurrection des individus. Sur ce point, je m'écarte des conceptions, merveilleuses du reste de poésie et d'idéal, où s'éleva le génie grec. Platon ne me paraît pas recevable quand il soutient que la mort est un bien, l'état philosophique par excellence. Il n'est pas vrai que la perfection de l'âme, comme il est dit dans le Phédon, soit d'être le plus possible détachée du corps. L'âme sans corps est une chimère, puisque rien ne nous a jamais révélé un pareil mode d'exister.

«Oui, je conçois la possibilité de la résurrection, et je me dis souvent comme Job: Reposita est hæc spes in sinu meo. Au terme des évolutions successives, si l'univers est jamais ramené à un seul être absolu, cet être sera la vie complète de tous; il renouvellera en lui la vie des êtres disparus, ou, si l'on aime mieux, en son sein revivront tous ceux qui ont été. Quand Dieu sera en même temps parfait et tout-puissant, c'est-à-dire quand l'omnipotence scientifique sera concentrée entre les mains d'un être bon et droit, cet être voudra ressusciter le passé, pour en réparer les innombrables iniquités. Dieu existera de plus en plus; plus il existera, plus il sera juste. Il le sera pleinement le jour où quiconque aura travaillé pour l'œuvre divine sentira l'œuvre divine accomplie, et verra la part qu'il y a eue. Alors l'éternelle inégalité des êtres sera scellée pour jamais. Celui qui n'a fait aucun sacrifice au bien, au vrai retrouvera ce jour-là l'équivalent exact de sa mise, c'est-à-dire le néant. Il ne faut pas objecter qu'une récompense qui n'arrivera peut-être que dans un milliard de siècles serait bien affaiblie. Un sommeil d'un milliard de siècles ou un sommeil d'une heure, c'est la même chose, et, si la récompense que je rêve nous est accordée, elle nous fera l'effet de succéder instantanément à l'heure de la mort. Beatam resurrectionem exspectans, voilà, pour l'idéaliste comme pour le chrétien, la vraie formule qui convient au tombeau.

«Un monde sans Dieu est horrible. Le nôtre paraît tel à l'heure qu'il est; mais il ne sera pas toujours ainsi. Après les épouvantables entr'actes de férocité et d'égoïsme de l'être grandissant, se réalisera peut-être le rêve de la religion déiste, une conscience suprême, rendant justice au pauvre, vengeant l'homme vertueux.» «Cela doit être; donc cela est», dit le déiste. Nous autres, nous disons: «Donc cela sera»; et ce raisonnement a sa légitimité, puisque nous avons vu que les rêves de la conscience morale peuvent fort bien devenir un jour des réalités. On conçoit ainsi une conscience qui résume toutes les autres, même passées, qui les embrasse en tant qu'elles ont travaillé au bien, à l'absolu. Dans cette pyramide du bien, élevée par les efforts successifs des êtres, chaque pierre compte. L'Égyptien du temps de Chéphrem dont nous parlions tout à l'heure existe encore par la pierre qu'il a posée; ainsi sera-t-il de l'homme qui aura collaboré à l'œuvre d'éternité. Nous vivons en proportion de la part que nous avons prise à l'édification de l'idéal. L'œuvre de l'humanité est le bien; ceux qui auront contribué au triomphe du bien fulgebunt sicut stellæ. Même si la Terre ne sert un jour que de moellon pour la construction d'un édifice futur, nous serons ce qu'est la coquille géologique dans le bloc destiné à bâtir un temple. Ce pauvre trilobite dont la trace est écrite dans l'épaisseur de nos murs y vit encore un peu; il fait encore un peu partie de notre maison.

EUDOXE.

«Votre immortalité n'est qu'apparente; elle ne va pas au delà de l'éternité de l'action; elle n'implique pas l'éternité de la personne. Jésus aujourd'hui agit bien plus que quand il était un Galiléen obscur; mais il ne vit plus.

THÉOCTISTE.

«Il vit encore. Sa personne subsiste et est même augmentée. L'homme vit où il agit. Cette vie nous est plus chère que la vie du corps, puisque nous sacrifions volontiers celle-ci à celle-là. Remarquez bien que je ne parle pas seulement de la vie dans l'opinion, de la réputation, du souvenir. Celle-ci en effet ne suffit pas; elle a trop d'injustices. Les meilleurs sont ceux qui la fuient. Tamerlan est plus célèbre que tel juste ignoré. Marc-Aurèle n'a la réputation qu'il mérite que parce qu'il a été empereur et qu'il a écrit ses pensées. L'influence vraie est l'influence cachée; non que l'opinion définitive de l'histoire soit en somme très fausse; mais elle pèche tout à fait par la proportion. Tel innomé a été peut-être plus grand qu'Alexandre; tel cœur de femme qui n'a dit mot de sa vie a mieux senti que le poëte le plus harmonieux.—Je parle de la vie par influence, ou, selon l'expression des mystiques, de la vie en Dieu. La vie humaine, par son revers moral, écrit un petit sillon, comme la pointe d'un compas, au sein de l'infini. Cet arc de cercle tracé en Dieu n'a pas plus de fin que Dieu. C'est dans le souvenir de Dieu que les hommes sont immortels. L'opinion que la conscience absolue a de lui, le souvenir qu'elle garde de lui, voilà la vraie vie du juste, et cette vie-là est éternelle. Sans doute il y a de l'anthropomorphisme à prêter à Dieu une conscience comme la nôtre; mais l'usage des expressions anthropomorphiques en théologie est inévitable; il n'a pas plus d'inconvénient que l'emploi de toute autre figure ou métaphore. Le langage devient impossible, si l'on pousse à l'excès le purisme à cet égard.

EUDOXE.

«C'est entendu; mais vous ne nous avez pas expliqué comment on peut parler de réelle existence sans conscience.

THÉOCTISTE.

«La conscience est peut-être une forme secondaire de l'existence. Un tel mot n'a plus de sens quand on veut l'appliquer au tout, à l'univers, à Dieu. Conscience suppose une limitation, une opposition du moi et du non-moi, qui est la négation même de l'infini. Ce qui est éternel, c'est l'idée. La matière est chose toute relative; elle n'est pas réellement ce qui est; elle est la couleur qui sert à peindre, le marbre qui sert à sculpter, la laine qui sert à broder. La possibilité de faire exister de nouveau ce qui a déjà existé, de reproduire tout ce qui a eu de la réalité ne saurait être niée. Hâtons-nous de le dire, toute affirmation en pareille matière est un acte de foi; or qui dit acte de foi dit un acte outre-passant l'expérience (je ne dis pas la contredisant). Après tout, notre espérance est-elle présomptueuse? Notre demande est-elle intéressée? Non, non certes. Nous ne demandons pas une récompense; nous demandons simplement à être, à savoir davantage, à connaître le secret du monde, que nous avons cherché si avidement, l'avenir de l'humanité, qui nous a tant passionnés. Cela est permis, j'espère. Ceux qui prennent l'existence comme un devoir, non comme une jouissance, ont bien droit à cela. Pour moi, je ne réclame pas précisément l'immortalité, mais je voudrais deux choses: d'abord n'avoir pas offert au néant et au vide les sacrifices que j'ai pu faire au bien et au vrai; je ne demande pas à en être payé; mais je désire que cela serve à quelque chose: en second lieu, le peu que j'ai fait, je serais bien aise que quelqu'un le sût; je veux l'estime de Dieu, rien de plus; ce n'est pas exorbitant, n'est-ce pas? Reproche-t-on au soldat mourant de s'intéresser au gain de la bataille et de désirer savoir si son chef est content de lui?

«La sensation cesse avec l'organe qui la produit, l'effet disparaît avec la cause. Le cerveau se décomposant, nulle conscience dans le sens ordinaire du mot ne peut persister. Mais la vie de l'homme dans le tout, la place qu'il y tient, sa part à la conscience générale, voilà ce qui n'a aucun lien avec un organisme, voilà ce qui est éternel. La conscience a un rapport avec l'espace, non qu'elle réside en un point, mais elle sent en un espace déterminé. L'idée n'en a pas; elle est l'immatériel pur; ni le temps ni la mort ne peuvent rien sur elle. L'idéal seul est éternel; rien ne reste que lui et ce qui y sert.

«Consolons-nous, pauvres victimes; un Dieu se fait avec nos pleurs.

EUTHYPHRON.

«Les savants positivistes auront toujours une difficulté capitale contre ce que vous venez de dire, et aussi contre plusieurs des vues que nous ont développées Philalèthe et Théophraste. Vous prêtez à l'univers et à l'idéal des volontés, des actes qu'on n'a remarqués jusqu'ici que chez des êtres organisés. Or rien n'autorise à regarder l'univers comme un être organisé, même à la manière du dernier zoophyte. Où sont ses nerfs? Où est son cerveau? Or, sans nerfs ni cerveau, ou pour mieux dire sans matière organisée, on n'a jamais constaté jusqu'ici de conscience ni de sentiment à un degré quelconque.

THÉOCTISTE.

«Votre objection, décisive contre l'existence des âmes séparées et des anges, n'est pas décisive contre l'hypothèse d'un ressort intime dans l'univers. Cette impulsion instinctive serait quelque chose de sui generis, un principe premier comme le mouvement lui-même. Ce n'est jamais que par métaphore que nous avons pu présenter l'univers comme un animal. Animal suppose espèce, pluralité d'individus; il y aurait donc plusieurs univers! Mais que la masse infinie produise une sorte d'exsudation générale, à laquelle, faute de mieux et par suite d'un anthropomorphisme inévitable, nous donnons le nom de conscience, c'est ce que les faits généraux de la nature semblent indiquer. Tout dans la nature se réduit au mouvement. Oui certes; mais le mouvement a une cause et un but. La cause c'est l'idéal; le but, c'est la conscience.

PHILALÈTHE.

«Je me dis souvent que si le but du monde était une course aussi haletante que vous le supposez vers la science, il n'y aurait pas de fleurs, pas d'oiseaux brillants, pas de joie, pas de printemps. Tout cela suppose un Dieu moins affairé que vous ne croyez, un Dieu déjà arrivé, qui s'amuse et jouit d'un état acquis définitivement.

EUDOXE.

«J'irai plus loin que vous, et je réclamerai au centre de l'univers un immotum quid, un lieu des idées, comme le voulait Malebranche. On revient toujours aux formules de ce grand penseur, quand on veut se rendre compte des relations de Dieu et de l'univers, de l'individu avec l'infini. Croyez-moi Dieu est une nécessité absolue. Dieu sera et Dieu est. En tant que réalité, il sera; en tant qu'idéal, il est. Deus est simul in esse et in fieri. Cela seul peut se développer qui est déjà. Comment, d'ailleurs, imaginer un développement ayant pour point de départ le néant? L'abîme initial fût resté à tout jamais en repos, si le Père éternel ne l'eût fécondé. A côté du fieri, il faut donc conserver l'esse; à côté du mouvement, le moteur; au centre de la roue, le moyeu immobile. Théoctiste nous a bien montré que seule l'hypothèse monothéiste se prête à la réalisation de nos idées les plus enracinées sur la nécessité d'une justice supérieure pour l'homme et l'humanité. Ajoutons que si le mouvement a existé de toute éternité, on ne conçoit pas que le monde n'ait pas atteint le repos, l'uniformité et la perfection. Il n'est pas plus facile d'expliquer comment l'équilibre ne s'est pas encore rétabli que d'expliquer comment l'équilibre s'est rompu. Si le tireur dont nous parlions hier tire depuis l'éternité, il a déjà dû atteindre le but.

EUTHYPHRON.

«Nous touchons ici aux antinomies de Kant, à ces gouffres de l'esprit humain, où l'on est ballotté d'une contradiction à une autre. Arrivé là, on doit s'arrêter. La raison et le langage ne s'appliquent qu'au fini. Les transporter dans l'infini, c'est comme si l'on prétendait mesurer la chaleur du soleil ou du centre de la terre avec un thermomètre ordinaire. Le développement particulier dont nous sommes les témoins n'est que l'histoire d'un atome; nous voulons que ce soit l'histoire de l'absolu, et nous y appliquons les lignes d'un arrière-plan situé à l'infini. Nous confondons les plans du paysage; nous commettons la même erreur que celle à laquelle on est exposé en déchiffrant les papyrus d'Herculanum. Les différents feuillets se pénètrent réciproquement, et l'on rapporte à une page des lettres qui viennent de dix pages plus loin.

EUDOXE.

«Remercions Théoctiste de nous avoir dit tous ses rêves. «C'est bien à peu près ainsi que parlent les prêtres; mais les mots sont différents.» Les esprits superficiels échappent seuls à l'obsession de ces problèmes. Ils se renferment dans une cave et nient le ciel. Ces gens-là eussent dit à Colomb regardant l'horizon de la mer vers l'Occident: «Pauvre fou, tu vois bien qu'il n'y a rien au delà.»

PHILALÈTHE.

«Dans quelques années, si nous existons et si quelque chose existe, nous pourrons reprendre ces questions et voir en quoi se sera modifiée notre manière d'envisager l'univers. Quel dommage que nous ne puissions, comme dans la légende racontée par Thomas de Cantimpré, donner rendez-vous à ceux d'entre nous qui seront morts, pour qu'ils viennent nous rendre compte de la réalité des choses de l'autre vie!

EUDOXE.

«Je crois qu'en pareille matière le témoignage des morts est peu de chose. Comme dit la parabole: Neque si quis mortuorum resurrexerit credent. En fait de vertu, chacun trouve la certitude en consultant son propre cœur.»

On ne me pardonnera pas une aussi longue citation; mais on m'en louera; et on la portera sans doute à mon actif; car c'est un plaisir toujours nouveau que de retrouver ces vieux textes pleins, et perpétuellement inquiétants de nouveauté; et quand dans un cahier on met d'aussi importantes citations de Renan, on est toujours sûr au moins qu'il y aura des bons morceaux dans le cahier;—je ne dis point cela pour Zangwill, qui supporte toute comparaison;—je sais tous les reproches que l'on peut faire au texte que je viens de citer; il est perpétuellement nouveau; et il est vieux déjà; il est dépassé; phénomène particulièrement intéressant, il est surtout dépassé justement par les sciences sur lesquelles Renan croyait trouver son plus solide appui, par les sciences physiques, chimiques, particulièrement par les sciences naturelles;—mais ici que dirions-nous de Taine qui faisait aux sciences mathématiques, physiques, chimiques, naturelles, une incessante référence;—c'est justement par le progrès des sciences naturelles que nous sommes aujourd'hui reconduits à des conceptions plus humaines, et, le mot le dit, plus naturelles; je n'ignore pas toutes les précautions qu'il y aurait à prendre si l'on voulait saisir, commenter et critiquer tout ce texte; mais telle n'est pas aujourd'hui la tâche que nous nous sommes assignée; je n'ignore pas qu'il y a dans cet énorme texte religieux des morceaux entiers qui aujourd'hui nous soulèvent d'indignation; et des morceaux entiers qui aujourd'hui nous paraissent extraordinairement faibles; je n'ignore pas qu'il y a dans ce monument énorme des corps de bâtiments entiers qu'un mot, un seul mot de Pascal, par la simple confrontation, anéantirait; je connais les proportions à garder; je sais mesurer un Pascal et un Renan; et je n'offenserai personne en disant que je ne confonds point avec un grand historien celui qui est le penseur même; si j'avais à saisir et à commenter et à critiquer le texte que nous avons reproduit, je sais qu'il faudrait commencer par distinguer dans le texte premièrement la pensée de Renan; deuxièmement l'arrière-pensée de Renan; troisièmement, et ceci est particulièrement regrettable à trouver, à constater, des fausses fenêtres, des fragments, à peine habillés, d'un cours de philosophie de l'enseignement secondaire, comme était l'enseignement secondaire de la philosophie au temps où Renan le recevait, des morceaux de cours, digérés à peine, sur Kant et les antinomies, sur le moi et le non-moi, tant d'autres morceaux qui surviennent inattendus pour faire l'appoint, pour jointurer, pour boucher un trou; combien ces plates reproductions de vieux enseignements universitaires, ces morceaux de concours, de l'ancien concours, du concours de ce temps-là, combien ces réminiscences pédagogiques, survenant tout à coup, et au moment même que l'on s'y attendait le moins, au point culminant du dialogue, détonnent auprès du véritable Renan, auprès de sa pensée propre, et surtout de son arrière-pensée; comme elles sont inférieures au véritable texte; et dans le véritable texte comme la pensée même est inférieure à l'arrière-pensée, ou, si l'on veut, comme l'arrière-pensée est supérieure à la pensée, à la pensée de premier abord; quel travail que de commencer par discerner ces trois plans; mais comme on en serait récompensé; comme la partie qui reste est pleine et lourde; comme la domination de l'arrière-pensée est impérieuse.

Je n'ignore pas, je le répète, que la plupart de ces rêves soulèvent en nous des indignations légitimes, et pour tout dire, qu'il y a des phrases, dans ces textes, qui vous rendraient démocrate.

Nous sommes aujourd'hui moins accommodants que cet Eudoxe; mais nous sommes moins tranquilles, plus inquiets, plus passionnés que ce Philalèthe; et c'est justement parce que nous aimons le vrai que nous sommes plus passionnés; je n'ai point voulu arrêter par des réflexions ou par des commentaires un texte aussi exubérant, aussi plein, aussi fervent; je me rends bien compte qu'un texte aussi plein dépasse de partout ce que nous voulons lui demander aujourd'hui; que de lui-même il répond à toutes sortes d'immenses questions que nous ne voulons point lui poser aujourd'hui; et je suis un peu confus de retenir si peu d'un texte aussi vaste; c'est justement ce que je disais quand je disais que tout le monde moderne est dans Renan; on ne peut ouvrir du Renan sans qu'il en sorte une immensité de monde moderne; et si le Pourana de jeunesse était vraiment le Pourana de la jeunesse du monde moderne, le testament de vieillesse est aussi le testament de toute la vieillesse de tout le monde moderne; je me rends bien compte qu'ayant à traiter toutes les autres immenses questions qu'a soulevées le monde moderne c'est au même texte qu'il nous faudrait remonter encore; et c'est le même texte qu'il nous faudrait citer encore, tout au long; nous le citerions, inlassablement; nous l'avons cité aujourd'hui, tout au long, sans l'interrompre, et sans le troubler de commentaires, parce que s'il porte en même temps sur une infinité d'autres immenses questions, il porte aussi, tout entier et à plein, sur la grosse question qui s'est soulevée devant nous; et sur cette question nous ne l'avons pas interrompu, parce qu'il est décisif, pourvu qu'on l'entende, et sans même qu'on l'interprète; il est formellement un texte de métaphysique, et j'irai jusqu'à dire qu'il est un texte de théologie.

Les textes de Taine, et sur ces textes reportons-nous au même exemple manifeste, ne sont pas moins décisifs, ils ne révèlent pas moins la pensée de derrière la tête de tout le monde moderne; reprenons ce La Fontaine et ses fables; toutes les théories de la fin, qui elles-mêmes caractérisent si éminemment Taine, ses méthodes, les méthodes modernes, procèdent exactement du même esprit; nous sommes aujourd'hui scandalisés de leur assurance roide et grossière, manipulant sans vergogne, et sans réussite, les tissus les plus fins, les mouvements les plus souples, les plus vivantes élaborations du génie même; aujourd'hui je ne veux retenir, de tout ce scandale, que les indications qui me paraissent indispensables pour définir le débat même où nous allons nous trouver engagés.

Indications indispensables, en ce sens que nous ne retiendrons que ce dont nous ne pouvons rigoureusement pas nous passer; mais indications indispensables en ce sens aussi qu'elles sont capitales et commandent tout le reste; et c'est pour cela que nous ne pouvons pas nous en passer.

Car c'est un avantage capital de Taine, et que nul de ses ennemis ne songerait à lui contester, qu'il est net; il ne masque point ses ambitions; il ne dissimule point ses prétentions; brutal et dur, souvent grossier, et mesurant les grandeurs les plus subtiles par des unités qui ne sont point du même ordre, il a au moins les vertus de ses vices, les avantages de ses défauts, les bonnes qualités de ses mauvaises; et quand il se trompe, il se trompe nettement, comme un honnête homme, sans fourberie, sans fausseté, sans fluidité; lui-même il permet de mesurer ce que nous nommons ses erreurs, et par ses erreurs les erreurs du monde moderne; et dans les erreurs qui, étant les erreurs de tout le monde moderne, lui sont communes avec Renan, il nous permet des mesures nettes que Renan ne nous permettait pas; nous lui devons la formule et le plus éclatant exemple du circuit antérieur; je ne puis m'empêcher de considérer le circuit antérieur, le voyage du La Fontaine, comme un magnifique exemple, comme un magnifique symbole de toute la méthode historique moderne, un symbole au seul sens que nous puissions donner à ce mot, c'est-à-dire une partie de la réalité; homogène et homothétique à un ensemble de réalité, et représentant soudain, par un agrandissement d'art et de réalité, tout cet immense ensemble de réalité; je ne puis m'empêcher de considérer ce magnifique circuit du La Fontaine comme un grand exemple, comme un éminent cas particulier, comme un grand symbole honnête, si magnifiquement et si honnêtement composé que si quelqu'un d'autre que Taine avait voulu le faire exprès, pour la commodité de la critique et pour l'émerveillement des historiens, il n'y eût certes pas à beaucoup près aussi bien réussi; je tiens ce tour de France pour un symbole unique; oui c'est bien là le voyage antérieur que nous faisons tous, avant toute étude, avant tout travail, nous tous les héritiers, les tenants, la monnaie de la pensée moderne; tous nous le faisons toujours, ce tour de France-là; et combien de vies perdues à faire le tour des bibliothèques; et pareillement nous devons à Taine, en ce même La Fontaine, un exemple éminent de multipartition effectuée à l'intérieur du sujet même; et nous allons lui devoir un exemple éminent d'accomplissement final; car ces théories qui empoignent si brutalement les ailes froissées du pauvre génie reviennent, elles aussi, elles enfin, à supposer un épuisement du détail indéfini, infini; elles reviennent exactement à saisir, ou à la prétention de saisir, dans toute l'indéfinité, dans toute l'infinité de leur détail, toutes les opérations du génie même; chacune de ces théories, d'apparence doctes, modestes et scolaires, en réalité recouvre une anticipation métaphysique, une usurpation théologique; la plus humble de ces théories suppose, humble d'apparence, que l'auteur a pénétré le secret du génie, qu'il sait comment ça se fabrique, lui-même qu'il en fabriquerait, qu'il a pénétré le secret de la nature et de l'homme, c'est-à-dire, en définitive, qu'ayant épuisé toute l'indéfinité, toute l'infinité du détail antérieur, en outre il a épuisé toute l'indéfinité, toute l'infinité du détail de la création même; la plus humble de ces théories n'est rien si elle n'est pas, en prétention, la saisie, par l'historien, par l'auteur, en pleine vie, en pleine élaboration, du génie vivant; et pour saisir le génie, la saisie de tout un peuple, de toute une race, de tout un pays, de tout un monde.

Si telle est vraiment l'atteinte obtenue par les théories particulières, quelle ne sera pas la totale atteinte obtenue par la conclusion, où se ramassent et culminent toutes les ambitions des théories particulières; je ne puis citer les théories particulières; il faudrait remonter de la fin du volume au commencement, il faudrait citer presque tout le volume; je cite au long la conclusion; pourquoi n'éprouvons-nous que de l'indifférence quand nous découpons notre exemplaire de Taine, et pourquoi ne pouvons-nous découper sans regret notre exemplaire de Renan; ce n'est point, comme le dirait un historien des réalités économiques, parce que les Renan coûtent sept cinquante en librairie et parce que les Taine, chez Hachette, ne coûtent que trois francs cinquante; et pourquoi, découpant du Renan, recevons-nous une impression de mutilation que nous ne recevons pas découpant du Taine; c'est que, malgré tout, un livre de Taine est pour nous un volume, et qu'un livre de Renan est pour nous plus qu'un livre; et pourquoi ne peut-on pas copier du Taine, et peut-on copier du Renan, en se trompant, il est vrai; et pourquoi est-ce un bon plaisir que de corriger sur épreuves un texte de Renan, et se fait-on un devoir de corriger sur épreuves un texte de Taine; telle est la différence que je vois entre les héritages laissés par ces deux grands maîtres de la pensée moderne. «J'ai voulu montrer», dit Taine en forme de conclusion:

«J'ai voulu montrer la formation complète d'une œuvre poétique et chercher par un exemple en quoi consiste le beau et comment il naît.

«Une race se rencontre ayant reçu son caractère du climat, du sol, des aliments, et des grands événements qu'elle a subis à son origine. Ce caractère l'approprie et la réduit à la culture d'un certain esprit comme à la conception d'une certaine beauté. C'est là le terrain national, très-bon pour certaines plantes, mais très-mauvais pour d'autres, incapable de mener à bien les graines du pays voisin, mais capable de donner aux siennes une sève exquise et une floraison parfaite, lorsque le cours des siècles amène la température dont elles ont besoin. Ainsi sont nés La Fontaine en France au dix-septième siècle, Shakspeare en Angleterre pendant la Renaissance, Gœthe en Allemagne de nos jours.

«Car le génie n'est rien qu'une puissance développée, et nulle puissance ne peut se développer tout entière, sinon dans le pays où elle se rencontre naturellement et chez tous, où l'éducation la nourrit, où le public la fortifie, où le caractère la soutient, où le public la provoque. Aussi plus elle est grande, plus ses causes sont grandes; la hauteur de l'arbre indique la profondeur des racines. Plus un poëte est parfait, plus il est national. Plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa race. Il a fallu la finesse, la sobriété, la gaieté, la malice gauloise, l'élégance, l'art et l'éducation du dix-septième siècle pour produire un La Fontaine. Il a fallu la vue intérieure des caractères, la précision, l'énergie, la tristesse anglaise, la fougue, l'imagination, le paganisme de la Renaissance pour produire un Shakspeare. Il a fallu la profondeur, la philosophie, la science, l'universalité, la critique, le panthéisme de l'Allemagne et du dix-neuvième siècle pour produire un Gœthe. Par cette correspondance entre l'œuvre, le pays et le siècle, un grand artiste est un homme public. C'est par elle qu'on peut le mesurer et lui donner son rang. C'est par elle qu'il plaît à plus ou moins d'hommes et que son œuvre reste vivante pendant un temps plus ou moins long. En sorte qu'on doit le considérer comme le représentant et l'abrégé d'un esprit duquel il reçoit sa dignité et sa nature. Si cet esprit n'est qu'une mode et règne seulement quelques années, l'écrivain est un Voiture. Si cet esprit est une forme littéraire et gouverne un âge entier, l'écrivain est un Racine. Si cet esprit est le fond même de la race et reparaît à chaque siècle, l'écrivain est un La Fontaine. Selon que cet esprit est passager, séculaire, éternel, l'œuvre est passagère, séculaire, éternelle, et l'on exprimera bien le génie poétique, sa dignité, sa formation et son origine en disant qu'il est un résumé.

«C'est qu'il fait des résumés, et les meilleurs de tous. En cela, les poëtes sont plus heureux que les autres grands hommes. Sans doute un philosophe comme Hobbes ou Descartes, un érudit comme Henri Étienne, un savant comme Cuvier ou Newton résument à leur façon le large domaine qu'ils se sont choisi; mais ils n'ont que des facultés restreintes; d'ailleurs ils sont spéciaux, et ce champ où ils se retirent ne touche que par un coin la promenade publique où circulent tous les esprits. L'artiste seul prend cette promenade pour domaine, la prend tout entière, et se trouve muni, pour la reproduire, d'instruments que nul ne possède; en sorte que sa copie est la plus fidèle, en même temps qu'elle est la plus complète. Car il est à la fois philosophe et peintre, et il ne nous montre jamais les causes générales sans les petits faits sensibles qui les manifestent, ni les petits faits sensibles sans les causes générales qui les ont produits. Son œuvre nous tient lieu des expériences personnelles et sensibles qui seules peuvent imprimer en notre esprit le trait précis et la nuance exacte; mais en même temps elle nous donne les larges idées d'ensemble qui ont fourni aux événements leur unité, leur sens et leur support. Par lui nous voyons les gestes, nous entendons l'accent, nous sentons les mille détails imperceptibles et fuyants que nulle biographie, nulle anatomie, nulle sténographie ne saurait rendre, et nous touchons l'infiniment petit qui est au fond de toute sensation; mais par lui, en même temps, nous saisissons les caractères, nous concevons les situations, nous devinons les facultés primitives ou maîtresses qui constituent ou transforment les races et les âges, et nous embrassons l'infiniment grand qui enveloppe tout objet. Il est à la fois aux deux extrémités, dans les sensations particulières par lesquelles l'intelligence débute, et dans les idées générales auxquelles l'intelligence aboutit, tellement qu'il en a toute l'étendue et toutes les parties, et qu'il est le plus capable, par l'ampleur et la diversité de ses puissances, de reproduire ce monde en face duquel il est placé.

«C'est parler bien longtemps que d'écrire un volume à propos de fables. Sans doute la fable, le plus humble des genres poétiques, ressemble aux petites plantes perdues dans une grande forêt; les yeux fixés sur les arbres immenses qui croissent autour d'elle, on l'oublie, ou, si l'on baisse les yeux, elle ne semble qu'un point. Mais, si on l'ouvre pour examiner l'arrangement intérieur de ses organes, on y trouve un ordre aussi compliqué que dans les vastes chênes qui la couvrent de leur ombre; on la décompose plus aisément; on la met mieux en expérience; et l'on peut découvrir en elle les lois générales, selon lesquelles toute plante végète et se soutient.»

Je me garderai de mettre un commentaire de détail à ce texte; il faudrait écrire un volume; il faudrait mettre, à chacun des mots, plusieurs pages de commentaires, tant le texte est plein et fort; et encore on serait à cent lieues d'en avoir épuisé la force et la plénitude; et je ne peux pas tomber moi-même dans une infinité du détail; d'ailleurs nous retrouverons tous ces textes, et souvent; c'était l'honneur et la grandeur de ces textes pleins et graves qu'ils débordaient, qu'ils inondaient le commentaire; c'est l'honneur et la force de ces textes braves et pleins qu'ils bravent le commentaire; et si nul commentaire n'épuise un texte de Renan, nul commentaire aussi n'assied un texte de Taine; aujourd'hui, et de cette conclusion, je ne veux indiquer, et en bref, que le sens et la portée, pour l'ensemble et sans entrer dans aucun détail; à peine ai-je besoin de dire que ce sens, dans Taine, est beaucoup plus grave, étant beaucoup plus net, que n'étaient les anticipations de Renan; ne nous laissons pas tromper à la modestie professorale; ne nous laissons d'ailleurs pas soulever à toutes les indignations qui nous montent; je sais qu'il n'y a pas un mot dans tout ce Taine qui aujourd'hui ne nous soulève d'indignation; attribuer, limiter Racine au seul dix-septième siècle, enfermer Racine dans le siècle de Louis XIV, quand aujourd'hui, ayant pris toute la reculée nécessaire, nous savons qu'il est une des colonnes de l'humanité éternelle, quelle inintelligence et quelle hérésie, quelle grossièreté, quelle présomption, au fond quelle ignorance; mais ni naïveté, ni indignation; il ne s'agit point ici de savoir ce que vaut Taine; il ne s'agit point ici de son inintelligence et de son hérésie, de sa grossièreté, de son ignorance; il s'agit de sa présomption; il s'agit de savoir ce qu'il veut, ce qu'il pense avoir fait, enfin ce que nous voyons qu'il a fait, peut-être sans y penser; il s'agit de savoir, ou de chercher, quel est, au fond, le sens et la portée de sa méthode, le sens et la portée des résultats qu'il prétend avoir obtenus; ce qui ressort de tout le livre de Taine, et particulièrement de sa conclusion, c'est cette idée singulière, singulièrement avantageuse, que l'historien, j'entends l'historien moderne, possède le secret du génie.

Car vraiment si l'historien est si parfaitement, si complètement, si totalement renseigné sur les conditions mêmes qui forment et qui fabriquent le génie, et premièrement si nous accordons que ce soient des conditions extérieures saisissables, connaissables, connues, qui forment tout le génie, et non seulement le génie mais à plus forte raison le talent, et les peuples, et les cultures, et les humanités, si vraiment on ne peut rien leur cacher, à ces historiens, qui ne voit qu'ils ont découvert, obtenu, qu'ils tiennent le secret du génie même, et de tout le reste, que dès lors ils peuvent en régler la production, la fabrication, qu'en définitive donc ils peuvent produire, fabriquer, ou tout au moins que sous leur gouvernement on peut produire, fabriquer le génie même, et tout le reste; car dans l'ordre des sciences concrètes qui ne sont pas les sciences de l'histoire, dans les sciences physiques, chimiques, naturelles, connaître exactement, entièrement les conditions antérieures et extérieures, ambiantes, qui déterminent les phénomènes, c'est littéralement avoir en main la production même des phénomènes; pareillement en histoire, si nous connaissons exactement, entièrement les conditions physiques, chimiques, naturelles, sociales qui déterminent les peuples, les cultures, les talents, les génies, toutes les créations humaines, et les humanités mêmes, et si vraiment d'abord ces conditions extérieures, antérieures et ambiantes, déterminent rigoureusement les conditions humaines, et les créations humaines, si de telles causes déterminent rigoureusement de tels effets par une liaison causale rigoureusement déterminante, nous tenons vraiment le secret du génie même, du talent, des peuples et des cultures, le secret de toute humanité; on me pardonnera de parler enfin un langage théologique; la fréquentation de Renan, sinon de Taine, m'y conduit; Renan, plus averti, plus philosophe, plus artiste, plus homme du monde,—et par conséquent plus respectueux de la divinité,—plus hellénique et ainsi plus averti que les dieux sont jaloux de leurs attributions, Renan, plus renseigné n'avait guère usurpé que sur les attributions du Dieu tout connaissant; Taine, plus rentré, plus têtu, plus docte, plus enfoncé, plus enfant aussi, étant plus professeur, surtout plus entier, usurpe aujourd'hui sur la création même; il entreprend sur Dieu créateur.

Dans sa grande franchise et netteté universitaire il passe d'un énorme degré les anticipations précautionneuses de Renan; Renan ne donnerait pas prise à de tels reproches; il ne donnerait pas matière à de telles critiques; il ne donnerait pas cours à de tels ridicules; Renan n'était point travaillé de ces hypertrophies; lui-même il endossait trop bien le personnage de ses adversaires, de ses contradicteurs, de ses critiques éventuels; toute la forme de pensée, toute sa méthode, tous ses goûts, tout son passé, toute sa vie de travail, de mesure, de goût, de sagesse le gardaient contre de telles exagérations; il n'a jamais aimé les outrances, et, juste distributeur, autant et plus averti sur lui-même que sur les autres encore, il ne les aimait pas plus chez lui-même et pour lui-même qu'il ne les aimait chez les autres; il aimait moins les outrances de Renan que les outrances des autres, peut-être parce qu'il aimait Renan plus qu'il n'aimait les autres; comme Hellène il se méfiait des hommes, et des dieux immortels; comme chrétien, il se méfiait du bon Dieu; comme citoyen, il se méfiait des puissances; et comme historien, des événements; comme historien des dieux, et de Dieu, mieux que personne il savait comment en jouer, et quelles sont les limites du jeu; il était un Hellène, un huitième sage; il connaissait d'instinct que l'homme a des limites; et qu'il ne faut point se brouiller avec de trop grands bons Dieux; il s'était donc familièrement contenté de donner à l'humanité, à l'historien, les pouvoirs du Dieu tout connaissant; il n'eût point mis à son temple d'homme un surfaîte orgueilleux et qui bravât la foudre.

Altier, entier, droit, Taine a eu cette audace; il a commis cet excès; il a eu ce courage; il a fait cet outrepassement; et c'est pour cela, c'est pour cet audacieux dépassement que c'est par lui, et non par son illustre contemporain, qu'enfin nous connaissons, dans le domaine de l'histoire, tout l'orgueil et toute la prétention de la pensée moderne; avec Renan, il ne s'agissait encore, en un langage merveilleux de complaisance audacieuse, que de constituer une lointaine surhumanité en un Dieu tout connaissant par une totalisation de la mémoire historique; avec Taine au contraire, ou plutôt au delà, nous avons épuisé nettement des indéfinités, des infinités, et des infinités d'indéfinités du détail dans l'ordre de la connaissance, et de la connaissance présente; désormais transportés dans l'ordre de l'action, et de l'action présente, nous épuisons toute l'infinité de la création même; toute sa forme de pensée, toute sa méthode, toute sa foi et tout son zèle,—vraiment religieux,—toute sa passion de grand travailleur consciencieux, de grand abatteur de besogne, et de bourreau de travail, tout son passé, toute sa carrière, toute sa vie de labeur sans mesure, sans air, sans loisir, sans repos, sans rien de faiblesse heureuse, toute sa vie sans aisance et sans respiration, toute sa vie de science et la raideur de son esprit ferme et son caractère et la valeur de son âme et la droiture de sa conscience le portaient aux achèvements de la pensée, le contraignaient, avant la lettre, à dépasser la pensée de Renan, à vider le contenu de la pensée moderne, le poussaient aux outrances, et à ces couronnements de hardiesse qui seuls achèvent la satisfaction de ces consciences; il devait avoir un système, bâti, comme Renan devait ne pas en avoir; il devait avoir un système, comme Renan devait nous rapporter seulement des certitudes, des probabilités et des rêves; mais, sachons-le, son système était le système même de Renan, étant le système de tout le monde moderne; et ce commun système engage Renan au même titre que Taine; il fallait que Taine ajoutât, au bâtiment, à l'édifice de son système ce faîte, ce surfaîte orgueilleux, parce que ce que nous nommons orgueil était en lui un défi à l'infortune, à la paresse, aux mauvaises méthodes et au malheur, non une insulte à l'humilité, parce que ce que nous croyons être un sentiment de l'orgueil était pour lui le sentiment de la conscience même, du devoir le plus sévère, de la méthode la plus stricte; et c'est pour cela que nous lui devons, à lui et non à son illustre compatriote, la révélation que nous avons enfin du dernier mot de la pensée moderne dans le domaine de l'histoire et de l'humanité.

Il y a bien de la fabrication dans Renan, mais combien précautionneuse, attentive, religieuse, éloignée, ménagée, aménagée; c'est une fabrication en réserve, une fabrication de rêve et d'aménagement, entourée de quels soins, de quelles attentions, délicates, maternelles; on fabriquera ce Dieu dans un bocal, pour qu'il ne redoute pas les courants d'air; on lui fera des conditions spéciales; cette fabrication de Renan est vraiment une opération surhumaine, une génération surhumaine, suivie d'un enfantement surhumain; et l'humanité de Renan, ou la surhumanité de Renan, si elle usurpe les fonctions divines, premièrement, nous l'avons dit, usurpe les fonctions de connaissance divine, les fonctions de toute connaissance, beaucoup plutôt que les fonctions de production divine, de toute création, deuxièmement, et ceci est capital, usurpe aussi, commence par usurper les qualités, les vertus divines; cette première usurpation, cette usurpation préalable, pour nous moralistes impénitents, excuse, légitime la grande usurpation; nous aimons qu'avant d'usurper les droits, on usurpe les devoirs, et avant la puissance, les qualités; enfin l'accomplissement de cette usurpation est si lointain; et les précautions dont on l'entoure, justement par ce qu'elles ont de minutieux, par tout le soin qu'elles exigent, peuvent si bien se retourner, s'entendre en précautions prises pour qu'il n'arrive pas; une opération si lointaine, si délicate, si minutieuse, ne va point sans un nombre incalculable de risques; Renan, grand artiste, a évidemment compté sur la sourde impression que l'attente et l'escompte de tous ces risques produiraient dans l'esprit du lecteur; lui-même il envisage complaisamment ces risques; ils atténuent, par un secret espoir de libération, de risque, d'aventure, et, qui sait, de cassure, disons le mot, de ratage, cette impression de servitude mortelle et d'achèvement clos; ils effacent peut-être cette impression de servitude; et quand même ils effaceraient cette impression glaciale; l'auteur sans doute s'en consolerait aisément; il ne tient pas tant que cela aux impressions qu'il fait naître; ces risques soulagent également le lecteur et l'auteur; par eux-mêmes Renan n'est point engagé au delà des convenances intellectuelles et morales; lui-même les envisage complaisamment; dans cette institution de la Terreur intellectuelle que nous avons passée, la remettant à plus tard, «mais ne pensez-vous pas,» dit Eudoxe:

«Mais ne pensez-vous pas que le peuple, qui sentira grandir son maître, devinera le danger et se mettra en garde?

THÉOCTISTE.

«Assurément. Si l'ordre d'idées que nous venons de suivre arrive à quelque réalité, il y aura contre la science, surtout contre la physiologie et la chimie, des persécutions auprès desquelles celles de l'inquisition auront été modérées. La foule des simples gens devinera son ennemi avec un instinct profond. La science se réfugiera de nouveau dans les cachettes. Il pourra venir tel temps où un livre de chimie compromettra autant son propriétaire que le faisait un livre d'alchimie au moyen âge. Il est probable que les moments les plus dangereux dans la vie d'une planète sont ceux où la science arrive à démasquer ses espérances. Il peut y avoir alors des peurs, des réactions qui détruisent l'esprit. Des milliers d'humanités ont peut-être sombré dans ce défilé. Mais il y en aura une qui le franchira; l'esprit triomphera.»

Des milliers d'humanités ont peut-être sombré dans ce défilé: Théoctiste nous le dit pour nous effrayer; mais Renan, bon père, nous le dit parce que c'est vrai, et aussi à seule fin de nous rassurer; lui-même il se rassure ainsi; la réalisation de son Dieu en vase clos l'épouvante lui-même; et c'est pour cela qu'il met la réalisation du risque au passé, de l'indicatif, passé indéfini; c'est acquis; c'est entendu; et la réalisation d'échapper au risque, la réalisation de Dieu, il met la réalisation de Dieu au futur, qui est le temps des prophéties; si elle est mise au temps des prophéties, religieuses, si elle est une prophétie, peut-être bien qu'elle ne se réalisera pas, espérons qu'elle ne se réalisera pas; il était payé pour savoir ce que valent les prophéties, particulièrement les prophéties religieuses, et comment elles se réalisent; mettre cette affirmation au rang des prophéties, de sa part, c'était nous garantir qu'elle ne se confirmerait point; un peut-être ajouté au parfait indéfini masquera cette garantie aux yeux du vulgaire grossier; mais elle éclatera, toute évidente, le langage étant donné, pour le lecteur insidieux; dans la préface même de ces dialogues redoutables et censément consolateurs, de ces rêves redoutablement consolateurs, le sage nous met en garde contre les épouvantements: «Bien assis sur ces principes, livrons-nous doucement à tous nos mauvais rêves. Imprimons-les même, puisque celui qui s'est livré au public lui doit tous les côtés de sa pensée. Si quelqu'un pouvait en être attristé, il faudrait lui dire comme le bon curé qui fit trop pleurer ses paroissiens en leur prêchant la Passion: «Mes enfants, ne pleurez pas tant que cela: il y a bien longtemps que c'est arrivé, et puis ce n'est peut-être pas bien vrai.»

«La bonne humeur est ainsi le correctif de toute philosophie.»... La réalisation de son Dieu n'arrivera que dans bien longtemps; et il n'est peut-être pas bien vrai qu'elle doive jamais arriver.

Rien de tel dans Taine; Taine était un homme sérieux; Taine n'était pas un homme qui s'amusait, et qui jouait avec ses amusements; ce qui rend le cas de Taine particulièrement grave, et particulièrement caractéristique, et particulièrement important pour nous, et, comme on dit, éminemment représentatif, c'est que dans sa grande honnêteté universitaire il usurpe nettement les fonctions de création, et qu'il usurpe ces fonctions pour l'humanité présente avec une brutalité nette.

La seule garantie qu'on nous donne à présent est qu' «une société d'anthropologie vient de se fonder à Paris, par les soins de plusieurs anatomistes et physiologistes éminents»; nous qui aujourd'hui savons ce que c'est, dans le domaine de l'histoire, que l'anthropologie, et ce que c'est, dans la république des sciences, que la société d'anthropologie, une telle garantie nous effraye plus qu'elle ne nous rassure; c'est bien sensiblement à l'humanité présente, à la grossière et à la faible humanité, que Taine remet non pas seulement le gouvernement mais la création de ce monde; il ne s'agit plus d'un Dieu éloigné, incertain, négligeable, mort-né; c'est à l'humanité que nous connaissons, aux pauvres hommes que nous sommes, que Taine remet tout le secret et la création du monde; par exemple c'est lui, Taine, l'homme que nous connaissons, qui saisit et qui épuise tout un La Fontaine, tout un Racine; c'est la présente humanité, c'est l'humanité actuelle que Taine, au fond, se représente comme un Dieu actuel, réalisé créateur.

Ainsi les propositions de Taine ont l'air moins audacieuses que les propositions de Renan, parce qu'elles ne parlent point toujours de Dieu, parce qu'elles ne revêtent point un langage métaphysique et religieux, parce qu'il était malhabile, maladroit dans les conversations religieuses, grossier, inhabile à parler Dieu; mais elles sont d'autant moins nuancées, d'autant moins modestes au contraire; et en réalité elles impliquent une immédiate saisie de l'homme historien, moderne, sur la totalité de la création; c'est parce que les propositions de Renan revêtent un langage surhumain qu'elles sont modestes, sincères, qu'elles ne nous trompent pas sur ce qu'elles contiennent ou veulent révéler de surhumanité; et c'est parce que les propositions de Taine revêtent un simple langage professoral, modeste, qu'à son insu elles nous trompent et que, nous donnant le dernier mot de la pensée moderne en tout ce qui tient à l'histoire, elles nous dissimulent tout ce qu'elles contiennent et admettent de surhumanité.

Ce dernier mot de la pensée moderne en tout ce qui tient à l'histoire, je sais qu'il n'est aujourd'hui aucun de nos historiens professionnels qui ne le désavouera; et comment ne le renieraient-ils point; nous sommes aujourd'hui situés à distance du commencement; nous avons reçu des avertissements que nos anciens ne recevaient pas; ou sur qui leur attention n'avait pas été attirée autant que la nôtre; nous avons reçu du travail même et de la réalité de rudes avertissements; du travail même nous avons reçu cet avertissement que le détail, au contraire, est au fond le grand ennemi, que ni l'indéfinité, l'infinité du détail antérieur, ni l'indéfinité, l'infinité du détail intérieur, ni l'indéfinité, l'infinité du détail de création ne se peut épuiser; et de la réalité nous avons reçu ce rude avertissement que l'historien ne tient pas encore l'humanité; qui soutiendrait aujourd'hui que le monde moderne est le dernier monde, le meilleur, qui au contraire soutiendrait qu'il est le plus mauvais; s'il est le meilleur ou le pire, nous n'en savons rien; les optimistes n'en savent rien; les pessimistes n'en savent rien; et les autres non plus; qui avancerait aujourd'hui que l'humanité moderne est la dernière humanité, la meilleure, ou la plus mauvaise; les pessimismes aujourd'hui nous paraissent aussi vains que les optimismes, parce que les pessimismes sont des arrêts comme les optimismes, et que c'est l'arrêt même qui nous paraît vain; qui aujourd'hui se flatterait d'arrêter l'humanité, ou dans le bon, ou dans le mauvais sens, pour une halte de béatitude, ou pour une halte de damnation; l'idée que nous recevons au contraire de toutes parts, du progrès et de l'éclaircissement des sciences concrètes, physiques, chimiques, et surtout naturelles, de la vérification et de la mise à l'épreuve des sciences historiques mêmes, de l'action de la vie et de la réalité, c'est cette idée au contraire que la nature, et que l'humanité, qui est de la nature, ont des ressources infinies, et pour le bien, et pour le mal, et pour des infinités d'au delà qui ne sont peut-être ni du bien ni du mal, étant autres, et nouvelles, et encore inconnues; c'est cette idée que nos forces de connaissance ne sont rien auprès de nos forces de vie et de nos ressources ignorées, nos forces de connaissance étant d'ailleurs nous, et nos forces de vie au contraire étant plus que nous, que nos connaissances ne sont rien auprès de la réalité connaissable, et d'autant plus, peut-être, auprès de la réalité inconnaissable; qu'il reste immensément à faire; et que nous n'en verrons pas beaucoup de fait; et qu'après nous jamais peut-être on n'en verra la fin; que le vieil adage antique, suivant lequel nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, non seulement est demeuré vrai dans les temps modernes, et sera sans doute vrai pendant un grand nombre de temps encore, si, même, il ne demeure pas vrai toujours, mais qu'il reçoit tous les jours de nouvelles et de plus profondes vérifications, imprévues des anciens, inattendues, nouvelles perpétuellement; que sans doute il en recevra éternellement; que l'avancement que nous croyons voir se dessiner revient peut-être à n'avancer que dans l'approfondissement de cette formule antique, à lui trouver tous les jours des sens nouveaux, des sens plus profonds; qu'il reste immensément à faire, et encore plus immensément à connaître; que tout est immense, le savoir excepté; surtout qu'il faut s'attendre à tout; que tout arrive; qu'il suffit d'avoir un bon estomac; que nous sommes devant un spectacle immense et dont nous ne connaissons que d'éphémères incidents; que ce spectacle peut nous réserver toutes les surprises; que nous sommes engagés dans une action immense et dont nous ne voyons pas le bout; que peut-être elle n'a pas de bout; que cette action nous réservera toutes les surprises; que tout est grand, inépuisable; que le monde est vaste; et encore plus le monde du temps; que la mère nature est indéfiniment féconde; que le monde a de la ressource; plus que nous; qu'il ne faut pas faire les malins; que l'infime partie n'est rien auprès du tout; que nous ne savons rien, ou autant que rien; que nous n'avons qu'à travailler modestement; qu'il faut bien regarder; qu'il faut bien agir; et ne pas croire qu'on surprendra, ni qu'on arrêtera le grand événement.

Qui de nos jours oserait se flatter d'arrêter l'humanité; fût-ce dans la béatitude; fût-ce dans la consommation de l'histoire; qui ferait la sourde oreille aux avertissements que nous recevons de toutes parts.

De la réalité nous avons reçu trop de rudes avertissements; au moment même où j'écris, l'humanité, qui se croyait civilisée, au moins quelque peu, est jetée en proie à l'une des guerres les plus énormes, et les plus écrasantes, qu'elle ait jamais peut-être soutenues; deux peuples se sont affrontés, avec un fanatisme de rage dont il ne faut pas dire seulement qu'il est barbare, qu'il fait un retour à la barbarie, mais dont il faut avouer ceci, qu'il paraît prouver que l'humanité n'a rien gagné peut-être, depuis le commencement des cultures, si vraiment la même ancienne barbarie peut reparaître au moment qu'on s'y attend le moins, toute pareille, toute ancienne, toute la même, admirablement conservée, seule sincère peut-être, seule naturelle et spontanée sous les perfectionnements superficiels de ces cultures; les arrachements que l'homme a laissés dans le règne animal, poussant d'étranges pousses, nous réservent peut-être d'incalculables surprises; et sans courir au bout du monde, parmi nos Français mêmes, quels rudes avertissements n'avons-nous pas reçus, et en quelques années; qui prévoyait qu'en pleine France toute la haine et toute la barbarie des anciennes guerres civiles religieuses en pleine période moderne serait sur le point d'exercer les mêmes anciens ravages; derechef qui prévoyait, qui pouvait prévoir inversement que les mêmes hommes, qui alors combattaient l'injustice d'État, seraient exactement les mêmes qui, à peine victorieux, exerceraient pour leur compte cette même injustice; qui pouvait prévoir, et cette irruption de barbarie, et ce retournement de servitude; qui pouvait prévoir qu'un grand tribun, en moins de quatre ans, deviendrait un épais affabulateur, et que des plus hautes revendications de la justice il tomberait aux plus basses pratiques de la démagogie; qui pouvait prévoir que de tant de mal il sortirait tant de bien, et de tant de bien, tant de mal; de tant d'indifférence tant de crise, et de tant de crise tant d'indifférence; qui aujourd'hui répondrait de l'humanité, qui répondrait d'un peuple, qui répondrait d'un homme.

Qui répondra de demain; comme dit ce gigantesque Hugo, si éternel toutes les fois qu'il n'essaie pas d'avoir une idée à lui:

Non, si puissant qu'on soit, non, qu'on rie ou qu'on pleure,

Nul ne te fait parler, nul ne peut avant l'heure

              Ouvrir ta froide main,

O fantôme muet, ô notre ombre, ô notre hôte,

Spectre toujours masqué qui nous suit côte à côte,

              Et qu'on nomme demain!

 

          Oh! demain, c'est la grande chose!

          De quoi demain sera-t-il fait?

Ainsi avertis parmi nous, comment nos camarades historiens ne renieraient-ils pas aujourd'hui les primitives ambitions, les anticipations de l'un, les assurances de l'autre, et les infinies présomptions qui ont pourtant institué toute la pensée moderne; comment ne les renieraient-ils pas, avertis qu'ils sont dans leur propre travail; et comment travailleraient-ils même s'ils ne les reniaient pas incessamment; sachons-le; toutes les fois qu'il paraît en librairie un livre, un volume d'un historien moderne, c'est que l'historien a oublié Renan, qu'il a oublié Taine, qu'il a oublié toutes ces grandeurs et toutes ces ambitions; qu'il a oublié les enseignements des maîtres de la pensée moderne; et les prétentions à l'infinité du détail; et que, tout bêtement, il s'est remis à travailler comme Thucydide.

Et ce n'était pas la peine de tant mépriser Michelet.

Les vieux eux-mêmes, Taine, Renan, les autres, quand ils travaillaient, oubliaient, étaient contraints d'oublier leurs propres enseignements; leurs propres ambitions; toutes les fois qu'un volume de Taine paraissait, c'était que Taine avait, pour la pratique de son travail, pour la réalisation du résultat, oublié de poursuivre l'indéfinité du détail; toutes les fois qu'il paraissait un livre de Renan, c'était que Renan avait, pour cette fois, renoncé à la totalisation du savoir; ils avaient choisi; comme tout le monde, comme les anciens, comme Hérodote, comme Plutarque, et comme Platon, ils avaient choisi.

Choisi, le grand mot est là; choisir est un moyen d'art; comment choisir, si l'on ne veut absolument pas, employer les moyens d'art; choisir, c'est faire un raccourci; et le raccourci est un des moyens d'art les plus difficiles; comment choisir, donc, si l'on refuse absolument d'employer les moyens d'art; comment choisir, enfin, dans l'indéfinité, dans l'infinité du détail, dans l'immensité du réel, sans quelque intuition, sans quelque aperception directe, sans quelque saisie intérieure; aussi longtemps qu'un moderne, un historien poursuit toutes les indéfinités, toutes les infinités du détail, et la totalisation du savoir, il est fidèle à lui-même, il travaille servilement, il ne produit pas; aussitôt qu'il produit, fût-ce un article de revue, un filet de journal, une note au bas d'une page, une table des matières, c'est qu'il est infidèle aux pures méthodes modernes, c'est qu'il choisit, c'est qu'il élimine, qu'il arrête la poursuite indéfinie du détail, qu'il fait œuvre d'artiste, et par les moyens de l'art.

Nous sommes ainsi conduits au seuil du plus grand débat de toute la pensée moderne; au cœur de la plus grande contrariété moderne; et c'est sur ce seuil que nous nous arrêterons, pour aujourd'hui, car il est évident que ce simple avant-propos ne peut devenir ni un traité, ni même un essai de la manière d'écrire l'histoire; c'est déjà beaucoup, peut-être, que d'avoir commencé de contribuer à la position du débat; et nous reconnaissons ici que ce débat n'est autre que le vieux débat de la science et de l'art; mais c'est un cas nouveau, et particulièrement éminent, de ce vieux débat général; d'un côté ceux que nous avons nommés les historiens modernes, c'est-à-dire, exactement, ceux qui ont voulu transporter, en bloc, les méthodes scientifiques modernes dans le domaine de l'histoire et de l'humanité; nous avons aujourd'hui recherché leurs intentions, mesuré leur présomption, non pas seulement sur des exemples éminents, sur deux exemples capitaux, mais sur les deux exemples qui commandent tout le mouvement, étant à l'origine, au commencement, au moment de la franchise enfantine, et en dominant tout; de l'autre côté, en face des historiens modernes, et non pas contre eux sans doute, car il s'agit d'un débat, et non pas d'un combat sans doute, en face des historiens modernes tous ceux de nous qui ne transportons point en bloc les méthodes scientifiques modernes au domaine de l'histoire et de l'humanité, qui ne transmutons point servilement les méthodes scientifiques modernes en méthodes historiques; tous ceux de nous qui croyons qu'il y a, pour le domaine de l'histoire et de l'humanité, des méthodes historiques et humaines propres; des méthodes humainement historiques; nous nous arrêterons, pour aujourd'hui, au seuil de ce débat; c'est assez écrit pour un cahier, pour l'avant-propos d'un cahier; gardons-nous quelque travail pour les veillées de cet hiver; en outre, je parviens au point de nos recherches où il me serait presque impossible de continuer sans commencer à parler de Chad Gadya! Or c'est un principe absolu dans nos cahiers que le commentaire n'entrave jamais le texte; il nous est arrivé souvent de mettre des commentaires dans le même cahier que leur texte; mais ce n'était jamais des commentaires qui entravaient le texte; qui l'encombraient; c'étaient au contraire, quand le texte était préalablement encombré de malentendus, des commentaires pour le désencombrer; je me ferais un scrupule d'appeler Chad Gadya! en exemple, en illustration d'un travail de recherche dans le cahier même où paraît Chad Gadya!; de tels poèmes ne sont point faits pour les besoins des historiens ou des critiques de la littérature; qu'on lise d'abord sans aucune arrière-pensée d'utilisation ce poème unique, cet étrange et admirable poème; il sera toujours temps d'en parler plus tard; si jamais l'impression reçue de la lecture s'efface un peu, et ainsi atténuée permet aux considérations d'apparaître sans paraître trop misérables en comparaison du texte.


[43] Une société d'anthropologie vient de se fonder à Paris, par les soins de plusieurs anatomistes et physiologistes éminents, MM. Brown-Sequard, Béclard, Broca, Follin, Verneuil.—Note de Taine.


cahier pour le voyage

de visite

du président de la République

française en Espagne

(et en Portugal)

Alors dans Besançon, vieille ville espagnole...


NOTRE PATRIE


NOTRE PATRIE

Ce fut une révélation, et je ne ferai pas pour cette fois le cahier que je me réservais, que je m'étais promis d'écrire des quatre années de cette législature; ce sera pour une autre fois, et, comme d'habitude, cette autre fois ne viendra jamais sans doute; cahier d'ensemble et de retour, un cahier de résumé, un petit résumé d'histoire contemporaine à l'usage des dauphins patients, où je me proposais d'assembler, d'organiser, de me remémorer, dans un certain ordre, plusieurs études qu'il me semblait indispensable de poursuivre, ou de commencer, pour le commencement de cette septième série, études portant elles-mêmes, comme il faut, sur le mouvement politique et social depuis le commencement de cette Chambre, et particulièrement, comme on s'y attendait, depuis le commencement du combisme.

Je m'y attendais, moi-même comme tout le monde. Il faut s'attendre à son métier, et aux obligations de son métier, aux obligations périodiques. Nuls métiers n'impliquent des obligations périodiques, le mot le dit, comme la fabrication des périodiques. On doit s'y attendre. On s'y fait. On s'en tire par des assolements, et l'on en vient très bien, comme les terres modernes, à se passer de jachères.

A mon corps défendant, par le ministère de ces cahiers, je suis devenu tout de même un petit peu un journaliste; c'est-à-dire un homme qui suit les événements; je ne m'en défends pas; je ne dois en avoir ni honte ni remords; journaliste de quinzaine, si l'on peut dire, je ne renierai pas le métier que je fais; journaliste de mois ou de semestre, journaliste enfin, ma misère est la misère commune: il faut que je suive les événements, excellent exercice pour achever de se convaincre que vraiment les événements ne nous suivent pas.

Ils ont sans doute autre chose à faire; mieux ou plus mal; journaliste, quinzenier ou de semestre, je ne pouvais laisser tomber cette législature et se préparer les prochaines élections sans essayer de jeter en arrière un regard d'historien sur les événements de ces quatre dernières années; un assez grand nombre de ces événements me paraissaient importants, sérieux; à mesure qu'ils se produisaient ils m'avaient semblé importants; je n'étais pas bien sûr qu'ils me le parussent autant aujourd'hui; mais, dans notre misérable métier, nous devons faire semblant de le croire; d'eux-mêmes ils s'organisaient, s'échelonnaient, dessinaient le plan du cahier que j'avais à faire; vraiment ce cahier était tout fait, comme ces cahiers que certains auteurs m'apportent; il n'y avait plus qu'à l'écrire; c'est-à-dire qu'il n'y avait plus qu'à le faire; la démission du waldeckisme et le commencement du combisme; comment le combisme se prétendait la droite filiation du waldeckisme; sincèrement peut-être, au moins pour certains hommes, et pour certaines circonstances, et pour certaine partie, et pour certaines idées; mensongèrement certes, pour presque toutes les personnes, en presque toutes les circonstances, pour la plus grande part, et pour presque toutes les idées; mesurer, doser la légitimité de cette revendication; comment oui le combisme était en un certain sens la filiation du waldeckisme; comment il n'en était pas la droite filiation, mais une filiation bâtarde; comment il en devait devenir, comment il en devint assez rapidement la négation même; comment, en fait et en possession, il devint le maître de l'héritage, héritier légitime en un certain sens, héritier supposé pour la plus grande part, usurpateur, indigne de jour en jour davantage; comment cette filiation, réelle, prétendue, se dérobait de jour en jour à mesure que le combisme s'acheminait vers la domination de la République; la domination combiste; si l'établissement de la domination combiste ne fut point essentiellement un établissement de la domination jaurésiste; la domination combiste; si l'exercice et le maintien de la domination combiste ne fut point essentiellement l'exercice et le maintien de la domination jaurésiste; entièrement pendant presque tout le temps; à peine allégée sur les fins, avec des retours imprévus d'autant plus frénétiques, insensés d'autant plus, que tout le monde, et les intéressés presque autant que personne, sentaient imminente la ruine du système; et que cette ruine, une fois acquise, une fois obtenue, demeurerait définitive; que l'on n'y reviendrait plus; comment et de combien cette forme de césarisme était plus dangereuse que toutes les formes antérieures; comment et de combien cette forme non encore éprouvée, justement, en partie, parce qu'elle n'avait pas été éprouvée encore, était profondément plus dangereuse que toutes les formes jusqu'ici connues et classées; comment elle se manifestait; comment elle était organisée; comment elle agissait; par quels procédés; ou même par quelles méthodes; comment elle culminait et redescendait en rayonnant; en quoi elle ressemblait aux formes connues; en quoi elle était nouvelle; que le gouvernement de la République et les véritables, anciens, traditionnels et religieux républicains, je veux dire les hommes qui avaient cette religion véritable de la République, à force d'avoir les regards fixés sur les anciennes réalités, sur les menaces récentes, sur les intentions présentes, sur les apparences nouvelles du césarisme militaire, à force d'en être effrayés, épouvantés, fascinés, devaient immanquablement tomber, et tout innocemment, dans les réalités du césarisme civil; qui est le plus dangereux, du césarisme militaire ou du césarisme civil; que c'est peut-être le césarisme civil; justement parce que jusqu'ici on s'en est méfié beaucoup moins; de l'innocence morale des vieux républicains; et aussi de leur innocence mentale, que nous nommons communément de l'ignorance; que par peur et par fascination du césarisme militaire cette ignorance devait infailliblement tomber dans le césarisme civil; que par peur et par fascination du césarisme en épaulettes, elle devait infailliblement tomber dans le césarisme en veston; qu'il est aujourd'hui démontré qu'un homme peut impunément exercer un césarisme impitoyable dans la République, pourvu qu'il ne soit pas bel homme, qu'il ne soit pas militaire, qu'il porte mal même les tenues civiles, surtout qu'il ne sache pas monter à cheval; enfin, qu'on puisse le nommer le petit père Untel; qu'au besoin s'il était populairement laid, cela n'en vaudrait que mieux; de l'importance capitale de la désignation de petit père dans notre histoire contemporaine; et dans l'organisation de la démagogie; que la popularité du genre dit petit père est la plus essentielle de toutes pour un ambitieux; qu'elle est donc aussi la plus dangereuse pour la réalité de la République; ainsi, que les caractères mêmes qui étaient pour ainsi dire de rigueur et constitutionnels pour les anciennes ambitions classiques césariennes, au contraire sont devenus, pour les modernes ambitions césaristes contemporaines, les causes les plus automatiques d'empêchements; que M. Berteaux a fait le plus grand tort à sa candidature à la présidence de la République en montant à cheval, avec des bottes, même civiles, aux dernières grandes manœuvres militaires de ce septembre; qu'un de ses amis devrait le lui dire; qu'il ne faut pas savoir monter à cheval, s'habiller, même en redingote, avoir des éperons, porter beau; surtout, qu'il ne faut absolument pas rappeler Félix-Faure; que tout est permis au contraire, et que tout est promis à tout petit bonhomme petit père petit populaire; convenablement appuyé par tout un réseau de comités politiques d'arrondissement; comment fut appliquée la loi des congrégations, héritage du gouvernement qui avait précédé; comment elle fut appliquée déloyalement, malgré la grande protestation, étouffée dans un silence convenu, du grand Bernard-Lazare; qu'elle fut appliquée tout autrement qu'elle n'avait été votée par un forcement de texte; que par conséquent son application fut une opération de déloyauté publique; non seulement que cette application fut un acte de déloyauté publique, mais qu'elle fut une application nouvelle du principe de la raison d'État; que la raison d'État, qui avait triomphé dans la corruption du dreyfusisme, ne fut jamais aussi puissante que dans le triomphe du combisme; l'abdication, la grande abdication de M. Waldeck-Rousseau; la grandeur et la tristesse unique de ce départ, qui parut dès le principe un départ éternel; comment, dans sa retraite même, et dans la préparation de sa mort, il essaya, une deuxième, et une dernière fois, de sauver la République; de la résistance qui peu à peu se reconnaissait parmi les véritables républicains; de cette résistance qui s'organisait; quels admirables efforts, vite réprimés par la maladie et par les avancées de la mort, M. Waldeck-Rousseau s'imposa pour donner, d'un dernier coup de barre, la droite ligne; et l'accueil honteux qu'il reçut; de la part d'hommes qui lui devaient tout; qui sans lui n'eussent été rien, condamnés à ou condamnés par la démagogie nationaliste réactionnaire; dans quel esprit fut préparée la séparation des Églises et de l'État; mais dans quel esprit elle devait être opérée; conçue dans un esprit combiste; mais opérée dans un esprit beaucoup plus républicain; que la loi en cours de vote sur la Séparation des Églises et de l'État paraît être la continuation de la loi sur les Congrégations; mais que ce qui arrive à la loi sur la Séparation est le contraire de ce qui advint à la loi sur les Congrégations; que la loi sur les Congrégations, préparée, faite, et votée waldeckiste, fut exécutée, appliquée combiste; et que la loi portant séparation des Églises et de l'État au contraire, préparée combiste, fut amendée juridique, sera votée assez juridique, c'est-à-dire, en un certain sens un peu waldeckiste; quelle fut la politique du Gouvernement envers le Saint-Siège; et quelle avait été la politique du Saint-Siège envers le gouvernement français; comment les anticléricaux se conduisirent; comment les anticatholiques se conduisirent; comment les cléricaux se conduisirent; comment les catholiques ne se conduisirent pas; comment les libéraux, les libertaires, les hommes et les citoyens de liberté, commencèrent de se ressaisir, et comment ils se conduisirent enfin; comment fut connue enfin la grande mort de Waldeck-Rousseau; comment cette mort, cette lente mort, fut jugée aussitôt un malheur absolument irréparable; comment la loi des retraites ouvrières fut ajournée, comment la loi portant établissement d'un impôt sur le revenu fut sur-ajournée; pourquoi; s'il est vrai que le général André, ministre de la guerre, oublié aujourd'hui, désorganisa l'armée, qui était encore assez organisée; en quel sens et comment; s'il est vrai que M. Camille Pelletan, aujourd'hui journaliste, alors ministre de la marine, acheva de désorganiser une armée navale qui n'était plus guère une force organisée; en quel sens et comment; s'il n'y eut pas, dans le même sens, une désorganisation de la France même; qu'il y eut assurément une désorganisation, une décomposition, et une corruption de l'ancien dreyfusisme; assurément une désorganisation, une décomposition, et une corruption de l'ancien socialisme; que le dreyfusisme, devenant gouvernemental, politique, parlementaire, cessait d'être un véritable dreyfusisme; que le socialisme, devenant gouvernemental, politique, parlementaire, devenait étatisme et cessait d'être un socialisme véritable; comment l'esprit révolutionnaire était atteint dans ses sources les plus profondes; comment la tradition révolutionnaire française était lésée dans ses plus anciennes ressources; comment un jaurésisme universel pendant près de quatre ans sévit; car ce n'est pas assez de dire qu'il régna; c'est-à-dire un opportunisme politique et social sans la grandeur et sans la compétence des anciens opportunistes; comment l'anarchisme lui-même ne resta pas indemne; ayant reçu beaucoup d'atteintes, ayant admis beaucoup de contaminations politiques et littéraires; comment un petit bonhomme populaire et plaisantin peut devenir un grand tyran sans que l'on s'en aperçoive; comment la popularité du césarisme fait le plus dangereux aboutissement des démocraties; combien il est aisé d'établir une autocratie en France, pourvu que l'on respecte certaines formes, quitte à ne respecter aucune réalité, aucune liberté; comment la République, à force de se garder contre les invasions des césarismes extérieurs, d'une manière pour ainsi dire professionnelle, était condamnée à ne pas voir monter les intravasions du beaucoup plus dangereux césarisme intérieur; mais comment il restait encore quelques citoyens libres; comment la délation, qui avait toujours été dans la pratique des gouvernements et des partis, fut organisée en théorie officielle, gouvernementale, politique, parlementaire, et censément républicaine; ainsi comment la franc-maçonnerie, qui en des temps héroïques avait rendu tant et de véritables services à la République, à la liberté, à la libre-pensée, d'un seul coup, ayant trahi la liberté, la libre-pensée, faillit faire perdre à la République tout l'avantage qu'elle avait jadis contribué à lui faire obtenir; et à la libre-pensée tous les avantages qu'elle avait jadis contribué à faire obtenir à la pensée libre; comment dès le commencement de ce ministère la faveur, le privilège de faveur, la faveur politique, la faveur gouvernementale, qui avait toujours été dans la pratique des gouvernements et des partis, dans les mœurs politiques, fut scandaleusement érigée en théorie officielle, gouvernementale, politique, parlementaire, et censément républicaine; comment une Ligue instituée pour la défense des Droits de l'Homme et du Citoyen elle-même devint, malgré de courageuses résistances, assez nombreuses, un organisme politique parlementaire; comment elle négligea quelque peu les anciens droits des anciens hommes, et les anciens droits des anciens citoyens; comment tous ces anciens droits devinrent le cadet de ses soucis, loin qu'ils fussent demeurés les aînés de ses principes; comment cette grande Ligue, instituée par des auteurs sérieux, par des hommes justes, par des Pères de la République pour de plus nobles destins, malgré de courageuses résistances en vint à ne plus manquer aucune occasion de démagogie; comment elle fit œuvre politique dans l'accomplissement d'un combisme officieux, deuxième combisme doublant, redoublant le combisme officiel; annexe du combisme officiel; comment elle intervint dans l'exécution de la loi anticongréganiste; comment elle n'intervint pas comme il fallait dans la séparation des Églises et de l'État; comment elle se fit, malgré de courageuses résistances, le fauteur de la délation; comment enfin le combisme s'écroula subitement; au moins en apparence, car, au demeurant, l'écroulement ne fut pas subit; sous quelles poussées apparentes et réelles; sous quelles pesées réelles non apparentes; qu'il y eut à l'effondrement du combisme, outre un dégoût général croissant, outre une sorte d'impossibilité de continuer presque officiellement constatée en dû langage parlementaire, des causes politiques, peut-être singulières, et un peu mystérieuses; des bonnes et des mauvaises, comme toujours; peut-être, cette fois-ci, et par exception, autant de bonnes que de mauvaises; qu'il y avait toujours eu pendant la domination combiste antagonisme entre la présidence du conseil et la présidence de la République; mais que cet antagonisme, commencé en luttes sourdes, continué en campagne politique, enfin poursuivi en bataille presque ouverte et sentimentale, n'explique pas tout; que ces sortes de campagnes extérieures n'expliquent sans doute jamais tout dans un effondrement, dans un tel effondrement; comment l'effondrement de la domination combiste fut peut-être surtout un effondrement intérieur, où la principale complicité fut sans doute la complicité du gouvernement qui disparaissait; de certains membres au moins de ce gouvernement; non pas tant peut-être de ce groupe très important et uni de membres du gouvernement qui à l'intérieur du ministère formaient depuis l'origine un contre-gouvernement permanent, parfaitement constitué, en opposition avec le président du conseil, mais au contraire du président du conseil même et des quelques membres de son cabinet qui accompagnaient sa fortune; grêle compagnie, malgré certaines apparences de force et de domination; comment peut-être, au fond, le rusé bonhomme ne fut pas fâché de disparaître à ce moment-là; comment son départ fut singulier, précipité, apparemment volontaire, sans doute volontaire en un autre sens et plus automatique, plus voulu qu'on ne l'a généralement pensé; qu'il ne l'a montré lui-même; ou laissé voir; que le rusé petit populaire sentait approcher les difficultés, venir les impossibilités; qu'étant tout de même chef du gouvernement il avait des raisons, que nous ignorions, de sentir monter cet orage que nous avons connu depuis; et qu'il devait bien finir par s'apercevoir que des questions montaient, qui seraient plus difficiles à résoudre que de simplement embêter les curés; ici, car il ne faut pas non plus que le chemin soit trop direct, ici j'aurais fait un retour sur la théorie des faveurs gouvernementales; j'aurais montré comment la pratique des faveurs gouvernementales fut de tous les gouvernements et de tous les partis; mais comment, dans l'ordre du scandale public ou privé, il y a un abîme entre la pratique et la théorie; comment la mise en théorie officielle d'un vieux procédé gouvernemental avait détraqué des consciences non habituées; non habituées à résoudre les cas de conscience ailleurs que dans les manuels de morale ou de littérature; ici on avait un cas admirablement réel; avec toutes les exigences du réel, toutes les incommodités, toutes les malversations, ce refus perpétuel d'entrer dans nos cadres préalables; comment, M. Combes tombé, M. Rouvier demeurait le seul président du conseil possible; si déjà M. Rouvier n'avait pas été le seul ministre des finances possible indiqué pour la constitution du cabinet précédent; si dans la constitution de ce cabinet précédent la désignation unanime de M. Rouvier pour le ministère des finances n'avait pas eu vraiment une importance capitale, primordiale; si dans cette constitution l'attribution unanime du portefeuille des finances à M. Rouvier n'avait pas eu beaucoup plus d'importance, et surtout beaucoup plus d'importance réelle, que l'attribution, demi spontanée, demi calculée, demi négligée, du portefeuille de l'intérieur et de la présidence du conseil à un sénateur ancien ministre de l'instruction publique, vague, de piètre souvenir, M. Justin-Louis-Émile Combes; j'aurais examiné, plus généralement, et plus durablement, si la politique financière de M. Rouvier n'a point commandé tout le gouvernement de la République depuis la constitution même du ministère Combes, si elle n'a pas été, pendant longtemps, le seul frein, si, pendant longtemps, seule elle n'a pas fait la limitation inférieure du combisme; si, plus généralement encore, et plus durablement, toute notre politique n'était pas commandée, depuis plusieurs années déjà, par les plus grosses difficultés financières, par les menaces budgétaires les plus graves; aggravées encore par tant de promesses de tant de réformes onéreuses; les vertus démocratiques surchargeant les vices financiers, et les vices démocratiques surchargeant les vertus financières, de telle sorte qu'en dernière analyse vertus et vices, démocratie et finance, tout retombe en alourdissement sur le dos du contribuable; d'où je serais revenu sur les dissensions intérieures du cabinet si singulièrement constitué par M. Combes, et si singulièrement commandé; si rebelle, si mal obéissant, si mal en mains, si désobéissant, et, en même temps, si obéissant; j'aurais examiné particulièrement l'opposition systématique de M. Rouvier au combisme; enfin passant au ministère de M. Rouvier, un peu fatigué, j'aurais marqué la détente, le relâchement, peut-être un peu trompeur, qui suivit le départ de M. Combes; je m'y serais reposé comme tout le monde, à tort, peut-être; à tort sans doute, car un orage montait, que nul de nous ne voyait venir; et pendant l'année qui nous restait avant la fin de la législature j'aurais comme tout le monde fait ma séparation des Églises et de l'État; j'aurais comme tout le monde constaté que cette séparation s'était faite, au moins à la Chambre, à peu près honnêtement; c'est-à-dire qu'elle ne s'était nullement faite comme l'avait imaginée M. Combes, et comme il avait pris soin de l'annoncer lui-même, qu'elle n'avait pas été un exercice de persécution, un essai de persécution, de suppression de l'Église par l'État, un essai d'oppression, de domination anticatholique, prétendue anticléricale, mais qu'elle avait révélé un effort sincère de libération mutuelle, qu'on y avait vu ce que les parlementaires nous avaient presque désaccoutumés de voir: du travail, parlementaire; qu'elle avait abouti à un premier programme sérieux de liberté mutuelle organisée; en un mot qu'elle n'avait point été combiste, mais beaucoup plus républicaine.

Après la séparation que faire, sinon, comme tout le monde parlementaire politique, aller en vacances; ainsi dans la torpeur que ne manquent jamais de provoquer les événements officiellement importants, et pendant ce que nous nommons agréablement les loisirs des vacances, patiemment j'aurais écrit mon cahier de récapitulation; j'aurais énuméré les événements; j'aurais compté, mesuré en toute quiétude les événements présents; j'aurais invoqué les événements absents; d'une voix impérieuse, qui est la voix propre de l'historien; et quand je ne me serais pas trouvé d'accord avec les événements, j'aurais déclaré, de cette voix, que c'étaient les événements qui avaient tort; les dociles événements, présents, absents, tous également sérieux, tous également importants, tous également organisés, tous également expliqués, eussent fait une ou plusieurs files indiennes que j'eusse déroulées, enroulées savamment; de tous ces événements laïques, j'aurais fait des chapelets; préalablement je les eusse alignés; longuement, comme on faisait dans l'ancienne armée militaire; l'événement numéro trois, sortez; événement numéro vingt-cinq, rentrez, vous sortez trop; j'eusse engraissé les événements maigres, maigri les faits trop gras; par de telles observations individuelles on obtenait jadis les beaux alignements; par de tels redressements j'eusse régularisé les faits; et mes faits étant tous remis sur le même plan, comme il est juste, nul ne dépassant l'autre, nul ne dépassant son voisin de gauche ou son voisin de droite, énumérés dans cette égalité parfaitement démocratique, nous aussi nous eussions formé des chaînes, et les chapelets des événements formaient l'enchaînement de mon discours, et j'étais tranquille, et je devenais un historien sérieux, et mon vieux camarade Ischarioth,—je mets deux h pour que son nom soit plus un nom de savant,—mon vieux camarade Ischarioth ne me disait plus aimablement que, moi, au moins, j'avais coutume de parler de sujets dont je ne connaissais pas le premier mot.

Ce fut un saisissement; j'aurais fait mon cahier bien tranquille au coin de mon feu, au moins du côté du travail; nous aurions tous fait nos métiers bien tranquilles; surtout ceux qui n'en ont pas, et qui sont les plus rassérénés des hommes; et même il n'y aurait eu qu'à l'écrire, ce cahier; écrire n'est rien, tous nos jeunes gens le savent; il était fait d'avance; il n'y avait qu'à rédiger; un devoir de vacances, enfin; naturellement, et comme tout bon Français, j'aurais tout ignoré de la politique extérieure; mais j'en aurais parlé un peu, par politesse internationale; et parce qu'il faut qu'un bon historien ne laisse intraitée aucune partie du sujet que ses maîtres scolaires ou ses maîtres les événements lui ont donné à traiter; maltraiter vaut cent fois mieux que de ne pas traiter du tout: tel est le grand principe moderne du travail international.

Ce fut un sursaut; pendant toute une semaine, ou presque, enfin pendant un certain nombre de jours qui parut faire plus d'une semaine, mais qui faisait un tout, un ensemble comme une semaine, Paris, capitale du monde, avait reçu le roi d'Espagne; événement à la fois glorieux, solennel, et inaperçu; un roi: sous la République, nous en avons tant vus, de rois; semaine singulière, événement habituel, demi réjouissance, demi fête, demi beau temps, demi travail; sans rien interrompre, parce que l'année n'était pas finie, parce qu'il y avait eu beaucoup de travail, et qu'il y en avait encore beaucoup en train, tout de même on allait voir un peu passer le roi, histoire de le visiter, comme avait dit l'un de nos bons collaborateurs; demi beau temps, demi temps gris, demi temps de soleil; année demi échue; travail demi déchu; demi temps de repos, demi temps de travail, demi temps de loisir, demi temps de sommeil; temps de calembours et de rimes, qui sont des calembours parvenus; non point temps de sérieuse prose, de prose honnête et sérieuse, de prose sériée; non pas fin d'une année, fin achevée, fin finie, constatée, correcte, officielle, mais finissement, lent finissement secret d'une année qui encore n'était pas tout à fait finie et qui pourtant se creusait de l'intérieur; d'une année qui encore pouvait nous apporter quelles surprises, encore, et quelles peines; travail, sommeil, et loisir, les trois huit ensemble et non plus bout à bout; non plus juxtaposés, jointurés, mais fondus, fonctionnant simultanément, pour la plus grande confusion de l'esprit même et des images, pour le plus grand repos et le délassement maximum; fondus comme ce temps fondu de vapeur et de soleil; de demi soleil ensemble; ou enfin on s'arrangeait, comme par hasard, pour se trouver sur le chemin de certains itinéraires que l'on connaissait vaguement pour être les itinéraires des cortèges, et que d'aucuns faisaient semblant de ne pas connaître, mais ils s'y trouvaient tout de même, et que les journaux donnaient tous les matins; on ne lisait jamais les journaux; mais on connaissait tout de même les itinéraires, on ne sait pas comment; et puis le roi semblait faire exprès, ce matin-là, de ne point quitter le quartier; c'était de sa faute; à lui; et non point à nous, qui ne sommes ni royalistes ni paresseux; il ne s'en allait jamais; le Panthéon, Notre-Dame, l'Hôtel-de-Ville, des circuits à tenir toute une matinée, des lenteurs, des arrêts, des attentions, des retenues, des stages qui ne finiraient certainement point à midi sonné, toutes les maisons de cérémonies; les places, les parvis, les ponts; éreinté d'une série énorme, qui fut la sixième, à peine sorti du Gobineau, qui fut considérable entre tous, la tête lourde de soucis, détraqué de tracas, il était amusant de prendre le bras d'un véritable ami,—nous nous en connaissons,—et d'aller un quart d'heure se mêler en badauds au vieux et bon peuple de Paris; le quart d'heure devenait demi-heure, trois quarts d'heure; infailliblement on rencontrait quelque ami, qui sournois en faisait autant, et qui sans plus vous reprochait d'être un affreux militariste.

Maisons, vieilles maisons de cérémonies; maisons des cérémonies anciennes et ensemble mêmes perpétuelles maisons des jeunes cérémonies; maisons des anciens; maisons des morts glorieux; monuments impérissables, qui fatalement périront; les quatre points cardinaux de la gloire de Paris; et par cette perpétuelle représentation capitale de Paris, par cette représentation éternellement éminente, en même temps et inséparablement les quatre points cardinaux de toute la gloire de toute la France; mémoire de pierre taillée; mémoire vivante pourtant, parfaitement vivante, vivante plus que tant d'hommes qui aujourd'hui cheminent par les chemins modernes; mémoire monumentale française; monuments monarchiques et inséparablement monuments profondément populaires; monuments anciens et perpétuellement nouveaux; monuments monarchiques et perpétuellement démocratiques, et aujourd'hui proprement républicains, et demain tout ce que l'on voudra, pourvu qu'ils soient, et dans tous les jours ultérieurs tout ce qu'il faudra, parce qu'ils sont, monuments qui seront tous jours, jusqu'au jour de leur mort, et qui ne périront point, comme tant de monuments modernes précaires, longtemps avant le jour de leur naturelle mort; monuments éternellement monuments; toujours pleins d'un éternel sens intérieur, éternellement manifesté par la valeur de la pierre, éternellement dessiné par l'extérieure éternité de la ligne; monuments monarchiques, monuments royaux, monuments religieux, monuments de l'ancien régime et de tout régime nouveau, monument impérial, partout et toujours non pas seulement monuments populaires, mais monuments peuple; les quatre grands dieux Termes de la gloire de Paris; l'Arc de Triomphe,—un peu plus familièrement l'Étoile pour les conducteurs des Thomson, compagnie française,—le monument le plus considérable qu'on ait construit en ce genre, dit le petit Larousse, l'Arc de Triomphe de l'Étoile, ce monument parfait de la gloire impériale française; bâti sous Louis-Philippe, approximativement, ou sous la Restauration, plus vieux pourtant que le monde romain; les Invalides, ce pur chef-d'œuvre, ce monument parfait de l'ancienne France royale; le Panthéon, beaucoup plus républicain, ayant été construit sous Louis XV, le Panthéon républicain dynastique, le Panthéon désaffecté, qui n'avait jamais, par ses plans même, été affecté sérieusement, le Panthéon, qu'il est très élégant de blaguer, mais qu'il vaudrait mieux apprendre à savoir un peu regarder comme ce monument le demande. Notre-Dame, enfin, dont le nom dit tout. Monuments neufs.

[Pour savoir à quel point les Invalides sont un monument parfait parfaitement, il faut les regarder, par exemple, des fenêtres du salon de l'appartement situé au cinquième du numéro 2 de l'avenue de Villars.]

Il est vrai que l'on regardait passer les militaires; depuis que l'État-Major dreyfusiste parlementaire politique a tout fait pour nous réconcilier avec l'État-Major militaire, nous avons refusé de nous réconcilier avec l'État-Major militaire, mais le temps a passé, nous sommes devenus lâches, et nous ne nous croyons plus tenus de regarder les simples hommes de deuxième classe d'un regard tragique; demi consentants nous étions allés voir passer les militaires; la République excelle à organiser pour le plaisir de nos yeux et pour la satisfaction de notre loyalisme ces grandes parades ensoleillées; nous allions donc bras dessus bras dessous, la tête lourde, les yeux occupés, l'esprit amusé, le cœur demi participant; son camarade faisait la même chose que lui; et cela pouvait durer longtemps.

Singulier peuple de Paris, peuple de rois, peuple roi; le seul peuple dont on puisse dire qu'il est le peuple roi sans faire une honteuse figure littéraire; profondément et véritablement peuple, aussi profondément, aussi véritablement roi; dans le même sens, dans la même attitude et le même geste peuple et roi; du même esprit peuple et roi; peuple qui reçoit les rois entre deux temps, entre deux travaux, entre deux plaisirs, sans apprêt, sans gêne, sans inconvenance et sans aucune grossièreté; peuple familier et ensemble respectueux, comme le sont les véritables familiers; peuple vraiment le seul qui sans préparation sache faire à des rois une réception ancienne et royale; vraiment le seul qui ait fait des révolutions et qui soit resté non pas seulement traditionnel, mais traditionaliste à ce point; le seul qui soit traditionaliste en plein consentement de sa bonne volonté; le seul qui soit à l'aise et qui sache se tenir et se présenter dans l'histoire, en ayant une longue habitude, ayant une habitude invétérée de cette forme et de ce niveau d'existence, et qui n'y soit point insolent, inconvenant, grossier, parvenu; le seul peuple qui ne glisse point sur les parquets cirés de la gloire; le seul peuple qui soit révolutionnaire, et quand les événements se présentent, qui lui introduisent des rois, non seulement il sait les recevoir, mais il se trouve avoir sous la main, pour les y recevoir, des monuments royaux comme aucun roi du monde en aucun pays du monde n'en pourrait sortir dans le même temps, n'en pourra jamais sortir dans aucun temps de son pays.

Rien n'est bon pour le repos comme ces promenades apparemment fatigantes au milieu du peuple de Paris; l'esprit est occupé juste assez pour que le repos y pénètre et y règne, souverain lui-même, sans aucune contestation; la pleine vacuité fatiguerait, en de tels moments; mais ce demi-plein demi-vide est ce qu'il y a de plus reposant; et il y a dans ce peuple, tout gâté qu'il soit par un demi-siècle de démagogie, tant de courage, tant de bonne humeur, tant d'endurance, tant de joie; sortis pour voir le roi, on regardait le peuple, le vieux et déjà nommé peuple roi; c'était surtout lui, le peuple, qui passait et défilait, que l'on regardait passer et défiler, qui lui-même se regardait passer et défiler; en ce temps de mutualité à outrance, le défilé mutuel dans la simple rue, le spectacle mutuel en font une application, de la mutualité, la plus ancienne et la plus durable des applications; et c'est un théâtre populaire qui enfonce tous les laborieux Théâtres du Peuple de nos livresques; au fond c'était tout un; le peuple, le roi; le roi, le peuple; c'était tout un parce que c'était tout un même spectacle, et, ensemble, en un sens, tout un même spectateur; et même ce vieux peuple roi était plus royal, plus roi, plus fait à son métier que ce jeune héritier d'une relativement jeune dynastie; l'année avait été lourde, pénible, malheureuse pour tout le monde; moi-même je portais sur la nuque toute la lourdeur de cette énorme sixième série; dont on n'a pas fini de m'entendre dire qu'elle était énorme; j'avais les yeux noyés d'avoir lu tant d'épreuves; l'énorme cahier de la Séparation, quelque travail énorme, et quelque dévouement que l'auteur y eût apporté lui-même, j'entends travail de fabrication, sans compter l'autre, naturellement, m'avait laissé abruti, à ce qu'il me semblait, pour le restant de mes jours; mais quelle fatigue résisterait à la fréquentation de tout ce peuple amusé, vaillant, courageux de ce courage qui consiste à recommencer perpétuellement tous les matins. Les vieux trois huit enfin réalisés.

Le seul peuple qui apparaisse dignement comme un roi dans les anciens monuments de ses grandes cérémonies.

Nous aussi nous recommencerons perpétuellement tous les matins; tous les matins de tous les rapides jours; et toutes les rentrées, qui sont les matins assombris des plus longues années; singulier jeu des climats, répartition antithétique des dates, qui fait que les matins des jours brefs se lèvent sur le jour grandissant, sur les aubes et sur les grandissantes aurores, et que les rentrées, au contraire, qui sont pourtant les matins des années, faux matins, fausses matinées de journées fausses, au contraire se lèvent sur les diminutions, sur les pluies, sur les obscurcissements des automnes.

Comment ne pas imiter ce peuple, dont nous sommes, que nous sommes; c'est-à-dire comment ne pas nous imiter nous-mêmes, comment ne pas être de notre propre race; comment ne pas nous préparer nous-mêmes à recommencer perpétuellement demain matin; commençons donc par nous mêler aux amusements de notre peuple, puisque aussi bien ces amusements sont le secret de sa force, lui donnant les temps de halte et les points de rejaillissement; indispensables; regardons passer le peuple qui regarde passer le roi; nous-mêmes regardons passer le roi; voici le cortège; brouhaha, rumeurs, et presque immédiatement l'impression que tout le cortège a ceci de commun, qu'il marche d'un même trot allongé, parfaitement cadencé, comme un très grand jouet mécanique; des voitures qu'on devine; autant et plus qu'on ne les voit; au cœur du cortège, on ne voit plus rien: c'est le roi, et le président de la République; ici deux haies mouvantes, de tous les deux côtés, comme deux gros troupeaux se confondant presque en un mouvant troupeau énorme; d'énormes croupes de chevaux; ce ne sont plus que ces croupes de chevaux qui défilent et passent; on ne voit pas les cuirassiers qui montent ces chevaux, parce qu'ils sont plus haut que le regard; c'étaient des hommes géants sur des chevaux colosses; on était au premier rang; c'est fini; mais l'impression générale et dominante qui seule reste est d'un immense rythme automatique, d'un trot allongé, aisé, bien articulé, enlevé pourtant, commun à tout le cortège, qui enlevait tout le cortège au long du sol et faisait qu'il était déjà passé; ce mouvement commun, ce rythme premier commandait tout le spectacle; tous ces gens qui défilaient pour nos amusements et qui formaient un cortège ne laissaient dans la mémoire que le souvenir du rythme commun de tout ce cortège; dans la mémoire voitures, président, roi, qu'on n'avait pas vu, préfet de police, qu'on avait vu en tête, chevaux, soldats n'étaient bientôt plus que des appareils, des demi-fantômes roulant et marchant du même pas, de ce trot singulier, coulant, enlevant, solennel et pressé.

Dois-je avouer qu'il y avait beaucoup de monde dans les rues? Je le dois. Nos cœurs de démocrates en saigneront, mais je le dois. Il y avait beaucoup de monde qui passait dans les rues, allait et venait, regardait, se laissait et se faisait regarder. Je dois le dire: Il y avait beaucoup plus de monde qui se pressait dans les rues ce jour-là que nous n'en voyons se précipiter aux séances vesprées de nos utiles Universités Populaires. Singulier peuple, qui ne se précipite point aux doctes leçons de nos savantes Universités Populaires, et qui se presse à des cérémonies plus ou moins populaires, vraiment, plutôt moins que plus, d'une popularité contestable, à des fêtes royales, à des cortèges présidentiels; qui pourtant ne se nomment point officiellement populaires. Peuple ingrat. Singulier peuple. Peuple antithétique. Quand on lui fait ces belles petites Universités Populaires bien sages, bien proprettes, sagement scientifiques, sagement embêtantes, sagement anarchistes au besoin, et, s'il le faut, révolutionnaires, dans le genre pot-au-feu, et, à la limite extrême, doctoralement indoctes, on ne peut pas dire, entre nous, qu'il s'y précipite. Il n'y a point d'accidents parce que l'on s'écrase aux portes. Et au contraire, passe-t-il seulement trois chevaux dans la rue, que incontinent le voilà, déjà sorti, sur le pas de sa porte. Comme si trois misérables chevaux, qui passent, en tapant du pied, les sots, formaient un spectacle plus intéressant que celui que nous donnent gratuitement tant d'honorables professeurs, qui parlent, assis, derrière un petit bureau tapis vert, quelques-uns debout, quelques-uns marchant même et gesticulant sur l'estrade avec leurs grands bras maigres, leurs manchettes, et leurs faux-cols. Un esprit un peu affiné, comme est le nôtre, se refuse à concevoir même la pensée d'établir, entre trois chevaux, qui passent, et tant de docteurs doctes, qui enseignent, une aussi grossière comparaison.

Peuple antithétique, déjà prêt pour Hugo.

Rien n'est propice au travail comme ces amusements apparemment frivoles; au moins de loin en loin; rien ne chasse aussi rapidement, au moins pour un temps, les soucis, les tracas, les fatigues laborieuses, tous ces ennuis, toutes ces peines, toutes ces misères dont sont tissés les fils de nos ordinaires vies; vraiment le souvenir de ce rythme restait seul dans la mémoire; l'humanité connue était partagée en deux; et dans chacune des deux parties régnait une égalité parfaite; une humanité debout regardait passer, parfaitement égale entre elle-même, étant toute immobile conformément à la même verticale; une humanité passante se laissait regarder passer, parfaitement égale aussi, égale entre elle, toute égalisée entre elle-même, étant toute mobile conformément au même rythme horizontal, toute roulante et passante d'un même rythme sacré; le roi n'était plus un roi, ni les soldats des soldats, mais ensemble ils étaient des mobiles, comme le disent nos mécaniciens, des mobiles en mouvement, ensemble ils formaient un cortège indivisible, comme le peuple formait un peuple de spectateurs indivisible; et le cortège défilait pour le plaisir et pour l'honneur du peuple, comme le peuple regardait pour l'accompagnement et pour l'honneur du cortège; et comme la plus sévère égalité verticale régnait dans le peuple debout, ainsi la plus exacte et la plus commode égalité de mouvement régnait dans le cortège passant; le roi valait un soldat, un soldat valait le roi, puisqu'ils étaient des grandeurs qui passaient au même trot.

Peuple ingrat, comme dit Racine. Et vraiment peuple singulier. Qui ayant de tels spectacles, s'y précipite. Et qui le soir ne se précipite point à des leçons qui pourtant sont faites exprès pour lui. Quand on pense que ce peuple, tous les soirs, de neuf à onze ou de dix à douze, après une journée de travail éreintante, pourrait aller dans des salles souvent bien éclairées s'embêter sur des bancs comme des normaliens aux conférences; écouter les derniers vers de nos petits poètes, les extrêmes hypothèses de nos derniers savants; et il préfère truquer dans la journée pour aller par un beau soleil voir défiler des chevaux militaires.

Vraiment. Rien n'est propice au travail comme ces promenades apparemment oiseuses; décidément je voyais très bien comment je ferais mon cahier; la grande abdication de Waldeck-Rousseau, annonce et présage et imitation anticipée de sa grande mort, mort politique avant la mort naturelle, mort de la situation avant la mort du corps, mort de l'homme d'État avant la mort de l'homme, me faisait un excellent départ; auquel je voyais le moyen de me faire une aussi excellente suite; j'avais trouvé comment j'obtiendrais une excellente continuité; sans rompre du tout l'enchaînement régulier, sans faire sortir inégalement quelque partie, j'insisterais tout de même un peu sur ceci pourtant:—et ceci me fournirait l'unité de mon cahier; car nos maîtres nous demandent à la fois de n'avoir point d'idée, mais d'avoir une idée maîtresse, qui fasse l'unité;—j'examinerais si depuis plusieurs années la politique politique ne recouvrait pas, ne masquait pas toute une politique financière, et je me demanderais si cette politique financière ne présentait pas les difficultés, les dangers les plus graves; Paris vraiment est unique pour les cérémonies de ce genre; et comme toutes ces pompes royales de manifestations républicaines rappelaient curieusement Hugo; par elles comme on obtenait la véritable résonance et la véritable profondeur et la véritable unité de Hugo, sa véritable inspiration; une inspiration, un goût, un sens, une idée de pompe, extérieure, et de cérémonie traditionnelle; par là se joignaient et se joignent encore en lui, comme elles se joignent dans les programmes des fêtes, Notre-Dame et ce Panthéon, dont il n'a jamais dit de mal que par coquetterie, parce que dès lors il avait l'arrière-certitude que, mort, il y serait enterré; un Hugo cérémoniel et cérémonieux, le véritable Hugo enfin; oublié aujourd'hui, parce qu'il fut démocrate sur la fin de ses jours; mais, dans la démocratie même, sénateur et processionnel; manifestant de manifestations et manifestant de cérémonies; comme le peuple, avec le peuple, dans le peuple, un Hugo se dérangeant pour aller voir passer des chevaux, fussent-ils militaires, de préférence, militaires, et, dessus ces chevaux militaires, des hommes militaires, avec des bottes, et des pantalons rouges, et des gants blancs montant jusqu'aux épaules, et des tuniques sombres à revers éclatants rouges, et des casques de métal; comme ce casque immense de bronze et d'or que fait ce Dôme des Invalides; un Hugo pacifiste sans doute, comme le peuple, dans le peuple, mais, comme le peuple, pacifiste de grande armée; un vieil Hugo populaire militaire; un Hugo de parades et de défilés...

Lorsque le régiment des hallebardiers passe,...

un autre Hugo que celui que nos bons maîtres se sont ingéniés à nous représenter, un nouvel et un ancien Hugo, éminemment et anciennement Parisien, l'unité même de l'histoire de Paris, tout un tout autre Hugo; tout un Hugo de cortèges, de pompes et d'apparat, de cérémonies à Notre-Dame, fût-ce avec ces messieurs du clergé, commandés au besoin, commandés de préférence par Son Éminence Mgr. le cardinal-archevêque de Paris, des défilés passant sur le pont de la Seine, ecclésiastiques, laïques, militaires, civils, sur les ponts de la Seine eux-mêmes encadrés quadrilatéralement par les lignes droites et parfaites des quais vides, vides aujourd'hui et réservés comme ils étaient vides et réservés pour les fêtes, pour les défilés du siècle dernier, le Hugo des vieux souvenirs et des cérémonies anciennes, qui ne demandait qu'à devenir le Dieu des cérémonies nouvelles, demi royaliste, demi impérialiste, demi légitimiste, demi orléaniste, demi populaire, demi chambellan, tout à fait poète, un Hugo Louis-Philippe et alliance anglaise, enfin le Hugo du retour des cendres; qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'il y ait des alignements et qu'il y ait des masses; et qu'il pût toujours demeurer fidèle à son Dieu, à son roi, je veux dire à Hugo lui-même; et comme aisément Paris, sur le parvis et sur les quais, sur les ponts, se retrouvait le vieux Paris; comme il se retrouvait lui-même, fidèle aux souvenirs; même foule, mêmes cérémonies, mêmes monuments; étant même peuple; même vieux Panthéon, même antique Notre-Dame; même Seine, surtout, et mêmes quais, quand même ce ne seraient pas les mêmes; et quand même il n'y en aurait pas eu autrefois; mêmes ponts, quand même on les aurait refaits depuis; et quand même autrefois ils n'auraient pas existé du tout; même parvis, quand même on l'aurait ouvert, créé, exhaussé, quand même on aurait un jour enseveli les pieds de Notre-Dame sous cette horizontale égalité de terre plane; et quelle joie, tout à coup, joie du sentiment et de l'intelligence, de la mémoire et de l'histoire, ensemble et inséparablement de l'esprit et des sens, et ravissement de surprise de l'âme historienne, que de comprendre tout-à-coup, de saisir, de ressaisir, de voir, de savoir, de ressavoir, brusquement, d'un seul regard,—et n'est-ce pas plutôt d'un regard intérieur,—de retrouver soudainement en soi-même et de comprendre enfin tout un poète oublié, toute une période que l'on croyait abolie, toute une ville, tout un passé de toute une ville; et quelle ville, Paris, ville de pierre, peuple de monuments, peuple de mémoires, peuple d'anciennes actions, Paris, capitale du monde, ville capitale, tout un âge que l'on croyait révolu.

A Paris, capitale des peuples, comme le dit ce Hugo en sa dédicace de l'Année terrible.

Lui-même singulier Hugo, roi des fêtes royales populaires, prince des cortèges, duc des grands enterrements, introducteur des ambassadeurs, et grand organisateur des funérailles nationales, à commencer par les siennes, ami des pompes, même funèbres, ami des pompes, même républicaines, ami des oraisons, même funèbres, qu'il excellait à faire en grands vers tristes, ordonnateur des funérailles somptueuses; vous l'eussiez vu, faibles gens qui vous époumonnez pour instituer parmi nous un culte nouveau, vous l'eussiez vu, s'il vivait: c'est lui qui vous aurait eu magnifiquement enterré Zola; beaucoup moins bien que soi-même; mais très bien encore, très au-dessous; ce n'était pas lui qui vous eût confondu des funérailles nationales avec des obsèques officielles (Pierre Savorgnan de Brazza); rêvant ainsi, marchant ainsi, promenant du pied gauche, et regardant comme on pouvait, quels autres vers que les siens, quels autres vers que des vers de Hugo pouvaient remonter dans la mémoire: je vous défie bien de voir en passant quarante gardes républicains à cheval rangés devant le Panthéon, place du Panthéon, rue Soufflot, en demi-cercle, en peloton, en ligne, et fût-ce pour y assurer le plus banal des services d'ordre, sans qu'aussitôt ce soient des vers de Hugo qui des profondeurs impérieusement vous remontent à la surface de la mémoire; en de tels moments, publics, dans ces publiques solennités, quand l'homme n'est plus lui-même, un homme, un citoyen, une conscience, un cœur, mais lui-même, lui aussi un homme public, en de tels moments que deviennent les poètes plus grands, plus aimés, un Lamartine, un Vigny même, si grand et peut-être unique au monde, même un Racine; le seul Corneille, peut-être, le plus grand de tous, le seul Corneille aurait pu soutenir la comparaison, peut-être, s'il avait voulu; mais quand il avait Polyeucte dans le ventre, il aurait eu du temps de reste, que de s'amuser à faire des musiques militaires; et quand il n'eut plus Polyeucte dans le ventre, il était devenu bien incapable de faire même des musiques militaires.

Impérieux Hugo; non pas des vers qui chantent dans la mémoire, mais des vers qui impérieusement, impérialement sonnent, battent, retentissent, martelés, scandés, d'un tel rythme et d'un tel tambour qu'ils commandent le pas dont on marche, qu'ils entrent dans les jarrets, et qu'une fois qu'ils sont entrés dans la mémoire, lus une fois, entendus une fois, non seulement ils ne sortiront plus de la mémoire, jamais, mais que le moment venu, ils chasseront, brutes impériales, insoutenables régiments, tous les autres vers de tous les autres poètes, et vous forceront à marcher au pas, du même pas, de leur pas.

Non pas vers qui chantent dans la mémoire, mais vers qui dans la mémoire sonnent et retentissent comme une fanfare, vibrants, trépidants, sonnant comme une fanfare, sonnant comme une charge, tambour éternel, et qui battra dans les mémoires françaises longtemps après que les réglementaires tambours auront cessé de battre au front des régiments.

Vers qui chantent, si l'on veut, mais comme une chanson de marche, brutale et rythmée, non comme une mélodie, vers qui gueulent, vers qui déclament, vers qui hurlent, comme une chanson de route, comme une chanson de soldats; je dirai plus: comme une chanson à soldats, ce qui est bon, pour un pacifiste en pied; comme une chanson d'artilleurs à pied, qui au premier tiers de l'étape, font sonner le sol dur de la route, scandant de leurs lourdes bottes un refrain malencontreux.

Singulier Hugo. Singulier comme ce peuple, dans ce peuple, qu'il représente éminemment. Pair de France. Vieux malin. La gloire de Notre-Dame, dans son œuvre, ce n'est pas seulement, ce n'est pas tant ce poème et ce roman, ce poème en prose en forme de roman de sa demi-jeunesse, que la persistance perpétuelle, que l'éternelle présence, dans toute cette œuvre, de ces deux tours dressées, du monument debout. Dans toute son œuvre, dans son imagination, dans sa vision perpétuelle, dans sa création même. Dans sa perpétuelle vision de Paris, de son Paris toujours présent. Dans toute son œuvre, jusqu'à la fin, jusqu'aux dernières œuvres, jusqu'à ces Châtiments, la plus ardente de ses œuvres, la plus grande peut-être et la plus forte, peut-être la seule sincère, absolument. Pour moi la gloire de Notre-Dame et la gloire de Hugo est beaucoup moins dans ce roman de demi-jeunesse en prose que dans la présence éternelle, apparente ou sous-entendue, réapparaissant brusquement, dans la réapparition brusque, dans l'inattendu profilement, dans la soudaine apparition des deux tours jumelles dans des poèmes comme ceux-ci, dans des œuvres où elles n'étaient point indiquées, si elles n'avaient pas été présentes éternellement; les Châtiments, livre III, x, l'Empereur s'amuse, une chanson; le refrain de cette chanson:

Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,

          Et demain le tocsin!

 

    O deuil! par un bandit féroce

    L'avenir est mort poignardé!

    C'est aujourd'hui la grande noce,

    Le fiancé monte en carrosse;

    C'est lui! César le bien gardé!

    Peuples, chantez l'épithalame!

    La France épouse l'assassin.—

 

Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,

          Et demain le tocsin!

Jersey, décembre 1853.—Quelle admirable invention de rythme; quel refrain de bourdon; et encore cette apparition des clochers dans cette nuit-là, mêmes Châtiments, livre I, v; et ce sens et cette vision de Paris, de tout le Paris ancien et nouveau, ramassé, de toute l'histoire de Paris:

Comme ils sortaient tous trois de la maison Bancal,

Morny, Maupas le grec, Saint-Arnaud le chacal,

Voyant passer ce groupe oblique et taciturne,

Les clochers de Paris, sonnant l'heure nocturne,

S'efforçaient vainement d'imiter le tocsin;

Les pavés de Juillet criaient: A l'assassin!

Tous les spectres sanglants des antiques carnages,

Réveillés, se montraient du doigt ces personnages;

La Marseillaise, archange aux chants aériens,

Murmurait dans les cieux: Aux armes, citoyens!

 

Paris dormait, hélas! et bientôt, sur les places,

Sur les quais, les soldats, dociles populaces,

Janissaires conduits par Reybell et Sauboul,

Payés comme à Byzance, ivres comme à Stamboul,

Ceux de Dulac, et ceux de Korte et d'Espinasse,

La cartouchière au flanc et dans l'œil la menace,

Vinrent, le régiment après le régiment,

Et le long des maisons ils passaient lentement,

A pas sourds, comme on voit les tigres dans les jongles

Qui rampent sur le ventre en allongeant leurs ongles;

Et la nuit était morne, et Paris sommeillait

Comme un aigle endormi pris sous un noir filet.

 

Les chefs attendaient l'aube en fumant leurs cigares.

 

O cosaques! voleurs! chauffeurs! routiers! bulgares!

O généraux brigands! bagne, je te les rends!

Les juges d'autrefois pour des crimes moins grands

Ont brûlé la Voisin et roué vif Desrues!

Éclairant leur affiche infâme au coin des rues

Et le lâche armement de ces filous hardis,

Le jour parut. La nuit, complice des bandits,

Prit la fuite, et, traînant à la hâte ses voiles,

Dans les plis de sa robe emporta les étoiles

Et les mille soleils dans l'ombre étincelant,

Comme les sequins d'or qu'emporte en s'en allant

Une fille, aux baisers du crime habituée,

Qui se rhabille après s'être prostituée!

Bruxelles, janvier 1852.—Quand M. Fernand Gregh, Paris 1905, nous apportera des vers comme ceux qui nous remontaient à la mémoire en ce commencement de juin, je proclamerai qu'il est, comme on nous le fait dire, le Hugo de cette génération.

Plus présent encore le bourdon, et plus retentissant dans les poèmes où il n'est pas nommé, dans les poèmes de rythme, quand c'est le rythme même et le rythme seul qui sonne aujourd'hui le glas, et demain le tocsin; puissantes et singulières inventions de rythmes; maisons de résonances, bâtiments de musiques, monuments de sons, puissantes et singulières bâtisses, constructions qu'il aimait entre toutes; mêmes Châtiments; livre II, II; au peuple:

    Partout pleurs, sanglots, cris funèbres.

    Pourquoi dors-tu dans les ténèbres?

    Je ne veux pas que tu sois mort.

    Pourquoi dors-tu dans les ténèbres?

    Ce n'est pas l'instant où l'on dort.

La pâle Liberté gît sanglante à ta porte.

    Tu le sais, toi mort, elle est morte.

    Voici le chacal sur ton seuil,

    Voici les rats et les belettes,

Pourquoi t'es-tu laissé lier de bandelettes?

    Ils te mordent dans ton cercueil!

    De tous les peuples on prépare

          Le convoi...—

    Lazare! Lazare! Lazare!

          Lève-toi!

Quelle exacte reconstitution de cloches, du bourdon, par le rythme, par la rime, par les assonances et par les consonances, par tout le mouvement, par toute la strophe et par tout le couplet; par l'architecture, par le dessin de ces lignes mêmes que sont les vers. Lui-même le savait bien, lui le premier, le grand poète, l'habile homme. Et quand il réussissait, celui-là, on peut être assuré que lui-même, lui le premier, il n'ignorait rien du comment ni du pourquoi de sa réussite. Passons toutes ces strophes ou tous ces couplets, tous également forts, tous également faits, tous également beaux. Finissons sur le dernier, dont les derniers mots enferment l'aveu:

    Mais il semble qu'on se réveille!

    Est-ce toi que j'ai dans l'oreille,

    Bourdonnement du sombre essaim?

    Dans la ruche frémit l'abeille;

    J'entends sourdre un vague tocsin.

Les Césars, oubliant qu'il est des gémonies,

    S'endorment dans les symphonies,

    Du lac Baltique au mont Etna;

    Les peuples sont dans la nuit noire;

Dormez, rois; le clairon dit aux tyrans: Victoire!

    Et l'orgue leur chante: Hosanna!

    Qui répond à cette fanfare?

          Le beffroi...—

    Lazare! Lazare! Lazare!

          Lève-toi!

Jersey, mai 1853.—Ces derniers vers, ces mots tocsin, fanfare, beffroi, c'est ce que je nomme l'aveu du coupable, un aveu précieux de l'homme de métier; la marque et l'aveu du fabricateur. C'est bien là qu'il en voulait venir, au tocsin, au bourdon. C'est bien là ce qu'il faisait, une fanfare. Là ce qu'il édifiait, des tours et des sonneries de beffroi. Ce sont toujours les tours, et, si l'on veut, le clocher de Notre-Dame. C'est bien cela qu'il nous représentait, qu'il nous donnait à entendre, qu'il nous forçait à écouter, que son rythme nous représentait. Nous n'avions pas besoin de cet aveu explicite pour savoir ce que son rythme nous voulait, et quelle était son image de derrière la tête.

Ensemble, inséparablement, non analysées, parce qu'il était un grand poète, non dessoudées, image visuelle et image auditive. Ensemble images de beffrois d'Hôtels-de-Ville et de tours de cathédrale.

Il savait son métier, celui-là; et rien de son métier ne lui demeurait étranger. Il savait faire un tocsin rien qu'avec des mots, une fanfare, avec des rimes, un bourdon, rien qu'avec des rythmes. Il n'ignorait pas. On a pu lui faire beaucoup de reproches, fondés: on ne lui reprochera pas d'avoir ignoré. Les sons parlés et déclamés, les paroles poétiques lui donnaient autant que les sons chantés et que les paroles instrumentales donnèrent jamais à personne. Il n'ignorait pas l'effet d'immense allongement, de grandeur démesurée, absolue, que donne un alexandrin isolé, lancé dans une strophe de simples vers. Et puisqu'il s'agit d'entendre des bourdons, d'écouter des tocsins, il n'ignorait pas le branle énorme que rend cet alexandrin tout seul sonné dans une batterie de moindres vers. Et il savait, réciproquement il savait l'effet que donne, en fin de strophe, en fin des mêmes strophes, un tout petit vers expirant; et le redoublement de ce petit vers, le redoublement de cette expiration; et la succession immédiate de ce petit vers à des vers majeurs, ou à un vers majeur.

Il avait raison de savoir son métier. Tant d'autres ne le savent pas, qui n'ont point son génie. Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,

et demain le tocsin,

quand de tels vers, si impérieux, si commandeurs, si puissants, remontent à la surface, envahissent la mémoire, le chemin est tout fait pour qu'ils remontent jusqu'aux lèvres; il faut donc obéir à la poussée intérieure, militaire mécanique, de la mémoire; il faut réciter ces vers qui montent, ces couplets qui viennent, ces strophes qui reviennent, tout ce Hugo militaire, somptuaire, cérémoniel et triomphal qui remonte.

Bons vers, mauvais vers, platitudes ou abondances, marquetteries et chevilles, au moins il savait dessiner son rythme, celui-là il savait faire ses strophes et construire ses périodes; il savait ses couplets.

Il faut donc réciter ces vers qui vous reviennent, il faut donc s'en aller bras dessus bras dessous, récitant du Hugo, et quand l'un s'arrête, l'autre, qui sait plus outre, étant bibliothécaire et ainsi conservateur de poèmes, l'autre continue. Et c'est le même poète en deux mémoires, en deux amitiés, en deux mémoires amies.

Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame, et demain le tocsin.

C'est ce même bourdon qui aujourd'hui sonne aux oreilles de ce même peuple pour la venue de ce roi. Aujourd'hui bourdon de joie, d'amusement et de fête. Demain, bourdon de quoi? Bourdon qui rend le même son aux oreilles successives, pour quel glas sonnera-t-il jamais. Sonnera-t-il, jamais plus, quelque tocsin.

Quel tocsin de guerre civile ou de guerre étrangère; quel tocsin de guerre sociale ou religieuse; comme aux temps anciens; quel tocsin de guerre plus que civile; quel tocsin d'invasion; sonnera-t-il jamais le glas de tout ce peuple?

Quel tocsin d'émeute et de soulèvement social; quel tocsin de levée en masse et de soulèvement national?

Pair du royaume. Pair de France. Vieux malin. Comme ce peuple, dans ce peuple, dont il est en ce sens un représentant des plus éminent, il truque, il ruse avec la guerre. Quand vieux il voit que décidément c'est le pacifisme qui réussira, au moins officiellement et dans les déclarations verbales, quand il voit que c'est le pacifisme qui fera les gloires et les universelles popularités, les internationales circulations, quand il voit que dans la guerre de la paix et de la guerre en définitive c'est la paix qui, formellement au moins et officiellement, a fait à la guerre une guerre victorieuse, quand la victoire de la paix est assurée officiellement, il n'hésite plus: il se fait le roi, il devient le dieu du pacifisme; au moins dans les congrès, dans les cérémonies, dans les discours, dans tout ce que l'on peut nommer les origines et les commencements de nos modernes et de nos contemporains meetings; il assoit, il consolide ainsi cette formidable popularité où il mourut, cette gloire indiscutée où il triompha, il prépare cette apothéose inouïe où il se survécut plusieurs semaines. Les militaires en firent les frais. Ce sont des braves gens, tout de même, ces militaires, et bien utiles pour ces sortes de cérémonies. Les militaires, qui lui firent de si belles funérailles, par ordre, il est vrai, mais enfin il fallait qu'il y en eût pour qu'on leur donnât cet ordre, pour que le gouvernement de la République les fît marcher,—et d'ailleurs, ils ne demandaient pas mieux que de marcher, parce qu'ils ne demandent qu'à faire des parades,—les cuirassiers, qui l'avaient veillé si théâtralement sous ce même Arc-de-Triomphe, avec des torches, lui servaient à deux fins. Comme simples militaires, comme soldats, commandés de service, en grande tenue de service, ils servaient à lui faire, pour ses enterrements, des parades militaires comme on n'en avait jamais vu dans aucun pays monarchique; et au contraire, comme têtes de Turcs, ils ne lui avaient pas moins servi, lui ayant servi à se tailler une de ces popularités comme les seuls pacifistes peuvent en espérer une, à présent que la guerre, qui était l'industrie nationale de la Prusse, est devenue l'industrie nationale de presque tous les peuples.

Admirable utilisation double de la guerre par un pacifiste. J'entends par un pacifiste professionnel, et comme tel glorieux. Ces mêmes canons, qui font tant de bruit quand ils roulent sur le pavé de nos rues, ces mêmes batteries, ces mêmes régiments, ces mêmes chevaux, qui directement lui servaient à lui faire des cortèges, à lui organiser de somptueux défilés, contrairement, comme les objets de ses malédictions éloquentes, lui avaient déjà servi un nombre incalculable de fois.

D'une part ils avaient servi à lui faire des antithèses; de l'autre part ils servaient à lui faire des défilés.

Et tous ces objets de malédiction lui avaient surtout servi à faire de beaux vers. Vieux malin, roué comme le peuple, dans le peuple, et double comme lui, comme ce peuple qu'il représentait si éminemment, quand il voulait faire de mauvais poèmes ou quand il ne voulait pas faire de poèmes du tout, il prenait le soin de les faire pacifistes; et quand au contraire il voulait faire de beaux poèmes, le malin, comme par hasard il courait en redemander à ses amis ennemis messieurs les militaires.

On peut prendre absolument au hasard. Les mêmes Châtiments, livre VI, la stabilité est assurée, I, Napoléon III. Et au hasard parmi les vers:

C'est pour toi qu'on a fait toute cette Iliade!

C'est pour toi qu'on livra ces combats inouïs!

C'est pour toi que Murat, aux Russes éblouis,

Terrible, apparaissait, cravachant leur armée!

C'est pour toi qu'à travers la flamme et la fumée

Les grenadiers pensifs s'avançaient à pas lents!

Nous n'avons ici qu'une ébauche, ou, si l'on veut, une première leçon. Et encore, même poème, un peu plus loin; toujours au hasard:

C'est pour monsieur Fialin et pour monsieur Mocquart,

Que Lannes d'un boulet eut la cuisse coupée,

Que le front des soldats, entr'ouvert par l'épée,

Saigna sous le shako, le casque et le colback,

Que Lasalle à Wagram, Duroc à Reichenbach,

Expirèrent frappés au milieu de leur route,

Que Caulaincourt tomba dans la grande redoute,

Et que la vieille garde est morte à Waterloo!

Ici encore nous n'avons qu'une première leçon; et déjà l'on ne peut pas dire que ces vers soient précisément des vers pacifiques; encore moins sont-ils des vers pacifistes. Mais la leçon définitive:

                            L'homme inquiet

Sentit que la bataille entre ses mains pliait.

Derrière un mamelon la garde était massée,

La garde, espoir suprême et suprême pensée!

—Allons! faites donner la garde, cria-t-il,—

Et lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,

Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,

Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,

Portant le noir colback ou le casque poli,

Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,

Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête,

Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.

Leur bouche, d'un seul cri, dit: vive l'empereur!

Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,

Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,

La garde impériale entra dans la fournaise.

Je le demande, ces inoubliables vers, ces vers militaires, culmination de la guerre et de la gloire, ces vers qui sont réussis, est-ce là des vers pacifistes?

Hélas! Napoléon, sur sa garde penché,

Regardait; et, sitôt qu'ils avaient débouché

Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,

Voyait, l'un après l'autre, en cet horrible gouffre,

Fondre ces régiments de granit et d'acier,

Comme fond une cire au souffle d'un brasier.

 

Ils allaient, l'arme au bras, front haut, graves, stoïques,

Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques!

Le reste de l'armée hésitait sur leurs corps

Et regardait mourir la garde.—C'est alors...

 

O Waterloo! je pleure et je m'arrête, hélas!

Car ces derniers soldats de la dernière guerre

Furent grands; ils avaient vaincu toute la terre,

Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,

Et leur âme chantait dans les clairons d'airain!

Ces vers sont tellement faits, s'impriment dans la mémoire si souverainement, qu'ensuite ils se représentent tous ensemble, sur un seul et vaste plan de représentation, et qu'il n'importe plus par quel bout l'on se prend à se redire le poème:

                        En un clin d'œil,

Comme s'envole au vent une paille enflammée,

S'évanouit ce bruit qui fut la grande armée,

Et cette plaine, hélas! où l'on rêve aujourd'hui,

Vit fuir ceux devant qui l'univers avait fui!

Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,

Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,

Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,

Tremble encore d'avoir vu la fuite des géants!

 

Napoléon les vit s'écouler comme un fleuve;

[Singuliers effets d'optique dans nos singulières mémoires: quarante ans sont passés, moins de quarante ans, trente-sept ans et quelques mois, de Waterloo à ces Châtiments, Jersey, 25-30 novembre 1852; et dans nos mémoires, il nous semble qu'il y a un espace énorme, un siècle, entre Waterloo et les Châtiments, et, au contraire, que nous touchons aux Châtiments. Et pourtant il y a plus de cinquante ans, aujourd'hui presque cinquante-trois ans, de ces Châtiments à nous. Les quatre-vingt-dix ans, presque le siècle, qu'il y a entre Waterloo et nous, nous les voyons entre Waterloo et les Châtiments, autant, pour ainsi dire, vraiment autant qu'entre Waterloo et nous; et entre les Châtiments et nous, nous ne voyons rien; cela tient peut-être en partie à l'étonnante longévité de Hugo: nous avons vu sa mort; nous voyons pour ainsi dire sur le même plan, j'entends sur le même plan de date, sur le plan de la date de cette mort, toute son œuvre, au moins depuis le commencement de son duel contre Napoléon III; depuis le commencement de sa représentation républicaine; cela tient peut-être aussi en partie à ce que les Châtiments ont fait ou fortement contribué à faire notre éducation républicaine primaire, et que nous avons une tendance à considérer tout le passé récent sur le plan de la date de notre première enfance, où nous avons commencé à connaître.]

Il n'y a pas un poème de paix réussi dans toute l'œuvre de Victor Hugo; j'entends un poème de paix militaire, sociale, nationale ou internationale; de paix pacifique; et encore moins de paix pacifiste; le seul poème de paix réussi qu'il y ait dans toute l'œuvre de Victor Hugo, mais on peut dire qu'il soit réussi, celui-là, est un poème de paix biblique, patriarcale, nocturne, puisque c'est Booz endormi.

Demander à la guerre, aux militaires, premièrement des cortèges comme ils peuvent seuls en donner, deuxièmement des objets de malédiction comme ils peuvent seuls en fournir, troisièmement et surtout des sujets d'inspiration comme il n'en pouvait pas demander à la paix: il y a là une indéniable, une insupportable duplicité, une particulière triplicité. C'est vraiment les faire servir à trois fins, par trop contradictoires. Ces soldats font l'escorte; ils font la réprobation; et ils font l'inspiration. Vraiment c'est trop, à la fois.

On peut être pour ou contre la guerre, pour ou contre les militaires; Hugo, comme le peuple, dans le peuple, est ensemble et à la fois pour et contre la guerre, pour et contre les militaires; il en tire ainsi une triple utilisation, une utilisation maxima.

C'est exactement ce que fait aussi le peuple, dont Hugo est en ceci, comme à beaucoup d'autres égards, le représentant éminent; comme Hugo, son maître et son Dieu, le peuple, comme Hugo populaire le peuple populaire utilise la guerre et les militaires à trois fins au moins, contradictoires; il demande aux militaires des parades comme ils peuvent seuls en fournir, des revues du 14 Juillet et tous autres apparats, toutes autres démonstrations; il demande à la guerre et aux militaires un exercice de malédiction, de réprobation morale, sentimentale, publique, oratoire, officielle, philanthropique, scientifique, éloquente, savante, socialiste, matérialiste historique, syndicaliste révolutionnaire; troisièmement il demande à la guerre et aux militaires un sujet d'inspiration, un exercice d'imagination quand, remontant dans le passé, quand, interprétant le présent, quand, anticipant l'avenir, il veut se faire croire qu'il n'a point perdu le goût des aventures; quand, enfin, il est las de s'embêter dans des images de paix.

Il y a là, envers la guerre et les soldats, une duplicité insupportable, presque universellement répandue. Elle est si commode. Ces militaires servent d'amusement, de repoussoir, d'inspiration. Par eux on peut se procurer: des fêtes somptueuses; de la bonne renommée en faisant du zèle, de la vertu pacifistes, antimilitaristes; des imaginations censément aventureuses, presque aventurées.

Il y a communément aujourd'hui, dans cette consommation du monde moderne, une duplicité insupportable envers la guerre et les militaires. Il faut être pour ou contre la guerre. Loyalement. Toute situation double est une situation fausse. Toute situation double est une situation déloyale.

Il faut être pour ou contre la guerre, pour ou contre les militaires. Notre collaborateur M. Charles Richet est contre la guerre, contre les militaires. Au moins, avec lui, on sait à quoi s'en tenir.

Notre collaborateur M. Charles Richet est contre. Cela se voit dès le premier mot de son cahier. Aussi n'a-t-il aucune tendresse, aucune faiblesse, aucune affection, secrète, pour les pompes ou pour les grandeurs militaires. Sa situation est parfaitement loyale, étant parfaitement simple. Pour moi, prévoyant que nous aussi nous aurions à parler cette année de la guerre et de la paix, de la patrie et de l'humanité, et de la relation de la patrie à l'humanité, je tenais expressément à ce que la thèse du pacifisme le plus pur fût présentée dans ces cahiers au commencement de cette série; qu'elle en fît pour ainsi dire l'ouverture, ou, pour parler un langage plus noble, étant plus contemporain, l'introduction; sans abuser d'un mot qui a été galvaudé irrémédiablement depuis trente années, je tenais expressément à ce que la thèse du pacifisme intégral fût intégralement aussi la thèse qui apparaîtrait ici au commencement de cette nouvelle année de travail. J'ai donc été particulièrement heureux de trouver, pour présenter ici la thèse du pacifisme pur, un pacifiste pur, pour présenter la thèse du pacifisme intégral, un pacifiste intégral.

Tout autre est la situation du peuple, situation fausse, double, triple, comme la plupart des situations populaires modernes; le peuple veut: s'amuser de l'armée; insulter, injurier l'armée, ce qui est bien encore, si l'on veut, un moyen de s'en amuser; rêver de guerres.

Le peuple veut insulter, injurier l'armée, parce que cela aujourd'hui se porte très bien; cela fait extrêmement bien dans les meetings et toutes autres glorieuses oraisons publiques. Cela est devenu indispensable dans toutes les manifestations et opérations politiques. Autrement, vous n'avez pas l'air assez avancé.

On ne saura jamais tout ce que la peur de ne pas paraître assez avancé aura fait commettre de lâchetés à nos Français.

Il y a une coquetterie populaire, une mondanité du peuple, aussi impérieuse que la mondanité du monde, aussi indiscutée; d'ailleurs faite à l'image et à la ressemblance de la mondanité du monde; pour le moment et pour longtemps, cette mondanité du peuple exige que l'on soit avancé.

Pair du royaume. Pair de France. Vieux malin. Sénateur de la République. Sénateur du département de la Seine. Sénateur de Paris. Le peuple aussi est sénateur de Paris, parce que tout le monde ne peut pas être député.

En même temps le peuple veut rêver de guerres; il se délecte autant que jamais aux narrations des guerres passées; il aime autant que jamais les guerres, pourvu qu'elles soient faites par d'autres, par d'autres peuples; rappelez-vous seulement comme, il y a seulement quelques semaines, le peuple dévorait dans les journaux les récits de la guerre asiatique. Le peuple est beaucoup plus lâche qu'autrefois, pour faire la guerre. Mais il est toujours aussi violent, qu'autrefois. Il aime toujours autant la guerre. Tout ce qu'il demande, c'est que son précieux épiderme reste en dehors du débat. Il demande seulement que ce soient d'autres qui la fassent, qui la lui fassent pour son amusement de chaque jour. Et tout ce qu'il a retenu de la lutte de classe, à lui infatigablement enseignée par les intellectuels du socialisme, c'est que c'était, ou que ce serait une guerre, plus précisément une guerre militaire.

Pour qui veut se représenter les récentes aventures du socialisme réellement, sans illusion, il est évident que tout ce que le peuple a retenu de l'ancienne lutte de la classe intellectuelle, c'est que ce serait une guerre, militaire.

De ce qu'ils n'aiment point, ou de ce qu'ils n'aiment plus, à faire la guerre, de ce qu'ils ne veulent plus faire la guerre, il ne faut point se hâter de conclure qu'ils n'aiment plus la guerre. Ce serait témérité. Ils n'aiment rien tant que la guerre, aujourd'hui autant que jamais, pourvu que ce soient d'autres qui la fassent. Et autrefois, quand on aimait la guerre, on la faisait soi-même.

Il y a là une hypocrisie pacifiste parfaitement insupportable. On maudit la guerre ouvertement, formellement, officiellement, pour se donner du mérite et de la vertu, pour acquérir de la renommée pacifiste, conduisant à de la gloire humanitaire. Et secrètement, sournoisement, disons le mot honteux, clandestinement, on demande à la guerre, aux militaires, premièrement les apparats des pompes extérieures, deuxièmement les jouissances, les excitations des imaginations intérieures. Triple bénéfice. Détournement occulte.

Toute cette hypocrisie pacifiste, si éminemment représentée en Hugo, pour des raisons et pour des causes dont nous n'avons pu qu'indiquer beaucoup trop brièvement quelques-unes, devait culminer sur le nom de Napoléon, que l'on considère, sans doute avec beaucoup de raison, comme le génie même de la guerre moderne, peut-être même comme le génie de la guerre de tous les temps. Rien n'est donc aussi intéressant, rien n'est aussi représentatif, significatif, que l'attitude prise par les peuples modernes, en particulier par le peuple français, envers la mémoire de Napoléon. Nulle mémoire, officiellement, ne fut jamais aussi proscrite, aussi maudite, aussi solennellement, que ne l'a été la mémoire de Napoléon depuis le commencement de la domination pacifiste. Et les Français l'ont maudit plus que personne, par une sorte d'exagération nationale, par une vantardise, et, au fond, un orgueil national, parce qu'il était à nous, on pourrait presque dire par une sorte de coquetterie nationaliste pacifiste. Mais dans le fond des cœurs, et peut-être surtout des imaginations, il recevait des cultes. Admirations occultes, qui aisément devenaient des adorations. Et durant ces cinq longues semaines du mois de juin dernier passé, aujourd'hui nous savons, par des infiltrations ultérieures, qu'un certain nombre de Français se dirent que si enfin le fait imminent devait se faire, il aurait tout de même été plus agréable d'avoir pour général en chef un certain général Napoléon Bonaparte, et d'être commandé par lui, que d'avoir pour général en chef un excellent général de défense républicaine, l'honorable monsieur le général Brugère. Il y a des moments, dans la vie d'un peuple, où l'instinct reprend si impudemment le dessus, que l'on serait capable de préférer un général en chef de défense militaire à un général en chef de défense républicaine.

Toute cette hypocrisie pacifiste populaire, si éminemment représentée en Hugo, et d'ailleurs culminant sur le nom de Napoléon, devait culminer éminemment en la situation personnelle de Hugo envers Napoléon. Et en effet rien n'est, dans cet ordre, aussi éminemment et uniquement représentatif que cette situation. Rien n'est aussi curieux. Rien n'est aussi saisissant. Disons le mot, car le vieil Hugo ne s'embêtait pas tous les jours comme un burgrave, rien n'est aussi amusant. Il n'y a pas un homme au monde, il n'y a jamais eu un homme dans toute l'histoire du monde, qui ait rendu autant de services à Victor Hugo que Napoléon Bonaparte, si ce n'est Napoléon premier, aucun homme, non pas même Dieu, dont pourtant il s'est beaucoup servi, non pas même Hugo même. Admirable, unique fournisseur d'inspirations. Et quand ce ne serait que cette admirable antithèse entre les grandeurs de Napoléon le Grand et les petitesses de Napoléon le Petit.

Relisez avec un peu d'attention critique les Châtiments; c'est-à-dire, les lisant dans le livre ou dans votre mémoire, sur le texte, luttez un peu, si vous le pouvez, contre l'entraînement formidable de l'image et du rythme: et alors, sous la furieuse colère apparente et réelle, sincère, contre Napoléon III et contre le deuxième ou le Second Empire, ainsi que les nomme simultanément l'arithmétique officielle, aisément vous sentirez une plénitude secrète, l'intime satisfaction du fabricant, le contentement du poète, que ce vieux Napoléon premier permît à cet unique Victor Hugo de sortir de tels vers.

Officiellement donc il fallait, comme tout bon populaire, proscrire, exterminer, maudire Napoléon. Mais dans le dedans du poète, on en profitait pour faire des vers comme pas un. En réalité Victor Hugo poète,—et qu'est-ce que Victor Hugo en dehors de Victor Hugo poète,—Victor Hugo poète ne sortit jamais du culte napoléonien. Le véritable Napoléon, c'est le Napoléon où l'on rythme. Et dans les Châtiments même, dans les Châtiments autant et plus que nulle part, on sent courir une veine de contentement intérieur, d'avoir tant et si bien fait servir Napoléon premier.

Ce Napoléon premier qui sans doute en lui-même se vantait de ne jamais servir. Et qui avait passé sa vie à tant se servir des autres.

Non seulement, comme son peuple, naïvement nationaliste et prétentieusement internationaliste, mais plus particulièrement militariste prétentieux et pacifiste également prétentieux: mais cela s'accorde fort bien ensemble.

Non seulement dans les œuvres où c'était pour ainsi dire son métier de s'en servir, dans les œuvres publiques, politiques, sociales, militaires, historiques, polémiques, mais dans les œuvres privées, dans les œuvres où on ne l'attendait pas, dans les œuvres où il n'était pas indiqué,—sous-entendu dans les Contemplations deuxièmes, Aujourd'hui, qui étaient contemporaines des Châtiments,—mais clair entendu dans les Voix intérieures, dans les Rayons et les Ombres. Il est bien de ce peuple si profondément traditionnaliste, non point traditionnaliste par lourdeur et par impuissance de faire de la révolution, mais traditionnaliste au contraire par un certain goût de la tradition même et de la bonne tenue, il est de ce peuple qui aisément reçoit les rois entre deux trains, qui vaincu n'est jamais plat, et surtout qui vainqueur n'est jamais insolent. Il ne quitte pas les monuments figurés de la commémoration de ce peuple. Il ne sort point de l'Arc-de-Triomphe. Il ne descend de la colonne que pour défiler sous le dit Arc-de-Triomphe. Ceci est dans les Chants du Crépuscule; II, à la colonne. Plusieurs pétitionnaires avaient demandé que la Chambre intervînt pour faire transporter les cendres de Napoléon sous la colonne de la place Vendôme.

Après une courte délibération, la Chambre était passée à l'ordre du jour.

(Chambre des députés, séance du 7 octobre 1830)

Je passe les odes et les rythmes lyriques des six premières parties de ce poème. Ici aussi, il faut en venir aux Alexandrins (il est bien dommage que la concurrence des anciens Alexandrins nous interdise d'écrire les alexandrins de Victor Hugo des Alexandrins; ceux des autres, on pourrait impunément continuer à les nommer des alexandrins; mais pour ceux de Hugo, ce n'est pas assez grand; la révérence, l'honneur demanderait que l'on fût autorisé officiellement à les intituler des Alexandrins) VII:

Dors, nous t'irons chercher! ce jour viendra peut-être!

Car nous t'avons pour dieu sans t'avoir eu pour maître!

Car notre œil s'est mouillé de ton destin fatal,

Et, sous les trois couleurs comme sous l'oriflamme,

Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme

      Qui t'arrache à ton piédestal!

 

Oh! va, nous te ferons de belles funérailles!

Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles;

Nous en ombragerons ton cercueil respecté!

Nous y convierons tout, Europe, Afrique, Asie!

Et nous t'amènerons la jeune Poésie

      Chantant la jeune Liberté!

Quelque répugnance que j'aie à souligner des mots dans un texte, comme le font les barbares Allemands, qui de leur affreux espacement typographique finissent par souligner tant de mots dans leurs textes qu'il finit par y avoir plus de mots soulignés que de mots non soulignés, ce qui attire naturellement l'attention sur les mots non soulignés, ce qui ne serait très spirituel que si c'était fait exprès, je n'ai pu m'empêcher de souligner ce vers que je ne lui ai pas fait dire:

Oh! va, nous te ferons de belles funérailles!

Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles;

9 octobre 1830.—Si l'on se voulait reporter aux poèmes de légende et d'histoire, aux poèmes de guerre et de paix proprement dits, aux poèmes polémiques, aux poèmes professionnels de la guerre et de la paix, je triompherais trop aisément moi-même; Eviradnus, le petit roi de Galice, qui sont réussis, tant d'autres, sont-ce là des poèmes de paix? Mais laissons la Légende des Siècles; dans cette nuée d'anciens poèmes, privés, plus ou moins intimes, ignorés aujourd'hui, oubliés, perdus, quelques-uns à tort, il n'y a qu'à feuilleter son œuvre; les Rayons et les Ombres; IV; regard jeté dans une mansarde; I; II; III:

L'angle de la cellule abrite un lit paisible.

Sur la table est ce livre où Dieu se fait visible,

La légende des saints, seul et vrai panthéon.

Et dans un coin obscur, près de la cheminée,

Entre la bonne Vierge et le buis de l'année,

Quatre épingles au mur fixent Napoléon.

 

Cet aigle en cette cage!—et pourquoi non? dans l'ombre

De cette chambre étroite et calme, où rien n'est sombre,

Où dort la belle enfant, douce comme son lis,

Où tant de paix, de grâce et de joie est versée,

Je ne hais pas d'entendre au fond de ma pensée

Le bruit des lourds canons roulant vers Austerlitz.

 

Et près de l'empereur devant qui tout s'incline,

—O légitime orgueil de la pauvre orpheline!—

Brille une croix d'honneur, signe humble et triomphant,

Croix d'un soldat tombé comme tout héros tombe,

Et qui, père endormi, fait du fond de sa tombe

Veiller un peu de gloire auprès de son enfant.

IV

Croix de Napoléon! joyau guerrier! pensée!

Couronne de laurier de rayons traversée!

Quand il menait ses preux aux combats acharnés,

Il la laissait, afin de conquérir la terre,

Pendre sur tous les fronts durant toute la guerre,

Puis, la grande œuvre faite, il leur disait: Venez!

 

Puis il donnait sa croix à ces hommes stoïques,

Et des larmes coulaient de leurs yeux héroïques,

Muets, ils adoraient leur demi-dieu vainqueur.

On eût dit qu'allumant leur âme avec son âme,

Et touchant leur poitrine avec son doigt de flamme,

Il leur faisait jaillir cette étoile du cœur!

Et encore:

IX

Oh! la croix de ton père est là qui te regarde!

La croix du vieux soldat mort dans la vieille garde

Laisse-toi conseiller par elle, ange tenté,

Laisse-toi conseiller...

[Il s'agit de la défendre de Voltaire;]

Voltaire, le serpent, le doute, l'ironie,

Voltaire est dans un coin de ta chambre bénie

Avec son œil de flamme il t'espionne et rit.

Oh! tremble! ce sophiste a sondé bien des fanges!

Oh! tremble! ce faux sage a perdu bien des anges!

Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux,

Et les brise, et souvent, sous ses griffes cruelles,

Plume à plume j'ai vu tomber ces blanches ailes

Qui font qu'une âme vole et s'enfuit dans les cieux!

 

Il compte de ton sein les battements sans nombre.

Le moindre mouvement de ton esprit dans l'ombre.

S'il penche un peu vers lui, fait resplendir son œil.

Et, comme un loup rôdant, comme un tigre qui guette,

Par moments, de Satan, visible au seul poète,

La tête monstrueuse apparaît à ton seuil!

VIII

Hélas! si ta main chaste ouvrait ce livre infâme,

Tu sentirais soudain Dieu mourir dans ton âme.

Ce soir tu pencherais...

Et caetera. On ne croirait jamais, aujourd'hui, on ne se rappelle plus que Hugo ait jamais pu faire des vers aussi mauvais. Ils sont là, pourtant. Ils sont dans son œuvre, au même titre que le reste. Au même titre que le reste, ils entrèrent dans nos mémoires d'enfants. Ainsi au même titre que le reste ils resteront éternellement dans nos mémoires d'hommes.

Il y a eu le Victor Hugo du sacre.

C'est une des forces de Hugo, peut-être sa force principale, on peut dire que ce fut la force de Hugo que cette impudence tranquille. Plus que cette impudence de sérénité, cette impudeur. Faire de mauvais vers lui était parfaitement égal, pourvu que tous les matins il fît, il eût son compte de vers. Il pensait qu'il valait mieux faire des mauvais vers que de ne pas en faire du tout. Il était comme un grand fleuve. Il pensait qu'avant tout, il faut assurer, entretenir le courant. Il était comme un grand fleuve, qui ne refuse point, qui ne se refuse point de rouler des eaux sales et jaunes, à certains jours, parce qu'avant tout il faut rouler des eaux, et qu'il faut rouler des eaux sales et jaunes, certains jours, pour que viennent, certains autres jours, les eaux lucides, les eaux transparentes, les eaux claires et bleues. Toutes les faiblesses lui paraissaient meilleures que l'odieuse stérilité. Et qui sait d'ailleurs si ces eaux que du rivage nous jugeons jaunâtres, saumâtres, sales, lui-même, le père fleuve, il ne les aimait pas autant.

Et dans ces coulées de faiblesses, quels réveils imprévus. Quel beau vers, soudain, quelle annonce, quelle promesse, quelle anticipation,

Le bruit des lourds canons roulant vers Austerlitz,

ou quel ressouvenir des beaux poèmes à venir; quelle remontée, du futur; ouvrier avant tout, en ce sens, ouvrier de l'écriture en vers, il a eu sa récompense enfin, et cette récompense était littéralement un salaire; ouvrier de tous les matins, on oublie trop aujourd'hui combien de fois il avait essayé, fait les poèmes qu'il a définitivement réussis. La mémoire impérieuse que nous avons gardée de ces poèmes définitifs, et qui s'est imposée, qui s'impose à nous aujourd'hui, qui nous commande aujourd'hui, qui commandera toujours, ont beaucoup effacé, quelquefois totalement, ont violemment chassé de nos mémoires tant d'essais antérieurs. On a aisément reconnu ici les ébauches, les premières exécutions de tant de poèmes demeurés seuls célèbres. Ensuite. On ne saura jamais combien de fois il a fait certains poèmes, avant de les faire, avant que cette fois fût pour la bonne fois. On oubliera toujours par quelles montées il montait quotidiennement, jusqu'au jour, seul aujourd'hui connu, seul commémoré, où enfin cette montée, officiellement, devint une ascension.

Tout au long de cette montée, la pensée de Napoléon le poursuivit; et elle ne le quitta point pendant son ascension même. Pour moi cette présence perpétuelle de Napoléon, manifestée dans les poèmes même où il n'a que faire, est pour moi l'indice d'une incontestable hantise.

Juin 1839—Il y avait déjà une ode à la colonne de la place Vendôme, parva magnis, livre III, ode septième, dans les Odes et Ballades; février 1827:

Prenez garde, étrangers:—nous ne savons que faire!

La paix nous berce en vain dans son oisive sphère,

L'arène de la guerre a pour nous tant d'attrait!

Nous froissons dans nos mains, hélas! inoccupées,

      Des lyres à défaut d'épées!

      Nous chantons comme on combattrait!

Mêmes Odes et Ballades, mon enfance, Voilà que tout cela est passé ... mon enfance n'est plus; elle est morte, pour ainsi dire, quoique je vive encore. Saint Augustin, Confessions. Livre V. Ode neuvième; I; 1823:

J'ai des rêves de guerre en mon âme inquiète;

J'aurais été soldat, si je n'étais poète.

Ne vous étonnez point que j'aime les guerriers!

Souvent, pleurant sur eux, dans ma douleur muette,

J'ai trouvé leur cyprès plus beau que nos lauriers.

 

Enfant, sur un tambour ma crèche fut posée.

Dans un casque pour moi l'eau sainte fut puisée.

Un soldat, m'ombrageant d'un belliqueux faisceau,

De quelque vieux lambeau d'une bannière usée

      Fit les langes de mon berceau.

 

Parmi les chars poudreux, les armes éclatantes,

Une muse des camps m'emporta sous les tentes;

Je dormis sur l'affût des canons meurtriers;

J'aimai les fiers coursiers, aux crinières flottantes,

Et l'éperon froissant les rauques étriers.

 

J'aimai les forts tonnants, aux abords difficiles;

Le glaive nu des chefs guidant les rangs dociles,

La vedette perdue en un bois isolé,

Et les vieux bataillons qui passaient dans les villes,

      Avec un drapeau mutilé.

 

Mon envie admirait et le hussard rapide,

Parant de gerbes d'or sa poitrine intrépide,

Et le panache blanc des agiles lanciers,

Et les dragons, mêlant sur leur casque gépide

Le poil taché du tigre aux crins noirs des coursiers.

 

Et j'accusais mon âge:—«Ah! dans une ombre obscure,

Grandir, vivre! laisser refroidir sans murmure

Tout ce sang jeune et pur, bouillant chez mes pareils,

Qui dans un noir combat, sur l'acier d'une armure,

      Coulerait à flots si vermeils!»

 

Et j'invoquais la guerre, aux scènes effrayantes;

Je voyais, en espoir, dans les plaines bruyantes,

Avec mille rumeurs d'hommes et de chevaux,

Secouant à la fois leurs ailes foudroyantes,

L'un sur l'autre à grands cris fondre deux camps rivaux.

 

J'entendais le son clair des tremblantes cymbales,

Le roulement des chars, le sifflement des balles,

Et, de monceaux de morts semant leurs pas sanglants,

Je voyais se heurter, au loin, par intervalles,

      Les escadrons étincelants!

II

Avec nos camps vainqueurs, dans l'Europe asservie

J'errai, je parcourus la terre avant la vie;

Et, tout enfant encor,...

 

Là, je voyais les feux des haltes militaires

Noircir les murs croulants des villes solitaires;

La tente, de l'église envahissait le seuil;

Les rires des soldats, dans les saints monastères,

Par l'écho répétés, semblaient des cris de deuil.

Quelle peine, hein; quels travaux; quel travail; quels grincements de lime; quelle recherche des mots, qui ne viennent pas, de tous les mots, des épithètes, qui manquent, qui ratent immanquablement. Sacristie et métaphore. Comme tout cela était moisi, pourri de littérature. 1823, il avait vingt-et-un ans. Il a gagné, depuis.

Il n'a pas volé sa gloire, celui-là.

Mais débarbouillons-nous. Tout a une fin. Avant de remonter, parmi ce peuple qui se disperse, avant de remonter par les ponts boulevard Saint-Michel et jusqu'à la rue de la Sorbonne, où le travail négligé nous attend, débarbouillons-nous de tous ces essais, lavons-nous la mémoire de tous ces mauvais vers. Avant de rompre, récitons-nous de ces vers définitifs, définitivement réussis. Prenons-les parmi les poèmes réussis correspondants. Je veux dire correspondant aux poèmes d'essai que nous avons essuyés.

Napoléon le tenait si bien. Il était si hanté de ce nom et de cette image de Napoléon que Napoléon lui sert de calendrier. Et quel calendrier. Pour quelle date. Pour la date la plus importante de l'histoire universelle, qui est la date de la naissance de Victor Hugo: les Feuilles d'automne, I Data fata secutus, devise des Saint-John, [qu'est-ce que c'est que les Saint-John?]

Ce siècle avait deux ans! Rome remplaçait Sparte,

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,

Et du premier consul déjà, par maint endroit,

Le front de l'empereur brisait le masque étroit.

Alors dans Besançon,...

Juin 1830. Et Chants du Crépuscule, V, Napoléon II, I:

Mil huit cent onze!—O temps où des peuples sans nombre

Ce que son œil cherchait dans le passé profond,...

 

Ce n'était pas Madrid, le Kremlin et le Phare,

La diane au matin fredonnant sa fanfare,

Le bivac sommeillant dans les feux étoilés,

Les dragons chevelus, les grenadiers épiques,

Et les rouges lanciers fourmillant dans les piques,

Comme des fleurs de pourpre en l'épaisseur des blés;

Août 1832.—Ce poème réussi, ce poème gai, dans cette strophe, et sous un revêtement de tristesse, sont-ce là des vers pacifiques. Et ce poème où lui-même il a ramassé, dès les Orientales, dès 1828, tout son ensemble de Napoléon; Lui.

En épigraphe:

J'étais géant alors, et haut de cent coudées.

BUONAPARTE

I

Toujours lui! lui partout!—Ou brûlante ou glacée,

Son image sans cesse ébranle ma pensée.

Il verse à mon esprit le souffle créateur.

Je tremble, et dans ma bouche abondent les paroles

Quand son nom gigantesque, entouré d'auréoles,

Se dresse dans mon vers de toute sa hauteur.

 

Là, je le vois, guidant l'obus aux bonds rapides;

Là, massacrant le peuple au nom des régicides;

Là, soldat, aux tribuns arrachant leurs pouvoirs;

Là, consul jeune et fier, amaigri par des veilles

Que des rêves d'empire emplissaient de merveilles,

    Pâle sous ses longs cheveux noirs.

 

Puis, empereur puissant dont la tête s'incline,

Gouvernant un combat du haut de la colline,

Promettant une étoile à ses soldats joyeux,

Faisant signe aux canons qui vomissent les flammes,

De son âme à la guerre armant six cent mille âmes,

Grave et serein, avec un éclair dans les yeux.

 

Puis, pauvre prisonnier, qu'on raille et qu'on tourmente,

Croisant ses bras oisifs sur son sein qui fermente,

En proie aux geôliers vils comme un vil criminel,

Vaincu, chauve, courbant son front noir de nuages,

Promenant sur un roc où passent les orages

    Sa pensée, orage éternel.

 

Qu'il est grand, là surtout! quand, puissance brisée,

Des porte-clefs anglais misérable risée,

Au sacre du malheur il retrempe ses droits,

Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,

Et mourant de l'exil, gêné dans Sainte-Hélène,

Manque d'air dans la cage où l'exposent les rois!

 

Qu'il est grand à cette heure où, prêt à voir Dieu même,

Son œil qui s'éteint roule une larme suprême!

Il évoque à sa mort sa vieille armée en deuil,

Se plaint à ses guerriers d'expirer solitaire,

Et, prenant pour linceul son manteau militaire,

      Du lit de camp passe au cercueil!

II

A Rome, où du sénat hérite le conclave,

A l'Elbe, aux monts blanchis de neige ou noirs de lave,

Au menaçant Kremlin, à l'Alhambra riant,

II est partout!—Au Nil je le retrouve encore.

L'Égypte resplendit des feux de son aurore;

Son astre impérial se lève à l'orient.

 

Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges,

Prodige, il étonna la terre des prodiges.

Les vieux scheiks vénéraient l'émir jeune et prudent;

Le peuple redoutait ses armes inouïes;

Sublime, il apparut aux tribus éblouies

      Comme un Mahomet d'Occident.

 

Leur féerie a déjà réclamé son histoire.

La tente de l'Arabe est pleine de sa gloire.

Tout Bédouin libre était son hardi compagnon;

Les petits enfants, l'œil tourné vers nos rivages,

Sur un tambour français règlent leurs pas sauvages,

Et les ardents chevaux hennissent à son nom.

Il est difficile de vérifier ces renseignements de géographie et d'histoire. Et d'histoire naturelle. Mais il y a là, cette fois, son Napoléon tout entier.

Parfois il vient, porté sur l'ouragan numide,

Prenant pour piédestal la grande pyramide,

Contempler les déserts, sablonneux océans;

Là, son ombre, éveillant le sépulcre sonore,

Comme pour la bataille y ressuscite encore

    Les quarante siècles géants.

 

Il dit: «Debout!» Soudain chaque siècle se lève,

Ceux-ci portant le sceptre et ceux-là ceints du glaive,

Satrapes, pharaons, mages, peuple glacé.

Immobiles, poudreux, muets, sa voix les compte;

Tous semblent, adorant son front qui les surmonte,

Faire à ce roi des temps une cour du passé.

 

Ainsi tout, sous les pas de l'homme ineffaçable,

Tout devient monument; il passe sur le sable;

Mais qu'importe qu'Assur de ses flots soit couvert,

Que l'Aquilon sans cesse y fatigue son aile?

Son pied colossal laisse une trace éternelle

      Sur le front mouvant du désert.

III

Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes.

Éperdu, je ne puis dans ces mondes sublimes

Remuer rien de grand sans toucher à son nom;

Oui, quand tu m'apparais, pour le culte ou le blâme,

Les chants volent pressés sur mes lèvres de flamme,

Napoléon! soleil dont je suis le Memnon!

 

Tu domines notre âge; ange ou démon, qu'importe?

Ton aigle, dans son vol, haletants, nous emporte.

L'œil même qui te fuit te retrouve partout.

Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre;

Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,

      Sur le seuil du siècle est debout.

 

Ainsi quand du Vésuve explorant le domaine,

De Naples à Portici l'étranger se promène,

Lorsqu'il trouble, rêveur, de ses pas importuns,

Ischia, de ses fleurs embaumant l'onde heureuse,

Dont le bruit, comme un chant de sultane amoureuse,

Semble une voix qui vole au milieu des parfums;

 

Qu'il hante de Pæstum l'auguste colonnade,

Qu'il écoute à Pouzzol la vive sérénade

Chantant la tarentelle au pied d'un mur toscan;

Qu'il éveille en passant cette cité momie,

Pompéi, corps gisant d'une ville endormie,

    Saisie un jour par le volcan;

 

Qu'il erre au Pausilippe avec la barque agile

D'où le brun marinier chante Tasse à Virgile;

Toujours, sous l'arbre vert, sur les lits de gazon,

Toujours il voit, du sein des mers et des prairies,

Du haut des caps, du bord des presqu'îles fleuries,

Toujours le noir géant qui fume à l'horizon!

Décembre 1828.—Les Orientales, XL, pour les scientifiques. Et enfin, avant de rentrer dans nos maisons, puisqu'il s'agit d'un Dieu, écoutons la prière. Écoutons la prière du jeune Arabe Hugo. Ce Lui, Orientales XL, succède naturellement à une Orientale XXXIX, et cette Orientale XXXIX n'est autre que Bounaberdi.

Ce Bounaberdi ne vous dit rien. Mais un sociologue avisé découvrirait aisément dans ce mot une altération du mot Bonaparte, surtout si vous l'écrivez Buonaparte et si vous le prononcez Bouonaparté. Un Filolog découvrirait certainement les lois de cette altération. Avant de nous rasseoir pour dépouiller le courrier de ce jour, écoutons la prière à Bounaberdi; grand comme le monde:

Souvent Bounaberdi, sultan des Francs d'Europe,

Que, comme un noir manteau, le semoun enveloppe,

Monte, géant lui-même, au front d'un mont géant,

D'où son regard, errant sur le sable et sur l'onde,

Embrasse d'un coup d'œil les deux moitiés du monde

Gisantes à ses pieds dans l'abîme béant.

 

Il est seul et debout sur son sublime faîte.

A sa droite couché, le désert qui le fête

D'un nuage de poudre importune ses yeux:

A sa gauche la mer, dont jadis il fut l'hôte,

Élève jusqu'ici sa voix profonde et haute,

Comme aux pieds de son maître aboie un chien joyeux.

 

Et le vieil Empereur, que tour à tour réveille

Ce nuage à ses yeux, ce bruit à son oreille,

Rêve, et, comme à l'amante on voit songer l'amant,

Croit que c'est une armée, invisible et sans nombre,

Qui fait cette poussière et ce bruit pour son ombre,

Et sous l'horizon gris passe éternellement!

PRIÈRE

Oh! quand tu reviendras rêver sur la montagne,

Bounaberdi! regarde un peu dans la campagne

Ma tente qui blanchit dans les sables grondants;

Car je suis libre et pauvre, un Arabe du Caire,

Et quand j'ai dit: Allah! mon bon cheval de guerre

Vole, et sous sa paupière a deux charbons ardents!

Novembre 1828.—Décidément mon cahier serait un cahier très sage, qui ferait plaisir à tout le monde, même à mes amis, et qui me vaudrait les compliments de mes camarades; un bon cahier de récapitulation; sans aucune idée maîtresse: des faits, rien que des faits; des événements bien égalisés, soigneusement passés au rouleau; énumération; échelonnement; rien de plus; l'idéalisme historique y recevrait une adoration discrète, parce que nous devons révérer les anciens dieux; le matérialisme historique y recevrait un hommage plus marqué, parce que nous devons nous ménager les dieux nouveaux; l'une et l'autre adoration pourtant seraient habilement combinées, dosées, parce que l'on ne sait jamais qui sera le dieu de demain; et ni l'un ni l'autre hommage ne me ferait manquer à la règle sacrée du fait pur; car cet idéalisme et ce matérialisme se ressemblent en ceci au moins qu'ils ne sont nullement des idées, puisqu'ils sont des systèmes.

Sage devenu en ce temps de sagesse, on me pardonnerait beaucoup de nos méfaits passés; les historiens ne me rejetteraient plus; les philosophes ne me rejetteraient plus...

Cette saisie eut lieu un matin; peut-être un lundi; peut-être un mardi matin; en tout cas on eut l'impression que ça faisait un commencement de semaine, et un sérieux commencement de semaine; par un effet de retour en arrière, on eut immédiatement l'impression que le voyage du roi d'Espagne avait lui aussi duré une semaine exactement, qu'il avait fait une semaine, arrêtée, que cette semaine avait été la semaine du roi d'Espagne, qu'elle était finie, qu'il ne s'agissait plus d'en parler, qu'on avait autre chose à faire; cette semaine elle-même avait fini mal; un attentat, le plus stupide et le plus criminel des attentats, rompant la sécurité universelle, avait rompu la joie, ayant rompu le charme; dès avant l'arrivée du souverain, des gens bien informés avaient bien dit que la police était extrêmement inquiète, que l'on savait qu'il y avait un complot qui se préparait; que l'on redoutait un attentat; nul n'en voulait rien croire; d'abord parce que ces pronostics venaient des perpétuels gens bien informés; ensuite parce que ces sinistres renseignements dérangeaient l'idée que l'on s'était faite, l'idée que l'on voulait avoir; un matin, on sut par les journaux que l'attentat s'était produit; ce fut comme un premier assombrissement, et un premier détraquement; une irruption de réalité rebelle; mais quelqu'un troubla la fête; on eut l'impression que des gens qui n'étaient pas invités entraient dans le cours des événements; les arrangements si bien pris tombaient; non seulement cet attentat était criminel et odieux, mais et surtout il n'était pas de jeu; il rompait une sécurité contractuelle communément consentie; avec lui et par lui revenaient pour tout le monde les communs soucis, les tracas, les embarras, les embêtements de nos vies ordinaires.

Il y a je ne sais quoi de singulièrement féroce dans l'immuabilité des programmes officiels; un soir la mort, qui n'était pas prévue, paraissant elle-même s'inscrit au programme; et tout le monde est officiellement forcé de faire comme si elle ne s'y était pas inscrite; ces deux premières bombes pouvaient en introduire d'autres; on savait qu'il y en avait d'autres on ne savait où; et pourtant il fallait continuer les fêtes, suivre le programme exactement comme si de rien n'était; sous peine d'hésitation, de panique, d'affolement, d'officielle lâcheté; ainsi les deux souverains devaient continuer de faire les deux personnages des fêtes et des cérémonies arrêtées; ils devaient immuablement continuer d'être des personnages populaires et souriants de fêtes nationales et populaires; sous la menace de la mort, car les protections de la police, on l'avait bien vu, ne procurent jamais une sécurité hermétique. Ainsi entendu, le métier de roi devient le plus difficile des métiers, le plus dangereux, et celui qui requiert le plus du courage le plus exact; nul métier peut-être n'exige à ce point que le menacé fasse exactement comme si la menace n'existait pas; ni l'ouvrier dans les métiers dangereux, ni le misérable dans sa misère, ni le marin ni l'officier sur son vaisseau, ni le soldat ni l'officier sous le feu ne sont tenus de faire exactement comme s'il n'y avait aucune menace d'aucun danger; sans avoir peur, ils ont le droit de montrer, ou de laisser voir, qu'ils savent; généralement ils s'appliquent à ne rien laisser voir, ou par un courage naturel ou obtenu en effet ils ne laissent rien voir; mais c'est beaucoup déjà que de ne pas y être tenu; au contraire le roi est tenu de se conduire exactement comme s'il n'y avait jamais rien eu de fait.

Cet odieux, ce criminel attentat n'avait pas seulement assombri la fin de ces fêtes, il n'avait pas seulement révélé un danger permanent, mais, ce qui était plus grave, il avait rompu la trêve; il faut redire le mot, il avait rompu le charme; on eut immédiatement l'impression que cette intervention brusque avait rompu tout un enchantement, que c'était lui, l'attentat, qui était réel, et que c'étaient les fêtes qui étaient imaginaires, feintes, que l'enchaînement de cette année pénible n'avait point été brisé, que la semaine qui allait recommencer ressemblerait aux semaines précédentes de la même vie, qu'il faudrait reprendre le collier, que rien de nouveau n'était venu, que ces promenades n'avaient eu aucun sens, que ces dissipations avaient été vaines, que la vie était toujours la même; cet attentat n'était pas un attentat seulement; c'était la réapparition des ennuis journaliers que l'on avait omis d'inviter.

C'était surtout la réapparition brusque de la réalité même; les joies et les délassements avaient été imaginaires; l'attentat seul était réel, non factice, non bienveillant et bénévole; comme on attendait anxieux, la respiration coupée, que toutes ces fêtes fussent finies, oppressé, que le roi fût parti, nous déchargeant enfin du soin de sa garde et de l'honneur de sa sécurité; comme on attendait qu'il fût parti enfin, et qu'il fût arrivé quelque part qui ne fût point chez nous; qui ne fût point de notre domaine, car aussitôt, immédiatement, tout le monde avait senti que nous avions un domaine, où nous étions responsables; comme on attendait que tout fût éloigné, le roi, la menace, le malheur, le perpétuel embêtement.

Il fallut revenir à Paris afin de recommencer la semaine; une ancienne chanson française, que nul aujourd'hui ne sait plus, qui ferait le désespoir de nos modernes antialcoolistes, elle-même commence par les enseignements suivants:

Commençons la semaine

En buvant du bon vin;

Ces vieux enseignements sont à jamais perdus; nous commençons généralement nos semaines en nous abreuvant d'ennuis, de travail, de présence; et nous les continuons, et nous les finissons comme nous les avons commencées; nous rentrions donc à Paris ce matin de commencement de semaine,—était-ce un lundi, était-ce un mardi, était-ce un autre jour, nul aujourd'hui ne le sait,—mais ce que chacun sait, et ce que nul désormais n'oubliera, c'est le commencement de semaine que fit de lui-même ce jour inoubliable.

Comme tout le monde j'étais rentré à Paris le matin neuf heures; comme tout le monde, c'est-à-dire comme environ huit ou neuf cents personnes, je savais à onze heures et demie que dans l'espace de ces deux heures une période nouvelle avait commencé dans l'histoire de ma propre vie, dans l'histoire de ce pays, et assurément dans l'histoire du monde.

Si ces cahiers n'étaient pas les cahiers, c'est-à-dire s'ils étaient une revue comme toutes les revues, et si je me proposais d'écrire un article comme on en écrit pour toutes les revues, touchant à la fin de ce premier cahier que j'ai pu faire, ce serait ici le commencement de mentir; ayant à parler d'un événement aussi capital, j'emprunterais le langage noble, le grand style, je m'exciterais; mais nous nous sommes précisément institués pour donner, autant que nous le pourrions, des notations exactes, scrupuleuses, patientes.

Nous étions donc venus à Paris débarrassés tout de même un peu des soucis antérieurs; le roi était parti, en bon état; c'était un gros souci de moins; il ne restait plus qu'un monde connu, le monde exploré des soucis quotidiens, le monde ennemi et parent des soucis familiers.

Comment en l'espace d'un matin tout le monde, j'entends tout le monde ainsi dénombré, sut que la France était sous le coup d'une invasion allemande imminente, c'est ce que je veux d'abord noter.

Nous étions arrivés pensant à tout autre chose; on a tant à faire en un commencement de semaine, surtout après une légère interruption; la vie est si chargée; nous ne sommes pas de ces grands génies qui avaient toujours un œil sur le tsar et l'autre sur le mikado; les destins des empires nous intéressent énormément; mais nous sommes tenus de gagner notre pauvre vie; nous travaillons du matin au soir; nous faisons des journées de beaucoup plus de huit heures; nous avons, comme tous les honnêtes gens et les simples citoyens, beaucoup de soucis personnels; on ne peut pas penser toujours aux révolutions de Babylone; il faut vivre honnêtement la vie de tous les jours; elle est grise et tissée de fils communs.

La vie de celui qui ne veut pas dominer est généralement de la toile bise.

Tout le monde, ainsi compté, tout le monde en même temps connut que la menace d'une invasion allemande est présente, qu'elle était là, que l'imminence était réelle.

Ce n'était pas une nouvelle qui se communiquât de bouche en bouche, que l'on se communiquât, latéralement, comme les nouvelles ordinaires; ce que les gens qui se rencontraient se communiquaient, ce n'était pas la nouvelle, ce n'était que la confirmation, pour chacun d'eux, d'une nouvelle venue de l'intérieur; la connaissance de cette réalité se répandait bien de proche en proche; mais elle se répandait de l'un à l'autre comme une contagion de vie intérieure, de connaissance intérieure, de reconnaissance, presque de réminiscence platonicienne, de certitude antérieure, non comme une communication verbale ordinaire; en réalité c'était en lui-même que chacun de nous trouvait, recevait, retrouvait la connaissance totale, immédiate, prête, sourde, immobile et toute faite de la menace qui était présente.

L'élargissement, l'épanouissement de cette connaissance qui gagnait de proche en proche n'était point le disséminement poussiéreux discontinu des nouvelles ordinaires par communications verbales; c'était plutôt une commune reconnaissance intérieure, une connaissance sourde, profonde, un retentissement commun d'un même son; au premier déclenchement, à la première intonation, tout homme entendait en lui, retrouvait, écoutait, comme familière et connue, cette résonance profonde, cette voix qui n'était pas une voix du dehors, cette voix de mémoire engloutie là et comme amoncelée on ne savait depuis quand ni pourquoi.


cahier pour cette reprise

de la Révolution en Russie


COURRIER DE RUSSIE


COURRIER DE RUSSIE

Le courrier que l'on va lire fait, comme tous les courriers des cahiers, dont on a pu lire ci-dessus un énoncé beaucoup trop succinct, un témoignage direct. Comme son titre l'indique, il est et il forme un témoignage direct sur cette précédente reprise de la Révolution en Russie que furent les événements du 22 janvier dernier.

Mon vieux camarade, condisciple et ami et notre collaborateur Étienne Avenard était parti à Saint-Pétersbourg comme correspondant de l'Humanité. Je dois rappeler ici, avant toute considération, cette circonstance, et je ne puis la rappeler sans une certaine mélancolie. La dernière fois que je vis Jaurès, en effet, c'était pendant le mois où justement il préparait la publication de cette même Humanité. Que les temps sont changés! Sitôt que de ce jour... Je ne trahirai aucun secret en rapportant que Jaurès alors venait de loin en loin me voir à l'imprimerie. De Passy à Suresnes, par le bois, la route est belle. Jaurès qui en ce temps-là travaillait beaucoup, beaucoup trop, à ses articles de la Petite République, et surtout à son énorme Histoire socialiste de la Révolution française, Constituante, Législative, Convention, quatre énormes volumes au moins, si j'ai bon souvenir, in quarto, sang-de-bœuf, ne portait pas toujours très bien tant de travail. Qui l'eût porté, à sa place? Il éprouvait le besoin, par excès de travail, lourdeur de tête, afflux sanguin,—il est sanguin,—congestion, aux yeux,—toutes les misères de celui qui lit, qui écrit, et qui corrige des épreuves, il éprouvait le besoin de faire l'après-midi régulièrement une promenade, une marche, un peu solide, à pied. Le Bois est une des beautés monumentales de Paris. Et les routes un peu fermes sont belles sous le pied. De Passy à Suresnes il y a trente-cinq minutes, sans se presser. Jaurès venait de loin en loin me trouver à l'imprimerie. J'y étais presque toujours. Ensemble nous partions par les routes bien courbes et par les droites avenues, soit que je dusse revenir ensuite à l'imprimerie pour y finir ma journée, soit que cette reconduite me fût un chemin de retourner dans Paris.

Les personnes qui m'ont quelquefois reproché de garder pour Jaurès des ménagements excessifs n'ont évidemment point connu le Jaurès que je connaissais pendant ces promenades retentissantes. Nous pouvions nous voir et causer et marcher ensemble honnêtement. Sans aucune compromission d'aucune sorte. Sans faiblesse de l'un ni de l'autre. Il avait été, dans les meilleures conditions du monde, l'un de nos collaborateurs. Et puis enfin, en ce temps-là, il était Jaurès. Et je n'étais point en reste avec lui. A titre de collaborateur, il nous avait fourni de la très bonne copie. A titre de gérant je lui en avais fait des éditions comme il n'en avait jamais eu, comme il n'en a jamais eu depuis, comme il n'en aura jamais d'autres. Au demeurant, par je ne sais quel obscur pressentiment des développements ultérieurs, ou par quelle obscure pénétration des présentes réalités profondes,—par une sage administration de ce commerce oratoire je m'étais toujours scrupuleusement conduit de telle sorte que je ne redusse rien à mon illustre partenaire. Non seulement je ne lui ai jamais demandé un de ces services d'amitié, un de ces bons offices qui lient un honnête homme. Éternellement. Mais j'avais toujours conduit nos relations de librairie, et toutes autres, j'avais toujours administré mes sentiments mêmes de telle sorte que mon compte créditeur débordât toujours mon compte débiteur d'une assez large marge. Il y a, dans la vie, de ces profonds pressentiments.

Comme alors les pressentiments me venaient, anticipant les tristesses ultérieures, ainsi aujourd'hui, et réciproquement, par le ministère de cette collaboration Avenard, les souvenirs m'assaillent, rappelant les illusions publiques à jamais perdues. Qui alors ne se fût attaché à lui? Et qui, d'avance attaché, ne se fût maintenu attaché? Son ancienne et son authentique gloire de l'ancienne affaire Dreyfus, renforçant, doublant sa plus ancienne et sa non moins authentique gloire socialiste, l'entourait encore d'un resplendissement de bonté. C'était le temps où il était de notoriété que Jaurès était bon. D'autres pouvaient lui contester d'autres valeurs, mais tout finissait ainsi toujours: Il est bon. Pour ça, il est bon.—Et ce fut la période aussi, les quatre ans où n'étant pas député, sorti du monde parlementaire, presque de tout le monde politique, il eut vraiment dans ce pays une situation qu'il n'a jamais retrouvée.

Un assez grand nombre de personnes me reprochent d'avoir gardé pour Jaurès une tendresse secrète, qui transparaît même, qui transparaît surtout dans mes sévérités les plus justifiées. C'est qu'elles ne connaissent point un Jaurès que j'ai parfaitement connu, alors, un Jaurès bon marcheur et bon causeur, non pas le Jaurès ruisselant et rouge des meetings enfumés, ni le Jaurès, hélas, rouge et devenu lourdement mondain des salons de défense républicaine; mais un Jaurès de plein air et de bois d'automne, un Jaurès comme il eût été s'il ne lui fût jamais arrivé malheur, et dont le pied sonnait sur le sol dur des routes. Un Jaurès des brumes claires et dorées des commencements de l'automne.

Un Jaurès qui, bien que venu chez nous des versants des Cévennes et remonté des rives de la Garonne, goûtait parfaitement la parfaite beauté des paysages français. Un Jaurès qui admirait et qui savait regarder et voir ces merveilleux arbres de l'Ile-de-France, tout dorés par les automnes de ce temps-là. Un Jaurès qui debout aux grêles parapets de fonte ou de quelque métal du pont de Suresnes, regardant vers Puteaux, admirait, savait admirer en spectateur moderne toute la beauté industrielle de cette partie de la Seine; ou regardant de l'autre côté, planté debout face au fleuve, il regardait, il admirait, il enregistrait, il voyait, comme un Français, le fleuve courbe et noble descendant aux pieds des admirables lignes des coteaux. Il m'expliquait tout cela. Il expliquait toujours tout. Il savait admirablement expliquer, par des raisons discursives, éloquentes, concluantes. Démonstratives. C'est ce qui l'a perdu. Un homme qui est si bien doué pour expliquer tout est mûr pour toutes les capitulations. Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer, au lieu d'agir. Et les lâches sont des gens qui regorgent d'explications.

J'ai connu un Jaurès poétique. Une admiration commune et ancienne, en partie venue de nos études universitaires, nous unissait dans un même culte pour les classiques et pour les grands poètes. Il savait du latin. Il savait du grec. Il savait énormément par cœur. J'ai eu cette bonne fortune,—et cela n'a pas été donné à tout le monde,—j'ai eu cette bonne fortune de marcher aux côtés de Jaurès récitant, déclamant. Combien d'hommes ont connu les poètes par la retentissante voix de Jaurès? Racine et Corneille, Hugo et Vigny, Lamartine et jusqu'à Villon, il savait tout ce que l'on sait. Et il savait énormément de ce que l'on ne sait pas. Tout Phèdre, à ce qu'il me semblait, tout Polyeucte. Et Athalie. Et le Cid. Il eût fait un Mounet admirable, si la fortune adverse ne s'était pas acharnée à faire de lui un politicien. Il était venu au classique peut-être plus par un goût toulousain de l'éloquence romaine. Et je devais y être venu un peu plus peut-être par un goût français de la pureté grecque. Mais en ce temps-là on n'envenimait point ces légers dissentiments. Les esprits étaient à l'unité. On n'y regardait point d'aussi près. Tout Toulousain qu'il fût d'origine, il s'élevait aisément, parfaitement, naturellement, à l'intelligence et au goût de ces poètes parfaits de la vallée de la Loire, et des environs, qui sont la moelle du génie français, du Bellay, l'immortel Ronsard. Il savait les sonnets. Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle. Dieu veuille que ces révélations compromettantes ne lui fassent point trop de tort dans sa circonscription.

Il n'y avait d'accidents que quand se rappelant qu'il avait commencé, normalien, par être un brillant agrégé de philosophie, il entreprenait de faire le philosophe. Alors ces entretiens devenaient désastreux. Un jour j'eus le malheur de lui dire que nous suivions très régulièrement les cours de M. Bergson au Collège de France, au moins le cours du vendredi. J'eus l'imprudence de lui laisser entendre qu'il faut le suivre pour savoir un peu ce qui se passe. Immédiatement, en moins de treize minutes, il m'eut fait tout un discours de la philosophie de Bergson, dont il ne savait pas, et dont il n'eût pas compris, le premier mot. Rien n'y manquait. Mais il avait été le camarade de promotion de M. Bergson dans l'ancienne École Normale, celle qui était supérieure. Cela lui suffisait. Ce fut une des fois qu'il commença de m'inquiéter.

Il était si éloquent que souvent il s'arrêtait, malgré lui, machinalement, pour être éloquent encore davantage; et qu'il marchât ou qu'il fût arrêté, les gens, dans la rue, souvent, s'arrêtaient pour le regarder parler. Tous ne le connaissaient point, bien qu'il fût l'homme le plus célèbre de France et alors dans tout l'éclat de sa gloire. Mais qu'on le connût, ou qu'on ne le connût pas,—et puisque aussi bien nous en sommes au chapitre des confessions,—dans ma sotte vanité de jeune homme, de jeune socialiste, de jeune dreyfusiste, j'étais secrètement flatté d'être publiquement le public, l'homme-public, d'un homme aussi célèbre et d'un aussi grand orateur.

Envoyé de l'Humanité, correspondant de ce journal à Saint-Pétersbourg, Avenard tenait beaucoup à ce qu'il fût dit en tête de ce cahier quel bon souvenir il avait gardé de ses relations professionnelles et généralement de toutes ses relations avec le journal dont il était devenu ainsi le collaborateur occasionnel, et dont j'ajouterai qu'il serait à souhaiter qu'il devînt régulièrement le collaborateur. Que notre collaborateur se rassure. Je le dirai. Je ne le ferai point seulement comme un devoir de ma charge. Mais je le ferai comme accomplissant un voyage de retour vers un passé qui fut heureux. S'il faut dire du bien de Herr et de Jaurès, nul ne le fera mieux que moi. Nul autant que moi n'en a l'habitude et n'en sait la manière. Ce fut mon premier, et longtemps mon seul métier. Ce fut mon métier pendant plusieurs années, pendant toutes les années de mon apprentissage.

En ce temps-là, au temps de Ronsard, et même de Hérédia, Jaurès avait accoutumé de me dire: Vous, Péguy, vous avez un vice. Vous vous représentez, vous avez la manie d'imaginer la vie de tout le monde autrement que les titulaires eux-mêmes n'en disposent. Et d'en disposer à leur place, pour eux.—C'est qu'étant simple citoyen j'ai le recul nécessaire. Situé dans le simple peuple, je vois, comme tout le monde, beaucoup de mouvements que les grands ne voient pas.

La dernière fois, donc, la dernière fois que je vis Jaurès, dans ces conditions, et je ne l'ai jamais revu non plus dans aucunes autres conditions, ce fut précisément pendant les mois qu'il préparait ce journal qui est devenu l'Humanité. Les vieilles gens se rappellent encore tout ce que l'on attendait de ce journal en formation. Le journal de Jaurès! on en avait plein les années à venir. Depuis des années on savait bien, on avait bien dit que Jaurès finirait par faire son journal. Enfin on aurait, on verrait, on allait voir le journal de Jaurès. On attendait. Il ne fallait rien dire. Ce serait un journal comme on n'en avait jamais vu. Le journal de Jaurès, enfin. Ce mot disait tout. Ce mot valait tout. On verrait ce que ce serait que le journal de Jaurès. Les titres couraient.

Ce fut sur ces entrefaites qu'arrivant un jour à l'imprimerie un peu de temps après le déjeuner les imprimeurs me dirent: Vous savez, que Jaurès est venu vous demander. Ils n'étaient pas peu fiers, les imprimeurs, de me faire cette commission, parce que la vénération que les anciens sujets avaient pour le roi de France n'était rien auprès des sentiments que nos modernes citoyens nourrissent pour les grands chefs de leur démocratie.

Il y avait dès lors fort longtemps que je n'avais pas revu Jaurès, depuis qu'il était redevenu député. Sa capitulation devant la démagogie combiste et bientôt sa complicité dans la démagogie combiste avaient achevé de consommer une séparation dont le point d'origine se perdait dans les établissements de nos plus anciennes relations. Pourtant quand les imprimeurs m'eurent ainsi rapporté que Jaurès était venu me demander, je me dis que somme toute j'étais le plus jeune, un tout jeune homme en comparaison de lui, que par conséquent je lui devais le respect, que je devais lui céder le pas, que nos anciennes relations n'avaient jamais rien eu que d'honnête et de hautement honorable, que le souvenir m'en serait toujours précieux, que je pouvais donc, que je devais faire la deuxième démarche. Je me présentai chez lui peut-être le lendemain matin. Il n'est pas une des maisons où je suis allé une fois où je ne puisse honorablement retourner. Peu d'hommes publics pourraient en dire autant.

Je me présentai chez lui. Je croyais qu'il avait quelque chose à me dire. Il n'avait rien. Il était un tout autre homme. Vieilli, changé, on ne sait combien. Cette dernière entrevue fut sinistre. C'est une grande pitié quand deux hommes, qui ont vécu ensemble d'une certaine vie, après une longue et définitive interruption d'eux-mêmes se remettent ou par les événements sont remis dans les conditions extérieures de cette ancienne vie. Nulle conjoncture, autant que ce rapprochement, n'imprime en creux dans le cœur la trace poussiéreuse et creuse de la vanité des destinées manquées. Il sortit. Je l'accompagnai pourtant. Nous allâmes à pied. Il mit des lettres à la poste, ou des télégrammes. Nous allâmes, nous allâmes, par ces froides avenues du seizième arrondissement. Arrivés à la statue de La Fayette, ou à peu près, il arrêta une voiture, pour faire une course. Au moment de le quitter, je sentis bien que ce serait pour la dernière fois. Un mouvement profond, presque un remords, fit que je ne pouvais pas le quitter ainsi. Au moment de lui serrer la main pour cette dernière fois, revenant sur ce qui était ma pensée depuis la veille, et depuis le commencement de ma visite, je lui dis: Je croyais que vous étiez venu me voir hier à l'imprimerie pour me parler de votre journal.—Un peu précipitamment: non.—Quelques instants auparavant il m'avait dit d'un ton épuisé: Je fais des courses, des démarches.—Il était et paraissait fatigué.—Les gens ne marchent pas. Les gens sont fatigués.—Les gens ne valent pas cher. Il était lassé, voûté, ravagé. Je n'ai jamais rien vu ni personne d'aussi triste, d'aussi désolant, d'aussi désolé, que cet optimiste professionnel.

Avait-il dès lors, et depuis quelque temps, par ces démarches mêmes, un pressentiment de la vie atroce où il allait entrer. Ce jour, ce temps avait dans sa vie une importance capitale. Pour la dernière fois il quittait la vie libre, la vie honnête, la vie de plein air du simple citoyen; pour la dernière fois, et irrévocablement, il allait plonger, faire le plongeon dans la politique. Il était frappé d'une grande tristesse. Il assistait à sa propre déchéance. Et comme il est naturellement éloquent, dans son cœur il se plaignait fort éloquemment. Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes. Je lui dis: Écoutez. Vous savez bien que je ne vous demande pas d'entrer dans votre journal. Ma vie appartient tout entière aux cahiers. Mais j'ai autour de moi, ou enfin il y a aux cahiers un certain nombre de jeunes gens que vous pourriez faire entrer. Ils ne sont point célèbres. Ils ne courent point après la gloire. Mais ils sont sérieux. Et ils ont la vertu qui est devenue la plus rare dans les temps modernes: la fidélité. Ce n'est point par la fidélité que brillent ceux qui vous entourent. Et moi, vous savez par quelles crises, par quelles misères les cahiers ont passé depuis cinq ans: pas un de mes collaborateurs ne m'a lâché. Cela vaut encore mieux que tout ce que j'ai publié. C'est sans doute la première fois que ce fait se produit depuis le commencement de la troisième République.

Il était embarrassé. J'insistai: Croyez-vous, par exemple, que si vous débutiez par donner en feuilleton le Coste de Lavergne, cela n'aurait pas un sens? Alors il commença d'élever un peu les bras au ciel d'un air désolé: Vous savez bien ce que c'est. J'avais mon personnel plein avant de commencer. Il est plus facile d'avoir des collaborateurs que de trouver des commanditaires.

Je le savais de reste. Une dernière poignée de mains. Il monta, lourd, écroulé, dans ce fiacre baladeur. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Je n'ai donc jamais pu savoir pourquoi soudain la veille, après un long intervalle et sans crier gare, il était venu me voir à l'imprimerie. Peut-être, au moment de sauter le pas, un regret obscur, et comme un remords sourd. Au moment de quitter à jamais un pays où il avait eu quelque bonheur, et quelque tranquillité de conscience, avant d'entrer dans les marais de la politique, dans les marécages, dans les plaines saumâtres, un dernier regard, une santé dernière, un dernier voyage aux anciens pays de la véritable amitié.

Combien de fois depuis suivant seul ces mêmes routes, printemps, été, automne, hiver, pluie et soleil, boue et poussière, arrosage, ou juste fermeté, combien de fois n'ai-je pas pensé à mon ancien compagnon de voyage; combien de fois n'ai-je pas pensé à Jaurès, non point comme tout le monde peut y penser, mais comme à un ancien compagnon de route, à un ancien compagnon de marche égaré, parti dans de mauvaises routes, égaré dans les fondrières. C'est dans cet esprit que je l'ai suivi de loin, moi-même reperdu dans la foule, refoulé dans le peuple. C'est dans cet esprit que j'ai assisté à cette longue déchéance, que j'ai suivi, de l'une à l'autre continûment, cette série ininterrompue de capitulations et de complicités; capitulation par l'amnistie devant la démagogie réactionnaire nationaliste militariste antisémite antidreyfusiste; presque aussitôt et comme en continuation du même geste capitulation devant la démagogie combiste et complicité dans la démagogie combiste; religion, superstition du bloc, poursuivie dans les excès mêmes où la justice demandait qu'elle ne s'exerçât point; et aujourd'hui tout au contraire, brusquement, rupture de la défense républicaine jusque dans les utilités où elle était légitime; c'est-à-dire ici capitulation devant la vieille démagogie guesdiste et devant la démagogie hervéiste, récente; toujours cette maladie et cette manie de quelque unité, unité socialiste, unité républicaine, et derechef unité socialiste, qui dans sa tête fatiguée successivement se battent; pour ne point parler de cette louche et trouble et incompréhensible campagne contre madame Syveton accusée, campagne poussée à fond, on n'a jamais su pourquoi, la seule campagne que Jaurès ait jamais poussée à fond, odieuse et insensée, ou odieuse et criminelle, ou bien d'avoir été faite, ou de n'avoir pas été continuée.

De cette même distance et dans ce même esprit, d'aussi loin j'ai regardé son journal. Je ne dis pas que je l'ai lu. Un journal plus gris que la Lanterne, aussi bas que son ancienne Petite République, suintant la politique, et toujours quelque unité, suintant toujours, surtout, le commandement de croire, une inlassable et inrebutable autorité de commandement, et cette fourberie particulière par laquelle tout est disposé, composé, ou omis dans un journal pour et de manière que le lecteur soit incliné, conduit, séduit à voir comme le patron veut que l'on voie.

Son personnel, ce personnel dont il était plein avant même que d'avoir commencé ses premières démarches, et dont lui-même il n'était pas si fier, à l'œuvre nous avons vu ce que c'était, son personnel. Pour la partie d'articles et de renseignements, cette horde affamée de petits agrégés normaliens qui ayant découvert le socialisme cinquante-cinq ans après Proudhon et quarante-cinq ans après Marx lui-même se précipitèrent à la défense de la République un peu de temps après qu'ils eurent acquis l'assurance qu'elle ne courait réellement plus aucun danger. Et à leur tête le réjoui Albert Thomas, prince des incompétences. Et avec Thomas le vidame du socialisme toulousain, le célèbre, le joyeux, le faraud, l'enfariné, le bon moralisateur Gabriel Ellen-Prévost, présentement, provisoirement, momentanément professeur au lycée de Cahors, qui n'a point attendu de longues années, celui-là, pour pêcher dans le marécage politique sa candidature aux élections législatives dans la deuxième circonscription de Toulouse. On se doute un peu de ce que sont généralement les élections toulousaines, et la politique toulousaine. On sait ce qu'elles sont particulièrement devenues depuis que les socialistes ont imaginé de faire cause commune avec les réactionnaires à seule fin d'embêter les radicaux de la Dépêche.

[On me pardonnera de ne pas savoir s'il faut écrire Gabriel-Ellen Prévost ou Gabriel Ellen-Prévost. Je ne sais pas où il y a le trait d'union, ou même s'il n'en faut pas deux. Je ne sais pas même s'il faut écrire Prévost ou Prévôt. Les journaux et revues orthographient différemment le nom de ce grand homme. Et je n'ai plus, malheureusement, le temps de remonter aux sources.]

Il y a deux espèces de normaliens et d'agrégés: ceux qui font de l'enseignement, ou de la science, ou un métier équivalent; c'est-à-dire ceux qui de quelque manière font leur classe; nous en sommes; et nous devons les respecter comme on doit respecter tout honnête homme qui cherche à gagner honnêtement sa vie. Mais nous devons mépriser toute cette tourbe, toute cette horde, tous ces jeunes arrivistes, à peine dignes, indignes même du nom même d'ambitieux, qui ne demandent à leurs titres universitaires que le privilège d'entrer les premiers dans la politique, les mains basses.

Jaurès me reprochait de disposer des autres et de la vie des autres. Je n'ai jamais eu l'impression d'une vie manquée, d'une destinée manquée, comme en voyant ce pauvre minable fiacre s'éloigner en boitillant, désormais engagé dans la mauvaise voie, qui était, je pense, la rue Boissière:

Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle,

Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur,

De la chute des rois funeste avant-coureur!

En tête des lettres, le seigneur Léon Blum, baron déclinatoire, prince des déclanchements. Et aujourd'hui la récompense de Jaurès, la voici; aujourd'hui la situation est la suivante, que ce même Léon Blum, constatant le désastre, voyant que le journal a dévoré toutes ses commandites, avec un appétit insatiable, et d'un mouvement si régulier qu'il semblait un mouvement d'horloge, et que nonobstant il ne peut trouver aucuns lecteurs, que sans doute il a baissé ou qu'il baisse, en admettant qu'il soit ou qu'il ait été jamais en situation de baisser, aujourd'hui la situation est la suivante: que Léon Blum le bon apôtre donnerait volontiers onze ans de la vie du patron pour être ailleurs. Il a bien voulu entrer dans l'Humanité pour se faire un nom. A présent que le nom est fait, il voudrait bien sortir, pour utiliser ce nom. Et la situation est aujourd'hui la suivante, que tout le monde à Paris sait, et que tout le monde dit que Léon Blum a depuis de longs mois posé sa candidature à la critique, ou à la chronique littéraire du Temps, qui pourtant n'est point vacante, succession qui n'est pas même ouverte, et qu'il ne dépend heureusement pas de lui de faire ouvrir. De sorte que la situation de Jaurès en dernière analyse est devenue celle-ci: qu'il a mis et qu'il a, aujourd'hui, à la tête de ses services littéraires, s'il y est encore, un homme qui manifeste avec enthousiasme, le seul enthousiasme qu'on lui ait jamais connu, le violent désir qu'il aurait d'être ailleurs, un homme qui fait jouer ses influences, qui fait marcher ses amis, un homme enfin qui au vu et au su de tout Paris donnerait quinze ans et quart de la vie de son patron pour monter de l'Humanité au Temps. Belle situation pour un journal, et point démoralisante.

Ils sont d'ailleurs d'immenses quantités, dans le parti socialiste que l'on nous a fait, qui n'ont jamais vu dans leurs situations socialistes que des marchepieds pour atteindre à des situations bourgeoises, beaucoup plus sérieuses, qui, pour passer dans l'autre camp, n'attendent qu'un moment favorable, qui vendraient toutes les saintes huiles pour être appointés cinq cents francs par mois, qui enfin donneraient cent cinquante-et-un ans de la vie de la cité socialiste pour seulement passer au Figaro.

Voilà des accidents que Jaurès n'eût pas craints s'il n'avait point été chercher ses hommes ailleurs, si lui-même il n'était point parti se balader ailleurs, dans des pays perdus; voilà des accidents qu'il n'eût point eu à redouter, des petits lâchages qu'il n'eût point risqué d'avoir à subir, s'il n'eût point pris des hommes comme Léon Blum, ayant à prendre des hommes comme Tharaud. Comme les deux Tharaud, qui sont la constance même. Quand on pense que Herr pouvait prendre les deux Tharaud, qu'il avait sous la main, puisqu'ils s'étaient résolus à devenir en partie des journalistes. Et quand on pense que l'on s'est amusé à les laisser filer ailleurs. C'était jouer la difficulté. C'était jouer la ruine. C'était jouer la misère et la trahison. Et c'est ainsi que l'on fait les maisons mauvaises.

Voilà un accident, enfin, que ni Herr ni Jaurès n'avaient à redouter avec un homme comme était notre collaborateur Avenard. Et je ne puis pas m'empêcher de noter que l'Humanité a eu deux fois des correspondances qui ont attiré l'attention. Et aux deux fois les auteurs de ces correspondances étaient des hommes qui n'étaient point d'ailleurs, qui étaient de ce pays-ci, qui tenaient à nous de quelque façon. La première de ces deux fois fut, presque aussitôt après la fondation du journal, quelques semaines après, je crois, peut-être moins, le reportage d'un voyage à Rome et en Italie qui était, si mes souvenirs sont exacts, le voyage du président de la République en visite auprès des souverains et du peuple italien. L'auteur de ce reportage très remarqué était déjà un homme sur qui je n'ai assurément aucuns droits à faire valoir, un homme que je ne veux point tirer à nous, un homme qui a pour Jaurès une affection profonde, manifestée ici même dans son histoire de quatre ans, mais un homme enfin dont j'ai sans doute le droit de dire qu'il n'est point étranger, qu'il n'était point étranger à ces anciens groupements de relations dont sont sortis Pages libres et les cahiers, quoiqu'il s'agit de notre collaborateur Daniel Halévy.

De tels hommes font ce que ne savent point faire nos omniscients agrégés, d'incompétence universelle, omniscients sans avoir jamais rien appris, juges de science à compétence étendue. La deuxième correspondance est aujourd'hui celle de notre collaborateur Avenard.

Non seulement je suis heureux de rapporter ici, comme je le dois, dans quelles conditions ce courrier fut exercé, mais quand Avenard, avec une honnêteté, avec une intégrité parfaite, me rapportait certaines paroles de Jaurès et de Herr, je les reconnaissais, ces paroles, je reconnaissais un certain ton, je les réentendais dans ma mémoire, je les y retrouvais, non sans une grande mélancolie. Et je croyais y reconnaître une mélancolie parallèle. Il est certain que ces deux hommes, Herr et Jaurès, ne doivent point considérer sans une grande mélancolie ce qu'ils ont fait de leur puissance et de leur ancienne autorité morale. Ils avaient autour d'eux un peuple de citoyens. Ils ont derrière eux une escouade maigre de petits journalistes candidats subambitieux.—Je ne dois pas oublier, m'écrivait Avenard, je ne dois pas oublier que Jaurès, la veille de mon départ, comme je lui demandais des explications sur ce que j'aurais à faire, m'a dit simplement: «Arriver d'abord—et puis, tâcher de débrouiller ce qui se passait, enfin le rendre de la façon la plus claire et la plus vivante possible.» J'ai eu, continue notre collaborateur, j'ai eu avec le journal d'excellents rapports. J'étais parti pour un mois. La grève éclatant, on m'a envoyé des fonds pour pouvoir y rester le double...

Moi aussi je présenterai donc ce cahier comme un exemple éminent de ce que nous eussions pu faire ensemble, ceux de Jaurès et de Herr, et ceux qui sont devenus ceux des cahiers, si nos voies étaient demeurées unies. Le courrier que l'on va lire ne se compose pas seulement des correspondances qu'Avenard put envoyer à l'Humanité. Mais les correspondances qu'Avenard put envoyer à l'Humanité en forment la bâtisse et le premier texte. Le texte définitif et complet du cahier a été arrêté fin mars et m'a été livré aussitôt. A peine ai-je besoin de dire ici que nous n'y avons pas, depuis cette date, changé une virgule.

Ce texte appellerait des commentaires infinis. Nos abonnés les feront eux-mêmes, en eux-mêmes, dans le secret de leur cœur. Ils seront eux-mêmes saisis par cette opposition saisissante entre les lenteurs et les inaboutissements du mouvement libéral constitutionnel et toute l'abrupte soudaineté du soulèvement populaire. Moi qui lis tant d'épreuves et qui devrais être blasé, la contrariété en forme de choc de ces deux premières parties du cahier, cette contrariété intérieure et réelle, nullement factice, nullement littéraire, cette opposition tragique sortie d'une opposition tragique intérieure de la réalité même m'a saisi comme je l'avais été rarement. Ce mouvement libéral constitutionnel qui continue son petit bonhomme de chemin de mouvement libéral constitutionnel, ignorant tout du volcan souterrain, aussi tranquille, en un sens, et ignorant, que la bureaucratie, peut-être plus, et, en un sens, peut-être aussi bureaucratique. Et tout à coup ce mouvement révolutionnaire, ce soulèvement populaire qui éclate, imprévu, inouï, tout au travers de tout, non attendu, non prévu, non préparé, non organisé, pas même et surtout pas par les partis révolutionnaires professionnels, quel enseignement, quel symbole, quelle réalité.

Voilà, entre autres, ce que Avenard a marqué admirablement. Et l'enquête personnelle qu'il a faite sur place sur les événements du 22 janvier demeurera comme un modèle du genre, du genre historique, entendu sainement.

Mais qu'on aille au texte. Je ne veux point dire ici quelle impression donne, en présence d'aussi graves événements, cette haute et saine sobriété de la narration française, parfaite, sans romantisme, sans littérature. Je ne commenterai pas non plus ces événements mêmes. Quand on demeure à Paris, 8, rue de la Sorbonne, et que l'on est protégé par toute l'épaisseur des vieilles libertés françaises, je plains celui qui, assistant de loin à d'aussi graves événements, à la lecture d'un récit aussi exact et probe se mettrait à jacasser. Quand toute une partie de l'humanité, une partie considérable, s'avance douloureusement dans les voies de la mort et de la liberté, quand toute une énorme révolution tend aux plus douloureux enfantements des libertés les plus indispensables par on ne sait combien de sanglants et d'atroces avortements, guerres de peuples, guerres de races, guerres de classes, guerres civiles et plus que civiles, guerres militaires, massacres et boucheries, incendies et tortures, démagogies sanglantes et crimes insensés, horreurs inimaginables, massacres des Polonais, massacres des Juifs, des massacres près de qui ceux de Kichinef n'auront été qu'un incident sans gravité, massacres des Russes, massacres des intellectuels, massacres des paysans, massacres des ouvriers, massacres des bourgeois, monstruosités de tout ordre et de toute barbarie,—et quand nous, peuples libres, peuples libéraux, peuples de liberté, France, Angleterre, Italie, Amérique même, tenus sous la brutalité de la menace militaire allemande, nous sommes contraints et maintenus dans l'impossibilité de rien faire, absolument rien, de ce qu'eussent fait nos pères antérieurs, il y a au moins une pudeur qui interdit le commentaire. L'honnête homme, lâche nationalement, libre chez lui, nationalement tenu en servitude par un empereur militaire étranger, comprend qu'il n'a provisoirement qu'à lire, se taire et méditer.


Saint-Pétersbourg, 9/22 janvier 1905


LES SUPPLIANTS PARALLÈLES


LES SUPPLIANTS PARALLÈLES

Pétition des ouvriers au tsar, dans le cahier d'Étienne Avenard.—le 22 janvier nouveau style,—cinquième cahier de cette septième série:

Sire! Nous, ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg, nos femmes, nos enfants et nos vieux parents invalides, sommes venus vers toi, Sire, chercher la justice et la protection. Nous sommes tombés dans la misère: on nous opprime, on nous charge d'un travail écrasant, on nous insulte; on ne reconnaît pas en nous des hommes, on nous traite comme des esclaves qui doivent supporter patiemment leur amer et triste sort et se taire!

οί ἱκέται, les suppliants; il y avait déjà dans Sophocle, Œdipe Roi, 14 et suivants:

ΙΕΡΕΥΣ

 

Ἀλλ᾿, ὦ κρατύνων Οἰδίπους χώρας ἐμῇς,

ὁρᾷς μὲν ἡμᾶς ὴλίκοι προσήμεθα

βωμοῖσι τοῖς τοίς·οί μὲν οὐδέπω μακρὰν

πτέσθαι σθένοντες, οί δὲ σὺν γήρᾳ βαρεἴς,

ἰερεὑς ἐγὼ μὲν Ζηνὸς, οἱ δ᾿ επ᾿ ᾐθέων

λεκτοί· τὸ δ᾿ ἄλλο φὔλον ἐξεστεμμένον

ἀγοραῖσι θακεῖ, πρός τε Παλλάδος διπλοίς

ναοίς, ἐπ᾿ Ἰσμηνοῦ τε μαντείᾳ σποὸῷ.

LE PRÊTRE

Oui, (eh bien) ô Œdipe, maître de mon pays, tu nous vois, de quel âge, nous sommes prosternés au pied de tes autels: les uns n'ayant pas encore la force de voler une longue traite, les autres lourds de vieillesse, et moi prêtre de Zeus, et ceux-ci choisis parmi les jeunes gens; et le reste du peuple, ceint de couronnes, est assis dans les places, et au double temple de Pallas, et sur la cendre prophétique de l'Ismènos.

Pétition des ouvriers au tsar, en continuant:

Et nous l'avons supporté. Mais on nous pousse de plus en plus dans l'abîme de la misère, de l'absence du droit, de l'ignorance; le despotisme et l'arbitraire nous écrasent et nous étouffons. Nous sommes à bout de forces, Sire! La limite de la patience est dépassée. Nous sommes arrivés à ce moment terrible, où mieux vaut la mort que la prolongation de souffrances insupportables. Et alors nous avons abandonné le travail et nous avons déclaré à nos patrons que nous ne recommencerons pas à travailler tant qu'ils n'auront pas satisfait nos demandes.

Sophocle, en continuant:

Πόλις γὰρ, ὥσπερ καὐτὸς εἰσορᾷς, ἄγαν

ἤδη σαλεύει, κἀνακουφίσαι κάρα

βυθῶν ἔτ᾿ οὐχ οἵα τε φοινίου σάλου,

φθίνουσα μὲν κάλυξιν ἐγκάρποις χθονὸς,

φθίνουσα δ᾿ άγέλαις βουνόμοις τόκοισί τε

ἀγόνοις γυναικῶν·

Car la cité, comme tu le vois là (et) toi-même, roule à présent d'un violent roulis, désormais incapable de resoulever la tête des fonds de ce roulis rouge de sang, dépérissant par les bourgeons des fruits de la terre, dépérissant par les troupeaux paissants de bœufs et par les enfantements stériles des femmes;

Ce que nous demandons est peu de chose. Nous ne désirions que ce sans quoi la vie n'est pas une vie, mais un bagne et une torture infinie.

           ἐν δ᾿ ό πυρφόρος θεὸς

σκήψας ἐλαύνει, λοιμὸς ἔχθιστος, πόλιν,

ὑφ᾿ οὗ κενοῦται δῶμα Καδμεῑον· μέλασ δ᾿

Ἅιδης στεναγμοῑς καὶ γόοις πλουτίζεται.

et (là-dedans) le dieu porteur de feu, s'étant élancé, pourchasse, peste suprême ennemie, la cité, peste par qui se vide la maison Kadméenne; et le noir Hadès s'enrichit de lamentations et de cris.

Notre première demande était que nos patrons examinent ensemble, avec nous, nos besoins; mais cela même, on nous l'a refusé, on nous a refusé le droit de parler de nos besoins, trouvant que la loi ne nous reconnaît pas ce droit.

Θεοῐσι μέν νυν οὐκ ἰσούμενόν σ᾿ ἐγὼ

οὐδ᾿ οἵδε παῐδες ἑζόμεσθ᾿ ἐφέστιοι,

ἀνδρῶν δὲ πρῶτον ἔν τε συμφοραῖς βίου

κρίνοντες ἔν τε δαιμόνων συναλλαγαῖς·

Non pas égalé aux dieux, (donc), te jugeant, ni moi ni ces enfants que voici, nous sommes assis au pied de tes autels, mais (te jugeant) le premier des hommes et dans les conjonctures de la vie et dans le commerce des divinités;

Illégale, aussi, a été trouvée notre demande de diminuer le nombre des heures de travail jusqu'à huit heures par jour; d'établir le prix de notre travail ensemble, avec nous, et de notre consentement; d'examiner nos malentendus avec l'administration subalterne de nos usines; d'augmenter le salaire des manœuvres et des femmes jusqu'à 1 rouble par jour; de supprimer les travaux supplémentaires; de nous donner des secours médicaux attentifs et sans nous outrager; d'aménager nos ateliers de façon à ce que nous puissions y travailler et non pas trouver notre mort par les terribles courants d'air, les pluies et les neiges. Suivant nos patrons, tout se trouvait illégal: toute notre demande était un crime, et notre désir d'améliorer notre situation,—une insolence, outrageante pour nos patrons.

ὅς γ᾿ἐξέλυσας, ἄστυ Καδμεϊον μολὼν,

σκληρᾶς ἀοιδοῠ δασμὸν ὃν παρείχομεν,

καὶ ταῦθ᾿ ὑφ᾿ ἡμῶν οὐδὲν ἐξειδὼς Πλέον

οὐδ᾿ ἐκδιδαχθεὶς, ἀλλὰ προσθήκῃ θεοῦ

λέγει νομίζει θ᾿ ἡμὶν ὀρθῶσαι βίον·

toi qui (du moins) délias, venant dans la ville de Kadmos, le tribut de la dure chanteresse, que nous fournissions, et cela ne sachant rien de nous de plus, ni n'en ayant été enseigné, mais c'est par une assistance divine que l'on dit et que l'on pense que tu nous dressas notre vie;

Sire! nous sommes ici plus de 300.000, et tous hommes seulement par les apparences, par l'aspect; en réalité, on ne nous reconnaît aucun droit humain, pas même le droit de penser, de nous réunir, d'examiner nos besoins, de prendre des mesures pour améliorer notre situation. Quiconque parmi nous ose élever sa voix pour la défense des intérêts de la classe ouvrière est jeté en prison, envoyé en exil. On punit chez nous, comme un crime, un cœur bon, une âme compatissante. Avoir pitié d'un homme opprimé, torturé, sans droits,—c'est commettre un crime très grave.

νῦν τ᾿, ὦ κράτιστον πᾶσιν Οἰδίπου κάρα,

ἱκετεύομέν σε πάντες οἳδε πρόστροποι

ἀλκήν τιν᾿ εὑρεῖν ἡμὶν, εἴτε του θεῶν

φήμην ἀκούσας εἴτ᾿ ἀπ᾿ ἀνδρὸς οἶσθά του·

et maintenant, ô tête d'Œdipe sur toutes (ou sur tous) la plus puissante, nous te supplions tous, que voici tournés vers toi, de nous trouver une force de secours, soit ayant entendu la voix de quelqu'un des dieux, soit que tu saches de quelque homme;

Sire! cela est-il conforme aux lois divines, par la grâce desquelles tu règnes? Et peut-on vivre sous de telles lois? Ne vaut-il pas mieux mourir, mieux pour nous tous, travailleurs de toute la Russie? Que les capitalistes et les fonctionnaires seuls vivent donc, et qu'ils se réjouissent. Voilà ce qui est devant nous, Sire, et c'est ce qui nous a rassemblés près des murs de ton palais. C'est ici que nous cherchons notre dernier salut. Ne refuse pas la protection à ton peuple; sors-le du tombeau de l'arbitraire, de la misère et de l'ignorance; donne-lui la possibilité de disposer de son propre sort; délivre-le de l'oppression intolérable des fonctionnaires; détruis le mur entre toi et ton peuple,—et qu'il gouverne le pays avec toi. Car tu règnes pour le bonheur du peuple,—et c'est ce bonheur-là que les fonctionnaires nous arrachent des mains: il n'arrive pas jusqu'à nous; nous ne recevons que la souffrance et l'humiliation.

ὡς τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς

ζώσας ὁρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.

car je vois même les conjonctures vivre des hommes d'expérience (ou par les hommes d'expérience) principalement des conseils. Et je vois surtout que je m'embarrasse inextricablement dans ma traduction. Heureux temps de nos études, où dans de telles traductions nous ne nous embarrassions pas moins. Combien de fois, en cinquième, combien de fois, en quatrième, en troisième, combien de fois, en rhétorique même, combien de fois n'avons-nous pas bronché ainsi, combien de fois ne nous sommes-nous pas aheurtés sur un texte, sur deux lignes de grec, sur deux vers de Sophocle. Mais alors il y avait deux cas, et il n'y avait que deux cas, très nettement caractérisés, deux cas distincts, et même contraires, d'embarras inextricables: il y avait les fois où l'on comprenait parfaitement le mot à mot et où l'on ne comprenait pas le français, et au contraire il y avait les cas où l'on comprenait parfaitement le français, mais où l'on ne comprenait pas le mot à mot. Nul homme vivant n'était dupe de ces innocentes formules; nul ne se trompait à ces habituels déplacements; nul, ni nos bons maîtres, ni notre maître affectueux et cordial M. Simore, ni notre maître sévère M. Doret, qui s'écrivait peut-être Doré, ni notre regretté maître M. Paul Glachant; nul, ni surtout nos bons camarades, qui parlaient le même langage conventionnel-indulgent,—le même langage usuel usager, de toutes les langues anciennes celle que nous avions apprise le plus vite, et celle que nous parlions, familièrement, commodément, le mieux: Monsieur, je comprends bien le français, mais je ne peux pas faire le mot-à-mot.—Monsieur, je comprends bien le mot-à-mot, mais je ne peux pas faire le français: Amant alterna Camenae, c'était le chant alterné des anciennes classes de grammaire et des anciennes classes de lettres dans l'enseignement secondaire, et ce chant, beaucoup plus vieux mais moins informe que les célèbres «chants grossiers des Frères Arvales», était doux et bon comme un retour de strophe, ce refrain mutuel fonctionnait comme une complicité.

Tout le monde entendait parfaitement ce que cela voulait dire: que l'on n'y voyait plus rien, que l'on n'y voyait plus clair, que l'on était absolument perdu, comme en forêt, que l'on n'y comprenait absolument plus rien. Depuis je suis allé dans l'ancienne École Normale, et remis aux mains du noble vieillard l'ancien M. Tournier, j'ai appris qu'on donne un tout autre nom, un nom bizarre, aux passages que l'on ne comprend pas, quand on veut précisément signifier qu'on ne les comprend pas: on les nomme alors des passages interpolés. Et il ne s'agit plus que de trouver des leçons. Et quand on ne trouve pas des leçons, on fait des conjectures. On nomme leçons les conjectures qui sont dans les manuscrits, et conjectures les leçons qui ne sont pas dans les manuscrits.

ὠς τοίσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς

ζώσας όρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.

C'est à de tels passages que les traducteurs deviennent sages, vagues, suprêmes, et que les gloires aujourd'hui les mieux consacrées à l'origine se firent prudentes. Le conte de Lisle, Sophocle, II, Oidipous-Roi: car je sais que les sages conseils amènent les événements heureux. Il comprend son français, celui-là, mais je voudrais bien savoir comment il fait son mot-à-mot, et ce qu'il fait de καὶ et de μάλιστα; et de τοίσιν ἐμπείροισι, et du datif, et de toute l'articulation de la phrase, et de tout. Mais allez donc demander son mot-à-mot à Leconte de Lisle.—Monsieur, nous disaient nos anciens maîtres quand nos français devenaient par trop supérieurs, monsieur, montrez-moi donc votre mot-à-mot; monsieur, faites le mot-à-mot. Mais osez donc dire à Leconte de Lisle de faire son mot-à-mot.

ὡς τοῖσιν ἐμπείροισι καὶ τὰς ξυμφορὰς

ζώσας όρῶ μάλιστα τῶν βουλευμάτων.

La traduction de Jules Lacroix, sur laquelle se sont faites les représentations triomphales des Français, se compromet encore moins:

⋆Souvent l'expérience a vaincu le malheur.—

Nous n'en sortirons pas nous-même à moins d'essayer une juxtalinéaire:

ὡςcar
όρῶje vois
καὶmême
τὰς ξυμφορὰςles événements (les issues, les résultats)
τῶν βουλευμάτωνdes conseils
ζώσαςvivre (vivant)
μάλισταle plus, principalement, surtout
τοῖσιν ἐμπείροισιpar les hommes d'expérience (ou) aux hommes d'expérience,

ce qui donnerait en français:

car je vois les événements même, les résultats, des conseils (eventus consiliorum) vivre sur tout par les hommes d'expérience; ou: réussir sur tout aux hommes d'expérience.—Enfin c'est une de ces pensées peu compromettantes qui faisaient une partie de la sagesse du chœur antique.

Envisage sans colère et avec attention nos demandes: elles tendent non pas vers le mal, mais vers le bien, Sire! Ce n'est pas l'arrogance qui parle en nous, c'est la conscience qu'il est nécessaire de sortir d'une situation qui est pour nous intolérable. La Russie est trop grande, ses besoins sont trop variés et importants, pour que les fonctionnaires puissent la gouverner à eux tout seuls. Il faut que le peuple lui-même vienne à son aide: lui seul connaît ses vrais besoins. Ne repousse donc pas son secours, mais accepte-le, ordonne immédiatement la convocation des représentants de la terre russe, de toutes les classes et de tous les ordres. Qu'ils soient tous présents ici, et le capitaliste, et l'ouvrier, et le prêtre, et le docteur, et l'instituteur, et que tous, quels qu'ils soient, élisent leurs représentants; et que chacun soit égal et libre dans son droit d'élection. Et pour cela, ordonne que les élections à l'Assemblée Constituante se fassent sur la base du suffrage universel, secret et égal.

Ἴθ᾿, ὦ βροτῶν ἄριστ᾿, ἀνόρθωσον πόλιν·

ἴθ᾿, εὐλαβήθηθ᾿· ὡς σὲ νῦν μὲν ἥδε γῆ

σωτῆρα κλῄζει τῆς πάρος προθυμίας·

Va, ô le meilleur des mortels, redresse la cité; va, prends garde (prends soin); car à présent cette terre te nomme sauveur pour (à cause de) ton zèle d'avant;

C'est notre demande la plus importante: en elle et sur elle tout repose; c'est le baume principal pour nos plaies, sans lequel elles saigneront toujours et nous pousseront à une mort prochaine. Mais cette mesure, à elle seule, ne peut pas guérir toutes nos plaies. D'autres nous sont nécessaires et nous t'en parlons, Sire, comme à notre père, franchement et ouvertement.

ἀρχῆς δὲ τῆς σῆς μηδαμῶς μεμνώμεθα

στάντες τ᾿ ἐς ὀρθὸν καὶ πεσόντες ὕστερον,

ἀλλ᾿ ἀσφαλείᾳ τήνδ᾿ ἀνόρθωσον πόλιν.

que nous ne nous rappelions en aucune manière ton commandement nous étant levés d'abord en droit pour être ensuite retombés en arrière, mais dans la stabilité redresse cette cité.

Sont nécessaires:

I.—Les mesures contre l'ignorance et l'arbitraire qui règnent parmi le peuple russe.

1º La liberté et l'inviolabilité individuelles, la liberté de parole, de presse, de réunion, de conscience en matière de religion;

2º L'instruction publique universelle et obligatoire aux frais de l'État;

3º La responsabilité des ministres devant le peuple et la légalité garantie dans l'administration;

4º L'égalité de tous devant la loi;

5º La mise en liberté immédiate de tous ceux qui ont souffert pour leurs convictions.

II.—Les mesures contre la misère du peuple.

1º L'abolition des impôts indirects et leur remplacement par l'impôt direct et progressif sur le revenu;

2º L'abolition des annuités de rachat, le crédit à bon marché et le retour graduel de la terre au peuple.

III.—Les mesures contre l'oppression du Travail par le Capital.

1º La protection du travail par la loi;

2º La liberté des sociétés de consommation, de production et des sociétés personnelles;

3º La journée de 8 heures et la réglementation des travaux supplémentaires;

4º La liberté de la lutte du travail contre le capital;

5º La participation des représentants des classes ouvrières à l'élaboration du projet de loi sur l'assurance gouvernementale des ouvriers;

6º Le salaire normal.

Ὄρνιθι γὰρ καὶ τὴν τότ᾿ αἰσίῳ τύχην

παρέσχες ἡμῖν, καὶ τανῦν ἴσος γενοῦ.

Car par un oiseau de bon augure et tu nous as fourni la fortune d'alors, et à présent deviens égal (à toi-même).

Voilà, Sire, les besoins principaux que nous sommes venus te présenter. Ordonne et jure de les faire exécuter, et tu rendras la Russie glorieuse et heureuse, et tu laisseras gravé pour jamais ton nom dans les cœurs de nos petits-fils et de nos arrière-petits-fils. Mais si tu ne l'ordonnes pas, si tu ne réponds pas à nos prières, nous mourrons sur cette place même, devant ton palais.

Ὡς εἴπερ ἄρξεις τῆσδε γῆς, ὥσπερ κρατεῖς,

ξὺν ἀνδράσιν κάλλιον ἢ κενῆς κρατεῖν·

Car si tu commandes (puisque tu commanderas) cette terre, comme tu en es le maître, il est plus beau d'en être le maître avec des hommes que vide;

Nous n'avons plus où aller, et dans quel but? Deux routes seulement s'offrent à nous: l'une vers la liberté et le bonheur, l'autre vers la tombe. Indique-nous celle à suivre, Sire: nous la suivrons sans murmure, que ce soit même la voie de la mort. Que notre vie serve de sacrifice à la Russie agonisante. Ce sacrifice, nous l'accomplissons volontiers et sans regret.

ὡς οὐδέν ἐστιν οὔτε πύργος οὔτε ναῦς

ἔρημος ἀνδρῶν μὴ ξυνοικούντων ἔσω.

car ce n'est rien, ni une tour ni un vaisseau déserté d'hommes qui ne demeurent pas ensemble dedans.

Je n'ai pour ainsi dire pas truqué pour achever en même temps la supplication antique et la supplication moderne; ces deux supplications, la supplication grecque et la supplication moderne, sont parallèles d'un parallélisme si poussé qu'elles ont sensiblement le même nombre de paragraphes. De tels parallélismes ne se peuvent passer sous silence. La différence d'extension qu'elles présentent représente très exactement la proportion, le rapport qu'il doit y avoir entre une supplication réelle et une supplication d'art, particulièrement une supplication dramatique, scénique, notamment une supplication tragique, nommément une supplication de tragédie grecque. Ceci pour dire que la différence que l'on voit entre l'une et l'autre supplications, entre la supplication antique et la supplication moderne, ne vient nullement de ce que l'une est une supplication antique et l'autre une supplication moderne, mais uniquement de ce que l'une est une supplication,—étendue,—de réalité,—étendue,—l'autre une supplication,—ramassée, toute au trait,—de tragédie grecque.

Ce parallélisme singulier, poussé singulièrement, se continue et se rabat, se réplique dans la réponse du roi:

On lit aujourd'hui dans le Messager officiel:

S. M. l'Empereur, ayant daigné recevoir, le mercredi 19 janvier, à Tsarskoïé Sélo, 34 délégués ouvriers des fabriques et usines de Saint-Pétersbourg et de la banlieue, leur a adressé les paroles suivantes:

«Je vous ai mandés afin que vous puissiez entendre personnellement Ma volonté, et la communiquer directement à vos camarades. Les malheureux événements, qui se sont produits dernièrement et qui ont eu des conséquences tristes mais inévitables, ont été causés par le fait que vous vous êtes laissé induire en erreur par des traîtres et des ennemis de notre Patrie, et parce que ces gens vous ont trompés.

De même qu'Œdipe accusera, dans un coup de colère et d'aveuglement, peut-être pas si aveugle que cela, Créon, Tirésias, de manigances politiciennes et de conspiration.

«En vous invitant à venir Me remettre une pétition relative à vos besoins, ils vous incitaient à prendre part à la sédition qui était dirigée contre Moi et Mon gouvernement; ils vous firent quitter votre honnête travail dans un moment où tous les véritables Russes doivent travailler de concert et sans trêve, afin de vaincre notre ennemi extérieur si opiniâtre.

«Les grèves et les réunions séditieuses ne font que pousser la foule désœuvrée à des troubles qui ont toujours forcé et forceront toujours les autorités à recourir à la force armée, ce qui cause nécessairement la mort de victimes innocentes.

«Je sais que la vie de l'ouvrier n'est pas facile. Il y a bien des choses à améliorer et à organiser; mais prenez patience. Vous comprenez vous-mêmes, en toute conscience, qu'il faut être également juste envers vos patrons et prendre en considération les intérêts de Notre industrie.

«Mais c'est un crime que de réunir une foule séditieuse pour Me déclarer vos besoins.

«Dans Ma sollicitude pour les ouvriers, Je veillerai à ce que l'on fasse tout ce qu'il est possible de faire pour améliorer leur condition, et à ce qu'on leur donne les moyens et la possibilité de faire connaître leurs nouveaux besoins, au fur et à mesure que ceux-ci se manifesteront.

«Je crois à l'honneur des ouvriers et à leur dévouement inaltérable envers Moi, et Je leur pardonne leur faute.

«Retournez maintenant à vos paisibles travaux; mettez-vous à l'œuvre, vous et vos camarades, en faisant le signe de la croix. Que Dieu vous soit en aide.»

Il peut sembler à première vue que le parallélisme ici se retourne, se rabat seulement, se contrarie; mais il deΩvient vite évident qu'en réalité il se poursuit, qu'il se continue autant et plus qu'il ne se rabat. Mutations faites, et omises pour un instant les variations circonstantielles, c'est bien une réponse de même sens à des supplications de même sens:

ΟΙΔΙΠΟΛΣ

 

Ὦ παἴδες οἰκτροὶ, γνωτὰ κοὐκ ἅγνωτά μοι

προσήλθεθ᾿ ίμείρσντες. Εὖ γὰρ οῒδ᾿ ὅτι

νοσεῑτε πάντες, καὶ νοσοῠτες, ὠς ἐγὼ

οὐκ ἓστιν ὑμῶν ὄστις ἐξ ἵσου νοσεῑ.

Τὸ μὲν γὰρ ὐμῶν ἅλγος ἐις ἒν᾿ ἔρχεται

μόνον καθ᾿ αὐτὸν, κοὐδέν᾿ ἄλλον, ἠ δ᾿ ἐμἠ

ψυχὴ πόλιν τε κἀμὲ καὶ σ᾿ ὀμοῡ στένει.

Ὥστ᾿ οὐχ ὔπνῳ γ᾿ εὓδοντά μ᾿ ἐζεγείρετε·

ἀλλ᾿ ἴστε πολλὰ μέν με δακρύσαντα δἠ,

πολλὰς δ᾿ ὁδοὺς ἐλθόντα φροντίδος πλάνοις.

Ἣν δ᾿ εὖ σκσπῶν εὕρισκον ἵασιν μόνην,

ταύτην ἔπραξα· παῖδα γὰρ Μενοικέως

Κρέοντ᾿, ἐμαυτοῦ γαμβρὸν, ἐς τὰ Πυθικὰ

ἔπεμψα Φοίβου δώμαθ᾿, ὡς πύθοιθ᾿ ὅ τι

δρῶν ἢ τί φωνῶν τήνδε ῥυσοίμην πόλιν.

Καί μ᾿ ἦμαρ ἤδη ξυμμετρούμενον χρόνῳ

λυπεῖ τί πράσσει· τοῦ γὰρ εἰκότος πέρα

ἄπεστι πλείω τοῦ καθήκοντος χρόνου.

Ὅταν δ᾿ ἵκηται, τηνικαῦτ᾿ ἐγὼ κακὸς

μὴ δρῶν ἂν εἴην πάνθ᾿ ὅσ᾿ ἂν δηλοῖ θεός.

Œdipe

O enfants lamentables, désirant des choses connues et non inconnues, vous êtes venus à moi. Car je sais bien que vous êtes tous malades, et étant malades, comme moi il n'y a pas un de vous qui soit malade également. Car votre douleur à vous va vers un seul un en ce qui le concerne lui-même, et nulle personne autre, mais mon âme gémit sur la cité, et sur moi, et sur toi ensemble.

Mon âme gémit, mon âme pleure sur la cité, et sur moi, et sur toi ensemble: nous avons ici toute parfaite et dans toute sa pureté la formule même des lamentations antiques. Il ne se sépare point de la cité, ni de son interlocuteur. Le supplié antique, lui-même suppliant, supplié des hommes, suppliant aux dieux, ne se sépare point du suppliant inférieur. Le supplié antique, lui-même suppliant du deuxième degré, ne se sépare point du suppliant du premier degré. La supplication englobe l'un et l'autre, et nul citoyen, fût-il prêtre, fût-il roi, ne se sépare de la cité, comme nul suppliant ne se sépare de la commune supplication civique. La formule de la supplication chrétienne, et plus généralement de la lamentation chrétienne, et originairement de la lamentation messianique, sera donnée, parfaite aussi et dans toute sa pureté, comme dans toute sa plénitude, dans le Misereor super turbam. Je pleure, j'ai pitié sur la foule. Misereor super turbam: quia ecce jam triduo sustinent me, nec habent quod manducent. Marc, VIII, 2. J'ai pitié sur la foule: parce que voilà déjà trois jours qu'ils me soutiennent, et ils n'ont pas de quoi manger. Et les lamentations des Anciennes et de la Nouvelle Écritures, sur la ruine de Jérusalem, si merveilleusement reprises dans les chœurs et dans les récitations d'Athalie, les lamentations sur Jérusalem vidée.

De sorte que vous ne m'éveillez pas dormant dans le sommeil; mais sachez que j'ai versé beaucoup de larmes, et que j'ai enfilé beaucoup de routes dans les errements de la souciance. Mais le seul remède qu'en bien considérant j'ai trouvé (je trouvais), celui-là, je l'ai fait: car le fils de Ménécée, Kréon, mon beau-frère, je l'ai envoyé...

Ce Créon, son beau-frère, et ceci soit dit sans offenser personne, ce Créon qu'il envoie en ambassade extraordinaire, ce Créon, c'est un grand-duc, tout simplement. C'est le perpétuel grand-duc. C'est le prince du sang. C'est Monsieur, frère du roi. C'est Gaston d'Orléans. Ce Créon, qui succédera, la catastrophe arrivée, c'est la branche cadette toujours prête à succéder, ce sont les perpétuels d'Orléans, les quatre familles successives d'Orléans, c'est Philippe-Égalité, Louis-Philippe, qui succédera, car le dernier finit toujours par succéder.

car le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, je l'ai envoyé vers les demeures Pythiques de Phoibos, afin qu'il demandât et apprît quoi faisant ou quoi disant je sauverais cette cité. Et moi le jour déjà, calculé en comparaison du temps, me peine (me faisant me demander) que fait-il? car au-delà du convenable il est absent plus long (temps) que le temps convenable. Et quand il viendra, à ce moment-là je serais un mauvais, de ne pas faire tout ce que le dieu manifeste.

Suppliants parallèles; mais le τύραννος antique, lui, avait reçu les siens au seuil de son palais:

ΟΙΔΙΠΟΥΣ

 

Ὦ τέκνα, Κάδμον τοῦ πάλαι νέα τροφή,

τίνας ποθ᾿ ἕδρας τάσδε μοι θοάζετε

ἱκτηρίοις κλάδοισιν ἐξεστεμμένοι;

πόλις δ᾿ ὁμοῦ μὲν θυμιαμάτων γέμει,

ὁμοῦ δὲ παιάνων τε καὶ στεναγμάτων·

ἁγὼ δικαιῶν μὴ παρ᾿ ἀγγέλων, τέκνα,

ἄλλων ἀκούειν αὐτὸς ὧδ᾿ ἐλήλυθα,

ὁ πᾶσι κλεινὸς Οἰδίπους καλούμενος.

Ἀλλ᾿, ὦ γεραιὲ, φράζ᾿, ἐπεὶ πρέπων ἔφυς

πρὸ τῶνδε φωνεῖν, τίνι τρόπῳ καθέστατε,

δείσαντες, ἢ στέρξαντες; ὡς θέλοντος ἂν

ἐμοῦ προσαρκεῖν πᾶν· δυσάλγητος γὰρ ἂν

εἴην τοιάνδε μὴ οὐ κατοικτείρων ἕδραν.

Œdipe

O enfants, du Kadmos d'il y a longtemps neuve génération nourrissonne, quels sièges donc d'agitations tumultueuses me tenez-vous, ceux-ci, couronnés de rameaux d'olivier suppliants?

Ainsi dans Sophocle la supplication est tout au commencement, au tout premier commencement, au commencement magnifique, extérieurement et intérieurement somptueux, de la tragédie antique.

et la cité est pleine ensemble de parfums d'encens brûlés et ensemble de péans et de lamentations;

Et les lamentations accompagnent les supplications comme une voix plus profonde encore et comme antérieure; comme une voix parallèle d'un ton plus profond encore, plus grave et comme inférieur.

que jugeant (juste), enfants, de ne pas entendre de messagers, autres, moi-même ici ainsi je suis venu, le célèbre à tous Œdipe appelé. Mais (eh bien) ô vieillard, parle, puisque de naissance il convient que tu parles pour ceux-ci, dis-moi dans quelle attitude vous êtes là, de crainte, ou affectueuse? dans cette pensée que je veux subvenir (suffire) à tout: car je serais dur à la douleur, de n'avoir point en pitié une telle session que celle-ci.

Quand en cinquième, en troisième, et même en rhétorique nous avions suffisamment barboté, quand nous avions fini de nous débattre dans le mot-à-mot et dans le français des phrases démembrées, un usage voulait, une tradition exigeait que l'on fit d'un coup tout le français, que l'on reprît le français d'un bout à l'autre. Il est juste en effet, et l'on peut dire que c'est même une réparation tardive, qu'ayant disloqué ce pauvre texte par un usage et par un abus même de tous les appareils connus, on s'efforce, trop tard, malheureusement, de le rétablir, inégalement, infructueusement, de le ressaisir tout, d'un seul tenant, comme il était. Vaine tentative. Ce qui est brisé, est brisé. Je voudrais bien me conformer à cette ancienne habitude mal fondée. D'ailleurs, et puisqu'il s'agit ici de supplications parallèles, puisque de l'autre part nos abonnés dans le cahier d'Avenard ont eu d'un seul tenant la supplication moderne et la réponse moderne à cette supplication, il est équitable, étant conforme au parallélisme que je me propose de respecter, puisque nous avons commencé par le constater, puisqu'il s'est dès l'abord imposé à nous, il est équitable de donner d'un seul tenant aussi la supplication hellénique et la réponse hellénique à cette supplication. Il ne faut point songer à donner ici cette traduction de Jules Lacroix sur qui se firent les représentations triomphales des Français. Cette traduction, commencée en grandeur, continue vite en faiblesse et se poursuit en contre-sens. Ne disons point qu'elle est presque perpétuellement grotesque, d'abord parce que ce n'est pas vrai, ensuite parce que nous devons éternellement respecter les émotions d'art que nous avons une fois reçues. Quel homme de ma génération, jeune alors, ne se rappelle, comme une initiation sacrée, le scéniquement somptueux commencememt de la tragédie dans sa version française, et Mounet debout au plus haut des marches, à droite, recevant comme un Dieu la supplication de tout un peuple. Ce peuple, vous me le dites, était un peuple de figurants. D'où prenez-vous que dans le monde moderne les figurants de théâtre, par leur situation sociale (ἕδρα), ne soient pas excellemment disposés à devenir les représentants, les images des suppliants de l'antiquité. C'est comme si vous disiez que M. Mounet-Sully n'est pas un roi du monde moderne, et ainsi n'est pas éminemment désigné, par sa situation sociale même, pour devenir une image, un représentant des rois de l'antiquité. Nous avons encore le timbre rocheux et beurré de sa voix sonnant dans nos mémoires:

Enfants, du vieux Cadmus jeune postérité,

Pourquoi vers ce palais vos cris ont-ils monté,...

Il avait un manteau blanc superbe où il se drapait comme un ancien, mieux qu'un ancien, car nous n'avons jamais vu d'ancien se draper, et le moindre de ses gestes est demeuré intact dans la mémoire de nos regards. Mais spectateurs, mes frères, compagnons des hauteurs, poussinets du poulailler, anges du Paradis, jeunes gens d'alors, qui dans la ferveur et la piété des représentations de ce temps allâmes acheter la traduction nouvelle en librairie (traduite littéralement en vers français), vivons pieusement dans la mémoire de nos regards et dans la mémoire de nos cœurs; vivons dans la mémoire de ce que nous avons entendu alors et de ce que nous avons aimé; gardons-nous surtout de jeter les yeux sur ce texte ancien; pas même ancien, suranné: la désillusion serait trop forte, et atteindrait aux profondeurs d'une démolition. Dès les deux vers suivants le texte français faiblit:

Et pourquoi ces rameaux suppliants, ces guirlandes?

Toute la ville est pleine et d'encens et d'offrandes,

Le reste ne vaut pas l'honneur d'être cité, ce reste qui nous paraissait aussi tenu, aussi constant, aussi continué qu'un texte de Racine:

Pleine de chants plaintifs, de sanglots et de pleurs!—

Et s'il était besoin de se convaincre une fois de plus que l'art du théâtre n'a sans doute rien de commun avec l'art de l'écriture, et en tout cas n'a aucunement besoin de l'art de l'écriture, il suffirait de confronter la grandeur unique et réelle et réellement souveraine de ces représentations avec la pauvreté, avec la faiblesse, avec l'inanité du texte que formaient assemblées les paroles mêmes qui étaient si grandes au cœur des représentations.

Laissons ce texte vieillot. Cherchons un texte ancien. Serons-nous plus heureux avec Leconte de Lisle? Il fut un grand poète, un des plus grands poètes français, un des plus grands poètes modernes. Sa traduction des grands poèmes antiques, généralement considérée comme une préparation à ses propres poèmes antiques, ce qu'elle était, et comme une partie intégrante du travail et de l'œuvre de ces mêmes poèmes antiques, ce qu'elle n'était peut-être pas, n'a point cessé de recevoir la plus grande réputation.

Leconte de Lisle, Sophocle, II, Oidipous-Roi:

OIDIPOUS.

O enfants, race nouvelle de l'antique Kadmos, pourquoi vous tenez-vous ainsi devant moi avec ces rameaux suppliants? Toute la Ville est pleine de l'encens qui brûle et du retentissement des Paians et des lamentations. Je n'ai point pensé que je dusse apprendre ceci par d'autres, ô enfants! Et je suis venu moi-même, moi, Oidipous, célèbre parmi tous les hommes. Allons! parle, vieillard, car il convient que tu parles pour eux. Qu'est-ce? Quelle est votre pensée? Redoutez-vous quelque danger? Désirez-vous être secourus dans une calamité présente? Certes, je vous viendrai en aide. Je serais sans pitié, si je n'étais touché de votre morne attitude.

LE SACRIFICATEUR.

Oidipous, ô toi qui commandes à la terre de ma patrie, tu nous vois tous prosternés devant tes autels: ceux-ci qui ne peuvent encore beaucoup marcher, ces sacrificateurs lourds d'années, et moi-même serviteur de Zeus, et cette élite de nos jeunes hommes. Le reste de la multitude, portant les rameaux suppliants, est assis dans l'Agora, devant les deux temples de Pallas et le foyer fatidique de l'Isménien. En effet, comme tu le vois, la Ville, battue par la tempête, ne peut plus lever sa tête submergée par l'écume sanglante. Les fruits de la terre périssent, encore enfermés dans les bourgeons, les troupeaux de bœufs languissent, et les germes conçus par les femmes ne naissent pas. Brandissant sa torche, la plus odieuse des Déesses, la Peste s'est ruée sur la Ville et a dévasté la demeure de Kadmos. Le noir Hadès s'enrichit de nos gémissements et de nos lamentations. Et voici que ces enfants et moi nous nous sommes rendus à ton seuil, non que tu nous sembles égal aux Dieux, mais parce que, dans les maux qu'amène la vie ou dans ceux qu'infligent les Daimones irrités, tu es pour nous le premier des hommes, toi qui, à ton arrivée dans la ville de Kadmos, nous affranchis du tribut payé à la cruelle Divinatrice, n'étant averti de rien, ni renseigné par nous. En effet, c'est à l'aide d'un Dieu que tu as sauvé notre vie. Tous le pensent et le croient. Or, maintenant, Oidipous, le plus puissant des hommes, nous sommes venus vers toi en suppliants, afin que tu trouves quelque remède pour nous, soit qu'un oracle divin t'instruise, soit qu'un homme te conseille, car je sais que les sages conseils amènent les événements heureux. Allons, ô le meilleur des hommes, remets cette ville en son ancienne gloire, et prends souci de la tienne! Cette terre, se souvenant de ton premier service, te nomme encore son sauveur. Plaise aux Dieux que, songeant aux jours de ta puissance, nous ne disions pas que, relevés par toi, nous sommes tombés de nouveau! Restaure donc et tranquillise cette ville. Déjà, par une heureuse destinée, tu nous as rétablis. Sois aujourd'hui égal à toi-même. Car, si tu commandes encore sur cette terre, mieux vaut qu'elle soit pleine d'hommes que déserte. Une tour ou une nef, en effet, si vaste qu'elle soit, n'est rien, vide d'hommes.

OIDIPOUS.

O lamentables enfants! Je sais, je n'ignore pas ce que vous venez implorer. Je sais de quel mal vous souffrez tous. Mais quelles que soient les douleurs qui vous affligent, elles ne valent pas les miennes; car chacun de vous souffre pour soi, sans éprouver le mal d'autrui, et moi, je gémis à la fois sur la Ville, sur vous et sur moi. Certes, vous ne m'avez point éveillé tandis que je dormais; mais, plutôt, sachez que j'ai beaucoup pleuré et agité dans mon esprit bien des inquiétudes et des pensées; de sorte que le seul remède trouvé en réfléchissant, je l'ai tenté. C'est pourquoi j'ai envoyé à Pythô, aux demeures de Phoibos, le fils de Ménoikeus, Kréôn, mon beau-frère, afin d'apprendre par quelle action ou par quelle parole je puis sauver cette ville. Déjà, comptant les jours depuis son départ, je suis inquiet de ce qu'il fait; car il y a fort longtemps qu'il est absent, et au delà de ce qui est vraisemblable. Quand il sera revenu, que je sois tenu pour un mauvais homme, si je ne fais ce qu'aura prescrit le Dieu!

Copiant cette traduction pour l'envoyer aux imprimeurs, elle m'apporte, elle aussi, une grande déception. Elle est rapide, ce qui serait un bien. Mais elle est lâche. Mais elle est vague. Mais elle est éloignée. Mais elle est supérieure. Et il me semble qu'elle fourmille des contre-sens les plus graves. Ces contre-sens ne seraient rien encore, parce qu'un bon contre-sens, comme le disaient avec un soulagement nos bons maîtres, est une faute parfaitement caractérisée, nettement délimitée. Mais ce qui est beaucoup plus grave que tous les contre-sens, c'est ce flottement continuel, ce relâchement, ce vague, ce sans-gêne avec un texte, ce vêtement trop lâche et nullement drapé, nullement serré, nullement épousé, ce vêtement tout fait, cette confection, mal ajustée, mal juste, appliquée aux figures qui le méritaient le moins, aux formes antiques, c'est-à-dire, de toutes les formes, à celles qui le supportent le moins. Était-ce impatience de génie d'un grand poète? incapable, par son activité, par sa poussée propre, de suivre dans le détail un peu poussé l'œuvre d'un autre, fût-ce d'un autre grand poète, et surtout d'un autre grand poète, d'un aîné, d'un ancien. Mais le génie n'éclate nulle part autant que dans le détail poussé. Était-ce, en même temps, incapacité de travailler longtemps, et longuement, à un travail de cet ordre. Trop grand homme. Trop grand poète. Trop olympien. Pour traduire du grec. Était-ce, inséparablement, en principe impatience de génie en fait se manifestant par une impatience de travail et même par la négligence du travail. Il est évident qu'en de tels exercices l'attention s'émousse rapidement. L'étreinte fatigue, comme en tout art, en toute science, en toute philosophie. La fatigue vient vite. Les yeux se brouillent, et l'esprit. Le temps fait défaut. Le rouleau passe. On ne peut demander à un homme de travailler des jours et des jours comme on travaille un quart d'heure, et des années comme on travaille quelques semaines. La fraîcheur est ce qui vient à manquer la première. La soudaineté. L'instantané. On ne peut demander à un grand homme de travailler comme un écolier, ni à un très grand poète de peiner toute sa vie comme un gueux de quatre semaines. On ne peut pas demander à un moderne cette forme de patience dans le travail, ce consciencieux à la fois éternel et instantané, immédiat et idéal, direct et infini, qui au moyen-âge résidait aux cœurs des humbles de tout un monde. Si Leconte de Lisle avait mis tout un mois pour traduire les 77 premiers vers d'Œdipe roi, Œdipe roi tout entier, quinze cent trente vers, je dis 1530, lui demandait vingt mois; Sophocle tout entier, sept tragédies, qui font un sept cinquante, lui demandait cent quarante mois, douze ans. Eschyle, qui fait un sept cinquante, douze ans. L'Iliade, qui fait un sept cinquante, douze ans. L'Odyssée, qui fait un sept cinquante, douze ans. Hésiode, un sept cinquante, douze ans. Nous voici à soixante ans. Il ne lui serait pas resté une heure pour être ce qu'il était, c'est-à-dire Leconte de Lisle, un des plus grands poètes français, un des plus grands poètes modernes.

Et je n'ai compté ni Horace, texte et traduction, ni Euripide, traduction nouvelle, ni Virgile, texte et traduction. Et ici je m'aperçois que sous une forme éminente et dans un cas particulièrement éminent nous rejoignons ici cette ancienne contrariété intérieure des méthodes historiques prétendues scientifiques,—je dis ancienne parce que j'ai déjà pu en signaler l'importance capitale,—premièrement en ce sens que de telles méthodes conduiraient le traducteur, grand poète moderne, à mettre beaucoup plus de temps pour faire la traduction d'une tragédie que le premier poète, antique, étant donné leur fécondité connue, n'en avait mis à faire le texte même; deuxièmement en ce sens qu'elles conduiraient le même poète moderne à mettre beaucoup plus de temps pour faire la traduction d'une tragédie ancienne que pour faire lui-même une tragédie nouvelle.

Je suis donc forcé de me rabattre sur ma pauvre traduction d'écolier. Les personnes qui pour avoir d'un seul tenant la teneur de la supplication antique, et de la réponse, comme elles ont eu dans Avenard d'un seul tenant la teneur de la supplication moderne, et de la réponse, auront le courage de la relire, comme j'ai eu la patience de la recopier d'ensemble, sont priées de la vouloir bien lire comme un maître indulgent lit un devoir appliqué, une copie d'élève, de vouloir bien la lire comme je l'ai faite, comme je la présente, comme un devoir d'écolier assez vieilli, comme un devoir d'écolier en retour:

Œdipe

O enfants, du Kadmos d'il y a longtemps neuve génération nourrissonne, quels sièges donc d'agitations tumultueuses me tenez-vous, ceux-ci,—couronnés de rameaux d'olivier suppliants? Et la cité est pleine ensemble de parfums d'encens brûlés, et ensemble de péans et de lamentations; que jugeant (juste), enfants, de ne pas entendre de messagers, autres, moi-même ici ainsi je suis venu, le célèbre à tous Œdipe appelé. Mais ô vieillard, parle, puisque de naissance il convient que tu parles pour ceux-ci, dis-moi dans quelle attitude vous êtes là, de crainte, ou affectueuse? dans cette pensée que je veux suffire à tout: car je serais dur à la douleur, de n'avoir point en pitié une telle session que celle-ci.

LE PRÊTRE

Oui (eh bien), ô Œdipe, maître de mon pays, tu nous vois, de quel âge, nous sommes prosternés au pied de tes autels: les uns n'ayant pas encore la force de voler une longue traite, les autres lourds de vieillesse, et moi prêtre de Zeus, et ceux-ci choisis parmi les jeunes gens; et le reste du peuple, ceint de couronnes, est assis dans les places, et au double temple de Pallas, et sur la cendre prophétique de l'Ismènos. Car la cité, comme tu le vois là (et) toi-même, roule à présent d'un violent roulis, désormais incapable de resoulever la tête des fonds de ce roulis rouge de sang, dépérissant par les bourgeons des fruits de la terre, dépérissant par les troupeaux paissants de bœufs et par les enfantements stériles des femmes; et (là-dedans) le dieu porteur de feu, s'étant élancé, pourchasse, peste suprême ennemie, la cité, peste par qui se vide la maison Kadméenne; et le noir Hadès s'enrichit de lamentations et de cris. Non pas égalé aux dieux, (donc), te jugeant, ni moi ni ces enfants que voici, nous sommes assis au pied de tes autels, mais (te jugeant) le premier des hommes et dans les conjonctures de la vie et dans le commerce des divinités; toi qui (du moins) délias, venant dans la ville de Kadmos, le tribut de la dure chanteresse, que nous fournissions, et cela ne sachant rien de nous de plus, ni n'en ayant été enseigné, mais c'est par une assistance divine que l'on dit et que l'on pense que tu nous dressas notre vie; et maintenant, ô tête d'Œdipe sur toutes (ou sur tous) la plus puissante, nous te supplions tous, que voici tournés vers toi, de nous trouver une force de secours, soit ayant entendu la voix de quelqu'un des dieux, soit que tu saches de quelque homme; car je vois les événements même des conseils vivre sur tout par les hommes d'expérience. Va, ô le meilleur des mortels, redresse la cité; va, prends garde; car à présent cette terre te nomme sauveur pour ton zèle d'avant; que nous ne nous rappelions en aucune manière ton commandement nous étant levés d'abord en droit pour être ensuite retombés en arrière, mais dans la stabilité redresse cette cité. Car par un oiseau de bon augure et tu nous as fourni la fortune d'alors, et à présent deviens égal. Car si tu commandes cette terre, comme tu en es le maître, il est plus beau d'en être le maître avec des hommes que vide; car ce n'est rien, ni une tour ni un vaissesu déserté d'hommes qui ne demeurent pas ensemble dedans.

Œdipe

O enfants lamentables, désirant des choses connues et non inconnues vous êtes venus à moi. Car je sais bien que vous êtes tous malades, et étant malades, comme moi il n'y a pas un de vous qui soit malade également. Car votre douleur à vous va vers un seul un en ce qui le concerne lui-même, et nulle personne autre, mais mon âme gémit sur la cité, et sur moi, et sur toi ensemble. De sorte que vous ne m'éveillez pas dormant dans le sommeil; mais sachez que j'ai versé beaucoup de larmes, et que j'ai enfilé beaucoup de routes dans les errements de la souciance. Mais le seul remède qu'en bien considérant j'ai trouvé, celui-là, je l'ai fait: car le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, je l'ai envoyé vers les demeures Pythiques de Phoibos, afin qu'il demandât et apprît quoi faisant ou quoi disant je sauverais cette cité. Et moi le jour déjà, calculé en comparaison du temps, me peine que fait-il? car au-delà du convenable il est absent plus long que le temps convenable. Et quand il viendra, à ce moment-là je serais un mauvais, de ne pas faire tout ce que le dieu manifeste.

Relisant ma traduction, je me rends bien compte qu'une telle pauvre traduction, honnête, mais pauvre, justifie abondamment toutes les lâchetés,—j'entends ce mot en un sens presque physique,—tous les relâchements d'un Leconte de Lisle. Et même d'un autre. Il ne faudrait pas lire en effet beaucoup de pages d'un français comme celui-là; on deviendrait fou avant la catastrophe; à plus forte raison le malheureux qui se chargerait de l'écrire. C'est la misère commune de toutes les traductions. Quand elles sont courantes, elles ne serrent point le texte. Et quand elles serrent le texte, ou quand elles s'efforcent de le serrer, elles sont illisibles. Et même étant illisibles elles sont encore défectueuses. Même à cette condition, elles n'obtiennent point le repos. Ma pauvre traduction, qui est grotesque presque d'un bout à l'autre, à force de vouloir serrer le texte: pour qui a le texte sous les yeux elle est encore trop lâche elle-même et ne serre pas encore assez le texte. Une traduction qui veut serrer un texte est longue. Ma traduction me paraît à la lecture beaucoup plus longue, plus lente que celle de Leconte de Lisle. Une traduction qui veut serrer un texte est lente. Elle a des reprises, des retours, des remords. Elle se fait des reproches. Le texte, maître et prétexte et désespoir du traducteur jouet, le texte ennemi de toute traduction. Tant il est vrai que les textes sont littéralement incommunicables, et que nous devons renoncer à cette insoutenable hypothèse, à cet indéfendable postulat des méthodes historiques prétendues scientifiques, modernes: qu'il peut y avoir, qu'il y a des transcriptions, des transpositions, des traductions, des transferts, des communications exactement exactes. Ce qui est vrai, au contraire, ce que la réalité nous enseigne impitoyablement et sans aucune exception, c'est que toute opération de cet ordre, toute opération de déplacement, sans aucune exception, entraîne impitoyablement et irrévocablement une déperdition, une altération, et que cette déperdition, cette altération est toujours considérable.

Pour qui n'a pas le texte sous les yeux, une traduction est toujours trop compliquée. Pour qui a le texte sous les yeux, une traduction est toujours trop lâche.

C'est la commune misère de tout travail humain; le mystérieux balancement: quand on a la fraîcheur, on n'a pas la compétence. Et quand vient un peu la compétence, on s'aperçoit qu'on n'a plus la fraîcheur, qui ne reviendra jamais, que rien ne remplace, qui est le premier des biens.

Quand on pose la question ainsi, d'ailleurs, il est impossible de se soustraire à la constatation de cette vérité élémentaire; mais le jeu des tenants des méthodes historiques prétendues scientifiques, modernes, est de faire semblant de ne pas voir que la question se pose ainsi.

Tout ce que je me suis permis sur Leconte de Lisle a été de me dispenser de ne pas traduire les noms propres, comme il fait. J'ai aussi traduit ἱερεύς par prêtre, ce qui est moins savant, que par sacrificateur.

J'ai traduit Οἰδίπους par Œdipe et non point par Oidipous, comme dans l'Iliade je traduirais Ἀχιλλεύς par Achille et non point par Akhilleus. Et ainsi de suite. Je me demande avec inquiétude si dans Leconte de Lisle cette ostentatoire transcription du nom propre, au lieu d'une ordinaire traduction, ne fait point la pièce essentielle d'un appareil artificieux destiné à donner le change au moderne sur le degré de strict resserrement de la traduction. Autant que personne, mieux que personne il savait à quoi s'en tenir sur sa traduction; mieux que personne il savait combien elle était lâche et flottante. Mieux que personne il savait aussi, mieux que personne ayant le sens de la forme et des formes, combien une traduction vaut par le strict resserrement; par l'ajustement; mieux que personne il savait qu'une traduction ne vaut par aucune qualité comme par le fouillé du détail, par le travaillé du rendu, par l'ajusté, par l'ouvragé, par le détaillé, par le poussé. Mieux que personne il savait ce que vaut une nuance, une forme, un geste, une attitude, le prix infini d'une ligne, l'éternité de la ligne, l'incommutabilité du trait exact. Et que l'art n'est rien s'il n'est point une étreinte ajustée de quelque réalité. Quand même il ne l'eût pas su comme traducteur, ce qui est invraisemblable, le très grand poète qu'était Leconte de Lisle ne pouvait l'ignorer, et a bien montré qu'il ne l'ignorait pas tout aussitôt et toutes les fois qu'il ne s'agissait plus que d'établir ses propres textes. J'ai peur qu'en affectant de ne pas traduire les noms propres, il n'ait eu la pensée de donner le change au lecteur moderne sur le degré de resserrement de sa traduction, de faire une sorte de compensation, entre le relâché de tout le reste et la stricte application de ce nom propre transcrit non traduit collé comme une étiquette; comme d'un habit qui n'irait pas, d'un vêtement tout fait, d'un tissu (texte) lâche que l'on voudrait ressaisir, que l'on repincerait hâtivement par quelques épingles,—mettons par quelques fibules,—piquant, au risque de piquer à même la peau.

Puisqu'on traduit, je me demande en vain, pourquoi l'on ne traduirait pas tout. Puisqu'on traduit tous les autres mots, et particulièrement les noms communs, il n'y a aucune raison pour que l'on ne traduise pas aussi les noms propres, qui sont du même langage, et particulièrement du même texte. Puisque l'on fait tant que de traduire, je me demande pourquoi l'on ne traduit pas tout. Si je traduis ἱερεύς, βωμοί, τέκνα par prêtre, autels, enfants pourquoi ne pas traduire également et pareillement Οἰδίπους par Œdipe. Si je traduis boire et manger, aller et venir, pourquoi ne pas traduire pareillement le nom de celui qui boit et qui mange, de celui qui dort, de celui qui va et vient. Pourquoi cette inégalité, cette imparité, pourquoi introduire dans la traduction cette désharmonie artificielle, ce manque, cette rupture d'harmonie, de symétrie, cette rupture d'équilibre, ce plaqué, ce corps mort dans un organisme vivant, ce fragment mort dans une phrase vivante, ce fragment ancien dans une traduction qui est forcément un texte nouveau, ce fossile dans un organisme, cette esquille, ce morceau tout fait dans un ensemble que l'on fait, ce morceau immobile et raide, figé, fixé, dans une phrase mouvante et vivante et souple. Pourquoi enfin refusez-vous de traduire le même homme, Œdipe, quand il paraît sous son nom de Οἰδίπους, et consentez-vous à le traduire quand il paraît sous son nom de τύραννος, que vous ne traduisez ni par tyran, ni même par tyrannos, mais tout bonnement par le mot roi, et ce pour des raisons historiques. Vous êtes conduit ainsi à vous contenter de la traduction suivante: Oidipous-Roi. Vous n'êtes point conséquent avec vous-même. Vous n'êtes point strict. Il fallait traduire ce titre ainsi Oidipous Tyrannos; ou traduire comme tout le monde Œdipe-roi. Et le trait d'union, mettrez-vous ce trait d'union, qui n'existait point dans le grec, je pense, et qui aujourd'hui fait la joie de notre bon camarade M. Gabriel-Ellen Prévost?

Il y a beaucoup d'enfantillage dans votre cas et beaucoup d'ostentation. Vous me répondez que Οἰδίπους n'est pas Œdipe, et qu'il y a de l'un à l'autre d'incalculables distances. Vous avez cent fois raison. Mais cet argument ne va pas seulement contre la traduction des noms propres; il ne va pas seulement contre la traduction de Οἰδίπους en Œdipe: il va également et totalement contre toute sorte de traduction, et notamment contre la traduction des noms communs. Si vous signifiez seulement par ce que vous dites que toute traduction comporte une altération, entraîne une déperdition, c'est ce que nous avons dit cent fois, mais cela est vrai des noms communs au moins autant que des noms propres. Si vous signifiez ainsi que toute traduction est une opération essentiellement imparfaite et qu'il y a toujours entre un texte et toute traduction de ce texte une distance irrémissible, vous abondez dans mon sens, puisque nous rejoignons ici cette capitale insuffisance des méthodes historiques prétendues scientifiques, modernes, à opérer une seule reproduction parfaite, une seule communication exactement exacte. Seulement vous n'en pouvez conclure que ceci: que toute traduction est une opération vaine, une opération impossible, et qu'il vaudrait peut-être mieux ne pas s'en mêler du tout; et à mon tour j'abonderai dans votre sens; mais vous n'en pouvez conclure qu'il faut traduire tout le reste et ne pas traduire les noms propres. Il faut ne pas traduire du tout, ou que toute la traduction soit une traduction commune, ordinaire, modeste, usuelle, usagère.

Vous me dites que Οἰδίπους n'est pas Œdipe. Croyez-vous que τύραννος fasse roi? Croyez-vous que ἱερεύς fasse prêtre, et même sacrificateur? au sens que ces deux mots éveillent dans un esprit, dans une âme moderne, en admettant que le deuxième éveille un sens dans un esprit ou dans une âme moderne. Croyez-vous que βωμοί soient autels, au sens que nous entendons autels? Et même croyez-vous que τέκνα soient enfants, et ne savez-vous pas qu'il y a aussi des distances autant irrémissibles entre ce que τέκνα éveillait dans les échos de l'âme antique et ce que enfants éveille dans les autres échos de l'âme moderne. Τέκνα même n'est point enfants, τροφή n'est point nourriture, πόλις n'est point seulement ville ni cité; puisque c'est nommément une cité grecque; rien n'est rien; rien ne se refait parfaitement, rien ne se recommence, rien ne se reproduit exactement, rien d'ancien n'est en même temps nouveau, rien de nouveau n'est en même temps ancien; de tout à tout il subsiste éternellement des distances irrémissibles; et c'est pour cela que toute opération de traduction est essentiellement, irrévocablement, irrémissiblement une opération miséreuse, une opération misérable et vaine, une opération condamnée.

Lui-même Leconte de Liste, même traducteur, il ne se conforme point jusqu'au bout à sa doctrine. Il dit Oidipous, mais il dit Sophocle, et non point Sophoclès. Et il dit Homère. Et son éditeur le dit encore beaucoup plus que lui. Et lui-même Leconte de Lisle, voici comme on m'écrit qu'il nomme les sept tragédies de Sophocle: Oidipous-Roi, Oidipous à Kolônos, Antigone, Philoktètès, Aias, Elektra.

L'éditeur, en pareille matière, quand même il serait, comme était Alphonse Lemerre, un prince de l'édition, et qui ait attaché son nom à tout un grand mouvement poétique inoubliable, quand même il serait un somptueux, un très notable commerçant, par cela seul qu'il exerce la marchandise, l'éditeur est ramené, automatiquement, à des conditions de vie plus communes, à des conditions de langage plus naturelles, à des conditions de commerce et d'annonce plus actuelles, plus simples. Leconte de Lisle peut dire Oidipous, Odysseus, Akhilleus: M. Lemerre, dans ses catalogues, sur ses couvertures, dit et annonce Eschyle, Homère, Sophocle, Euripide, Hésiode,—Virgile, Horace,—car la même question se pose, moins aiguement, mais elle se pose pour les Latins. C'est que M. Lemerre en vendait. On peut encore écrire Sophoclès, par une espèce de gageure et d'amusement, mais on ne peut vendre que du Sophocle. Et encore on a bien du mal à en vendre.

J'ai peur qu'il n'y ait ici dans Leconte de Lisle une survivance, un héritage de cette basse manie des romantiques d'épater le bourgeois. Car enfin il faut choisir: ou lire dans le grec, ou parler, écrire dans le français si l'on a ce malheur, de faire une traduction. Il faut lire, écrire, commercer, converser dans le grec, ou honnêtement tout faire en français. Traduire un poème du grec dans le français, cela ne peut avoir qu'un sens, un sens bien misérable, je l'avoue, mais cela ne peut avoir qu'un sens: essayer d'obtenir chez le lecteur français et pour le lecteur français par la traduction française un effet qui soit, mutations faites, autant que possible symétrique, homothétique, de l'effet obtenu chez le spectateur, chez le lecteur, chez l'auditeur grec et pour le spectateur, pour le lecteur, pour l'auditeur grec par le texte originel grec. Or ces noms de Οἰδίπους, Ὀδυσσεύς, Ἀχιλλεύς étaient tout familiers aux anciens Grecs, et quand ils rencontraient ces noms dans le discours, ils n'étaient non plus surpris de les y rencontrer que nous ne sommes surpris de rencontrer dans nos discours ces noms si répandus de Henri, d'Albert ou de Meunier. Ils disaient exactement Κρέων comme nous disons Durand. Il vaut donc mieux, il est plus intelligent, il est, au fond, plus exact et mieux traduit, que dans nos traductions nous trouvions à ces mêmes endroits des noms qui non plus ne nous surprennent pas. Quand je trouve Akhilleus dans une phrase française, inopinément je reçois un heurt, un certain choc, une impression d'hétérogène, de corps étranger, que par définition le Grec ne recevait absolument pas, au même endroit. Est-ce là ce que l'on demande? Est-ce là ce que l'on veut obtenir? Est-ce là ce que se propose une traduction? de faire subir au moderne, à de certains moments bien déterminés, un traitement que l'ancien ne subissait point à ces moments, de faire faire à celui qui lit la traduction précisément un sursaut que l'on est assuré que l'originel ne faisait pas. Quand je trouve Akhilleus dans une traduction, je bronche, parce que c'est du grec, dans du français, un État dans l'État, un royaume de langage dans un royaume de langage. Au même endroit le Grec ne bronchait pas, il continuait, il passait, uniment, parce qu'il trouvait Ἀχιλλεύς, et que Ἀχιλλεύς, pour le Grec, c'était du grec, dans du grec homogène. Où le Grec aurait pu manifester un certain étonnement, légitime, c'était s'il avait trouvé dans son texte Dupont ou Durand. C'est pourtant ce que l'on nous fait quand on nous fait trouver dans nos textes Akhilleus.

Il n'y a pas plus de raison pour que nous trouvions un mot grec, fût-ce un nom propre, en vrac, non traduit, dans une traduction qui est somme toute elle-même un texte français, qu'il n'y a de raison pour fourrer un mot français, fût-ce un nom propre, en vrac, non traduit, dans un texte grec, dans le texte original grec.

Cela est si vrai que l'on se demande et qu'il n'y a vraiment absolument aucune raison pour que l'on ait mis au nominatif ces noms propres que l'on refusait de traduire. C'est un contre-sens formel, c'est un non-sens formel, c'est tout ce que l'on voudra, mais ce n'est plus du tout du grec, et ce n'est pas davantage du français, que de dire, que d'écrire: la déesse prit Odysseus par la main, ou: le dieu poursuivait Akhilleus. Il faudrait dire au moins: la déesse prit Odysséa par la main, ou: le dieu poursuivait Akhilléa. Puisqu'on parle grec, il faut décliner. Et ici, en ce point éminent, apparaît toute la vanité de cette ostentation. Le nominatif n'est pour nous un cas éminent que parce que nous nous en servons artificiellement pour désigner en français le mot grec déclinable; parce que nous nous servons de dictionnaires; et nous ne nous en servons pour désigner le mot grec en français, dans nos dictionnaires grecs-français, et dans tout ce qu'il y a de dictionnaire dans nos exercices même oraux que parce que c'est le cas qui est le premier dans les déclinaisons des grammaires; mais quand nous disons que Achille se dit en grec Ἀχιλλεύς, nous mentons: Achille se dit en grec Ἀχιλλεύς, Ἀχιλλέως, et ainsi de suite, et autant Ἀχιλλέως que Ἀχιλλεύς, et autant Ἀχιλλέα que Ἀχιλλέως. Il n'est que trop évident, et il y a quelque honte à le dire, que dans le discours, vrai, dans la langue vivante, tous les cas sont égaux entre eux, ont grammaticalement et organiquement la même importance, représentent également le mot; quelle devient donc la difficulté quand il s'agit d'un mot comme Ζεύς, Ζηνός, ou Δίος, Διΐ, Δία, où le nominatif s'éloigne autant de toutes les autres formes; notons que dans ces cas ce ne sont pas les autres formes qui s'écartent,—autant que ce mot d'ailleurs peut avoir un sens,—du nominatif, mais que c'est le nominatif, par qui vous désignez vocabulairement le mot, qui est à l'écart des formes les plus nombreuses du mot.—Et si l'on croit que dieu traduit θεός, et que déesse traduit θεά. Étant donné tout ce qu'il y a pour nous modernes dans ce mot de Dieu. Qui chez nous modernes, et pour nous en tenir à la différence morphologique la plus apparente, et la plus grossière, est toujours masculin, mais n'a plus de féminin. Et quand mettra-t-il ou ne mettra-t-il pas de grande capitale au mot Dieu. Quand écrira-t-il Dieu? et quand écrira-t-il simplement dieu? Et quand mettra-t-il au pluriel? Qu'est-ce pour un chrétien que le pluriel de Dieu? et surtout pour un juif? Et quand il traduit δαίμων, au singulier il mettra daimôn, avec ô long, et au pluriel il met daimones, avec un o bref, à cause de δαίμονες, c'est-à-dire que refusant de transcrire l'accusatif singulier morphologiquement distinct du nominatif singulier, il transcrit tout de même le nominatif pluriel morphologiquement distinct du nominatif singulier.

Cela est si vrai que Leconte de Lisle, pour son usage personnel, pour ses propres poèmes, savait parfaitement quand il fallait traduire, et non pas simplement transcrire. Poèmes antiques. Vénus de Milo:

Tu n'es pas Aphrodite, au bercement de l'onde,...

 

Tu n'es pas Kythérée, en ta pose assouplie,...

 

Et tu n'es pas la Muse aux lèvres éloquentes,...

La difficulté, le débat, la question, l'apparence de question, la solution spécieuse est venue précisément des dieux. Il est tout à fait évident, il est acquis, et nul aujourd'hui ne le conteste, que lorsqu'on traduisait Ζεύς par Jupiter, on faisait un grossier contre-sens, parce que Ζεύς et Jupiter, le dieu grec et le dieu latin, n'étaient nullement le même dieu, faisaient deux personnages différents, notablement distincts. De même il y avait danger à traduire Ἡρακλῆς par Hercule. Mais le contre-sens ne venait pas de ce que l'on s'était proposé de traduire le nom grec en français. Il venait uniquement de ce que s'imaginant traduire le nom grec en français, on l'avait traduit en latin. Et la rectification que l'on a faite ne prouve nullement qu'il ne faut point, dans les versions grecques, traduire les noms propres du grec en français. Elle prouve uniquement qu'il ne faut pas, sous prétexte de français, les traduire en latin.

Un exemple fera saisir toute la différence: quand on traduisait Ἀφροδίτη en Vénus, on commettait ce contre-sens; mais il ne s'en suit nullement qu'il ne soit pas permis de traduire et même qu'il ne faille pas traduire séparément Venus par Vénus, et Ἀφροδίτη par Aphrodite. Et encore Ἡρακλῆς par Héraklès, et le latin Hercules par le français Hercule.

A plus forte raison la difficulté tombe-t-elle partout ailleurs, puisqu'il n'y a point un Homerus latin qui soit le correspondant de l'Ὅμηρος grec et pourtant qui soit autre que cet Ὅμηρος, comme il y a un Jupiter qui est le correspondant de Ζεύς dans une mythologie demi-filiale et demi-parallèle, et qui pourtant est autre que Ζεύς.

La raison, le bon sens, le goût, maître souverain, le goût, maître indéplaçable, l'harmonie, l'homogénéité, la tenue du discours demandent que dans un texte français tout le parler, tout le discours, tout le langage soit français, soit du langage français. Donner et retenir ne vaut: puisque l'on fait tant que de traduire, on ne peut pas, en même temps, traduire et ne traduire pas. Nos anciens, à nous, nos grands Français, allaient très loin dans le sens de la traduction. Émilie, Fulvie, dit le grand Corneille, Évandre, Curiace, Horace.

Regarde le malheur de Brute et de Cassie.

Cela n'empêche point Cinna et les Horaces d'être deux chefs-d'œuvre extraordinaires et deux tragédies presque extraordinairement romaines.—Je dis cela exprès parce que c'est vrai et pour embêter nos modernes exégètes, et l'on m'assure que je n'y réussis que trop.—Je ne parle point de Pompée, de Nicomède, tragédie de grande joie et d'amusement, de Polyeucte, tragédie chrétienne. Enfin ne disons-nous pas nous-mêmes Athènes, Rome, le sénat, ce qui est presque un nom propre, un triumvirat, ce qui est presque aussi un nom propre.

Et le grand Racine, de ce qu'il disait Andromaque, Oreste, Hermione, et de ce qu'il a nommé Phèdre son immortelle Phèdre, n'en a-t-il pas moins eu de l'antiquité hellénique une divination, une pénétration presque invraisemblable.

Et quand nous disons le ciel, quelle différence avec οὐρανός, et même avec caelum. Et au contraire sommes-nous beaucoup plus près quand nous disons des Paians que quand nous disons des péans. Au fond, ce n'est ni l'un ni l'autre; ce sont des παιάνες.

Et le grand Leconte de Lisle, quand il ouvrait pour son propre compte, il savait parfaitement ce qu'il avait à faire. Il savait quand il fallait traduire tout à fait dans le langage le plus commun, transcrire au contraire purement, ou traduire à moitié; il connaissait toutes les nuances intercalaires. Je n'en veux pour témoin que ce poème antique, cette si parfaite et admirable invocation à la Vénus de Milo. Et quand ce ne serait que ce titre: Vénus de Milo: quelle concession à l'usage le plus commun. Je cite entièrement cette invocation parce qu'elle présente précisément tous les degrés souhaitables de la transcription pure à la traduction ordinaire pour les noms propres et demi-communs, et aussi, dans un autre sens, tous les degrés souhaitables du pur nom propre au nom communément commun. Je la cite entièrement surtout parce que lorsque l'on a parlé aussi longtemps d'un grand poète il faut, à moins d'être soi-même un béotien, finir par une citation de lui, par un poème entier, intact, qui fasse oublier au lecteur tout ce que soi-même on a pu dire.

Je prends mon texte dans ma vieille édition sortie de chez Poulet-Malassis et de Broise, imprimeurs-libraires-éditeurs, 9, rue des Beaux-Arts, 1858. Je ne pense pas qu'il ait rien changé dans l'édition Lemerre:

VÉNUS DE MILO

 

Marbre sacré, vêtu de force et de génie,

Déesse irrésistible au port victorieux,

Pure comme un éclair et comme une harmonie,

O Vénus, ô beauté, blanche mère des dieux!

 

Tu n'es pas Aphrodite, au bercement de l'onde,

Sur ta conque d'azur posant un pied neigeux,

Tandis qu'autour de toi, vision rose et blonde,

Volent les Ris vermeils avec l'essaim des Jeux.

 

Tu n'es pas Kythérée, en ta pose assouplie,

Parfumant de baisers l'Adonis bienheureux,

Et n'ayant pour témoins sur le rameau qui plie

Que colombes d'albâtre et ramiers amoureux.

 

Et tu n'es pas la Muse aux lèvres éloquentes,

La pudique Vénus, ni la molle Astarté

Qui, le front couronné de roses et d'acanthes,

Sur un lit de lotos se meurt de volupté.

 

Non! les Ris et les Jeux, les Grâces enlacées,

Rougissantes d'amour, ne t'accompagnent pas.

Ton cortège est formé d'étoiles cadencées,

Et les globes en chœur s'enchaînent sur tes pas.

 

Du bonheur impassible, ô symbole adorable,

Calme comme la mer en sa sérénité,

Nul sanglot n'a brisé ton sein inaltérable,

Jamais les pleurs humains n'ont terni ta beauté.

 

Salut! à ton aspect le cœur se précipite.

Un flot marmoréen inonde tes pieds blancs;

Tu marches, fière et nue, et le monde palpite,

Et le monde est à toi, déesse aux larges flancs!

 

Bienheureux Phidias, Lysippe ou Praxitèle,

Ces créateurs marqués d'un signe radieux;

Car leur main a pétri cette forme immortelle,

Car ils se sont assis dans le sénat des dieux!

 

Bienheureux les enfants de l'Hellade sacrée!

Oh! que ne suis-je né dans le saint archipel,

Aux siècles glorieux où la terre inspirée

Voyait les cieux descendre à son premier appel?

 

Si mon berceau flottant sur la Thétys antique

Ne fut point caressé de son tiède cristal;

Si je n'ai point prié sous le fronton attique

Vénus victorieuse, à ton autel natal;

 

Allume dans mon sein la sublime étincelle;

N'enferme point ma gloire au tombeau soucieux;

Et fais que ma pensée en rhythmes d'or ruisselle

Comme un divin métal au moule harmonieux!

[Au moment où nous mettons sous presse, on m'envoie une fiche d'où il résulterait que dans la grande édition Lemerre, à sept cinquante, du même poème antique, on aurait multiplié les grandes capitales: ainsi Dieux, Mer, Déesse, et non pas seulement Hellas ou Hellade, mais Archipel, Terre, Ciel ou Cieux, ce qui donnerait:

O Vénus, ô beauté, blanche mère des Dieux!

 

Calme comme la Mer en sa sérénité,...

 

Et le monde est à toi, Déesse aux larges flancs!

 

Oh! que ne suis-je né dans le saint Archipel,

Aux siècles glorieux où la Terre inspirée

Voyait les Cieux descendre à son premier appel?

Et même:

Salut! A ton aspect le cœur se précipite.

On ne saurait nier l'importance de cet agrandissement systématique et de cette personnalisation de certains noms communs en noms propres par la grande capitalisation systématique,—de l'édition pauvre, première et improvisée, à l'édition solennelle, à la grande édition officielle et définitive,—de la lettre initiale. Car les Dieux, ce n'est plus seulement les dieux, et lequel des deux est le plus près de θεοί, qui lui-même n'était pas ce que furent dii, qui eux-mêmes... Mais nous n'en finirions plus.

Sans exagérer non plus l'importance de ces typographies; car j'ai peur que ces éditions, j'ai honte de le dire, ne soient négligées. On a pu lire dans le texte Poulet-Malassis:

Si mon berceau flottant sur la Thétys antique...

De la fiche que l'on m'envoie il résulterait que dans la grande édition Lemerre on pourrait lire:

Si mon berceau flottant sur la Thétis antique...

Or les dictionnaires donnent: Θέτις, en transcription Thétis, femme de Pélée, mère d'Achille, divinité de la mer, et Τηθύς, en transcription Tèthys,femme d'Okéanos, nourrice d'Hèra: c'est cette dernière, Tèthys, que les poètes invoquent lorsqu'ils veulent signifier la mer elle-même. Il y a un contraste piquant entre ces deux fautes d'orthographe, dans deux éditions successives, l'une améliorée, faite à loisir et définitive, et cet apparat prétentieux de pure transcription des noms propres. Mais tout de même, si j'avais été l'éditeur de Leconte de Lisle, le jour que Leconte de Lisle m'aurait apporté un poème comme celui-là, je me serais efforcé de ne pas lui faire des fautes d'orthographe.]

Porché me pardonnera d'avoir introduit ici le texte, ou l'un des textes les plus éminents, de l'invocation, de la lamentation, de la supplication antique. C'est lui qui m'y a forcé, en prenant pour son poème ce titre: les suppliants. On sait qu'il avait d'abord donné à ce poème ce titre: l'icône, qui nous acheminait tout doucement à en faire un cahier de Noël. Mais ressaisissant sa vision, et substituant à une image physique et morale centrale une idée plus profonde encore, il ne tarda point à donner au poème que nous publions ce titre essentiel, qui ne commande pas seulement son poème, qui commande aussi bien tout le cahier, qui commande, qui exprime toute la réalité même: les suppliants. Et suivant son exemple je me suis permis, restituant un mot grec, une épithète grecque, de donner à cette brève étude ce titre: les suppliants parallèles.

Les suppliants: c'est le propre du poète, c'est un don de poète que de saisir d'un mot, que de ramasser en un mot toute la réalité d'un événement, la réalité profondément essentielle d'une histoire, d'un mouvement, d'un geste individuel ou collectif. Pour qui veut bien regarder à la réalité d'un événement, et non point s'arrêter aux apparences politiciennes, cette immense manifestation du 22 janvier était en effet une supplication immense, et non point une immense tentative de mouvement révolutionnaire. Et dans toute l'attitude, dans tout le geste, dans toute la lente opération de cet immense peuple, ou plutôt de tous ces immenses peuples, tout homme qui regardera aux réalités des événements politiques et sociaux verra une immense, une infinie supplication, une infinie opération suppliante, et non point une opération révolutionnaire.

Ce sont nos Français qui font des opérations révolutionnaires, et qui par suite s'imaginent que les autres peuples font des opérations révolutionnaires aussi; car ils jugent tous les autres peuples d'après soi. Mais seuls ils font, ou du moins ils faisaient, des opérations politiques et sociales vraiment révolutionnaires, c'est-à-dire qu'ils commencent par démolir un régime et par en mettre un autre, plus ou moins nouveau, à la place, quitte à s'apercevoir le lendemain que le nouveau ne valait pas mieux que le vieux, si même il valait le vieux.

C'est pour cela que nos Français n'entendent généralement rien aux événements des autres peuples, et, moins qu'à tous autres, aux événements de Russie. Dans cette même Humanité, où pourtant paraissaient les correspondances d'Avenard, la suffisance, la sottise, l'outrecuidance, l'aplomb avec lequel un Longuet,—pour ne plus parler de ses deux maîtres Herr et Jaurès,—l'aplomb avec lequel un Longuet disposait en maître souverain des hommes et des plus formidables événements russes et japonais, faisait un spectacle qui était d'un grotesque lui-même lamentable.

Pour qui s'applique à suivre au contraire, et modestement, la réalité de ce qui se passe, pour qui sait lire le peu que l'on nous dit de vrai, et ne pas lire le reste, pour qui a su lire notamment le cahier d'Avenard, il est devenu évident que tout le mouvement russe n'est point ce que nous nommons en France un mouvement révolutionnaire; c'est ce qu'en langage français nous sommes contraints de nommer un immense mouvement de supplication. Supplication particulière du 22 janvier nouveau style, supplication culminante, éminente, symbole éminent, éminente réalité, supplication de tout le peuple ouvrier de toute une ville capitale au tsar que tout ce peuple demandait au seuil de son palais de ville; mais supplication qui n'était elle-même que le symbole et la représentante de toutes les immenses supplications de tous les peuples d'un immense empire: Supplications d'un si grand nombre de races opprimées, qui s'adressent aux capitales, aux villes importantes. Supplication de tant de classes qui s'adressent aux classes éminentes. Supplications des ouvriers aux intellectuels. Supplications des paysans aux ouvriers. Supplications confuses de tout le monde aux militaires. Et dans les militaires, particulièrement, supplications des armées de terre aux marins, qui sont plus avancés. Et retours brusques de barbarie, inverses, remontant, ou plutôt redescendant le sens des supplications; puisque ce sont les supplications qui montent.

Pour entendre ce que je veux dire, pour saisir exactement et entièrement ce que signifie ce mot essentiel et titulaire et liminaire de Porché, les suppliants, il faut essayer de nous remettre un peu à parler français, autant que cela est permis à des hommes qui sont nés à temps pour vivre dans cet âge moderne. Il faut dépouiller cette idée de supplication, cette image de suppliants, il faut la nettoyer de toute idée de platitude. C'est chez les modernes qu'une supplication est une opération d'aplatissement. Mais gardons-nous d'étendre, en imagination même, en raisonnement, à des civilisations plus intelligentes, nos tares modernes. Chez les modernes une supplication est une opération d'aplatissement, une manifestation de platitude; le prosternement est une prostration, physique et morale; pour tout dire d'un mot, le suppliant est un candidat. Tel a été le retentissement de nos mœurs politiques parlementaires sur toute la vie, sur toutes nos relations sociales, et telle la déteinte. Infiniment plus profonde, et je pourrais presque dire incomparablement, infiniment plus vraie, toute autre, toute sage, toute renseignée la supplication antique. Dans Homère, dans les tragiques, le suppliant n'est point un candidat; il n'est point un demandeur; il n'est point un homme qui s'abaisse, qui s'humilie, même chrétiennement; à peine ai-je besoin de dire qu'il n'est point un moderne, qui s'aplatit. La supplication antique, la seule qui étant digne de ce nom de supplication doive nous retenir, la supplication antique n'est en aucun sens, en aucune forme, une opération de platitude. Au contraire. Lisez attentivement au contraire une de ces admirables supplications antiques, la supplication de tout ce peuple aux pieds d'Œdipe, ou celle qui est encore plus admirable, assurément, celle qui est peut-être la plus admirable de toutes, la supplication du vieux Priam aux pieds d'Achille. Relisez-les attentivement: Ce n'est pas le supplié, c'est le suppliant au contraire qui tient le haut de la situation, le haut du dialogue, au fond. Dans toute la supplication antique, on pourrait presque dire, pédantesquement: dans tous les cas particuliers de cette supplication, le supplié est un homme qui paraît avoir une belle situation; c'est même un homme qui a, comme on dit, une belle situation, qui a ce que l'on nomme une belle situation: c'est un roi; c'est un tyran; c'est quelque chef; dans la guerre c'est un vainqueur; c'est un homme qui a quelque domination, apparente; réelle? c'est un puissant de la terre; dans la paix c'est un riche, un puissant, un homme qui a beaucoup de bœufs; disons-le d'un mot: c'est un homme heureux, un homme qui paraît être, qui est heureux. Mais c'est justement pour cela que dans cette rencontre du suppliant et du supplié qu'est la supplication ce n'est pas lui, le supplié, qui tient le haut du dialogue. Il est un homme heureux. Donc il est, pour les Grecs, un homme à plaindre. Dans ce dialogue du suppliant et du supplié, le supplié ne peut parler qu'au nom de son bonheur, tout au plus au nom du bonheur en général. C'est peu. C'est rien. C'est moins que rien. C'est même le contraire de tout avantage. Le bonheur, entendu en ce sens, comme la réussite de l'événement, la réussite un peu insolente et comme injurieuse, est pour les Grecs le signe le plus infaillible de ce qu'un homme est marqué pour la Fatalité,—par la Fatalité.—D'innombrables Grecs ont désiré, convoité, poursuivi de toutes leurs forces les biens de ce monde, comme les modernes, autant que les innombrables modernes, et par toutes sortes de moyens: l'or, la puissance, les jouissances de toutes sortes; ils étaient des hommes comme nous; ils aimaient mieux le bonheur que le malheur et communément le beau temps que la pluie. Mais il n'en demeure pas moins acquis, et il n'en demeure pas moins entier, que le bonheur, entendu techniquement comme la réussite de l'événement, est pour les Grecs le signe le plus infaillible de ce qu'un homme est marqué pour la Fatalité. De sorte que dans cette rencontre, dans ce dialogue du suppliant et du supplié, qui fait toute la supplication antique, c'est le suppliant, quel qu'il soit, qui que ce soit, que ce soit le mendiant errant au long des routes, que ce soit l'aveugle misérable, que ce soit le proscrit, l'exterminé, le citoyen chassé de la cité, coupable ou non coupable, l'enfant chassé de la famille, coupable ou non coupable, ceci dans l'ordre politique et dans l'ordre de la paix, ou, dans l'ordre de la guerre, le prisonnier, le vaincu, le vieillard impotent, que ce soit l'orphelin ou au contraire le contre-orphelin, le vieillard dépouillé de sa descendance, toujours c'est le suppliant qui en réalité tient le dessus, qui tient le haut du dialogue, le haut de la situation.

Le supplié, lui, a une grande, une haute situation humaine. Mais ce n'est jamais qu'une toute misérable situation humaine. Quelle que soit sa situation, cette situation, le supplié n'a jamais que cette situation. Et c'est tout. Ce n'est rien. Surtout en comparaison d'autres grandeurs. Comparaison qui s'impose par l'opération même de la supplication. Ce qui fait la faiblesse, la petitesse du supplié, c'est qu'il n'est que lui-même, et son petit morceau de situation humaine. Il ne représente pas.

Le suppliant représente. Il n'est plus seulement lui-même. Il n'est même plus lui-même. Il n'existe plus, lui. Il ne s'agit plus de lui. Et c'est pour cela qu'il faut que l'autre se méfie. Dépouillé de tout par ce même événement qui a précisément fait le dangereux bonheur du supplié, citoyen sans cité, tête sans regard, enfant sans père, père sans enfants, ventre sans pain, nuque sans lit, tête sans toit, homme sans biens, il n'existe plus comme lui-même. Et c'est à partir de cet instant qu'il devient redoutable. Il représente.

Parce qu'il a été manié, pétri, manipulé par les doigts humains surhumains des dieux, il est devenu soudainement cher au cœur humain surhumain des dieux. Parce qu'il a été une cire aux doigts divins surdivins de la fatalité, il est devenu mystérieusement cher au cœur divin surdivin de la fatalité. Parce que les puissances d'en haut ont appesanti leur main sur lui, par un singulier retour,—non point par une compensation,—par une sorte de filiation, plutôt, d'enfantement supérieur, d'adoption particulière, il est devenu leur protégé, leur fils. Les dieux et au-dessus d'eux, derrière eux, la fatalité, lui ont pris son père. Mais les dieux sont devenus son père. Les dieux, et derrière eux la fatalité, les dieux lui ont pris la cité. Mais les dieux lui ont en quelque sorte conféré leur propre cité. Les dieux, sous-ordres de la fatalité, lui ont pris ses biens. Mais ces mêmes dieux lui ont donné ce bien que nul bien ne saurait remplacer, les dieux lui ont donné ce premier des biens: qu'il est devenu un représentant des dieux.

Nulle idée de compensation, ni même de justice; une telle idée serait une idée chrétienne, au moins une idée relativement récente, en un certain sens une idée moderne; bien entendu nulle idée d'antithèse romantique. Mais une idée beaucoup plus profonde, un sentiment beaucoup plus profond et beaucoup plus vrai, autant qu'il est permis de se reconnaître un peu dans ces sentiments mystérieux, profonds, vrais, un sentiment de vie, d'art et d'œuvre: que ces hommes ont fait leur preuve qu'ils étaient des hommes plastiques aux doigts statuaires de la fatalité.

Les dieux, la fatalité se sont faits ses père et mère; il est devenu, orphelin, le fils et le représentant des dieux subfatalisés. Mais c'est qu'en effet pour les anciens, pour les Grecs, par une deuxième génération, par un deuxième enfantement, il est réellement devenu comme un fils des dieux.

Il a suffi pour cela qu'il fût en leurs doigts une matière plastique, et qui a fait ses preuves de plasticité. Il est devenu leur fils comme la statue est née du statuaire. Avec cet accroissement, avec cette élévation que le statuaire est dieu, plus que dieu, fatal.

Ne parlons point de création, de deuxième création, de recréation, car nous devons soigneusement réserver les expressions chrétiennes, le langage chrétien. Parlons de ce qui était tout pour ce peuple de fécondité: d'un deuxième enfantement. Parlons de ce qui était tout pour ce peuple d'art: d'un enfantement d'art. Les dieux subfataliers l'aiment de cet amour qui pour ce peuple était plus qu'un amour paternel, d'un amour d'art, d'un amour d'artiste pour l'œuvre, d'un amour où inséparablement l'art se nourrit de fécondité, où la fécondité se forme d'art. Enfin les dieux l'aiment comme une glaise, bien plastique à leurs doigts, comme un métal ductile, comme un marbre qui a bien rendu. Étant donné en outre que le dieu, statuaire, est plus qu'homme, et que l'homme, matière, est plus que métal, glaise et marbre.

De là vient, nous n'en pouvons douter, de là vient, au moins en partie, que les dieux sont à ce point avec l'homme, que la fatalité est à ce point derrière l'homme qu'elle a une fois travaillé. Quand nous lisons dans les textes que Ζεύς est ξένιος: que Zeus est hospitalier, qu'il est le dieu des hôtes, que les hôtes viennent de Zeus, que l'étranger vient des dieux, que le mendiant, que le suppliant, que le malheureux est un envoyé des dieux, gardons-nous surtout de croire que ce sont là des métaphores et des élégances. Les modernes traitent ces graves questions par des métaphores et par des élégances. Les anciens entendaient ces expressions littéralement. Réellement. Ces misérables hommes, les suppliants, étaient comme des témoins ambulants de la fatalité, deux fois œuvres (ne disons point deux fois créatures) des dieux.

C'est pour cela que dans la supplication antique,—on peut les relire toutes, et comme je regrette à présent de n'avoir plus le temps de citer la très admirable supplication de Priam,—qu'on y fasse attention, dans la supplication antique, dans toute supplication antique, au fond, c'est le suppliant qui tient le haut de la supplication. L'autre est tout seul, tout nu, et ne représente rien. Il a, lui, derrière lui, tout l'Olympe, et ce qui domine l'Olympe même. Il représente tout un monde de dieux, et même il représente ce qui ensevelira les dieux mêmes.

Il représente la misère, le malheur, toute infortune, la maladie, la mort, la fatalité, qui frappera les dieux mêmes.

Dans toute supplication antique, c'est le suppliant qui est le maître, c'est le suppliant qui domine. Veuillez bien noter qu'on peut lui refuser ce qu'il demande. Si l'autre veut aggraver son cas, libre à lui. Mais c'est lui, le suppliant, l'homme plié aux pieds de l'autre, qui domine, la supplication, l'opération, le commerce de la supplication; c'est lui qui est le maître, qui parle un grand langage, un langage maître et venu de loin, venu de tout à fait ailleurs.

Notez que l'autre peut reconduire, le forclore, le maltraiter: tant pis pour l'autre. L'autre a un palais, un foyer, des servantes. Il peut repousser le suppliant au hasard des routes. Tant pis pour lui, l'autre.

Dans la supplication antique, c'est le suppliant qui est le roi de la supplication. Qu'on recoure aux textes. Qu'on rappelle ce ton, ces expressions, ce ton vraiment souverain. Ils sont tous des ambassadeurs. Et les ambassadeurs d'un grand roi.

Qu'on rappelle ce ton de noblesse et de fermeté, ce ton digne et comme éloigné, lointain, ce ton antérieur. Ce sont eux qui parlent du plus haut. Et ce sont eux qui parlent du plus loin. Ils savent des savoirs que l'autre ne saura jamais. A moins d'avoir passé, lui aussi, par la même grande et inremplaçable épreuve.

Ne parlons point d'ascension; ne parlons pas même d'élévation; car nous devons dans ces recherches poussées dans le monde antique réserver soigneusement les expressions chrétiennes, le langage chrétien. Parlons de ce qui était tout pour ce peuple civique: d'une mutation civique, d'une promotion, d'un nouveau droit de cité. La promotion du malheur est véritablement pour eux une promotion. Le malheur, défini techniquement comme la non-réussite de l'événement, confère vraiment dans leur esprit, dans leur statut, un droit de cité singulier, un droit de cité supérieur, un droit d'entrée comme citoyen dans une singulière cité supérieure. C'est ce qui fait la valeur unique, éminente, singulière, d'Œdipe-roi parmi toutes les œuvres antiques. Œdipe-roi est essentiellement, éminemment l'histoire d'une promotion, (ne disons point d'une élection). C'est pour cela qu'Œdipe-roi n'est pas seulement une des premières parmi les œuvres antiques, mais qu'elle ramasse, qu'elle concentre en soi,—comme un symbole éminent, comme une réalité éminente représentant toute la réalité antique,—tout le problème antique du malheur faisant promotion. Œdipe est un promu, (ne disons point un élu); un homme qui au commencement de la tragédie était un homme comme nous, un roi, un homme ordinaire et vulgaire, et par le ministère du malheur, par la non-réussite de son événement, plus particulièrement, plus tragiquement, plus scéniquement par la découverte de cette non-réussite, tout au courant, à l'événement, au développement de cette tragédie voilà qu'il est non seulement promu, mais découvert promu à la dignité de suppliant. Il avait commencé, il commençait comme un simple roi. Il continue par une mutation, par une promotion. Il monte. Il monte. Il achève comme suppliant. Œdipe-roi est ainsi une tragédie éminente, une tragédie unique, plus que rare, une tragédie essentielle, un modèle, un type, au sens grec de ce mot, la plus grecque, la plus tragique, la plus profondément grecque et la plus essentiellement tragique des tragédies grecques, le type, le modèle, et en un sens platonicien, l'idée de la tragédie, et particulièrement de la tragédie grecque. La tragédie grecque est essentiellement une démonstration, une manifestation de la supplication antique introduite par une intervention de la fatalité. A ce titre Œdipe-roi est la plus tragique, la plus tragédie des tragédies grecques, la tragédie grecque par excellence.

Tout entière elle est la mise en œuvre de la supplication antique, invocation, imploration, lamentation, supplication, tout entière elle réside et consiste en cette supplication, tout entière elle met en œuvre cette centrale, cette essentielle supplication. Œdipe-roi est essentiellement, éminemment tragédie, c'est-à-dire explicitement que cette tragédie est la tragédie de la supplication antique. Et c'est un admirable coup de génie du grand Sophocle que de nous l'avoir signifié dès le principe, dès l'ouverture de la tragédie par l'admirable tableau de cette supplication de tout un peuple aux pieds du roi Œdipe.

C'est ce que signifie, en symbole, cet admirable commencement. Que ce soit une tragédie de Corneille, une tragédie de Racine, ou que ce soit le Tartufe de Molière, le véritable génie dramatique, l'invention, la loyauté scénique se reconnaît toujours à la décision de l'ouverture. Le commencement, l'ouverture dramatique ne vaut pas seulement par elle-même et ne signifie pas seulement ce qu'elle signifie; pour ces grands maîtres, puisqu'elle ouvre, elle commande toute l'œuvre; il y a comme une responsabilité, un sens engagé dès l'abord; dès le principe; il y a comme un immense, comme un total reflet, comme un report du commencement, de l'ouverture sur toute l'œuvre, comme une grande ombre portée, que rien n'effacera plus, expression et symbole extérieur parallèle de ce que dans la mémoire la première grande impression ne s'effacera plus non plus et portera sur toute l'impression de toute l'œuvre. Quand donc Sophocle nous présente en ouverture de sa tragédie cette admirable supplication de tout un peuple aux pieds de celui qui est à ce moment le supplié, mais qui sera le suppliant définitif, non seulement ce tableau est en réalité le tableau de la supplication de tout un peuple aux pieds d'Œdipe, mais il est, en symbole, en représentation, en signification, la signification qu'une tragédie ainsi ouverte sera essentiellement et toute une tragédie, la tragédie de la supplication.

Cette signification, cet engagement, cette promesse de l'ouverture, on sait comment elle est tenue. Le débat, le développement d'Œdipe-roi n'est point tant, comme on l'a communément dit, de savoir s'il y a un coupable, qu'il y a un coupable, puis qui est le coupable, et de se demander de proche en proche si ce n'était pas Œdipe qui serait le coupable, jusqu'à ce que ce soit lui-même qui se le demande, et enfin d'acquérir de proche en proche la conviction que c'est bien lui qui est le coupable, jusqu'à ce que ce soit lui-même qui en soit convaincu. Je ne nie point l'intérêt passionnant de cette enquête, et de cette découverte.—Elle est passionnante surtout pour des modernes; pour des anciens...—Je ne nie point l'intérêt passionnant de cette enquête, et de cette découverte.—Mais elle masque, mais elle recouvre un autre débat, sous-jacent, plus profond, infiniment plus grave, sous-terrain, sous le premier, infiniment plus profond: le débat de savoir qui en définitive sera promu, qui en définitive sera le malheureux; non point le coupable, non point le criminel, mais le malheureux; qu'importe le criminel, et ce débat du criminel; pour nous Grecs, c'est le malheureux qui importe, et le débat du malheureux; le débat de savoir qui en définitive sera le suppliant.

Cette tragédie est toute entière, toute essentiellement la tragédie de la supplication; ouverte sur et par cette immense supplication de tout un peuple aux pieds d'Œdipe, elle consiste toute en un immense retournement, en une immense opération de retournement qui fait que tout ce peuple qui était suppliant au commencement ne l'est plus à la fin (il est déchu) et que celui au contraire qui était au commencement le supplié, par ce retournement, par le ministère de son malheur et par l'accomplissement de sa destinée, par la découverte officielle de son malheur et de sa destinée, est peu à peu ouvertement, officiellement promu au grade et à la dignité de suppliant.

Il était entré roi. Il en sort suppliant. Promotion mystérieuse (ne disons point mystique) et que n'ont point oubliée les quelques personnes qui ont pu assister à Orange à la toute première cérémonie que fut la représentation première d'Œdipe-roi. Œdipe est grand quand il paraît, pour la première fois, dans l'apparition de cette somptueuse ouverture. Combien plus grand Mounet aveugle s'en va par ce chemin de théâtre qui, merveille non encore inventée, se continuait insensiblement en un véritable chemin des champs, en un véritable chemin de vraie terre, quand il s'en allait par un tout misérable mais véritable commun sentier qui devait aboutir à quelque chemin vicinal d'un département français. Il était entré roi de Thèbes. Il s'en allait par une route commune, aveugle comme tous les aveugles. Il était entré roi de pourpre et d'or. Il s'en allait dans la commune boue et dans la commune poussière. Il s'en allait dans les cailloux pointus meurtrir ses pauvres pieds saignants dans les sandales. Il allait, plus misérable que tout le monde, marcher par les chemins de tout le monde. Il était entré roi. Il sortait suppliant, et l'éternel père d'Antigone.

Car pour ne point triompher, moi-même, dans ma thèse, j'ai pris d'Œdipe, le père, le roi, l'homme. C'est-à-dire quelqu'un de forcément mesuré et de grossier. Que serait-ce et que n'eussions-nous pas dit si j'avais eu la grossièreté d'examiner devant vous ce que je suis presque forcé de nommer malgré moi la vocation d'Antigone: Antigone, petite princesse royale, petite fille, la dauphine, petite future femme de gynécée. Et après la catastrophe Antigone, l'éternelle Antigone, l'Antigone de l'accompagnement d'Œdipe, l'Antigone de l'ensevelissement du Polynice fraternel.

Devant de telles promotions que devient, pour des Grecs, la contrariété pourtant si importante du juste et de l'injuste, de l'innocence et du crime. Que devient la catégorie du juste? Que devient la justice. Quel honneur ou quel déshonneur humain, ou si ceci est un mot moderne, quel avantage ou quel désavantage humain peut affronter l'avantage d'avoir été choisi pour devenir la matière plastique des dieux, et de celle qui domine et qui modèlera les dieux mêmes et qui les gouvernera dans le sommeil de la mort. Et c'est pour cela que le suppliant criminel, ou, pour parler exactement, ancien criminel,—car, puisqu'il est suppliant, il ne peut plus être criminel,—c'est pour cela que le suppliant prétendu criminel est chez les Grecs un homme infiniment plus sage, plus près des dieux, plus innocent que le plus sage et que le plus innocent des hommes heureux. Il peut toujours donner des leçons à l'homme heureux, des leçons de sagesse et d'innocence. L'homme heureux est toujours coupable. Au moins d'être heureux. Mais c'est le plus grand des crimes.

[Je me sers de ce mot de fatalité plutôt que du mot destinée ou destinées parce qu'il est plus général et moins marqué, comme il faut, et parce que depuis Vigny le mot les Destinées, contrairement à ce que l'on pouvait et devait attendre, a pris un sens plus particulièrement moderne et chrétien.]

D'innombrables Grecs ont convoité, poursuivi les bonheurs, comme le firent d'innombrables hommes de tous les temps. Mais il n'en demeure pas moins entier que pour le Grec le bonheur, défini comme la réussite de l'événement, n'est, au fond, point enviable, et n'est point envié.

Les suppliants parallèles: restituant un mot grec, une épithète grecque, en souvenir du Grec illustre qui écrivit les Vies parallèles je me suis permis d'intituler ainsi cette étude préliminaire. Les vies des hommes individuels, et notamment les Vies des Hommes illustres ne sont point les seules qui se puissent mettre en parallèle, en vies parallèles. Il y a des vies de peuples, et dans et parmi ces vies de peuples il y a aussi des vies qui sont aussi des vies parallèles. C'est-à-dire des vies qui sur deux plans d'existence différents, mais parallèles, sur deux plans de civilisation parallèles suivent apparemment un même sens. Et dans ces vies parallèles il y a des paroles, des gestes, des attitudes parallèles. Qui de nous, lisant innocemment cette pétition des ouvriers au tsar, n'a point soudainement entendu résonner dans le fond de sa mémoire,—et était-ce bien seulement de sa mémoire individuelle,—l'écho momentanément assourdi, toujours vivant, de la supplication antique. C'est qu'en effet, au sens que nous avons restitué à ce mot, en ce sens de misère et de dignité, de renseignement et de fermeté, tout le mouvement de soulèvement russe actuel est un mouvement de supplication. Et dans tout ce mouvement, sortant de tout le reste du mouvement, éminemment cette supplication du 22 janvier nouveau style. Et si les Russes «révolutionnaires» qui demeurent à Paris ne s'acharnaient point à se faire croire qu'ils sont des révolutionnaires comme nous, et si en retour nous ne nous épuisions pas à nous imaginer aussi qu'ils sont des révolutionnaires comme nous, il y aurait d'eux à nous un peu moins de tristesses parce qu'il y aurait un peu moins de malentendus.

C'est ce que Porché a vu admirablement, et c'est ce qu'il a montré admirablement par l'imposition de ce titre, imprévu à des modernes: les Suppliants. Je ne parle pas seulement de cette ressemblance, de ce parallélisme des détails, soudainement révélé. Je n'invoque pas seulement cette évocation lointaine, soudaine révélation, cette ressemblance, presque effrayante, de certains mots, de certaines phrases, qui en fait comme une survivance et plus encore comme une revivance, comme une résurrection: Deux routes seulement s'offrent à nous; Voilà ce qui est devant nous, Sire, et c'est ce qui nous a rassemblés près des murs de ton palais; mais si tu ne l'ordonnes pas, si tu ne réponds pas à nos prières, nous mourrons sur cette place même, devant ton palais. Je n'invoque pas seulement cette effrayante ressemblance des détails, cet effrayant parallélisme qui se forme en je ne sais quelle forme de réminiscence platonicienne, j'invoque toute la ressemblance, tout le parallélisme de l'âme même, des situations, des attitudes physiques, mentales, sentimentales.

Tout ce qu'on nomme improprement le mouvement russe révolutionnaire est une immense et perpétuelle oscillation, une vibration immense, un mouvement double, d'aller et de retour incessant: mouvement d'aller de la supplication montant des misérables aux apparemment heureux, aux puissants; mouvement de retour de la réaction, de la répression, de la barbarie des puissants aux misérables.

Et il y a aussi, doublant le premier, un immense mouvement de supplication des populations, des éléments moins intellectuels aux éléments plus intellectuels, aux éléments proprement intellectuels, parce que pour ces peuples grossiers l'intellectualisme est encore une puissance, et un bonheur; et, en retour, des mouvements de retour de barbarie et comme de revanche des éléments moins intellectuels aux éléments intellectuels.

Et il y a aussi, triplant le premier, un immense mouvement de supplication des populations, des éléments moins (prétendus) révolutionnaires aux éléments plus (prétendus) révolutionnaires, aux éléments proprement (prétendus) révolutionnaires, parce que pour ces peuples enfants et réactionnaires la prétention révolutionnaire, qui d'ailleurs se confond souvent avec l'intellectualisme, est encore un avantage, une puissance, et un bonheur; et, en retour, des mouvements de retour de barbarie et comme de revanche des éléments moins (prétendus) révolutionnaires aux éléments (prétendus) révolutionnaires.

Il peut y avoir une certaine apparence de présomption, ou d'étrangeté, à déclarer qu'un immense mouvement qui a sous nos yeux des effets immenses et des retentissements immenses, qui a tout l'aspect d'un mouvement révolutionnaire et qui aura sans doute les effets d'un mouvement révolutionnaire, pourtant n'est point un mouvement révolutionnaire. C'est pourtant une simple constatation. Pour qu'un mouvement soit, au sens technique de ce mot, un mouvement révolutionnaire, il ne suffit point qu'il ait toute la force et toute l'étendue d'un mouvement révolutionnaire, ni qu'il en ait les effets, ni qu'il en ait cette violence que l'on persiste à croire indispensable à la constitution du mouvement révolutionnaire; et il ne suffit point qu'un peuple soit en état de révolte, même permanente, surtout permanente, même générale, même généralisée, pour que ce peuple soit en état de révolution. Ce qui fait une révolution, ce n'est ni seulement la force, ni l'étendue, ni les effets, ni surtout ce n'est point cette violence, et enfin ce n'est point cet état de révolte, permanente, générale, généralisée. Ce qui fait une révolution, ce qui fait la révolution, c'est un certain rythme, propre, c'est un certain sens, une certaine forme, une certaine nature, un certain mouvement, une certaine vie, une certaine âme, un certain caractère, un certain style, parce que le style est de l'homme même.

On ne peut donner le nom de mouvement révolutionnaire à cet immense mouvement de balancier, d'aller et de retour; un mouvement révolutionnaire est essentiellement au contraire un mouvement qui n'attend pas,—qui n'attend pas la réponse, le retour du balancier, le contre-coup de l'événement,—qui va toujours au-devant, au contraire, toujours de l'avant, qui attaque toujours.

Je ne puis nommer mouvement révolutionnaire un mouvement qui ne marche au contraire qu'autant qu'il reçoit des excitations de la réaction ennemie. Un mouvement révolutionnaire est un mouvement qui prend en soi son point d'appui, qui part de soi-même et rejaillit de soi, qui attaque toujours, qui tient une perpétuelle offensive, qui altère délibérément, qui change. La réalité. Au contraire il est évident que les Russes ne se révoltent, ne marchent, ne changent qu'à mesure que et dans la mesure où c'est la réaction elle-même et la conservation qui les y contraint. Il ne faut point dire que la révolution russe est comme ces pèlerins qui se rendaient à Jérusalem en faisant trois pas en avant et deux pas et demi en arrière; mais il faut dire que le mouvement russe est comme un pèlerin se rendant à Jérusalem qui tournant le dos à Jérusalem ferait ainsi trois pas en arrière et deux pas et demi en avant. Sans doute c'est un moyen. Mathématiquement, arithmétiquement, c'est un moyen incontestable d'aller à Jérusalem. C'est aussi un moyen incontestable d'atteindre à une situation sociale nouvelle. Mais ce moyen russe n'est pas un moyen révolutionnaire.

Un révolutionnaire ne fait que des pas en avant; ou quand il fait un pas en arrière, quand il rétrograde, c'est qu'il ne peut pas faire autrement, c'est qu'il y est contraint par l'adverse réaction; le Russe, au contraire, c'est quand il y est contraint par la réaction qu'il s'impatiente, qu'enfin il se révolte, et c'est quand il ne peut pas faire autrement, qu'il fait un pas en avant. C'est sur la réaction qu'il prend son point d'appui,—pour lui résister, naturellement,—mais tout de même c'est de la réaction qu'il part et c'est de la réaction qu'il rejaillit. Toute marche de lui, tout mouvement en avant n'est qu'une réponse donnée à une attaque, à une excitation, à un excès vraiment insupportable de la réaction qui est en face, un contre mouvement suscité par une excessive attaque de l'adverse réaction, un contre mouvement en arrière, un mouvement en arrière littéralement retourné. Ainsi c'est de la réaction opposée que vient l'initiative, le point de départ, le mouvement originel, et non point de la révolution posée. En un mot, dans un mouvement révolutionnaire, c'est le mouvement révolutionnaire qui demande, qui appelle, qui fait toute l'action, qui ne prend que dans sa force toute sa force, et c'est la réaction qui fait la réaction. Du mouvement révolutionnaire vient l'appel d'air. Dans le mouvement russe au contraire, c'est la réaction qui fait l'action: je veux dire que c'est la réaction, constituée en partis politiques et sociaux, qui fait l'action, j'entends au sens que l'on peut donner à ce mot en physique sociale, et c'est le mouvement prétendu révolutionnaire qui fait la réaction, j'entends au sens que l'on peut donner à ce mot en physique sociale. C'est-à-dire qu'il ne fait que la réponse, quand l'autre l'interroge. En un mot tout est à sa place dans un mouvement révolutionnaire, vraiment révolutionnaire; tout répond à l'attente, et chacun des éléments fait face à sa fonction naturelle: l'action fait l'action, est à sa place d'action; la réaction fait la réaction, est à sa place de réaction; dans le mouvement russe, au contraire, tout est renversé: c'est l'action qui fait et qui se laisse faire la réaction, et c'est la réaction qui fournit l'action, initiale. De la réaction, des excès de la réaction naissent et viennent tant de mouvements qui se prétendent révolutionnaires, et ces mouvements qui se prétendent révolutionnaires ne fonctionnent que dans la mesure où tout de même il faut bien qu'ils répondent aux provocations réactionnaires, à des excès réactionnaires insupportables; ils font le retour perpétuel d'un mouvement perpétuel d'aller et de retour dont ce sont les réactionnaires qui font perpétuellement l'aller; ils font le perpétuel deuxième temps d'une vibration perpétuelle dont ce sont les réactionnaires qui font perpétuellement le premier temps, et, aujourd'hui, seulement le retour d'une immense oscillation perpétuelle.

C'est pour cela qu'il y a eu tant de fois où nous avons cru en France que ça y était, comme on dit en France; et ça n'y était pas du tout; dans des conditions pourtant où en France ça y eût été infailliblement; notamment après ce 22 janvier nouveau style.

Des excès de la réaction, des excès du despotisme, de l'excès du mal naît perpétuellement et sort et se meut l'agitation, et c'est cette agitation qui en imaginaire devient le mouvement révolutionnaire prétendu: nous avons donc ici obtenu la plus belle illustration que nous ayons jamais pu avoir des méthodes guesdistes; mais c'est justement par cette illustration que l'on voit que les méthodes guesdistes, elles-mêmes corruptions et malentendus des méthodes marxistes, sont tout le contraire de méthodes révolutionnaires.

Une méthode révolutionnaire au contraire est essentiellement positive; elle affirme; elle déclare; elle montre; elle est féconde; elle est toute rebondissante de force, toute pleine de sa force, et puise sa force en elle-même. C'est une des plus grandes erreurs des temps modernes, une des plus grossières, et par conséquent l'une des plus communément répandues, que de s'imaginer qu'une révolution est essentiellement corrosive, qu'une révolution est essentiellement une opération qui détruit. Une révolution est essentiellement au contraire une opération qui fonde.

Si l'on ne fait pas cette distinction nécessaire, cette reconnaissance indispensable, on n'entend, on ne reconnaît rien à tout le mouvement russe, à tout ce qui se passe actuellement en Russie; on n'entend rien notamment à la haine invétérée de Tolstoï pour les révolutionnaires professionnels; ces hommes qui à nous ne nous paraissent pas des véritables révolutionnaires, pour lui chrétien ils sont encore infiniment trop révolutionnaires, et il suffit de savoir lire un peu pour sentir, pour savoir quelle haine il a contre eux, quelle répulsion, quelle aversion il a d'eux.

Et faute de cette reconnaissance on n'entend rien, on ne reconnaît rien non plus à la situation du prêtre Gapone; ce serait évidemment commettre l'erreur la plus grossière, et par conséquent la plus communément répandue, que de se représenter le prêtre Gapone comme un chef, comme un meneur, comme un propagandiste révolutionnaire: il est un chef de chœur antique, un prêtre du Dieu vivant, un chef de supplication. De là vient qu'il ne s'est jamais entendu que momentanément et accidentellement avec les révolutionnaires, je veux dire avec ces révolutionnaires professionnels qui pourtant nous paraissent, à nous, si peu des révolutionnaires. Et l'on sait combien ce conducteur de tout un peuple de suppliants est le rival et au fond l'ennemi de tous ces révolutionnaires professionnels, et combien en retour il n'en est pas aimé; quel est aussi son ascendant sur tout son peuple, sur tout son ancien peuple d'anciens suppliants, même sur les ouvriers, et qu'il ne semble pas que les chefs démocrates ou socialistes ou révolutionnaires aient un ascendant comparable. Ce qui semblerait prouver que les troupes elles-mêmes, les foules, le peuple, sont un peuple de suppliants et non point un peuple de révolutionnaires.

Leur déclaration n'est point comme la nôtre une déclaration des droits, et la preuve, c'est que, quand ils veulent en faire une, ils copient servilement cette nôtre déclaration française universelle des droits de l'homme et du citoyen; leur véritable déclaration, celle qu'ils ne copient point, qu'ils n'ont pas besoin de copier, qu'ils n'ont pas copiée, dans Sophocle, c'est la déclaration de la misère et de la supplication de tout un peuple.

Ce qui nous empêchait de reconnaître dans cet immense mouvement et soulèvement de tout ce peuple ce qu'il était, une supplication, c'est qu'ayant assez mal fait nos études nous-mêmes, ayant lu étourdiment nos textes, nous nous imaginions naïvement, petits garçons des vieilles provinces françaises, et un peu grossièrement, que d'être un suppliant, c'était d'être quelqu'un d'extrêmement embêté, que de faire une supplication, c'était surtout avoir peur d'être battu, que c'était demander pardon, que c'était demander quelque chose que l'on aurait été bien content d'avoir. Mon Dieu, c'était cela; mais c'était aussi beaucoup plus. Voilà ce que c'est que de lire étourdiment ses auteurs. Nous ne pouvions pas savoir, alors, nous ne pouvions pas sentir, nous n'eussions même pas compris ce que cela eût voulu dire, que de dire que la supplication antique était une cérémonie rituelle, aussi réglée, aussi intérieure, que pouvait l'être le pèlerinage au moyen-âge.

[J'avais tort de déclarer dans un précédent cahier,—je crois que c'est dans ce même cahier d'Avenard,—que nous ne faisions rien pour le mouvement révolutionnaire en Russie; on vient d'inventer pour aider ce mouvement révolutionnaire quelque chose d'extrêmement nouveau: on va faire, on fait, on vient de faire un meeting. Je lis en effet dans le Socialiste, aujourd'hui Organe Central du Parti Socialiste (Section Française) de l'Internationale ouvrière: Parti Socialiste,—Section française de l'Internationale ouvrière,—Fédération de la Seine,—GRAND MEETING Pour la Lutte révolutionnaire en Russie,—le lundi 11 décembre 1905,—à huit heures et demie du soir,—Salle du Trianon, boulevard Rochechouart; orateurs: Jean Jaurès, Édouard Vaillant, Jean Allemane, Francis de Pressensé, Paul Lafargue, Marcel Sembat, Gustave Rouanet, Victor Dejeante, citoyenne Woynarowska, E. Roubanovitch, Dr Leiteisen, Dr Mok, Maximoff, Dr Effron; entrée: 30 centimes.

Parmi ces noms d'orateurs, autant que je connaisse le russe, il me semble que je reconnais des noms russes; il me serait très désagréable de prononcer, en des matières aussi délicates, des paroles qui seraient dures ou même simplement sévères; mais je plains ces Russes, je les plains sincèrement, ces Russes qui parlent, à Paris, dans un meeting, pendant que leurs camarades, pendant que leurs frères se font tuer, en Russie, combattent, réellement, pour la libération de leur peuple.

Je sais bien que l'on me dira qu'il faut bien, qu'il faut aussi à la révolution,—et d'autant plus à la révolution russe qu'elle est plus éloignée, plus isolée,—des journalistes, des ambassadeurs, qui communiquent les nouvelles, transmettent les indications, font part des avis, combattent sur place les calomnies que les ennemis réactionnaires ne manqueront jamais d'apporter. Je sais bien qu'en toute guerre diplomatique,—et il y a aussi une diplomatie des révolutions,—il faut des diplomates, et qu'on investisse des plénipotentiaires. Je sais qu'il faut des ambassadeurs à Paris, selon le meilleur mot que l'on ait fait sur le sionisme. Mais tout de même je regrette que le poste d'ambassadeur à Paris soit aussi demandé. Quand éclate une guerre militaire, il faut une intendance et des magasiniers: c'est une fonction, ce sont des fonctionnaires strictement indispensables. Je n'en plains pas moins celui qui, au lieu de répondre à l'appel sur la ligne de feu, se précipite dans l'intendance et dans le corps d'élite des magasiniers.

Parmi ces noms d'orateurs, autant que je connaisse un peu de français, il me semble que je reconnais des noms français. Un homme extraordinaire, qui à Paris lit encore l'Humanité ailleurs que dans les coupures du Matin, un être singulier, notre collaborateur M. Pierre Mille, du Temps, nous contait récemment dans ce dernier journal que Jaurès commence à s'apercevoir que l'empereur d'Allemagne n'est un apôtre ni de pacifisme, ni de socialisme, ni même de libéralisme, et qu'il n'est point un défenseur absolument irréductible des libertés nationales, politiques et sociales. Si Jaurès continue, et surtout si son intérêt politique l'y pousse un tant soit peu, il finira par découvrir des vérités premières.

Il y a aussi Hervé, socialiste unifié avec Jaurès, qui voulait, nous a-t-on dit, aller en Pologne, voler au secours des Polonais, et former toute une légion polonaise avec les collaborateurs du Mouvement Socialiste. Seulement il n'est point parti. Un homme qui bavarde au lieu d'agir est, par définition même, un parlementaire. Ce Hervé n'est pas un traître seulement. Il est un politicien, et même un politicien de l'espèce parlementaire.

Jaurès et son camarade unifié Hervé finiront peut-être par découvrir, surtout si leurs intérêts politiques les y poussent un tant soit peu, ils finiront peut-être par s'apercevoir que ce n'est point en Pologne que nous aurons à défendre les libertés polonaises, et toutes les libertés de tout le monde, mais tout simplement et tout tranquillement, si je puis dire, sur les bords de la Meuse. Ils finiront par découvrir ce que nous avons connu d'une saisie toute immédiate, parce que nous ne sommes pas des politiciens: que plus que jamais la France est l'asile et le champion de toute la liberté du monde, et que toute la liberté du monde se jouera aux rives de Meuse, aux défilés d'Argonne, ainsi qu'aux temps héroïques, à moins que ce ne soit aux rives de Sambre, ainsi qu'au temps d'une révolution réelle,—et veuillent les événements que ce soit Valmy ou Jemmapes,—ou à quelque coin de la forêt de Soignes,—et veuillent les événements, si ce doit être un Waterloo, que ce soit au moins un Waterloo retourné.

Jaurès et Hervé aujourd'hui nous opposeraient en vain que Bebel a parlé justifiant leur attitude. Le seul fait que Bebel a parlé avec un an de retard, un an plus tard qu'il ne devait, dans des circonstances, dans une situation générale et sous la menace d'événements où une minute avait son prix, le seul fait que Bebel a pu sensiblement se taire pendant toute une année montre assez combien cette intervention de Bebel est spontanée, intérieure, significative, efficace. Deuxièmement cette protestation de Bebel n'est qu'un discours de plus, un discours parlementaire de plus, et n'a aucune valeur que la valeur, si l'on peut dire, d'un discours politique parlementaire; en tout pays; en Allemagne moins que partout ailleurs; il n'arrêterait pas plus l'invasion de la menaçante catastrophe, si même il pouvait l'arrêter autant, qu'un discours de Jaurès en France n'arrêterait des événements véritablement graves. Enfin, dans le texte même des paroles sur qui s'est appuyé Jaurès dans la séance d'interpellations du vendredi 8, je retrouve cette bonne vieille duplicité de Bebel, cette éloquence allemande qui florissait dans les congrès internationaux.

«Écoutez un dernier avertissement», aurait dit Bebel, cité par Jaurès à la tribune française.—J'emprunte ce texte au Matin du lendemain matin samedi 9; mais c'est un texte marqué si nettement qu'il ne peut pas y avoir de variantes considérables.—«Écoutez un dernier avertissement. Jusqu'ici l'ouvrier allemand a défendu la patrie allemande, mais, si vous continuez à en faire une patrie de servitude, il se demandera s'il vaut la peine pour lui de défendre cette patrie.»

Telle n'est point, telle n'est nullement la question: la question est tout autre. Nous ne demandons point que Bebel fabrique, imite et importe en Allemagne un hervéisme allemand qui fasse le pendant de l'hervéisme français. Ce n'est point de l'opposition, du balancement de ces deux hervéismes que nous attendons un équilibre qui fasse le salut de toutes nos libertés, et de toutes les communes libertés de tout le monde.

Le hervéisme est essentiellement le sabotage, un sabotage, un cas particulier de sabotage appliqué aux relations, aux fonctions, aux opérations internationales. Hervé dit sensiblement: Parce que la France n'a pas donné instantanément aux ouvriers un mystique régime de béatitude économique, politique et sociale (duquel régime les ouvriers auraient obtenu depuis cinquante ans tout ce qui est humainement saisissable s'ils ne s'étaient point mis à la remorque des politiciens et si eux-mêmes ils ne s'étaient point faits profondément politiciens) pour la punir, dit sensiblement M. Hervé, pour la peine, comme disent les enfants geignards, nous attendrons que tout ce peuple soit sous le coup de la plus atroce et de la plus pesante invasion militaire, et alors nous nous mettrons à le fusiller dans le tas, histoire de prouver combien nous sommes des pacifistes.—Nous ne demandons nullement que Bebel étende aux socialistes allemands ce raisonnement ingénieux. Nous demandons au contraire, nous espérons que si par impossible un gouvernement césarien de réaction militaire français préparait, aussi ouvertement, exécutait une invasion militaire des provinces rhénanes pour écraser les libertés nationales, politiques et sociales des Allemands, nous espérons que les socialistes allemands se lèveraient comme un seul homme contre ceux de nos Français qui se feraient les complices de ce crime. Et ces Français ne seraient pas nous. Car contre ce crime nous serions les premiers à donner non seulement le précepte, mais l'exemple non seulement de la désertion, mais de l'insurrection et de la révolte. Et cette insurrection-ci ne serait autre que la traditionnelle insurrection révolutionnaire française. Mais tel n'est pas, tel n'est nullement le cas aujourd'hui. Nous ne demandons pas à Bebel de ne pas défendre son pays dans une hypothèse gratuite imaginaire opposée à l'hypothèse qui se présente réelle aujourd'hui. Nous lui demandons de ne pas attaquer, de ne pas contribuer à attaquer le nôtre dans l'hypothèse réelle qui se présente aujourd'hui. Nous ne lui demandons pas de ne pas s'opposer à un crime qui serait commis par des armées françaises. Nous lui demandons au contraire qu'il s'y oppose; de toutes ses forces et par tous les moyens. Mais pour cette fois et dans la réalité nous lui demandons que non seulement il ne participe point au crime que son empereur non seulement médite, mais prépare contre nous, mais qu'il s'y oppose de toutes ses forces et par tous les moyens. Comme nous nous y opposons, comme nous nous y opposerons nous-mêmes.

On embarbouille à plaisir ces questions, je veux dire ces demandes, ces interrogations si simples de la réalité en les altérant, en les transformant en cas logiques, voire mathématiques. Mais que deviendraient les charlatans politiciens parlementaires s'ils ne gagnaient pas leur pauvre vie en embarbouillant toutes les questions. Il ne s'agit point, aujourd'hui, de tous ces cas de prétendue conscience amphigouriques. Il s'agit d'un événement réel. Car il ne suffit plus de dire que nous sommes sous la menace militaire allemande. Il faut dire aujourd'hui que nous sommes sous la préparation militaire allemande. Et même il faut dire que nous sommes aujourd'hui sous la promesse ferme militaire allemande.

Cela étant, quand Bebel parle de la défense du pays allemand, je ne dirai pas qu'il fait le jeu de la politique impériale allemande, parce que ce serait pousser un peu loin le souci de l'exactitude, mais il adopte la version impériale allemande des événements actuels, mais il entre dans cette version. Qui est que ce serait l'Allemagne elle-même qui serait en danger d'invasion. Quand il répond que le peuple allemand finira par se demander s'il doit continuer à défendre le pays allemand, il suppose, il feint, il confirme que la demande à laquelle il est contraint de répondre ainsi est en effet la question de savoir si et comment les Allemands doivent défendre le pays allemand menacé. En un mot il parle de ce dont il ne s'agit pas, ce qui est le commencement des tactiques politiciennes dans tous les pays du monde. Car il n'y a jamais eu qu'un internationalisme réalisé. Et c'est celui du verbalisme politique parlementaire et des grosses malices politiques recousues de fil parlementaire dans tous les pays politiques parlementaires du monde.

Quand Bebel répond que les socialistes allemands finiront par être conduits à se demander s'ils continueront à défendre le pays allemand, il ne répond pas à la question, il imagine, il feint, il imite une question imaginaire opposée à la question réelle réellement posée. Ce qui est en cause réellement, ce n'est point la défense du pays allemand. C'est, ce qui est le contraire, la défense du pays français.

C'est abuser au delà des limites permises que d'imaginer un balancement exact où le gouvernement bourgeois français ferait symétriquement contrepoids au gouvernement impérial allemand et par suite où l'insurrection hervéiste française ferait un nécessaire contrepoids à une insurrection hervéiste allemande. Pour que ce raisonnement fût admissible, pour que cette imagination ne fût pas purement imaginaire, il faudrait que de part et d'autre les deux parties de cet équilibre imaginaire fussent égales elles-mêmes en toutes leurs parties sous-partielles, en toutes leurs subdivisions, ou que de part et d'autre les totaux au moins fussent égaux ou équivalents. Or nous sommes au contraire fort éloignés d'une égalité, et même d'une équivalence. Du côté gouvernemental, ou, pour ne point faire chevaucher deux jeux de comparaisons, une horizontale et une verticale, dans les régions gouvernementales toute la force militaire allemande est menace, promesse, préparation, offensive et offense; toute la force militaire française au contraire est menacée, défensive et défense; demandons seulement qu'elle aussi elle soit toute préparatoire. Dans les régions insurrectionnelles, toute insurrection française serait dangereuse,—pour la défense militaire,—parce que toute insurrection française serait sérieuse, parce que les Français, ou du moins certains Français, feraient l'insurrection, ou feraient de l'insurrection comme les Français font tout ou font de tout, sérieusement; il n'y a que les Français qui aient successivement pris au sérieux tant de théories contradictoires; et l'insurrection allemande au contraire serait une opération non réelle, à l'allemande, purement imaginaire, purement doctrinale, purement dogmatique, purement politique et parlementaire, nullement sérieuse, nullement dangereuse pour l'offense militaire; une supplication elle-même et non point une révolution. Car les Allemands aussi ne sont point révolutionnaires, les Allemands aussi sont supplicationnaires, plus lourdement que personne, et malgré toutes les apparences qu'ils veulent se donner, sous toutes ces apparences, la supplication comme nous l'avons définie est la forme que prennent chez eux toutes les revendications.

Ainsi ces deux inégalités, bien loin de s'opposer et de se compenser, s'ajoutent au contraire et s'alourdissent l'une l'autre. Du côté militaire allemand tout est offense; du côté militaire français tout est défense. Du côté insurrectionnel français, il y aurait, parmi les citoyens entraînés, quelques éléments, quelques hommes sérieux; du côté insurrectionnel allemand, rien de sérieux; c'est un peuple de soumis et d'obéissants, pour ne pas dire plus, un peuple de nuques basses et de discipline passive. Nullement un peuple révolutionnaire. Tout le contraire d'un peuple révolutionnaire.

Toute confrontation, toute comparaison entre l'ensemble de la situation française et l'ensemble de la situation allemande tombe donc; loin qu'il faille ajouter et comparer d'une part la force militaire française et d'autre part la force militaire allemande comme des grandeurs du même ordre, loin aussi qu'il faille ajouter et comparer d'une part la tentative insurrectionnelle française et d'autre part la tentative insurrectionnelle allemande comme des grandeurs du même ordre, au contraire, dans ce conflit réel de deux puissances antagonistes, et non pas de quatre,—car on ne peut pas se battre à quatre, on ne peut pas se battre quatre à la fois, c'est-à-dire chacun contre tous les trois autres, et de la vieille chanson:

Ils étaient quatre

Qui voulaient se battre,

les grammates auraient tort de lire le texte en ce sens que l'on peut se battre quatre à la fois,—dans ce conflit venu c'est la tentative insurrectionnelle française qui devient un appoint et qui doit se comparer comme une grandeur du même ordre et s'ajouter à la force militaire allemande, et c'est la force militaire française qui devient le principal et qui doit se comparer comme une grandeur du même ordre et s'ajouter à la supposée tentative insurrectionnelle allemande.

Loin que ce soit, comme un agité l'a dit, le soldat français qui fasse la même chose que le soldat allemand, et loin que ce soit le déserteur insurrectionnel français qui fasse la même chose que l'hypothétique déserteur insurrectionnel allemand, au contraire, dans ce débat réel, dans ce double conflit, qui ne peut absolument pas être un conflit quadruple, c'est l'insurgé français qui fait la même chose que le soldat allemand, et c'est le soldat français qui fait la même chose que le supposé insurgé allemand.

Dans l'histoire du monde, dans un tel conflit un soldat, un réserviste, un citoyen français qui rejoint fait exactement la même chose que ferait un Allemand qui se révolterait, avec cette diminution d'effet qu'il est moins efficace, opérant dans une armée ennemie à l'armée allemande; et tout citoyen français qui ferait une insurrection ferait la même chose que fait un Allemand qui rejoint, avec cette aggravation infinie qu'il est infiniment plus dangereux, parce qu'il est un traître, techniquement, c'est-à-dire parce qu'il opère derrière une armée et dans une cité dont il avait jusqu'à cette date joui comme citoyen.]

[Parlementarisme de Jaurès et parlementarisme de Hervé. Parlementarisme de Bebel. Parlementarisme des réfugiés russes. Quand on voit des réfugiés russes demeurant à Paris aller bavarder dans des meetings français, comme on reconnaît qu'il y a encore de beaux jours pour le parlementarisme en tous pays, et que s'il est permis d'espérer que la Russie échappera prochainement à la domination tsariste, de même on ne voit pas qu'il soit permis d'espérer qu'elle soit près d'échapper aux dominations parlementaires.]

[Quel contraste entre ce bruit de bavardage des meetings et ce grand silence que nous avons eu pendant plus d'une semaine de tout ce qui se passait de réel dans cet immense empire. Quel contraste: Nous avons les oreilles pleines de tout le bruit de ceux qui n'agissent pas. Et de tous ces immenses peuples qui agissent et qui souffrent, de tous ces immenses peuples qui travaillent et qui meurent, pendant une semaine et plus nous n'avons entendu rien. Une simple grève des agents russes des postes et des télégraphes, et, je pense, des célèbres sous-agents, avait suffi à nous replonger dans des conditions séculaires d'existence, et dans des conditions de connaissance que tout le monde croyait définitivement abolies. C'est une idée chère au monde moderne que les perfectionnements obtenus, notamment dans l'ordre des moyens de communication, par l'application de la science à l'industrie, et plus généralement par l'application de l'industrie à la science ont donné des résultats acquis, indéplaçables, irrémissiblement inamovibles. Je crois au contraire que de grandes commotions n'auraient pas beaucoup à faire pour nous replonger dans des conditions de vie antiques, et que presque instantanément elles replongeraient des parties considérables de l'humanité, sinon l'humanité tout entière, dans des conditions d'existence et de connaissance que l'on croyait irrévocablement dépassées. Eydtkuhnen est à notre porte, mais il y a eu immédiatement derrière Eydtkuhnen une barrière telle qu'au-delà, qu'immédiatement à cette barrière commençait un silence plus silencieux que les silences du moyen-âge et de l'antiquité, un silence total et parfaitement réalisé, sans infiltrations, sans pèlerinages ni odyssées. Ce silence n'a duré que quelques jours, mais pendant les quelques jours qu'il a duré, nous étions autant ignorants de ce qui se passait dans ces pays que nos pères l'étaient au temps de la Horde d'Or, et plus ignorants qu'ils ne l'étaient par le ministère des croisades. Et aujourd'hui même que les communications ont été rétablies partiellement, aujourd'hui que des courriers de voitures et de trains de chemins de fer ont partiellement remplacé le télégraphe de Saint-Pétersbourg à Eydtkuhnen, ce que nous apprenons, c'est que pour les Russes mêmes, pour la capitale officielle de la Russie, des provinces entières, des provinces considérables, des provinces plus grandes que cette France même et que l'autre Allemagne sont depuis plusieurs mois ensevelies dans un total silence. Comme les psychologues ont raison de nous dire que nous entendons le silence: nous avons encore dans les oreilles la mémoire et le son de ce silence-là. Et nous l'avons entendu aussi comme un avertissement.]

Porché me pardonnera: je n'ai pas pu résister au désir enfantin de mettre du grec dans ce cahier. J'ai voulu me payer de corriger des épreuves de grec. Je me suis bien rendu compte que sans ce coup de force cela ne me serait jamais donné sans doute. J'ai voulu copier du grec pour les imprimeurs. Le poète de à chaque jour comprendra mieux que personne ce sentiment qui dans les difficultés de l'action d'un certain âge, dans les labeurs de la maturité, nous pousse à revivre artificiellement certains des anciens jours, quelques-uns des jours passés, particulièrement chers, particulièrement élus, nous poussant à recommencer les exercices, quelques, certains exercices de nos premiers apprentissages. Vainement. Je me suis aperçu, à l'essai, que ma main de barbare était redevenue lourde. Ma lecture même était redevenue lourde. Et regardant les deux feuilles tirées de ce cahier je m'aperçois, trop tard, que page 49 j'ai laissé passer Δίος accentué sur le ί, au lieu de Διός, comme si ce n'était pas une hérésie de ne pas accentuer sur la finale un génitif ou un datif de nominatif monosyllabique. Enfin consolons-nous sur ce que le dictionnaire donne Δίος en éolien. Phénomène singulier, le sens était demeuré beaucoup plus entier dans ma mémoire, beaucoup plus intact et beaucoup plus frais, comme s'il fût antérieur au texte et en nous encore plus profond. L'enseignement de culture que nous avons reçu dans certaines écoles se perd vite aux grossièretés de la vie moderne. J'ai copié d'une main gauche. Tout uniment, trop tranquillement, trop innocemment j'ai copié dans ma vieille édition scolaire, dans mon vieux Tournier des familles. Cela doit être très mal porté, aujourd'hui, de copier un texte grec dans une édition de Tournier. On a dû inventer, depuis, des éditions beaucoup plus savantes. Le temps n'est plus, le temps ne reviendra jamais où nous faisions pour nos bons maîtres, en thèmes, ces admirables manuscriptions moulées du grec. Ce grec de nos thèmes n'était pas toujours du bon grec. Et quelquefois même il n'était pas du grec du tout. C'est du moins ce que disaient nos maîtres, et ensuite ce qu'ils écrivaient sous forme de notes quelquefois sévères. Ils avaient évidemment raison. Et quand même ils n'auraient pas eu raison, ils auraient eu raison tout de même. Car les anciens Grecs ne revenaient point pour nous départager. Mais les écritures étaient déjà belles et moulées comme les typographies de nos éditions ultérieures. Et ces écritures admirables relevaient un peu nos moyennes. Car nos maîtres étaient des hommes. Et ces écritures moulées reposaient un peu les regards de celui qui les corrigeait. Elles défronçaient les fronts soucieux et plissés; elles reposaient un peu les pauvres yeux dévoués, fatigués professionnellement. Souveraines contre la migraine. Manuscriptions antinévralgiques. Et elles faisaient plaisir à voir. Et leurs yeux fatigués, se fatiguant moins, inclinaient leurs âmes à l'indulgence. Et le grec, avec raison, leur paraissait meilleur. Et peut-être, en réalité, en était-il meilleur.

Porché me pardonnera. Je n'ai pas pu résister à la tentation. Comment, écrivain, résister à la tentation de se remettre à la rude et salubre, et salutaire école de la traduction. Écrivain français, comment résister à la tentation de se remettre à cet admirable grec aïeul. Je n'ai pas pu résister au désir enfantin,—mettons au désir filial,—de traduire le plus beau lever,—ou baisser,—de rideau qu'il y ait jamais eu depuis qu'il y a un théâtre au monde et que dans le monde il y a des spectateurs. Combien ne faut-il pas que la misère et plus particulièrement le malheur, défini comme la non réussite de l'événement, soient essentiels à l'humanité pour qu'en plein âge moderne un écho de la lamentation antique et de la supplication grecque retentisse aussi fidèle après un écartement de plus de vingt-deux siècles écoulés, ou si l'on va dans le sens contraire, pour que la lamentation contemporaine et pour que cette supplication du 22 janvier nouveau style ait reçu il y a plus de vingt-deux siècles sa formule même, son rite, je dirai son rythme, et son schème essentiel. Et quel ne faut-il pas qu'ait été le génie de ce Sophocle, d'avoir si exactement donné, il y a plus de vingt-deux siècles, la formule de la supplication antique au seuil de sa tragédie, et si purement, que cette formule, après un écartement de plus de vingt-deux siècles à venir, devînt la formule même et fît le rite essentiel d'une supplication dont l'événement nous est contemporain. Quel effrayant et presque mystérieux retentissement à distance. Quelles effrayantes identités humaines. Sous tant d'apparences de transformations. On est prié de recevoir ma version grecque d'aujourd'hui comme un exercice pieux et elle aussi comme un—modeste—ressouvenir, d'ancien élève. Je la placerai sous l'invocation de la mémoire que nous avons gardée de l'un des hommes à qui nous devons le plus, sous l'invocation de notre regretté maître, de l'un, entre tous, de nos regrettés maîtres, de celui que tous ensemble nous nommions familièrement et affectueusement le père Edet. Pater Aedeas, comme disaient les nouveaux, qui voulaient faire les malins. Quoi qu'en ait prétendu un jour notre camarade Larby, c'est un des hommes à qui les hommes de ma génération doivent le plus. Il était tout cœur et toute bonté. Sa grosse voix grondante paternelle écumait de bonté. Sa voix trempée d'attendrissement un peu lourd et profond, sa voix bourrée de bourrades bonnes enseignait cette justesse qui est inséparable de la justice. A tous ceux, petits élèves, qui eurent l'honneur et le bonheur de recevoir ses leçons, à Lakanal, à Henri IV, en Sorbonne, il enseignait cette probité intellectuelle qui entraîne infailliblement la probité morale. C'est lui qui aimait mieux un bon contre-sens qu'un douteux faux-sens. C'est-à-dire un beau contre-sens, hardi, franc du collier, bien dessiné, bien découplé. Mais bien délimité aussi. Plutôt qu'un de ces douteux à côté entre-deux bissecteurs qui ménagent également le bon sens et le mauvais. Qui sont une trahison perpétuelle du texte, et qui décèlent toujours chez leur auteur un double et louche et fourbe caractère faux fuyant. Ce n'est pas lui qui se contentait d'un à peu près. Sans morgue et sans aucun système,—comme tant d'autres, systématiques, et qui vous feraient un système rien que pour être, simplement, un honnête homme,—il enseignait inlassablement la probité, la lenteur, l'exactitude, l'attention, la précaution, le serré du texte, et de ne point confondre l'irréel avec le potentiel, et de ne point emmêler ensemble tous les paragraphes du Riemann et Goelzer. J'avais encore le son de sa voix dans la mémoire quand poursuivant aujourd'hui ma version grecque je fus amené à traduire enfin que Œdipe serait un mauvais, de ne pas faire tout ce que le dieu manifeste. Qui ne se rappelle encore et qui n'entend comme il prononçait un mauvais, en allongeant et en aggravant le au en ô: un môvais. Un môvais, c'était indistinctement et aussi sincèrement Œdipe qui désobéirait aux dieux que celui qui lui mettait Romanibus dans un thème latin. Romanibus était l'abomination de la désolation. Monsieur Gibout, vous m'avez encore mis Romanibus.

Pauvres nouveaux, qui faisaient les malins. C'est encore lui qui leur enseignait ce que c'est qu'une édition, des éditeurs. Frais débarqués à Lakanal, pauvres petits garçons des provinces départementales françaises, les plus avancés d'entre nous débarquaient distinguant à peine d'un libraire, qui vend des livres, un éditeur, qui en sort, qui en fabrique. Ils disaient naïvement et couramment l'édition Hachette ou l'édition Colin. Quand encore ils regardaient à ces différences et connaissaient ces premières éditions mêmes: heureux encore ceux qui avaient de tels soucis. Et ils croyaient avoir tout dit quand ils avaient distingué une édition française d'une autre édition française. Et c'est à peine si les plus dévergondés osaient aller jusqu'à parler de Teubner et de Tauchnitz. Et quand ils avaient prononcé l'un ou l'autre de ces deux noms, ils reculaient d'effroi devant leur propre audace. Et ils croyaient qu'ils avaient passé les limites honnêtement permises de la science humaine, parce qu'ils avaient prononcé l'un de ces deux noms allemands. Alors intervenait doucement ce père Édet,—car Aedeas est lui-même un affreux barbarisme,—et il nous enseignait paternellement, sans ironie, sans orgueil de son ancien savoir, comme on enseigne aux conscrits dans les casernes quelques vérités par trop élémentaires paternellement il nous enseignait qu'un éditeur ce n'est pas un commerçant qui fabrique un livre ou qui le fait fabriquer, mais que c'est un savant qui établit un texte; paternellement il nous enseignait tout le doux mépris paterne que l'on doit avoir pour ces commerçants qui s'enrichissent ou qui sont censés s'enrichir ou qui font semblant de s'enrichir en vendant du grec, et tout l'immense respect que l'on doit avoir, au contraire, toute l'admiration pour les professeurs et pour les savants qui établissent des textes; le premier il nous fit discrètement comprendre que les éditeurs allemands étaient encore beaucoup plus forts que les éditeurs français; le premier il fit qu'au bout de très peu de temps nous prononcions comme père et mère et d'un air entendu ces phrases innocentes: Nous lisons dans Witzschel; ou: Je trouve dans Stallbaum; ou enfin: Weise donne. Donne était sur tout éloquent, donne en disait long. Weise donne παλαιός, mais Untermensch ne donne que πάλιν. Et c'était toute une affaire. En moins d'un mois nous avions appris à sourire fraternellement, comme des frères aînés, quand un nouveau nouveau, ignorant les distinctions nécessaires, impromptu recommençait à nous parler de l'édition Hachette.

Il était de ces anciens universitaires et de ces universitaires anciens qui avaient une telle idée de la justesse qu'indissolublement et sans le faire exprès et même en ayant quelquefois l'apparence du contraire, ils enseignaient indissolublement toute la justice. Note distinctive: ils n'étaient pas conseillers municipaux ni même adjoints des villes où ils opéraient.—Je ne dis pas cela pour Litalien, qui mérite une entière estime. Je le dis pour beaucoup d'autres.

Comme cette race n'est plus,—nous en avons vu les derniers exemplaires, et c'est à peine si nos jeunes gens en ont aperçu,—ainsi ce temps n'est plus, et ne sera sans doute plus jamais. Ce ne serait rien, et je m'en consolerais aisément. L'homme se consolerait aisément de vieillir, et de passer, et de disparaître, puisque telle est sa nature, et que telle est sa destinée s'il avait au moins cette consolation que les générations passent et que l'humanité demeure.

Nous n'avons malheureusement plus cette consolation même; et même nous avons la certitude contraire que l'humanité ne demeure pas. Les générations passent, et l'humanité ne passe pas moins. L'humanité grecque meurt aujourd'hui sous nos yeux. Ce que n'avaient pu obtenir les invasions ni les pénétrations d'aucuns barbares, ce que n'avaient pu obtenir les persécutions d'aucuns barbares chrétiens, ni les émeutes sourdement concertées et sournoisement grossières et meurtrières des sales moines grossiers de la Thébaïde, ce que n'avait pas obtenu le temps même, infatigable démolisseur, le passager triomphe de quelques démagogies politiciennes est en train de l'effectuer sous nos yeux.

Aujourd'hui: ce soir, à huit heures et demie, comme le disent les affiches, comme le crient les crieurs de théâtre: ce soir, à huit heures et demie, sur le théâtre du monde moderne, IRRÉVOCABLEMENT suprême représentation, au réel, du drame d'Hypatie. Les sales moines grossiers sortis de la Thébaïde comme un troupeau de nuit de chiens maigres n'avaient assassiné que le corps. Ce que n'avaient obtenu aucuns barbares ni le Temps complice de toutes les démolitions, une méprisable compagnie de politiciens modernes l'a joué sous nos yeux, et a gagné la partie. Ce que n'avaient obtenu aucuns barbares ni le Temps barbare, une toute petite compagnie de politiciens modernes, sans effort, sans débat, sans bataille, vient de l'effectuer sous nos yeux. Une fois de plus il a été donné à une petite troupe de petits malfaiteurs d'obtenir, d'exécuter, d'effectuer ce que des troupes immenses de grands malfaiteurs n'avaient point obtenu.

Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu,

Recevoir un affront et demeurer vaincu.

Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade,

Ce que n'a pu jamais Aragon ni Grenade,

Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,

Le comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux.

Il est très fréquent dans l'histoire que de très petites compagnies de petites gens de bien réussissent à faire ce qui a été refusé à de grandes compagnies de grands hommes de bien. Et naturellement il est encore beaucoup plus fréquent que de très petites compagnies de petites gens de mal réussissent à faire ce que de très grandes compagnies de criminels n'avaient point obtenu. De grandes et de fortes humanités se sont battues pendant des siècles pour et contre la culture grecque, c'est-à-dire pour et contre une des cultures essentielles de l'humanité. Un immense effort a été donné pour l'oppression, pour l'ensevelissement, pour l'anéantissement de la culture antique. Un respectable effort de conservation, de continuation a été fait par un certain nombre de chrétiens. Un admirable effort de restitution a été fait par les hommes de la Renaissance. Et nos grands Français du dix-septième siècle, et même ceux du dix-huitième, et même ceux du dix-neuvième siècle avaient maintenu les résultats de cette renaissance. Les grands républicains,—je ne parle évidemment pas de ceux d'aujourd'hui,—les républicains de la première, de la deuxième, et du commencement de la troisième république avaient vu très nettement combien il importait au maintien de l'esprit public sous un gouvernement républicain que les humanités fussent premières maintenues.

C'est un phénomène très fréquent dans l'histoire de l'humanité. Pendant des siècles de grandes humanités se battent pour et contre une grande cause. Et puis tout passe. Et puis, un jour, pendant que l'humanité a le dos tourné, une petite bande de malandrins arrive, détrousseurs de cadavres, chacals et moins que chacals, et on s'aperçoit le lendemain que la dite grande cause a été étranglée dans la nuit.

C'est ce qui vient de nous arriver dans le monde moderne avec le grec. Par une simple altération, par une simple prétendue réforme des programmes de l'enseignement secondaire français, par le triomphe passager de quelques maniaques modernistes et scientistes français, généralement radicaux, quelques-uns socialistes professionnels, toute une culture, tout un monde, une des quatre cultures qui aient fait le monde moderne,—il est vrai que ce n'est pas ce qu'elles ont fait de mieux,—disparaît tout tranquillement et tout posément sous nos yeux de la face du monde et de la vie de l'humanité. Sous nos yeux, par nos soins disparaît la mémoire de la plus belle humanité. Et en deuxième ligne, au deuxième degré, sous nos yeux, par nos soins, périt tout l'effort des humanistes et des hommes de la Renaissance. Tout cet admirable seizième siècle aura fermenté et restitué en vain.

C'est une perte qui sera sans doute irréparable. Car nous savons par l'histoire de l'humanité qu'en matière de culture on sait bien quand on perd, et ce que l'on perd, mais on ne sait pas quand on retrouve, ni ce que l'on retrouve. Le triomphe des démagogies est passager. Mais les ruines sont éternelles. On ne retrouve jamais tout. En pareille matière il est beaucoup plus facile de perdre que de retrouver.

On nous dit en vain que le grec s'est réfugié dans l'enseignement supérieur, qu'il demeure entier dans quelques chaires et dans quelques bibliothèques. C'est ici la plus grande stupidité que l'on ait dite dans les temps modernes, où pourtant on ne s'est pas privé de dire des stupidités. C'est comme si l'on disait que les anciens Égyptiens vivent et revivent dans les momies des sarcophages des salles basses du Louvre. Comme j'espère le démontrer dans la thèse que je prépare depuis plusieurs années de la situation faite à l'histoire et à la sociologie dans les temps modernes, il y a un abîme pour une culture, pour une histoire, pour une vie passée dans l'histoire de l'humanité, pour une humanité enfin, entre figurer à son rang linéaire dans la mémoire et dans l'enseignement de quelques savants et dans quelques catalogues de bibliothèques, et s'incorporer au contraire, par des études secondaires, par des humanités, dans tout le corps pensant et vivant, dans tout le corps sentant de tout un peuple, de tout le peuple, dans tout le corps des artistes, des philosophes, des poètes, des écrivains, des savants, des hommes d'action, de tous les hommes cultivés, des critiques mêmes et des historiens, de tous les hommes de goût, de tous les hommes de sens, de tous les hommes de droiture et de fécondité, de tous ces hommes en un mot qui formaient un peuple cultivé dans le peuple, dans un peuple plus large. Ce sont deux existences qui ne sont pas du même ordre. L'existence dans le corps des producteurs de tout un peuple est une existence de vie. L'existence dans les rayons, sur les rayons de quelques bibliothèques est une existence de mort. Surtout étant donné ce que sont les bibliothèques modernes. Un poète qui gisait manuscrit, ignoré, incompris, non lu non lisible en quelque monastère perdu n'était lui-même ni un poète perdu ni un poète mort. Quelque moine pieux, méritant notre éternelle reconnaissance, pouvait le soigner, le conserver, le recopier, nous le transmettre enfin. Il n'était donc pas mort. Il vivait donc pour la vie à venir de l'humanité. Un poète, connu, compris, classé, catalogué, qui gît imprimé aux rayons de cette stérile Bibliothèque de l'École Normale et qui ne serait point quelque autre part, qui ne serait point couvé dans quelque cœur, est un poète mort.


LOUIS DE GONZAGUE


LOUIS DE GONZAGUE

Avec les bons souhaits des cahiers pour cette nouvelle année de travail: c'est en ces termes que je m'étais permis de souhaiter la bonne année aux abonnés des cahiers dans le cahier de René Salomé, rappelé ci-dessus, monsieur Matou et les circonstances de sa vie, huitième cahier, premier janvier de la quatrième série, un cahier blanc de 96 pages, bon à tirer du samedi 27, fini d'imprimer du mardi 30 décembre 1902, deux francs. Avec les bons souhaits des cahiers pour cette année nouvelle, c'est tout ce que nous pouvons nous permettre de souhaiter aujourd'hui, car nous ne savons pas si cette année nouvelle sera une année de travail.

Du temps de Salomé, pour l'année 1903, il ne s'agissait peut-être que de travail. Aujourd'hui, et pour cette année 1906, nous ne savons absolument pas s'il s'agira de travail ou s'il ne s'agira point de quelque fortune inaccoutumée.

Avec les bons souhaits des cahiers pour cette nouvelle année de travail, c'est ainsi que je m'étais permis de souhaiter la bonne année pour l'année 1903. Je crois bien que depuis d'année en année j'avais négligé de renouveler cette salutation, qui fût devenue annuellement comme une formalité officielle, une sorte d'abonnement à la salutation. Aujourd'hui hâtons-nous de recommencer. Car il faut aujourd'hui recommencer à nous souhaiter la bonne année.

La bonne année; il en est de ces vieilles habitudes sociales comme des sentiments et des passions de la nature: on croit les connaître tous, et tout d'un coup on s'aperçoit que voilà qu'on n'en connaissait rien du tout; la bonne année, vieille habitude désuète, naïve, inoffensive, et que l'on croyait bonne enfant. Et tout d'un coup voilà que l'on s'aperçoit que tout à l'heure, quand nos petits enfants viendront nativement nous souhaiter la bonne année, cette habitude amusée, mais cette habitude usée, dans l'ignorance totale où nous sommes de ce que nous serons dans un an, et d'abord si nous serons, cette habitude que l'on croyait épuisée prendra tout-à-coup une fraîcheur et un sens inattendu. En vérité nul ne supposait que cette habitude pût jamais redevenir une non habitude; nul ne s'imaginait que cette habitude redeviendrait un jour une nouveauté, une innovation, un acte nouveau et premier, un point d'origine et de commencement de série; et quand nos petits enfants parleront tout à l'heure, et comme eux tant de grandes personnes, ils diront des paroles que littéralement ils ne comprendront pas, ils parleront un langage qu'ils ne sauront pas, ils auront le don de prophétie, ou encore ils seront comme ces messagers de l'antiquité qui portaient un message, qui le faisaient tenir, qui le prononçaient, et qui ne savaient nullement ni ce qu'ils avaient dit, ni ce qu'ils avaient apporté. Ils ont une langue et des lèvres, et ils n'entendent point.

Nous au contraire, nous qui savons, quand tout à l'heure nous nous souhaiterons la bonne année, nous nous la souhaiterons rituellement, nous ne dirons pas un mot de plus, mais demi-souriants nous ferons les avantageux, parce que prononçant des paroles rituelles et modestes nous saurons que nous signifions, que nous portons infiniment au delà de nos propres paroles.

Souhaitons-nous comme nos pères la bonne année; au commencement de cette année de fortune ou de fatalité, amis souhaitons-nous une bonne année. Si nous étions des anciens, nous pourrions nous réduire à nous souhaiter que cette année 1906, aujourd'hui commençante, soit une année heureuse. Mais puisque nous sommes des modernes, issus des quatre disciplines, hébraïque, hellénique, chrétienne, et française, ayons au moins les vertus de nos vices. N'oublions pas que l'humanité n'a point connu seulement Platon, qu'elle n'a point connu seulement ce plus grand philosophe de l'antiquité, mais qu'elle a connu aussi les grands philosophes modernes, Descartes, Kant, Bergson.

Héritiers, autant que nous le pouvons, de la culture antique, autant et même un peu plus que nous n'en sommes dignes, souhaitons-nous que cette année soit une année heureuse et qui nous réussisse, mais souhaitons-le-nous sans aucun orgueil, sans aucune présomption, sans aucune anticipation; sans aucune usurpation; c'est-à-dire croyons que la fortune et que le bonheur considéré comme la réussite de l'événement est un élément capital de toute vie, et ne méprisons point la réussite, ni cette réussite qui se nomme la paix et le maintien de la paix, ni cette réussite qui se nomme la victoire; mais souhaitons-la-nous de telle sorte et dans un langage tel que nous n'attirions sur nos têtes ni la jalousie des dieux ni la vengeance de la fatalité; ne faisons point comme l'autre qui brave.

Héritiers autant que nous le pouvons, autant que nous le voulons, et quelquefois même un peu plus, de la discipline hébraïque, héritiers des Juifs anciens, cohéritier des Juifs anciens avec les Juifs modernes, au moins avec certains d'entre eux, ami de certains Juifs nouveaux, particulièrement qualifiés, des plus nobles, des plus dévoués, des plus dignes de leur éternité terrestre et de leur incomparable race,—commensaux des Juifs, c'est-à-dire aujourd'hui mangeant à la table de la même cité,—de la discipline hébraïque, des anciens et des nouveaux Juifs recevons cet enseignement que le salut temporel de l'humanité a un prix infini, que la survivance d'une race, que la survivance terrestre et temporelle d'une race, que la survivance infatigable et linéaire d'une race à travers toutes les vagues de tous les âges, que le maintien d'une race est une œuvre, une opération d'un prix infini, que l'immortalité terrestre et temporelle d'une race élue, quand même ce serait une race humaine simplement, et surtout quand c'est une race comme cette race la seule visiblement élue de toutes les races modernes, la race française, que ce maintien et que cette immortalité est un objet, une proposition d'un prix infini, qui paie tous les sacrifices. Et je place ce paragraphe sous l'invocation de la mémoire que nous avons gardée du grand Bernard-Lazare.

Héritiers autant que nous le pouvons et plus que nous ne le méritons de la discipline antique, des anciens recevons cet enseignement que nous sommes des citoyens, que la cité a une valeur propre, une valeur en elle-même, une valeur éminente, qu'elle est une institution, une proposition d'un prix parfait, que la survivance et que la conservation, que l'immortalité poussée toujours plus loin de la cité est une œuvre, une opération qui est elle-même d'un prix parfait.

Héritiers des chrétiens, nos pères, de Pascal recevons cet enseignement que le salut éternel est d'un prix infiniment infini; c'est-à-dire que dans le même temps que nous ferons tout ce qui nous sera possible humainement pour assurer la perpétuité, la survivance de cette race et la conservation de cette cité, nous nous garderons scrupuleusement de rien commettre qui soit attentatoire, nous rappelant que tout ce qui tient à la sainteté est d'un ordre infiniment supérieur; la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

Platoniciens nous saurons toute notre cité, kantiens nous saurons tout notre devoir. Platoniciens, ou héritiers des anciens platoniciens, nous saurons toute notre République et nous saurons toutes nos lois. Kantiens ou héritiers des—nouveaux—kantiens, nous saurons toutes nos obligations morales. Mais nous demanderons aux anciens que ces obligations morales demeurent belles, nous demanderons aux chrétiens que ces obligations morales demeurent saintes, demeurant charitables, aux messianiques nous demanderons qu'elles demeurent ardentes, aux cartésiens nous demanderons qu'elles demeurent distinctes et claires, aux bergsoniens nous demanderons qu'elles demeurent profondes, intérieures et vivantes, mouvantes et réelles.

Et réciproquement aux kantiens nous emprunterons que la cité soit morale, que la République demeure morale, que l'action, que l'idée, que la race, que la sainteté même et la charité, que la vie, l'intérieur et la profondeur, que le mouvement et la réalité demeure humainement et absolument morale.

Français, héritier de nos pères, à celui qui fit les guerres d'Allemagne, à tant de Français qui firent la guerre et qui plusieurs fois combattirent et chacun une fois moururent pour la liberté du monde nous demanderons cette forme de courage si particulière et si éminente que l'historien sera contraint de nommer le courage français, ce courage essentiellement fait de calme et de clarté, de non épatement, ce courage classique, essentiellement fait de non romantisme.

J'étais alors en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies m'avait appelé; et, comme je retournais du couronnement de l'empereur vers l'armée, le commencement de l'hiver m'arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j'avais tout le loisir de m'entretenir de mes pensées.

Ce courage qui ne consiste ni à ignorer ni à mépriser,—mépriser, c'est-à-dire ne pas tenir compte du prix, mal estimer le prix,—mais à savoir très exactement, et très exactement à n'avoir point peur et à continuer très exactement. Et à cette seule fin que nous ne soyons pas exposés à la tentation de l'orgueil national, ce n'est point dans la vie d'un Français que nous trouverons un symbole éminent et parfait de ce courage français, mais c'est dans la vie d'un saint qui avait, je pense, plus de l'Allemand ou de l'Italien du Nord et même du Sud ou de l'Espagnol que du Français qu'il nous faut le chercher et qu'exactement nous le trouverons, et que nous en trouverons la formule même.

Un étranger s'étonnerait qu'étant sous le coup de cette menace et le sachant parfaitement nous continuions à publier des poèmes, des proses, des œuvres:

Louis de Gonzague, on conte que saint Louis de Gonzague étant novice, pendant une récréation ses camarades, ou ses compagnons,—je ne sais pas comme il faut dire,—s'amusèrent,—mettons, pour me plaire, qu'ils jouaient à la balle au chasseur,—s'amusèrent tout à coup à se poser cette question, qui doit faire le fond d'une plaisanterie traditionnelle de séminaire. Ils se posèrent donc tout à coup cette question, qui fait, si l'on veut, un jeu de société, mais qui est, quand même on ne le voudrait pas, une interrogation formidable. Ils se dirent, entre eux, tout à coup, ils se demandèrent mutuellement: «Si nous apprenions tout d'un coup, en ce moment même, que le jugement dernier aura lieu dans vingt-cinq minutes, il est onze heures dix-sept, l'horloge est là, qu'est-ce que vous feriez?» Ils ne parlaient peut-être point aussi bref, et sans doute ils parlaient un peu plus comme des moines et comme des catholiques, mais enfin le sens était le même. Alors les uns imaginaient des exercices, les uns imaginaient des prières, les uns imaginaient des macérations, tous couraient au tribunal de la pénitence, les uns se recommandaient à notre Dame, et les uns en outre se recommandaient à leur saint patron. Louis de Gonzague dit: Je continuerais à jouer à la balle au chasseur.

Ne me demandez pas si cette histoire est authentique. Il me suffit qu'elle soit une des histoires les plus admirables du monde. Je serais bien embarrassé de vous donner la référence. On peut donner des références pour du Hugo. Pour les saints c'est beaucoup plus difficile. C'est une histoire qui est vulgaire chez les catholiques. Elle court les catéchismes. Parlez-en à un catholique. Son premier mouvement sera de vous rire au nez. Parbleu, si je la connais, votre histoire. D'ailleurs il n'en mesure point l'immense amplitude, comme le paysan ne sent pas l'odeur de la terre, parce qu'il y est habitué. Son deuxième mouvement, surtout s'il est un peu un catholique savant, comme il y en a tant aujourd'hui, sera d'avoir un peu honte et de vous dire, négligemment et sur un certain ton qu'ils ont pris afin d'imiter la Sorbonne: D'ailleurs c'est une anecdocte qui est attribuée à plusieurs autres saints. Les catholiques sont à battre avec un grand bâton, quand ils se mettent à parler sur un certain ton scientifique de leurs admirables légendes, afin de se mettre, de se hisser, à la hauteur de deux philologues traitant de trois versions d'un même épisode homérique. Son troisième mouvement est de courir chercher dans les textes et de vous rapporter enfin qu'il n'y a trouvé aucune trace de cette légende.

Ce troisième mouvement est le plus décidément le mauvais.

Je ne suis pas comme lui, moi. J'affirme que cette histoire est authentique, et cela me suffit, parce qu'elle est une des histoires les plus admirables que je connaisse. Moi aussi je pourrais vous dire qu'elle me paraît dépasser de beaucoup ce petit saint assez niais qui me paraît avoir été un des plus fréquents exemplaires, un des plus communs échantillons du petit saint jésuite. Mais c'est l'avantage des saints sur nous autres hommes qu'ils ont des paroles qui les dépassent infiniment, qui viennent d'ailleurs, qui ne viennent point d'eux, qui viennent de leur sainteté, non point d'eux-mêmes.

Il ne s'agit donc point de savoir si cette parole le dépasse ou même si elle est de lui ou même si elle est de quelqu'un et si elle a jamais été prononcée. Comme elle est, c'est une des histoires les plus admirables, un des schèmes les plus exacts, un des symboles vraiment les plus rares et les plus pleins de sens, une formule incomparable pour tout ce qui tient à la règle de la vie et à l'administration du devoir.

Quelque étranger s'étonnerait que sous le coup de cette menace, appelés à comparaître d'un moment à l'autre, ayant depuis six mois connu d'une connaissance immédiate, saisi d'une pleine saisie et d'un total saisissement qu'une menace capitale militaire était sur nous, dans ces cahiers nous continuions à publier comme devant des documents et des renseignements, des textes et des commentaires, des dossiers et des contributions, des travaux et des œuvres, que nous ayons cette année même entrepris des travaux de longue haleine. Un Français ne s'y trompera pas: nous continuons à jouer à la balle au chasseur. Les poèmes de Spire qu'on lira plus loin ont été faits, comme leurs dates le portent, de 1903 à 1905. C'est dire qu'ils sont à cheval sur le commencement de cette crise, les uns antérieurs au commencement de la crise, les autres contemporains de la crise elle-même. Et pourtant je défie bien qu'on réussisse à noter dans ces poèmes quelque part une rupture, du ton, une brisure, une lézarde, une altération quelconque, une paille dans le métal, un brisé décélateur de quelque appréhension sournoise. Et pourtant Spire appartient à la lourde aristocratie des artilleurs. Mais poète son souci de poète est resté entier, son métier est resté intact, sa technique est demeurée pure. Il n'a point cessé un seul instant, pour cela, d'avoir le même goût et le même soin et la même attention et le même souci aux mêmes rythmes, à la même technique, au même travail, au même métier, au même office. Il n'en a pas cessé un seul instant de s'appliquer autant à sa même technique de poète et à la même notation exacte des mêmes sentiments.

Ce qui l'intéresse, lui poète, et particulièrement en un certain sens poète social, ce sont des sentiments, ce sont ses sentiments, ce sont des efforts, c'est une action, et particulièrement ce sont des efforts sociaux. On me permettra, connaissant Spire comme on le connaît, de dire que c'est un peu et même beaucoup l'histoire de ses anciens efforts sociaux. Après comme avant il est le même. Nulle trace dans son œuvre d'une infiltration quelconque. Laquelle serait toujours, en dernière analyse, un symptôme de la peur, quelque infiltration de quelque peur.

Il ne dépend pas de nous que l'événement se déclanche; nous sommes des petits seigneurs; nous ne sommes à aucun degré du gouvernement; et il est déjà beau et c'est déjà beaucoup que nous ayons l'impression que nous sommes assez bien représentés dans le gouvernement de la guerre et dans le gouvernement des affaires étrangères.

Il ne dépend pas de nous, il ne dépend pas même de notre peuple que l'événement se déclanche; pour maintenir la paix, il faut être au moins deux; celui qui a fait la menace peut toujours la mettre à exécution; il peut toujours passer de la menace à l'accomplissement de la menace.

Il ne dépend pas de nous que l'événement se déclanche; mais il dépend de nous d'y faire face. Mais pour y faire face nous n'avons ni à nous tendre, ni à nous altérer, ni à nous travailler particulièrement. Nous ne sommes point du gouvernement, nous sommes des petites gens de l'armée. Quand nous avons bien regardé notre feuille de route ou notre lettre de service et que nous nous sommes procuré quelques paires de chaussettes de laine, quelques bonnes paires de bonnes chaussettes de grosse laine neuves, pour ne point laisser nos pieds en morceaux au hasard des étapes, quand nous nous sommes entretenus en bon état d'entraînement et de santé, quand nous sommes restés bons marcheurs, bons coureurs, bons vivants, nous avons fait tout ce que nous avons à faire. Nous n'avons ni à rompre ni à altérer nos métiers, ni à rompre ni à altérer nos vies ordinaires.

Si quelque appréhension de ce qu'une intolérable menace militaire peut un jour être réalisée, se glissant sournoisement ou insolemment dans nos consciences, nous faisait introduire dans nos métiers, dans nos vies, dans nos formes, dans la forme de notre race et je dirai dans la forme de notre vie intérieure la moindre altération, c'est là ce qui serait déjà, c'est là ce qui serait alors une défaite, c'est là ce qui serait déjà un commencement de la défaite, un essai de la défaite, un commencement d'invasion, et sans aucun doute la pire de toutes les invasions.

Si nous avions jamais pu trouver quelque chose de plus ou de mieux, à faire, que ces cahiers, par définition nous eussions fait ce quelque chose; si nous avions jamais pu imaginer quelque œuvre ou quelque vie meilleure ou plus utile, par définition nous nous serions proposé d'opérer cette œuvre et de vivre cette vie; mais c'est justement parce que nous n'avons rien trouvé ni rien imaginé de mieux à faire que ces cahiers que nous avons fait ces cahiers; cela était vrai quand nous n'étions ou quand nous croyions que nous n'étions sous aucune menace; loin que cela devienne moins vrai parce que nous sommes sous l'ombre portée d'une menace, au contraire cela est devenu d'autant plus intensément et d'autant plus apparemment vrai que nous sommes aujourd'hui sous cette ombre portée.

Je ne veux rien faire qui ait l'aspect même d'une confession dans un cahier où je conte une histoire dont un des mérites est précisément de supprimer toute confession entre l'instant présent et l'instant futur, entre l'instant présent de vie honnête ordinaire et l'instant futur d'une menace capitale réalisée. Je veux dire seulement que depuis que je me connais je n'ai jamais cessé de me proposer de rendre mon maximum, et, je puis le dire, mon optimum; il se peut que je me sois trompé souvent dans l'application; mais je ne me suis jamais trompé que dans le même sens, qui était d'accorder beaucoup trop de confiance à des hommes qui ne la méritaient pas; je n'ai jamais cessé de me proposer de rendre mon maximum et mon optimum; il se peut que ce n'ait été ni beaucoup ni très bon, mais en bonne justice, en bonne morale, en bonne vie, en tout bon système, c'est à cela seulement que nous pouvons être tenus, c'est cela seulement que nous pouvons devoir. Et donc c'est cela seulement que nous pouvons et devons continuer.

Évitons jusqu'à ces formes un peu solennelles et jusqu'à ces formules de testament, évitons bonnement tout cela dans un cahier où je conte une histoire dont un des mérites est précisément qu'elle supprime tout testament entre l'heure présente et l'éternité prête; quand un peuple de culture est menacé d'une invasion militaire par un peuple barbare, ou par un gouvernement barbare qui a toujours fait marcher son peuple, quand un peuple libre est, dans ces conditions au moins, menacé d'une invasion militaire par un peuple de servitude, le peuple de culture, le peuple libre n'a qu'à préparer parfaitement sa mobilisation militaire nationale, et sa mobilisation une fois préparée, il n'a qu'à continuer le plus tranquillement du monde, le plus aisément et de son mieux son existence de culture et de liberté; toute altération de cette existence par l'introduction de quelque élément de peur, d'appréhension, ou même d'attente, serait déjà une réussite, un essai, un commencement de cette invasion, militaire, barbare et de servitude, littéralement une défaite, littéralement une conquête, une entrée dedans, puisque ce serait un commencement de barbarie et un commencement de servitude, la plus dangereuse des invasions, l'invasion qui entre en dedans, l'invasion de la vie intérieure, infiniment plus dangereuse pour un peuple qu'une invasion, qu'une occupation territoriale.

Pareillement un simple citoyen, quand il a mis prête et quand il tient prête sa petite mobilisation individuelle, il n'a plus qu'à continuer de son mieux son petit train-train de vie d'honnête homme; car il n'y a rien de mieux au monde qu'une vie d'honnête homme; il n'y a rien de meilleur que le pain cuit des devoirs quotidiens.

Les poèmes que l'on va lire sont construits selon une technique particulière, nouvelle, bien qu'au premier abord elle ne paraisse point nouvelle après tant de nouveautés. Cette technique inquiétera peut-être, à ce premier abord, les personnes qui sont, comme je le suis, partisans déterminés et irréductibles du vers classique. Mais je suis d'autant moins suspect quand j'écris que cette technique nouvelle forcera, retiendra l'attention, forcera, retiendra l'estime des personnes qui dans le principe seraient les plus prévenues encontre, des personnes qui dans le principe lui seraient le plus hostiles, étant le plus délibérément hostiles à toute nouveauté en ces matières. Je ne m'adresse point ici aux personnes qui admettent les nouveautés techniques et particulièrement les nouveautés rythmiques. Je suis assuré en effet que ces poèmes emporteront les suffrages de toutes ces personnes. Je me réserve, comme de juste, pour les personnes qui me ressemblent, qui sont naturellement rebelles à toute nouveauté technique, particulièrement rebelles à toute nouveauté rythmique, invinciblement attachées au rythme et à la forme du vers classique, et je me permets de dire à ces personnes: attention.

Attention. Gardez-vous surtout de croire que le rythme et la technique de Spire sont obtenus par une altération, par une déformation, par une décadence, en particulier par un grossissement, enfin par une corruption du vers classique, de la technique et du rythme classique. Le vers, la technique, le rythme de Spire n'est pas plus du vers, de la technique, du rythme classique corrompu que le français n'est du latin corrompu. Filial du classique, fils ou filleul, il forme aujourd'hui, dans sa pleine maturité, en pleine connaissance de cause, en toute volonté, un tout autre système, indépendant et libre, existant en lui-même et qu'il faut connaître, apprécier, juger, goûter en lui-même.

Ce serait donc nous-mêmes commettre un grossier contre-sens, nous les tenants irréductibles du vers classique, ce serait commettre un contre-sens injurieux, injuste, que de nous imaginer qu'il faudrait partir en esprit du vers classique pour dégénérer, descendre aux vers qui suivent par la voie de quelque corruption. Nous devons prendre ce système lui-même, en lui-même et à partir de lui-même, fraîchement, et j'ose dire que nous en serons récompensés.

Nous n'avons pas affaire ici à un homme qui ait plus ou moins consciemment, plus ou moins effrontément, plus ou moins par dépit ou par un goût malsain d'innovation brisé, altéré, corrompu, désossé, démembré, désarticulé, défait le système, le vers classique, mais à un homme qui a très délibérément son système à lui, créé, inventé, monté par lui, et à qui nous devons donc de le lire en lui-même.

Nous avons affaire à un homme qui s'est mis résolument aux questions de phonétique, à un homme qui y a acquis quelque compétence, à un homme enfin qui travaille très régulièrement au laboratoire de M. l'abbé Rousselot.

M. l'abbé Rousselot n'est pas saint Louis de Gonzague et je ne prétends pas que ce soit la science qui fasse l'art. Mais tout de même, quand un poète introduit un système nouveau, il est loyal, il est sérieux, et c'est pour nous une garantie qu'il cherche dans une science véritable, dans une science authentique, une base d'appui profonde et sérieuse pour sa technique nouvelle; c'est un cas nouveau, c'est un nouveau cas particulier de ce qu'on nomme un peu improprement l'application de la science aux arts et métiers et qui est bien plutôt la recherche, la justification, la poursuite, la revendication des arts et métiers dans la science, à l'intérieur et dans les profondeurs toujours creusées, creusées tous les jours plus avant, de la science.

Car cette phonétique n'est pas comme la sociologie, une science qui n'existe pas. Elle est une science qui existe, c'est-à-dire qui travaille sur une réalité. Et à ce titre elle est respectable. Elle est instructive. Elle est consultative. Elle travaille sur la réalité de la prononciation.

Spire avait eu un instant l'idée de mettre lui-même en tête de son cahier un bref exposé de sa technique, ou de demander ce bref exposé à quelqu'un de ses camarades et de ses collaborateurs au laboratoire de phonétique. Au dernier moment, il a renoncé à cette idée. Il a eu cent fois raison. Il est poète, que diable. Il nous a donné son œuvre. Une œuvre se défend toute seule. Une œuvre affirme son rythme et prouve sa technique. Sans préface ni commentaires. Et son œuvre à lui se défend mieux que tout autre.

Ce silence de l'auteur m'imposerait peut-être le devoir de parler un peu en sa place pour lui si je connaissais un peu mon métier de gérant. Mais je ne suis point de ces prévôts qui ont des lumières de tout et malheureusement je n'ai point de compétence dans ces questions de rythmes nouveaux, de systèmes prosodiques, de techniques et de techniciens. Ma faible compétence est bornée aux questions de prose française. Et encore dans ces limites... Je suis ainsi mis dans l'impossibilité, à mon grand regret, de faire aujourd'hui mon office. Il faudrait introduire ici, ce serait le moment d'introduire les quelques poètes qui entrant successivement dans ces cahiers ont bien voulu y devenir nos collaborateurs attitrés: Pierre Baudouin, le plus ancien de tous, et le plus parfaitement ignoré, le récent Porché, Marix, enfin ce nouveau Spire. Ils nous parleraient avec de la compétence. Mais ils se battraient au bout d'un quart d'heure. Et ce serait dommage pour un jour de nouvel an.

Tout ce que je suis en situation de dire moi prosateur, c'est que la technique de Spire et son rythme reposent essentiellement sur le principe de ce qu'ils nomment la prononciation réelle ou la prononciation vraie, c'est-à-dire de la prononciation comme on prononce naturellement quand on ne fait pas exprès de prononcer parce que ce sont des vers et pour que ce soient des vers.

Ce que donne ce système, il ne m'appartient pas de le dire; je puis parler, un peu et mal, de la technique; je puis parler de la métrique et de la prosodie; de la forme; il y a de la loyauté à parler de la technique, nouvelle; il y aurait de la grossièreté à parler de l'effet obtenu. Je ne l'ai jamais fait dans ces cahiers. Si ces vers n'étaient pas beaux, ils ne seraient point ici. J'ai dit que de les lire et d'accepter ce système, au moins provisoirement, pour le temps de la lecture, et sous bénéfice d'inventaire, on serait récompensé. C'est déjà de ma part, étant donné le langage que l'on parle ici, un grand engagement.

Une preuve est faite, en tout cas, et c'est une preuve souveraine en matière de métrique et de prosodie, et c'est à celle-là sans doute que Spire tient le plus, et il a bien raison, et cela j'ai le droit de le dire: dans les poèmes qui suivent il n'y a sans doute pas une rime et le système est tout différent du vers classique. Il n'en est pas moins acquis que dans tout ce cahier il n'y a pas un seul vers dont on ne voie au premier abord, dont on ne sente profondément à la lecture qu'en effet il est bien un vers.

Louis de Gonzague.—Surtout gardons ce trésor des humbles, cette sorte de joie entendue qui est la fleur de la vie, cette sorte de saine gaieté qui est la vertu même et plus vertueuse que la vertu même.

Il ne dépend pas de nous que l'événement se déclanche, mais il dépend de nous de faire face à l'événement; et aujourd'hui déjà nous sommes en situation de dire que si l'événement ne s'est pas déclanché il y a six mois, la raison à beaucoup près la principale en est qu'après quelques hésitations brèves nous nous sommes tous mis, chacun pour sa part d'homme et pour sa part de citoyen, matériellement et moralement, rapidement en devoir et en état d'y faire face.

Il ne dépend pas de nous que l'événement se déclanche. Mais il dépend de nous de faire notre devoir.


TABLE DES MATIÈRES


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTIONPAGE9
  
DE JEAN COSTEPAGE37
  
LES RÉCENTES ŒUVRES DE ZOLAPAGE107
  
ORLÉANS VU DE MONTARGISPAGE139
  
DISCOURS POUR LA LIBERTÉPAGE157
  
ZANGWILLPAGE189
  
NOTRE PATRIEPAGE277
  
COURRIER DE RUSSIEPAGE355
  
LES SUPPLIANTS PARALLÈLESPAGE379
  
LOUIS DE GONZAGUEPAGE475

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE TRENTE

SEPTEMBRE MIL NEUF CENT

VINGT, PAR L'IMPRIMERIE

PROTAT FRÈRES, MACON.


Note de Transcription

• Les mots mal orthographiés et les erreurs d'impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l'utilisation de la majorité a été employé.

• Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d'impression se produisent.

 

[Fin de Les œuvres complètes de Charles Péguy par Charles Péguy]