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Title: Journal de Madame Giovanni

Date of first publication: 1858

Author: Alexandre Dumas (1802-1870)

Date first posted: Nov. 27, 2019

Date last updated: Nov. 27, 2019

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IMPRESSIONS DE VOYAGE

 

———

 

JOURNAL

 

DE

 

MADAME  GIOVANNI

 

EN AUSTRALIE, AUX ILES MARQUISES,

A TAÏTI, A LA NOUVELLE-CALÉDONIE, EN CALIFORNIE ET AU MEXIQUE

 

PAR

 

ALEXANDRE  DUMAS

 

 

PARIS

DUFOUR, MULAT ET BOULANGER, ÉDITEURS

(se réservent le droit de reproduction et de traduction à l’étranger)

6, rue de Beaune, près le Pont-Royal

(ANCIEN HÔTEL DE NESLE)

——

1858



JOURNAL

DE

MADAME  GIOVANNI

UN MOT AU LECTEUR.

Il m’a semblé qu’au moment où tous les regards de l’avenir se tournent vers l’Ouest, cherchant, non plus le fameux royaume du Cathay de Marco-Polo (ce royaume, Christophe Colomb l’a trouvé), mais les points de repère du commerce présent et de la civilisation future, il m’a semblé, dis-je, que les pérégrinations d’une femme à la Nouvelle-Zélande, en Australie, à la Nouvelle-Calédonie, dans l’archipel de Taïti, à Nouka-Hiva, à San-Francisco, aux îles Sandwich, dans la Sierra-Nevada et à Mexico, ne seraient pas sans quelque intérêt, surtout si cette femme, placée par sa position sur un point assez élevé de l’échelle sociale, s’était trouvée constamment à même de connaître les gouverneurs, les rois, les reines, les consuls, les présidents des localités qu’elle a parcourues, et si elle peut, avec une indépendance égale et une vérité semblable, parler des peuples au milieu desquels elle a vécu et des hauts personnages qu’elle a fréquentés.

Ces voyages, si singulièrement encadrés dans la vie d’une femme, madame Giovanni les a accomplis, presque tous en compagnie de son mari, mais quelques-uns aussi seule. Aujourd’hui, après avoir fait le tour du monde, en doublant le cap de Bonne-Espérance et en traversant l’isthme de Panama, elle est de retour à Paris, où elle restera un mois; puis, avec l’aide de Dieu, elle repartira pour de nouveaux pèlerinages, pareille à une feuille que le vent emporte, mais qui ne va cependant qu’où Dieu la conduit.

Le vent, c’est l’haleine du Seigneur.

Ceci posé, je commence en lui laissant naturellement la parole.

Alexandre Dumas.

————

Je ne vous dirai pas mon vrai nom, il y aurait pour moi certains inconvénients de famille à le livrer à la publicité. Cette publicité, d’ailleurs, donnée à un nom de femme, à un nom de mère, ne me permettrait peut-être pas toujours d’être aussi vraie que je veux l’être.

Ceux qui m’ont connue me reconnaîtront donc facilement, malgré le pseudonyme que j’adopte.

Quant à ceux qui ne m’ont pas connue, pourvu que je les amuse ou les intéresse, que leur importe mon vrai nom?

Reste mon style.

Ma prétention n’est point de me donner pour une linguiste de premier ordre. Je ne sais pas si mes imparfaits du subjonctif seront bien toujours à leur place; si mes participes varieront ou resteront invariables, selon les lois rigides de la grammaire.

De cela, je m’en inquiète peu. Je donne à un ami les notes de mon journal de voyage; je ne lui demande pas de respecter scrupuleusement mes tournures de phrase; je ne lui défends pas de mettre un mot de lui à la place d’un mot de moi.

J’exige qu’il soit vrai, voilà tout.

Ceci posé, je commence.

I

DÉPART.

Après six semaines de séjour à Maurice, après huit jours de mariage avec un négociant vénitien, M. Giovanni, je m’embarquai à Port-Louis sur le trois-mâts le Pétrel, capitaine Bruce. Pendant ces six semaines passées à Maurice, j’avais, en mémoire de Bernardin de Saint-Pierre et de Paul et Virginie, fait un voyage aux Pamplemousses. Là s’étaient bornées mes excursions. Les préparatifs et l’accomplissement de mon mariage m’avaient pris le reste de mon temps.

Le Pétrel, sur lequel nous venions de nous embarquer, était, comme je l’ai dit, un trois-mâts; il jaugeait six cents tonneaux et était chargé de sucre. Nous avions quatorze hommes d’équipage, y compris le capitaine et les mousses. Les passagers, au nombre de cinq, étaient:

Un négociant anglais nommé Douglas; un monsieur Philippe, fort triste d’un amour laissé à Bourbon et d’un mal de mer pris à bord, et un certain abbé L....., dont je ne dirai pas la vocation, mais l’état nous fut dénoncé par sa tonsure. La chronique de Sumatra, de Java, de Batavia et de Maurice disait que le feutre de mousquetaire aurait bien mieux coiffé cet autre Aramis que le tricorne de l’abbé. C’était un fort beau garçon que je ne sais à quel propos mon mari prit du premier coup d’œil en antipathie. Enfin, mon mari et moi.

Mon premier soin, notre départ une fois décidé, avait été d’organiser une excellente cabine; c’était celle du fond, attenante à la chambre du capitaine. J’y fis porter deux fauteuils, installer deux lits, amarrer un piano: j’y réunis une bibliothèque, deux ou trois partitions, les valses et les sonates de Beethoven, les mélodies de Schubert tout ce que je pus ramasser à droite et à gauche de Rossini.

Mon mari, de son côté, fit porter à bord un excellent fusil de Menton, et un assortiment de lignes qui lui eût permis de monter une boutique de pêcheur à la Nouvelle-Zélande. Car j’ai oublié de vous dire que nous allions à la Nouvelle-Zélande. Peut-être me demanderez-vous ce qu’une femme de vingt ans peut aller faire à la Nouvelle-Zélande.

D’abord je croyais vous avoir déjà dit que mon mari était négociant; en tout cas, je vous le répète, et j’ajoute que, quand mon mari n’eût point été attiré vers les antipodes de l’Espagne pour ses affaires, j’y étais attirée, moi, par la curiosité. Nous étions donc, comme je l’ai dit, installés à merveille: aussi était-ce chez nous qu’on se réunissait pour prendre le thé et faire un vingt-et-un le soir. J’étais la seule femme du bord. Je m’en félicitais. Je ne sais pourquoi les femmes ne m’ont jamais beaucoup aimée; je n’ai eu en réalité qu’une liaison amicale de ce genre. Devinez avec qui? Avec la reine Pomaré! Mais la vraie, celle de Taïti. Je n’ai pas l’honneur de connaître son homonyme du bal Mabile.

Disons d’abord l’emploi de mes journées. A quatre heures du matin, je me levais, je montais sur le pont avec un grand peignoir et me faisais jeter trois ou quatre seaux d’eau sur la tête; puis je redescendais, m’habillais aussi légèrement que possible, et, la tête et les bras nus, je remontais sur le pont, où je causais avec les matelots. Par bonheur, je parlais l’anglais presque aussi facilement que le français. Aujourd’hui, c’est le français que je parle presque aussi facilement que l’anglais; seulement mon accent est devenu complétement britannique. J’ai absolument besoin de dire que je suis d’Auteuil pour qu’on ne me fasse pas l’honneur de me prendre pour une sujette de sa majesté la reine Victoria.

Je remontais donc sur le pont, je jetais mes lignes et causais avec les matelots, en attendant qu’une bonite ou une dorade vînt mordre à mon hameçon amorcé d’un morceau de lard ou tout simplement d’un petit ver que mes amis les matelots allaient récolter pour moi dans les parties humides du bâtiment. A huit heures, je m’occupais du déjeuner. J’avais, à cet endroit, reçu des lettres de marque du capitaine pour courir sus au cook anglais, gaillard à la face rouge et rebondie, ne connaissant que le poisson à l’eau et la viande rôtie. J’avais réclamé le département des fricassées de poulets, des omelettes, des crèmes et des pâtisseries.

Le cook avait bien eu envie de se révolter contre cette usurpation de droits, auxquels il tenait d’autant plus qu’il était incapable de les exercer; mais un mot du capitaine lui avait imposé silence, et, sans trop grogner, il avait fini par me laisser toucher à ses casseroles et à ses poêles. Nous avions force poulets, canards et dindons, sept ou huit porcs que nous vîmes disparaître les uns après les autres, sans que le drôle qui les égorgeait eût l’idée une seule fois de nous faire du boudin. Enfin nous avions d’excellentes conserves qui valaient des légumes frais. Nous n’étions donc pas fort à plaindre, comme on voit.

Après le déjeuner, je remontais sur le pont pour surveiller mes lignes en tricotant, en lisant ou en brodant. Puis à trois heures j’allais inspecter le dîner comme j’avais fait du déjeuner: j’y introduisais les entremets, les légumes, les crèmes et les gelées; je faisais le café moi-même; enfin, à cinq heures on annonçait que le dîner était servi. Le soir, on remontait sur le pont pour jouir des heures fraîches; puis à dix heures on descendait prendre le thé, faire de la musique ou jouer le vingt-et-un à un louis la fiche. Je ne jouais pas, mais je faisais, au goût de chacun, du grog pour les joueurs. Le gagnant était chargé du champagne qu’on devait boire le lendemain.

Un beau jour, soit que nous fussions arrivés sous la latitude où ils vivent, soit qu’il y en eût un passage, nous aperçûmes des poissons volants. Je n’en avais pas vu depuis que nous avions passé la ligne. Ce fut une nouvelle occupation pour moi; les poissons volants sont les hannetons de la mer. Le jour, ils étaient assez difficiles à prendre, à part ceux qui venaient d’eux-mêmes se jeter sur le pont; mais le soir la chasse commençait: on établissait une planche de trois pieds de large et de cinq à six pieds de long contre les bordages extérieurs du bâtiment, on posait une lanterne sur cette planche et on attendait.

Le poisson volant, comme une phalène volant à la lumière, venait heurter du museau contre le bordage et tombait étourdi sur la planche; on le ramassait et tout était dit. C’était bien simple, comme vous voyez; plus simple encore que cette fameuse pêche aux truites qui a soulevé contre l’auteur des Impressions de voyage tant de récriminations. Au reste, ils y allaient de si bon cœur, se cognaient si rudement, je parle des poissons volants, que tout en prenant le thé ou en jouant au vingt-et-un, j’entendais le bruit de leur chute. Je montais sur le pont à l’instant même, et j’étais sûre de trouver un de mes matelots enjambant le bordage et allongeant le bras vers le poisson évanoui.

Toutes ces distractions étaient coupées de temps en temps par d’effroyables grains, dont un dura trois jours; mais, dans ces cas-là, capitaine et matelots, il faut leur rendre cette justice, se conduisaient à merveille. Par malheur, le bâtiment était moins bien charpenté que l’équipage; il se fit une espèce de fissure par laquelle l’eau pénétra. Le sucre entra en fermentation, et une odeur insupportable se répandit un beau jour sur le bâtiment.

C’était quelque chose d’âcre, de fétide, de nauséabond, une odeur de bière gâtée. Au bout de deux jours de cette odeur respirée, phénomène que n’avait pu opérer la tempête, j’en avais moi-même perdu l’appétit. On décida de jeter la cargaison à la mer, et l’on se mit à l’œuvre. Joignez à cela une huitième plaie de l’Égypte, des cancrelas par nuées.

Oh! charmante petite maîtresse parisienne, ma compatriote, vous qui vous pâmez à l’aspect d’un grillon, qui vous évanouissez à la vue d’une araignée, que diriez-vous en trouvant dans votre panier à ouvrage, dans votre tasse à thé, dans votre lit, entre les deux verres de votre lunette, dans votre carton à chapeau, partout enfin, ce hideux animal qu’on appelle le cancrelas? Mais il était bien question de cancrelas!

Au fur et à mesure qu’on jetait le sucre à la mer, on s’apercevait que la cale était pleine d’eau. Il fallut sérieusement traiter le navire de cette hydropisie. On y appliqua une pompe, puis deux, puis trois. On commença par pomper quatre heures, huit heures, douze heures sur vingt-quatre; puis on finit par pomper nuit et jour. Cependant on continuait d’avancer. Nous avions traversé le détroit de la Sonde, laissant à notre gauche la Nouvelle-Guinée et à notre droite l’Australie; enfin, nous avions eu connaissance de l’île de Norfolk. Le capitaine nous annonça que dans deux ou trois jours nous verrions la terre de la Nouvelle-Zélande. Pendant ces derniers temps, le travail était devenu une véritable glèbe. Tout le monde pompait, passagers et matelots. J’avais composé une espèce de chant avec lequel j’accompagnais les travailleurs.

Enfin, deux jours après, à deux heures du matin, on cria: Terre! Je m’habillai, je montai sur le pont et j’essayai de percer l’obscurité. Je ne vis rien. Je me recouchai. Vers trois heures, j’entendis le rude frôlement de la chaîne de l’ancre, qu’on laissait tomber. Un instant après, le navire s’arrêta. Au jour, un pilote anglais vint et nous conduisit en rade, où le Pétrel jeta l’ancre à trois quarts de lieue du rivage. J’avoue que le premier aspect du pays ne me sourit pas. Des montagnes, des rochers, un air désert, pas une forêt, pas un jardin, pas un arbre, pas un point de verdure!

—Mon cher ami, dis-je à mon mari, j’espère que vous n’oublierez pas que nous faisons presque un voyage d’agrément.—Ce qui veut dire?—Que nous ne resterons pas longtemps à Auckland, n’est-ce pas?—Le temps que vous voudrez, chère amie!

Nous y restâmes deux ans. Et quand je rentre dans mon entresol garni de la rue Godot-de-Mauroy, je voudrais bien être encore sous le 34°-47° latitude sud, et 164°-178° longitude est. A propos, disons en passant que le chargement de sucre qu’on venait de jeter à la mer nous appartenait. Ce fut le commencement de nos spéculations commerciales.

II

LES MAORIS.

Un bateau anglais vint nous prendre, nous et notre bagage, et nous conduisit à terre, où nous attendaient des portefaix anglais; il est défendu aux naturels du pays de transporter les voyageurs des bâtiments au rivage, et de porter leurs effets du rivage à leur domicile. Si le premier aspect de l’île est attristant et morne, rien de plus pittoresque en revanche, au fur et à mesure qu’on s’en approche, que la plage d’Auckland, capitale de Ika-Namavi, île nord de la Nouvelle-Zélande, séparée de Tavaï-Pounamou, île sud, par le détroit de Cook.

Des centaines de pirogues, creusées dans des troncs d’arbres, ayant depuis quinze pieds jusqu’à cinquante pieds de long, montées, les petites par un, deux, trois, quatre et cinq rameurs, les grandes par vingt et même vingt-cinq hommes, assis tous sur une seule ligne et un à un, se croisent en tous sens, venant approvisionner la ville, tandis que d’autres, dont le voyage est fait déjà et qui se reposent, sont rangées le long de la plage comme des chevaux à un râtelier. Quelquefois, fruits et légumes sont dans la même pirogue que les rameurs; mais plus souvent une pirogue chargée d’hommes traîne deux, trois, quatre et même cinq pirogues chargées de marchandises, venant l’une après l’autre comme de grands poissons qui nageraient en suivant le même sillage, la tête, le dos et la queue hors de l’eau, traînés par un gigantesque mille pattes.

Tous ces fruits, tous ces légumes sont déposés par lots sur la plage. Un homme ou une femme les garde et les vend. Le marché est permanent; seulement le samedi il y a marché extraordinaire.

Les Maoris, inutile de dire que c’est le nom des naturels du pays, que l’on appelle aussi Kanaks, les Maoris vendent du maïs, des patates douces, des citrouilles, des oignons que l’on mange crus et dans lesquels ils mordent comme dans des pommes; du pain de fougère, nommé manna, des chiens, des cochons, des poissons de toute espèce, des huîtres excellentes, qui tiennent le milieu entre l’huître d’Ostende et notre huître ordinaire, et qui se vendent six ou huit sous les quatorze douzaines; des haricots verts, des petits pois, une espèce de groseille sauvage encore plus aigre que la nôtre, et de petites prunes jaunes avec lesquelles on fait des confitures dans le genre de notre marmelade de mirabelles.

Au milieu de tout cela s’élèvent des cabanes de bric-à-brac, où l’on vend des arcs, des flèches, des bonnets de plumes, des colliers et des bracelets de coquillages, des casse-tête et des petits marteaux avec lesquels on assomme les chiens et les cochons, les seuls mammifères qui, avec le rat à poche, existent dans le pays; encore le rat à poche est-il le seul indigène, les chiens et les cochons ayant été apportés par les Européens.

Au contraire, le marché aux oiseaux, confondu avec le marché aux chiens et aux cochons et le marché aux légumes, est assez varié; on y vend le merveilleux chanteur nocturne que les naturels appellent le toui, et les naturalistes français le philidon à cravate; des oiseaux moqueurs, des pies de mer, des perruches, etc., etc.

Le costume de ces vendeurs et de ces vendeuses est des plus pittoresques. D’abord la principale pièce en est la couverture ou paillasson, espèce de manteau fabriqué avec le lin indigène, et qui a la couleur de la paille. De ce manteau, le bras droit sort tout nu. Quand le manteau s’écarte, il laisse voir un effilé long d’un pied noué autour de la ceinture. Les femmes portent le même costume; seulement, les plus riches roulent en spirale l’effilé jusqu’au bas du corps, ce qui leur fait une jupe à volants. La tête est nue d’habitude; ses ornements sont des grands trous aux oreilles, dans lesquels on passe, d’un côté la pipe, de l’autre du tabac en carotte. Les femmes mettent dans leurs cheveux leur bourse, et en général les objets que nos femmes à nous mettent dans leurs poches.

En posant le pied sur le rivage, je crus m’apercevoir que toutes les femmes allaitaient un enfant, le tenant tendrement serré contre leur poitrine. Je pensai que le marché aux légumes, aux fruits, aux oiseaux et aux huîtres était aussi le marché aux nourrices; je fus curieuse de savoir ce que c’était qu’un enfant maori.

Je levai le paillasson de la femme qui se trouvait le plus près de moi: elle allaitait un chien. Je levai le paillasson de la seconde: elle allaitait un cochon! Sur cinquante nourrices, il n’y en avait pas quatre qui allaitassent de vrais enfants; toutes donnaient le sein à un cochon ou à un chien. La raison de cette étrange coutume, qui me dégoûta à tout jamais de la chair de ces deux animaux, c’est qu’en enlevant leurs petits aux truies et aux chiennes, les Maoris croient presser une autre portée, et par conséquent doubler leur marchandise. Ces femmes, au lieu de se fâcher de mon indiscrétion, souriaient à mon approche et se disaient les unes aux autres:

Oui-oui, oui-oui.

Je demandai l’explication de ces deux syllabes courant sur toute la ligne à mon approche et causant une curiosité et une sympathie visibles. Cela voulait dire que j’étais Française. Ces naturels, fort observateurs, ont remarqué que les Français répondent oui, et même oui, oui, à tout propos; ils nous ont donné le nom de la syllabe que nous affectionnons le plus. Oui-oui, voulait donc dire que j’étais Française. Je ne sais quel air parisien avait dénoncé ma nationalité. Quant au sourire, cette marque sympathique est le résultat du sentiment que nous inspirons aux Nouveaux-Zélandais; ils nous aiment autant qu’ils détestent les Anglais, qui leur font la guerre.

Les deux femmes dont je soulevai le manteau, outre le singulier ornement de leurs oreilles, portaient un bracelet fait en forme de rond de serviette: c’est un coquillage que les mères passent aux bras de leurs enfants quand ils sont petits; le bras grossit, le coquillage reste le même, et les chairs finissent par former un bourrelet autour de cette compression, qui doit leur être fort douloureuse. Les pieds et les jambes sont nus.

Pendant cette courte visite que je fis au marché, ayant le cou et les bras nus, mon châle étant retombé, un Maori s’approcha de moi, et à son tour, les yeux brillants et en riant, me prit le bras entre le pouce et l’index et prononça distinctement le mot makaï, qui parut obtenir l’assentiment général. Cet homme semblait être une espèce de chef; il avait, outre son manteau et son effilé, un vieux chapeau d’uniforme, un col de chemise et des éperons à ses pieds nus. Il parlait à une sorte d’aide de camp, qui avait une manche d’habit européen allant du coude au poignet.

Je revins vers la société et je vis nos porteurs qui riaient du compliment qui m’avait été fait. Je demandai ce que signifiait makaï.

—Très-bon, me répondit-on.—Comment peuvent-ils savoir si je suis bonne ou méchante.—Bonne ou mauvaise serait plus juste, me dit le négociant anglais.—Comment cela?—Oui, le compliment que vous a fait l’homme au chapeau, au col de chemise et aux éperons, s’applique au physique et non au moral.—Ah! je comprends: il veut dire que je suis belle.—Ce n’est pas encore cela.—Que dit-il donc?—Que vous êtes jeune, que vous êtes tendre, et que vous devez être excellente à manger.—Comment, à manger?—Mais, sans doute, les Maoris sont anthropophages.

J’avoue qu’il me passa un certain frissonnement dans les veines, et que je ne fis plus aucune difficulté à ce que l’on se rendît à l’hôtel. L’hôtel était à cent pas, et avait pour enseigne: A la Reine Victoria. Il donnait sur le port. Je me hâtai d’ouvrir ma fenêtre. J’avoue que la vue de ce marché, de ces pirogues, de ces hommes, de ces femmes, me ravit. J’oubliai le terrible makaï, et me mis à sauter comme une enfant.

J’étais donc débarrassée des bibis, des robes à la vierge, de toutes les modes d’Europe. Je ne voulus pas même vérifier les malles et faire le compte de mes colis personnels; je laissai ce soin à mon mari. Puis, mourant d’envie de courir la ville, je lui fis la proposition de m’accompagner; mais comme il refusait, sous prétexte de déjeuner avant de partir, je sortis sans lui. Ce fut la première de mes pérégrinations solitaires; on verra que ce ne fut pas la dernière.

J’allai au hasard. Les rues étaient pleines de Maoris, hommes et femmes. Ces femmes portaient sur des espèces d’éventaires des pipes, du tabac, des fruits, criant leurs marchandises en mauvais anglais, mais le plus souvent en nouveau-zélandais. Le nouveau-zélandais est une langue organisée, ayant ses règles et sa grammaire. Un journal, le Nouveau-Zélandais, se publie à Auckland, en zélandais. A force de marcher droit devant moi, je me trouvai dans le jardin du Gouvernement. Ce jardin est ravissant; quant au palais, je me sers du mot consacré, il était tout simplement bâti avec du bois et des briques.

Il y avait toute une population de Maoris logeant sous des tentes. Cette population était bien autrement intéressante que celle qui logeait dans les maisons, qui est à peu près la même partout. J’entrai sous plusieurs de ces tentes. C’était d’autant plus commode que ceux qui les habitent ne font aucune attention à vous. Ils continuent de vaquer à leurs occupations, soit qu’ils tissent leurs paillassons, soit qu’ils mangent, soit qu’ils allaitent leurs cochons ou leurs chiens. Ces animaux grouillent dans la maison et en paraissent les véritables maîtres. J’entrais, je m’asseyais, je regardais; on me reconnaissait pour Française; on disait en souriant l’éternel oui-oui, et l’on ne s’occupait plus de moi. Le repas de ceux qui mangeaient consistait en maïs au lait, en citrouille bouillie et en poisson salé.

Je me trouvai sans savoir comment dans la rue de la Reine, Queen-Street, la grande rue d’Auckland. Elle est ce qu’est le boulevard de Gand à Paris, la via large à Florence, la rue de Tolède à Naples: le rendez-vous de la population élégante. Je ne parle ici, bien entendu, que de la population indigène.

Les coquettes maories sont là, faisant galerie, avec leurs cheveux noirs comme du jais, parfaitement peignées, vêtues d’un grand fourreau de soie écossaise à couleurs vives, sans ceinture et sans jupons; les pieds et les jambes sont nus. Elles sont, les unes adossées en espalier à la muraille, gazouillant dans leur douce langue, riant et montrant leurs dents blanches comme des perles; les autres, assises avec un groupe d’hommes, fumant à la même pipe, chacune tirant de la pipe trois ou quatre bouffées, puis passant la pipe à la voisine ou à son voisin avec un geste plein de courtoisie.

Je rentrai à deux heures; ces messieurs étaient sortis; j’ouvris ma fenêtre et me donnai de nouveau le spectacle si animé du port. Trois heures s’écoulèrent comme une minute, tant chaque objet qui m’apparaissait était nouveau pour moi. Ces messieurs ne rentrèrent que pour la table d’hôte. On parla de ce que l’on venait de voir et de ce que l’on voulait me montrer. J’avais tout vu.

Le soir, je m’échappai de nouveau. Il était neuf heures. L’aspect de la ville avait complétement changé. Plus de chaud soleil, plus de rires sonores, plus de fumées amicales, plus de dents blanches, plus de robes de soie aux couleurs éclatantes, mais des figures sombres, menaçantes, muettes, des fantômes glissant le long des murailles sans que leurs pieds nus produisissent aucun bruit sur le sol. A part ces fantômes, des rues désertes, éclairées seulement par les boutiques européennes semées de place en place, et, entre autres, par les magasins de modes, garnis de modèles étranges, bizarres, fantastiques, tels qu’il en faut pour satisfaire les caprices des femmes maories, et faits exprès chez nous dans ce but. On dirait des magasins de costumes pour le carnaval.

Je repris bien vite le chemin de l’hôtel. Une ruelle abrégeait le chemin, je m’engageai dans la ruelle. Un homme se détacha de la muraille, et, comme celui du port, me pinça le bras et l’épaule, en disant: Makaï. Cela me rappela ces gourmands à la poche vide qui s’arrêtent devant Chevet, tournent du bout des doigts les dindes truffées, et portent leurs doigts parfumés à leurs narines en disant: Fameux! J’étais aux Maoris d’Auckland ce que la dinde truffée est aux gourmands de Paris. Je rentrai un peu effarouchée.

Je trouvai ces messieurs prenant le thé et causant de la sévérité des lois de la colonie. Ils avaient été obligés de déclarer leurs armes, pistolets, fusils, poignards, couteaux, et jusqu’aux canifs. Toute arme non déclarée est confisquée. Défense absolue d’en vendre aucune sans prévenir la police. Quiconque vend un simple couteau à un Maori, est passible d’une forte amende. Comme on le voit, toutes les précautions sont prises pour que les indigènes ne s’arment point: c’est probablement pour cela qu’ils sont si bien armés.

Nous étions arrivés un vendredi. Le lendemain, jour de marché extraordinaire, je fus réveillée par l’effroyable bruit qui se faisait sur la plage. Je courus à ma fenêtre. Je dominais une véritable fourmilière. Il y a à Auckland, ce jour-là, cinq ou six mille natifs qui ne viennent que le samedi. Hommes et femmes se saluaient en se frottant le bout du nez l’un contre l’autre. Celles à qui la rencontre était agréable ramassaient une écaille d’huître et s’en raclaient le visage. Celles à qui la rencontre était très-agréable, en ramassaient deux et se mettaient le visage en sang. Je passai la journée comme à une loge de spéciale; seulement, jamais spectacle ne m’avait tant amusée.

Le dimanche matin, tout changea. Mes Maoris n’étaient plus reconnaissables, ils avaient les pieds et les mains propres, les cheveux admirablement peignés; ils avaient endossé leurs plus beaux paillassons et leurs plus beaux fourreaux. Les uns allaient au temple, la Bible à la main; les autres à l’église catholique, le Paroissien sous le bras, Bibles et Paroissiens imprimés en nouveau-zélandais. Je suivis mes coreligionnaires à l’église. Ils se conduisaient très-bien, chantant la messe avec des voix très-douces. Mais comment arrangeaient-ils cela? Ils étaient devenus catholiques et étaient restés anthropophages.

III

SIR GEORGES.

Cependant, comme je ne pouvais passer tout mon temps à regarder par la fenêtre, nous pensâmes, mon mari et moi, à voir un peu ce que dans tous les pays de la terre on appelle le monde.

Le monde était encore à cette époque bien peu de chose à Auckland. Le monde comprenait cinq ou six personnes qui recevaient. C’étaient M. Witikand, le propriétaire des mines de cuivre de Kaoua et l’avocat le plus distingué du pays. Nous avions des lettres pour lui. C’étaient ensuite le docteur Dewis et un négociant irlandais, nommé O’Donnell. Leur société se composait des officiers supérieurs du 99e de ligne et des sommités de l’Église.

Le gouverneur, sir Georges Grey, demeurait à trois lieues d’Auckland, et ne recevait que le samedi; encore ne recevait-il que ses officiers, et tout se bornait à une espèce de thé en habits rouges.

Quant aux mœurs de cette société, elles étaient d’une sévérité exemplaire. Comme chacun se connaissait, comme on n’avait rien à faire que de médire les uns des autres, ces maisons étaient devenues de verre. Il n’y avait pas moyen de pécher à l’ombre, et si une pauvre femme péchait au soleil, c’est qu’elle était d’avance résolue à quitter la colonie, où toutes sortes d’avanies faisaient cortége à sa faute à peine commise. Il résultait de cette sévérité des mœurs générales un grand relâchement dans les mœurs particulières.

Tout homme riche et célibataire avait des maîtresses maories choisies parmi les femmes du pays, qui sont, malgré leur teint cuivré, véritablement belles. Disons même que leur teint cuivré est d’un assez beau ton, que leurs yeux sont de velours, que leur nez est droit, que leurs dents sont magnifiques, et que plus d’une metteuse de corset, comme elles appellent les Européennes, serait jalouse de voir que les Nouvelles-Zélandaises ont si peu besoin de ce produit de notre civilisation.

Le corset était en effet la grande curiosité de nos Maories femelles. Au moment où j’étais prête à mettre le mien, j’avais toujours trois ou quatre femmes qui s’étaient glissées dans ma chambre à coucher pour voir ce spectacle, et qui, invitées probablement par ma femme de chambre à assister à cette solennité, me regardaient accroupies, en gazouillant entre elles et en poussant de grands éclats de rire au fur et à mesure qu’elles voyaient les œillets se rapprocher et la taille s’amincir.

PREMIÈRE RENCONTRE DE MADAME GIOVANNI ET DE SIR GEORGES.

JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.      J. CLAYE, IMP.

Chaque Européen a sa maîtresse maorie s’il n’est pas marié. Seulement, si bien que soient ces espèces de favorites chez leur maître, aussitôt que ce maître a le dos tourné, elles s’envolent comme une bande d’oiseaux: elles vont, avec leurs beaux fourreaux de soie, faire espalier en bavardant dans Queen-Street, ou s’accroupir et fumer, en riant aux éclats, avec leurs anciens compagnons. La société, comme on voit, n’était donc pas autrement distrayante.

Aussi, mon plus grand plaisir consistait dans mes courses solitaires sous les tentes des Maoris. Jamais mon mari, qui aimait le confortable d’un grand fauteuil et la lecture de ses journaux, n’aurait eu l’idée de m’accompagner ni de s’inquiéter où j’allais. Je n’ai pas de conseils à donner aux maris, mais je leur jure qu’ils auraient tout à gagner en prenant exemple sur M. Giovanni.

Je courais donc la ville du matin au soir, faisant mes collections de curiosités sans avoir grande concurrence. D’ailleurs, là-bas, où l’or est à peine connu, excepté parmi les Européens, tout se fait par échange avec les naturels. Des boucles d’oreille de cuivre, des bagues dorées, des colliers de verroterie et des bobines de fil, voilà les moyens de commerce, et, sur le chapitre de la toilette, la coquetterie des hommes égale presque celle des femmes.

Un jour, je fus tout étonnée de rencontrer, sous une tente maorie, un grand jeune homme blond qui, en m’apercevant, se leva pour me céder son siége avec un geste de parfaite politesse, mais sans m’adresser un seul mot. C’était, à ce que je pus comprendre à travers son silence, un rival en collection. Je le regardais de côté. Les échantillons de l’aristocratie anglaise ou française sont rares à Auckland. Mon concurrent était un homme de vingt-huit à trente ans, mince, grand, distingué, un vrai gentleman, et paraissait riche.

Je sortis la première et passai sous une autre tente. Il fallait qu’il fût arrivé de la veille, je ne l’avais pas encore vu. Le même jour, je le rencontrai sous trois tentes. A chaque rencontre il se leva, me salua, mais resta toujours muet. Je rentrai en me demandant qui pouvait être cet étrange touriste.

Le lendemain, je recommençai ma tournée habituelle. Non-seulement j’aimais à me procurer les fruits de l’industrie de ces bons anthropophages, si charmants avec les Européens à la ville, et qui, s’ils les rencontraient au coin d’un bois, en feraient immédiatement une bouchée, mais encore je m’amusais à les voir travailler avec leurs outils de pierre. On ne saurait imaginer ce que les Nouveaux-Zélandais font de sculpture merveilleuse avec un couteau de silex et une hachette de jade.

Pendant que je regardais travailler un Maori, une ombre parut sur le seuil de la tente: c’était mon Anglais. J’étais en train de marchander je ne sais quel ustensile auquel l’artiste mettait la dernière main, et je venais d’apprendre que cet ustensile appartenait à mon rival inconnu quand celui-ci entra. Il me salua avec sa politesse accoutumée, mais avec le même mutisme que la veille. Je demandai par signe à mon marchand s’il avait un second objet pareil à celui dont il allait se défaire. Il n’en avait pas.

Je lui demandai combien de temps il lui faudrait pour en exécuter un pareil; il me répondit par geste qu’il lui faudrait beaucoup de temps. Je ne pus réprimer cette mauvaise humeur que laisse échapper malgré elle toute femme qui ne peut satisfaire son caprice. J’attendis un instant. Pourquoi attendis-je? Ma foi! disons-le franchement, j’espérais que l’Anglais me dirait ce que ce serait hâté de me dire un Français:

—Madame, si cette bagatelle peut vous être agréable....

J’eusse refusé, bien entendu, mais au moins j’eusse entendu le son de sa voix. Mais point, il resta muet, ne m’offrit rien, et tout au contraire fit signe qu’il attendait que l’ustensile objet de notre commune convoitise fût terminé. Sans doute il voulait être sûr que son casse-tête ne lui échapperait pas. Je me levai et sortis fort contrariée.

L’Anglais me fit un salut plus raide que gracieux, auquel je répondis par un Dieu vous garde! bien sec. Je ne m’apercevais pas que, si sec que fût mon Dieu vous garde! c’était moi qui parlais la première à l’inconnu. Puis il avait encore un grand avantage sur moi, c’est qu’il n’avait qu’à demander au premier Maori venu quelle était la dame oui-oui qui entrait dans sa tente ou qui en sortait, pour être parfaitement renseigné sur mon compte. Au bout de trois jours, j’étais déjà connue de tout le monde, à plus forte raison au bout de trois mois. Ce jour-là, je ne rencontrai mon Anglais qu’une fois. Sans doute il avait attendu longtemps que son casse-tête fût fini.

Le lendemain, je ne sais quelle cause me fit rester à la maison. Je profitai de cela pour mettre mon musée zélandais en ordre, et je vis avec un certain désappointement que je n’avais pas dans ma collection un seul casse-tête qui pût être comparé à celui que l’inconnu m’avait enlevé la veille.

Le jour suivant, je sortis, résolue à en trouver un à tout prix. Le hasard me servit. Le troisième Maori auquel je fis ma demande détacha d’une espèce de trophée un casse-tête si semblable à celui que je désirais, que j’aurais juré que c’était le même. J’étais décidée, pour satisfaire ma jalousie d’amateur, la pire de toutes les jalousies, à donner à mon Maori ce qu’il demanderait de son casse-tête; mais il en demanda une si mince bagatelle que je fus vraiment honteuse, et que je lui donnai le double de son prix. Puis, toute fière, et mon casse-tête à la main, je continuai ma tournée. Sous une tente, je rencontrai mon Anglais. C’était lui que je cherchais. Je lui montrai mon casse-tête d’un air triomphant qui signifiait:

—Vous voyez qu’en cherchant on peut trouver aussi bien que vous.

Il me salua d’un air de parfaite satisfaction, mais, selon son habitude, il resta muet. Pour le coup, c’était trop fort. Je résolus de savoir qui il était. Au bout du compte, ce n’était pas impossible. Il n’y avait qu’un hôtel confortable à Auckland, l’hôtel de la Reine Victoria. Il était probable que mon inconnu l’habitait. Nous l’avions habité, mon mari et moi. Je connaissais donc le maître de la maison; je n’avais qu’à entrer sous le premier prétexte venu, à interroger adroitement l’hôtelier; je finirais bien par me renseigner. La chose fut faite immédiatement comme elle venait d’être résolue. Mon inconnu logeait à l’hôtel Victoria; il était inscrit sous le nom de sir Georges, et voyageait pour son plaisir.

Je continuai de le rencontrer les jours suivants; il continua de me saluer mais je n’en tirai pas autre chose que son salut. Je commençais à croire qu’il était muet.

Sur ces entrefaites, mon mari m’annonça que ses affaires de commerce l’appelaient pour quelques mois à la terre de Van-Diemen, et me demanda si je voulais ou non l’y accompagner, car son intention était de revenir à la Nouvelle-Zélande. Je n’hésitai pas, mue que j’étais par le désir de voir toujours du nouveau, à le suivre dans ce second voyage de mer, qui pourtant devait durer de trente à trente-cinq jours. Mais ce n’était plus qu’une partie de plaisir pour des gens venus comme nous de Paris à Bourbon, et de Bourbon à la Nouvelle-Zélande.

Dans le courant de mars 1845, nous nous embarquâmes à bord de la Victoria, laissant notre maison aux mains de nos Maoris. Mon dernier mot, en quittant la terre et en regardant une dernière fois derrière moi, fut:

—C’est égal, je voudrais bien savoir ce que c’est que ce sir Georges.

La traversée fut plus pénible, plus dangereuse même que nous ne nous y attendions. La Victoria était un tout petit bâtiment jaugeant au plus cent cinquante tonneaux, un véritable baquet, en style de marin, et son chargement se composait de peaux de bœufs fraîchement écorchés et de minerai de cuivre. Or, ces peaux ne tardèrent pas à répandre une odeur fétide dont je me souviens encore avec horreur, et qui nous dégoûtait au point de ne pouvoir manger. D’autre part, le minerai, chargé sans précaution, roulait de tribord à bâbord dès que la mer devenait un peu grosse, et il en résulta que nous courûmes plusieurs fois grand risque de chavirer et de couler.

Enfin, pourtant, après une traversée d’environ six semaines, nous prîmes pied à Hobart-Town, première capitale de la terre de Van-Diemen.

IV

HOBART-TOWN.

Vers la fin de novembre, c’est-à-dire dans les plus beaux jours de l’été australien, la Victoria jeta l’ancre en face de Hobart-Town, à la hauteur de Kanguroo-Pointe.

Tout au contraire d’Auckland, où les naturels sont bien plus nombreux que les Européens, ce sont ici les Européens qui non-seulement l’emportent en nombre sur les naturels, mais encore les ont entièrement remplacés.

Il faut voir Hobart-Town pour se faire une idée de la puissance colonisatrice de l’Angleterre. Où végétait en 1806 une tribu de hideux et stupides Alfouroux, s’élève une magnifique cité, une Londres en miniature, avec ses nombreuses voitures, ses chevaux de race, ses femmes élégantes, ses gentilshommes fashionables, et son Derwent, qu’à ses bâtiments à vapeur, qu’à ses navires à voiles on prendrait pour une autre Tamise, si elle ne coulait pas sous un ciel pur et inondé des rayons du soleil.

J’avoue que mon étonnement fut grand en arrivant à l’hôtel Gaylor. Des hôtels charmants, entre deux jardins, avec des balcons et des grilles dorés; deux rues, la rue Macquarie et la rue Murrey, surtout, comme je n’en ai vu nulle part; partout des trottoirs, et dans chaque maison où l’œil peut pénétrer, un air d’aisance, de propreté et de richesse qui réjouit la vue et le cœur. Quelle différence avec le pauvre Auckland!

Mon premier mot, et c’est le mot de tout étranger, fut:

—Où donc sont les prisonniers?

On me fit la réponse du Solitaire:

—Partout et nulle part.

J’insistai.

—Le commissionnaire qui vous a apporté votre bagage ici est un prisonnier; le domestique qui vous sert est un prisonnier; l’homme à qui vous demandez votre chemin dans la rue est un prisonnier; l’agent de police qui examine si vos papiers sont en règle est un prisonnier; moi-même qui ai l’honneur de vous servir, je suis un prisonnier; seulement, comme vous le voyez, nous sommes des prisonniers sans prison.

Ce qu’il y a de merveilleux dans l’organisation de ces colonies pénitentiaires, c’est que cette écume de la société européenne s’est épurée par le classement, à six mille lieues de la mère patrie, d’aptitudes déclassées en Europe par le vice et le crime.

A Van-Diemen, le voleur de grand chemin est devenu gardeur de nuit; la fille perdue est devenue gouvernante d’enfants; le faussaire est devenu caissier; l’assassin lui-même, après l’épuration, est devenu laboureur et fermier; il tuait son prochain à Londres, à Hobart-Town il le nourrit. Il y a l’épaisseur de toute la terre entre la vie passée et la vie présente de tous ces gens-là.

Le gouvernement, qui les punit, les protége en même temps. Chaque nuit, par les précautions qu’il prend contre eux, par la discipline à laquelle il les soumet, il leur rappelle le châtiment. Mais personne n’a le droit de leur rappeler leur crime, et il y a une forte amende pour tout homme libre appelant convict ceux que le gouvernement lui-même appelle les hommes du gouvernement.

Maintenant, quelle est cette merveilleuse organisation qui arrive à des résultats inouïs partout, inespérés, même en Tasmanie? Nous allons essayer d’en donner une idée.

Un bâtiment chargé de déportés arrive. Le gouverneur, ses aides de camp, les premiers magistrats, le contrôleur général, sont obligés de se rendre à bord pour vérifier par leurs yeux l’état sanitaire des passagers. Le capitaine remet le ledger, registre du bord qui constate les causes de la condamnation et la conduite tenue dans la prison et pendant le voyage. Ce ledger, qui témoigne de la conduite passée, va être transcrit sur le livre rouge et témoignera de la conduite à tenir.

Chaque fois qu’il est nécessaire d’avoir des renseignements sur un convict, on consulte le livre de justice, qui, au fur et à mesure que la bonne conduite succède à la mauvaise, va devenir un livre de miséricorde. Les secrétaires lisent le règlement; le gouverneur adresse un discours de circonstance à tous ces malheureux, ayant pour but de les encourager à bien commencer la vie nouvelle. Les déportés l’écoutent tête nue, et quelques-uns en sanglotant, puis le gouverneur, ses aides de camp, les magistrats, toutes les autorités enfin se retirent.

Les déportés restent encore quelque temps à bord; puis, le jour fixé pour qu’ils prennent terre arrive: ils débarquent, et l’on conduit les hommes au penitenciery, situé rue Campbell, et les femmes à la factory de Brickfields, espèce de maison de détention provisoire située hors de la ville. Là, on les garde trois mois. C’est l’approbation ou temps d’épreuve. Hommes ou femmes, s’ils se sont bien conduits, on leur donne la première indulgence, c’est-à-dire la faveur d’être assignés (pris en service) par des personnes libres du pays.

Tout assigné, c’est-à-dire tout déporté, entre en service à neuf guinées de gage. Trois guinées sont prélevées par le gouvernement. Trois guinées sont retenues au prisonnier pour mettre à sa masse. Trois guinées lui sont données directement pour ses dépenses personnelles. Pour les prisonniers, l’assignation est une récompense; pour celui qui obtient la permission d’assigner, c’est une faveur.

D’abord, ce dernier paye neuf guinées au lieu de trente ou quarante qu’il payerait à un domestique libre. C’est en même temps un témoignage de considération que lui donne le gouvernement, puisqu’il le charge de moraliser un être tombé dans la dégradation. Il y a dans cette mission donnée par le gouvernement à un citoyen un brevet d’honnête homme.

Lorsqu’un habitant se présente soit au penitenciery, soit à la factory, avec son assignation qui l’autorise à choisir un domestique, on fait ranger devant lui, si c’est au penitenciery, quinze ou vingt hommes; si c’est à la factory, quinze ou vingt femmes.

Il a dit d’avance ce qu’il voulait, cuisinier, cuisinière, valet de chambre ou femme de chambre. Les quinze ou vingt individus qu’on lui présente sont pris dans la catégorie qu’il indique. Il choisit celui ou celle qui lui convient. Si c’était un homme, et que pour sortir du penitenciery, il ait menti, c’est-à-dire s’il s’est vanté d’être cuisinier ne sachant pas la cuisine, de connaître le service de valet de chambre étant incapable d’être valet de chambre, l’assignataire le reconduit à sa prison et fait sa plainte. Il en de même pour les femmes.

Si c’est un homme, on l’envoie casser des pierres sur la grande route; si c’est une femme, on l’envoie au wash tub, c’est-à-dire au baquet à laver. Ce sont deux punitions plus graves par la conséquence qu’elles entraînent en mettant le déporté en délit de mentir que par la punition elle-même.

Il y a trois grades dans les indulgences: le probationner assigné (nous venons de dire ce que c’est), le tiket of leave, et le conditionnel pardon. Le probationner assigné ne doit jamais sortir après huit heures du soir, ou, s’il sort, il lui faut un passe de son maître constatant qu’il est sorti pour son service.

Le tiket of leave, c’est-à-dire le prisonnier qui jouit de la seconde indulgence qu’il a gagnée par sa bonne conduite, n’est plus engagé par le gouvernement; il peut s’engager lui-même, être rentier s’il a des rentes, avoir des domestiques s’il est assez riche. Mais il ne doit pas être rencontré dans les rues passé dix heures. Au moindre démêlé qu’il a avec le gouvernement, il redevient probationner assigné et recommence tout son temps.

Le conditionnel pardon, c’est-à-dire le prisonnier qui jouit de la troisième indulgence, est tout à fait libre, excepté de quitter la colonie. C’est cette classe qui fait la majeure partie de la population des villes. Voilà donc non-seulement la porte de la réhabilitation, mais la porte de la fortune ouverte.

Il y a à Hobart-Town, au port Philips, à Sidney, tel ancien déporté qui est millionnaire. Mais si les mauvais instincts l’emportent sur les bons, la punition est terrible. Le déporté qui a fui dans les forêts et qui s’est fait bush ranger, coureur de buissons, est condamné, selon les crimes qu’il a commis pendant cette fuite, soit à la déportation, soit à la mort. Si c’est à la déportation, on le conduit à l’île de Norfolk; si c’est à la mort, on le pend dans la cour de la prison. S’il est pendu, tout est dit, nous n’avons plus à nous en occuper. S’il est envoyé à l’île de Norfolk, voyons ce qu’il y fait.

Les deux grandes punitions de l’île de Norfolk, cette déportation de la déportation, sont le silence et la privation de tabac. L’île de Norfolk, que le ciel avait faite pour être un paradis, est devenue, entre les mains des hommes, un des cercles de l’enfer de Dante.

Là, le justicier devient cruel, le magistrat se fait parfois bourreau, mais à l’insu du gouvernement, qui commande beaucoup de sévérité, mais point de cruauté. Plus de code, plus de lois, plus de protection pour le criminel. Le bon plaisir du gouverneur de l’île et du juge, voilà tout. C’est à Sidney seulement que l’on peut juger et condamner un homme de l’île de Norfolk à mort. Mais on peut le frapper du fouet jusqu’à ce que mort s’ensuive.

La quantité de coups de fouet est déterminée par le juge, et l’on cite des exemples d’un certain juge qui a condamné un homme, son semblable, à cinquante coups de fouet pour avoir prononcé un mot, étant condamné au silence; à cent coups de fouet pour avoir été porteur d’un bout de carotte de tabac dans le coin de sa bouche, quand le tabac lui était défendu.

Cet homme, nous pourrions dire son nom, mais c’est inutile; là-bas, tout le monde le connaît. Du reste le gouvernement l’a châtié. C’était un homme d’une figure paterne, et qui, avec sa voix la plus douce, disait au moment de prononcer son jugement:

God help me to do justice! (Que Dieu m’aide à faire justice!)

Et il ajoutait d’une voix non moins douce:

Give the poor man one hundred lashes. (Donnez à ce pauvre homme cent coups de fouet.)

On se souvient aussi d’un gouverneur... le misérable!... Dieu lui pardonne!... le premier, dit la chronique, qui fut nommé à Norfolk. Nous avons dit que le ciel avait fait de l’île de Norfolk un paradis. Là poussaient en pleine terre des bois d’orangers et de citronniers. Dans le climat torride, sous ce soleil brûlant, ces orangers et ces citronniers étaient pour les déportés, travaillant en plein midi, une bénédiction de Dieu.

Ce gouverneur fit arracher les orangers et les citronniers depuis le premier jusqu’au dernier; il s’en réserva seulement pour lui un plein jardin; mais on dit que, par une permission de la justice divine, aucun des citronniers du jardin du gouverneur ne porta plus jamais ni fleurs ni fruits. On cite deux exemples des extrémités où ce gouverneur et ce magistrat portèrent certains condamnés.

Un jeune homme de dix-huit ans avait insulté un argousin. L’argousin le conduit devant le juge. Celui-ci écoute l’accusation; puis, selon son habitude, avec sa voix accoutumée et sa formule favorite:

—Que Dieu m’aide à faire justice! dit-il. Donnez à ce pauvre homme cinquante coups de fouet.

On emmena le jeune homme, on le coucha sur la roue et on lui donna cinquante coups de fouet sans qu’il jetât un cri. Puis on le délia. Il se redressa, se retourna vers l’argousin et lui cracha au visage. Ce jeune homme était très-dépravé. L’argousin revint devant le juge et porta sa plainte.

—Dieu m’aide à faire justice! répéta le juge. Que l’on donne à ce pauvre homme cent coups de fouet.

Le jeune homme fut couché de nouveau sur le chevalet et reçut ses cent coups de fouet sans pousser une plainte, sans laisser échapper un gémissement. Seulement, son dos n’était qu’une plaie. Dans certaines parties, la chair était enlevée jusqu’à l’os. On le délia. Il se redressa, se retourna vers l’argousin et lui donna un soufflet. Pour la troisième fois, l’argousin le ramena devant le juge. Le juge poussa un soupir, leva les yeux au ciel, implora l’aide du Seigneur et condamna le jeune homme à cent cinquante coups de fouet. Le patient s’évanouit au cinquantième. Huit jours après, il était mort.

On dit encore que ce que je vais raconter est arrivé. Mais qu’on sache, d’abord, que le gouvernement local n’envoyait à l’île de Norfolk que, généralement, des hommes qui avaient commis de grands crimes; il y eut, cependant, une grande exception à cette règle, puisqu’on y envoya le célèbre et patriotique Irlandais Smith O’brien!! qui avait été exilé à Van Diemen avec ses braves compagnons d’infortune.

La vie devint si insupportable à deux de ces malheureux condamnés, qu’ils firent un pacte par suite duquel l’un tuerait l’autre d’un coup de couteau à la sourdine. Le meurtrier serait conduit à Sidney et pendu. Tous deux, ainsi, seraient débarrassés de l’existence de l’île de Norfolk. Ils tirèrent au sort lequel des deux tuerait l’autre. L’un fut tué; l’autre, envoyé à Sidney, jugé et condamné. Seulement, avant de subir sa peine, il déclara pour quelle cause il mourait.

L’assassin de son compagnon, ce n’était pas lui; les véritables meurtriers, c’étaient le gouverneur et le juge qui avaient, à plusieurs reprises, trop sévèrement puni ces malheureux. On ne fit point attention aux paroles du condamné, et on le pendit. Le moyen avait été trouvé ingénieux. Deux autres déportés l’employèrent à leur tour, et la même déclaration se produisit devant les juges de Sidney. Ils crurent que c’était un moyen de défense adopté par les coupables. Cependant la même cause se représenta de nouveau. Cette fois, les deux contractants avaient formulé leur pacte par écrit: chacun d’eux en avait un double signé de son compagnon, et le meurtrier apportait aux juges son absolution signée par la victime: il fallut bien croire. Un rapport fut fait au gouvernement anglais, et le gouverneur et le juge furent destitués tous deux.

En comparaison avec tout le reste de l’admirable système de la déportation et de la colonisation anglaises, l’île de Norfolk semble ne point apporter de résultats heureux dans l’application pratique de son immense sévérité, et je crois que tout le secret est dans l’exclamation d’un pauvre diable à qui une faute, assez légère pourtant, venait de faire subir le fouet. Les larmes aux yeux, il s’écria: «Maintenant que j’ai subi l’injure du fouet, je ne deviendrai jamais honnête homme, car je me méprise moi-même! je ne suis plus bon qu’à pendre!» Et, effectivement, il fut pendu pour avoir pris la fuite et avoir volé à main armée.

V

LE MONT WELLINGTON.

Au bout de deux ou trois semaines passées à faire des collections d’oiseaux avec M. Véron, naturaliste envoyé par le gouvernement français dans les terres antipodiques, je trouvai un jour, en rentrant chez moi, toute une députation de nouvelles connaissances qui m’était envoyée pour me demander si je voulais me joindre à une caravane de plaisir qui se préparait à faire l’ascension du mont Wellington.

Je ne sais si j’ai été nourrie avec du lait de chèvre ou si je tiens de mes parents ce principe capricant qui est en moi; mais je sais que, quand on me parle de grimper ou de descendre, on est sûr de mon consentement. J’acceptai avec d’autant plus d’empressement que peu de femmes avaient tenté l’entreprise. Une autre dame de la ville avait seule accepté.

La députation m’avait interpellée au nom de la France et de l’Angleterre. M. de Malpass représentait l’Angleterre et M. François de Bellegarde la France. Je dois dire que les deux puissances n’ont pas toujours été aussi spirituellement représentées. La caravane devait se composer d’une vingtaine de personnes; la réunion devait avoir lieu le mercredi suivant, à cinq heures du matin, devant l’hôtel Macquarie. Mon mari fit toutes sortes d’instances pour que l’on changeât le jour. Le mercredi, on entrait dans la nouvelle lune, et c’était une chance, prétendait-il, pour que nous eussions du mauvais temps. Malgré ses observations, le mercredi fut maintenu.

La veille, on fit partir le maître d’hôtel avec la batterie de cuisine et les provisions nécessaires. Son cheval était suivi de trois autres chevaux portant des tentes, et de six domestiques. Les tentes étaient au nombre de trois. La première devait être dressée à la halte du déjeuner, c’est-à-dire au tiers du chemin; la seconde à la halte du dîner, c’est-à-dire aux deux tiers du chemin; la troisième à la halte du souper, c’est-à-dire au sommet même de la montagne.

A cinq heures, tout le monde était à son poste. La veille, M. de Malpass avait obtenu la permission d’emmener un de ses amis. Pour ma part, je n’avais pas même pensé à lui demander quel était cet ami. Mon étonnement fut grand lorsque je le vis arriver avec sir Georges. J’avoue que je fus toute prête à pousser un cri. Je n’en fis rien cependant.

Sir Georges s’approcha, et avec la courtoise raideur des Anglais, après avoir été présenté par son ami, salua tout le monde, moi comme les autres, mais pas plus moi que les autres; tout cela sans prononcer une seule parole; je ne pus y tenir.

—C’est là votre ami? demandai-je à M. de Malpass.—Oui, me répondit-il. Avez-vous quelque chose contre lui?—Non; seulement je serais curieuse de savoir....—Quoi?—S’il parle.—Rarement.—Mais enfin, il n’est pas muet?—Non, Dieu merci.—Cela me tranquillise. Peut-être l’entendrai-je parler un jour.—Tout de suite, si vous y tenez.—Oh! non, non, non!

Et je l’arrêtai par le bras. M. de Malpass me regarda d’un air étonné: mais, sur le signe que je lui fis de se taire, il s’inclina en signe d’obéissance. On attendit encore un instant la dame qui devait être ma compagne de voyage; mais elle nous envoya ses excuses: elle nous faisait faux bond. M. de Bellegarde étant arrivé, la caravane partit, longeant la rue Macquarie, qui conduisait aux premières rampes de la montagne.

Là, à gauche de la route, s’élève une maison charmante: c’est celle d’un négociant français nommé M. de Grave. Une lieue au-dessus de la maison de M. de Grave, on quitte les chevaux. On arrive au sommet du mont Wellington par une succession ascendante de sommets plus ou moins à pic. Leurs noms sont significatifs: le premier s’appelle Blow me up, pousse en l’air; le second, Crack my site, casse-côte.

Une fois à pied, ces messieurs, qui étaient tous chasseurs, s’amusèrent à chercher des traces. Il n’y avait qu’à se baisser et à les reconnaître. Celles du kanguroo commun, surtout, étaient si nombreuses, qu’elles se croisaient en tous sens.

Au milieu de celles-ci on distinguait, à leur empreinte double des autres, celles du kanguroo, dont, à ce que l’on assure, l’ongle est tranchant comme un rasoir, et qui, d’un coup de cet ongle, découd un chasseur aussi lestement qu’un Japonnais pourrait le faire d’un coup de couteau.

A neuf heures, nous arrivâmes près d’un ruisseau qui s’échappe du haut de la montagne. La tente était dressée sur un plateau d’où l’on apercevait Hobart-Town, la pointe du Kanguroo et le cours du Derwent jusqu’à l’île Druny. Un déjeuner excellent nous attendait, chaud et à point, aux antipodes de la France, comme il aurait pu l’être au Café de Paris ou à la Maison-d’Or. Seulement nous avions un rôti de kanguroo et de perroquet, au lieu d’un rôti de lièvre ou de faisan. Le kanguroo faisait mon désespoir, depuis que j’avais touché la terre de Van Diemen. J’en mangeais à toutes les sauces, et l’on m’en servait à tous les repas. Cette fois, comme il y avait abondance de vivres, je m’en privai.

Au bout d’une heure nous nous remîmes en route. Quoiqu’un peu escarpé, le chemin était ravissant. A de certains endroits de la montagne, il passait à travers des espèces de maquis de douze à quinze pieds de haut, qui faisaient au-dessus de nos têtes d’admirables berceaux de verdure.

Ces messieurs, tout en cherchant les pistes, restaient en arrière, s’égaraient, se perdaient. Alors, on les ralliait avec le cri des Indiens: Hal-lo-a! qui, prononcé d’une certaine façon, prend, répercuté par les échos, un caractère étonnant dans la montagne.

Puis ils se livraient à un autre exercice que je voyais pour la première fois et que je trouvais très-curieux. Deux ou trois d’entre eux avaient autour du corps une ceinture indienne avec une poche renfermant une fronde et des cailloux. Ces cailloux, choisis avec soin, étaient de la grosseur d’un œuf de pigeon, pointus aux deux extrémités. Ils faisaient tournoyer la fronde, lançaient le caillou d’une certaine façon, et le caillou revenait avec une furie incroyable frapper un arbre à leur droite ou à leur gauche. Si l’arbre eût été un homme, l’homme eût été tué.

On était arrivé à un endroit charmant. On fit halte un instant sur une pelouse qui semblait un tapis de velours. La montée avait été rapide, et, à certains endroits, je n’avais pu suivre les guides qu’à l’aide de mouchoirs noués au bout les uns des autres.

M. de Malpass avait une très-belle voix; il chanta successivement du Rossini, du Bellini et du Meyerbeer, au grand étonnement, je le présume, des échos de Van Diemen. Au milieu de tout ce bavardage, sir Georges restait muet comme une souche, ou, s’il parlait, il avait grand soin que je ne pusse pas croire que c’était à moi que ses paroles s’adressaient.

On se remit en route, chacun bien frais, bien reposé, bien joyeux. La halte n’avait pas été inutile. Au fur et à mesure que l’on montait, l’ascension devenait plus difficile. Les guides nous prévenaient que ce n’était rien auprès de ce qui nous attendait dans les hautes régions de la montagne.

A deux heures, nous atteignîmes la deuxième tente. Nous retrouvâmes notre même ruisseau, et sur sa rive notre dîner tout dressé. Le vin de Champagne rafraîchissait dans des trous creusés au milieu de ce joli petit cours d’eau. Tout le monde fut fort galant pour moi et plein d’attentions. Il n’y a pas à m’en vanter: j’étais la seule femme.

Sir Georges fut le seul qui ne me donna pas l’occasion d’échanger un mot avec lui. Ce silence, qui finissait par devenir presque impertinent, m’agaçait d’une façon horrible; j’aurais voulu qu’il lui arrivât quelque accident. Par malheur, il paraissait avoir l’habitude de ces sortes d’excursions, et manifestait à tout moment ou une grande force ou une grande adresse.

J’ai dit que le dîner, comme le déjeuner, était délicieux, trop délicieux même. Nous eussions pu déjeuner en vingt minutes: nous restâmes une heure à table. Nous eussions pu dîner en une demi-heure, nous mîmes une heure et demie à notre dîner. Il est vrai que sur ce temps je dormis trois bons quarts d’heure. C’était une heure quarante minutes de perdues.

Enfin, à quatre heures, l’on me réveilla et l’on se remit en marche. J’avoue que, sans une fausse honte, j’eusse autant aimé rester où j’étais que d’aller plus loin. On découvrait un paysage immense: la ville, la rivière, des maisons de campagne, la mer. J’eusse si bien attendu la nuit, couchée là sur cette mousse, épaisse comme un tapis de Smyrne!

Mais il fallait faire comme les autres, sous peine de passer pour fanfaronne. Je repris donc ma marche sans boiter, quoique les pieds me fissent grand mal, prétendant être aussi impatiente qu’eux tous de voir la merveilleuse cascade qui se trouve au sommet de cette montagne plus élevée que le Mont-Blanc, et qui était le point principal de notre excursion.

Les chemins devenaient de plus en plus difficiles, et les cailloux de plus en plus pointus; puis, tandis que nous regardions à nos pieds, car nos pieds étaient tous plus ou moins endoloris, les guides regardaient en l’air avec des signes visibles d’inquiétude. Enfin l’un d’eux se décida à nous dire:

—Hâtons-nous de passer le désert, il va y avoir un orage.

En effet, les nuages s’amoncelaient au-dessus de nos têtes, et le tonnerre grondait sourdement au loin. Ce que nous voyions de la rivière et de la mer avait perdu son bel azur et était devenu couleur de plomb. Nous hâtâmes le pas. La fatigue avait disparu, la douleur avait cessé, et l’on arriva à cet endroit tant redouté que l’on appelait le Désert. Ce fut un véritable changement de décoration. En sortant d’un sentier couvert de verdure, ombragé par des rameaux se croisant sur nos têtes comme les branches d’une treille italienne, nous nous heurtâmes pour ainsi dire contre le chaos.

A perte de vue on apercevait une espèce de plage couverte de cailloux ayant la forme de ces galets que la mer de Dieppe et du Havre roule et use depuis que l’Océan s’agite. Seulement ces galets avaient depuis un pied jusqu’à dix pieds de diamètre. Il était évident qu’une rivière gigantesque avait roulé là pendant des milliers d’années, puis tout à coup avait disparu, tarie par quelque cataclysme. Dans le lit de ce Mississipi disparu, pas une fleur, pas une herbe, pas une plante. Rien pour nous indiquer notre chemin, sinon la trace, médiocrement perceptible, laissée sur le caillou par les caravanes qui ont précédé celle qui arrive.

EXCURSION AU MONT WELLINGTON (AUSTRALIE).

JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.      J. CLAYE, IMP.

Le passage de ce désert dura une heure et demie. Le temps se couvrait de plus en plus, et, si vite que nous avançassions, les guides nous pressaient encore. On ne chantait plus, on ne s’appelait plus par le pittoresque Hal-lo-a, on ne lançait plus de cailloux avec la fronde. Quant aux traces des animaux, il n’y fallait pas songer: le passage du serpent sur la pierre est, au dire de Salomon, un des trois passages qui ne laissent pas de traces. En somme, la fatigue était énorme, et l’anxiété très-grande.

Enfin on franchit le désert et l’on se retrouva dans ce maquis gigantesque qui semblait de la broussaille vierge. Au bout d’une demi-heure, un guide s’approcha de mon mari et lui dit:

—Vous aviez raison de vouloir remettre l’exécution du projet à un autre jour, Monsieur; dans un quart d’heure la tempête va arriver, et, si nous attendons que la pluie tombe, il nous sera impossible d’allumer du feu.—Et sans feu?... demanda mon mari.—Sans feu, on nous retrouvera tous morts de froid, attendu que ce qui tombe en pluie en bas, tombe presque toujours en neige ici.—Alors, allumons du feu.

Puis, se retournant vers ces messieurs:

—Halte-là! dit-il; c’est ici que nous passons la nuit.—Comment! c’est ici que nous passons la nuit? s’écrièrent toutes les voix, excepté celle de sir Georges, à qui il paraissait complétement indifférent de passer la nuit là ou ailleurs.

On s’arrêta et l’on tint conseil. On était justement arrivé à un endroit où l’on eût dit qu’un de ces terribles ouragans de Bourbon ou des Antilles avait passé. Sur un espace d’un quart de lieue la trombe avait déchiré les feuilles, couché le maquis comme du blé, tordu et renversé des arbres. C’était une scène de désolation dans le genre de celle qui dut s’offrir à Noé et à sa famille lorsqu’il se hasarda à mettre le pied hors de l’arche, après que le déluge eut refait un second chaos.

Pendant ce temps, pour donner raison à nos guides, la pluie commençait de tomber à larges gouttes. Il n’y eut plus à hésiter, il fallait abandonner l’idée d’aller coucher et souper sous nos tentes, dressées au sommet de la montagne près de la cascade et où nos domestiques nous attendaient. On ramassa des brassées de broussailles que l’on amoncela au-dessus d’un arbre renversé, pour faire du tronc une pièce de résistance, et l’on essaya d’enflammer des allumettes. Les allumettes ne manquaient pas, mais bien un endroit sec où les frotter pour qu’elles prissent feu.

Mon mari eut l’idée d’ôter son gilet; on frotta l’allumette sur la toile du dos et elle prit feu. Chacun tenait prêt ce qu’il avait de papier sur lui. Papier et allumettes furent glissés tout enflammés sous les broussailles. Le feu et l’eau luttèrent un instant l’un contre l’autre, mais enfin ce fut le feu qui l’emporta. Des tourbillons de fumée, de joyeux pétillements et un cri de triomphe poussé par nous annoncèrent sa victoire. D’un autre arbre renversé à dix pas du premier on fit un banc.

Puis on coupa de longues perches que l’on planta en terre, et l’on étendit deux couvertures au sommet de ces perches. Comme nous comptions coucher dans les régions élevées de la montagne, chacun de nous avait sa couverture. Au bout de quelques instants, une espèce de tente fut improvisée. Avec du feu et une tente, on pouvait plus tranquillement attendre la tempête.

VI

RETRAITE DE MOSCOU.

A peine notre tente était-elle dressée que l’orage éclata. D’abord de larges gouttes de pluie tombèrent, puis des grêlons gros comme des œufs de mésange, puis des tourbillons de neige. En même temps, le vent se refroidit, siffla, âpre et glacé, et la température descendit, j’en suis certaine, à cinq ou six degrés au-dessous de zéro.

Nous étions à l’abri, nous avions un grand feu, l’arbre renversé nous servait de siége. Parmi ces messieurs, il y avait deux hommes d’un esprit remarquable; il y avait donc des positions plus mauvaises encore que la nôtre. On commença par faire contre fortune bon cœur. Quand le rôti manquait chez le poëte Scarron, sa femme racontait une histoire. Nous fîmes comme on faisait chez madame Scarron: nous écoutâmes les histoires de ces messieurs. Mais chez le poëte Scarron, il ne manquait que le rôti, tandis que chez nous tout manquait. Cela alla bien encore tant que la faim ne se fit pas vivement sentir; on causa, on bavarda, on raconta des histoires.

M. Truro, avocat de beaucoup de verve, inventa même un jeu: le jeu des convicts. On nomma sept juges. Le reste de la société fut cité devant le tribunal; chacun avoua ses crimes, et fut condamné à une punition quelconque, toutes en rapport avec la position présente: l’un coucherait dehors exposé à l’orage; l’autre ne souperait pas; l’autre irait faire du bois pour alimenter le feu! Tout cela nous faisait rire, pendant que l’orage nous menaçait d’être terrible. Il n’y eut que moi qui, accusée de la folie d’avoir suivi, étant seule femme, vingt-deux hommes dans leur folle expédition, fus acquittée, en considération du courage que j’avais déployé. Mais j’avoue que si la conscience de mes juges m’acquittait, la mienne me condamnait.

Cependant, jusqu’à minuit tout alla encore. Le jeu du juge fit passer deux heures. Mais alors, le froid redoublant d’intensité, la gaieté, les rires, les plaisanteries s’éteignirent peu à peu. De temps en temps un mot drôle survivait à cette débâcle d’esprit, pétillant tout à coup au milieu du crépuscule de la conversation, comme pétille un sarment de vigne dans un feu aux trois quarts éteint; puis tout se tut, excepté moi qui ne pus retenir un gémissement.

—Qu’avez-vous? me demandèrent à la fois trois ou quatre voix empressées, parmi lesquelles je ne reconnus pas celle de sir Georges.—J’ai tout un côté gelé, je crois. Le fait est que je ne sens plus ni mon bras ni ma jambe gauche.

Ces messieurs, qui étaient groupés les uns contre les autres afin de se réchauffer mutuellement, se levèrent, allèrent ramasser des pierres sous la neige, mirent ces pierres dans le feu pour les chauffer, puis, quand elles furent chaudes, ils me couvrirent de leurs manteaux en enveloppant les pierres chaudes dans leurs redingotes et me calèrent en quelque sorte avec ces poêles improvisés. Sir Georges donna sa redingote comme les autres, et même, je dois le dire, un des premiers. Tout cela n’empêchait pas que je pleurasse de douleur.

Ces messieurs se réunirent autour de moi, essayèrent de me distraire en se remettant à causer. Quant au feu, il n’y fallait compter que comme moyen de cuisson. Le côté que l’on tournait au feu rôtissait, tandis que l’autre gelait. Enfin je m’endormis.

Vers cinq heures du matin, la neige cessa. Il y en avait trois ou quatre pieds de hauteur. Il fut décidé que l’on profiterait de l’embellie, comme on dit en termes de marine. On me réveilla, et, comme je me sentais tout engourdie, on me proposa de m’emmener en litière. Je refusai en disant que la marche me ferait du bien; en effet, c’était le seul moyen de me réchauffer.

Chacun reprit son manteau ou sa redingote et se mit en marche après avoir coupé de longs bâtons pour sonder le chemin. Je voulus marcher comme les autres, mais, malgré moi, mes jambes fléchissaient. Deux de ces messieurs me soutinrent; on me mit à l’extrémité de la file, de manière à ce que le chemin fût déjà frayé par ceux qui me précédaient.

Au premier pas que je fis, ma jambe entra jusqu’au genou dans un trou qui ne consentit à me la rendre qu’en gardant une partie de l’épiderme. Il y avait encore un inconvénient dont ne pouvaient me garantir ceux qui marchaient devant moi: c’est que mes jupes frôlassent les buissons chargés de neige qui bordaient les deux côtés du chemin, et par l’effet de ce contact, ne s’imprégnassent d’humidité.

Au bout d’une heure de marche, j’avais l’air d’une femme de sucre candi: mes vêtements étaient gelés et, au lieu de me tenir chaud, me tenaient froid. Du reste, nos grandes craintes étaient le désert. Comment traverserions-nous, avec trois pieds de neige, ce chaos que nous avions eu tant de peine à traverser à pied sec?

Nous y arrivâmes; mais, à notre grande joie, nous nous aperçûmes que l’affaissement des cailloux avait rendu le chemin plus visible sur la neige qu’il ne l’était sur le sol nu. Restaient les pierres qui roulaient sous nos pieds.

Depuis longtemps mes souliers s’en étaient allés en lambeaux, et je n’avais plus aucune espèce de chaussure. Il en résulta à la fois un mal et un bien. Mes pieds étaient glacés, mais, par cela même, je ne les sentais plus. Le désert fut traversé. C’était notre Bérésina.

Une fois le désert traversé, on se sentit sauvé, et la gaieté reparut. Puis l’instinct de la chasse revint aux chasseurs. On se remit à chercher des pistes: la neige était littéralement brodée de pas de kanguroos. Cela me rappela que j’avais grand’faim. Il était une heure de l’après-midi; nous n’avions pas mangé depuis la veille à quatre heures. Malgré ma haine pour le kanguroo, j’en vins à envier un gigot rôti de ce faux lièvre, dont l’idée me soulevait le cœur la veille au soir. Cela m’expliqua l’anthropophagie de mes bons amis les Nouveaux-Zélandais.

Enfin, à deux heures, nous arrivâmes à la tente qui indiquait notre première halte. On ne nous attendait qu’à six heures, de sorte que rien n’était prêt. Le maître d’hôtel se confondit en excuses. Il n’avait que de la viande froide. Comprenez-vous ce pis-aller pour une femme qui demandait du kanguroo!

Nous nous jetâmes sur la viande froide, que nous dévorâmes à belles dents. Puis, nous commençâmes à nous regarder les uns les autres. La fumée nous avait noircis; nous avions l’air de ramoneurs et de charbonniers. Nous avions trouvé un bon feu tout allumé. On y mit chauffer de l’eau pour se laver la figure, les mains et les pieds. Je me fis des sandales avec des serviettes que je me liai autour des jambes, comme des cothurnes grecs ou des espadrilles catalans; puis nous nous remîmes en route.

Il avait gelé. Dans les descentes trop rapides pour que la neige tînt, il s’était fait un verglas poli et glissant comme un miroir. Ces messieurs tombaient comme de véritables capucins de cartes, tandis que mes cothurnes tenaient le verglas comme si j’eusse été ferrée à glace. Ce fut à moi à rire d’eux. Tout à coup M. de Bellegarde, qui marchait en tête, s’arrêta.

—Halte! dit-il; voilà une piste à laquelle il n’y a pas à se tromper.

Je m’approchai comme les autres: la neige était rayée par une longue spirale.

—Oh! oh! firent ces messieurs, un black snake vient de passer par ici!

A ces mots de black snake, serpent noir, je jetai un cri et secouai mes jupes comme s’il pouvait être caché dans les plis de ma robe. Le black snake est la terreur de la terre de Van Diemen. C’est un reptile noir de trois pieds de long et d’un pouce de diamètre; il a la tête plate, gonflée au-dessous des yeux de deux vésicules de venin qui se répandent dans la plaie par un canal creusé dans les dents mêmes: la pression des mâchoires fait jaillir le venin, qui s’infiltre profondément et se mêle à l’instant même au sang. On ne connaît pas de remède à la morsure de cette atroce bête. Seulement un détail curieux, qui a là-bas consistance de chose prouvée, c’est que, à quelque heure du jour que l’on soit piqué, on ne meurt qu’au coucher du soleil. Mais à ce moment la mort est infaillible: avec le dernier rayon du jour, le dernier rayon de la vie s’en va.

Il n’y a pas d’exemple, dit-on, qu’un indigène ou qu’un Européen, mordu par un black snake, ait vu la journée du lendemain, à moins qu’il n’ait été mordu dans la nuit; alors son agonie est plus longue, mais se termine invariablement au moment précis où le soleil du lendemain disparaît. Nous vîmes plus tard un exemple de ce mortel et prompt effet, produit par la morsure d’un black snake.

Nous étions, mon mari et moi, chez M. Williams Moore d’Hobart-Town, lorsqu’il se fit dans la maison un mouvement inaccoutumé. M. Moore sonna pour savoir la cause de ce bruit; on lui dit que la femme de son jardinier, qui cueillait des haricots verts dans le potager, venait d’être mordue par un black snake.

Nous descendîmes aussitôt: on ramenait la pauvre femme. On avait quelque espoir: elle avait été piquée au talon, et, au cri qu’elle avait jeté, son mari, qui greffait un arbre à dix pas d’elle, était accouru et lui avait à l’instant même, avec sa serpette, enlevé le talon. On envoya chercher le médecin.

Le médecin appliqua sur la blessure des linges trempés dans de l’alcali, et fit boire à la malade de l’eau alcalisée. La femme ne souffrait pas beaucoup. Peu à peu cependant elle tomba dans un engourdissement qui commençait à la blessure et qui remontait lentement jusqu’au cœur.

Une demi-heure avant le coucher du soleil, elle entra dans son agonie, et, au moment où le dernier rayon du jour disparaissait, elle rendait le dernier soupir. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il en est exactement du serpent comme de celui qu’il a mordu. Quelque blessure qu’il ait reçue, fût-il coupé par morceaux, ses tronçons vivent et s’agitent jusqu’à ce que le soleil disparaisse. Celui qui avait mordu la jardinière avait eu la colonne vertébrale brisée par le mari de la blessée, puis il l’avait pendu par la queue, en enfonçant un clou dans le mur.

Il y avait eu de la sorte solution de continuité entre les vertèbres, et le poids de la tête et de la partie antérieure du corps avait allongé le black snake de près d’un pied. Eh bien! malgré cette blessure qui eût dû suspendre la vie, la vie persista, et le serpent, comme la femme, vécut jusqu’au soir. Tous deux moururent en même temps.

On comprend qu’avec de telles qualités venimeuses, le black snake soit la terreur des colons. Aussi la mémoire de lady Franklin, femme de sir John Franklin, lequel fut pendant plusieurs années gouverneur de la terre de Van Diemen, est-elle bénie par la seule raison qu’elle donna des primes de dix shellings par chaque tête de serpent noir qu’on lui apportait. Cette prime était payée, non pas sur les fonds du gouvernement, mais sur la cassette particulière de lady Franklin. Sir John Franklin, gouverneur de la terre de Van Diemen, est le même qui s’est perdu depuis dans les glaces du pôle nord.

Revenons à notre serpent. Ces messieurs prétendaient l’avoir vu, mais n’avoir pu le joindre. Par cinq ou six degrés de froid, les serpents ne sont pas bien fringants, et, s’ils l’eussent vu, ma conviction est qu’ils l’eussent facilement atteint. Vers huit heures du soir, nous arrivâmes enfin au pied de la montagne. A cent cinquante pas des premières pentes était située, comme nous l’avons dit, la maison de M. de Grave. Nous le trouvâmes donnant des ordres à cinq ou six hommes armés de flambeaux, qu’il s’apprêtait à envoyer à notre recherche.

Nous ayant vus passer et ne nous voyant pas revenir, il commençait à croire qu’il nous était arrivé quelque malheur; que nous étions gelés, emportés par quelque tourbillon ou tout au moins égarés. Sur huit ou dix caravanes qu’il avait vues monter depuis qu’il habitait sur le chemin du mont Wellington, trois n’étaient jamais redescendues. Sa bonne volonté devenait inutile, mais il exigea que nous entrassions chez lui pour y attendre les voitures qu’il allait nous envoyer chercher à la ville.

Une demi-heure après, les voitures étaient arrivées. A Hobart-Town, chacun se sépara pour rentrer chez soi et changer de vêtements, puis on prit rendez-vous chez moi, à onze heures, pour souper. A onze heures, toute la caravane était réunie dans un bon salon, bien chauffé, bien éclairé, dont les deux portes s’ouvrirent à onze heures et demie pour annoncer que «madame était servie.» Le maître de l’hôtel Gaylor nous avait fait, sur mon ordre, servir un excellent souper dont j’avais laissé le menu à son choix, avec cette seule recommandation:

—Pas de kanguroo!

Nous nous quittâmes à quatre heures du matin. Les nuits se suivent et ne se ressemblent pas. Sir Georges, qui me devait bien quelques compliments comme notre hôte, trouva moyen d’entrer, de souper et de sortir sans m’adresser une parole. Cela ressemblait à une gageure, et je me disais:

—Il faudra que les premiers mots qu’il m’adressera soient bien polis pour me faire oublier une pareille impolitesse!

VII

LE DOCTEUR BLACKFORT.

Comme je l’ai dit à propos d’Auckland, la société des îles antipodiques se compose de trois éléments à peu près toujours les mêmes: les employés du gouvernement, le clergé et l’armée.

A Hobart-Town, le gouverneur, sir Eardly Wilmot, recevait beaucoup et menait grand train. Après la sienne, la maison de l’archevêque et celle du premier secrétaire étaient, je ne dirai pas les plus hospitalières, ce n’est pas pour moi de l’hospitalité que cette gêne éternelle introduite dans un salon sous forme d’étiquette, mais les plus élégantes. Après ces deux ou trois maisons venaient celles du contrôleur général et deux ou trois autres encore où je me suis bien gardée d’aller m’ennuyer, ayant été dans celles que j’ai nommées. Je ne parle pas de la société du commerce et des banques.

Il est impossible de se faire une idée de l’ennui que l’on avale à chaque aspiration dans cette aristocratique société affreusement collet-monté. C’est concevable: on parle devant une population de convicts, il s’agit de donner l’exemple; on doit s’ennuyer pour que les autres ne s’amusent pas trop. Il n’y a que des Anglais pour se dévouer ainsi.

Pour moi, tout ce que j’avais vu m’avait fort intéressée; il me semblait ne pas avoir perdu mon temps, j’avais observé; mais je commençais à regretter Auckland, où j’avais mes braves Maoris qui me distrayaient l’esprit, et mes bons anthropophages qui me pinçaient le bras. Je sentais que je me laissais prendre au spleen, et que si mon mari ne m’enlevait pas bien vite à cette atmosphère étouffante, j’allais y laisser mes couleurs, après y avoir laissé ma santé.

L’exécution de trois Bush-Rangers que l’on avait pris, deux ayant le visage noirci, et le troisième tenant un fusil à la main, dévalisant une ferme, acheva de me faire désirer de quitter Hobart-Town. Il y avait quelque chose de trop triste dans tout cela. Le vol avec masque et le vol avec armes constituent pour les évadés de la colonie un délit qui est sans rémission puni de mort. La mort est la pendaison. On comprend que je me privai de ce spectacle, qui probablement ne m’eût pas rendue plus gaie.

Le lendemain, je me trouvais dans une maison où, à propos de la mort de ces trois malheureux, on racontait une histoire assez plaisante arrivée, disait-on, à un docteur Blackfort, ministre protestant. Je la raconte ici; elle servira à prouver que, même dans un gouvernement aussi admirablement administré que l’est celui de Van Diemen Land, il y a, comme partout, des caractères à part qui échappent à la surveillance des chefs, et bien au-dessous des fonctions qui leur sont confiées. En voilà deux ou trois exemples, qui sont du reste peut-être les seules chroniques scandaleuses qu’on puisse recueillir de ce genre. Le gouverneur de l’île de Norfolk, le juge et le docteur.

Les deux interlocuteurs de l’histoire en question étaient, d’un côté le docteur Blackfort, et, de l’autre, le condamné Georges Cramner. Pour que l’anecdocte ait quelque signification pour nos lecteurs, il faut leur dire ce que c’est que le docteur Blackfort. Je dis ce que c’est, car, vu la bonne santé dont jouissait le digne ministre, vu le soin tout particulier qu’il avait de lui, j’espère qu’il vit toujours et continue de faire par ses excentricités les délices d’Hobart-Town, à qui il resterait vraiment trop peu de chose comme gaieté, si Dieu rappelait à lui le digne docteur Blackfort.

Peut-être son nom ne s’écrit-il pas précisément comme je l’écris, mais j’ai mes raisons pour en changer l’orthographe. D’ailleurs les anecdotes que je vais raconter, quoique toutes nouvelles pour la France, je l’espère du moins, sont si connues à Hobart-Town, que si j’ai mal écrit le nom, le premier venu qui lira ces lignes se chargera de faire la rectification. Le docteur Blackfort, on appelle docteur tout ministre de l’Église anglaise, le docteur Blackfort était donc un pasteur protestant d’une soixantaine d’années, gras, court, rose, bien nourri, portant la tête en arrière, le ventre en avant, et trottant menu sur de petites jambes bosselées de gros mollets, tout en tournant ses pouces sur son abdomen.

Sa grande préoccupation et la voie ouverte par Satan, si toutefois le digne docteur Blackfort doit se perdre, sera bien certainement la table. Son maître d’hôtel est le personnage le plus important de la maison, et, comme le laboureur de Pierre Dupont qui aime bien Jeanne, mais qui aimerait mieux que Jeanne mourût que de perdre ses bœufs, il aimerait mieux, bien certainement, perdre ses plus intimes amis que de perdre son maître d’hôtel. Aussi le maître d’hôtel du docteur est-il aussi connu à Hobart-Town que le docteur lui-même.

Demandez plutôt aux ouailles du docteur qui, le dimanche, quand le docteur prêche à Church-Hill, voient, à trois heures précises, se glisser le maître d’hôtel dans l’église. Alors il n’y a qu’un murmure.

—Le dîner du docteur Blackfort est servi; le sermon ne durera pas longtemps maintenant.

Et, en effet, le maître d’hôtel n’a pas besoin d’adresser une seule parole, n’a pas besoin de faire un seul signe à son maître; il n’a besoin que de venir s’accouder pieusement à la chaire. A quelque point de son sermon qu’en soit le docteur, il comprend une chose: c’est que Dieu, qui est éternel, peut attendre sans inconvénient, tandis que le dîner, qui est quotidien, ne saurait pas attendre sans se refroidir. Et, en effet, le docteur s’arrête.

—Mes bons amis, dit-il à ses auditeurs, ni plus ni moins qu’un romancier au bas de son feuilleton, mes bons amis, la fin à dimanche prochain.

Et il descend de sa chaire en cognant son maître d’hôtel du coude, en disant:

—Viens, Tom, viens.

Et il disparaît en trottinant. Tel est un des hommes,particulièrement affectés au service de la prison et chargés de ramener à Dieu les âmes égarées; mais il fait exception.

Or, l’histoire dit qu’il y avait un maître cuisinier, un véritable cordon bleu qui excellait particulièrement à faire la gelée de pieds de veau, qui devait être exécuté. Le maître d’hôtel du docteur Blackfort, qui était un artiste, avait plus d’une fois, du temps où son confrère exerçait dans la ville, essayé d’obtenir de lui son secret; mais le convict, qui, en sa qualité de Breton de la Grande-Bretagne, était doublement entêté, s’était obstinément refusé à le lui donner, et, lorsqu’il avait pris la fuite, avait emporté son secret avec lui.

Le maître d’hôtel avait depuis vécu dans la seule espérance que le fugitif serait repris, et qu’une si précieuse recette ne serait pas perdue. Les désirs du maître d’hôtel seraient réalisés comme on voit: le Bush-Ranger était entré dans une ferme, le visage couvert d’un masque, avait été condamné à mort, et c’était, chance inouïe! le docteur Blackfort qui devait l’assister à sa dernière heure.

Aussi, au moment où celui-ci, près de partir pour la prison, recommandait à son maître d’hôtel de lui tenir son dîner prêt pour quatre heures précises:

—Vous connaissez l’homme que vous allez assister, révérend docteur? demanda le maître d’hôtel.—Non, répondit celui-ci avec une indifférence qui prouvait que le rang n’était rien à ses yeux.—Comment! vous ne savez pas même son nom?—Son nom n’est pas un péché, il me semble.—Non, mais c’est une illustration.—Comment s’appelle-t-il donc?—John Cramner, rien que cela.—John Cramner!... Attends donc, attends donc, fit le docteur.—Monsieur le docteur ne se rappelle pas cet excellent cuisinier?...—Si fait! qui faisait si bien la gelée de pieds de veau?—Justement.—Et qui n’a jamais voulu te donner sa recette?—Jamais.—Attends, attends, dit le docteur, je vais mener le drôle par un petit chemin où il n’y aura pas de pierres.—Ah! Monsieur, fit le maître d’hôtel en secouant la tête, ce n’est pas cela que je ferais, moi.—Et que ferais-tu donc?—J’essayerais de le prendre par la douceur.—Et d’avoir sa recette, n’est-ce pas?—Vous y êtes, Monsieur.—Sois tranquille, Tom; il me la donnera ou il dira pourquoi.

Et le docteur était parti, se disant à lui-même:

—Docteur Blackfort, tu n’es qu’un niais, ou tu auras la recette de la gelée aux pieds de veau.

Il était arrivé à la prison et avait été introduit dans le cachot du criminel. Alors avait commencé une exhortation à la mort dont ceux-là seuls qui ont connu le docteur Blackfort et qui l’ont entendu prêcher peuvent se faire une idée. C’était une longue série de ces sentences banales sur le repentir humain et la miséricorde divine, comme en tiennent toutes prêtes pour les occasions de ce genre ces orateurs à l’esprit vulgaire, au cœur endurci par l’habitude, débitées les yeux demi-fermés, avec un tremblement de tête tout particulier au digne homme, avec un renflement de voix à chaque commencement de phrase, et se terminant toujours par ces mêmes paroles débitées du même ton que le reste du discours.

—Mon cher frère, faites-moi la grâce maintenant de me donner avant de mourir votre recette pour faire la gelée aux pieds de veau.

La première fois que le condamné entendit ces paroles, il crut avoir mal entendu. Il se retourna vers le docteur.

—Plaît-il, mon révérend? demanda-t-il.—Mon cher frère, reprit le docteur Blackfort, je ne crois point faire une indiscrétion en vous priant de me donner, avant de mourir, votre recette pour faire de la gelée de pieds de veau.—Est-ce pour me préparer à mourir ou pour me demander cette recette que le gouvernement vous envoie près de moi, mon révérend? demanda le condamné.—Certainement, c’est pour vous préparer à mourir, mon frère, répondit le pasteur.—Eh bien! alors, faites votre devoir de ministre, j’écoute.—Je vous dirai donc, mon très-cher frère en Dieu, reprit le docteur en refermant béatement les yeux, en rebranlant sa tête et en retournant ses deux pouces l’un autour de l’autre, je vous dirai donc que je suis venu pour vous administrer les dernières consolations de l’Église. J’espère, continua-t-il en renflant sa voix qui allait s’abaissant graduellement jusqu’à un renflement nouveau, j’espère que je vous trouve tout disposé à considérer l’étendue de la faute que vous avez commise envers Dieu et la société. Mais pourquoi donc répugnez-vous tant, mon cher frère, à me donner votre recette pour faire de la gelée de pieds de veau? Remarquez bien que, quand vous ne serez plus, vous vous repentirez de m’avoir refusé, mais il sera trop tard.

Puis, du même ton, le docteur Blackfort reprit:

—Votre faute est grande, mon très-cher frère, mais il est écrit: «J’aime mieux le pécheur qui se repent que le juste qui n’a jamais péché.» Pourvu que vous vous repentiez, mon très-cher frère, vous êtes donc dans une meilleure position que le juste, puisque vous avez le crime qu’il n’a pas, et qu’il ne tient qu’à vous de joindre à ce crime le repentir qu’il ne peut avoir, lui, car de quoi se repentirait-il, puisqu’il n’a pas failli? Vous êtes donc, mon très-cher frère, dans les meilleures conditions de salut. Voilà pourquoi, moi qui vous pousse dans cette voie, moi qui m’engage à vous y maintenir, voilà pourquoi je me crois en droit de vous demander, comme récompense de la peine que je me donne pour votre salut, cette recette qui ne peut plus vous servir, puisque, dans trois jours, vous serez dans le ciel.

L’exhortation dura trois jours. Pendant trois jours, toutes les périodes du docteur se terminèrent par cette prière, dite sur tous les tons de la séduction et de la câlinerie. Mais, soit simple entêtement, soit qu’il eût juré à celui dont il le tenait de mourir avec le secret de la fameuse recette, John Cramner se refusa constamment à satisfaire les désirs du docteur, au grand désappointement de Tom, qui tous les jours, à quatre heures, attendait son maître sur le perron, et, du plus loin qu’il le voyait, lui criait:

—Eh bien! Monsieur, avez-vous la recette?—Non, répondait le docteur avec un soupir, mais, par la grâce de Dieu, je l’aurai, Tom.

Et Tom poussait un soupir à son tour, et le docteur se mettait à table, touchait chaque mets du bout des dents, en disant:

—Ah! tout cela, Tom, tout cela ne vaut pas la fameuse gelée aux pieds de veau; mais j’espère qu’au dernier moment il me la dira.—Dieu vous entende, Monsieur! répondait Tom.

Et le repas s’achevait tristement comme il avait commencé. Et, en effet, arrivé sur l’échafaud, la sentence lue, le pauvre John ayant la corde au cou, le docteur tenta un dernier effort. Mais, cette fois, le patient l’interrompit.

—Monsieur le shérif, dit-il, faites-moi la grâce d’éloigner de moi monsieur le docteur Blackfort, qui m’empêche de penser à mon salut. Cette fois, le docteur vit qu’il n’y avait plus d’espérance, et se retira la tête basse.

—Eh bien! Monsieur? cria Tom à son maître du plus loin qu’il l’aperçut.—Ah! le malheureux! répondit le docteur Blackfort, Dieu lui pardonne! mais il est mort dans l’impénitence finale.

La position que le docteur occupait près des condamnés était cause qu’on le consultait en général sur toutes les améliorations à introduire dans les prisons où ils étaient renfermés, et même dans les détails du supplice. Or, l’ancien échafaud étant trop étroit, un nouvel échafaud plus large avait été construit.

On invita un jour le docteur Blackfort à visiter cette œuvre d’art. Le docteur monta sur l’échafaud avec la dextérité de l’habitude, mesura, en géomètre, la place réservée à chaque patient, et son travail fini:

—Ils seront CONFORTABLEMENT PENDUS à huit, dit-il; mais à neuf ils seront gênés.

VIII

LE PANIER DE CERISES.

Nous avons parlé de la raideur qu’imposait à la société d’Hobart-Town la nécessité de poser éternellement devant les convicts. Nous avons parlé de l’introduction des condamnés dans la famille, et de l’amélioration produite sur leur moralité par les exemples qu’ils y reçoivent.

Un exemple terrible fut donné par M. M***, un des plus estimables négociants de la ville, et donné, comme dit l’Écriture, sur sa propre chair. M. M*** habite près de la cascade, à deux pas de la factory, c’est-à-dire au pénitencier des femmes. Il a là une magnifique maison avec un jardin splendide, où poussent, dans une heureuse exposition, tous les arbres fruitiers d’Europe. Presque seul parmi tous les habitants d’Hobart-Town, M. M*** était arrivé, à force de soins, à élever et à acclimater un cerisier de l’espèce qui rapporte chez nous ce beau fruit qu’on appelle, je ne sais pourquoi, la cerise anglaise.

M. M*** était veuf. La famille se composait de lui, de deux garçons, dont l’aîné, nommé Williams, avait douze ans, le second en avait huit et se nommait Tom, et de trois filles dont l’aînée avait quinze ans. La quatrième personne de la famille était un Irlandais, beau-frère de M. M***.

Toute la domesticité de la maison, domesticité montant à une dizaine de serviteurs, appartenait à la classe des déportés. Le jardinier était tiket of leave, c’est-à-dire que, devenu libre à force de gages donnés de sa bonne conduite, il était volontairement engagé chez M. M***.

On était aux derniers jours du printemps australien, et le cerisier favori de toute la famille, assez dégarni de fruit cette année-là, promettait au moins de racheter le petit nombre par la beauté. Enfin, on avait décidé que le lendemain, après le déjeuner, on ferait la cueillaison.

Après le déjeuner, M. M*** descendit au jardin pour voir les cerises. Pendant la nuit, l’arbre avait été entièrement dépouillé. Il y avait vol. Mais qui pouvait avoir commis le vol? Ce n’étaient pas des étrangers; les chiens enchaînés sous un hangar voisin n’avaient pas aboyé. C’était donc quelqu’un de la maison. M. M*** appela son jardinier.

—Céleri, lui dit-il, regarde le cerisier.—Oui, répondit Céleri, j’ai déjà vu cela ce matin, Monsieur.—Il ne reste pas une cerise.—Pas une, Monsieur....—Mais enfin, dit M. M***, elles ne se sont pas envolées.—Non, Monsieur; on les a prises.—On les a prises! Je m’en doute bien, pardieu! mais qui?

Céleri fit un mouvement des yeux, mais garda le silence.

—Êtes-vous sûr de votre aide, demanda M. M***.—Comme de moi-même, Monsieur....—C’est bien! allez, Céleri, et qu’on prévienne les enfants que je les attends ici.

Les enfants, qui étaient externes, allaient partir pour le collége. Je veux dire les deux garçons, les filles avaient une gouvernante. Ils vinrent tous deux.

—Willy, dit le père, s’adressant au plus âgé des deux, sais-tu qui a volé les cerises?—Non, père, répondit l’enfant.—Et tu n’as de soupçon sur personne?

—Si fait! fit l’enfant; c’est Céleri, le jardinier. Je l’ai vu près de l’arbre ce matin avec un panier!

Le jardinier était là.

—Vous entendez, Céleri, dit M. M*** profondément étonné.—Oui, Monsieur, j’entends, répondit froidement Céleri.—Et que répondez-vous à cette accusation?—Dieu garde monsieur Willy d’être un jour dans les souliers où je suis!—Céleri, s’écria M. M***, voulez-vous dire que mon fils peut être un jour un voleur!—Je ne dis rien, Monsieur, j’adresse une prière au Seigneur.—Vous êtes un insolent, Céleri.—Ce n’est pas avec intention, Monsieur; en disant ce que j’ai dit, je croyais être humble.—C’est bien, vous et votre aide vous resterez aux arrêts jusqu’à ce que l’on soit venu vous chercher du pénitencier; Céleri s’inclina, et lui et son aide furent enfermés par M. M*** dans une chambre dont il mit la clef dans sa poche.—Et maintenant, Willy, dit le père, tu jures que ce n’est pas toi qui as mangé ou volé les cerises?—Non, père, répéta l’enfant, ce n’est pas moi; ce doit être bien certainement Céleri.—Cela suffit; allez au collége, et, si l’on vous gronde pour votre retard, dites que ce n’est pas votre faute, mais la mienne.

Une heure après, Céleri et son aide étaient réintégrés au pénitencier sous l’inculpation de vol. C’était grave: il y allait tout simplement pour ces malheureux de l’île Norfolk, ou de la perte de leur tiket of leave.

Vers midi, M. M*** fut appelé au pénitencier pour affirmer sa déposition. Il s’y rendit très-préoccupé, mais ne doutant pas cependant que son accusation fût juste. A peine avait-il fait cinquante pas dans la rue Campbell, qu’à l’étalage d’une fruitière il vit un panier de magnifiques cerises. M. M*** s’arrêta court. Il croyait reconnaître ses anglaises. Si c’étaient elles en réalité, un moyen bien simple lui était offert de reconnaître le voleur.

Il entra chez la marchande, s’informa du prix des cerises. La marchande en demanda une somme fabuleuse, quelque chose comme deux livres sterling.

—Diable! fit M. M***, c’est bien cher, il me semble.—C’est vrai, Monsieur, mais ce qui est rare n’est jamais cher.—En effet, dit M. M***, je ne connais à Hobart-Town qu’un jardin où l’on ait ces sortes de fruits.—Chez M. M***?—Justement. Mais comment avez-vous ces cerises?—Dame! il est probable qu’il aime mieux les faire vendre que de les manger.—Et par qui les fait-il vendre? par son jardinier?—Non.—Comment, non?—Il les fait vendre par ses enfants.

M. M*** devint pâle comme un mort.

—Par ses enfants! répétait-il, impossible! vous vous trompez.—Je ne me trompe pas: deux charmants petits garçons. J’ai eu leur visite au point du jour.—Et vous êtes sûre que ces deux enfants sont les fils de M. M***?—Ils me l’ont dit, du moins.—Les reconnaîtriez-vous?—Parfaitement.—Eh bien! attendez-moi; je reviens. C’est moi qui suis M. M***.

Et M. M*** s’élança hors du magasin, courut d’une haleine jusqu’au collége, fit appeler ses enfants, les prit chacun par une main, et les conduisit sans leur dire une parole chez la fruitière.

—Les reconnaissez-vous, Madame? dit-il, en poussant les deux enfants dans la boutique.—Sans doute, répondit la marchande.—C’est vous, Willy, qui avez vendu ces cerises à Madame?—Papa....—C’est vous, Willy, qui avez vendu ces cerises à Madame? répéta M. M*** d’une voix terrible.

L’enfant se tut.

—C’est bien! Madame, dit M. M***, les cerises sont à vous, vous pouvez les vendre à qui bon vous semblera, et le prix que vous voudrez.

Puis, reprenant ses deux fils par la main:

—Venez, dit-il.

Et il emmena les enfants chez lui et les enferma dans leur chambre. Puis il envoya chercher immédiatement le jardinier et son aide.

—Mes amis, dit-il, je vous ai soupçonnés à tort. Je vous en fais mes excuses bien sincères.—Oh! Monsieur!

Il leur tendit ses deux mains.

—Pardonnez-moi, dit-il, vous surtout, Céleri; car c’est vous particulièrement que j’ai insulté.—De grand cœur! Monsieur; mais qu’est-il donc arrivé?—Rien. Maintenant, vous allez me rendre un service.—Volontiers, Monsieur.—Vous inviterez non-seulement mes amis, mais les vôtres, Céleri, à se rendre ici demain matin, dans le plus grand nombre possible.—Monsieur....—Vous avez entendu?—Oui.—Eh bien! mettez-vous en course.

Il leur fit de la main signe de s’éloigner. Sur ces entrefaites, le beau-frère arriva.

—Eh bien! demanda-t-il, tu as donc rendu la liberté au jardinier et à son aide?—Oui, répondit M. M***.—Ils étaient innocents, alors?—Ils l’étaient.—Quels sont donc les coupables, en ce cas?—Willy et son frère.—Willy et son frère?—Oui. Seulement, Willy seul a agi avec discernement, Willy seul sera puni.—Tu dis cela, et puis, au moment de punir, je te connais, tu faibliras.

—Pas cette fois. Le beau-frère sourit d’un air de doute.

—D’ailleurs, dit M. M***, tu seras là, frère, et si je faiblis, tu me soutiendras.

Et ayant serré la main de son frère, M. M*** rentra chez lui. Il ne descendit point à quatre heures pour dîner, ni le soir pour prendre son thé. Inquiet, son beau-frère vint écouter à la porte. Il l’entendit qui pleurait à sanglots. Il voulut entrer chez M. M***, mais la porte était fermée en dedans.

—Dieu l’assiste! dit l’Irlandais, car il comprenait qu’elle devait être terrible la résolution qui faisait ainsi sangloter un père.

Le jour vint. Les domestiques avaient exécuté l’ordre qui leur avait été donné. A huit heures du matin, tous les amis de M. M*** et une centaine de convives étaient réunis dans le jardin, autour du cerisier dépouillé. C’était là que le rendez-vous avait été donné. Chacun s’interrogeait et se demandait dans quel but cette réunion.

M. M*** parut. Il était très-pâle. Il salua tout le monde, mais sans rien dire encore. Puis un instant après, on amena les deux enfants. L’aîné marchait le premier, pleurant et effaré, ne sachant point ce qui allait se passer, mais tremblant de tous ses membres. Il n’avait que son pantalon d’été et une chemise.

Son frère suivait tout vêtu: il était évident qu’il devait être simple témoin de ce qui allait se passer. Mais il n’en était pas moins pâle et moins tremblant. Les trois sœurs étaient debout avec leur gouvernante, à l’écart, sous un arbre. Le père avait voulu qu’elles fussent là aussi. Habillées de petites robes de mousseline blanche, avec leurs charmants visages pâles comme la mort, elles avaient l’air de trois statues. Il se faisait parmi tous les assistants un morne silence.

—Messieurs, dit M. M***, j’ai eu l’honneur de vous convoquer pour vous faire assister à l’exécution d’un voleur et d’un faux accusateur. Ce misérable enfant que vous voyez là a failli me faire commettre une injustice irréparable contre deux innocents.

Et il raconta toute l’histoire.

Puis il ajouta:

—J’ai pensé que cela méritait un châtiment dont se souvinssent toute leur vie, et celui qui l’avait reçu et ceux qui l’avaient vu appliquer.

Puis, se tournant vers l’homme qui avait amené les deux enfants:

—Otez la chemise du coupable, et attachez-le à cet arbre, dit-il.

L’homme ôta en tremblant la chemise du petit Willy, et le lia au cerisier. Puis, M. M*** levant les yeux au ciel:

—Dieu me donne la force, dit-il, de faire justice sur mon propre enfant comme je le ferais sur un étranger!

Et tirant alors de dessous sa redingote un fouet à plusieurs lanières, sur le modèle de ceux qui servent à châtier les prisonniers de l’île Norfolk, au milieu des spectateurs frissonnants mais silencieux, il commença l’exécution. Certes, ce père eût préféré subir le supplice que l’infliger. Ses muscles et ses nerfs étaient ceux d’un homme fait à la douleur et pouvant résister et se raidir contre la souffrance, tandis qu’il frappait sur un être faible qui pliait à chaque coup!

Parmi tous ces spectateurs, pas un qui ne fût mouillé de larmes, et cependant pas un bras ne fit un mouvement pour l’arrêter. Chacun comptait les coups par le retentissement que chaque coup avait dans le cœur de tous. Jusqu’au trente-cinquième coup l’enfant cria. Puis il se tut; il s’était évanoui. M. M*** continua de frapper.

L’enfant, dans sa volonté, était condamné à recevoir cinquante coups de fouet. Au quarantième, l’Irlandais s’élança hors du cercle et saisit son beau-frère à bras le corps.

—Assez, dit-il, assez!

M. M*** interrogea des yeux le cercle qui l’environnait.

—Assez! dirent tous les spectateurs.—Ai-je fait mon devoir de juge et de père? demanda M. M***.—Oui, dirent toutes les voix.—Vous rappellerez-vous ce que vous venez de voir?—Toujours.—Eh bien, allez! Et dites ce que j’ai fait à tous ceux que vous rencontrerez.

Les spectateurs défilèrent un à un devant M. M***, le saluant religieusement. Puis, quand le dernier fut sorti:

—Frère, dit-il à l’Irlandais, envoie chercher le chirurgien; le coupable est puni, qu’on soigne l’enfant.

Et il alla se renfermer dans sa chambre. L’enfant est aujourd’hui un des plus honorables citoyens d’Hobart-Town. Il conte lui-même l’anecdote, et, quand on doute de la rigueur du châtiment, il montre lui-même les cicatrices dont son dos est sillonné.

IX

LA BARAQUE ET LA CASCADE.

Nous avons dit que la maison de réclusion des hommes s’appelait le Penitenciery et celle des femmes la Factory. Les noms sous lesquels on les désigne plus particulièrement sont la Baraque et la Cascade.

Disons-en un dernier mot. Il y a deux factories pour les femmes: la factory des assignées et la factory de punition. La factory des assignées, c’est-à-dire la demeure des femmes sorties de service et en situation de rentrer au service, s’appelle le Brickfield, le champ de briques.

L’établissement où les femmes vont subir la peine à laquelle elles sont condamnées s’appelle la Cascade. Là, outre la punition du baquet, que nous avons indiquée, et qui consiste à laver le linge des prisonniers, elles sont chargées de différents travaux. Elles lavent le linge des résidants, moyennant une rétribution que le gouvernement perçoit. Elles font des chapeaux de paille; la paille vient d’Europe. Elles défilent de vieux cordages, dont le chanvre est destiné à filer des cordages neufs. Elles font de la lingerie d’usage et de la lingerie de commande. Le tout au profit du gouvernement. Tout cela sous la surveillance de dames libres payées par le gouvernement.

Chaque dame surveillante a la faculté de choisir la femme de sa classe qui se conduit le mieux, pour en faire ce que l’on appelle en anglais une première main. Chaque branche d’industrie est classée par division et par quartier, et chaque quartier est séparé du quartier voisin, ayant son dortoir particulier et ses cours de récréation à part.

Les femmes portent un uniforme; il consiste dans un bonnet blanc et des jupons bleus, l’été; bruns, l’hiver. Un pasteur protestant et un curé catholique sont attachés à l’établissement. Tous les matins, les femmes, en se levant, vont à la chapelle. Les dimanches, elles suivent tous les offices.

En outre des dames surveillantes qui président aux travaux, il y a les dames institutrices. Celles-ci sont chargées de l’instruction littéraire et morale des déportées. Elles leur apprennent à lire et à écrire, et leur donnent des conseils de conduite. Chaque quartier fournit son contingent quotidien. Chaque individu reçoit son instruction, trois fois par semaine.

Il y a une division de cuisiniers chargés de faire à manger à tout ce monde-là. La nourriture est bonne. Elle se compose: le matin, d’une espèce de bouillie appelée gruel; à deux heures, d’une soupe grasse, de bœuf et de pommes de terre; le soir, de pain et de thé.

Quand une femme a fait son temps de punition, elle est renvoyée au Brickfield et redevient assignable. Si, pendant son temps de punition, elle se conduit mal, elle est retenue à la Cascade pendant tout le temps qui convient à l’autorité. Les dortoirs et les cours de la Cascade sont d’une propreté rigide. Chaque matin, tout est lavé et frotté, pierre contre pierre; on croirait marcher sur du marbre.

Les femmes assignables, c’est-à-dire celles qui habitent le Brickfield, ont aussi un travail à faire, mais de couture seulement. Comme leurs sœurs de la Cascade, elles ont des dames chargées de leur instruction.

Le pénitencier des hommes n’a point de succursale. Au contraire des femmes, dont la punition est d’être renfermées, ils sont envoyés, eux, dans les différentes stations de l’île. Là, ils sont employés par le gouvernement à percer des montagnes, à niveler des routes, à bâtir des maisons. Ils sont divisés par gangs, c’est-à-dire par escouades, et placés sous la surveillance d’un intendant.

A chaque station nouvelle que l’on fonde, on bâtit à l’instant même une chapelle, puis une grande maison avec dortoir, réfectoire, etc., etc.; puis tout marche comme si les choses étaient établies depuis cinquante ans. La conduite de chaque homme est consignée, jour par jour, sur un registre tenu par un surveillant, et le gouvernement ne manque jamais d’encourager la bonne conduite par des indulgences.

C’est au pénitencier que l’on va chercher les domestiques mâles, comme c’est au Brickfield que l’on va chercher les domestiques femelles. Il faut cependant faire une grande différence entre la valeur sociale des hommes et celle des femmes.

Les femmes, à peu d’exception près, sont des courtisanes de Londres de la plus basse espèce. Les hommes appartiennent à toutes les classes de la société anglaise. Il y a des déserteurs, des exilés politiques, des jeunes gens de bonne maison à qui l’emportement de la jeunesse et la fougue des passions avaient fait commettre des fautes.

Ainsi, c’est là qu’ont été envoyés les O’Brien, les O’Meagher, ces martyrs de la nationalité irlandaise. Beaucoup de ces déportés sont précepteurs dans les familles; quelques-uns sont secrétaires des principaux membres du gouvernement.

J’ai dit que, lors de mon arrivée à Hobart-Town, c’était sir Eardly Wilmot qui était gouverneur. Il avait été très-bon pour moi, m’avait admirablement reçue; c’est donc en quelque sorte un devoir que je remplis en consacrant quelques lignes à la mort de ce juste, dont la calomnie a fait un martyr. Je n’ai pas besoin de dire que sir Eardly était un gentleman de vieille race, puisque j’ai dit qu’il s’appelait Wilmot.

Il était venu, en 1844, remplacer le célèbre sir John Franklin. Sa femme, milady Wilmot, était restée en France, où elle surveillait l’éducation de ses filles. Sir Wilmot était arrivé à Hobart-Town avec ses deux fils.

L’aîné, Henri Wilmot, aide de camp de son père, fut, quelque temps après son arrivée à la terre de Van Diemen, envoyé par lui à la Nouvelle-Zélande, pour y faire la guerre des Maoris: il y devint major et nous l’y retrouverons. Le plus jeune resta près de son père.

Sur Eardly Wilmot se trouva donc loin de sa femme et de ses filles, dans la situation d’un célibataire. C’était un gentilhomme de hautes manières; il se crut le droit de mener la vie de garçon, pourvu qu’il remplît strictement ses devoirs de gouverneur. Et, quand nous disons strictement, c’était plus que strictement qu’il les remplissait. Il faisait ce que personne n’avait fait avant lui.

Il montait à cheval, et seul, sans aucune suite, s’en allait visiter soit une station, soit une autre, apparaissant à l’improviste, tantôt à l’heure du travail, tantôt à l’heure des repas. Si c’était à l’heure du travail, il veillait à ce que le travail fût mesuré aux forces de celui qui l’accomplissait. Si c’était à l’heure des repas, il goûtait la soupe, la viande, le pain. Si quelque chose de tout cela était mauvais, le surveillant était immédiatement changé.

Jamais une plainte n’avait été présentée à sir Eardly Wilmot qu’une enquête ne l’eût suivie. Jamais une réclamation juste n’avait été faite qu’elle n’eût été accordée. Il y avait eu, dans les malheureux gouverneurs envoyés aux déportés, des cœurs justes.... Sir Eardly Wilmot était mieux que cela, c’était un cœur compatissant. Mais Eardly Wilmot manquait, dans sa vie publique et privée, de cette hypocrite austérité qui est la première vertu d’un gouverneur.

Sir Eardly Wilmot était de toutes les parties, donnait des fêtes charmantes, faisait de longues cavalcades avec les dames de la ville, sans y voir aucun mal et sans en faire. C’était plus qu’il n’en fallait pour que la cabale des puritains le dénonçât. On fit un rapport contre lui en Angleterre; on l’accusa de débauche et de concussions. Lui, était trop haut placé pour savoir ce qui se passait dans les basses régions de l’intrigue et de la jalousie. Il ignorait toute cette brigue.

Un jour, un de ses secrétaires la découvrit, et parvint à se procurer copie de la dénonciation. Il vint trouver sir Eardly. Le gouverneur était dans sa bibliothèque, lisant debout. Le secrétaire lui raconta ce qui s’était passé; sir Eardly n’en voulait rien croire. Le secrétaire lui montra la dénonciation.

—Lisez-moi cela, Monsieur, dit le gouverneur.

L’accusation était tellement infâme, que le gouverneur eût dû la mépriser. Il n’en eut pas le courage. Il devint pâle comme un mort, laissa tomber son livre et, portant la main à son cœur:

—«In attaking my honour, dit-il, they have broken my heart; they have killed me! (En attaquant ma réputation, ils m’ont brisé le cœur; je suis un homme mort!)

Et cependant il continua de remplir ses devoirs avec le même zèle; mais, dès le même jour, il se sentit atteint mortellement, comme il l’avait dit. Quinze jours après, il s’alita. Puis il alla s’affaiblissant, de cette maladie de langueur que les Anglais désignent sous le nom de cœur brisé.

Pendant ce temps, le gouvernement anglais recevait la dénonciation, nommait sans plus ample informé un nouveau gouverneur, et envoyait le nouveau gouverneur, sir Williams Denison, à Van Diemen.

Il arriva en rade la veille de la mort de sir Eardly Wilmot; mais, en apprenant à bord du bâtiment qui l’amenait que son prédécesseur était à l’agonie, il défendit de tirer le canon ni de faire aucune fête.... Sir Eardly n’était déjà plus dans la maison du gouvernement que l’on avait préparée pour recevoir sir Williams: il était dans un petit cottage où il s’était fait transporter pour laisser la place libre à son successeur.

La première visite de sir Williams, en mettant le pied à terre, fut pour sir Eardly; il trouva celui-ci agonisant. Les deux hommes échangèrent en silence une poignée de main, puis sir Williams quitta sir Eardly en lui disant:

—Soyez avec Dieu!

Le lendemain il y était. La mort de sir Eardly Wilmot fut un deuil pour toute la colonie. Pendant deux jours, au lieu d’une cloche solitaire qui d’habitude pleure les trépassés, toutes les cloches, non-seulement d’Hobart-Town, mais de toutes les villes de la colonie, annoncèrent les funérailles de l’ancien gouverneur.

Tous les navires en rade croisèrent les vergues et retournèrent leurs pavillons en signe de deuil. Toute l’armée, jusqu’au dernier soldat, fut convoquée pour accompagner le corps; tous les convicts demandèrent et obtinrent un congé pour assister à la funèbre solennité. Le deuil fut mené par le nouveau gouverneur, marchant à pied, et suivant immédiatement le catafalque; par le fils de sir Eardly Wilmot; par tous les dignitaires, par toute la magistrature de l’île. Les habitants venaient ensuite. Pendant trois jours, les boutiques et les magasins d’Hobart-Town furent fermés, comme pour un désastre public. Puis une enquête fut faite sur la conduite de sir Eardly Wilmot, absous d’avance par l’opinion publique. L’enquête démontra une chose, c’est-que sir Eardly n’avait commis d’autre faute que de se conduire en trop grand seigneur. C’était la faute du gouvernement anglais et non la sienne.... Pourquoi envoyait-il un Rochester pour commander à un pénitencier de condamnés?

X

LE BERGER ET LE LINGOT D’OR.

J’ai déjà dit que je commençais à m’ennuyer à Hobart-Town et à désirer du nouveau. Aussi, au bout de deux mois, M. Giovanni m’annonça-t-il que, pour faire droit à mes instances, nous allions partir pour Launceston, et de là pour Port-Philips. J’avoue que la nouvelle me fut agréable, et que le jour du départ, laissé à mon choix, fut fixé au lendemain. Je commençais déjà à avoir cette habitude des voyages qui a fait depuis, de moi, un des compagnons de route, sinon des plus agréables, du moins les plus commodes qu’il y ait au monde.

Nous partîmes par une de ces belles et bonnes malles-postes anglaises qui font leurs quatre lieues à l’heure. Aussi parcourûmes-nous, en dix heures, les cent milles anglais qui séparent Hobart-Town de Launceston, sa rivale. Rien de plus ravissant que le chemin que l’on parcourt; on se croirait en Normandie, tant la route verdoie, et en Angleterre, tant elle est semée de charmants cottages.

Consignons ici que je n’avais pas revu sir Georges depuis notre excursion au mont Wellington, et que nous le laissions à Hobart-Town. Launceston est une contrefaçon de Hobart-Town, placée sur la mer au lieu d’être placée sur le Derwent, et regardant le nord au lieu de regarder le sud. Il en résulte que tout ce que j’ai à dire de Launceston, c’est que je m’y ennuyais beaucoup au bout de quelques jours, et que, comme rien ne nous retenait à Launceston, nous montâmes un beau matin sur le Shamrock, bateau à vapeur desservant les stations de Port-Philips, de Two-Fold-Bay et de Sydney, et nous dîmes adieu à la terre de Van Diemen, après trois mois de séjour.

Port-Philips est situé en Australie, de l’autre côté du détroit de Bancks, juste en face de Launceston. Les grands navires restent à Port-Williams. Un caprice a fait bâtir la ville à Port-Philips, où les petits bâtiments peuvent seuls remonter.

Pour y arriver, on suit les bords d’une rivière; qu’on me pardonne mon ignorance dont j’espère du reste faire un des charmes de ce livre, je ne sais pas le nom de cette rivière; mais ce que je sais, c’est que ses bords ne sont qu’une longue suite d’abattoirs où l’on tue les moutons, de tanneries où l’on prépare leurs peaux, et d’usines où l’on fond leur graisse.

De place en place s’élèvent des montagnes blanches de vingt-cinq, trente, quarante pieds de hauteur: ce sont leurs ossements. Ces tueries, ces tanneries, ces fontes de graisse ou plutôt de suif, ces ossements rangés en pyramides tout le long du rivage, répandent une odeur pestilentielle qui m’avait fait prendre Port-Philips en horreur avant même que j’y fusse arrivée.

On sait l’immense commerce qui se fait en Angleterre des belles laines, des peaux de mouton et des suifs de l’Australie. Je n’ai jamais vu de troupeaux pareils à ceux qui tondent, comme disait Virgile, les collines et les plaines de Port-Philips. Ces grandes prairies, encore solitaires, semblent de vastes mers dont chaque mouton forme une vague. Tous ces troupeaux sont conduits par des émigrants libres, Écossais, Anglais, Irlandais.

La ville, à l’époque où nous la visitâmes, n’était qu’un amas de maisons, mais cet amas allait chaque jour s’augmentant. On sentait une ville à venir sourdre dans les interstices de la ville présente. On devinait la richesse, l’abondance, le luxe futurs dans l’aisance qu’on voyait rayonner partout. Mais comme tout cela n’était que médiocrement intéressant pour nous, peut-être n’eussions-nous séjourné que vingt-quatre heures à Port-Philips, si nous n’eussions été retenus par la curiosité qu’excitait un fait qui venait de se produire.

Quelques jours avant notre arrivée, un des gardiens de ces immenses troupeaux que nous avons dit s’était présenté chez M. B***, un des principaux orfèvres de la ville. L’industriel vit bien que l’homme qui venait d’entrer dans son magasin n’avait pas la mine d’un acheteur.

—Que désirez-vous? lui demanda-t-il.

L’irlandais (c’était un Irlandais) tira de sa poche un mauvais mouchoir tout en loques, déroula le mouchoir, et de son pli tira un objet brillant de la grosseur d’un pain d’une livre.

—Tenez, monsieur le bijoutier, dit-il, je voudrais savoir ce que c’est que cela?

B*** regarda le lingot incrusté de pierres, le tourna, le retourna en tous sens.

—Où as-tu trouvé cela? lui demanda-t-il.—Là-bas, en gardant mes moutons. J’ai vu que cela brillait au soleil, et je me suis dit: La première fois que j’irai à la ville, il faut que je montre cela à un joaillier. Je suis venu à la ville, on m’a donné votre adresse, et voilà. Ça a-t-il une valeur quelconque?

Le bijoutier toucha le lingot. C’était de l’or vierge.

—Eh bien, demanda le berger?—Cela a une valeur, en effet, répondit le bijoutier, mais pas si grande que tu crois.—Enfin, cela vaut toujours quelque chose?—Oui.—Combien cela vaut-il?—Combien en veux-tu?—Comment voulez-vous que je vous le dise, moi? C’est à vous de me dire, en conscience, combien vous pouvez m’acheter cela.—Tiens, dit le bijoutier, voici quatre livres sterling.—Oh! vous ajouterez bien quelque monnaie pour m’acheter des souliers, des chaussettes, et une ou deux vieilles chemises.—Non, attendu que je vous ai donné en conscience le prix de votre lingot. Mais, tenez, après tout, je vous donnerai ce que vous demandez.

Et, appelant sa femme, il lui dit de faire un paquet, parmi ses hardes à lui, des objets que demandait le berger, et de lui donner ce paquet. Puis, pendant que sa femme roulait dans une serviette souliers, chaussettes et chemises:

—Et y a-t-il beaucoup de cailloux dans le genre de celui-là, à l’endroit où paissent tes moutons?—Je ne sais pas, répondit le berger. J’ai buté sur celui-là, je l’ai ramassé et vous l’ai apporté. Voilà tout.—Eh bien, si tu en trouves d’autres, apporte-les encore.—Oh! sûr que j’en trouverai.—Et tu me les apporteras?—Certainement! Je vous dois la préférence.

Madame B*** rentrait avec le paquet. L’Irlandais remercia le bijoutier et sortit, convaincu qu’il était dupé. Il ne se trompait pas; le lingot pesait quatre livres d’or pur, sans compter les pierres, et, étant de l’or vierge, était de l’or au premier titre.

Le soir du jour où la chose était arrivée, tout Port-Philips connaissait l’anecdote. Alors, et à l’instant même, le génie de la spéculation avait secoué ses ailes sur la ville. On s’empara du berger; on le séquestra, et l’on organisa une société en commandite pour l’exploitation des mines de Port-Philips. Alors les directeurs de la société s’abouchèrent avec l’Irlandais.

Il s’agissait d’obtenir du berger qu’il conduisît les spéculateurs à l’endroit où avait été trouvé le lingot. Le berger secoua la tête et refusa net, d’abord; mais, à force de promesses et de menaces, on vainquit sa résistance.

—Eh bien, soit! dit-il, je vous conduirai.

A partir de ce moment, le berger fut mis dans une chambre, bien nourri, bien soigné, mais gardé à vue. On organisa toute une caravane, avec pelles, pioches, tombereaux, chevaux, moulins à passer la terre, etc., etc. Enfin, on partit, le berger en tête.

La caravane se composait de tous les actionnaires qui avaient voulu assister eux-mêmes aux premiers travaux, et de presque toute la population de la ville, qui venait à la remorque, plus ou moins bien équipée pour le voyage. Il y en avait qui partaient sans provisions, se fiant à ce qu’ils pourraient trouver. C’était une vraie fièvre universelle, sous un soleil qui les rôtissait tous. Nous vîmes passer la caravane. Elle se composait de deux mille personnes.

—Ma foi! dit mon mari, j’ai envie de suivre tous ces gens-là, et de voir, non pas la mine qu’ils trouveront, mais celle qu’ils feront, si le berger est un menteur.—Va, répondis-je.

Et mon mari partit. Comme le voyage n’avait rien de bien intéressant pour une femme, je le laissai aller seul. Au bout de quatre jours seulement, j’eus des nouvelles de l’expédition par une avant-garde de gens désappointés. Le berger avait, pendant deux jours, promené la caravane par un soleil de trente-cinq degrés; puis, arrivé à une montagne toute de roche, il avait frappé du pied la terre, les mains dans ses poches, en sifflant et en disant:

—C’est ici que je l’ai trouvé.

Et aussitôt chacun s’était mis à fouiller, à bêcher, à piocher, jetant son cri de joie à chaque espérance, son soupir de douleur à chaque désappointement. Le lendemain, on chercha le berger pour lui faire de nouvelles questions, pour lui demander si c’était bien là l’endroit où il avait trouvé le lingot qui causait tout ce remue-ménage. Le berger avait disparu. Le berger avait été enlevé par un spéculateur. Un capitaliste avait dit au berger:

—Vous êtes bien bon de vous contenter d’un dixième dans les dividendes de la société. Venez avec moi à Sidney; nous achèterons tout ce qui sera nécessaire à ce travail: nous reviendrons par l’intérieur des terres; de Sidney à Port-Philips, par terre, il y a six cents milles anglais; pour que personne ne nous reconnaisse, nous nous mettrons nous-mêmes à faire les mineurs, et nous partagerons tout par moitié. Jusque-là ne vous inquiétez de rien. La proposition avait été acceptée. De là, disparition du berger.

Personne ne sut rien de cet engagement; moi seule fut mise dans la confidence, le spéculateur étant un ami de mon mari. Finissons-en tout de suite avec l’histoire du berger. Le spéculateur le cacha à fond de cale du Shamrock et paya huit guinées au capitaine afin qu’il passât par-dessus les formalités d’usage pour la réception des passagers à bord.

Arrivé à Sidney, le spéculateur tint toutes ses promesses, nourrissant, soignant, caressant sa poule aux œufs d’or. Là, on fit les achats nécessaires: une voiture, un chariot, tous les instruments de travail, des armes; le tout montant à une somme de quinze cents livres sterling.

On engagea quatre hommes, à qui l’on promit, outre deux couronnes par jour, un tant pour cent pour les bénéfices. On traça l’itinéraire que l’on devait suivre dans l’intérieur des terres, et l’on arrêta le jour du départ. Seulement, au moment de partir, le berger était encore une fois disparu. On l’appela, on le chercha, on le fit chercher: tout fut inutile; jamais on ne le revit. Sa disparition est restée un mystère.

Seulement l’éveil avait été donné; des ingénieurs furent envoyés, qui firent des recherches à des périodes assez distantes les unes des autres, et enfin, au bout de trois ou quatre années, les mines d’or furent trouvées. Elles sont aujourd’hui en pleine exploitation. Je puis dire encore, en passant, que le spéculateur qui mena le berger à Sidney, moitié en riant de l’aventure, moitié sérieux à la pensée de ses résultats, était tout bonnement mon mari!

Je quittai Port-Philips, non plus sur le Shamrock, mais sur une mauvaise goëlette qui profitait des passagers en retard, et glanait derrière le bateau à vapeur. Nous arrivâmes à Two-Foot-Bay.

La goëlette faisait station pendant vingt-quatre heures. Comme il n’y avait rien à voir à Two-Foot-Bay, et que je m’en plaignais, le maître de l’hôtel où j’étais descendue me proposa de me faire voir le fils d’un des principaux chefs de l’intérieur de l’Australie, qui était venu pour faire amitié avec un chef plus rapproché des bords de la mer.

Ce jeune homme était campé avec ses compagnons à une heure et demie à peu près de la ville. Il va sans dire que j’acceptai. J’étais, comme toujours, la seule femme de l’expédition. Nous laissâmes tomber la chaleur, et nous nous mîmes en route vers deux heures de l’après-midi.

Le chemin longeait la baie, qui a la forme d’un immense fer à cheval: la route était charmante. La seule chose qui fît tache dans le paysage, c’étaient ces hideux insulaires éparpillés sur le rivage, se livrant à la pêche, ou recueillant des coquillages et des polypes que la marée déposait sur le sable. La race des indigènes de l’Australie et celle de la terre de Van Diemen, quoique différentes d’origine, à ce que l’on prétend, sont les plus abominables races humaines que j’aie jamais vues. Front déprimé, ventre gros, jambes grêles, ils n’ont pas même les qualités du singe, qui serait certainement humilié que les savants en fissent l’anneau intermédiaire entre lui et ces hommes. Quelle différence avec mes charmantes Maories en fourreau de soie de Ikanamawi.

Au bout d’une heure de marche à peu près, nous nous trouvâmes sur la lisière d’une grande forêt au feuillage sombre. De place en place, comme on voit chez nous des coulées de bêtes fauves dans les taillis, on voyait des chemins de la largeur et de la hauteur d’un homme; ce sont les coulées des indigènes qui viennent à la pêche dans la baie. Nous prîmes un de ces chemins, et nous nous enfonçâmes dans la forêt.

Nous marchâmes une demi-heure environ, puis nous nous trouvâmes proche d’une grande clairière; au milieu de cette clairière s’élevaient sept ou huit tentes, et une de ces tentes était remarquable à sa couronne de roseaux. C’était celle du jeune chef. Dès qu’il nous aperçut, il se leva et vint à nous. A chacun de ses côtés marchait un vieillard.

Ce fut moi qui, en ma qualité de femme, reçus son premier compliment. Il est à remarquer que les races sauvages ne manquent jamais à cette politesse naturelle que l’on ne trouve pas toujours dans les races civilisées. Puis il nous invita à entrer dans sa tente. C’était comme les autres une espèce de ruche gigantesque recouverte en feuilles de bananier. La sienne, comme nous l’avons dit, ne se distinguait des autres qu’en ce qu’elle était un peu plus grande et ornée à son sommet d’une couronne d’herbes de marais ressemblant à nos roseaux.

Notre maître d’hôtel nous expliqua que les deux vieillards qui accompagnaient le jeune prince étaient des conseillers du roi son père; ils avaient charge de ne jamais le quitter, et de veiller nuit et jour sur lui. En effet, une natte était étendue à terre; au centre de la natte, la place où avait l’habitude de s’asseoir le jeune homme était marquée. A droite et à gauche étaient marquées les places des deux conseillers.

Ils s’amusaient à tresser, avec de l’herbe des champs, des guirlandes dont ils couronnaient le jeune prince. La fleur de cette herbe ressemblait beaucoup à notre marguerite, et faisait très-bien sur les cheveux du jeune homme, noirs comme l’aile d’un corbeau. Il avait dix-huit ans, et semblait un dieu indien, vu en opposition avec ces abominables Alfourous que nous rencontrions à chaque pas.

Je lui donnai, ainsi qu’à ses deux conseillers, quelques pièces d’argent anglais. Ils acceptèrent avec joie ce cadeau, dont ils sont très-amoureux, et, en signe de reconnaissance, ils les mirent d’abord dans leur bouche; puis, prince et conseillers réunirent leurs pièces, appelèrent un indigène à qui ils dirent quelques mots dans leur langue. L’indigène nous représentait le bijoutier de la cour, à qui l’on donnait l’ordre de percer les pièces pour que l’on pût les porter en colliers ou en boucles d’oreilles.

Au bout d’une demi-heure employée à satisfaire notre curiosité, nous manifestâmes au prince le désir de prendre congé de lui. Mais, afin de nous faire les honneurs de la forêt, il insista pour nous reconduire, et, en effet, nous reconduisit jusqu’à la lisière.

Là, comme s’il eût reçu défense de se hasarder en pays civilisé, les deux vieillards, qui marchaient toujours à ses côtés, l’arrêtèrent chacun par un bras. Nous prîmes congé de lui et lui de nous. Ce fut mon initiateur à la vie sauvage.

Le lendemain nous repartîmes. De loin, nous vîmes se dessiner, derrière Sidney, cette chaîne de montagnes, à laquelle leur couleur a fait donner le nom de montagnes Bleues. Rien de ravissant comme l’entrée de Sidney. Ceux qui ont vu les deux ports disent que celui de Rio-Janeiro seul peut lui être comparé; mais, en général, on donne la préférence à celui de Sidney.

A gauche, en entrant, on a le jardin public, connu sous le nom du Domains; à droite, des villas charmantes, ou plutôt des palais en pierre magnifiques. Au fur et à mesure qu’on avance, on découvre les mille détails pittoresques des splendides amphithéâtres que fait l’horizon de Sidney. Quoique nous montassions une simple petite corvette à voiles, nous eûmes la fatuité de débarquer au quai des bateaux à vapeur.

Nous logeâmes au grand hôtel royal de Georges-Street, celui où est la salle de concerts. Je n’oublierai jamais l’aspect de cet hôtel gigantesque, avec ses balcons de bambous à chaque étage. Du balcon de notre chambre, nous dominions toute cette magnifique rue, qui a trois milles de longueur.

Nous étions arrivés à une heure de l’après-midi; à trois heures, heure à laquelle le beau monde de Sidney se fait voir en magnifiques équipages, nous fîmes commander une voiture, et je m’occupai de m’habiller. Comme à Auckland, comme à Hobart-Town, comme à Port-Philips, la société est toujours la même: les employés du gouvernement, le clergé, l’armée.

A la promenade et au spectacle, force est à l’aristocratie d’admettre le mélange des castes. Il y avait à la promenade tel millionnaire à quatre chevaux, qui était un ancien convict. Le pavé du roi Georges appartient à tout le monde. Mais, dans les salons, c’est bien autre chose; aussi la société n’est-elle pas plus amusante ou plus intéressante à Sidney qu’à Port-Philips, qu’à Hobart-Town et à Auckland. Tout y est convenable, proper; cette expression renferme tout. Mais, en échange, quelle merveilleuse richesse de nature!

La promenade longe la mer; elle s’appelle la route Macquarie, et a été tracée par la femme du gouverneur de ce nom. Elle conduit aux jardins publics, appelés, comme je l’ai dit, le Domains, et à d’immenses allées d’arbres à travers le dôme desquels le soleil eût vainement essayé de se faire jour: jardins féeriques qui semblent éclos sous le pinceau d’un décorateur.

L’un des jardins, il y en a deux, longe le bord de la mer; l’autre s’enfonce dans l’intérieur. Figurez-vous des bambous gigantesques, des pins de Norfolk, qui peuvent abriter trois cents personnes; des citronniers, des cocotiers, des dattiers, des bananiers, et, à l’ombre de tous ces arbres des tropiques, une fleur qui me fit pousser un cri de joie, comme à Rousseau la pervenche, ma fleur favorite, que je n’avais pas revue depuis que j’avais quitté la France: la violette!.. mais pas une... des milliers de violettes!...

Je les regardai dédaigneusement. C’est singulier ce que me fit éprouver la vue de ces violettes demeurant à cinq mille lieues de leur pays, et condamnées à mourir là!... J’ai rapporté en France ces mêmes violettes séchées dans les feuillets d’un livre, côte à côte avec des marguerites cueillies sur la tombe de La Pérouse, à Botany-Bay. En revenant, nous ordonnâmes au cocher de toucher au consulat de France. Nous avions une lettre pour le consul, M. Pharamond. Nous remîmes à sa porte cette lettre et nos cartes.

Le lendemain, comme nous prenions le thé, on nous annonça mon compatriote, je dis mon compatriote, car mon mari, je crois l’avoir déjà dit, est Italien, d’origine grecque. Il venait non-seulement nous rendre notre visite, mais se mettre à notre disposition. Il avait pris des billets pour un concert, et offrait de nous y conduire. Je regrettais mes violettes; mais M. Pharamond m’assura que nous serions libres à temps encore pour aller faire une promenade au jardin.

J’écoutais un duo de Bellini, assez médiocrement chanté par un Pollion alsacien et une Norma provençale, ce qui me permettait de penser à mille autres choses qu’à Bellini, lorsque mon mari me poussa vivement le coude.

—Hein! lui dis-je en revenant des Antipodes, c’est-à-dire de la France.

—Attends un instant pour regarder à notre droite, mais dans un instant regarde.

Je suivis la recommandation; puis, au bout de cinq secondes, je tournai la tête. J’aperçus sir Georges! Lui et le gentleman avec lequel il assistait au spectacle avaient déjà été présentés à M. Pharamond. Ils étaient arrivés à Sidney depuis cinq ou six jours.

—Eh bien! me demanda mon mari?—Eh bien! répondis-je, j’espère que je saurai enfin à Sidney la couleur de ses paroles, et qu’il me fera l’honneur de me dire quelque chose, ne fût-ce que: Bonjour, Madame!—Il est trop amoureux de toi, me dit mon mari en riant.—Oh! la bonne folie, répondis-je.

Et je tournai la tête d’un autre côté. Je ne pus m’empêcher, je l’avoue, de regarder de temps en temps de son côté, mais pas une fois, du moins tandis que mes yeux étaient fixés sur lui, pas une fois il ne regarda du mien. A trois heures, le concert finit: M. Pharamond avait un engagement qui l’empêchait de nous accompagner; mais il voulut absolument mettre sa voiture à notre disposition.

Nous acceptâmes. Seulement, arrivés aux jardins, nous renvoyâmes la voiture. Je suis assez bonne marcheuse, je voulais voir tout à mon aise le paysage; il fut convenu que nous reviendrions à pied. Ce fut le même enchantement que la veille; les violettes semblaient avoir poussé par milliers pour me faire fête. J’en cueillis un énorme bouquet. Puis des grottes pleines de fraîcheur au bord de la mer, des ruisseaux frangés de myosotis qui semblaient, de loin, un semis de turquoises; enfin toutes les fleurs qu’on aime à côté des fleurs que l’on admire.

A cinq heures, nous reprîmes le chemin de la maison par le bord de la mer, moi m’amusant, comme la marée montait, à sauter de roc en roc et à défier les vagues comme elles approchaient. La distance était plus grande qu’il ne m’avait semblé; l’air, au lieu de se rafraîchir, s’échauffait à l’approche du soir. Instinctivement, je dis à mon mari de hâter le pas. A peine avions-nous fait dix pas dans Georges-Street, que nous entendîmes sonner une espèce de cloche d’alarme, puis nous vîmes les voitures se précipiter au grand galop, les piétons s’enfuir à toutes jambes, les boutiques se fermer à grand bruit; je crus à une révolution.

—Que va-t-il donc se passer? demandai-je à un monsieur qui courait après son chapeau qu’un coup de vent venait d’emporter.—It is going to blow a brickfield, me répondit-il en continuant d’allonger le bras vers son feutre, qui semblait animé de la rage de lui échapper.

Je regardai M. Giovanni.

—Il va souffler un brickfield, lui demandai-je; comprends-tu ce que cela veut dire?—Non, ma foi! mais puisque les autres courent, courons. Et nous courûmes.

Une femme passa près de nous, entraînant sa fille en poussant des cris comme si l’ennemi venait d’entrer par une brèche.

—Madame, au nom du ciel! lui demandai-je, mais qu’y a-t-il donc?—It is going a brickfield, répondit-elle en faisant le signe de la croix; ce qui m’indiquait qu’elle était catholique, mais ce qui ne me disait pas ce que c’était qu’un brickfield.

El tous les fuyards de crier, comme on crie au feu:

—Brickfield! brickfield! brickfield!

Il paraît que la maladie est contagieuse, car nous nous mîmes à courir comme les autres vers notre hôtel, en criant:

—Brickfield! brickfield!

Nous fûmes bientôt renseignés. Un vent chaud, comme s’il sortait de la bouche d’un four, nous souffla au visage, accompagné d’un picotement dont nous ne nous fussions pas rendu compte si nous n’avions pas vu l’atmosphère se teindre d’une couleur rougeâtre, et si nous n’eussions pas senti que nous respirions avec l’air une poussière de brique.

Nous comprîmes alors que le brickfield était le simoun de Sidney. En un instant, la redingote, le gilet blanc, les cheveux et la figure de mon mari furent couleur de brique.

—Mon Dieu! m’écriai-je, est-ce que je deviens aussi laide que toi?—Oh! par exemple, me répondit-il, tu peux dire adieu à ta robe et à ton chapeau.

Et, en effet, ma robe, de gris perle qu’elle était, s’était, en un instant, faite couleur de rouille; quant à mon chapeau, je ne pouvais le voir, puisque j’en étais coiffée, mais j’eus cette satisfaction en arrivant. Nous arrivâmes éperdus à l’hôtel; nous étions rouges des pieds à la tête. La poussière de brique avait pénétré partout où l’air avait pu pénétrer.

—Des bains! des bains! nous écriâmes-nous en tombant sur le sofa de notre chambre.

En me déshabillant pour me plonger dans ma baignoire, je dis adieu pour jamais à ma pauvre robe gris perle et à mon pauvre chapeau blanc. O chers lecteurs, et vous surtout, chères lectrices, Dieu vous préserve du brickfield!

XI

SIR GEORGES ME PARLE.

Des lettres de recommandation nous introduisirent dans tous les salons de Sidney, comme nous avions été introduits dans ceux d’Auckland et d’Hobart-Town. Partout la même démarcation, partout presque le même ennui, à quelques exceptions près.

Dans les rues qui ressemblent à Regent-Street et au Strand, comme dans les salons qui parodient ceux de sir John Russell et de lord Palmerston, c’est la même atmosphère que l’on respire, c’est une pendule remontée tous les quatre ou cinq ans, qui va depuis cent ans sans se déranger, et qui marque incessamment l’heure de Londres.

Tout est affaire de convenance et de commande, depuis les offices, suivis encore avec plus de régularité, s’il est possible, qu’en Angleterre, jusqu’aux fêtes et aux bals donnés par les résidents anglais. Rien d’impromptu, d’improvisé, d’inattendu; les choses sont parce qu’elles devaient être; elles arrivent à leur jour, à leur heure, à leur moment: c’est l’ombre de la joie, le spectre du plaisir, évoqués par le sombre et triste génie d’une société qui se rachète.

Tous les ans, vers les mêmes époques, le gouverneur donne deux bals. Un de ces bals a lieu, autant que je puis me le rappeler, dans les premiers jours de décembre. Tout ce qu’il y a d’étrangers distingués est invité à cette fête officielle. Mon mari reçut naturellement une invitation pour lui et pour moi. C’était une occasion de mettre à exécution mon projet d’aller au bal avec une garniture de violettes naturelles.

On trouve, cela va sans dire, à Sidney toutes les étoffes que l’on trouve à Londres. En cherchant bien, on trouve même des couturières de Paris. Or, avec une couturière de Paris et des étoffes de Londres, une Française intelligente, quand elle est seule Française, doit arriver à être la reine du bal.

Je fis faire une robe d’une espèce de velours épinglé blanc, avec des volants de magnifiques dentelles que j’avais apportées de France. Je garnis moi-même, dix minutes avant le bal, ma robe de guirlandes de violettes. J’emprisonnai deux touffes de violettes sous mes bandeaux. J’en fis faire un énorme bouquet pour tenir à la main. Je ne mis, pour tous bijoux, qu’une parure de perles fines que j’avais achetée à Batavia, et qui se composait du collier, du bracelet et des boucles d’oreilles, chaque perle séparée de la perle voisine par un petit diamant, et je fis mon entrée au bal avec cette confiance qu’inspire aux femmes le sentiment inné des choses simples et en même temps de bon goût. L’effet surpassa mon attente. J’étais au reste déjà connue à Sidney sous le nom de la dame française; aussi, quand on annonça M. et madame Giovanni, tout le monde se retourna.

A six mille lieues de Paris, je sentis que je représentais la France... des femmes, ou les femmes de France, comme on voudra. C’était une grande responsabilité, ma foi! surtout de représenter celles d’aujourd’hui, car le bon goût ne préside pas toujours aux toilettes de mes compatriotes d’aujourd’hui, surtout celles qui portent des boutiques entières de fleurs, de plumes, de rubans et de dentelles, le tout sur un malheureux chapeau. L’honneur national fut sauvé, j’eus un succès immense.

A l’instant même, je fus entourée de tout ce qu’il y avait de danseurs dans la salle; on se pressait à nous étouffer, on me demanda des contredanses plus que je n’eusse pu en donner dans trois bals. J’en inscrivis douze ou quinze; puis, comme je pensai que ces quinze contredanses dansées il serait temps de nous retirer, je fermai la liste.

M. Giovanni, voyant que j’avais l’emploi de mon temps, me confia, selon son habitude, à ma propre garde, et me laissant dans la salle de bal, passa, lui, dans la salle de jeu. On joua un quadrille, je me mis en place avec mon danseur numéro 1. Au moment où je hasardai mon premier en avant deux, j’aperçus sir Georges appuyé presque en face de moi sur une console.

Pas une seule fois je ne le regardai assez fixement pour qu’il saisît le rayon de mes yeux. Je ne jetais de son côté que des regards rapides, et, au moment où je tournais, il était toujours à la même place et n’en bougea point de toute la contredanse. La contredanse finie, mon danseur me reconduisit à ma place.

C’était le tour du danseur numéro 2. Il accourut à la première note de l’orchestre. Le quadrille commença. Sir Georges était toujours adossé au lambris et appuyé sur la console. Seulement, il me paraissait très-pâle. On comprend que je ne me donnai pas le moins du monde les gants de cette pâleur. La contredanse finie, sir Georges ne bougea point.

L’orchestre fit entendre un prélude de valse. Mes valses, comme mes contredanses, étaient retenues; mon valseur accourut. C’était le consul de France, M. Pharamond. J’étais toute joyeuse de valser avec un compatriote, de sorte que jamais peut-être je n’avais valsé avec plus de légèreté, et, mon Dieu! je le dirai, justement parce qu’il n’y avait aucune intimité entre moi et M. Pharamond, avec plus d’abandon. Il était excellent valseur; de sorte que, prenant à cet exercice autant de plaisir que j’en prenais moi-même, nous ne nous arrêtâmes pas une seule fois.

Dans le cercle que nous décrivions, ma robe devait toucher sir Georges à chaque fois que nous passions devant lui. Il me sembla qu’il se reculait autant que possible, pour éviter cet attouchement. La valse cessa. M. Pharamond me reconduisit à ma place et me demanda s’il devait m’envoyer du buffet quelque rafraîchissement. Je lui demandai un verre de limonade.

Un domestique m’apporta ce verre sur un plateau d’argent. Je venais de le prendre, j’allais le porter à mes lèvres, quand je vis sir Georges se détacher de la muraille et venir droit à moi. Je crus qu’il venait m’inviter à danser. Je fis semblant de ne pas le voir, et je portai le verre à mes lèvres.

Mais bientôt je le sentis près de moi: quelque chose comme un courant magnétique me fit lever la tête vers lui. J’avais une envie de rire fou. Il était, cette fois, pâle comme sa cravate, deux larmes roulaient le long de ses joues, et cependant ses dents semblaient serrées par la colère. Je baissai les yeux subitement.

—Madame, me dit-il avec un son de voix à la fois doux et ferme et tel que je n’avais jamais entendu vibrer pareil son à mes oreilles, je suis désespéré de vous dire que je ne puis souffrir que vous dansiez une autre contredanse dans la soirée, et, si vous le faites malgré ma prière, je vous donne ma parole d’honneur que je me brûlerai la cervelle sous le balcon.

J’aurais voulu pouvoir partir d’un grand éclat de rire, mais la chose me fut impossible; une de ces larmes que j’avais vues rouler sur les joues de sir Georges vint à tomber. Je relevai les yeux vers lui; sa physionomie bouleversée ne laissait pas de doute sur la sincérité de sa menace. Il me prit un frisson étrange de peur. Je reposai le verre de limonade sur le plateau d’argent. Je me levai, et, toute tremblante, sans regarder derrière moi, je courus au salon de jeu, et, m’appuyant au dossier de la chaise de mon mari:

—Mon ami, par grâce, lui dis-je, allons-nous-en, je me sens mal.

Lui, tout étonné, me regarda, et me voyant en effet prête à m’évanouir:

—Monsieur, dit-il à un gentleman qui pariait pour lui, prenez mes cartes, je vous prie, et jouez pour moi; pour que madame Giovanni quitte le bal, il faut qu’elle soit bien malade.

Et laissant son enjeu, qui était d’une trentaine de louis, il passa son bras autour de ma taille et m’entraîna vers le vestiaire. Je repris ma mante, nous fîmes appeler notre voiture et nous rentrâmes à l’hôtel. Là, mon cœur se dégonfla et je me mis à pleurer. Tout fut mis sur le compte des nerfs, et c’est seulement deux ou trois ans plus tard que je racontai à M. Giovanni ce que je lui demande la permission de raconter aujourd’hui à nos lecteurs comme une chose fort naturelle et de laquelle je ne pouvais être responsable.

Le lendemain, le joueur qui avait pris les cartes de M. Giovanni lui apporta deux ou trois cents louis; il avait passé trois ou quatre fois et avait continué de mettre le même enjeu pour celui qu’il représentait. Je ne revis pas sir Georges à Sidney; seulement j’appris qu’il était parti avec son ami, M. Stuart, pour une excursion dans les montagnes Bleues.

Un mois après, nous quittions l’Australie pour retourner aux îles Auckland, et avec quel bonheur, mon Dieu! je refis cette enjambée. Nous restâmes trois semaines en mer sur un exécrable bâtiment dont le nom m’échappe.

Je ne saurais dire avec quelle joie je revis mon port d’Auckland, avec son marché aux fruits, aux légumes et aux poissons, ses femmes allaitant des chiens et des cochons sur la plage, mes Maoris fumant avec ces belles indigènes aux fourreaux de soie écossais et aux jambes nues, et mes marchands de bric-à-brac.

Je retrouvai ma maison de la petite baie en excellent état; tout avait été soigné par mes braves Zélandais. Nous reconquérions le fameux at home, si doux au voyageur qui vient de tâter, pendant cinq ou six mois, de la vie d’hôtel garni et de la nourriture de table d’hôte. J’avais rompu avec le fameux civet de kanguroo; j’entendais chanter mon toui, qui semblait fêter mon retour en égrenant, comme un chapelet de perles, ses plus brillantes roulades. Il n’y avait pas jusqu’aux hurlements des chiens sauvages que je n’eusse pris plaisir à entendre quand, la nuit, ils aboient à la lune, comme dit Shakspeare.

Nous étions déjà revenus, depuis une semaine à peu près, à Ikanamawi, quand, me promenant un soir sous la véranda avec mon mari, nous vîmes, sur la tour, des signaux arborant le drapeau de l’Australie; ce qui indiquait un bâtiment venant ou de Port-Philips, ou de Victoria, ou de Sidney. En même temps, nous vîmes de loin un brick qui manœuvrait pour entrer dans le port. Mon mari se mit à rire.

—Qu’as-tu? lui demandai-je.—Veux-tu faire un pari avec moi? dit-il.—Lequel?—C’est que sir Georges est sur ce bâtiment.

Je rougis malgré moi et ne répondis que par une de ces exclamations qui ne veulent rien dire. Mais j’étais vexée de cette poursuite. Le lendemain, le Nouveau-Zélandais annonçait l’arrivée d’un brick venant de Sidney, et au nombre des passagers signalait sir Georges et M. Stuart.

XII

EXCURSION

Au moment de notre retour à Auckland, l’aspect de la ville avait complétement changé. La lutte entre les Anglais et les Maoris prenait de l’activité. Deux corvettes de guerre étaient en station dans le port; enfin, on bâtissait un mur d’enceinte destiné à renfermer la population blanche, au cas où les Maoris seraient les plus forts.

Je tourmentais depuis longtemps mon mari pour faire une excursion dans l’intérieur des terres; celui-ci trouvait le moment assez mal choisi, puisque les Anglais et les Maoris se faisaient une guerre acharnée; mais moi, au contraire, j’insistais, trouvant une nouvelle excitation à ma curiosité dans la complication des événements. Mon mari commença par refuser net, puis il discuta, puis enfin il céda. «Ce que femme veut, dit un proverbe tout français, Dieu le veut.»

J’avais fait, dans mes courses sous les tentes, connaissance avec un chef maori, allié des Anglais. Je lui avais acheté des curiosités et j’étais parvenue, à force de petits cadeaux, à m’assurer son amitié. C’était chez lui, dans son pa, que je comptais aller. Je crois avoir déjà dit que les villages de l’Océanie s’appellent des pas.

J’avais, en outre, pris de M. Forster, curé catholique, quelques leçons élémentaires de langue zélandaise; de sorte que, sans être de force à soutenir une conversation, je pouvais, du moins, faire un certain nombre de questions et comprendre les réponses.

Lorsque notre excursion fut décidée, je profitai de l’absence de M. Giovanni pour faire venir chez moi le mari et la femme.

La femme ne fut pas plus tôt dans ma chambre à coucher que la curiosité s’empara d’elle et qu’elle se mit à toucher à tout. Le mari lui donna une taloche sur la main, et la força de se tenir tranquille; mais c’était pour toucher à tout, à sa place. J’allai chercher une bouteille d’anisette, et leur en donnai à chacun un verre à bordeaux. Ils commencèrent par se maniérer et faire la grimace, probablement parce que le breuvage n’était pas assez fort.

Ils étaient en train de vider la bouteille, lorsque mon mari rentra et me trouva occupée à leur verser à boire. La femme était accroupie; le mari regardait les curiosités; tous deux avaient leurs verres à la main.

—Mais, méchante femme, s’écria-t-il moitié riant, moitié fâché, tu veux donc nous faire payer une amende de cent livres sterling!—Comment cela?—Tu sais bien qu’il y a une amende de cent livres sterling pour quiconque donne un verre d’eau-de-vie ou de rhum à un Maori.—Bon! ce n’est ni de l’eau-de-vie ni du rhum; c’est de l’anisette; nous ne sommes donc pas en contravention.

Mon mari me prit la bouteille des mains, prit les verres des mains du mari et de la femme, et renferma le tout dans une armoire. On commença alors à causer de l’excursion. Mais nous avions grande difficulté à nous comprendre. Par bonheur, le docteur Aubry entra sur ces entrefaites. Il nous servit de truchement. Le chef et la femme étaient prêts à nous conduire dans un pa important. Je crois avoir déjà dit que c’est ainsi que les Maoris appellent leurs villages. Ce fut une nouvelle lutte à soutenir contre la prudence de M. Giovanni; mais, comme toujours, la prudence fut vaincue par la curiosité, et, trois ou quatre jours après, tous les besoins du voyage ayant été prévus, nous partîmes, guidés par le chef et suivis d’un certain nombre de Maoris.

Nous eûmes bientôt gagné la lisière de la forêt, qui commence à un ou deux milles d’Auckland. Arrivés là, nous prîmes un chemin de traverse; mon mari avait son fusil et tirait des oiseaux, tandis que mon chef me faisait remarquer des sources d’eau thermale espacées tout le long de la route. A chaque source il y avait une espèce de camp, des tentes enfermant chacune une famille: père, femme, enfants; puis, autour des tentes, des nuées de cochons, des bandes de poules, des troupeaux de chiens.

Le village où nous nous rendions était situé sur la côte orientale, du côté de la baie des Iles, dans une position charmante, avec la mer en perspective à travers un rideau d’arbres. Un ou deux cris jetés d’une certaine façon donnèrent le signal de notre arrivée, et aussitôt chacun s’élança hors des cases et vint au-devant de nous avec un empressement qui prouvait que le chef avait d’avance prévenu ses sujets de notre arrivée.

La nombreuse famille de notre guide nous faisait tout particulièrement fête. En un instant ces mots, oui-oui, mille fois répétés, coururent d’un bout à l’autre du pa. Sans doute étions-nous aussi impatiemment attendus que l’enfant prodigue, car à notre arrivée on tua pour nous le veau gras sous la forme d’un cochon de lait. En même temps, des Maoris couraient à droite et à gauche pour attraper et tordre le cou à tout animal sur lequel on pouvait mettre la main.

Il y eut un moment un effroyable concert de grognements de cochons, de hurlements de chiens, de gloussements de poules. On eût dit une révolte dans l’arche. Au bout d’un instant, huit ou dix Maoris revinrent, rapportant, qui un cochon, qui deux chiens, qui sept à huit poules.

Au bout d’une heure, nous avions un pilau de poules, une matelotte de chiens, et un cochon à la terre glaise. Tout le monde sait comment se fait le pilau, tout le monde sait comment se fait la matelotte; mais peut-être mes lecteurs seront-ils plus ignorants sur le cochon à la glaise. Voici comment le mets se prépare.

On tue le cochon, on le roule dans la glaise, on le met dans un tour de terre où il cuit; puis, quand il est cuit, on enlève la glaise, qui emporte la peau avec elle, on fend le ventre du cochon, on enlève les intestins, on le roule dans des feuilles, on le sert chaud, on le mange avec du sel et du citron. Mon mari trouva cette manière de cuire le cochon de lait très-supérieure à notre recette d’Europe. Il va sans dire que je n’y goûtai même que du bout des dents. Je me rabattis sur le pilau et des fricassées de citrouilles et de pommes de terres qui n’étaient vraiment pas trop mauvaises.

Après le dîner on commença de s’occuper à nous procurer la meilleure nuit possible; on suspendit sous un hangar nos hamacs de voyage, qui nous avaient suivis sur un cheval; on fit grand feu, et nous nous couchâmes, tout habillés bien entendu. C’était une bien grande folie d’avoir peur, après la manière dont nous avions été reçus; mais je suis ainsi faite: si je sais un danger à affronter, j’y cours comme un homme, plus hardiment, plus imprudemment qu’un homme peut-être; puis, en face du danger, je sens que je suis femme, je me fais de la morale; mais il est trop tard, et je vais jusqu’au bout.

Cette fois, comme toujours, il n’y avait pas à reculer. J’étais dans mon hamac, n’ayant pour toute défense que mon mari, dont le fusil était aux mains des naturels qui l’examinaient avec convoitise, car une pareille arme eût été un trésor inestimable pour celui qui l’eût possédée. Au reste, mon mari me donnait un exemple que j’eusse dû suivre, il dormait les poings fermés. Moi, je faisais semblant de dormir, mais je suivais des yeux tout ce qui se faisait autour de moi. Chaque mouvement me semblait avoir une signification hostile, et Dieu sait s’il se fit des mouvements parmi tous ces insulaires, qui ne dormirent pas un instant de la nuit.

J’ai su je lendemain que cette insomnie universelle avait pour but de nous veiller, et que toute la tribu s’était tenue debout pour nous faire honneur. Quelques instants avant le lever du soleil, je m’endormis; depuis deux heures, j’entendais ce charmant concert d’oiseaux qui, à la Nouvelle-Zélande, précède toujours l’apparition de l’aube. Mon repos fut de courte durée; mon mari, qui avait parfaitement dormi et qui ne doutait pas que j’en eusse fait autant, m’éveilla.

Le chef nous attendait pour nous initier aux mystères des catacombes de sa tribu. Il nous fit faire une centaine de pas, et nous conduisit dans une clairière. Là, il frappa du pied. Nous étions arrivés. Alors il souleva une pierre recouverte de gazon; la pierre, en se soulevant, découvrit l’entrée d’un souterrain. Il nous proposa d’y descendre.

—Bon! dit M. Giovanni, ce n’est pas la peine.—Oh! moi, j’y descends, m’écriai-je, et en effet je sautai sur la première marche d’un escalier en terre qui s’enfonçait profondément.

M. Giovanni, me voyant lancée, me suivit en haussant les épaules. Comme toujours, j’avais commencé par faire à ma tête. Nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans de vastes catacombes, creusées à quinze ou vingt pieds sous terre. Le village tout entier pouvait s’y engloutir.

Chaque village a son souterrain, pareil à celui que nous visitions: en cas d’invasion, et si la tribu est trop faible pour repousser l’invasion, elle disparaît. A moins de trahison, il est impossible à un Européen de découvrir ces catacombes. Puis, fussent-elles découvertes, comme chacune de ces catacombes a toujours trois ou quatre issues, tandis que l’ennemi tâtonnerait dans l’obscurité, les gens du village regagneraient la lumière, ou fusilleraient les assaillants dans les ténèbres.

Une fois, c’était en 1847, les Anglais résolurent de surprendre un grand nombre de natifs assemblés dans un des pas les plus importants d’Ikanamavi; ils cernèrent le village et y entrèrent, l’épée à la main. Les natifs étaient en prières.

Ceux-ci, après une courte défense, voyant qu’il n’y avait pas moyen de résister, s’échappèrent par leurs catacombes. Mais, serrés de près, les derniers ne purent refermer l’entrée à temps; les Anglais la découvrirent. Vingt-cinq soldats, conduits par un officier, y descendirent; on ne les revit jamais. Ces catastrophes, en général, restent inconnues; les Anglais les taisent, et les Maoris n’ont pas de journaux.

Cette fois, c’était mon mari qui était mal à son aise, et moi, au contraire, qui me trouvais à merveille. Nous remontâmes donc. Dix minutes après nous étions de retour au village. Un chef maori, parent de notre hôte, nous attendait; il venait me prier d’être marraine de l’enfant dont sa femme allait accoucher. Il habitait la baie des Iles.

Il va sans dire que j’acceptai sans hésiter. D’abord, c’était une occasion de faire un nouveau voyage, puis tout le monde n’a pas un filleul ou une filleule à la Nouvelle-Zélande, et j’aime assez avoir ce que tout le monde n’a pas. Nous prîmes donc jour pour nous trouver à la baie des Iles. J’achetai quelques curiosités, et, entre autres, un soufflet dont on jouait comme d’un accordéon, et nous revînmes à Auckland. J’étais enchantée de mon soufflet, qui était admirablement tatoué.

XIII

LA BAIE DES ILES.

Les préoccupations de la guerre rendaient le séjour d’Auckland fort monotone. J’attendis donc avec grande impatience le jour fixé pour notre excursion à la baie des Iles. Il arriva enfin. La nuit qui le précéda, je ne dormis pas de joie.

J’avais obtenu de M. Giovanni qu’au lieu de traverser les terres, ce qui était un voyage de quelques heures, nous doublerions le cap Oton, ce qui était un voyage de tout un jour. Puis, j’avais obtenu, chose plus difficile, de le faire dans une pirogue maorie. Il y avait longtemps que je mourais d’envie de fendre la mer sur cette espèce de flèche.

Au point du jour, nous prîmes place dans notre pirogue. C’était, comme toujours, un immense tronc d’arbre creusé, ayant la forme d’un immense poisson au dos évidé, et qui nagerait la tête et la queue hors de l’eau. Seize rameurs formaient les nageoires de cet énorme cétacé. Ils étaient, comme d’ordinaire, assis tous sur une seule ligne, peints de la même couleur que la pirogue, et semblaient faire corps. Deux places nous étaient réservées au centre, à mon mari et à moi.

Une fois monté dans cette pirogue, on comprend la nécessité de se tenir au centre de gravité; au moindre mouvement à droite ou à gauche, l’embarcation chavire. Au reste pour les Maoris, qui sont, hommes et femmes, d’excellents nageurs, cet accident n’en est même pas un. Jusqu’au cap Oton, nous eûmes le vent mauvais; nous avançâmes donc à la rame, nous tenant toujours à trois quarts de lieue de la terre; mais le cap Oton doublé, nous eûmes le vent bon. Un des rameurs dressa un petit mât, ôta son manteau dont il fit une voile, demeura avec la seule ceinture qui lui serrait les reins, c’est-à-dire avec son tapa, et nous filâmes, rasant la vague, aussi rapidement que les mouettes qui volaient autour de nous. C’est dans la baie des Iles où, vers cinq heures du soir, nous entrâmes à plein vol, que fut assassiné et dévoré, avec une partie de son équipage, par les naturels du pays, le capitaine Marion Dufresne.

Cela se passa le 12 juin 1772, et les traditions en sont encore si fraîches dans le pays, qu’à chaque navire français qui entre dans la baie, les naturels demandent s’il ne vient pas venger la mort du capitaine oui-oui, égorgé par leurs ancêtres. Au moment où nous arrivâmes à la baie des Iles, la ville anglaise était complétement rasée, à l’exception de la maison de monseigneur l’archevêque de Pontivilliers. Il devait cette faveur à la vénération qu’on lui portait.

Trois fois les Anglais avaient occupé la ville, et trois fois Eki-Eki, le grand chef, était descendu de la montagne, et de sa propre main avait arraché le drapeau de la Grande-Bretagne. La baie de la Trahison était devenue la baie de la Guerre. Nous descendîmes dans la tente du père de l’enfant dont je devais être la marraine, et qui se nommait Pouka-Pouka. Madame Pouka-Pouka était accouchée le matin même d’une fille. Avec le reste de la ville, l’église catholique avait été brûlée; la cérémonie se fit donc dans la salle à manger de monseigneur l’archevêque, convertie en chapelle.

J’imposai à ma filleule les noms de Louise-Henriette-Éliane, puis je lui donnai une nourrice irlandaise. J’avais mon projet en agissant ainsi: je voulais emmener l’enfant en France. J’en parlai à mon mari, qui y consentit; puis aux parents qui se firent un peu prier, et qui finirent par y consentir de leur côté. Je croyais donc déjà tenir ma petite New-Zélandaise, lorsque tout à coup, un matin, les parents m’arrivèrent tout effarés en me disant que leur enfant avait disparu.

On s’informa. Les parents de l’intérieur avaient appris que Pouka-Pouka voulait donner sa fille à une marraine oui-oui, qui devait l’emmener en Europe. Ils n’avaient pas voulu laisser s’accomplir ce crime de lèse-nationalité, et avaient enlevé l’enfant. Cela se passa un mois après mon retour à Auckland. J’étais restée trois jours seulement à la baie des Iles; au bout de trois jours, je remontai dans ma pirogue et je cinglai vers la petite baie, où je ren retrai sans accidents à la nuit tombante.

XIV

ENCORE SIR GEORGES.

Le lendemain de mon retour je me promenais seule, selon mon habitude, visitant les tentes de mes Maoris qui, toutes les fois que j’apparaissais, ne fût-ce qu’après une absence de trois jours, me faisaient joyeuse fête. J’avais un cortége d’enfants courant devant moi, courant derrière moi, avec des cris de bienvenue un peu intéressés, attendu qu’il m’arrivait rarement de sortir sans leur faire quelques petits cadeaux, soit en argent, soit en nature, lorsque je vis venir de loin deux gentlemen que je reconnus, l’un pour master Steward, l’autre pour sir Georges.

Je ne crus pas devoir m’écarter de mon chemin à cause d’eux, et nous nous croisâmes. En passant, ces messieurs me saluèrent, et je leur répondis par une légère inclination de tête. Je n’avais garde, comme on le comprend bien, de me retourner; mais à peine avais-je fait vingt pas, que j’entendis marcher précipitamment derrière moi. Je crus que je ne devais ni presser ni ralentir ma marche, et je continuai mon chemin.

Mais tout à coup je sentis qu’on me saisissait le bras et qu’on me le serrait avec violence. Je me retournai pour voir quelle était la personne qui se permettait cette étrange familiarité.

C’était sir Georges. Il avait les yeux effarés, était pâle comme un mort; ses dents claquaient l’une contre l’autre.

—Madame, dit-il d’une voix saccadée et tremblante, il me semble que c’est bien le moins que vous répondiez quand on vous salue.—Je vous ai répondu par une inclination de tête, Monsieur; je ne pouvais pas m’arrêter au milieu du chemin et vous faire une révérence.—Je vous dis que vous ne m’avez pas salué, Madame! reprit sir Georges en s’exaspérant, et prenez garde que cela ne vous arrive plus, car, si cela vous arrivait encore, ce n’est pas moi que je tuerais, c’est vous!—Ah! Monsieur, lui dis-je, que vous avez une conversation monotone! voilà deux fois que vous me parlez, et toujours sur le même sujet.

Et, en dégageant par un mouvement nerveux mon bras de sa main, je lui tournai le dos et continuai ma route. Je sentais qu’il était resté immobile à la même place, me regardant m’éloigner. Il ne fit pas un pas de plus.

La route faisait un coude; je me hasardai alors à retourner la tête: l’angle me cachait sir Georges. J’en étais débarrassée, du moins pour ce jour-là.

Le lendemain, nous étions engagés, mon mari et moi, à aller prendre le thé chez le gouverneur lord Gray, aujourd’hui gouverneur au Cap. Lord Gray était un homme charmant, aristocrate jusqu’au bout des ongles. Par malheur il lui fallait poser, comme posait le gouverneur d’Hobart-Town, comme posait le gouverneur de Sidney; de sorte que son salon était tout aussi ennuyeux que les autres salons que j’avais déjà vus: seulement, on avait pour agréables les moments pendant lesquels on causait avec lui.

Vers dix heures, sir Georges et son inséparable master Steward entrèrent. Je me sentis rougir jusqu’aux oreilles. Je n’avais rien dit à mon mari de ce qui s’était passé la veille, et je tremblais que sir Georges ne se livrât à quelque nouvelle excentricité, qui, si elle eût eu lieu devant mon mari, ne pouvait manquer d’avoir un fâcheux résultat, vu le caractère peu patient de M. Giovanni. Mais sir Georges ne s’approcha pas de moi, ne me salua pas, ne m’adressa pas la parole.

La conversation devint générale; je me mêlai à la conversation; il évita de faire aucune demande à laquelle je pusse répondre. J’avoue que je ne comprenais rien à la conduite du gentleman. J’attribuais ses boutades amoureuses ou colériques à un grain de folie, et aujourd’hui encore je ne saurais en vérité leur trouver une autre raison. Toute la soirée passa ainsi.

Au moment où j’allais sortir, il vint droit à moi. Je le sentis venir comme sur la route. Je ne regardais pas de son côté. J’attendis.

—Madame, me dit-il, pardonnez-vous à un pauvre fou, impuissant à maîtriser ses sensations, la façon plus qu’étrange dont il s’est conduit envers vous? Je suis doublement malheureux, mais plus malheureux encore de l’idée de vous avoir déplu que de celle que je ne vous plairai jamais.

Et, sans attendre ma réponse, il sortit. Il avait pour tout le monde eu l’air de me saluer; moi seule avais entendu les paroles qu’il venait de prononcer. Au moment où, sir Georges parti, nous allions prendre congé du gouverneur mon mari et moi, on annonça le major Wilmot.

C’était, comme je l’ai dit, le fils de sir Eardly Wilmot, dont j’ai raconté la mort. C’était, comme son père, un véritable gentleman; nous le connaissions, et nous nous tournâmes vers la porte par laquelle il arrivait avec le visage souriant dont on accueille une personne sympathique. Il parut derrière le domestique qui l’annonçait. Il n’y eut qu’un cri dans le salon de lord Gray en l’apercevant.

Le major Wilmot semblait un cadavre sortant de son tombeau, tant il était pâle. Il venait de lui arriver une effroyable chose: la veille, dans une rencontre avec les Nouveaux-Zélandais, son meilleur ami, le capitaine Williamson, avait été fait prisonnier. Quoiqu’on connût très-bien les effroyables habitudes des sauvages à qui l’on avait affaire, le major Wilmot avait cependant, le premier jour, conservé quelque espérance.

Il avait envoyé un Maori au camp ennemi et avait fait offrir une rançon pour le prisonnier. Il venait de recevoir la réponse. Cette réponse, c’était un morceau de chair humaine rôtie et enveloppée dans une feuille de bananier. Inutile de dire que ce morceau de chair humaine était coupé du cadavre de son malheureux ami. Les anthropophages avaient mangé le reste. Disons toutefois que les naturels de l’île ne mangent plus que leurs prisonniers de guerre.

Je trouvais depuis quelque temps le séjour d’Auckland assez maussade. La guerre empêchait les excursions dans l’intérieur, et, pour peu que l’on eût des amis dans l’armée, on craignait un jour ou l’autre de recevoir des cadeaux dans le genre de celui qu’on venait de faire au major Wilmot, ce qui n’était pas une perspective bien amusante.

Je fus la première à demander à M. Giovanni d’abréger notre séjour à Auckland. Mon mari n’avait rien qui l’y retînt; d’ailleurs il était si bon pour moi qu’il ne savait rien me refuser. Il consentit à notre départ, et m’invita à m’occuper des préparatifs. Cependant, il manifesta le désir que nous assistassions, avant notre départ, à une grande fête que la tribu Eki-Eki allait donner à la tribu de Moa-Moa, et, bien entendu, je ne demandai pas mieux.

XV

EKI-EKI[1].

Eki-Eki est le grand chef qui, jusqu’en 1851 ou 1850, commanda la guerre des natifs contre les Anglais.

Le lieu de la fête était de l’autre côté de la chaîne de montagnes qui partage l’île dans sa longueur. On parlait de cette fête comme de l’une des plus extraordinaires en ce genre qui eussent été données. Il devait y avoir, pendant trois jours, à manger pour quarante mille personnes.

Les comestibles à consommer pendant ces trois jours étaient des pommes de terre sucrées, des citrouilles rôties, du riz, du maïs, des cochons rôtis, des petits chiens, des volailles et des viandes de toute espèce. Chacun de ces articles était servi dans un canot à part, chaque canot était un plat.

Nous décidâmes d’assister à la fête. Toutes les autorités anglaises et tout ce qu’il y avait d’Européens à Auckland y allaient. Tous les natifs partaient aussi, revêtus de leurs plus beaux habits; la ville rejetait, pour ainsi dire, ses vivants, comme au jour du jugement dernier la tombe rejettera les morts.

C’était juste à faire le même voyage que nous avions déjà fait quand j’avais été marraine. Cette fois seulement nous ne fîmes pas le voyage dans une pirogue, mais dans un canot européen.

On nous avait offert une place sur la corvette du gouvernement qui conduisait sir Georges Gray à la baie des Iles, mais j’avais refusé, préférant aller sur mon canot et revenir sur la corvette. Il faut dire que rien n’était plus miraculeux à voir que la baie des Iles, couverte d’une partie de la population de la Nouvelle-Zélande.

Tous ces natifs étaient revêtus de leurs paillassons et de leurs tapas; beaucoup avaient des habits européens et pas de culottes, d’autres ayant des culottes et pas d’habits. Quelques-uns avaient des couvertures et une cravate nouée au cou, et marchant aussi raides qu’un membre de la chambre des lords se rendant au parlement; quelques autres ayant pour tout costume une petite ceinture large de quatre doigts et une grande plume de paille en queue dans les cheveux; au milieu de tout cela les femmes avec leurs grands fourreaux aux couleurs voyantes noués au cou et leurs cheveux magnifiques pendant épais et bien lissés sur leurs épaules; tous, tant qu’ils étaient, occupés à boire, à fumer, à se promener, à se faire voir, à cligner des yeux aux Européennes, à faire Longchamp enfin, pour me servir d’une expression toute française, présentaient le spectacle le plus curieux et le plus original que j’eusse vu.

Deux corvettes anglaises étaient venues sous prétexte de voir la fête, mais en réalité pour la surveiller, car ce n’était pas sans quelques inquiétudes que sir Georges Gray et le général Pitt, lieutenant-gouverneur, voyaient un pareil rassemblement de natifs.

Cependant, l’ordre avait été donné de ne troubler en rien cette réunion. Loin de là, les corvettes, pavoisées comme pour une fête nationale, avec toute la musique sur le pont, faisaient entendre les airs de God save the King et de Rule Britania.

Or, les deux bâtiments étaient certes assez près du rivage pour que les natifs ne perdissent point une note de la musique anglaise. C’était au moment où cette musique mettait tout le monde en train que notre canot arriva. Je ne perdis pas de temps; à peine avais-je mis pied à terre que je me glissai au milieu d’un cercle de danseurs composé de deux ou trois Européens, et d’une douzaine de natifs. Je jetai les yeux autour de moi pour chercher mon mari, qui, à mon exemple, venait de se lancer au milieu d’une douzaine de belles Maories, et qui dansait avec elles la ronde primitive du pont d’Avignon ou de la Tour prends garde.

Eki-Eki, le grand chef, celui qui donnait tant de tracas aux Anglais, n’était point à la fête, mais il en était témoin du haut de sa montagne qui dominait la baie; son vieil ami et sa femme lui tenaient compagnie. Ce vieil ami, c’était tout le ministère du grand chef; sa femme, c’était son seul aide de camp. Au moment de commencer la bataille, Eki-Eki mettait par terre ses vêtements, et, nu, sans autre signe de commandement qu’une plume plantée dans ses cheveux, marchait aux Anglais. Sa femme ne le quittait pas, et comme il combattait avec deux carabines, elle chargeait l’une pendant qu’il tirait avec l’autre. Ils étaient donc, tous trois, grand chef, ami et femme, sur cette montagne.

Le gouverneur, sir Georges Gray, ayant appris que Eki-Eki était là, lui envoya un aide de camp pour l’inviter à descendre jusqu’à la baie et à honorer la fête de sa personne; mais Eki-Eki secoua la tête: il ne se fiait pas à l’invitation, et se souvenait de la dernière surprise des Anglais.

—Dites au gouverneur, répondit fièrement Eki-Eki, qu’il vienne à son maître s’il veut me parler. (Tell the governor, to come to his master if he want to speak to me.)

Quand nous eûmes assez dansé, M. Giovanni et moi, nous nous mîmes à table, moi à la table de Pouka-Pouka, ce grand chef de la fille dont j’avais été marraine, et M. Giovanni, un peu plus rustiquement, se coucha sur l’herbe avec ses danseuses qui lui apportèrent force provisions européennes tout en le servant à l’asiatique. De ma table je le voyais au milieu de son harem, et chaque fois que nos yeux se rencontraient, il me faisait des signes indiquant qu’il s’amusait énormément.

Après le dîner, je priai Pouka-Pouka de me présenter à ses amis les autres chefs, ce qu’il fit avec empressement, adoptant pour ma présentation cette formule:

—Ma wahine, oui-oui.

Ce qui voulait dire:

—Dame blanche, oui, oui.

Et j’eus l’honneur de frotter le bout de mon nez avec deux ou trois chefs des plus célèbres, ce qui me fit un peu regretter d’avoir insisté sur la présentation.

A notre exemple, plusieurs Européens dansèrent et dînèrent, mais je doute qu’aucun d’eux se soit amusé autant que nous. Pour que la partie finît aussi bien qu’elle avait commencé, une des corvettes nous envoya son canot au bord duquel les Maoris eurent toutes les peines du monde à nous laisser descendre. Mon mari, particulièrement, me paraissait courir le risque d’être mis en morceaux, tant les belles Karmack le tiraient de tous les côtés.

Mes préparatifs n’étaient pas longs, j’avais simplement quelques cartes à mettre dans la ville. Quant à mes bons Maoris, je comptais bien leur dire adieu en personne. Je ne sais si un jour ils m’eussent trahie, tuée ou rôtie, comme le capitaine Marion, mais ce que je sais, c’est qu’ils me firent toutes sortes de protestations de tendresse en me quittant.

Ce qu’il y avait de plus difficile à emporter, c’était notre collection d’oiseaux et de curiosités de toutes espèces. Avec mes deux ou trois chapeaux et mes trois ou quatre robes, j’eusse fait le tour du monde.

Nous arrêtâmes notre passage sur le Stewens, charmant petit brick de douze cents tonneaux, capitaine Smith, qui faisait un voyage d’exploration dans toutes les îles de la Société. Nous fîmes transporter à bord l’ameublement ordinaire de notre cabine, c’est-à-dire mon piano, mes deux fauteuils à la Voltaire et un excellent tapis. Puis nous embarquâmes à notre tour, et vers le soir nous levâmes l’ancre et prîmes congé de la Nouvelle-Zélande pour la seconde fois. Le temps était gros; je fis ce que j’avais l’habitude de faire dans ce cas-là, c’est-à-dire que je me couchai. Pendant cinq jours, la mer resta clapoteuse, et nous marchâmes avec le vent debout.

Le cinquième jour, vers deux heures, le vent changea et passa grand largue, la mer calmit aussitôt et le mouvement du brick cessa d’être fatigant. Je sentis une grande amélioration dans mon état qui, pendant quatre jours, avait été déplorable. Au reste, tout le monde avait payé le tribut à la mer, M. Giovanni tout le premier.

Cependant, vers huit heures du soir, il insista tant que je me décidai à passer un peignoir et à aller prendre le thé au carré. En entrant dans la salle, j’étais appuyée au bras de M. Giovanni, je sentis qu’il me serrait le bras.

—Qu’y a-t-il? lui demandai-je.—Regarde au bout de la table, me répondit-il.

Je regardai et je vis sir Georges beurrant des tartines, ni plus ni moins que la Lolotte de Werther. Sir Georges qui, malade comme moi et tout humilié d’avoir été malade, venait de se lever et sortait de sa cabine pour la première fois. J’avoue que j’eus peut-être un certain mouvement de vanité féminine. Ne pouvais-je honnêtement croire, en effet, que c’était à mon intention que sir Georges avait embarqué sur le Stewens, et pour me voir qu’il faisait le voyage des îles de la Société?

—Mais vous l’aimiez donc?

Je suis bien sûre que ce n’est pas une femme qui m’a fait cette question-là. Est-ce que l’on a besoin d’aimer un homme pour désirer que cet homme vous rende quelques soins, et pour être humiliée si cet homme cesse de vous les rendre?


[1] Outre cette fête de la baie des Iles à laquelle j’assistai, comme je vous l’ai dit, j’en avais déjà vu une non moins curieuse. On avait annoncé que Eki-Eki allait donner une grande fête à la tribu voisine.

XVI

TAÏTI

Je pus seulement alors voir mes compagnons de voyage. Nous étions vingt-cinq ou vingt-six passagers; en tout quatorze ou quinze hommes et onze femmes. Quelques-uns des passagers voyageaient pour leurs affaires; les autres comme nous, en touristes. Tous étaient Anglais; mon mari seul était Italien, seule j’étais Française. C’était cette qualité de Française et surtout mon caractère français qui me valaient mes succès partout.

Ainsi, à peine le mal de mer vaincu, je me trouvai, dès le lendemain, à bord du Stewens, comme j’avais été à bord du bâtiment qui m’avait amenée de Maurice à Auckland. Après avoir pris le thé, comme nous l’avons dit au chapitre précédent, la nuit était si belle que nous montâmes sur le pont. Alors sir Georges s’approcha de nous, et, après un salut respectueux, me demanda de mes nouvelles. La langue, on le voit, se déliait de plus en plus.

J’étais au bras de mon mari: il se chargea de répondre à sir Georges que, jusqu’à ce moment, j’avais été souffrante, mais qu’il espérait, ainsi que moi, que le mal de mer était parti pour tout le reste de la traversée. Sir Georges lui-même avait beaucoup souffert, et quand je l’avais trouvé au carré faisant ses tartines, il était comme moi à sa première sortie. Voyant que je ne me mêlais pas à la conversation, il nous salua et s’éloigna.

Dès le lendemain, comme je le disais, je repris ma vie de bord, c’est-à-dire: dès six heures du matin, après m’être fait jeter mes trois ou quatre seaux d’eau de mer sur le corps, j’endossais mon petit peignoir blanc, toujours si frais qu’il semblait toujours sortir des mains de la repasseuse, et, tête nue, bras nus, je causais sur le pont, apprenant aux matelots à chanter, tandis qu’ils pompaient; écoutant leurs histoires fantastiques ou leur en inventant moi-même, et mettant en révolution la cuisine du cook, qui ne savait faire que des viandes rôties et des poissons bouillis, et dans la cuisine duquel je naturalisais la fricassée de poulet, le salmis de canard et l’omelette.

C’était un grand scandale pour ces dames, qui m’excusaient traîtreusement auprès des hommes qui ne m’accusaient pas, en disant:

—Que voulez-vous!... c’est une Française.

Oui, par bonheur, chères ladies, j’étais Française, ce qui faisait que je chantais toujours et que je ne m’ennuyais jamais; qu’entre la musique et la cuisine, entre la lecture et la promenade sur le pont, entre la causerie au carré et la causerie au gaillard d’avant, la journée passait longue et ennuyeuse pour tout le monde, courte et charmante pour moi.

Seulement, sir Georges n’avait plus essayé de m’adresser la parole: son mutisme l’avait repris. Il mettait même une certaine affectation à ne plus s’approcher de moi.

A l’heure du dîner, c’était une autre révolution. Ces dames, sous prétexte de la fatigue de la mer, se mettaient à table avec leur costume du matin. Pour moi, dès le premier jour, je vins m’y mettre en robe de soie noire. Ma robe était de demi-toilette, un peu décolletée et en manches courtes à cause de l’extrême chaleur.

Second scandale. Étais-je la maîtresse de la maison pour imposer le ton au reste des passagers? Au bout de huit jours, cependant, il n’y avait pas une femme qui ne vînt dîner, non-seulement en toilette, mais dans ses plus beaux atours.

Notez, chers lecteurs, que ces petites guerres de femmes en mer, où les distractions sont si rares, amusent toujours au suprême degré la galerie des hommes, et que sir Georges lui-même, malgré sa morgue britannique, ne put s’empêcher deux fois de pouffer de rire. La contagion gagna jusqu’au capitaine, qui fut obligé de se laver les mains.

Une fois il était venu se mettre à table en manches de chemise. Je m’étais levée et j’étais rentrée dans ma cabine; j’avais demandé que l’on me servît chez moi. Le capitaine s’était informé des causes de ma disparition de la table, et j’avais répondu que lorsqu’il me plairait de dîner avec des gens en manches de chemise, je ne me donnerais pas la peine de descendre au carré, je resterais sur l’avant avec les matelots. La leçon avait si bien profité à master Smith, qu’il daignait dès lors, au moment de se mettre à table, passer un habit.

Un jour, j’eus une idée: c’était de faire porter mon piano de ma cabine au carré. Après le thé, je me mis à jouer une contredanse. Dix minutes après, il y avait bal général à bord du Stewens. La vie se passa ainsi jusqu’à ce qu’on criât: Terre! D’Auckland à Taïti, nous n’avions pas vu un rocher. A ce cri: Terre! tout le monde monta sur le pont.

On aperçut à l’horizon le pic de Lorafena, comme une découpure bleu foncé sur l’azur du ciel. A mesure que l’on approchait, les tons prenaient de la fermeté; on découvrait les parties inférieures de la montagne; les terres devenaient d’un jaune roussâtre, comme de l’ocre mêlé d’un peu de bistre, Puis on distinguait dans la montagne de grandes raies sombres. C’étaient les ouvertures des vallées.

Enfin, en approchant toujours, la verdure semblait descendre d’elle-même et se dérouler du pied de la montagne jusqu’au bord de la mer. A vingt lieues en mer, le parfum des oranges, des pandanus et des gardenias était venu jusqu’à nous. C’était l’haleine de ce paradis terrestre que l’on appelle Taïti. Lorsque l’on commença de distinguer les objets, il nous sembla voir des îles de verdure se détacher de la terre et venir au-devant de nous. C’étaient des caps ombragés par des cocotiers et des pandanus aux fleurs gigantesques d’un beau jaune d’or qui retombaient comme des panaches d’artilleurs.

L’île, à l’exception de quelques passes étroites, est entourée de récifs, contre lesquels la mer vient écumer. A deux ou trois lieues de ces récifs, un pilote indien nous accosta; il était nu, à l’exception de son paser, pièce d’étoffe de toutes sortes de couleurs que les Taïtiens nouent autour de leur corps. Guidé par le pilote, le Stewens s’engagea hardiment dans une de ces passes, et il eut bientôt franchi la ligne des récifs; alors il se trouva dans une mer calme comme un lac. Des embarcations kanachs vinrent nous chercher.

Au bout de deux mois de traversée, on a hâte de toucher la terre, surtout lorsque cette terre vous est d’avance présentée par tous ceux qui l’ont abordée avant vous comme un véritable éden.

Nous descendîmes donc en grande hâte dans les embarcations. Elles sont faites comme celles de la Nouvelle-Zélande, d’un seul tronc d’arbre; mais elles ont une forme infiniment moins pittoresque; elles sont plates à la poupe et à la proue, et sont conduites par un seul homme placé à l’arrière, qui fait avancer le canot en pagayant.

On descend sur la plage. A quarante pas à peu près de l’endroit où on prend pied, est la ville de Pape-iti. La ville de Pape-iti se compose d’un rang circulaire, non pas de maisons, mais de cases; les seules maisons bâties l’ont été par les Français.

Ces cases, habitations des Taïtiens, sont de véritables cages d’oiseaux, en bois d’hisens, longues, basses, arrondies par les deux extrémités, et recouvertes par des feuilles de pandanus disposées en tuiles. On dirait un grand treillage, comme celui que l’on applique aux murs de nos jardins pour y faire monter la vigne vierge et les volubilis.

La toiture intérieure se compose de solives apparentes, soutenues naïvement par deux poteaux placés à l’endroit où, à chaque extrémité, le toit commence à prendre son inclinaison. Dans les maisons riches, ces solives sont recouvertes de nattes aux dessins rouges et noirs. Ces nattes, outre l’embellissement, ont l’avantage de préserver ces solives d’une espèce d’insecte qui les ronge.

L’aspect de Pape-iti est à la fois naïf et charmant. Des cases d’une blancheur éclatante rient et chantent, à l’ombre de leurs jardins pleins de cocotiers, de goyaviers, d’orangers, de citronniers et de pandanus. L’étranger qui y entre y trouve de l’ombre, des fruits, des parfums, sans compter le plaisir, cette fleur invisible, et que, cependant, on respire à chaque pas que l’on fait dans l’île.

Occupons-nous de l’arbre sur lequel pousse cette fleur embaumée, c’est-à-dire de la femme. La femme, à Taïti, ne s’occupe que d’amour; aucune ne se crée d’état, elles se font belles et elles aiment: voilà leur mission sur la terre. Commençons par dire ce qu’elle est; il faut d’abord s’y habituer, ensuite on la trouve charmante.

La Taïtienne, nous prenons l’une d’elle pour toutes, est petite, ronde, cuivrée, admirablement faite dans sa taille; elle rougit facilement et visiblement, de plaisir bien entendu, à travers le cuivre de sa peau; elle a les cheveux longs, soyeux, un peu gros; quelques-unes, c’est la très-petite minorité, ont les cheveux châtains avec l’extrémité jaune; les cils sont noirs et longs, les sourcils arqués, les yeux bien fendus, les narines béantes comme les narines indiennes, destinées à respirer le danger, le plaisir et l’amour, les pommettes saillantes, le nez est un peu aplati, les lèvres sont bordées d’une espèce d’ourlet, les dents sont blanches comme des perles, les mains petites et charmantes; mais les pieds, qu’elles ont toujours nus, sont un peu en dedans et abîmés par la marche.

Leur costume est une pièce d’étoffe composée de quatre mouchoirs placés bout à bout, dont elles s’enveloppent les hanches, et, par-dessus une longue robe toute droite, rarement arrêtée au cou. Dans les trous de leurs oreilles, où les Maoris de la Nouvelle-Zélande portent leurs pipes et leur tabac, elles portent, elles, des fleurs, des roses de Chine, des gardenias, et une petite plante verte qu’elles se font rapporter de la montagne.

Comme si elles comprenaient qu’elles ne sont elles-mêmes que des fleurs vivantes, leur grande sympathie est pour leurs sœurs, les fleurs inanimées; leurs coiffures, comme celle des anciennes nymphes bocagères, est une couronne des mêmes fleurs qu’elles portent dans leurs oreilles, c’est-à-dire de roses de Chine et de gardenias; nées sur des fleurs, elles sont ensevelies sous des fleurs. Et cependant, un jour, elles ont failli perdre cette charmante coiffure, à la suite d’une spéculation faite par un homme dont le nom a eu en France une fâcheuse célébrité.

Le missionnaire Pritchard avait eu, je ne sais où, l’occasion d’acheter ce que l’on appelle, en argot de commerce, une partie de chapeaux, d’horribles chapeaux en cœur, des chapeaux à la Marie-Stuart sur une grande échelle. Où avait-il pu trouver de pareilles énormités? C’est ce que lui seul saurait dire.

Il fit un long prêche sur l’indécence qu’il y avait aux femmes de venir écouter les prédications avec des fleurs dans les cheveux et les oreilles, et il annonça que Dieu désormais ne verrait avec plaisir que celles qui seraient coiffées de ses chapeaux. La cargaison fut mise en vente et enlevée. Tant que durèrent les chapeaux, les femmes taïtiennes furent grotesques.

Heureusement on leur dit tant, et surtout elles se dirent si bien à elles-mêmes, qu’avec une semblable coiffure elles étaient hideuses ou tout au moins ridicules, que la mode en passa, et qu’au risque d’être mal vues du Seigneur ou de n’en être pas vues du tout, elles en revinrent à leur première coiffure. Mais le souvenir de ces chapeaux s’est conservé jusqu’à nos jours, et se conservera longtemps encore; une ère en est sortie, semblable à l’hégire pour les musulmans. Cette ère s’étend de 1840 à 1844. On dit: Du temps des chapeaux Pritchard.

Le célèbre missionnaire gagna deux ou trois mille piastres à ce pieux changement introduit dans les modes taïtiennes, il n’en demandait pas davantage.

XVII

LA JOURNÉE D’UNE TAÏTIENNE.

La Taïtienne se lève avec le soleil, c’est-à-dire à six heures du matin. A Taïti, la journée a juste douze heures. Le soleil se lève à six heures du matin et se couche à six heures du soir. Chacun peut, à ces deux moments de la journée, remettre hardiment sa montre sur lui. Il ne faut pour cela qu’une montre, Dieu nous ayant donné à tous cette grande horloge qu’on appelle le soleil. La Taïtienne se lève donc avec le soleil, c’est-à-dire à six heures du matin.

Dès son réveil, elle court à la rivière, enveloppée dans le drap où elle a couché, et sans autre vêtement. Arrivée sur le bord de la rivière, où il y a rarement plus d’un pied et demi à deux pieds d’eau, elle jette son drap et s’accroupit sur ses talons; puis elle dénoue ses cheveux, s’en fait un voile, et aspire voluptueusement par tous les pores l’adorable fraîcheur de l’eau.

Comme toutes les femmes ont la même habitude, de six à huit heures du matin, elles se trouvent réunies dans la rivière: c’est le cercle; elles causent, ou plutôt elles cancanent; ce seul mot peut rendre leur babillage non interrompu. On dirait une volée d’oiseaux d’eau douce qui gazouillent à qui mieux mieux. A huit heures, la séance aquatique est levée: on s’est dit ce qu’on avait à se dire, on s’est imprégné de fraîcheur pour quelque temps, l’appétit est venu, on rentre chez soi.

La Taïtienne est, dans ses appétits, la véritable fille de la nature; comme l’Arabe, elle mange beaucoup s’il y a beaucoup, peu s’il y a peu. Son déjeuner, frugal ou copieux, est suspendu près de sa case, à une branche d’arbre, dans un pannier. D’ordinaire, le pannier contient des figues, une tranche d’arbre à pain, un morceau de poisson cuit sous la cendre, comme les cochons de lait de la Nouvelle-Zélande, et encore enveloppé dans les feuilles où il a grillé. Elle commence par le poisson, qu’elle trempe dans une écuelle pleine d’eau de mer, et qu’elle suce avant de le manger, comme nous faisons de nos cerneaux. Puis elle finit par mordre au poisson; après le poisson, elle passe au dessert et accompagne le tout de deux ou trois verres d’excellente eau puisée à la source voisine: moyennant quoi elle a déjeuné. Quand elle a déjeuné, l’acte du repas s’accomplit ordinairement dans sa case: elle prend sa natte, le petit coussin où elle repose sa tête et sa Bible; puis, chargée de cet attirail, elle sort, choisit son arbre, goyavier, cocotier, pandanus ou oranger, étend sa natte à l’ombre, place son coussin à l’extrémité de la natte, se couche sur la natte, appuie son coude sur l’oreiller, sa tête sur sa main, de l’autre main tient sa Bible et lit. Soit défaut d’intérêt d’une lecture qui est toujours la même, soit envahissement du sommeil, peu à peu la tête chancelle sur son appui, la Bible échappe de la main, la tête va chercher le coussin placé là dans la prévoyance de ce qui arrive, les yeux se ferment, la liseuse s’endort.

Elle dort ainsi deux ou trois heures, s’inquiétant peu de la position prise pour dormir ou survenue en dormant; puis elle s’éveille à midi ou une heure. A peine éveillée, elle court de nouveau à la rivière. Cette fois, elle a son peignoir et son paser: comme le matin, elle rejette vivement le tout et s’accroupit au milieu de ses compagnes. Là, le babillage recommence, mais moins vif que le matin; il fait chaud, et tout fatigue, même de parler.

Après une ou deux heures de bain, on regagne la case; seulement, comme la route brûle la plante des pieds, la Taïtienne marche sur l’herbe et sur les fleurs dont les côtés de la route sont garnis à droite et à gauche. On rentre chez soi vers deux heures, on fait un peu de toilette, on natte ses cheveux, on passe des fleurs fraîches dans ses oreilles, et l’on va faire ses visites par la ville. A qui?... Aux officiers.

Les officiers se promènent ou fument à leur fenêtre. La Taïtienne est friande de petits verres, de cigares et de morceaux de sucre. Si c’est un petit verre que la Taïtienne désire, elle s’arrête devant l’officier dont elle désire ce don, lui fait son plus léger sourire, et lui dit:

Ma namou, iti. «A moi eau-de-vie, petit.»

Si c’est un morceau de sucre, le sourire reste le même; seulement la légende varie:

Ma tiota, iti! dit la quêteuse.

Ce qui signifie:

«A moi sucre, petit.»

Si c’est le droit de fumer un cigare, même sourire, mais nouveau changement dans la légende:

Ma ava ava, iti, dit-elle. «A moi cigare, petit.»

L’officier donne son cigare, la Taïtienne en tire rapidement deux bouffées qu’elle expectore aussitôt, puis une troisième, qu’elle fait la plus copieuse possible. Après quoi, elle salue coquettement l’officier, lui rend son cigare, et s’en va, la tête renversée en arrière, en faisant des ronds avec la fumée qu’elle pousse verticalement en l’air: tout cela est accompagné de petites chatteries pleines de grâces.

Puis elle rentre chez elle par le plus long: il est quatre heures, les officiers vont dîner chez Marius ou chez Bremont. Elle a fait sa provision de fleurs dans le jardin des officiers; elle a deux heures devant elle: c’est le temps qu’il lui faut pour dîner elle-même et se tresser une couronne. La couronne tressée, on met sa plus belle robe, sa robe de soie si l’on en a une, et l’on écoute si l’on entend la musique dans le jardin du gouvernement.

Au premier cri des instruments de cuivre, la Taïtienne sort de sa case et se dirige vers le jardin. Elle rencontre une amie et la prend par le petit doigt; elles arrivent ainsi, deux par deux, se tenant comme des conscrits en promenade.

Une fois entrées dans la cour du gouvernement, elles s’accroupissent sur leurs talons et gardent, avec un équilibre admirable, leur centre de gravité pendant des heures entières. Leur affluence est bientôt telle, et elles sont si pressées les unes contre les autres, qu’une épingle jetée en l’air ne retomberait pas à terre, et l’on dirait un tapis bariolé, étendu dans la cour du gouvernement. Immobiles d’abord, et paraissant ne songer qu’à entendre la musique, elles finissent peu à peu par remuer la tête, les bras, puis tout le reste du corps, en cadence. Toutefois, elles ne dansent pas, ostensiblement du moins. Mais en plongeant du regard dans les coins les plus éloignés, on les voit s’agiter en mesure, et le tapis, à ses angles, a le mouvement de la vague.

Les officiers se promènent dans les intervalles que les Taïtiennes ménagent à cet effet, comme les beaux se promènent aux Tuileries, aux Champs-Élysées, au boulevard de Gand, dans les interstices des chaises. Ils adressent en taïtien la parole à leurs connaissances; il va sans dire que le Français parle le taïtien comme il parle toutes les langues, fort mal; mais encore mieux, il faut le dire, que les Taïtiennes ne parlent le français. Elles n’ont jamais prononcé que deux phrases en notre langue, et cela avec leur charmant accent, fait pour une langue toute de voyelles.

Voici la première phrase:

Farani, allé tiné, il e tatra.—C’est du français, cela?—Certainement; seulement c’est du français de Taïtienne. Cela veut dire: «Français, allez dîner, il est quatre heures.»

Voici la seconde:

Tantinet fanata tatou!—Comprenez vous?—Non.—«Sentinelles, prenez garde à vous!»—Mais pourquoi: Sentinelles, prenez garde à vous?—C’est que, quand nous étions en guerre avec les indigènes, les sentinelles, suivant l’usage, se criaient de temps en temps les unes aux autres: Sentinelles, prenez garde à vous!

Et qu’ayant retenu ce cri nocturne qui les a frappées, elles le répètent sans savoir ce qu’il veut dire. Sur les sept heures, la musique cesse. Alors les Taïtiennes se rendent sur la plage. Comme elles se sont reposées une heure, elles se promènent par groupes; les connaisseurs retrouvent dans le mouvement de leurs hanches un reste de la musique du gouvernement.

Elles s’arrêtent devant les vérandas où les officiers fument et prennent leur café. Alors les ma namou, iti, les ma tiota, iti, et les ma ava ava, iti recommencent. Chacune reprend son petit verre, mange son morceau de sucre, fume les trois bouffées de son petit cigare; puis, cette triple gourmandise satisfaite, elles vont s’accroupir sur leurs talons toujours, et se mettent à jouer des variations de la musique qu’elles viennent d’entendre, sur cet instrument éminemment français. Ainsi s’écoule une heure vraiment délicieuse. C’est le moment enivrant de la journée.

Les vents alisés cessent; la brise de terre se lève, apportant les aromatiques parfums de la montagne; la mer est calme; le soleil se couche derrière l’île de Moréa, emplissant de feu l’occident, sur lequel se détache en bleu foncé la silhouette des montagnes; enfin, la retraite, jouée par la musique des bâtiments à l’ancre, se fait entendre au loin dans la rade. Le dernier signal de la retraite sera un coup de canon.

Mais un instant avant que le coup de canon ne retentisse, on voit, comme une troupe d’oiseaux bariolés, s’envoler à tire d’aile toute la troupe des Taïtiennes. C’est que, le coup de canon tiré, il leur est défendu de sortir dans les rues. La journée de la Taïtienne est finie, et la nuit commence. La plupart de ces charmantes colombes sont rentrées dans un pigeonnier étranger. Les officiers donnent soirées parfois. On joue aux cartes, à un jeu taïtien qui ressemble à la bataille. Les Français, toujours galants, ont poussé la politesse jusqu’au bout: ils ont appris ce jeu comme ils ont appris la langue, en même temps et par le même moyen. Celles qui ne jouent pas causent entre elles, et avec les officiers qui ne jouent pas non plus; on parle de ceux qui sont en expédition dans l’île, de ceux qui sont partis pour toujours, qui sont retournés dans la terre stérile, ainsi qu’elles appellent notre France, notre belle France.

On se dit: Te rappelles-tu un tel, le premier jour où nous l’avons vu à la rivière? avoi! ce qui veut dire hélas! Il dansait si bien le taïtien! avoi! nous ne le reverrons plus, il est mort, avoi! ou, il est marié, avoi, avoi! Puis on pleure, en répétant avoi! avoi! puis l’heure de s’en aller arrive, et l’on s’en va. Ou l’on ne s’en va pas.

Si l’on ne s’en va pas, il n’y a à s’occuper de rien: on n’est pas en contravention puisqu’on ne sortira qu’au jour. Si l’on s’en va, l’officier doit reconduire celle qui s’en va ou celles qui s’en vont, afin de protéger les belles attardées contre les sentinelles.

A six heures du matin, la journée de la veille recommence; puis, le lendemain, il en est de même, et les heures s’écoulent indéfiniment entre le bain, les fleurs, la musique, la promenade, le jeu et l’amour.

XVIII

MŒURS TAÏTIENNES.

Nous avons raconté la vie de tous les jours, mais nous avons oublié celle des dimanches. Le dimanche, il se fait un changement dans les habitudes quotidiennes. Les Taïtiennes, le dimanche, dorment toute la journée et ne mangent rien de chaud. C’est un reste d’obéissance à la coutume anglaise.

Les Anglais avaient défendu de faire du feu le dimanche pour toute autre chose que pour le thé. Or, comme les Taïtiennes n’ont jamais pu s’habituer au thé, on fait tout cuire avant le jour, et l’on mange froid. Ce sont les hommes qui font tous les travaux, plus la cuisine; le seul travail des femmes consiste à confectionner leurs robes.

Par malheur elles ne peuvent se dispenser de mettre leurs enfants au monde; sans cela elles en chargeraient encore leurs maris. Mais aussitôt l’enfant né, on le laisse à son aise se rouler sur le gazon. Quand un enfant crie ou pleure, à Taïti, on est sûr que c’est un Européen. Jamais je n’ai entendu crier ni pleurer un enfant à Taïti.

Aussitôt qu’il se traîne, on l’assied dans un petit trou que l’on fait, au bord de la mer, dans le sable, de manière qu’il ait de l’eau jusqu’à la ceinture. L’enfant, qui a chaud, cherche le frais; peu à peu il avance dans l’eau, et, un beau jour, il finit par partir comme un canard. A Taïti, l’enfant nage comme il marche, tout seul, sans maître, sans lisières, comme six ou huit ans plus tard il fera l’amour. Aussi c’est une merveille que de voir nager une Taïtienne dans cette belle mer bleue, sans rides, qui permet de voir à trente ou quarante pieds sous l’eau cette merveilleuse végétation sous-marine qui, peu à peu, a fait ces bancs de coraux qui entourent l’île.

Figurez-vous d’immenses éponges de madrépore, dont chaque trou est un abîme sombre et béant, où l’on voit fourmiller des poissons de toutes grosseurs, de toutes couleurs: bleu, jaune, rouge, doré; puis, au milieu de tout cela, sans s’inquiéter des abîmes, des rochers, des requins que l’on voit de temps en temps passer, rapides comme des flèches, et donnant la chasse aux autres poissons, une Taïtienne plonge, sans autre voile que ses longs cheveux, dans cette eau qui semble de l’air épaissi, tant elle est limpide, elle se tourne, se retourne, se pelotonne; on sent que la mer est son second élément. A peine si elle a besoin de revenir à la surface pour respirer; elle lutterait de vitesse avec ces poissons qui semblent des éclairs humides. C’est cet éternel contact avec l’eau qui les rend si séduisantes aux Européens; quelles que soient les abominables pommades indigènes ou exotiques dont elles se frottent, elles ne peuvent parvenir à sentir mauvais. Elles réalisent la fable des nymphes d’Amphitrite suivant le char de leur reine. Les sirènes eussent peut-être vaincu les Taïtiennes au chant, mais à coup sûr les Taïtiennes les eussent vaincues à la nage. En amour, elles eussent vaincu toutes les déesses.

Bougainville fut le troisième voyageur qui visita Taïti; le premier fut Quiros, le second Wallis. Bougainville lui donna le nom de Nouvelle-Cythère. Ce nom semble lui avoir porté malheur. Depuis que les indigènes de Taïti ont accueilli les Européens, la population a diminué des trois quarts.

J’ai vu mourir une Taïtienne, elle avait quinze ans à peine; on la nommait Maïotei. Elle s’approchait de sa tombe avec une résignation qui touchait à l’insouciance. J’entrai dans sa case un matin. J’avais avec moi un interprète taïtien.

—Eh bien! Maïotei, lui dis-je, tu vas mieux?

Elle sourit.

—Oui, dit-elle, ce soir, je serai morte.

En effet, le soir elle avait cessé de vivre. Le lendemain je revins, elle était étendue tout habillée sur sa natte, et couverte de fleurs; ses parents l’entouraient avec leurs tapas sur la tête.

Tout Indien ou toute Indienne qui passait venait jeter sur l’enfant sa brassée de fleurs, puis il ou elle s’accroupissait, s’enveloppait la tête de sa tapa, poussait quelques sanglots et s’en allait. La politesse était faite. Le lendemain, les parents de Maïotei l’emportèrent hors de Pape-iti. Je demandai où le père et la mère comptaient enterrer leur fille.

—Il n’y a qu’eux qui le sachent, répondit celui que j’interrogeais.

En effet, les Taïtiens cachent leurs morts; ils vont les porter dans des endroits éloignés et sauvages; il n’y a qu’eux qui sachent où retrouver la tombe de celui ou de celle qu’ils ont aimé. Au reste, on oublie vite à Taïti; la vie est facile, l’air pur, les fleurs nombreuses et parfumées: pourquoi les vivants s’attristeraient-ils au souvenir des morts? La mère pense quelquefois à sa fille, s’en souvient encore quand personne n’y pense plus: une mère se souvient toujours de son enfant.

Les femmes sont jalouses de leurs amants étrangers sans comprendre que ceux-ci le soient d’elles, et c’est tout simple: le Taïtien, qui vit du désordre de sa fille, de sa femme ou de sa sœur, n’est pas jaloux, lui!

Un jeune peintre français, qui habitait Taïti depuis cinq ans et qui vivait avec une femme taïtienne, me disait qu’il avait toutes les peines du monde à l’empêcher de lui raconter les infidélités qu’elle lui faisait.

En 1845, un vent vint de France qui soufflait du côté des mœurs. Le gouverneur menaça, si le désordre continuait sur une semblable échelle, de forcer toute femme qui se rendrait coupable de quelque scandale public à porter une robe jaune. Il fixait le terme de quinze jours, c’est-à-dire de deux dimanches, pour que tout rentrât dans le sentier de la vertu. Ce délai expiré, gare les robes jaunes!

Les Taïtiennes s’entendirent entre elles, et le dimanche suivant elles sortirent de chez elles portant toutes des robes jaunes; toutes les nuances y étaient rappelées, depuis le jaune jonquille jusqu’au jaune paille. En femmes prudentes, elles avaient pris les devants. Cela n’empêche pas les mariages: mariages entre les naturels; mariages entre les naturelles et les étrangers.

Il est vrai que rien n’est plus simple qu’un mariage taïtien. On se rencontre, on se plaît, on s’aime, on se le dit, on convient que l’on vivra ensemble. Alors la femme apporte son coffre dans la maison du fiancé; le fiancé ajoute quelques petits cadeaux à l’avoir de sa conjointe, et l’on est marié. Une fois marié, on se trompe mutuellement; on s’en aperçoit, on se pardonne, jusqu’à ce qu’enfin on ne s’aime plus assez pour se pardonner. Ce jour-là, on se brouille. La femme prend son coffre et le porte ailleurs. Le divorce est prononcé. Quelquefois, il se fait d’une manière plus violente.

Pendant mon séjour à Taïti, une jeune fille, nommée Marietta, écouta les sollicitations d’un Anglais, et, contre toutes les habitudes des insulaires, consentit à le suivre en Europe. Le même soir, on vit de loin une femme qui nageait vers le port. C’était Marietta. Son Anglais, se repentant déjà de l’avoir emmenée et songeant aux désagréments que pouvait lui causer cette fantaisie, avait jugé à propos de la jeter à la mer. Heureusement il n’y avait que six lieues du vaisseau à Pape-iti. Marietta revint en nageant.

XIX

L’INTÉRIEUR.

Nous étions descendus hôtel de France, chez Victor. Qui eût dit à Cook et à Bougainville, lorsqu’ils abordèrent pour la première fois sur la plage de Pape-iti, qu’il y aurait un jour un hôtel de France tenu par un Français nommé Victor, les eût bien étonnés.

On nous installa dans un beau grand salon avec chambre à coucher y attenante. Mais on sait que je n’avais pas l’habitude, une fois à terre, de m’endormir dans les délices des salons d’hôtel.

Dès le jour de mon arrivée, j’avais vu tout ce qu’il y avait à voir à Pape-iti; le lendemain je commençai mes excursions. Il n’y avait pas moyen d’aller autrement qu’à pied; pendant deux ou trois kilomètres, on traversait des routes magnifiques, macadamisées naturellement, et qui semblaient faites pour courir la poste. Mais elles aboutissaient à des sentiers indiens se perdant dans la montagne, où force eût été de descendre, non-seulement de voiture, en supposant une voiture, mais de sa monture, fût-elle un âne! Ces essais de voyage m’avaient donné le plus grand désir de faire une excursion sérieuse.

J’avais d’abord voulu monter au sommet du Lorafena; mais on me dit qu’une seule personne, un Anglais, y était parvenue. On sait que les Anglais montent où personne ne monte. Nous lirons un jour la relation de voyage d’un Anglais qui aura monté à la lune. Je mourais d’envie d’en faire autant que l’Anglais; mais, soit que mon mari eût donné le mot autour de moi, soit qu’il y eût en effet danger de la vie, je ne trouvai pas de guide. Force me fut donc de me contenter de traverser l’île et de visiter le lac qui est au centre des montagnes. A force d’instances, je décidai M. Giovanni à m’accompagner.

M. Giovanni ne comprenait jamais, quand on était couché sur un bon divan, avec un excellent havane à la bouche et une tasse de café ou de thé devant soi, que l’on eût l’idée de quitter tout cela pour aller s’exposer au chaud ou au froid et pour coucher sur une natte dans la montagne. Seulement, comme M. Giovanni était parfaitement bon pour moi, il finissait toujours par faire ce que je désirais, mon désir lui fût-il parfaitement antipathique.

Un beau matin, nous quittâmes donc Pape-iti avec un guide indien pour traverser Taïti dans toute sa longueur. Il n’y avait guère qu’une vingtaine de lieues de chemin réel, mais, à cause des difficultés, il fallait compter sept ou huit jours. Adieu les fauteuils Voltaire et les bons tapis moelleux! une natte et chacun deux ou trois chemises de rechange furent tout notre bagage. M. Giovanni prit son fusil à deux coups, inséparable et fidèle compagnon de toutes ses courses.

La route fut d’abord une promenade dans un jardin, et quel jardin! Bon Dieu, si vous me mettez dans votre paradis, je n’en demande pas d’autre pour mon éternité! Des routes de dix pieds de large, ou plutôt de grands sentiers qui semblent sablés au sable fin, avec une voûte de verdure tellement épaisse que le soleil n’arrive pas jusqu’à vous. Pour plafond, des bananiers, des cocotiers, des goyaviers, des papayers, l’arbre de fer avec son bois rouge et son branchage qui semble une grande asperge montée en graine; puis, au milieu de tout cela, des orangers, des citronniers, des pandanus en fleurs; un voyage à travers un royaume de fée qu’on appellerait l’île des parfums.

Tout cela est ainsi quand on ne s’éloigne pas du bord de la mer; mais, lorsqu’on pénètre dans la vallée et que l’on arrive aux végétations vierges, c’est autre chose. Là, on rencontre les lianes comme en Amérique, les bambous comme dans l’Inde; le mapé, qui donne un fruit pareil à notre châtaigne, mais plus coriace. Le chemin disparaît pour faire place au sentier, et le sentier pour faire place à la passée.

Alors on s’engage dans un labyrinthe inextricable de branches entrelacées, de troncs d’arbres renversés; on marche on ne sait plus sur quoi; on se croit toujours sur la terre, on est arrivé au sommet d’un immense fagot; on s’aperçoit où l’on est, il s’agit de redescendre; on croit mettre le pied sur un tronc solide, on prend les plantes parasites qui l’enveloppent pour ses feuilles; le poids du corps fait crouler une vieille souche minée par le temps, pourrie par l’humidité, qui s’écrase, réduite en poussière, et tombe, et avec laquelle on tombe naturellement.

Il est vrai que tout cela s’accomplit sans que l’on se fasse mal; il semble qu’à Taïti les abîmes sont capitonnés.

Autrefois toutes ces vallées étaient habitées, et l’on trouve les traces de ces habitations; elles sont désertes aujourd’hui. Des fièvres, c’est ainsi que les Taïtiens désignent le fléau qui les décime, des fièvres ont enlevé les trois quarts de la population.

Un vieillard me disait que ces fièvres avaient été apportées par un oiseau noir; qu’il avait vu cet oiseau, et que le messager de mort avait quitté l’île en laissant derrière lui une longue traînée de feu. Ce vieillard avait près de cent ans; il se rappelait avoir vu Cook, qu’il appelait tou-tou.

La conversation entre nous et notre guide était fort languissante; nous n’arrivions à échanger quelques paroles qu’au moyen du vocabulaire. Nous savions bien ce que nous lui demandions, lui nous comprenait bien aussi, mais nous ignorions complétement ce qu’il nous répondait. Le soir, quand nous étions fatigués, nous cherchions un emplacement qui nous convînt, nous montrions la terre, et nous disions par signes et à force de vocabulaire:

—Nous voulons rester ici!

L’Indien nous comprenait, faisait un signe d’adhésion et disparaissait. Puis il revenait au bout de cinq minutes avec une brassée de feuilles de bananiers et un fagot de bambous. En trois quarts d’heure notre case était bâtie.

Il s’agissait de faire du feu. Le briquet phosphorique, l’allumette chimique, et même le briquet à pierre, sont parfaitement inconnus, ou plutôt complétement dédaignés des indigènes. Voici comment le feu s’allume. J’avais souvent entendu parler de cette façon de faire du feu en frottant deux morceaux de bois l’un contre l’autre, et je n’avais jamais vu la moindre étincelle jaillir par ce procédé. Je portai donc à l’opération l’attention la plus grande. Notre guide prenait deux morceaux d’hibiscus: l’un plat comme un cuir à repasser les rasoirs; l’autre pointu comme un piquet à enfoncer dans la terre.

A l’aide du morceau pointu, il pratiquait une rainure au milieu du morceau plat, et il frottait toujours à la même place en appuyant. D’abord, au bout de la rainure s’amassait une cendre rousse. Puis de rousse, peu à peu la cendre devenait noire; puis elle fumait; puis, au milieu de cette cendre, on voyait éclore un point rouge: c’était du feu.

Alors on enveloppait l’étincelle, toute prête à s’éteindre et faible encore comme tout ce qui naît, dans un paquet de mousse sèche. On faisait le moulin à vent avec le bras, en accélérant toujours le mouvement. Cela fumait d’abord, puis finissait par flamber. On fourrait la mousse sous un fagot préparé d’avance. On avait du feu.

Il ne manquait plus que la nourriture. L’Indien disparaissait de nouveau, et il revenait avec un fruit d’arbre à pain, avec une banane sauvage, avec une anguille qu’il prenait je ne sais où ni comment, et avec des crevettes d’eau douce longues comme des éperlans. Nous avions, pendant ce temps, pratiqué dans le sol un four zélandais, et au bout d’une heure notre dîner, cuit dans des feuilles de bananier en guise de marmite, nous était servi sur des feuilles de bananier en guise d’assiettes de porcelaine.

Puis de temps en temps mon mari, par hasard, tombait sur une poule sauvage qu’il nous faisait rôtir. Le soir venu, l’Indien s’éloignait de nouveau et rapportait une brassée de feuilles parfumées; on les étendait à terre, et c’était notre couche de la nuit.

LE LAC TAÏTI.

JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.      TYP. J. CLAYE.

Le troisième jour, après avoir constamment monté et descendu, et surtout monté, nous nous trouvâmes au sommet des rochers taillés en falaise qui dominent le lac. L’eau resplendit comme un saphir au fond de ce puits gigantesque. L’ascension avait été difficile; au premier coup d’œil, la descente me parut impossible; ces murailles verticales, qui semblent de formation volcanique, présentaient pour appui à nos pieds et à nos mains, des saillies de deux ou trois pouces de largeur. C’était effrayant.

L’Indien se préparait à nous servir de guide par ce périlleux chemin, quand nous lui fîmes comprendre qu’une pareille route était impraticable; cela entrait difficilement dans son esprit qu’un homme ne pût point passer par où un autre homme passait. Enfin nous insistâmes, et il se donna la peine de contourner l’abîme. A force de chercher, nous trouvâmes un sentier; ce sentier avait un pied et même parfois un pied et demi de large. Comparativement au chemin qui nous avait été proposé, il nous parut une route royale.

Après une heure de travail, dans lequel les mains jouèrent un rôle aussi actif que les pieds, nous nous trouvâmes, non pas sur le bord du lac, mais au fond du puits; en cet endroit, la plage avait une certaine étendue et était couverte de cannes à sucre; ces cannes à sucre, plus petites que celles des Antilles, sont aussi plus tendres, plus sucrées, excellentes enfin.

Nous en fîmes provision pour tout le reste du voyage; cela nous amusa beaucoup; c’est une très-bonne friandise: on les casse et on les suce comme du sucre d’orge. Ce n’était pas le tout; il s’agissait de traverser le lac, et, comme on le comprend bien, tout moyen de transport manquait. L’Indien nous quitta.

Un instant après, nous entendîmes derrière nous le bruit de la chute d’un corps pesant. Nous nous retournâmes. C’était un tronc de bananier qui venait de tomber à cinquante pas de nous; puis un second tomba, puis un troisième; quinze ou vingt suivirent le premier. Nous comprenions que c’était notre radeau qui descendait pièce à pièce de la falaise. Nous ne nous trompions pas.

Grâce à des piquets aiguisés, l’Indien nous eut, en moins de deux heures, construit un radeau de douze pieds de long sur huit de large. Le milieu en était marqué par une espèce de chevalet sur lequel nous nous assîmes à califourchon; l’Indien se plaça à l’arrière et se mit à pagayer, et nous quittâmes le rivage.

Une heure après, nous avions atteint sans accident le bord opposé. Du bord opposé on voyait la mer à travers les arbres. Le même jour, nous avions achevé de traverser l’île dans toute sa largeur. Nous prîmes une pirogue et nous revînmes par eau en doublant la pointe sud-est de Taïti. Ce fut un autre voyage de trois jours; chaque soir on tirait la pirogue sur la plage, et l’on couchait dans quelque village.

Avant de débarquer à Pape-iti, nous fîmes une station à bord de la corvette française. Les officiers nous connaissaient comme compatriotes et ne voulurent point nous laisser passer sans que nous prissions quelques rafraîchissements avec eux. Puis le capitaine nous offrit de nous présenter à la reine Pomaré. La reine Pomaré, bien plus connue chez nous par la célébrité chorégraphique de son homonyme, l’illustre amie de Mogador, la populaire partner de M. Brididi, est la troisième héritière du nom.

Pomaré Ier, né vers 1762, mort en 1803, fut appelé par son oncle à la succession du trône de Taïti, que celui-ci avait usurpé. Il eut une longue guerre à soutenir contre les insurgés, mais il finit par les réduire avec le secours des armes anglaises. En 1797, il reçut dans son île les missionnaires anglais.

Son premier nom était Otou; on le surnomma Pomaré, c’est-à-dire qui tousse la nuit: il paraît que l’illustre fondateur de la dynastie des Pomaré était atteint d’un catarrhe des plus obstinés. Son fils, Pomaré II, né vers 1780, mort en 1821, suivit la politique paternelle, s’appuya sur les Anglais, régna au milieu des troubles civils, fut obligé de quitter l’île, fut converti au christianisme en 1817 et baptisé en 1819. Il donna, la même année, une espèce de charte à son peuple.

C’est sa fille qui règne aujourd’hui. Trois ou quatre fois elle a changé de nom ou plutôt de surnom. Dans une inondation, elle faillit périr comme Moïse. Au moment de traverser un torrent, l’homme qui emportait son berceau, n’osant le traverser avec elle, la suspendit à une branche d’arbre. De cette circonstance, elle fut nommée Vairaa-Tou, ce qui signifie suspendue à l’arbre de fer; et, en effet, l’arbre auquel elle avait été suspendue était un arbre de fer.

Ensuite, lorsqu’après son exil en 1842 elle rentra en 1847, et qu’on lui vit verser des larmes sur l’état dans lequel elle retrouvait son royaume, ce peuple, chez qui tout est expressif et qui ne procède que par images, l’appela Arii-Tahi-Moi, c’est-à-dire la reine qui pleure le mal. On eut un instant des craintes sur l’extinction de l’hérédité dans la famille Pomaré; mais l’on disait tout haut que si la reine ne donnait pas un héritier ou une héritière à la couronne, ce n’était point sa faute, mais celle de son mari Tapoa.

La reine, qui paraissait elle-même convaincue de cette vérité, se rendit aux vœux de ses sujets en répudiant Tapoa et en prenant pour époux Arrisfaiti, le roi qui ordonne. Le roi qui ordonne se montra digne de la mission importante qui lui était confiée: en cinq ans, la dynastie s’augmenta de cinq princes ou princesses.

Malheureusement, l’âge de la reine s’oppose aujourd’hui à ce que la descendance aille plus loin. La reine Pomaré s’apprête, à cette heure, à faire un voyage en France; les dernières nouvelles que j’ai reçues de Taïti annonçaient qu’elle honorerait l’exposition prochaine de sa présence.

XX

ENCORE SIR GEORGES.

Notre visite à la reine fut arrêtée pour le lendemain. L’auguste princesse à laquelle nous allions présenter nos hommages était de retour dans ses États depuis quelques mois à peine.

Après avoir sollicité en 1842 le protectorat de la France, elle s’était un beau matin réfugiée sur un bâtiment anglais. Puis enfin, voyant que là était la véritable tyrannie, elle était revenue dans ses États, à la grande joie des Taïtiens. De grandes fêtes avaient eu lieu à l’occasion de son retour; un trône avait été préparé sous sa véranda, et chaque district de l’île lui avait envoyé sa députation pour la féliciter et lui faire des présents. Ces présents consistaient en fruits, en étoffes, en argent.

Le roi Louis-Philippe avait envoyé de son côté son présent ordinaire, de beaux vases de Sèvres; je les ai vus brisés dans un coin de la maison royale; les enfants jouaient au petit palet avec leurs morceaux. La reine Pomaré n’avait guère fait plus de cas de ces vases qu’elle n’eût fait de cruches ordinaires, n’en connaissant pas la valeur.

Assise sur son fauteuil, elle recevait les députations, tandis que la musique française jouait l’air national du pays. Taïti a donc un air national: Change-moi, Brahma.

Voici pourquoi. La reine Pomaré, voyant que les Anglais avaient le God save the king, que les Français avaient la Marseillaise, a voulu avoir son air national comme une vraie reine, et a pris dans la Lampe merveilleuse l’air sur lequel on chante ces paroles: Change-moi, Brahma. Cet air lui suffit, et, comme il n’a pas de couleur politique, il est probable que, viennent les révolutions, il n’en restera pas moins l’air national de Taïti.

La reine, pour cette solennité, était vêtue d’une petite robe d’indienne jaune. Son orateur était près d’elle, car, dans leur naïveté primitive, les rois de Taïti ne disent pas encore eux-mêmes des discours faits par d’autres; ils ont un orateur patenté qui a de l’éloquence pour eux. Autour de la reine étaient des dames d’honneur. Chaque députation s’approchait de la reine, précédée de danseurs et de danseuses; puis venaient les femmes portant les présents.

Les femmes avaient des espèces de puncho en écorce d’arbres à pain, teints en jaune et en pourpre avec le curcuma et le fruit du mico. Elles étaient couvertes littéralement de fleurs, la grande parure des Taïtiennes. Elles jetaient d’abord leurs fleurs aux pieds de la reine, puis leur puncho; puis elles se mettaient à genoux, pleuraient entre ses jambes et laissaient de l’argent dans le creux de sa robe. Pendant ce temps, l’orateur parlait.

Les hommes suivaient, apportant des fruits, des cochons, des poules, toutes les productions de l’île enfin. Le soir, il y eut festins et danses, et l’on se grisa avec de l’eau-de-vie d’oranger. C’était donc cette reine bien-aimée que nous allions voir, introduits chez elle par les officiers de la corvette française.

Nous arrivâmes. La reine habite une charmante maison à un étage, tout entourée de jardins avec nattes à terre, des murs stucqués et peints en marbre, elle nous attendait dans son salon avec dix ou douze filles d’honneur, espèce d’escadron volant à la manière de celui de Catherine de Médicis, choisi parmi les plus nobles et les plus belles Taïtiennes de l’île. Seulement je crois qu’à Taïti la noblesse c’est encore la beauté.

La beauté, pour ces filles de la nature, consistait, comme pour nos femmes, dans une taille souple et mince, supportée par de belles hanches; dans de longs cheveux noirs et dans de beaux yeux fendus en amandes. Les yeux de ces belles dames d’honneur, soit don de la nature, soit effet de l’art, étaient d’une douceur inouïe. Le nez était moins aplati qu’il ne l’est d’habitude dans le reste de la race kanack.

La reine, me voyant seule femme et sachant que j’étais Française, se leva, vint à moi, et m’adressa la parole en me tutoyant.

—Tu es Française? me demanda-t-elle.—Oui, Votre Majesté.—De Paris!—Non, mais d’un faubourg, puisque je suis née à un petit village qu’on appelle Auteuil.—D’où viens-tu?—De la Nouvelle-Zélande.—Alors tu as vu les Maoris?—J’ai vécu avec eux; c’étaient mes amis.—Oh! belle race! race guerrière! Et as-tu connu Eki-Eki?—J’ai mangé à sa table.—Grand homme, grand chef, grand guerrier! Eki-Eki, Napoléon de la Nouvelle-Zélande!

Puis elle me demanda beaucoup de détails sur la guerre, m’écoutant avidement, et portant toutes ses sympathies vers les Nouveaux-Zélandais. Après quoi elle nous fit servir des rafraîchissements. Ces rafraîchissements consistaient en jus d’ananas, en madère, en eau-de-sucre. Puis, tout en faisant de grandes amitiés aux Français, elle m’invita à revenir la voir.

J’y retournai deux ou trois jours après; elle m’invita à déjeuner, et j’acceptai. On nous servit un déjeuner à la française. Pendant ce déjeuner on annonça un bâtiment français: c’était un baleinier. Mais, tout en venant pêcher la baleine dans l’océan Pacifique, il avait eu l’idée de prendre un chargement de chapeaux de femme. Il va sans dire que c’était tout ce que les magasins de Nantes, de Brest, de Rochefort et de Lorient n’avaient pas pu écouler depuis trois ans.

Il avait entendu, dans un précédent voyage, parler de la spéculation de ce bon M. Pritchard sur les chapeaux à la Marie-Stuart, et il avait eu l’idée d’en faire une pareille. Seulement ses chapeaux à lui étaient de la race des bibis. Après avoir préalablement fait hommage et cadeau à la reine de trois ou quatre de ses plus beaux chapeaux, il venait demander l’autorisation de mettre les autres en vente.

La reine l’accorda, et non-seulement l’accorda, mais encore dit tout haut qu’elle verrait avec plaisir les dames de l’île adopter cette coiffure. Puis, se retournant de notre côté, elle eut la bonté de dire que, quoique je n’eusse rien dit, c’était à mes beaux yeux qu’elle octroyait la faveur que venait de recevoir le baleinier mon compatriote. Le lendemain, on mit en vente un assortiment de bibis roses, bleus et blancs. C’était bien national, mais fort laid.

Le désir de la reine avait été répété, et, pour lui faire leur cour, les femmes s’arrachèrent ces horribles chapeaux. Les moins chers furent vendus de trente à quarante francs. Le capitaine était à l’écart, riant de sa bonne idée à se tenir les côtes. Le lendemain, trois cents bibis sillonnaient l’île en tous sens.

En revenant de déjeuner chez la reine, il me sembla apercevoir à une fenêtre de l’hôtel Victor une tête de ma connaissance. En même temps mon mari me serra le bras.

—Vois-tu là-bas? dit-il.—Oui.—Et reconnais-tu?—Oui.

Cette tête de ma connaissance, c’était celle de sir Georges, qui nous avait suivis et qui venait d’arriver avec son ami Stewart. J’avais retrouvé mon cauchemar. Seulement, cette fois, c’était bien pis. Non-seulement il ne me saluait plus, mais, quand il me rencontrait seule, il s’arrêtait, ricanait, et me jetait quelques mots grossiers. Le pauvre garçon en était arrivé à me détester profondément.

Au bout de huit jours, lui et son ami étaient les lions de Taïti. Ils avaient tout un harem de Taïtiennes, au milieu duquel ils vivaient comme des pachas. Cette occupation l’écarta un peu de nous et me rendit quelque liberté d’action. Je continuai mes courses et mes observations.

Les Français avaient eu l’idée de planter de la vigne dans l’île, faisant comprendre aux Taïtiens que la vigne rapportait le vin, c’est-à-dire cette liqueur qu’ils aimaient tant et qu’ils reconnaissaient si bien dès qu’ils la voyaient dans son enveloppe de verre et avec son cachet de cire rouge. On avait choisi, pour planter les premières pousses de vignes, le jardin d’un des plus riches habitants de l’île, situé dans une excellente position, et l’on avait expliqué au propriétaire l’importance du dépôt sur lequel il était chargé de veiller.

Seulement on avait oublié de lui expliquer les différentes transformations que subit le raisin avant d’arriver à être mis en bouteille, de sorte que, le temps de la vendange venu, l’homme était au désespoir de ne pas voir pousser sur sa vigne des bouteilles toutes cachetées. Il avait dans son jardin plusieurs pieds de calebasses et ne comprenait point que les deux fruits ne procédassent point de la même façon.

Les Taïtiens croient aux revenants, qu’ils appellent Toupapao; ils rentrent souvent chez eux tout effarés, hommes ou femmes, ayant vu l’ombre de leurs parents ou de leurs amis morts. Pendant mon séjour à Pape-iti, un Taïtien, très-brave cependant, faillit mourir de la peur que lui avait causée une prétendue apparition.

Un jeune peintre, nommé M. Charles Giraud, le même qui m’avait servi d’interprète près du lit de mort de la pauvre Maïotei, était venu dans l’île avec l’expédition et l’habitait depuis quatre ans. Il vivait maritalement avec une Taïtienne nommée Metua, et avait son beau-frère, qui l’aimait beaucoup, parmi les insurgés. Lui-même, s’ennuyant quelquefois du pinceau et de la palette, prenait la giberne et le fusil et faisait une expédition en amateur.

A l’affaire de Punani, un élève en médecine, nommé Porret, qui lui ressemblait beaucoup fut tué. En voyant le cadavre du jeune Porret parmi les morts, le frère de Metua le prit pour celui de M. Charles Giraud. Comme les insurgés précipitaient les corps des Français du haut d’un rocher dans une espèce d’abîme destiné à leur servir de tombeau, le Taïtien s’approcha, et, mettant la main sur le cadavre de Porret, qu’il prenait pour le cadavre de son beau-frère:

—Celui-ci, dit-il, me regarde; je me charge de l’enterrer.

On lui abandonna le corps, qu’il descendit en effet dans la vallée, et y enterra pieusement; puis, cette solennité solitaire accomplie, il prit le sabre du mort et une bague qu’il avait au doigt; le sabre, pour le rapporter au gouverneur, et la bague pour la rapporter à sa sœur. Il n’était point rare au milieu de la guerre de voir ainsi un insurgé, cédant à un sentiment de piété quelconque, rentrer dans la ville sans demander de sauf-conduit, et venir se livrer aux mains des Français. Ceux-ci respectaient toujours le sentiment qui faisait agir le sauvage et le laissaient libre de retourner parmi les siens.

Le frère de Metua rentrait donc à Pape-iti vers le crépuscule, quand une des premières choses qu’il aperçut fut M. Charles Giraud venant au-devant de lui. Il l’avait vu mort et venait de l’enterrer le matin même. D’abord il resta terrifié en criant: Toupapao! Toupapao! Puis, comme M. Charles Giraud avançait toujours, il prit la fuite.

Le jeune peintre, qui avait reconnu son beau-frère, le voyant prendre la fuite, se mit à courir après lui. On comprend que cette insistance d’un fantôme, non-seulement à lui apparaître, mais encore à le poursuivre, inspira au pauvre diable une nouvelle terreur. Par bonheur elle fut si grande que les jambes lui manquèrent. M. Charles Giraud put le rejoindre et le convaincre qu’il était parfaitement vivant. Ce guerrier si brave avait fui devant un fantôme et avait failli devenir fou en voyant ce fantôme courir après lui. Les hommes sont naturellement doués d’une sorte de chevalerie.

Un des chefs qui combattaient à Fanta-huha, c’est-à-dire sur le dernier point de l’île où s’était réfugiée l’insurrection, avait été pris par un autre chef qui servait dans nos rangs, par Tareiri, dont nous allons tout à l’heure dire quelques mots. Conduit à bord d’un de nos bâtiments, le prisonnier, qui était d’une certaine importance, était gardé à vue par deux matelots. Cependant, un jour que ceux-ci avaient le dos tourné, le Taïtien bondit jusqu’à un sabord et par ce sabord sauta à la mer. Au cri d’alarme des deux gardiens, les hommes du pont coururent aux mousquets, et l’on fit une décharge sur le prisonnier. Mais le prisonnier était déjà loin.

Cependant, au bruit des coups de feu, les postes du rivage sortirent. Le fugitif prit sa course et passa entre deux postes comme un chevreuil rabattu par les traqueurs passe au milieu de la ligne des chasseurs. Puis, bondissant, il s’élança dans la forêt, et au bout de quelques minutes il était hors de danger. Mais aussitôt, par un autre chemin, et sans qu’on fît attention à lui, vu la ressemblance qu’il y a entre un Indien et un Taïtien, il rentra par une autre route et alla droit au gouvernement. Le bruit de sa fuite y était déjà connu; on l’introduisit devant le gouverneur.

—Je suis un tel, dit-il; c’est moi qui viens de fuir de la corvette; si, pendant que j’étais prisonnier, je t’avais offert de me rallier à toi, tu aurais dit: «Il a peur.» Je suis libre, et librement je viens te dire: Je veux être Français; acceptes-tu mes services?

Il va sans dire que ses services furent acceptés. Tareiri, dont j’ai promis de dire quelques mots, Tareiri, qui avait fait le prisonnier dont nous venons de raconter l’histoire, était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, qui s’était rallié et qui servait dans les rangs français après avoir été chef du district d’Haapapé.

Dans un engagement contre nous, engagement dans lequel les Français avaient remporté l’avantage et étaient restés maîtres du champ de bataille encore tout couvert de cadavres, Tareiri avait perdu son frère. Le cadavre de ce frère était au beau milieu de notre bivouac. Comment fit-il? comment se glissa-t-il? comment rampa-t-il? comment se rendit-il invisible enfin? Nul ne le sait; mais, du milieu de la ligne de nos sentinelles, au milieu des feux où les soldats cuisaient leur souper, il vint retrouver le cadavre de son frère et l’emporta. Il fit sa soumission et devint un de nos plus braves alliés.

A l’affaire de Fanta-huha, il combattit en tête des rangs français; on se fusillait de cocotier en cocotier. C’était une espèce de duel sur une grande échelle. Il s’était particulièrement attaché à un chef indien. Celui-ci fit feu à dix pas de lui et le manqua. Adroit comme l’était Tareiri, il pouvait faire feu à son tour et le tuer immanquablement. Il jeta son fusil qui était chargé, bondit sur son adversaire, le prit corps à corps, le terrassa et le fit prisonnier. C’était l’Indien dont nous avons raconté la fuite. Tareiri fut décoré de la Légion d’honneur. On lui proposa de venir en France, de voir Paris. Il accepta.

Mes lecteurs et mes lectrices peuvent se rappeler avoir vu, il y a sept ou huit ans, un élégant au teint un peu bronzé, aux beaux cheveux luisants comme l’aile d’un corbeau, courant, la croix à la boutonnière, en fashionable et son lorgnon à la main, le boulevard de Gand et les allées des Tuileries. C’était le Taïtien Tareiri, qui s’était non-seulement civilisé, mais francisé. On le présenta au roi Louis-Philippe. Un officier de l’expédition, qui parlait taïtien, lui servit d’introducteur et d’interprète.

—Demandez-lui donc, fit le roi, quelle est la chose qui l’a le plus frappé en France.

L’officier transmit la question à Tareiri.

—Le bon accueil que j’ai reçu des Français et la grande faveur que m’accorde leur roi, répondit le Taïtien.

Un courtisan n’eût pas mieux répondu. Tareiri est revenu à Taïti, où peu à peu il a repris le costume et les mœurs du pays, et où il parle de son voyage à Paris comme d’un rêve.

Il me reste à parler des fêtes taïtiennes. Souvent on organise une upaupa. C’est une fête. On prend rendez-vous dans quelque charmant endroit où il y ait à la fois de l’ombre, de l’eau et du gazon, les trois luxes de la vie sauvage. On part, les femmes avec leurs plus belles robes, les hommes avec leurs plus belles chemises, et, hommes et femmes, couverts de fleurs du gardenia et du rosier de Chine, arrivent à l’endroit désigné.

Les honneurs de la pelouse sont faits par les femmes du village le plus proche. Elles sont là une vingtaine des plus belles, toutes mises de la même manière, comme des sœurs; couvertes de fleurs et de feuillage, comme les nymphes et les naïades de l’île. Les hommes, de leur côté, se sont occupés du festin; ils ont apporté les cochons, les poules, les bananes. Des fours sont creusés dans la terre et chauffent. L’eau-de-vie d’orange est prête depuis trois jours.

Vers midi, c’est-à-dire en arrivant, on mange; en mangeant on boit de l’eau, mais après le repas on passe au namou. Le namou, c’est l’eau-de-vie d’orange, qui s’appelle aussi le kava. Avec les commencements de l’ivresse commence la danse. Ces vingt belles filles, vêtues de la même manière, s’accroupissant sur leurs talons, forment une seule ligne; elles chantent un air monotone, mais qui ne manque pas d’une certaine passion. Derrière elles, des hommes jouent de la flûte avec le nez, et en se bouchant une narine pour rendre le son plus fort. D’autres hommes, entre leurs mains rapprochées, imitent le grognement du cochon.

Une fille se détache d’une des extrémités, comme se détacherait un an anneau d’une chaîne, une perle d’un chapelet. Celles qui restent accroupies, les hommes qui se tiennent derrière celles-ci, forment à la fois l’orchestre et la figuration. Quelques-uns battent du tambour sur un tronc de cocotier.

Alors, sur le front de la ligne, la danseuse figure un pas, sautant sur le même pied, la main étendue en avant. Puis elle se retourne, saute sur l’autre pied et étend l’autre main. Les mains ont une espèce de frissonnement nerveux qui les fait miroiter. Autrefois, pour que ce miroitement fût plus fort, elles se tatouaient les mains.

Quand la première a dansé quelques mesures, une autre se détache de l’extrémité opposée et vient figurer à son tour, et ainsi de suite. C’est à laquelle fera les gestes les plus expressifs et emportera le prix de la grâce voluptueuse, à la façon dont les nations sauvages l’entendent. Peu à peu le chapelet s’égrène, le ballet devient général; alors ce sont des cris comme en poussaient les bacchantes sur les monts Riphées, les ménades sur le Cithéron. Dans un pays civilisé, la toile tomberait en ce moment, et ce serait déjà tard. A Taïti la toile ne tombe pas, seulement la pièce est finie, les acteurs disparaissent. Le dénoûment s’appelle Etanu Terneia.

Il y a une autre danse, et même deux autres danses, mais nous n’essayerons pas même de parler de la troisième. Nous nous bornerons à dire quelques mots de la seconde. Cette danse s’appelle la pêche de la baleine.

Engagés souvent comme matelots à bord de bâtiments baleiniers, les Taïtiens ont assisté à des prises de baleines. C’est cette action qu’ils mettent en scène avec leur naïveté ordinaire. Une dizaine de femmes représentent la pirogue qui est à la poursuite du monstre. Le mouvement de leurs mains simule le mouvement des rames; les ondulations de leur corps les ondulations de la mer. Le patron est en tête avec un bâton à la main, s’apprêtant à harponner le cétacé dès qu’il paraîtra. Un autre homme est à la cime d’un arbre qui simule un mât. Il tient à la main une lunette en bambou. C’est la vigie chargée de signaler les souffleurs.

La baleine apparaît. C’est un homme qui jette de l’eau par la bouche et par le nez et qui entretient son émission à l’aide d’une calebasse pleine de liquide. La pirogue se met à la poursuite du monstre, lequel cherche à s’échapper en faisant des tours et des détours qui font valoir l’élasticité parfaite des éléments dont se compose la pirogue. De temps en temps la baleine se retourne, puis, par ses évents, jette de l’eau sur les rameurs, sur la chaloupe et sur le patron. Entre le patron, rameurs et baleine, tout se mêle dans une dernière lutte, dont il est impossible de donner une juste idée.

Nous avons dit, dans un chapitre précédent, de quelle façon douce et facile on mourait à Taïti. Disons de quelle façon douce et facile on y vient au monde. La femme en travail souffre une heure à peu près et accouche au milieu de deux ou trois amies. A peine accouchée, elle gagne la mer, appuyée sur ses amies, nage dix minutes en continuant de s’appuyer sur elles et regagne sa case. Tout est dit. Le lendemain elle va à ses affaires ou à ses plaisirs.

XXI

LES MARQUISES.—STATION A L’ILE DES PINS.—BALADE.—MONSEIGNEUR DE DOUARE.—L’ALCMÈNE.—MASSACRE DE M. DE VARENNES ET DE SES COMPAGNONS.

Nous commencions à nous ennuyer à Taïti, mon mari me proposa une course aux Marquises. Il va sans dire que j’acceptai.

La présence et les impertinences de sir Georges m’étaient devenues insupportables. Nous partîmes sur un petit brick faisant les voyages de cet archipel dangereux qui s’étend de l’île Kemin à Nouka-hiva. La traversée ne présenta rien de remarquable.

On sait que les Marquises ont été découvertes en 1595 par le navigateur espagnol Mendana, et nommées Marquises en l’honneur du marquis de Mendou, vice-roi du Pérou. Cook y aborda le 7 mars 1774.

En arrivant à Nouka-hiva, nous fûmes frappés de la nudité de la côte. Jamais je n’ai vu falaises plus tristes et plus sombres. Une entrée, qu’on croirait celle d’un des cercles de Dante, donne passage dans une baie. A peine entré dans la baie, on dirait un changement à vue. L’eau, tranquille et bleue, entourée de tous côtés de vallées verdoyantes, semble un saphir monté dans des émeraudes. A part sa communication presque invincible avec la mer, cette baie est un véritable lac où semblent affluer tous les cours d’eau de l’île.

Cette baie est entourée de cases; sur un petit promontoire s’élève un port construit par les Français. Les gens de la baie étaient en guerre avec les Tai-pi-kai-kai. Tout cela est anthropophage et se mange à qui mieux mieux. Les hommes, pour se donner un aspect plus sensible, sont tatoués de la tête aux pieds. Il n’y a pas jusqu’à l’épaisseur des paupières qui ne soit peinte.

Les plus jolis dessins sont réservés en général pour les épaules et les omoplates. Quelques-uns ont le corps comme s’ils étaient tombés dans une cuve de bleu de Prusse liquide; la plupart ont la figure traversée diagonalement par une ligne large de trois doigts qui représente soit la barre, soit la bande, soit la face d’un écusson. Beaucoup ont des dessins couleur sur couleur. Le tatouage s’opère à l’aide d’un petit rateau en dents de cachalot. On trempe le rateau dans du broux de noix; on applique le rateau sur la place qu’on veut tatouer, et l’on frappe avec un petit marteau. L’opération amène le sang et doit être horriblement douloureuse.

Un chef nommé Pacoco, avec lequel nous fîmes une excursion dans l’intérieur des terres, m’a raconté ce que je vais vous dire. Voici de quelle façon l’on mange les prisonniers, non point par sensualité, Pacoco se défendait fort du péché de la gourmandise, mais par vengeance:

On abat la victime d’un coup de casse-tête, on l’ouvre avec un couteau, on enlève les intestins; le chef, qui a l’ongle de l’index très-long et très-tranchant, plonge cet ongle dans l’orbite de l’œil, l’enlève en décrivant un mouvement circulaire, et le gobe comme un chanteur qui soigne sa voix, gobe un œuf frais. Ensuite, d’un coup de hache, on tranche les phalanges des mains, et pendant qu’on fait cuire le corps, on suce et ronge les doigts en manière de hors-d’œuvre. A chaque festin, on donne des fêtes et l’on danse.

Au reste, qui voit une des îles de la Polynésie les voit à peu près toutes. Les hommes sont entièrement nus, à l’exception d’une petite bande d’étoffe qui leur sert de ceinture. Ils portent une coiffure en plumes de coq rassemblées par une plaque pareille à celle des bonnets à poils des grenadiers de la garde. Du milieu des plumes de coq s’élancent des plumes de paille-en-queue. Ils ont au cou des colliers de coquillages et de grains rouges. Les chefs ont une pièce d’étoffe rouge qu’ils se mettent sur le dos, et à laquelle ils font un nœud par le devant. Les femmes, qui se livrent au désordre le plus effréné, portent une grande pièce d’étoffe pareille à celle que les Taïtiennes roulent sous leurs chemises. Elles s’enveloppent de cette étoffe, qui fait plusieurs fois le tour de leur corps, et qui a pour ornement un énorme nœud dans le dos.

Nous restâmes peu de temps aux Marquises. Les natifs étaient en guerre les uns contre les autres, ce qui rendait difficiles les excursions à terre. Ils venaient de prendre, de faire rôtir et de manger un Anglais établi à la Dominique.

Nous revînmes à Taïti, nous y restâmes six mois à nouveau, puis nous partîmes pour la Nouvelle-Calédonie. En route, nous fûmes forcés de nous arrêter, et fîmes station à l’île des Pins; un mât était gercé et menaçait chute au premier gros temps. Comme les naturels sont d’atroces anthropophages, on n’allait à terre qu’avec un canot bien armé. Mon mari y fit deux excursions, mais ne permit point que je l’accompagnasse.

Nous fûmes visités à bord par monseigneur de Douare. Toute notre mission, au contraire des missionnaires anglais, dans cette partie du monde, qui s’occupent beaucoup trop de spéculations, toute notre mission est une mission de martyrs. On commence par piller ces pauvres prêtres, puis, un à un, peu à peu, on les assassine et on les mange. Monseigneur de Douare avait résisté seul. Toute sa fortune, trente mille livres de rentes à peu près, avait été employée à catéchiser. Il y a trois ans qu’il a été assassiné, rôti et mangé à son tour. Alors il partageait son temps entre l’île des Pins et la Nouvelle-Calédonie.

Notre mât gercé échangé contre un mât neuf, nous remîmes à la voile, et arrivâmes, vers le mois de novembre, au port de Balade. La Nouvelle-Calédonie fut découverte par le capitaine Cook, le 3 septembre à huit heures du matin; à cinq heures du soir, il n’en était plus qu’à trois lieues.

Monsieur de Bougainville, qui fit à peu près même route que le capitaine Cook, quelques années auparavant, dit qu’en passant dans ces parages il trouva une mer parfaitement tranquille, et que plusieurs fragments de fruits et de bois flottants passant près de son vaisseau, il augura qu’une terre inconnue devait être dans la direction d’où venaient ces bois.

Nous jetâmes l’ancre sur un fond de coraux mouvant. Un matelot, je ne sais comment, se procura une branche magnifique de corail que je lui achetai. On eût dit une véritable branche; elle fut brûlée dans un des trois ou quatre incendies dont nous fûmes victimes en Californie. J’étais occupée à admirer ma branche de corail, quand un des frères de la mission vint à bord. Le capitaine l’interrogea sur la possibilité de descendre à terre; il eût voulu prendre un chargement de bois de sandal et de provisions. Le bon prêtre l’en détourna de toutes ses forces; il lui représenta la chose, non-seulement comme très-dangereuse, mais encore comme presque impossible, à cause du peu d’hommes qu’il avait à bord. C’était un grand regret pour le capitaine; le pays abondait en patates et en maïs, qui poussent dans de magnifiques prairies, sur les rives de grands courants d’eau, dont quelques-uns sont navigables.

Le lendemain, les natifs vinrent à bord, apportant, dans des pirogues moins belles que celles de la Nouvelle-Zélande, des patates, des cochons, des poules, du maïs et des nattes. Nous restâmes cinq semaines à l’ancre. Pendant ces cinq semaines, mon mari descendit deux fois à terre, et eut le bonheur de revenir sans accident.

Un matin on signala une corvette voguant sous pavillon tricolore. C’était la frégate l’Alcmène. On sait quel terrible événement s’accomplit sur les rives de l’île Sequeba, et comment le jeune et malheureux de Varennes y fut égorgé lui et ses compagnons.

Voici comment un des témoins de ce malheur nous en raconte les horribles détails. Pour plus d’exactitude, nous le laissons parler:

«La frégate quitta Taïti le 20 avril 1850. Nous avions pour mission de visiter une grande partie des îles Pomotou, les îles des Navigateurs, Wallis, Anatou, l’île des Pins, et principalement la Nouvelle-Calédonie. Notre absence de la station de Taïti ne devait pas se prolonger au delà de quatre à cinq mois, mais, par suite de graves circonstances, nous nous trouvâmes, après dix mois d’absence, bien loin encore de Taïti.

«Nos premières visites aux îles Pomotou, Wallis et Anatou, se firent avec une très-grande sécurité; nous ne perdîmes qu’un homme aux Navigateurs. Du port d’Anatou commence notre navigation périlleuse, la frégate ayant continuellement à faire route entre des récifs.

«A notre arrivée à l’île des Pins, nous trouvâmes la mission établie en observation. L’évêque, monseigneur de Douare, en avait lui-même la dangereuse charge. Deux prêtres et trois frères habitaient l’île des Pins, outre la mission.

«Tous venaient d’échapper à une mort certaine en fuyant la Nouvelle-Calédonie et en se réfugiant à bord d’un petit navire anglais qui passa par hasard en vue de leurs habitations; déjà ils avaient été volés de leurs vivres et dépouillés de leurs habits, et quelques jours plus tard ils eussent inévitablement servi de rôti pour le grand festin qui se fait à chaque récolte. Enfin Dieu les a protégés; pour le présent ils sont sauvés. Mais malheureusement ce n’est que partie remise, car monseigneur de Douare persiste à établir une mission dans la Nouvelle-Calédonie, et, pour arriver à ce but, il fera tous les sacrifices, même celui de la vie[2].

«M. le comte d’Harcourt, commandant l’Alcmène, apprit cette nouvelle de la bouche même des missionnaires; il possédait l’autorisation du gouverneur de Taïti de protéger en tout et partout les missions françaises qui seraient en danger. Il prit la résolution de rester quelque temps dans les îles. Comme les vivres commençaient à diminuer beaucoup, le commandant décida, après s’être entendu avec monseigneur de Douare, que le navire irait à Sidney pour se réparer, faire des provisions, remplacer les divers objets qui manquaient, et faire rafraîchir et reposer l’équipage, qui avait déjà énormément fatigué.

«Nous nous rendîmes donc à Sidney, d’où, après deux mois de séjour, nous partîmes pour nous rendre à l’île des Pins, où nous arrivâmes en septembre 1850. Nous ne séjournâmes qu’un mois dans l’île, et pendant ce mois nous eûmes fort à faire pour tenir en respect les sauvages. Nous étant assurés en les quittant que, pour le moment, la mission était en sûreté, nous fîmes route pour la Nouvelle-Calédonie, distante de vingt lieues de l’île des Pins.

«La Nouvelle-Calédonie mesure quatre-vingts lieues de long du nord au sud, sur quinze de largeur. Sa population peut être estimée à soixante mille âmes. Elle se compose d’hommes robustes et très-bien faits. Ses hautes montagnes, ses larges rivières, ses belles cascades, ses riches pâturages et ses épaisses forêts, offrent tous les avantages dont on jouit dans les pays les plus favorisés de la nature.

«Le commandant se décida à faire le tour de ce groupe d’îles, dans le but de relever l’hydrographie de différents ports. C’était une tâche périlleuse; on naviguait constamment entre les récifs, fatiguant en outre, car on mouillait tous les soirs et on appareillait tous les matins.

«Notre premier port fut Hou-a-Oua; c’est dans ce dernier que nous eûmes à déplorer la perte de nos bien chers camarades. A notre arrivée à Balade, on expédia le canot du commandant pour aller à la recherche d’une passe au milieu des récifs. Le canot devait servir de guide à la corvette. Le canot était armé ainsi qu’il suit:

«Un officier, M. de Varennes, commandait l’embarcation; un élève, M. Saint-Phale, un deuxième maître nommé Perrot, onze hommes français, un pilote anglais et un kanack, c’est-à-dire un des natifs, complétaient l’armement, en tout composé de seize personnes. Ces seize personnes avaient pour huit jours de vivres et des armes.

«Leur ordre était de ne communiquer avec les îles que dans le cas de très-grand besoin. Au bout de trois jours, le canot avait fait sa tournée et trouvé la passe que l’on cherchait. Il restait à l’officier à lever le plan des îles de cette partie de la Calédonie et à revenir chercher la corvette.

«Le soir du troisième jour, après s’être montrés avec leur embarcation très-près des îles, nos compagnons mouillèrent, pour passer la nuit, un peu au large des îles Sequeba. Les naturels les virent et toute la nuit se rassemblèrent en grand nombre dans cette dernière île. Le lendemain matin, le canot ayant besoin d’eau et M. de Varennes comptant sur la bonne amitié des naturels qui l’invitaient par signes, avec leurs mains pleines de cocos et de fruits, à venir à terre, le canot aborda.

«Les naturels reçurent nos hommes à merveille, et quelques minutes s’étaient à peine écoulées que, selon l’habitude contractée dans les îles de la Polynésie chacun avait son jaya ou ami.

«On fit le feu à terre pour faire le café, et l’on déjeuna tranquillement; ensuite on s’occupa de prendre l’eau dont le canot avait besoin, et, tout étant prêt, l’officier donna l’ordre de quitter la terre. Une chose qui avait frappé subitement le malheureux de Varennes et qui paraissait l’avoir décidé à hâter son départ, c’était le grand nombre de natifs qui se trouvaient dans une si petite île et la crainte d’une surprise. Cette crainte lui fit donner l’ordre d’embarquer avec beaucoup plus de vitesse qu’il n’eût été politique de le faire.

«Déjà tout l’équipage était dans le canot, il ne restait à terre que M. de Varennes qui, occupé à relever le bas de son pantalon pour regagner à son tour la barque, se tenait la tête baissée. En ce moment, un naturel s’approcha et lui donna traîtreusement un coup de massue qui lui fit perdre l’équilibre. M. de Varennes tomba le visage dans la mer.

«Alors, pour la première fois, les hommes de l’équipage s’aperçurent que tous les naturels qui entouraient le canot étaient armés, les uns de haches, les autres de casse-têtes. Mais, jusqu’alors, aucune mauvaise intention ne s’était manifestée chez eux; les Indiens s’étaient tenus satisfaits de la promesse de la part des Français de revenir bientôt. En voyant l’attaque des naturels, en voyant leur officier tomber le visage dans la mer, les hommes de l’équipage sautèrent à l’eau pour s’emparer de son corps et le porter dans le canot. Ils y étaient d’autant plus acharnés que M. de Varennes n’était pas mort tout à fait et donnait quelques signes de vie; mais, au moment où ils le soulevaient dans leurs bras, un kanack le saisit par les cheveux et d’un coup de hache lui fendit la tête. Ce fut ce coup qui le tua.

«Le deuxième maître, le brave Perrot, voyant qu’on était tombé dans un piége, voulut au moins vendre sa vie aussi cher que possible; il se retourna et, par un mouvement rapide comme l’éclair, il saisit et arracha en même temps la hache ensanglantée des mains du kanack et d’un coup furieux lui fendit le front jusqu’aux dents. Mais il n’eut que le temps de voir qu’il avait vengé son officier, et il tomba lui-même assommé d’un coup de casse-tête.

«Dès lors les naturels se ruèrent sur les matelots, douze hommes furent massacrés sur place, trois se jetèrent à la nage, mais le même soir ils furent repris par les kanaks, et ils n’eurent point à douter que le même sort ne leur fût réservé. Ils furent en outre témoins d’un horrible spectacle. Les meurtriers, après avoir pillé le canot, déshabillèrent leurs victimes, les étendirent sur la plage, leur enlevèrent les entrailles et s’apprêtèrent à les faire rôtir.

«Les femmes alors commencèrent leur tâche. Ce sont elles qui remplissent le rôle de cuisinières dans ces horribles festins: elles enveloppèrent les corps mutilés avec des feuilles de cocotier et de bananier; elles allumèrent le feu, firent chauffer les pierres qui servaient de grils, et posèrent sur ces pierres le corps de nos malheureux compagnons. Les trois matelots qui avaient échappé à la mort et que la mort attendait étaient là, et assistaient à la joie de ces misérables qui dansaient autour du feu.

«Nous ne savions rien, à bord de la corvette, de ce qui s’était passé à terre; seulement, n’ayant aucune nouvelle de nos malheureux camarades, le commandant commença à concevoir de sérieuses inquiétudes, et il se décida à envoyer une seconde embarcation à la recherche de la première. Comme la première, cette embarcation était bien armée et montée par un officier. Un missionnaire, nommé le frère Jean, qui connaissait la langue, fut adjoint à cette nouvelle expédition.

«Le canot partit, et, le quatrième jour après son départ, il était de retour, traînant à la remorque le canot du commandant et ramenant les trois hommes qui avaient échappé au massacre. Nous devions leur retour parmi nous au dévouement du frère Jean, qui, seul et sans autre arme que son chapelet, descendit à terre et les sauva. Il ne restait plus qu’à venger les morts, et le commandant fit disposer toutes choses à cet effet.

«Nous partîmes du port de Balade et nous mouillâmes le même soir devant l’île Balabiou. Le lendemain nous fîmes route vers les îles du Massacre. Aussitôt que nous fûmes en vue, nous aperçûmes un mouvement extraordinaire de pirogues qui passaient d’une île dans une autre. L’apparition de la corvette leur avait fait comprendre notre dessein.

«A deux heures de l’après-midi, nous mouillâmes devant l’île de Taalou; une heure après, la compagnie de débarquement était à terre sous les ordres du commandant lui-même. Un feu bien nourri jeta à terre des centaines de sauvages. On mit le feu à leurs pirogues, on détruisit des villages entiers, on brûla toutes les plantations; puis, le commandant donna l’ordre de rembarquer et de faire route vers l’autre île. L’ordre fut suivi exactement, et les scènes de Taalou se renouvelèrent.

«Ensuite la corvette se rendit à l’île de la Mission, la même que l’île des Pins, afin de mettre les bons prêtres en sûreté; mais monseigneur de Douare refusa, déclarant qu’il restait avec l’espérance de racheter cette race de cannibales.»

Nous étions arrivés depuis quelques jours lorsque survinrent ces événements. Notre bâtiment, qui avait fait le voyage exprès, de compte à demi entre mon mari et le capitaine, pour qu’ils s’assurassent s’il était possible d’établir dans la Nouvelle-Calédonie un commerce de bois de sandal, ayant reconnu l’impossibilité de rien tenter, attendu la férocité des naturels, était revenu à l’île des Pins et s’y était arrêté pour faire provision de citrouilles et d’autres fruits.

Un matin, tout ceci se passait en décembre 1850, un matin nous vîmes la corvette l’Alcmène mouillée à quelques centaines de brasses de nous; elle portait tous les signes de deuil. Plusieurs officiers vinrent nous visiter; ils avaient des crêpes au bras, et chaque matelot s’était fait un signe de douleur à sa façon.

Nous allâmes à notre tour, mon mari et moi, sur l’Alcmène, dont M. le comte d’Harcourt nous fit les honneurs. Un grand officier me fit alors cadeau, en souvenir de notre patrie commune, d’une copie du dessin hydrographique qui venait d’être exécuté pour être envoyé au ministère de la marine. Il y joignit les portraits de deux des principaux chefs qui avaient dirigé le massacre; ces portraits avaient été faits par un des trois prisonniers.

L’un des deux portraits représentait un kanack avec son tapa sur la tête, un casse-tête à la main, un rang de perles rouges autour du front et une couverture écarlate sur le dos. C’est celui du chef qui tua M. de Varennes, et que le deuxième maître, Perrot, tua à son tour.

L’autre est celui d’un second chef qui avait participé au massacre et qui s’était repu des corps de nos malheureux compatriotes. Celui-là appartenait à l’île Balabiou, la plus dangereuse de toutes les îles de l’archipel. Il essayait de fuir à la nage. Reconnu dans sa fuite par un des trois prisonniers et désigné à ses camarades, il fut pris après une course acharnée et ramené à bord de la corvette, où les matelots s’emparèrent de lui et le fusillèrent.

C’est pendant le court moment où, impassible et attendant la mort, il était assis au pied du grand mât, que le naturaliste du bord fit son portrait. Trois jours après nous mettions à la voile pour retourner à Taïti.


[2] Nous avons déjà dit que, depuis l’époque où fut écrite cette lettre, le sacrifice était accompli.

XXII

NOUVELLE SPÉCULATION.—FANATISME DES TAÏTIENNES POUR LA POMMADE.—DÉPART POUR LA CALIFORNIE.

Nous revînmes à Taïti, convaincus, comme je crois l’avoir déjà dit, qu’il n’y avait rien à faire avec l’île des Pins et la Nouvelle-Calédonie, sinon de s’y faire manger; et j’avais senti, au moment où ce bon Maori de la Nouvelle-Zélande m’avait pincé le bras en disant makaï, que ce n’était pas là ma vocation.

Au bout de six mois de séjour à Taïti, ce que nous avions été chercher bien loin se présenta de lui-même. Un navire chargé de patates, de pommes, d’oignons de confitures et de sirops, entra dans le port de Pape-iti. Le capitaine n’avait pas eu le débit de sa marchandise, selon son espérance. Mon mari eut une révélation et traita de tout le chargement pour douze ou quinze mille francs; puis il vint m’annoncer que, sauf mon bon plaisir, nous partirions de suite pour la Californie.

Depuis deux ans on ne parlait que de la terre de l’or; c’était un de mes rêves de la visiter. J’acceptai donc avec une grande joie. Je ne m’amusais pas d’une façon exagérée à Taïti, où je ne voyais guère que la reine Pomaré, charmante pour moi, il est vrai, mais dont l’amitié ne suffisait pas à remplir douze heures de jour.

Mes observations étaient faites, et, au delà des faits que j’ai racontés, je n’avais découvert qu’une chose nouvelle, c’était le fanatisme des Taïtiennes pour la pommade. Elles en mettent partout, comme l’amphitryon de Belleau faisait de la muscade. Quand elles voyagent, le seul colis dont elles se préoccupent le plus, c’est leur pot de pommade. Leur mari, leur amant ou leur frère le porte au bout de son bâton; à défaut de mari, d’amant ou de frère, les belles fainéantes le portent elles-mêmes.

Ce jeune peintre dont j’ai déjà parlé, M. Charles Giraud, m’a raconté que, dans une razzia qu’on venait d’exécuter et dont il faisait partie, une pauvre femme avait été faite prisonnière. De tout ce que contenait sa case, elle n’eut l’idée d’emporter que deux pots de pommade. Ces deux pots de pommade, elle les attacha au bout d’une perche, à peu près comme Saint-Roch attache sa gourde. Mais la ficelle qui les suspendait au bout de la perche leur laissait trop de jeu; les deux pots se balançant se heurtèrent, et en se heurtant se brisèrent.

La pauvre Taïtienne s’agenouilla tout en larmes en pleurant sa pommade, elle qui n’avait rien pleuré. Puis elle la recueillit dans ses mains jusqu’au dernier atome, et s’en frotta non-seulement les cheveux, mais encore tout le corps. Elle avait escompté trois mois de toilette à venir, mais elle marchait, sous ce soleil de feu, fière, luisante et parfumée.

Le seul grief des Taïtiennes contre les parfumeurs français, les parfumeurs français sont d’ordinaire des baleiniers, le seul grief des Taïtiennes contre les parfumeurs français est l’épaisseur fallacieuse des pots de porcelaine dans lesquels ces honnêtes industriels mettent leur marchandise. Revenons à nous et à notre spéculation.

Propriétaire de la cargaison de patates, de pommes, d’oignons, de sirops et de confitures, M. Giovanni fit prix, pour le transport de notre marchandise et notre traversée personnelle, avec M. Higins, capitaine du magnifique trois-mâts marchand le Baratto-Junior, navire de deux mille cinq cents tonneaux, qui s’apprêtait à partir pour la Californie.

Comme nous étions les principaux locataires du susdit trois-mâts, nous en avions naturellement accaparé le plus beau logement.

Ce logement était une magnifique cabine à deux croisées, avec un grand lit, mes deux fauteuils, mes tapis, mon piano et un ameublement tout entier pour la Californie. Puis, comme bibliothèque, le Dernier Jour d’un condamné et Monte-Cristo.

Les passagers étaient nombreux, mais se connaissaient tous. Nous nous étions vus à Taïti, aperçus à la Nouvelle-Zélande, entrevus à Hobart-Town, à Port-Philips ou à Sidney. C’est étrange combien on se rencontre dans ces différents pays, séparés les uns des autres par des voyages de mer d’un mois, six semaines.

Il n’y avait qu’une femme à bord avec moi, madame Barry, et sa fille, enfant charmante de six ou sept ans, mais qui ne pouvait pas encore compter pour une femme. Nous complétions entre nous tous le chiffre de trente passagers.

En arrivant sur le bâtiment, nous y fûmes reçus non-seulement par le capitaine Higins, mais par son frère. C’étaient de charmants jeunes gens, polis et courtois comme des Anglais, quand ils se donnent la peine d’être polis et courtois.

En arrivant sur le bâtiment, nous trouvâmes le dîner servi. On appareilla: la mer était calme, la brise favorable. Tout le monde mangea. Au dessert, quand on eut goûté le vin de Champagne, c’était à qui gasconnerait au mieux; personne n’aurait le mal de mer; on défiait le roulis, le tangage, le vent debout, la tempête. Les choses allèrent à merveille jusqu’au soir.

Pendant la nuit, un de ces jolis grains, comme on en rencontre dans cet océan appelé je ne sais pourquoi Pacifique; dans la nuit, un grain fondit sur nous, et le bâtiment se mit à danser à la lueur des éclairs et à la musique du vent et de la foudre.

On espérait qu’avec le jour le vent tomberait; le vent redoubla. Un coup de mer enleva la cuisine, et eût enlevé le cuisinier s’il ne s’était pas raccroché à un cordage.

Malgré les défis adressés la veille à la bourrasque, il n’y avait que trois personnes à table. Les vingt-sept autres personnes étaient dans leur lit. La cuisine enlevée, il n’y avait pas moyen de faire de feu; par conséquent, pas de bouillon, pas de thé à attendre: d’ailleurs le cook profitait de ce qu’il n’avait plus de cuisine pour avoir le mal de mer tout à son aise.

Quoique le capitaine eût grandement affaire sur le pont, ce fut encore lui qui se constitua garde-malade. A défaut de thé et de bouillon, il prit d’une main une bouteille de vin de Champagne, de l’autre un verre, et s’en alla de cadre en cadre offrir sa tisane mousseuse aux malades. Son frère, comme dans les hôpitaux, lui servait de Bénévole.

Le second jour, il n’y avait personne à table, et il fallait entendre le capitaine et son frère rire, malgré que les bons garçons faisaient de rude besogne.

A quatre heures du matin, au moment où mon mari criait avec tout ce qui lui restait de force: «Prenez-moi et jetez-moi à la mer!» un coup de vent brisa une de nos fenêtres, et, comme si la mer se donnait la peine de venir le chercher, elle entra à gros bouillons dans notre chambre. En même temps, un craquement terrible se fit entendre, accompagné du bruit d’une chute: c’était le grand mât qui se brisait comme une allumette et qui tombait sur le pont.

Deux ou trois gémissements passèrent par les airs comme la plainte de l’esprit des eaux. C’était le cri de deux ou trois matelots blessés par la chute du mât, qui se perdait dans les airs. C’était un spectacle curieux que celui du pont. Les plus hardis marins ne marchaient plus qu’à quatre pattes ou en s’accrochant à tous les objets qui pouvaient leur servir d’appui. Le bâtiment semblait à chaque instant prêt à sombrer, quoique le peu qu’on lui eût laissé de voile eût été déchiré et emporté par les rafales.

Cela dura trois jours ainsi. Pendant trois jours, le capitaine, avec une science merveilleuse guida son navire, avec un dévouement admirable soigna ses malades; pendant les trois jours il n’avait pas dormi, à peine avait-il mangé. Au bout de ces trois jours, le vent tomba et la mer calmit peu à peu.

Alors, à l’heure du dîner, on vit quelques malades à qui l’appétit était revenu se traîner de leur cadre à la table. Seulement la table se ressentait de l’enlèvement de la cuisine. On n’avait pas pu rétablir les fourneaux, les dîneurs furent obligés de se contenter de conserves de viandes, de légumes et de poissons.

Tout l’équipage était hors de service; le deuxième officier s’était coupé le pouce d’un coup de hache; madame Barry n’avait fait que gémir; quant à l’enfant, elle était restée dans son lit, buvant un petit coup de vin de Champagne que le capitaine lui apportait, et n’ayant pas poussé une seule plainte.

Pendant ces trois jours, un ou deux verres de vin de Champagne était tout ce que j’avais pu prendre. Quant à mon mari, il avait jeté des cris d’horreur chaque fois, qu’on lui avait proposé de prendre quelque chose.

Il fallut soixante-douze heures pour rétablir la cuisine, et pour que les forces revinssent au cuisinier. Peu à peu les convives augmentaient, mais il fallut quinze jours pour que le plus malade vînt prendre sa place et complétât les trente dîneurs.

Il va sans dire qu’au fur et à mesure que les retardataires arrivaient, on se moquait plus ou moins d’eux, selon que le retard avait été plus ou moins grand. Alors notre intimité, qui n’avait pas eu le temps de s’établir puisque l’on n’était guère resté que cinq ou six heures ensemble, commença de naître à bord. Le vent continuait de souffler assez fort, seulement il était bon. On souffrait encore un peu, mais on sentait qu’on allait vite, et cela donnait du courage.

Aussitôt que j’avais pu me tenir sur mes pieds, le capitaine était venu à moi et m’avait remis un trousseau de clefs ouvrant certaines armoires où je devais trouver toutes sortes de bonnes choses et qu’il mettait aimablement à ma disposition, afin qu’à mon tour j’en fisse les honneurs à nos compagnons de voyage.

—Voici les clefs du magasin à provisions, m’avait-il dit, vous avez la permission d’en disposer; mais à la condition expresse que vous nous ferez bien vivre.

Je ne sais si le capitaine gagnait sur notre nourriture, mais je sais à coup sûr qu’il n’économisait pas sur nous. Il y avait un maître d’hôtel. Ce maître d’hôtel avait l’ordre de suivre la carte que je lui donnerais pour extra. Nous étions, du reste, admirablement approvisionnés. Nous avions des moutons et des cochons dans les parcs, des poules et des poulets à profusion dans les cages, et des œufs frais en abondance. Comme le second jour après la tempête j’étais sur pied, j’allai dénicher les œufs et je les distribuai aux malades.

Deux vaches nous donnaient en outre du lait pour le café et le thé. A onze heures le déjeuner était servi. Il se composait de poissons, de côtelettes, de viandes froides, d’œufs à toutes les sauces. On restait à table jusqu’à une heure à savourer le thé ou le café, à écouter les histoires du capitaine.

Outre qu’il était, ainsi que je l’ai dit, un gentleman de bonne façon, le capitaine était un homme de beaucoup d’esprit. Il racontait d’une manière charmante. En qualité d’Anglais, tous les Américains étaient des Yankees pour lui. Ses traversées l’avaient conduit très-souvent à San-Francisco, et, grâce à ses récits un peu chargés peut-être, mais dont le fonds était toujours vrai, nous connaissions, avant d’y mettre le pied, la Californie, comme je la connais après deux ans de séjour.

A trois heures de l’après-midi, le capitaine nous faisait dire que le luncheon était prêt. Il se composait de gâteaux, de beurre frais, de fromages, de porter et de vin de Champagne.

De quatre à six heures, flânerie générale. Des prix étaient proposés à ceux qui inventeraient un exercice pour avoir faim à six heures. A six heures on se mettait à table, on y restait jusqu’à huit; puis on montait sur le pont, on fumait pendant une heure, et l’on redescendait s’attabler au vingt-et-un.

Au vingt-et-un, il arrivait toujours ce qu’il arrive lorsqu’on joue entre connaissances: on commençait en douceur; chacun tirait un shelling de sa poche; on ne devait pas dépasser le maximum d’un dollar; on finissait par mettre cinq cents francs sur un coup. D’ailleurs n’allait-on pas en Californie! Tout en jouant, on buvait. Des domestiques servaient des vins de toutes espèces. A minuit, souper froid accompagné de welch-rabbits, c’est-à-dire de lapin gallois.

Le lecteur français ignore très-probablement ce que c’est que le welch-rabbits, et pourquoi le welch-rabbits signifie lapin gallois. Je ne sais pas plus que lui pourquoi il signifie lapin gallois, mais je puis lui dire ce que c’est que le welch-rabbits.

Vous coupez des tranches de pain que vous faites rôtir devant un grand feu, vous le beurrez et vous le mettez dans un plat, où vous avez soin de le tenir très-chaudement. Puis vous prenez une petite casserole d’argent; dans cette casserole, vous mettez en portions égales du beurre et du fromage de Chester, selon la quantité; vous ajoutez un verre ou deux de porter, du piment, du sel et du poivre, et vous mettez le tout sur le feu. Puis, le tout fondu, vous étendez cette pâte épaisse sur vos rôties coupées en carrés, et vous servez chaud.

Dans les intervalles, de mon côté j’inventais des plats. Comme nos deux cuisiniers étaient Anglais, toutes les fois qu’un plat français paraissait sur la table, on savait qu’il était de ma confection et chacun lui faisait fête. Il n’y avait que madame Barry qui ne trouvait rien de bien, parce que tout était trop bon et trop distingué pour elle. Elle s’ennuyait beaucoup, ne sachant s’occuper à rien, et se distrayait en morigénant sa petite fille, qui, venant d’être très-bien élevée jusqu’à l’âge de neuf ans par sa tante, ne comprenait rien aux manières brutales de sa mère et en exprimait son étonnement avec une naïveté toute enfantine.

J’avais obtenu de m’occuper de cet enfant, que j’aimais beaucoup. Comme j’étais dès six heures du matin sur le pont à écouter les histoires des matelots et à leur apprendre ma chanson de la Pompe, à neuf heures je redescendais chez moi pour donner à ma petite écolière des leçons d’écriture et de musique. Quand j’étais contente d’elle, je la récompensais en lui donnant la permission de prendre un bain dans la salle attenante à ma cabine. Elle allait alors, toute fraîche et joyeuse, épanouie comme une rose pompon, montrer son bonheur à sa mère. La mère n’envia jamais ce bonheur au point de me demander pour elle la faveur que j’accordais à sa fille.

Madame Barry avait encore une autre distraction: c’était de faire, tous les cinq ou six jours, prendre médecine à la pauvre petite. Ces médecines lui répugnaient fort. On entendait crier l’enfant, et on savait ce que cela voulait dire.

Madame Barry était une espèce de paysanne riche. Elle avait apporté une certaine fortune à son mari. Ils étaient venus à la Nouvelle-Zélande, où ils s’étaient établis marchands de vins et y avaient fait de très-bonnes affaires. Alors étaient venues des nouvelles de la Californie, lesquelles leur avaient donné l’idée de changer le siége de leur commerce. Le mari était parti d’avance pour San-Francisco, où il faisait de meilleures affaires encore qu’à la Nouvelle-Zélande; sa femme allait le rejoindre.

Avec le beau temps et les longues soirées sur le pont, on pense à la lecture. Mon mari avait une espèce de boîte aux mystères dans laquelle je fouillais aux grandes occasions. Voyant que personne n’avait de livres, j’allongeai la main vers la susdite boîte, je l’y plongeai deux fois, et j’en tirai les deux livres que j’ai déjà nommés, c’est-à-dire Monte-Cristo et le Dernier Jour d’un condamné.

Monte-Cristo était en anglais. Il fut décidé que l’on commencerait par lui. Chaque soir on se réunissait sur le pont, on étendait des couvertures, on allait chercher tous les coussins du bâtiment, on se couchait pour écouter bien à l’aise et sous le dais azuré d’un ciel magnifique tout brodé d’étoiles d’or; je lisais à la lueur de la veilleuse de l’habitacle, dont la lumière se réfléchissait sur mon livre.

La lecture dura huit jours. Je commençais chaque fois avec la volonté de ne lire que trois ou quatre chapitres; puis, quand on voyait que je m’arrêtais, on me disait: Encore! encore! Puis je continuais; et ce qui aurait dû nous faire toute la traversée ne dura qu’une semaine. On lut ensuite le Dernier Jour d’un condamné.

Au bout de trois semaines de traversée, les grains nous reprirent. Le bâtiment était plein d’eau, et il fallut, comme dans notre voyage de Maurice à Auckland, se mettre à pomper avec acharnement. Ce fut là où ma chanson fit son effet. Presque tout le monde s’était remis au lit. Je restais seule debout avec cinq ou six personnes. Le capitaine m’avait constituée son infirmière, et j’allais de lit en lit offrir du thé, du bouillon ou du vin de Champagne.

Enfin, on commença à parler de notre prochaine arrivée à San-Francisco. Le navire marchait admirablement. Nous faisions jusqu’à quatorze nœuds à l’heure. Un matin, le capitaine nous annonça que la journée ne se passerait point sans que l’on criât: Terre! A cinq heures du soir, la promesse du capitaine s’était réalisée.

Le lendemain, nous entrâmes dans la baie, mais au milieu d’un tel brouillard qu’on ne voyait pas le beaupré du navire. Cependant le temps finit par s’éclaircir, et vers cinq heures de l’après-midi, au moment où l’on jetait l’ancre, le brouillard s’étant dissipé tout à fait, on put voir le magnifique coup d’œil qui s’étendait devant nous. Cela se passait en février 1851.

Jamais, dans aucun de mes voyages, je n’ai vu autant de bâtiments qu’il y en avait dans le port de San-Francisco, où l’on pouvait en compter six cents. On eût dit qu’on était dans une immense forêt sans feuilles. Le mouvement qui se faisait dans cette baie était considérable, et le port de Londres est le seul qui m’ait présenté un spectacle approchant de celui-là. Au reste, de tous côtés on ne voit que de l’or, on n’entend sonner que de l’or: c’est bien véritablement la baie de l’Eldorado.

Nous étions dans une certaine inquiétude sur nos denrées, toutes si périssables. Les différentes tempêtes que nous avions essuyées ne nous avaient pas laissés sans inquiétude à leur endroit. Il est vrai que chaque oignon et chaque pomme étaient enveloppés d’un papier, comme on fait des oranges. Tout était en excellent état. Nous arrivions avec une centaine de tonneaux de marchandises.

XXIII

ARRIVÉE DANS LA BAIE.—ASPECT DE SAN-FRANCISCO.—CE QUE NOUS COUTAIT NOTRE CARGAISON ET NOTRE TRANSPORT.—L’ELDORADO.—MADAME BARRY.—DESCENTE A TERRE.—CONFORTABLE CALIFORNIEN.

La première chose que l’on aperçoit en entrant dans la baie de San-Francisco est la montagne du Télégraphe. Cette montagne est une petite colline de la hauteur de Montmartre. Elle est couronnée par une pelouse sur laquelle s’élèvent un moulin et un télégraphe qui lui a donné son nom.

Chaque fois qu’un nouvel incendie dévore San-Francisco, chacun transporte ce qu’il a pu sauver et lui-même sur la montagne du Télégraphe, qui, ainsi qu’on le voit, tire son nom du monument qui la couronne.

Elle est couverte de petites maisons en bois qui semblent des poulaillers entassés non pas les uns sur les autres, mais les uns à côté des autres. Aucun arbre n’abrite ces maisons. Au fur et à mesure que l’on avance dans la baie, on découvre à gauche les terres de Contra-Costa et de San-Antonio. Puis, à son tour, San-Francisco se révèle, et l’on a sous les yeux un immense pêle-mêle de maisons bâties en bois et en fer.

Cependant, une fois à terre, remarquez que je parle à la date de notre arrivée, c’est-à-dire au commencement de 1851, cependant, une fois à terre, on reconnaît que la ville est parfaitement bien tracée, que les maisons sont alignées au cordeau, et que l’on n’a, en somme, d’autre reproche à faire à chaque rue que d’aboutir à un monceau de sable, que recule, au reste, chaque maison bâtie à la file des autres. Nous jetâmes l’ancre.

Nous étions donc arrivés au but de notre course. Nous allions savoir si tout le merveilleux que l’on nous avait raconté de la Californie était vrai, et si les dépenses énormes que nous avions faites pour transporter notre cargaison et nous-mêmes à San-Francisco porteraient leurs fruits. Ces dépenses, donnons-en une idée au lecteur.

Nous avions payé, pour notre passage sur le Baratto-Junior, trois cents livres sterling, prix aussi exorbitant parce que nous allions à l’Eldorado. Nous payions de plus pour nos pommes, nos oignons, nos patates et nos confitures dix-huit cents livres sterling. En tout, cinquante-trois mille francs, à peu près.

Je regardais, je l’avoue, la spéculation comme insensée. La cargaison nous coûtait quinze mille francs, c’est-à-dire pas tout à fait le tiers de ce que nous coûtait son transport. Il est vrai que le capitaine de qui mon mari avait acheté vendait à perte. Mais n’importe! il y avait, on l’avouera, quelque chose d’effrayant à cette première mise de fonds de soixante-cinq mille francs sur des patates, des pommes et des oignons!

A peine avions-nous jeté l’ancre que, ni plus ni moins que dans un port de Taïti ou des Marquises, nous étions entourés d’une foule de petites barques; seulement, celles-ci, au lieu d’être montées par des sauvages habillés tous de la même façon et parlant la même langue, étaient conduites par des hommes très-civilisés, effrayants d’activité, offrant leurs marchandises dans toutes sortes de langues, parmi lesquelles, à la grande satisfaction de mes oreilles paresseuses, prédominait la langue française.

Les marchandises offertes, c’était du lait à cinq francs la pinte, des oranges et des pommes à un franc vingt-cinq centimes la pièce. On entendait crier: «Des commissionnaires! un commissionnaire pas cher! vingt-cinq francs pour porter un sac de nuit! cinquante francs pour un sac de nuit et une malle!»

Puis, au milieu de tout cela, ce qui frappe, c’est la vue de l’or, c’est le son de l’or, ce sont ces marchandises de lait, de pommes et d’oranges, c’est ce commissionnaire qui, pour vous rendre un franc, tire une poignée d’or et qui cherche longtemps dans cet or pour y trouver cette pièce de vingt sous dédaignée.

Oh! dès l’entrée dans la baie, il n’y a pas à s’y tromper, la Californie se révèle: c’est bien la terre de l’Eldorado.

Une chose nous réjouissait fort, mon mari et moi: c’était la vue de ces pommes, beaucoup moins belles que les nôtres, et vendues un franc vingt-cinq la pièce. Si nous vendions relativement nos patates et nos oignons au prix de ces pommes, notre chargement valait deux millions.

Dès notre arrivée dans la baie, le capitaine nous avait prévenus contre l’industrie des courtiers qui viennent à bord des bâtiments, et qui, avant que les négociants ne sachent le cours de la place, traitent avec eux de leurs marchandises.

En effet, un vol de ces spéculateurs s’abattit sur le Baratto-Junior. Un de ces spéculateurs s’attacha à mon mari. Il était connu pour un des plus riches de San-Francisco. Je l’entendis tout à coup s’écrier:

—Eh! mon cher Monsieur, votre fortune est faite!

On comprend que je m’approchai avec une certaine vivacité. M. Giovanni venait de dire au Californien de quoi se composait notre cargaison, et celui-ci ne lui avait pas caché que la place manquait entièrement à cette heure des denrées qui composaient le chargement du Baratto-Junior.

Et, en effet, séance tenante, le spéculateur offrit à mon mari, quitte de tous droits d’entrée et de chargement, deux réaux américains par pomme et par oignon. C’était mettre chacun de ces fruits et de ces légumes à vingt-quatre sous la pièce. Il offrait un réal par chaque patate. Nous avions soixante-dix tonneaux de pommes et d’oignons, trente tonneaux de patates.

M. Giovanni pouvait sauter à terre les mains dans ses poches, sans plus s’occuper de rien: il avait deux millions à lui. Il allait accepter, et je l’y engageais de toutes mes forces, quand le capitaine Higins le toucha du coude. M. Giovanni se retourna.

—Ne vous laissez pas enfoncer! lui dit le capitaine.—Peste! deux millions! dit M. Giovanni, quel enfoncement!—N’importe, s’il vous offre deux millions de votre chargement, ici, en rade, c’est qu’il en vaut quatre ou tout au moins trois à terre.

Il y avait quelque chose de probable dans cette observation.

—C’est bien, dit M. Giovanni au spéculateur, je réfléchirai à votre proposition.

Le spéculateur salua et s’en alla en sifflotant. Sur ces entrefaites, M. Barry, qui savait sa femme à bord du Baratto, était arrivé. Après avoir embrassé madame Barry et sa fille, il leur passa au cou des chaînes d’or, leur glissa au doigt des bagues, leur accrocha des montres à la ceinture, et donna un stug à l’enfant.

Le stug, que je voyais pour la première fois, est une pièce d’or octogone qui vaut deux cent cinquante francs monnayé à San-Francisco. Ainsi, on ne voyait que de l’or partout, toujours de l’or.

Ce qui m’avait frappée surtout, c’était l’indifférence de ce spéculateur. Il venait d’offrir à M. Giovanni deux millions de sa marchandise; celui-ci avait refusé, et l’autre s’en allait en sifflotant, sans plus s’inquiéter du marché rompu que s’il eût été question d’une botte de radis. M. Barry était beaucoup mieux que sa femme. Sans nous être jamais vus, nous étions, par nos relations antérieures, d’anciennes connaissances. Il nous offrit de descendre momentanément chez lui. Nous acceptâmes.

Nous prîmes terre. La moitié de San-Francisco venait d’être brûlée et fumait encore. Moins la fumée, l’incendie paraissait déjà complétement oublié. On rebâtissait avec acharnement sur les cendres chaudes.

Nous arrivâmes chez M. Barry. Il demeurait rue du Pont et n’avait aucunement souffert; le feu n’avait pas monté jusque-là. Il était marchand de vins en gros, et sous ce rapport faisait un des commerces les plus considérables de San-Francisco. Et cependant, ce qui nous frappa en arrivant chez lui, ce fut l’absence des objets de première nécessité.

On était là pour gagner de l’argent, et non pas pour en dépenser. M. Barry nous offrit à dîner: nous acceptâmes. On dressa des tonneaux et l’on mit des planches dessus. Voilà la table. On étendit sur le tout une nappe ou un drap. La délimitation n’était pas prise. Puis on envoya chercher des biftecks chez le restaurateur.

Madame Barry, qui faisait si fort le petite maîtresse à bord du bâtiment, qui n’arrivait que juste à l’heure du dîner, qui piquait avec sa fourchette deux ou trois morceaux dans le plat avant d’en choisir un, fut forcée de mettre bas son cachemire et de s’occuper de trouver des fourchettes et des assiettes.

—Mais, disait-elle à son mari, vous ne dîniez donc pas chez vous aujourd’hui, monsieur Barry?—Si fait, ma chère.—Mais pourquoi la cuisinière n’avait-elle pas fait le dîner?—Parce qu’il n’y a pas de cuisinière.—Le domestique eût bien dû mettre la table, au moins.—Il n’y a pas de domestique. Peste! c’est bien assez d’avoir des commis.—O mon Dieu! comment faites-vous donc?—Dame! comme nous allons faire. Quand on a faim, on tâche de manger, mais on n’a pas le temps de s’occuper de son dîner d’avance.

Enfin, un commis arriva avec un pain acheté chez le boulanger, et quatre biftecks pris chez le restaurateur. Dès mon entrée dans le magasin, j’avais senti les puces me monter aux jambes.

A peine fûmes-nous attablés devant nos planches, que, comme si ont eût fait l’appel, nous vîmes les rats sortir de tous les côtés. Ils couraient entre nos pieds et sautaient sous la table comme de vrais chats. Mais baste! les Californiens ne s’occupaient point de cela; ils avaient autre chose à faire: ils avaient à gagner de l’or!

Ce fut bien pis au moment de se mettre au lit, il n’y avait pas de lits, mais de grandes boîtes à marchandises défoncées et un matelas au fond. Quant aux couvertures et aux draps, on courut en acheter; et cependant, il y avait un million dans la maison.

M. Barry, en faisant sa tournée du soir, vint me souhaiter la bonne nuit, et me trouva pleurant dans mon coffre; mais mon mari dormait déjà dans le sien.

—Qu’avez-vous donc? me demanda-t-il. Êtes-vous malade?—Hélas! non, je suis triste, tout simplement!—De quoi?—Vous ne devinez pas?

Et je fis un geste indiquant la suprême détresse dans laquelle me plongeait cette absence des objets les plus nécessaires.

—Ah! oui, dit-il, je comprends; mais, soyez tranquille, vous vous y ferez.—Voilà donc la vie de la Californie, m’écriai-je.—On n’est pas ici pour vivre, ma belle amie, répondit monsieur Barry; on est ici pour faire fortune le plus vite possible, et s’en aller être confortable ailleurs. Sur ce, tâchez de dormir, et ne vous inquiétez pas du bruit qui se fera dès cinq heures du matin.

XXIV

BELLE-UNION.—LYNCH-LAW.

Il était évident que nous ne pouvions rester chez M. Barry; nous y étions fort mal et nous le gênions horriblement.

Comme on l’a vu, tout manquait à cette époque dans les intérieurs, et cependant tous les ustensiles de cuisine et de service étaient à vil prix; mais la femme n’y était pas pour en faire usage. On avait, à cinquante pour cent au-dessous du cours de Paris, de Londres ou de Canton, des porcelaines françaises, anglaises ou chinoises. Des paniers entiers d’assiettes, de plats, de soupières, de tasses étaient abandonnés aux portes des magasins; les voitures, rasant les maisons, les brisaient en passant. Personne ne voulait rien acheter à cause du feu.

Dès le matin, nous nous mîmes en quête d’un hôtel, qui nous demanda, pour le logement seulement, deux cent cinquante piastres par mois, c’est-à-dire un peu plus de quinze cents francs. Nous nous rabattîmes sur une maison bourgeoise, qui nous logea et nous nourrit moyennant dix piastres par jour, c’est-à-dire trois cents piastres. Nous avions débarqué un samedi vers deux heures.

J’ai oublié de dire que, le même soir, M. Barry et quelques amis emmenèrent mon mari pour lui montrer les curiosités de la ville. Comme ces messieurs n’avaient pas grand temps devant eux, ils commencèrent par la curiosité la plus curieuse, c’est-à-dire par la maison de jeu de la Belle-Union, située sur la Plaza. Cet établissement, un des premiers fondés, est du reste, aujourd’hui encore, le plus magnifique de San-Francisco.

Il y avait à peu près dans les deux grandes salles une centaine de tables de jeu avec leurs banquiers, leurs croupiers et leurs accessoires. Ces accessoires étaient des femmes de parade, toutes couvertes de velours et de diamants. Quoique la plus jeune eût trente-cinq à quarante ans, c’était un grand luxe que ces dames dans un pays où la population féminine était à la population masculine de un à cinq cents.

A ces tables, on jouait à la roulette le trente et quarante, le monté, le pharaon, le vingt-et-un et le lansquenet. Toutes ces tables avaient pour croupiers des Français, les Français, on ne leur fait pas toujours cet honneur, étant considérés par les Américains comme les plus honnêtes entre tous les émigrants qui affluent à San-Francisco.

Chaque table se composait d’un croupier, de deux banquiers et d’une ratisseuse. Tout cela était payé trente, quarante et même cinquante piastres par soirée. On jouait indifféremment de l’or en poudre, des spécimens de minerai ou de l’or monnayé.

Spécimens en or ou poudre étaient en général dans des ceintures auxquelles pendaient, accrochés à des porte-mousquetons, ou une paire de pistolets ou un simple revolver à sept coups. On jouait, comme dans le coupe-gorge de Gil Blas, une main sur son or, une main sur son arme.

Il y avait des balances sur chaque table. Les joueurs versaient leur or dans un des plateaux de la balance, qui s’enfonçait. S’il perdait, le banquier prenait, l’or; s’il gagnait, le banquier versait dans la balance un poids égal à celui qui avait été mis au jeu.

Un orchestre présidait à tout cela. Il était composé d’un piano, d’un violon et d’une harpe. Les trois instrumentistes étaient placés dans un coin sur une estrade. Ils coûtaient au maître de l’établissement quinze cents francs par soi rsoirée. A chaque coup, les tapis étaient couverts d’or. M. Giovanni remarqua qu’un seul trente et quarante avait cent mille piastres, c’est-à-dire plus de cinq cent mille francs de banque.

On approchait difficilement des tables. Non-seulement ce grand salon était le rendez-vous des joueurs, mais encore des banquiers et des négociants, qui y faisaient une espèce de bourse. A cette époque il n’y avait encore à San-Francisco ni clubs, ni cercles, ni sociétés. Aujourd’hui qu’il y a de tout cela, personne, excepté les joueurs, ne va plus à la Belle-Union ni ailleurs, sous peine d’une mauvaise réputation. Les propriétaires étaient MM. Ross et Sulivan. Ils n’avaient aucun commanditaire; tout l’argent leur appartenait.

Le soir, après le jeu, chaque banquier comptait son argent à chaque table, mettait l’argent dans des sacs, inscrivait argent, poudre d’or et spécimen sur son livret, et allait porter ses sacs au coffre-fort. An milieu de l’établissement se promenaient les deux propriétaires, MM. Ross et Sulivan, tous deux jeunes, élégants et de fort bonne façon. M. Sulivan, particulièrement, était un véritable fashionable.

Parfois, lorsqu’un croupier avait besoin de quitter sa place, il faisait un signe à l’un ou l’autre de ces messieurs; M. Ross ou M. Sulivan s’asseyait alors à la table et taillait lui-même. Le croupier revenait, reprenait sa place, et celui qui avait taillé continuait sa promenade.

A six heures, le jeu s’ouvrait, et en même temps le coffre-fort, lequel restait ouvert jusqu’à ce que chaque banquier y eût été chercher son sac, et, chose fort remarquable, il n’y avait personne là pour veiller à ce que chacun ne prît que son sac ou ne fît point de méprise en prenant le sac d’un autre. Personne ne surveillait ceux-ci. On avait en eux confiance entière, et jamais aucune difficulté ne résultait d’une telle confiance!

Un homme eût pu se sauver avec un sac de cinq cent mille francs; mais l’or était si vil que rien de pareil n’arriva jamais. On ne faisait le compte que tous les samedis. Chaque samedi, on réservait le capital, et l’on rendait aux propriétaires les bénéfices qui avaient été faits pendant la semaine.

Chaque soir, tous les employés étaient payés, même les paillasses. C’est ainsi qu’on nomme les appelants, c’est-à-dire les hommes qui font semblant de jouer, et qui jouent en effet, mais avec l’argent de l’établissement. Ces paillasses recevaient de cinq à six piastres par soirée. Comme les banquiers et les croupiers, ils étaient presque tous Français.

Il y avait tous les soirs au premier un souper où l’on ne buvait que du vin de Champagne, qui valait alors sept piastres la bouteille. Le souper coûtait quelques cents piastres. MM. Ross et Sulivan faisaient leurs invitations en se promenant.

Au moment où M. Giovanni examinait avec une curiosité que l’on peut comprendre toutes ces tables qui semblaient entourées de bandits, tous les joueurs étant vêtus généralement de pantalons de toile, de chemises de laine bleues, jaunes et rouges, étant armés de pistolets, de revolver, de knif; au moment où ces messieurs, disais-je, regardaient tout cela en fumant leurs cigares, un grand fracas se fit entendre dans la salle d’entrée. M. Sulivan s’élança du côté du bruit. Il était très-brave, n’hésitant jamais à se jeter entre les querelleurs, si animés qu’ils fussent, et tout en parlant fort bas et tout en ayant l’air fort calme, il était très-rare qu’à sa voix ou à son geste la rixe ne se calmât point.

Cette fois, il arriva trop tard. Une dispute venait d’avoir lieu à voix basse. Les disputeurs avaient résolu de vider le débat par un duel au pistolet, et ils avaient trouvé plus simple, pour ne pas perdre de temps, de se placer au beau milieu de la salle, à vingt pas de distance, le revolver à la main, et de tirer l’un sur l’autre les sept coups dont chaque revolver était chargé. De ceux qui pouvaient recevoir les balles qui ne toucheraient pas les combattants, ceux-ci ne s’inquiétaient pas le moins du monde.

Deux ou trois coups furent tirés avant que M. Sulivan, d’un côté, et quelques hommes de bonne volonté, de l’autre, eussent désarmé les adversaires. Cependant un cri avait été poussé à l’une des tables.

M. Otto, banquier, venait de recevoir une balle dans le pied. On emporta M. Otto, mais on ne songea pas même à arrêter les deux duellistes, qui étaient des mineurs américains. Ces messieurs avaient vu tout ce qu’il y avait à voir, et même plus qu’il n’y avait à voir d’habitude, quoique ces sortes de rixes ne fussent pas rares.

Ils rentrèrent à la maison et nous racontèrent tout cela. Il y avait un contraste étrange entre l’étonnement de M. Giovanni et la tranquillité de M. Barry.

Le lendemain, qui était un dimanche, pendant que ces messieurs fumaient dans la petite chambre de derrière, pendant que madame Barry, l’enfant et moi, soulevant les rideaux, regardions à travers la fenêtre du magasin, nous vîmes soudainement un grand nombre de gens courir en faisant de grands gestes et en poussant de grands cris.

Au milieu de cette foule, une voiture passait avec le bruit et la rapidité du tonnerre. Une foule, plus compacte encore et plus agitée que celle que nous avions vue d’abord, suivait cette voiture.

Expliquons la situation pour qu’on comprenne bien le fait. A cette époque, où San-Francisco n’était pas encore régi par un code bien arrêté, il s’était établi un comité de surveillance composé d’honnêtes gens de tous les pays, délégués par leurs nationaux pour se faire justice quand on ne la leur rendrait pas. Ce comité faisait ce qu’on appelait lynch-law.

Le premier qui s’était fait justice lui-même s’appelait probablement Lynch. Se faire justice en dehors des autorités s’appelait donc faire lynch-law, c’est-à-dire appliquer la loi de Lynch. Or, le comité de surveillance avait arrêté des hommes accusés d’avoir contribué au dernier incendie. C’étaient des convicts de Sidney, de ceux qu’on appelle Sidney-ducks (canards de Sidney). Ces deux hommes ne se recommandaient donc pas par leurs antécédents, puisque, après avoir été transportés de la métropolitaine à Sidney, ils s’étaient enfuis du lieu de leur déportation.

L’autorité les avait réclamés comme relevant d’elle. Le comité avait desserré les doigts à grand’peine, et sur la promesse formelle de l’autorité de faire justice. Tout à coup des rapports, que le comité regarda comme positifs, vinrent lui annoncer que, moyennant une forte somme promise par les deux coupables, l’autorité pourrait peut-être les mettre en liberté. Cela s’était vu plus d’une fois: le comité de surveillance prit ses mesures en conséquence.

A onze heures du matin, quelques membres du comité prirent une voiture. On arriva à la prison au moment de la prière; on se fit ouvrir les portes, on entra dans l’église, on mit la main sur les deux hommes, on les força de monter dans la voiture, et on les conduisit à bride abattue au lieu de leur exécution. La voiture qui les renfermait était celle que nous venions de voir passer.

Au bruit de tout ce populaire courant et criant, sur notre appel à nous-mêmes, ces messieurs s’élancèrent hors de la maison et suivirent la foule. La voiture s’arrêta rue Montgomery devant une maison en dehors de laquelle pendaient des poulies destinées à hisser les marchandises dans les greniers.

Au premier étage, le comité de surveillance s’était rassemblé pour délibérer. On tira les deux hommes de voiture, on les enleva à force de bras, et on les porta au premier. Là ils se trouvèrent devant leurs juges, qui avaient déjà prononcé le jugement.

Ils étaient condamnés à l’exécution capitale et avaient cinq minutes pour se préparer à la mort. Au bout de ces cinq minutes, la corde de la poulie était tirée en dedans. Un double nœud coulant y était fixé, et ce double nœud coulant était passé au cou des deux prisonniers.

Six hommes attelés à l’autre extrémité de la corde tirèrent d’un même effort, à un signal donné, et arrachés violemment de l’intérieur de l’appartement, les deux condamnés apparurent se débattant chacun au bout de la corde. Au bout de cinq minutes justice était faite: ils avaient cessé d’exister. Une fois les deux hommes pendus, toutes les cloches de la ville sonnèrent pour eux.

C’était la première exécution qui se faisait un dimanche à San-Francisco; ce fut, je crois, la dernière. Le lundi, nos malles étaient transportées à notre nouveau logement, et, nos marchandises attendant à la douane leur tour de passer, nous commençâmes nos excursions dans San-Francisco.

XXV

LES AMÉRICAINS.

D’abord, ce qui nous frappa le plus à notre première sortie, ce fut l’activité de ces rues, les unes déjà planchéiées, les autres encore boueuses. Elles avaient déjà cependant fait un énorme progrès sur 1848, époque à laquelle on ne pouvait sortir qu’avec des bottes imperméables, et où ces bottes, qui venaient à mi-cuisses, coûtaient deux cent cinquante francs la paire.

Pour vous donner une idée de ce qu’étaient ces rues, espèce de marais mouvants où l’on pouvait s’engloutir, M. Betty, l’un de nos amis, nous racontait qu’en 1849, au moment où il était en train de causer avec quelques-uns de ses amis sur la place Washington, le bruit arriva jusqu’à eux qu’un brick venait de jeter l’ancre, amenant vingt-cinq femmes mexicaines. Les émigrants étaient exactement, à cette époque, dans la même position que les Romains, la veille du jour de l’enlèvement des Sabines.

A cette nouvelle de l’arrivée de vingt-cinq femmes, M. Betty et ses amis s’élancèrent de toute la vitesse de leurs jambes, afin d’arriver au port avant qu’elles fussent toutes enlevées; mais, par malheur, sur quatre, trois négligèrent de faire un circuit nécessaire, et s’enfoncèrent dans la glaise jusqu’au dessus des genoux. Plus ils faisaient d’efforts pour s’en tirer, plus ils s’empêtraient effroyablement. Un seul, qui avait reconnu que dans certaines occasions la ligne courbe est la plus courte, arriva sur le port, mais il était trop tard. Les Mexicaines étaient déjà placées.

Pendant ce temps-là, les trois malheureux embourbés criaient à l’aide, et ce ne fut pas trop d’un ingénieur des ponts et chaussées et d’un appareil mécanique pour les tirer du mauvais pas où ils s’étaient engagés.

La mer venait autrefois à la place même où est aujourd’hui le centre de la ville. San-Francisco s’est agrandi successivement. Nous avons parlé des montagnes de sable auxquelles aboutissent presque toutes les rues. Nous avons dit qu’au fur et à mesure que l’on bâtissait, les maisons repoussaient ces montagnes de sable. Celles qui s’avançaient vers la baie jetèrent ces montagnes de sable à la mer, laquelle, de son côté, se comblait par la quantité de navires que l’on coulait bas à la suite de la désertion des équipages.

Les navires venaient en nombre indéfini. Il n’y avait pas un seul chargement à faire comme exportation. Les équipages désertaient et allaient à terre, d’où ils gagnaient immédiatement les placers. Le capitaine restait à bord, et, se voyant dans l’impossibilité de ramener son navire, coupait les mâts; le navire devenait ponton, puis se transformait en magasin. Alors, peu à peu, la marchandise qui chargeait le bâtiment passait à terre. Le capitaine se bâtissait où se faisait bâtir une baraque, et, la carcasse du bâtiment devenant inutile, on la coulait bas.

Les Américains achetaient, pour des sommes insignifiantes, ce qu’on appelait des lots d’eau. Il ne s’agissait que d’attendre un temps plus long, et ces lots d’eau devenaient des lots de terre.

Au bout de quinze jours, c’étaient cinq ou six maisons; au bout de six semaines, c’était un quartier; au bout de six mois, c’était une ville qui descendait tout habitée vers Contra-Costa. Ce n’était pas la main de Dieu qu’on apercevait là, mais celle de l’infatigable entrepreneur américain, qui ne connaît point d’obstacles et renverse d’immenses difficultés sur la route de ses rapides progrès.

D’un autre côté, San-Francisco s’étendait dans les terres. Une fois hors de la ville, le terrain n’avait presque plus de valeur; pour se rendre maître d’une quantité qui vous plaisait, mais cela tout à fait dans le commencement de la Californie, on construisait une baraque; on traçait autour de sa maison, comme Romulus autour de Rome, une ligne d’enceinte; on payait une légère rétribution au gouvernement et l’on était propriétaire. On appelait cela le terrain des Squaters, qui depuis a suggéré tant de querelles!

Ce qu’il y avait de remarquable dans tout ce mouvement des rues, dans toute cette foule qui se pressait, se coudoyait, se heurtait, c’était l’absence à peu près complète de femmes. Le peu qu’il y en avait à San-Francisco se tenaient prudemment confinées à domicile. Il n’y avait aucune sûreté pour une femme honnête qui fût sortie seule, attendu qu’une femme qui sortait seule ne pouvait pas être prise pour une femme honnête.

Partout, aussi loin que la vue atteignait, on voyait les chemises de laine des mineurs. De temps en temps, au milieu de cet uniforme des travailleurs, passait une redingote noire; mais c’était chose rare. On rencontrait grand nombre de charrettes, quelques-unes traînées par des chevaux, les autres à bras. Pas de voitures de place. Il y en avait seulement deux ou trois à San-Francisco, et on les payait cinquante piastres par jour.

La circulation des rues, déjà si difficile, vu le nombre inouï des passants qui tous marchaient rapidement comme des gens, non pas se promenant pour leurs plaisirs, mais allant activement à leurs affaires, était encore interceptée par des encombrements de marchandises de toutes espèces, de tous pays, de toutes valeurs, qui s’amassaient devant les magasins pleins jusqu’aux portes et jusqu’aux fenêtres. On faisait queue aux boutiques de vêtements, d’outils, de vivres; les magasins de luxe, qui y font de si grandes fortunes depuis, étaient complétement abandonnés, et ce furent de rudes commencements pour ces beaux bazars dont les demoiselles de magasin en grande toilette, dont les commis en habit noir, dont les tapis, étendus jusque dans la rue, sollicitent aujourd’hui la coquetterie des passants. J’en appelle aux maisons Candler, Guérin, Pommier.

Au milieu de tout ce chaos, ou plutôt de toute cette genèse, des maisons de pierre s’élevaient par ci par là; la plupart de ces pierres arrivaient toutes taillées de la Chine. C’étaient des obélisques que l’on sciait.

Il y avait bien des pierres excellentes aux environs de San-Francisco, mais on aimait mieux vanner l’or que fouiller les carrières.

Les plus belles et les principales habitations de ce genre étaient alors celles de MM. Argenti, Burgoyne, Davidson; enfin l’Eldorado, bâti à la naissance de San-Francisco, et qui, survivant à tous les sinistres, s’est retrouvé debout après chaque incendie, comme un spectre du passé. Il y avait, en outre, des maisons en fonte; on les avait crues incombustibles.

Après le premier incendie, on les retrouva tordues comme des goutteux ou comme des damnés; et, pareilles au taureau de Phalaris, elles avaient consumé leurs habitants.

Il n’y avait encore ni réverbères ni gaz; le soir, les boutiques éclairaient seules les rues. Il y avait, en fait d’églises, l’église catholique et la chapelle protestante. L’église catholique était située rue Jackson; le feu n’a jamais monté jusqu’à elle.

Il y avait, en fait de théâtres, le théâtre français d’Adelphi, qui n’a jamais brûlé non plus, et un ou deux autres petits théâtres américains. Il y avait la poste, établissement fabuleux; la poste la plus occupée qu’il y ait dans aucune partie du monde.

Bienheureux serait le théâtre de Paris ou de Londres qui aurait le soir une queue pareille à celle qui stationne toute la journée à la porte de la poste de San-Francisco! Les plaisirs étaient le jeu, le théâtre, les concerts sacrés et profanes. Mais les établissements de jeu seuls faisaient fortune.

Hertz rendra témoignage de ce que j’avance. Il est venu, et, malgré son immense talent, je crois qu’il a laissé à San-Francisco plus d’argent de France qu’il n’a rapporté en France d’or de la Californie.

J’ai dit qu’à cette époque la proportion des femmes était à peine de une à cinq cents hommes. Quand, le soir, nous sortions avec nos maris, que l’on savait cependant bien armés, il était rare que nous rentrassions sans avoir été entourées et regardées d’une manière qui paraîtrait peu convenable ailleurs qu’en Californie, mais bien excusable là, à l’époque dont j’en parle.

Je raconterai en son temps une sanglante catastrophe, dont je fus la cause bien innocente. Nous étions arrivés, comme je l’ai dit, au commencement de l’année; il faisait un froid horrible. Pas une maison n’avait de cheminée. La fièvre de l’or tenait lieu de feu.

Le climat de San-Francisco est d’ailleurs un terrible climat. Il change trois fois par jour. Toute la nuit, c’est-à-dire de minuit à trois heures du matin, il tombe une rosée qui peut largement passer pour une pluie. Le matin, la pluie cesse, mais l’humidité et la fraîcheur persistent.

A onze heures commence une chaleur ardente. Dans l’après-midi, souffle un vent affreux qui vous aveugle avec la poussière venant des montagnes, et qui souffle de deux à six heures. Puis alors il vient un froid glacial, qui dure jusqu’à huit ou neuf heures.

A partir de neuf heures jusqu’à deux heures du matin, nuit ravissante. Il y avait surtout à San-Francisco un endroit, qui est toujours au reste, où il soufflait un tel vent qu’il n’y avait pas de chapeau d’homme, si bien enfoncé qu’il fût, pas de chapeau de femme, si bien noué qu’il fût, qui pût y résister: c’est l’endroit où aboutissent la rue Kearney et la rue Washington; sur la place, au coin de l’Eldorado, on appelait ce passage le cap Horn.

Et maintenant voyons, au milieu de ce pêle-mêle de peuples, les aptitudes de chacun. Les principaux échantillons de peuples envoyés par le monde entier à la Californie étaient: les Américains, les Français, les Chinois, les Mexicains, les Irlandais.

Puis, formant une espèce de catégorie à part: des Allemands, des Italiens et quelques Anglais. Remarquons avant tout qu’il serait injuste, en pareille circonstance, de se faire une idée générale d’un peuple d’après l’échantillon. Commençons par les Américains.

XXVI

LES AMÉRICAINS.

Les Américains étaient la pierre fondamentale de l’édifice. La terre leur appartenait. Ils étaient chez eux, et à chaque instant ils faisaient sentir la main de l’arbitraire au lieu de celle de la loi. C’étaient eux surtout qui allaient aux mines. Durs travailleurs, la besogne, si lourde qu’elle fût, ne leur répugnait pas. Ils réussirent mieux qu’aucune autre nation dans l’extraction de l’or.

A la ville, ils étaient propriétaires de tout commerce ayant quelque importance. Ils étaient banquiers, agents, marchands d’or, marchands de poudre, et même monopolisaient l’état de barbier. C’était à eux qu’appartenaient tous les steamers allant et venant, tous les chemins de fer, tous les moyens de locomotion rapide.

Le proverbe time is money, le temps c’est l’argent, est essentiellement américain. Jamais un Américain ne reste sans rien faire. Il détruira plutôt que de rester oisif, mais incessamment il s’occupera manuellement à quelque chose. L’occupation de l’intelligence ne lui suffit pas. Donnons un exemple, car je me souviens à ce propos d’une petite histoire qui m’a bien fait rire et avec laquelle j’ai fait rire bien des Américains eux-mêmes.

Un Américain arrive un jour à Londres, entre dans un hôtel, demande à dîner. Il tombe par hasard sur le seul garçon américain de l’hôtel; celui-ci reconnaît immédiatement un compatriote.

—Tout de suite, répond celui-ci.

Mais comme au bout du compte, en fait de service de dîner, le tout de suite comporte un quart d’heure au moins, le garçon, après avoir recommandé au maître cook la promptitude, ne perd pas de temps, cherche et trouve un petit bâton. Le bâton trouvé, il l’apporte à l’Américain sans dire une parole.

L’Américain le remercie froidement d’un signe de tête, tire de sa poche un petit couteau et se met à hacher le bâton en mille morceaux. Le garçon avait ainsi sauvé les dos des fauteuils.

On annonce le dîner au bout de vingt minutes. L’Américain ne s’était pas impatienté, il s’occupait. Seulement, il fallait balayer la chambre, car la chambre était pleine de copeaux. Ce petit couteau ne quitte jamais l’Américain. C’est son ami le plus intime. Je lui reproche même ici, séance tenante, l’horrible manie, quand il n’a rien à tailler ou à couper, de s’en servir en guise de cure-dents.

A la façon dont il s’en sert, on peut juger s’il est content ou de mauvaise humeur, si l’opération dont il s’occupe est en voie de désastre ou de réussite. L’Américain qui coupe en revenant à lui est de belle humeur et fait une bonne affaire. L’Américain qui coupe en dehors de lui est de méchante humeur et fait une mauvaise affaire.

C’est un Américain, homme plein d’esprit et de dignité, qui me disait cela, assis près de moi sur le pont du Stewens, occupé à couper le cuir du talon de sa botte, n’osant pas, malgré sa bonne envie, se mettre à couper à même le dos de son fauteuil ou la balustrade du bord.

L’Américain est, avant tout, courageux et travailleur. Voyez-le commencer un travail de géant. Il y a une forêt à exploiter: une société américaine s’organise; on part, on arrive, on abat la forêt. Faisons place nette d’abord.

Puis, la forêt abattue, on fait trois choses qui, pour l’Américain, sont la base de tout: on fonde un journal; on construit un bateau à vapeur; on trace un chemin de fer: immédiatement la spéculation marche et devient ce qu’est devenue la Californie.

Il y a à New-York, je prends New-York comme tout autre pays de l’Amérique, il y a à New-York, par exemple, trois bateaux à vapeur qui partent pour une destination quelconque. Le premier fait le trajet en un jour; le second fait le trajet en deux jours; le troisième fait le trajet en trois jours. Celui qui met un jour saute une fois sur trois voyages; celui qui met deux jours saute une fois sur dix voyages; celui qui met trois jours saute une fois sur trente voyages. Eh bien! sur trois Américains, deux prendront le bateau qui saute une fois sur trois voyages. L’Américain qui part for business ne connaît pas le danger. Time is money!

Nous avons dit qu’ils étaient oppresseurs, à San-Francisco du moins: je ne les connais pas ailleurs. Donnons une idée de cette oppression. Une nuit, M. Dillon, notre consul, fut soudainement éveillé par un Français arrivant par un des steamers du Sacramento. M. Dillon fait entrer le Français dans sa chambre, et celui-ci lui raconte ce qui suit:

Deux Français, le père et le fils, un jeune homme et un vieillard, faisaient du charbon sur un des plateaux qui bordent la route de la Sierra. Ce plateau étant distant de San-Francisco de deux journées à peu près, ils n’inquiétaient personne, et jusque-là personne ne les avait inquiétés.

Un beau jour, l’emplacement choisi par eux plaît à des mineurs américains. Ceux-ci intiment aux deux Français l’ordre de se retirer. Le père s’y refuse. Les Américains menacent d’employer la force. Le père déclare qu’il résistera. On prend le père, on l’emporte, et, comme selon sa promesse il résiste, on le déshabille et deux hommes le fouettent, tandis que quatre hommes tiennent le fils, que l’on force d’assister au supplice infligé à son père.

—Et maintenant, t’en iras-tu de bonne volonté? disent les Américains au vieillard lorsque l’exécution est terminée.—Non.—Alors, au tour du fils.

Et c’est le fils qui, à son tour, est maltraité aux yeux du père. Puis on les chasse de force, en les menaçant de tirer sur eux comme sur des chiens, s’ils ont l’audace de revenir. Les deux Français se réfugient dans une cabane où ils reçoivent l’hospitalité, à quelques milles de là. C’est le propriétaire de cette cabane, Français comme ses hôtes, qui, indigné du traitement fait à deux compatriotes, vient demander justice pour eux à M. Dillon.

M. Dillon sonne à son tour, demande ses habits et ses bottes de voyage. Puis il va droit au maire, M. Braham, et demande qu’on lui donne deux juges, comme autorités, pour réclamer justice. On les lui donne immédiatement. Non-seulement M. Dillon, là-bas, mérite toute estime, mais est estimé comme il le mérite.

Par le premier départ du steamer il s’embarque, puis quitte, conduit par son guide, le bâtiment; s’enfonce dans les terres, et le deuxième jour arrive à la cabane où se sont réfugiés les deux Français. Les deux Français y étaient toujours, et autour d’eux s’était formé un rassemblement d’une cinquantaine d’Américains.

Il passe au milieu de tout ce monde, suivi de tout ce monde et accompagné de ses juges, se place au centre et s’adresse à ces hommes en anglais: M. Dillon parle admirablement anglais.

—Mes braves garçons, leur dit-il, nous avons fait, depuis la naissance de la Californie, en 1848, et nous faisons encore bien des progrès vers la civilisation. Comment se peut-il donc que, marchant comme nous le faisons à pas de géant, il se passe en 1851 des scènes aussi barbares que celles qui viennent de se passer encore ici? Soyez certains que, pour ma part, fidèle à mon devoir de consul de France, et obéissant à ce sentiment de justice et d’humanité qui est dans le cœur de tout honnête homme, je ne souffrirai jamais qu’un Français soit maltraité par des Américains ou toute autre nation, pas plus que, dans la mesure de mes forces, je ne souffrirai qu’un Américain soit molesté par des Français. Mes malheureux compatriotes n’ont déjà que trop souffert, vous le savez, quand, pour la calamité de tous, il n’y avait en Californie d’autre autorité que celle de la force; mais aujourd’hui il n’en sera pas ainsi. J’ai sur quoi m’appuyer, et la présence de ces messieurs ici avec moi en est la preuve. Allons, mes braves garçons, vous êtes d’honnêtes gens: aidez-nous à faire justice de deux bandits.

Et, en achevant ces paroles, M. Dillon avise trois ou quatre Américains dont les figures lui plaisent. Il va à eux, et, leur mettant tour à tour la main sur l’épaule:

—Toi, dit-il, toi, toi, toi; allez, et ramenez-moi les deux coupables.

Les Américains désignés s’inclinent, partent, et, au bout d’une heure, les deux coupables sont aux mains des juges. Conduits à San-Francisco et emprisonnés, les deux coupables furent jugés et condamnés, quoiqu’ils fussent jugés par des juges américains.

Encore quelques mots sur le caractère de ce peuple qui est si bien lui. L’Américain ne refuse jamais, à quelque prix que ce soit, une journée de travail. S’il ne peut obtenir cinq piastres pour sa journée, il en prend quatre, trois, deux, une, même!

Le Français, au contraire, refuse de travailler tant qu’on ne consent pas à lui accorder la somme qu’il s’est fixée. Le Français risque ainsi de ne pas dîner un jour sur trois, tandis que l’Américain dîne, mal peut-être, mais dîne toujours. J’ai été dix fois témoin de scènes de ce genre.

Un Français venait demander de l’ouvrage à M. Giovanni, qui préférait employer tous autres que mes pauvres compatriotes.

—Combien la journée?—Cinq piastres.—Trois piastres, si vous voulez?—Quatre, si vous voulez? répondit le Français.—Non, trois; c’est à prendre ou à laisser.

Le Français tournait le dos et s’en allait en jetant à M. Giovanni une impertinence. Un Américain se présentait à son tour.

—Avez-vous de l’ouvrage à me donner, patron?—Oui.—Tant mieux!—Combien la journée?—Ce que vous voudrez.—Non pas; fixez vous-même.—Vous êtes raisonnable, vous savez ce que vaut la journée d’un homme.—Trois piastres, cela vous va-t-il?—Il faudra bien, si c’est votre prix.

Et l’Américain se mettait au travail et, pour trois piastres, faisait deux fois la besogne qu’aurait faite le Français pour cinq. En général, de quelque pays que l’on soit, les plus mauvais serviteurs que nous trouvions à l’étranger sont les gens de notre pays.

Une des antipathies les plus invétérées qu’éprouve l’Américain, c’est pour le nègre ou le mulâtre. M. Giovanni a vu de ses yeux la scène que je vais raconter. Il revint malade d’avoir ri et se tenant encore les côtes.

Il passait place Washington. Une des industries qui s’exercent sur cette place est celle de décrotteur. Cette industrie est généralement exercée par des Français.

Un mulâtre pose le pied sur la boîte d’un décrotteur français. Celui-ci ne s’inquiète point de la couleur du client; il prend sa brosse, et frotte. Un Américain passe, et s’arrête devant le groupe, comme s’il n’en pouvait croire ses yeux. Puis, bien sûr qu’il ne se trompe pas, il tombe à grands coups de poings sur le mulâtre.

—Tiens, dit-il, voilà pour avoir eu l’imprudence de te faire décrotter par un blanc, misérable!

Puis, le mulâtre battu, il tombe sur le blanc.

—Tiens, dit-il, voilà pour avoir eu la lâcheté de décrotter un mulâtre!

Il faut venir en Californie, vraiment, pour voir de ces tours de force-là!... L’Américain est très-sévère sur les pratiques religieuses et sur les mœurs des femmes.

Le peu de succès qu’a eu Lola Montès en Amérique, a tenu d’abord à ce que l’on a vu qu’elle voulait exploiter le souvenir de ses aventures bavaroises; puis, à ce que ses allures cavalières blessaient singulièrement les Américains.

San-Francisco a commencé par être une espèce de Gomorrhe. Mais, dès que l’autorité américaine s’est fait sentir dans la personne de M. Garrison, San-Francisco est devenu une ville comme toutes les autres. Et peut-être même que, si l’on comparait moralement aujourd’hui San-Francisco à Paris ou à Londres, l’avantage resterait à San-Francisco.

L’argent est la passion principale des Américains. Nous avons dit leur proverbe: Time is money. Nous avons dit leur vraie religion: le Dieu Dollar.

Une anecdote, j’en pourrais citer cent, prouvera à quel point ils sont persévérants et comment ils arrivent toujours au point qu’ils se sont engagés d’atteindre.

Après six ans de séjour en Californie, un Américain, travailleur aux mines, était parvenu à amasser trois mille piastres. C’était bien peu pour tant d’années de travail. Cette somme était celle qu’il s’était fixée comme minimum. La somme amassée, il revint à San-Francisco, décidé à partir et à rapporter cette petite fortune à sa femme et à ses enfants, auxquels, outre cette somme amassée, il envoyait régulièrement une petite pension. Le paquebot qu’il devait prendre ne partait que le lendemain.

Le soir, ne sachant que faire, il entre dans une maison de jeu. Ce n’était pas la première fois, mais il ne jouait jamais. Il s’approcha d’une table, machinalement il regarda jouer pendant quelque temps, puis il parut soudainement frappé d’une idée tellement terrible pour lui, qu’elle lui décomposa le visage d’une manière si effrayante que tous les regards se posèrent sur lui, lorsqu’en détachant sa ceinture dans laquelle il portait sa petite fortune, si difficilement acquise, il la mit dans la balance en disant: Home! or the mines again!... ce qui veut dire: le pays! ou retourner aux mines... il avait joué sur la rouge.

Le banquier fit tourner la roulette, et, pendant les vingt secondes qu’elle tourna, les joueurs les plus blasés s’effrayèrent de la façon dont l’Américain regardait cette boule à laquelle sa vie semblait attachée. C’était un homme de quarante-cinq ans, aux traits fortement accentués, à la barbe et aux cheveux noirs. La bille s’arrêta sur la rouge: l’Américain avait gagné, il poussa un cri qui ressemblait aussi bien à un rugissement de douleur qu’à un accent de joie.

—Trois mille piastres! cria-t-il comme un fou, trois mille piastres!

Le banquier lui compta insoucieusement trois mille piastres. L’Américain les mit dans sa ceinture et sortit de la salle. Il rentra à son hôtel, demanda la clef de sa chambre et s’y enferma.

Le lendemain, comme on ne le voyait pas descendre, on enfonça la porte. On le trouva mort, et tenant sa sacoche serrée contre sa poitrine. Il avait la barbe et les cheveux blancs.

XXVII

LES FRANÇAIS.

Après les Américains, viennent les Français comme nombre et comme influence; primés par les Américains, ils priment tous les autres peuples. En général les Français arrivaient sans un sou, apportant, pour unique chance de fortune, leur gaieté et leur aptitude à tout.

Ceux qui réussissaient le mieux, étaient ceux qui venaient avec un état. Peu se faisaient mineurs, et quand ils se faisaient mineurs, ils se réunissaient à vingt ou trente, dînaient ensemble et chantaient les chansons de Béranger au dessert; juraient que, quelque chose qui arrivât, ils ne se quitteraient point; faisaient une société, et partaient tout cœur, tout courage, pleins de bon vouloir et d’espérance, et voyant d’avance leurs poches crevant d’or; puis, ils arrivaient aux placers ne sachant pas un mot d’anglais; quand ils en savaient un, ils en faisaient le fond de la langue et le plaçaient à tout propos; puis ils se mettaient à la besogne, essayant un trou ici, un trou là, ne faisant qu’effleurer la terre, ne la creusant jamais, abandonnant leur mine au moment où elle allait produire, se querellant avec les Américains qui se moquaient d’eux et leur montraient les lingots trouvés six pouces plus bas que l’endroit où ils s’étaient arrêtés; s’impatientant de ne pouvoir entendre ce qu’on leur disait et surtout de ne pouvoir répondre, recourant comme explication aux revolvers. Alors, Français et Américains parlaient la même langue, celle des coups de pistolet; seulement, dans cette langue-là, les mots tuent.

Les privations leur faisaient perdre immédiatement courage et les accablaient bientôt. Ils ne pouvaient se contenter de galette américaine, du snap jack, de la bouchée de Jacques. S’ils étaient douze, ils en envoyaient un à la chasse; d’un autre ils faisaient un cuisinier, et privaient ainsi la société de quatre bras; les Français ont souvent réussi, mais presque comme exception, aux mines. Les Américains ont toujours été leurs maîtres en ce genre de travail.

Leur ennemi particulier, acharné, mortel, était l’Irlandais américain. Nous disons l’Irlandais américain, parce qu’il y a une foule d’Irlandais naturalisés en Amérique dont quelques-uns sont d’odieux coquins.

Ainsi, voici le fait; d’après ce fait, on pourra juger les Irlandais, de la Californie bien entendu; et, nous le répétons une fois pour toutes, il ne faut pas juger un peuple entier sur les faits et gestes de quelques individus.

Quelques temps après notre arrivée, c’est-à-dire pendant l’année 1851, il y avait deux Français dans un des placers de Downiewille sur la Sierra-Nevada, placer situé à cent vingt mille de San-Francisco, et qui fut depuis d’un immense rapport. Les deux Français se trouvaient perdus au milieu des Irlandais et des Américains; mais l’exemple qu’ils recevaient, de ces derniers surtout, soutenait leur courage. Ils avaient un claim, c’est le nom que l’on donne au trou creusé dans le but de trouver de l’or; je l’avais oublié tout à l’heure, je me le rappelle maintenant; ils avaient un claim qui promettait d’être d’un excellent rapport et qui commençait à tenir ses promesses.

Or, les deux Français exploitaient tranquillement leur claim, vivant en apparence en bonnes relations avec les Irlandais leurs voisins, sans se douter que leur claim était ambitionné par les Irlandais.

Un matin, on entre en tumulte dans la cabane des deux Français, on les arrache violemment de chez eux, on les entraîne, avec des cris et des menaces auxquels ils ne comprenaient rien, devant une espèce de tribunal composé d’Irlandais et d’Américains.

Là, un Américain, qui dit quelques mots de français, leur fait comprendre qu’ils sont accusés par les deux Irlandais d’être entrés la nuit dans leur cabane et de leur avoir volé leur poudre d’or.

Les deux malheureux accusés, forts de leur innocence, se défendent, protestent, affirment, mais on ne les comprend pas, ou plutôt on ne veut pas les comprendre. Tous les Irlandais prennent fait et cause pour leurs compatriotes: ils se réunissent contre les accusés, leur passent une corde au cou, et s’apprêtent à les pendre à deux arbres et mettre la loi de Lynch à exécution.

Avant de les enlever, ils insistent pour que les deux Français avouent leur vol: grâce leur sera faite, promettent-ils, en faveur de leur sincérité. Les accusés répondent qu’ils ne sauraient s’avouer coupables quand ils sont innocents; ils sont prêts à mourir, mais ils mourront en affirmant devant Dieu et devant les hommes qu’ils n’ont pas volé la poudre d’or.

Alors on les enlève. Les deux malheureux perdent terre; mais, au bout de quelques secondes, leurs bourreaux les redescendent en leur criant d’avouer. Ils ne peuvent avouer, répondent-ils, ce qui n’est pas, et rien ne les forcera à mentir.

Alors, on les enlève une seconde fois, et cette fois tout va être fini pour eux, quand tout à coup un grand cri se fait entendre sur la route. On se retourne: ce cri, celle qui l’a poussé, c’est une femme américaine qui accourt, les cheveux épars, en chemise, avec un seul jupon, criant:

—Arrêtez! ils sont innocents. Au nom du ciel, arrêtez!

On reconnaît la blanchisseuse des mineurs; on laisse retomber les deux patients. Elle raconte alors, avec la volubilité et la puissance de l’indignation, qu’elle a entendu, à la gargote des mineurs, un des Irlandais faire, avec son camarade, le complot d’accuser les deux Français de vol; elle déclare, sur la vie, qu’elle dit la vérité, et que les deux Français ne sont pas coupables.

—Allons soit! mais alors tu payeras pour eux, disent les Irlandais.

Et ils retirent les cordes du cou des deux accusés, passent une corde au cou de la pauvre femme, et la pendent. Je ne sache point que les assassins aient été punis. A ce spectacle terrible, l’un des deux Français se mit à rire aux éclats. Il était fou.

L’autre était devenu, au contraire, silencieux et atone. La terreur l’avait rendu idiot. On les ramena tous les deux à San-Francisco. M. Dillon plaça le fou à la maison de santé de Stocton. (Disons, en passant, qu’il y a beaucoup de cas de folie à San-Francisco.) Il prit l’idiot chez lui, et, à force de soins, parvint à le guérir.

Revenons à ce que font les Français à San-Francisco. Une chose surtout perd les émigrants de notre pays. Les pauvres diables arrivent sur un bâtiment quelconque; le bâtiment, quel qu’il soit, débarque à la baie, c’est-à-dire qu’au lieu de les débarquer en face du travail, il les débarque en face du jeu, au bruit de l’or, au milieu du luxe, des fortunes faites, parmi les femmes, entre toutes les pompes de Satan enfin.

Presque toujours le jeu les prend; quelques-uns réussissent dans ce métier chanceux et en vivent, mais la plupart y perdent le peu qu’ils ont apporté, et y prennent les engagements qui, s’ils sont honnêtes, grèvent leur avenir. Une fois qu’il a tout perdu, l’émigrant, au lieu de prendre un grand parti, de se réfugier dans le travail comme auprès d’un ami sévère mais sûr, l’émigrant s’accroche à San-Francisco, s’acoquine à la ville, et ne se décide plus à partir qu’à la dernière extrémité.

Après les Américains, les premiers émigrants accourus en foule ont été les Français. Ceux qui ont échappé au danger que nous venons de signaler (et dans les commencements de la Californie, le danger était moins grand), ceux-là se sont mis à être jardiniers, pêcheurs, chasseurs, commissionnaires, portefaix, fruitiers, fleuristes, petits boutiquiers, croupiers de maisons de jeu, marchands de salade, marchand de fraises.

Il y a à la mission San-José, à la mission Dolorès et au Présidial, des plaines ronges de fraises et couvertes de toutes les salades sauvages, dont la civilisation fait le commerce de nos verduriers, doucette, raiponse, pissenlits et une espèce de cresson qui pousse particulièrement sous les grands chênes, et qu’on ne cesse de manger que lorsqu’il jette et abandonne au vent une petite fleur blanche qui indique le dépérissement de la plante.

Cette branche de commerce a été exploitée avec un succès fabuleux jusqu’en 1832, époque où la salade civilisée est venue, sous le nom de laitue, de chicorée et de romaine, détrôner la salade sauvage. Nous avons assisté à la création d’une fortune reposant sur ces éléments.

M. D***, ancien notaire, très-brave et très-excellent homme, déjà âgé de cinquante ans, arrive, perd son argent comme tout le monde, se laisse gagner par le mauvais exemple, essaye de gagner de l’argent par tous les moyens, s’associe avec une femme, est abandonné par cette femme qui emporte avec elle les fonds de l’établissement. Alors, il prend une grande résolution, disparaît complétement de la société qu’il a l’habitude de fréquenter, et, un beau matin, au moment où l’on se demande ce qu’il peut être devenu, on le trouve au marché aux herbes, marchand de salade.

Pendant deux ans il y vint, matin et soir, avec son panier plein de salades de toute espèce. Au bout de deux ans, il avait à ce métier gagné plus de cent mille francs.

C’est pour la Californie qu’a été fait ce proverbe: Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens. A cette époque, excepté le marché aux viandes de boucherie, constamment tenu par les Américains, tous les marchés étaient tenus par les Français.

Dès 1849, ces marchés étaient remplis du plus beau gibier possible, et relativement à très-bon marché. Deux perdrix coûtaient une piastre, deux canards une piastre, le chevreuil était à une demi-piastre la livre, l’ours à deux francs cinquante; le lièvre seul, qui se tient dans l’intérieur, était horriblement cher: un lièvre valait six ou sept piastres, mais, à la rigueur, on peut se passer de manger du lièvre.

La viande de boucherie valait un dollar la livre. On ne sait pas le prix auquel ont monté les premiers poulets. Le dindon était un objet de luxe. En 1850, il coûtait soixante piastres; en 1853, il en coûtait encore de vingt à vingt-cinq. Mais je dirai à propos de la volaille ce que j’ai dit à propos du lièvre: on vit sans volaille quand on a d’excellent gibier et tous les poissons d’Europe. Le saumon surtout était excellent.

Au commencement, nos Français qui avaient eu la bonne idée de se faire jardiniers devaient nager dans l’or. Un chou valait trois piastres, une salade deux piastres. On achetait les radis par demi-douzaine, comme on achète chez nous les cerises au mois de mai. Quand on avait une verdure quelconque, on la faisait fièrement passer par le panier.

Il existait quelques œufs; mais on les regardait en passant comme des curiosités auxquelles les millionnaires seuls pouvaient atteindre. Ils valaient cinquante francs la douzaine; il est vrai qu’à ce prix on les garantissait frais. En 1853, ils étaient tombés à vingt francs la douzaine.

Il y avait aussi des fleurs. Un bouton de rose se vendait une piastre. Les élégants portaient un bouton de rose à leur boutonnière.

Le plus petit bouquet coûtait de quatre à cinq piastres. Il y avait quelques docteurs français qui ne faisaient rien. D’ailleurs, on était si occupé à San-Francisco, qu’il n’y avait de malades que ceux qui ne pouvaient pas faire autrement. La plupart des médecins étaient de véritables bourreaux. Un homme de mérite, le docteur d’Olivera, faisait au milieu de tout cela une fortune immense, avec deux ou trois autres confrères; les autres ne faisaient pas de l’eau à boire.

Toute cette bonne population française avait donc les meilleures chances de réussite quand arrivèrent les lingotiers. On appela en Californie lingotiers tous ceux qui arrivèrent en vertu de la loterie du lingot d’or. On se rappelle qu’une portion de la recette de cette fameuse loterie était affectée au transport d’émigrants en Californie.

Alors commença un tohubohu qui changea complétement la face des choses. Notre bon consul, M. Dillon, eut un effroyable labeur. Il s’agissait de les faire partir le plus tôt possible pour les placers.

M. Dillon retenait d’avance leur place aux paquebots qui remontaient le Sacramento; M. Dillon payait leurs dépenses dans les pensions bourgeoises; M. Dillon allait les recevoir à leur arrivée; M. Dillon allait les reconduire à leur départ; M. Dillon dissipait les rassemblements, calmait les émeutes.

Nul ne dira jamais tout ce que la population française doit à M. Dillon. Lui seul pourrait dire combien de fois, lui qui, peut-être le seul de tous les habitants de San-Francisco, ne porta jamais une arme, lui seul pourrait dire combien de fois, en revenant le soir au consulat, il fut arrêté par la voix menaçante du vol ou par l’humble accent de la misère.

Un soir, deux hommes lui barrent le chemin. M. Dillon s’arrête.

—Monsieur Dillon?—C’est moi.—Ne craignez rien.—Ai-je l’air d’un homme qui a peur?—Faites-nous la grâce de nous suivre.—Marchez devant.

Les deux hommes marchent devant, M. Dillon les suit dans une petite rue détournée, descend dans une maison qui a l’air d’un coupe-gorge; il est introduit dans une espèce de cave. Là il voit sur un matelas, sans vêtements et sans pain, une femme qui vient d’accoucher.

—Qu’est-ce que cela? demanda-t-il.—Une mère et un enfant qui se recommandent à votre bonté, Monsieur Dillon.—Pourquoi y a-t-il semblable misère à San-Francisco sans que j’en sois instruit?—Nous vous l’eussions dit, Monsieur, que vous ne nous eussiez pas crus. Nous avons désiré que vous vissiez de vos propres yeux.—C’est bien; voilà cinquante piastres pour la mère; je vous enverrai madame Dillon demain pour pourvoir aux besoins de l’enfant.

Et M. Dillon rentre au consulat, escorté des deux hommes qui, cette fois, l’accompagnent, moins pour qu’il ne lui arrive pas malheur, que pour lui baiser les mains une dernière fois.

XXVIII

JOHN.

Les Américains appellent tous les Chinois sans distinction John. Les Américains éprouvaient de grandes difficultés à prononcer les noms chinois; le temps qu’ils employaient à s’occuper de cette prononciation était du temps perdu, et l’on sait la valeur du temps pour un Américain. Les Américains ont donc décidé que tout Chinois s’appellerait John.

Le Chinois est industrieux, sobre et patient. Dans les premiers jours de la Californie, ils lancèrent leurs jonques entre le Grand océan septentrional et le Grand océan équinoxial, traversèrent la Micronésie et abordèrent à San-Francisco.

Ils apportèrent avec eux toutes leurs provisions: viandes séchées en rubans, poissons fumés, thé, riz. Leur seule dépense obligée fut la chaussure, l’achat des outils de travail et le loyer.

Les voilà arrivés; voyons comment ils procèdent. Ceux qui vont aux mines y vont comme une bande de corbeaux. Ils s’éparpillent sur le terrain de rebut que le Français et l’Américain vient de quitter, et là ils creusent de nouveau, font leur piastre ou leur deux piastres par jour, et se contentent de ce médiocre bénéfice. Ils glanent littéralement l’or.

John, c’est la fourmi. Il est industrieux et tranquille comme elle; jamais il ne se mêle ni ne s’associe aux autres nations. A peine arrivé dans le pays où il compte s’établir, il se met à étudier la langue de ce pays; il l’apprend vite, la parle avec un effroyable accent, mais enfin il la parle.

La tasse à thé, le bâton à manger le riz, composent toute la batterie de cuisine. Ceux qui ne s’éparpillèrent pas dans les placers se firent restaurateurs et cuisiniers. On les accusa de faire manger à leurs clients force rats; mais peut-être le rat est-il aussi calomnié en Californie que le chat en France, et je me rappelle un procès fait à je ne sais quel gargotier de notre banlieue parisienne, lequel prétendit que, si les juges qui le condamnaient avaient mangé de ses chats, ils ne voudraient plus manger autre chose.

Quand les Français arrivèrent et profitèrent de leur réputation européenne de cuisiniers pour leur faire concurrence, les Chinois se mirent blanchisseurs. C’est ce qu’ils sont encore aujourd’hui à des prix assez modérés.

Aussitôt qu’ils louent une maison, ils bâtissent autour d’elle une varangue, ce qui donne tout de suite à leur habitation un aspect de pagode. A peine dans une rue, ils en font déloger tout le monde par le prix immense qu’ils en donnent au propriétaire pour en faire des maisons de jeu et de licence.

Les Chinois sont très-joueurs; ils jouent à un jeu fort simple, pair et impair. Comme les maisons de jeu françaises, leurs maisons de jeu à eux ont une musique. Cette musique, ce qu’il y a de plus chinois, c’est-à-dire de plus terrible en musique, se compose d’un triangle et d’un chaudron. A l’instar des maisons de jeu américaines et françaises, ils ont des femmes pour ratisseuses; seulement les femmes chinoises sont repoussantes.

Les deux rues du Pont et Sacramento sont entièrement consacrées aux deux industries que nous venons d’indiquer. Ils ont théâtre, bazar et pagode. La pagode et le théâtre se touchent. Au théâtre, ils font des choses merveilleuses d’adresse et de jonglerie; les Parisiens en ont un exemple dans les lanceurs de couteaux.

Il y a à San-Francisco un bazar chinois qui serait un écrasement pour nos plus beaux bazars parisiens. Toutes leurs marchandises sont à très-bon marché. C’est un Américain, nommé Duncan, qui est propriétaire de ce bazar merveilleux. Il a commencé par être agent des marchands chinois; aujourd’hui il est propriétaire d’un établissement qui vaut des millions.

Ils ont de magnifiques comptoirs, un plancher toujours humide pour que la poussière ne s’attache point aux objets, et, malgré toutes ces précautions, ils passent leur vie avec des plumeaux à la main. Rien de plus joli et de plus original que de voir les étrangers arrivant dans ce beau bazar, escortés courtoisement par tous ces Chinois habillés élégamment et leur servant d’interprètes.

Aussitôt qu’un Chinois a la somme qu’il s’est fixée d’avance, il part, ne risquant jamais rien dans aucune spéculation. Leur effroyable saleté, les scandales que cause la vie de leurs femmes, ont nécessité que l’autorité fît pour eux, on plutôt contre eux, ce que l’Italie et l’Espagne font encore pour les juifs. On les a parqués dans un quartier de la ville. Ils ont leur Ghetto.

Ils ont Une fête, cependant, durant laquelle il leur est permis de se répandre par toute la ville. Durant cette fête, ils bouleversent de fond en comble San-Francisco. Pendant le jour et pendant la nuit, ce ne sont que feux d’artifice; les pétards éclatent partout sous les pieds des passants, le ciel est rayé de fusées comme il n’y a que les Chinois qui en font. Sous prétexte qu’ils connaissent la poudre depuis deux mille ans, ils sont les premiers artificiers du monde.

Pendant tout le temps que dure cette fête, ils courent la ville sur des chevaux de louage, qu’à force de coups ils font marcher à fond de train, s’accrochant tantôt à la queue, tantôt à la crinière, montant à cheval comme des matelots. Ils sacrifient des chèvres et vont en pèlerinage équestre à leur cimetière. Il est si rare de voir un Chinois folâtre, que leur gaieté fait la joie de toute la ville.

Les Mexicains, après les Chinois, les Français et les Américains, forment la population la plus nombreuse. Leur richesse vient de leur terre; en général, ils ne se livrent à aucun commerce et vivent comme de véritables hidalgos.

Les Italiens partagent le petit commerce avec les Français. Persévérants, sobres, pas joueurs, ne trouvant aucune industrie trop humble pour eux, ils ont, en général, les plus belles boutiques de San-Francisco. Une demi-douzaine des plus grands négociants italiens a commencé par vendre des pommes dans la rue.

XXIX

NOS POMMES ET NOS OIGNONS.

Pendant le temps que nous visitions San-Francisco et prenions langue dans le pays, nos pommes, nos oignons, nos patates et nos sirops étaient en douane, et cela, sans aucun moyen de presser leur visite. Il en résulta six semaines de retard.

Pendant ces six semaines, il arriva huit ou dix navires chargés exactement des mêmes articles. Ils ne devaient, il est vrai, venir qu’à la suite des nôtres; mais en annonçant sa denrée, chaque navire nouvel arrivant n’en faisait pas moins baisser le prix courant. On me laissait ignorer tout cela, et je vivais calme et contente sur l’espérance de nos deux millions.

Enfin, au bout de six semaines, M. Giovanni reçut l’invitation d’aller payer quinze cents piastres à la douane.

Enfin! M. Giovanni prit les quinze cents piastres et courut tout joyeux à l’établissement du fisc. Jamais argent de gabelle n’avait été plus joyeusement donné. Nos denrées avaient baissé de valeur, mais elles arrivaient en première ligne. On perdait peut-être sur le prix qu’on en avait refusé en rade, mais il restait encore un joli bénéfice. O bon La Fontaine! que de philosophie dans la fable de Perrette et du Pot au Lait!

Son reçu à la main, M. Giovanni demanda où étaient ses marchandises. Un commissionnaire reçut l’ordre de le conduire à l’endroit où on les avait emmagasinées. C’était sous un immense hangar.

M. Giovanni, en arrivant en vue de notre future fortune, poussa un cri de terreur et de désespoir. Toutes les caisses étaient défoncées; les pommes, les oignons et les patates étaient répandus à terre, et, comme la pluie avait passé à travers le toit du hangar, les pommes étaient pourries, les pommes de terre avaient germé, les oignons avaient des queues comme des comètes. Nos deux millions étaient perdus; si bien perdus, que M. Giovanni s’écria:

—Pourvu que cela nous paye nos frais de douane, c’est tout ce que je demande.

Au reste, à San-Francisco on devient, sinon facilement, du moins rapidement philosophe. Les catastrophes du genre de celle qui nous tombait sur la tête pleuvent comme grêle, et les plus sûres fortunes y sont éternellement vacillantes.

—Je veux revendre ma cargaison en bloc, dit en sortant M. Giovanni au commissionnaire; tâchez de me trouver un acheteur.

Le lendemain un homme vint; il avait vu le lot et en offrait deux mille piastres. On débattit longuement, et l’on fit affaire à deux mille cinq cents, seize mille francs à peu près. La chose nous coûtait quelque chose comme soixante et quelques mille francs.

On voit qu’en ajoutant notre seconde spéculation à la première, nos patates, nos oignons et nos pommes de terre au sucre que nous avions été forcés de jeter à l’eau, on voit que nous étions dans une veine de bonnes affaires. Nous avions perdu à peu près deux cent mille francs depuis notre départ de Bourbon.

Revenons à celui qui avait acheté en bloc nos pommes et nos oignons. Il avait enlevé le tout et tout fait porter sous un hangar. Au bout de deux jours on crie: Au feu! La moitié de la ville brûle comme d’habitude et lui fait des oignons roussis, des pommes cuites et des patates rôties, de notre cargaison sur laquelle la malédiction du ciel semblait s’être arrêtée.

Comme il nous avait payés comptant et avait mis là jusqu’à son dernier sou, c’était lui qui, huit jours après, nous vendait de la salade. On comprend que nous lui avions donné notre pratique.

Puisque nous venons de nous brûler les doigts à un incendie, disons quelques mots du feu à San-Francisco. Nous avons dit que San-Francisco était bâti en bois. Ce bois, importé, venant des États-Unis, arrive sec comme allumette; il en résulte qu’il brûle avec rage. A l’époque où nous sommes arrivés, 1851, une heure suffisait à incendier toute une rue.

Les maisons, cependant, étaient bâties sans cheminée. On prenait toutes les précautions contre le feu; mais à San-Francisco le feu ne prenait pas; à peu d’exceptions près il était mis.

Ce feu mis servait beaucoup d’intérêts: d’abord il payait les dettes de tous les brûlés; il donnait de l’ouvrage aux charpentiers, serruriers, etc.; il offrait un prétexte aux banqueroutes; enfin, il permettait des spéculations dans le genre de celle que nous allons raconter.

Une dame américaine et sa famille arrivent dans le steamer, ses meubles et ses marchandises la suivent dans un bâtiment à voiles qui, forcé de doubler le cap Horn, ne doit arriver que six semaines ou deux mois plus tard. Tout cela était d’avance consigné à une maison d’agence de San-Francisco. Au temps convenu, les meubles arrivèrent et furent emmagasinés.

Vers cette époque, il y eut à San-Francisco deux ou trois incendies. La maison d’agence et une partie de ses magasins brûlèrent.

Quelques jours après l’incendie, la dame américaine envoya demander quand elle pourrait faire prendre ses meubles. Elle n’ignorait pas que l’agent avait été brûlé; mais comme elle lui connaissait plusieurs magasins, elle espérait que ses meubles se trouveraient dans un de ceux qui avaient échappé au sinistre. L’agent fit répondre qu’il était désolé, mais que tout l’ameublement avait été la proie du feu. Il fallait prendre son parti. L’affaire en resta là.

Six mois après, un ami de la dame américaine, qui la connaissait de Boston et qui avait fréquenté sa maison dans cette ville, se présenta chez elle, demandant à parler à elle seule, et, comme elle y consentit, tout étonnée qu’un vieil ami fût si formaliste ce jour-là, celui-ci, d’un air assez embarrassé, lui raconta qu’il venait de reconnaître dans une maison suspecte une partie de cet ameublement, apporté des États-Unis, et qu’elle croyait incendié. L’embarras de l’ami venait naturellement de la localité où il avait retrouvé l’ameublement.

La dame américaine, très-collet monté, fut fort étonnée de la découverte, et, avec toutes sortes de ménagements, pria son ami de saisir la première occasion qu’il aurait de retourner dans la maison et de vérifier, à l’aide d’une marque qu’elle avait faite à ses meubles en les emballant, si ces meubles étaient bien effectivement les siens.

L’ami, qu’il eût trouvé ou non un prétexte, eut l’obligeance de retourner dans la maison. La marque était à l’endroit indiqué. Les meubles de la dame américaine avaient été, non pas brûlés, mais soustraits et vendus. Un procès s’ensuivit. Les meubles furent rendus à la dame. Il y avait eu erreur.

Or, comme à cette époque on n’avait pas le temps à San-Francisco de vérifier les erreurs commises, il ne fut fait aucune poursuite de celle-là, sœur de mille autres qui se commettaient dans les autres branches de la spéculation. Il est juste de dire qu’à côté d’une maison commettant des erreurs de ce genre, il y en avait d’autres dans lesquelles on pouvait avoir toute confiance.

Aujourd’hui, au reste, pareille chose n’arriverait pas; mais à cette époque la chose arrivait, et souvent même.

Ainsi, nous en appelons comme témoignages aux négociants français, anglais, américains, qui, sur la nouvelle de la découverte de la Californie, séduits par l’appât de grand bénéfices, expédièrent des chargements entiers de marchandises de toutes sortes, attendant avec anxiété le prix de ces marchandises, et qui, pour tout règlement de compte, recevaient des lettres d’avis sur lesquelles ils lisaient le mot fatal: «Brûlé ou endommagé,» ce qui était absolument la même chose.

Il est vrai que, la plupart du temps, ces négociants envoyaient des pacotilles de rebut, se disant cette phrase consacrée:

—C’est assez bon pour la Californie!

Quant à ceux-là, pour ne pas recevoir le prix de leur pacotille, ils n’avaient pas besoin que cette pacotille fût brûlée, puisqu’avant même d’arriver elle était endommagée par l’infimité de sa valeur. Ces pacotilles, en général, après avoir payé le double de leur valeur en frais de douane et d’emmagasinage, servaient à combler le port ou à macadamiser les rues.

Et cependant il faut leur rendre cette justice, les personnes intéressées à faire avaler ces énormités au public californien mettaient beaucoup de zèle à remplir le mandat dont elles étaient chargées, et faisaient encombrer les ports et les rues d’encans crépusculaires et nocturnes, espérant qu’à l’aide de l’obscurité les défectuosités de la marchandise disparaîtraient et que le badaud californien s’y laisserait prendre.

Mais le badaud californien, c’est le mineur, c’est-à-dire l’homme à la ceinture remplie d’or; l’homme extravagant par excellence, fou dans ses désirs, mais qui, justement parce qu’il payait tout comptant et sans marchander, se révoltait à cette idée qu’on spéculait sur lui comme sur un niais.

M. Giovanni, en passant un soir avec ses amis dans le bout de la rue Kearney, du côté du port, s’arrêta devant un de ces encans, qui faisait un peu plus de bruit que les autres. Le commissaire-priseur était un des plus habiles du genre.

Au moment où ces messieurs s’arrêtèrent, il était en train de mettre à prix une boîte de trois cents cigares.

Les cigares étaient-ils bons? étaient-ils mauvais? étaient-ils faits avec la plante de tabac? étaient-ils composés avec des feuilles de noyer? venaient-ils de la Havane ou de la Belgique? Cela ne faisait rien à la chose: ils étaient dépréciés par le fait même de l’endroit et de l’heure où ils se vendaient.

Le commissaire-priseur tenait donc élevée au-dessus de sa tête sa boîte de trois cents cigares et criait:

—Une boîte de trois cents excellents cigares de la Havane, à un dollar.

Puis, avec le roulement de langue que le commissaire-priseur californien possède seul:

—One dollar, gentlemen! one dollar, one dollar, one dollar, one dollar, one dollar! disait-il jusqu’à ce qu’il perdît haleine.

Personne n’eut l’idée, malgré la recommandation qui accompagnait l’objet en vente, de tirer un dollar de sa poche. Alors force fut au commissaire-priseur de rabattre de sa prétention, bien modeste du reste, quand on pense qu’un cigare en Californie coûte vingt-quatre sous et un cigare ordinaire un réal.

Le commissaire reprit donc avec la même volubilité:

—Three quarts of a dollar! three quarts of a dollar!

C’était déjà une diminution d’un quart. Même indifférence dans la foule.

Ne croyez pas que le commissaire-priseur se fatigue pour si peu; non, il reprend avec un courage digne d’une meilleure fortune:

—Half dollar! half dollar! half dollar!

C’est-à-dire un demi-dollar. Même silence.

Alors, tenant à placer sa marchandise à quelque prix que ce fût:

—Then, gentlemen, for nothing, for nothing, nothing, nothing, nothing.

Ce qui voulait dire:

—Alors, Messieurs, pour rien, pour rien, pour rien.

Chacun resta les mains dans ses poches; on ne voulait pas même pour rien d’excellents cigares de la Havane. Le commissaire-priseur, amusé de son côté presque autant qu’il amusait les autres, voulut voir jusqu’où l’insouciance des assistants irait. Il tira un excellent dollar de sa poche.

—Gentlemen, a good and excellent dollar, warranted from the United-States mint, for soixante-quinze cents! soixante-quinze cents! soixante-quinze cents!

Ce qui voulait dire:

—Messieurs, un bon et excellent dollar, garanti frappé aux États-Unis, pour trois francs quinze sous! trois francs quinze sous! trois francs quinze sous!

Ce qui faisait trente sous de perte pour le marchand de dollar. Mais on était si bien convaincu que le dollar ne valait pas mieux que les cigares, que, quoiqu’il fût offert à un demi-dollar, le commissaire ne trouvant pas d’acheteur remit en riant le dollar dans sa poche.

Pour ce jour-là la vente n’alla pas plus loin, et M. Giovanni et ses amis, fort satisfaits du spectacle auquel ils venaient d’assister, s’éloignèrent en riant. D’après la méfiance, jugez des abus.

Au reste, toutes les grandes ruines de la Californie sont basées là-dessus: vendre des marchandises qui ne sont pas vendables. En revanche, tout ce qui est bon, venant de France, d’Angleterre et des États-Unis, se vend aussi facilement en Californie que se vend mal toute cette marchandise de pacotille que nous venons de signaler.

Revenons aux incendies. Nous avons dit que le feu payait les dettes, créait du travail, excusait les banqueroutes et permettait les soustractions frauduleuses.

Il est encore une autre sorte de spéculation qu’il servait à ravir: c’était celle des malfaiteurs, qui profitaient de la bagarre pour voler.

La police, du moment où l’on commença de la bien faire, ainsi que les observations du comité de surveillance, constatèrent toujours ceci: Que le point d’où partait le feu était toujours sous l’influence du vent de terre, qui poussait l’incendie de l’est à l’ouest, c’est-à-dire des extrémités de la ville sur la baie. A quelques rares exceptions près, on peut donc affirmer que ces incendies n’avaient pas lieu par accident, mais étaient mis de main d’homme.

C’était tellement vrai que, par exemple, voici, dans un feu de 1851, ce qui arriva en petit à madame Plume, femme d’un des premiers banquiers de San-Francisco. La cloche de l’incendie sonne, cloche terrible qui m’a fait mille fois sauter tremblante et effarée de mon lit, et cela à trois ou quatre reprises différentes dans la même nuit, courir au coffre, que tout Californien tient prêt et à sa portée, pour sauver de la flamme ce qu’il a de plus précieux et le mettre à l’abri à la montagne du Télégraphe.

La cloche d’alarme sonne, disons-nous; madame Plume court à sa cassette à bijoux, à argenterie et à dentelles. L’incendie était là, à dix pas de sa maison, allongeant ses langues de feu et prêt à l’atteindre. Vêtue d’une simple robe de chambre, elle s’élance dans la rue, sa cassette sous le bras. A peine a-t-elle mis le pied dans la rue, qu’atteinte d’un coup de crosse de revolver, elle tombe à la renverse, laissant échapper sa cassette. Quand elle revint à elle la cassette avait disparu, emportée par l’homme qui, se doutant qu’elle allait fuir, l’attendait à sa porte et l’avait frappée.

Au milieu des premiers incendies on entendait, comme de formidables étincelles, pétiller les coups de revolvers. C’étaient les propriétaires des maisons en flammes et les membres du comité de surveillance qui tiraient sur les voleurs comme sur des bêtes féroces. A ces gens-là on ne faisait aucun procès: ou on les tuait sur le coup, ou on les pendait. Nous l’avons déjà dit, cela s’appelait lynch-law, ou la loi de Lynch.

Ces feux étaient effrayants; ils se propageaient avec une telle rapidité, que l’on ne croyait jamais les fuir assez tôt. Les incendies avaient toujours lieu la nuit, et l’on voyait courir les rues les femmes à moitié vêtues; elles fuyaient vers la montagne. Les hommes restaient et essayaient de sauver quelque chose. S’ils y parvenaient, tout ce qu’ils sauvaient était porté à la montagne, puis ils revenaient, essayant de sauver autre chose.

Eh bien! miracle étrange! on volait dans les maisons, on assassinait dans la rue; il y avait danger de mort pour l’homme qui sortait de sa propre maison avec son propre bien; mais il n’y a pas exemple que, des objets transportés à la montagne, aucun ait jamais manqué. C’était à croire qu’un cercle était tracé à sa base, que n’osaient franchir les voleurs.

Au jour, généralement, du quartier où le feu avait été mis, il ne restait plus rien qu’un monceau de cendres et une épaisse fumée. Vous croyez peut-être que tous ces propriétaires ruinés étaient là s’arrachant les cheveux et se désespérant? Point. Du moment où ils avaient été chassés de leur maison par la flamme, ils s’étaient mis à courir vers les chantiers où étaient empilés les bois de construction.

La maison brûlait encore, que le bois qui devait servir à bâtir l’autre maison était acheté, et ce bois était amené à la place de l’incendie où il attendait que la dernière flamme fût éteinte.

Trois jours après, la maison était rebâtie, le commerce avait repris son cours, et l’on se demandait si c’était en rêve ou en réalité que l’on avait vu ce sinistre qui avait passé avec la rapidité de l’éclair. Consignons ici que San-Francisco a été brûlé et rebâti ainsi une cinquantaine de fois à peu près.

Maintenant, si l’on détourne les yeux de cet étrange foyer d’activité tout américaine, où la vie succédait si rapidement à la mort, pour les porter sur la montagne du Télégraphe, la montagne présente un véritable tableau de désolation.

C’étaient des femmes et des enfants de tous les pays, enfants et femmes à moitié vêtus, accroupis sur les objets sauvés du feu, trempés par la rosée glacée de la nuit, et grelottant de froid, inquiets de savoir, les enfants, s’ils reverront leurs pères, les femmes si elles reverront leurs maris; les yeux fixés sur l’endroit fumant, écoutant les terribles sonnettes de l’incendie qui, en se pressant, indiquent les progrès de la flamme, qui, en se ralentissant ou en s’éteignant, donnent l’espoir que le feu est vaincu, puis qui, tout à coup se ranimant de nouveau, font passer dans tous les cœurs bondissants la terreur et le désespoir.

Au milieu de toutes ces angoisses, un homme aux vêtements à moitié brûlés monte rapidement la pente de la montagne; femmes et enfants s’élancent au-devant de lui; tous espèrent. On distingue ses traits. Ceux pour qui il est étranger s’arrêtent, tandis que la famille continue, précipitant d’autant plus ses pas que celui qui s’approche est reconnu.

Alors retentissent les sanglots de la joie, les cris entrecoupés du bonheur; alors les caresses, les embrassements se confondent. Puisque le père, puisque le mari est retrouvé, ce que l’on a perdu est oublié. Mais celui-ci, qui est-il donc? On s’informe de ceux qui manquent, et toute la pauvre colonie proscrite se suspend aux lèvres du narrateur.

Joie et douleur tombent avec chacune de ses paroles; puis peu à peu la montagne se dépeuple, chacun retourne à la ville, suivant le chef de famille et allant habiter la maison nouvelle, et il ne reste au funèbre bivouac que ceux que l’incendie a faits veuves ou orphelins, ou ceux qui, ayant conservé leur père ou leur mari, ont perdu toute fortune. J’essaye de rendre des tableaux impossibles à décrire; aussi je m’arrête.

Dès le commencement de la Californie, il s’organisa un corps de pompiers américains qui, n’ayant pas de pompes, faisaient le service avec des seaux. Mais ce n’étaient pas seulement les pompes qui manquaient, c’était l’eau. On obvia à ces deux inconvénients: on fit venir des pompes d’Amérique.

On nomma des ingénieurs qui creusèrent des citernes à tous les coins de rue. Des inspecteurs veillent à ce que ces citernes soient toujours prêtes, si bien qu’aujourd’hui la ville de San-Francisco tout entière, au premier coup de sonnette, est prête à faire face à l’incendie.

Il brûle encore une, deux ou trois maisons; mais ces grands incendies qui dévoraient tout un quartier n’éclatent plus. Au reste, une loi est rendue qui ordonne qu’au fur et à mesure qu’une maison de bois brûle, elle soit remplacée par une maison de pierre.

XXX

BRIC-A-BRAC.

Quant à nous, à quelques billets de mille francs près, nous étions aussi complétement ruinés que notre marchand de pommes de terre, de patates et d’oignons. Il s’agissait de bien réfléchir avant d’entreprendre une spéculation; ces derniers billets de mille francs perdus, il ne nous restait plus même de quoi retourner en Europe. M. Giovanni me fit l’honneur de me consulter sur la situation.

—Qu’allons-nous faire, Jeanne? demanda-t-il.—C’est tout simple, répondis-je; nous allons nous faire marchands de meubles et de curiosités.—Comment, marchands de meubles et de curiosités?—Mais certainement; n’avons-nous pas un ameublement splendide et mon musée zélandais?—Tiens! tiens! fit M. Giovanni; mais il y a une idée là-dedans.—Je l’espère.—Réfléchissez, cependant, Jeanne.—Mes réflexions sont faites; cherchez aujourd’hui un magasin, louez-le demain, et après-demain, ouvrons boutique.

Le même jour, M. Giovanni se mit en quête, et trouva, rue du Pont, une baraque bâtie en lattes qu’il arrêta au prix modeste de quinze cents francs par mois; il est vrai qu’elle avait une petite chambre au fond.

Après trois jours d’un travail monstrueux fait par mon mari et par moi pour organiser la boutique de bric-à-brac, nous en fîmes l’ouverture un lundi matin. J’avais des meubles charmants, un piano, une bibliothèque composée de livres choisis, un cabinet de curiosités à ne pas faire rougir un département.

Au bout de huit jours, notre magasin était connu de tout San-Francisco sous le titre de la Boutique de l’antiquaire. Le succès dépassa notre attente. Il est vrai que j’avais pour crieur à la porte du magasin la huitième merveille du monde.

C’était une charmante perruche avec la face jaune et les tempes pourpres. Elle dansait, chantait et parlait. Son triomphe, dans le chant, c’était le galop de Gustave. Seulement elle le prenait toujours, en débutant, un demi-ton trop haut. Il en résultait qu’arrivée à une certaine note, la voix lui faisait défaut. Alors elle secouait sa gentille tête comme une personne qui se dit à elle-même:

—Que je suis bête! je me suis trompée, recommençons.

El elle reprenait un ton plus bas et en arrivait à son honneur. Alors en signe de satisfaction, elle poussait un joyeux éclat de rire. C’était une drôle de petite bête que cette perruche, et qui semblait parfois douée d’une certaine intelligence. Elle disait tout d’une haleine et sans s’arrêter:

—Dieu bénisse la reine Victoria, son auguste époux, le prince Charles-Albert, et toute sa royale famille!

La foule s’arrêtait donc à la porte de notre magasin, d’abord pour écouter la perruche, puis, voyant des meubles de bon goût, une belle bibliothèque, un musée ethnologique, une collection de minéraux, de magnifiques dentelles que j’annonçais comme du point d’Angleterre, et qui n’étaient en réalité que de la valencienne et du chantilly, elle entrait et achetait. Les Américaines surtout achetaient sans marchander.

D’abord, il y eut de longues discussions entre M. Giovanni et moi: M. Giovanni ne voulait point que je parusse dans le magasin. J’ai dit le danger que couraient les femmes à San-Francisco. J’insistai et donnai à M. Giovanni de si bonnes raisons, que je finis par l’emporter.

Parmi tous ces clients qui encombraient notre magasin, j’en remarquai un surtout qui semblait acheter avec acharnement tout ce qui semblait avoir une valeur plus forte; il demandait le prix d’un objet, on le lui disait, il le payait comptant et l’emportait. Il mit une telle persistance à venir acheter pendant toute une semaine, que, pendant cette semaine, il vida la boutique de ses échantillons les plus précieux. Toutes les fois que nous le voyions entrer, la joie entrait avec lui, aussi le recevions-nous avec toutes sortes d’attentions. Un jour, je poussai la complaisance jusqu’à vouloir lui expliquer l’origine de certaines curiosités. Mais il haussa les épaules.

—Eh! que voulez-vous que tout cela me fasse à moi! me dit-il; vous ferez toutes vos histoires à l’amateur pour lequel j’achète, lorsqu’il viendra vous voir.

Deux ou trois jours après cette conversation, le magasin de bric-à-brac était presque vide, mais en revanche nos poches étaient pleines. Vers le soir, M. Giovanni s’absentait, et alors je restais seule au magasin.

Un soir, cinq minutes après la sortie de M. Giovanni, sir Georges entra. Je jetai un cri d’étonnement; j’ignorais tout à fait qu’il fût à San-Francisco. Il s’approcha de moi et me salua.

—Quand en aurez-vous fini avec votre magasin, Madame? me demanda-t-il.

Surprise à la fois de l’apparition inattendue et de la question étrange:

—Vous le voyez, Monsieur, lui dis-je, ce ne sera pas long maintenant, et avant trois ou quatre jours, j’espère bien en voir la fin.

Sir Georges regarda autour de lui, et voyant toutes les planches à peu près dégarnies:

—A la bonne heure! dit-il; mais, pour l’amour de Dieu! que cette farce finisse, et que je ne vous voie plus dans un comptoir de boutique, même en Californie!

Puis m’ayant demandé le prix de plusieurs objets, il paya et les emporta. Dès lors, je ne doutai pas que cet intermédiaire qui s’occupait si peu de la partie scientifique des objets achetés par lui n’opérât au nom de sir Georges.

Au retour de M. Giovanni, je lui appris la visite de sir Georges et la conversation qui s’en était suivie. Mais, à mon grand étonnement, au lieu d’en rire:

—Il a raison, dit M. Giovanni; tu ne dois plus désormais t’occuper de mes affaires, surtout en Californie. Je te remercie du coup de main que tu m’as donné; mais dans l’occasion, cela se retrouvera.

Et, en effet, M. Giovanni avait, en voyant rentrer l’argent, pris la décision d’entreprendre les affaires en grand. Nous avions trente mille piastres à nous, et en Californie, avec une pareille somme, on n’est pas riche, mais on peut tout commencer.

Je me retirai dans une famille américaine que nous connaissions, et M. Giovanni prit un magasin plus considérable, et s’associa avec un négociant pour faire le commerce en gros des accaparements de denrées en tous genres, et pour fournir les mines de provisions, ainsi que pour faire l’achat de la poudre d’or. Les choses allèrent à merveille: M. Giovanni réalisait de très-grands bénéfices, et au fur et à mesure qu’il les réalisait, il les employait à de nouveaux achats. Ces achats, et en général tout le commerce, consistait en vin, farine, sucre, thé, café et conserves de Marseille. Ce mode de spéculation a son avantage et son désagrément: son avantage est que les fonds, ne s’exposant jamais, ne donnent pas de non-valeurs; son désagrément est que, la fortune étant entièrement engagée, les pertes se font sur une échelle gigantesque.

Je venais de temps en temps voir mon mari au magasin, où j’avais l’habitude de rester une heure ou deux, à chaque visite que je faisais, dans une petite chambre de derrière. Un jour, M. Giovanni se trouvait seul; son associé était sorti pour assister à la vente à l’encan d’un chargement de thé, et les garçons de magasin étaient dans la cour de derrière, occupés à rentrer des ballots de marchandises en cave.

Juste en ce moment, un Irlandais américain entra chez M. Giovanni pour lui faire une commande de marchandises destinées à un placer. Le hasard voulut qu’au moment où il entrait, je sortisse moi-même de ma petite chambre pour passer dans la cour. L’Américain me vit:

—Oh! oh! fit-il, qu’est-ce que cette femme?—C’est madame Giovanni, répondit froidement mon mari.—Diable! fit l’Américain en riant, madame Giovanni, vous dites?—Je dis madame Giovanni, ma femme.—Votre femme?—Ma femme.—Votre femme, à vous?—A moi.—Ah! par exemple, c’est un peu présomptueux de croire que l’on a une femme à soi à San-Francisco.—Alors, je suis un présomptueux, car je crois cela.—Je voudrais bien la voir, votre femme, dites donc; faites-la sortir un peu.

Par bonheur, une des qualités de M. Giovanni, c’est le sang-froid. Il crut que c’était le meilleur bouclier qu’il pût opposer à cette étrange attaque.

—Monsieur, reprit-il, je vous ai dit que c’était ma femme, madame Giovanni, cela doit vous suffire; et comme cette femme est la mienne, vous devez comprendre qu’elle n’est point ici pour se faire voir à l’appel du premier venu.

L’Américain haussa les épaules et sortit. Dix minutes après, il rentrait en compagnie d’un ami. M. Giovanni les vit rentrer avec une certaine inquiétude, mais de cette inquiétude ne manifesta absolument rien.

TENTATIVE D’ASSASSINAT.

JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.      J. CLAYE, IMP.

L’Américain s’avança vers lui avec un air goguenard, et, montrant M. Giovanni à son compagnon:

—Dis-donc, un tel, fit-il, voilà le farceur qui se permet d’avoir une femme à lui tout seul à San-Francisco! qu’en dis-tu?

Les deux Américains se mirent à rire à gorge déployée. Puis, lorsqu’ils eurent ri tout à leur aise, et cela sans que M. Giovanni eût bougé de sa place:

—Monsieur Giovanni, dit l’Américain en mettant la main sur son revolver, faites-moi donc le plaisir, je vous prie, d’aller nous chercher cette dame; nous voulons la voir; comprenez-vous, nous voulons!

Mon mari vit bien, à l’instant même, qu’il allait se passer quelque chose de terrible; mais il résolut de ne point reculer d’un pas, ou plutôt d’avancer; sa résolution était prise. Alors, étendant le bras et montrant du bout du doigt la porte de la chambre dans laquelle j’étais:

—Cette dame que vous voulez-voir, dit-il, elle est là; osez l’aller chercher où elle est; seulement, je vous préviens que vous y risquez votre vie.

L’Américain ne fit qu’un bond de l’endroit où il était jusqu’à ma porte. Mais si vite qu’il eût fait ce trajet, M. Giovanni, sautant par-dessus le comptoir, l’arrêta en le saisissant aux cheveux au moment où il mettait la main sur la clef. En une seconde l’Américain était à terre, renversé sur le dos.

Alors, tout renversé qu’il était, l’Américain, à bout portant, lâcha la détente de son revolver sur M. Giovanni. Par bonheur la balle passa entre l’épaule et le cou, faisant contusion à l’épaule, et alla se perdre dans le plafond.

M. Giovanni saisit d’une main le canon du revolver tout fumant, et tira le sien de sa ceinture. Pendant ce temps, l’Américain tira de la main qui lui restait libre son couteau, et le plongea dans la cuisse de M. Giovanni.

M. Giovanni comprit que c’était folie de ménager plus longtemps ce furieux; il tira son revolver de la ceinture, lui en appuya le canon contre la tempe et lui fit sauter la cervelle. Le mouvement que fit M. Giovanni en se rejetant en arrière, après avoir lâché son coup de pistolet, lui sauva la vie: l’ami du mort venait à son tour de faire feu sur lui.

M. Giovanni se retourna, mais son adversaire était obligé de s’occuper d’un nouveau venu. Ce nouveau venu, c’était notre associé qui, sans savoir ce dont il s’agissait, accourait à l’aide de M. Giovanni. D’un revers de son bras il fit sauter le pistolet des mains de l’Américain; le coup partit en l’air.

L’Américain désarmé, se trouvant en face de deux adversaires et voyant son ami mort, prit la fuite. Alors, aidé par son associé, M. Giovanni tira le cadavre de l’Américain hors du magasin, et le coucha sur le seuil de la porte; puis, sans prendre le temps de panser sa blessure de la cuisse, qui du reste n’était point dangereuse, il prit son chapeau, alluma son cigare; et alla faire sa déclaration chez le recorder, le priant en même temps de vouloir bien faire enlever le cadavre, qui gênait la circulation.

Aucune poursuite ne fut faite contre M. Giovanni, de pareilles scènes étant trop communes à une époque où le défaut d’autorité constituée forçait chacun de se tenir sur la défensive, et de se faire, en cas d’offense ou d’attaque, justice soi-même.

XXXI

LE FEU.

Un mois après cette effroyable scène qui me fut révélée par la détonation successive des trois coups de pistolet, au moment où nos spéculations allaient à merveille et où notre actif pouvait, pour notre part de l’association, monter à cent-vingt mille piastres, la malheureuse cloche d’alarme, si bien connue des Californiens, retentit annonçant un incendie.

Le feu avait pris rue Jackson, et, poussé par un effroyable vent, avait en une seconde gagné nos magasins. M. Giovanni n’était pas encore complétement habillé que la toiture était en flammes. Les braves pompiers accouraient de tous côtés; mais le défaut d’eau paralysait tellement leurs efforts, que M. Giovanni n’en’eut pas un instant l’espérance d’échapper au sinistre.

Il ne s’en mit pas moins au travail, et, notre fortune complétement perdue, il eut le courage de s’occuper de sauver celle des autres. Il montra un courage si prodigieux que, pendant quelques jours, on ne parla à San-Francisco que de M. Giovanni. Ce ne fut que lorsque la cessation du bruit de la sonnette eut annoncé que l’on était maître du feu, que M. Giovanni regarda autour de lui.

Là où s’élevaient nos magasins, et par conséquent toute notre fortune, fumait un monceau de cendres. Cette fois, c’était bien autre chose qu’après la spéculation des pommes et des oignons! Tout ce qui restait au monde à M. Giovanni, c’était sa montre. Il s’approcha de son associé, celui qui lui avait sauvé la vie dans son affaire avec l’Américain, et lui serrant la main:

—Mon cher ami, lui dit-il, je vous souhaite bon courage et beaucoup de succès dans vos entreprises à venir; mais, décidément, la Californie est un fichu pays.—Où allez-vous? demanda M. V. B.—Pardieu, je vais voir ce qu’est devenue madame Giovanni dans cette terrible nuit. Adieu.

Et, cherchant dans toutes ses poches, il finit par y trouver un cigare qu’il alluma tranquillement. Après quoi, lui faisant un signe de tête, il s’achemina vers ma pension. On comprendra facilement avec quelle anxiété je l’attendais.

Au premier son de la cloche du feu, comme tout le monde j’avais sauté hors de mon lit, et bientôt, apprenant que le feu était justement aux magasins de M. Giovanni, je m’élançai hors de la maison. A peine avais-je fait cinquante pas dans la direction de l’incendie, que je fus rejointe par M. Wood: c’était le mari de la dame chez laquelle je logeais. Il m’arrêta, et, malgré mes instances pour continuer mon chemin, me fit entendre combien ma présence allait ôter de force à mon mari. Puis il y avait, comme toujours, un tel encombrement, que ce n’était point sans danger qu’on se hasardait dans la foule. D’ailleurs, lui, M. Wood, y allait et me donnerait des nouvelles. J’attendis avec anxiété.

M. Wood ne revint que deux heures après. Il avait fait la chaîne: il nous apprit que M. Giovanni continuait à travailler avec acharnement, quoique ses magasins eussent été des premiers brûlés.

Vers quatre heures du matin, M. Giovanni parut, la figure noircie par le feu, la barbe et les cheveux brûlés et ses habits en morceaux. Trois fois il avait passé à travers les flammes, et toute la poitrine de sa chemise était brûlée. Il entra, me vit pleurant, jeta son cigare, se laissa tomber dans un fauteuil, et, par une réaction qui me paraissait toute naturelle à moi qui connaissais cette excellente nature, il se mit à sangloter.

Alors ce fut moi qui allai m’agenouiller devant lui et cherchai à le consoler.

—Ah! mon ami, m’écriai-je, du courage!—Mais, me dit-il, tu ne sais donc pas?—Je sais tout; nous sommes complétement ruinés, n’est-ce pas?—Complétement.—Eh bien! nous sommes jeunes, nous travaillerons. Qui commence mal finit bien et nous avons tout l’avenir devant nous.

Il laissa tomber sa tête sur la mienne.

—Tu as raison, dit-il, parle-moi, console-moi, donne-moi la force.

Je continuai de lui parler et lui m’écoutait sans me répondre, se laissant pour ainsi dire bercer par mes paroles. Et en effet, je le berçai si bien, qu’au bout de quelques minutes, brisé par la fatigue et les émotions de la nuit, il était endormi.

J’étais à genoux et courbée dans la position la plus pénible; mais j’avais une si respectueuse pitié pour le sommeil de cet homme qui, voyant ses magasins brûlés, s’était oublié lui-même pour porter secours aux autres, que je ne fis pas, pendant une heure et demie, le plus petit mouvement. Le jour nous retrouva dans la même position.

M. Giovanni dormant profondément; moi pleurant à mon tour, mais tout bas pour ne pas le réveiller. Enfin il ouvrit les yeux, essaya pendant quelques instants de rappeler ses souvenirs; puis tout à coup:

—Ah! pauvre sir Georges! dit-il. Il faudrait envoyer prendre de ses nouvelles.—Comment! prendre des nouvelles de sir Georges? demandai-je; pourquoi cela?—Mais d’abord parce qu’il a fait des prodiges de courage pendant un quart d’heure peut-être qu’a duré l’incendie de notre magasin; ensuite parce que, suivant mon exemple, il a travaillé comme moi et à mes côtés; seulement, je crois avoir entendu dire qu’il avait la jambe cassée ou le genou démis, ou le pied foulé, quelque chose de grave enfin.

Et M. Giovanni prit son chapeau.

—Eh bien! que faites-vous, mon ami? lui demandai-je.—Je vais prendre de ses nouvelles, dit-il; je lui dois, par Dieu! bien cela.

Il ramassa son cigare. C’était une chose inouïe que de voir M. Giovanni rallumer un cigare à moitié fumé.

—Que faites-vous donc? lui demandai-je.—Nous sommes ruinés, Jeanne, dit-il, il faut fumer nos bouts de cigares.

Et il sortit, avec cette force d’âme et cette égalité d’esprit que j’ai toujours trouvées en lui dans toutes les suprêmes occasions. Une heure après, il rentra.

Sir Georges avait tout simplement une forte entorse; il était entre les mains du meilleur docteur de San-Francisco, M. d’Olivera. Il était bien reconnaissant de la démarche de M. Giovanni, désirait avoir de nos nouvelles dans la journée et me présentait ses hommages.

Vers huit heures ce fut un véritable va-et-vient que notre maison; chacun venait demander de nos nouvelles et s’informer avec intérêt de la perte que nous avions faite. Américains, Français, Indiens, venaient sympathiser avec nous, complimenter M. Giovanni de sa belle conduite, et, il faut le dire, selon leur fortune et leurs moyens, lui faire des offres de service avec un désintéressement et une insistance qu’on ne rencontrait qu’en Californie, de 1849 à 1852.

M. Giovanni remercia tout le monde, mais n’accepta rien. On eût dit qu’il attendait quelqu’un.

Vers neuf heures, M. Argenti le banquier entra. M. Giovanni se leva soudainement, et, le visage souriant, lui tendit la main.

—Je savais que vous viendriez, dit-il.

M. Argenti avait pris la Californie à sa naissance et y avait fait une belle fortune qu’il employait à des traits pareils à celui que nous allons dire. Ajoutons que c’était un homme fort distingué d’esprit, de cœur et de manières. Il avait toujours porté beaucoup d’intérêt à M. Giovanni. De son côté, mon mari n’entreprenait aucune affaire grave sans avoir pris son conseil.

—Je vous remercie, dit-il à M. Giovanni, d’avoir compté sur moi. Je viens à vous et vous dis purement et simplement, mon cher compatriote, que je tiens trente mille piastres à votre disposition.

Puis, s’avançant vers moi:

—Allons, du courage, Madame, me dit-il; ne prenez pas trop la chose à cœur. Vous devez avoir besoin de repos, couchez-vous et tâchez de dormir tranquille. Je vous demande la permission d’emmener votre mari et de lui donner à déjeuner.—Dame! fit M. Giovanni, c’est grave ce que vous me dites là. Vous voyez l’état dans lequel sont mes habits et mon linge; or, ce que j’ai sur moi, c’est tout ce qui me reste de mon linge et de mes habits; tout a été brûlé.

M. Wood mit sa garde-robe à la disposition de mon mari; mais M. Giovanni pensa qu’il aurait plus court à aller dans un magasin de confection et de s’y rhabiller tout à neuf. Du reste, je ne dis point cela pour diminuer la reconnaissance que nous devons à M. Argenti; mais les traits dans le genre de celui que nous venons de raconter n’étaient pas rares en Californie.

Par le même feu qui nous avait ruinés, deux négociants américains avaient perdu leur fortune. Ils se connaissaient seulement par des relations d’affaires depuis leur séjour en Californie. Aux dernières lueurs de l’incendie qui s’éteignait, ils se rencontrèrent au coin d’une rue:

—Eh bien! demanda l’un à l’autre, où en êtes-vous?—J’ai tout perdu.—Tout?—Tout. Je n’ai pas même de quoi déjeuner ce matin. Et vous?—Moi, répondit le premier, j’ai beaucoup perdu, mais heureusement j’avais un fonds de réserve. Je possède encore vingt mille piastres, et puisque vous êtes le plus pauvre de nous deux, permettez-moi de commencer la journée en vous priant d’accepter la moitié de cette somme. Je recommencerai tout aussi bien avec dix mille piastres qu’avec vingt mille, et il me semble que ce que je fais là me portera bonheur.

Ces deux hommes échangèrent une poignée de main, et tout fut dit. Chacun recommença avec dix mille piastres. Dieu bénit leurs nouvelles entreprises: ils sont maintenant deux des plus riches négociants de la Californie.

XXXII

NOUVELLE SPÉCULATION.

Je me mis au lit comme m’y avait invitée M. Argenti. Il avait raison: les émotions avaient été si vives que je ne pouvais plus me tenir debout. Quand M. Giovanni rentra, M. Wood lui dit que j’étais couchée, que j’avais une forte attaque de fièvre, que je dormais, et qu’il me fallait laisser un peu de repos.

Mon mari était fort triste de me voir ainsi tomber malade; mais il pensait bien que de bonnes nouvelles et le récit de ses nouveaux plans, car il avait déjà de nouveaux plans, grâce à son ami M. Argenti, m’auraient bientôt guérie. Il me recommanda à M. Wood, le priant de me tranquilliser, me disant que tout allait au mieux, et que lui, M. Giovanni, était sorti pour ne pas perdre de temps, le temps étant, en Californie, la seule chose qui soit à tout jamais perdue quand on la perd.

A cent pas de la maison, il rencontra sir Georges, qui venait tout boitant, appuyé sur une canne. Sir Georges s’approcha de lui.

—C’était vous que je cherchais, Monsieur, lui dit-il; je venais vous prier de m’accorder un moment d’entretien.—Avec le plus grand plaisir, Monsieur, répondit mon mari; par malheur, je ne puis vous amener chez ma femme: elle est fort souffrante et assez malade pour être obligée de garder le lit.—Vous lui présenterez tous mes regrets, Monsieur, sur l’accident qui lui arrive et tous mes souhaits de meilleure santé. Mais voici à dix pas un café; ne pourrions-nous y entrer? Je vous fais cette prière, parce que, souffrant encore du pied, j’éprouve quelques difficultés de me tenir debout.

M. Giovanni et sir Georges entrèrent dans le café, s’assirent à une table et demandèrent la première chose venue. Puis, fort embarrassé, priant M. Giovanni de le regarder comme un compatriote, puisque tous les Européens sont compatriotes dans une autre partie du monde, avec toute la délicatesse possible, en commençant par lui dire qu’il était fort riche, il lui offrit soit sa bourse, soit son crédit, assez considérable pour remonter une maison.

Pour ne pas blesser M. Giovanni en ayant l’air de lui rendre un service gratuit, il lui offrit de lui prêter son argent à six pour cent, ce qui était fort raisonnable dans un pays où le taux légal était de quinze. M. Giovanni l’arrêta en souriant et lui prenant la main. Le geste était si expressif, que sir Georges ne s’y trompa point.

—Vous me refusez, Monsieur, dit-il; je comprends cela. Je me suis conduit à votre égard et à celui de madame Giovanni comme un fou. Il faut me pardonner, penser que j’étais fou effectivement, et me regarder aujourd’hui et dans l’avenir comme un homme sage.

M. Giovanni le laissa dire jusqu’au bout, puis:

—Ce n’est pas parce que vous aimez ma femme, dit-il, que je refuse l’offre obligeante que vous me faites. A part toute ma confiance dans madame Giovanni, je vous assure qu’au premier abord, à la première vue, je vous ai jugé ce que vous venez de me prouver que vous êtes, un perfect gentleman, incapable d’une lâcheté; mais je vous refuse, mon cher Monsieur, parce qu’un compatriote, un ami intime, est venu m’offrir ce que, dans ce moment, vous m’offrez; or, j’ai accepté les offres de cet ami. Je quitte San-Francisco et je me décide à une excursion au nord dans les montagnes de la Sierra-Nevada.—Et vous emmenez madame Giovanni dans un pareil voyage? s’écria sir Georges.

Mon mari sourit.

—Non, Monsieur, je pars seul, répondit-il. Madame Giovanni est à merveille dans la maison et dans la famille de M. Wood. Elle demeurera là quelque temps encore; puis, aussitôt que j’aurai remis le pied dans l’étrier et que les affaires marcheront bien de nouveau, elle s’en ira en France voir sa fille et mon père. Je serai plus tranquille; car, ainsi que je le disais ce matin à mon associé, c’est un fichu pays que la Californie.

Sur quoi, adressant un nouveau remerciement à sir Georges et lui faisant comprendre la nécessité où il était de s’en aller, M. Giovanni se leva.

Sir Georges demanda la faveur de me présenter ses hommages le lendemain. Il va sans dire que cette faveur lui fut accordée. Les deux hommes se quittèrent cordialement.

M. Giovanni, comme il l’avait dit, ne perdit pas de temps: il s’en alla vers la jetée des bateaux à vapeur qui suivent la ligne du Sacramento et de Marysville. Là il passa une demi-heure à recueillir les informations indispensables à l’accomplissement de ses nouveaux projets.

Il paraît que tout était au gré de ses désirs, car un ami à nous, le rencontrant marchant très-vite pour revenir au logis, avec l’air d’un homme fort occupé, lui demanda s’il était déjà à la piste de quelque nouvelle affaire. Ce à quoi M. Giovanni répondit qu’il croyait avoir mis la main sur une spéculation qui ne serait pas mauvaise.

—Tant mieux et bonne chance! répondit l’ami, et il continua son chemin sans demander à M. Giovanni, tant tout le monde est pressé à San-Francisco, quelle était cette nouvelle spéculation.

M. Giovanni, en rentrant, me trouva éveillée et l’attendant avec une grande impatience. J’étais très-malade, mais j’ignorais moi-même l’état dans lequel je me trouvais. M. Wood ne jugea pas à propos de le laisser dans la même ignorance: mais il lui dit au contraire tout ce qu’il pensait de mon état.

A l’instant même, M. Giovanni donna l’ordre qu’on allât chercher un vieil ami à lui dans lequel il avait toute confiance comme médecin; puis, en attendant que le médecin se rendît à son invitation, il entra chez moi.

Je fus toute joyeuse de le voir aussi strictement propre que je l’avais vu délabré à son départ. Il s’était habillé à neuf, non pas dans un magasin de confection, mais grâce à une malle de réserve que nous tenions dans une cave en pierre, et qui renfermait tous nos beaux habits, inusités en Californie, et tout notre linge parisien. Il s’était rappelé que quelques jours avant l’incendie il avait fait mettre cette malle à part, et il l’avait retrouvée où il l’avait fait mettre.

Il me sauta au cou comme s’il revenait d’un long voyage, comme s’il y avait vingt ans qu’il ne m’eût vue. A cet embrassement, je ne pus retenir mes larmes.

—Allons, me dit-il tout joyeux, ne pleurez pas, ma bonne Jeanne. Depuis ce matin il est arrivé bien des choses, et tout est pour le mieux. Vous avez entendu ce que m’a offert M. Argenti, j’ai accepté; mais ce n’est pas le tout que de m’avoir donné de l’argent, il m’a encore donné une idée.—Quelle idée? lui demandai-je.

Alors M. Giovanni changea tout à coup de visage, et hésita à me faire part de cette idée, car il savait que cette idée allait me glacer d’effroi. Il prit des manières, des phrases charmantes, et des détours pleins d’amabilité pour arriver à me communiquer ses projets. Il me parla de l’intention où il était d’aller faire un voyage au nord, pour voir si l’on ne pouvait pas y nouer quelque affaire. Enfin, il s’arrangea de façon, qu’au lieu de me tranquilliser, comme c’était son intention, il arriva à m’effrayer tout à fait.

Je lui avouai que je ne comprenais pas un mot de ce qu’il avait dit; je le priai de ne pas me traiter comme un enfant. Je lui dis que s’il avait de nouveaux projets, et que si ses projets étaient raisonnables, je le priais de me les communiquer, afin que je pusse les juger sainement. Alors, il prit mes mains dans les siennes; puis il me dit de son air le plus doux et en me tutoyant, ce qui ne lui arrivait que dans les grandes occasions:

—Ma chère Jeanne, aussitôt que tu vas être remise de cette légère indisposition, je pars pour les montagnes de la Sierra-Nevada. M. Argenti m’a assuré aujourd’hui qu’il y avait pour moi une fortune à y faire, si j’avais le courage d’aller m’enfoncer dans les placers avec un grand assortiment de marchandises, telles que vêtements, outils de mineurs, denrées, sucre, thé, farine, vins et eaux-de-vie, enfin tout ce qu’il est nécessaire de porter pour la consommation des compagnies des différents placers en cours d’exploitation sur les bords de la Yuba.—Et moi? lui demandai-je en le regardant fixement.—Toi, me dit-il, tu resteras ici en attendant que je puisse voir jour à mes affaires, puis tu feras ton voyage de France pendant que je tenterai la fortune dans les montagnes; et, n’aie pas peur, bonne amie, tout me fait croire que cette fortune ne sera pas longue à faire. On tombe vite dans ce fichu pays; mais, après tout, ce qu’il y a de consolant, c’est qu’on remonte de même.

M. Giovanni s’attendait bien à ce qui arriva; c’est pourquoi l’excellent homme avait pris tous ces détours pour me dire, le plus agréablement possible, qu’il allait mettre sa vie et sa fortune à la merci du premier misérable à qui il prendrait l’envie de lui envoyer un coup de pistolet.

Les montagnes étaient loin de nous, et cependant chaque jour leurs échos nous apportaient à tout instant la nouvelle de quelque crime atroce commis là, où toute autorité était inconnue, et où le plus fort faisait la loi.

Je me mis d’abord à sangloter, puis je lui déclarai qu’il ne ferait pas une pareille chose. Je le suppliai d’abandonner son idée; mais lui, avec une douceur qui me prouvait sa résolution, me pria de réfléchir sérieusement à ce qu’il avait dit, et, laissant de côté tous les dangers dont, du reste, il convenait, il s’appliqua à me faire voir le meilleur aspect de la chose, et m’avoua qu’il avait déjà pris des informations auprès des capitaines de bateaux à vapeur et autres personnes bien informées, et que tous ceux auxquels il s’était adressé lui avaient donné l’assurance que la saison des mines à Downielville allait être des plus riches, et que, s’il avait le courage d’y aller établir un store, il pouvait être sûr d’y faire fortune en dix-huit mois.

Je connaissais M. Giovanni, mais cependant je n’en insistai pas moins. Mes instances furent inutiles. Sous la douceur, M. Giovanni cachait une inébranlable volonté, et sa résolution était prise. Son médecin lui ayant dit qu’avec de bons soins je pouvais me rétablir sous quelques jours, il s’appliqua à me soigner lui-même, afin de me voir plus vite debout.

Puis, pendant les deux ou trois semaines qui suivirent, il acheta des marchandises aux encans, les faisant emballer, le jour, sous ses yeux; puis la nuit, comme il me veillait, quoique j’allasse de mieux en mieux et que je n’eusse point besoin de garde-malade, il cherchait avec moi les choses les plus utiles à emporter, et les écrivait sous ma dictée, afin de n’avoir plus le lendemain qu’à les acheter.

Au bout de trois semaines, il avait dans un magasin de la jetée pour quinze ou vingt mille piastres de marchandises diverses et du meilleur choix, qui attendaient leur embarquement. Sur ces entrefaites, sir Georges était venu me visiter. Mon mari m’avait raconté ce qui s’était passé entre eux, et je m’étais un peu réconciliée avec lui.

Comme il avait reçu de mon mari la permission de renouveler ses visites, il arriva qu’un soir je me trouvai seule avec lui; je profitai de l’occasion, et, approchant mon fauteuil du sien, je le priai, maintenant que nous étions redevenus bons amis, de m’expliquer l’énigme de sa conduite à mon égard, et le secret de sa résidence en Californie. Alors, avec les formes les plus respectueuses, et dans le langage d’un parfait gentilhomme, comme l’avait dit M. Giovanni, il me dit qu’il m’aimait beaucoup, que depuis longtemps déjà il avait perdu tout espoir, mais qu’à défaut d’autre bonheur, il avait placé sa joie à m’apercevoir de temps en temps.

Je fis tous mes efforts pour lui faire comprendre que c’était un bonheur bien vide et une joie bien triste, et je lui dis avec cette sincérité à laquelle un homme intelligent ne se trompe jamais, qu’il n’avait rien à attendre de moi qu’une bonne amitié, et la promesse de le voir toujours avec plaisir. Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde, lui, tout reconnaissant de mon amitié, moi, heureuse que cette franche explication m’eût mise à l’aise avec un galant homme.

Comme il venait de sortir, M. Giovanni rentra. Je lui racontai tout.

—Comprends-tu, lui dis-je, qu’un homme qui a trois cent mille livres de rente, qui peut, grâce à cette fortune, vivre en grand seigneur en Angleterre, en France ou en Italie, vienne perdre son temps dans ce fangeux San-Francisco, en faisant la cour à une femme qui ne l’aime pas?

M. Giovanni allongea les lèvres en homme qui pense que tous les goûts sont dans la nature, puis:

—Il s’amuse à sa manière, dit-il, laisse-le faire.

XXXIII

LE SACRAMENTO.

Le mois d’avril arriva. C’était l’époque fixée pour le départ. Je rappelai tout mon courage, et j’annonçai à M. Giovanni que j’étais décidée à l’accompagner. M. Giovanni commença par me rire au nez tant il tenait la chose pour impossible.

Mais, comme je l’ai dit, ma résolution était prise. Je le priai, je le suppliai, je lui demandai si jamais en voyage je lui avais été un empêchement ou une gêne. Je lui rappelai que j’étais forte, courageuse, vaillante. Je lui dis qu’à ses côtés il me semblait que je n’avais rien à craindre. Il répondait à tout cela qu’un pareil voyage était déjà plus qu’un homme ne pouvait faire, me conjurait de ne point le tourmenter ainsi. Mais rien ne pouvait me faire abandonner mon projet. J’allai trouver M. Argenti, je lui dis ce que j’attendais de son amitié, c’était d’obtenir de M. Giovanni que je l’accompagnasse, quitte à revenir, quand il serait établi là-bas.

A force d’instances, je lui persuadai que je serais d’une grande utilité à mon mari, comme compagnie pendant le voyage. Il finit par avouer que j’avais peut-être raison.

M. Argenti convaincu, M. Giovanni le fut bientôt. Au fond, il désirait ne pas se séparer de moi; mais il craignait qu’il ne m’arrivât malheur.

—Venez donc, me dit-il, puisque vous le voulez absolument. Seulement je vous préviens qu’à moitié route vous serez obligée de revenir. Enfin, ce que femme veut, Dieu le veut!

Et, sur ce proverbe, le départ fut arrêté au surlendemain.

A trois heures de l’après-midi, j’embrassai bien cordialement mes hôtes, M. et madame Wood, leur promettant d’être de retour avant un mois. J’étais si joyeuse de ne point me séparer de M. Giovanni, que je me trouvais à quatre heures dans le petit bateau à vapeur le Gamanche. Il y avait bien aussi dans cette joie, outre le bonheur de ne pas me séparer de M. Giovanni, le secret désir d’aller voir du nouveau, de grimper, de descendre, de voyager enfin.

Sir Georges vint nous souhaiter un bon voyage. Ce départ soudain et inattendu l’avait mis au désespoir. Il avait cru que je retournais en Europe, et sans doute il avait fait ses petits arrangements pour faire route avec moi. Quant à moi, j’étais si heureuse, que j’étais prête à rendre en monnaie d’amitié tous les souhaits de bon voyage que l’on me faisait; aussi répondis-je à ceux de sir Georges:

—Venez me voir dans un mois chez M. et madame Wood, et vous serez le bienvenu.

Enfin, la cheminée fuma, les roues battirent l’eau, et nous partîmes. C’était un samedi des premiers jours d’avril.

Le dimanche matin, nous arrivâmes à Sacramento-City. Nous déjeunâmes sur le port, à l’hôtel de France; puis nous continuâmes immédiatement notre voyage pour Marysville, où nous arrivâmes vers le milieu de la nuit, et de bonne heure; nous prîmes notre logement à Oriental-Hôtel.

Pendant que je dormais, M. Giovanni surveillait le déchargement de ses marchandises, car là s’arrêtait notre voyage de navigation. La rivière se nomme Sacramento, de San-Francisco jusqu’à la ville de ce nom. Là, elle change d’appellation et se nomme la rivière la Plume. J’étais enchantée de la route que nous venions de parcourir; pour moi c’était aussi beau que si j’avais voyagé sur le chemin du Paradis.

Et en effet, à part le prestige qui s’attachait pour moi au voyage, le paysage était véritablement splendide. Dans mon estime, rien ne peut atteindre la majesté de ces nouvelles régions, apparaissant à ceux qui les envahissent parées de leurs dons célestes.

En sortant de la baie, c’est-à-dire de San-Francisco, le steamer entre dans le Sacramento, où la pêche du saumon se fait sur une grande échelle. Des deux côtés de la rivière s’étend un magnifique tapis de fleurs, varié à l’infini, et coupé de place en place par des monceaux de terre cultivée dont l’aspect dénonce l’enfance de l’agriculture en Californie. De place en place s’élèvent de jolis cottages américains déjà entourés de fleurs, de légumes et de bouquets d’arbres plantés par la main de l’homme.

Dans de certains endroits, la rivière se trouve complétement couverte, pareille à un gigantesque berceau, par les branches des grands et beaux arbres qui garnissent ses bords, et viennent se rejoindre et s’entrelacer au-dessus de ses eaux, mais à une si grande hauteur, que les steamers et leurs grandes cheminées passent dessous sans baisser les mâts et sans toucher une branche; puis de cette voûte retombent, dans le poétique et divin négligé de la nature encore vierge, une immensité de lierres et de plantes grimpantes, qui laissent voltiger leurs lianes flexibles, et qui, de leur extrémité, balayent la surface de l’eau.

Les stations qui, à des intervalles voulus, fournissent le bois pour le chauffage des steamers, attirent aussi l’attention. Tout cela est nouvellement organisé et né d’hier, mais c’est entre les mains des Américains, et il semble que tout cela est établi et marche depuis des siècles. Ces stations sont placées sur les bords du fleuve et occupent une grande quantité de bras. Le bois est mis en pile et tout prêt à être transporté, de sorte que lorsque s’arrête le steamer, tous ces bras, à l’envi, lui jettent des piles entières de bois; en moins de dix minutes le chargement est fait, puis le steamer rugit, se remet en route et trace fièrement son sillon d’écume.

C’était la première fois que je voyageais sur un steamer, et, il faut le dire, j’ai pu juger depuis que celui-là était un médiocre échantillon de la marine des États-Unis; cependant il était aménagé de manière à convenir à tout le monde.

Chaque cabine avait deux sorties, l’une à l’intérieur du bâtiment, l’autre à l’extérieur. Cette dernière donnait sur une galerie avec un grillage. Les portes intérieures se tenaient fermées ou ouvertes, selon les relations de bon ou de mauvais voisinage que les passagers établissaient entre eux. Il en résulta que, dès le second jour, beaucoup que j’avais vus entrer seuls sortaient par couples.

Comme je savais tout ce que le temps vaut en Californie, je crus, au moment où je sortis moi-même du bateau, que je n’avais pas perdu le mien, puisque je l’avais employé à observer tout ce qui m’entourait.

Maintenant, disons en passant que les trois villes de San-Francisco, de Sacramento et de Marysville ont chacune leur fléau destructeur: la première, le feu; la deuxième, le feu et l’eau, c’est-à-dire les incendies et les inondations; la troisième, la fièvre jaune, qui décime la population d’une façon effroyable.

Les deux dernières villes que nous venons de nommer mènent aux mines, d’or. Les placers sont à leurs portes. Sacramento-City et Marysville sont l’entrepôt et le débarcadère de toutes les provisions et de tous les instruments nécessaires aux mineurs.

A ce titre, ces villes sont considérables en étendue et en commerce, presque autant que San-Francisco. Le luxe et la vie y ont pris le même développement, et quand un des fléaux dont nous parlions tout à l’heure les a détruites, elles sortent de leurs ruines avec la même rapidité que San-Francisco lui-même.

On ne saurait rien imaginer de plus beau et de plus délicieux que Marysville. Malgré les fièvres qui y règnent presque toujours, on croirait, à la voir tout entourée de forêts, de chênes gigantesques et de verdoyantes prairies, qu’aucun lieu du monde ne saurait être plus salubre et plus favorable à la santé. Les prairies dont nous venons de parler sont un éternel tapis de fleurs ou d’herbes odoriférantes qui parfument l’air qu’on respire. Parmi ces fleurs on remarque particulièrement des jacinthes, des tulipes, des iris, des renoncules, et mille autres plantes à oignons, car c’est dans cette contrée-là, disent les savants, que les Hollandais ont tiré toutes les plantes dont ils passent pour avoir perfectionné la culture. Peut-être ont-ils en effet amélioré leurs couleurs, multiplié leurs nuances, mais je doute que la main des hommes ait rien ajouté au parfum de ces suaves filles des prairies, que l’on voit là telles qu’elles sont sorties des mains du bon Dieu. J’avoue que je suis même toute prête à croire que les hommes, sous ce rapport, leur ont plus enlevé qu’il ne leur ont donné.

Tandis que je faisais quelques excursions dans les campagnes qui s’étendent aux environs de Marysville, M. Giovanni surveillait activement le débarquement de ses marchandises et s’informait des moyens à prendre pour continuer notre voyage, qui touchait à sa période la plus difficile, c’est-à-dire pour s’enfoncer au nord dans la Sierra-Nevada. Il nous fut alors démontré que le reste de notre route devait s’accomplir à dos de mules, vu la difficulté des chemins, ou plutôt vu l’absence de chemins, et que nous en aurions pour trois mortels jours en faisant le trajet le plus rapidement possible.

Nous fûmes aussi informés, et ce ne fut pas sans beaucoup d’étonnement que nous l’apprîmes, car il faisait une chaleur intolérable à Marysville, nous fûmes aussi informés que nous rencontrerions beaucoup de neiges et un froid excessif en traversant les montagnes. Mais en même temps on ajoutait que, si nous avions le courage d’affronter ces périls, très-affrontables du reste, nous serions amplement et richement dédommagés de nos peines par le succès colossal de notre entreprise.

Malgré le vif désir que nous avions de continuer notre voyage et de repartir sans délai, il nous fallut séjourner une huitaine de jours à Marysville; d’une part pour achever nos préparatifs de voyage, pour réunir et charger une centaine de mules de toutes nos marchandises, pour trouver des arrieros ou guides mexicains, les seuls que l’on puisse employer en pareille circonstance comme connaissant le métier et le pays, qui est le leur; enfin, pour attendre le passage de l’express de Downielville.

On appelle express, en Californie, les employés du gouvernement, dont les fonctions consistent à prendre une fois par semaine toutes les lettres qui arrivent à San-Francisco des diverses parties du monde, qui sont apportées à Marysville par les paquebots quotidiens, et à les transporter à Downielville, Chafla-City, à Valliga, etc., d’où elles sont distribuées par des piétons dans tous les placers environnants.

Les express portent donc les lettres; ils rapportent aussi la correspondance, et, en outre, la poudre d’or recueillie dans les différents placers, qu’ils remettent aux différentes maisons de banque désignées, lesquelles sont chargées de les faire filer vers la baie.

Ces express, dans leurs excursions, sont armés jusqu’aux dents, et toujours accompagnés de deux ou trois hommes armés de même; ils sont protégés en outre par les allants et venants, qui profitent de leur départ et de leur retour pour monter aux mines ou pour en descendre.

L’express exerce, on le voit, un emploi tout à fait de confiance, exclusivement donné aux Américains. Aussi, sont-ils presque toujours des hommes, non-seulement de courage et de résolution, mais encore de bonne compagnie. Leurs émoluments sont très-élevés, mais leur fatigue, il faut le dire, est énorme, car ils font chaque semaine deux ou trois cents milles, et M. Great-House, l’express de Downielville avec qui nous fîmes le voyage, disait que sa peau, depuis trois ans qu’il faisait ce métier, était littéralement devenue du cuir. Leurs dangers sont grands aussi, tant par rapport aux valeurs qu’ils apportent qu’à cause des difficultés que présentent généralement les routes qu’ils ont à parcourir au milieu des montagnes et des précipices, disons aussi au milieu des flèches que, de temps en temps, leur décochent les indigènes embusqués pour les attendre sur la lisière des forêts.

Pendant la semaine que nous fûmes obligés de passer à Marysville, je fus témoin d’un ou deux faits qui montrent que l’étrange population de la Californie, formée de tant d’éléments hétérogènes et qui croit n’avoir que des vices, ne manque jamais, au contraire, et chaque fois que l’occasion s’en présente, de faire une bonne action, et de la faire avec une sorte de grandeur et de générosité. Nous ne dirons pas que, dans ce pays-là, il n’y a qu’à se baisser pour ramasser l’or à poignées, mais nous dirons: il n’y a qu’à travailler un peu pour récolter l’or à pleins bras, car c’est la seule récolte du pays; et, une fois dans la poche du moissonneur, il en sort aussi facilement qu’il y est entré.

On a dû voir que j’ai pris l’habitude, chaque fois que j’avance une opinion, de citer immédiatement des faits à l’appui.

Un Français, nommé le père Giraud, habitait depuis longues années à la Nouvelle-Orléans, où il vivait modeste et tranquille au milieu de sa famille composée de sa femme et de ses deux fils. Quand la nouvelle de la découverte des mines arriva jusqu’à eux, ses deux fils, encore très-jeunes, furent bientôt pris par ce que les Américains appellent la fièvre jaune, c’est-à-dire par la soif de l’or.

Ils résolurent de partir aussi pour les mines, comme le faisaient tant de leurs amis et de leurs connaissances. Leur père, malgré ses soixante ans, ne voulut pas, jeunes et inexpérimentés comme ils l’étaient, les laisser partir seuls, les accompagna et emmena même sa femme, pensant qu’une mère n’était jamais inutile à ses enfants, et encore bien moins dans ce bouleversement universel où il s’attendait avec raison à trouver la Californie.

Une fois arrivés à San-Francisco, ils subirent le sort commun, c’est-à-dire que pendant deux ou trois ans ils firent fortune et que le hasard la leur défit. Enfin, un irréparable malheur fondit sur la pauvre famille. Les deux fils venaient d’être noyés dans la dernière inondation qui avait précédé notre passage à Sacramento; on le croyait du moins, car l’on n’avait retrouvé le cadavre que de l’un d’eux. Ce fut un grand coup pour les pauvres parents. La mère, déjà d’une mauvaise santé, en mourut. Le père, sur ces entrefaites, devint aveugle et épuisa bientôt sa dernière ressource, faute de pouvoir travailler, et, accablé par le chagrin, miné par les privations, il fut enfin réduit à se faire conduire, un matin qu’il n’avait plus de quoi déjeuner, au coin d’une des principales rues de Marysville, et là, de s’agenouiller, son chapeau posé à terre devant lui, et implorant ainsi silencieusement la charité des passants.

Ce douloureux spectacle, inconnu en Californie, d’un mendiant agenouillé dans la rue, fut le signal donné à la charité universelle. Le père Giraud était connu, tant à Marysville qu’à Sacramento-City, pour un des plus anciens et des plus respectables résidants.

Il fut aperçu par un Français dans l’humble posture que nous venons de dire, et le Français se mit à courir à toutes jambes à l’hôtel de France pour communiquer à ses compatriotes ce qu’il venait de voir.

Aussitôt les quelques Français rassemblés là résolurent, séance tenante, que cette scène ne se renouvellerait pas le lendemain. On se divisa à l’instant, par un commun accord, pour aller frapper à toutes les portes de Marysville et faire en faveur du père Giraud un appel à tous les habitants riches ou pauvres.

Bientôt quelques Américains se joignirent aux Français et s’en allèrent comme eux, de porte en porte, la prière à la bouche, chez tous les habitants de Marysville. Cette prière, adressée à chaque individu résidant à Marysville, était d’aller avant la fin du jour porter un réal au chapeau du père Giraud.

Une heure après cet appel, une procession immense s’organisa. Toute la ville était sur pied. Un Français et un Américain se placèrent de chaque côté du pauvre aveugle, afin de recueillir pour lui la riche moisson qui lui arrivait.

Ce fut alors une véritable pluie, non pas de réaux, car il n’en reçut que quelques-uns, et de gens qui étaient trop pauvres pour donner davantage, mais de dollars, de pièces de cinq dollars, et de plus petites de deux dollars et demi. Chaque donateur tâchait d’ajouter à son don un bon mot pour consoler le pauvre aveugle. Quant à lui, il ne savait ce qui se passait, et lorsqu’on le lui dit, des larmes silencieuses tombèrent goutte à goutte sur le monceau de dollars étalés devant lui.

Comme la quête allait être finie et que la nuit approchait rapidement, on s’apprêtait à lever le siége et à aider le père Giraud à emporter sa fortune, lorsqu’on vit venir deux individus, l’un Français, de la Nouvelle-Orléans, l’autre Américain. Ils s’avançaient. L’Américain vida ses poches en les retournant et en les secouant; elles contenaient six à sept cents piastres en or, qu’il venait, disait-il dans son langage yankee, de gagner à une de ces damnées tables de jeu. Le Français de la Nouvelle-Orléans, qui avait connu le père Giraud, vida sa ceinture à poudre d’or, et, serrant affectueusement les mains du pauvre aveugle, il lui dit:

—J’avais tout bonnement l’intention d’aller voir la baie dans une huitaine, je retournerai demain aux mines.

Son don fut estimé à cinq cents piastres.

On compta; le père Giraud reçut une somme nette de six mille piastres. La ligne des bateaux à vapeur voulut aussi faire son don. On l’emmena gratis, et en le soignant affectueusement, jusqu’à la Nouvelle-Orléans, où il avait exprimé le désir de retourner mourir.

Ce fait arriva, je crois l’avoir dit, pendant mon séjour à Marysville.

XXXIV

A TRAVERS LA PLAINE.

Comme Marysville est une halte sur la route des placers, où nous nous rendions, M. Giovanni fit de nouveaux efforts pour me décider à ne pas lui faire la conduite plus loin. Ce qu’on lui avait dit de la difficulté de la route, du froid et de la neige l’avait sensiblement effrayé. Plusieurs personnes, en arrière de moi et même en ma présence, lui conseillaient de se refuser positivement à ce qu’elles regardaient comme un caprice ou un entêtement de ma part. Mais je n’étais point venue là pour reculer, et je réagis contre toutes les difficultés: je déclarai que je voulais continuer, et je réussis, comme d’habitude, à faire selon ma volonté.

Qu’on s’imagine un peu ce que c’était que de s’en aller aux montagnes avec cette quantité de marchandises que nous y transportions. Voici au reste le prix exact de ce que nous eûmes à payer pour les frais de transport: Douze piastres par cent livres pesant pour nos marchandises; soixante-huit francs à peu près de notre monnaie.

Nous avions quatre-vingts mules portant chacune deux cents livres, ce qui faisait cent soixante fois soixante-trois francs, c’est-à-dire quatorze mille quarante francs rien que pour le transport. Il fallait en outre nourrir pendant le voyage ces quatre-vingts mules, ainsi que les arrieros qui les conduisaient. Nous avions de plus deux mules pour nous-mêmes, à cinquante piastres par mule. Il était évident que cela se montait à quinze mille francs.

Pour plus de sécurité contre les attaques des Indiens, plusieurs trains de mules s’entendent en général pour partir ensemble, et demeurent comme en dépôt jusqu’à ce qu’ils forment un train monstre avec leurs packers respectifs. Alors toute la caravane se met en route, voyageant à petites journées, déchargeant chaque soir au pied des arbres où elle campe ses marchandises, afin de laisser les bêtes paître et se reposer. Cela forme comme des camps de bohémiens bizarrement groupés sur le sommet des montagnes ou dans le fond des vallées.

Il n’est pas nécessaire que les voyageurs accompagnent eux-mêmes leurs trains de marchandises. Généralement, ils s’en vont en avant avec l’express, qui va trois fois plus vite que ne peuvent aller les caravanes.

Nous partîmes nous-mêmes le lendemain du jour où nos bagages et nos marchandises étaient partis. M. Great-House avait en mon honneur, et attendu que j’étais la seule femme du train, donné rendez-vous devant la grande porte de l’Oriental-Hôtel à tous les voyageurs, qui étaient au nombre d’une trentaine: les uns mineurs, s’en allant à la recherche de l’or; les autres négociants, poussés par le désir de spéculations; ceux-ci marchands, espérant vendre leurs marchandises. Tous se trouvèrent réunis à l’heure indiquée, c’est-à-dire à six heures précises du matin. Au point du jour, l’air était embaumé et plein d’une délicieuse fraîcheur.

Je fus la première assise sur ma mule, et ce fut en selle, tant je craignais encore quelque accident ou quelque remontrance qui m’empêchât de partir, que je reçus les adieux et les bons souhaits, non-seulement de nos amis et de nos connaissances, mais encore des étrangers qui sont curieux d’assister au départ d’un train de voyageurs partant pour les mines. C’est ainsi que, dans un port de mer, quand un vaisseau appareille et s’apprête à faire voile pour une contrée lointaine, les jetées sont couvertes d’une multitude de spectateurs qui, le plus longtemps possible, lui crient adieu, lui font des signes avec leurs mouchoirs, et le suivent des yeux labourant les vagues de l’Océan.

Un des principaux magistrats de la ville qui était fort de mes amis, se montra jusqu’au dernier moment très-alarmé de mon audace, et comme je me retournais une dernière fois pour l’assurer qu’il n’y avait réellement pas de danger pour moi, il me regarda et me répondit tristement:

—Je l’espère; mais puissiez-vous ne jamais vous repentir d’avoir eu en vous-même une telle confiance!

Nous partîmes. Après avoir tranquillement traversé la ville sur nos mules, nous commençâmes d’entrer dans ces magnifiques prairies dont j’ai déjà parlé, et qui déroulaient à perte de vue devant nous leurs épais tapis de verdure si fraîche et de fleurs si éclatantes, qu’il semblait que le printemps dût planer sur elles en secouant éternellement ses ailes humides de rosée.

Une fois entrés dans la prairie, que nous allions traverser par un sentier à peine visible, mais bien connu de l’express, la cavalcade prit le galop, et certes je n’ai jamais de ma vie rien vu de plus beau que cette scène qui s’offrit alors à mes yeux sur un si magnifique théâtre. Rien de plus original que cette troupe de hardis aventuriers et de chercheurs d’or.

Notre caravane se composait exactement de trente personnes, Espagnols, Mexicains, Italiens, Français, Anglais, Américains, presque tous ayant les dehors de gens comme il faut. Ils étaient vêtus de costumes qui indiquaient leurs nationalités, mais qui, en même temps, étaient judicieusement choisis pour traverser les montagnes du nord de la Californie. Quant à moi, je portais simplement une espèce d’amazone de drap noir, avec un petit paletot de même étoffe, assez large pour me laisser la complète liberté de mes mouvements.

J’étais coiffée d’un de ces grands chapeaux d’homme dits panama. J’étais gantée solidement, et chaussée, le dirai-je? de gros bas gris avec de forts souliers lacées, lesquels faisaient le désespoir de M. Giovanni, habitué qu’il était à me voir toujours d’élégantes chaussures et à remuer ciel et terre pour m’en procurer à tout prix, même à travers les pays sauvages que nous avions parcourus.

Inutile de dire que tout cet étrange affublement, assez contraire à mes habitudes, et surtout ma chaussure, contraire à mes habitudes tout à fait, n’était pas, en cette circonstance, une affaire de goût, mais une affaire d’urgence et de nécessité, en vue de la pluie, de la boue, du froid et de la neige que nous devions infailliblement et prochainement rencontrer.

Tandis que nous cheminions, la conversation allait son train parmi nous; et tandis que chacun y participait dans sa langue natale, mon mari et moi, à la grande surprise de nos compagnons, parlions alternativement et au besoin la langue de tous les autres. Je n’étais point à cette époque, pour être franche, bien forte sur l’espagnol, car je n’avais pas encore fait mon voyage du Mexique, mais en revanche je parlais si correctement l’italien, l’anglais et le français, qu’on pouvait être indulgent pour ma connaissance encore un peu défectueuse de la langue de Calderon et de Cervantes.

Quelle belle chose c’eût été pour un peintre comme Delacroix ou Decamps de nous voir ainsi, au lever d’un glorieux soleil, galoper à travers l’immense prairie de verdure et de fleurs qui s’étendait devant nous, et qui n’était limitée à l’horizon le plus lointain que par la ligne bleuâtre et un peu confuse des hautes montagnes dont nous devions hardiment gravir les pentes quelques heures plus tard! Combien je regrettai moi-même de ne pas avoir le talent d’un de ces hommes dont je viens de prononcer le nom, afin de peindre ce magnifique tableau et de l’offrir comme un véritable diamant au reste du monde! Combien surtout j’avais le cœur profondément et religieusement plein de toutes les divines beautés qui m’entouraient! Combien je fus heureuse tout le temps que ces premières impressions durèrent, et combien j’oubliais enfin, dans ce moment-là, que le but, le misérable but de ce magnifique voyage était de me baisser pour ramasser de l’or!

On comprendra aisément, quand même je ne le dirais pas, que j’avais le privilége d’attirer plus que personne l’attention de mes compagnons de route. Je marchais en tête de la caravane, l’œil fixé sur ces montagnes dont il me semblait que j’allais faire la conquête, ayant mon mari et l’express d’un côté, et deux frères espagnols de l’autre; le reste de la troupe allait à la débandade et à son caprice.

Tout en avançant, nous faisions lever du gibier de toute espèce, des compagnies de perdrix, des troupeaux de lièvres, mais aucun de ces messieurs, quoique tous fussent armés de leurs fusils et de leurs carabines, ne songeait à faire feu sur les fugitifs; on était trop préoccupé d’une autre chasse, la chasse de l’or.

Vers les dix heures du matin, la chaleur commença à devenir fort grande. C’était encore un cas prévu. Chacun était muni d’un flacon de vin ou d’une gourde d’eau-de-vie soigneusement suspendue en bandoulière, et je dus moi-même boire de temps en temps ma part de la provision commune, d’après la recommandation de l’express qui avait un soin extrême de moi, et qui prenait toutes les précautions, jusqu’à celle de régler les temps de pas et de galop de nos chevaux, de manière à ménager nos forces pour le moment où nous aurions à affronter les véritables fatigues du voyage.

Vers midi, et comme nous avions fait environ vingt-cinq milles, nous atteignîmes la première étape, dite Origon-House, où notre dîner nous attendait. Il en est ainsi sur toute la route que l’express parcourt: ses repas l’attendent toujours, ses gîtes sont tous préparés, et cela, à ses heures habituelles, fixées d’avance.

Le dîner était servi sous une espèce de grange, caravansérail primitif. Il se composait de rumsteck, de pommes de terre, de fricassée de viande et de suap-jacks, espèce de crêpes faites avec du levain, de la farine et de l’eau. Quant à l’assaisonnement des différents plats, on ne mangeait que parce qu’il fallait manger; mais de ce qu’on mangeait on ne s’inquiétait guère.

Le dîner et le moment du repos qui s’ensuivit durèrent environ une heure, après quoi l’on se remit en route.

Seulement alors les fatigues de ce voyage commencèrent. Nous avions atteint les premières rampes de ces montagnes bleues qui nous semblaient si pittoresques le matin, et qui, maintenant que nous les avions atteintes, nous semblaient si arides. Adieu, vous, belles prairies, ravissants tapis de fleurs étendus par la main de Dieu des portes de Marysville à la base de la Sierra-Nevada! Il fallait gravir, passer des collines aux montagnes, et, sans interruption, arriver de sommet en sommet jusqu’à la région des glaces.

Vers quatre heures après midi, un orage de neige fondit sur nous, orage terrible, qui amena un froid intense. Tout ce qu’il fut possible de faire pour me protéger un peu contre ce froid, on le fit; mais le changement soudain de température m’avait déjà fait beaucoup de mal.

Je m’étais crue guérie un instant de ma maladie de San-Francisco. Je me trompais. Toutes mes douleurs m’étaient revenues avec les premières atteintes de ce froid. Je me retenais à grand’peine de pleurer. Je passai d’un bien-être parfait à des souffrances inouïes dans tous les membres. Enfin, comme je ne voulais pas me plaindre, les forces me manquèrent tout à coup. Je m’évanouis complétement, et je tombai de ma mule le visage enseveli dans la neige.

Cet accident causa une grande alarme dans notre caravane. M. Giovanni était au désespoir. Dès les premiers flocons de neige il m’avait couvert de ses habits; comme on le voit, la précaution avait été inutile.

A peine étais-je à terre, que nos compagnons, sautant à bas de leurs mules, s’empressèrent autour de moi. M. Great-House, aussi bon que courageux, ordonna que la caravane fît halte immédiatement. Chacun, après avoir attaché sa mule, commença aussitôt par ramasser sous la neige quelque bois sec, que l’on parvint à allumer avec une énorme difficulté.

Alors, ce fut à qui se montrerait le plus galant, le plus généreux; ce fut à qui m’offrirait sa couverture, ôterait son habit ou son manteau. En un clin d’œil la moitié de mes compagnons étaient en bras de chemise, et j’étais couchée sur ce lit que l’on m’avait fait avec tous ces vêtements. Puis, on fit un grog très-chaud dont on me fit avaler, bon gré, mal gré, un plein verre, ce qui rendit un peu de forces à mes pauvres membres engourdis.

Au bout d’une heure je me sentis, ou du moins je me crus, si bien remise que, craignant de retarder M. Great-House, j’insistai pour que nous continuassions notre route. M. Giovanni, les larmes aux yeux, mais essayant de me cacher ses larmes, me prit entre ses bras, me souleva comme une plume, me replaça doucement sur ma mule, et nous partîmes.

La neige continuait de tomber et, se verglassant au fur et à mesure, rendait les sentiers presque impraticables. Enfin, couverts de neige, glacés de froid, nous tenant à grand’peine sur nos mules qui glissaient et tombaient à chaque pas, nous arrivâmes vers sept heures du soir à Niger-Tent, station du souper et du coucher.

La terre était déjà couverte de deux pieds de neige. Nous avions fait cinquante milles dès le jour de notre départ. J’étais si malade, qu’on fut obligé de me descendre de ma mule et de me porter à une espèce de lit de foin placé dans un des coins de la grande chambre de réception destinée à tout le monde, et dans laquelle, après avoir mangé, chacun se couche tout simplement étendu par terre, enveloppé dans sa couverture de mineur, couverture bleue, rouge, avec laquelle chaque homme voyage toujours en Californie. Là, dans une alcôve très-luxueuse, puisqu’elle était faite d’une couverture passée dans une corde, l’on me coucha tout habillée, toute trempée par la neige.

Lorsqu’il fut question de manger, la chose me fut parfaitement impossible, et la seule chose que je pus prendre fut un verre de vin très-chaud avec des épices.

Après que M. Giovanni eut partagé le souper commun à tous et qui était une répétition du dîner, il vint se placer à mes côtés, repliant un de ses bras en travers sur moi, et appuyant son autre main sur la crosse d’un revolver de Cott caché sous son paletot. Il essaya de fermer les yeux et de dormir quelques instants, m’invitant à faire de même. Bientôt le reste de la caravane fit ses préparatifs nocturnes, et chacun, selon sa commodité ou son caprice, commença de se rouler dans sa couverture et de se coucher à terre.

La fatigue était telle que, malgré la fièvre qui me brûlait et me faisait trembler, je m’endormis; mais ce fut pour peu de temps. Deux heures après je me réveillai, et, ouvrant les yeux, je vis M. Giovanni penché sur moi et pleurant à sanglots au lieu de dormir.

Il était évident qu’il pensait à nos malheurs récents, à la position précaire dans laquelle nous nous trouvions, à moi, malade et dormant sur la terre au milieu de trente ou quarante hommes qui seraient peut-être demain nos ennemis.

La scène était triste en effet. A travers une fenêtre basse placée juste en face de nous, nous apercevions les grands arbres de la forêt, blancs de la neige qui tombait à gros flocons. Nous entendions tout ce monde éparpillé autour de nous, les uns ronflant, les autres sifflant, quelques-uns parlant à voix basse et d’une manière mystérieuse. Je me rappelai cette nuit que j’avais passée au milieu des anthropophages, dans un village situé à quelques lieues d’Auckland, et je me souvins des angoisses qui m’avaient assaillie pendant mes heures d’insomnie. Il était cependant évident que cette fois-là j’avais tort et que c’était maintenant, et dans ma situation nouvelle, qu’était pour moi le vrai danger. J’étais, il est vrai, une voyageuse acharnée, une touriste habituée à la vie nomade, mais jusque-là ma vie avait été pleine de luxe et de confort. Je m’étais courageusement faite le compagnon de mon mari, mais je commençais à comprendre que j’avais été conduite à ce fait par la force morale, et que peut-être les forces physiques allaient me manquer.

Je refermai les yeux, mais M. Giovanni avait surpris mon regard; il essaya de me persuader de retourner. Il était temps encore et, le soir de la journée du lendemain, je pouvais me retrouver à Marysville. Je dois dire que je n’eus pas un instant d’hésitation. Je refusai; je le suppliai de supporter patiemment mon manque de force, essayant de lui faire comprendre combien je serais fière, une fois toutes ces fatigues passées et le voyage accompli, d’avoir été sa compagne dans cette excursion à la Sierra. Alors, voyant ma volonté irrévocable, il pensa que ce qu’il avait de mieux à faire était de corroborer encore cette volonté. Ce fut lui qui me promit des forces, ce fut lui qui me donna la résignation, ce fut lui qui m’insinua le courage.

Ce qu’il me dit alors de bonnes paroles, et la façon dont il me les dit, serait chose impossible à rendre. Sous l’influence de ses paroles consolatrices et touchantes je m’endormis, si l’on peut appeler sommeil l’espèce d’engourdissement dans lequel je tombai.

XXXV

A TRAVERS LA MONTAGNE.

Je ne sais si ce fut l’étonnement du spectacle que j’avais sous les yeux ou l’excès de fatigue, mais il me fut impossible de dormir sérieusement. Au moindre mouvement que je faisais, c’étaient d’atroces douleurs. Mes jambes étaient crispées, mes bras roidis et douloureux, et, comme addition à tout cela, j’avais le dessous du jarret qui, appuyé au pommeau de la selle, était, par l’effet du frottement à ce pommeau, entièrement écorché à vif.

Après une nuit très-agitée, tout le monde fut debout à cinq heures. Il faisait un froid horrible, et qui, depuis la veille, semblait encore avoir redoublé d’intensité. Le déjeuner fut immédiatement servi avec les éternelles suap-jacks américains. J’en mangeai un en le trempant dans un verre de vin chaud.

Ce fut une grande joie pour M. Giovanni de voir que j’avais recouvré un peu d’appétit; il fit une quête de mouchoirs parmi nos bons et aimables compagnons de route et me banda la jambe après avoir lavé la plaie avec du gin, ce qui me fit pousser des cris de brûlée, mais ce qui me fit presque immédiatement beaucoup de bien. On fut obligé de me porter sur ma mule.

Tous nos compagnons, avant de monter la leur, m’entourèrent, secouant leurs chapeaux d’une main, levant leurs verres de l’autre, et criant à trois reprises:

—Three times three to the good luke and prosperity of M. Giovanni and his dear lady!

Formule de souhait américain qui voulait dire:

—Trois fois au bon succès et à la future prospérité de M. Giovanni et de sa chère femme!

M. Giovanni et moi profitâmes de l’occasion pour renvoyer à ces braves garçons leur compliment. Il nous en coûta quelques bouteilles de vin à cinq piastres la bouteille, puis on se remit en selle.

J’avais beaucoup souffert pendant la fin du trajet que nous avions exécuté la veille, et je m’attendais à beaucoup souffrir encore, surtout en voyant dans les espaces découverts quatre ou cinq pieds de neige.

Mais bientôt le spectacle qui se déroula devant mes yeux commença de me faire oublier mes souffrances, si aiguës qu’elles fussent. C’était le plus magnifique panorama que puisse offrir à un voyageur européen l’aspect d’une nature vierge.

Il est vrai que nous ne faisions que monter et descendre des montagnes presque à pic, et que dans les descentes nous perdions ce panorama de vue; mais, au sommet de chacune des montagnes que nous escaladions, s’étendait un plateau d’où l’œil dominait les alentours et s’émerveillait en suivant, comme les vagues d’une mer houleuse, les épaisses plantations de chênes et de pins dont chacun mesurait, et cela presque sans exception, de cent cinquante à deux cents pieds de hauteur. L’épaisseur de leur feuillage avait, je crois, empêché que, depuis la création du monde, à laquelle ces géants de la végétation semblaient remonter, un seul rayon de soleil pénétrât jusqu’à la terre.

Je n’ai jamais rien vu de pareil à ces calmes et silencieuses solitudes. Tout, sur ces immenses plateaux, portait le cachet sublime du sublime créateur. La végétation y était puissante, et sous cette végétation la main de la nature avait étendu un tapis de mousse verte, épaisse, moelleuse, et, de même que le soleil n’y pénétrait point, la neige n’y avait point pénétré.

Sur quelques-uns de ces beaux plateaux nous aperçûmes les prospects de quelques rares mineurs. On donne le nom de prospects aux essais que l’on fait pour trouver des mines.

Je me sentais profondément et religieusement impressionnée à l’aspect de cette nature si riche, si féconde, si luxuriante et si vierge à la fois. Le reste de la caravane, si peu artistes que fussent la plupart de ceux qui la composaient, manifestait aussi son admiration par des cris, des exclamations, des haltes, et même par des plaisanteries.

De Niger-Tent, où nous avions couché, à Good-Year-Bar, où nous nous rendions, il n’y a que quinze milles de distance. On les fait en tournant littéralement autour d’une gigantesque montagne, ayant la forme d’un pain de sucre, au sommet duquel s’élève Niger-Tent. Quand on a eu, comme moi, l’honneur de la descendre deux fois et de la remonter, comme je le raconterai par la suite, on ne pense pas à cette montagne sans que le cœur batte. Le sentier qui tourne en spirale autour d’elle est large de deux pieds tout au plus. En regardant en bas, vous apercevez, dans un abîme dont la profondeur donne le vertige, la rivière Yuba, roulant furieusement ses eaux bleues.

A moitié chemin avant d’arriver à Good-Year-Bar, au fur et à mesure que vous vous rapprochez de la Yuba, vous commencez à apercevoir les placers de ce nom, gisant le long de ses bords, ce qui forme un charmant tableau, autant par la position pittoresque de ces placers que par l’activité qui caractérise une population de mineurs.

A l’époque de la saison à laquelle nous arrivions, ces mineurs n’en étaient encore qu’à des travaux préparatoires, faisant des excavations et des flummings.

Faire des flummings signifie, en termes californiens, détourner une rivière de son lit et lui en bâtir un autre, dans lequel, un beau matin, on la force de passer, ce qui permet de fouiller celui qu’elle quitte.

Le lit qu’on fait à une rivière quelconque se pose exactement à une hauteur de douze ou quinze pieds au-dessus de celui qu’elle avait, ce qui est chose, sinon facile, du moins possible, quand on songe que toutes les rivières de la Sierra-Nevada descendent des montagnes et proviennent des fontes des neiges. Ce lit est fait de planches bien goudronnées, bien cimentées, bien emboîtées les unes dans les autres.

Le bois qui le compose est aussi sec que possible; il ne faut pas qu’une seule goutte d’eau passe au travers, puisqu’on travaille dessous; de plus, il faut que cette espèce de boîte soit très-solide pour lutter contre les accidents qui peuvent arriver, et enfin pour pouvoir supporter une énorme pesanteur d’eau.

Cette construction est un travail de géant à accomplir, et personne ne s’entend mieux à ces sortes de travaux qu’un Américain. Donnons une idée de ce travail. Remarquez avant tout qu’on se trouve dans un lieu désert, et que l’on n’a avec soi que les ressources que l’on a apportées. Et d’abord il faut, quelques mois d’avance, abattre les pins qui doivent fournir les matériaux, et il faut abattre ces pins en grande quantité. Mais nul ne s’entend mieux que l’Américain à jeter bas, à coucher sur la terre l’arbre gigantesque des forêts vierges. Ces pins abattus, il faut les scier, en faire la charpente et les planches nécessaires à un échafaudage monstre. Il faut faire, soi-même toujours, sur les lieux toujours, le ciment et le goudron; et, le moment arrivé de passer des travaux préparatoires aux travaux réels, il faut rester dans l’eau pendant des semaines pour placer les pilotis.

Enfin arrive la besogne difficile, c’est-à-dire la construction de ce lit factice, construction qui demande tant de soin. En même temps, selon l’importance du flumming, on élève trois ou quatre moulins, que l’on place à ses extrémités, pour tirer continuellement l’eau qui jaillit toujours dans le vrai lit de la rivière. Cette eau vient des sources intérieures.

Il y a des flummings plus ou moins grands. Il y en a de cinquante pieds de long, il y en a aussi de deux ou trois cents. Ces travaux immenses, nous l’avons dit, se font plus particulièrement par les Américains, qui se forment en compagnies pour exploiter un claim sur la rivière. Mais avant d’arriver à cette exploitation, il faut sacrifier quatre ou cinq mois de travail, qui, bien entendu, ne rapportent rien que l’espérance future. Tout cela s’accomplit cependant, pourvu que l’Américain ait de la farine, du sucre et du thé. Mais si l’une de ces trois denrées manque, il y a chance que le flumming manquera aussi. Cette nécessité d’avance de temps et d’argent est la cause du peu de ces grands travaux que l’on voit entrepris par les Français, et cependant on en voit encore quelques-uns.

Le jour où l’on doit faire passer la rivière dans son nouveau lit, blanc et poli comme un miroir, est un jour de joie et d’espérance pour les mineurs. Ils vont donc recueillir le prix de leurs longs travaux! Mais la première question que l’on se fait en mesurant la gigantesque opération, c’est de se dire: «Si tout cela avait été fait inutilement! s’il n’y avait point d’or!»

En effet, comment les pauvres mineurs ont-ils pu deviner qu’en prenant tant de pieds de la rivière qu’ils veulent explorer, ils trouveront là cette mine qu’ils cherchent? N’admirez-vous pas combien la confiance est grande, de travailler si longuement, de perdre tout ce temps sur cette seule espérance: Il peut y avoir de l’or!

Eh bien! il faut le dire, ce n’est pas tout à fait un hasard qui les guide. De chaque côté de la rivière s’élèvent perpendiculairement des montagnes rocheuses. Entre la rivière et la muraille que forment ces montagnes, il n’y a absolument qu’un petit sentier. Le mineur le suit. Il reconnaît, par la couleur des différentes couches de terre, si ces montagnes sont aurifères. Si les couches répondent oui, c’est qu’au pied de cette partie de la montagne, qui dans ses couches contient un peu d’or, la mine doit exister et être fort riche.

Les avalanches, depuis des siècles, ont travaillé, elles aussi; elles ont balayé l’or de la montagne avec le courant furieux de leurs eaux, qui se précipitent des sommets de la Sierra-Nevada lorsque fondent les neiges. Là où le lit de la rivière cache son trésor, la montagne presque toujours semble avoir été bouleversée; elle se hérisse de rochers terribles suspendus en l’air, qui semblent prêts à se détacher au premier souffle du vent.

Toutefois, le mineur prudent ne se laisse pas encore persuader par cette apparence. Il se dispose à étudier la rivière elle-même, ce qu’il fait à l’aide de prospects faits dans la rivière elle-même. Il descend jusqu’à son lit. Il en rapporte de la terre qu’il lave, et qui contient généralement ou de l’or ou quelque indication qu’il y en a. S’il n’y a point de cloche à l’aide de laquelle il puisse séjourner sous l’eau, il creuse une mine sur le bord de la rivière, et lave le sable; épreuves qui, toujours sûres, suffisent, lorsqu’elles ont réussi, pour lui faire entamer, avec cet espoir de succès qui mène tout à fin, un ouvrage si colossal qu’il soit.

Arrivé à l’époque du travail productif, il faut alors poursuivre ce travail avec la plus grande activité. Comme il n’y a, d’une fonte de neige à une autre, qu’une période de quatre mois, il faut, dans cet intervalle, faire la moisson métallique, car, lors de la fonte des neiges, l’eau descend des montagnes à torrents, grossit la rivière Yuba, qui alors se met à prendre sa course furieuse à travers la vallée, emportant avec elle, comme un bouchon de liège, les plus solides flummings.

Par bonheur ces époques sont prévues; vous voyez, quand elles approchent, les intrépides mineurs, armés de longs bâtons terminés par d’énormes crochets, se tenant de distance en distance sur les bords de la rivière, et tâchant d’arracher à sa colère quelques débris de ces magnifiques constructions; ces débris, ce sera autant de sauvé pour la saison prochaine.

Les mines appelées excavations sont simplement des arches creusées dans le sein des montagnes qui bordent les rivières. Ce sont aussi de gigantesques travaux qui finissent par ressembler à des catacombes. L’or s’y recueille de la même manière; les procédés pour le séparer de la terre restent toujours les mêmes.

Le claim ou la mine ordinaire est celle que l’on creuse en faisant un puits. Descendu jusqu’au bed rock (lit de roches), le mineur qui fait cet ouvrage s’appelle drifter, le mineur ne va pas plus loin. Il doit trouver là son affaire ou ne la trouvera jamais. Alors il s’étend, en creusant à droite et à gauche, mais n’allant jamais plus loin que le cercle extérieur qui lui appartient, et échafaude au fur et à mesure qu’il creuse. Au milieu de la bouche de l’excavation, une poulie est établie, où constamment des hommes sont occupés à faire monter la terre et la boue que le drifter abat. Les drifters sont les mineurs les plus payés. Le travail qu’ils font est en effet très-dangereux. Beaucoup ont été ensevelis par des éboulements. On les loue à des compagnies quinze piastres par jour.

Les baquets enlevés par la poulie sont à leur tour vidés dans une espèce de boîte, longue de six à dix pieds, faite tout simplement de trois planches, une pour le fond, une pour chaque côté. L’un des bouts de cette boîte, qu’on appelle long-tom, tom-le-long, est terminé par une espèce de tamis à trous du diamètre d’un bouchon. Au-dessous de ces perforations se trouve une seconde boîte qui, à son tour, est terminée par un second tamis dont les trous sont plus petits; la troisième boîte est une boîte sans tamis.

Maintenant, nous avons dit que les mineurs vidaient leurs baquets dans ce long-tom. De chaque côté de la machine, il y a un homme avec une pelle qui remue et déblaye cette terre; à cet effet, chaque compagnie de mineurs prépare des conduits d’eau, en cuir ou en canevas à voile, que les mineurs californiens fabriquent eux-mêmes sous leurs tentes, pendant les longues soirées d’hiver. Tous ces conduits amènent l’eau en abondance dans le long-tom, et les hommes, installés de chaque côté, remuent avec leurs pelles la terre que l’on y vide. Puis, après que l’eau a bien lavé les cailloux et bien délayé la terre, ils rejettent hors de la boîte tous ces cailloux, avec une telle rapidité que vous demandez comment il se fait qu’ils ne rejettent pas aussi l’or.

Il n’y a pas de danger. L’or passe et coule lourdement; il tombe à travers les trous du premier tamis, en compagnie de tous les grains de gravier qui peuvent l’y suivre; puis, remué de nouveau, il descend dans la dernière boîte, où il ne se trouve plus mêlé que de sable fin. Cette dernière boîte reste fermée toute la journée, et ne s’ouvre que pour en prendre le contenu, opération qui se fait aux heures des repas. On verse le tout dans un plat de fer-blanc. Moins ce plat est creux, meilleur il est. On le met à sécher sur le feu ou sur une poêle, puis, une fois séché, vous soufflez sur le sable, qui s’en va pareil à une poussière, et la poudre d’or reste seule.

A la fin de chaque semaine, la compagnie pèse les produits et distribue les dividendes à chacun de ses membres, qui arrive avec sa ceinture, dans laquelle il enferme sa part.

Nous ne parlons ici, bien entendu, que de la poudre d’or ou de très-petits spécimens. Il y a des mines où l’on trouve l’or net en morceaux, et c’est très-commun. Rien de plus amusant que de se placer de manière à dominer le long-tom au moment où les deux hommes placés de chaque côté remuent le minerai avec leurs pelles. On voit courir au fil de l’eau les morceaux d’or, qui se précipitent à travers les trous du tamis. Les hommes à la pelle ne doivent jamais mettre la main dans la boîte. Ce n’est pas une loi, mais c’est une délicatesse que les mineurs s’imposent à eux-mêmes, et à laquelle ils ne manquent jamais.

Le pauvre diable de mineur qui n’a ni long-tom ni claim, et qui travaille au prospect, n’a qu’un plat de fer-blanc pour toute machine. Il s’arrête çà et là sur les terrains neutres, bien entendu, creuse, remplit son plat de boue, de terre ou de sable, puis le lave à la rivière ou au courant d’eau le plus voisin, se servant de ses mains en guise de pelle. L’or reste toujours au fond.

Le mineur prospecteur se fait ainsi des journées de trois à cinq ou dix piastres. C’est une vie affreusement dure et pleine de privations que celle de ces pauvres gens. Combien de malheureux se sont exilés en Californie, bercés des plus fabuleuses espérances, et ont fini par y faire ce terrible métier, auquel ils se sont brisé et le corps et le cœur! Un jour on fera le martyrologe californien, et on sera épouvanté du nombre de victimes que la terre de l’or aura dévorées.

Je vous ai expliqué le mieux que j’ai pu comment on récoltait l’or en Californie. Ce procédé, du reste, est assez simple, comme on voit, puisqu’on n’a qu’à séparer l’or de la terre et qu’on obtient cette séparation avec de l’eau.

Cette opération faite, on voit devant ses yeux reluire le métal, aussi brillant et aussi splendide que dans la boutique d’un orfèvre.

J’aurai occasion de dire plus tard quelle différence il y a entre la récolte de l’or en Californie et la récolte de l’argent. J’en reviens à Good-Year-Bar.

XXXVI

MARY-CRECK.

Le sentier sur lequel nous cheminions en descendant cette gigantesque montagne ne permettait qu’à une personne ou à une mule de passer à la fois. Dans certains endroits, il était effrayant à donner le vertige; car, large à peine de dix-huit pouces, si le pied manquait à la mule, on devait inévitablement rouler avec elle au fond de la Yuba, c’est-à-dire dans un abîme de deux ou trois mille pieds de profondeur.

Ces terribles accidents arrivent chaque jour aux pauvres bêtes chargées de provisions qu’elles apportent aux mines, et peu de caravanes arrivent à Downielville sans avoir à déplorer la perte de quelque mule tombée avec sa charge au fond de cette terrible Yuba. Maintenant, faites-vous une idée exacte de ce que pouvait être ce misérable sentier, à peine praticable par le plus beau temps, lorsque nous nous mîmes en route, nous, avec une neige épaisse qui faisait verglas en fondant. Je fus saisie, je l’avoue, d’une terreur vertigineuse en voyant quels passages il me fallait franchir. Je ne pouvais m’imaginer qu’une créature humaine eût jamais pu se hasarder par de pareils chemins sans avoir le pied du chamois ou les ailes de l’oiseau. Je mesurai de l’œil le précipice et me mis à pleurer silencieusement.

M. Giovanni était déjà si triste d’avoir cédé à mes désirs, en permettant que je le suivisse, que je me contenais autant qu’il était possible, ne voulant pas aggraver son chagrin par des exclamations de terreur. Je restai donc muette; mais la sueur et les larmes coulaient à la fois, la sueur sur mon front, les larmes sur mes joues.

M. Great-House, notre express, marchait en tête, puis je venais ensuite, puis mon mari venait après moi, puis tout le monde à la file.

C’était à qui chercherait à me rassurer, me disant de livrer entièrement la bride à ma mule, que je ne guidais qu’en tremblant et que mes hésitations pouvaient troubler. Je le fis avec un effroi que je ne saurais dire. Chaque fois que l’animal butait, je sentais le sang faire en une seconde le tour de mon corps. Cela dura quatre heures ainsi, quatre heures de la plus affreuse agonie que j’aie jamais soufferte.

A TRAVERS LA MONTAGNE.

JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.      TYP. J. CLAYE.

Et cependant, toute désolée et effarée que j’étais, je n’étudiais pas moins tout ce qui m’entourait. Je vis des portions de cette montagne glacée qui étaient toutes couvertes des plus jolies fleurs bleues qu’on puisse voir. Ces fleurs ressemblaient beaucoup à des myosotis; mais, plus hautes sur leurs tiges, elles se faisaient jour à travers la neige et s’épanouissaient à sa surface. C’était ravissant, car elles étaient en grande quantité.

Pendant tout le temps de cette périlleuse descente, nous trouvâmes beaucoup d’arbres brisés qui glissaient sur la pente de la montagne et qui, après être partis du haut, étaient descendus graduellement et finissaient par tremper leurs racines dans la rivière qui les attirait à elle peu à peu et les charriait de ses avalanches.

A trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Good-Year-Bar. Aussitôt qu’ils aperçurent une femme, curiosité qu’ils n’avaient point encore vue depuis leur installation dans la cité nouvelle, les mineurs accoururent, se placèrent en groupes, devant le Boarding-House, où l’express avait l’habitude de s’arrêter. Arrivée là, je me trouvai mal de fatigue et d’émotion tout ensemble.

Comme la caravane avait éprouvé du retard, aussitôt après le dîner, l’ordre fut donné de remonter à mule et de se remettre en route; mais j’essayai inutilement: la chose me fut impossible. M. Giovanni était au désespoir; il décida que nous resterions en arrière. Je me plaignais plus particulièrement de ma jambe malade que de toutes les autres douleurs que je ressentais dans le corps. Nous l’examinâmes; les trois mouchoirs qui lui servaient de bandages étaient imprégnés de sang. M. Giovanni les montra à mes compagnons de route, et ce fut mon excuse auprès d’eux.

—J’eusse été très-fier, Madame, me dit M. Great-House, d’entrer à Downielville avec vous à mes côtés, mais cela est impossible. Le reste du chemin est peu de chose en comparaison de celui que vous avez fait. Ayez donc un peu de courage, et demain ou après-demain nous nous reverrons.

Ce fut alors dans la caravane à qui nous offrirait de rester avec nous; mais M. Giovanni ne consentit à accepter sur ce point aucune des offres qui nous étaient faites, et pressa au contraire le départ de tous ces étrangers qui, en deux ou trois jours, étaient devenus nos amis. Nous nous dîmes adieu, en nous promettant de nous retrouver à Downielville. Aussitôt le départ de la caravane, je me couchai.

Le lendemain, j’exigeai de M. Giovanni que nous nous missions en route à notre tour. Il ne nous restait que quelques milles à parcourir, et je voulais les faire à tous risques.

Cette partie du pays était différente de celle que nous venions de traverser. Elle était plate, couverte d’herbes, et sur beaucoup de points la neige était presque entièrement fondue.

Nous arrivâmes au campement d’un vieil Indien, où nous trouvâmes grand nombre de naturels du pays ayant leurs femmes avec eux. Un de ces Indiens était hideux à voir; il avait la figure presque entièrement rongée par un ulcère.

Nous donnâmes à ces braves gens quelques provisions, en échange de quoi ils nous allumèrent un feu et nous firent chauffer de l’eau. Ceux qui n’étaient pas occupés à notre service brisaient entre deux pierres des glands de chêne, à l’aide desquels ils font une espèce de pâte en guise de pain, comme on le ferait avec des châtaignes; puis, après une halte d’une quarantaine de minutes nous nous remîmes en route.

A deux heures de l’après-midi, nous entrions dans la ville de Downielville. C’est déjà une charmante cité, dont les rues fourmillent de mineurs, de boutiques de toute espèce, d’hôtels, de magasins et de cafés. Elle est située sur la rivière Yuba, et était destinée à acquérir une grande importance à cause des magnifiques placers qui l’entourent et en ce qu’elle a été choisie pour servir de dépôt général aux émigrants qui travaillent aux mines à vingt lieues à la ronde.

La ville venait d’être brûlée et se rebâtissait comme par magie. L’express vint à notre rencontre par la principale rue et nous conduisit à Virginia-House, hôtel tenu par M. Wood et sa famille.

La maîtresse de la maison elle-même vint m’aider à descendre de mule; puis, avec l’aide de ses enfants, on eut bientôt tout arrangé aussi bien que possible, et je pus au bout d’un quart d’heure me mettre au lit.

J’y restai quatre jours. Alors M. Giovanni, me voyant confortablement installée entre les mains de bonnes gens, se remit en route dès le lendemain de notre arrivée, sans autre compagnon que son guide. Son intention était d’étudier les placers qui s’étendent plus avant au nord; ce qu’il pouvait faire, grâce aux indications prises dès San-Francisco.

Ce qu’il désirait voir surtout, c’était un plateau nouvellement découvert, appelé Tewist-Fot, et immensément riche. Il le trouva après avoir fait un voyage de trois jours. Le quatrième jour il reparut à Downielville, le visage assez joyeux, et me raconta qu’il croyait avoir trouvé ce qu’il cherchait.

—Ce n’était pas, disait-il en s’efforçant de sourire, un endroit bien gai. Oh! pour cela, non; mais il y avait chance d’y faire de bonnes affaires, et c’est ce que nous étions venus chercher.

Il avait acheté sur ce plateau un immense hangar bâti en bois, quelque chose comme une grange. Grange ou hangar, le monument, tel qu’il était, avait été bâti par un vieil Américain qui était venu là en hiver, malgré la neige, et, avec un aide, avait, tant bien que mal, de ci, de là, bâti cette grange sur ce plateau, dans l’espérance de la revendre à bon prix quand la saison des travaux serait de retour. M. Giovanni la lui acheta mille piastres comptant. C’était le palais du plateau.

Il y avait en outre aux environs du palais un cabaret ou deux qui s’attendaient à faire beaucoup d’argent. On avait découvert ce plateau pendant la dernière saison seulement, mais, par malheur, trop tard pour y commencer des travaux. Il est vrai que les espérances étaient grandes pour la prochaine saison.

Il y avait sur la Yuba, près de ce plateau, des bâtisses de flummings, des baraques monstres, des excavations gigantesques, des claims parsemés de tous côtés. Puis, au milieu de tout cela, des mineurs éparpillés, fouillant, creusant, bâtissant et formant une population de quinze à dix-huit cents hommes.

Ce plateau était situé entre deux chaînes de montagnes à pic et la rivière Yuba. Il était bouleversé comme le monde aux dernières heures du chaos. Ce bouleversement dénonçait sa richesse. Il était situé à quinze milles nord au-dessus de Downielville, et seulement à douze milles de la ville Butte, la dernière où les mineurs eussent pénétré.

Le lendemain du jour où M. Giovanni était revenu avec ses bonnes nouvelles, on voit qu’en fait de bonnes nouvelles nous n’étions plus difficiles, nous remontâmes à mule pour nous rendre à notre propriété.

Quelques-uns de nos compagnons de voyage voulurent nous accompagner pour visiter ces parages inconnus. Nous acceptâmes avec joie la conduite qu’ils offraient de nous faire.

Le chemin n’est qu’un étroit sentier, tortueux et raboteux, coupé dans le pied des chaînes de montagnes qui longent la rivière. Par instants, ce sentier disparaissait tout à fait. Nous étions forcés alors de prendre pour chemin la rivière elle-même, où nous entrions jusqu’au ventre de nos mules. Mais le chemin n’était que difficile, comparé à cet autre chemin si plein d’abîmes et de vertige. Aussi la gaieté m’était-elle revenue, et avec la gaieté le courage. Nous fîmes ces quinze milles-là en chantant et en riant. Sur la route je fus prise d’une soif horrible. Comme c’était tout un travail pour moi de descendre de ma mule, M. Giovanni essaya d’approcher, à l’aide de ses deux mains, de l’eau de ma bouche; mais, avant que d’approcher de mes lèvres, l’eau avait fui. Un de nos compagnons de voyage invita alors M. Giovanni à se servir de sa casquette comme d’un gobelet, disant qu’il ne fallait pas y regarder de si près quand on traversait des pays pareils à ceux que nous parcourions.

Je préférai descendre de mule, ce que je fis avec l’aide de deux personnes; puis je m’approchai de la rivière, je m’agenouillai, et je me désaltérai tout à mon aise dans ce torrent de cristal.

L’exemple gagna toute la compagnie. Chacun s’accroupit et but; et comme le ruisseau n’avait pas de nom, on le nomma Mary-Creck, ou le ruisseau de Mary; mon second nom de baptême, et celui que l’on fête était le nom de la madone.

Puis, sur une feuille déchirée à un agenda et attachée à un bâton planté au bord de la rivière, on fit un appel aux mineurs passant par là, les priant de se souvenir de ce nom, qui était celui de la première femme qui eût eu le courage de venir si loin vers le nord.

Pendant ce voyage de quinze milles, nous ne rencontrâmes pas une largeur de dix pieds formant terrain plat. Nous gravîmes une colline, puis nous atteignîmes le plateau vers les deux heures de l’après-midi, et, à ma grande surprise, je vis toute une population d’hommes aussi acharnés à l’ouvrage que l’aurait pu être une république de fourmis.

Tout cela abattant des arbres, sciant, coupant, taillant pour établir des comptoirs, faire des bancs, des tables, des armoires, tout un mobilier enfin.

Ces ouvriers étaient des mineurs; mais comme la saison des travaux des mines n’était pas encore arrivée, les plus pauvres s’étaient mis à la besogne, et, travaillant pour les plus riches, ils occupaient leur temps en attendant la reprise des travaux. Nous entrâmes dans le palais du plateau.

Là nous trouvâmes, au bout de ce grand hangar, une petite chambre déjà prête à me recevoir. Elle était meublée d’une table rustique, de quelques chaises et d’un lit primitif, dont le bois, la veille encore, jouait son rôle de baliveau dans la forêt voisine.

Ce fut sur cette table, confectionnée pendant la nuit qui précéda notre arrivée, que nous fîmes notre premier festin, et, disons-le tout de suite, un des festins les plus gais, par son étrange nouveauté et son singulier entourage, que j’aie faits de ma vie.

Notre repas avait été préparé au cabaret du plateau. Il se composait d’excellents rosbifs assaisonnés à la meilleure sauce du monde, c’est-à-dire un dévorant appétit; puis, d’écureuils à la diable; puis enfin d’une de ces excellentes poules d’eau que vous payeriez bien cher, ô mes amis les Parisiens! mais comme cependant vous ne pourrez jamais en faire servir à vos splendides repas; car tout l’or de la Californie ne pourrait faire voyager cette délicate espèce hors de la latitude sous laquelle elle est née.

Ingrate que je suis! j’oubliais des truites de la Yuba! jolies truites d’un rose pâle, à chair plus délicate qu’aucune de celles que j’aie jamais mangées en Suisse ou dans les Pyrénées! Une seule chose était détestable, le vin; mais l’eau était si bonne, si pure, si fraîche, qu’elle le remplaçait avec avantage.

Comme on voit, M. Giovanni avait donné ses ordres pour mon arrivée et celle de nos compagnons. M. Giovanni parle peu, promet peu, mais il n’oublie jamais rien.

XXXVII

QUINZE JOURS AU PALAIS DU PLATEAU.

Le repas terminé, M. Giovanni donna l’exemple en jetant bas son habit, nos amis en firent autant, et cinq minutes après, tout le monde était à l’ouvrage avec les ouvriers.

Cette fois, ce n’était plus comme à Hobart-Town, comme à Auckland, comme à Taïti. Je n’avais plus le mérite de quitter les bons sofas et les excellents fauteuils de mon hôtel pour courir le pays, je quittais un tabouret à trois pieds à peine équarri, et, en cinq minutes, en cinq secondes je me trompe, j’étais en pleine campagne.

Dès le premier moment, j’avais senti ma fatigue qui s’en allait; le dîner n’était pas terminé, que l’envie de courir m’avait reprise. Je sortis donc, avide de tout voir, de tout étudier. Les mineurs me regardaient avec une surprise naïve. Il semblait qu’ils se refusassent à croire que j’étais une véritable femme, et cependant tous étaient très-respectueux.

Bientôt, par qui, je l’ignore, ils surent qui nous étions; nos malheurs à San-Francisco, et ce que nous venions faire sur les bords du Mary-Creck. Notre courage leur plut. Ils nous surent gré de venir ainsi nous isoler pour refaire bravement notre position. Mais aussi ce fut un deuil général sur le plateau, lorsque l’on sut que je devais repartir au bout d’une semaine.

Alors ce fut à qui nous accablerait de petit soins. Tous ces hommes rudes, et devenus à demi-sauvages, se faisaient les courtisans d’une femme. Les uns allaient à la pêche, les autres à la chasse, et ce qu’ils prenaient de beau en poissons, ce qu’ils tuaient de meilleur en gibier, c’était pour nous. Depuis notre arrivée, tout avait changé, et c’était fête au plateau désolé, enfermé de tous côtés par des rochers gigantesques et par de hautes montagnes couvertes de neige.

Quelques heures après notre arrivée, les mules de charge arrivèrent à leur tour. Elles apportaient un lit, quelques étoffes pour tapisser la chambre, et quelques autres articles indispensables dans le désert où nous nous trouvions. Ma joie fut grande, je l’avoue, en voyant un véritable lit; les choses sur lesquelles je venais de coucher ressemblaient si peu à cela, que je croyais que c’en était fait, et que je devais m’en passer à l’avenir. Aussi le souper fut-il des plus gais, et dura-t-il assez avant dans la nuit.

Le lendemain, je m’établis sur le bord du ruisseau, une ligne à la main. Je n’avais que deux ou trois pas à faire hors de ma chambre, et je pouvais tremper mes pieds dans l’eau claire et savoureuse qui m’avait si bien rafraîchie à l’heure de ma soif.

Quand je ne pêchais pas, je tenais compagnie à mon mari, que je suivais partout comme son ombre, adressant, selon mes habitudes, des questions à droite et à gauche à toute cette brave population de travailleurs.

Cela étonnera peut-être ceux qui veulent bien prendre la peine de lire ce que j’écris; mais je me sentais plus en sûreté, au milieu de ces groupes d’hommes tellement loin de toute autorité que leur autorité à eux pouvait être la force, je me sentais, dis-je, plus en sûreté au milieu de ces groupes qu’à San-Francisco, où une femme ne pouvait passer dans la rue sans être insultée par quelque grossière raillerie.

Mon mari partageait ma sécurité, et j’étais tout étonnée de le voir se livrer à une bruyante gaieté bien loin de son naturel; mais il y avait, il faut l’avouer, un entrain inouï dans cette bizarre et nouvelle position que nous nous étions faite. Notre caravane de mules arriva juste huit jours après nous. Un ouragan de neige qui avait fait disparaître même les chemins les mieux tracés, à plus forte raison le sentier de la montagne, l’avait retardée.

Le temps de mon séjour était écoulé, et je ne puis exprimer avec quelle angoisse je voyais arriver le moment de mon départ. Je suppliai M. Giovanni de m’accorder huit jours encore; il se fit prier peut-être un peu pour donner de la valeur à son consentement. Sa joie d’enfant, chaque soir au souper, lorsqu’il me sentait là assise à côté de lui, lorsqu’il me voyait rieuse et contente, lorsque je lui racontais une histoire de Maori lorsque j’étais à Auckland et à Taïti, tous mes contes de matelots lorsque j’étais en mer; sa joie disait assez combien ma présence lui eût été douce; il m’accorda donc cette semaine tant désirée, me disant toutefois d’en bien profiter, attendu que ce serait la dernière.

Pendant cette dernière semaine, j’eus la joie de voir mon mari commencer ses affaires avec le plus grand succès. Je fus marraine du beau flumming, Orléans flumming, dans la compagnie duquel mon mari avait acheté une part. La cérémonie se fit un dimanche; il s’agissait de détourner la rivière et de la faire entrer dans son nouveau lit.

J’étais au bras de mon mari, suivie de tous les mineurs du plateau, chacun vêtu de sa plus belle chemise de laine rouge ou bleue, les cheveux et la barbe soignés, c’est-à-dire ayant fait pour cette occasion la seule toilette que ces braves gens pussent faire.

Nous arrivâmes au flumming; j’y entrai en compagnie de ses propriétaires; les autres mineurs étaient restés sur le bord de la rivière. Je lus la prière à genoux; tout le monde l’écouta à genoux, et je vous jure que c’était un spectacle solennel que cette Européenne, parvenue au bords de la Yuba, que cette femme seule au milieu de tous ces hommes, faisant la prière et appelant la bénédiction de Dieu sur les travaux surhumains de ces émigrants, venus de toutes les parties du monde comme pour étonner les déserts de l’Amérique à l’aspect des miracles de l’industrie européenne.

La prière achevée, je sortis du flumming au bruit des hourras des mineurs, qui agitaient leurs chapeaux en l’air; mon mari avait fait amener un baril d’excellent vin sur les bords de la rivière, et chacun, depuis le premier jusqu’au dernier mineur, put en boire un verre plein.

Le lendemain, je quittai le plateau; ma dernière semaine était achevée. M. Great-House m’attendait à Downielville; mon mari m’y conduisit, j’étais désespérée, et il essayait de me consoler en me disant que notre séparation ne serait pas longue.

Le matin de mon départ, chaque mineur avait voulu me faire son cadeau. C’était un échantillon des spécimens de la poudre d’or recueillie sur le plateau. Tous ces échantillons réunis faisaient une valeur considérable. Quelque temps après, M. Giovanni me dit qu’un de ces mineurs qui m’avait présenté un joli spécimen incrusté, pesant peut-être une once, le soir n’avait pas d’argent pour acheter une pipe de tabac.

Je n’ai pas besoin de dire combien fut douloureuse notre séparation à Downielville. M. Giovanni, me soulevant entre ses bras, m’avait assise sur ma mule et ne pouvait ôter ses mains de dessus mes genoux, comme aussi, de mon côté, je ne pouvais me décider à faire faire un pas à ma monture.

Enfin il fallut se décider, et moi pleurant tout haut et lui pleurant tout bas, nous nous séparâmes. A partir de cette séparation, j’étais sous l’immédiate protection de M. Great-House, notre bon express, qui eut tous les soins imaginables de moi.

Notre caravane au retour ne se composait que de cinq personnes; mes quatre compagnons étaient des marchands de Downielville qui allaient pour affaire à Marysville.

Le voyage s’accomplit cette fois sans trop de difficultés. Le temps était redevenu beau: tout était vert sous mes pieds et autour de moi. Les perdrix passaient au vol au-dessus de nos têtes; les lièvres partaient d’entre les jambes de nos mules; bref, le troisième jour au matin, sans autre accident qu’un peu de fatigue inséparable de tels voyages, j’étais tranquillement assise à la table du dîner, entre M. et madame Wood, à qui je racontai mon voyage et les espérances de M. Giovanni.

Le surlendemain de mon retour à San-Francisco, sir Georges vint me voir; il s’était imposé ce retard pour me prouver sa réserve. Il avait hâte, disait-il, de me demander des nouvelles de notre expédition. Mais il n’avait pas eu la patience d’attendre; il s’était informé à ceux qui m’avaient vue, et il savait qu’elle avait été bonne. Seulement, disait-il, il avait besoin de détails pour compléter son ensemble.

Ces détails, je les lui donnai, et, je dois le dire, soit réalité, soit jeu admirable de la physionomie, son émotion paraissait plus grande en écoutant que la mienne en racontant....

Le récit terminé, je lui demandai à mon tour s’il avait choisi la Californie pour son séjour d’agrément. Il me répondit qu’il était décidé à y rester tant que j’y resterais moi-même. Alors, comme j’avais l’habitude de le faire à chaque déclaration pareille, j’employai mes plus belles fleurs de rhétorique à lui prouver qu’il faisait fausse route.

Je lui dis que j’étais véritablement désolée d’avoir pris sur sa vie une si funeste influence. Je le priai de penser sérieusement à ce que sa conduite pouvait avoir d’étrange, je ne dirai pas aux yeux de mon mari, qui était sûr de moi, mais aux yeux des étrangers. Je le suppliai, s’il m’aimait, et surtout s’il m’estimait autant qu’il me faisait l’honneur de me le dire, de me prouver cette estime en adoptant une ligne de conduite opposée à celle qu’il avait suivie jusque-là.

Comme toujours, depuis que la question se débattait franchement entre nous, nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde.

Six semaines après mon retour chez M. Wood, un vendredi soir, comme j’étais allée me coucher le cœur assez gai, ayant reçu de bonnes nouvelles de M. Giovanni, j’appris par ma bonne hôtesse, qui ne savait pas le plaisir qu’elle me faisait en me répétant ces paroles, que sir Georges avait dit le même jour qu’il allait repartir pour l’Angleterre, en passant par les États-Unis.

A onze heures du soir, madame Wood quitta le chevet de mon lit, me laissant doucement bercée par les quelques paroles qu’elle venait de me dire à l’endroit de sir Georges; je m’endormis. Mon sommeil ne fut pas de longue durée.

Vers deux heures et demie du matin, il me sembla entendre la clochette du feu. Je m’éveillai en sursaut, au son de cette cloche si bien connue et si fatale pour moi. Je ne me trompais pas, c’était bien le sinistre tocsin. Mistress Wood entra précipitamment dans ma chambre en me criant:

—C’est le feu! Habillez-vous vite, chère enfant.—Le feu! où cela?—Dans une maison à vingt pas de la nôtre, et vous savez qu’il n’y a pas de temps à perdre, le feu marche vite à San-Francisco.

Elle achevait à peine qu’un homme se précipita dans la chambre, me roula dans un manteau, me prit dans ses bras et m’emporta, bon gré mal gré, sur ses épaules. J’étais en robe de nuit; il alla me déposer dans une maison voisine, en pierre, chez un avocat anglais qui sortit à l’instant de chez lui pour me laisser seule.

Je cherchai des yeux sir Georges pour le remercier et lui faire des reproches tout à la fois, mais il avait déjà disparu.

Il était allé chercher madame Wood qu’on ne pouvait pas arracher de sa maison, et qui essayait de sauver quelques-unes des choses les plus précieuses qu’elle renfermait; mais il ne la consulta pas plus que moi, et il la força de le suivre, lui disant de se sauver d’abord et de venir me tenir compagnie, d’être tranquille ensuite, qu’il serait là pour lui servir de banquier.

Il ouvrit respectueusement la porte de la chambre où j’étais, annonça madame Wood, la poussa dans l’appartement, et, sans entrer, referma la porte derrière elle. Puis il s’élança de nouveau du côté du feu.

Au reste, sir Georges était connu de tous les pompiers, car à chaque incendie il payait de sa personne à faire croire que, là où les autres laissaient leur fortune, lui un jour laisserait sa vie.

Alors, avec M. Wood et quelques bons amis à eux, sir Georges parvint à sauver quantité de choses, et, entre autres, deux malles à moi contenant ma garde-robe de Californie. Nous passâmes la nuit chez l’ami de sir Georges, et nous y restâmes le lendemain jusqu’à midi.

A midi, M. Wood vint lui-même nous chercher; il avait déjà loué une autre petite maison rue Jackson, et avec cette rapidité qui préside à toutes choses en Californie, à deux heures de l’après-midi nous y étions installés.

Vers cinq heures, sir Georges vint y chercher de mes nouvelles. Cette fois, je l’avoue, je le remerciai de tout mon cœur. Dans cette entrevue, j’appris de sa propre bouche qu’il allait quitter la Californie.

—Il était temps, disait-il, qu’il s’éloignât; s’il ne profitait pas d’un reste de force pour se commander à lui-même, il sentait qu’un jour où l’autre il pouvait devenir fou, et alors, sans le vouloir, se porter à quelque action qu’il ne se pardonnerait pas à lui-même.

Il pleurait en me disant cela, et, je l’avoue, je pleurais moi même en l’écoutant. Il me quitta en me demandant de penser quelquefois à lui, comme on pense à un ami, à un frère.

Il me donna l’adresse de ses banquiers à San-Francisco et à New-York, me disant que, dans ces deux villes, tous deux étaient prévenus, et que si jamais M. Giovanni et moi nous nous trouvions sans ressources, ce serait, il l’espérait bien, à eux et non à d’autres que nous nous adresserions. Je promis. Il me baisa la main et me quitta. Je ne l’ai pas revu depuis.

XXXVIII

LE FEU AU PLATEAU.

Les nouvelles que M. Giovanni me donnait de ses affaires continuaient d’être excellentes. Une grande quantité de marchandises partaient tous les jours de la baie pour la Sierra. Il n’était encore dans la montagne que depuis quatre mois et demi, et déjà il avait remboursé les avances de M. Argenti et faisait toutes les commandes argent comptant.

Chaque courrier de M. Great-House m’apportait un petit paquet bien cacheté contenant quelques beaux spécimens d’or que je ne manquais pas, pour ma part, d’enfermer le plus soigneusement dans un endroit à part, où, en cas d’incendie, je n’eusse qu’à étendre la main pour les prendre et fuir. Il vendait et fournissait à tous les placers d’alentour les marchandises ou les outils dont les mineurs avaient besoin pour leur usage et pour leur travail.

Sa présence et la mienne parmi tous ces braves gens, son affabilité, le souvenir du baptême du flumming, tout cela lui avait créé le monopole du plateau. Bien des spéculateurs étaient venus, dans l’espoir de lui faire concurrence, s’établir à côté de lui, mais c’était en vain; personne ne fit ses frais, tandis que M. Giovanni recevait parfois tant d’argent, tant de spécimens, tant de poudre d’or, que le soir le sommeil empêchait de faire le compte de la journée.

Il avait trois commis ou plutôt trois amis près de lui; eh bien! ces trois amis ne suffisaient pas à prendre les commandes. Il se couchait le soir harassé, mais le cœur et l’esprit tranquilles, et de son lit, entre le travail et le sommeil, il m’écrivait des lettres qui me faisaient aussi tranquille que lui.

Mais les forces humaines ont un terme. Après six mois de ce travail acharné et de résidence sur le plateau, il fut obligé de s’aliter, brisé par des douleurs de reins et de tête. Un jour je reçus une lettre qui m’annonçait cette maladie; je lui répondis, poste pour poste, en lui demandant s’il était réellement malade, si je devais l’aller retrouver, ou s’il se sentait assez de force pour revenir. Il m’écrivit de rester à San-Francisco, me disant qu’il était trop souffrant pour faire le voyage.

A cette nouvelle, la peur d’un plus grand malheur s’empara de moi. Je n’hésitai pas un instant. Je partis. Je partis sans prendre conseil de personne; sans songer aux quatre ou cinq jours de fatigue que j’allais avoir à subir. J’arrivai à Marysville juste la veille du départ de M. Great-House. J’allai le trouver, je lui racontai la situation comme on pouvait le faire à son meilleur ami; non-seulement il m’approuva, mais encore il m’affermit dans ma résolution. Le lendemain, je faisais pour la seconde fois partie de la caravane de l’express, qui, cette fois encore, était très-nombreuse. Inutile de dire que je trouvai M. Great-House toujours le même: il n’eût rien fait de plus, certainement, pour sa femme ou sa sœur. Je ne parlerai pas des dangers de ce second voyage: je ne les vis pas.

Quatre jours après mon départ de Marysville, j’entrai dans la pauvre petite chambre du plateau, et, en pleurant amèrement, j’embrassai M. Giovanni, qui ne put que pousser un cri de joie en me voyant soudainement apparaître. Cependant, le premier moment d’émotion passé, il me gronda d’être venue, mais faiblement.

Il me raconta que parmi les gens du plateau il y en avait un certain nombre qui ne valaient pas grand’chose, mais cependant la majorité était bonne. Il lui avait donc fallu être très-prudent pour ne pas se faire d’ennemis. Il avait spéculé en claims, mais sous ce point il n’avait pas été très-heureux: les déboursés avaient été très-grands et les rentrées, très-faibles, ne les avaient pas couverts. Mais il espérait se rattraper incessamment; dans un jour ou deux on allait ouvrir un claim dans la propriété duquel il possédait un tiers. Ce claim était situé juste en face de la maison. Il fondait, ainsi que ses associés, de grandes espérances sur lui. Les trois commis travaillaient bien, mais ils étaient néanmoins surchargés de travail.

Je leur demandai si je pouvais les aider en quelque chose pour la tenue des livres ou les comptes à vérifier. Ils me dirent que oui, et je devins un quatrième secrétaire, faisant, à force de bonne volonté, autant de besogne que si j’avais tenu les écritures toute ma vie.

Je ne trouvais plus à mon retour le même empressement que j’avais trouvé à mon départ, mais j’attribuais ce refroidissement à l’activité qu’était obligé de déployer tout le monde. Cependant, toutes les fois que les mineurs m’apercevaient, j’étais sûre d’éveiller par ma présence quelque bienveillant sourire, quelque salut respectueux.

Dès que je cessais de travailler, j’allais et je venais du comptoir de mon mari sur tous les points du plateau. Je revenais près du malade, et je lui disais tout ce que j’avais vu, pour l’aider un peu à prendre son inertie en patience. Le troisième jour, on commença le claim.

Vers le soir, les espérances commençaient à se réaliser, et on le déclarait très-riche. Chaque baquet de boue ou de terre monté du trou contenait au moins une demi-once d’or, et un seul baquet en amena dix onces.

A cette nouvelle, qui se répandit sur le plateau, les spéculateurs commencèrent à arriver comme à une véritable bourse. Le claim était à la hausse, on voulait à toute force que les propriétaires vendissent leur part. Un individu, nommé Douglas, insista tout particulièrement auprès de M. Giovanni pour lui acheter sa part. Il en offrait deux mille piastres, et autant de chacune des deux autres parts. M. Giovanni refusa. On sait qu’il aimait à courir les chances.

Alors un complot s’organisa entre ce misérable et un de ses amis nommé Davis, et une bande d’Irlandais américains. On commença de murmurer sourdement contre M. Giovanni. On disait tout bas que l’étranger, que le Français avait fait assez d’argent depuis qu’il était au plateau, et qu’il était temps qu’il donnât sa place à un Américain qui, antérieurement à M. Giovanni, l’avait sollicitée.

M. Giovanni connaissait toutes ces menées; mais, comme il était très-prudent, il eut l’air de les ignorer; il avait d’ailleurs l’espérance, disons mieux, la conviction qu’un si petit nombre de malhonnêtes gens ne pourraient pas l’emporter sur une majorité de cœurs honnêtes.

Sur ces entrefaites, et comme si le besoin qu’il avait de sa santé la lui eût rendue, M. Giovanni alla de mieux en mieux; il avait pu sortir pour l’ouverture du claim. Il est vrai que le claim s’exploitait devant sa porte. Il donna pour la première semaine trois mille piastres, la seconde trois mille cinq cents. Il se trouvait être le claim le plus riche du plateau.

La grande veine qu’on avait en vain cherchée dans les autres claims et qu’on savait exister, passait au travers de notre mine qu’on avait en premier lieu presque abandonnée, et qui avait été fouillée à nouveau sur les instances de M. Giovanni.

Disons en passant que M. Giovanni tenait d’autant plus à garder sa part dans celui-ci, qu’il avait eu très-peu de chance dans ses spéculations de mines depuis qu’il était au plateau. Il avait une part, nous l’avons dit, dans le grand flumming d’Orléans; mais, malgré les espérances qu’on avait fondées sur ce gigantesque travail, il n’avait fait tout au plus que payer les dépenses qu’il avait occasionnées, et M. Giovanni, au lieu de recevoir tous les samedis son bénéfice des travaux de la semaine, avait souvent à payer l’homme de journée qui y travaillait pour son compte.

Il avait également un intérêt dans un barrage, mais, là aussi, le produit était insuffisant pour payer la dépense. Sur dix autres claims qu’il avait au plateau, un seul avait produit quelque chose; mais, en somme, toutes ses spéculations lui avaient coûté, d’achat comptant ou de dépenses faites, quatre à cinq mille piastres, et il était loin d’être couvert, comme je l’ai dit, de ses déboursés.

Ce nouveau claim, c’était donc sa poule aux œufs d’or, et, tout naturellement, il la voulait garder.

Deux autres spéculateurs vinrent encore le trouver, lui demandant, le sommant en quelque sorte, de leur vendre sa part dans le claim, lui disant qu’il devait être assez satisfait de ses affaires de commerce, de ses spéculations sur les marchandises, pour ne point accaparer encore la part des mineurs; qu’il voulait trop avoir, mais qu’il y prît garde, que cela lui porterait malheur, et qu’il finirait peut-être par ne plus avoir assez.

C’était tout simplement une menace qui, d’une manière indirecte, lui venait de ce misérable Davis, lequel, à l’exemple des Américains ses compatriotes, ne pouvait souffrir l’idée qu’un étranger possédât une mine de laquelle il ne pouvait le déposséder.

M. Giovanni leur répondit, avec sa tranquillité habituelle, qu’ils ne lui eussent pas tenu ce langage si le claim n’eût rien donné, et qu’ils se garderaient bien de lui chercher querelle pour tout l’argent qu’il avait dépensé dans les flummings, dans les barrages et dans les autres claims, argent qui avait servi à nourrir peut-être vingt-cinq à trente mineurs. Puis il ajouta, toujours froidement et tranquillement:

—Vous êtes une race d’ingrats! Vous me reprochez d’avoir fait ici de bonnes affaires depuis six mois; mais ne les ai-je pas faites loyalement? N’avez-vous pas trouvé en moi, à qui vous reprochez d’être Français, plus qu’un ami? N’avez-vous pas trouvé un père? Ceux de vous qui ne réussissaient pas, ont-ils trouvé porte close le jour où ils ne venaient pas frapper l’argent à la main? Ceux même qui n’avaient pas d’argent n’ont-ils pas trouvé ma bourse ouverte? Dites-moi quelle est la compagnie n’ayant point de fonds à qui j’aie refusé un sac de farine ou une caisse de thé? Étiez-vous habitués, avant moi, de trouver crédit dans vos placers? Non. Eh bien! je vais vous faire apporter mes livres et comptes; nous allons les vérifier ensemble, et, si vous ne trouvez pas à mon avoir vingt mille piastres, qui sont encore dans les poches des autres, c’est moi qui aurai tort et c’est vous qui aurez raison. Sans doute j’en serai payé, mon Dieu! je n’en doute pas; mais avouez aussi, de votre côté, que si j’ai fait de bonnes affaires, c’est en vous rendant aussi de grands services. Quand un de vous a été blessé ou malade, qui l’a pansé, qui l’a soigné, qui lui a préparé ses médicaments? Moi, qui suis un peu chimiste et un peu chirurgien. Pour ces soins que j’ai rendus à cinquante personnes peut-être, informez-vous et demandez si j’ai jamais reçu une rétribution quelconque. Ainsi donc, que tout soit bien entendu entre nous; je ne veux vendre ni ma part ni une portion de ma part dans le claim; vos instances sont inutiles; vos menaces sont infâmes. De même que les unes ne peuvent me séduire, les autres ne peuvent m’intimider. Allez.

Et il leur fit, de la main, le geste de s’éloigner. Ils obéirent.

Pendant la soirée du dimanche suivant, et comme nous étions en train de souper, il fut question de mon départ. M. Giovanni le fixa à quelques jours; seulement il ajouta:

—Le mien ne tardera pas à suivre le vôtre, mon enfant; je veux être à la baie pour janvier prochain, et je vais, dès demain, commencer à faire rentrer les sommes qui me sont dues par les compagnies. Encore trois mois, et je t’emmènerai avec le fruit de neuf mois de travail, travail pénible, mais qui aura sa récompense; car, alors, je suis convaincu que mes bénéfices monteront à cinquante ou soixante milles piastres. Avec cela je reprendrai mes affaires commerciales à la baie; puis, en supposant un peu de bonheur, nous finirons, il faut l’espérer, par y faire notre affaire en une année ou deux.

En effet, M. Giovanni pouvait parler ainsi, car il possédait à cette époque pour quinze à vingt mille piastres de marchandises en magasin: eaux-de-vie, vins, liqueurs de toute espèce, farines, thés, sucre, cafés, conserves de fruits, de légumes, de viandes, bottes à la Wellington, chemises de laine et outils assortis. Joignez à cela un crédit dû par les compagnies, crédit pouvant monter à une somme égale. Quant à l’argent comptant, au fur et à mesure qu’il rentrait, j’ai dit quel était son va-et-vient. On l’envoyait à la baie aussitôt rentré, et il revenait en marchandises. Ajoutez à ce que nous venons d’énumérer cinq ou six mille piastres que M. Giovanni m’avait envoyées pendant les cinq ou six mois qu’il avait déjà passés au plateau, et qu’à diverses reprises j’avais déposées chez M. David, son banquier à San-Francisco.

Ceci, comme je l’ai dit en rapportant ma conversation avec M. Giovanni, se passait dans la soirée du dimanche. Pendant la nuit qui la suivit, vers quatre heures du matin, un de nos trois commis se précipita dans notre chambre en criant: Au feu! vite! vite! vous n’avez que le temps de vous sauver!

A ce cri, qui semblait nous poursuivre partout, s’éveiller sur nos pas, à la ville comme à la montagne, mon mari sauta à bas de son lit. Quant à moi, j’étais éveillée, mais anéantie, mais incapable de me lever.

Mon mari vit ma prostration, il vint à moi, me saisit entre ses bras, et, ses pistolets à la main, sortit par la porte qui donnait sur la rivière.

A peine M. Giovanni avait-il fait trois pas hors de la maison qu’un homme embusqué lui tira presque à bout portant un coup de revolver; la balle passa à deux lignes de sa poitrine, à deux pouces de ma tête. Sans me lâcher, et me tenant toujours entre ses bras, M. Giovanni détacha une main de mon corps et riposta par un coup mieux ajusté. L’homme tomba en jetant un cri.

M. Giovanni, voyant l’homme qui se roulait à terre, voulut savoir à qui il avait eu affaire; il me mit sur mes pieds, se pencha vers le blessé: c’était Douglas. J’étais tombée sur mes genoux; à peine si j’avais la force de prier, et je crois que je me tordais plutôt les bras que je ne joignais les mains. Cependant, je vis un autre bandit s’approcher; je criai:

—Prends garde!

Au moment où M. Giovanni se retournait, le nouveau venu fit feu sur lui. Cette fois, la balle lui avait traversé le défaut de l’épaule. Mais M. Giovanni, malgré cette blessure, leva contre l’assassin le revolver à sept coups dont l’un était déchargé, et comme celui-ci, voyant qu’il ne tombait pas, croyait l’avoir manqué et prenait la fuite, il lui envoya sa seconde balle entre les deux épaules. Il tomba à son tour.

M. Giovanni le retourna du pied et reconnut dans ce misérable un homme qu’il aurait juré être un des plus honnêtes du plateau, et à qui il avait souvent rendu service. En ce moment un cri terrible s’éleva.

—Take care! take care!... Prenez garde! prenez garde!

Ce cri, c’étaient les commis qui le poussaient. Ils présageaient une explosion. Au nombre des denrées, notre magasin renfermait de la poudre; les tonneaux qui la contenaient étaient prudemment enterrés, il est vrai, car le magasin n’était pas planchéié, mais seulement le sol en était battu comme celui d’une aire.

Or, toutes les autres marchandises étaient tellement combustibles que, la chaleur ou la flamme atteignant les tonneaux, une explosion était imminente.

A ce cri, M. Giovanni ne crut pas nécessaire de poursuivre plus longuement ses investigations sur les deux assassins. D’ailleurs, il les connaissait tous les deux; il n’avait rien à voir de plus. Ajoutons que tous deux étaient blessés mortellement; que Douglas succomba au bout de trois heures, et son complice au bout de deux jours.

Il revint donc à moi, me souleva dans ses bras comme il eût fait d’un enfant, me porta au bord de la rivière, et me remit pendant quelques instants à la garde de deux ou trois bons amis auxquels il savait pouvoir me confier en toute sécurité; puis il disparut comme une flèche. Il cherchait la main incendiaire, première cause de tout le mal....

Il trouva bientôt celui qu’il cherchait: c’était le misérable Davis. Nous entendîmes d’où nous étions trois nouveaux coups de pistolet; deux de ces coups me semblaient partir, à leur manière d’éclater, du revolver de M. Giovanni. Je ne me trompais pas.

Davis, qui était l’incendiaire, venait de tirer un coup sur lui. M. Giovanni avait riposté en doublant, et Davis, à son tour, venait de tomber mortellement blessé.

M. Giovanni le laissa se débattre contre la mort, et, tout ensanglanté par sa blessure à l’épaule, il s’était remis en quête des commis, les appelant de toutes ses forces. Mais ils avaient disparu. Pendant le feu, cependant, on les avait vus cherchant à sauver les livres de compte et différents papiers que plusieurs hommes avaient essayé et étaient même parvenus à leur arracher des mains. Un de nos amis reparut. Il venait de faire justice d’un de ces ravisseurs. Un autre fut retrouvé un peu plus tard gravement blessé.

La maison brûla comme une allumette. Nous ne sauvâmes rien, pas même une robe pour moi, pas même un paletot pour M. Giovanni.

A cinq heures le feu était éteint; mais il s’était éteint de lui-même, et quand il n’y avait plus rien eu à brûler. Tout autour de nous, les cabarets et les tentes étaient brûlés comme le palais du plateau.

Mon mari et moi étions assis silencieusement sur un quartier de rocher. Tous les mineurs nous regardaient avec un véritable désespoir, car nous étions la providence de beaucoup d’entre eux. Enfin, après un quart d’heure de silence:

—Encore une fois ruinés! me dit M. Giovanni, mais sans la moindre altération dans la voix; mais au moins, cette fois, vengés! N’importe, je ne m’en dédis pas, c’est un fichu pays que la Californie!

XXXIX

RETOUR A SAN-FRANCISCO ET DÉPART POUR LES ILES SANDWICH.

Les mineurs, il faut leur rendre cette justice, s’empressèrent de nous offrir leurs services. Nous les acceptâmes avec reconnaissance, comme on accepte ceux de bons amis et de bons frères. Tandis que les uns s’occupaient de pourvoir à nos besoins, les autres m’apportèrent des couvertures pour m’asseoir et m’envelopper. Je n’avais que ma robe de nuit et un châle sur mes épaules.

Cependant, au milieu de ce concert de commisération et de ces offres de service, nous entendîmes une voix qui murmurait en anglais:

—Damné Français! pourquoi n’a-t-il pas aussi voulu vendre son claim? C’est bien fait!

Puis, on ne sut jamais comment, mais le riche claim s’affaissa, et il était trop tard dans la saison qui allait finir pour relever l’échafaudage. D’ailleurs, cela arriva le surlendemain de la nuit où avait pris le feu, et nous étions à Downielville, où M. Giovanni était allé déclarer tout ce qui s’était passé.

Un jour ou deux après cette déclaration faite, il remontait seul au plateau, me laissant aux mains d’une excellente famille qui nous avait offert l’hospitalité. Alors il chercha à vendre sa part dans les claims et n’en trouva qu’une misère: il est bien entendu qu’on profitait de sa position. Il envoya dans les différents placers pour faire rentrer l’argent qui lui était dû: mais, là encore, on répondit par des impossibilités de payer.

Enfin, après bien des ennuis, des fatigues, des peines, M. Giovanni souffrant beaucoup de sa blessure à l’épaule, nous revînmes à San-Francisco; heureux que nous étions encore d’avoir sauvé de cette effroyable catastrophe notre vie, et quinze mille piastres, quelque chose comme soixante-quinze mille francs!

Et nous nous consolâmes encore, en rentrant à San-Francisco, lorsque nous pensâmes que sept mois auparavant nous montions aux mines avec cent soixante mille francs d’argent emprunté et pas un sou à nous, et que nous revenions, au bout du compte, après avoir rendu ces cent soixante mille francs, rapportant en outre notre vie, ce qui était plus étrange que l’argent, et quinze mille piastres qui ne devaient absolument rien à personne.

Le soir même de notre arrivée, je remis en souriant un petit papier plié à M. Giovanni; c’était un reçu de M. Davidson, banquier à San-Francisco.

—Qu’est-ce que cela? me demanda M. Giovanni, ne comprenant pas trop ce qu’il venait de lire.—Mon ami, lui dis-je, ce sont les épingles que depuis sept mois tu m’as envoyées de notre pauvre château du plateau. Elles te viendront, j’espère, en aide pour quelques spéculations nouvelles.—Oui, dit-il; mais, avant tout, elles me serviront à payer les frais d’un hiver que je veux aller passer aux îles Sandwich, pour nous reposer un peu de cette abominable Californie. L’hiver passé sous ce beau soleil nous portera conseil pour l’avenir, car, à te dire vrai, pour mon compte, j’avoue que j’ai la tête perdue et que je ne sais plus quel commerce entreprendre.

Et sur ce, prenant son chapeau, M. Giovanni s’apprêta à sortir.

—Où allez-vous? lui demandai-je.—Je vais savoir, me répondit-il, s’il y a au port quelque bâtiment en partance pour les îles Sandwich. Au revoir. Porte toi bien et bon courage! Je serai de retour pour dîner.

Et en effet, comme nous allions nous mettre à table, M. Giovanni rentra et m’apprit qu’il y avait à la baie un petit brick qui partait dans deux jours pour les îles Sandwich.

Il fut convenu que nous partirions avec lui, et que nous allions faire nos préparatifs de voyage. Une fois cette résolution de quitter la Californie arrêtée, nous fûmes tout simplement les gens les plus heureux du monde. Personne n’eût dit, en nous voyant faire gaiement nos malles, que nous venions d’éprouver une longue série de malheurs. Pour ma part, j’étais légère comme une plume, je riais, je chantais, je courais. J’allai faire mes achats pour mes futures amies des îles Sandwich, et cela avec une insouciance qui tenait presque de la folie.

Le lendemain, nous allâmes dire adieu à notre excellent consul de France, M. Dillon. Il nous aimait et nous portait beaucoup d’intérêt. Nous arrivâmes au consulat de France, situé à l’extrémité de la rue Jackson, laquelle, juste au-dessus du consulat, qui est la dernière maison de la rue, se trouve fermée par une de ces montagnes de sable dont j’ai parlé plus haut.

C’était une des plus gracieuses maisons de San-Francisco. On y entrait par un charmant parterre, au milieu duquel était situé le perron. L’aspect de ce jardin tout de fleurs, particulièrement placé sous la direction de madame Dillon, rafraîchissait singulièrement la vue, dans un pays où la verdure n’est pas au nombre des livres connus.

Nous ne prîmes point avantage de nos bonnes relations avec M. Dillon pour entrer en amis et par une porte particulière. C’était l’heure de ses audiences publiques, nous fîmes comme tout le monde, avec l’intention de nous inscrire et de prendre notre tour. Nous trouvâmes nombreuse compagnie dans le salon d’attente; il y avait bien une trentaine de personnes. En les examinant, on remarquait dans cette collection bien des variétés de l’espèce humaine, dite race française, depuis le gentilhomme au parler courtois et à l’habit élégant, jusqu’à l’homme qu’à ses vêtements déguenillés et à sa physionomie hideuse on peut croire capable de tout.

J’étais assise sur un de ces fauteuils chinois, si commodes en Californie qu’on les trouve partout. Mon mari était debout et causait avec le chancelier et un individu que je ne connaissais pas. Je m’amusai à suivre des yeux les différents jeux de physionomie, et des oreilles les différentes conversations établies autour de moi.

Je m’arrêtai à écouter et à regarder sans en avoir l’air deux individus qui, causant à voix basse, ne se doutaient pas qu’ils pouvaient être entendus. Il m’eût été difficile de dire, d’après leur apparence, à quelle classe de la société ils appartenaient; car, à tout prendre, leurs vêtements étaient propres et frisaient même l’élégance du côté de la chaussure et des gants.

Leurs cheveux étaient bien un peu crasseux, il est vrai, comme le sont ceux des gens qui usent un peu de mauvaise huile pour les faire reluire à tout prix; mais le chapeau que l’un d’eux tenait à la main était propre, et le chapeau, on le sait, est une des pierres de touche de l’élégance. Somme toute, abandonnée à mes propres investigations, si je n’eusse écouté et entendu quelques fragments de leur conversation, j’en serais encore à me demander quelles sortes de gens pouvaient être ces deux étrangers. Un de ces deux individus portait une casquette de voyage en toile cirée; je le nommerai l’homme à la casquette, et l’autre l’homme au chapeau.

Au moment où je surpris ses premières paroles, l’homme à la casquette disait à son ami:

—Dis donc, sais-tu que notre consul a encore été relancé hier dans la rue d’une vingtaine de piastres par un nommé B...?—Non, je ne le savais pas, répondit l’autre d’un air assez insouciant. Mais ce que je sais, c’est que j’espère incessamment, avec un conte de ma façon, lui faire cracher, de gré ou de force, un slug (pièce d’or de la valeur de cent cinquante francs). J’ai été raisonnable, je ne lui ai rien demandé depuis plus de deux mois. Cependant je ne puis pas me laisser mourir de faim tant qu’il y aura un consul de France en Californie.—Diable! ne sois pas si exigeant, dit l’homme à la casquette; ne demande que la moitié de ce que tu dis là, et laisse-moi la chance d’obtenir l’autre moitié. Je dois passer après toi; tu l’auras écœuré, et je n’obtiendrai rien, moi.—Cela dépendra, répondit l’homme au chapeau; en tout cas, je ne prendrai que ce qu’il consentira à me donner; il est trop bien gardé ici pour que je lui demande davantage.

Ce fut tout ce que j’entendis. Comme ils s’étaient aperçus que je les écoutais, l’un d’eux frappa l’autre sur l’épaule et l’emmena plus loin.

Alors je me mis à plaindre profondément ce bon M. Dillon, si facile dans ses aumônes. Je me dis que si la moitié des gens qui attendaient une audience de lui étaient là dans le même but que l’homme au chapeau et à la casquette, la place de consul à San-Francisco n’était guère enviable.

Comme j’étais la seule femme qui attendît, le chancelier, à ce titre, et nous sachant des amis de M. Dillon, eut la bonté de nous faire passer avant les autres, au grand murmure de ceux qui étaient là depuis une heure ou deux.

Nous apprîmes notre départ pour les îles Sandwich à M. Dillon, que nous n’avions pas vu, mon mari depuis sept ou huit mois, moi depuis mon dernier voyage. Il avait résidé comme consul de France aux îles Sandwich, avant de venir en Californie, et c’était la connaissance de ce séjour qui nous amenait surtout chez lui. Il nous encouragea dans notre projet, exalta notre bonheur de quitter San-Francisco, nous donna quelques lettres de recommandation bien sérieuses pour les îles Sandwich, en récompense desquelles je le mis sur ses gardes à l’endroit de nos deux compatriotes, lui racontant ce que j’avais entendu dans la salle d’attente. Cela ne le surprit point, et, souriant avec mélancolie:

—Vous êtes les premières personnes de toute la semaine, nous dit-il, qui venez me voir sans un motif intéressé. Hélas! parmi ces gens, beaucoup ont réellement besoin de moi. Pour ceux-là, et même pour les autres, je fais ce que je peux, souvent même plus que je ne peux: je suis père de famille. Le difficile est de distinguer ceux qui ont réellement besoin de ceux qui font un véritable commerce de l’extorsion des aumônes.

Puis il serra la main à mon mari, m’embrassa bien fraternellement, nous souhaita bon voyage et nous dit adieu. Le lendemain, c’est-à-dire dans les premiers jours de novembre 1853, nous nous embarquâmes à bord du petit brick Lilly, capitaine Wood.

Nous étions huit passagers à bord, et moi, comme toujours, j’étais la seule femme.

Parmi les huit passagers étaient deux Israélites, MM. Luzar; ils allaient établir une maison de commerce à Honolulu. Le plus âgé des deux frères pouvait avoir trente ans. Outre ces deux Israélites, il y avait quatre autres personnes très-malades de la poitrine; elles s’en allaient passer l’hiver aux îles Sandwich. Les îles Sandwich sont l’Italie de la Californie. Ces pauvres gens toussaient à nous fendre la poitrine; mais cependant ils allaient et venaient comme s’ils eussent été en bonne santé, mangeant effroyablement, et certainement plus individuellement que M. Giovanni et moi, qui cependant nous portions bien.

Les cabines étaient mauvaises. Le carré était petit et étroit. Dans toute autre circonstance nous aurions trouvé désolant de voyager en compagnie de poitrinaires avec un si misérable confort. Mais dans les circonstances actuelles, tout nous allait; nous étions la vie et l’entrain du petit bâtiment. Je m’étais pourvue d’ouvrages d’aiguilles, et, de son côté, M. Giovanni avait fait provision de livres; mais comme la traversée ne devait pas durer plus de quinze jours, nous nous étions arrangés, au bout du compte, pour passer ces quinze jours aussi agréablement que possible.

Pendant les trois premiers jours, tout le monde à peu près garda prudemment sa cabine. Nous n’avions que onze cent milles à faire pour franchir la distance qui sépare San-Francisco de Honolulu. Notre brick filait comme un oiseau de mer attardé.

Nous avions la plus jolie mer qu’il fût possible de voir, une mer maniable, comme on dit en termes de marine. Aussi, peu à peu, les passagers apparurent-ils aux portes de leurs cabines et finirent-ils par se réunir dans le carré aux heures de repas.

Le capitaine, qui était un excellent homme, faisait à merveille les honneurs de la table et la distribution de ses plats. Seulement nous trouvions la table un peu longue et les plats un peu courts... nos deux compagnons surtout, MM. Luzar, qui avaient sur nos quatre phthisiques l’avantage de se bien porter, faisaient sur ces restes de plats une rafle qui laissait bien peu de besogne à celui qui était chargé de laver la vaisselle.

Le soir, à l’heure du souper, ils éteignaient leur reste de faim sur les éternelles sardines et les colossales pommes de terre cuites au four. C’est vraiment monstrueux, ce que ces deux messieurs mangeaient. Quant à nos malades, ils étaient plus difficiles, mais moins coûteux à nourrir. Notre capitaine les avait mis, matin et soir, à cette bouillie de maïs que les Américains appellent musch.

Dès le premier jour où les passagers se trouvèrent réunis, une familiarité douce et tranquille s’établit entre nous. Pendant que je travaillais, assise sur quelque mât de rechange, sur quelque pliant ou sur quelque chaise, la petite communauté venait faire cercle autour de moi. Alors on lisait quelque roman français, ou l’on causait de la Californie et des îles Sandwich.

Les derniers événements de ma vie m’avaient serré le cœur; je me sentais triste malgré moi; à tout moment, je me retournais pour chercher des yeux M. Giovanni, si miraculeusement échappé à l’incendie du plateau et aux revolvers des assassins. Il fallait que je le visse près de moi, assis ou debout, que je lui tendisse la main et que je sentisse sa main serrer la mienne pour être sûre que nous n’étions pas à tout jamais séparés. Alors un bien-être étrange se répandait en moi, et je sentais que, réunis, notre petite fortune, si exiguë qu’elle fût, était encore le bonheur relativement à ce qui aurait pu nous arriver si nous n’avions pas été protégés par la Providence.

Et, pendant ce temps, le petit brick continuait sa marche rapide sur cette belle mer, calme comme un lac. Rien ne se passa qui soit digne d’être raconté, pendant cette courte et charmante traversée, et nous arrivâmes en vue du port d’Honolulu, le onzième jour après notre départ et à dix heures du matin. La veille, en passant à vingt-cinq ou trente milles d’Owyhee, nous avions parfaitement vu se dessiner sur le ciel la silhouette du grand volcan.

XL

LES ILES SANDWICH.

Le port d’Honolulu a un grand désavantage; c’est que les bâtiments ne peuvent le franchir sans danger à cause de la barre, et doivent s’arrêter à une certaine distance. Arrivé à trois quarts de lieue de l’île, le bâtiment met toutes ses voiles à bas, et son entrée dans le port est maintenant l’affaire des naturels du pays. En quelques heures, le pilote qui arrive de terre, du moment qu’il voit un navire en panne, accomplit cette difficile besogne, qui réussit toujours quand elle est conduite par un kanak.

Aussi, en général, les passagers ne restent-ils pas sur le même bâtiment pendant l’opération du passage à travers les brisants, mais vont à terre dans des chaloupes qui viennent les chercher, en tel nombre que l’on n’a que l’embarras du choix.

Vu de la mer, Honolulu est ravissant; les premiers plans s’étalent gracieusement au bord de l’eau comme un ruban de verdure, et laissent entrevoir, à travers et par-dessus ces arbres, le sommet des édifices, ce qui lui donne, vu de loin, tout à fait l’air d’une ville asiatique.

La galerie du belvédère et son beau château, ainsi que la coupole d’une église, donnent un pittoresque admirable à cette ville cachée dans un immense jardin, et qui se révèle au voyageur comme une oasis jetée au milieu de l’Océan.

Quoique plusieurs des passagers eussent déjà vu Honolulu, un véritable cri de joie et de plaisir s’échappa, non-seulement de la poitrine de ceux qui le voyaient pour la première fois, mais de ceux qui le voyaient pour la troisième ou quatrième.

Disons tout de suite, pour en finir avec le port, que, si l’on y entre difficilement, on en sort plus difficilement encore. Il faut, pour qu’on puisse sortir de l’île, être poussé par une certaine pointe de vent, qui se fait parfois terriblement attendre. Les pauvres baleiniers en savent quelque chose, et généralement tous les bâtiments de commerce qui souffrent plus ou moins du retard que le défaut de vent apporte dans leur opération.

C’est cependant le port choisi parmi tout le groupe par les baleiniers, c’est celui qui leur offre le plus de ressources, c’est celui où l’on trouve le plus d’activité et de commerce, parce que, disons-le aussi, c’est dans celui-là, et dans celui-là seul, que l’Américain, qui est l’activité et le commerce incarnés, a planté sa tente.

L’Américain y est venu établir ses entrepôts et y décharge les huiles de ses baleiniers, afin que ceux-ci ne perdent pas de temps et qu’ils fassent deux saisons de pêche au lieu d’une. Des vaisseaux de commerce, qui apportent des marchandises de Boston et de New-York, y trouvent ainsi un chargement tout prêt qui les attend, et, à leur retour, ils remportent les huiles en Amérique. De là la grande prospérité, aux îles Sandwich, de tout le commerce américain.

A l’époque de la saison où les baleiniers viennent se rafraîchir à Honolulu et y décharger leurs huiles, on y compte à peu près dans ces proportions: cent et même cent cinquante baleiniers américains, huit, dix ou douze baleiniers français, huit ou dix baleiniers anglais. On comprend donc aisément que les Américains, sans comparaison possible, l’emportent, en commerce et en richesse, sur les Français et les Anglais.

Cela une fois dit, ajoutons, avec cette vérité que je m’attache à mettre dans tout ce que j’avance, que ce n’était pas Kamehameha III ni Liho-Liho Ier, qui vient de succéder à son oncle, qui était alors ou qui est aujourd’hui maître de Honolulu, mais bien les Américains qui en sont les vrais maîtres.

Honolulu est presque mort pendant six mois de l’année, mais en revanche, pendant les six autres mois, c’est-à-dire de septembre à mars, il vit deux fois: il vit la nuit, il vit le jour. Ce ne sont que processions de vaisseaux entrant et sortant; venant se ravitailler de fond en comble, décharger leurs huiles pour en recharger d’autres. Il y a dans ces six mois des sommes miraculeuses semées dans la ville, non-seulement par les matelots, mais par les capitaines eux-mêmes des bâtiments de commerce. Petites boutiques, grands magasins, négoce en plein air, tout marche.

Les fermiers de l’intérieur étalent chaque matin au marché une abondance de fruits, de légumes, de denrées de toutes espèces qui feraient l’admiration d’un Parisien. Ces marchés commencent à trois heures du matin et finissent à cinq ou six heures au plus tard. Chacun fait donc ses achats une lanterne à la main; car le jour, qui finit à six heures juste, ne commence aussi qu’à six heures juste. A six heures et un quart, tout est fermé, tout est désert.

Rien n’est beau comme les boucheries; on y trouve toutes les viandes de l’Europe, viandes domestiques et gibiers, arrangées, coupées, parées, comme dans les plus belles boucheries de Paris et de Londres. Il ne manque aux bouchers d’Honolulu, pour que la ressemblance soit complète avec leurs confrères européens, que ces belles tables de marbre où nos viandes se tiennent au frais. A défaut de tables de marbre, ils ont des tables d’une blancheur éblouissante.

Le marché aux poissons est non moins remarquable: on y trouve tous les poissons de nos mers européennes, ceux du grand océan Pacifique, et, en outre, une autre espèce de poisson blanc particulière à l’île, que l’on pêche par millions dans les parages environnants, qui fait la nourriture particulière des indigènes, et qui se mange crû en le trempant dans une décoction d’herbes marines.

Ces marchés sont tenus en général par les naturels du pays. Quelques bouchers seulement sont Français.

Aux alentours des marchés, il y a, comme à Paris autour des halles, des indigènes vendant du café ou des gâteaux en plein air ou sous des tentes. C’est à ces restaurants démocrates que mangent habituellement, debout ou attablés, les approvisionneurs de la capitale, qui viennent y apporter leurs denrées de l’intérieur des terres. Ces cabarets ambulants, qui se transportent partout où ils croyent qu’il peut y avoir amélioration dans la vente, font en général d’excellentes affaires.

L’aspect des îles Sandwich est donc, pour l’étranger qui y arrive, bien différent, comme on le voit, de celui de Taïti. A Taïti, l’homme seul travaille; la femme semble n’y avoir d’autre mission que celle de se reposer ou de faire l’amour. Aux îles Sandwich, la femme travaille comme l’homme, non pas que je dise qu’hommes et femmes ne pourraient point travailler davantage; mais enfin, il y a une telle différence en ce qu’on voit à Taïti et ce qu’on voit aux îles Sandwich sous ce rapport, que l’on cesse d’être exigeant pour Honolulu quand on passe d’abord par Pape-iti.

Les denrées varient de prix selon la saison. Dans la saison morte, un poulet vaut un franc, un dindon deux francs, ainsi de suite. En bonne saison, c’est le double.

La vie à l’hôtel n’est pas exorbitamment chère: à l’hôtel du Globe, tenu par Franconi et Médaille, les prix sont, en termes de touriste, extrêmement doux. C’est de même chez Victor.

Victor, qui a tenu l’hôtel de France à Taïti, tient un hôtel du même nom à Honolulu. On y paye quinze piastres par semaine pour la pension, plus quatre piastres pour la chambre, c’est-à-dire cent francs par semaine, quatre cents francs par mois; mais on y est certainement aussi bien que dans un des premiers hôtels de Paris.

L’hôtel du Globe est tout ce que j’ai vu de plus charmant comme position. J’aurai l’occasion d’en parler plus bas; occupons-nous d’abord de la ville et passons de l’ensemble aux détails.

Les rues d’Honolulu sont magnifiques de longueur et de largeur; elles sont toutes bordées, comme nos boulevards, d’une double rangée d’arbres toujours verts, et dont l’ombrage offre en tout temps, et quelque vent qui souffle, une fraîcheur délicieuse.

King-Street traverse la ville entière dans toute sa longueur; c’est une des plus magnifiques rues que j’aie jamais vues. Elle est immense; elle va de la mer à la mer. C’est là, comme le nom l’indique, que s’élève le palais du roi; c’est là que s’étendent les magnifiques grilles de ses parcs, aussi belles que celles du jardin des Tuileries, et aux ouvertures desquelles des sentinelles montent la garde, de distance en distance, comme dans une capitale européenne.

Nuuanu-Street traverse King-Street, et en même temps toute la ville, puis, se prolongeant dans la campagne, elle cesse de s’appeler Nuuanu-Street et prend le nom de Nuuanu-Valley. Alors elle devient une route qui emporte le voyageur à travers une vallée qui n’a point peut-être sa pareille au monde. Pendant six milles anglais, on galope sur un délicieux chemin, ombragé en voûte par des arbres immenses, dont le feuillage pressé intercepte les plus ardents rayons du soleil. Au bout de six milles on arrive aux terribles Pallis, où la route s’arrête tout à coup, tranchée par un immense précipice. Cette place est célèbre dans l’histoire des îles Sandwich.

Le grand chef Paki, père du grand chef Paki actuel, chambellan du roi Kamehameha, et par-dessus tout mon ami et mon propriétaire, attendu que j’habite une de ses maisons quand je vais aux îles Sandwich; le grand chef Paki, faisant la guerre à Kamehameha II, les deux armées se rencontrèrent dans la célèbre vallée de Nuuanu. Le grand chef poussa son ennemi avec tant de vigueur qu’il précipita l’armée tout entière dans le gouffre; après quoi les vainqueurs descendirent dans l’abîme, immense et stérile gerçure de terre, et enterrèrent les chefs de l’armée vaincue à la place même où ils étaient tombés.

Aujourd’hui que cette vallée de Nuuanu est la promenade d’Honolulu, promenade bordée de chaque côté de la route de charmantes villas, de délicieuses maisons occupées par les grands négociants, les ministres du roi et les hommes du gouvernement, le touriste ne manque jamais d’aller faire Longchamps dans ces Champs-Élysées et dans ce bois de Boulogne de l’Océanie, et, arrivé à l’abîme, d’aller mesurer des yeux le précipice, et d’y chercher d’un regard curieux la place des tombes des chefs vaincus.

Pour la grande commodité des curieux, on a pratiqué un petit sentier dans le rocher même; et l’étranger peut satisfaire sa curiosité, non-seulement en attaquant les tombes du regard, mais en les touchant du doigt.

Maintenant, si après avoir visité King-Street et les beaux rivages auxquels conduit chaque extrémité de cette rue; si, après avoir franchi, à cheval ou en voiture, l’espace qui sépare Nuuanu-Street des précipices, des tombeaux, vous voulez pénétrer dans l’intérieur des terres, vous y trouverez une nature magnifique qui a de grands rapports avec celle de Taïti, mais l’emporte sur elle par la profusion avec laquelle la main de la Providence y a semé les choses utiles. Ainsi on trouve en quantité dans les bois une mousse fine et légère, à laquelle les indigènes ont donné le nom de poulo, qui ressemble à de la soie rougeâtre, et qui, pouvant être employée à la manière de notre laine la plus fine, sert à faire des matelas et même des oreillers. Le café s’y trouve à l’état sauvage et en abondance; la canne à sucre s’y élève en véritable forêt. Il y a plus de fruits savoureux dans un petit archipel des îles Sandwich qu’il n’y en a dans les autres îles de l’Océanie.

Honolulu possède de charmantes résidences, toujours cachées entre deux jardins, la plupart simplement bâties en bois, et offrant l’aspect de cottages anglais.

L’étranger curieux qui regarde à travers la grille qui les enferme, et qui parvient à percer de son regard le rideau d’arbres qui les ombrage, aperçoit ordinairement alors une gracieuse maison à deux étages, bâtie avec des pierres de rochers tirés de la mer par les kanaks, travail immense et pénible. Que l’étranger demande alors à son guide ou à l’ami qui l’accompagne à qui cette maison, le guide ou l’ami qui connaît les localités lui répondra certainement, trois fois sur quatre: A un missionnaire américain.

Je renvoie ceux de mes lecteurs pour lesquels cet article Missionnaires américains pourrait avoir quelque intérêt, aux publications faites en 1852 et 1853, dans les journaux de San-Francisco, par une dame américaine de la plus hante distinction, et qui tient aujourd’hui une pension de jeunes filles à San-Francisco, madame Parker. Elle a exposé au jour, avec une franchise presque introuvable parmi ses compatriotes et qui fait le plus grand honneur à son courage, les abus dont ces missionnaires se sont rendus coupables aux îles Sandwich.

Le gouvernement des États-Unis, selon madame Parker, a envoyé ces hommes pour tâcher d’arrêter le progrès des mauvaises mœurs, qui, à Honolulu comme à Pape-iti, ont atteint des proportions gigantesques: mais, oubliant le but de leur mission, la plupart de ces hommes se sont contentés de faire bâtir gratis de belles maisons. Ils étaient venus pour réformer, ils se sont enrichis: la licence qu’ils devaient éteindre, s’exerce à leur porte et sous leurs yeux.

Les femmes de ces missionnaires-là qui, elles aussi, avaient une mission à remplir, sont arrivées avec des cargaisons de robes bariolées, en forme de blouses, et des chapeaux ridicules qu’elles vendent aux femmes kanaks à des prix aussi élevés qu’elles achèteraient à Paris ou à Londres les échantillons les plus à la mode. Or, qui donne de l’argent à ces pauvres créatures à qui elles vendent ces chapeaux? Les femmes des missionnaires le savent bien; ce n’est que le désordre. Mais que leur importait, pourvu que l’argent leur vînt, la source d’où l’argent venait.

Madame Parker a dit tout cela, et beaucoup d’autres choses encore. J’ai chez moi, à San-Francisco, et je regrette de ne pas les avoir apportées à Paris, toutes les publications dont mon séjour à Honolulu m’avait fait connaître la vérité. Et cependant, malgré, je ne dirai pas le peu d’utilité, mais je dirai même la dangereuse influence de beaucoup des missionnaires américains aux îles Sandwich, ces hommes y jouissent de tous les honneurs et de tous les priviléges. Tous sont riches, et, chez presque tous, la richesse a cette source que nous avons dite.

Maintenant, si nous voulons reporter nos yeux sur un passé qui n’est pas encore bien éloigné de nous, nous leur reprocherons encore la tyrannie qu’ils ont exerceé sur le clergé catholique et sur les membres de notre mission en Océanie. Ce fut tout un temps d’outrages et de persécutions qu’eurent à subir nos dignes missionnaires, dont, au contraire des missionnaires américains, on ne peut trop faire l’éloge. Cependant, disons-le, nous sommes aujourd’hui sur le même pied qu’eux, et si nous y sommes plus humbles, c’est que nous y sommes plus dignes et plus simples.

Revenons à Honolulu.

La ville, comme je l’ai dit, est bâtie dans un immense jardin. Chaque maison a sa véranda, sous laquelle on aperçoit les hamacs et les chaises longues. Les maisons que je préfère entre toutes, sont les maisons recouvertes en paille, avec des murs de glaise très-épais qui donnent à l’intérieur de l’appartement toujours fort sombre une incroyable fraîcheur. Cet intérieur est, en général, plus que propre: il est élégant.

Le château est meublé, quant à lui, tout à l’européenne, et presque tout son ameublement vient de cadeaux faits par la reine Victoria et le roi Louis-Philippe à sa majesté Kamehameha III. Le salon de réception est vraiment royal. On croirait être à Windsor ou à Fontainebleau. Il y a des écuries splendides, des chevaux magnifiques que des domestiques en livrée soignent, étrillent, promènent, comme le feraient des palefreniers et des jockeys de Londres.

Le roi, que j’ai beaucoup connu, était bon et simple; il avait une famille charmante. Les deux princes, ses deux fils, sont deux véritables élégants du boulevard Tortoni. L’un des deux est devenu roi, et je suis bien convaincue qu’il restera sur le trône aussi aimable et aussi gracieux qu’au jour où il n’en avait pas encore gravi les marches.

J’ai eu l’honneur de lui être présentée, de le voir souvent. J’étais bonne amie avec son père, ainsi qu’avec M. John Young, premier conseiller du roi, lequel est d’origine moitié anglaise, moitié kanak. Je parle du conseiller, bien entendu.

Les deux princes ont voyagé en Europe avec le célèbre M. Judd, ministre des finances de Kamehameha III, et contre la conduite duquel toute la population se souleva, à tel point qu’il fut renversé dans une émeute.

Il accompagna, comme nous l’avons dit, les deux princes en Europe, mais il se garda bien de leur faire étudier la politique et les arts de nos pays. Il se contenta de leur faire faire, autour de la civilisation européenne, le même voyage qu’un voiturier de Genève fit faire à son touriste anglais dans une de ces petites carrioles où l’on voyage de côté. Parti de Genève en tournant le dos au lac, l’Anglais y rentra, trois jours après, sans avoir songé à se retourner: il avait accompli le voyage; seulement il avait regardé du côté opposé à celui qu’il aurait dû voir. Le ministre avait peur que l’instruction que ces deux jeunes gens venaient chercher en Europe ne leur donnât l’idée de gouverner par eux-mêmes et rendît son ministère inutile.

Mais aussi, s’ils ignoraient, les pauvres princes! les noms de M. Guizot, de lord Palmerston, de M. de Metternich, de Byron, de Lamartine et de Victor Hugo, comme ils savaient bien dans quel magasin de Paris ou de Londres se taillait l’habit le plus élégant, où se coupait le pantalon dessinant le mieux la jambe!

Je demande pardon au lecteur de cette digression; il est temps que je débarque, car je m’aperçois que je suis encore sur le bâtiment, du pont duquel j’ai vu s’élever au-dessus des arbres la galerie du belvédère et la coupole de l’église comme les minarets d’une ville asiatique.

XLI

LE SAMEDI A HONOLULU.

Peut-être se demande-t-on comment, avant d’avoir débarqué à Honolulu, j’ai pu parler ainsi, et comme si je les connaissais déjà, du palais, des hôtels, des promenades, des missionnaires, des jeunes princes fashionnables dont un règne aujourd’hui comme successeur de Kamehameha; je le dis en deux mots: c’est que je les connaissais effectivement. Dans mon voyage de Taïti à San-Francisco, nous avions fait relâche aux Sandwich et nous y étions restés quelques jours. Si je n’étais pas retournée à Honolulu, j’aurais dit à son lieu et place ce que j’avais vu en passant dans la capitale de cet archipel; mais y étant revenue plus tard, y ayant demeuré plusieurs mois, j’ai pensé qu’il valait mieux remettre à ce second voyage les résultats d’observations plus sérieuses et d’études plus approfondies. Je retournais donc en réalité dans un pays de connaissance.

Sans attendre que le bâtiment eût doublé les passes, nous sautâmes, M. Giovanni et moi, dans une des embarcations qui entouraient le navire. Dix minutes après, nous étions à terre.

Nous nous dirigeâmes immédiatement vers l’hôtel du Globe, où nous avions déjà logé deux années auparavant. Il était une heure de l’après-midi, et, sous ce beau soleil dont l’ardeur est rafraîchie par les vents alisés, nous nous sentîmes renaître à la vie. Tout était si vert, si harmonieux, si tranquille!

A une heure, en effet, la ville tout entière fait la sieste, et c’est vers quatre heures seulement qu’elle semble se réveiller pour redevenir aussi active qu’elle l’a été dans la matinée.

Nous ne rencontrâmes sur notre chemin, en allant du port à l’hôtel, que quelques indigènes habitués au climat, ou quelques Koolies chinois pour lesquels la différence de climats n’existe point. Arrivés dans l’espèce de petit parc qui environne l’hôtel du Globe, nous ne tardâmes pas à voir venir à nous M. Franconi, vêtu de la veste et du pantalon blanc des colons, et le visage abrité par un vaste chapeau de paille de Panama. Nous apparaissant tout à coup sous les arbres verts, il nous causa une véritable joie; c’était une figure de connaissance que nous retrouvions, bien plus, une figure amie. Lui aussi nous avait reconnus et accourait au-devant de nous.

L’hôtel était aussi plein qu’il pouvait l’être, car nous arrivions au plus fort de la saison, c’est-à-dire vers la fin d’octobre. Mais M. Franconi s’arrangea de manière à nous donner possession d’une des charmantes cabanes de son parc.

Figurez-vous, pour que vous compreniez bien ceci, que l’hôtel du Globe est un grand bâtiment plein d’élégance, avec une véranda s’étendant tout autour de son rez-de-chaussée, lequel donne de plain-pied dans le parc. Au-dessus de cette première véranda s’en étend une seconde, plus légère que la première, qui enveloppe tout le premier étage, et qui, meublée de sofas, de chaises longues, de hamacs, et d’abord ombragée par les grands arbres qui dominent la maison, puis par des stores, enveloppe le premier étage comme celle du rez-de-chaussée enveloppe l’étage inférieur.

Le rez-de-chaussée contient les offices. Le premier, auquel on monte par de beaux escaliers extérieurs, contient des salles à manger grandes et hautes, comme c’est l’habitude dans les pays chauds. Là on sert d’admirables dîners, que je recommande aux touristes de tous les pays, aux gourmets de toutes les nations.

Des fenêtres de ces salles à manger, des balustrades de ces vérandas, on aperçoit çà et là dans le parc de jolies petites maisons cottages, cabanes, toutes mystérieusement cachées dans des groupes d’arbres qui les protégent contre l’ardeur du soleil. Ce sont de charmantes solitudes, se composant tout simplement d’une chambre à coucher avec son cabinet de toilette, et quelquefois d’un salon. L’ameublement en est simple, mais des plus propres; cette propreté rafraîchit les yeux du moment où les yeux plongent dans l’intérieur.

Des nattes chinoises, fines et blanches, couvrent le parquet, quelquefois les murs. Un lit immense, avec ses matelas et ses oreillers de poulo, en forme le principal ornement, coquettement enfermé comme il l’est par ce nuage de mousseline qu’on appelle un moustiquaire; joignez à cela des fauteuils chinois, des meubles chinois, table de laque, secrétaire de bambou, car les articles chinois sont très-abondants aux Sandwich et à très-bon marché.

Figurez-vous, à votre porte, des bananiers, des goyaviers, des arbres dont je ne sais pas le nom, mais dont je vois encore les fleurs et dont je sens encore les parfums; des hamacs suspendus au-dessous de ces arbres; puis, au milieu du parc, une espèce de rond-point, meublé de chaises et de siéges rustiques, qui est le rendez-vous du soir, et vous aurez une idée de ce qu’est ce paradis à deux piastres la journée.

C’était là qu’on prenait le thé. Ces messieurs fumaient leur cigare, pendant que nous venions avec nos légères robes de soie et de mousseline causer et vivre dans ce doux abandon avec lequel on vit et cause à une certaine heure du soir, sous ces hautes latitudes, qui semblent plus près que notre Europe du regard réchauffant de Dieu.

M. Franconi nous fit servir un excellent dîner. Au reste, le premier dîner qu’on fait à terre après une traversée, si courte qu’elle soit, est toujours excellent.

Puis la soirée fut bonne et douce. Elle nous remit en contact avec quelques personnes dont nous avions fait la connaissance deux ans auparavant. Je demandai si les courses du samedi avaient toujours lieu. On me répondit qu’elles étaient plus en honneur que jamais, et, comme nous étions arrivés un vendredi, je me promis de voir le lendemain tout à mon aise ce que je n’avais qu’entrevu à mon premier passage. En effet, tous les samedis, Honolulu est en fête. Chaque samedi correspond à quelque chose qui ressemblait à notre mardi gras quand il y avait un mardi gras en France.

D’où vient cette folie hebdomadaire? J’ai vainement interrogé les plus savants Sandwichiens sur cette coutume. Personne n’a pu me renseigner sur l’origine: cela est, parce que cela est; c’est un fait, voilà tout.

Tant il y a que tous les samedis, de neuf à dix heures du matin, on voit chaque femme kanak sur sa porte, s’approvisionnant de fleurs, et de ces fleurs faisant des guirlandes, des couronnes, des bracelets, ni plus ni moins que ces Taïtiennes aux voluptés parfumées dont j’ai essayé de peindre les mœurs. De dix à onze heures, hommes et femmes sortent de chez eux, à cheval; on se priverait plutôt de manger toute la semaine que de ne pas avoir le samedi la piastre nécessaire à la location d’un cheval; de dix à onze heures, hommes et femmes sortent à cheval, les hommes avec des chemises et des pantalons de toutes couleurs, des ceintures leur serrant la taille et dont les extrémités flottent au vent, des fleurs tressées par leurs maîtresses autour de la tête et autour du cou.

Les femmes sont vêtues d’une grande pièce d’étoffe généralement en calicot couleur orange qu’elles appliquent par le milieu sur leurs reins, qu’elles roulent autour de leur ceinture dont elles font de chaque côté de leurs genoux des espèces d’étuis à leurs cuisses, et qui, à partir du genou, en laissant les jambes et les pieds nus, font flotter aux deux flancs du cheval, car les Sandwichiennes montent à califourchon, leurs deux extrémités.

Ces étoffes sont fabriquées à cet effet et fournies par les Américains, à l’affût de toute espèce de commerce.

La Sandwichienne riche se revêt d’abord d’un chapeau à large bord et à plumes noires en signe de supériorité; puis d’une robe de satin noir; puis sur sa robe relevée entre ses deux jambes comme un pantalon turc, elle applique la pièce d’étoffe, parure nationale sans laquelle il n’y a pas de fête du samedi, de la même manière que les autres femmes, qui n’ont que leur chemise sous cette pièce d’étoffe.

Il va sans dire que tout ce qu’il y a de matelots baleiniers ayant une piastre pour louer un cheval met sa plus belle veste et son plus beau pantalon pour faire partie de la cavalcade, et qu’enfin presque tout le monde, y compris tous les étrangers, se joignent à ce mouvement général, qui ressemble à un moment de folie universelle, et au reste fort bizarre à voir. Le rendez-vous est dans King-Street.

Vers une heure ou deux on est au complet. Alors commencent des courses folles et sans aucune raison, dans la direction où il plaît à chacun de mener son cheval. Les uns ne quittent pas la ville, vont de King-Street à Nuuanu-Street; d’autres s’élancent vers Nuuanu-Valley, comme s’ils voulaient aller se précipiter dans l’abîme qui termine cette charmante promenade.

On dirait que tout ce monde a véritablement perdu la raison et est en proie, soit à la folie, soit à l’ivresse.

A cinq heures, le roi Kamehameha III sort. Il peut avoir soixante ans, la figure paterne et douce; il porte un habit bleu avec des boutons d’or et un pantalon noir; il a l’air d’un bon bourgeois qui monte bien à cheval. Près de lui, à sa droite, chevauche son ami intime, John Young.

John Young, le compagnon, le conseiller, le ministre de Sa Majesté sandwichienne, est le rejeton du premier Anglais qui mit le pied dans l’île avec le capitaine Cook. Le père de John Young, qui était le fils de cet Anglais, était aussi lié avec Kamehameha II que John Young l’était avec Kamehameha III. Les deux pères, en mourant, ont désiré que la même amitié qui les avait unis unît aussi leurs enfants: les enfants ont obéi au dernier désir de leurs pères.

Le roi qui règne aujourd’hui sous le titre de Liho-Liho Ier, ou de Kamehameha VI, est, comme nous l’avons dit, un beau et élégant jeune homme, qui a voyagé en Angleterre, en France et en Italie.

Voici à quelle occasion. Le roi Kamehameha II et sa femme avaient, pour étudier le progrès européen, fait un voyage à Londres. A leur retour d’Angleterre, pris par la petite vérole, tous deux moururent en vue de l’île, et leurs cadavres seuls rentrèrent à Honolulu. Alors on fit faire serment au jeune Kamehameha III, celui-là que j’ai connu, de ne jamais quitter les Sandwich. Malgré ce serment, le bruit se répandit un jour qu’il allait partir pour l’Europe. Ce bruit occasionna une émeute. Le roi renouvela publiquement son serment, et l’on décida qu’en son lieu et place les deux jeunes gens feraient le voyage.

Ce fut ainsi que le petit Liho-Liho et son frère Alexandre partirent avec le ministre des finances, M. Judd, leur gouverneur, pour faire leur tour d’Europe. Nous avons dit qu’ils avaient fait leur tour d’Europe comme l’Anglais de l’hôtel des Bergues avait fait le tour du lac de Genève.

On comprend qu’un si bon prince, qu’un roi si populaire, ne devait aucunement interrompre ni gêner les amusements de ces bons kanaks, qui continuaient leurs folies et leurs courses jusqu’à la nuit tombante, c’est-à-dire, jusqu’à six heures du soir, heure à laquelle chacun mettait pied à terre, rendait son cheval au loueur, se déshabillait et mangeait le poï.

Le poï est la nourriture habituelle des Sandwichiens. Ce poï, c’est la bouillie faite avec la préparation du taro. Le taro, c’est la racine dont la culture est la plus importante aux îles Sandwich. Elle pousse dans l’eau par plate-bandes, dans des bassins préparés exprès. Arrivée à son état de maturité, elle ressemble à un navet. Voici comment elle s’accommode: elle s’écrase dans un mortier en pierre; d’une main, le kanak qui la prépare la pile; de l’autre, il l’imbibe d’eau. Ce travail s’opère pendant cinq heures.

Au bout de cinq heures, le taro est réduit en bouillie. C’est la nourriture des Sandwichiens, depuis le roi jusqu’au dernier de ses sujets; seulement, plus celui qui mange le poï est riche, plus le poï est épais. Plus il est pauvre, plus le poï est clair. Il en résulte que, comme les Sandwichiens ne se servent pas de cuillers, mais mangent avec leurs doigts, le roi mange fièrement le poï avec un seul doigt, le bourgeois avec deux doigts, et le pauvre, entre les doigts duquel il glisserait, avec toute la main. Ce poï ressemble exactement à de l’empoi d’amidon lorsqu’il a été bouilli, et sert même à empeser le linge: les femmes kanaks ne connaissent pas autre chose, et elles sont d’admirables blanchisseuses.

Grâce au bas prix de cette denrée, un kanak peut vivre avec un réal par jour et se donner encore des bananes pour dessert.

A l’instigation des missionnaires, le roi Kamehameha III avait défendu le vin et les liqueurs dans son royaume, et, ostensiblement du moins, était soumis le premier à cette défense. En public, Sa Majesté ne buvait jamais que de l’eau; aussi buvait-elle rarement en public.

Le roi adorait le vin de Champagne; c’est de ce vin qu’il faisait sa boisson privée et secrète. Les deux maîtres de l’hôtel du Globe et de l’hôtel de France étaient sur ce point ses fournisseurs, et lui en faisaient passer de pleins paniers qui leur revenaient vides.

Au reste, ce n’était pas seulement au palais que le roi Kamehameha III contrevenait à ses ordres religieux et hygiéniques; souvent il sortait avec son ami John Young vers les sept heures du soir, et tous deux s’en allaient bras dessus bras dessous à l’hôtel du Commerce, chez Mac-Farlarn, à Nuuanu-Street, pour y faire sa partie de billard. Le maître de l’hôtel voyait venir le roi, faisait évacuer le billard s’il était occupé (c’était la seule tyrannie que le roi exerçât sur ses sujets), recevait le roi le chapeau à la main, le faisait entrer s’il voulait jouer seulement avec son ami John Young, faisait apporter du vin de Champagne et fermait la porte sur eux. Si Sa Majesté voulait étendre la faveur d’être son partner à d’autres, elle faisait appeler les élus; ils étaient introduits, et toute la soirée ils jouaient et buvaient avec le roi.

Or, il arrivait presque toujours que vers onze heures ou minuit la partie cessait parce que le roi voyait trouble, se sentait pris dans les jambes d’un tremblement qui n’avait rien d’inquiétant, et manifestait l’intention d’aller se coucher. C’est alors que John Young déployait l’influence qu’il avait sur Sa Majesté, forçait respectueusement celle-ci de prendre son bras, et la ramenait saine et sauve au palais, prouvant qu’il méritait non-seulement le titre d’appui du royaume, mais encore de soutien du roi.

Ce fut parce que M. Giovanni était d’une certaine force au billard qu’il eut l’honneur de faire la connaissance de Sa Majesté. Mac-Farlarn parla au roi d’un étranger qui avait le carambolage facile et le doublé élégant. Le roi manifesta le désir de voir cet étranger. M. Giovanni eut l’honneur de battre Sa Majesté à la partie russe, à la partie italienne, au même et au doublé, et se trouva bientôt dans une telle faveur qu’il ne tint qu’à lui d’être ministre du roi Kamehameha III, comme Chamillart, dans des circonstances pareilles, l’avait été de Louis XIV.

Après le roi, les deux princes et John Young, le personnage le plus important de l’île est le fils du grand Paki le Vainqueur. Il est chambellan de Sa Majesté; sa maison est aussi belle que le palais. C’est un grand seigneur kanak qui a deux femmes, une à la campagne, l’autre à la ville. Elles se visitent très-amicalement, et j’eus l’honneur de les recevoir toutes deux à la fois, amenées par leur mari, un jour que j’avais la fièvre dite de Panama.

La fièvre de Panama est le seul fléau des Sandwich, le pays de la terre peut-être où l’air est le plus pur. Elle y fut importée, il y a une dizaine d’années, par un bâtiment qui en était infecté. C’est tout simplement la fièvre jaune, dont la salubrité atmosphérique atténue les effets; on en souffre terriblement pendant trois jours. On la traite par un remède kanak qui consiste à poursuivre la douleur partout où elle se réfugie, en appliquant des herbes salutaires sur les endroits endoloris.

Au bout de trois jours, on est brisé comme on le serait en d’autres circonstances par une longue maladie. Cependant il est rare, presque sans exemple, qu’on en meure.

Lorsqu’on se relève, on vous fait, malgré la défense religieuse et hygiénique de MM. les missionnaires, boire les vins les plus toniques que l’on peut trouver. Malgré l’emploi de ces vins, les forces sont longtemps à revenir.

Il y a théâtre, et dans ce théâtre troupe anglaise ou américaine. Quand la reine y va, il y a grand gala, et, comme en Italie, on éclaire à giorno. J’y allai une de ces fois; le roi, la reine et les princes assistaient à la représentation. John Young eut soif et demanda à boire. En vertu de la loi qui défend le vin et les liqueurs, on lui apporta de l’eau dans une calebasse sciée par la moitié et représentant à peu près une coupe. Il trempa ses lèvres dans cette eau, breuvage pour lequel il ne cache pas son aversion prononcée; puis, pour punir l’homme de la pénitence qu’il venait de lui imposer aux grands applaudissements de la salle, qui le regardait faire, il lui retourna sur la tête la calebasse et le liquide qu’elle contenait.

L’église la plus importante est Béthel; c’est le Saint-Roch d’Honolulu; c’est de plus la paroisse favorite de la princesse Victoria, bonne et charitable personne, au reste, mais protestante enragée et missionnaire; elle y chante dans les chœurs, et de temps en temps on peut entendre, dans les solos même, son auguste voix monter harmonieuse et pure vers le ciel.

Les deux princes, ses frères, avaient un harem dans l’intérieur de l’île. Dans ce harem, il y a douze femmes, douze favorites et douze servantes. Chaque favorite a une femme pour sa toilette. Ces servantes sont occupées à faire des couronnes d’oranger, des colliers et des bracelets de jasmin, et des ceintures de toute espèce de fleurs; car, nous l’avons dit, les kanaks des Sandwich, comme celles de Taïti, adorent les fleurs. Les lits de ces dames se composent de nattes empilées les unes sur les autres en grande quantité et recouvertes de tapas; près de chaque lit est une baignoire, pour que la favorite n’ait qu’à passer du bain au lit et du lit au bain.

Les princes viennent ordinairement à leurs harems à cheval; ils amènent leurs amis, et là, dit-on, comme chez Mac-Farlarn, on s’amuse à jouer au billard et à se griser.

Les Sandwichiens ont leur premier de l’an, qui diffère du nôtre de quelques jours. Ce jour-là, il y a grand festin par la ville. On porte sur des civières des mets qu’on s’envoie en cadeau, et que les porteurs déposent dans les maisons auxquelles ils sont destinés; ce qui s’appellerait étrennes chez nous, s’appelle aux Sandwich lualua.

Au bout de quinze jours passés à l’hôtel du Globe, ayant trouvé une maison à louer toute meublée, nous emménageâmes. Notre nouvelle habitation consistait en un magnifique rez-de-chaussée, compris entre deux jardins; en un salon, en une chambre à coucher, en une salle de bain, en une salle à manger et en une véranda qui enveloppait tout cela.

La vue du lit me fit jeter un cri de joie, je n’en avais jamais vu de si grand, même en Italie. On aurait pu y coucher six personnes sans y être gêné le moins du monde.

Je relevais précisément de ma fièvre de Panama, et j’avais d’invincibles envies de dormir auxquelles je cédais avec un plaisir que je n’éprouvai jamais ailleurs ni dans aucune autre circonstance. Aussitôt que mes forces furent revenues, je commençai mes visites dans l’île. Je me trouvais naturellement introduite au milieu des meilleures familles. Je me liai là très-intimement avec quelques femmes, et particulièrement avec mistress Benedict, sœur de M. Vincent, charpentier-propriétaire.

Pourquoi ce titre de charpentier-propriétaire? C’est que, malgré son immense fortune, c’est celui que M. Vincent a désiré garder. Alors, qu’est-ce que M. Vincent?

M. Vincent est un Américain de New-York. Parti très-jeune encore sans rien dire à sa famille, qui était à l’aise et des plus respectables, poussé par un invincible désir de voyager par les mers, il s’engagea comme mousse sur un bâtiment de commerce, et corrigé, peut-être un peu cruellement, pour une légère faute qu’il avait commise, il déserta à Honolulu et gagna l’intérieur de l’île.

Le bâtiment parti, il revint à la ville et se fit apprenti charpentier; il resta dans l’île, y travailla avec assiduité; mais au bout de quelque temps il tomba gravement malade. Il fut soigné par une jeune fille d’un grand chef, qui s’appelait Maria; elle fut si bonne pour lui qu’il en devint amoureux, et, comme elle l’aimait aussi, il l’obtint, quoique avec quelques difficultés, en mariage. Elle possédait une grande fortune, qu’elle lui apporta en terres cultivées et en plantations.

Il continua de même l’état qu’il venait d’apprendre et le fit sur une grande échelle; c’est encore aujourd’hui le plus grand entrepreneur de bâtisses de tous les genres à Honolulu.

Je passai le jour de l’an chez mistress Vincent. J’étais invitée par elle à participer au lualua qu’on envoyait à son mari. Il arriva, porté par soixante vassaux du charpentier-propriétaire, tous habillés à neuf à cet effet. Elle était en tête de la troupe et à cheval, car cette journée se passait à la campagne.

Son mari alla au-devant d’elle, lui fit mettre pied à terre et l’embrassa; puis tous deux revinrent à la maison où le lualua fut servi sur une table gigantesque. Nous nous assîmes, et le repas commença. Mais Maria, c’est le nom de la femme de M. Vincent, ne s’occupa que de nous servir, sans vouloir manger. Elle devait partager le repas de ses parents et de ses amis kanaks, ce qu’elle fit, notre dîner terminé, dans une chambre à côté, assise sur des nattes.

Elle préférait la campagne à la ville et demeurait presque toujours à cette campagne, qui d’ailleurs était ravissante. Nous allions souvent, sa belle-sœur et moi, l’y voir à cheval, car la campagne, assez éloignée de la ville, s’élevait à un mille à peu près du précipice. Là, Maria nous recevait comme des sœurs, nous faisait déshabiller de nos an amazones, revêtir de ces longs fourreaux de soie qui font la joie des femmes kanaks, et, une fois dans ce déshabillé, nous courions par ces beaux jardins, cueillant les fraises, les pêches, les prunes et les fruits du pays qui croissent en tous temps.

Un soir, en courant ainsi, je tombai dans une plantation de taro; j’ai dit que le taro poussait, dans des espèces de baignoires gigantesques creusées en terre; je tombai dans une plantation de taro, dont mes deux amies eurent grand’peine à me tirer.

Un mot des différents consuls qui habitent Honolulu.

M. Hallen, le consul américain, était, de réputation et de fait, le plus digne et le plus brave homme de la terre. Sa fille, madame Paterson, était une charmante Américaine, aussi belle qu’aucune de celles qu’elle avait laissées sur le grand continent, mais aussi excentrique qu’elle était belle. Nous n’avons rien à dire de ces excentricités. Le seul qui eût le droit de les lui reprocher, c’était son mari, et il ne les lui reprochait pas.

Le général Miller, consul anglais, était tellement tranquille et tellement silencieux, qu’on n’entendait jamais parler de lui. N’en ayant jamais entendu parler, je n’en parlerai pas. Restait le consul de France. Il n’y en avait pas.

M. Perrin, consul de France, était absent. Son intérim était fait par M. le baron Thierry, le même qui s’était fait appeler le roi de la Nouvelle-Zélande.

J’allais pour voir mon consul, je me trouvai en face d’un roi détrôné. J’avais connu sa femme à Auckland et je savais par conséquent ses romanesques aventures. M. Thierry n’avait pas de chance, et il éprouvait autant de difficulté à se maintenir dans sa place de chancelier, qu’il en avait éprouvé à se maintenir dans celle de roi.

A l’arrivée de M. Perrin comme consul aux Sandwich, celui-ci avait pris, en attendant l’arrivée du chancelier qu’on devait lui envoyer de France, M. le baron Thierry auprès de lui.

Les choses marchèrent ainsi pendant quelques mois. Un matin, M. Frick arriva, envoyé par le ministère des affaires étrangères pour occuper la place dont M. le baron Thierry faisait l’intérim. Une espèce de liaison s’était faite entre M. Perrin et M. Thierry, qui furent fort contrariés de cette arrivée. Mais il n’y avait pas moyen de s’opposer aux décisions du ministère des affaires étrangères. M. le baron Thierry céda la plume et le fauteuil de chancelier à M. Frick. Quelques jours après, M. Perrin suspendit M. Frick de ses fonctions, et rendit la place à M. le baron Thierry.

M. Perrin était sur le point de faire un voyage en France; il chargea le baron de faire son intérim et partit. C’est pendant cette absence que je me présentai au consulat.

Un beau jour de décembre, quelque temps après cette visite, le canon retentit dans la baie: c’était la belle corvette la Brillante qui jetait l’ancre et qui saluait le roi Kamehameha III de vingt et un coups de canon. Bientôt circula la nouvelle que la corvette ramenait M. Perrin, cette fois consul plénipotentiaire du gouvernement français auprès de sa majesté Kamehameha III.

Deux heures après, en effet, M. Perrin faisait son entrée à Honolulu et descendait à l’hôtel de France. Mais, au grand étonnement du baron Thierry qui se croyait solidement ancré dans sa place de chancelier, M. Perrin ramenait avec lui un chancelier nouveau, nommé, comme M. Frick, par le ministère des affaires étrangères, et qui avait nom M. Letellier.

M. Letellier avait avec lui sa femme. Ils avaient fait la route sur le même bâtiment que M. Perrin; mais, pendant tout le temps que cette route avait duré, M. Letellier était resté avec son chef dans des termes assez froids pour qu’il ne dût pas compter sur un avenir très-agréable à Honolulu.

En effet, le lendemain même du jour où M. Letellier était entré en fonctions, par la raison que le rôle d’équipage de M. le capitaine Cronier était mal fait, M. Letellier fut à son tour suspendu de ses fonctions. M. le baron Thierry reprit naturellement la place.

M. Letellier revint à l’hôtel la mort dans l’âme. Sa femme en fit une maladie. Ils n’étaient riches ni l’un ni l’autre, ni l’un ni l’autre ne parlaient américain, principale langue du pays, et il fallait bien compter huit à neuf mois avant que sa réclamation allât en France et revînt de France.

Quelques jours après le consul fut, en grande cérémonie, reçu par le roi Kamehameha III. Il lui présenta dans cette audience ses lettres de créance près de sa personne.

M. le baron Thierry lui fut en même temps présenté comme chancelier du consulat français. Mais, quinze jours après, au grand étonnement de toute la ville, M. le baron Thierry et M. Perrin étaient brouillés, et le baron, pour la troisième et dernière fois, se trouvait dépouillé de son titre de chancelier.

Je n’ai de préventions contre personne. Je connais un peu M. Thierry; je connais un peu plus M. Letellier; je connais beaucoup M. Frick, à qui je ne donne ni tort ni raison, mais dont, au point de vue chrétien, je dirai cependant quelques mots, dans l’espérance qu’ils seront entendus de qui de droit.

M. Frick, le jour où il perdit sa place, ne possédait pas une obole. S’il n’eût eu que lui à soutenir, certes, il n’y eût point eu à s’inquiéter de lui. Un homme, et surtout un homme distingué, se tire toujours d’affaire. Mais voici la nomenclature des bouches qu’il a à nourrir.

Lui d’abord, puis sa femme: deux; puis quatre garçons: six; puis quatre filles: dix; puis enfin sa sœur: onze. Les deux aînés des garçons partirent pour l’Australie dans l’intention de travailler aux mines d’or de Port-Philips. L’aînée des quatre filles épousa M. Franconi, qui tient l’hôtel du Globe. Cela fit trois bouches de moins. Il n’en restait plus que huit à nourrir.

Par bonheur, M. Frick parlait admirablement le français et l’américain. Il se mit à donner des leçons pour faire face au pain quotidien; puis, ayant quelques notions d’histoire naturelle, il s’adonna à des recherches conchyliologiques, s’appliqua à faire des collections, et augmenta d’un grand nombre le chiffre des sujets formant la famille des achatynèles, dont l’unique berceau se trouve à Hawaï. Il est parvenu ainsi à posséder, à l’heure qu’il est, une des plus belles collections du monde et qui s’élève à deux millions de coquillages terrestres, et à cent quatre-vingt-dix mille coquillages marins. Tout cela est classé, étiqueté, numéroté dans une vaste chambre qui lui sert de musée et qui serait une merveille à Paris ou à Londres.

Pas un baleinier, pas un étranger arrivant à Honolulu qui ne vienne demander comme une faveur de jeter un coup d’œil à ce trésor que la misère de sa femme, que la faim de ses enfants lui ont fait recueillir avec tant d’activité et au prix de tant de sacrifices.

De temps en temps il se décide, sur les instances des amateurs, à vendre une petite collection de ses sujets les moins rares, et cela afin de faire bouillir la pauvre marmite de la famille. Puis, quand il est sûr que la marmite en a pour huit ou dix jours à bouillir tranquillement, il prend sa besace et son bâton, et, accompagné de naturels qui l’aident dans ses travaux, il part pour exploiter de nouveau le sommet des montagnes et les rivages de la mer, qui lui fournissent son trésor; puis, se nourrissant comme l’oiseau du ciel, c’est-à-dire de la goutte de rosée et du grain de mil que le bon Dieu veut bien lui envoyer, il s’en va devant lui, suçant la canne à sucre, mangeant des bananes sauvages, soutenant cette nourriture frugale d’un peu de poï qu’il trouve dans la tente des kanaks qui vivent à l’intérieur, s’endormant n’importe où, là où sa recherche aventureuse l’a guidé, et voyageant ainsi quelquefois six, quelquefois huit, quelquefois dix jours pour découvrir un nouveau sujet.

Puis, quand il a trouvé la merveille jusque-là inconnue, il revient, la présente à sa famille, et alors ce sont de grands cris de joie dans toute la maison, c’est un double jour d’allégresse, jour de retour et d’enrichissement; on fait cercle en chantant et en dansant autour du bonhomme; on fait dire de venir à une douzaine de naturels qu’il emploie dans ses recherches. Alors, il leur montre ce nouveau sujet de famille des achatynèles qu’il vient de découvrir, il leur dit d’en bien garder la forme et la couleur dans la mémoire, puis il les envoie en quête de sujets pareils.

Les kanaks partent pleins d’émulation et reviennent au bout d’un certain temps, chacun avec ce qu’il a pu recueillir de coquillages en harmonie avec l’échantillon, et M. Frick les paye.

Mais avec quoi croyez-vous qu’il les paye? Avec des billes de marbre, des chapelets, des images de la Vierge et quelques verroteries qu’il achète des baleiniers ou qu’il reçoit en cadeau de ceux qui visitent sa collection. Il faut le voir, dans sa parcimonie de distribution et dans son sérieux de récompense, comptant à l’homme qui lui apporte dans sa petite boîte des coquillages, récolte qui est le résultat de trois ou quatre jours passés dans la montagne, une douzaine de billes assorties! Il faut entendre les querelles enfantines que lui font les kanaks pour avoir des billes bariolées au lieu de billes blanches ou rouges. C’est, en vérité, un merveilleux et attendrissant spectacle que celui de cet homme luttant contre la misère! afin de conserver cette collection dont il a trouvé déjà un bon prix, mais qu’il réserve pour l’avenir et qu’il ne veut vendre qu’en Europe!

Voulez-vous savoir, au reste, avec quelle chrétienne résignation ce martyr de la famille supporte la situation que lui a faite l’inimitié du consul? Lisez cette lettre qu’il m’écrivait d’Honolulu le 2 janvier 1854:

«Honolulu, 2 janvier 1854.

«A happy new year to Mr and Mrs Giovanni and Ce by papa, mama big and little chickens of the Frickian tribu.

«Ma toute chère dame,

«M. Friart m’a apporté vos jolies pages si pleines d’affectueux sentiments pour nous. C’étaient de bien précieuses étrennes, et les seules qui aient encore franchi le seuil interdit de notre demeure. Ici, comme ailleurs, on se lasse même d’entretenir un peu de sympathie pour qui reste si longtemps renversé. On s’était bien lassé à Athènes d’avoir toujours à appeler Aristide le Vertueux; est-il surprenant qu’on se lasse à m’appeler toujours le Gueux? On finit par trouver mon état incurable; on s’accoutume à le considérer comme normal; il n’émeut plus personne, et l’on passe outre comme naguère devant la porte où régnait la petite vérole. Mais rassurez-vous, belle âme qui me prêchez courage, nous ne perdons pas la tête pour si peu. Au moment où j’écris, me vient piteusement trouver une de mes petites filles. «Tout le monde se réjouit, me dit la pauvre enfant; tout le monde a des présents; à moi, personne ne donne quelque chose.» J’avoue que ma philosophie a eu le cœur ébréché à cette nouvelle. Mais me voici remis. On s’endurcit au malheur comme au vice, et la mauvaise fortune est le pire des vices dans notre civilisation avancée.

«On nous a appris le retour de mes gars d’Australie comme mauvaise nouvelle, parce qu’ils sont revenus sans or.

«Détrompez-vous; le retour de ces enfants si longtemps perdus pour nous a été un jour de liesse pour notre toit désolé. Dieu est grand! Les voilà travaillant tous deux et nous apportant au bout du labeur de leur semaine chacun son salaire. Et qu’eussions-nous fait sans eux, aujourd’hui que l’écho de nos voix n’est plus intercepté par ce mobilier qui, pièce à pièce, s’en est allé peupler d’autres murs, en termes plus clairs, aujourd’hui qu’il ne nous reste plus rien à convertir en pain?

«J’ai fait, il y a quelque temps, une pièce de théâtre qui m’a rapporté vingt-cinq piastres. Pauvre prix! direz-vous. Mais le théâtre est pauvre aussi, et pauvre sans doute était l’œuvre du pauvre homme! J’ai en carton une comédie de bonne société en deux actes: Une vieille Fille. J’en ai refusé encore les vingt-cinq piastres, espérant, je ne sais comment, en retirer beaucoup plus chez vous, où l’or est plus près des creusets d’or.

«Mon gendre fait, dit-on, beaucoup d’argent en son hôtel; je ne le vois que de loin en loin. Sa femme dîne avec nous tous les jours, et notre départ la laissera isolée comme une naufragée sur une plage déserte, car elle n’est pas d’humeur à se lier avec ces poupées d’Amérique qui ne savent que se pomponner et bâiller.

«Depuis la vente de notre piano, notre intérieur est devenu grave comme une assemblée de quakers, sauf le bruit de mes petites filles et petits garçons, qui sont assez heureux pour ne rien entendre à nos sérieuses préoccupations.

«La santé nous reste assez fidèle; toutes les nichées de riches n’en sauraient dire autant.

«Ci-inclus vous trouverez une lettre de Mylira. Vaut mieux tard que jamais. Je présume qu’elle vous donnera les nouvelles qui échappent à ma vue.»

XLII

LE CAPITAINE COOK.

Après un séjour de trois mois à Honolulu, M. Giovanni recommença à penser aux affaires. On lui mit en tête de faire une deuxième spéculation en Californie, de compte à demi avec le capitaine d’un brick qui était en partance dans le port. Celle spéculation était de faire un chargement de poules, de dindons, de cochons, de café, de patates douces, et enfin de denrées dont les Américains sont assez friands.

Sur tous ces objets, il y avait chance d’un gain immense: les poulets valaient quatre à cinq sous aux îles Sandwich, quatre à cinq piastres à San-Francisco; les dindons valaient de trente à quarante sous à Honolulu, et valaient de douze à quatorze piastres en Californie.

Il ne fallait que du soin pour amener tout cela à bon port. En mettant toutes choses au pire, la traversée, qui n’avait duré que onze jours pour aller aux îles Sandwich, ne pouvait guère durer que quinze jours pour revenir à San-Francisco.

Une fois ce projet arrêté, on s’en occupa sérieusement et on commença les achats; mais, comme tout était très-cher à cause de la saison des baleiniers, il fut convenu qu’on compléterait le chargement à Hawaï, île située à trois jours de distance d’Honolulu, et dont le port de Karakakoua est visité par des navires.

Nous partîmes d’Honolulu, et nous arrivâmes en effet le troisième jour à la Haina; c’est ainsi que les naturels du pays appellent Hawaï ou Owyhee.

Nous arrivâmes un dimanche, et juste à temps pour aller à la messe. Nous trouvâmes le port et la plage aussi tristes, aussi déserts, aussi abandonnés qu’Honolulu est joyeux, peuplé, plein de mouvement. Les rues, de chaque côté desquelles on a planté des arbres, sont devenues des berceaux de verdure, et l’on marche sur de véritables pelouses de gazon. En sortant de la messe et en revenant vers le port, un des agents d’approvisionnement me dit:

—Voici la place où le capitaine Cook a été assassiné.

Il m’est impossible de passer près de cet endroit historique sans donner quelques détails sur cet assassinat, si connu qu’il soit.

Vues dès 1512, les îles que nous visitions furent retrouvées en 1778 par le capitaine Cook, qui leur donna le nom de Sandwich, et l’honneur de comté de Sandwich.

Après un séjour d’un mois passé dans le port de Karakakoua, où le capitaine Cook attendit la Découverte, ce navire ayant rejoint, les deux bâtiments partirent de conserve pour les côtes ouest de l’Amérique, où le capitaine Cook continua ses découvertes, jusqu’à ce qu’ayant été arrêté par les glaces, force lui fut de revenir aux îles Sandwich.

Il mouilla, le 17 janvier 1779, seulement à un quart de mille de la côte nord-est, dans la baie de Karakakoua.

«A peine le bâtiment fut-il à l’ancre,» dit le capitaine Cook, «que nous fûmes environnés d’une multitude de pirogues. Je n’avais jamais vu dans le cours de mes voyages une foule si nombreuse rassemblée au même endroit; car, indépendamment de ceux qui arrivèrent en canot, le rivage de la baie était couvert de spectateurs; d’autres nageaient autour de nous, en troupe de plusieurs centaines, et on les eût pris pour des radeaux de poissons. La singularité de cette scène nous frappa beaucoup.»

Telles sont les dernières lignes qu’écrivit le capitaine Cook; là, le récit de son voyage se trouve violemment interrompu par la catastrophe que nous allons raconter. La baie de Karakakoua est située au côté occidental de l’île d’Owyhee, dans un district appelé Akoua; elle a environ un mille de profondeur. Le capitaine Cook ayant jugé qu’on pouvait y radouber les vaisseaux et embarquer de l’eau et des vivres, on amarra du côté septentrional, à environ un quart de mille du rivage.

Dès que les habitants s’aperçurent que les Européens s’apprêtaient à mouiller dans la baie, ils s’approchèrent d’eux. La foule, comme la veille, était immense, et cette foule témoignait sa joie par des chants et par des cris. Bientôt les flancs, les ponts et les agrès des deux vaisseaux furent couverts de naturels du pays, et une multitude de femmes et de petits garçons, qui n’avaient pu trouver place dans les pirogues, arrivèrent à la nage. La plupart d’entre eux ne pouvant pas monter à bord, tant les bâtiments étaient pleins, passèrent la journée au milieu des vagues, sans paraître éprouver plus de fatigue à se soutenir sur les flots qu’ils n’en eussent éprouvé à se rouler sur les sables du rivage.

Tout alla bien du 18 au 24.

Le 24, on fut très-surpris de voir que les chefs ne permettaient à aucune embarcation de quitter la côte, et que les naturels se tenaient près de leurs cabanes. Il se passa quelques heures avant que l’on pût s’expliquer la cause de cet embargo. On apprit enfin que l’armée du chef Terréoboo avait fait tabouer[3] la baie et avait défendu toute espèce de communication avec les Européens. Ce soir-là, il fut impossible d’avoir aucun approvisionnement, et, quelles que fussent les menaces et les promesses qu’on leur fît, pas un naturel ne se décida à s’approcher des bâtiments.

Dans l’après-midi cependant, on reçut à bord la visite de Terréoboo, qui était venu sans suite et sans appareil examiner les vaisseaux. Il n’avait avec lui qu’une pirogue dans laquelle se trouvaient ses femmes et ses enfants. Il demeura à bord jusqu’à dix heures du soir, après quoi il retourna au village de Kowrowa.

Dès que le capitaine Cook le vit prendre la route de terre, il le suivit et arriva presque en même temps que lui. Lui et le capitaine King le conduisirent jusqu’à sa tente, où ils furent à peine assis sur l’invitation du prince, que celui-ci lui jeta sur les épaules le manteau qu’il portait, lui mit un casque de plumes sur la tête et lui glissa un éventail entre les mains. Après quoi il étendit à ses pieds cinq ou six manteaux d’une grande valeur.

En même temps, les gens de son cortége apportèrent quatre gros cochons, des cannes à sucre, des noix de coco et des fruits à pain. Le prince termina la cérémonie en changeant de nom avec le capitaine Cook, ce qui, dans toutes les îles de l’Océanie, est le signe d’amitié le plus grand que puisse donner un chef kanak.

Bientôt une procession de prêtres, conduite par un vieux personnage d’une physionomie vénérable, parut. Elle était suivie d’une file d’hommes qui amenaient, les uns, de gros cochons en vie, qui apportaient, les autres, des patates et des bananes.

Le jour du départ était fixé au 4 février. Le 3, Terréoboo pria le capitaine Cook et le capitaine King de l’accompagner à la résidence de Kaoo.

En y arrivant, on trouva le terrain couvert de paquets d’étoffes, d’une quantité considérable de plumes jaunes et rouges, d’un grand nombre de haches, et d’une quantité d’instruments en fer que les naturels du pays avaient, par échange, obtenus des Européens.

A peu de distance, il y avait un amas énorme de végétaux de toutes espèces, et près de ces végétaux un troupeau de cochons. Les deux officiers crurent d’abord qu’on voulait leur faire présent de toutes ces choses, mais bientôt ils apprirent que c’était un tribut payé au roi par les habitants du district.

Terréoboo choisit alors pour lui à peu près le tiers de tous ces présents apportés par les naturels du pays, et donna les deux autres tiers au capitaine Cook et au capitaine King. Ces deux officiers furent étonnés de la magnificence de ce présent, qui surpassait de beaucoup tous ceux que l’on avait vus jusque-là dans les autres îles de l’Océanie. On fit sur-le-champ venir des canots, afin de tout envoyer à bord. On sépara des autres les gros cochons que l’on voulait embarquer et saler, et l’on distribua aux équipages trente cochons plus petits, ainsi que les végétaux.

Le 4, dès le grand matin, on démarra, et les deux bâtiments sortirent de la baie. Une multitude de pirogues les suivit. Le capitaine Cook se proposait d’achever la reconnaissance de l’île d’Owyhee avant d’aborder aux autres îles de ce groupe. Il espérait rencontrer une autre rade mieux abritée que celle de Karakakoua. Le 6, on dépassa la pointe la plus occidentale de l’île, et l’on se trouva en travers d’une baie profonde.

On mit la pinasse à la mer pour aller examiner la baie, et les vaisseaux louvoyèrent pour y arriver.

On employa la journée du 11 et une partie de celle du 12 à déplacer le mât de misaine et à l’envoyer à terre avec les charpentiers. Mais quand les vaisseaux furent à l’ancre, les Anglais s’aperçurent avec étonnement que les insulaires n’étaient plus les mêmes à leur égard. On n’entendait plus de cris de joie. Il n’y avait ni bruit ni foule autour d’eux. La baie était déserte; et de temps en temps seulement on apercevait une embarcation qui s’échappait le long de la côte.

Sur ces entrefaites, on annonça au capitaine Cook que plusieurs vols avaient été commis à bord et sur les pinasses. Il s’attrista beaucoup de cet événement, et dit au capitaine King: «Je crains bien que les insulaires ne nous forcent à des mesures violentes; car il ne faut pas leur laisser croire qu’ils peuvent nous voler impunément.»

Le lendemain, à la pointe du jour, le capitaine King, qui se rendait à la Résolution, fut hélé par la Découverte. Il apprit que, durant la nuit, les insulaires étaient venus à la nage et avaient volé la chaloupe du vaisseau en coupant la bouée à laquelle elle était amarrée.

Au moment où le capitaine King arriva à bord, il trouva les soldats de marine qui s’armaient et le capitaine Cook qui chargeait son fusil à deux coups, d’un côté avec du petit plomb, de l’autre avec des balles. Tandis que le capitaine King lui faisait son rapport de la nuit, il l’interrompit:

—On a volé la chaloupe de la Découverte, dit-il d’un air animé, et vous voyez les préparatifs que je fais pour la reprendre. Il faut, par force ou par ruse, amener à bord le roi ou plusieurs des principaux de l’île, et les retenir en otages jusqu’à ce qu’on nous ait rendu tout ce qu’on nous a pris. Je viens de donner des ordres pour qu’on arrête toutes les pirogues qui sortiraient de la baie, et je les détruirai, s’il le faut, toutes, les unes après les autres, si je n’ai que ce moyen de retrouver la chaloupe.

Et en effet, devant le capitaine King, il plaça en travers de la baie les petites embarcations de la Résolution et de la Découverte, bien équipées et bien armées, et fit tirer deux coups de canon sur deux grandes pirogues qui tâchaient de se sauver.

Entre sept et huit heures du matin, le capitaine Cook et son collègue quittèrent le bâtiment. Le capitaine Cook montait la pinasse: il avait avec lui neuf soldats de marine et un officier.

Le capitaine King, de son côté, s’embarqua sur le petit canot. Les derniers ordres qu’il reçut de son chef furent de calmer l’esprit des naturels en leur assurant qu’on ne leur ferait pas de mal, de ne pas diviser sa petite troupe, et de se tenir incessamment sur ses gardes.

Puis les deux capitaines se séparèrent: le capitaine Cook marcha vers le village de Kowrowa, résidence de Terréoboo, le capitaine King vers un observatoire que les Anglais avaient élevé.

Le premier soin du capitaine King en arrivant à terre fut d’ordonner aux soldats de marine, de la manière la plus rigoureuse, de ne pas sortir de leur tente, de charger leurs fusils à balle, et de les tenir toujours à portée de leurs mains.

Sur ces entrefaites le capitaine Cook faisait signe à la chaloupe de la Résolution de rallier la pinasse; puis, l’ayant prise avec lui, il continua sa route vers Kowrowa, où il débarqua avec les neuf soldats de marine et le lieutenant. A l’instant même il marcha vers le village, où il reçut les marques de respect qu’on avait coutume de lui rendre.

Les habitants se prosternèrent devant lui et, suivant leur usage, lui offrirent de petits cochons. Voyant alors qu’on ne soupçonnait en rien son projet, il demanda où était Terréoboo et ses deux fils. On envoya des insulaires qui ramenèrent à l’instant même les deux jeunes princes. Ceux-ci conduisirent le capitaine Cook à l’endroit où Terréoboo avait couché. Ils le trouvèrent encore à moitié endormi. Le capitaine Cook lui dit quelques mots du vol de sa chaloupe et l’invita à venir comme d’habitude passer la journée à bord de la Résolution

Le roi accepta l’offre sans balancer et se leva à l’instant même, afin d’accompagner le capitaine Cook.

Les affaires prenaient cette heureuse tournure. Les deux fils du roi étaient déjà dans la pinasse, et le reste de la petite troupe se trouvait au bord de l’eau et prête à s’embarquer, lorsqu’une vieille femme appela à haute voix Kanee Kabareca, la mère des deux princes et l’une des épouses favorites de Terréoboo. Celle-ci, après avoir échangé quelques paroles avec la vieille femme, s’approcha de son mari, et, avec des prières et des larmes, le supplia de ne pas aller au vaisseau. En même temps, deux chefs qui étaient avec elles retinrent le roi par son manteau, lui disant de ne pas aller plus loin, et, lui appuyant les mains sur les épaules, le contraignirent à s’asseoir.

De leur côté, les insulaires qui s’assemblaient le long du rivage, effrayés pour le roi des préparatifs d’hostilités qui se faisaient dans la baie, commencèrent à se précipiter en foule autour du capitaine Cook et de Terréoboo. Alors le lieutenant des soldats de marine, voyant ses gens très-pressés par la multitude et hors d’état de se servir de leurs armes s’il fallait y avoir recours, proposa au capitaine Cook de se mettre en bataille le long des rochers, près du bord de la mer, et, toute cette foule lui ayant ouvert sans difficulté le chemin, il alla se poser à trente pas environ de l’endroit où Terréoboo était demeuré assis.

Pendant tout ce temps, son visage indiquait la frayeur et l’abattement. Le capitaine Cook, persistant dans son projet, était resté près de lui et continuait de le presser de s’embarquer. Le prince alors se leva et se disposa à le suivre. Mais aussitôt les chefs, prévoyant que supplications et prières étaient inutiles, retinrent le roi, lui déclarant que, dussent-ils employer la violence, il ne suivrait pas l’étranger sur ses vaisseaux.

L’alarme en ce moment semblait être de tous côtés à son comble; mais un événement vint encore augmenter l’agitation: les canots placés en travers de la baie ayant tiré sur les pirogues qui essayaient de s’échapper, tuèrent par malheur un chef de premier rang. La nouvelle de cette mort arriva à Kowrowa au moment où le capitaine Cook, voyant la résistance opposée à ses désirs, renonçait à emmener le roi et marchait vers le rivage pour rejoindre ses embarcations. A l’instant même, les hommes renvoyèrent les femmes et les enfants, se revêtirent de leurs nattes de combat et s’armèrent de piques et de pierres. L’un d’eux, qui tenait d’une main un caillou et de l’autre un long poignard, s’approcha du commandant, brandissant le poignard et menaçant de lui lancer la pierre. Le capitaine lui conseilla froidement de cesser ses menaces; mais cette froideur fut prise par l’insulaire pour de la crainte, et son insolence s’en augmenta. Alors le capitaine Cook le mit en joue et lâcha sur lui celui des deux coups de son fusil qui était chargé à petit plomb.

Mais l’insulaire était couvert d’une natte de guerre que le plomb ne put traverser. Il crut donc à l’impuissance des armes européennes, et s’élança sur le capitaine Cook, qui lâcha alors son second coup et tua l’insulaire. Sa chute fut le signal d’une attaque générale. Les pierres plurent sur le capitaine et sur les soldats qui répondirent, ainsi que les matelots des embarcations, par une décharge de mousqueterie.

Mais, au grand étonnement des Européens, les insulaires soutinrent le feu avec courage et se précipitèrent sur le détachement en poussant des cris et des hurlements terribles, avant que les soldats de marine eussent eu le temps de recharger leurs armes.

Quatre soldats de marine furent enlevés des rames et leurs camarades égorgés à trois pas d’eux; trois autres furent blessés dangereusement. Le lieutenant reçut un coup de poignard entre les deux épaules, et, par bonheur ayant réservé son feu, tua l’homme qui venait de le frapper. Quant au capitaine Cook, la dernière fois qu’on l’aperçut d’une manière distincte, il levait son chapeau, criant au canot de cesser le feu et d’approcher le plus possible du rivage pour embarquer. Puis tout à coup il disparut: ayant cessé de regarder en face les insulaires qu’il contenait de son regard et s’étant retourné, il reçut un coup de poignard dans le dos et tomba la face dans la mer. Alors tous se précipitèrent sur lui, et le tirèrent par les pieds sur le rivage; et comme il n’y avait qu’un seul poignard, s’enlevant le poignard les uns aux autres, ils s’acharnèrent sur son cadavre, le frappant longtemps encore après qu’il ne respirait plus. C’était l’endroit où était tombé l’illustre voyageur que me montrait l’agent d’approvisionnement.

Le capitaine King était de l’autre côté de la baie. De l’observatoire, sans pouvoir en distinguer aucun détail, il voyait une scène de confusion qui, accompagnée de fréquentes détonations, lui donnait une idée de ce qui se passait. Il vit alors les sauvages se retirer dans l’intérieur, et regagner leurs villages, poursuivis par le feu des canots. Mais l’officier qui les commandait n’ayant plus aucun espoir de sauver le capitaine, résolut de venir à bord pour y prendre les ordres de ses chefs.

Les ordres furent qu’on brûlerait le village et qu’on mettrait à mort autant d’insulaires qu’on en pourrait atteindre.

Comme cette résolution venait d’être prise, on annonça un chef nommé Eappo. Il venait de la part du roi Terréoboo demander la paix et apporter des présents. Il lui fut répondu que la paix, si on la leur accordait, ne serait jamais accordée qu’ils n’eussent rendu les restes du capitaine Cook et ceux des soldats de marine. Il dit alors que la chair des soldats de marine, ainsi que les os de la poitrine et de l’estomac avaient été brûlés, mais que ceux des bras, des mains, des jambes et des cuisses avaient été partagés entre les chefs inférieurs. Quant au corps du capitaine Cook, on en avait disposé d’une autre façon. On avait coupé sa tête, qui avait été donnée à un grand chef appelé Kahoo-Oupeou; la chair de sa poitrine, à un autre chef nommé Mahia-Mahia, et enfin, les cuisses et les jambes à Terréoboo.

On réclama ces restes tels qu’ils fussent, menaçant le village d’une destruction complète, si dans vingt-quatre heures ils n’étaient pas rendus.

Le 19, entre onze heures et midi, une multitude d’insulaires descendit la colline qui domine la grève. Ils formaient une espèce de procession. Le capitaine Clerke voyant au milieu d’eux Eappo, revêtu d’un manteau de plumes, portant avec soin quelque chose à la main, et faisant signe du haut d’un rocher qu’on lui envoyât un canot, le capitaine Clerke pensa qu’Eappo rapportait les restes du capitaine Cook. En conséquence, il prit la pinasse, ordonna au capitaine King de le suivre avec la chaloupe, et s’approcha du rivage. Eappo entra alors dans la pinasse et remit à sir Clerke des objets dont il était impossible de reconnaître la forme, enveloppés dans une pièce d’étoffe neuve et recouverte d’un manteau semé de plumes noires et blanches, donnant à entendre que c’était là ce qu’on avait demandé.

On revint à bord de la Résolution et on ouvrit le paquet. On y trouva les mains du capitaine Cook, bien entières. On les reconnut facilement à une large cicatrice qui séparait le pouce de l’avant-doigt.

On y trouva alors l’os du métacarpe et la tête dépouillée de sa chair. La chevelure avait été coupée; les os de la face manquaient; mais on y trouva ceux des deux bras, auxquels pendait la peau des avant-bras, plus les os des jambes et des cuisses réunis, mais sans pieds. Le tout semblait avoir été au feu, excepté les mains qui conservaient leurs chairs, mais qui étaient découpées en plusieurs endroits et remplies de sel, selon toute apparence afin qu’elles se gardassent plus longtemps.

Le 24 au matin, Eappo et les fils du roi vinrent à bord; ils apportaient le reste des ossements du capitaine Cook, les deux canons de son fusil et ses souliers.

On renvoya Eappo. On lui ordonna de mettre le tabou sur la baie; et les ossements du capitaine Cook ayant été déposés dans une bière, à laquelle on attacha par une chaîne deux boulets, cette bière, avec les cérémonies d’usage, fut lancée dans la mer, et le capitaine eut la sépulture du marin, c’est-à-dire le profond abîme de l’Océan.


[3] Tabouer: un chef taboue soit une maison, soit une baie, soit un homme. A partir de ce moment, baie, maison ou homme est en interdiction.

XLIII

RETOUR A SAN-FRANCISCO.—CE QUE PRODUIT NOTRE SPÉCULATION.—NOUS RENOUVELONS NOTRE ASSOCIATION AVEC M. B***.—JE PARS POUR LA FRANCE EN PASSANT PAR LE MEXIQUE.

En six jours le chargement est complété. On résolut de partir deux heures après le dernier dindon et le dernier sac de café mis à bord. Le café poussant en plein bois, nous l’avions comparativement à meilleur marché encore que les poulets et les dindons. Nous l’avions payé cinq sous la livre.

A cinq heures du soir, nous levâmes l’ancre. Nous ne voulions pas perdre de temps, ayant pour la seconde fois un chargement délicat à bord.

Notre intention ou plutôt l’intention de M. Giovanni était que nous touchassions à Honolulu, afin que j’y restasse pour veiller à un second chargement, et aussi pour que je pusse revenir à San-Francisco dans un meilleur bâtiment, le nôtre n’étant qu’une espèce de baquet, bon au transport de bêtes à deux pattes et à plumes, mais non d’animaux à deux pieds et sans plumes, comme disait Diogène.

Sous la conduite de notre pilote kanak, l’Hamilton, c’était le nom de notre brick, sortit heureusement de la passe. Mais à peine fûmes-nous en mer, que nous vîmes venir à nous une ligne noire qui accourait de l’horizon, plus rapide que le plus rapide cheval. Le pilote et le capitaine se regardèrent. Il n’y avait pas de doute: un grain terrible allait s’abattre sur nous.

Le capitaine à l’instant même ordonna de virer de bord et de rentrer dans la passe. Tout l’équipage se mit au travail avec une énergie qui indiquait la connaissance du danger. La manœuvre s’exécuta rapidement, et l’Hamilton, comme s’il eût suivi son sillage, rentra dans le port, franchissant heureusement la passe.

Il était temps! La tempête était reine de la mer. A travers la passe, nous apercevions les vagues comme des montagnes d’encre. Trois baleiniers coulèrent bas et périrent corps et biens. Dix ou douze autres rentrèrent dans le port d’Honolulu avec d’effroyables avaries. Des nombreux pêcheurs qui étaient en mer, quelques-uns à peine furent revus.

Si nous avions été trois milles plus loin en mer, nous étions entièrement perdus. Jamais nous n’avions vu de si près la mort, puisqu’en étendant le bras nous pouvions presque la toucher.

Le lendemain la mer était trop mauvaise pour que nous pussions nous remettre en route. J’employai la journée à faire dire des messes pour les malheureux qui étaient la veille en pleine mer. Pour beaucoup, les messes furent des De profundis.

Le surlendemain, vers les trois heures après midi, nous remîmes à la voile; nous repassions sur cet Océan qui avait failli être notre tombe. Il n’y paraissait plus, la mer était unie comme un miroir: à travers sa surface limpide qui reflétait les rayons d’un soleil ardent, on voyait, le jour, de beaux poissons de toutes couleurs, et de toute cette tempête il ne restait que juste ce qu’il fallait de vent pour gonfler nos voiles. Cependant, dès le matin, le vent devint tellement contraire à notre retour à Honolulu, que le capitaine fit observer à M. Giovanni qu’il nous faudrait peut-être cinq ou six jours avant de rentrer dans le port, ce qui fatiguerait énormément notre cargaison, tandis qu’au contraire, si nous voulions profiter de ce vent pour reprendre la route de San-Francisco, nous pourrions y être en douze jours.

Comme, à tout prendre, c’était pour moi seule que M. Giovanni voulait retourner à Honolulu, sur les instances que je fis pour continuer notre route, promettant de trouver tout excellent à bord, on résolut de laisser les agents faire le second chargement, et l’on mit le cap sur San-Francisco.

Je suis désespérée de n’avoir rien à raconter d’important pendant les douze jours que dura notre voyage, sinon que jamais je ne mangeai tant de cocos, passant par désœuvrement ma vie à gratter les amandes de ces fruits pour moi et pour les poules.

Notre cargaison, au reste, était magnifique et ne souffrait pas de la mer. Nous la passions en revue tous les jours, M. Giovanni et moi, et à la fin de chaque revue, M. Giovanni disait:

—Cette fois-ci, je vous promets bien, madame Giovanni, que si l’on m’offre un aussi bon prix de mes poules, de mes dindons, de mes cochons, de mon café, de mes patates et de mes citrouilles que l’on m’avait offert de mes pommes et de mes oignons, je vous promets bien que je saisirai l’occasion aux cheveux. Je l’ai tant de fois trouvée chauve.

Le douzième jour nous arrivâmes.

Le treizième, M. Giovanni n’avait qu’à choisir entre vingt amateurs pour vendre son chargement. C’était l’époque où l’on commençait, aux environs de San-Francisco, à établir des fermes sur une grande échelle, et les espèces des îles Sandwich étaient célèbres.

Le chargement en tout coûtait vingt-cinq à vingt-six mille piastres. Il en rapporta cent-vingt mille, que M. Giovanni partagea avec le capitaine.

Nous nous retrouvions donc le lendemain à l’hôtel avec soixante-dix mille piastres à nous, pour recommencer les affaires de commerce de négociant, auxquelles mon mari était plus habitué qu’à toutes les spéculations de hasard. Je ne sais s’il était content de son voyage, mais moi, je sais que j’étais toute fière de l’avoir accompagné et d’avoir partagé ses dangers. Le surlendemain de notre arrivée, comme M. Giovanni, le visage épanoui, en faisant la roue comme sa pacotille, se promenait fumant son cigare place Washington, il rencontra M. B***, notre premier associé. On se rappelle que le feu seul avait pu rompre leur association.

M. B*** aussi se promenait les mains dans ses poches, mais un peu moins gai, un peu moins épanoui que M. Giovanni, qui venait de prendre le bon air dans les îles Sandwich, lequel avait un peu remis son moral délabré.

Après avoir échangé quelques bonnes paroles d’amitié, M. B***, sans avoir refait fortune, était rentré dans une somme à peu près égale à celle que nous possédions, les deux anciens associés renouèrent leur association et rentrèrent à la maison pour m’annoncer cette nouvelle. J’en fus très-satisfaite. Mon mari et M. B*** louèrent, rue Kearney, une belle maison, en pierre cette fois. Après trois incendies qui nous avaient ruinés de fond en comble, nous avions assez des maisons en bois. A partir de ce moment, nous reprîmes le commerce des denrées en gros.

On se rappelle que nous avions laissé un second chargement à faire à nos agents à Honolulu.

On nous annonça un matin que notre chargement était arrivé. M. Giovanni se rendit à bord avec M. B***. Tout était en bon état; on passa la revue des dindons, des poules et des cochons; on avait jeté cinquante poulets et dindons à la mer, une centaine de cochons, mais ce n’était rien; le reste donna encore à M. Giovanni, pour sa part, une trentaine de mille piastres.

Sur quoi, tous les bâtiments prirent la route des îles Sandwich, espérant réaliser d’aussi beaux bénéfices que nous venions de le faire. Mais l’œil du maître et la main de la maîtresse grattant des cocos pour ses dindons et ses poules, et donnant en cachette le pourboire aux matelots pour que les cochons fussent bien soignés, n’étaient plus là.

Les chargements arrivèrent décimés et dans un si déplorable état, que les plus heureux furent ceux qui de la spéculation retirèrent leurs frais. Tout allant bien, M. Giovanni entra un matin chez moi et me dit:

—Ma chère Jeanne, nos affaires sont en bon train; s’il plaît à Dieu, nous avons vaincu la mauvaise fortune. Il est temps de penser à réaliser ton désir et celui de nos familles; prépare-toi donc à faire un voyage en France, et si tu veux, en Italie. Là, à Carrare, à San-Georgio, tu verras mon pauvre père et tu lui diras que dans un an ou deux j’irai moi-même l’embrasser.

J’étais à la fois heureuse et triste de faire ce voyage: triste de le laisser seul dans un pays où il avait été si malheureux; heureuse de revoir mes parents et de faire connaissance avec les siens.

A partir de ce moment, on ne s’occupa plus que de mon départ; seulement, à ma grande joie, il fut convenu que je passerais par le Mexique, où m’appelaient de nouveaux intérêts que nous espérions lier avec Mexico. Je ne me doutais pas que j’allais y arriver au milieu de la terrible affaire de Raousset de Boulbon et de Ronoclamentos d’Alvarès, dans les États révoltés duquel je fus obligée de passer.

Le 1er mars 1854, je m’embarquai sur le magnifique steamer américain le Stewens, servant la ligne de Panama, au milieu du cortége de tous nos amis, y compris M. Dillon, notre cher et bon consul de France, qui avait toujours pris un si grand intérêt à nos malheurs.

XLIV

LE PAQUEBOT LE STEWENS.

Le jour de mon départ pour la France arriva. Le 3 mars 1854, je mis le pied à bord du Stewens, accompagnée de M. Giovanni, de M. Dillon, notre cher consul, qui avait toujours et en toutes circonstances été si bon pour nous, et de M. Garrison, le maire de San-Francisco.

Le Stewens jauge 3,700 tonneaux. C’est la merveille de l’océan Pacifique; il fait le trajet de San-Francisco à Panama, et touche, en passant, à Acapulco. Au reste, que l’on s’arrête à Acapulco ou que l’on poursuive la route jusqu’à Panama, on paye toujours le même prix.

On ne saurait, sans le voir, se faire une idée de la grandeur, mieux encore, de la majesté de ce magnifique paquebot. Sa longueur est immense. Je ne l’ai point mesurée, mais je sais que, dans nos promenades du soir, quand nous faisions boulevard, comme nous disions, et que six fois nous avions marché d’une extrémité à l’autre, nous eussions regardé comme une grande fatigue de faire le trajet six autres fois. A l’extrémité de cette promenade, il y a tentes, sofas et fauteuils pour les promeneurs.

Le pont est ciré comme le parquet du salon le plus élégant, et, pour donner une idée de l’influence que cette propreté hollandaise exerce sur les passagers, j’avancerai, comme un fait constant, la chose la plus improbable du monde: c’est que les Américains, qui crachent partout, ne crachent que par distraction sur le pont du Stewens.

Quand la chose leur échappe, il arrive ce qui arrivait sous la restauration quand, par mégarde, on mettait son chapeau sur sa tête dans les coulisses ou dans le foyer du Théâtre-Français:

Un suisse venait vous rappeler où vous étiez et vous invitait à ôter votre chapeau. Là, le contre-maître vient poliment toucher l’épaule du délinquant, et, le chapeau à la main, lui dit:

—Monsieur, il y a des crachoirs.

Puis, à la honte du délinquant, deux matelots arrivent, l’un avec du sable, une pelle et un balai, l’autre avec une brosse; on enlève le corps du délit, et l’on frotte jusqu’à ce que toute trace de l’inconvenance commise ait disparu. Quand on n’a pas vu cracher les Américains, on n’a pas idée du degré d’adresse auquel on peut arriver dans un exercice qui paraît ce qu’il y a de plus simple au premier abord, mais qui, perfectionné par eux, rivalise avec les plus excentriques caprices des jets d’eau de Versailles.

A dix pas, un Américain crache dans un crachoir; à vingt pas il crache par-dessus le bord d’un bâtiment; un Américain peut tirer à la cible, par ce moyen, avec le plus habile tireur de pistolet. Je sais que si les paris étaient ouverts, je parierais pour l’Américain.

Je connaissais de réputation le magnifique paquebot, mais c’était la première fois que je m’y embarquais. J’avoue que je fus stupéfaite en examinant de près cette ville flottante, sur laquelle nous étions douze cents passagers à peu près, dont trois cent cinquante ou quatre cents aux premières.

Le capitaine, qui me connaissait, vint au-devant de moi. Me sachant Française, il déployait à mon égard la courtoisie d’un Français: gants blancs, bottes vernies, habit noir; M. Pierson avait la tenue d’un élégant et la courtoisie d’un gentleman.

Nous étions arrivés une demi-heure d’avance, et trois coups de cloche devaient donner le signal de l’approche du départ. Rien ne passe vite comme le temps qui précède le moment où l’on quitte les gens qu’on aime. A peine étions-nous à bord, à peine avais-je reçu les compliments du capitaine, la chose du moins me parut ainsi, que le troisième coup de cloche sonna.

Au troisième coup de cloche, on m’arracha violemment tous ces chers et bons amis qui étaient venus me conduire. M. Giovanni avait grande envie de me retirer le congé qu’il venait de me donner et de me ramener avec lui à San-Francisco. Les roues du bâtiment commençaient à se mettre en mouvement, il fallut se séparer.

Le dernier visiteur retourné sur la jetée poussa un hourra immense. Je ne dirais pas trop en disant que, sans compter les curieux, nos douze cents passagers avaient amené là trois ou quatre mille amis venant prendre congé d’eux.

Les mouchoirs et les chapeaux s’agitaient, aussi bien sur le bâtiment que sur la jetée, et l’on entendait un bruit de sanglots qui ne laissaient pas que de serrer le cœur à ceux qui ne quittaient rien, à plus forte raison, comme on le comprend, à ceux qui quittaient des amis ou des parents.

Le Stewens s’éloigna majestueusement du bord, j’étais montée sur la galerie, et, de là, je répondais aux groupes de chapeaux et de mouchoirs amis qui s’agitaient à mon intention. Nous étions déjà à un demi-mille, nous commencions déjà à ne plus distinguer les traits du visage, et la fixité de nos regards seule pouvait nous répondre que nous correspondions de geste avec nos amis, quand le Stewens fut salué d’un tel hourra que le capitaine Pierson pensa qu’une politesse en valait une autre. Il ordonna de virer de bord; nous nous rapprochâmes à toute vapeur, nous revîmes tous ces groupes, puis tous ces visages amis que nous allions perdre de vue; nous revînmes, en rasant la jetée, envoyer un dernier adieu, une dernière caresse, une dernière larme à nos amis; nous passâmes si près d’eux, que nous eussions pu les toucher; puis, comme un oiseau qui, après avoir touché le bord du bout de ses plumes, s’envole à tire d’aile, nous nous éloignâmes de nouveau, mais cette fois sérieusement et pour ne plus revenir.

Un quart d’heure après, les sept ou huit mille spectateurs de la jetée ne formaient plus qu’une masse confuse, au milieu de laquelle Dieu seul eût pu reconnaître les siens. Quand j’eus perdu de vue mes mouchoirs et mes chapeaux, je me mis à pleurer amèrement. Le capitaine alors vint à moi.

—Si j’ai un conseil à vous donner, Madame, me dit-il, c’est de rentrer dans votre cabine et de vous coucher. Si beau que soit le temps, vous payerez votre tribut à la mer, et la mer est moins exigeante pour ceux de ses tributaires qu’elle trouve au lit que pour ceux qu’elle surprend debout; elle veut que l’on reconnaisse sa puissance, et est généreuse à ceux qui s’avouent vaincus.

L’expérience m’avait prouvé que l’avis du capitaine était bon; aussi le suivis-je à la lettre, dès que j’eus perdu de vue la jetée. Dès le surlendemain, j’étais acclimatée, et je descendis au dîner.

Le dîner était une grande affaire à bord du Stewens. Il avait son étiquette; la grande toilette était de rigueur. Nulle pancarte timbrée et pendue à la muraille ne portait que les femmes ne seraient admises qu’en robes décolletées et bras nus, les hommes qu’en habits et en pantalons noirs; mais on était prévenu qu’il était convenable que cela fût ainsi, et, pour ne pas être choking, chacun se conformait au programme.

Il y avait quatre grandes tables dans la salle à manger, aux quatre coins du carré, le milieu restant vide pour la liberté du service.

Ces quatre tables étaient: la table du capitaine, à laquelle aucune place ne donnait droit et qui ne se recrutait que par les invitations; la table du trésorier, qui venait immédiatement après celle du capitaine; la table du second, qui venait après celle du trésorier; enfin, la quatrième table, qui était celle du commun des martyrs.

Les places une fois arrêtées, c’était pour toute la traversée. Le capitaine m’avait réservé une place à sa table. Le seul vin qui y fût admis était le vin de Champagne. Il va sans dire qu’à la manière anglaise et américaine, on s’envoyait des toasts d’une table à l’autre.

En général, les Américains, les hommes les plus affairés de la terre, mangent comme s’ils étaient tous des Napoléon Ier. Un dîner américain dure dix minutes, et encore faut-il que les convives ne soient pas pressés. Notre dîner, véritable dîner à la française, durait une heure et demie.

Il était servi dans de la porcelaine anglaise, avec une argenterie magnifique, et avec un luxe de plats et de domestiques dont on ne saurait se faire une idée. L’aménagement était du plus grand luxe; le salon des dames, la salle à manger, le fumoir, tout cela n’était que glaces et dorures. Il y avait des tapis partout, et l’on renouvelait les tapis à chaque voyage.

Voici l’ordonnance des repas: le déjeuner à neuf heures, bouchon à onze, dîner à deux, thé à cinq, souper à onze. Cela paraît raisonnable à nous autres Français; eh bien! les Américains trouvaient encore moyen de manger entre les repas, et surtout de boire.

Nous avions une boutique de barbier, à bord. Cette boutique était située juste en face de ma cabine. On y faisait queue depuis sept heures du matin jusqu’à dix heures du soir. Le barbier faisait la barbe aux hommes, puis rafraîchissait les cheveux des femmes. On savait qu’il y avait une femme occupée à se faire rafraîchir les cheveux quand le rideau extérieur était tiré. Au moment du dîner, il y avait coup de feu: le pauvre barbier ne savait auquel entendre.

La traversée de la baie à Acapulco est de huit jours. A l’heure promise, nous arrivâmes à Acapulco. La traversée avait été excellente; nous n’avions pas eu une bouffée de vent plus forte que l’autre, pas une goutte de pluie; un soleil terrible, c’est vrai, mais une tente était tendue sur le bâtiment, et, en général, il fait en mer une brise qui, excepté dans les calmes plats, modifie l’atmosphère et rend toute chaleur supportable.

Acapulco est un véritable port mexicain, triste et de peu d’importance, soit à cause de l’indolence des naturels, soit à cause de son insalubrité. La fièvre jaune y règne trois mois de l’année, et y est mortelle. Joignez à cela des tremblements de terre qui, du jour au lendemain, bouleversent la ville, et vous aurez, les pronunciamientos compris, une idée des agréments d’Acapulco. En mars 1854, un tremblement de terre renversa les trois quarts de la ville.

Nous allons bientôt expliquer au lecteur qui l’ignorerait ce que c’est qu’un pronunciamiento.

Je débarquai au bras du capitaine. Comme il n’existe en fait d’hôtels à Acapulco que d’affreux bouges, le capitaine s’était chargé de mon logement, et me conduisit à l’agence de la ligne de Panama, où il comptait me faire donner l’hospitalité. Nous débarquâmes sur la place. A peine débarqués, nous nous aperçûmes qu’il se passait quelque chose de nouveau. Était-ce la fièvre jaune? Était-ce un tremblement de terre? Était-ce un pronunciamiento?

Au milieu duquel de ces trois fléaux du Mexique étions-nous tombés? Le bruit du tambour et le mouvement de la population ne nous laissèrent, au bout de quelques instants, aucun doute. Nous étions tombés en plein pronunciamiento. Des trois fléaux, c’était à la fois le moins mortel et le plus curieux.

XLV

LE PRONUNCIAMIENTO.

Nous avons dit que nous allions expliquer ce que c’était: un pronunciamiento est une espèce de révolution particulière au Mexique. Un président, quel qu’il soit, déplaît à un individu quelque peu considérable, cet individu fait un pronunciamiento. C’est-à-dire qu’il explique dans un discours, qu’il prononce lui-même s’il est éloquent et s’il a une belle voix, qu’il affiche, si la voix et l’éloquence lui manquent, les raisons qu’a le Mexique, par Mexique, entendez lui-même, les raisons qu’a le Mexique de ne plus vouloir de son président.

S’il y a, dans la ville où le pronunciamiento se fait, cent, deux cents, trois cents personnes de son avis, ces cent, ces deux cents, ces trois cents personnes se réunissent au chef du mouvement, et voilà un corps de révolte, un noyau d’armée qui va se mettre en route et marcher sur la capitale, en ralliant sur son chemin tous ceux qui sont de l’avis de l’auteur du pronunciamiento.

Il arrive parfois qu’à la suite d’un pronuciamiento, le gouvernement est renversé sans coup férir. D’autres fois il arrive que c’est le gouvernement qui est le plus fort. En ce cas, c’est bientôt fait: le rassemblement se disperse comme il s’est formé, et si l’homme au pronunciamiento se laisse prendre, il est fusillé sans autre forme de procès. S’il est le plus fort il est nommé président.

Depuis vingt-cinq ans, la moyenne des pronunciamientos est d’un et demi par an. Pour le moment, le général Alvarès faisait un pronunciamiento contre le général Santa-Anna.

Avant de nous engager au milieu de cette multitude, pleine de bruits, de menaces et de gestes effarés, je jetai un coup d’œil sur cette magnifique baie, eaux bleues, miroir du ciel encadré dans un immense tapis de verdure, le tout dominé par un beau fort bâti au seizième siècle par les Espagnols, et qui empêcherait d’entrer dans la baie s’il était commandé et armé convenablement.

Cette inspection faite, je suivis l’impulsion que me donnait le capitaine Pierson, en me tirant dans la direction de ma résidence future. Le bruit que la foule faisait tout autour de moi en criant: Aux armes! et en s’armant effectivement, ne m’empêchait point de faire de rapides remarques sur les rues que nous traversions, et qui étaient pour moi un spécimen de la ville.

Les maisons d’Acapulco sont basses et à un seul rez-de-chaussée, à cause des tremblements de terre, auxquels, de cette façon, elles résistent plus efficacement que si elles avaient deux ou trois étages; elles sont bâties, en général, en adoubées, glaise, torchis, pisé, et couvertes comme nos chaumières. Çà et là, au milieu de ces constructions presque à fleur de terre, s’élèvent des résidences occupées par les fonctionnaires publics et les grosses têtes de l’endroit. La population monte en tout à sept ou huit mille âmes.

Averti de notre arrivée par le canon du steamer, le représentant de la compagnie venait à notre rencontre, et, tandis que ses commis veillaient au chargement du charbon qui devait donner de l’haleine au Stewens pour continuer sa route jusqu’à Panama, on faisait les honneurs de la réception à d’autres passagers américains, amis et connaissances du capitaine, et l’on m’installait, moi, dans l’appartement que M. Tyler mettait gracieusement à ma disposition.

Trois heures après, le steamer se remettait en route et continuait son chemin. Le capitaine nous fit ses adieux en prenant une tasse de thé; il emmenait tout le troupeau dont il était le berger, ne laissant avec moi, à Acapulco, qu’un médecin, nommé le docteur D***, et deux officiers hongrois, qui quittaient San-Francisco et qui retournaient en Europe pour prendre part à la guerre d’Orient et combattre leurs ennemis mortels les Russes, que, depuis la dernière guerre, ils détestent encore plus que les Autrichiens; plus, un Français dont le nom m’échappe, mais que je désignerai dans la suite de ce récit par le nom de l’homme à la carabine. En son lieu et place, je dirai pourquoi je lui avais donné ce nom.

Nous conduisîmes le capitaine jusqu’à la baie, et, du rivage, nous voyions toutes les personnes, qui avaient profité de ces trois heures de halte pour visiter Acapulco, regagner le bâtiment, sillonnant la baie en tous sens comme des oiseaux de mer attardés qui se hâtent, l’heure venue, vers le rocher dans les cavités duquel ils passeront la nuit.

Ces passagers de trois heures forment le principal commerce de la ville; ils laissent à leur passage une traînée d’argent chez les marchands de fruits et les cabaretiers du port, qui se désaltèrent à cette source. Disons tout de suite que les quatre personnes qui devaient, comme moi, rester à Acapulco se logèrent chez un Chinois nommé John. Je répète ici ce que j’ai dit: c’est que, pour les Américains, les Chinois s’appellent John. C’est, du reste, le seul Chinois qui habite Acapulco, et, fidèle à la tradition, il est gargotier-logeur.

Il viendra un moment où les Chinois se répandront comme une marée montante, dont la source sera le Céleste-Empire, sur toute la surface de la terre, et où la terre s’en trouvera bien. Les Chinois sont les meilleurs domestiques que je connaisse.

J’étais encore sur le port, rendant, avec mes compagnons, les saluts que, cette fois, on m’envoyait du bord, lorsque le consul de France vint se mettre à ma disposition.

Quand je lui déclarai que j’étais restée à Acapulco, chose incompréhensible pour lui, afin de gagner Mexico par terre, il jeta un cri de surprise et d’effroi, en disant que je tentais là une chose parfaitement impossible; que l’État de Guerrero, qu’il s’agissait de traverser dans toute sa largeur, était en révolte ouverte contre le gouvernement de Santa-Anna. Le consul anglais fit chorus, et je dois dire que le commun des martyrs, appelé par ces dignitaires à donner un avis, déclara qu’il fallait être Française pour avoir conçu une pareille idée, et folle pour y persister.

J’ai déjà dit, dans ces cas-là, quel était mon entêtement à me raidir contre les obstacles, quitte à redevenir femme en face du danger et à regretter de m’y être engagée. Il résultait de cette persévérance que mes compagnons, qui hésitaient d’abord, eurent honte de reculer là où une femme ne craignait pas de marcher en avant, et qu’il fut décidé qu’à tout hasard, et à quelque danger que cette résolution nous exposât, nous partirions dans deux ou trois jours.

Pendant ces deux ou trois jours, nous devions nous voir assidûment pour préparer notre voyage, et en faire tourner le plus possible les chances en notre faveur. Voyant que c’était chez nous une résolution bien arrêtée de partir, les agents consulaires et M. Tyler ne s’occupèrent plus qu’à nous aider à trouver toutes les ressources qui pouvaient nous servir dans l’accomplissement de ce périlleux voyage.

La première difficulté qui se présentait, c’étaient les moyens de transport, difficulté qui en est toujours une et que doublait la situation; les moyens de transport manquaient complétement. L’expédition menaçait donc d’échouer par sa base.

Les révoltés avaient fait main basse sur toutes les bêtes de somme, ânes, mules, chevaux, qu’ils avaient pu trouver à six lieues à la ronde. Or, les mules, les ânes ou les chevaux sont les seuls moyens de transport du pays.

Ajoutons même qu’il ne saurait y en avoir d’autres; les États de Guerrero que l’on traverse sont la Suisse et les Pyrénées du Mexique.

Or, on passe éternellement de sommets en précipices. On doit traverser à gué ou à la nage trois ou quatre rivières qui n’ont et n’auront jamais ni pont, ni bateaux, à moins que les Américains, ce qui me paraît assez probable, n’accaparent un jour le Mexique, comme ils ont accaparé le Texas et la Californie; mais jusque-là, il n’y faut pas songer. Or, nous ne pouvions pas, raisonnablement, attendre que ce grand événement s’accomplît.

M. Tyler et l’agent consulaire français, tout en donnant l’ordre que l’on nous trouvât des mules à tout prix, supposèrent donc que les mules étaient trouvées et s’occupèrent à nous procurer des saufs-conduits pour le général Alvarès, que l’on savait être à deux ou trois journées d’Acapulco, à cheval, sur le chemin de Mexico.

Cette prétention à des saufs-conduits souleva de grands étonnements de la part du commandant de la place, M. Comonfoth, lequel persistait à dire que, malgré tous les saufs-conduits de la terre, fussent-ils signés du Père éternel, nous ne passerions pas par le camp d’Alvarès; que, d’ailleurs, il était insensé à nous de poursuivre un pareil projet.

Je lui dis de me donner d’abord les saufs-conduits, et que je faisais mon affaire d’obtenir du général révolté mon passage et celui de mes compagnons.

—Ah! les femmes! s’écria M. Comonfoth; elles ne doutent de rien.—C’est notre seule force, répondis-je; laissez-nous-la exercer.—Vous le voulez?—Certainement.—Je vais vous le donner, votre sauf-conduit; mais je m’en lave les mains.—Je vous tiendrai le bassin, s’il le faut.—Eh bien! faites-moi d’abord l’honneur de déjeuner avec moi, Madame, et ensuite, puisque vous le voulez....—Puisque je le veux?—Je vous signerai votre passe.—J’accepte.

J’eus donc l’honneur de déjeuner avec le commandant d’Acapulco, après quoi, fidèle à sa parole, il me signa le laisser-passer suivant, que je conserve soigneusement comme preuve à l’appui de mon voyage.

Maintenant, sur qui ou sur quoi ferai-je peser les fautes d’orthographe? Est-ce sur l’idiome mexicain, qui est une corruption de l’espagnol? Est-ce sur le trouble inséparable d’une résolution comme celle que venait de prendre M. Comonfoth, résolution qui, à mon avis, était bien autrement grave que mon entêtement à marcher en avant?

{Ici les armes du Mexique:}
Sello quinto{un aigle qui combat}medio real.
{un serpent.}

«El ciudadano Miguel Garcia, teniente colonel de exercisio y prefete ode con destrico.

«Concedo libre y seguno paso porse à la senora dona Maria-Luisa Giovanni (Francesca) para que pasa à Mejico y Vera-Crux por embarcarso. Por tanto, supplico à las autoricatos si civiles como militaras, no le pungao inguno ion barazo, ase tes tien le facilitar con aûcios que necessite, payando hos poo un precio dado en Acapulce.

«A doce de marzo de mil ochocientos cinquante y quatre.

«Alexandro Ganina.»

Cette passe était accompagnée de lettres de recommandation pour le général Alvarès, de la part de notre agent consulaire. Je tenais ma passe et mes lettres, je ne doutais plus du reste.

En effet, le jour même on vint nous annoncer que l’on avait trouvé des mules. Restaient les conventions à faire avec le muletier. On sait qu’en Italie et en Espagne les conventions se font par écrit. Au Mexique, on suit ce prudent exemple.

Nos conventions furent donc arrêtées en présence de notre consul, qui se chargea de poursuivre, si elles n’étaient pas tenues. Le muletier s’obligeait, si nous ne pouvions traverser le camps d’Alvarès et aller plus loin que le Pelegrino, endroit où il était situé, à nous ramener à Acapulco.

Moyennant quoi, ces messieurs, jugeant qu’ils avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, d’abord pour nous empêcher de faire ce voyage, ensuite, le voyage décidé, pour en atténuer le danger, firent comme M. Comonfoth avait fait la veille, et le proconsul Pilate dix-huit cents ans auparavant: c’est-à-dire qu’ils se lavèrent les mains de ce qui pouvait arriver.

Il fut décidé que nous partirions le 13 mars 1854, à quatre heures du matin. Le 13 mars 1854, c’était le lendemain; j’étais décidée à ne pas perdre une minute.

Au reste, j’étais devenue, par la possession des lettres et du laisser-passer accordés à moi personnellement, le chef de la troupe, et, soit courtoisie, soit qu’effectivement on m’eût reconnu une certaine aptitude à mener les affaires à bien, personne ne songeait à me contester ce titre.

Les saufs-conduits obtenus, les mules arrêtées, restaient les apprêts indispensables d’un voyage de quatorze à quinze jours à accomplir dans les montagnes, mille petits riens à acheter.

D’abord, un chapeau de paille de Panama à larges bords pour me garantir d’un soleil vertical, contre lequel on ajoute le bouclier soyeux d’un énorme foulard, qui, placé d’abord sur la tête et sous le chapeau, garantit à la fois le cou et les épaules, tandis que les quatre bouts restent flottants et éventent le voyageur.

Le foulard, offert par M. Tyler, était charmant et d’une coquetterie toute nationale. Je m’apercevais trop tard qu’une magnifique amazone que j’avais fait confectionner en mérinos à San-Francisco était impossible à cause de la chaleur; force me fut donc d’acheter une indienne légère et de faire confectionner à la hâte un peignoir renforcé d’une immense pèlerine. Ce costume et ce chapeau à larges bords constituaient presque un habillement de quakeresse en voyage. Vint ensuite le tour des gants.

En élégante que j’étais, je n’avais songé qu’à me munir de gants de peau; la chaleur m’obligea vite à y renoncer. Heureusement ces messieurs étaient habitués à en porter de fil; les plus petites mains de la société, et il y eut un concours pour cela, eurent l’honneur de me faire cadeau d’une paire de gants.

Puis j’achetai de l’alcali contre les rencontres venimeuses. Puis encore, moins pour moi que pour mes compagnons de voyage, je me laissai persuader qu’il fallait faire des provisions de liquides, eau-de-vie, liqueurs, etc. J’en fis.

Informations prises, nous espérions trouver sur notre route les autres provisions indispensables à la vie. L’achat d’un hamac compléta mes acquisitions, et ce dernier article n’était pas le moins indispensable, puisque ces mêmes informations prises disaient qu’il ne fallait point compter sur une seule auberge tout le long de la route.

Tous ces préparatifs furent terminés à deux heures de l’après-midi, et il fut décidé que j’occuperais le reste de la journée à visiter en détail Acapulco et sa magnifique baie.

XLVI

VISITE A ACAPULCO.—LA BAIE.—LE FORT.—DÉPART, DÉNOMBREMENT DE LA CARAVANE.—PREMIÈRE JOURNÉE DE ROUTE.

Nous décidâmes que nous commencerions par visiter la baie. M. Tyler et M. Van Bran, premier commis de l’agence, se mirent à ma disposition, prirent une barque, et nous nous lançâmes sur la baie, poussés par l’élan de quatre rameurs.

Ce qui m’avait frappée du haut du steamer, c’était la splendide transparence de cette eau, qui semblait de l’azur liquide. J’avais vu cette eau, à des profondeurs différentes, sillonnée par des éclairs d’or et d’argent; j’avais reconnu que des poissons étaient la cause de ces éclairs, mais je n’avais pas reconnu à quelle espèce appartenait ces poissons.

De la barque, je pus les voir de plus près, et, à la nageoire dorsale, je reconnus que c’étaient tout simplement des requins. Seulement, dans la baie d’Acapulco, ils voyagent par bandes.

Nous étions, dans la barque, deux dames espagnoles et moi. J’avoue que ce n’était pas sans un certain frissonnement que je voyais ces effroyables squales passer à une brasse de profondeur; les dames espagnoles, habituées à eux, n’y faisaient aucune attention.

J’avais un charmant éventail chinois qui, à San-Francisco, où ces objets sont à vil prix, m’avait coûté quarante-cinq piastres, et qui par conséquent en valait bien cent à Paris; au milieu de la baie, j’eus le malheur, en jouant avec cet éventail, de le lâcher. L’éventail était encore à la surface de l’eau, le cordon tenait encore à mes doigts que déjà il était avalé. Je le regrettai d’autant plus que bien certainement il n’aura été, à celui qui m’en privait, d’aucun plaisir comme goût, d’aucune utilité comme usage.

Si on avait le malheur, ce qui arrive quelquefois sur nos lacs et sur nos rivières, de laisser pendre sa main dans l’eau, il est bien certain qu’on serait trop heureux d’en être quitte pour le bras. Mes compagnons me disaient que quand un homme tombe à la mer, dans la baie d’Acapulco, il disparaît aussi vite que la miette de pain qu’on jette aux carpes dans le bassin de Versailles ou dans le canal de Fontainebleau.

Je ne pouvais pas croire à l’absorption si rapide de mon malheureux éventail; j’insistais pour que les rameurs s’arrêtassent et que l’on pût stopper un instant; mais, juste en ce moment, un coup de canon partit du fort, attira, et, je dirai plus, absorba toute notre attention.

C’était le véritable signal du pronunciamiento, dont la veille je n’avais vu que les préparatifs. Le moment venu, on le proclamait officiellement, en criblant de boulets une vieille carcasse de bâtiment qui semblait n’avoir survécu aux événements politiques et aux cataclysmes géologiques qui l’avaient fait échouer de l’autre côté de la baie, que pour servir de cible aux révoltés. A chaque pronunciamiento, la vieille carcasse est sûre de son affaire. Elle en a pour ses deux ou trois douzaines de boulets dans le ventre.

Un signal nous intima l’ordre de quitter la baie, que nous eussions quittée au reste sans signal, en entendant les boulets siffler au-dessus de nos têtes; nous mîmes le cap sur Acapulco, et nous regagnâmes rapidement la plage. Excitée par le bombardement du fort dont je n’avais vu que le programme, je priai ces messieurs de me conduire dans la ville, afin que nous pussions voir de plus près le mouvement.

Nous gagnâmes la route espagnole qui monte au fort, et nous nous trouvâmes en face de préparatifs de guerre poussés avec une activité incroyable. On faisait entrer par les portes, beauté de ce fort qui est un magnifique spécimen des fortifications du seizième siècle, toutes sortes de provisions de siége, et particulièrement des provisions de bouche, qui consistaient surtout en une innombrable quantité de lanières de viandes préparées pour être séchées, et qu’on étendait sur des cordes tendues à tous les arbres qui font promenades autour du fort, malgré l’énorme quantité de chiens qui courent les rues d’Acapulco, et qui font, la nuit, un tel vacarme, qu’il faut, pour dormir, s’habituer à leurs aboiements, comme il faut, à Paris, s’habituer au bruit des voitures. Pas un de ces quadrupèdes, dont nous admirâmes l’instinct à cette occasion, ne s’aventurait à approcher de cinquante pas de l’exposition de ces viandes, qu’ils regardaient tristement de loin, assis sur leur derrière, d’un air piteux et avec de mélancoliques lamentations. Les malheureux animaux semblaient comprendre qu’au besoin ils seraient eux-mêmes pris et salés.

Au reste tous les étrangers, Anglais, Français, Américains, prenaient part au mouvement, se laissant entraîner par l’exemple, et criant: Vive Alvarès! On se faisait une arme de toutes choses, et il n’y avait pas jusqu’aux enfants qui, ayant attrapé une épée ou un sabre, ou une baïonnette, ne fissent leur petit pronunciamiento. La chose promettait d’être presque aussi curieuse la nuit que le jour, mais comme le départ était fixé à quatre heures du matin, il s’agissait de dormir.

Je me couchai donc, et je commençais à m’acquitter consciencieusement de ce que j’avais entrepris, lorsque tout à coup il me sembla rêver que j’étais sur un bâtiment à l’ancre, et que le bâtiment se mettait en mouvement et partait.

Ce n’était pas le bâtiment qui se mettait en mouvement, c’était la maison. La Providence, qui voulait satisfaire ma curiosité sur tous les points, m’avait réservé un tremblement de terre.

Je me réveillai à l’oscillation du plancher et au craquement de tout ce qui était jointure dans la maison. Il y avait de la lumière dans ma chambre; je sautai, en bas du lit et passai rapidement un peignoir. A l’instant même, M. Tyler entrait dans ma chambre. Il accourait, se doutant bien que j’étais éveillée et que j’avais grand’peur. Il ne se trompait pas.

—Oh! mon Dieu! lui demandai-je en m’élançant vers lui, que se passe-t-il donc?—Rien, me répondit-il, un petit tremblement de terre, voilà tout; mais nous sommes habitués à cela à Acapulco.

Comme il était deux heures du matin, et que nous partions à quatre, je ne jugeai pas à propos de me recoucher, et j’attendis l’arrivée de mes compagnons. Ce n’était rien que le tremblement de terre de la nuit, et cependant, au moment de notre pèlerinage vers Mexico, on nous annonça que quatre de ces maisons de pierre, que l’on appelle des résidences, étaient tombées.

Enfin, le 13 mars 1854, un lundi, à quatre heures du matin, comme il avait été convenu la veille, nous quittâmes Acapulco. Nous étions déjà montés sur nos mules, que M. Tyler, le consul de France et les autres autorités de la ville, venus pour prendre congé de nous, nous suppliaient, avec la plus touchante sollicitude, de renoncer à ce voyage, et cherchaient à me persuader que les périls auxquels je m’exposais étaient insurmontables. Montée déjà sur ma mule et vêtue de mon costume de quakeresse, je leur dis en riant adieu, et nous partîmes, au galop de nos montures, sur une vieille belle route toute faite par les Espagnols, et bien ombragée pendant quelques lieues.

J’avais été réveillée à deux heures du matin après m’être couchée à minuit; de deux heures du matin à quatre heures, je n’avais pas dormi une seconde. Il en résulta qu’écrasée de fatigue, je m’endormis sur ma mule. Au milieu du va-et-vient que causa ce petit accident, le docteur D.... s’écria tout à coup:

—Bon! voilà que j’ai perdu mes pistolets, moi!...

Puis, sans autre explication, il repartit au galop sur la route que nous venions de faire. La chaleur était déjà excessive; cependant nous ne voulûmes pas l’abandonner, et l’attendîmes sur la route, par un soleil à faire cuire des œufs.

Au bout d’une heure et demie, il revint avec ses pistolets, qu’il avait perdus presqu’en sortant de la ville, et qu’il avait retrouvés à la place où ils étaient tombés. Cela donnera une idée de la façon dont sont fréquentées les routes du Mexique. Nous nous remîmes en route.

J’étais tellement endormie, au moment du départ, que ce n’est qu’après cette seconde halte que je jetai les yeux sur notre caravane. Voici de quels éléments hétérogènes elle était composée. D’abord, à tout seigneur tout honneur.

De deux braves officiers hongrois, qui quittaient leurs bonnes fortunes de San-Francisco pour aller, comme je l’ai déjà dit, se battre en Orient contre les Russes. Ils étaient armés jusqu’aux dents: ils avaient d’énormes sabres suspendus à leur ceinture, des pistolets à l’arçon de leur selle; l’un d’eux possédait, de plus, un fusil à deux coups, dont je me garderai bien de dire du mal, attendu les services que le susdit fusil nous rendit tout le long de la route.

Plus le docteur D...., Français portant des dépêches du consul mexicain à San-Francisco au président Santa-Anna, dépêches concernant l’anéantissement de l’expédition Raousset de Boulbon en Sonora.

J’avais beaucoup connu M. Raousset de Boulbon à San-Francisco, et ce qui me reste à dire de ce brave et aventureux jeune homme ne sera pas un des épisodes les moins curieux de ce dernier voyage.

A nous deux monsieur D...., nous complétions la fable de la Chauve-Souris, de La Fontaine. Il avait des dépêches pour Santa-Anna, j’avais des recommandations pour Alvarès. Si nous étions pris par Alvarès, nous disons: «Voyez nos pattes.» Si nous étions inquiétés par Santa-Anna, nous disions: «Touchez nos ailes.»

Notre quatrième compagnon était encore un Français, brave et excellent homme, qui n’avait à mes yeux, qu’un seul défaut, c’était d’être porteur d’un nom impossible à prononcer. J’obvierai à cet inconvénient en l’appelant l’homme à la carabine.

Et, en effet, il portait, formidablement posée en travers sur l’arçon de sa selle, une grosse carabine qui n’a jamais été chargée, à ma connaissance du moins; il se rendait à Mexico, pour de là passer à la Vera-Cruz, où il comptait rejoindre un frère négociant. Enfin, moi-même avec un domestique.

Plus, Rubio, notre guide, gaillard bien connu sur la route d’Acapulco à Mexico et vice versa, et que je soupçonnerais d’être moins en relations avec les honnêtes gens qui sont rares sur cette route qu’avec les voleurs qui sont nombreux.

Trois arrieros, propriétaires de nos montures, chargés de veiller aux mules qui portaient le bagage, et un homme qui menait en main une mule de rechange pour moi, dans le cas où il arriverait un accident quelconque à la mienne, complétaient la caravane, composée de onze personnes en tout.

Vers midi, nous arrivâmes à la venta, espèce de tente indienne. Là, nous fîmes halte; on suspendit aussitôt mon hamac, dans lequel je me couchai et m’endormis, tandis que les domestiques se répandaient dans la campagne, avec l’espérance bien précise de trouver quelque chose à mettre sous notre dent. A force d’argent, plus chers qu’à San-Francisco, on trouva un poulet et quelques œufs; nous avions du pain, et nous dînâmes comme nous pûmes, d’un poulet et de huit ou dix œufs. Encore, si nous avions eu de quoi faire des tortillas!

La personne qui nous avait affirmé que nous trouverions des vivres sur la route avait voulu parler de la route en temps de paix, mais pas en temps de guerre. De peur du pillage, les Indiens, avec tout ce qu’ils possédaient, s’étaient réfugiés dans les montagnes.

Nous n’avions ni cuillers ni fourchettes; quelques-uns de nous avaient bien des couteaux, et les Hongrois leurs sabres, mais en ce moment j’eusse volontiers troqué sans les consulter les deux sabres contre une casserole.

A défaut de casseroles et de broches, on coupa le poulet par petits morceaux, et on le fit rôtir sur des charbons. Quant aux œufs, on les fit durcir sous la cendre.

Il en fut ainsi pendant toute la route, sauf que je m’ingéniai à trouver une broche se composant de deux chevalets et d’un bâton placé en travers, et soutenant le rôti avec une ficelle, à l’extrémité de laquelle il tournait.

Nous dirons comment Dieu, par l’intermédiaire de nos deux Hongrois, pourvut miraculeusement à notre subsistance. Après le déjeuner, on se reposa, non pas pour digérer, c’eût été du luxe, mais pour laisser passer la grande chaleur.

A quatre heures, nous remontâmes sur nos mules et nous gagnâmes la venta de Légido, où nous arrivâmes vers huit heures, et où nous couchâmes, après un souper plus frugal que le dîner, attendu qu’il ne se composait que d’œufs et d’eau fraîche. Ma chambre à coucher fut deux grands arbres, aux branches inférieures desquelles on suspendit mon hamac, dans lequel je me couchai tout habillée.

Celle installation en plein air dérangea des nuées de perroquets qui avaient établi leur domicile dans les branches supérieures, et qui caquetèrent une partie de la nuit avec acharnement, pour se plaindre sans doute du dérangement que j’apportais dans leurs habitudes.

Mes autres compagnons, qui ne s’étaient pas donné, comme moi, le luxe d’un hamac, se couchèrent tout autour de moi sur des nattes indiennes, et me servirent de sentinelles avancées contre toute surprise nocturne.

Je me souviens d’une de ces premières nuits de voyage comme d’une de mes bonnes. Je dormis rarement aussi bien, jamais mieux.

XLVII

CONTINUATION DU VOYAGE.—FAMINE.—LES PERROQUETS VERTS.

A deux heures du matin, nos guides nous réveillèrent.

La lune était magnifique, et il s’agissait de gagner le plus que l’on pourrait au pied, afin de ne pas voyager pendant la grande chaleur.

Mais, si la lune était magnifique, les chemins étaient affreux; c’était un véritable entassement de montagnes: on eût dit que les anciens dieux de l’Olympe avaient eu, au Mexique comme en Thessalie, maille à partir avec les titans. A peine avions-nous gravi Pelion qu’il fallait gravir Ossa.

Les routes étaient entretenues par les Espagnols, c’est-à-dire, en termes courtois, qu’elles étaient abandonnées à elles-mêmes. Ces routes bordaient d’affreux précipices et, naturellement, tendaient à se faire, de surface plane, talus à quarante-cinq degrés.

Après avoir manqué rouler vingt fois dans les précipices, nous arrivâmes à sept heures à la venta de los Arroyos, où nous fîmes halte.

CAMPEMENT A LA VENTA DEL LEGIDO.

JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.      J. CLAYE, IMP.

J’étais brisée de fatigue et à peine capable de me tenir assise sur ma mule; mais on comprend bien que je ne faisais confidence de ma fatigue à personne. C’était moi qui avais, à toute force, organisé le départ, et je me souvenais du fameux: «Tu l’as voulu, Georges Dandin.» Après cette halte, pendant laquelle il fallut nous priver de déjeuner vu le manque de provisions, nous nous remîmes péniblement en route et marchâmes jusqu’à une heure.

A une heure nous arrivâmes à la hutte de malheureux Indiens qui, par un bonheur inespéré, n’avaient pas encore pris la fuite. Nous trouvâmes chez eux des œufs et d’excellente eau. Nous dormîmes jusqu’à quatre heures, puis nous nous remîmes en route. A sept heures nous arrivâmes à une autre venta indienne; mais celle-ci était déserte et dévastée.

Comme la veille, on pendit mon hamac sous deux arbres, et mon hamac pendu, on se demanda ce que l’on allait manger pour souper. Nous n’avions pas entre nous tous une crevette. En nous comptant, nous nous aperçûmes que nos deux Hongrois manquaient. S’étaient-ils perdus? nous avaient-ils abandonnés volontairement? Comme je voyais tout en noir, j’inclinais à ce dernier parti, quand nous les vîmes arriver, à travers l’obscurité, au grand trot de leurs mules.

Ces deux braves hussards que j’avais calomniés, tous les Hongrois sont hussards, loin de nous avoir abandonnés, s’étaient occupés de notre subsistance, et revenaient à nous avec une douzaine de perroquets verts qu’ils avaient abattus dans leur excursion.

Je n’ai jamais beaucoup aimé les perroquets vivants, et j’avoue que je ne me sentais pas une grande sympathie pour les perroquets morts. Il me semblait, si je faisais connaissance avec la chair de ces oiseaux si idiotement bavards, que mon estomac se réveillerait le lendemain en me demandant: «As-tu déjeuné, Jacquot?»

Les regards de convoitise que les arrieros jetaient sur nos papegeais me firent revenir sur mes répugnances. Je me dis qu’il ne fallait pas juger des oiseaux, peut-être estimables au fond, sur un plumage plus ou moins vert, et sur un bec plus ou moins gros: je fis comme les autres, je pris mon perroquet, je le plumai, je le troussai et le mis à cette fameuse broche que j’avais rêvée pendant ces insomnies faméliques et mes nuits de fringale.

Nous dévorâmes chacun notre perroquet, tristement, et sans échanger une parole, tant chacun était fatigué. Pour mon compte, j’avais une fièvre de cheval, et, une fois couchée dans mon hamac, je me mis à pleurer tout bas.

C’était à ce résultat qu’aboutissaient toujours, on se le rappelle, toutes mes vaillantises d’expéditions. Au départ, j’étais homme, fort d’imagination, vigoureux d’espérance; avec la fatigue et l’abattement, la femme revenait, et alors je n’étais plus que femme et ne savais plus que pleurer. Il est vrai que, comme dernière lutte de mon orgueil contre la fatigue, je pleurais tout bas. Mais au bout du compte je n’en pleurais pas moins, et peut-être même n’en pleurais-je que plus. Je m’endormis, que mes larmes coulaient encore.

A trois heures du matin, tout le monde était levé et à mule. Quelques instants avant le lever du soleil, nous allâmes donner contre les avant-postes du général Alvarès et de son fils, le commandant Diégo.

Les premiers postes nous laissèrent passer, mais les derniers nous arrêtèrent; et un officier que je fis appeler et à qui je montrai ma passe, me dit qu’il était nécessaire que je comparusse devant le général Alvarès lui-même.

Je demandai où était le général Alvarès. On me montra une montagne à pic qui surplombait nos têtes de trois mille pieds.

—Au haut de cette montagne, me répondit-on.

Je ne pus que le féliciter de la prudence qu’il avait eue d’adopter pour sa demeure un lieu si inaccessible; mais pour moi, qui étais obligée de l’aller chercher à mille mètres au-dessus du niveau de la mer, j’eusse préféré une résidence un peu inférieure en stratégie, et à laquelle on pût parvenir plus facilement.

Comme il n’y avait pas à discuter, j’en pris mon parti. J’invitai le reste de la caravane à m’attendre, priant le docteur D*** seul de m’accompagner. Je me munis de mon laisser-passer et de mes lettres, et nous commençâmes de gravir cette montagne monstre, nous servant de nos mains quand nos pieds ne nous suffisaient plus.

C’était cette montagne qu’on appelait le Pelegrino. Rude pèlerinage, en effet.

Après deux heures de montée nu-pieds, mes souliers étaient restés en route, les pieds et les mains en sang, nous arrivâmes enfin au sommet de la montagne, formé d’un plateau immense, et commandant la plus splendide vue, dominant le plus merveilleux panorama que l’on puisse imaginer.

En avançant toujours sur les pas de notre guide, que je soupçonnai de ne pas nous avoir guidés par les meilleurs chemins, nous rencontrâmes d’abord des pelotons de soldats faisant l’exercice, chaque peloton séparé de l’autre pour conserver la liberté de ses mouvements.

Ensuite vinrent les bivouacs des soldats, les boucheries qui étaient déjà au travail, les tentes des femmes faisant des tortillas, toutes choses qui nous faisaient venir l’eau à la bouche, au pauvre docteur D*** et à moi. Enfin, nous nous trouvâmes en face de la tente du général Alvarès.

La tente du général Alvarès était formée tout simplement par des arbres entrelacés les uns dans les autres et appuyés à d’immenses rochers. Tout l’ameublement de cette tente se composait d’un lit de camp, sur lequel le père et le fils étaient assis, et, lors de notre apparition, dictaient des ordres à un secrétaire, assis moins douillettement qu’eux sur un pavé.

Le premier rayon de soleil apparaissait au-dessus d’une montagne qui leur faisait face, et les éclairait tous deux, juste au moment où j’arrivais au seuil de leur tente.

A l’entrée de cette tente était pendu un hamac destiné aux visiteurs et remplaçant les sofas, les coussins ou les fauteuils absents. L’intérieur resplendissait d’armes de toutes espèces, et, devant la porte, deux soldats montaient la garde, marchant continuellement en sens contraire, allant au-devant l’un de l’autre, se dépassant, se tournant le dos jusqu’à une limite donnée, puis, pivotant sur le talon, se retrouvant en face, et recommençant éternellement la même manœuvre.

A une petite distance, à l’ombre de grands arbres, se tenait une espèce d’état-major d’officiers écrivant à une table et recevant à chaque instant des ordres de leur chef ou des nouvelles des avant-postes.

Tout cela avait l’air, non pas d’une simple émeute, mais d’une révolte sérieuse, et prenait d’ailleurs un reflet grandiose que le tableau tirait des localités et que les individus empruntaient au paysage.

Dès qu’ils nous aperçurent, le père et le fils se levèrent, me montrant à moi le hamac, et présentant au docteur un petit tabouret en bois. Puis, lorsque nous eûmes pris nos places, ils reprirent les leurs.

Le docteur prit la parole et leur expliqua que nous étions des étrangers, forcés, pour les affaires qui nous appelaient en France, de traverser le Mexique; que j’étais, moi, porteur d’un laisser-passer de M. Comonfoth, commandant d’Acapulco, laisser-passer qui lui était adressé, à lui, Alvarès, et à don Diégo son fils, afin qu’ils voulussent bien, non-seulement permettre que nous continuassions notre route, mais encore nous protéger contre les détachements de bandits indiens.

J’attendais la fin du discours du docteur, et au dernier mot, je lui tendis mes lettres. Le général Alvarès les lut avec une grande attention, puis, s’adressant à moi:

—Mon Dieu! Madame, dit-il, je suis vraiment désespéré d’agir ainsi, mais il m’est impossible de permettre ni que vous alliez en avant, ni que vous retourniez en arrière.

Puis, sans écouter mes réclamations, il donna des ordres à son aide de camp, afin que l’on mît à ma disposition une tente, et que l’on nous servît à dîner. Puis on fit avertir le reste de la caravane que nous étions retenus jusqu’à nouvel ordre.

La situation était désagréable, et cependant, en voyant arriver le dîner demandé, nous ne pûmes nous empêcher d’avouer que les plus grandes catastrophes ont leur bon côté. Si nous n’eussions pas été faits prisonniers, nous n’eussions probablement pas eu à déjeuner, ou nous étions obligés de manger de ces jolis perroquets verts, si charmants à l’œil, mais si durs à la dent. Les fourchettes et les couteaux surtout me firent grand plaisir à retrouver. J’étais depuis trop longtemps habituée à ce luxe de notre civilisation, pour y renoncer ainsi tout à coup.

Nous apprîmes plus tard que, pendant que nous mangions, le docteur D*** et moi, le dîner d’Alvarès, celui-ci expédiait un courrier à Acapulco pour demander des renseignements sur nous. Le soir, le général Alvarès nous fit inviter à prendre le thé avec lui.

Que le lecteur me permette de profiter de mon séjour sous la tente du général, pour lui dire quelques mots de cet illustre chef de partisans et de don Diégo son fils.

C’est, à l’heure qu’il est, un vieillard de soixante à soixante-cinq ans, très-beau et très-noble de visage, avec des cheveux blancs comme la neige. Il est grand, bien fait, a la tournure guerrière, et est l’idole des Indiens pintos, qui sont nombreux et formidables dans cette région du sud. C’est sur eux qu’Alvarès compte, en cas de défaite, pour sauver sa tête et trouver un refuge.

Disons, en passant, pourquoi on appelle pintos ces Indiens, avec lesquels nous n’allons point tarder à faire connaissance. On les appelle pintos, c’est-à-dire peints, non pas qu’ils soient tatoués comme les naturels des îles Marquises ou de la Nouvelle-Zélande, mais parce que les tons bleus, roses et couleur de brique qui nuancent leur peau, sont naturels et causés, à ce que disent les anthropologistes, par une maladie du sang.

Ces Indiens, composant la majorité des armées d’Alvarès, offrent le double avantage que l’on n’a à s’occuper ni de leur paye ni de leur approvisionnement. Ils servent par enthousiasme, et mangent ce qu’ils trouvent. Ils sont, en outre, familiers avec tous les insectes ou les reptiles qui peuplent l’air, la terre et les eaux, et qui, sans doute en leur qualité de compatriotes, les ménagent aux dépens des étrangers.

Don Diégo, fils de don Juan Alvarès, est un homme de quarante ans, très-bien fait, d’un aspect tout à fait militaire, élégant et de belle taille. On l’accuse d’être méchant, plus que méchant: cruel; rien en lui ne justifie extérieurement cette accusation, dont je n’ai vu ni entendu citer aucun exemple.

Au moment du pronunciamiento, c’est-à-dire où il venait de lever l’étendard de la révolte contre Santa-Anna, il avait encore ses deux fils au collége de Mexico. Ces deux fils, qui craignaient de devenir des otages, s’enfuirent du collége avec un Français, leur gouverneur, et, à ce que j’ai entendu dire, rejoignirent sains et saufs don Diégo. Alvarès est, dit-on, très-riche en troupeaux. Cette sorte de richesse lui permet plus facilement qu’à un autre de faire la guerre de partisan.

Le lendemain de notre arrivée au camp, vers midi, le général fit fouiller nos bagages. Heureuse idée qu’il eût dû avoir trente heures plus tôt. J’avais dans mes malles plusieurs objets chinois qu’il admira beaucoup. Je m’empressai de les lui offrir, et, à ce qu’il paraît, cet empressement le toucha, car, s’étant consulté avec son fils, il déclara, en m’offrant une cigarette, qu’il ne voyait plus aucune objection à ce que la caravane dont j’étais le chef continuât son chemin. Seulement il exigea du docteur D*** sa parole d’honneur qu’il ne donnerait à Santa-Anna aucun renseignement sur la position de son camp.

Il nous avertit ensuite que notre laisser-passer d’Acapulco ne nous serait plus d’aucune utilité, et même nous serait nuisible, une fois que nous serions entrés dans les États du tyran. Sur quoi don Juan Alvarès et don Diégo son fils nous tendirent gracieusement la main, et nous souhaitèrent bon voyage. Nous ne nous le fîmes pas dire à deux fois, et, à l’instant même, nous prîmes congé d’eux.

Une heure après, la formidable montagne que nous avions eu tant de peine à gravir était descendue, et nous remontâmes sur nos mules, le cœur joyeux, et pensant que toutes les difficultés étaient désormais aplanies devant nous.

XLVIII

CONTINUATION DU VOYAGE.—MINES ABANDONNÉES.—LE HONGROIS CHASSEUR ET LE HONGROIS NAGEUR.—SOUPER DE SYBARITES.—UNE QUERELLE CONJUGALE AU MEXIQUE.

A peine eûmes-nous quitté les derniers postes du camp d’Acapulco que nous commençâmes à entrer dans des chemins difficiles et affreux, où nos pauvres bêtes ne pouvaient marcher qu’au pas et encore avec bien de la peine. Nous passâmes près de plusieurs mines d’or fort riches dont le gouvernement avait fait suspendre les travaux.

A propos de mines d’or, disons en passant que le système du gouvernement mexicain est d’éloigner tous les étrangers du Mexique; qu’il s’oppose à ce qu’un travail important s’entreprenne, se continue, s’accomplisse.

TRAVERSÉE DE LA RIVIÈRE MESCALA.

JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.      TYP. J. CLAYE.

De là la suspension des travaux commencés par des particuliers; si le gouvernement laissait organiser des compagnies, créer des sociétés, cela amènerait l’émigration et les spéculations étrangères, et c’est ce que, sous aucun prétexte, ne veut le gouvernement. Au Mexique, cependant, il est bien prouvé que l’on ne fait point cent pas sans marcher sur des terrains aurifères.

Nous arrivâmes à une rivière assez large qu’il nous fallut passer à dos de mules. Le courant de cette rivière, que l’on appelle la rivière Mescala, était assez rapide en cet endroit pour faire plier le jarret de nos mules, et l’eau était exactement à la hauteur de leur col.

Au moment de traverser la rivière, c’est-à-dire au moment du danger, nous nous comptâmes. Nos deux Hongrois manquaient comme toujours. Ils avaient disparu, et nous pensâmes qu’ils étaient en chasse.

Un coup de fusil que nous entendîmes à cent pas de nous nous confirma dans cette opinion. Nous cherchâmes des yeux: le coup de fusil partait du milieu de la rivière. Nos deux Hongrois, dans l’eau jusqu’au cou, chassaient les canards sauvages et les bécasseaux, après avoir chassé le perroquet et les colombes.

Celui qui avait le fusil et pas de sabre, c’est-à-dire l’officier, tirait et tuait; celui qui n’avait pas de fusil, mais un sabre, faisait l’office de chien, nageait après le gibier et le rapportait. Nous applaudîmes au tireur et au nageur: c’était tout simplement de notre souper qu’il s’agissait.

Cette rivière, que nous quittions et retrouvions sans cesse sur notre route, tantôt ne nous opposait que des branches ou des troncs desséchés, mais tantôt aussi son lit principal, qui était un véritable obstacle. A l’époque des pluies, cette rivière prend une immense extension et cesse d’être guéable; par bonheur, au moment où nous nous trouvions, c’est-à-dire au mois de mars, elle garde un milieu convenable; de sorte qu’à la rigueur, avec des difficultés sans doute, mais avec des difficultés surmontables, nos montures pouvaient la franchir à la nage.

Nous arrivâmes donc sur l’autre bord sans accident; nos Hongrois étaient trempés jusqu’aux oreilles, mais ils n’eurent pas même besoin de se secouer en arrivant au bord: au bout de dix minutes ils étaient secs.

Nous allâmes coucher ce jour-là à la venta de Los Caminos, où, à ma grande joie, je trouvai une bonne vieille femme mexicaine et son mari qui nous reçurent fort bien, dans une auberge toute indienne, où nous mangeâmes... devinez quoi? le mets national, le mets des chasseurs, une soupe à l’oignon.

Ajoutons que cette soupe à l’oignon était le chef-d’œuvre de l’art, le parangon de la cuisine. Les bonnes gens nous demandèrent pardon de n’avoir que cela à nous offrir, et remarquez bien qu’ils avaient tiré de leur cachette une fourchette et une cuiller dont ils m’avaient fait hommage.

Une cuiller et une fourchette, c’était ce qui me manquait le plus dans notre débine, c’était la chose dont il m’était le plus difficile de me passer. Aussi quand, après m’avoir donné cette fourchette et cette cuiller, ils me demandèrent pardon de ne pas mieux me traiter, je fus tentée, non-seulement de leur pardonner, mais de tomber à leurs genoux et de leur baiser les mains. Remarquez que nous confier ces précieux ustensiles, c’était se résigner à en subir la perte en cas d’invasion soudaine de l’ennemi.

Il fut convenu, en ma qualité de femme on avait toutes sortes de délicatesses pour moi, il fut convenu que j’aurais momentanément la propriété ou plutôt l’usufruit de la cuiller, et que je mangerais la soupe seule et dans la marmite même. Nous n’avions pas d’assiettes.

Après moi, mon voisin de droite hériterait de la cuiller, et alors chacun à son tour puiserait dans la gamelle commune et mangerait une cuillerée de soupe. Il fut fait ainsi, et, les conventions loyalement tenues de la part de chacun, on passa au salmis de bécasseau et de canard, et au rôti de colombes et de perroquets verts.

Je reçus ma part de salmis dans le couvercle de la marmite; ma part faite, ces messieurs pêchèrent, le plus délicatement possible, avec leurs doigts, à même la casserole. En un instant la fricassée avait disparu.

On passa au rôti. Le rôti était plus facile à manger. Chacun reçut sa part de ma main, et l’on exigea que je gardasse les deux ailes d’une colombe. Les Hongrois, qui étaient pleins de complaisance pour moi, prétendaient qu’ils préféraient les perroquets.

Jamais dîner servi à trois services et dans une argenterie splendide ne fut plus joyeux. Nos hôtes n’en revenaient pas de nous voir si gais; ils nous regardaient émerveillés, et concevaient une haute estime pour cette France dont les femmes riaient dans une situation de vie et de mort, où la chance en vérité se balançait tellement que chacun de nous aurait pu, sans risquer une grande perte, jouer son existence à la courte paille.

Toute cette halte, ces rires, ce dîner improvisé, dans les circonstances ordinaires de la vie, ne mériteraient même pas d’être racontés; mais dans une cabane indienne, au milieu des indiens révoltés, sur une route déserte, au pied des montagnes sauvages, entre Juan Alvarès et Santa-Anna, presque également menacés par les amis et les ennemis, c’était vraiment une scène qui devait marquer dans ma vie, et qui marqua, j’en suis sûre, dans celle de mes compagnons.

Après les rires vint la fatigue; aussitôt le souper fini, tout le monde se coucha: tous ces messieurs en dehors de la cabane, sur les lits habituels des Indiens, c’est-à-dire sur des nattes ou sur un treillis de bâtons rapprochés et noués les uns aux autres, se roulant et se dépliant comme un store qui s’allongerait sur deux tréteaux.

Quant à moi, comme la nuit était fraîche, et comme la physionomie des bonnes gens mes hôtes me convenait fort, je leur laissai pendre mon hamac dans l’intérieur de leur cabane.

Pendant qu’ils s’occupaient de ce soin, je m’approchai d’une couverture qui coupait la cabane dans le tiers de sa longueur à peu près, et derrière laquelle j’avais plus d’une fois entendu les vagissements d’un enfant, et cru entendre les plaintes d’une femme.

Je demandai la permission de lever cette couverture, et quand cette permission me fut accordée, je me trouvai en face d’une jeune femme et d’un enfant nouveau-né.

Chaque fois que l’enfant pleurait, la mère lui donnait le sein et il cessait de pleurer. L’enfant n’avait que des besoins; ces besoins calmés, tout était dit. La mère aussi pleurait; mais on sentait que ce n’était pas un besoin, mais une douleur qui faisait couler ses larmes.

J’échangeai avec la pauvre femme tout ce que je savais de mexicain, et voici ce que je crus comprendre: elle était la fille de la maison, mariée à une espèce de bandit qui la rendait d’autant plus malheureuse qu’elle l’aimait de tout son cœur. Je lui demandai où était son mari. Elle n’en savait rien.

Elle était jalouse. Je lui recommandai, du mieux que je pus, la patience; je lui dis qu’une mère devait passer bien des choses au père de son enfant. Elle secoua la tête; il était évident qu’elle ne voulait pas être consolée.

Les bonnes gens me rappelaient; mon hamac était suspendu; je pris la main sèche et fiévreuse de la jeune femme, et nous échangeâmes un souhait de bonne nuit, qui ne devait porter son fruit ni pour moi ni pour elle.

Je rentrai dans mon appartement, non pas en ouvrant et fermant la porte, mais en laissant tomber la couverture, et, sans plus me déshabiller cette nuit-là que les nuits précédentes, je me couchai dans mon hamac, roulée dans mon châle pour toute couverture.

Mon hamac était suspendu au milieu de la chambre. J’avais à ma droite, derrière la couverture, le lit de la mère et de l’enfant; à ma gauche, dans le même compartiment que moi, le lit de mes deux bonnes gens.

Une fois que je fus couchée, la vieille mère vint à moi; elle m’avait entendue parler à sa fille et à son petit-fils, cela l’avait touchée; craignant que je n’eusse froid, elle venait me couvrir et me demander si je n’avais besoin de rien. J’éprouvais un certain sentiment de quiétude et de bien-être que je n’avais pas ressenti depuis mon départ d’Acapulco; je la remerciai donc, et, désireuse de m’endormir bien vite, je lui souhaitai une bonne nuit, ainsi que je l’avais fait à sa fille.

Au milieu de ces nuages qui précèdent le sommeil et qui sont en quelque sorte le crépuscule de l’esprit, je la vis encore distinctement se mettre à genoux, et je l’entendis marmotter des prières.

J’essayai d’en faire autant qu’elle; la bonne volonté y était, mais la fatigue l’emporta, et je m’endormis, tout en écoutant le bruit de la conversation mourante de mes compagnons, la rumeur que font le vol et le bourdonnement de ces insectes qui peuplent les ténèbres du Mexique, ne se réveillant que le soir et ne vivant que dans l’obscurité, ainsi que le murmure des oiseaux qui secouent voluptueusement leurs plumes au contact vivifiant des fraîches brises de la nuit. Au bout d’une heure, tout le monde dormait profondément, moi comme mes compagnons. Seule, la jeune femme veillait peut-être, quand tout à coup je fus réveillée par le galop d’un cheval qui allait se rapprochant.

Ma première idée fut que nous allions être victimes de quelque surprise d’Indiens.

J’avoue qu’à cette idée une grande crainte me saisit au cœur et que la pensée me vint de jeter un cri pour donner l’alarme. Mais au moment même où j’allais le faire, le cheval s’arrêta court à la porte de derrière de la cabane, et l’apparition d’un métis mexicain, qui entra bondissant comme une panthère plutôt que marchant comme un homme, arrêta la voix dans ma gorge. Je retombai au fond de mon hamac, et je me sentis prête à m’évanouir de terreur.

Je ne sais pourquoi j’avais le pressentiment qu’il allait se passer quelque chose de terrible.

Cependant un sentiment qu’il m’est impossible d’analyser me soutint: c’était un mélange de terreur et de curiosité, qui m’ôtait la force de crier ou de fuir, mais qui redoublait l’acuité de tous mes sens.

Mes yeux se fixèrent sur cet homme pour voir ce qu’il allait faire, mes oreilles s’ouvrirent pour écouter ce qu’il allait dire.

Le nouvel arrivé était passé derrière le rideau qui formait un compartiment isolé dans la cabane, et qui tombait devant la mère et l’enfant. Ce rideau, tiré par lui, laissait béante une ouverture par laquelle mon regard plongeait. Un bout de chandelle, qui brûlait contre le mur, projetait sur le lit de la femme, à peine perceptible dans la pénombre, une espèce de crépuscule tremblant. Je voyais la figure de l’homme, qui se trouvait dans le rayon de la lumière; ses traits étaient effrayants; il me paraissait non pas ivre mort, mais ivre furieux.

—C’est toi? dit la femme avec un soupir.—Oui, répondit celui-ci. Il me semble que tu le vois bien que c’est moi.—D’où viens-tu encore? continua-t-elle.—De la maison du diable.—Ce qui veut dire que tu as perdu, comme toujours.—Dis que l’on m’a volé!

Alors la femme, avec un second soupir, hasarda quelques remontrances.

Ces remontrances parurent exaspérer le joueur. Comme la passion commençait à entrer dans leur conversation, et qu’ils parlaient plus vite et en patois, je ne compris pas très-bien les paroles qu’ils échangèrent, mais cependant il me sembla deviner qu’elle lui reprochait de perdre son argent, et qu’elle se plaignait surtout de l’oubli complet dans lequel il la laissait pour faire débauche avec d’autres femmes. Le mari répondit par des injures; la pauvre mère, qui avait le cœur rongé de jalousie, ne put y tenir plus longtemps: elle éclata en sanglots, et, tout en pleurant tout bas, elle prononça d’une manière insultante un nom de femme. A peine ce nom était-il prononcé, qu’on entendit tout ensemble une espèce de rugissement et un faible cri suivi de ces mots:

—A moi, ma mère, il m’a tuée!

A ce cri, à cet appel, la mère se précipita au bas de son lit pour courir au secours de sa fille: moi-même, bouleversée par le sentiment de douleur que j’avais cru reconnaître dans le cri de la jeune femme, je m’élançai de son côté: l’homme passa près de nous dans les ténèbres, comme un spectre aux yeux de flamme. Je soupçonnais quelque grand malheur. Je ne me trompais pas: la pauvre femme était étendue, évanouie et sanglante dans son lit. Elle venait de recevoir un coup de couteau au-dessous du sein droit.

A peine eus-je vu la blessure que je me précipitai vers la porte, réveillant mes compagnons et invoquant le secours du docteur.

Ce fut une véritable alarme. Tout le monde se réveilla en sursaut, et l’on fut quelques minutes avant de s’entendre. Le docteur s’obstinait à croire que c’était à moi qu’il était arrivé malheur. Je lui fis comprendre, en le poussant dans la maison, qu’il se trompait, et au moment où il disparaissait sous la porte pour aller au secours de la blessée, je m’évanouis moi-même: j’étais arrivée au bout de mes forces.

XLIX

DE LA VENTA DE LOS CAMINOS A CHILPANSILGO.

Lorsque je revins à moi, j’étais couchée dans mon hamac sous la véranda.

Mes deux Hongrois, pendant que je me trouvais mal, avaient opéré mon déménagement, et quelques gouttes d’eau fraîche que l’on m’avait jetées au visage venaient de me rappeler à la vie.

Je demandai des nouvelles de la jeune femme. On me répondit que le docteur était près d’elle et n’avait encore rien pu dire.

Au bout d’un instant, la vieille femme sortit de sa maison et vint à moi. La pauvre créature était tout en larmes, elle ne savait comment s’excuser près de moi de la scène dont j’avais été témoin.

Je lui dis de ne pas penser à moi et de me donner des nouvelles de sa fille. Elle secoua la tête et me dit:

—Il paraît que ce ne sera pas encore pour cette fois-ci; mais un jour ou l’autre il la tuera.

En effet, le docteur revint à son tour. La blessure était grave; cependant il espérait que le couteau avait rencontré une côte et, déviant dans les muscles, n’avait point pénétré dans les cavités de la poitrine. Mais, la blessure ne fût-elle pas mortelle, la malade avait à craindre tous les accidents qui, en pareille circonstance, peuvent, à la suite d’un saisissement terrible, s’abattre sur une femme qui vient d’accoucher et qui nourrit.

Sur ces entrefaites j’entendis la blessée qui, d’une voix faible, appelait sa mère. Je forçai la vieille femme, qui voulait à toute force rester près de moi pour me soigner, à retourner près de sa fille.

Elle s’y décida enfin, et la porte se referma sur tout ce drame isolé, qui m’en parut d’autant plus terrible.

La femme partie, ces messieurs insistèrent pour que je dormisse, ou du moins que j’essayasse de dormir. La matinée du lendemain était une matinée de fatigue, et nous devions, comme toujours, partir à trois heures.

On comprend qu’après les émotions que je venais d’éprouver, dormir était chose parfaitement impossible. Cependant, pour qu’ils prissent eux-mêmes quelque repos, je me roulai dans mon châle et fis semblant de céder à leur désir.

Mais jusqu’à trois heures je restai les yeux ouverts. Aussitôt que je fermais les yeux, je revoyais la scène sanglante, et il me semblait entendre le cri de douleur de la jeune femme.

A trois heures, les guides frappèrent dans leurs mains pour nous appeler. Ma toilette n’était pas longue à faire: j’étais toute habillée, et le ruisseau où l’on avait puisé de l’eau pour me faire revenir à moi était à dix pas. Je ne voulus point partir sans dire adieu à la jeune femme.

Elle était dans son lit, ensanglantée, dormant d’un sommeil fiévreux. A la lueur de la mauvaise chandelle qui nous éclairait, on voyait les muscles de son visage s’agiter comme dans quelque songe funeste. Sa mère était à genoux près du lit et priait.

Je m’agenouillai près d’elle et priai comme elle. C’était tout ce que je pouvais faire. Je laissai, au nom de mes compagnons et au mien, quelque argent à nos hôtes; mais je dois constater la peine que nous eûmes à leur faire accepter cet argent.

Disons une fois pour toutes qu’il en fut de même sur notre longue route, toutes les fois que nous eûmes affaire à la population mexico-indienne. A trois heures du matin nous partîmes.

Qu’est devenue la jeune femme? est-elle morte du coup de couteau? est-elle morte de sa douleur? je n’en sus jamais rien. Peut-être pour retourner là-bas repasserai-je par le même chemin où j’ai déjà passé, et alors je m’informerai; car s’il est un souvenir resté vivant dans mon esprit, au milieu des mille souvenirs recueillis par moi dans une vie qui, comme on le voit, n’a pas été exempte de danger, je puis affirmer que c’est celui-là.

La matinée était glaciale; un de nos Hongrois s’aperçut des frissons qui couraient par tout mon corps, et voulut absolument me couvrir de son manteau. Je refusai d’abord, mais il le jeta sur le revers du chemin, déclarant qu’il allait le laisser là si je ne le mettais à l’instant sur mes épaules. Il fallut céder.

Disons quelques mots de ces deux excellents compagnons de route.

Mon ignorance de l’art narratoire, comme on dit, je crois, fait que j’écris selon que les souvenirs se présentent à mon esprit et sans préparer mes effets. J’ai peu parlé de mes deux Hongrois, parce que tout d’abord je n’ai pas plus fait attention à eux qu’à nos autres compagnons de voyage; mais, au fur et à mesure que leur individualité s’est développée, que les services qu’ils ont rendus, à la caravane en général et à moi en particulier, ont été plus grands, force m’a été d’arrêter sur eux mes yeux et mon esprit.

Il était difficile de voir entre deux hommes un contraste plus complet: l’un était petit, vif, alerte, gai, plein d’entrain et de mouvement, vantard comme un Gascon, brave comme un Hongrois; l’autre était grand, sérieux, souriant rarement, froid, ne se vantant jamais, agissant toujours.

Le petit tenait un manége à San-Francisco et donnait des leçons d’escrime. Il montait à cheval comme Baucher et faisait tout ce qu’il voulait du grand sabre qui battait les flancs de son cheval.

Lorsqu’il apprit que les Turcs et les Russes allaient, comme il le disait dans son français si comique, se donner une tripotée, il avait fermé la porte de son manége en cours de prospérité; il avait mis de l’or dans ses poches, de l’or dans sa valise, de l’or partout, et il était parti, toujours avec son grand sabre, dont il espérait bien faire sentir aux Russes la pointe et le fil.

Son compagnon de voyage était un officier hongrois, grand de taille, et qui s’était, dans les dernières guerres de Hongrie, fait une réputation de bravoure qui l’avait suivi jusqu’à San-Francisco. Je ne sais ce que faisait celui-là, mais ce que je sais, c’est qu’il était dans une position de fortune indépendante et honorable.

Nous avons vu comment nos deux compagnons avaient, tout le long du chemin, nourri la caravane de colombes, de canards, de bécasseaux et de perroquets verts.

Je leur étais reconnaissante de ces services rendus à tous, mais j’eusse été ingrate véritablement si cette reconnaissance ne se fût point augmentée des services qu’ils me rendaient à moi en particulier, et cela, il faut le dire à leur louange, sans se rendre importuns.

D’abord, cinq minutes après le départ de la halte, quand ils s’étaient informés, dans cette langue que je n’ai entendu parler qu’à eux, si j’avais besoin de quelque chose, les deux hongrois disparaissaient pour ne reparaître qu’à la station indiquée pour le déjeuner et le dîner.

De temps en temps seulement on entendait retentir le coup de fusil de l’officier, où l’on voyait tout à coup, à l’endroit où l’on s’y attendait le moins, au haut d’une montagne, au fond d’une ravine, briller le sabre de l’écuyer, qui renvoyait en éclair le rayon de soleil qui venait frapper son fourreau.

Puis à la halte, comme je l’ai dit, nous les retrouvions avec le gibier qui était le résultat de tout le mouvement qu’ils s’étaient donné.

Au moment du départ, consignons ce détail, j’avais toujours maille à partir avec l’écuyer; il voulait que je montasse sur ma mule en cavalier consommé, que je tinsse ma bride selon les règles de l’équitation, et que mon pauvre corps, fatigué et endolori, ne prît point une pose en dehors de celle qui est prescrite dans le Manuel du parfait écuyer.

Tout cela était parfaitement impossible. Il s’ensuivait une lutte dans laquelle le Hongrois était toujours vaincu. Alors il se retirait la consternation peinte sur le visage, et, mettant sa mule au trot selon toutes les règles de l’art, il rejoignait son compagnon, qui haussait les épaules et lui disait gravement:

—Vous vous ferez haïr.

Puis tous deux disparaissaient. J’ai dit la façon agréable dont se faisait leur réapparition.

L’incident du manteau jeté sur la route me frappa; je fis plus d’attention à ces deux hommes que je n’avais encore fait, ou plutôt je me rappelai que dans la nuit, au moment où j’avais cru courir un danger, c’était à eux que j’avais songé, et que, un nouveau danger se présentant, c’était à eux que je songerais encore.

Donc, je mis le manteau sur mes épaules, et nous continuâmes notre chemin vers la venta Daccahuisala, où nous devions faire la halte du déjeuner. Nous trouvâmes le village à peu près déserté.

Même lorsqu’ils sont habités, les villages indiens présentent l’aspect le plus misérable. Je ne sais pourquoi ceux qui doivent habiter les maisons qu’ils bâtissent choisissent toujours pour leur emplacement quelque rond-point sans arbre et sans verdure, au milieu d’un océan de poussière. Là, ils groupent des maisons, qui se composent simplement de poteaux plantés à trois ou quatre pouces les uns des autres, et qui ont la forme d’immenses cages à poulets, à travers les interstices desquels le premier venu, sans même être curieux, voit tout ce qui se passe.

Comme je l’ai dit, le village était à peu près désert, et nous ne pûmes nous procurer que des œufs et de l’eau; les uns les mangèrent durs, les autres à la coque. Nos pourvoyeurs avaient l’oreille basse: pas le plus petit perroquet vert ne s’était présenté à portée de leur fusil.

Nous fîmes la sieste pour laisser passer la grande chaleur, puis nous nous remîmes en route dans l’ordre accoutumé, Rubio d’abord, moi ensuite, le docteur après moi, et l’homme à la carabine fermant la marche. Quant aux Hongrois, comme le solitaire de M. d’Arlincourt, ils étaient partout et nulle part.

Nous arrivâmes à Masatlan, et nous nous arrêtâmes dans une plantation de cannes dont les propriétaires s’empressèrent de nous faire les honneurs.

A peine étais-je descendue de mule, que, de même qu’en France on vous offre une chaise, en Hollande un cigare, en Afrique une tasse de café, on m’offrit une tige de canne à sucre de trois pieds de long, et un couteau. On suce ou l’on mâche.

La canne à sucre, et le couteau me rappelèrent la baguette et le canif de l’Américain. Je coupai mon roseau par petits morceaux, et commençai de le manger en attendant le dîner.

Le dîner fut un véritable festin; chacun avait son verre, son couteau et sa fourchette: c’était un luxe inusité. Après le dîner, notre Hongrois, l’écuyer bien entendu, après nous avoir énuméré la quantité de Russes qu’il devait mettre à mort, nous fit l’exercice du sabre pour montrer comment il s’y prendrait pour arriver à ce résultat.

Il faut dire que le petit héros était miraculeux de vivacité et d’adresse. Ce fut un spectacle fort curieux pour tous les gens de la hacienda, qui regardaient ses évolutions adossés au mur et se chauffant au soleil couchant. Cela nous fit passer la soirée.

La nuit vint, nous nous couchâmes, moi dans mon hamac, comme toujours, ces messieurs sur leurs nattes, dans leurs couvertures et leurs manteaux. Je ne sais s’ils dormirent; mais ce que je sais, c’est que je passai, moi, une abominable nuit: je fus littéralement assiégée par des nuées de moustiques et des bandes de cancrelas; je retrouvais au Mexique mes anciens et hideux ennemis de la mer des Indes.

Je me levai sans avoir fermé l’œil une minute. Il ne fallait pas même songer à offrir à nos hôtes le payement de leur hospitalité; seulement je fis cadeau à mon hôtesse de quelques parfumeries, et entre autres d’une bouteille de vinaigre de Bully qui la jeta dans le ravissement.

A deux heures du matin nous étions à mule; nous voulions arriver pour déjeuner à Chilpansilgo, et nous avions, non pas douze milles, mais douze lieues à faire.

Aussi cette fois, à part quelques petites fugues, qui ressemblaient plutôt à la constatation qu’à l’exercice d’un droit, nos Hongrois nous tinrent fidèle compagnie.

A onze heures, nous nous faisions reconnaître aux avant-postes du président Santa-Anna, et, nos passes visées, nous faisions notre entrée dans la ville.

L

CHILPANSILGO.

Chilpansilgo fut la première ville importante que nous trouvâmes sur notre route depuis Acapulco.

Nous venions, comme nous l’avons dit, de nous heurter aux premiers postes de Santa-Anna. Chilpansilgo avait derrière ses murailles, car Chilpansilgo avait des murailles, quatre mille hommes de garnison.

On entre et l’on pénètre dans la ville par une de ces vieilles rues espagnoles qui font ou à peu près toute la ville: il va sans dire qu’avant de me risquer au milieu de cette civilisation quasi européenne, j’avais en dehors des portes fait ma toilette.

Cette toilette consistait à mettre sur mon costume de quakeresse mon jupon d’amazone, à retaper mon panama et à secouer mon voile. Si un ruisseau se trouvait là dans ces moments solennels, mon petit Hongrois, l’homme au grand sabre, le nageur, allait, pour que je ne prisse pas la peine de descendre de ma mule, y tremper mon mouchoir.

Quant au grand, il se contentait de me regarder; d’ailleurs il me paraissait trop digne pour que je réclamasse de lui de pareils soins.

Puis il y avait quelque chose d’étrange entre nous deux: nous parlions chacun trois ou quatre langues différentes; lui, l’allemand, le hongrois, le suédois et le russe; moi, l’anglais, le français et l’espagnol; de sorte que, lorsqu’il s’agissait de nous entendre, c’était une énorme difficulté.

Aussi ne me parlait-il que des yeux; mais, je dois le dire, ce langage muet était chez lui des plus éloquents.

De loin, nous entendions battre les tambours; on eût dit que la garnison voulait prévenir, à deux ou trois lieues à la ronde, qu’il n’y avait pas de surprise possible et qu’elle était sur ses gardes.

Quand on nous vit déboucher par la route du sud, la surprise fut grande, on le comprend bien: nous étions les premiers voyageurs que laissait passer Alvarès.

Chacun nous suivait, nous interrogeait, nous questionnait. Il se fit des groupes devant l’hôtel où nous nous arrêtâmes.

Cet hôtel, le principal de la ville, était devenu une caserne d’officiers. Il n’y avait plus une seule chambre de libre.

Le maître et la maîtresse de l’hôtel me firent dresser un lit dans la leur. Le reste de la caravane bivouaqua sous la véranda au dehors de la maison. Il fut convenu que l’on se rassemblerait chez moi aux heures des repas.

Le maître et la maîtresse de l’hôtel, disons deux mots de ces curieux personnages; le maître avait quatre-vingt-dix ans, la maîtresse en avait quatre-vingts.

C’était chose inouïe que les petits soins de ces deux vieillards l’un pour l’autre. Ils eussent laissé en arrière Philémon et Baucis.

Leur lune de miel avait duré soixante ans. Il n’y a qu’à Chilpansilgo que l’on voit de ces choses-là. Au reste, j’aurais tort de ne pas ajouter que ces soins si tendres étaient probablement dans la nature de ces heureux Chilpansilgos, car, ces tendres soins, je les reçus d’eux dès le moment de mon arrivée.

Chaque matin, la vieille, d’un pas aussi léger que si elle eût eu vingt ans, descendait au jardin pendant que je dormais encore, y cueillait un énorme bouquet que je trouvais à côté de moi en me réveillant; de sorte que ma première aspiration était un parfum, ma première vue, des fleurs.

Un quart d’heure après notre installation, le bruit s’était répandu par toute la ville qu’une caravane était arrivée qui avait traversé le camp d’Alvarès, et, détail qui faisait que chacun doutait de la chose, on ajoutait qu’une femme encore jeune, et qui n’était pas absolument laide, faisait partie de cette caravane.

Vous devinez la curiosité. Chilpansilgo est un pays où les événements sont rares. Or, j’étais un événement; c’était à qui verrait l’événement.

On dit à l’étranger, d’un homme très-tourmenté: «Malheureux comme le chapeau d’un Français.» Les Français sont si polis, qu’à leurs moindres connaissances ils lèvent leurs chapeaux.

On aurait pu dire d’une femme très-tourmentée: «Malheureuse comme la porte de madame Giovanni.»

Le premier jour, le jour de mon arrivée, sous un prétexte ou sous un autre, ma porte fut ouverte cent fois. Mon hôtesse fit mettre un grand rideau devant mon lit; de cette façon, en me retirant derrière le rideau, j’étais chez moi.

Le soir, j’osai mettre le nez à la fenêtre. C’était une grande hardiesse, et dont je me repentis bien vite. Tous les soldats de la garnison étaient sous les vérandas, chaque soldat ayant une femme, soit amenée d’où il venait, soit prise dans la localité.

Les femmes n’ont pas d’autre logis que celui de leurs amants ou de leurs maris; elles demeurent avec eux, au grand air, sous les vérandas, et il peut être curieux de contempler un pareil amas de guerriers et de guerrières, ces amazones modernes n’ayant pas la même modestie sauvage qu’avaient les amazones de l’antiquité.

Au reste, à peine étais-je installée que j’avais reçu la visite de l’aide de camp du commandant. Il venait au nom du général me dire que continuer notre route, c’était tout simplement courir risque de la vie. Il croyait donc devoir prendre sur lui de nous défendre de quitter Chilpansilgo avant qu’il eût avisé aux mesures nécessaires à notre sûreté.

En effet, la route était infestée de voleurs. La veille même de notre arrivée, le détachement qui portait les dépêches de Mexico avait été arrêté par trois cents bandits; douze mille piastres avaient été enlevées, quatre officiers faits prisonniers, deux soldats tués.

Le reste de l’escouade avait été emmenée dans les rochers, où l’on craignait qu’elle n’eût été fusillée. Un officier, qui avait traversé la rivière à la nage et qui s’était sauvé au moment où on venait de s’agenouiller, avait apporté la nouvelle. Les bandits ne lui avaient pas laissé le moindre vêtement.

Depuis huit jours, Chilpansilgo tremblait au nom de Bealva, c’était celui du chef de la bande. Lui, et son fils qui servait sous lui, en qualité de lieutenant, étaient d’une audace inconcevable; ils venaient faire des reconnaissances jusqu’aux portes de la ville.

Le commandant de Chilpansilgo insistait d’autant plus pour que nous ne risquassions point de tomber entre les mains des voleurs, qu’il savait que M. le docteur D...., notre compagnon de route, était porteur de dépêches.

Il nous demandait deux ou trois jours, et, au bout de deux ou trois jours, il s’engageait à nous donner une escorte.

Cette escorte nous accompagnerait jusqu’à ce que nous eussions rencontré un détachement venant de Mexico et ayant mission de s’échelonner sur la route et de la garder.

L’aide de camp, pour s’assurer de notre séjour, était en même temps chargé de m’inviter à dîner pour le lendemain chez le général. J’acceptai.

Le lendemain matin 18, nous apprîmes en nous réveillant que deux captures avaient été faites dans la nuit.

L’un des deux prisonniers était le fils de Bealva, celui-là même que nous venons de nommer comme étant le lieutenant de son père. Il avait été pris sur les indications que le général Bravo avait données de son lit. Cet excellent homme était malade lors de mon passage; il est mort depuis.

On dit d’un militaire: Brave comme son épée. On pouvait dire du général Bravo: Brave comme son nom.

Le second prisonnier était le colonel Thorès, un des officiers supérieurs d’Alvarès. Il s’était aventuré trop près de la ville dans une reconnaissance, et avait été surpris par un nombre d’hommes tellement supérieur au sien, qu’il n’y avait pas eu de résistance possible.

On avait cru d’abord qu’il serait fusillé dans les vingt-quatre heures, mais le général avait au contraire donné l’ordre de le conserver vivant pour l’échanger contre les officiers tombés dans les mains des bandits, qui s’étaient déclarés les alliés d’Alvarès.

Notre déjeuner fut on ne peut plus gai. Les Hongrois avaient été eux-mêmes à la cave et au garde-manger, et en avaient tiré ce qu’il y avait de meilleur; en outre, ils avaient fraternisé de la veille avec les officiers mexicains, et, en dix ou douze heures, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.

Dès six heures du matin, c’est-à-dire dès la pointe du jour, on s’était retrouvé le petit verre et même le grand verre en main; puis on avait monté à cheval et fait une reconnaissance autour de la ville. Dans cette reconnaissance, notre écuyer avait montré ce qu’il savait faire, de sorte qu’à la fin du dîner une députation des officiers mexicains, les officiers mexicains sont excellents cavaliers, était venue supplier notre voltigeur hongrois de vouloir bien avoir la courtoisie de faire pour eux quelques exercices dans la cour.

C’était une trop belle occasion de montrer son savoir pour que notre écuyer refusât. Il but donc le coup de l’étrier, receignit son grand sabre, et descendit dans la cour.

L’officier le suivit. C’était lui-même un très-bel écuyer et un très-habile faiseur d’armes. J’entendis les applaudissements qui accueillaient leurs tours de force; mais j’étais tellement au courant des prouesses de mes deux Hongrois, que je me privai du spectacle, et que je me mis à prendre sur mon voyage les notes qui me servent à le rédiger aujourd’hui. Puis, mes notes jetées sur le papier, je commençai à m’exercer à parler mexicain; mes hôtes étaient vis-à-vis de moi à cet égard d’une inépuisable complaisance.

L’heure du dîner arriva: mes Hongrois remontèrent, le grand souriant, et le petit d’une gaieté folle; il nous raconta, dans une langue impossible, un tas de drôleries plus amusantes les unes que les autres. Sa grande préoccupation était de savoir si, au milieu de cette caserne, j’étais respectée comme une honnête femme a droit de l’être. Au reste, je n’avais qu’à me plaindre à lui dans le cas contraire: il avait son sabre, et aurait coupé les oreilles à celui qui ne m’eût pas respectée.

Aussitôt après le dîner, on m’annonça la visite des officiers composant l’état major du commandant. Ils venaient me faire une visite collective. On parla musique. Au Mexique, comme en Espagne, on trouve des guitares partout.

Un des officiers étendit la main, décrocha une guitare et se mit à chanter; ce n’était pas assez pour faire concert; on alla frapper à la porte de trois ou quatre voisins, et l’on rapporta trois ou quatre guitares. Les Hongrois se piquèrent d’honneur, disparurent et rentrèrent avec une énorme jatte de punch flambant.

A partir de ce moment, ce fut une soirée musicale dans toutes les règles; à onze heures, les musiciens se retirèrent, mais, au lieu de rentrer chez eux, ils s’arrêtèrent sous ma fenêtre, et la sérénade commença.

A deux heures du matin elle durait encore. Quand je me réveillai, la table était trop étroite pour contenir tous les bouquets qui m’avaient été envoyés.


LES
DRAMES DE LA MER

LE  CAPITAINE  MARION

————

1772.

A l’antipode juste de Paris, perdue au milieu du grand Océan austral, s’étend, courant du nord au sud, une terre ayant à peu près l’étendue de la France et la forme de l’Italie, coupée à son tiers par un détroit qui en fait deux îles.

C’est la Nouvelle-Zélande, découverte en 1642 par Abel Jansen Tasman, et nommée par lui la Terre des États, nom qu’elle a perdu depuis pour prendre celui de Nouvelle-Zélande.

Le 7 octobre 1769, Cook la retrouva et la reconnut à ses habitants, d’après un dessin laissé par Tasman.

Les Zélandais essayèrent de voler les matelots de l’Endeavour, qui en tuèrent une douzaine à coups de fusil; puis, comme Cook, après avoir relâché à Ikana-Mawy, la moins méridionale des deux îles, n’avait rien pu obtenir des objets dont il avait besoin ni par douceur ni par force, il nomma la baie où il avait jeté l’ancre la baie de la Pauvreté.

Ces deux noms étaient peu engageants pour les autres voyageurs.

Un mois à peu près après le passage du capitaine Cook, un autre navigateur, celui-là était Français et s’appelait le capitaine Surville, eut affaire à son tour aux Nouveaux-Zélandais.

Assailli par une tempête terrible en vue de la Nouvelle-Zélande, il perdit le canot amarré derrière son bâtiment.

Aussitôt il fit descendre une embarcation à la mer pour aller chercher le canot.

Mais les sauvages, devinant le but de l’expédition, le cachèrent si bien, qu’il fut impossible à ceux que Surville avait envoyés de le retrouver,

Furieux de cette perte, Surville fit signe à quelques sauvages qui étaient près de leur pirogue de s’approcher.

Un d’eux se rendit à l’invitation et monta à bord, c’était malheureusement un grand chef, nommé Nanqui-Noui, et quoique, quelques jours auparavant, il eût rendu de grands services à Surville en recevant ses malades et en les traitant à la fois avec autant d’humanité que de désintéressement, Surville lui déclara qu’il était son prisonnier.

Ce ne fut point tout: Surville coula à fond toutes les pirogues qu’il put atteindre, et brûla tous les villages de la côte.

Fusillés par Cook, noyés et brûlés par Surville, les Nouveaux-Zélandais s’étaient promis de prendre une cruelle revanche sur les premiers bâtiments qui entreraient dans un de leurs ports.

Ces bâtiments furent le Mascarin et le Castries, venant de la terre de Van-Diemen et commandés par le capitaine Marion, officier de la compagnie des Indes françaises.

A peine furent-ils à l’ancre, qu’ils virent trois pirogues pagayant pour venir au vaisseau. La brise était douce, la mer magnifique.

Tous les matelots étaient sur le pont, pleins de curiosité pour ces hommes et ce monde nouveau, sortis depuis trois ans à peine des brouillards de l’inconnu.

Une des pirogues était montée par neuf hommes.

Elle s’approcha du vaisseau.

Aussitôt on envoya quelques bagatelles à ceux qui la montaient, en les invitant à passer à bord.

Ils hésitèrent un moment, puis parurent se décider.

En effet, un instant après les neuf hommes étaient sur le pont.

Le capitaine les y reçut, les conduisit dans sa chambre, et leur offrit du pain et des liqueurs.

Ils mangèrent le pain avec assez de plaisir, mais cependant après que le capitaine Marion en eut goûté devant eux.

Quant aux liqueurs, au contraire des autres sauvages de la mer du Sud, ils ne les goûtèrent qu’avec répugnance, quelques-uns même les crachèrent sans les avaler.

Après quoi ils descendirent dans leurs pirogues, parés de chemises et de caleçons qu’on leur avait donnés, s’avancèrent vers les deux autres embarcations, parurent leur raconter la façon amicale dont ils avaient été reçus, leur montrèrent les cadeaux que les étrangers leur avaient faits et les invitèrent à monter sur le vaisseau à leur tour.

Ceux-ci, après une courte délibération, se décidèrent, et, tandis que les premiers visiteurs pagayaient vers la terre, ils s’approchèrent à leur tour des bâtiments, et, comme leurs camarades, montèrent sur le Mascarin.

Le capitaine Marion, ne s’inquiétant plus de ceux qui s’éloignaient, prêta toute son attention aux nouveaux arrivants.

Ils étaient dix ou douze, conduits par un chef. C’était un homme de cinq pieds cinq pouces à peu près, de trente à trente-deux ans, assez bien pris dans sa taille.

Ses armes étaient un magnifique casse-tête en jade qu’il portait à la ceinture, et une longue lance qu’il tenait à la main.

Ses ornements étaient des boucles d’oreilles et un collier de dents de poisson.

Avant même qu’on lui adressât la parole, il prononça son nom, comme si ce nom devait avoir traversé les mers et être connu du capitaine Marion. Il s’appelait Takouri, c’est-à-dire le Chien.

Le capitaine désirait fort échanger quelques paroles avec ces indigènes; mais nul ne pouvait connaître la langue de cette terre, découverte depuis plus de cent ans, il est vrai, mais explorée depuis trois ans à peine.

Par bonheur le lieutenant du navire, M. Crozet, eut l’idée d’aller prendre dans la bibliothèque du capitaine le vocabulaire de Taïti, par M. de Bougainville.

Aux premiers mots qu’il prononça, les sauvages relevèrent la tête avec étonnement. Les deux idiomes étaient les mêmes.

A partir de ce moment on commença de s’entendre, et le capitaine Marion espéra lier des relations d’amitié avec les indigènes.

En effet, comme pour donner du poids à cette espérance, le vent ayant fraîchi, les pirogues s’éloignèrent, non sans emporter quelques petits présents.

Mais cinq ou six sauvages, d’eux-mêmes, sans y être invités, restèrent à bord.

Au nombre de ceux-ci était le chef Takouri.

Les sauvages soupèrent le soir à la table du capitaine, mangèrent de tous les mets avec appétit, refusèrent le vin et la liqueur, et dormirent ou firent semblant de dormir tranquillement dans les lits qu’on avait dressés pour eux dans la grande chambre.

Le lendemain, Takouri profita d’une pirogue pour retourner à terre, promettant qu’il reviendrait. On lui fit quelques présents et il partit.

Le bruit de l’hospitalité reçue à bord des vaisseaux français s’était répandu tout le long de la côte.

Aussi, à peine les bâtiments eurent-ils jeté l’ancre, que de tous les points du rivage on vit s’avancer des pirogues chargées de poisson.

Une espèce de marché s’était établi.

Les Nouveaux-Zélandais donnaient du poisson, les matelots rendaient des verroteries et des clous.

Les relations établies entre les Nouveaux-Zélandais et l’équipage des deux bâtiments devenaient chaque jour plus intimes, et le capitaine Marion avait pris peu à peu une confiance entière, malgré les observations que, de temps en temps, hasardait M. Crozet, son lieutenant, ou M. Duclesmeur, capitaine du Castries.

En effet, comment conserver quelque méfiance?

Takouri, le chef de tous les villages qui commandaient cette portion de l’île où l’on était ancré, avait amené à M. Marion son fils, beau jeune homme de quinze ou seize ans, et lui avait même permis de passer une nuit à bord du Mascarin.

Aussi, vivement pressé par Takouri de descendre à terre, le capitaine Marion, dans le besoin qu’éprouvaient ses deux bâtiments de mâts de rechange, jugea-t-il qu’il y aurait de la pusillanimité à ne pas utiliser cette bonne volonté des indigènes.

Un matin, sur l’invitation de Takouri, on descendit donc à terre.

Cependant les précautions n’avaient point été négligées; la chaloupe, bien armée, contenait un détachement de soldats. Le tout était commandé par le capitaine Marion et par M. Crozet, son lieutenant.

Dès cette première course, on parcourut toute la baie, et l’on compta dans un espace assez rapproché une vingtaine de villages de deux à quatre cents habitants chacun.

Au reste, dès que les Français avaient mis pied à terre, tout était venu au-devant d’eux laissant les cases vides: femmes, enfants, guerriers, vieillards.

Là, comme à bord des bâtiments, on commença par des cadeaux.

Alors en fit comprendre aux insulaires qu’on avait besoin de bois, et aussitôt Takouri et les autres chefs, invitant M. Marion et M. Crozet à les suivre, avaient marché devant la petite troupe et l’avaient conduite à deux lieues dans l’intérieur des terres, à peu près jusqu’à la lisière d’une forêt de cèdres magnifiques, où les officiers choisirent aussitôt les arbres dont ils avaient besoin.

Le même jour, les deux tiers des équipages travaillaient non-seulement à abattre les arbres, mais encore à établir des chemins sur trois collines et un marais qu’il fallait traverser pour amener les mâts jusqu’à la mer.

En outre, des baraques furent élevées sur le bord de la mer, à l’endroit le plus rapproché de celui où était l’atelier.

Ces baraques formaient une espèce de relais où tous les jours les vaisseaux envoyaient des chaloupes chargées de provisions pour les travailleurs.

Attirés par les bonnes relations que l’on avait nouées avec les indigènes, les jeunes gens de l’équipage faisaient tous les jours des excursions dans l’intérieur des terres.

La chasse, et pour quelques-uns même la simple curiosité, étaient le but de ces excursions. Les chasseurs tiraient des pigeons, des cailles, des canards, au grand étonnement des indigènes, qui entendaient un bruit qui les faisait tressaillir, et qui voyaient tomber l’animal sans pouvoir se rendre compte du projectile invisible qui le frappait.

Le soir, ils revenaient à travers les forêts, toujours guidés par eux, souvent à des heures très-avancées.

Et cependant, malgré toutes ces preuves d’amitié, quelques-uns parmi les officiers, et M. Crozet surtout, gardaient leur défiance primitive.

Comme ils n’avaient aucune connaissance du passage de Cook et de Surville ils étaient obligés de se reporter à la relation faite par Tasman.

Cette relation peignait les insulaires comme cruels, faux, vindicatifs.

Il avait même ajouté qu’il les croyait anthropophages; mais, quant à ce dernier article, on commençait à le considérer comme un de ces contes avec lesquels les nourrices bercent et endorment leurs enfants.

Le 12 juin, vers une heure, le capitaine Marion fit armer son canot, y monta, emmenant avec lui deux jeunes officiers, MM. Lettoux et de Vaudricourt, un volontaire et le capitaine d’armes du vaisseau.

Des hommes armés les accompagnaient.

La petite troupe se composait en tout de dix-sept personnes.

Takouri, un autre chef et cinq ou six sauvages étaient venus, ce jour-là, plus affectueux encore que de coutume, inviter M. Marion à manger des huîtres chez Takouri, et à jeter le filet dans cette partie de la baie qui était située dans le village qu’il habitait. Ils partirent.

Le canot du capitaine emmenait à la fois les Français et les sauvages.

Le soir, M. Marion ne revint pas.

Les relations étaient si parfaites avec les indigènes, leur hospitalité était si bien connue, que personne ne s’inquiéta de leur absence.

A neuf heures, comme l’inquiétude commençait à s’emparer de quelques esprits, un matelot crut voir au milieu de la mer un point noir qui s’agitait vivement.

Il fit remarquer ce point à ses camarades; on appela M. Crozet, qui vint avec une lunette d’approche et qui reconnut que c’était un homme blanc, et par conséquent un matelot, un employé ou un officier français.

Il fit à l’instant mettre un canot à la mer et forcer de rames vers le nageur, qui fut recueilli au moment où, arrivé au bout de ses forces, il allait disparaître sous l’eau.

C’était un homme de la chaloupe du Castries.

Il avait reçu deux coups de lance dans le côté, et avait perdu tant de sang et épuisé tant d’haleine, qu’il ne put parler qu’un quart d’heure après avoir été recueilli, quoiqu’il fît comprendre par ses signes qu’il fallait aller promptement à terre, attendu que ses camarades couraient le plus grand danger.

Il fut ramené à son bord, car il appartenait, comme nous l’avons dit, à l’équipage du Castries, et là il raconta que lui et ses compagnons avaient abordé la terre vers six heures et demie du matin; que les sauvages, selon leur habitude, les attendaient sur la plage, où ils les avaient reçus sans armes et avec les démonstrations d’amitié auxquelles on était accoutumé.

Leur empressement avait été même plus grand que jamais.

Sans donner le temps aux matelots de sauter à terre, ils les avaient pris sur leurs épaules et les avaient transportés au rivage.

Mais au moment où les matelots, séparés les uns des autres et occupés à couper, à fendre et à ébrancher le bois, étaient au plus fort de la besogne, alors les sauvages étaient revenus avec leurs lances et leurs casse-têtes et les avaient impunément attaqués.

Chaque matelot, tant les mesures avaient été bien prises, s’était trouvé tout à coup, et au moment où il s’en doutait le moins, avoir affaire à sept ou huit sauvages.

Aussi, à la vue de celui qu’on venait de ramener, dix matelots étaient-ils tombés en moins de quelques minutes.

Quant à lui, le bonheur avait voulu qu’il ne fût attaqué que par trois hommes.

Il avait donc pu se défendre et les repousser un instant.

Il avait profité de cet instant pour fuir, et la fuite était d’autant plus pressante, qu’il voyait accourir à l’aide de ceux qui l’avaient attaqué quatre sauvages qui, en ayant fini avec ses compagnons, venaient l’achever à son tour.

Mais il avait eu le temps, tout blessé qu’il était de deux coups de lance, de gagner un endroit du rivage tout garni de broussailles.

Il s’était glissé dans ces broussailles comme un serpent, et, sans mouvement, presque sans souffle, il avait attendu et regardé.

Alors il avait vu, chose terrible, les sauvages traîner, dans une espèce de clairière, les corps de ses malheureux compagnons.

Puis ils les avaient dépouillés de leurs vêtements, leur avaient ouvert le ventre, en avaient tiré les entrailles, et les avaient coupés par morceaux.

Les femmes et les enfants qui assistaient à cette atroce opération recueillaient le sang dans des feuilles et le buvaient ou le faisaient boire aux hommes; et ces sauvages, qui avaient repoussé et craché le vin, buvaient ce sang avec délices.

A ce spectacle, il n’avait pu résister plus longtemps à sa terreur; et voyant les sauvages absorbés dans leur œuvre, il avait continué de ramper vers le rivage, s’était jeté à la mer et avait essayé de gagner les bâtiments à la nage.

C’était lorsqu’il avait à peine accompli le quart du trajet qu’il avait été aperçu, et qu’un canot était parti du Mascarin pour lui porter secours.

Ce récit était d’autant plus terrible qu’il faisait naturellement présumer que le capitaine Marion et les seize hommes qui l’avaient accompagné, n’étant point revenus à bord, avaient été assassinés comme les hommes de la chaloupe.

A l’instant même les officiers des deux bâtiments s’assemblèrent en conseil.

Il s’agissait, s’il en était temps encore, de porter non-seulement secours au capitaine Marion, mais encore de sauver les trois postes que l’on avait à terre.

M. Crozet, le lieutenant du Mascarin, avait passé la nuit au poste de l’atelier, de sorte que c’était une nouvelle inquiétude pour ceux qui se trouvaient à bord.

Le résultat du conseil tenu entre les officiers fut que la chaloupe du Mascarin serait à l’instant même expédiée, sous la conduite d’un officier, avec un détachement de soldats commandés par un sergent.

L’officier avait l’ordre d’explorer la côte, afin de savoir ce qu’étaient devenus le canot de M. Marion et la chaloupe des travailleurs.

L’officier partit, muni de ces instructions et suivi par tous les yeux.

En approchant de la terre, il fit quelques signaux.

Il venait de découvrir échoués ensemble, au-dessus du village de Takouri, le canot de M. Marion et la chaloupe des travailleurs.

Ces deux embarcations étaient entourées de sauvages armés de haches, de sabres et de fusils, qu’ils avaient évidemment pris dans les deux bateaux.

Par bonheur ils ignoraient le maniement de l’arme la plus dangereuse, le fusil, qui ne se trouvait plus être entre leurs mains que le manche de la baïonnette, comme disait quelque temps auparavant le maréchal de Saxe.

L’officier, craignant de compromettre sa mission, ne s’arrêta point, quelque facilité qu’il eût, avec une simple décharge de mousqueterie, à mettre les sauvages en fuite; mais au contraire il força de rames, pour ne pas arriver trop tard au poste de la mâture.

M. Crozet, comme nous l’avons dit, se trouvait de service à ce poste.

—Quoi de nouveau? demanda-t-il.

Alors, à demi voix, le sergent lui raconta l’épouvantable catastrophe, c’est-à-dire ce que l’on savait du sort de la chaloupe, ce que l’on soupçonnait du sort de M. Marion.

Lorsque le sergent eut fini de parler:

—Pas un seul mot de tout cela devant mes hommes, dit-il au sergent; soyez muet, et recommandez à vos soldats d’être muets comme vous.

Puis, revenant à ses matelots:

—Amis, dit-il, cessez le travail: nous sommes rappelés au bâtiment.

Tous les travaux cessèrent à l’instant.

—C’est bien, dit M. Crozet, rassemblez les outils.

Les outils furent rassemblés.

—Maintenant, chargez les armes.

On obéit en silence. Les armes chargées, le lieutenant donna l’ordre d’emporter le plus d’outils qu’il serait possible.

M. Crozet divisa son détachement de soldats, renforcé de celui des matelots, en deux pelotons.

Les matelots étaient armés de fusils comme les soldats.

L’un de ces deux pelotons marchait en tête, précédé du sergent; l’autre à l’arrière-garde, sous le commandement du lieutenant Crozet.

Au centre, marchaient les matelots chargés d’outils et d’effets.

On partit de la forêt de cèdres, au nombre d’à peu près soixante hommes.

Peu à peu, les troupes de sauvages se rapprochèrent silencieuses et menaçantes, sans cependant oser attaquer.

Bientôt elles furent à portée de la voix.

Alors, des chefs crièrent insolemment à M. Crozet:

—Takouri maté Marion!

Ce qui voulait dire: Takouri a tué Marion.

Comme, par leur fréquentation avec les sauvages, les matelots étaient à peu près parvenus à entendre leur langue, ils comprirent parfaitement ces paroles.

—Mes amis, dit le lieutenant, marchons droits et serrés. Une fois à la chaloupe, nous sommes sauvés.—Mais le capitaine? murmura d’une voix sourde le quartier-maître.—Soyez tranquille, répondit Crozet, le capitaine sera vengé, je vous le promets.

Au fur et à mesure que les matelots et les soldats approchaient des chaloupes, les indigènes les serraient visiblement de plus près.

Arrivés au rivage, ils le trouvèrent presqu’entièrement intercepté.

Il était évident que si quelque acte hostile devait être accompli de la part des sauvages, ce serait à l’heure de l’embarquement.

Cependant devant la petite troupe ils s’écartèrent.

M. Crozet donna ordre aux matelots chargés d’outils et d’effets de s’embarquer les premiers.

Tout cela se faisait tandis qu’une seconde troupe de sauvages, qui paraissait destinée à encourager la première, frappait ses armes les unes contre les autres, en hurlant un chant de massacre.

Aussitôt embarqué, le lieutenant fit lever le grappin de la chaloupe, et rangea tous ses hommes de manière à ce que les rameurs ne fussent gênés en aucune façon dans leurs mouvements.

Mais à mesure que la chaloupe, un peu plus libre de ses mouvements, s’éloignait du rivage, les cris et les menaces des sauvages redoublaient, de sorte que la retraite de la chaloupe avait tout l’air d’une fuite; d’ailleurs, les matelots grondaient sourdement, répétant entre eux les paroles du chef: Takouri maté Marion!

En outre, il était peut-être dangereux pour les bâtiments qui se trouvaient en ce moment dans le port de la Nouvelle-Zélande, et surtout pour ceux qui pouvaient y aborder dans l’avenir, de s’éloigner ainsi sans laisser aux assassins un souvenir terrible de la façon dont se vengeaient les Européens lorsqu’ils voulaient se venger.

En conséquence, le lieutenant donna ordre de lever les rames, ordre qui fut exécuté avec une rapidité qui indiquait la satisfaction de ceux qui le recevaient.

Puis il commanda à quatre de ses meilleurs tireurs d’apprêter leurs armes et de faire feu, particulièrement sur les chefs, reconnaissables, parmi tous, à leur costume d’abord, puis à la façon dont ils s’agitaient, excitant leurs hommes.

Les quatre coups de fusils partirent en même temps.

Pas un ne fut perdu: quatre chefs tombèrent.

Les quatre tireurs passèrent à leurs compagnons leurs armes déchargées et reçurent en échange quatre fusils en état.

Autant d’hommes tombèrent à cette seconde décharge qu’à la première.

Et ainsi, pendant dix minutes, la fusillade meurtrière continua.

Au bout de ces dix minutes le rivage était jonché de morts, et une douzaine de blessés agonisaient dans l’eau.

A peine arrivée à bord du Mascarin, M. Crozet expédia la chaloupe pour aller relever le poste des malades; c’était à lui que revenait à la fois le commandement du Mascarin et la responsabilité de la perte ou du salut de l’équipage après la mort du capitaine Marion.

Il s’empara donc d’une main ferme de ce commandement; la situation était grave et ne permettait ni hésitation ni retard.

Les ordres furent donnés en conséquence, et le premier, nous l’avons dit, fut de relever le poste des malades.

Un officier et un détachement frais furent expédiés à terre avec l’ordre de renvoyer à bord tous les malades qu’il importait d’abord de mettre hors de danger.

L’officier expédié à terre, outre toutes les instructions bien arrêtées, avait reçu des signaux de nuit à l’aide desquels il pouvait correspondre avec le vaisseau.

Une moitié des soldats et des hommes de l’équipage devait dormir tout habillée et tout armée, afin de porter un secours rapide aux hommes débarqués, au cas où l’on s’apercevrait que ceux-ci en auraient besoin. Vers onze heures du soir, les malades furent amenés sur les vaisseaux sans aucun accident.

Toute la nuit les sauvages rôdèrent autour du poste.

Le lendemain 14, le lieutenant Crozet fit descendre dans l’île un nouveau détachement et deux officiers.

Les ordres donnés étaient ceux-ci:

«Faire du bois et de l’eau sans attaquer les naturels, si les naturels se tenaient tranquilles; mais à la moindre démonstration hostile de la part de ceux-ci réunir tout le monde, marcher sur le village, l’emporter de force, le brûler tuer autant de sauvages qu’on le pourrait, pousser le reste dans la mer.»

Pendant toute la matinée, nos hommes furent assez tranquilles; mais vers midi, on vit s’avancer les sauvages en armes.

Arrivés à une centaine de pas des postes, ils firent quelques démonstrations menaçantes et qui avaient visiblement pour but de provoquer les hommes de l’équipage au combat.

Ils étaient à peu près trois cents, et, outre Malou, étaient encore commandés par cinq autres chefs.

Les ordres du lieutenant Crozet étaient précis.

En outre, les hommes de l’équipage, exaspérés de la mort de leur capitaine, ne demandaient pas mieux que d’en venir aux mains et de le venger, ainsi que leurs malheureux compagnons.

En conséquence, le tambour battit la charge et l’on marcha droit sur les insulaires sans tirer, la baïonnette au bout du fusil.

A la vue de ces trente hommes chargeant en bon ordre, les sauvages battirent en retraite jusque dans leur village; là, ils s’arrêtèrent, croyant qu’il leur serait facile de tenir.

On commanda le feu en recommandant de bien viser; les quinze hommes du premier rang tirèrent.

Ils avaient si bien tiré, que quatorze hommes tombèrent, et, parmi ces quatorze hommes, Malou et les cinq autres chefs.

Le reste, deux cent trente à peu près, s’enfuit sur les pirogues; mais, en s’enfuyant, les sauvages purent voir leur village en feu.

Tout fut brûlé, depuis la première jusqu’à la dernière hutte, et l’on ne quitta la place que lorsque tout fut complétement rasé par l’incendie.

L’île, complétement évacuée, était donc au pouvoir des hommes du Mascarin.

Ils en profitèrent pour faire enlever la forge, les fers, les pièces à eau et abandonner entièrement le poste.

Puis on revint au bâtiment.

Une nuit, les sauvages passèrent, sans que personne s’en doutât, de la grande terre sur l’île.

Tout à coup, un peu avant la tombée de la nuit, il sembla à l’une des sentinelles qu’elle voyait venir à elle un matelot de la chaloupe.

Cependant, quand il ne fut plus qu’à cinquante pas à peu près de la sentinelle, celle-ci pensa qu’il n’y avait aucun mal de crier qui vive! attendu qu’à ce qui vive, l’homme, s’il appartenait véritablement à l’équipage, ne manquerait pas de se faire reconnaître.

En conséquence, la sentinelle poussa le cri consacré; mais au lieu de répondre, l’homme parut s’aplatir entre deux rochers.

Un instant après il reparut, risquant quelques mouvements nouveaux.

Aussitôt la sentinelle poussa un second cri, lequel fut suivi d’une immobilité pareille.

Enfin, un troisième cri retentit, et comme celui-là n’avait, pas plus que les deux autres, obtenu de réponse, la sentinelle fit feu.

L’homme tomba mort.

Aussitôt on vit surgir derrière cet homme, qui sans doute lui servait de guide, une troupe nombreuse de sauvages qui agita ses armes en poussant de grands cris.

Mais au coup de feu, le détachement s’était mis en bataille. En se repliant, la vedette le trouva à vingt pas derrière elle.

On savait comment on devait en agir avec les Nouveaux-Zélandais: on les chargea au pas de course, ils prirent la fuite; on les poursuivit toujours tirant, on en tua de nouveau une cinquantaine, et, comme la première fois, on les chassa de l’île, où ils n’osèrent plus remettre le pied.

De leur côté, les sauvages étaient sur leurs gardes.

Des bâtiments on pouvait, à l’aide de lunettes, suivre tous leurs mouvements.

Ils s’étaient réunis sur les hauteurs, d’où ils donnaient le signal aux gens des villages qu’ils pouvaient se livrer à leurs occupations habituelles ou devaient les venir rejoindre.

La nuit, ils correspondaient par des feux.

Chaque fois qu’une troupe un peu considérable d’indigènes longeait le rivage, quoique ce fût hors de portée de l’artillerie, on leur lâchait un coup de canon à poudre pour leur montrer que les bâtiments étaient sur leurs gardes; mais comme, tout en entendant le bruit, ils ne voyaient nulle part l’effet du coup, ils en vinrent à se persuader que ce tonnerre était inoffensif.

Il résulta de cette conviction qu’une pirogue chargée de huit ou dix hommes se hasarda un jour de passer à demi-portée du Mascarin.

M. Crozet appela le meilleur pointeur et fit tirer un coup de canon à boulet sur la pirogue.

Le boulet coupa la pirogue par la moitié et tua deux hommes; les autres se sauvèrent à la nage.

Cependant, on n’avait point de nouvelles de M. Marion.

Quoiqu’on eût la presque certitude de sa mort, on ne pouvait quitter l’île sans une conviction entière à ce sujet.

On décida donc que, deux ou trois jours avant le départ, on ferait une expédition au village de Takouri; d’après les propres paroles des naturels, comme c’était là qu’avait disparu le capitaine, c’était là qu’il fallait l’aller chercher.

D’ailleurs c’était là qu’on avait vu les deux canots échoués et entourés par les naturels du pays.

En conséquence, le moment du départ fut fixé au surlendemain, 14 juillet 1772. Le 12 juillet au matin, le lieutenant Crozet donna l’ordre à la chaloupe d’appareiller, y fit descendre un fort détachement commandé par des officiers expérimentés, auxquels il recommanda de ne point revenir à bord sans nouvelles certaines du malheureux Marion et de ceux qui l’avaient accompagné.

La chaloupe s’éloigna, emportant cinquante hommes armés de sabres et de fusils, et bien armée elle-même de pierriers et d’espingoles.

L’officier qui la commandait aborda à l’endroit qui lui avait été désigné; mais les embarcations avaient disparu: les sauvages les avaient brûlées pour en extraire le fer.

Alors on passa au second point de l’expédition: le détachement, la baïonnette en avant, monta au village de Takouri.

Mais le village était abandonné: ses seuls habitants étaient cinq ou six vieillards trop faibles pour suivre la population, qui avait émigré.

Au moment où les soldats étaient entrés par un bout du village, ils avaient vu fuir à l’extrémité opposée, mais hors de la portée de la balle, Takouri et une vingtaine d’hommes: le traître avait sur les épaules le manteau du capitaine Marion, facile à reconnaître à cause de ses deux couleurs écarlate et bleue.

On le suivit des yeux dans la colline; il se réunit aux hommes qui couronnaient la hauteur la plus proche du village, et qui de là, avec de grands cris, assistaient à l’exécution qui se faisait.

Ce qui se faisait était une fouille exacte de toutes les huttes des sauvages.

Dans celle de Takouri on trouva le crâne d’un homme: ce crâne avait été cuit quelques jours auparavant.

Toutes les chairs du reste de la tête avaient été mangées, et sur le crâne même on voyait encore les traces des dents des anthropophages.

Dans un autre coin une cuisse d’homme, tenant encore à la broche de bois qui avait servi à la faire rôtir, était à moitié dévorée.

Les perquisitions continuèrent, car on ignorait à qui ces débris humains avaient appartenu.

Alors, dans une autre hutte on retrouva le corps d’une chemise que l’on reconnut pour avoir appartenu au capitaine Marion.

Le col en était tout ensanglanté, et l’on y voyait trois ou quatre déchirures également tachées de sang, sur les côtés.

Dans deux autres huttes étaient une partie des vêtements et les pistolets du jeune enseigne Vaudricourt, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait accompagné son capitaine.

Enfin, dans une autre encore, on trouva les armes du canot et un tas de lambeaux, et des draps ensanglantés.

C’étaient les hardes des malheureux matelots.

Toutes ces preuves de l’assassinat réunies, le procès-verbal de la mort du capitaine Marion fut dressé; après quoi on mit le feu aux huttes, et, pour que les habitants ne revinssent point éteindre l’incendie, on ne quitta le village que lorsqu’il fut complétement réduit en cendres.

Près du village de Takouri était un village beaucoup mieux fortifié que les autres, et dont le chef, soupçonné d’être le complice de Takouri, se nommait Piki-Ore.

Au milieu de l’exécution qui se faisait du premier village, le détachement s’aperçut que les indigènes évacuaient le second.

Cette fuite confirma leurs soupçons, et, le village de Takouri brûlé, on s’achemina vers celui de Piki-Ore.

Celui-là était beaucoup mieux fortifié que l’autre; mais ses habitants n’essayèrent pas même de le défendre.

On en visita donc librement toutes les huttes, et dans ces huttes, comme dans celles du village de Takouri, on trouva beaucoup d’objets provenant des embarcations et quelques restes de hardes arrachées aux matelots.

Sur toutes ces hardes, des taches de sang prouvèrent que ceux qui les portaient étaient morts de mort violente.

Comme le premier, ce second village fut réduit en cendres.

Puis, afin d’accomplir l’œuvre de destruction dans toute son étendue, en se rembarquant, les hommes du détachement poussèrent à l’eau deux pirogues de guerre, et, les ayant prises à la remorque, les amenèrent dans les eaux du Mascarin.

On en tira en planches tout ce qui pouvait être utile, puis on mit le feu aux deux carcasses, qui avaient à peu près soixante pieds de longueur.

Ce fut à la lueur de ce dernier incendie que, le 14 juillet 1772, les deux vaisseaux le Castries et le Mascarin quittèrent la baie des Meurtriers.

FIN DU CAPITAINE MARION.


TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Un mot au lecteur1
I.Départ3
II.Les Maoris6
III.Sir Georges10
IV.Hobart-Town13
V.Le mont Wellington17
VI.Retraite de Moscou22
VII.Le docteur Blackfort26
VIII.Le panier de cerises30
IX.La baraque et la cascade34
X.Le berger et le lingot d’or37
XI.Sir Georges me parle44
XII.Excursion47
XIII.La baie des Iles51
XIV.Encore sir Georges52
XV.Eki-Eki54
XVI.Taïti57
XVII.La journée d’une Taïtienne61
XVIII.Mœurs taïtiennes64
XIX.L’intérieur66
XX.Encore sir Georges70
XXI.Les Marquises.—Station à l’île des Pins.—Balade.—Monseigneur de Douare.—L’Alcmène.—Massacre de M. de Varennes et de ses compagnons76
XXII.Nouvelle spéculation.—Fanatisme des Taïtiennes pour la pommade.—Départ pour la Californie82
XXIII.Arrivée dans la baie.—Aspect de San-Francisco.—Ce que nous coûtaient notre cargaison et notre transport.—L’Eldorado.—Madame Barry.—Descente à terre.—Confortable californien88
XXIV.Belle-Union.—Lynch-Law91
XXV.Les Américains95
XXVI.Les Américains98
XXVII.Les Français102
XXVIII.John106
XXIX.Nos pommes et nos oignons108
XXX.Bric-à-brac114
XXXI.Le feu118
XXXII.Nouvelle spéculation121
XXXIII.Le Sacramento125
XXXIV.A travers la plaine130
XXXV.A travers la montagne135
XXXVI.Mary-Creck140
XXXVII.Quinze jours au palais du Plateau144
XXXVIII.Le feu au Plateau148
XXXIX.Retour à San-Francisco et départ pour les îles Sandwich153
XL.Les îles Sandwich158
XLI.Le samedi à Honolulu163
XLII.Le capitaine Cook173
XLIII.Retour à San-Francisco.—Ce que produit notre spéculation.—Nous renouvelons notre association avec M. B***.—Je pars pour la France en passant par le Mexique180
XLIV.Le paquebot le Stewens182
XLV.Le pronunciamiento186
XLVI.Visite à Acapulco.—La baie.—Le fort.—Départ, dénombrement de la caravane.—Première journée de route190
XLVII.Continuation du voyage.—Famine.—Les perroquets verts194
XLVIII.Continuation du voyage.—Mines abandonnées.—Le Hongrois chasseur et le Hongrois nageur.—Souper de sybarites.—Une querelle conjugale au Mexique198
XLIX.De la venta de los caminos à Chilpansilgo203
L.Chilpansilgo207
 
LES DRAMES DE LA MER
 
Le capitaine Marion211

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

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CLASSEMENT DES GRAVURES
 
Première rencontre de madame Giovanni et de sir Georges11
Excursion au mont Wellington20
Le lac Taïti69
Tentative d’assassinat117
A travers la montagne141
Campement à la venta del Legido195
Traversée de la rivière Mescala199

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Lagny.—Typographie de A. Varigault


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

Certaines illustrations ont été déplacées pour faciliter la mise en page.

Une couverture a été créée pour ce livre électronique et est placée dans le domaine public.

 

[Fin de Journal de Madame Giovanni par Alexandre Dumas]