* A Distributed Proofreaders Canada eBook *

This eBook is made available at no cost and with very few restrictions. These restrictions apply only if (1) you make a change in the eBook (other than alteration for different display devices), or (2) you are making commercial use of the eBook. If either of these conditions applies, please check with an FP administrator before proceeding.

This work is in the Canadian public domain, but may be under copyright in some countries. If you live outside Canada, check your country's copyright laws. If the book is under copyright in your country, do not download or redistribute this file.

Title: La première Canadienne du Nord-ouest

Date of first publication: 1883

Author: George Dugast (1833-1928)

Date first posted: Jan. 28, 2018

Date last updated: Jan. 28, 2018

Faded Page eBook #20180153

This eBook was produced by: Claudine Corbasson & the online Distributed Proofreaders Canada team at http://www.pgdpcanada.net






Au lecteur

BIBLIOTHÈQUE

RELIGIEUSE ET NATIONALE

APPROUVÉE

PAR Mgr L’ÉVÊQUE DE MONTRÉAL.


1re SÉRIE IN-12

On lui prépara des présents et des discours. Tous voulaient lui faire bonne mine.


LA
PREMIÈRE CANADIENNE
DU
NORD-OUEST

OU

Biographie de Marie-Anne Gaboury,
arrivée au Nord-Ouest en 1806, et décédée à Saint-Boniface
à l’âge de 96 ans

PAR

M. l’abbé G. DUGAST.

La femme forte est la joie de son mari.

Eccl., xxvi, 2.

MONTRÉAL

LIBRAIRIE SAINT-JOSEPH

Cadieux & Derome

1883


Enregistré conformément à l’acte du Parlement du Canada en l’année mil huit cent quatre-vingt-trois,
par Cadieux & Derome, au bureau du Ministre de l’Agriculture à Ottawa.


AVANT-PROPOS.

La première Canadienne-Française qui partit du Canada pour aller à la Rivière Rouge, dans le Nord-Ouest, fut Marie-Anne Gaboury, épouse de J.-Bte Lajimonière et mère de la nombreuse famille Lajimonière établie au Manitoba. Elle arriva dans ce pays dès le commencement de ce siècle, en l’année 1807, et ce ne fut qu’en 1818, que d’autres Canadiennes osèrent suivre leurs maris dans ces contrées sauvages.

Indépendamment de toute autre considération, le seul fait d’avoir eu le courage de suivre son époux sur cette terre lointaine, pour obéir à un devoir d’épouse fidèle et dévouée, suffirait pour que son nom méritât d’être connu; mais outre ce motif, la vie de Mme Lajimonière pendant les douze premières années qu’elle eut à passer au milieu des sauvages, dans les prairies de l’Ouest, a 6 été semée de tant d’épisodes émouvants que le plus simple récit de cette vie héroïque ne peut manquer d’intéresser quiconque est capable d’apprécier le courage et d’admirer le dévouement.

Peu de femmes ont eu, autant de fatigues à supporter que Mme Lajimonière, de dangers à courir, et d’ennuis à dévorer. Les voyageurs des pays d’en haut qui vivent encore ont seuls une idée de ce qu’étaient les déserts sauvages du N. O. il y a plus de soixante ans; de ce que les marches à travers les immenses prairies et les bois avaient de fatigant, même pour les hommes forts et robustes. Malgré ces difficultés, Mme Lajimonière, pendant près de douze ans, a suivi son mari, tantôt à pied, tantôt à cheval, dans toutes les courses aventureuses de sa vie de trappeur, au milieu des nations barbares, souvent en guerre les unes contre les autres.

Son genre de vie, quoique devenu plus calme après l’arrivée des missionnaires, fut cependant très loin de lui offrir le confort 7 des pays civilisés. Les différents fléaux qui affligèrent la colonie naissante de la Rivière Rouge soumirent longtemps ses habitants à une foule de privations et de misères; Mme Lajimonière en eut sa large part. Ce qui étonnera le lecteur, après avoir parcouru cette notice, sera d’apprendre que cette femme, qui paraissait d’une constitution délicate, a pu arriver, sans aucune infirmité, jusqu’à l’âge avancé de 96 ans. Si le dicton populaire, La misère ne fait pas mourir, a pu être vrai quelquefois, c’est bien assurément dans la vie de Mme Lajimonière.

Comme cette femme a vécu, à la Rivière Rouge, à l’époque où se sont passés, entre les deux compagnies de traite, les événements les plus importants dans l’histoire du pays, et comme son mari, M. Lajimonière, par ses rapports avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, fut obligé d’y prendre part, nous serons naturellement amené à en dire un mot dans le cours de ce récit.

Tous les faits que nous rapporterons, nous 8 les avons recueillis de la bouche des plus anciens habitants de la Rivière Rouge, en particulier de la famille Lajimonière elle-même, dont les plus anciens membres sont encore vivants. Nous avons mis le plus grand soin à nous assurer de l’exactitude des dates et des faits. Ce n’est donc pas un roman que nous avons écrit, mais bien les scènes très réelles d’une vie réelle.

C’est après avoir lu l’histoire des Canadiens dans l’Ouest, par M. Tassé, que nous avons pensé à recueillir sur la première Canadienne venue à la Rivière Rouge, les notes que nous publions aujourd’hui.


9

LA PREMIÈRE CANADIENNE
DU
NORD-OUEST.

I

Marie-Anne Gaboury naquit à Maskinongé, diocèse de Trois-Rivières, le 6 novembre 1782, du mariage de Charles Gaboury et de Marie-Anne Tessier. Elle fut baptisée le même jour par le révérend M. Rinfret qui desservait alors cette paroisse. Un de ses oncles, M. Gaboury entra dans les ordres et demeura longtemps à Saint-Sulpice.

A l’âge de 14 ans, elle sortit de sa famille pour aller demeurer au presbytère, chez M. le curé Vinet, pour aider la ménagère. Sa vie, qui devait être plus tard si accidentée, fut assez monotone jusqu’à l’âge de 25 ans. Enfermée, avec une vieille gouvernante, entre les quatre murs d’un presbytère, elle dut trouver la solitude bien profonde: ordinairement le séjour dans ces demeures permet peu de rapports avec le monde. Là, les jours se suivent et se ressemblent. Pendant onze ans la jeune Marie-Anne Gaboury vécut ainsi 10 calme et tranquille, auprès de l’église, sans soupçonner le moins du monde que les années qui suivraient allaient opérer un changement aussi incroyable dans son existence.

Durant l’hiver de l’année 1806, un jeune Canadien, du nom de J.-Bte Lajimonière, qui avait déjà passé cinq ans dans le N. Ouest, descendit au Canada pour revoir sa famille établie à Maskinongé.

Les vieillards se rappellent encore quelle sensation produisait dans la paroisse l’arrivée d’un voyageur des pays d’en-haut. Tout le monde voulait le voir, lui parler, et surtout l’entendre: il avait tant d’histoires émouvantes à raconter! Des récits merveilleux tombaient de ses lèvres; ce n’était pas toujours l’exacte vérité; mais n’importe, c’était intéressant; on n’en demandait pas davantage. A beau mentir qui vient de loin! Parents, amis, étrangers, accouraient se presser autour du narrateur pendant les longues soirées d’hiver. C’était quelquefois à la suite de ces narrations si propres à exalter 11 l’imagination d’une jeunesse avide d’aventures que se déclaraient les vocations pour les lointains voyages. Les jeunes filles les plus timides, ne pouvant maîtriser leur curiosité, sortaient de leur retraite pour venir éprouver un petit frisson d’horreur au récit d’une histoire effrayante. On ne doit donc pas s’étonner, si Marie-Anne Gaboury alors âgée de vingt-cinq ans, obtint de sa vieille gouvernante, après beaucoup de recommandations, la permission d’assister aux veillées dont un jeune voyageur était le héros, à Maskinongé, pendant l’hiver de 1807. Ce fut probablement à l’une de ces réunions qu’elle fit la connaissance du jeune trappeur et se laissa prendre au charme de ses récits.

Pendant son séjour en Canada, M. Lajimonière n’avait communiqué à personne son dessein de remonter dans le Nord-Ouest, et dans la paroisse tous ses amis pensaient que cinq années d’aventures chez les sauvages suffisaient pour le dégoûter des voyages, et que désormais il allait reprendre la vie paisible de cultivateur au foyer de sa 12 famille. Marie-Anne Gaboury était elle-même dans cette conviction, quand M. Jean-Baptiste Lajimonière la demanda en mariage. Elle avait alors vingt-cinq ans. Avant de donner son consentement, elle consulta sa famille et son curé, chez qui elle demeurait depuis onze ans. Personne ne pensa à poser pour condition qu’il ne repartirait plus pour les voyages, tant on était persuadé qu’il n’y songeait pas lui-même. M. Lajimonière appartenant à une famille respectable de Maskinongé, les parents de Marie-Anne Gaboury ne firent point d’objection à ce que leur fille lui donnât sa main. Le mariage fut fixé au 21 avril.

Jusque là, tout allait bien. Les noces eurent lieu sans qu’aucune arrière-pensée apportât l’ombre la plus légère au bonheur de la jeune épouse, et troublât le moins du monde ses rêves d’avenir.

Cependant, le printemps, amenant avec lui la maladie des voyages, ne tarda pas à arriver.

13

C’est une chose étrange que cette passion des aventures quand une fois elle a pris racine dans un cœur: on dirait que les fatigues, les misères et les dangers ne font que la développer davantage. Le voyageur ressemble au joueur, qui se passionne pour le jeu à mesure qu’il perd: il espère, à chaque nouveau voyage qu’il entreprend, qu’il reviendra accompagné de la fortune. Nos anciens Canadiens qui ont voyagé autrefois dans le N. O. pour les compagnies de traite n’ont jamais pu dans la suite, malgré les misères qu’ils supportaient dans leurs courses, se complaire à la vie tranquille des habitants de la campagne; ceux qui se sont faits cultivateurs plus tard font exception à la coutume générale.

Vers les premiers jours de mai; M. Lajimonière déclara donc à sa femme que son intention était de repartir bientôt pour aller faire un second voyage au Nord-Ouest. Cette nouvelle fut un coup poignant pour Mme Lajimonière; cependant elle ne se découragea pas trop d’abord; elle crut qu’à force 14 d’instances et de prières, elle finirait par détourner son mari de ce dessein, qu’il lui avait caché avant de la demander en mariage; mais quand, après avoir apporté les raisons les plus fortes et les plus convaincantes, elle vit que cette résolution était inébranlable et qu’il voulait partir à tout prix, elle sentit alors tout ce qu’il y avait de pénible dans sa position. Il était trop tard pour poser des conditions; il ne restait plus d’autre alternative que celle de laisser partir seul son époux, sans espoir de ne le revoir qu’après de bien longues années, peut-être jamais; ou bien de partir avec lui pour aller dans un pays barbare partager, pendant le reste de ses jours, ses fatigues, ses misères, et ses dangers.

A la rigueur, elle n’était pas obligée de prendre ce dernier parti. Ses parents étaient opposés à ce voyage; ils savaient que si leur fille se décidait à l’entreprendre, ils ne la reverraient plus jamais sur cette terre; et cette pensée les affligeait profondément.

Dans son incertitude, Madame Lajimonière 15 alla consulter son curé, M. Vinet, chez qui elle venait de passer les onze dernières années de sa vie; et elle prit d’avance la résolution de suivre la voie qu’il lui indiquerait. Dans une telle situation, un conseil irréprochable n’était pas chose facile à donner. M. Vinet ne se fit pas illusion sur les épreuves de tout genre qui attendaient cette jeune femme dans le cas où elle consentirait à partir avec son mari. Il savait qu’une fois rendue dans ces lointaines contrées, elle ne pourrait plus trouver ni pour elle-même ni pour sa famille (si Dieu lui en donnait une) aucun secours religieux. Les missionnaires n’avaient pas alors pénétré jusque là pour y porter les lumières de la foi, et tous les peuples de ces immenses territoires vivaient encore dans l’infidélité. Sous le rapport temporel l’aspect n’était pas plus souriant: elle serait obligée de se faire à la vie nomade comme les sauvages du désert pendant bien des années peut-être; il était facile de prévoir que la civilisation ne pénétrerait pas de sitôt dans cette partie de l’Amérique. Cependant, après avoir tout bien examiné, sans 16 flatter le tableau, M. Vinet dit à Mme Lajimonière que si, malgré cet avenir chargé de nuages, elle se sentait le courage et la force de partir pour le Nord-Ouest, il lui conseillait de suivre son mari plutôt que de le laisser partir seul.

De ce moment la résolution de Mme Lajimonière fut arrêtée; elle se remit entre les mains de la divine Providence, et commença immédiatement les préparatifs de son départ.

Ce fut dans la première semaine de mai, à peine quinze jours après son mariage, que Mme Lajimonière fit ses adieux à la belle paroisse de Maskinongé, où elle avait coulé des jours si calmes, et que désormais elle ne devait plus revoir.

Si, à ce moment là, le tableau de l’avenir se fut déroulé devant elle pour lui laisser voir avec ses ennuis, ses misères et ses souffrances, les soixante et dix années qu’elle aurait à passer dans les pays sauvages qui désormais allaient devenir sa patrie, il est bien probable 17 que son courage aurait failli et qu’elle aurait renoncé au dessein de suivre son mari sur cette terre lointaine: mais heureusement que pour Mme Lajimonière comme pour les autres, le drame de la vie ne s’est montré que jour par jour, et au moment de se séparer pour jamais de sa famille, de ses amis, et de tout ce qu’elle avait de plus cher au monde, elle a pu encore bercer son imagination de douces espérances. C’est ainsi que se passe la vie, semée de peines et de soucis, dont quelquefois le poids nous accable; notre existence deviendrait un fardeau doublement pesant si nous connaissions d’avance toutes les épreuves que l’avenir nous réserve; mais le désert que nous traversons est rempli de mirages, et nous marchons toujours encouragés par la vue d’une oasis où nous espérons trouver le repos.

De Maskinongé, M. Lajimonière, avec son épouse, se rendit à Lachine près de Montréal, pour attendre le départ des canots sur lesquels il devait prendre son passage.

Chaque printemps, dès que les rivières 18 étaient navigables, des canots, chargés de marchandises pour la traite des pelleteries et de provisions pour les forts se mettaient en route pour le Nord. Ces canots étaient conduits par des voyageurs, la plupart canadiens, engagés dans les villes et les campagnes, pour le service de la puissante Compagnie du Nord-Ouest. Ordinairement c’étaient des jeunes gens qui partaient pour ces voyages. La Compagnie, qui désirait garder ses serviteurs le plus longtemps possible à son service, choisissait de préférence des hommes qui n’étaient pas mariés; cependant quelquefois elle acceptait aussi ces derniers; mais jamais jusque là aucun d’eux n’avait eu l’idée de conduire sa femme avec lui dans ces contrées sauvages appelées les pays d’en-haut. C’était un voyage rude et pénible même pour des hommes; plus d’un voyageur qui avait signé son engagement de gaieté de cœur, et qui était parti en chantant de gais refrains, versait des larmes de regret et se sentait pris de découragement après cinq ou six jours de cette vie de voyageur. Il arrivait même que quelques-uns d’eux, à la faveur des ténèbres de la 19 nuit, trouvaient moyen de déserter à travers les bois, pour retourner au pays, aimant mieux s’exposer au danger de mourir de faim qu’à celui de succomber sous le fardeau.

Mme Lajimonière n’eut avec elle aucune compagne pour son voyage; elle s’embarqua sur les canots, seule de son sexe, mais ayant à ses côtés un homme fier d’être son mari et de la protéger de sa force et de son amour, et commença dès le premier jour l’apprentissage du genre de vie qu’elle allait désormais mener pendant plus de douze ans; car à part quelques rares moments, où elle fut logée avec ses enfants dans les forts de la Compagnie, on peut dire qu’elle n’eut plus d’autre habitation que des tentes jusqu’à l’année 1818.

Durant le voyage, Mme Lajimonière n’eut pas, comme les hommes, à manier l’aviron ou à porter de lourds fardeaux sur ses épaules; cependant elle n’en éprouvait pas moins la fatigue de passer des journées entières 20 assise au fond d’un canot, sans pouvoir changer de position, exposée aux rayons du soleil, aux vents ou à la pluie; puis le soir, de coucher sur une grève, au bord d’un lac ou d’une rivière, sans autre lit que la terre dure; toutes choses beaucoup plus poétiques dans les livres qu’en réalité.

En partant de Lachine, les canots se rendaient à Sainte-Anne, endroit éloigné d’environ deux milles de l’extrémité est de l’île de Montréal. C’était là que se faisait le premier campement, et les conducteurs des canots ne croyaient commencer réellement leur voyage qu’à partir de ce lieu.

Le lendemain, au départ, on faisait les adieux au Canada, et on lançait les canots à force d’aviron sur le lac des deux Montagnes. Les embarcations dont les voyageurs se servaient depuis Lachine jusqu’au fort William, à l’extrémité du lac Supérieur, étaient ce qu’on appelait les canots des maîtres; ils contenaient dix-huit rameurs et il fallait huit hommes pour les porter. Toutes les marchandises 21 et les provisions qui formaient la cargaison d’un canot étaient attachées par ballots pesant de quatre-vingt à quatre-vingt dix livres. Pour avoir une idée des fatigues et des difficultés qu’offraient ces voyages, disons que de Lachine au lac Huron, il y avait à faire au moins vingt-six portages. Arrivés au pied d’un rapide, tous les voyageurs conduisaient le canot à la côte; puis prenant sur leurs épaules les ballots de marchandises, ils les portaient jusqu’à l’endroit où la rivière redevenait navigable; on en faisait autant du canot. Les portages avaient quelquefois jusqu’à un mille de long. Il fallait recommencer le même travail chaque fois que la navigation était interrompue par une cascade ou une chute. Les chemins des portages étaient ardus et pénibles; il fallait gravir des rochers, passer à travers les bois dans des sentiers à peine battus, ou bien marcher dans les savanes où le pied s’enfonçait dans l’eau et la vase. Mme Lajimonière avait à suivre tous les jours les voyageurs dans ces marches fatigantes, et à porter dans ses bras une partie des effets qu’elle emportait 22 avec elle. Malgré les difficultés d’une pareille route, les voyageurs arrivèrent sans accident à l’entrée du lac Supérieur, à la tête du sault Sainte-Marie. Ce lac, comme on le sait, est une vaste mer intérieure sur laquelle naviguent aujourd’hui comme sur l’océan des vaisseaux de haut tonnage; il est sujet à de fréquentes tempêtes, et quand cette masse d’eau est soulevée par un vent violent la navigation devient dangereuse, même pour de gros navires; ses vagues furieuses vont se briser contre les rochers abrupts qui bordent ses côtes au nord; et souvent il devient très difficile aux vaisseaux de trouver un abri pour se mettre en sûreté. Les canots de la Compagnie, chargés jusqu’au bord, n’avaient pas la témérité, on le pense bien, de s’éloigner des côtes. Dès que les guides voyaient le vent s’élever ils se hâtaient de gagner la baie la plus proche, où ils attendaient le retour du beau temps. Il arrivait quelquefois que, durant la traversée, de la pointe d’une baie à l’autre, les voyageurs se trouvaient pris à l’improviste par une bourrasque, et alors les canots couraient les plus 23 grands dangers; il en périssait même de temps à autre, et alors marchandises et voyageurs disparaissaient au fond du lac qui est d’une profondeur étonnante même à quelques pieds du bord.

Cette année là, les canots eurent deux terribles tempêtes à essuyer; durant l’une d’elles surtout, une partie de l’expédition faillit périr au milieu des vagues. Mme Lajimonière, bien des années plus tard, racontait encore à ses enfants les frayeurs mortelles qu’elle avait ressenties en cette occasion, et avec quelle ferveur elle avait prié en se voyant sur une si frêle embarcation.

En partant du Canada, elle avait apporté avec elle des objets de piété; une médaille et un chapelet. Elle fut assez heureuse pour les conserver durant toute sa vie. A l’âge de 96 ans, elle avait encore en sa possession le même chapelet qu’elle portait sur elle en venant à la rivière Rouge.

Dans tous les dangers qu’elle eut à courir 24 pendant les nombreux voyages qu’elle fut obligée de faire, elle avait recours à son chapelet, et elle disait vers la fin de sa vie que c’était sa dévotion à la très sainte Vierge qui l’avait préservée de tout malheur.

Après un mois de marche environ la troupe de voyageurs arrivait au fort William.—C’était un peu plus de la moitié du chemin pour arriver à la rivière Rouge, mais c’était à peine la moitié des difficultés de la route qu’on avait surmontées. Le trajet de la baie du Tonnerre au lac Winnipeg se faisait tantôt en canot, tantôt sur terre. Les portages étaient aussi fréquents qu’entre le lac Huron et Montréal. Les canots dont se servaient les voyageurs pour cette partie du chemin étaient beaucoup plus petits que les premiers, parce que le pays à travers lequel on avait à passer offrait beaucoup plus d’obstacles. Ceux qui ont travaillé depuis quelques années sur la partie du Pacifique entre Winnipeg et la baie du Tonnerre ont une idée de cette nature sauvage, semée de rochers et de précipices, et comprennent combien nos anciens 25 voyageurs des pays d’en haut avaient besoin d’énergie et de courage pour ne pas succomber dans les fatigues de ces voyages.

Du fort William la route se fit sans accidents, et les canots arrivèrent au grand lac Winnipeg vers la première semaine de juillet.

L’entrée du lac Winnipeg était pour la Compagnie du N.-O. une espèce d’entrepôt où les voyageurs des postes de l’ouest et du haut de la rivière Rouge, se rendaient chaque printemps pour attendre l’arrivée des canots.

Là chaque troupe de voyageurs prenait les marchandises et les provisions destinées aux différents forts, et après quelques jours employés à fêter, les hommes venus du fort William s’en retournaient, tandis que ceux qui étaient venus les rencontrer reprenaient chacun sa direction.

M. et Mme Lajimonière s’embarquèrent sur les canots qui allaient à Pembina, car c’était 26 dans ce poste qu’ils avaient l’intention de passer l’hiver.

Avant son voyage à Maskinongé, M. Lajimonière avait déjà demeuré quatre ans à cet endroit; il y avait même laissé une indienne qu’il avait gardée pendant son séjour dans ce poste. Nous verrons bientôt qu’elle fut une occasion de chagrin pour Mme Lajimonière.

Les canots, en remontant la rivière, s’arrêtèrent au fort Gibraltar, qui était bâti à l’embouchure de l’Assiniboine, afin d’y déposer des marchandises. Ce comptoir avec celui de la baie d’Hudson, bâti un mille plus bas, étaient les seuls établissements le long de la rivière Rouge, depuis le lac Winnipeg jusqu’à Pembina. Tout était solitaire et sauvage sur les côtes de la rivière; nulle trace d’habitation n’apparaissait aux regards des voyageurs, et dans ces solitudes immenses aucun autre bruit que le cri des oiseaux, fuyant à leur approche, ne frappait leur oreille. Après quatre ou cinq jours employés à remonter le 27 cours tortueux de la rivière, on arriva au poste de Pembina.

M. Lajimonière planta sa tente dans le voisinage du fort pour attendre la saison de la chasse d’automne.

Il y avait auprès de ce fort cinq ou six Canadiens trappeurs qui étaient mariés à des femmes du pays. La vie de ces hommes ne différait pas de celle des sauvages: comme eux ils habitaient dans des loges de peaux, campaient auprès du fort pendant l’été et allaient passer l’hiver dans les prairies pour y faire la chasse. Mme Lajimonière n’eut pour toute société, à son arrivée à Pembina, que les femmes indiennes de ces quelques Canadiens. Mais elle ne savait pas la langue sauvage et les indiennes ne parlaient pas le français,—en sorte que la conversation ne pouvait se faire que par signes. On peut juger des ennuis qu’elle eut à dévorer, quand, seule sous sa tente, pendant que son mari était absent pour aller chasser, elle se reportait par la pensée vers sa famille, qu’elle avait laissée 28 pour toujours, et qu’elle se voyait si loin de tout pays civilisé.

Jean-Baptiste Lajimonière, nous l’avons déjà dit, avait comme tous les voyageurs du nord de ce temps, pris pour femme une Indienne, pendant les cinq années qu’il avait passées à Pembina. Il avait abandonné cette femme un an avant son voyage au Canada, et celle-ci avait continué de vivre loin du fort avec ses parents et d’autres sauvages. Quand, après deux ans d’absence, cette Indienne vit revenir, avec une femme, celui qu’elle avait regardé comme son mari, la jalousie s’empara d’elle, et elle résolut de se venger de cet affront sur Mme Lajimonière.

On sait que les sauvages infidèles ont certains breuvages qu’ils préparent et qu’ils font boire à leurs ennemis pour leur communiquer des maléfices. Sur ces sortes de breuvages, ils font des invocations à leur manitou pour le prier de venir à leur aide, afin de causer du mal à leur ennemi. Beaucoup de personnes, qui ont vécu longtemps 29 chez les sauvages, assurent que ces breuvages, qui s’appelleraient plutôt des poisons, ne réussissent que trop souvent à produire l’effet désiré.

Cette Indienne forma donc le dessein d’empoisonner Mme Lajimonière. Elle tâcha d’abord de dissimuler sa jalousie et de se montrer le plus aimable possible. Sous le prétexte de rendre des services à Mme Lajimonière, elle venait tous les jours lui faire visite dans sa loge.

Mme Lajimonière, ignorant les rapports que cette femme sauvage avait eus avec son mari, ne pouvait soupçonner aucune mauvaise intention cachée sous ces bons procédés, et elle ne se tenait nullement sur ses gardes.

Heureusement l’Indienne confia son secret à la femme d’un des Canadiens qui vivait auprès du fort. Celle-ci se hâta d’avertir Mme Lajimonière du danger qui la menaçait: elle lui conseilla en même temps de s’éloigner du fort avec son mari pour quelque 30 temps. M. Lajimonière, qui savait ce que peut la jalousie et la soif de la vengeance dans le cœur des sauvages, leva sa tente immédiatement, et partit pour aller passer l’hiver dans le haut de la rivière Pembina.

A l’automne, presque tous les chasseurs se rendaient à cet endroit, qui était le plus favorable pour la chasse au buffle. Cette place portait le nom de Grand-Camp.

Plus tard, en 1812, quand les premiers Ecossais arrivèrent à la rivière Rouge, ils furent obligés, pendant trois ou quatre hivers, de se transporter là pour se procurer de quoi vivre par la chasse, n’ayant aucun autre moyen de subsistance dans le pays.

M. Lajimonière cependant ne demeura pas au Grand-Camp avec sa femme jusqu’au printemps. Vers le commencement de janvier, il revint au poste de Pembina. Le jour des Rois, il était logé dans une maison du fort, et ce fut là que le 6 janvier Mme Lajimonière mit au monde son premier enfant.

31

Ce jour, ordinairement si joyeux et si consolant pour une mère, fut triste et sombre pour Mme Lajimonière. Elle ondoya son enfant elle-même, car elle était seule capable de le faire sûrement.

C’était une fille, elle lui donna le nom de Reine, parce quelle naissait le jour des Rois: mais elle n’eut pas la consolation de la voir porter à l’église pour y recevoir le saint baptême accompagné de ses touchantes cérémonies: elle n’entendit pas le son joyeux des cloches, qui fait tressaillir de bonheur le cœur d’une jeune mère; elle ne reçut point les visites si consolantes des parents et des amis, qui viennent partager les joies de la famille en ce beau jour.

Cependant Mme Lajimonière continua de demeurer au fort de la Compagnie jusqu’au mois de mai. Son mari passait presque tout son temps à la chasse. C’était d’ailleurs le seul moyen qu’avaient les trappeurs de se procurer de la nourriture. Il est vrai qu’à cette époque le gibier était très abondant, et 32 un chasseur tant soit peu habile n’était jamais exposé à jeûner.

Quand les beaux jours du printemps furent revenus et que les rivières et les lacs furent débarrassés de leur épaisse couche de glace, M. Lajimonière annonça à sa femme qu’il avait l’intention de laisser Pembina pour monter à la Saskatchewan en société avec trois Canadiens qui avaient passé l’hiver à Pembina. Les noms de ces Canadiens étaient: Chalifou, Belgrade et Paquin. Tous les trois étaient mariés avec des Indiennes de la tribu des Cris.

Ils se procurèrent deux canots assez larges pour eux, leurs femmes et quelques provisions pour le voyage, puis ils se mirent en route, vers la fin de mai 1807.

Les canots descendirent tranquillement la rivière Rouge jusqu’à l’entrée du lac Winnipeg, dont ils longèrent les côtes jusqu’à l’embouchure de la Grande Saskatchewan. Le bagage que traînait Mme Lajimonière se 33 réduisait à peu de chose: son enfant et un peu de provisions pour trois ou quatre jours d’avance, c’était tout ce qu’elle portait avec elle. Elle enveloppait son enfant dans un maillot sauvage, à la manière des femmes indiennes; il fallait bien, sur ce point, adopter les usages du pays, parce qu’ils sont les plus commodes. Néanmoins, nous devons remarquer que, quoique Mme Lajimonière ait vécu soixante et douze ans dans un pays sauvage, elle n’adopta jamais pour elle-même aucun des costumes indiens, elle tenait à garder autant que possible les modes de son pays.

Les voyageurs s’avançaient à petites journées; rien d’ailleurs ne les pressait: ils pouvaient chasser le gibier dont ils avaient besoin et ils le trouvaient en abondance sur la route: étant au commencement de la belle saison, ils avaient devant eux tout le temps nécessaire pour se rendre avant l’automne au fort des Prairies, où ils comptaient passer l’hiver.

Le soir, les canots accostaient au rivage, au 34 premier endroit venu. On allumait un grand feu sur la côte pour préparer le repas et pour chasser les maringouins qui fourmillent le long de ces grèves. Ce feu servait aussi à tenir à distance les bêtes féroces pendant la nuit.

Après quelques semaines, les canots arrivèrent auprès du fort Cumberland où les voyageurs avaient l’intention de s’arrêter un peu. Il y avait autour du fort un grand nombre de sauvages, réunis alors pour la traite. D’avance, ils avaient appris la nouvelle qu’une femme blanche, venant du pays des Français, était arrivée parmi eux, et qu’elle devait bientôt passer au fort Cumberland. C’était pour eux un grand sujet de curiosité. Ils firent mille questions pour savoir si elle était bien différente des femmes sauvages; si elle était bonne ou méchante, s’il y avait des précautions à prendre pour lui parler.

Le canadien Belgrade, qui avait devancé ses compagnons pour arriver au fort, dit aux sauvages que cette Française était bien bonne, 35 mais qu’elle était très forte en médecines et qu’elle avait la puissance de faire mourir, rien qu’en les regardant, tous ceux qui l’insultaient. Dans l’espace de quelques minutes, tout le camp fut instruit de cette particularité merveilleuse, et tous se promirent bien de faire leur possible pour se rendre favorables les regards de la Française. On lui prépara des présents et des discours. Quand Mme Lajimonière arriva au camp, c’était à qui lui présenterait ses hommages. Tous voulaient lui faire bonne mine. Prends-nous en pitié, lui disaient-ils; nous sommes contents de te voir; et ils prenaient un plaisir indicible à la regarder.

Mme Lajimonière était loin d’être dépourvue d’agréments. Les traits de son visage étaient réguliers et sa peau d’une grande blancheur. Pour les sauvages, qui n’avaient jamais vu d’autres beautés que leurs noires compagnes, c’était une merveille; aussi lui témoignèrent-ils un respect extraordinaire.

Après une semaine de repos, les voyageurs continuèrent leur route vers le fort des Prairies.

36

Un soir qu’ils s’étaient arrêtés fort tard pour camper, ils attachèrent leurs canots aux saules du rivage, et allumèrent un grand feu au pied de la côte, où ils trouvèrent des arbres renversés. Après le souper, les voyageurs causaient ensemble autour du bûcher enflammé; Belgrade, Chalifou, Paquin et Lajimonière étaient assis entre la rivière et le bûcher, pendant qu’un nommé Bouvier, qui s’était joint à eux sur la route, se trouvait seul de l’autre côté du feu. A quelques pas de distance Mme Lajimonière était à préparer le campement avec les femmes des Canadiens, quand tout à coup Bouvier poussa un cri de détresse, et appela ses compagnons à son secours.

Au premier cri qu’il fait entendre chaque chasseur saisit son fusil et se prépare à se défendre contre l’ennemi qui vient les attaquer. On passe vite de l’autre côté du brasier pour voir ce que devient Bouvier, et contre qui il a à lutter. On ne pouvait pas soupçonner qu’un animal sauvage viendrait auprès du feu attaquer un homme pendant la 37 nuit, car le feu a pour effet de mettre les bêtes fauves en fuite. Cependant à peine les quatre chasseurs ont-ils fait quelques pas qu’ils aperçoivent leur malheureux compagnon emporté dans le bois par une ourse suivie de deux oursons.

Elle tenait Bouvier dans ses griffes et le frappait rudement au visage pour l’assommer.

Aussitôt qu’elle vit quatre hommes à sa poursuite elle redoubla de fureur contre sa proie et se mit à lui labourer le visage avec ses ongles. M. Lajimonière, qui était un chasseur intrépide, la harcelait de la crosse de son fusil pour lui faire lâcher prise; dans la crainte de tuer Bouvier en voulant le sauver, il n’osait pas tirer sur l’ourse. Cependant Bouvier, se sentant étrangler, criait de toutes ses forces: tirez donc; j’aime autant mourir d’un coup de fusil que d’être dévoré tout vivant.

M. Lajimonière fit feu sur la bête à bout portant et la blessa mortellement. Cependant, comme elle conservait encore assez de forces, 38 elle lâcha Bouvier pour se ruer sur celui qui venait de l’attaquer aussi rudement. M. Lajimonière s’y attendait, et, comme son fusil n’avait qu’un seul coup, il prit sa course vers son canot, où il avait un second fusil tout chargé. A peine l’avait-il saisi, que déjà l’ourse arrivait sur la grève et se levait pour monter sur le canot. M. Lajimonière, ne craignant plus de blesser son compagnon, visa la bête en pleine poitrine: cette fois, elle ne se releva plus.

Dès que l’ourse ne fut plus à craindre, Mme Lajimonière, qui, pendant tout ce tumulte, avait été toute tremblante de peur, alla relever le malheureux Bouvier qui était tout couvert de blessures et à moitié mort. L’ourse, avec ses ongles, lui avait arraché la peau du visage depuis la racine des cheveux jusqu’au bas du menton. Il ne lui restait ni yeux, ni nez, tout avait disparu. Cependant il n’était pas blessé mortellement: on pansa ses plaies aussi bien qu’on pouvait le faire en pareille circonstance et on entreprit de le transporter au fort des Prairies. Mme Lajimonière prit soin de lui le 39 long de la route. Il finit par guérir de ses blessures, mais il demeura aveugle et infirme le reste de ses jours. Il vécut plusieurs années au fort des Prairies.

Quand les premiers missionnaires arrivèrent à la rivière Rouge en 1818, il obtint de se faire descendre à Saint-Boniface pour y rencontrer des prêtres. Il termina ses jours chez Mgr Provencher. On rapporte que dans les dernières années de sa vie il passait ses journées à faire des croix et des crucifix, tout aveugle qu’il était; mais il ne fit jamais de chefs-d’œuvre.

Revenons maintenant à nos voyageurs. Ils reprirent leur route le lendemain, et continuèrent leur voyage vers le fort des Prairies, où ils arrivèrent à la fin du mois d’août. M. Lajimonière y avait déjà passé l’hiver deux ans auparavant; il connaissait le bourgeois du fort, M. Bird, et il obtint pour lui-même et sa femme une place dans le fort pour l’automne et l’hiver.

Le fort des Prairies, appelé aujourd’hui 40 Edmondton était le fort le plus important de l’ouest à cette époque. C’était le grand point de réunion des sauvages. Les Indiens de toutes les tribus s’y rencontraient: des Pieds Noirs, des Assiniboines, des Sarcis, des gens du Sang, des Cris, etc., et quand ces diverses nations étaient rassemblées autour du fort, elles inspiraient souvent des craintes très sérieuses aux bourgeois et aux employés. Il s’y livra plus d’une bataille où le sang coula, où plus d’un combattant trouva la mort. Ceux qui avaient la garde des forts avaient souvent besoin d’une audace invincible et de muscles d’acier pour dominer ces barbares, qui ne connaissaient d’autre souveraineté que celle de la force et de la bravoure. Les sauvages sont comme les fauves qu’on ne dompte que par la puissance du regard.

On raconte qu’une fois, le bourgeois d’un fort sur la Saskatchewan était resté seul au poste avec un serviteur, pendant que tous les employés étaient allés, les uns à la prairie, les autres conduire des pièces à un fort voisin. 41 Une bande de Pieds-Noirs, qui étaient campés à quelques arpents de la palissade, s’avisèrent à l’entrée de la nuit d’aller se faire ouvrir les portes du fort pour demander de la boisson et du tabac. Sachant que le bourgeois était seul avec son serviteur, ils s’imaginaient avoir facilement raison de lui en l’intimidant par leur nombre, et ne doutant nullement qu’ils en obtiendraient tout ce qu’ils voudraient.

Ils se rendirent donc auprès de la porte principale du fort et se mirent à frapper pour entrer. Le serviteur, effrayé par ce bruit, accourut pour voir de quoi il s’agissait. Il ouvrit un petit guichet, par lequel on pouvait examiner sans danger les gens du dehors. Quand il aperçut cette bande de sauvages à une heure aussi avancée de la nuit, il comprit que l’affaire allait être sérieuse. Le bourgeois était déjà au lit. Le serviteur dit aux sauvages d’attendre un moment, qu’il allait avertir son maître et apporter les clefs du fort.

De chaque côté de la porte il y avait une 42 tourelle munie d’un bon canon chargé à balles. Il n’y avait qu’à y mettre le feu pour faire danser les sauvages. Le bourgeois dit à son serviteur: “Va dans l’une des tourelles; ôte les balles qui sont dans le canon et laisse seulement la charge de poudre; j’en ferai autant de l’autre côté, puis quand je te crierai: tue, tu tueras.” Pendant ce temps là, les sauvages attendaient patiemment à la porte, croyant en vérité qu’on était à chercher les clefs pour les introduire. Quand le bourgeois fut rendu à l’affût du canon, duquel il arracha les balles, il poussa un cri à son serviteur pour l’avertir de faire feu. Les deux coups partirent presqu’en même temps. Les sauvages qui ne s’attendaient pas à ce salut solennel, faillirent en perdre connaissance. Ils furent si effrayés qu’ils bondirent trois pieds en l’air; puis obéissant au ressort qui les poussait en avant, ils s’élancèrent du côté de leur camp, sans regarder ni à droite ni à gauche. Le bourgeois, joyeux et triomphant, passa la tête à travers une ouverture et leur cria: “arrêtez, arrêtez, j’ai encore un autre coup à vous tirer.” Il paraît qu’ils lui 43 firent grâce de ce coup et qu’ils ne furent point tentés de revenir.

Mais on ne s’en tirait pas toujours aussi gaîment.

Dans une autre occasion, un fort voisin de celui-ci fut le théâtre d’une scène affreuse. Les employés du fort étaient partis, un matin, avec des canots, pour porter des provisions à quelques lieues plus haut, dans un autre poste de traite, et le commis, nommé Kite, était resté seul. Les canots étaient conduits par quatre Canadiens: Montour, Millet, Morin et St-Germain. Un métis, nommé Tourangeau, suivait les Canadiens dans un petit canot. Durant la journée, des sauvages, qui étaient campés de l’autre côté de la rivière, vis-à-vis le fort, envoyèrent un jeune Indien au magasin pour acheter de la poudre. Quand le commis lui eut donné ce qu’il demandait, il lui mit, en badinant, la main sur la tête, sans penser que le jeune Indien pourrait prendre ombrage de cette démonstration familière et pure de toute mauvaise intention. 44 A peine de retour à son camp, celui-ci tomba malade, et mourut avant la fin de la journée. Au moment de rendre le dernier soupir, il dit à ses parents que c’était le commis du fort qui était la cause de son mal; que, le matin, il lui avait jeté un sort mauvais en lui mettant la main sur la tête. Les sauvages ne crurent que trop facilement à la parole de l’enfant. Pour eux, le commis n’était ni plus ni moins qu’un sorcier dont il fallait se débarrasser le plus tôt possible. L’occasion était favorable; contre un seul homme la lutte devait être facile et le pillage sans danger.

Le lendemain, à la pointe du jour, les sauvages traversèrent donc en grand nombre la rivière, pénétrèrent dans le magasin, se ruèrent sur le commis et le percèrent à coups de couteau. Ils commencèrent ensuite à piller le fort. Pendant ce temps les Canadiens qui étaient partis la veille s’en revenaient sans soupçonner l’ombre d’un danger. Une vieille métis, qui vivait parmi les sauvages, sachant qu’on allait les massacrer dès qu’ils mettraient le 45 pied sur la côte, essaya de leur sauver la vie sans exposer la sienne. Elle alla se placer sur une petite île, à deux ou trois milles plus haut, pour arrêter les voyageurs quand elle les verrait passer. Malheureusement il était tard quand ils passèrent, ils ne la remarquèrent pas et elle ne réussit pas à se faire entendre. En arrivant au fort les sauvages les assassinèrent, et prirent la fuite.

Tourangeau, le métis, était demeuré en arrière des Canadiens, et n’arriva au fort qu’un jour après eux. Il fut surpris en débarquant de ne voir personne sur la côte. Il se dirigea vers la porte pour voir quelle était la cause du silence qui régnait partout. Le premier objet qui frappa ses regards fut le cadavre d’un de ses compagnons qui était percé de coups de couteau. A mesure qu’il pénètre dans l’intérieur du fort il rencontre les autres cadavres et enfin le corps du commis déjà en décomposition. Comme il n’y a plus là aucun être humain vivant, il ne peut recevoir d’explication sur cette horrible boucherie. Il commence à songer que peut-être 46 des sauvages, cachés dans les environs, vont lui faire subir le même sort et que déjà on le vise pour le tuer. Fou de peur, il court à son canot, le pousse au large et se met à ramer de toutes ses forces pour atteindre le poste voisin. Il se proposait de voyager toute la nuit, afin de se soustraire à la poursuite des sauvages. Vers dix heures du soir, il aperçut sur la grève un grand feu environné de monde. A la distance où il se trouvait il ne lui était pas possible de distinguer si c’étaient des ennemis. Quand il fut arrivé vis-à-vis le campement, il adressa la parole en français, afin de voir si ces gens ne seraient pas des Canadiens du poste voisin. Grande fut sa joie quand il entendit qu’on lui répondait dans la même langue, c’étaient des employés de la Compagnie qui, eux aussi, allaient porter des provisions dans des postes plus éloignés. Tourangeau se hâta de traverser la rivière et de leur raconter la scène effrayante dont il avait été le témoin.

Tels étaient les dangers que les voyageurs couraient, à cette époque, pour le service des 47 compagnies, dans ces immenses solitudes de l’ouest. Un pareil genre de vie devait offrir peu d’attraits à une femme accoutumée à la vie paisible des campagnes du Canada.

Mme Lajimonière hiverna pendant quatre années consécutives au fort des Prairies. Arrivée à ce poste dans l’automne de 1808, elle ne retourna à la rivière Rouge qu’au printemps de 1811. Pendant l’hiver, son mari était absent la plus grande partie du temps, pour visiter ses pièges et se procurer des fourrures. Il n’était pas engagé au service des compagnies, il chassait pour son propre compte, et vendait ses pelleteries au fort comme les Indiens. Le printemps, quand le temps des belles fourrures était passé, M. Lajimonière laissait le fort pour aller à la prairie chasser le buffle; sa femme l’accompagnait. Elle montait à cheval, et chevauchait des journées entières à travers les prairies et les bois. Quand son mari trouvait un endroit favorable pour la chasse, il y plantait sa tente et y séjournait quelque temps.

Durant l’été de 1808, M. Lajimonière était 48 campé sur les bords d’une petite rivière avec son compagnon Belgrade, qui lui aussi avait sa femme à la prairie. Un jour qu’ils étaient à visiter leurs pièges au loin et que les deux femmes étaient restées seules sous la tente, tout à coup une bande de sauvages de la nation des Cris passa auprès de leur tente. En apercevant cette petite loge isolée autour de laquelle ils ne voyaient personne, les sauvages eurent la curiosité de la visiter. Dès que la femme de Belgrade les vit approcher, elle saisit dans ses bras l’enfant de Mme Lajimonière, et se sauva à toutes jambes dans le bois, croyant que les sauvages allaient les massacrer.

Ils entourèrent la loge, et le chef de la bande descendit pour examiner s’il n’y aurait pas là un ennemi caché.

Mme Lajimonière, qui n’était pas accoutumée à ces visites crut un instant que sa dernière heure était arrivée. Quand le chef indien se présenta à l’ouverture de la tente il ne fut pas peu surpris de voir à genoux une 49 jeune femme blanche comme il n’en avait jamais vue. Mme Lajimonière, en effet, était à genoux au milieu de sa loge et disait son chapelet demandant à la sainte Vierge de la protéger.

Il y avait parmi ces sauvages un Canadien du nom de Batoche Letendre; il avait épousé une femme de leur tribu et avait adopté leur genre de vie.

Il s’approcha lui aussi de la loge de Mme Lajimonière et dès qu’il reconnut une Canadienne, il se hâta de la rassurer en lui disant qu’elle n’avait rien à craindre de leur part “Je vis depuis longtemps au milieu d’eux, dit-il, et je suis certain qu’ils ne vous feront aucun mal.” Ces paroles rassurèrent un peu Mme Lajimonière. Cependant, seule au milieu d’un désert, avec une bande de guerriers sauvages à la recherche de quelque ennemi à scalper, les heures lui parurent d’une longueur désespérante. Vers la fin du jour, son mari était de retour de la chasse. Il fut étrangement surpris de trouver d’aussi nombreux 50 visiteurs autour de sa loge; les uns étaient nonchalamment étendus sur l’herbe, fumant leur calumet, les autres avaient soin de leurs chevaux à quelque distance.

Il crut d’abord que sa femme avait été massacrée et que le même sort l’attendait. Ne la voyant pas sortir de sa tente, il lui cria d’aussi loin qu’il put se faire entendre: “Marie-Anne, vis-tu encore?” “Oui, dit-elle, je vis, mais je me meurs de peur.”

M. Lajimonière connaissait les usages des sauvages et il parlait facilement leur langue. Il s’approcha donc hardiment de la bande, et après leur avoir donné la main en signe de paix, il les pria d’aller camper plus loin, afin de laisser reposer sa femme qui était fatiguée et malade.

Les sauvages assurèrent à M. Lajimonière qu’il était leur ami, qu’ils ne lui voulaient aucun mal et qu’ils allaient, en effet, passer la nuit un peu plus loin.

Quand ils furent partis, la femme de Belgrade, 51 qui avait passé la journée cachée dans le bois, revint trouver Mme Lajimonière avec son enfant, et tous trois se félicitèrent d’en avoir été quittes pour la peur.

Le lendemain, J.-Bte Lajimonière et son compagnon levèrent le camp pour se rapprocher du fort des Prairies. On était alors au mois d’août. Mme Lajimonière suivait son mari à cheval, portant avec elle son enfant emmaillotté dans un sac qu’elle laissait pendre d’un côté du cheval, tandis que de l’autre côté elle portait un sac de provisions, qui par son poids contrebalançait le poids de l’enfant et l’empêchait de tomber.

Mme Lajimonière chevauchait ainsi des journées entières quand il fallait retourner au fort des Prairies pour reprendre les quartiers d’hiver. Durant la saison d’été, son mari se portait quelquefois à de grandes distances du fort. Cette année là, il avait campé quelque temps dans les environs de la rivière Bataille. Deux ou trois jours après son aventure avec les sauvages, M. Lajimonière était 52 au milieu d’une grande prairie fréquentée par d’innombrables troupeaux de buffles, quand tout-à-coup il rencontra sur son passage une bande de ces animaux. La présence d’un troupeau de buffles produit sur les chevaux des chasseurs un effet étonnant. Sans être excité par son cavalier, un cheval parfois s’élance à la poursuite des buffles avec tant d’ardeur qu’il devient impossible de le maîtriser. Le chasseur, ainsi mêlé à des milliers d’animaux lancés dans une course furibonde, court les plus grands dangers.

Mme Lajimonière était, par malheur, ce jour là, sur un cheval accoutumé à ces courses; aussi, dès qu’il aperçut les animaux, sans s’occuper du fardeau qu’il portait, il prit le mors aux dents et s’élança sur le troupeau. Embarrassée par les deux sacs qui pendaient de chaque côté du cheval, et dans l’un desquels se trouvait son enfant, Mme Lajimonière croyait à chaque instant qu’elle allait être lancée sur le sol et broyée sous les pieds des buffles. Elle se recommanda à Dieu et se cramponna de son mieux aux crins du 53 coursier. Elle ne put calculer combien de temps dura la course, mais il est certain qu’elle la trouva horriblement longue. Quand son mari, à force de tours et de détours, parvint à la tirer de ce danger, elle était sur le point de succomber à la crainte autant qu’à la fatigue. C’était vers les trois heures de l’après-midi. M. Lajimonière, son compagnon et les deux femmes s’arrêtèrent auprès d’une butte où il y avait du bois, et ce fut là, quelques heures après la course, que Mme Lajimonière donna le jour à son second enfant, qui fut surnommé Laprairie, parce qu’il était né au milieu de la prairie.

La naissance de son premier enfant, à Pembina, n’avait pas été un jour joyeux pour cette jeune femme, cependant, comparée à celle du second, c’était une fête brillante. Représentez-vous une pauvre femme, seule pour ainsi dire, au milieu d’un désert immense, à des milliers de lieues de toute civilisation, sans secours, sans maison, presque sans abri, et couchée sur la terre pour passer ses jours de maladie: quel abandon! Mais 54 ce ne fut pas tout: deux jours après la naissance de son enfant, Mme Lajimonière, après l’avoir ondoyé, l’enveloppa de langes, le mieux qu’elle put, le prit dans ses bras et remonta à cheval pour se rendre le plus vite possible au fort des Prairies. On aurait peine à croire ces choses chez une Indienne; mais quand on sait comment Mme Lajimonière avait été élevée, on ne comprend pas comment elle ait pu résister à de telles fatigues.

La saison n’étant pas encore avancée, les voyageurs, arrivèrent de bonne heure et sans accident au fort des Prairies. Mme Lajimonière y passa l’automne et l’hiver.

A l’approche du printemps, il lui arriva, aux portes du fort même, une aventure assez curieuse avec la femme d’un Pied-Noir, qui était campé dans les environs. Un jour Mme Lajimonière était allée, avec une chaudière, quérir de l’eau à la rivière, et ses deux enfants étaient restés seuls dans la maison. Du fort à la rivière, la distance n’était pas très grande, mais les côtes sont 55 extrêmement élevées; il faut bien une dizaine de minutes pour monter et descendre.

Le dernier né de Mme Lajimonière était un joli petit enfant, au teint frais, aux yeux bleus, à la tête blonde. Il avait déjà attiré l’attention des Indiennes.

Une Pied-Noir qui s’était introduite souvent dans le fort l’avait remarqué et avait jeté sur lui un regard d’envie. Malgré son affection pour sa propre progéniture, elle n’eut pas de peine à se convaincre qu’il était plus charmant que ses petits Pieds-Noirs, et elle résolut de le voler aussitôt qu’elle en trouverait l’occasion. Elle profita donc, ce matin là, de l’absence de Mme Lajimonière pour s’emparer de l’enfant et s’enfuir avec lui. Elle le jeta dans l’espèce de capuchon formé avec la couverte dont elle s’enveloppait; puis avec ce paquet sur le dos elle se hâta de sortir du fort pour aller rejoindre ses gens, et décamper ensuite. En montant la côte, avec sa chaudière remplie d’eau, Mme Lajimonière vit bien une Pied-Noir qui se 56 hâtait de s’éloigner, en emportant un enfant, mais elle ne soupçonnait pas que ce fût le sien.

A la porte du fort, elle rencontra le bourgeois, M. Bird, qui lui demanda d’où elle venait et pourquoi elle avait laissé ses enfants seuls, pendant que les Pieds-noirs étaient si proches. “En voici une qui se sauve avec un enfant, dit-il, ce pourrait bien être le vôtre qu’elle a volé. Hâtez-vous donc de vous en assurer.” Il ne fallut qu’un instant pour voir que l’enfant avait disparu, et que sans aucun doute l’Indienne l’emportait. Mme Lajimonière, sans demander le secours de personne et n’écoutant que son amour maternel, s’élança à la poursuite de la Pied-Noir, qui redoublait de vitesse pour s’échapper. Elle était déjà parmi les siens, quand Mme Lajimonière lui mit la main sur l’épaule. “Donne-moi mon enfant”, dit-elle en l’arrêtant; “donne-moi mon enfant que tu m’as volé.” La Pied-Noir ne comprenait pas ses paroles, mais elle comprenait bien ses gestes; elle voulut faire semblant de ne rien comprendre et parut étonnée 57 comme tous les voleurs qu’on accuse. Mme Lajimonière alors ouvrit le capuchon que la Pied-Noir avait eu soin de bien fermer, et elle aperçut son petit enfant qui souriait. Quand elle vit son vol découvert, l’Indienne fit mine d’avoir voulu simplement jouer un tour et elle ne fit aucune résistance pour restituer l’enfant. Elle ne pouvait pas dire que c’était le sien propre, la couleur la trahissait trop; elle laissa donc Mme Lajimonière reprendre son enfant et renonça, pour le moment, au dessein d’élever un petit Canadien pour en faire un Pied-Noir.

*
*   *

Malgré la triste aventure de l’été précédent, Mme Lajimonière repartit encore le printemps de 1809, pour suivre son mari à la prairie. Elle commençait à s’aguerrir, et ce genre de vie l’effrayait moins qu’au commencement: tant il est vrai qu’on s’accoutume à tout et qu’on finit par s’attacher même à ses misères, 58 cependant, comme on va le voir, Mme Lajimonière n’était pas encore à la fin de ses tribulations.

Vers la fin du mois de juin, pendant les jours les plus longs de l’été, M. Lajimonière, étant à la recherche de gibier, campa un soir sur les bords d’un petit lac où il passa la nuit. Le lendemain, quand il voulut reprendre ses chevaux, il s’aperçut qu’ils avaient tous disparus. Avaient-ils été volés par les sauvages, ou bien étaient-ils allés chercher au loin d’autres pâturages? Il n’en savait rien. Il se mit sur leurs traces, sans savoir où il s’arrêterait, laissant sa femme seule avec ses deux enfants dans sa loge.

Il ne revint pas le même jour, et Mme Lajimonière fut obligée de passer la nuit seule.

La situation n’était pas des plus rassurantes. Dans le cas où elle serait attaquée soit par des bêtes sauvages, soit par des Indiens ennemis, elle ne pouvait espérer de secours de personne.

59

Le lendemain, dans le cours de l’avant-midi, une bande de sauvages de la tribu des Sarcis, armés de flèches et de couteaux, le visage tout barbouillé comme lorsqu’ils sont en guerre, environnèrent la loge de Mme Lajimonière. Ces sauvages étaient en marche pour aller venger quelques-uns de leurs guerriers qui avaient été massacrés les jours précédents par des Cris.

Déjà ils avaient exercé leur barbarie sur les femmes des Canadiens, compagnons de M. Lajimonière.

Belgrade, Chalifou, Caplette et Letendre étaient mariés à des Crises. Durant l’été de 1809, ils étaient allés faire la traite dans la tribu des Sarcis.

Leurs femmes furent massacrées en haine de leur tribu, et les Canadiens n’échappèrent à la mort que par une prompte fuite vers le fort.

Mme Lajimonière se trouvait donc environnée 60 de ces barbares cherchant des ennemis à immoler pour satisfaire leur vengeance.

A la couleur de son visage ils virent qu’elle n’avait rien de commun avec ceux qu’ils cherchaient et qu’ils ne devaient pas la traiter en ennemie.

Le chef lui demanda par signes si elle avait son mari et où il était. Mme Lajimonière tâcha de lui faire comprendre que son mari était à la recherche de ses chevaux et qu’il ne tarderait pas à revenir. Ils lui firent signe qu’ils allaient l’attendre et qu’ils ne partiraient pas sans lui avoir parlé. Ils attachèrent leurs chevaux et s’étendirent sur l’herbe. Le temps paraissait long à Mme Lajimonière. Elle voulut cependant faire bonne contenance, et montrer qu’elle les traitait en amis.

Elle avait de la viande fraîche dans sa loge, elle se mit en frais de leur préparer un festin. La chaudière fut immédiatement remplie et mise sur un bon brasier. En attendant, elle sacrifia une certaine quantité de tabac que 61 son mari tenait en réserve pour les grandes circonstances.

Quand la marmite eut bien bouilli, elle la tira du feu, découpa la viande par morceaux, puis la servit aux sauvages sur l’herbe de la prairie.

Le moyen de se rendre un sauvage propice c’est de lui donner à manger.

Les Sarcis furent émerveillés de cette réception, et ils firent tout leur possible pour prouver à Mme Lajimonière qu’ils ne lui feraient aucun mal.

Vers les cinq heures de l’après-midi son mari arriva avec ses chevaux. Il ne s’attendait pas à trouver une pareille visite. Après s’être assuré que sa femme n’avait d’autre mal que la peur, il dit aux sauvages qu’il allait maintenant partir pour aller camper ailleurs. “Non, lui dirent-ils, tu ne partiras que lorsque cinq de nos gens seront de retour du fort où nous les avons envoyés; s’il leur 62 arrive quelque mal de la part de ces gens, vous répondrez pour eux.”

Il était impossible de leur échapper. M. Lajimonière leur dit que sa femme était fatiguée et malade; qu’elle avait besoin d’être seule, et que le lendemain ils pourraient revenir avec eux. Les sauvages consentirent à le laisser aller passer la nuit avec sa femme et ses enfants à quelques milles plus loin, auprès d’une touffe de bois. On était au mois de juin, temps où les jours sont dans leur plus grande longueur et où les nuits sont resplendissantes de clarté.

M. Lajimonière et sa femme se dirigèrent vers l’endroit où ils avaient dit aux sauvages qu’ils camperaient. Ils s’y arrêtèrent en effet quelques instants pour prendre de la nourriture; mais dès qu’ils crurent que les Indiens reposaient et qu’ils pouvaient partir sans être vus par eux, ils montèrent à cheval et prirent la route du fort. Ils savaient que, le lendemain, les sauvages, mécontents d’avoir été joués, se mettraient à leur poursuite. Ils marchèrent 63 donc toute la nuit, et tout le jour suivant, sans presque s’arrêter. Ils craignaient, à chaque instant, de voir les sauvages acharnés à leur poursuite.

Enfin, après cinq jours de marche, ils arrivèrent sur les bords de la Saskatchewan, en face du fort des Prairies. Ils appelèrent quelqu’un du fort pour venir les aider à traverser la rivière. Il était temps, car, à peine touchaient-ils l’autre rive, qu’ils aperçurent au loin les Sarcis qui les poursuivaient. Les Canadiens Belgrade, Chalifou et Paquin étaient arrivés au fort; leurs femmes avaient déjà été massacrées avec leurs enfants dans un camp des Sarcis, comme on l’a dit plus haut.

M. Lajimonière et sa femme entrèrent dans le fort pour se mettre en sûreté. Les sauvages traversèrent la rivière et vinrent se présenter à la porte du fort pour demander les Canadiens. Le bourgeois et tous ceux qui étaient réunis au poste tachèrent de les calmer, mais ce ne fut qu’à force de présents 64 qu’ils réussirent à se débarrasser d’eux sans effusion de sang.

Mme Lajimonière ne retourna pas à la prairie le reste de l’été.

Ce genre de vie était plein de dangers et n’était guère profitable. Elle aurait bien voulu voir son mari se fixer auprès d’un fort et cesser cette vie d’aventures. Sa famille augmentait, il devenait de plus en plus difficile de voyager ainsi sans s’exposer à de graves inconvénients; cependant il n’était guère facile de parler du projet de s’établir d’une manière permanente dans un endroit comme celui-là. Elle se résigna donc encore à attendre avec patience.

Au printemps de 1810, elle fit un troisième voyage à la prairie. Ce fut pendant ce voyage que vint au monde son troisième enfant. Elle avait surnommé le second Laprairie parce qu’il était né au milieu d’une immense prairie; elle donna à son troisième enfant, qui était une fille, le surnom de Cyprès parce 65 qu’elle vint au monde à la montagne Cyprès. Son second enfant avait alors deux ans. A l’âge de six mois, il avait failli être volé par une Pied-Noir; il paraît que tous les sauvages jetaient sur lui des regards d’envie, car pendant l’été de 1810 une bande de sauvages fit de nouvelles tentatives pour l’avoir. Cette fois ils n’essayèrent pas de le voler, mais ils proposèrent de l’échanger contre des chevaux.

Un jour que Mme Lajimonière était avec son mari sous sa tente, des Assiniboines arrivèrent auprès d’eux avec des chevaux, et le chef descendit pour parler à Mme Lajimonière. Elle ne comprenait pas le sauvage; mais le chef, pour lui faire entendre qu’il désirait avoir son enfant âgé de deux ans, prit la corde qui attachait le plus beau de ses chevaux, et, la passant autour de la main de Mme Lajimonière, lui fait signe qu’il le lui donnait en échange de son second enfant. Comme on peut bien le penser, Mme Lajimonière le repoussa et lui fit signe que jamais elle ne consentirait à un tel marché. Le sauvage croyant qu’elle ne se contentait pas d’un 66 cheval, lui en amena un second, puis lui passa encore la corde autour de la main comme la première fois. Elle dit à son mari: “Répète lui donc que je ne vends pas mon enfant et qu’il m’arrachera le cœur avant que je ne consente à me séparer de lui.”

—“Eh bien! dit le sauvage, prends les chevaux et un de mes enfants.”—“Non, dit-elle, jamais tu ne me feras consentir à ce marché;” puis prenant son enfant dans ses bras elle se mit à pleurer.

Le sauvage, paraît-il, fut touché de ses larmes, car il cessa d’insister davantage. Il continua sa route avec ses gens et ses chevaux.

Cette aventure fut sa dernière dans la Saskatchewan. Vers la fin de l’été, elle arriva au fort des Prairies pour y passer l’hiver, et, au printemps de 1811, son mari consentit à reprendre le chemin de la rivière Rouge, où des épreuves d’un autre genre l’attendaient.


67

II

Au printemps de 1811, M. Lajimonière ne retourna pas à la prairie. Il avait appris que Lord Selkirk voulait fonder un établissement sur les bords de la rivière Rouge, et que les premiers colons, pour former le noyau de cette colonie, partaient d’Europe ce printemps là même. Il monta sur son canot et prit la route du lac Winnipeg. Mme Lajimonière ne pleura pas en quittant le fort des Prairies. En revenant à la rivière Rouge elle se rapprochait de 400 lieues du Canada, et il lui semblait qu’elle retournait dans un pays civilisé. D’ailleurs, le temps n’était pas éloigné où ce pays allait recevoir les bienfaits de la vraie civilisation, car les missionnaires ne devaient pas tarder à y pénétrer.

Le dessein de M. Lajimonière était de se fixer d’une manière permanente dans la colonie dès que celle-ci offrirait des moyens de subsistance à ses habitants.

68

Il n’arriva que fort tard dans l’été à l’endroit où s’élève aujourd’hui Winnipeg: mais il ne s’arrêta que peu de temps à ce poste. Les colons partis d’Écosse ne purent se rendre à la rivière Rouge cette année là. Le vaisseau qui les portait étant arrivé trop tard à York, les familles furent obligées de passer l’hiver sur les bords de la baie d’Hudson. Ils ne partirent de là qu’au mois de juin 1812: et après avoir supporté bien des misères, et des fatigues excessives, qui causèrent la mort de plusieurs d’entr’eux, ils arrivèrent enfin à la rivière Rouge au commencement de septembre.

M. Lajimonière alla passer l’hiver de 1811 à 1812 au poste de Pembina où il avait hiverné avec sa femme en 1807. Sa famille, pendant son voyage à la Saskatchewan, s’était accrue de deux enfants. L’ainée, nommée Reine, parce qu’elle avait été ondoyée le jour des Rois, était née à Pembina, en 1807; les deux autres, un garçon et une fille, étaient nés dans les prairies, J.-Bte vers le milieu du mois d’août 1808, et Josette, dans le cours de l’été 1810.

69

Mme Lajimonière eut un quatrième enfant à Pembina pendant l’hiver de 1811 à 1812; il fut nommé Benjamin. Celui-ci n’eut pas comme J.-Bte un berceau entouré d’aventures; il ne fut ni volé ni marchandé; on laissa sa mère tranquille. Cet hivernement n’eut rien de remarquable. M. Lajimonière n’était là qu’en attendant l’arrivée des colons, et son intention était de repartir bientôt pour le fort Douglas. Dès que la rivière fut libre, au printemps de 1812, il descendit avec sa femme jusqu’au fort Gibraltar à l’embouchure de l’Assiniboine. De là il remonta le cours de cette rivière l’espace d’une douzaine de milles et s’arrêta un peu plus haut que l’endroit appelé aujourd’hui la paroisse Saint-Charles.

Mme Lajimonière jusqu’à ce moment n’avait pas mené, comme on l’a vu, une vie bien agréable: mais, au moins, pendant l’hiver, elle avait demeuré dans les forts de la Compagnie, et là, elle ne se trouvait pas complètement isolée. Pendant trois ans, de 1812 à 1815, elle sera seule avec ses enfants, 70 logée dans une petite hutte, à douze milles de toute habitation.

M. Lajimonière se construisit une petite maison en bois brut, sans planchers ni fenêtres, et s’installa dans ce château avec sa famille.

Pour vivre alors à la rivière Rouge il fallait chasser: la vie et la mort étaient au bout du fusil. M. Lajimonière avait à nourrir et vêtir sa femme et quatre enfants. Il continua, sur l’Assiniboine, le genre de vie de la Saskatchewan; seulement, il laissait sa femme à la maison avec ses enfants. Ses absences duraient quelquefois des mois entiers. Alors, Mme Lajimonière n’avait pour toute distraction, dans sa solitude, que le soin de sa famille dans une maison à peine assez large pour elle.

Dans l’automne de 1815, M. Lajimonière annonça qu’il allait s’absenter pour plus longtemps que de coutume.

71

Mais avant de parler de son absence, et des misères que sa femme eut à supporter durant ce temps, disons un mot des événements qui avaient lieu alors, à la rivière Rouge, entre les compagnies de traite.

La grande Compagnie du Nord-Ouest, fondée en 1784, par une société de marchands de Montréal, avait toujours été, depuis sa fondation, l’antagoniste de la société de la Baie d’Hudson. Elles se faisaient concurrence pour le commerce des pelleteries jusque dans le fond du Nord.

Partout où l’une des deux compagnies bâtissait un fort, l’autre se hâtait d’en élever un à côté, et c’était à qui débiterait le plus de pelleteries. Vers les années 1806 et 1807, les parts de la Compagnie de la Baie d’Hudson avaient énormément baissé et la Compagnie du Nord-Ouest était alors à l’apogée de sa gloire. Ce fut à cette époque qu’un seigneur écossais, Thomas Douglas, Lord Selkirk, vint à Montréal et prit connaissance de l’état de commerce de ces compagnies. Il 72 retourna en Angleterre, acheta la moitié des parts de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui étaient tombées au-dessous de 60, après avoir été à 250 pour cent.

Le capital des actions de la Compagnie de la Baie d’Hudson était de cent mille louis sterling. Lord Selkirk acheta des actions jusqu’au montant de quarante mille louis. On peut juger de l’influence qu’il exerça sur la Compagnie.

Encouragé par ces premières spéculations, il forma le dessein de s’assurer, pour la Compagnie de la Baie d’Hudson, le monopole exclusif de la traite dans tous les territoires du Nord-Ouest. Il savait, d’après les explications qu’il avait reçues à Montréal, qu’une compagnie qui n’aurait personne pour lui faire concurrence, réaliserait, par la traite des pelleteries, une fortune colossale.

Il acheta donc des actionnaires de la Compagnie de la Baie d’Hudson une grande étendue de terrain sur les bords de la rivière 73 Rouge, et annonça en Europe qu’il allait fonder une colonie.

Le but de Lord Selkirk en fondant une colonie à la rivière Rouge, n’était pas simplement de former un établissement agricole, mais était aussi de s’assurer de la part des nouveaux colons un secours contre la Compagnie du Nord-Ouest, dont il voulait ruiner le commerce. Lord Selkirk prétendait que la Compagnie de la Baie d’Hudson, en vertu de la charte que lui avait octroyée Charles II en 1670, avait le droit exclusif de pêche et de chasse, non seulement sur les bords de la Baie d’Hudson, mais encore sur tout le Nord-Ouest, jusqu’aux Montagnes Rocheuses à l’ouest, et jusqu’à la mer glaciale au Nord.

La rivalité entre ces deux compagnies commença sérieusement à l’arrivée des premiers colons, en 1812, et se continua avec acharnement jusqu’en 1822, époque où elles se réunirent en une seule sous le nom de Compagnie de la Baie d’Hudson.

Les Canadiens-français et les métis embrassaient 74 ordinairement la cause de la Compagnie du Nord-Ouest. Les Ecossais et les gens d’origine anglaise, ainsi que quelques sauvages étaient dévoués à la Baie d’Hudson.

M. Lajimonière n’avait jamais été au service d’aucune compagnie: il était resté libre dans le pays, faisant la chasse à son compte et vendant ses pelleteries tantôt à la Compagnie de la Baie d’Hudson, tantôt à la compagnie du Nord-Ouest. Cependant, après son séjour à la Saskatchewan, où il avait vécu dans les forts de la Baie d’Hudson, il se montra toujours en faveur de cette dernière Compagnie.

Au printemps de 1815, dans le cours du mois de mars, deux forts de la Compagnie du Nord-Ouest furent pris par les employés de la Baie d’Hudson. Tout ce qu’ils contenaient fut enlevé; provisions, marchandises et fourrures, tout fut transporté au fort Douglas. Les bourgeois et les commis de ces deux postes furent faits prisonniers et tous leurs papiers confisqués. Les messagers porteurs 75 des lettres envoyées du Canada à la Compagnie du Nord-Ouest furent arrêtés et leurs lettres interceptées.

Les agents de la compagnie du Nord-Ouest, pour surprendre les desseins de leurs ennemis, arrêtaient tous les courriers de la Compagnie de la Baie d’Hudson et les faisaient prisonniers dans leurs forts. Il était donc très difficile de faire parvenir des lettres de la rivière Rouge à Montréal. La distance à travers les bois était de six cents lieues; et pour éviter de passer auprès des différents postes échelonnés le long de la route, il fallait prendre des chemins détournés, coupés par des marais, des lacs et des rivières, et passer par des contrées inhabitées presque pendant tout le voyage.

Le gouverneur du fort Douglas, s’adressa à J.-Bte Lajimonière pour envoyer les lettres à Lord Selkirk, qui se trouvait à Montréal. Quelques jours avant la Toussaint 1815, il le fit venir au fort et lui demanda s’il était capable d’aller à Montréal porter des lettres 76 sans être arrêté sur sa route. M. Lajimonière, habitué à la vie sauvage, pouvait défier le plus habile Indien pour s’orienter dans un voyage de long cours: il avait un coup d’œil qui valait bien la meilleure boussole.

M. Lajimonière répondit qu’il pouvait se rendre seul à Montréal, sans être arrêté et qu’il se faisait fort d’aller remettre lui-même à Lord Selkirk les lettres qu’on voudrait lui confier.

La saison était déjà avancée; l’intrépide messager avait besoin de se hâter pour ne pas être arrêté par la neige. Il fit ses préparatifs de départ le jour même de la Toussaint. S’il ne lui arrivait aucun accident, il pourrait être de retour dans le cours de l’hiver; mais il lui fallait placer sa famille pour la mettre à l’abri de la misère pendant son absence.

Le bourgeois du fort de la colonie dit à M. Lajimonière d’emmener sa femme au fort, qu’elle y serait logée et nourrie jusqu’à son 77 retour de Montréal. Mme Lajimonière laissa donc sa hutte, sur les bords de l’Assiniboine, pour venir habiter le fort Douglas.

Nous ne suivrons pas son mari dans toutes les étapes de son voyage qui fut long et rude. Nous dirons seulement que, parti de la rivière Rouge le 1er novembre 1815, il ne fut de retour qu’au mois de décembre 1816.

Il fut assez heureux pour arriver à Montréal sans tomber entre les mains des agents de la Compagnie du Nord-Ouest, et pour remettre à Lord Selkirk lui-même les lettres dont il était porteur. Il n’eut pas la même chance dans son retour. Peut-être que n’ayant plus de papiers importants sur lui il était moins sur ses gardes; aussi, en passant au fort William, il fut fait prisonnier, et demeura dans ce poste jusqu’à l’arrivée du régiment des Meurons que Lord Selkirk fit monter à la rivière Rouge pour reprendre le fort Douglas, dans l’automne de 1816.

Les forts qui avaient été capturés par les 78 employés de la Baie-d’Hudson étaient le fort Gibraltar, à l’embouchure de l’Assiniboine, et le fort Pembina situé aux frontières américaines. Les choses s’étaient ainsi passées:

Le 17 mars au soir, les hommes du fort Douglas, sous la conduite de M. Colin Robertson, s’emparèrent par surprise du fort Gibraltar, bâti par la Compagnie du Nord-Ouest à l’embouchure de l’Assiniboine. Le fort fut pillé et démantelé et le bourgeois ainsi que les commis transportés au fort Douglas. Quelques jours après, les mêmes employés de la Baie-d’Hudson surprenaient un autre fort de la Compagnie du Nord-Ouest à Pembina, et lui faisaient subir le même sort qu’au fort Gibraltar. Une troisième tentative fut faite pour se saisir du fort Qu’appelle, mais elle échoua. La guerre, comme on le voit, était ouvertement déclarée; la Compagnie de la Baie d’Hudson était décidée à écraser sa rivale et à la chasser à main armée.

La Compagnie du Nord-Ouest recevait, chaque printemps, tous ses approvisionnements 79 de marchandises pour la traite, par les canots qui venaient de Montréal. Elle faisait remonter ces provisions jusqu’à l’embouchure de l’Assiniboine, au fort Gibraltar, qui était un grand dépôt, et de là elle approvisionnait les postes échelonnés sur l’Assiniboine.

Le but principal de la Compagnie de la Baie-d’Hudson en s’emparant du fort Gibraltar était de briser les moyens de communication entre les canots venant de Montréal, et les hommes de la Compagnie du Nord-Ouest qui venaient du fort Qu’appelle pour les rencontrer.

Après la prise de leurs forts par la Baie d’Hudson, les gens du Nord-Ouest comprirent qu’ils avaient besoin de descendre en nombre au printemps, s’ils voulaient forcer le passage pour rencontrer avantageusement les voyageurs du fort William. C’est ce qu’ils firent. Ils n’avaient pas l’intention de combattre, mais seulement de s’ouvrir un passage si on voulait le leur disputer. Ils devaient, d’ailleurs, agir ainsi par un principe d’humanité, 80 car en n’allant pas à la rencontre de leurs gens pour leur porter des provisions de bouche, ils les exposaient à mourir de faim.

Les employés du fort Douglas se tenaient jour et nuit sur le qui-vive, car ils s’attendaient à voir arriver du fort Qu’appelle une troupe de Métis armés. Deux sauvages étaient venus donner la nouvelle au gouverneur Semple que la Compagnie du Nord-Ouest avait rassemblé tous ceux qu’elle avait pu réunir, pour venir reprendre ses forts.

Mme Lajimonière, qui était au fort Douglas avec ses enfants, n’était pas sans inquiétude. Elle savait qu’elle pouvait courir de graves dangers si le fort était attaqué par les gens du Nord-Ouest.

Le 19 juin, vers quatre heures de l’après-midi, une sentinelle du fort Douglas vint avertir le gouverneur Semple qu’une troupe de gens à cheval passait en vue du fort, mais à une distance respectueuse. Cette bande de cavaliers ne paraissait pas être animée d’intentions 81 hostiles, car elle avait déjà dépassé le fort Douglas et se dirigeait vers le bas de la rivière. Alors le gouverneur comprit que leur but était d’aller rejoindre les canots au bas de la rivière pour leur porter des provisions. C’était ce que le gouverneur Semple voulait empêcher.

Il donna donc immédiatement l’ordre à tous ses gens armés de sortir du fort pour aller couper le passage aux Métis et pour leur faire rebrousser chemin. Quand les Métis virent approcher les gens du gouverneur, ils lui envoyèrent un des leurs pour lui demander ce qu’il voulait d’eux en les poursuivant ainsi. Alors, soit imprudence soit malice, un coup de fusil fut tiré et faillit blesser le métis envoyé en députation. Ce fut le signal de la mêlée. Les cavaliers métis, accoutumés à tirer à cheval dans leurs chasses au buffle, s’élancèrent sur leurs ennemis et en moins de quelques minutes en tuèrent vingt et un. Le gouverneur Semple tomba un des premiers.

La nouvelle de ce désastre arriva au fort 82 presque aussitôt. On crut que les Métis allaient l’attaquer immédiatement et massacrer tous ceux qui y étaient renfermés. Un sauvage du nom de Pigouis, ami de Mme Lajimonière, vint la trouver le soir même et lui dit: “Tiens, la Française, pas plus tard que demain les Métis vont prendre le fort; il faut que je te sauve avec tes enfants. Tu vas sortir d’ici ce soir, et venir habiter dans ma loge qui est de l’autre côté de la rivière.” Mme Lajimonière, tout effrayée, se hâta de prendre ses habits et ses enfants; puis aidée du sauvage et de sa femme, elle descendit au bord de la rivière pour monter en canot.

La frayeur l’avait tellement énervée qu’en posant le pied dans l’embarcation, elle s’évanouit, fit chavirer le canot et tomba dans la rivière avec ses enfants. Heureusement trois ou quatre Indiennes qui étaient là l’aidèrent à se sauver et la déposèrent dans le canot. Elle traversa la rivière et vint se loger avec la famille de Pigouis.

Le lendemain, les gens du Nord-Ouest 83 prirent le fort, mais personne ne perdit la vie. Les prisonniers et un certain nombre de colons furent embarqués sur des canots et envoyés à York, dans le Haut-Canada.

Mme Lajimonière passa l’été dans la loge avec les sauvages, mangeant comme eux ce qu’elle pouvait se procurer à la pêche.

Tant que dura l’été, elle n’eut pas trop à souffrir du logement: elle était déjà faite à la vie sous la tente; mais quand les premiers froids d’automne se firent sentir, elle songea à abandonner la loge de Pigouis pour se mettre un peu plus chaudement.

Il y avait sur la côte est de la rivière Rouge, en face du fort Gibraltar, une hutte en bois bâtie par un vieux Canadien du nom de Bellehumeur. Ce n’était pas un château, mais c’était plus chaud qu’une tente. La maison n’était pas alors occupée: les locataires étaient rares à cette époque. Mme Lajimonière s’empara de cette demeure pour y passer l’hiver avec sa famille. Elle en prit possession 84 au mois d’octobre. Il y avait déjà un an que son mari était absent et qu’elle n’en avait plus eu de nouvelles. Elle pensait qu’il avait péri le long de la route, qu’il avait été massacré par quelque sauvage, ou qu’il était tombé épuisé de faim et de fatigue.

Ce fut pour elle un automne triste et sombre. La scène du 19 juin avait jeté l’épouvante dans le pays; on s’attendait à de terribles représailles. Tout le monde souffrait d’un pareil état de choses, on ne savait trop quel serait le dénouement de ces luttes. Que de fois Mme Lajimonière, assise dans sa misérable cabane pendant les longues soirées d’automne, dut verser des larmes en pensant à sa situation! Si son mari ne revenait plus quels moyens de subsistance lui restait-il? La plupart des colons abandonnaient la rivière Rouge pour retourner au Canada. Pour se consoler dans ses ennuis elle n’avait que la prière; et c’était à ce moyen qu’elle recourait.

Vers la fête de Noël, trois mois après son 85 entrée dans la hutte de Bellehumeur, quelle ne fut pas sa surprise de voir arriver, un soir, un voyageur qu’elle reconnut pour son mari. Pour un moment, elle oublia ses misères et ses épreuves. M. Lajimonière arrivait sain et sauf après quatorze mois d’absence. Il raconta à sa femme, jour par jour, l’odyssée de son long voyage: son emprisonnement au fort William et sa délivrance à l’arrivée du régiment des Meurons, qui ne devait pas tarder à arriver à la rivière Rouge pour reprendre le fort de la colonie occupé par les agents du Nord-Ouest.

Le régiment des Meurons, sous la conduite du capitaine d’Orsonnens, n’arriva cependant qu’au mois de février, guidé par des Indiens. La route qu’il avait suivie était celle du lac Rouge. Ils atteignirent la rivière Rouge au-dessus de Pembina. De là, ils dirigèrent leur marche un peu à l’ouest de la rivière et vinrent camper sur l’Assiniboine, vers l’endroit où est l’église Saint James, à six milles de l’embouchure. Ils s’arrêtèrent un peu de temps dans cet endroit afin de préparer des échelles pour 86 escalader les palissades du fort Douglas. Ils attendirent un moment favorable pour l’attaquer. Cette occasion ne tarda pas à se présenter.

A la faveur d’une tempête de neige, ils s’approchèrent du fort sans être vus. Les sentinelles n’eurent pas le temps de donner l’éveil. En quelques instants tous les soldats étaient à l’intérieur du fort et faisaient prisonniers ceux qui s’y trouvaient.

Une semaine plus tard Mme Lajimonière put se loger de nouveau dans la maison qu’elle avait été obligée d’abandonner le 19 juin, après la bataille contre les Métis.

Son sort semblait s’améliorer. Elle ne manqua de rien le reste de l’hiver, et le fort, protégé par les soldats, n’eut plus à redouter aucune attaque de l’ennemi.

Au printemps, M. Lajimonière avait besoin de repartir pour la chasse, et le fort rempli de militaires ne parut pas à Mme Lajimonière 87 un lieu bien convenable pour une femme seule. Elle fit donc demander au bourgeois de vouloir bien lui donner une large tente où elle pourrait à quelque distance, se retirer avec sa famille. On lui accorda facilement ce qu’elle voulait et elle alla passer l’été dans le voisinage, sous une tente.

Lord Selkirk passa l’été à régler les affaires entre les deux compagnies. Le fort Gibraltar fut restitué à la Compagnie du Nord-Ouest qui le rebâtit. Des terres furent données aux militaires qu’il avait conduits à la rivière Rouge. Il conclut un traité avec les Indiens; et au mois d’octobre il repartit pour l’Angleterre.

M. Lajimonière alla avec d’autres le reconduire jusque sur le territoire américain, puis il revint au fort Douglas avant le mois de novembre.

Lord Selkirk, pour récompenser M. Lajimonière du dévouement qu’il avait montré à la Compagnie en entreprenant le long voyage 88 de Montréal, lui donna une terre qui se trouve sur le côté est de la rivière Rouge, vis-à-vis la pointe Douglas. C’est une partie de cette terre qu’un de ses fils a vendue en 1882 pour la jolie somme de cent mille dollars.

Aussitôt que M. Lajimonière fut de retour après avoir accompagné le Lord, il pensa à préparer sur son terrain un logement pour sa famille. La saison était trop avancée pour songer à bâtir une maison en bois. Pour passer l’hiver, il creusa un trou en terre au-dessus duquel il fit une espèce de toit en chaume. Ce fut là qu’il installa sa famille pendant l’hiver de 1817 à 1818.

Le lecteur voit ici que depuis 1806 il n’y avait pas encore d’amélioration bien sensible dans le confort apporté au logement de Mme Lajimonière. Les campements de Pembina, les loges dans les prairies de la Saskatchewan, la hutte sur l’Assiniboine, la maison de Bellehumeur, tout cela valait autant que son logement pour l’hiver de 1817 à 1818.

89

Cependant une pensée réjouissait le cœur de cette femme obligée de vivre dans ce pauvre réduit, qui ressemblait plus à un caveau qu’à la demeure d’un être humain.

Lord Selkirk, à son départ, avait fait signer par les colons catholiques de la rivière Rouge une requête pour demander à l’évêque de Québec d’envoyer des missionnaires porter l’Evangile dans ce pays infidèle. Il devait lui-même présenter cette demande et employer toute son influence à la faire réussir.

Le Lord, quoique protestant, avait compris que pour fonder une colonie stable à la rivière Rouge il avait besoin du secours de la religion.

S’il réussissait dans son dessein, les missionnaires monteraient l’été suivant sur des canots et seraient à la rivière Rouge vers le mois de juillet. Cette seule pensée faisait oublier à Mme Lajimonière ses onze années d’ennuis et de chagrins. Elle aurait encore une fois le bonheur de voir des prêtres, de 90 se confesser, de recevoir la sainte communion. Elle verrait ses enfants baptisés dans la sainte Eglise, et instruits de leur sainte religion. Quelle joie pour elle, après avoir été privée si longtemps de voir les cérémonies religieuses, de pouvoir assister à la sainte Messe. Ces consolantes pensées jetaient un peu de lumière sur l’obscurité de son caveau.

Pendant l’hiver, M. Lajimonière travaillait aussi à ranimer un peu chez sa femme l’espoir de se voir un jour logée plus commodément. Il coupait le bois pour une maison et préparait tout ce qu’il pouvait se procurer pour la construire le plus tôt possible afin d’y recevoir convenablement les missionnaires qui ne manqueraient pas de leur rendre visite. Quand les beaux jours du printemps parurent, Mme Lajimonière sortit de terre et se logea sous la tente, en attendant que sa maison fût prête.

Elle travailla aussi avec ses enfants à préparer un coin de terre pour y semer du blé.

91

Ce printemps-là, tous les nouveaux colons avaient ensemencé de petits champs qui ne tardèrent pas à promettre une jolie moisson.

Quand le mois de juillet arriva, la nouvelle était déjà répandue dans la colonie que les missionnaires venaient cet été même; mais on ne savait pas encore exactement le temps de leur arrivée. On ne connaissait pas encore le télégraphe dans cette région; et d’ailleurs la mode de voyager alors exposait souvent à bien des retards. On ne voyageait pas en express.

On attendait donc patiemment, quand, un beau matin, c’était le 12 juillet, jour de N.-D. du Mont Carmel, un homme venant du bas de la rivière, vint avertir le fort Douglas et le voisinage, que deux canots, portant les missionnaires annoncés, remontaient le cours de la rivière, et que tous les gens devaient se rendre au fort pour se trouver à leur arrivée.

A peine la nouvelle fut-elle connue qu’aussitôt 92 hommes, femmes et enfants s’empressèrent de courir au fort. Ceux qui n’avaient jamais vu de prêtres avaient hâte de contempler ces hommes de Dieu dont on leur parlait depuis longtemps.

Mme Lajimonière ne fut pas la dernière à se rendre au lieu où les missionnaires devaient débarquer. Elle conduisit avec elle toute sa petite famille dont l’ainée, Reine, était âgée de onze ans.

Vers une heure de l’après-midi, par un temps superbe, plus de cent cinquante personnes se trouvaient réunies sur le bord de la côte, en face du fort Douglas. Tous les regards se portaient vers le détour que fait la rivière au bout de la pointe. C’était à qui apercevrait le premier les voyageurs. Tout à coup deux canots, ayant les drapeaux de la compagnie, apparaissent au détour; ce sont ceux qui portent les missionnaires. Ce fut une explosion de joie générale. Le bourgeois du fort, M. McDonald, était catholique; il avait tout préparé pour faire une solennelle 93 réception. Plusieurs versaient des larmes d’attendrissement. L’arrivée de ces prêtres rappelait le souvenir du sol natal à ces vieux Canadiens qui avaient laissé le pays depuis si longtemps. Ces anciens voyageurs, privés de tout secours religieux pendant de longues années, étaient loin d’être sans reproche sous le rapport des mœurs, mais ils n’avaient pas été atteints par l’esprit d’impiété. Les missionnaires furent pour eux des envoyés de Dieu.

Les canots abordèrent en face du fort Douglas. M. Provencher et son compagnon, tous deux revêtus de leur soutane, mirent pied à terre et allèrent serrer la main à toute cette famille, qui désormais allait devenir la leur.

On admirait la beauté de leur taille autant que la nouveauté de leur costume. M. Provencher et son compagnon, M. Sévère Dumoulin, étaient des hommes de haute stature et ils avaient un port majestueux. Ils se tinrent debout sur le haut de la côte et firent asseoir autour d’eux les femmes et les enfants; puis 94 M. Provencher adressa la parole à cette foule accourue au-devant de lui. Il avait une parole simple, sans emphase, et toute paternelle. Mme Lajimonière, qui depuis douze ans n’avait pas entendu la voix d’un prêtre, ne se possédait pas de joie. Elle pleura de bonheur et oublia toutes ses misères et tous ses ennuis. Il lui semblait qu’elle se retrouvait pour un moment dans sa chère paroisse de Maskinongé, où elle avait passé des années si tranquilles et si heureuses.

L’arrivée des missionnaires tombait un jeudi, (16 juillet). M. Provencher, après avoir exposé à sa nouvelle famille le but de sa mission parmi eux, voulut immédiatement travailler à la vigne du Seigneur, en faisant entrer dans le bercail les brebis qui étaient dehors.

En attendant qu’on eût bâti une maison pour les missionnaires, M. Provencher et son compagnon devaient recevoir l’hospitalité au fort de la colonie. Une grande salle dans l’une des bâtisses du fort leur avait été destinée. 95 C’était là que se faisaient les offices divins et les catéchismes. M. Provencher invita toutes les mères de famille à revenir au fort, le samedi suivant, avec leurs enfants au-dessous de six ans auxquels il donnerait le bonheur de recevoir le baptême. Toutes les personnes au-dessus de cet âge qui étaient encore infidèles ne pouvaient recevoir ce sacrement qu’après avoir été instruites des vérités chrétiennes.

Quand M. Provencher eut fini de parler, le gouverneur l’introduisit dans le fort avec M. Dumoulin; puis Canadiens, Métis et Sauvages se retirèrent heureux, pour revenir trois jours après.

La famille Lajimonière comptait quatre enfants; mais deux seulement pouvaient recevoir le baptême,—les deux autres étant âgés de neuf et onze ans,—Mme Lajimonière revint au fort le samedi avec toutes les autres femmes. Le nombre des enfants, tant sauvages que métis, au-dessous de six ans s’élevait à une centaine. Ce fut Mme 96 Lajimonière qui, étant la seule femme baptisée, servit de marraine à tous.

Pendant longtemps dans la colonie, tous les enfants l’appelèrent: Ma marraine.

Le lendemain, qui était un dimanche, fut un jour solennel au fort. Tout avait été préparé, dans la salle destinée à servir de chapelle, pour recevoir le peuple et chanter la grand’messe, avec toute la pompe qu’on pouvait apporter dans cette circonstance. Quel jour mémorable que celui-ci! C’était la première fois que dans ces lieux témoins de tant de crimes, la sainte Eglise catholique allait faire entendre sa voix pour chanter la gloire du Seigneur. C’était la première fois que des apôtres allaient prêcher les vérités de l’Evangile à un peuple qui, jusque là, avait vécu à l’ombre de la mort. C’était l’Eglise de la rivière Rouge à son berceau. C’était le grain de sénevé jeté en terre, et qui plus tard devait produire ce grand arbre dont les immenses rameaux ombragent aujourd’hui les déserts de l’Ouest.

97

M. Provencher chanta la grand’messe et donna le sermon. M. Dumoulin fit l’office de chantre.

M. Provencher annonça que dès le lendemain les missionnaires se mettraient à l’œuvre pour enseigner le catéchisme, et que les colons devaient s’entendre pour commencer dès la même semaine à travailler à bâtir un logement aux missionnaires.

M. Lajimonière fut un des premiers à se rendre sur place pour commencer à préparer le bois. Les travaux marchèrent assez rapidement pour que la maison devînt habitable à la fin d’octobre.

Mme Lajimonière fit tout ce qu’elle put pour rendre des services aux missionnaires.

La colonie était dans une grande pauvreté; on ne mangeait pas de pain, il n’y avait pas non plus de lait, les vaches importées dans le pays par la Compagnie du Nord-Ouest étaient mortes et il n’en restait que quatre en 98 tout. M. Lajimonière avait été assez heureux pour en acquérir une l’année même de l’arrivée des missionnaires.

Quand, au mois de novembre, M. Provencher laissa le fort pour habiter sa nouvelle maison, il allait souvent, après son catéchisme, faire une marche sur les bords de la rivière la Seine et il se rendait ordinairement chez Mme Lajimonière. Celle-ci réservait toujours un vase de bon lait pour le missionnaire et elle le lui offrait de bon cœur.

Durant les années 1819 et 1820, les vivres dans la colonie étaient d’une rareté extrême. Mme Lajimonière, qui savait combien était grand le dévouement de M. Provencher, envoyait, quand elle le pouvait, porter par ses enfants un petit sac de viande à la mission.

M. Provencher connaissait le dévouement de cette femme. Quand il n’avait plus rien à manger chez lui, ce qui arrivait très souvent, il disait à l’aînée des enfants de Mme Lajimonière, quand elle retournait chez elle après le 99 catéchisme: “Ecoute, mon enfant, tu diras à ta mère que je n’ai rien du tout à manger ce soir.” L’enfant se hâtait de faire la commission, et revenait aussitôt après, à travers le bois portant un petit paquet de viande sèche pour les missionnaires.

Les années 1819, 1820, 1821, 1822 et 1823 furent des années de disette et de misère pour la colonie. A l’arrivée des missionnaires, il n’y avait pas encore de pain dans le pays, même à la table du gouverneur de la Compagnie; mais on espérait en manger bientôt. Les colons avaient ensemencé leurs champs, et les grains avaient la plus belle apparence. Mme Lajimonière, quoique déjà accoutumée à ne manger, depuis douze ans, que de la viande pilée, séchée au soleil, regardait avec complaisance un petit morceau de terre que son mari avait ensemencé auprès de sa maison. On a beau vivre longtemps sans manger de pain, le goût ne s’en perd pas; puis cet aliment allait être pour elle un souvenir du pays natal, ce qui en augmentait encore la valeur. Malheureusement, 100 un fléau dévastateur vint détruire en quelques heures toute l’espérance de la colonie. Le 3 août, il tomba une nuée de sauterelles, qui couvrirent la terre et dévorèrent toutes les moissons. Elles déposèrent des œufs; et au printemps de 1819, ces œufs produisirent autant de petites sauterelles, grosses comme des puces, qui ruinèrent toute la végétation. Au mois de juillet, ayant atteint leur complet développement, elles s’élevèrent dans les airs comme un nuage et disparurent. Il n’y eut en cette année aucune récolte.

L’année suivante, 1820, chacun sema en toute confiance; et les grains avaient la plus belle apparence, lorsque, le 26 juillet, il tomba des airs une aussi grande quantité de sauterelles qu’en 1818. Elles firent les mêmes dégâts et déposèrent des œufs dans la terre en sorte qu’au printemps de 1821 les petites sauterelles qui sortirent de terre, dévastèrent encore une fois les moissons. Le pays n’en fut délivré qu’au mois d’août. Pendant quatre années ni grains ni légumes n’avaient pu être récoltés.

101

Au printemps de 1822, les colons semèrent le peu de grain qui leur restait; ils comptaient sur une bonne récolte, mais des souris en nombre infini, vinrent ravager les petits champs et causèrent autant de dommage que les sauterelles.

Après ce fléau, il ne restait plus de grain pour ensemencer les terres; il fallut en envoyer chercher à la Prairie du Chien, sur le Mississipi. Pour comble de malheur, il arriva trop tard pour être semé en 1823; de sorte que cette année encore il n’y eut aucune récolte.

Pendant tout ce temps, les colons étaient obligés de vivre des produits de la chasse et de la pêche. Une grande partie d’entre eux allaient passer l’hiver à Pembina, parce qu’il était plus facile de s’y procurer de la viande qu’à Saint-Boniface. Cependant, malgré les privations qu’elle eut à supporter pendant ces années de disette, Mme Lajimonière ne voulut plus suivre son mari à la prairie. Elle demeura donc dans sa maison sur les 102 bords de la rivière Rouge, à l’embouchure de la rivière La Seine. La joie qu’elle éprouvait de se voir auprès du missionnaire, de pouvoir recevoir les sacrements, entendre la sainte messe, et de procurer l’instruction religieuse à ses enfants, était pour elle une ample compensation à ses longues épreuves. Mme Lajimonière avait une grande foi; elle le prouvait par son respect et son dévouement aux missionnaires, et aux religieuses qui vinrent plus tard dans la colonie.

Lorsqu’en 1844, les Sœurs de la Charité arrivèrent de Montréal à la rivière Rouge, Mme Lajimonière regardait comme le plus grand honneur la visite de ces bonnes religieuses; et elle disait à son fils Benjamin, chez qui elle demeurait: “Mon enfant, n’épargne rien pour faire honneur à ces bonnes Sœurs, c’est une bénédiction pour nous que de les recevoir.”

Les récoltes, pendant les années 1824 et 1825, furent assez abondantes et relevèrent les espérances des colons; mais la Providence 103 réservait encore une épreuve à cette colonie avant de lui laisser prendre son développement. L’hiver de 1825 à 1826 fut un des plus rudes de tous ceux qui éprouvèrent le pays. La neige commença à tomber en abondance dès le 15 octobre, et le froid se maintint constamment à un degré très élevé. Au printemps, cette grande quantité de neige fondant tout à coup, produisit une inondation épouvantable. L’eau s’éleva à trente pieds au-dessus du niveau ordinaire. Deux ou trois lieues de pays disparurent de chaque coté de la rivière, sous ce nouveau déluge; toutes les maisons des habitants furent emportées par la débâcle ou par la violence des eaux.

L’eau monta graduellement depuis la fin d’avril jusqu’au 20 de mai. Ce ne fut qu’au 10 juin qu’elle reprit son cours ordinaire.

Tous les colons allèrent chercher un refuge sur un côteau, à six milles environ à l’ouest de Winnipeg. M. Lajimonière et sa famille se trouvant sur le côté est de la rivière, se 104 sauva sur une petite hauteur avec un peu de provisions. Là, comme dans une île au milieu de l’océan, sans secours d’aucun côté, ils attendaient la fin de l’inondation. Plus d’une fois, Mme Lajimonière crut que c’en était fait d’elle et de ses enfants et qu’ils allaient tous mourir de faim.

Le 20 mai, l’eau cessa de monter et deux ou trois jours après elle commença à baisser. Enfin, le 10 juin, la rivière rentrait dans son lit, mais il était trop tard pour penser à semer des grains. Il fallut donc renoncer, jusqu’à l’année suivante, à l’espoir d’une récolte.

Une partie des colons quitta le pays pour retourner, les uns au Canada, les autres aux États-Unis.

Mme Lajimonière eut la douleur de voir partir pour les États-Unis une de ses filles mariée à un Canadien du nom de Lamère.

Mme Lajimonière, au milieu de ses misères 105 et de ses ennuis, avait toujours entretenu l’espoir de revoir un jour le Canada. Elle n’était pas partie pour la rivière Rouge dans le dessein d’y demeurer toujours. C’était d’ailleurs ce que son mari lui avait fait entendre quand elle avait consenti à le suivre en 1807.

Mais peu à peu elle s’était désillusionnée sur ce point. Son mari semblait bien décidé à continuer désormais son genre de vie de chasseur. Elle commençait donc à se résigner à son sort; et tout son désir maintenant aurait été de garder ses enfants auprès d’elle.

C’est toujours un chagrin pour une mère de se séparer de ses enfants. Mais quand cette mère vit à six cents lieues de tous parents et amis et qu’elle n’a près d’elle que ses enfants pour la distraire de ses ennuis, on comprend que le sacrifice d’une séparation devient doublement cruel.

Ce fut une bien vive douleur pour le cœur 106 de Mme Lajimonière de voir, après le fléau de 1826, sa fille ainée, Mme Lamère, partir pour les États-Unis. Elle fit auprès de son mari de nouvelles instances pour l’engager, en cette occasion, à retourner au Canada, à l’exemple des autres familles qui renonçaient à s’établir dans un pays si éprouvé, mais ce fut en vain. M. Lajimonière était décidé à ne jamais abandonner la rivière Rouge.[1]

Encouragé par les missionnaires qui, malgré tant d’épreuves, persistaient à demeurer en cet endroit et à recommencer les travaux détruits par l’inondation, M. Lajimonière rebâtit sa petite maison à l’embouchure de la rivière La Seine.

A mesure que ses autres enfants grandirent, ils se marièrent dans le pays, et s’établirent sur des terres aux environs de Saint-Boniface. 107 Aucun des garçons n’hérita des goûts de leur père pour la vie de voyages et d’aventures.

Après les épreuves de 1826, Mme Lajimonière ne voulut plus quitter sa maison: elle s’appliqua à élever sa famille dont les membres furent tous d’honnêtes citoyens. Quant au père Lajimonière il garda toute sa vie ses habitudes de chasseur. Quand Mme Lajimonière fut devenue veuve, ce qui arriva vers 1850, elle abandonna sa maison sur la rivière Rouge pour aller demeurer avec son fils Benjamin, à deux milles environ de l’église de Saint-Boniface. C’est chez lui qu’elle a terminé ses jours à l’âge avancé de 96 ans, environnée de tous les secours de la religion.

Elle mourut sans jamais avoir entendu parler des parents qu’elle avait laissés au Canada.

Mais, nous n’en doutons pas, elle se dédommage maintenant, dans l’éternelle patrie, des souffrances et des longs ennuis dont sa vie presque séculaire fut si largement abreuvée dans cette vallée de larmes.

108

Les femmes canadiennes qui viennent aujourd’hui à Manitoba par des voies si faciles et qui ont l’avantage de trouver, à leur arrivée dans le pays, non pas un désert rempli de sauvages, mais des villages pleins d’activité, des campagnes cultivées avec soin et tout le confort des pays établis depuis longtemps, ces femmes seraient bien peu courageuses si elles ne pouvaient se résigner à souffrir quelques moments d’ennui et de légères incommodités.

Celles qui liront cette rapide esquisse de la vie de Mme Lajimonière seront sans doute touchées de tant d’audace dans le devoir, de tant de dévouement dans le sacrifice, et s’animeront, à l’exemple de cette femme forte, aux vertus qui font les épouses fidèles et les bonnes mères de famille: ce sera pour nous la plus douce récompense de notre modeste travail.

FIN.


NOTE

[1] Mme Lamère, après avoir passé quarante-six ans aux États-Unis est revenue à Saint-Boniface, où elle a eu le bonheur de revoir sa vieille mère, alors âgée de 90 ans.


Eusèbe Senécal & Fils, Imprimeurs, Montréal.


Au lecteur

Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections mineures.

L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. Ils sont soulignés par des tirets. Passer la souris sur le mot pour voir le texte original.


[Fin de La première Canadienne du Nord-ouest par George Dugast]