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Title: ... et d'un livre à l'autre

Date of first publication: 1929

Author: Maurice Hébert, 1888-1960

Date first posted: Dec. 1, 2017

Date last updated: Dec. 1, 2017

Faded Page eBook #20171202

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DU MEME AUTEUR

 

———

 

DE LIVRES EN LIVRES

chez Louis Carrier & Cie, Montréal, 1929

 

EN PREPARATION

 

POESIE:

 

L’AILE D’AZUR

LE CYCLE DE DON JUAN

LA FABLE EN LIBERTÉ

 

PROSE:

 

BON AN MAL AN

(critique littéraire)

 

ANDRÉ NICOLE

(roman d’un homme de lettres au Canada)

 

SAGESSE ENFANTINE


MAURICE HÉBERT

 

 

... ET D’UN LIVRE

À L’AUTRE

 

——————

 

NOUVEAUX  ESSAIS  DE  CRITIQUE

LITTERAIRE  CANADIENNE

 

 

 

 

 

 

ÉDITIONS  ALBERT  LÉVESQUE


A MONSEIGNEUR CAMILLE ROY,

au critique sagace qui n’a jamais voulu éteindre chez les nôtres «la mèche qui fume encore», en témoignage de respectueux attachement, ces simples pages canadiennes où il retrouvera un peu de son âme si dévouée à nos lettres.
M. H.

PAGE LIMINAIRE

———

On a bien voulu accueillir De Livres en Livres avec sympathie. Nous ne demandons pas davantage pour Et d’un Livre à l’Autre.

Loin de nous l’idée que nous ajoutions un iota nécessaire aux recueils de critiques aussi variées que pénétrantes de ceux qui ont écrit sur nos lettres, ces années-ci. On nous assure que nos simples travaux seront utiles à quelques-uns et point nuisibles aux autres. Cela nous console de faire de la critique et nous enhardit à publier ces pages.

Nous ne nous cachons pas les lacunes de cet ouvrage. Ainsi, nous eussions souhaité un large chapitre sur les oeuvres de nos confrères ès critique. Un Louis Dantin, un Séraphin Marion, un Père M.-A. Lamarche, un Harry Bernard, un Albert Pelletier, et combien encore! méritent d’être étudiés avec soin. Sans parler des pages que nous eussions consacrées à un Père Louis Lalande, à un abbé Lionel Groulx, à un Edouard Montpetit, etc., où il y aurait tant à dire, en y mettant tout son coeur. Leur action à tous sur nos lettres est vive. Ils aident à déterminer des courants d’idées fort intéressantes à analyser. C’est un plaisir que nous nous réservons pour un prochain livre, si Dieu prête vie à celui-ci.

On nous reproche d’avoir tenu compte de certains auteurs voués au néant, semble-t-il à plusieurs. Peut-être oublie-t-on que leur effort ne sera guère vain, s’il excite les meilleurs à les dépasser et ceux qui s’estiment vraiment critiques à montrer leur génie en les morigénant...

Et puis, il y a une leçon concrète, une sorte de leçon de fait à comparer telle et telle oeuvre bien inspirée mais amorphe à une oeuvre voisine qui enferme toutes les promesses de béatitude éternelle. On voit alors ce que le talent accomplit, comment il opère son miracle, car le ciel littéraire souffre aussi violence, et l’on conclut que, sans goût ni style, un livre mène tout droit aux abîmes.

Posons-nous, cependant une question: Quel ouvrage de critique chez nous sortirait moins qu’écharpé d’un émondage impitoyable?

C’est donc qu’on peut, par une insistance aveugle, détruire un livre, même acceptable, à force d’y promener le racloir, tout comme on détraquerait une montre en y insérant l’outil sans précaution.

Notre élémentaire règle de conduite est-elle mauvaise? Toutefois, nous respectons les auteurs que nous étudions, eux et leurs ouvrages. Nous n’en parlons qu’avec une sincérité mêlée à autant de clairvoyance et de fermeté qu’il nous en est dévolu. Et nous écartons de notre plume bien des oeuvrettes que l’on jugerait inexistantes.

Quant à certains livres analysés ici, s’ils ne sont pas des chefs-d’oeuvre, ils restent quand même des documents humains. Et l’on peut encore trouver quelque joie, une pauvre joie obscure, à y chercher un lambeau de beauté: Gallus escam quaerens...

Faudrait-il donc ne considérer que les chefs-d’oeuvre, dans une littérature comme la notre, encore bien loin d’avoir atteint sa relative maturité?

Alors la critique littéraire serait facile, mais mort-née, personne ne lui ayant encore trouvé d’objet.

Il y a donc une mesure à observer. Et c’est justice.

Là tendent nos humbles mais persistants efforts.

M. H.

————


PREMIÈRE PARTIE

———

CRITIQUE D’ART

SATIRE

MORALE ET PSYCHOLOGIE


ATELIERS[1]

————

Je suis heureux de ne pas savoir la musique;

Cela me permet de mieux comprendre Wagner...

Stéphane Mallarmé.

Les critiques d’art accomplissent une besogne utile aussi longtemps qu’ils entendent les conseils des gens du métier.

Charles Huot.

L’art ne peut plus progresser sans critique autorisée.

Archibald Browne.

Nous venons de relire Ateliers. Il est donc des ouvrages canadiens qui méritent d’être lus deux fois? Assurément. Pour notre part, ce volume de M. Jean Chauvin demeurera sur le plus proche rayon de notre bibliothèque, beaucoup plus proche que tant d’autres où il n’est parlé que de l’air du temps! En effet, c’est un beau livre à consulter et à aimer; il nous renseigne très agréablement; il nous ouvre sur l’art en notre province—et même ailleurs—des perspectives sûres et il crée ainsi de l’air et de la lumière autour de questions que notre esprit français ne saurait reléguer plus longtemps aux oublis.

Ateliers est, à ce jour, notre meilleur livre d’Art sur l’Art de nos artistes.

C’est un beau livre, en ce sens qu’il se présente de la plus rare façon. Il constitue l’une des éditions les mieux plaisantes à voir, à palper, à manier. Il est vrai que de simples photographies de tableaux ne peuvent être aussi prisées que tout autre mode artistique d’illustration. Cependant, sauf les clichés un peu faibles—et cela n’est pas tout à fait indépendant de la réaction sur la pellicule de quelques couleurs,—sauf certains clichés un peu faibles, l’ensemble n’est-il pas suffisant pour que nous conservions une idée assez précise des peintures, aquarelles, dessins, statues, etc., reproduits? Mais ce qui est très bien, c’est le goût dans la disposition des éléments du livre et, surtout, le choix parfait des caractères. A elle seule, la page-titre, en noir et en bleu (elle est de Thoreau MacDonald), avec son gros millésime M. CM. XX. VIII, est un objet propre à flatter le regard du plus novice bibliophile. On n’accomplit guère mieux à Paris. A noter aussi la qualité des papiers, la couverture, etc.

Et puis Ateliers révèle aux profanes des choses remarquables en notre jeune pays trop légèrement traité d’iroquois.

Ceci d’abord: nous avons de nombreux artistes et l’art de quelques-uns est remarquable.

Afin de nous prouver ses dires, M. Jean Chauvin nous fait pénétrer à sa suite dans les ateliers d’Adrien Hébert, Edwin Holgate, Ernest Cormier, Robert Pilot, Henri Hébert, Alphonse Jongers, Horatio Walker, Suzor-Côté, Charles Maillard, Maurice Cullen, Osias Leduc, Frederick Simpson Coburn, Alfred Laliberté, Marc-Aurèle Fortin, Archibald Browne, Georges Delfosse, Hal Ross Perrigard, Edmond Dyonnet, Charles Huot, Clarence Gagnon, Joseph Saint-Charles et Charles Walter Simpson. Et encore la liste n’est point complète. Pas un mot d’Eugène Taché, Eugène Hamel, etc., ces précurseurs!

Le critique réussit même à hiérarchiser presque les mérites respectifs de ses artistes. Du moins en inférons-nous de notre lecture. Certes, de tels mérites il serait trop long de les énumérer tous ici. Bornons-nous à signaler, au passage, qu’Edwin Holgate, le plus original de nos burins, a orné «le premier livre canadien entièrement illustré de bois gravés» (Other Days, Other Ways, version anglaise du charmant bouquin régionaliste de Georges Bouchard); qu’Ernest Cormier, aquarelliste—élève de Vignal—et sculpteur, est un architecte égal aux meilleurs; que Henri Hébert, dont le style évolue de jour en jour, est notre maître-bustier; qu’Alphonse Jongers est un portraitiste de très haute marque; que Suzor-Côté, peintre et sculpteur, et probablement plus sculpteur que peintre, est l’un de nos talents les plus réputés[2]; que Maurice Cullen, «le plus grand paysagiste canadien», a «trouvé la formule de nos paysages d’hiver, en peignant la neige pour la neige»; que Charles Huot est, sans conteste, le peintre d’histoire le plus considérable au Canada; que Clarence Gagnon est l’un des plus habiles aquafortistes du monde[3]...

Et caetera, et caetera.

Au cours de ses démonstrations, M. Chauvin, ayant surpris,—encore qu’il se défende d’être un critique d’art,—ayant surpris, avec un sens aigu, les méthodes, voire les procédés, les idéals, les conceptions et les doctrines de nos artistes, nous en fait diligemment part.

Ateliers est donc plus qu’un livre de références[4]; il est un livre d’idées sur l’art en général, et, comme il convient, sur l’art canadien.

Effleurons, sans trop le pousser, ce sujet captivant, car il nous faut hâter.

Ainsi, M. Chauvin résumera les conseils d’Edwin Holgate:

Qu’avec sincérité, patience et désintéressement, l’artiste canadien cherche à dégager l’âme même de son pays, libéré des influences tyranniques, qu’il interroge une nature neuve, sans contrainte aucune. Le Canada est un pays pour peintres. Que ceux-là qui sont à la recherche du motif plantent leur chevalet devant une nature qui varie avec chaque province. Les prairies, les montagnes, la mer, autant de thèmes et qui les sollicitent. Chacune de ces provinces renferme en outre sa civilisation. Cette vie multiple, il faudrait plusieurs vies de peintre pour la traduire.

Ou M. Chauvin répétera ces paroles d’Ernest Cormier:

...De notre temps, tous les arts semblent se subordonner à l’architecture... L’architecture est plus constructive qu’ornementale. Elle réside dans les proportions des vides et des pleins, dans le jeu des ombres et des lumières, dans l’équilibre des volumes, dans le caractère en général... Une architecture est suscitée par la force des choses. Pourquoi le chercher, ce style régional? Le climat, de lui-même, nous suggère des solutions, nous invite à d’audacieux essais...

Paroles que viendra compléter, bien qu’il y ait divergence de vision, sur le point d’un style régional, l’architecte Wilford Gagnon, lorsque celui-ci expliquera:

Ce style que nos ancêtres ont apporté de la Bretagne et de la Normandie se rencontre dans toutes les bâtisses en pierre construites aux premiers temps de la colonie. Il s’adapte parfaitement à notre climat et satisfait à toutes ses exigences. S’il s’accorde en plus avec le mobilier de l’époque, il peut conduire aux réalisations les plus heureuses.

Plus loin, l’auteur d’Ateliers nous répétera la théorie de Maurice Cullen[5] sur les effets de neige:

La neige emprunte les tons du ciel ou du soleil. Elle est bleue, elle est mauve, elle est grise, noire même, mais jamais tout à fait blanche, c’est-à-dire de la blancheur d’une feuille de papier. Le blanc pur ne peut être employé que localement. La neige reflète, comme l’eau, les jeux et modulations de l’éclairage atmosphérique, mais avec cette différence que l’eau présente l’aspect d’une multitude de petits miroirs, tandis que la neige a moins de faces offertes à la lumière. Le soir, quand le soleil est chaud et frôle la ligne de l’horizon, la neige est rouge. Le reflet sur elle d’un nuage ou d’une montagne lui donne encore d’étonnantes couleurs. Quand les rivières reprennent vie, aux premiers jours du printemps, l’eau monte sur la glace et se répand lentement. Cette eau nous apparaît alors bleu noir, par opposition à la neige. Il faut bien voir, bien observer, être patient et consciencieux.

Et celle d’Archibald Browne sur le dessin, qui est du plus élémentaire sens commun:

L’un des torts de ceux qui s’intitulent modernes est de mépriser le bel art du dessin. Aux bons dessinateurs seuls les extravagances et le jeux d’adresse sont permis. Leur crise passée, ceux-là peuvent, sans grand dommage, reprendre la peinture où ils l’avaient laissée, mais le dessin ne s’acquiert pas en aussi peu de temps que le souhaiteraient les jeunes peintres.

Ou encore sur l’influence de Paris, lorsque les peintres, trop jeunes, y sont insuffisamment préparés,—influence néfaste:

...Parce qu’ils ne savent pas encore ce qu’ils y vont chercher, par ce qu’ils ne sont pas encore en état de distinguer et ensuite de s’assimiler ce qui peut leur être profitable.

Et cette boutade—à fond si vrai—de Charles Huot qui a connu le pain sec:

Pour faire de la peinture, il faut des rentes.

Peut-être est-ce faut au sens de faudrait ou de vaudrait mieux. Car quelques artistes vivent aujourd’hui chez nous de leur art. Témoin: Horatio Walker, le bon peintre d’Orléans. Mais, au fait, peut-être celui-ci, et bien d’autres, eurent-ils des rentes!

Quoi qu’il en soit, M. Chauvin assure que de l’époque où nos artistes furent les plus démonétisés, en un milieu qui ne comprenait point leur art, datent peut-être nos meilleurs artistes. C’est la revanche de l’Esprit sur la Bête.

Et Charles Huot[6], avec plusieurs autres, constate que nos Canadiens français ne font plus nombre parmi leurs concurrents anglais. Nous verrons bientôt le remède que propose à cela Charles Maillard.

Incidemment, l’étude sur Huot nous semble un peu hâtive. Il y avait tout de même beaucoup à écrire à propos d’un genre de peinture qui embrasse tous les autres et suppose une science aussi profonde qu’universelle.

Charles Maillard, un Français de chez nous désormais, est le directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Montréal. Il peint, il enseigne. Il est au fait de tout. Et il affectionne notre pays et son avenir artistique.

Voyez comment il analyse la lumière, telle qu’elle lui apparaît en l’Ile-d’Orléans. Celle-ci est

...très spéciale. Sa reverbération, due sans doute au voisinage des deux bras du fleuve, et qu’on pourrait comparer à deux miroirs reflétant la lumière, est à de certains jours comme la réflexion rougeâtre ou l’embrasement qu’on distingue au-dessus d’une ville illuminée.

Alors Jean Chauvin écrit joliment, à mesure qu’il poursuit son étude sur Maillard:

Voici encore l’église de Beaumont, dans une atmosphère limpide et fraîche, et le moulin de Vincennes, restauré avec goût par l’architecte Auger, où se réunit chaque année la Société des Poètes de Québec. Puis, c’est un ensemble de tableaux sur la région de Tadoussac, Cap-Rouge et la Baie. Des plateaux sableux, coupés à pic, avec des arbres tourmentés, que le vent arrache à l’un de leurs flancs. Rochers du Cap-Rouge, de couleur saumon et dont les pieds mouillent dans une eau couleur de plomb. Voilà certes une contrée qui ne désappointe pas son peintre! et qui constitue, comme l’île du Grand-Manan, les Laurentides, la Baie Saint-Paul, l’une des patries du paysage canadien.

Ensuite, M. Chauvin dégage les idées-mères de l’enseignement préconisé par Charles Maillard. C’est que celui-ci aspire

...à renouer la tradition du passé au mouvement artistique actuel. Entre les premiers artistes du pays, dont le plus connu est Quévillon, le maître des Ecorres, et ceux d’aujourd’hui, créer un lien, une tradition, de sorte que nos jeunes artistes et leurs prédécesseurs constituent une grande famille. Retrouver l’inspiration qui animait ces primitifs artisans, afin de susciter un art local qui réponde à l’âme du pays, en reflète la physionomie et mette en valeur nos propres conceptions, Charles Maillard craignant que nos artistes ne se perdent en s’aventurant dans la voie d’un art trop avancé.

Et le directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Montréal précise encore le but de son enseignement. Il veut préparer des artisans, comme ceux du Moyen-âge et de plus loin, «qui s’adonnaient tous à divers travaux d’ornementation, ciselant un bouton de porte, une entrée de serrure, un aiguière, une salière, le moindre meuble, avec autant de patience et de goût qu’en mettent nos modernes orfèvres ou assembliers à travailler les objets les plus luxueux. Et les élèves les plus doués tendront d’eux-mêmes vers une forme d’art plus élevée, vers le portrait, le tableau, la statuaire...»

Conçu dans cet esprit, l’enseignement des arts, tel qu’établi par l’honorable M. Taschereau, l’honorable M. David et M. Simard, en cette province, ne saurait être que fructueux. Il multipliera les artisans et fera naître, au-dessus d’eux, les artistes.

Enfin, il est un sujet qu’effleure Jean Chauvin, d’abord en étudiant l’oeuvre de Charles Maillard, et, bientôt ailleurs: le nu.

Nous n’avons pas de cachotteries à faire dans l’expression de notre pensée. Nous dirons, après tant d’autres, que l’art se subordonne à la morale. Puis nous ajouterons, avec Jean Chauvin, que les nus féminins de Maillard sont des documents pour tableaux (p. 94.), et que, même «pour bien construire un bonhomme», il faut savoir travailler sur nature. L’étude du nu, du modèle vivant et du squelette humain est indispensable, (p. 92, sur Suzor-Côté). Tout cela nous semble aussi vrai qu’il n’est point faux d’écrire que nos étudiants en médecine ne sauraient se voir refuser des leçons d’anatomie descriptive. Il y a, outre la morale, et c’est un corollaire de la morale, les règles du clair bon sens. L’art doit être contenu sans quoi il s’évapore comme un parfum qui s’altère dans un flacon mal bouché. Le nu est beau, il a un caractère moral, tant qu’il n’est point suggestif.

Ainsi, quelle pureté dans la Source d’Ingres et tels groupes de Rodin! Quelle licence dans les petites gravures friponnes du XVIIIe siècle! Pourtant la Source est nue et telles statues aussi; alors que les personnages gravés dont nous parlons sont habillés d’une certaine manière qui prêche autre chose qu’un sermon du dimanche.

Qui a jamais été scandalisé en visitant les galeries du Vatican ou en détaillant certaines verrières ou certaines sculptures des églises moyenâgeuses de France? Encore est-il exigé que la culture artistique soit suffisante en celui qui regarde. On n’apporte à discerner la beauté formelle que la culture que l’on a et le fonds moral que l’on possède. Nous avons beaucoup à apprendre là-dessus. Et nos artistes ne nous le peuvent apprendre sans un tact extrême. Mais aucune théorie ne supplantera jamais l’honnêteté qui est la fleur d’une vraie civilisation.

Ce sont là aussi, à n’en point douter, les idées de MM. Chauvin et Maillard. Nous sentons même que nous les leur empruntons, en quelque sorte.

Qu’il y aurait à glaner encore en ce livre des Ateliers! Le Groupe-des-Sept, en Ontario; l’influence prépondérante des Ecoles françaises sur nos artistes, même anglais, et la ferveur de ces derniers à illustrer notre pittoresque province; telles pages savoureuses sur l’Arche montréalaise et sa tribu des Casoars; telles considérations d’ordre général ou particulier; telles réflexions de Jean Chauvin sur l’encouragement à donner à nos artistes, et telles critiques aussi. Mais il est temps de clore notre article, bien que nous eussions voulu commenter une leçon nécessaire: leçon que la perfection d’art de nos artistes et la somme de leurs renoncements pour mieux atteindre l’Art, la Beauté et la Vérité offrent à ceux de nos poètes et prosateurs qui ne soupçonnent pas la valeur de l’effort continu, du travail...

Au contraire de Mallarmé lequel prétendait ne point savoir la musique pour la comprendre mieux, M. Jean Chauvin sait la peinture. Il s’inspire des artistes et critique sensément. Il a toujours eu de ces belles curiosités d’art qui sont d’un esprit bien né. Pendant la guerre qu’il a faite dans la Légion Etrangère, dès qu’il était libre, il filait droit vers Paris, visitait Clarence Gagnon au travail, et tous les artistes qu’il pouvait trouver en leurs ateliers. Ses permissions de détente, il les sanctifiait au milieu des artistes. Sa piété n’a point été perdue pour nous. Il a formé peu à peu ses goûts naturels. (A son retour de France, il a même étudié, trois années durant, le dessin, fondement de tout, à l’Ecole des Beaux-Arts de Montréal). Puis, il a lu et retenu une somme érudite de choses sur l’art. Il a chéri l’art. Et celui-ci, s’il ne l’a point récompensé en faisant de Jean Chauvin lui-même un artiste, l’a doucement transmué en écrivain d’art qui a diablement du talent.

Voilà, entre plusieurs choses, ce qu’a reconnu le jury du Prix d’Action intellectuelle qui a couronné l’auteur d’Ateliers.

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[1] Ateliers, par Jean Chauvin. In-8º grand format, 266 pages, illustré de clichés. Aux Editions du Mercure, chez Louis Carrier et Cie, Montréal, 1928.

[2] Au témoignage du critique anglais Lintern Sisley (cité par Chauvin) Suzor-Côté est le peintre le plus remarquable de la nouvelle école canadienne.

[3] Jugement d’ailleurs confirmé par Robert Pilot qui va jusqu’à placer les gravures de Gagnon parmi celles de Rembrandt, Whistler et Meryon! (Voir Opinions, vol. I, No 1, avril 1929, Montréal.)

[4] Quel travail de bénédictin! Table des matières, table des reproductions, index des noms cités, bibliographie sommaire de l’art canadien, albums, catalogues et collections, histoire, étude et critique, ouvrages canadiens illustrés.

[5] Charles Huot nous disait des tableaux de Cullen: «C’est touché d’une façon parfaite».

[6] A propos de Charles Huot, il faut établir que celui-ci faisait, sans doute aucun,—et c’est le jugement qu’il formula devant nous, après son dernier stage à Paris, voilà six ans—la plus complète distinction entre le Salon annuel, qui représente toujours les sommets de l’art de la France, et le Palais de Bois, à l’entrée du Bois de Boulogne, qui, lui, est l’expression du bolchévisme dans l’art.


NOS IMMORTELS[1]

———

En France un homme n’est en passe de devenir célèbre que du moment où on le satirise. Il y a, outre-Atlantique, seulement les rien du tout qui échappent à la charge et à la caricature; à tel point que c’est truisme de dire que celles-ci consacrent vraiment les réputations. Chaque homme politique en est l’objet, s’il a de la veine, et peut-être surtout de la déveine; pas un littérateur de marque ne s’en défend, s’il a de l’esprit. Aussi, la satire et la caricature bien faites, et sans lâcheté, enferment, sous le couvert de beaucoup d’humour, autant de sérieux et de vérité. L’exagération même, la charge évidente éveillent le goût critique du lecteur, l’aiguillonnent, lui font chercher, et souvent découvrir, parmi les déformations voulues, les traits justes des oeuvres et des caractères.

Une telle satire n’est blessante que lorsqu’une seule personne y est visée, ou lorsqu’elle n’est pas encore entrée dans les moeurs du pays.

En effet, rien n’est plus triste à voir qu’un satirisé solitaire. Le rire de tous le poursuit, alors qu’il est charmant d’être caricaturé en bonne compagnie. Si les auteurs valent la peine qu’un authentique sottisier des lettres, à la façon d’un Germain Beaulieu, prodigue pour eux le meilleur de la matière grise enfermée sous son crâne poli et se dépense également pour chacun, qui oserait se plaindre?

Chez nous, la critique littéraire a d’abord usé de l’encensoir ou de la matraque avec une égale virtuosité maladroite, aux jours où florissaient, par exemple, Placide Lépine et Jean Piquefort, «au siècle de William Chapman», comme écrit précisément M. Beaulieu. Et puis, elle s’est largement humanisée avec Mgr Camille Roy, M. Louis Dantin, le Père M.-A. Lamarche, et quelques autres, en particulier M. Séraphin Marion, dont le souple jugement sait se conformer à la preuve,—pour retomber, de-çi, de-là, en une manière crue et violente, plus propre au génie encore vert qu’à l’équitable maturité, ainsi que l’affirme l’un de nos amis, poète-né, en qui se réveille toujours un critique au sens très net des réalités.

Il restait à donner à l’art ingrat par excellence, après la grimace et le sourire qu’il avait pratiqués, le rire enfin.

L’état de nos moeurs littéraires le permettrait-il? Comment s’en accommoderaient nos puériles susceptibilités?

Assez bien, à la vérité.

Deux amants de l’escarmouche, messieurs Francoeur et Panneton, le feutre de travers et la plume au vent, furent les premiers à en être assurés. Leur livre A la manière de... eut un vif succès. C’était un recueil de pastiches habiles, drôles, mafflus, impertinents, pas toujours charitables, et d’une critique plutôt destructive.

Les dieux nous aiment, tout Québécois que nous sommes. Ils ont permis que Montréal, après avoir pris à nos régions MM. Olivar Asselin, Edouard Montpetit, et le Frère Marie-Victorin, nous prêtât un M. Louis Francoeur, plus fin lettré que quiconque, confit dans le métier journalistique, et un M. Germain Beaulieu, ironiste comme pas un, ayant des clartés de tout et sur tous, une expérience sceptique des hommes, une indulgence vite muée en raillerie, qui ne peuvent être que l’apanage d’une âme curieuse même des moindres choses et encline, malgré les épreuves, à professer toujours que bien rire est nécessaire à la bonne digestion d’un livre.

L’ouvrage de M. Beaulieu, Nos Immortels, contient des piécettes ouvrées en pointes, de petites études burlesques sur les camarades de l’Ecole littéraire de Montréal, y compris Germain Beaulieu! Chaque article est précédé d’une caricature due à la plume si spirituelle d’Albéric Bourgeois. Texte et dessins, tout est fondu dans une même tonalité suggestive.

A M. Jean Charbonneau, engoncé dans un immense faux-col, à la fente duquel une cravate-papillon papillonne, M. Germain Beaulieu lance ses primes pointes. Il le fait en soulignant cette apparente incompatibilité entre une existence agréable et une oeuvre douloureuse. Puis il explique cela par la prédominance du chiffre 13 dans la vie de sa victime! Le rire, a dit à peu près Ernest Hello, provient d’une relation brisée. M. Beaulieu ne manque pas de mettre à contribution ce procédé. Même il l’aggrave en tirant du titre d’un recueil de M. Charbonneau, les Blessures, une scie de titres-rimes: les Meurtrissures, les Déchirures, les Gerçures, les Eraflures, les Engelures, les Egratignures, sans oublier les Sublimes Piqûres... Cette carence de relation entre la cause et l’effet, M. Beaulieu la pousse jusqu’à l’absurde, où se cache quelque narquoise vraisemblance. Ainsi, il exposera que M. Charbonneau s’est écarté «de la route de ses devanciers pour s’en tracer une à lui», et il écrira:

Le malheur est qu’il a été seul à s’y aventurer et qu’il l’a faite si étroite, si presque imperceptible, que personne autre n’a voulu l’y suivre, peut-être parce que personne ne l’a trouvée assez large, et, qui sait, peut-être aussi que personne ne l’a pu voir.

Ou bien parlant de M. W.-A. Baker, poète et philosophe, au front chauve duquel M. Bourgeois met une mouche, par amitié, pour ne pas y mettre une araignée de plafond, M. Germain Beaulieu indiquera le verbalisme et la nébulosité de son homme en lui faisant construire une phrase comme celle-ci, qu’il faut lire à haute voix en roulant tous les r et sifflant toutes les sifflantes:

La vertigineuse rapidité de déplacement de ses molécules anesthétiques cerébro-spinales l’emportant parfois à des élucubrations de trajectoires d’une volonté trop spontanée dans son genre dubitatif pour avoir la souplesse intérieure et la concentration de la pensée spinosienne, Goethe, bien qu’éclectique à la manière d’Aristote par la forme et la gestation infra-périphérique de sa pensée irrationnelle, est cependant sub-cartésien par le dévergondage désintégral des facultés supera-fécondantes de sa méthode intuitive appliquée à sa modalité intensive et hétérogène d’action sub-directrice de ses spinules concrétisées.

Sur M. Gustave Comte, également, M. Beaulieu se prononce sans merci:

Comte reçut une instruction qui ne fut nullement en rapport avec ses goûts et ses aptitudes; c’est ce qui fait qu’il a toujours été par excellence un auteur en perspective. Il faut admettre immédiatement qu’il n’a jamais rien écrit si ce n’est en ébauche. Mais quelle débauches d’ébauches! Il a tout abordé, tout attaqué, et il n’est pas de terrain sur lequel il n’ait aventuré un premier pas, quelquefois deux.

Et sur M. le juge Desaulniers:

Desaulnier est grec avant tout, comme il est grec après tout. Il est classique à la grecque, jurisconsulte à la grecque, économiste à la grecque, philosophe à la grecque, religieux à la grecque et gentilhomme à la grecque. S’il sort de son tempérament helléniste, ce ne sera que pour un bain de quelques heures aux eaux thermales dans lesquelles se sont plongés Virgile et Horace, qui, d’ailleurs étaient les hellénistes de leur temps. Aussi, en littérature, en poésie surtout, Desaulniers se ressent-il de ce concubinage infiniment doux avec les Grecs d’une part, et Virgile et Horace de l’autre part.

Quant à M. Louis-Joseph Doucet, voyons ce qu’il attrape pour son rhume:

Doucet est le plus rustique de nos écrivains, ce qui fait qu’il combine en lui et dans ses oeuvres toutes les qualités et toutes les absurdités de la rusticité.


Sa manière est simple: il écrit comme il marche, comme il regarde et comme il digère. Tout ce qui lui vient à l’idée, il l’écrit. Si cela a de la suite, tant mieux; si cela est sans suite, tant mieux encore. Il est toujours content de lui; certain que tout le monde devra faire comme lui, et si tout le monde est content de lui, tant mieux; mais si tout le monde est mécontent, tant mieux encore.

Et voici décochée la flèche de Parthe:

M. Louis-Joseph Doucet, «le matelot poète»!

M. Albert Laberge mérite aussi d’être mis à l’ordre du jour par M. Beaulieu, mais celui-ci s’acquitte de sa tâche plus en naturaliste qu’en critique:

Laberge est, avant tout, l’écrivain de la précision. Il voit, il respire, il ressent, en un mot, il vit, et il veut que l’on voie, que l’on respire, que l’on ressente et que l’on vive avec lui et comme lui. Mais ne voyant que les détails et ne saisissant pas l’objet entier, le grotesque ou le laid n’apparaissent pas à ses yeux, cela se comprend. Examinez une charogne, elle sera épouvantable dans son ensemble. Fermez les yeux sur l’ensemble et regardez les détails: c’est une vie, une vie nouvelle qui fourmille dans cette puanteur. Oh! les jolis insectes par centaines et par centaines, les uns les ailes irisées, les autres à la livrée multi-colore. Oh! ces vers qui s’agitent et s’entrecroisent gracieusement! Et tout autour, comme la végétation s’est faite belle et forte et éclatante pour voiler ce qu’il peut y avoir de repoussant dans ce cadavre qui, hier encore, était un animal rayonnant de vie, de force et, disons le mot, de beauté!

Et puis au tour de M. Albert Ferland:

C’est un esprit timoré qui n’est jamais satisfait de lui-même et qui ne le sera jamais des autres.


Je vous le dis, Ferland aime son art, ou plutôt ces deux arts jumeaux: la Poésie et la Peinture. S’il est vrai qu’en peinture il n’a jamais manié que le crayon ou le fusain, il l’a fait avec une perfection telle que je suis à me demander si, dans ces conditions, le pinceau n’est pas inférieur au crayon. Et ces deux arts ont été toute sa vie. Il a tout renié pour eux. Ils ont été ses maîtresses suprêmes, et c’est dans la douceur de cette paradisiaque bigamie qu’il a oublié les vicissitudes d’une existence qui en fut toute remplie. Pendant que d’autres recherchaient la fortune, les plaisirs, les honneurs, les adulations, lui, l’artiste et le poète, se retranchait dans son atelier comme Achille sous sa tente, et l’on pouvait voir sur sa porte bien cadenassée les mots: «Albert Ferland, poète et artiste.»

M. Germain Beaulieu a une façon particulière de discuter du sublime, au cours de son étude amusée sur Lionel Léveillé. Il en profite pour faire patte de velours à quelques intimes:

Est-ce à dire que la poésie de Léveillé manque de sublime? Je vous avouerai que je ne crois pas au sublime: en général, c’est du snobisme et les exemples de sublime que l’on m’a fournis quand j’étais en Belles-Lettres ne me paraissaient l’être que dans la croyance de mon professeur à la parole de son professeur à lui. D’ailleurs, il y a diverses manières d’arriver au sublime. Les membres de l’Ecole littéraire,—pour ne pas citer, en dehors de l’Ecole, de multiples noms qui en seraient sans doute des exemples encore mieux appropriés,—les membres de l’Ecole littéraire, dis-je, l’ont démontré avec une évidence généralement plutôt convaincante; ainsi Charbonneau a le sublime de l’ineffable, Ferland a le sublime de la détermination, Doucet a le sublime du verbiage, Baker a le sublime de l’incohérence; il se pourrait donc fort bien que Léveillé eût le sublime de l’insignifiance. Mais cela importe peu.


On en conçoit que Paul Morin et Lionel Léveillé sont, comme qui dirait, éléphant et rhinocéros; ils se regardent avec des yeux qui se disent Zut! les uns aux autres. C’est qu’ils sont l’antithèse l’un de l’autre: Morin reprochera toujours à Léveillé d’avoir une poésie trop simple et trop facile à comprendre, et Léveillé, de son côté, reprochera toujours à Morin d’avoir, pour faire des vers incompréhensibles, des mots encore plus incompréhensibles. Et il le lui a dit, d’abord dans sa pièce intitulée: Heureux les simples!

A propos de M. Ubald Paquin, M. Beaulieu invente de profondes sentences:

L’amour est le petit cor au pied du coeur. C’est ce qui explique que ça soit si douloureux quand on nous marche dessus.


Si la femme savait sc tisser une toile elle serait la plus parfaite des araignées.


C’est parce que toute cloche a deux sons que toute tête a deux oreilles.

M. Beaulieu ne se ménage pas plus lui-même. Témoin ce quatrain:

C’est une face à la Voltaire

Sous un crâne bien épilé;

Il se tait quand il faut parler

Et parle quand il faut se taire.

Et il ajoute:

Dans son opinion, Germain Beaulieu est certainement le plus grand littérateur et le plus grand savant que le Canada français ait produit jusqu’à ce jour. Cette opinion est généralement partagée par presque tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de lui.

Albert Boisjoly, Albert Dreux, J.-A. Lapointe passent aussi à tour de rôle sous les fourches Caudines. Mais il faut bien abréger nos citations.

Certains articles ou parties d’articles explosent comme des pièces pyrotechniques. Ailleurs, il y a moins de verve et d’originalité. M. Beaulieu ne fouaille pas tous ses amis intimes avec toujours le même entrain. Même les autres sont roulés sur les orties. Monseigneur Camille Roy, M. Albert Pelletier, M. Jean Bruchési et quelques-uns encore reçoivent au passage leur petite bourrade et ce qui s’ensuit, que tous les initiés à leur style et à leur manière apprécieront ou regretteront, selon le cas.

Sans doute y a-t-il bien des allusions qui ne seront entendues que des initiés; ainsi tel geste de M. le juge Desaulniers. C’est le sort éphémère des livres d’esprit. Le sel s’en affadit avec le temps. On doit bientôt recourir à des commentaires et à des gloses pour n’en rien perdre.

Il se peut que bien des camarades visés par M. Beaulieu ne sourient pas à le lire autant qu’il pouffe lui-même sous cape à les accabler. Mais, si chacun lui reconnaît beaucoup de malice, au sens où malice est admise, personne n’attribuera à la méchanceté ni à l’envie les critiques de notre auteur.

Personne non plus ne fera porter à M. Beaulieu la responsabilité de tant d’erreurs typographiques lardant ces pages de part en part et que le correcteur d’épreuves a laissées, faute d’élémentaire attention, comme autant d’accrochoirs malséants.

Ce livre de Nos Immortels s’appellerait aussi bien Têtes et Crânes. M. Albéric Bourgeois y a assemblé la plus belle galerie de billes d’ivoire et de tignasses à la Clodion le Chevelu qui se voie sous nos climats.

Le lecteur voudrait connaître davantage tous ces messieurs. Il ne se contente pas de ce que M. Beaulieu en a consigné, ni des cocasses et adroits pastiches qu’il a faits à leur sujet, car le public sait que dorment dans les cartons de Germain Beaulieu tous les documents nécessaires à la préparation d’une histoire très complète de l’Ecole littéraire de Montréal. Nos lettres doivent beaucoup à ceux qui, vers 1900 et dans la suite, ont donné à la pensée écrite chez nous plus d’air, de lumière et de variété et soutenu de leur amitié un poète qui fut baisé du génie: Emile Nelligan. Nous entrevoyons d’ici que cette histoire serait parsemée de portraits, d’anecdotes, d’observations, toutes plus piquantes et surtout plus instructives les unes que les autres.

Ainsi, Nos Immortels nous auront-ils gagnés par le rire à mieux entendre tout ce qu’un livre subséquent de M. Beaulieu contiendra de nuances, de finesses et, soyons-en sûrs, de sérieux, et d’émotion. Non seulement notre auteur y mettra tout son esprit, qui est très vif, mais bien encore tout son coeur, qui est très grand.

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[1] Nos Immortels, par Germain Beaulieu, orné de caricatures par Albéric Bourgeois.—Editions Albert Lévesque, Montréal, 1931.


DERRIERE LA SCENE[1]

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Lisons ensemble la deuxième édition très soignée de ce livre qui en est rendu à son troisième mille.

Vous aimez le théâtre, le bon. Vous y cherchez l’image d’une louable réalité. C’est un goût d’honnête homme. Pourtant, même un honnête homme est empêché de toujours bien regarder. Les prestiges de la mise en scène, la surcharge des accessoires, les secrètes complaisances de nos passions faussent notre sens visuel, en nous égarant parmi des à-côtés ou en nous faisant considérer le spectacle à travers notre songe intérieur. Nous sommes trop mal placés et mal munis pour voir juste. La vie ne doit pas être étudiée du parterre, ni à l’aide de préjugés.

Il convient plutôt d’en examiner ici quelques aspects, en leur élémentaire objectivité, là où tombent les masques, là où les acteurs, leurs rôles joués, réintègrent la Vie. Les plus simples gestes y ont une signification profonde, sur laquelle on ne se méprend point. L’humanité est plus émouvante, plus belle assurément qu’on n’a accoutumé de la montrer, et il se trouve aussi qu’elle soit plus intéressante qu’à la rampe.

Mademoiselle Françoise Gaudet fut donc bien inspirée de nous permettre d’en juger avec elle, derrière la scène. Nous devrons à sa curiosité, ou à la nôtre, de connaître d’un peu plus près une part de la vérité.

Il y a trois caractères essentiels à la vérité: elle est une, forte et permanente. On ne peut jamais se repentir d’y avoir adhéré. La vérité, par ses vertus propres, confère quelque chose d’elle-même à qui la contemple et la pratique. Elle fait l’unité et la force de l’âme, elle assure sa permanence dans la joie. Tout le reste se contredit dans l’éphémère. La vérité, derrière la scène, parlera de Dieu, de la foi, de la piété, du devoir, de la famille, du travail, de la charité, de la beauté, de l’ordre, de l’amitié, de la tendresse, de l’amour, de l’honneur, du courage, de la sagesse, de la mort ici-bas et de la survie en l’au delà.

Ces grandes idées qui mènent le monde à ses destinées et sauvegardent les nations, mademoiselle Gaudet les a toutes effleurées, dans son petit livre grave et souriant. La vérité n’est plus terrible au coeur de la femme chrétienne. Elle n’y saurait pénétrer qu’avec douceur et en rejaillir avec grâce. A un âge où tant de jeunes filles rêvent, mademoiselle Gaudet pense; à un moment où elles dispersent leurs richesses intellectuelles et morales, elle concentre les siennes; à la croisée des chemins où elles hésitent, elle prend le parti de l’action. C’est là l’originalité sensible du livre que nous venons de lire et c’est encore ce qui en fait le prix le meilleur.

Il y a sous le soleil des choses à redire.

Comment les redit mademoiselle Gaudet?

De façon charmante, sinon parfaite, mais sans prétention.

Toutefois, c’est une moraliste en herbe. Elle excelle à tirer de menus faits leurs leçons. Ainsi, est-elle bien à l’abri, le soir, dans la maison familiale, pendant qu’au dehors la neige tombe, alors elle médite:

En notre coeur, bâtissons un nid de beauté, réservons-y un coin où, à toute heure—la saine raison montant la garde, l’Idéal veillant et souriant—il y ait toujours gaîté, lumière, chaleur.

A l’Abri, p. 36.

Son auto reste-t-elle en panne, faute d’essence, notre auteur fait ce rapprochement inattendu:

L’on peut avoir de précieuses qualités de coeur et d’esprit, des talents remarquables et ne pas pouvoir traverser les mauvais bouts du chemin de la vie, le courage et l’énergie faisant défaut juste à ce tournant de la route où il en aurait tant fallu... Sur le chemin de la vie, ce qui compte, c’est la provision, c’est le viatique. Il faut se pourvoir, sous peine de rester en panne et d’être dépassé.

Ce qui compte, p. 120.

Ecoute-t-elle un disque de Clément, elle réfléchit:

Cette voix de nos actions, qui continuera de résonner quand nous serons partis, ne négligeons pas de la perfectionner. La pratique de la bonté, de la charité, de l’amabilité constitue d’excellentes vocalises.

Echo et chansons, p. 126.

Et la moraliste en herbe se double d’une psychologue d’aussi bonne venue:

Par exemple, elle écrit de nos morts (p. 154) «qu’ils s’en sont allés sans savoir combien vraiment nous les aimions.» Et cela est exact. Nous regrettons toujours de ne pas nous être assez communiqués à ceux que nous aimions. En les perdant, nous sentons tout ce que nous avions encore à leur communiquer, et qui eût embelli leur existence.

Ou elle notera, à propos de masques, avec indignation:

Il y a ceux qui se portent d’un carnaval à l’autre.

Et c’est trop vrai.

Nous aimons bien aussi que, cessant de moraliser et de psychologuer, notre auteur s’en tienne, un moment, à de courts tableaux de vie canadienne, comme dans Aux Framboises (la classique cueillette entre amis), Notre Messe (un souvenir comme il en est tant et de si jolis en nos familles sacerdotales), etc.

Ou qu’elle entremêle ses récits de dialogues,—et elle en use avec goût,—pour ajouter plus d’intensité à l’expression d’une scène vécue.

Appréciez vous-même ce Touchant Merci:

Une mère est au chevet de son fils, gravement atteint. Depuis un an, elle le soigne avec un dévouement à la mesure de sa tendresse.

Mais la maladie a travaillé en sourdine, malgré tout; ce sont les dernières heures...

—Maman, veux-tu? ne t’éloigne pas. Je ne veux pas rester seul: laisse ta main sur mon front, cela me fait tant de bien!

Il y a une heure qu’ils sont là, tous deux gardant un silence religieux, elle, le soutenant, comme il le désire, lui, faible, fermant les yeux, comme pour ne pas voir la mort qui vient. Pour rompre cette monotonie, ou pour changer de position sans laisser soupçonner qu’elle est lasse, elle dit:

 

—Tiens, plutôt, prends ma main gauche... A gauche, c’est le côté du coeur...

—Du coeur? Le côté du coeur... répète-t-il.

Et d’une voix éteinte, il ajoute: «Oh! toi, maman, le coeur... je crois que tu l’as de chaque côté...

p. 147.

Voilà l’un des emplois, celui de l’amour maternel, que mademoiselle Gaudet propose à ses soeurs les femmes. Elle a beau croire que les plus grands sont réservés aux hommes et que ceux des femmes sont de second plan, assurons-la tout de suite qu’elle a tort. Le vrai théâtre de la Vie est derrière le scène, il ne s’aventure pas à la lueur des quinquets; même, dans l’ordre de Dieu qui pèse tout, il laisse aux trompe-l’oeil de la rampe les cabotinages dont il n’a que faire.

Ce petit volume est grave, à cause des problèmes qu’il agite. Il est souriant par la façon de comprendre le devoir et de l’accomplir; bien des pages, par ailleurs, sont d’une gaîté communicative. Jamais du moins ne cesse-t-il d’être imprégné de sérénité et de foi.

Enfin, simple, dépouillé de fausse littérature, généreux et bon comme mademoiselle Françoise Gaudet l’a composé, constitue-t-il la perfection faite livre? Nenni! On pourrait en élaguer certains feuillets d’un relief insuffisant, telles répétitions de mots, trois ou quatre tournures faibles ou fautives. Mais il ne saurait être plus dignement conçu ni plus sainement écrit. Déjà il révèle une double culture simultanée: celle de l’âme et celle du style, l’une et l’autre résultant en une écriture plus vraie.

C’est une rare qualité. L’écrivain qui la possède n’a pas besoin qu’on la lui prête. Il se confie à Dieu et sa plume au travail.

N’avez-vous pas hâte autant que nous de lire les ouvrages, toujours meilleurs, qui en seront le naturel couronnement?

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[1] Derrière la Scène, par Françoise Gaudet, illustration de Simone Routier, «La Parole», Limitée, Drummondville, 1930, deuxième édition. Les Editions Albert Lévesque, Montréal, 1932, vont bientôt publier une troisième édition.


LES PIERRES DE MON CHAMP[1]

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De graves bonshommes ont accusé la femme de toujours loger en sa cervelle un petit grelot qui tintinnabule plus souvent qu’à son tour. Ce sont des misogynes. Ils n’avaient point qualité pour juger; s’ils l’ont fait, c’est aux dés, comme le Bridoie de Rabelais. Eux qui se targuent d’avoir tant de plomb dans la tête, n’est-ce pas dans l’aile qu’ils s’en sont mis?

Ils ne raisonnent guère que la patience est femme et que, toutes pensées hâtives devant périr aussitôt nées, ce sont les patientes pensées seules qui durent. Le temps, en effet, cristallise celles-ci, les polit et en forme de chatoyantes pierres. Si donc, par un sortilège complaisant, messieurs les misogynes pouvaient distinguer ce qui leur est caché, ce n’est pas le grelot qu’ils apercevraient en la tête de certaines femmes, mais de solides et bonnes pensées devenues autant de pierreries agréables.

Du moins, vous le concéderez, à l’examen de ces sortes de pensées lapidaires que Mademoiselle Taschereau a tirées de ses méditations, pour vous les offrir, bien qu’elle se refuse à les appeler précieuses.

Précieuses, elles le sont, dans notre monde où tout est si fragile et où les diamants ne sont pas tous de la plus belle eau. N’allient-elles pas quelques atomes de ce que Pascal trouve aux antipodes: l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse? et ce dont les philosophes ont accoutumé de se défendre, en se gardant bien de s’en démunir, toutefois: l’imagination.

Certes, la formule est assez originale. Et pour établir l’harmonie entre des choses si diverses, il fallait un coeur de femme.

Rien de cela n’a manqué vraiment chez celle qui composa les Pierres de mon Champ.

L’esprit de géométrie! Pourquoi pas? Les pierres de ce recueil ne sont pas du tout amorphes. Donnons-nous la peine d’en étudier ensemble quelques-unes. Ainsi, bornons-nous à celles qui traitent le mieux de l’homme.

Et d’abord, cette définition spécifique:

Le nom de l’homme est chercheur. (p. 23.)

D’où «la conclusion individuante»:

Qu’est-ce que le moi et quand suis-je moi-même? Quand je pense... (p. 24.)

Or l’individu est sociable; et la première loi de la vie en commun est l’humilité, comme elle est la première de la vie individuelle:

...D’où me viennent ces pensées? de qui n’ai-je pas subi l’influence? Cependant, je dis: mes idées, mes opinions, sans me rendre compte que la pensée humaine est anonyme et que l’individu doit presque tout à l’espèce. (p. 24).

Ce qui, avec des nuances assez personnelles, est s’appuyer sur Descartes («Je pense, donc je suis») et Pascal («L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant») pour en revenir à Pascal seul qui a écrit, sauf erreur: «Toute la suite des hommes, pendant le cours des siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement». Seulement, en Descartes, il y a une satisfaction de soi, celle d’une personne qui, s’étant perdue quelque part, se retrouve en un poêle hollandais, et se tâte, pour s’assurer de soi; et, dans Pascal, la glorification de l’intelligence inépuisable, de la perfectibilité indéfinie de l’homme, sous une si frêle enveloppe. Tandis que, chez Mademoiselle Taschereau—toutes proportions de talents observées, d’ailleurs,—se glisse cette note d’effacement devant autrui, qui s’appelle discrétion; et devant le devoir, qui s’appelle vertu.

Et la preuve?

Quand notre moi a reçu l’empreinte finale, on nous propose, comme suprême retouche, de l’assujettir à une règle extérieure: c’est dire que nous ne formons notre volonté que pour en faire hommage. (p. 28.)

Bien plus; voici le pons asinorum social franchi:

Il est pénible mais nécessaire d’admettre que la justice repose sur l’ordre et non sur l’égalité. (p. 104.)

En remontant au principe intellectuel et moral de l’homme et en établissant la valeur relative de celui-ci, sa subordination, notre auteur n’en a point souligné l’égoïsme. C’est encore nous consoler d’être au monde. Et si, peu après, Mlle Taschereau assigne à l’humanité l’obligation de se hausser vers l’idéal du génie, elle n’hésite pas à lui marquer la nécessité de la sainteté (p. 82.), car

...une seule chose rend à l’homme son essor, le détachement. (p. 85.)

Même

Le mot gloire s’écrit en collaboration (p. 85.)

et

L’orgueil est le manteau de nos misères. (p. 50.)

Mais, toutefois,

Les traits du génie semblent être les réponses paternelles de Dieu aux inquiètes recherches de ses enfants. (p. 65.)

Vous avez bien lu: les inquiètes recherches...

Donc:

Le nom de l’homme est chercheur

et chercheur d’infini.

Pierre à pierre, voilà démontré le théorème divin de l’homme et, par ricochet, l’esprit de géométrie dont nous vous assurions, encore que Mademoiselle Taschereau ait éparpillé ses pierres démonstratives, au lieu de les arranger ainsi, ou de toute manière logique dont elle avait un ample et meilleur choix à faire.

L’esprit de finesse? Et pourquoi pas, également?

Il se présente sous deux caractères: le proverbial et le délicat. Par l’un, il rejoint la finesse du peuple, appliquée à discerner les choses de l’expérience et consacrée en des mots savoureux; par l’autre, il entre dans le domaine des longues et subtiles cultures de la pensée et du style.

Mademoiselle Taschereau s’écriera, de la même façon que le bon peuple philosophe:

Si tu aimes la route, évite l’impasse.

Si tu tires à blanc, n’espère point le gibier (p. 22.)


Toute chose n’est parfaitement bonne qu’en sa saison. (p. 27.)


Pour gravir une cime, il faut choisir un bâton. (p. 33.)


Qui n’a jamais rencontré son semblable est un heureux aveugle. (p. 51.)


La souffrance est tellement le lot de chacun qu’on se demande où l’envie prend sa raison d’être. (p. 74.)


Des peines des autres nous pensons trop souvent: fatigue de fourmi traînant son fardeau. (p. 74.)


Il suffit de mettre la dent sur une personne pour prendre goût à la déchirer. (p. 40.)

(Certes! il n’y a que la première bouchée qui coûte...)

Quand tu sèmes, implore la pluie: quand tu moissonnes, laisse glaner le pauvre. (p. 111.)

Tout cela ne peut évidemment avoir cette fleur spontanée du vrai peuple, qui est plus rude; mais on a ramassé peu d’aphorismes chez nous qui soient ainsi comme issus de l’âme élémentaire d’une race fine entre toutes.

Il faut beaucoup de culture à un penseur pour en arriver à pareille simplicité.

Mais la culture a encore d’autres façons de s’exercer, au risque qu’on la devine plus ouvertement.

Pesons bien ceci:

L’avenir aura la couleur de ton caractère. (p. 26.)


Il faut plaindre les isolés, non les solitaires. (p. 32.)


Fais en sorte de n’avoir point de meilleure retraite qu’en toi-même! (p. 33.)

Et ceci, qui est un commentaire:

Apprenons à faire silence et nous serons charmés par la voix qui le remplit. (p. 33.)

Et ceci, en outre, qui est saisissant:

Si l’on pouvait arracher la vanité du coeur humain, un grand silence se ferait sur la terre. (p. 70.)

Ou ces autres lignes, prises au hasard:

Le corps a parfois cette supériorité sur l’esprit de sentir sa misère quand l’esprit l’ignore. (p. 60.)


Il est rare que l’on succombe sous le poids d’un chagrin, parce que l’on en est toujours distrait par un autre. (p. 115.)

Ou des paroles très douces et d’un sens exquis:

Le sourire est une victoire de l’esprit. (p. 75.)


Le goût est la solution d’un problème d’harmonie. (p. 39.)

Et enfin ce cri d’énergie morale:

Si tu veux être fort, sois un soutien (p.35.)

qui évoque en nous le souvenir d’un lambeau de strophe, autrefois lue:

Tu m’as rendu la force en t’appuyant sur moi...

Finesse des proverbes et finesse de la culture se voisinent donc et se compénètrent dans les Pierres de mon Champ.

Quant à l’imagination, elle tient bonne compagnie à ces deux finesses-là. Car tant de raison n’a point détruit l’âme voyante. Et c’est bonheur que ce soit le contraire que l’on puisse établir.

Ainsi, l’expérience et la sagesse enseignent que

Chacun mange le fruit de sa vie. (p. 27.)

Mais qui donc a fourni cette pittoresque expression de l’idée, sinon Dame Imagination?

Nous lui devons également ces autres:

Si nous nous tenions par la main, nous serions sans jalousie devant l’heureuse arrivée du chef de file. (p. 30.)


Quand le communisme nous aura obtenu le droit de boire tous au même verre, comment nous assignera-t-il notre tour. (p. 57.)

Et telles et telles pierres encore dont vous ferez vous même le profitable examen.

Il est vrai que l’imagination égare parfois notre auteur, en lui faisant prendre une arme pour une preuve, l’ironie pour un agent de conviction,—ainsi ce jeu vif de décocher de petites pointes aux pauvres hommes tout court et aux poètes!

Pour les hommes, constatons, sans plus, que ce sont les misogynes qu’une solitaire a visés. Et ne lions point partie, nous qui ne sommes ni l’un ni l’autre.

Pour les poètes (Un enfant apprend à pleurer silencieusement dans l’espace de quelques années, mais un poète n’a point assez de toute sa vie (p. 46). Et caetera.), pour les poètes, disons, notre lourde prose nous mettant, comme Sancho Pança, hors de cause en toute l’affaire, disons donc que Mlle Taschereau généralise prestement; mais sans aller au point de croire cette parole de nous ne savons plus quel analyste: «Il n’y a pas d’oeuvre d’art sans participation du démon». La question serait plutôt de savoir quels poètes a surtout lus notre philosophe et quelles boursouflures romantiques l’ont dégoûtée. Ou fait-elle tenir la poésie dans les mots ou l’unique forme versifiée qui est pourtant musique délectable à l’oreille, lorsqu’elle est bonne? Cependant Bossuet et Pascal sont poètes. Et David et toute la Bible. Et les plaintes de Chimène, sont-elles pleurnicherie? Et Musset lui-même, le coeur à nu, a tracé ces vers où il n’entre que de la force, de la beauté, des larmes refoulées, et point d’artifice:

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,

Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.

Et nous devons à une femme, Marceline Desbordes-Valmore, ces deux vers si déchirants, adressés au railleur:

Toi qui ris de nos coeurs prompts à se déchirer,

Rends-nous notre ignorance, ou laisse-nous pleurer.

Et humblement, tout près de nous, quelle dignité en un Albert Lozeau et quel drame effroyable en un Emile Nelligan!

Poètes vrais (les autres nous en faisons fi), consolez-vous. Mademoiselle Taschereau a écrit, sans doute, pour vous qui avez une âme:

Que de personnes tu rencontreras, avant de pouvoir t’écrier: voilà une âme! Mais alors, ton étonnement sera plus pur et plus émouvant que la surprise d’un chant d’oiseau dans un désert. (p. 31.)

Et pour vous qui ne voulez les mots que remplis, à éclater, de votre moelle même:

Qui a dit que la poésie est la musique des mots? N’est-ce pas plutôt la flatterie? (p. 95.)

Et, pour vous dont la parole est un chant, à travers vos pleurs, Mlle Taschereau a peut-être composé cette phrase consolante:

Heureux qui parle aux simples; il ressemble à celui qui sème près des sources. (p. 27.)

Pour vous, pour vous sans conteste, elle a commis ce vers, bien cadencé, portant beau, sonnant ses dix syllabes césurées à l’endroit classique: 6 + 4, (par une virgule, s’il vous plaît! et donc une légère suspension du sens,) et que vous n’avez peut-être point noté, tout à l’heure, comme étant un vers:

Si tu veux être fort, sois un soutien;

Ou ce petit poème en prose:

Regarde et vois: le printemps chante, l’été parle, l’automne pense, l’hiver se recueille. C’est ainsi que le temps te dépouillera de bien des choses et t’apprendra à faire silence. (p. 112.)

Et notre auteur est certainement persuadé qu’un grand poète est aussi nécessaire à notre Patrie qu’un grand penseur. Témoin ce qu’il a déjà dit, à la page 91 de son livre antérieur, intitulé Etudes: Mais quand viendra-t-il celui que nous attendons, le maître de l’art? Car il viendra. Les sauvages beautés de notre pays doivent être chantées comme elles le méritent... Aussi souhaite-t-il que l’avenir nous réserve l’un et l’autre: poète et penseur.

Cependant, Mademoiselle Taschereau ne s’abandonne pas au lyrisme. Il ne lui vient pas sans étude. Même celui de la prière si grave qui termine les Pierres de mon Champ.

Elle ne s’abandonne guère non plus à son coeur. Mais ce coeur aussi est présent. Il est si noble, si discipliné qu’il s’appelle presque sagesse. Il n’a rien de sentimental. Il est vigoureux et sain, parce qu’il s’est voué à l’action et subordonné à l’esprit.

Voyez-le s’exprimer en des maximes tour à tour gracieuses ou fortes, souvent profondes:

Si tu veux marcher droit, garde dans la tienne la main de ton enfant. (p. 35.)

Et c’est une application appropriée du: Si tu veux être fort, sois un soutien.

Ou encore

Le coeur est à l’effigie de la pensée. (p. 23.)


Qui est maître de ses pensées est maître de son coeur. (p. 25.)


Le coeur humain a des côtés trop sombres pour que la psychologie ne soit pas une science essentiellement triste. (p. 114.)


Il n’est rien de plus cruel qu’un amour passionné: aucune plainte ne l’émeut que la sienne. (p. 114.)

Les Pierres de mon Champ sont serties de beaucoup de coeur; et ce coeur est d’un moraliste.

Enfin, l’auteur a beau les appeler sarments (p. 22.), feuilles, clefs de chambres mystérieuses (p. 18), flambeaux (p. 41), stimulants (p. 42.)—voyez comme l’imagination se plaît à rompre la cohérence des images,—ces pierres d’un futur édifice (p. 110.) n’en sont pas moins celles que nous avons vues.

De telles pierres ne sauraient donc être comparées à de ternes cailloux des champs. L’auteur lui-même n’explique-t-il pas, aussi, qu’elles sont extraites de son champ de vision (p. 5.), et, en outre, n’est-ce pas assez sensible?

Des qualités particulières: la mesure, la l’acuité du jugement, le don de l’image et celui du coeur brillent encore aux angles de ces Pierres.

Qu’il s’interpose des galets de fontaine? Nous l’avouons. Mais les pierres fines semblent plus lumineuses, par contraste. Que certains galets soient usés, usagés ou en rappellent vaguement d’autres, entrevus quelque part? Cela est, sans plus. Que d’autres ne soient point parfaitement composés, sous la loupe la plus exigeante? Qui vous a conté le contraire? Par dessus tout, qu’une ordonnance, une relation suivie (comme en donne exemple le Père Gabriel Palau dans son Catholique d’Action, si l’on s’en tient à un livre moderne de maximes,—ou Mademoiselle Marguerite Taschereau, si l’on retourne à ses propres Etudes) eussent conféré à ce recueil de pierres-pensées quelque chose de plus attachant et de plus probant? Nous le savons, encore que plusieurs pierres soient réparties en petits groupes fraternels. Que nous ayons fait miroiter certaines des meilleures, tout en connaissant les autres. Il conste, selon le baragouin des doctissimes. Qu’il eût mieux valu pour notre auteur qu’il séparât les pierres des galets et ne se tîntqu’à celles-là? Il va de soi.

N’importe, il y a extrêmement plus de pierres que de galets en ce recueil.

Et ce qui fait le prix des Pierres de mon Champ, c’est l’intensité de vie intérieure qu’elles révèlent chez celle qui les a façonnées, et l’effort, aussi soutenu que possible, vers la consciencieuse stylisation de sa pensée.

A une époque où la femme réfléchit peu,—tant de femmes, du moins, et tant d’hommes aussi!—et s’épuise en gestes faux ou en psittacisme, voici une âme pensante et bien pensante. N’est-ce pas qu’en rentrant dans la tradition chrétienne et française la femme recouvre sa royauté en train de se perdre?

Hélas! combien de familles canadiennes s’en sont allées à l’oubli, faute de cette royauté de la femme. Celle à laquelle appartient notre auteur n’a point péché de ce côté-là. Songeons à la belle lignée des nobles dames de chez nous qui ont inspiré ces seigneurs, ces légistes, ces magistrats, cet homme d’Etat, ce prince de notre Eglise nationale. Elles sont de même tradition que l’auteur des Pierres de mon Champ.

Elles justifient une parole de Mademoiselle Taschereau, en lui ôtant ce qui y est conditionnel:

Si la femme se tenait sur les sommets, l’homme ferait de sa vie une ascension. (p. 116).

La Providence d’ailleurs n’a point créé certains hommes pour l’horizon borné de la plaine.

Voilà, sans doute, ce que ne se refuserait pas d’admettre l’auteur des Pierres de mon Champ.

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[1] Par Marguerite Taschereau. Les Editions du Mercure, Louis Carrier et Cie, Montréal, 1928.


DEUXIÈME PARTIE

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A LA CLAIRE FONTAINE...


ETUDES ET CROQUIS[1]

«Pour faire mieux aimer la patrie»

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Voici l’automne, les premières veillées à la lampe. On lit davantage et mieux. On n’est plus oppressé par les bruits du dehors. Les fenêtres sont closes aux tumultes de la rue et closes sont les portes aux fâcheux. Enfin, l’on perçoit le discret appel des livres et de la lampe.

Pourquoi ne pas commencer par lire un auteur de chez nous? C’est pour être lus que nos meilleurs hommes de lettres écrivent. Votre temps est précieux. Soit! Choisissons en notre bibliothèque, sans tergiverser, le plus utile, le plus fiable, le plus disert ouvrage de l’année. Alors nous apprécierons en toute sérénité, les Etudes et Croquis d’un maître des lettres canadiennes.

Si, en outre, ce maître a été le vôtre; s’il a formé votre âme, dès les jours du collège, à vénérer ce qui est le plus noble en l’existence; si, parcourant les lignes que son agile plume a tracées, vous croyez entendre une voix familière et respectée vous redire les leçons d’autrefois, toujours plus significatives et plus généreuses, vous ressentirez le même plaisir que le nôtre à la lecture du recueil de Mgr Camille Roy.

Les choses qu’il vous enseignera à mieux aimer seront la patrie et l’art des lettres. Et l’emploi qu’il fera de sa parole ne cessera d’être, comme il l’écrit, de servir, car, «telle doit être la mission de l’écrivain, et telle la mission d’une littérature» (p. 102).

Il y a bien des formes à la patrie et bien des façons d’en éprouver la présence sainte. Point n’est toujours besoin de l’envisager d’abord en son ensemble pour en reconnaître toute la beauté. La patrie tient quelque-fois presque entière dans un lieu où l’on a vécu ou dans un moment où l’on a reçu un accroissement de sa personnalité et donné de soi plus que soi-même. C’est par la partie que l’on arrive au tout.

Les rapides dessins de Mgr Roy évoqueront donc l’église, le village, la famille, avec les Enfants aux Crèches de Noël. Et la famille, le village—encore mieux la paroisse—et l’église ne sont-ils pas pour nous, Canadiens français, notre première patrie et notre plus forte initiation au sentiment de la patrie?

Ou bien ces Croquis retraceront, avec les Jardins en Deuil et la Mort de l’Arbre, certains entours et certaines réminiscences de la maison séculaire où notre auteur goûta la douce sécurité de la patrie intellectuelle; où il décida à la fois de ses vocations sacerdotale, patriotique et littéraire, et les vécut toutes trois avec la plus rare plénitude. Car ici, au-dessus des livres et du travail, par delà les jardins, les murs vénérables, le fleuve et les monts, bien plus large que l’horizon séminariste et universitaire, s’ouvrit à l’âme méditative du jeune étudiant l’horizon infini de l’apostolat national auquel Dieu lui devait accorder de contribuer si généreusement.

Enfin, ces Croquis, avec Québec, un Soir, le Baiser des Drapeaux et la Messe du Troisième Centenaire de Québec, sur les Plaines d’Abraham, transformeront la vision de la patrie. Ils l’étendront d’abord à la cité-mère,—mère en effet de toutes nos autres patries dans la plus grande,—et, par elles, c’est-à-dire nos petites patries et notre totale patrie du Canada, à l’histoire de nos armes et à celle de la réconciliation franco-anglaise, sur le sol même où le Sang fut versé et où la Messe de Paix est dite.

Evidemment, les phases diverses de pareils Croquis n’ont point cette ordonnance trop rigide que nous leur imprimons afin de rendre plus logique l’interprétation que nous en faisons.

Par exemple, le livre débute par les Jardins en Deuil. Ce sont les jardins du Séminaire et de l’Université, le jardin familial et le jardin de l’âme. L’auteur a rapproché ou mêlé intentionnellement les motifs de son dessin, les feuillets de ses cartons, ce qui lui permettait de dresser un plan beaucoup moins dégagé. Mais en chaque page un aspect de la patrie est tracé, avec une manière de comprendre celle-ci qui ne soit point banale.

Et cette plume savante en préceptes littéraires, assouplie aux reprises du thème après une transition adroite, fertile en jeux aimables, en cadences du verbe, en virtuosités qu’elle s’impose et qu’elle réussit (Les Jardins en Deuil et la Mort de l’Arbre), peut-être enferme-t-elle beaucoup plus de la patrie—et bien plus certes que dans Québec, un Soir, surtout, et même le Baiser des Drapeaux et la Messe du Troisième Centenaire—peut-être cette plume enferme-t-elle beaucoup plus de la patrie dans les simples feuillets des Enfants aux Crèche de Noël.

Combien ce crayon est joli; pour tout avouer: délicieux! Il est empreint d’une suavité qui touche. Il est écrit con amore. Là palpite la première âme de l’auteur et son âme la plus intime, unie à celles de tous les petits enfants catholiques de nos villages, en qui Dieu allume, avec la piété, les vertus qui seront la force de la race et l’avenir assuré de la Patrie. A notre humble avis, la Mort de l’Arbre constitue une attachante page; toutefois, saurait-on regarder sans prédilection les Enfants de Choeur de Berthier-en-Bas, frères de tous les nôtres? Ils sont à l’honneur, désormais. Ce sont eux qui ont fourni à un écrivain qui n’est point essentiellement un descriptif l’occasion de composer une délicate page d’anthologie canadienne-française.

Mais, aux Croquis par quoi le coeur est ému ou l’oeil et l’oreille flattés, il convient d’adjoindre aussitôt le principal: ces Etudes dont on puisse tirer un plus entier profit. Car, éducateur et critique-né, Mgr Camille Roy est un remueur d’idées qui stimulent l’intelligence canadienne ou l’éclairent sur elle-même et lui montrent les vrais motifs de son patriotisme nécessaire.

Ensemble faisons donc la glane et le commentaire de ces idées et pensées nationales, d’une expression si littéraire: idées et pensées au sujet de notre langue, de notre langue et nos lettres, de notre langue et nos traditions; idées et pensées au sujet de «notre littérature en service national», de notre patriotisme considéré comme une «piété filiale», de nos traditions, moeurs, chansons, et du sort de nos armes; idées et pensées au sujet du rayonnement spirituel et intellectuel des missionnaires jésuites et de l’Université Laval sur la race, des influences de nos frères de l’Ouest sur nous et de nous-mêmes sur ceux-ci, de l’éducation de la race française en Amérique, de nos admirations pour tout ce qui représente la France digne de sa mission providentielle; idées et pensées enfin au sujet du rôle du critique littéraire chez nous, gardien de l’expression française de notre âme, et sur cette âme elle-même, telle qu’il la faut comprendre si l’on veut demeurer en la réalité.

Tout d’abord, en tête des chapitres qui traitent plus spécialement de notre langue, Mgr Camille Roy explique pourquoi nous aimons celle-ci: Parce qu’elle est nôtre et quelque chose de nous-mêmes. Au vrai, le patriotisme origine en nous par l’action de la Patrie sur notre âme; il est ce que la Patrie met d’elle-même en notre conscience; et la chose la plus chère qu’elle y mette, dès que l’âme cherche à s’extérioriser, est l’idiome paternel et maternel; et toutes ces similitudes, ces concordances et ces ferveurs multipliées à l’indéfini, se répondant et s’harmonisant d’une personne, d’un foyer aux autres, ne sont rien autre que l’idiome national ou la voix profonde de la Patrie.

Aussi combien a raison notre auteur d’étudier l’action de la langue sur les ancêtres qui nous ont préparés et à l’empire desquels notre sang, nos dispositions et jusqu’à nos façons de sentir et de réagir ne sauraient échapper entièrement. Ces ancêtres de France, ces ancêtres du Canada ont subi pour nous, à notre avantage, les influences du milieu et celles de l’histoire. Et chacun de nous, devenant lui-même à son tour un ancêtre, formant de son propre langage celui de ses fils, est une résonance de la voix nationale, aussi longtemps prolongée que durera la race sans déchoir.

Vue de cet angle la question de la langue est celle de notre survivance ethnique.

Alors Mgr Camille Roy peut donc assigner à notre langue écrite, qui est très simplement notre littérature, sa fonction nationale. Car il faut qu’une langue ait une littérature, sans quoi elle est vouée à l’obscurité barbare du peuple qui la parle (p. 70). Or le service intérieur de notre littérature est d’affermir notre âme, de l’affirmer en l’exprimant et de la défendre en l’illustrant; tandis que le service extérieur en est de faire connaître, outre-frontières, notre langue et, par celle-ci, notre civilisation.

Loin de prendre ombrage à notre littérature, la France elle-même se reconnaîtra en nous. Tant d’héroïsmes nous ont sacrés Nouvelle-France historique; tant de travail et tant d’audaces nous consacreront Nouvelle-France littéraire.

Pourtant tout a été écrit sous le soleil et la France est la grande nation littéraire du monde, qui ne souffre point de réplique. N’arrivons-nous pas un peu tard au beau milieu de la carrière, pourvus de plus d’appétit à concourir que de souffle à bien courir?

Pour toutes réponses, méditons ces trois pensées de Mgr Camille Roy: Plus se multiplieront parmi nous les écrivains qui s’appliqueront à faire oeuvre d’artistes et plus notre langue littéraire s’enrichira de formes variées, plus elle s’affinera, plus elle rendra le son clair, harmonieux du verbe français (p. 75) ...Qui pourrait empêcher un Canadien qui aurait du génie et de la science, et qui connaîtrait à fond sa langue, d’écrire le plus beau livre français qui puisse exister? Est-il bien sûr que ce livre ne soit pas encore à faire? Et n’a-t-on pas remarqué que ce sont justement des coloniaux ou tout au moins des écrivains nés aux colonies, Hérédia et Leconte de Lisle, qui ont écrit, au dix-neuvième siècle, quelques-uns des plus beaux vers français? (p. 74). Mais quand bien même nos prosateurs et nos poètes n’écriraient pas la plus belle phrase ou la plus belle strophe qu’attend peut-être encore la langue française, n’auront-ils pas rendu à notre langue un service évident, si, par leurs oeuvres saines, correctes, soignées, ils contribuent à maintenir ses traditions artistiques et lui conservent jusqu’en notre pays la beauté de ses lignes, l’éclat ferme de son métal, la variété harmonieuse de ses couleurs. (pp. 74-75).

On ne saurait nous donner plus d’espoir ni le tempérer de plus de raison. Mais espoir et raison ne s’affrontent pas toujours si durement qu’on l’imagine. Et c’est cela que Mgr Camille Roy éprouve, cela même qu’il enseigne, pour la gloire française au Canada.


Or, notre littérature, Mgr Roy la veut dédier au service national. Et il déploie, pour nous expliquer cette idée, toutes les ressources du bon sens canadien et de la pénétration critique française.

Il faut être secourable aux lettres canadiennes, dira-t-il. Il faut se préoccuper de les développer, de leur faire produire, chez nous, la fleur de vie qui doit s’épanouir à la surface de toute civilisation.

Sans doute, la littérature n’est pas toute la vie d’un peuple; elle n’en est pas le premier besoin, ni non plus le premier bienfait. Pour nous, Canadiens français, à l’heure première de notre histoire, il y eut antérieurement au besoin d’une littérature, le besoin d’une vie matérielle, qui est bien le premier de tous, et sur quoi s’appuient ou se fondent les autres; et il y eut, après 1760, le besoin d’une liberté politique égale à nos droits naturels et historiques, liberté sans laquelle ne pouvait subsister l’âme elle-même de notre race. (p. 101.)

Et puisque, désormais, nous commençons à vivre, puisque nous sommes à peu près libres, il est temps d’écrire, au service de notre vie et de notre liberté nationales. Notre littérature vaudra ce que vaut la race; nos écrivains, en une très large mesure, ce que vaut leur patriotisme. C’est pourquoi l’écrivain doit rester en contact étroit avec son pays et, si l’on peut dire, exister en fonction de sa race.

L’écrivain qui n’est pas enraciné au sol de son pays, ou dans son histoire, peut bien s’élever vers quelque sommet de l’art, monter vers les étoiles... ou dans la lune, mais il court risque de n’être qu’un rêveur, un joueur de flûte, ou d’être inutile à sa patrie.


Tout de même, on ne saurait astreindre l’écrivain à ce qui ne serait que de trop courtes lisières. Et Mgr Roy complète de la sorte sa pensée: Certes, je ne dis pas que seule la littérature patriotique, ou la littérature régionaliste, ou la littérature de terroir, puisse servir la nation à laquelle appartiennent le poète et le prosateur. Non! la littérature peut chercher plus loin que l’horizon du pays où est né l’écrivain, et plus haut que les choses et les monuments de son histoire: elle peut aller même jusqu’aux étoiles: elle peut être, elle doit être, au besoin, humaine, c’est-à-dire qu’elle peut et doit dépasser toutes frontières, s’étendre à tout ce qui est digne de la pensée et de la destinée de l’homme. Servir l’humanité, n’est-ce pas, et d’une façon supérieure, servir son pays? (p. 103.)

Seulement, alors même que l’écrivain porte sa pensée sur des sujets supérieurs à tout intérêt national, ou extérieur à son pays, il ne peut pas, s’il est fortement original et sincèrement lui-même, ne pas mettre sur ces produits de la pensée la marque de l’esprit national, et ne pas les imprégner des vertus de sa race. Le Cid de Corneille a beau être un sujet exotique de tragédie, il est un chef-d’oeuvre français; les Pensées de Pascal ont beau être un sujet d’universelle philosophie, elles sont de telle sorte exprimées et mises en axiomes qu’elles portent le sceau du génie de la France.

Corneille et Pascal étaient l’un de Rouen, l’autre de Clermont-Ferrand, l’un de Normandie, l’autre de l’Auvergne. Tous deux, fortement enracinés au pays natal, tous deux sortis des entrailles de la France, nourris de son sang et de la substance de ses traditions classiques, n’ont pas pu ne pas être tout à la fois humains et français, et écrire des oeuvres qui sont et l’honneur du monde et la gloire d’un peuple, parce qu’en ces oeuvres resplendissent tout ensemble et le génie de l’homme et le génie d’une race. (p. 104.)

Il reste donc vrai de dire que la littérature pousse ses premières racines, et ses plus profondes, dans la terre natale, et dans la vie spirituelle de la nation, et que, quelle que soit la fleur qu’elle produise, fleur d’humanité ou fleur du terroir, cette fleur porte en son éclat un reflet nécessaire de l’esprit qui l’a fait monter dans la lumière. (p. 105.)

Voilà éclaircies ces choses si débattues chez nous.

Nous savons donc ce qu’est la patrie, ce qu’est l’expression littéraire de la patrie. Il resterait à établir ce qu’est le patriotisme. Mgr Camille Roy le définit: Pas autre chose qu’une piété filiale: une piété qui commence au foyer domestique, qui bientôt le déborde, et s’en va jusqu’au sol et jusqu’à l’âme du pays. Et c’est une piété que la reconnaissance inspire. (p. 107.)

Il est difficile de parler plus fortement.

Un semblable patriotisme est ainsi une vertu et une tradition. Et les traditions ne se forment pas au hasard de la fantaisie populaire. Elles sont déterminées par les instincts et les qualités de la race. Elles poussent comme des fleurs familières sur le fond permanent de la conscience du peuple. Et les peuples ont donc les traditions qu’ils méritent. (p. 112.)

Si nous avons de belles et glorieuses traditions, si notre âme a pu se transposer en des habitudes de vie à la fois nobles, pittoresques et joyeuses, c’est qu’elle porte en elle-même de hautes vertus, c’est quelle est faite, elle aussi, de rares qualités spirituelles; c’est qu’elle est toute pleine de pensées élevées, de charité ardente, de gaieté claire, de franche et belle humeur. Très apte aux relations sociales, elle sait les faire servir à l’agrément de la vie et elle jette pour cela, sur tous ses plaisirs, et sur toutes les choses qu’elle touche, les mots alertes, sonores, savoureux ou piquants de son délectable parler. (p. 112-113.)

Il faut donc conserver notre joie, notre esprit, nos vertus et notre langue: c’est par tout cela que nous ferons survivre nos traditions. (p. 113.)

Eh! Mgr Camille Roy connaît le sens des mots. S’il nous signale nos traditionnelles vertus (et dans quelle langue!) il nous indique aussi nos faiblesses, dont quelques-unes gagneraient à être un peu moins traditionnelles. Elles se nomment indolence générale de l’esprit, extrême susceptibilité, insuffisance parfois de la culture supérieure chez ceux qui sont appelés à la formation des intelligences. Etc. Le critique ne craint même pas de souligner les lourdes obligations qui découlent en notre enseignement classique du quasi monopole que son mérite, sans doute, et les circonstances, lui ont assuré.

C’est qu’il ne saurait y avoir rien de petit chez nous, dans le domaine de l’âme. Notre race a encore tout à accomplir. Elle a besoin de prééminentes clartés sur tout, elle dont l’oeuvre essentielle est l’apostolat par l’intelligence et la charité.

Mgr Roy a certes écrit une philosophie pratique, praticable du patriotisme. Il ne se contente pas, on l’a vu, de stériles spéculations du 24 juin. Il laisse cela à d’autres. Il ne perd point de vue les faits, pas plus qu’il ne néglige l’idéal. Il soupèse les choses et en établit la valeur. Puis il en constitue autant de pierres de touche de ses idées. Relisez ce qu’il dit des moeurs canadiennes et des traditions en Jean Rivard ou les Anciens Canadiens. Vous trouverez là un répertoire bien garni.

Même préoccupation au sujet de nos chansons populaires où se réfugie et s’exprime l’âme des bonnes gens (p. 145); même préoccupation encore à propos de la Défaite victorieuse de Québec (quelle antithèse lapidaire!). Ici, un discours eût pu n’être qu’un discours, sans plus: vide! non pas à cause de l’indigence du sujet, mais parce qu’il est malaisé d’être oratoire sans rhétorique, c’est-à-dire simple, éloquent, profond, sans phrases. Or Mgr Roy se tire de l’impasse tout naturellement. Il agite ce grand passé de notre gloire amère, il en fait étinceler la leçon et il crée autour de celle-ci une atmosphère de compréhension sympathique qui donne à la parole sa pleine signification. Son discours se déploie, comme un drapeau s’ouvre à la lumière et défie le vent adverse, dès que sa hampe est fixée à l’humble réalité du sol. Et l’humble réalité pour un orateur c’est l’amas des faits et la sauvegarde de la règle. Les allocutions de Mgr Roy sont empreintes de mesure et d’équilibre: elles sont de hautes paroles qui ne perdent pas, bien au contraire, toute leur vigueur à être écrites et lues. On les peut méditer.


Qu’elles s’adressent à nos frères de l’Ouest, ou qu’elles exaltent nos missionnaires jésuites ou le rôle de l’Université Laval, toujours elles contiennent ce que nos amis anglais appellent «a food for thought». Et toutes ces pensées gravitent autour de celle-ci, que nous avons vue et que nous reverrons: il faut sauver la langue apportée ici par les nôtres, baptisée de leurs peines et de leur sang, si nous voulons sauver la race et la foi. Et c’est de notre idiome mille fois saint que Mgr Roy dit: langue sans laquelle il manquerait une harmonie, et la plus douce, dans notre Confédération. (p. 171.)

On voit assez de quel oeil Mgr Roy considérera ensuite l’Education de la race française en Amérique. Car «le principe premier de la survivance, de la fortune, de la grandeur d’une race, c’est son éducation. C’est par l’éducation qu’elle discipline son esprit qu’elle oriente sa pensée, qu’elle décuple ses valeurs morales, qu’elle se fait égale à elle-même et égale à ses plus hautes destinées.

L’éducation fait la race, comme elle fait les individus.» (p. 178.)

Les efforts vers une éducation toujours plus complète, Mgr Roy les note donc avec fierté, et il ne manque pas de marquer aussi ceux, parallèles aux nôtres, de nos frères acadiens.

Tous ces efforts constituent un fait admirable. Et ce fait correspond à un triple droit: le droit pour un peuple de parler sa langue, le droit, pour la parler, de pouvoir l’apprendre, et le droit, pour la bien apprendre, d’avoir des écoles où on puisse l’étudier.

«Droit naturel, imprescriptible, pour lequel nous avons sans cesse combattu, et sur lequel nous ne devons jamais capituler. Avec ce droit s’identifie toute la fortune, tout l’avenir de nos frères en Amérique. Avec ce droit s’identifie encore tout l’idéal de notre race.» (p. 182.)

Cette franchise et ce tact à bien dire ce qui convient, Mgr Roy n’y manque jamais. Il faudrait de même repasser ses paroles à S. E. le cardinal Dubois, à NN. SS. Leynaud, Grente et Chaptal, précisément sur la question canadienne-française qui nous occupe; et celles aussi aux Pèlerins de la Survivance, pour épuiser ce sujet. Et nous arriverions alors à ce Pro Domo qui est l’expression du sacerdoce littéraire d’un critique chez nous vivant de l’Autel, de la Patrie et du Livre.


Or Mgr Roy, critique, s’est proposé: de corriger des inexpériences, d’encourager des efforts, de signaler des oeuvres, et de stimuler, en faveur des écrivains, la sympathie du public (p. 206), afin de nous aider à demeurer Canadiens et Français; car, dans un pays comme le nôtre, où tant d’influences, d’ordre inférieur, peuvent compromettre ou fausser notre vocation historique, la littérature peut avoir pour mission, et pour conséquence, de nous rappeler toujours, par le seul fait de la langue dont elle est écrite, que nos origines se confondent avec celles (de la France); elle doit pouvoir montrer toujours par ses oeuvres, et par le souci de leur perfection, que notre langue, travaillée par l’âme commune de nos deux peuple (la France et le Canada), contient vraiment la flamme qui fait briller le vôtre[2]; elle doit nous avertir aussi que, pour rester fidèles au génie qu’elle exprime, il nous faut à nous, Canadiens français, rejoindre sans cesse par notre culture vos traditions classiques. C’est pas ces traditions intellectuelles conservées que nous développerons toujours, selon leur sens originel, les qualités foncières que nous tenons de notre âme française.

Et Mgr Roy, plus explicite, ajoute: Si j’ai osé, il y a vingt-cinq ans, commencer à griffonner en marge des devoirs de mes élèves de Rhétorique, et à écrire sur notre histoire littéraire et sur ceux qui la font, si j’ai à cette époque entrepris de travailler avec bien d’autres, dans un champ où les sillons tracés étaient encore trop rares, c’est qu’il nous a semblé qu’il y avait là, dans notre jeune littérature, trop inexprimée, une force qu’il fallait accroître, une force qui pouvait développer notre personnalité ethnique, consolider ici nos destinées françaises; c’est qu’il nous a semblé que dans ce champ encore trop délaissé, où la rosée ne demandait qu’à féconder des labeurs, il y avait à semer, comme un froment précieux, avec les pensées de notre âme, toutes les espérances de notre race. (p. 209.) Le modeste critique à qui l’on a pu reprocher parfois bien des complaisances trop faciles, ose se justifier et expliquer qu’il a toujours voulu plutôt raviver qu’éteindre les flammes qui s’allument; il se flatte aussi d’avoir toujours exprimé une pensée sincère où assurément circulait un double amour, l’amour de sa patrie et celui-là, nécessaire aussi, de la France. (pp. 210-211.)

Il est rare d’avoir une idée plus grande de sa vocation et plus humble de sa personne. Pour nous, il nous suffit de dire que le critique en Mgr Roy est égal à sa mission, excellente et fertile entre toutes.

Cependant, Mgr Camille Roy se hâte d’abréger le Pro Domo auquel il ne se pouvait dérober, à l’instant où la France le créait Officier de la Légion d’Honneur, après que l’Académie lui eût décerné sa médaille d’or de la Langue française, et il termine son allocution en faisant rejaillir sur d’autres l’honneur dont on le veut couvrir. Puis il retourne avec délices à l’étude des livres où l’on parle de son cher Canada. Alors, l’Ame canadienne de M. Louis Arnould le ravira, non sans qu’il y voie certains défauts de psychologie nationale.

Cette critique de Mgr Roy est l’une des meilleures que nous lui devions. Elle manifeste les qualités les plus vives et les plus solides qui soient chez nous: qualités d’esprit, qualités de style. Et tout cela est de nouveau prétexte à une psychologie nationale parfaite. Le critique domine son sujet, sans malice, et comme en se jouant. Il ne diminue point le livre si captivant de M. Arnould, ami des Canadiens; mais le fait valoir et le met au point. Nul mieux que Mgr Roy ne sait les difficultés qu’un auteur de France, même généreux et clairvoyant, éprouve à écrire sur nous un ouvrage de ce genre. Aussi conclut-il: Ne décourageons pas nos meilleurs amis; tenons plutôt un large compte du soin avec lequel ils cherchent à démêler les éléments fort complexes,—avouons-le,—de notre spéciale civilisation. (p. 218.) En effet, l’âme d’une race est toujours assez composite; elle se manifeste inévitablement de bien des façons variables et souvent contradictoires; elle enferme souvent tant d’éléments disparates! L’atavisme et l’esprit de nouveauté s’y mêlent, s’y heurtent en tant de rencontres imprévues! Et combien ces divers mouvements de l’âme humaine se décomposent ou se multiplient et s’enchevêtrent quand il s’agit d’une âme comme la nôtre, héritière de la plus vive et de la plus mobile qui soit au monde, l’âme de la France, soumise par sa vie historique, en terre du Canada, à toutes les épreuves qui pouvaient le mieux la fortifier, mais sollicitée par tant d’influences opposées qui pouvaient le plus sûrement la déformer ou l’agrandir. (pp. 220-221.)

Et voilà terminée la lecture de ce recueil qui n’a point l’homogénéité d’un livre composé en vue d’une démonstration exacte. Pourtant, la démonstration est faite, et claire et juste; et de tout le livre se dégage une impression d’unité. Un même coeur anime toutes ces pages; un même verbe vivant y palpite. Et chacune de celles-ci est pourtant écrite d’un trait. C’est que la pensée qu’elles exposent est vraie, réfléchie, longtemps mûrie avant d’être écrite, longtemps portée en soi avant d’être libérée. C’est de la vie de la pensée que les mots tirent leur vie.

Et cette pensée, de tenue si bellement française, est d’une logique si canadienne!

Certes, il ne faut point que le patriotisme dégénère en chauvinisme. Il ne nous doit point empaler ni aveugler. Ici, pourtant, n’est-il pas l’armature très souple de notre existence nationale? Ne se plie-t-il point, sans jamais rompre, aux exigences les plus nobles? Ne reconnaît-il point en autrui les mérites qui sont d’autrui? Ne pratique-t-il point la fraternité canadienne et humaine, tout en restant soi-même parmi les autres? C’est le patriotisme qu’enseigne Mgr Camille Roy et auquel il assigne les devoirs les plus élevés.

Non! il n’y a pas de phobie des autres en notre conception d’une patrie que nous servons conformément à notre âme; mais un sens très averti, très sain, de notre devoir et des lois de nature qui régissent les peuples. Aussi la dignité de penser en Mgr Roy, cette franche façon d’écrire et de si bien écrire sur des sujets dont le retentissement est considérable au Canada, cette dignité de penser et d’écrire ont acquis à notre auteur les plus consolantes amitiés chez nos frères de langue anglaise. N’a-t-on pas vu M. Lorne Pierce, docteur de l’Université de Toronto, dédier à Mgr Roy le livre précieux qui s’appelle: An Outline of Canadian Literature?

C’est que nous pouvons différer de langue et de méthode avec nos compatriotes anglais en notre façon de célébrer la Patrie. Nous ne l’en aimons que plus. Notre langue chante la même Patrie que la leur; notre méthode tend au même but national que le leur, par des moyens conformes à notre génie propre. Il n’est pas du tout prouvé que notre langue et notre méthode soient en quoi que ce soit inférieures. Et si notre littérature, si bien guidée, si doctement historiée par Mgr Camille Roy, exalte notre conception française de la Patrie, toujours s’élargissant jusqu’à comprendre et resserrer en une étreinte passionnée tout notre Canada; si l’exemple de Mgr Roy, un quart de siècle de noble vie littéraire canadienne-française, devient chez nous contagieux et salutaire, notre littérature et Mgr Roy dont elle s’honore, notre littérature et les douze ouvrages dont Etudes et Croquis est le plus récent, n’auront point desservi notre Patrie commune à deux races qui ont marqué le monde de signes dont rien n’effacera jamais le double trait profond.

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[1] Monseigneur Camille Roy, Les Editions du Mercure, Montréal, 1928.

[2] Mgr Roy s’adresse au Consul de France.


POUR LA TERRE ET LE FOYER[1]

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On a beaucoup écrit dans les journaux sur un sujet qu’on a ennuagé à plaisir: A quoi rêvent les jeunes filles? Il serait temps de se demander à quoi pensent nos jeunes gens. Et, parmi ceux-ci, les plus chers à la race ne sont-ils pas les écoliers qui, dans l’atmosphère tempérée, assagie de nos collèges où l’ordre devrait mettre la bride à l’extravagante fantaisie sans comprimer le charme du naturel, méditent les graves problèmes de leur avenir? Auront-ils sur leurs contemporains l’action, si modeste soit-elle, que l’on souhaite qu’ils aient? Seront-ils, en leurs milieux respectifs, dignes de leur mission? Voilà autant de questions que se posent leurs maîtres en les voyant méditer de la sorte.

Du moins, les éducateurs qui, à Nicolet, regardaient pousser M. Alphonse Désilets tel un épi flexible de blé canadien, eurent peu ni prou d’inquiétude à son sujet. Ils se savaient compris de leur élève. Aussi, lorsqu’ils lui faisaient traduire les Géorgiques et les Bucoliques, connaissaient-ils que leur disciple, en s’efforçant d’acquérir des lettres, s’attacherait encore plus profondément aux bonnes choses de la terre. M. Désilets donc, poète nicolétain en herbe, un peu comme jadis Fréchette l’avait été, membre de cette Académie écolière dont un futur vice-président de l’Assemblée législative et ministre de Sa Majesté le Roi, l’honorable M. Hector La Ferté, fut l’éloquent chef de file, ami du poète Emile Coderre et du peintre Rodolphe Duguay, se sentait dans la tradition locale en poétisant ses cogitations les plus ardues! A l’ombre des grands pins et des érables, ce péripatéticien avant l’heure éprouvait tous les secrets du Bois-des-Quarante et la douceur angevine qui forme à l’Etang-du-24-Mai et à l’Etang-du-Centenaire un cadre harmonieux. Il griffonnait déjà ses Heures poétiques, puisqu’il était sage qu’il commençât par griffonner. Mais songeait-il à ce que les années lui réservaient en notre Landerneau et au nombre de grains fort inégaux que porterait son froment primitif? En 1914, un recueil de vers Mon Pays mes Amours; en 1922, son troisième ouvrage Dans la Brise du Terroir (prix d’Action intellectuelle, section des poètes); en 1923 un poème, récompensé de la médaille d’argent de la Revue des Poètes, Paris, (ex-aequo avec un jeune Montréalais dont le talent promet beaucoup, M. Robert Choquette); en 1925, également, la présidence d’une société artistico-scientifico-littéraire (nous parlons ainsi que s’il s’agissait de l’Institut de France...); et, enfin, en 1926, Pour la Terre et le Foyer, livre ou l’économie rurale et domestique le disputerait à l’éducation et à la sociologie... Eh! oui, songeait-il, le petit péripatéticien de Nicolet, à ces choses-là? Sans doute, bien que confusément sur certains points. Or il ambitionnait de devenir ingénieur agricole et poète, et il allait être, par surcroît, Directeur du Service de l’Economie de la province. N’est-ce pas unir l’utile et l’agréable dans une gerbe étroite?

Pour la Terre et le Foyer offre au lecteur, sous l’aspect de courtes tranches également réparties, les articles publiés en diverses revues par M. Désilets, c’est-à-dire tout ce que l’ingénieur agricole a cru recueillir de substance au cours de ses investigations, de ses expériences et des leçons qu’il a professées. De cela M. Désilets voudrait faire don aussi bien à ceux qui vivent de la terre qu’à ceux qui, n’en vivant pas directement, ont ou n’ont point le bon esprit de confesser que sans elle nous ne serions rien. Car la terre est la grande maternelle. Elle nous nourrit, qui que nous soyons, où que nous soyons, quoi que nous fassions. Et, pourtant, combien de ses fils la payent d’ingratitude? M. Désilets n’est point de ces derniers.

Notre économiste canadien, M. Edouard Montpetit, dégage doctement, selon une coutume qui lui est familière, en une charmante préface de ce livre, ce qu’il appelle «les idées-forces» de M. Désilets. Elles se résument tout uniment à connaître notre pays, nos qualités, nos défauts (il est évident que nous avons des défauts aussi et que M. Désilets en indique quelques-uns avec courage: (pp. 70-72 et 119-121, etc., etc.)) à aimer le sol natal, d’une affection spontanée, il est vrai, mais renforcée par une raison que la science éclaire, puis à servir l’avenir en fondant le présent sur des bases stables et en ne rompant point avec le passé religieux et moral qui sauva nos ancêtres. M. Désilets ressassera, ou mieux repassera au crible certaines idées. Il les reprendra sans s’astreindre à un plan rigoureux dont les cloisons soient étanches. A notre gré, il y devra revenir, ici et là, car il n’est pas très sûr que quelques réponses à des objections qu’il formule lui-même soient aussi concluantes qu’on serait tenté de l’exiger, (p. 116-118.)

Certes, l’auteur de Pour la Terre et le Foyer vise à atteindre un très vaste objet. Il est même d’avis que chacun y doit tendre, dans la mesure de ses dons. Aussi requiert-il «la coopération honnête des idées»? Car il faut, sur bien des points, que nous sortions de la routine, que nous pensions nationalement, comme Charles Maurras exigeait que pensassent aussi les Français, et que nous pratiquions l’art de mieux faire tout ce que nous faisons.

N’allons pas oublier que l’ingénieur agricole est bien inspiré de répéter ses leçons à qui de droit, et que le cultivateur est dans son rôle, qui étudie, compare, s’instruit auprès de ceux dont c’est l’emploi de l’instruire. Le cultivateur n’est point, en effet, un manoeuvre aveugle. Il associe son labeur à celui de la nature qui n’ouvre ses trésors qu’à ceux qui le méritent. Et pour mériter ceux-ci il doit être un personnage d’une singulière complexité. N’est-il pas d’abord au courant des détails des échanges et soumis aux aléas du temps et des marchés? «Le cultivateur qui est à la fois, par la nature diverse de ses activités, un industriel, un commerçant et un homme d’affaires, ne saurait se défendre de songer un instant au passé et de se mettre en face de l’avenir. Au cours d’une année qui vient de se clore, il a déboursé du capital intelligence et du capital argent; il a travaillé sa terre, l’a enrichie, améliorée; il a fait l’essai de semences nouvelles, de reproducteurs choisis; il a réparé ses bâtiments, agrandi son domaine rural, embelli sa propriété. La moisson est venue, il a compté les rendements et il a dit en souriant: C’est bien. Ou, s’il n’a pas réussi...» etc. (pp. 41-42). N’est-il pas encore un comptable, un prévoyant, un sage parmi les sages? Il proportionne les étendues en culture à ses besoins, à ses moyens et fait analyser le sol avant d’y mettre engrais et amendements. Il s’outille avec mesure d’instruments modernes. Il pratique la frugalité, l’épargne, et nul ne besogne plus assidûment que lui, d’un soleil à l’autre. Enfin, lorsque l’heure a sonné, il se cherche une épouse qui le complète, puisque «rien ne sert au coq de gratter, si les poules ne ramassent rien!...» (p. 94.)

Voyez donc cette épouse modèle au rucher, au jardin, à la basse-cour (nous ne poursuivons pas ici un calembour déplacé). Voyez-la surtout à la maison, occupée à filer, tisser, coudre, broder, aimer. Doux travaux que ceux-là, mais travaux quand même où se déploie un ingénieux dévouement. Doux travail entre tous que celui d’aimer, de se dépenser pour le mari, les enfants, toutes personnes et toutes choses du foyer domestique. Et c’est dans ce chapitre, autour des Activités féminines, que M. Désilets déploie le plus d’enthousiasme. Son style s’élève en parlant de la femme. Que ne devra-t-il pas à cette vaillante?

Ce n’est point cependant notre fonction de vous raconter le livre entier. Nous nous arrêtons à l’instant où il y aurait tant à écrire sur l’alimentation, la colonisation, la législation, les cercles ruraux et leurs industries, les forces sociales et familiales, les écoles d’agriculture, les grands exemples de Louis Hébert et d’Amédée Marsan, l’importance d’une sociologie agricole bien entendue et la supériorité professionnelle du cultivateur. Si, toutefois, nous avons fait naître en vous le désir de lire vous-même le livre, nous nous serons surérogatoirement acquitté de notre tâche.

Vous constaterez de vos yeux que l’auteur n’a point cherché à briller par la profondeur de la pensée, la hardiesse des théories parfois aventureuses, le fatras scientifique, l’originalité de l’expression, l’ampleur et la beauté du style, mais bien plutôt seulement par une simplicité fort élémentaire qui rend ce livre d’économie rurale accessible à tous.

Et puis, M. Désilets ne vous aura-t-il pas appris à distinguer peu à peu cette chose première qui échappe à quelques myopes, à savoir que nous sommes tous les membres d’une même famille où il n’y a point de sot métier? Ne serez-vous pas d’autant plus fier de notre campagnard? «La richesse moyenne de l’habitant dépasse l’aisance moyenne du peuple dans tous les pays...» (p. 92). Et ses robustes enfants se comptent souvent à la robuste douzaine. Ne vous écrierez-vous point, si vous êtes devenu, ayant quitté la glèbe, un citadin que la ville étouffe: Le cultivateur n’a pas pignon sur rue? Il a mieux: maison, sol et sous-sol, cheptel de bonne lignée. Il peut tirer de son trésor la laine de ses habits, la toile de ses draps, le bois de ses constructions, le pain de sa huche. Sans rien devoir à qui que ce soit, il a joli pignon, vraiment, sur le chemin du Roy!

Dès lors, vous lui renouvellerez les voeux que lui adresse M. Désilets (p. 142). Ils sont les meilleurs que l’on sache exprimer, tout le long de l’année. Et, s’ils vous témoignent que le petit écolier de Nicolet, et, plus tard, l’étudiant d’Oka, en grandissant toujours, en voulant faire fructifier normalement ses aptitudes, en voyageant à travers sa patrie et hors de sa patrie, n’a point perdu son coeur canadien, et donc n’a pas changé! vous vous déterminerez à ne pas changer non plus de dilection, tant et tellement que vous puissiez redire à la terre et au foyer de chez nous, que nous confondrons volontiers sous les traits d’une même personne morale, le vers qu’un poète de France appliquait à un tout autre objet:

Je t’aime avec mon coeur ancien...

De là pour vous à retourner à la vie heureuse des champs il n’y aurait qu’un pas. Puisse le petit livre de M. Désilets, dont ce serait l’une des utilités pratiques, vous inspirer d’accomplir ce pas-là sans anicroche!

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[1] Par Alphonse Désilets. Imprimerie Ernest Tremblay, Québec, 1926.


L’ILE D’ORLEANS[1]

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Ce passé est sans flétrissure, il est simple et si imprégné de moeurs naïves et saines que l’on devrait être fier de le faire connaître au monde entier. Chacun devrait pouvoir dire de sa paroisse, de son village, de son hameau, avec autant d’orgueil que Virgile: Mantua me genuit.

Joseph-Edmond Roy.

Que d’eau il a coulé sous nos ponts et que d’encre de nos plumes, depuis le temps où l’on n’imprimait chez nous qu’à la main; ou même depuis les jours amers de 1759, où débutait, au témoignage des archives de Philéas Gagnon, conservées en la Bibliothèque municipale de Montréal, et tel que M. Pierre-Georges Roy l’a déjà ailleurs consigné, l’imprimerie canadienne, enfin servie par sa première presse! Pour juger des progrès accomplis, il suffirait de comparer les deux mandements de Henri-Marie de Pontbriand, évêque de Québec, simples feuilles qui rappellent «l’année du siège», et le livre récent publié par la Commission des Monuments historiques de Québec: l’Ile d’Orléans.

Ce livre, profusément illustré, au moyen de reproductions d’oeuvres signées de nos meilleurs artistes et de photographies de toutes sortes; ce livre documenté, circonstancié et écrit de la façon précise et jamais pédante qui est celle de M. Pierre-Georges Roy, est une marque assurée que, dans la paix fondée sur nos luttes, notre civilisation, si riche au point de vue de l’histoire, peut même aller jusqu’à prétendre désormais s’exprimer avec luxe.

C’est ainsi qu’il y a peu d’îles en Amérique dont l’histoire soit racontée par tant d’images en marge d’un texte si charmant.

Les images sont des reproductions, en trois et quatre couleurs, ou en deux tons propres à la simili-gravure, d’ouvrages originaux. Ces originaux que la science moderne copie avec assez de bonheur sont les suivants: les toiles et esquisses d’Horatio Walker, amant de la nature, insulaire par vocation, qui peint en pleine pâte tout ses amis d’Orléans, ou les crayonne, au débotté; des tableaux de Charles Huot, le plus Canadien de nos peintres, dont le Sanctus à la Maison faisait dire à un critique de Paris: «Cela rappelle Maria Chapdelaine priant pour le retour de François Paradis qui s’est écarté»; des dessins de Suzor Côté, au modelé si net qu’ils font pressentir dans le peintre le sculpteur. Nous y retrouvons aussi, avec une joie extrême, une fine aquarelle d’Eugène Hamel, dont l’art est si probe et si vrai; des fusains de l’inimitable observateur que fût Henri Julien; des bronzes de Philippe Hébert, si décoratifs; une gravure d’Ivan Neilson, au style «dépouillé»; des peintures de Charles Maillard, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Montréal; une autre d’Achille Panichelli, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Québec; une autre de Georges Deifosse, ce coloriste si agréable; une autre encore de Clarence Gagnon, le peintre des effets de lumière sur la neige; et même un tableau de Cornélius Krieghoff, celui-ci, aux couleurs très vives malgré le temps qui éteint les feux du pinceau le plus ardent.

Il faudrait encore parler des innombrables bandeaux et culs-de-lampe de Walker, des photos, des cartes, des signatures illustres ou uniquement curieuses, et nous aurions à peu près feuilleté tout ce massif recueil.

Les unes, parmi ces images, ne sont pas aussi photogéniques que les autres. Il va de soi. Bien des tons paraissent bitumineux, comme disait Anatole France des ouvrages, chef-d’oeuvres ceux-là, de Prud’hon, que l’âge assombrit.[2] Nous aurions aimé voir le Sanctus à la Maison en reproduction polychrome, au lieu de le trouver en simili-gravure qui laisse dans le noir le plus complet ce qui fait la poésie du morceau: cet aperçu, par la fenêtre ouverte à droite, de la paisible campagne de juin où se profile une belle et simple église, celle de Saint-Pierre de l’Ile. Il nous semble aussi qu’il y a deux portraits de Champlain, et qu’on a inséré le moins bon. Mais tout cela n’empêche point l’Ile d’Orléans d’être un des plus prodigues livres d’images que l’on puisse désirer.

Pourtant, c’est le texte qui nous intéresse davantage. Ce texte, M. Pierre-Georges Roy l’a écrit de sa plume notariale la plus finement taillée. Sa phrase est courte, claire, bourrée de chiffres, de millésimes, qui n’alourdissent en rien le débit. Au besoin, le savant archiviste cite longuement. Il s’efface ici devant le tabellion Nicolas-Gaspard Boisseau, au style incorrect et heurté; ou là devant Hubert La Rue, aimable et spirituel médecin qui enveloppe d’humour son émotion. Mais, presque tout le temps, hormis les renvois nécessaires, indispensables, c’est M. Roy qui parle de l’Ile.

De cette île on nous donne les noms et états successifs, les dimensions, et surtout le caractère de la population, etc., etc. Bref, on pénètre si bien l’âme insulaire qu’on finit par se croire, sinon un sorcier authentique, du moins un frère de tous ceux, humbles ou grands, qui ont vécu en cet éden aux multiples attraits.

L’Histoire, avec une majuscule, est belle, ronflante à souhait, parfois. La petite histoire, les monographies, les aspects familiers et sociaux sont pourtant agréables aussi. Il n’y a point d’histoire complète sans psychologie; point de faits ni de conclusions qui touchent vraiment, si on n’y met ce courant de vie qui ressuscite gens et choses dans leur presque intimité.

Voilà ce qu’accomplit M. Roy en son livre de l’Ile d’Orléans que nous déflorerions par une analyse trop poussée. Il vous faut le lire pour en goûter le charme. Et peut-être finirez-vous par demander à M. Roy la recette du fromage raffiné, sans laquelle personne n’aura jamais connu l’Ile en ce qu’elle a de plus personnel et de plus exquis...

Sommes-nous trop exigents? Nous voudrions un point d’interrogation après le titre du chapitre: Roberval à l’Ile d’Orléans; et même la forme négative en tête du chapitre: l’Ile d’Orléans, Colonie pénale. (M. Roy prouve que notre île n’a point été colonie pénale et il montre que Roberval n’a censément pas été à l’Ile. Tout de même, les esprits trop superficiels, se basant sur les titres qu’ils épluchent au lieu du livre qu’ils devraient lire, inclineront à croire tout le contraire de la vérité, se préjugeant par une sottise dont il convient de les garer.) Enfin, une brève étude sur la langue en notre Orléanais nous eût fixés sur ce fait que plus que tous autres chez nous, grâce à l’isolement relatif de leur île, nos bonnes gens ont été préservés de tant de contacts qui déforment ailleurs la savoureuse parlure de nos campagnards.

Pour notre part, ces restrictions faites, et nous avons confiance d’exprimer ici l’impression générale, qu’il nous soit permis de dire que le livre de l’Ile d’Orléans nous a renseigné sur une foule de choses et mis à même d’apprécier dans sa robuste beauté l’âme nationale, plus canadienne que partout ailleurs en ce coin de pays demeuré si français.

C’est donc avouer que nous envions le droit qu’auraient les insulaires authentiques de s’écrier: Aurélia me genuit! C’est une vraie devise à mettre sur un drapeau.

La Commission des Monuments historiques publiera, dit-on, l’an prochain, un beau livre: Québec sous le Régime français. Bravo! car c’eût été malheureux de s’arrêter en si heureuse route. Il n’est pas d’homme bien né qui ne soit fier, comme un Orléanais de son île, du Berceau de la Nouvelle-France.

Avant de quitter ce sujet de nos archives, nous nous reprocherions de ne pas mentionner le livre que vient de publier à Paris, chez Jouve et Cie, M. Antoine Roy, élève de l’Ecole des Chartes. C’est l’étude sommaire de plus de cent ouvrages dus à la plume si extraordinairement féconde de M. Roy père.

L’Oeuvre historique ou Bibliographie analytique honore donc un père et son fils. Mais elle veut surtout honorer la Patrie. Ce sont autant de titres à l’estime que nous en faisons.

M. Claude Bonnault a écrit pour le bouquin de M. Roy fils la plus instructive des préfaces. Aussi faut-il dire que M. Bonnault est le Français le plus versé dans les choses de notre histoire, actuellement. Le témoignage qu’il apporte en faveur de l’oeuvre de M. Pierre-Georges Roy est d’un poids précieux, et nous sommes fier de le répéter ici... «Vouloir désormais faire de l’histoire canadienne sans rien devoir à M. Roy, c’est vouloir l’impossible.»

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[1] Par Pierre-Georges Roy. In-4º de 504 pages, publié par la Commission des Monuments historiques de la province de Québec. Ls-A. Proulx, imprimeur du Roi, Québec, 1928.

[2] L’Illustration, Paris, Noël, 1912.


LES BOIS QUI CHANTENT[1]

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Qui ne serait embarrassé de juger un juge-poète? Les hommes ont donné à celui-ci la magistrature civile; les dieux lui ont conféré le don céleste. Il ne serait plus loisible à un critique que de s’incliner et de se taire, si sa mission n’était de parler. Aussi doit-il ignorer le juge et n’apprécier que le poète, tel que son oeuvre le révèle.

Dans les Bois qui Chantent M. Gonzalve Desaulniers, de l’Ecole littéraire de Montréal, a noté les impression délicates, parfois vigoureuses, mais sans vain éclat, que son âme lyrique a éprouvées en face de l’amour et de la nature, et plus encore en face de la nature qu’en celle de l’amour. Ce qui est mieux encore, il a consciencieusement revu ses papiers, au point de les corriger, transformer, transfigurer, au besoin, avec une patience qui est d’un probe ouvrier en vers, avec un goût qui est d’un artiste, avec une émotion qui est d’un poète. Chez lui l’âge n’a point laissé de ces traces mauvaises par où l’on voit que la névrose aussi bien que le désenchantement ont asséché un tempérament, ont refermé une âme sur elle-même et l’ont recroquevillée comme une triste pomme d’arrière-saison.

Les thèmes qu’exploite notre poète ne sont pas d’hier, et le ton de ces gloses rimées est franchement lamartinien, avec ce quelque chose d’imprécis, d’envoûtant qu’on a accoutumé de reconnaître au chantre d’Elvire, mais moins somptueux et moins élevé,—et ce son de flûte frémissante que Virgile laisse en nous, telle églogue lue, mais moins profond et moins pur.

Enfin, toute proportion gardée, que l’on évoque Lamartine ou Virgile, ces grands frères lyriques, en parlant de M. Desaulniers, cela classe d’emblée celui-ci parmi les bons poètes français et parmi nos meilleurs poètes à nous.

Cela ne veut pas dire, toutefois, que M. Desaulniers se soit rangé de lui-même entre les plus originaux et les plus ardents poètes de notre langue, ou d’aucune langue. Même au Canada, il n’a point ce torrent inventif, cette personnalité tranchée, cette truculence verbale d’un Alfred DesRochers; ni cet atticisme, ces formes sculptées dans le paros poétique, ces incantations delphiques qu’un Robert Choquette nous livrera bientôt. Non. Le romantisme et le classicisme jumeaux de M. Desaulniers n’ont point ces variétés d’aspect, de musique et de couleur. Un voile de discrétion, un chant secret et persistant, des finesses de pastel enveloppent sa poésie. Cela en fait le charme délicieux.

Ce charme n’est point rompu par des négligences d’écriture. L’on peut relire les Bois qui Chantent sans se buter à ces obstacles que tant d’autres nous prodiguent trop royalement.

M. Desaulniers connaît sa langue, mais ne néglige point de la travailler. Il la respecte et respecte en elle ses lecteurs. S’imprégner de son livre, c’est déjà aimer en celui-ci ce qui, dans le génie français, s’appellera éternellement: mesure, équilibre, élégance; et retrouver dans la phrase un jeu adroit des coupes, des cadences, une véritable sécurité prosodique où n’est point oubliée la sécurité grammaticale.

Oeuvre de toute une vie, les Bois qui Chantent n’ont point appréciablement vieilli. A peine si quelques pages,—nous allions écrire quelques taillis,—datent, ici et là. Les poèmes les mieux construits, les ramures les plus solides, n’en vieilliront pas non plus. Mais tout n’est point de haute futaie. En cela la postérité fera le choix.

Pour nous, nous inclinons à croire que c’est une tâche difficile. Et c’est précisément là une preuve de la qualité de nos sentiments poétiques à la lecture d’un ouvrage qui mérite plus que le banal éloge ou les maigres restrictions d’un barbouilleur de papier.

M. Louis Dantin, d’un style ferme, ingénieux, sympathique, a tout exprimé, au sujet des Bois qui Chantent, comme Monseigneur Camille Roy, d’une plume sympathique, ingénieuse et ferme, vient d’en exprimer tout aussi. Aux deux pôles littéraires sont nos plus consommés critiques. Leur façon de concevoir et d’écrire a beau différer, en des ordres inverses ils se confirment l’un l’autre, dès qu’il s’agit des Bois qui Chantent. Et nous sentons bien que nous n’apportons ici à ce double monument, par simple acquit de conscience, qu’une humble pierre assez inutile.

Quelques pages omises, les Bois qui Chantent ont déjà l’allure de gentils poèmes classiques chez nous.

Si nous en affirmions cent fois davantage, nous ne saurions rien ajouter à ce qui, de consentement unanime, est déjà vérité d’évangile littéraire.

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[1] Par Gonzalve Desaulniers. Librairie Beauchemin, Montréal, 1930.


L’OFFRANDE AUX VIERGES
FOLLES[1]

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Nous entendons aussi bien qu’il se peut que l’Offrande aux Vierges folles est d’abord un poème psychologique. Il n’empêche que des vers comme ceux de Soir d’Etê et de Prière, situent déjà leur auteur en la psychologie d’une âme de chez nous, d’une âme de notre terroir et de notre mysticisme nordique.

Toute classification est nécessairement arbitraire. En littérature, il faut haïr l’absolu. Mais, déjà, on sent chez Alfred DesRochers des tendances, une aspiration, un accent qui vous portent à croire que son esprit se développera dans un certain sens à la fois tout à fait humain et tout à fait canadien.

DesRochers sera peut-être bientôt la plus vive âme poétique, et la plus magnifiquement exprimée, de toutes celles qui évoluent vers un canadianisme plus large, il est vrai, mais plus fermement raciné à notre sol.

M. Alfred DesRochers est donc poète. C’est une chose plus rare que d’être épicier! Il a du tempérament, de la fougue, de la verve et du verbe, au service d’une vision éblouie du monde intérieur et extérieur. Un irrépressible lyrisme éclate en ses vers. Au cliquetis des mots il entremêle celui des sentiments. Et quelle intensité en tout cela! Nous sommes en présence d’une nature élégiaque, nourrie de rêve et de lectures, mais se complaisant parfois dans une volupté qui ne peut pas ne pas s’avouer.

Jusqu’où ira cette prédisposition neuve et livresque à la fois? Nous l’ignorons. Une forte personnalité poétique commence ici de s’affirmer brillamment. En tout cas, ce premier recueil, cette plaquette de format incommode, contient quelques-unes des plus belles images et certains des vers les plus énamourés que nous ayons lus chez nous. Certes, il ne faut point être surpris que cela soit traversé d’aspérités, ni qu’il y ait des fléchissements de rythme: par exemple, trois ou quatre strophes enjambent les unes sur les autres; elles gagneraient à être plus nettement délinées. Il y a aussi du verbalisme et plus de sentiment que d’idées, plus de brillant que de profondeur. Mais ce livre n’est point d’un penseur. Il est d’un sensitif aigu, emporté au delà de soi-même par le jeu des émotions chantantes et colorées, buvant la vie par tous les pores, et la voulant recréer, enivré, dans ses poèmes. Et ainsi s’exprime un fiévreux enchantement ou même une mélancolie dont vous êtes empoigné.

Lisez à haute voix ces stances; écartez-en, si vous êtes plus que sage, certaines sensualités, et dites-nous, alors, si vous avez rencontré beaucoup de nos jeunes poètes qui estiment avoir autant de flamme au coeur et nous le prouvent de si opulente façon.

Avec le temps qui équilibre l’être entier, et lui donne, si le vouloir s’y applique, cette synergie qui est la splendeur de la vie elle-même, M. DesRochers acquerra plus de mesure, d’ordre, de fonds; une langue plus sûre, une musique plus continue, une distinction mieux affinée, une fermeté plus évidente du goût. Il ne laissera point sa lyre se détendre mollement. Il en resserra les cordes vibrantes. Il jouera plus juste et mieux. Nous sommes de ceux qui pensent que sa veine poétique est telle qu’elle ne saurait que doublement gagner en étant soumise à une large et forte discipline.

Au vrai, M. DesRochers poète se connaît. Ne sont-ils pas de lui ces vers qui révèlent à elle-même une âme littéraire?


Car les mots qu’il faudrait, Seigneur, que je vous dise,

            Je ne les sais pas bien.

J’ai tant aimé la chair et tant aimé le monde

            Que le monde et la chair

Imposent maintenant leur concept et leurs formes

            A tout ce qui m’est cher;

Et mon âme indistincte, hélas! ressemble à l’onde

            Des flaches de forêts

Mirant l’obscurité verte des pins énormes

            Sans refléter leurs traits.

Et moi qui, trop souvent, plein de jactance vaine,

            Asservis mes talents

A draper de la mante écarlate du verbe

            Le blasphème des sens,

J’écouterais, Seigneur, la dévote en neuvaine

            Déplorer, à mi-voix,

Qu’on vous fasse souffrir autant par sa superbe

            Que les Juifs autrefois.

Je me tiendrais ainsi dans une humble posture

            Les yeux levés au ciel.


Mais j’écarquillerais, bien grandes, mes paupières

            Dans la brune clarté,

Où seuls vacilleraient les reflets blonds d’un cierge,

            Comme une aube d’été,

Afin que la paix bleue et rouge des verrières

            Qui dominent le choeur

S’imprime, avec l’image exquise de la Vierge,

            Dans la nuit de mon coeur.

 

                    (Mysticisme sentimental.)

Tout le drame de ce livre de l’Offrande aux Vierges folles réside en cette lutte des ombres et des clartés. Quoi de plus humain, quoi de plus angoissant, lorsque le coeur du poète est pétri d’une argile si fine qu’un choc indiscret le peut à jamais déformer! Car nous ne saurions imaginer que ces choses ne soient qu’une puérile jonglerie verbale. Et c’est aux clartés que nous souhaitons de prédominer, l’un de ces jours prochains. Il y a, dès ce moment, en Alfred DesRochers, tout ce qu’il faut pour être un grand poète.

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[1] Par Alfred DesRochers. Chez l’auteur, à Sherbrooke, 20, rue Georges, 1929.


A L’OMBRE DE L’ORFORD[1]

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A travers son pays, il va, sans cesse ému de la grandeur des choses.

Alphonse Désilets.

L’Offrande aux Vierges folles avait signalé à l’attention de tous qu’un nouveau poète nous était né, là-bas, dans les fertiles cantons de l’Est. On disait de lui: Il s’imposera bientôt, si son talent ne tombe pas en friche.

Cependant, à la vérité, l’Offrande constituait déjà quelque chose de remarquable chez nous. Une individualité extrêmement originale surgissait à nos yeux. Celle-ci pouvait ou déchoir ou demeurer égale à elle-même, ce qui eût été un recul, ou se dépasser, ce qui eût contenté les voeux de chacun. Enfin, l’on ne savait trop prédire en quel sens un esprit si personnel évoluerait. Rien n’est plus admirable et désiré, et rien n’est plus fragile que le talent poétique.

A l’Ombre de l’Orford nous montre certainement que M. Alfred DesRochers n’a rien perdu de son souffle, ni du rythme, ni du nombre, ni de la couleur qui sont l’âme elle-même d’un poète. Au contraire, ces qualités, en se multipliant, ont gagné en intensité et en caractère.

Ce qui surtout le manifeste, c’est non plus seulement le don du style, mais encore sa longue culture et son épanouissement. Un tel style trouve sa force dans l’expression comme spontanée de la beauté et de la vie. Il n’est donc pas entaché de fioritures. Non. Très nettement dessiné, imagé en relief et mâle dans tous ses traits, il offre à notre curiosité une satisfaction rare.

Le poète ne s’applique point à de mesquines inventions livresques ni à de trop faciles redites sentimentales. Il souligne plutôt les objets, les faits simples, parfois élémentaires, pour les mettre en lumière et leur prêter son âme qu’il identifie à la leur.

Ainsi, d’une besogne campagnarde, apparemment triviale, le relèvement des clôtures, il dégage un tableau plein d’action, car le style chez DesRochers est par essence mouvement et énergie.

Les champs ont ce matin l’air de toiles écrues,

Tant le printemps verdit le chaume, à mon réveil.

Au trécarré, juchés sur un fruste appareil,

Deux gars relèvent les clôtures abattues.

Au double ahan de leur haleine, les massues,

Tournant dans l’air qu’emplit la clarté du soleil,

Retombent sur les pieux avec un bruit pareil

A celui de la glace éclatant sous les crues.

Demain, l’enclos sera prêt pour les bestiaux,

Tandis que, sans repos, ces hommes grands et beaux

Tendront sur un travail neuf leurs épaules fortes.

Et je songe, en voyant ces êtres surhumains,

Qu’à d’utiles labeurs ne servent pas mes mains

—Mes mains où j’aperçois des callosités mortes.

On voit quelle fermeté sait prendre le vers d’Alfred DesRochers.

Et si on regarde le poète ouvrer une autre page, le Labour, on distinguera comment il en arrive à renouveler un sujet vieux de tant de millénaires.

Le clair après-midi vers l’occident s’incline

Et l’ombre, au gré du vent, sous les arbres s’ébat,

Cependant qu’éventrant la tourbe qu’il rabat,

Le coutre met à nu la gelée hyaline.

L’argile retournée, au bas de la colline,

Parmi le chaume étend ses nuances tabac,

Et la forêt, sur qui le jour vernal tomba,

Entremêle à ce brun des teintes de sanguine.

Une corneille, en tournoyant, descend parfois,

Qui vient d’apercevoir, dans les sillons étroits,

L’éclair d’un ver de terre auprès de l’herbe écrue,

Et quand le laboureur, là-bas, près d’un ormeau,

Fait retourner son attelage, la charrue

Emet un reflet bleu comme un col d’étourneau.

Et pourquoi M. DesRochers réussit-il à renouveler les sujets qu’il touche? Parce qu’il les voit avec acuité. Le poète entre dans la vie littéraire avec des sens vierges, oserait-on dire, et une naïveté savante, puis-qu’il est artiste, mais une naïveté, tout de même, qui a la fraîcheur de la campagne après la pluie.

Il a compris pour nous ce mystère de redécouvrir la vie et de la transposer en la stylisant. Devant un spectacle où l’on n’eût reconnu qu’un humble et dur labeur de tâcherons, il chante la gloire de l’effort physique de nos gens. Lisez, par exemple, le sonnet intitulé le Dérochage:

Sur la lividité de l’aube printanière

Qu’assombrissent la pluie imminente et l’embrun,

Les forêts de sapin se découpent en brun,

Continuant l’argile ouverte de la terre.

Malgré l’humidité qui moisit l’atmosphère,

Les hommes au travail déjà s’en vont—à jeun,

Car il faut profiter du moment opportun

Pour dérocher les champs neufs qu’encombre la pierre.

Sur un «fond-plat» traîné par de lourds percherons,

Ils jettent les cailloux découverts des sillons,

Et vont, cassés aux reins, les pieds massifs de glaise;

Et parfois, l’un d’entre eux, lâchant son faix visqueux,

Comme un ressort brisé jaillit de sa mortaise,

Dresse en arc ogival son torse musculeux.

Ce réalisme est sain, robuste, et d’une qualité telle qu’il s’élève aussitôt à la poésie, où il s’établit de plain-pied, paré des meilleures prestiges du style.

On a souvent loué et cité le sonnet de la Boucherie. Il est donc parfaitement connu. Voyons plutôt celui de la Chasse, du moins les trois dernières strophes, la première ne nous semblant pas égale aux autres:

Le chasseur, à l’affut au bord d’une clairière,

Aplati dans le foin bleu que l’été roussit,

L’œil seul mobile, ayant épaulé son fusil,

Vise un vieux mâle qui galope à la lisière.

Soudain, un coup de feu corrompt l’air forestier;

L’animal, détendu, croule dans le sentier,

Vibrant, le coeur brulé, dans le soir qui l’embaume;

Et là-bas, aux confins des lointains éclatants,

Entre le ciel de pourpre et la terre de chaume,

Les bois sont mouchetés de roux, comme au printemps.

M. DesRochers prend tous les tons. Il sait chanter la terre, les bois, la vaillance, le coeur et l’âme. Et il a des moments de délicatesse exquise.

Ainsi il écrira:

Parfois un vent léger circule par le val,

Et, dans un friselis, le ciel occidental

S’éparpille au feuillage intermittent d’un tremble.

              La Traite des Vaches, p. 40.

Ou encore ceci:

La rosée étincelle à l’aurore et confère

Aux toiles d’araignée un lacis de brocarts.

                 Les Foins, p. 42.

Ou il créera une image-sentiment comme la suivante:

Une voiture au loin sanglote sur la route...

                  L’Abattis, p. 36.

Mais le ton général de notre poète est vigoureux et emporté.

A ce titre, l’Hymne du Vent du Nord est significatif. Il y a dans ce poème, un peu nébuleux d’idées, une abondance de coloris, et de sonorités: coups de pinceaux, éclaboussements de lumière crue, d’ocres et d’ors, d’accents de violons et de violoncelles, de contrebasses et de cuivres; enfin une véritable orchestration pour l’oeil et pour l’oreille, DesRochers met alors toute ses puissances en oeuvre. Il incorpore à sa poésie verbale ce que la peinture, la musique et même la plastique lui peuvent fournir.

Aussi, est-ce une pièce difficile à lire. Il est si dangereux que la voix y devienne déclamatoire et emphatique.

Il y a moins de clairons et de buccins en Soir d’Eté et en Prière, mais toujours de bien belles choses que nous avons déjà lues au recueil des Vierges folles.

Le livre de M. DesRochers n’est donc pas composé seulement de vifs sonnets, où il arrive, par accident, que la pensée soit un peu à l’étroit, mais aussi de larges pièces qui offrent la plus libre carrière à tous les dons poétiques dont notre autour est si richement pourvu.

Nous considérons ce recueil d’A l’Ombre de l’Orford comme une transition, une manifestation plus entière et plus probante du talent de notre poète, un acheminement enfin vers les sommets que nul ne peut atteindre sans y mettre le prix. Et nous savons que M. DesRochers ne craint ni le labeur audacieux ni les longues veilles que celui-ci peut coûter. Une inspiration toujours plus généreuse, un instrument poétique encore mieux au point, une pensée plus profonde, plus claire, servie par une langue encore plus surveillée, sont autant de choses qui appartiendront bientôt comme en propre à M. Alfred DesRochers, pourvu qu’il le veuille.

Une lignée de poètes canadiens-français qui compte Emile Nelligan, Albert Lozeau, Alphonse Beauregard, Louis Dantin, Nérée Beauchemin, Albert Ferland et Alfred DesRochers, pour ne nommer que quelques-uns, appelle et suscite des continuateurs. Les vivants eux-mêmes y doivent se surpasser. Ainsi démentiront-ils avec véhémence ces hiboux de malheur, aveugles au jour, qui ont affirmé que nous n’avons pas de poésie.

La poésie est une chose aussi nécessaire à notre vie nationale que le pain, le vin et l’eau à la vie du corps. Loin d’être une complication, un artifice et une convention, elle est le simple chant purifié, exalté par le style et sanctifié par l’art, le simple chant de notre race dans le concert des races humaines à qui Dieu a donné la parole pour se libérer en s’extériorisant.

Le mérite d’Alfred DesRochers est d’être déjà une voix de son peuple et il faut qu’il le soit chaque jour davantage, avec une intensité, une franchise, et une vigueur que notre Crémazie n’a jamais eues, lui qui n’a été que le cygne douloureux à l’accent voilé.

En effet, les poèmes de DesRochers sont tels que les lettrés les entendent, tandis que les autres les écoutent ou en devinent le sens. Chacun attend de lui l’écho possible de son âme et l’écho possible de toutes les âmes de la patrie, si le poète qu’il est ne cesse de gravir la rude montée d’où sa voix sera enfin perçue de tous. Il faut que quelqu’un réponde à la sourde aspiration de notre nationalité vers une poésie qui soit la sienne et qui donne à notre littérature l’ascendant, le magnétisme, la puissance d’élévation qu’elle doit avoir, si nous devons vivre en elle et par elle.

Alfred DesRochers est au bord d’une réussite plus complète. Sa vocation est évidente. Il ne saurait y manquer sans manquer à chacun de nous.

Le tourment du poète est celui du rosier, dont la fleur n’est jamais si belle que lorsqu’on a mis plus d’application, de travail et d’amour à la cultiver sous le grand ciel de Dieu.

Le tourment du poète est celui que l’on prête au rosier. Il faut, de saison en saison, que la fleur en soit plus odorante et plus magnifique. Ainsi le poète appelle-t-il sur son oeuvre toutes les rosées de la terre, toutes les clartés du ciel et tous les soins du jardinier.

L’oeuvre d’Alfred DesRochers, avec l’Offrande aux Vierges Folles et A l’Ombre de l’Orford, constitue déjà la plus riche, la plus opulente fleur double dont s’adorne le jeune jardin de la poésie canadienne. Et, si nous entrevoyons l’épanouissement intégral de l’arbuste, c’est que nous savons de quelle sève divine notre poète le nourrit.

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[1] Par Alfred DesRochers. Libraire d’Action canadienne-française, Limitée, Montréal 1930.


ALBERT FERLAND[1]

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L’Homme et l’Oeuvre

Albert Ferland est un délicat poète, un artiste plus que consciencieux. Il a su se cultiver avec une rare application, pendant quarante années de vie littéraire. La Muse ne lui demandera pas le compte impitoyable qu’elle exige des autres, car il lui a rendu, de tout son coeur, ce qu’il devait à une inspiration fervente, à un goût profond du beau, à une affection particulière de la vérité. Peu importe si l’oeuvre qu’il a publiée est restreinte: à partir de son deuxième opuscule, elle est bonne,—et souvent excellente, à compter du troisième. Qualité prime volume! C’est ce qu’il faudra ne point oublier, en cours de route.

La critique, de façon générale, a bien accueilli ses ouvrages. Mais Ferland mérite d’être plus connu, mieux apprécié et aimé. Si la simple causerie de ce soir y contribue pour quelque chose, nous nous féliciterons de l’avoir osé faire. Les poètes eux-mêmes n’ont pas suffisamment compris leur camarade et Lozeau, un jour, a dû écrire cette phrase significative: «Ferland—auquel on ne rend pas toujours justice.»

Eh! bien, voulez-vous que nous étudiions ensemble, pour répandre ensuite autour de nous l’évangile de son oeuvre, ce poète dont l’âme saine est toute de piété nationale et chrétienne, de rêve esthétique, de ferme discipline, de travail et de droiture?

Né à Montréal, le 23 août 1872, dans le plus ancien quartier de la grande ville, dans ce qu’on appellera à jamais la Paroisse, après avoir lu le captivant bouquin de M. l’abbé Maurault, Albert Ferland devait s’attacher aux vieilles pierres qui sont autant de pages d’histoire. D’ailleurs, il avait, à la vraie façon canadienne, l’histoire dans le sang. N’est-il pas issu de la race poitevine par son ancêtre, François, fils d’André et de Marguerite Bariteau, de Saint-Vincent, évêché de Maillezais? Ne retrouve-t-on pas ce François aux portes de Québec, puisqu’il est établi chef de famille à l’île d’Orléans, dès 1680? Ce sont autant de lettres de noblesse française et canadienne. Et notre poète, s’il célèbre Montréal (Soir de Juin à Longueil), écrira aussi des vers sur Québec (Vision québécoise), (Québec sous la Lune), (Matin de Québec), et sur la France (Salut à l’Evêque de Digne).

Il en écrira surtout sur nos bois. En effet, ce citadin-né est, par nature, un sylvestre adorateur. Il a quitté la monde des maisons et des hommes pour voir celui de la terre et des arbres. Les deux visions, celle de Québec et celle de Montréal, se sont superposées en lui; mais celle des bois va dominer toute son oeuvre. S’il a chanté sa ville, il l’a encore plus bénie de lui avoir gardé presque intact son Mont-Royal, couvert d’érables, de bouleaux, de trembles, de pommiers, de «mûriers», et étoilé, en mai, de sanguinaires. Par delà la cité découpant ses clochers et ses dômes, du sommet de la Montagne il a cherché avec amour ses premiers horizons: à l’est et au sud, les collines montérégiennes de Beloeil, Rougemont, Saint-Bruno. A la vérité, son âme magnétique appelait le Nord, comme le Nord l’appelait aussi avec tous les sortilèges dont l’envoûtement le tient aujourd’hui plus fortement que jamais.

Albert Ferland a sept ans, lorsque son père, petit industriel de Montréal, après un mécompte d’affaires à Toronto où il avait voulu créer une succursale, décide d’établir sa famille sur une terre voisine du lac Simon, comté de Labelle, au beau milieu des Laurentides. En cet endroit, alors propre à des anachorètes, nos colons mènent une très rude existence. Quant à l’enfant, il voit s’ouvrir devant ses yeux un enchantement sans fin. Son âme poétique naît et croît en lui avec la vigueur d’une jeunesse pousse à l’orée de la forêt. La forêt elle-même devient son atmosphère, son influence, sa maîtresse de beauté, et la royauté de l’Arbre imprime en son être un souvenir que rien n’effacera plus. De même qu’Ernest Psichari a reçu l’illumination divine au fond du désert médité, ainsi est-ce dans la forêt contemplée qu’Albert Ferland éprouvera le grave sentiment religieux qui donne le ton à presque toute sa poésie.

Le père Ferland, Alfred, était robuste, aventureux, imaginatif. Il alliait au goût du négoce celui de la lecture; nul autodidacte ne fut jamais servi par une mémoire plus fidèle. Sa mère, Joséphine Hogue, était une personne de santé frêle et de complexion raffinée. En ce mariage comme en tant d’autres les contraires s’attiraient. Il en résulta que l’enfant hérita de son père l’amour de l’étude, sans y joindre celui du commerce qui l’horripile,—et, de sa mère, un esprit vif mais replié sur soi-même.

C’est avec madame Ferland qu’Albert parcourt les sentiers qui bordent le lac Simon et pénètrent dans la solitude infinie des Laurentides. Tenant la main maternelle, trottinant, le regard grand ouvert sur la nature, il s’enquiert de tout et s’emploie à résoudre l’énigme des bois. Une sorte d’ivresse joyeuse monte à son coeur. Il s’écrie: «Maman! c’est beau le vert feuillage!» D’où lui vient cette inversion de termes? Déjà l’émotion esthétique s’exprime chez lui en un essai de rythme.

Non loin de la terre des Ferland existe une «réserve de Sauvages». Ah! de véritables Indiens, en chair et en os. Albert s’étonne, admire, observe. Il les poétise, surtour leur chef Canard-Blanc. Il prend ainsi avec une peuplade aborigène un contact tel qu’il s’inclinera plus tard toujours davantage sur l’histoire, les moeurs de ces primitifs, entonnera en leur honneur de véritables péans et ira même, en imagination, aux confins des plaines de l’Ouest et au Yukon chercher une inspiration dont ils soient le sujet.

Jusqu’à l’âge de douze ans, notre poète demeure à Lac-Simon, sauf une année, celle de sa première communion, où on l’envoie chez les Frères de Montréal. Or, à douze ans, sonne le retour définitif dans la métropole.

Albert y est embarrassé de sa personne, de la contrainte urbaine, et il laisse sa pensée vagabonder parmi les bois quittés. Il arpente à pas réguliers le corridor de la maison de ville, du salon à la cuisine, en scandant des vers. Ses soeurs et frères en sont ennuyés. Surtout, il ne faut point que son père l’entende!

Certaines fois, Albert s’improvise cuisinier. On se plaint: «Encore des crêpes! Trois repas de crêpes par jour, c’est un peu fort!» L’interpellé ne sourcille point. Il agîte la pâte, la fait dorer au feu, et murmure des vers. Sont-ce les siens ou ceux d’autres? Ils ne gâtent guère le dîner; voilà l’essentiel.

Hélas! une chose afflige l’adolescent: ne plus fréquenter l’école. M. Ferland entreprend de former lui-même son fils aux secrets de l’industrie. Il ambitionne d’avoir un digne successeur. A ce moment, le père et le fils sont aux antipodes. Albert souffre de sentir sa vocation contrariée. Alors, il emploie la merveilleuse mémoire que son père lui a donnée avec la vie... à bien retenir ses lectures poétiques! Cependant, il est pauvre; les livres sont rares et il lui est difficile de les lire sans qu’on l’en réprimande.

Le résultat le plus net de l’éducation commerciale inculquée à l’enfant est le suivant: A seize ans Albert publie ses premiers vers! à vingt ans, il imprime son recueil des Mélodies. Encore une autre année, et voilà que, toujours pauvre comme sel, il fonde un foyer et épouse Mlle Eugénie Chapleau, petite cousine de sir Adolphe, qui lui apporte en dot son coeur et son dévouement.

Il entreprend la vie à son compte avec une bourse vide et un bagage scolaire extrêmement léger. Toujours il déplorera de n’avoir pas eu les facilités d’études dont tant d’autres ne savent que faire.

Installé dans un atelier exigu, il s’occupe d’imprimerie, de reliure, d’encadrement, de dessin. Il est même professeur de dessin, précisément, aux écoles gratuites du soir du gouvernement Mercier. Il doit besogner ferme. Sa famille se multiplie, le pain n’est pas abondant sur la planche et il rêve de grands travaux littéraires.

Sous un pseudonyme-anagramme à faire frémir: Béral l’Enfer, il collabore à l’éclectique Revue des Jeunes de Montréal. Puis, en 1899, il édite Femmes rêvées et commence à sortir de l’obscurité. Il compte des amis ès lettres, comme on pourrait dire, surtout ceux de l’Ecole littéraire qu’il a contribué à fonder et à laquelle il ne cessera de s’intéresser. Vers cette époque, M. Germain Beaulieu, qui lui apporte des gravures à encadrer, lit, au fronton de l’atelier (rue Notre-Dame, entre Saint-Gabriel et Saint-Laurent), une inscription magnifique et magnifiquement exécutée:

 

ALBERT FERLAND

Poète et Artiste.

 

Cela ne rappelle-t-il pas, sur un autre plan, il est vrai, le Daniel Eyssette du Petit Chose d’Alphonse Daudet? Daniel s’en allant à Paris exercer la profession de poète lyrique...

Ferland a des curiosités de tout. Ses études portent sur les lettres françaises, l’ethnologie, la théologie, la botanique, etc. Ayant peu de volumes à soi, il dévore les bibliothèques. Ensuite, brusquement, il ne lit plus, par crainte de subir des influences qui nuiraient au développement de sa personnalité. La méthode comporte des risques. Quoi qu’il en soit, sûr d’avoir sauvegardé son entité propre, il se remettra à la lecture. Mais ce n’est qu’assez tard qu’il aura apprécié les classiques dont il ne savait que fort peu jusque là.

En 1908, il a trouvé sa voie naturelle. Son oeuvre principale, le Canada chanté, s’élabore graduellement. Le premier fascicule, les Horizons, est livré au public. En 1909, c’est le tour des deuxième et troisième, le Terroir et l’Ame des Bois. En 1910 paraît le dernier, la Fête du Christ à Ville-Marie.

Depuis lors, Ferland n’a point signé de livre, et c’est un malheur pour sa gloire. Tout de même, ses poésies parues dans les journaux, les revues, les recueils divers d’auteurs canadiens, et ses poèmes inédits, suffiraient à composer deux volumes.

En même temps qu’une renommée littéraire, toujours relative sous nos climats, un peu d’aisance lui est venue qu’il n’a point tirée de ses écrits, sans quoi la face du monde serait changée! Il est dessinateur, au service des Postes de Montréal, et cela lui assure le plus nécessaire, ce qui est aussi dans la tradition nationale...

Ferland a eu huit enfants, dont cinq survivent. Il ne les a pas élevés et fait instruire sans sacrifices.

A des époques successives, secrétaire et président de l’Ecole littéraire de Montréal, il est, en outre, membre de la Société historique du même lieu et de la Société des Poètes de Québec dont Alonzo Cinq-Mars, Alphonse Désilets, Francis des Roches, etc., furent les fondateurs. N’oublions pas surtout que M. Ferland est, à la Société Royale du Canada, l’un de nos poètes les plus caractéristiques.

Voilà, toute simple, mais si remplie d’honneur et de dignité, la vie d’Albert Ferland.

Avec l’indiscrétion permise à l’amitié, précisons maintenant les traits physiques, moraux et intellectuels de ce chantre attitré du Canada. On ne saurait, en effet, analyser son oeuvre sans vouloir connaître l’homme plus à fond. L’homme et l’oeuvre s’expliquent l’un l’autre et s’éclairent des maximes d’art que nous verrons.

Maladif, maigre, de petite taille; le visage mince, le menton volontaire, ce qui est, tout de suite une contradiction fondue en une personnalité; le regard droit, chercheur, inquisiteur même, nuancé de malice sous les sourcils arqués; les cheveux et la moustache abondants, d’un beau noir, malgré ses cinquante-huit ans sonnés; mis avec élégance, non avec fausse recherche; doux, poli, affable, mais réservé, modeste au delà de toute mesure; la démarche vive, nerveuse et pourtant l’air méditatif: tel vous apparaîtra Albert Ferland, que vous l’aperceviez au détour de la rue ou dans sa bibliothèque qu’il a l’habitude d’arpenter en causant. Dès le prime abord, si effacé qu’il veuille être, vous ne pourrez vous empêcher de discerner que cet homme n’est point de ces banales personnes dont la vie est peuplée.

Plus vous pénétrerez dans son intimité, plus vous serez frappé de sa grande et complète sincérité. Il n’y a pas de labyrinthe moral en un pareil homme, pas de trace d’existence en partie double. Il est tellement probe, jusqu’au scrupule, son sentiment de la justice est tel, qu’il s’agisse de lui-même ou du voisin, que cela vous semblera déjà une originalité. Nous examinerons plus loin comment il appliquera à son art cette méticuleuse exactitude jamais satisfaite de soi. Mais aussi, et insistons là-dessus, il se refuse à subir, quoique évidemment on ne puisse subsister sans échanges intellectuels et sans préférences littéraires qui finissent par modeler un peu les plus revêches à se laisser faire. Fier et libre serait sa devise, s’il en arborait une. Pourtant, bon, sensible, altruiste, il souffre de tout et de rien. Les choses ont parfois en lui un retentissement trop douloureux. Son nervosisme le tient mobile, inquiet, comme une antenne qui capte les sons,—ou mieux, comme l’appareil de télévision qui absorbe l’image et le dessin pour les traduire aux yeux. Sa timidité même témoigne combien vibrante est son âme, combien forte est sa vie intérieure, puisqu’il redoute tant de trahir ce qui semblerait à des interlocuteurs une impétueuse impressionnabilité, et qui l’est en effet. Mais, ce qu’il ressent, il le purifie aux lumières de l’âme; ce qu’il doit exprimer, il le corrige de charité chrétienne.

Pas d’incuriosité ou de lassitude littéraire chez lui. Les succès de ses camarades lui causent une joie généreuse. II a eu ses épreuves, mais n’est pas blasé, et ne reporte point sur autrui ses amertumes personnelles. Il ne se fige point non plus dans son passé. Blanche Lamontagne, Robert Choquette, Alfred DesRochers, Francis des Roches, et tutti quanti, savent que personne n’est mieux disposé envers la génération actuelle de nos poètes canadiens que le sympathique Albert Ferland.[2] Il aime nos lettres. Il les connaît. Ainsi peut-il dire à quel moment tel critique a modifié son jugement, où résident ses inconséquences, où il emprunte certaines idées. S’il voulait être lui-même critique, il le serait à l’emporte pièce; toutefois, sa bonté répugne à ce redoutable métier d’exécuteur de hautes oeuvres. C’est une chose heureuse, n’est-ce pas? qu’il fasse comme ceux à qui incombe la tâche de critiquer: c’est-à-dire, la part des circonstances, la part très large des circonstances atténuantes dans un pays neuf où les lettres n’en sont encore qu’à la première enfance, et souvent ne vont leur petit bonhomme de chemin qu’à l’aide de bienveillantes lisières. A la vérité, qui, après réflexion, en rappelant simplement ses propres souvenirs, comprend mieux que Ferland les difficultés auxquelles un poète est en butte sous notre soleil?

Cet homme très littéraire, est donc très humain, très proche des choses les plus simples et les meilleures de la vie. Sa tendresse dont il a la pudeur s’épanche au foyer familial. Il y écrit le poème de ses amours. Et, pour lui, tous les auteurs canadiens finissent par être de la famille! Il éprouve pour eux la tendresse d’un aîné.

Formé par la maladie et les soucis qui usent les âmes molles et trempent les fortes, il a grandi dans la souffrance nerveuse, les préoccupations d’argent, les tourments de la Muse, et il a vécu sans connaître toujours cette entière possession du talent qui semble l’apanage des seuls victorieux de ce monde. Chaque réussite littéraire lui a coûté plus de travail sur soi-même qu’on n’en saurait dire. On a pu croire à de l’herméticité morale chez lui. C’était discrétion et retenue. Il n’a pas l’habitude de s’épancher profusément en ses livres. Mais il lui est échappé un cri d’amertume bien motivé, alors qu’il traversait une crise d’ordre particulier, et il a fait avouer à la Patrie des choses fort tristes à l’adresse du poète. Il faut citer ce morceau, car il traduit la désespérance de plusieurs. C’est une voix prêtée à ceux dont la voix s’est éteinte dans la lutte.

Poète, mon enfant, tu me chantes en vain.

Je suis la Terre ingrate où rêva Crémazie.

Célèbre, si tu veux, ma grave poésie,

Mais pour toi, mon enfant, je n’aurai pas de pain!

Pour toi, mes paysans ne sèment pas la terre.

Quand tu presses l’Eté de blondir leurs moissons,

Généreux, daignent-ils honorer tes chansons?

Poète, le semeur ne se dit pas ton frère!

Au bercement des vers, Poète, endors ta faim;

Que la gloire du Rêve ennoblisse ta vie;

Proclame qu’elle est belle et grande ta Patrie,

Mais pour toi, mon enfant, je n’aurai pas de pain!

Rêveur, pourquoi m’aimer comme on aime une femme?

Tes yeux se sont mouillés d’avoir vu ma beauté.

Pour comprendre ton coeur et vivre ta fierté,

Poète, mon enfant, il me faudrait une âme!

Les noms fiers des Aïeux dont l’honneur et la foi

Font pensif l’Etranger qui traverse mes plaines,

Nomme-les, plein d’orgueil, dans tes strophes hautaines

Poète, ces grands morts ne revivent qu’en toi!

Va, Barde primitif des vierges Laurentides,

Va-t-en pleurer ton coeur comme un fou dans les bois.

Fidèle au souvenir des héros d’autrefois,

Tandis que l’or vainqueur fait les hommes avides!

Poète, mon enfant, tu me chantes en vain,

Je suis la Terre ingrate où rêva Crémazie.

Célèbre, si tu veux, ma grave poésie,

Mais pour toi, mon enfant, je n’aurai pas de pain!

                      La Patrie au Poète.

Cependant, cet élan imprécatoire qui va rejoindre, par dessus la nuit des âges, l’Ingrate Patrie, tu n’auras pas mes os! échappé au général romain Marius, cet élan est tôt apaisé. Si bien que, dans la pièce suivante, le poète s’écrie:

Patrie, oui ton enfant chantera ta beauté!

                       A ma Patrie.

Et ce sera le ton général des oeuvres de Ferland, comme nous le verrons plus loin.

Toutefois, il n’a pu contenir son émotion, au décès de l’un de ses enfants. Ici encore il nous montre son coeur à nu. Il sanglote une élégie d’angoisse que sa soeur, madame Ferland-Angers, aussi dévouée à son frère que la bonne Annette à François Coppée, a recueillie dans un petit Essai sur la Poésie religieuse canadienne. Ah! ces vers, avec la poignante image du troisième quatrain, sont profondément sentis. Ne nous défendons pas de les lire.

A MON FILS

Mon pauvre enfant! la mort a dévasté ton front,

Le silence éternel clôt ta bouche glacée.

Jamais tes yeux, ni ta lèvre, n’exprimeront

              Une pensée.

Mon pauvre enfant! la Mort ne se détrône pas.

Elle est reine à jamais, dès la nuit d’agonie;

Sur le sein qu’elle étreint, la lourdeur de son bras

              Est infinie.

Mon pauvre enfant! il manque une âme à ma maison!

La Mort, avec les miens, vient s’asseoir à ma table,

Et, quand je romps le pain, je songe à sa moisson

              Epouvantable.

Mon pauvre enfant, malgré la nuit des yeux éteints,

Prisonnier du linceul et du bois funéraire,

Par ton âme, vois-tu, dans ses tristes matins,

              Pleurer ta mère?

Vois-tu saigner mon coeur devant le Dieu vivant,

Toi dont l’âme n’est plus à la mienne accessible;

Me vois-tu, pour prier, tourner mon coeur fervent.

              Vers l’Invisible?

Elu de l’Au Delà, sur le chemin d’exil,

Peux-tu m’accompagner, plus léger qu’une flamme?

Cher disparu, le Dieu vivant te permet-il

              De voir mon âme?

Que ne puis-je franchir ces jours de vanité,

Pour remplir à jamais mes jours de ta jeunesse,

O mort qui viens de naître à l’auguste clarté

              De la sagesse!

Est-il un semblable lamento paternel, en toutes nos lettres canadiennes?

A la vérité, qu’il souffre dans on coeur ou dans sa santé Ferland s’élève en sa foi chrétienne et en sa dignité d’homme. Et rien ne détourne son esprit du but qu’il s’est assigné: être sincère. Sans doute a-t-il été empêché d’atteindre le brillant, l’abondance du débit, la richesse et la flexibilité du vocabulaire, le relief du modelé, la profusion des coloris, le mouvement soutenu des rythmes et l’éclat du chant auxquels nous ont habitués, avec, parfois, un peu trop de rhétorique, les grands maîtres français et étrangers. Cela n’était pas non plus dans sa nature, plutôt encline à la nuance. Le vers de Ferland n’est pas, d’habitude, facile souple et ondoyant, au sens heureux et au sens péjoratif. Sa mélodie intérieure, sa vision intime ne sont pas toujours même rendues avec l’intensité qu’on trouve aux deux poèmes lus plus haut. Assurément, il n’y a point de tapageuse orchestration chez Ferland, peut-être pas d’orchestration du tout. Mais que la ligne mélodique est pure et combien pur le dessin! Point de rumeur grandiose, à la Berlioz; point de toiles éblouissantes, à la Delacroix. Notre poète ne sent pas de cette manière-là. Bien plus, au rebours des poètes qui disent plus qu’ils n’entendent et qui gâtent la poésie en faisant d’elle un artifice (ainsi certains modernes), Albert Ferland entend plus qu’il ne dit. En sorte que son âme est celle du plus concentré, du plus ramassé des artistes en vers français que nous ayons au Canada. Pas un grain de verbalisme, d’art pour l’art, pas une once de grandiloquence non plus. Incidemment, jugez combien il tranche sur un Louis Fréchette, si oratoire, par exemple, ou sur son contemporain si naturellement virtuose, et si délicieux, Paul Morin. La culture essentielle à laquelle il s’est appliqué a été celle de sa simple originalité, sans jamais tenter de pontifier, de parler comme un mage, de s’abandonner au bel canto et aux notes d’agrément, enfin de se singulariser: il ne pose point comme tant d’autres que nous ignorerons ici. De toute sa passion repliée et agissante il s’emploie à dégager sa personnalité littéraire. Son esprit n’accepte que deux maîtres, et quels maîtres! Dieu et la Nature. C’est ainsi qu’il remonte aux sources de l’Art, et qu’il a composé sa vie dans l’ordre, selon ses moyens, pour la tendre, de toutes ses forces disciplinées, vers l’oeuvre poétique rêvée.

Logique, au point de devenir parfois implacable, il exige que tout soit conséquent en lui et autour de lui. Son ironie—elle peut être mordante,—voile un pessimisme qui n’a subi que trop de provocations. Mais il réagit vivement contre l’oppression des choses et des gens, se satisfait d’une taquinerie et finit par se montrer un charmant compagnon, pourvu que l’on n’attaque pas devant lui ce qui est juste et bon.

A l’un de ses proches qui lui demandait: «Qu’aimes-tu le mieux au monde?» il répondait, avec une inébranlable conviction: «La Vérité!» Et cela encore explique ses silences farouches en face des vains causeurs, ses dissertations sans fins lorsqu’il s’emporte et que ses yeux brillent d’un feu intérieur, son mépris de la babiole, des milieux politiques et mondains, ses tendances philosophiques, sa Foi et ses principes d’art.

Non seulement veut-il ce qui est sincère et droit dans les âmes, mais aussi ce qui est uni, direct et prompt dans la façon de peindre la nature.

Quand je suis devant un paysage, confiait-il à ami, je ne me demande pas ce que tel ou tel en a pensé. Cela, je l’ignore. Je sais parfaitement ce que je vois et ressens moi-même. Là est mon bien. Alors je trouve les mots qui rendent d’aussi près que possible ma pensée.

D’ailleurs, l’art est pour lui un sacerdoce que le poète ne peut trop se rendre digne d’exercer. Ses lettres révèlent à quelles doctrines il recourt:

Il faut que le poème s’élève comme une prière.

Ou encore:

Le vers suppose l’excellent: la pureté de l’impression, d’abord; ensuite, le poète doit être dur pour lui-même et s’imposer une règle sévère dans son labeur. Un beau vers est une victoire et de l’aspiration, et de l’inspiration et du travail technique.

On devine combien il dédaignera la prolixité qui affadit l’idée. Sa Muse pourrait même être spontanée et abondante, et il transcrirait aussitôt les thèmes qu’elle lui suggère, s’il ne s’astreignait à un triage exigeant des sujets et des formes, avec une insistance d’hypercritique maniant le crible. Il est aussi hypercritique qu’hypersensible. Ce sont ses deux extrêmes.

Que de variantes d’une même strophe! La difficulté du choix va jusqu’au point de retarder l’envol sacré.

En quelques mots, voilà l’homme étudié et voilà ses caractéristiques.

Il nous reste à entrer dans le détail de son oeuvre, de façon brève et rapide.

En sa préface des Mélodies poétiques, Remi Tremblay n’a pu se garder de répéter un axiome de La Palice: «Le poète ne fait pas fortune, en Canada moins qu’ailleurs». Nous avons même vu que c’est là presque le sujet d’un poème de Ferland. Quoi qu’il en soit, M. Tremblay parlait d’or, sans calembour. Hélas! tout de même, que cet utile métal importait peu à notre poète... C’est l’ingratitude et l’incompréhension, l’aspect intellectuel et moral de la question littéraire qui le touchent davantage. Disons hardiment, par surcroît, que les Mélodies poétiques ne diffèrent pas beaucoup d’autres premiers florilèges de jeunesse. Deux ou trois, quatre ou cinq bons passages percent, ici et là. Ce n’est point assez pour mériter même la bonne fortune littéraire. Pourtant n’oublions pas que les Mélodies ont été composées entre la quinzième et la vingtième année de notre auteur, à un moment où ses ressources étaient, pour les motifs que nous avons expliqués, fort indigentes. C’est, toutefois, la lune de miel ingénue avec la Muse qui ne se rebiffe pas encore tout à fait que son amant lui susurre d’insupportables vers dissyllabiques à l’instar de ceux-ci:

Clochette

D’argent

Va, jette

Souvent

Ta note

Qui trotte; (p. 39.)

ni qu’il malmène assez irrévérencieusement le goût et la langue.

Cependant, en littérature, il faut avoir osé. Pas de deuxième livre sans un premier! C’est aussi la-palistique et aussi naïf que bien d’autres choses, mais encore est-ce cela. Il faut donc avoir osé et ne point s’en repentir, à condition de mieux faire la prochaine fois. Voilà ce qui arriva à M. Ferland, six années après.

Femmes rêvées est une jolie plaquette, illustrée par Georges Delfosse et Albert Ferland. Les gravures en sont d’A. Morissette et la toilette typographique en a été soignée par Ferland lui-même. Enfin, cela constitue une édition d’art dont ne rougiraient pas les «Lotus Bleu», «Lotus Alba» et «Nymphées» qui sortaient de chez Lemerre, à Paris. La valeur de ce volume dépasse beaucoup celle des Mélodies.

Qu’est-il donc arrivé pour que le pauvre alliage du début se soit transmué en mieux? Le poète a travaillé, lu, compris, vécu. Son sens critique s’est éveillé, et désormais le chicanera sur toutes ses actions littéraires. Son esprit, plus fortement nourri et armé, sa langue étudiée et cultivée, son crayon aiguisé, sa vision plus précise et mieux rendue, tout annonce chez lui un progrès considérable. Et puis, il a découvert une ambiance poétique: celle de L’Ecole littéraire qu’il a contribué à fonder et qu’il commence d’honorer.

Depuis l’automne de 1895, l’Ecole a ouvert ses portes à nos étudiants montréalais en vers et en prose. De jeunes hommes s’unissent, afin d’aider à sauver notre parlure du terre à terre où elle s’enlise. Ils se détournent même des dieux en vogue, morts ou vivants: Crémazie, Fréchette, Chapman, Routhier, Poisson, etc., et les trouvent insuffisants, quoique certains d’entre eux conservent un peu de tendresse pour Le May et autant de révérence pour Fréchette.

Ah! c’est une date en l’histoire de nos lettres. On change le mode d’inspiration littéraire canadienne, un peu après, avouons-le, qu’Eudore Evanturel ait introduit chez nous, rompant avec le style de l’Ecole de Québec de 1860, ce que de graves bonzes appelaient le mussettisme. Nos auteurs montréalais, brûlant l’étape, lisent Leconte de Lisle, tous les parnassiens, tous les symbolistes et tous les modernes, y compris Fernand Gregh dont on raffole.[3] On met donc un peu au rancart Victor Hugo. Ainsi c’est Rodenbach qui formera surtout Nelligan. Le peintre Gill rapportera de Paris, où il a étudié sous les maîtres de l’heure, avec le culte des arts celui des formes littéraires nouvelles. Et tous ces camarades, Jean Charbonneau, Louvigny de Montigny, Ferland, Germain Beaulieu, Dumont, et tant d’autres, se réunissent, se communiquent leurs travaux, se corrigent mutuellement, se stimulent et s’entr’aident dans la difficile montée du Parnasse ou de la prose. On discute d’art, on vit des choses de l’esprit. Quelque jour, on dira ce que nos lettres doivent à cette Ecole littéraire sans laquelle nous n’eussions eu ni le poète Gill, ni, surtout, le poète Nelligan, ni même, peut-être, le poète Albert Ferland que sa timidité eût empêché de s’affirmer.

Le procès-verbal de la séance du 29 octobre 1896 (Louvigny de Montigny est alors secrétaire de l’Ecole) nous montre Ferland tel qu’il n’a point beaucoup varié depuis:

M. Ferland, qui plane toujours dans les régions plus vastes et plus éthérées, n’admet pas qu’on écrive prosaïquement, et, même dans une critique, étude prosaïque, s’il en est, il s’envole.

En ce milieu de discussion artistique, que l’on pourrait appeler discussion constructive et où ironie n’est pas nécessairement malice, notre poète a été l’objet de nécessaires échenillages et il a rencontré de précieuses sympathies littéraires.

Louis Fréchette, à un moment président honoraire de l’Ecole, et que d’aucuns qualifient volontiers de «perruque», représente un lien, physique si l’on veut, entre l’Ecole littéraire de Montréal et celle de Québec au déclin. Il prend tout de même part aux séances publiques et préface, avec beaucoup d’amitié et d’un joli tour de plume, les Femmes rêvées de Ferland. Il y parle un tant soit peu à côté de la question et s’y contredit légèrement, mais son grand coeur paraît et Ferland en éprouve une gratitude sensible.

D’ailleurs, il y a de gentilles choses en la plaquette de Ferland. Le mouvement des pièces s’y soutient mieux que dans les Mélodies. Ce ne serait tout de même pas mal d’en enlever la Chasseresse où le poète s’exprime assez précieusement: «fantasier la sereine beauté», «oeillader sa démarche altière», et également la salade des Pleureuses.

En outre, il y a du charme dans les Chants d’Amour, tirés du Cantique des Cantiques. Cela est audacieux et chaste à la fois? Le ton s’y élève dans la suavité:

Vois donc, ma soeur, épouse, ô fontaine scellée,

Comme ton corps est svelte et d’aspect gracieux.


Tes yeux à qui mon corps chastement se révèle

Sont clairs comme les eaux du puits de Salomon.

                       Beauté des Epoux.

Il s’élève davantage dans Préceptes d’Amour:

Adolescent ta chair dompteras

Afin de vivre longuement

Chrétien tu te multiplieras

Par le sang et l’enseignement.

C’est qu’au fond de l’âme du poète il y a toute la joie humaine et toute l’austérité de la loi.

On le constate, les progrès littéraires de Ferland sont réels. Ils ne suffisent pas encore pourtant à donner la mesure à laquelle il a droit. Alors, dans le silence, poursuivant toujours sa course à la beauté, il cherche à se parfaire librement, à tracer sa vraie voie enfin, et à y courir sans arrêt. Ferland conçoit le Canada chanté. Il a mis des années à mûrir son talent. Les lectures et l’Ecole littéraire n’auront plus d’influence très déterminante sur lui.

Il a inventé le moule où couler sa pensée et son âme rend désormais un son qui lui est plus absolument propre.

Il ne produit guère surabondamment, loin de là, mais par jets espacés. Il se surveille. Et il orne avec dilection ses minces fascicules du Canada chanté. Ses illustrations sont souvent de petits poèmes d’un dessin net et comme buriné, et rendent les objets d’une manière que personne n’a su imiter chez nous. Eugène-Etienne Taché seul travaillait avec un soin identique. Il y avait en Taché comme en Ferland une vocation de graveur. Leur façon de délinéer les arbres s’apparente sans se ressembler. Leurs procédés techniques ne sont pas les mêmes. Et, des deux, c’est Ferland qui est le poète sensitif.

Il écrit de même qu’il dessine. Chacun a dans la mémoire certains poèmes des Horizons, par exemple, la Prière des Bois du Nord:

O toi qui nous as mis sans nombre à l’horizon,

De soleil altérés, de terre vierge avides,

Sois béni! Le matin blanchit les Laurentides,

Se révèle au pays de l’ours et du bison,

O Toi qui nous as mis sans nombre à l’Horizon.

Il n’y a pas de mot qui ne soit pesé dans ces vers. Rien n’est hâtif chez Ferland. On dirait qu’il a devant lui l’éternité. Son tourment de rendre sa pensée et l’objet qu’elle embrasse ne se contente point de ce qui est flou, à peu près ou faux.

Voyez le Retour des Corneilles, si bien observé et si ému sans le vouloir laisser paraître. Car la corneille canadienne apporte la joie au coeur. C’est elle qui annonce la mort souhaitée de l’interminable Hiver qui n’a même plus son éblouissante blancheur, mais traîne et se salit à toutes les suies de l’air et à toutes les souillures des choses.

Entends-tu, paysan, la chanson des corneilles,

Du sein du gouffre bleu saluant ton pays?

Leur retour fait chanter la mémoire des vieilles,

Evoquant les soleils des printemps de jadis.

Sais-tu ce qu’il promet le cri de la corneille

Inclinant son vol noir vers la cime des pins?

Les vieillards sur le seuil iront prêter l’oreille

Et diront à leurs fils: Les beaux jours sont prochains!

Il est rude, dis-tu, le chant que la corneille

Vient au matin d’avril vanner au fond des bois;

Mais chez toi, paysan, combien d’espoir s’éveille

Quand l’âme des semeurs est pleine de sa voix!

Et méditez ces très beaux alexandrins où Ferland est tellement lui-même, si pénétrant et si poète:

TERRE NOUVELLE

Lorsque le blanc Hiver, aux jours tièdes mêlé,

Recule vers le Nord, de montagne en montagne,

La gaîté du semeur envahit la campagne

Et du sein des greniers renaît l’âme du blé.

Ennui de mars, espoir d’avril, attente et rêve!

C’est, avant les bourgeons et les proches labours,

L’inquiétude exquise et sourde des amours,

C’est dans l’arbre vivant la marche de la sève.

C’est ton œuvre, soleil, créateur des matins,

Semeur de jours, passant du souverain abîme,

Toi qui, majestueux, vas ton chemin sublime,

Jetant un printemps neuf sur nos printemps éteints.

C’est pour t’aimer, soleil, et vivre ta lumière

Que le semeur ainsi t’accueille à l’horizon,

Que le blé, prisonnier dans sa blanche maison,

Dès les aubes d’avril redemande la terre!

Il est un témoignage bien au-dessus du nôtre, si sincère mais si infirme, que nous proclamons avec orgueil, celui d’Auguste Dorchain qui a dit:

Cette pièce, courte et parfaite...

Lorsqu’un poète canadien a mérité de Paris un semblable éloge, il peut se dispenser de rééditer Mélodies poétiques.

L’originalité de Ferland s’affirme dans le sens de sa vision, la ligne de son paysage, l’émotion contenue que lui communiquent les choses, l’intonation particulière de son organe poétique. Elle s’affirme encore en la précision du rendu et en la manière de personnifier les choses.

Ainsi dans Arbres blancs:

O vous, mes arbres blancs, issus de la colline,

Si vous savez lointain l’Hiver plus blanc que vous,

Le long de mars enfui, languide, dans l’air doux,

Pourquoi nul bourgeon neuf encor ne se dessine,

A vos branches, bouleaux jaillis de la colline?

Frêles, sans nombre, et tous penchés, mes chers bouleaux,

Vous qu’avril a pourtant baignés de clartés franches,

Pensifs, qu’attendez-vous pour reverdir vos branches,

Et, chantant, recevoir vos amis les oiseaux?

C’est paresse et langueur de la part des bouleaux!

Beaux arbres, pressez-vous d’avoir la beauté verte

Que l’on sait familière à vos troncs éclatants,

Connaissez la colline, et, sans trève, à ses flancs

Puisez large la vie, autant qu’elle est offerte

A vous, bois dévêtus de votre robe verte.

Bouleaux, le savez-vous qu’au jour trentième, avril,

Vers le soir, agonise entre vos formes blanches?

Pour lui chanter l’adieu, sans feuilles sont vos branches

Rien du ciel, ni du sol ne vous l’annonce-t-il,

Comme à nous, chers bouleaux, qu’il agonise, avril?

Ses matins levés prompts au versant de la terre

N’ont-ils pas trente fois, d’un geste lumineux,

Aux airs enténébrés commandé d’être bleus?

Bouleaux, n’ont-il pas dit: Voici de la lumière,

Verdissez, verdissez, tous les bois de la terre!

Bouleaux sans nombre et tous penchés, mes chers bouleaux

Vous avez négligé d’avoir vos branches vertes,

Et les oiseaux entre eux diront: Sont-ils inertes...

Ces arbres sans souci du plaisir des oiseaux!...

Pour les faiseurs de nids soyez verts, les bouleaux!

Ce marivaudage sylvestre est délicieux. Un Ronsard croisé de Rostand ne l’aurait pas dédaigné lire à Hélène ou à Roxane. Et cela n’est pas si loin, par l’esprit, du sens des vers immortels:

Objets inanimés, avez-vous donc une âme...

Le fascicule du Terroir confirme tout ce que nous avons exprimé au sujet des Horizons.

Sous toutes les formes, avec tous les degrés du sentiment et du paysage qui l’inspire, Ferland a la hantise de la forêt. Nul mieux que lui assurément ne l’a rendue au Canada. Il se penche sur elle, l’interroge, non seulement dans son présent mais encore dans son passé. Les Sauvages qu’il a rencontrés, alors qu’il était enfant, ne se sont point effacés de son coeur. Il les voit dans les bois, et il y voit leurs ancêtres errer comme des ombres. Alors il transpose en vers les dernières paroles de Joseph Bressani, trouvées sous la plume du Père Vimont. La naïve tournure! Ces images concrètes sont ravissantes et la foi qu’elles expriment est si vive.

PRIÈRE D’UN HURON

Seigneur, à la bonne heure enfin je t’ai pour Dieu!

Enfin, je te connais! Tu fis ceux qui sont hommes,

Et par toi ce ciel bleu que voilà fut fait bleu;

Par toi fut faite aussi la grande île où nous sommes.

Comme nous devenons maîtres des orignaux

Que nous allons, l’hiver, flécher dans les savanes,

Les maîtres des canots que nous faisons canots,

Des cabanes que nous avons faites cabanes.

Ainsi, Sewendio, Toi qu’enfin je connais,

Es-tu maître de nous, hommes, tes créatures,

Et tel tu l’es ce jour, ô Toi qui nous as faits,

Ainsi tu le seras dans les lunes futures.

Toi donc qui seul es maître et nous aimes vraiment,

Toi qui seul vois en nous, hommes, comme en toi-même

Voilà que je te fais mon maître, et grandement

Te bénis, et qu’à la bonne heure enfin je t’aime!

Il ira plus loin, vers le Septentrion, cueillir ce chant des neiges, si maternel et si doux, qu’il dédie à madame Ferland:

BERCEUSE ATOENA

En rafales, l’Hiver déchaîne

Ses vents hurleurs sur le Youkron.

Et, seul, dans la forêt lointaine,

Qui longe les monts Koyoukon,

Mon cher époux chasse le renne.

Xami, Xami, dors doucement;

Xami, Xami, dors, mon enfant!

J’ai brisé ma hache de pierre.

Bientôt je n’aurai plus de bois.

Les jours gris traînent leur lumière,

L’arbre se fend sous les cieux froids,

J’ai brisé ma hache de pierre.

Xami, Xami, dors doucement;

Xami, Xami, dors, mon enfant!

Ah! le soleil a fui la terre!

Et nous disons, hommes du Nord,

Que sa chaleur est prisonnière

Dans la loge du grand Castor.

Ah! le soleil a fui la terre!

Xami, Xami, dors doucement;

Xami, Xami, dors, mon enfant!

Depuis longtemps la cache est vide.

Mes yeux tournés vers les buissons

Ne voient plus les corbeaux avides

Couvrir l’échafaud aux poissons.

Depuis longtemps la cache est vide.

Xami, Xami, dors doucement;

Xami, Xami, dors, mon enfant!

Mon petit, j’ai le coeur en peine!

Que fait-il donc, si loin de nous,

Kouskokrala, chasseur de renne?

Ah! qu’il est longtemps, mon époux!...

Mon petit, j’ai le coeur en peine!...

Xami, Xami, dors doucement;

Xami, Xami, dors, mon enfant!

En rafales, l’Hiver déchaîne

Ses vents hurleurs sur le Youkron,

Et seul, dans la forêt lointaine

Qui longe les monts Koyoukon,

Mon cher époux chasse le renne.

Xami, Xami, dors doucement;

Xami, Xami, dors, mon enfant!

En revenant à notre civilisation, goûtez avec quelle fidélité notre poète aime sa forêt retrouvée des Laurentides:

LES PINS QUI CHANTENT

Passant, les pins! Le mont s’emplit de leur nuit verte

Ici, nombreux et forts les a groupés l’amour,

Vois. De leurs bras obscurs ils déchirent le jour.

La majesté des pins à ton âme est offerte.

Regarde ces géants profilés sur le ciel.

Hommage à ces vivants dont nul ne sait l’histoire!

Vois leur beauté. Muet, vois s’accuser leur gloire,

Quand, plus large, s’empourpre et tombe le soleil.

Contemple. Devant toi, par leur taille célèbres,

Sont les pins solennels et sombres de chez nous.

Les grand pins ténébreux dont nous sommes jaloux,

Prompts à faire rêver qui marche en leurs ténèbres.

Ardent, le jour est mort... Déjà, sur les pins noirs.

Le flot mélodieux de l’air fraîchi circule.

Ces bruits! les entend-tu, passant du crépuscule?...

C’est le chant que les pins prolongent dans les soirs.

Rêveur, suspends ton âme au chant des pins poètes,

Toujours chantant, toujours vibrant, quand l’homme dort.

Ecoute la chanson qu’en la terre du Nord

Les pins chantent, baignés par les nuits violettes!

Les fortes strophes que ne réussit point à déparer le pesant «par leur taille célèbres»! Et combien notre poète se sert adroitement de ces repos, après un mot, au début des vers: Passant, Vois, Contemple, à la manière de José Maria de Heredia.

Le Terroir est un cantique autant à l’arbre qu’au sol.

Ferland a l’héroïsme littéraire d’être Canadien en sa poésie. Il n’a rien qui flatte l’oreille par une musique alambiquée. Son exotisme consiste précisément... à être de chez soi. Rien ne le distrait de sa vision du pays. L’Ame des Bois ne cesse de le démontrer. Mais notre auteur aurait pu y grouper tout ce qui, dans son Canada chanté, a trait à la forêt. Sans doute est-ce probablement ce qu’il fera en publiant son édition complète.

Ferland a la science de la nature. Ainsi dira-t-il;

Sais-tu combien de fois, travailleur ténébreux,

Du bourgeon des avrils à la feuille fanée,

Le temps, nombrant sa marche en leurs tronc vigoureux,

D’un cercle parallèle a figuré l’année.

Cela n’est pas du tout de l’abbé Delille. Il n’empêche que la science assèche parfois le poème. Les tendances scientifiques de Sully Prudhomme, insinuées dans les analyses, ont ainsi ôté parfois de la beauté à certaines pièces. Non pas que science et poésie soient nécessairement incompatibles. Enfin, elles ne sont pas de même qualité, ni surtout de même affinité.

Nous nous en voudrions d’ouvrir ici une querelle, car nous n’ignorons pas que le botaniste n’a point étouffé le poète en Ferland et qu’en presque toute son oeuvre, science et poésie se soutiennent au lieu de se nuire. Ainsi Ferland réagit-il contre la tendance d’un trop grand nombre de nos écrivains en vers qui mêlent les plantes, leur donnent des noms fantaisistes ou acclimatent au pays celles qui n’y ont jamais été et n’y seront jamais.

Enfin, d’un cercle parrallèle a figuré l’année peut vous sembler une expression d’une rigueur trop scientifique. Mais retenez ce vers qui est certes aussi ravissant qu’exact:

Du bourgeon des avrils à la feuille fanée.

Peut-être détruit-on quelque chose de fort subtil, en poussant si loin l’insistance descriptive. Le propre de la poésie n’est-il pas de suggérer, de créer en nous ce quelque chose de divin que nous complétons en nous-même; tout comme le propre de la science est d’analyser, de définir, puis de promulguer les lois qui régissent la nature?

Ferland mieux que quiconque discerne ce qui est science et ce qui est poésie, s’il lui arrive un instant de pécher par confusion. Et il a mérité, de la part du botaniste des botanistes au Canada, un botaniste doublé d’un poète en prose, le révérend Frère Marie-Victorin, cet éloge au-dessus de tout autre:

Je sais telle page d’Albert Ferland, sincère et objective, que je voudrais avoir signée comme naturaliste, si j’avais eu le talent poétique de l’écrire.

(La Grande Revue, Montréal, 2 mai 1917.)

Dans son effort d’interprétation de la nature, notre poète a eu l’audace d’écrire la pièce des Ouaouarons. Ne souriez point! Votre premier mouvement a été de surprise et de stupeur. Rassurez-vous. Ferland a composé ici une chose tout à fait remarquable. La justesse de l’observation, la vérité du sentiment, et un je ne sais quoi qui dépasse toute analyse, confèrent à cette page un charme dont on ne se déprend point. Lisons plutôt que d’ergoter.

Quand l’arbre enténébré dans les lacs semble choir,

Grenouilles que la mort des soleils fait poètes,

Vos chants, tels des adieux à la fuite du soir,

Surgissent, solennels au bord des eaux muettes.

Grenouilles, mon enfance a compris votre voix,

Pieds nus et l’âme ouverte au cantique des grèves,

Esseulé dans la paix auguste des grands bois,

J’ai fait aux couchants roux l’hommage de mes rêves.

Comme un troupeau de boeufs, vers la chute du jour,

Emplit de beuglements le calme des prairies

Vous avez, quand vient l’heure où l’âme a plus d’amour,

Peuplé de chants profonds mes jeunes rêveries.

Qu’ils sont lointains les soirs pensifs de mes douze ans,

Ces soirs dont la grandeur a fait mon âme austère,

Ces soirs où vous chantiez, ouaouarons mugissants,

La douce majesté de la grise lumière!

Je revois la savane où ces soirs sont tombés,

Je revois s’empourprer les soleils en déroute,

En vain le flot des nuits me les a dérobés,

Sanglante leur image à mon rêve s’ajoute.

Ah! vos cris d’autrefois, grenouilles de chez nous,

A jamais regrettés traversent ma mémoire;

Toujours dans mon esprit, religieux et doux,

Regardent vos yeux d’or vers des soirs pleins de gloire!

Ce nostalgique poème serait en russe ou en langue scandinave que tout le monde l’aurait traduit et commenté. Seulement, c’est un Français du Canada qui l’a tiré de son coeur... N’était de deux inadvertances grammaticales, que nous avons omises dans la transcription, cette pièce au charme étrange et familier à la fois serait un pur joyau de nos lettres nordiques.

Albert Ferland n’a pas, à son ordinaire, ce trait qui fulgure pour terminer un poème. Mais la finesse du dessin et la délicatesse de l’émotion ne nous le font pas trop regretter, témoin Pluie de Septembre:

Il pleut. Le temps mauvais détrône

Le cher Eté sur les coteaux.

Déjà surgit la feuille jaune,

Et sur les pins tranche la zone

Lumieuse des clairs bouleaux.

L’Eté pleure sur les coteaux.

Chante à l’homme ta chanson bonne,

Si grave au sein des bois jaunis,

Eau blanche, oblique et monotone,

Qui raies, au gré du vent d’automne,

La toile immense du ciel gris.

Chantonne au fond des bois jaunis.

Et vous aussi, feuilles rouillées,

Qui tapissez les chemins creux,

Couleur d’ocre, toutes mouillées,

Chantez, chantez, feuilles souillées,

Qui, dans la gloire des jours bleus,

Faisiez nos arbres ténébreux.

L’Eté se meurt, feuilles mourantes,

Septembre clôt votre destin.

Chantez la mort, feuilles souffrantes,

Que je verrai, tristes, sanglantes,

Tourbillonner au vent demain.

Feuilles chantez sur mon chemin.

Quel art probe! quelle sûreté de composition! Toute l’oeuvre de Ferland est reconnaissable à ceci: une composition équilibrée. C’est le signe de la raison dans l’emportement du vers, la marque de la volonté dominant les forces du poète et celles de la nature qu’il chante, les dirigeant vers un but, vers un effet esthétique.

Le dernier fascicule du Canada chanté s’appelle la Fête du Christ à Ville-Marie. La forme en est toujours soignée, l’aspiration très haute, mais il y a quelque chose d’assez effacé ou d’un peu terne dans le style. Nous mettons bien au-dessus de ce livre tel et tel chant religieux des poèmes épars de M. Ferland.

Autant il est poète de la nature, autant il peut être poète spiritualiste. Encore faut-il que la note humaine se mêle à l’autre, pour que le morceau soit mieux entendu de tous. Ici, le coeur du poète pleure comme un lys douloureux après l’orage.

PRIER QUAND ON EST TRISTE

Prier quand on est triste, ouvrir son coeur à Dieu;

Mettre à nu sa douleur, sa misère secrète;

Savoir qu’Il nous écoute en sa bonté parfaite;

Crier, comme un enfant, vers Lui, comme Il le veut.

Prier, simple et loyal, à genoux dans sa peine.

Au pressoir de l’épreuve on souffre tant parfois!

Le coeur mouillant les yeux, faisant trembler la voix;

Sentir que dans ces pleurs est la noblesse humaine.

Comprendre que Dieu seul, mystérieux et bon,

Regarde avec amour notre intime détresse,

Et que nul comme Lui dans sa haute tendresse

N’apportera de baume à nos jours d’abandon.

Dieu sait notre coeur d’homme: Il l’a porté Lui-même;

Et pour nous l’immola sur un gibet sanglant;

Il sait comme il se donne en un suprême élan,

Dans sa plainte profonde et douce, quand il aime...

On a comparé Ferland à Brizeux, le chantre de la Bretagne, et à beaucoup d’autres poètes des provinces françaises. Le seul point de comparaison équitable est que Ferland a voulu raciner sa littérature dans le sol et l’âme mêmes de sa patrie. Il n’est point un régionaliste au sens étroit. Il a fait plus: largement et profondément il a été un «nationalisateur» de notre poésie. C’est un lyrique qui ne doit rien, ou si peu, dans sa seconde manière, à personne ni à rien au monde, si ce n’est à sa vocation cultivée sous le signe canadien-français. Il ne ressemble à nul autre, mais beaucoup lui ressembleront, car il est digne d’être suivi, ayant porté à un nouveau degré notre poésie nationale, pour le plus grand bonheur de l’Ecole du Terroir.

Seulement, son influence ne peut avoir ses nécessaires prolongements que dans la mesure où il sera connu. S’il ne s’est point assez désigné à l’attention générale, c’est qu’il n’a guère assez publié. Depuis vingt ans, aucun recueil de lui n’a paru en librairie. Il arrive que ses chants, insérés dans les journaux ou les revues, passent inaperçus dans un monde extrêmement pressé de vivre d’abord... C’est grand dommage. Son aspiration poétique n’a jamais été plus noble que maintenant, ni sa forme plus correcte, plus juste et plus sûre.

Nous ne sommes pas dans ses secrets, mais nous lui souhaitons de livrer au public, outre des volumes inédits et des recueils de ses poèmes épars, une édition définitive de ses ouvrages, moins les Mélodies poétiques. Quel beau volume, nourri, étoffé cela ferait, capable de contenir tout ce que nous goûtons davantage en son oeuvre, et aussi les pièces intitulées: Voix du pays vierge et Odjibwenang, sans oublier ce qu’on ne saurait appeler que des Voix de l’Ame, qui magnifieraient encore notre Patrie en chantant sa Foi. Nul doute, comme vient de le dire publiquement le plus Canadien des Français, M. Henri Coursier, chargé d’affaires de la Légation de France, à Ottawa, «qu’un pareil volume diffusé au delà des mers, serait très apprécié des lettrés français, toujours sensibles aux manifestations de la vie intellectuelle canadienne».

Ce que le poète a écrit avec le temps, le temps ne le dispersera point au vent mauvais de l’indifférence. Il faut qu’un poète s’impose à l’attention par sa constance à nous présenter les oeuvres de son esprit. Le moment en est venu pour Albert Ferland, dont toute la vie est vouée à l’art le plus pur et dont le front est marqué du sceau lumineux de la Vérité.


[1] Causerie donnée à la Société des Conférences de l’Université d’Ottawa, le 26 octobre 1930, sous la distinguée présidence de M. Séraphin Marion, docteur ès lettres.

[2] Cet encouragement à nos lettres a parfois pris la forme de préfaces. C’est ainsi que Ferland a présenté Doucet, dans la Chanson du Passant; Léveillé, dans les Chemins de l’Ame; Désilets, dans Mon Pays, mes Amours; Baker, dans les Rêveries, le Frère Marie-Victorin, dans les Récits laurentiens, et Gaétane de Montreuil, dans Rêves morts.

[3] Ferland avait dédié à notre poète national d’alors son poème intitulé Terre canadienne, dans les Horizons.


TROISIÈME PARTIE

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QUELQUES PRIX DAVID


QUELQUES PRIX DAVID

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Cette année, deux poètes et deux prosateurs ont eu part aux Prix David. Les poètes, Mlles Simone Routier et Alice Lemieux, arrivées ex æquo au Parnasse canadien: l’une avec le livre de l’Immortel Adolescent (N’est-ce pas à rendre les dieux jaloux?); l’autre avec un volume simplement nommé Poèmes, et que les déesses elles-mêmes n’eussent point si tendrement composé. Quant aux prosateurs, ce sont M. Jean-Charles Harvey, dont la plume pérégrine a créé l’Homme qui va..., et M. Marius Barbeau, qui manie l’anglais comme M. Charles Edward Saunders sait user du français, c’est-à-dire très bien. On doit à M. Barbeau The Downfall of Temlaham[1]; mais nous n’avons à nous occuper, pour le moment, que des livres écrits en notre langue.

Et d’abord, voyons ceux de nos poètes ou poétesses.

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[1] Marius Barbeau. The Mac Macmillan Company of Canada, Toronto, 1928.


L’IMMORTEL ADOLESCENT[1]

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Car je suis ta jeunesse et ton rêve éblouis.

Simone Routier.

Il a coulé beaucoup d’encre autour de ce recueil. Celui-ci n’en vogue que plus joyeusement. La mer d’encre était sympathique. Depuis Mgr Camille Roy, M. Louis Dantin et le Père M.-A, Lamarche, en passant par MM. Harry Bernard, Séraphin Marion, Alfred DesRochers et combien d’autres! les augures ont écrit de bonnes choses au sujet de l’Immortel Adolescent. Oh! sans doute, ont-ils, chacun à sa manière et certains assez nettement, posé des restrictions. Rien n’empêche tout de même qu’il soit juste de rappeler que les poèmes de Mlle Simone Routier ont été généralement accueillis avec intérêt et bienveillance.

Qu’oser ajouter? Fort peu. Les quelques gouttes tôt perdues en l’Océan et non celles dont un proverbe a dit qu’elles font déborder la mesure. Du moins est-ce là notre très simple voeu.

En trois mots comme en cent, voici ce que nous manifestent les vers de Mlle Routier: 10 une intelligence prompte à discerner ou même à créer de subtils rapports entre les choses; 20 un sentiment aussi mobile que tourmenté de l’amour; 30 un goût vif pour l’art sous autant de formes que possible. En un mot comme en trois: un gentil poète au tempérament versatile et raffiné.

1º Une intelligence prompte à discerner ou même à créer de subtils rapport...

De brèves citations éclaireront notre pensée.

Ainsi, ne trouvez-vous point déjà personnelle cette façon de voir un sous-bois et d’interpréter la solitude?

Un sous-bois pailleté de soleils et de nuits.

                        Nature.—p. 140.

 

La Solitude au front d’airain

Où tout passe, où rien ne passe,

Qui chante du vide à voix basse.

                  Passants.—p. 50.

Le délicieux troisième vers, si verlainien! Plus loin, Mlle Routier écrira des parfums:

Ils chantent sur les nerfs.

P. 147.

Ce qui est même d’un joli byzantinisme!

Et, d’un clair de lune sans Pierrot, elle dira:

Son croissant, souriant au caressant nuage

    N’est-il par plus prenant et beau?

Profil d’aristocrate—opalescente image—

    Ne hasardant qu’un oeil dans l’eau.

                            P. 107.

Ne vous arrêtez point à la désinence nasale septuplée, ni à trop réfléchir qu’un profil, il va de soi, ne pourrait tout au plus hasarder qu’un oeil ou qu’un regard, fût-ce dans l’eau. Et caetera... Ce serait vous écarter du nécessaire à démontrer ici.

2º Un sentiment aussi mobile que tourmenté de l’amour...

Citons encore, au hasard:

Si tu souffres, amour, je n’ai pas su t’aimer.

                        Tes douleurs.—P. 38.

Et je ne comprends pas si mon profond malheur

Tient de l’isolement, de la chute d’un pleur,

Du vent, de la clarté, de tant de morts latentes

Ou de mon pauvre amour que les matins tourmentent.

                     Matin d’automne.—P. 52.

Certes vous préféreriez vient à tient, au second vers du premier couplet. Et ce serait équitable.

A mon âme de vierge où survivra longtemps

Cet amour qui me fait le cœur mûr d’une femme.

                         Lettre.—P. 137.

Il faudrait lire: ces amours, si de tels vers résumaient le livre entier...

Mon coeur voudrait mourir du soupir qu’il exhale.

                  Rouge sanglot.—P. 55.

Le bel alexandrin lyrique, vrai et vibrant!

Et oubliez les consonnes d’appui qui jurent aux deux derniers vers de l’extrait suivant, pour n’en goûter que le meilleur qui est exquis:

Ah! si les fleurs parlaient, de leur voix captivante

 

Sans doute elles diraient que leur pâleur a froid,

Que les roses ainsi que les lèvres sont nées

Dans l’anxieux destin d’être un jour tourmentées.

                    La rose aimée.—P. 150.

3º Un goût vif pour l’art sous autant de formes possible...

D’abord, dans le choix des titres: l’Immortel Adolescent (sculpture); le Coffret de mosaïque; Fauves Entrelacs; Sombre Apothéose; la Flore exubérante; Croquis; Eau-forte; Sonnet à la Couleur; Veines aux Reflets variés; Clarté bleue.

Et puis dans la diversité des rythmes, des mètres, des métiers. Notre auteur a tout tenté et parfois réussi mieux que quelque chose. Mais il faut ici vous référer au recueil si nous ne voulons pas surcharger notre article de formes classiques ou fixes, de Haï Kaï imités de Shanagon ou de Pastiches en mémoire de Verhaeren, Géraldy, Hugo, Baudelaire, Samain, Noailles, Cocteau, Morin, Choquette...

Ne détachons pas de l’ensemble trop de pièces. Un je ne sais quoi s’en évaporerait. Et, lisons-les dans l’ordre où l’auteur les a placées. Là s’accusent naturellement tous les reliefs et s’expliquent l’un par l’autre les tons, les polymorphes modalités... Ce sont des vers plastiques et picturaux bien plus que musicaux. Plusieurs sont même ciselés, niellés, cloisonnés, incisés comme de patientes orfèvreries et joailleries. Ils n’ont pas tous été conçus en chantant ni écrits comme on chante: témoin, et cela est fort grave, à notre humble sens, la manière de ne construire que pour l’oeil bien des strophes, sans tenir compte de leur entité rythmique. Que d’inutiles, de malgracieux enjambements d’une stance à l’autre! Et certains vers portent encore la marque d’un art laborieux et volontaire.

Il s’agit, ne le perdons pas de vue, d’un premier livre. Dans les autres, Mlle Routier pratiquera moins l’hermétisme, ou plutôt l’herméticité, et évitera davantage les incorrections. La pensée sera plus claire, même pour son auteur, la langue plus aisée pour tous, et il n’arrivera plus au sentiment de se sensualiser, ici et là, de façon assez hardie sous nos littéraires latitudes.

Si, dès maintenant, Mlle Routier composait une mosaïque, (nous reprenons au poète l’un de ses titres,) à la gloire de l’Immortel Adolescent, elle en arracherait les pièces faibles et, dans les bonnes, les faiblesses; tout ce qui, de près ou de loin, est trop anguleux ou sent le métier improvisé ou la fatigue. Impitoyablement émondé, refait à neuf, ce bouquin poétique gagnerait plus que des faveurs généreuses.

Mais, tel qu’il est, il révèle beaucoup d’excellent, entre autres, sous les versatilités et les raffinements, une recherche, une quête, comme on eût dit au moyen-âge, une quête frémissante de la Beauté, de l’Harmonie, d’un classicisme nourri de modernismes intéressants. Fabricando fit faber... On n’apprend à s’exprimer qu’en s’exprimant et il faut publier ses oeuvres pour les voir, s’y voir, les comprendre, s’y comprendre, en sentir l’action sur autrui et sur soi-même, en juger la valeur relative.

Que personne n’en ignore! c’est, évidemment, ce que ces messieurs du Jury David ont consacré en mademoiselle Routier.

Mais on est en droit d’exiger davantage d’un poète qui a écrit, à Québec, après quelques tâtonnements, il est vrai, ce tercet final du Sonnet à la Couleur, où éclate la jeunesse des choses, retrouvée encore plus belle que dans un «rêve ébloui».

Ravivez-vous lambeaux, fleurs, cieux: le deuil est vieil.

Jaune, vert, rouge, bleu, c’est aujourd’hui l’extase

Où toute larme ou cendre épouse du soleil!

Peut-être y a-t-il là, dans le genre auquel s’applique Mlle Routier, et auquel elle ne devra point s’appliquer avec excès, du Stéphane Mallarmée de derrière les fagots, et plus limpide que Mallarmée ne l’eût lui-même entendu, ou mieux et plus certainement un émail où s’annonce déjà une main qui sera d’ouvrier.

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[1] Simone Routhier, Imprimerie Le Soleil, Québec, Québec, 1929. (Prix David de poésie.)—Deuxième édition.


POÈMES[1]

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La vie a pris soudain la forme de nos songes.

Alice Lemieux.

Vous avez lu la Source, de M. Charles Edward Saunders[2]. Quoi de plus suave, de plus discret? En relisant aujourd’hui le nouveau recueil de Mlle Alice Lemieux, nous ne pouvions nous empêcher d’évoquer quelque chose de cette source symbolique. Mais, à la vérité, il y a source et source, comme on trouve miroir et miroir. M. Saunders consigne, s’émeut, condense ses impressions et les réfléchit en prose légèrement «frigide», quoique si agréablement française. Mlle Lemieux regarde un peu, sans trop s’arrêter, car elle préfère rêver à contempler et chanter à rêver; puis elle chante et chantonne, en vers parfois délicieux, toujours chauds, elle chante, et chantonne et murmure ses transpositions, du diapason de la nature à celui du sentiment et du diapason sentimental à celui de la nature, et de l’un et l’autre au diapason mystique: pour elle «la vie a pris la forme de ses songes».

Voici comment Mlle Lemieux rêve la nature, dans une confusion amoureuse.

Nature, amas de ciels, de forêts et de grèves,

J’ai vécu de ta vie et je suis ton enfant!

Et j’ai conduit vers Toi mon coeur nu, si souvent

Que je le porte lourd d’un lambeau de ton rêve.

                     A la nature.—P. 78.

Depuis lors, je ressens cette soif inouïe

De créer entre nous un impossible lien,

Et de régler mon cœur aux battements du tien,

Et de calquer ma vie aux contours de ta vie.

                                      Idem.

Notre poétesse alors de s’écrier:

L’horizon de l’amour me semble trop étroit,

Car j’ai communié de Toi jusqu’à l’extase.

                                     Idem.

N’a-t-elle pas dit, poussant plus outre, et toujours dans la même pièce:

...je revivrai cet émoi dans la mort?

                              P. 77.

C’est là, esquissé, l’arpège du sentiment de la nature en Mlle Lemieux. Ailleurs, elle développera son thème, avec moins de force, toutefois avec insistance assurément.

Hélas! être femme c’est être né pour l’amour. Et la féminité, qui reprend ses droits chez notre poète, lui fait avouer sans honte, non sans mutinerie:

Je me blesse toujours aux épines des roses,

Car nul ami jamais ne les cueille pour moi.

        O printemps de mon coeur.—P. 25.

Une bonne partie de sa mélancolie vient à la poétesse du fait que cet ami tarde au rendez-vous et à la cueillette. Cependant, elle entrevoit l’élu, le cajole et l’enjôle avec cette promesse:

Mais je sais, tant la vie est en moi large et pleine,

Que mon premier baiser d’amour sera parfait.

                           Prélude.—P. 27.

Puis elle conclut, tendant les bras:

L’amour cherche où verser son tourment infini.

S’il cherche où reposer sa souffrance éternelle,

Il ouvrira mon coeur et dira: «C’est ici»!

Mlle Lemieux est même si pressée de faire sa confidence qu’elle rime pauvrement infini avec ici.

Encore a-t-elle plus de joie à rêver l’amour qu’à saisir l’humaine réalité dont elle devine le vrai visage désenchanteur. Aussi est-ce au Rêve qu’elle adresse ces strophes:

Tu mêles, chaque jour, au divin de mon âme

        Ce que la terre a de divin!

Tu brûles, Rêve ardent, sans l’étreinte des flammes,

        Et tu grises sans l’or des vins!

                                       P. 33.

Or, son passionné songe de la nature et de l’amour devient mystique, d’un mysticisme qui tourne au panthéisme, croirait-on, puisque le poète ajoute:

O rose de soleil à la clarté féconde,

          Ame des mers, azur des cieux,

C’est Toi l’inspirateur de la Beauté du monde

          Qui n’est que le rêve de Dieu.

                                    P. 33.

La vision du monde, autant que celle de l’amour, est donc bien subjective chez Mlle Lemieux. La beauté n’existerait que par le rêve, parce qu’on la rêve. Est-ce notre rêve du monde qui est la beauté de celui-ci? Il y a deux sens au vers final. Cette beauté est ou le rêve que Dieu fait ou le rêve que l’on fait de Dieu. (C’est en ce dernier sens qu’on dirait: Je rêve de vous). Autrement, c’est confesser que le Rêve est Dieu. Non! Il faut retourner à la nature pour comprendre l’essence même du rêve de Mlle Lemieux, car

Il aime moins chanter à travers nos paroles

        Qu’à travers les lys du jardin!

                                   P. 34.

D’ailleurs, notre poétesse réagit contre son vague état d’âme en face des choses qu’elle serait tentée de diviniser. Au seul Dieu vivant elle chante ces très nobles strophes:

Seigneur, puisque Tu fis de mon âme ce gouffre

Où tout l’humain se meurt sans réveiller d’échos,

Seigneur, puisque sans Toi tous les bonheurs sont faux,

Puisque sans Toi l’amour n’est qu’un rêve qui souffre...

                               Prière.—P. 152.

Prends-moi toute, ce soir, à l’abri de ton coeur.

Garde-moi près de Toi, Toi qui sais me comprendre;

Et cherche-moi toujours, pour toujours me reprendre,

Si je pars de nouveau vers l’ombre du bonheur.

                           Pour Toi.—P. 154.

Oui, la source lyrique de Mlle Lemieux sait chanter et ne sait que cela presque. Elle n’est elle-même que dans son chant. Et, à tout prendre, sa mélodie varie peu ou prou. Elle s’amenuise plutôt, en restant la même. Aussi, point de tapage, point d’orchestre sur l’eau. Un son de flûte, un son de harpe, un son de viole d’amour et la cascade d’une onde se perdant au milieu des fleurs. M. Charles Edward Saunders enneigeait volontiers sa source; Mlle Alice Lemieux la voile fatalement sous les fleurs. Et il y a trop d’effeuillaisons et trop de parfums. Cela tourne au procédé facile, à la mièvrerie. Lisez: Fleuriront vos joies (p. 19.), les doigts parmi les fleurs (p. 22.), te fleurir de mon coeur (p. 23.), fleurir mon beau rêve, les fleurettes sauvages (p. 25.), corolles de roses (p. 32.), etc. Tout le long du volume on découvre des fleurs et des fleurs, on respire des parfums entêtants. Sans parler des jeunes filles qui riment avec d’irremplaçables jonquilles.

Il y a carence d’idées, abandon aux mêmes broderies et images soeurs. Un bon poème révèle presque tout de notre poétesse et presque tout son vocabulaire. Il faut donc revenir aux plus caractéristiques de ces pièces. Elles contiennent l’essentiel, qualités et défauts. Plainte, Lamento, Une Rose chantait (petite japonaiserie à peindre sur éventail, sans cesser de chanter), le Rêve, Ardeur (la fin en est très large), etc., résument, en quelques sorte, le don orphique de Mlle Lemieux. Et tout cela est charmant. Cela s’insinue en notre âme intime. Il faut se recueillir loin du monde pour en percevoir la grâce sous laquelle se cache tant d’émotion.

Nous savons que le poète surpasse l’écrivain, quoique la langue soit pleine de fluidité et d’harmonie, en dépit des hasards de la ponctuation et de certains manques; nous n’ignorons pas que la ferveur de l’accent couvre bien des sentimentalités, des déficiences (il y en avait une portion congrue chez Mlle Routier aussi, mais d’un autre genre), des redites et délayages de formules, des jongleries fleuries enfin. Mais toujours vous entendrez chanter la petite source sainte-micheline, née femme et née poétesse, d’une façon si gentille que son leitmotiv vous accompagnera en sourdine délicatement décroissante.

Sous son fouillis lassant de fleurs, la source, malgré la jolie préface de M. Robert Choquette, allait, nous confie-t-on, passer trop inaperçue aux yeux ou inentendue aux oreilles des juges littéraires—et c’eût été regrettable,—lorsque l’un d’eux lut à haute voix un poème, un beau chant séparé. Et cette musique séduisit d’emblée les graves cerbères qui veillent au trésor parnassien.

Si nous ne nous abusons, voilà comment l’âme sentimentale, frémissante, au ton si juste, si lyrique de Mlle Lemieux, dégagée de trop de pétales et corolles, conquit, ex æquo avec Mlle Routier, le prix qu’avait mérité à celle-ci une originalité artistique audacieuse et incontestée.

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[1] Alice Lemieux. Librairie d’Action canadienne-française, Montréal, 1929. (prix David de poésie.)

[2] Essais et Vers, par Charles Edward Saunders. Les Editions du Mercure, Montréal, 1929.


L’HOMME QUI VA...[1]

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Par ses lectures, ses affinités, ses grâces acquises et ses prédilections naturelles, autant que par la lumineuse plasticité de son style, M. Jean-Charles Harvey incarne aujourd’hui chez nous l’âme d’un Grec. Ce Grec sempiternel fut d’Athènes, à l’époque héroïque. Pourtant il connut davantage, en ses migrations successives: Alexandrie et Byzance, après la pénétration asiatique et slave de l’Hellade. Ensuite, il résida au milieu des colonies de Phocéens qui essaimèrent sur les rives méditerranéennes diverses; et il ne manqua point de passer par Sybaris, avec les Achéens. Hier encore, enfin, il habitait en songe une Cosmopolis, comme on en trouve en tous les centres littéraires d’Europe, et où l’on croit s’affranchir ou se libérer en retournant à une conception périmée de la vie, quitte à mêler à tout cela le scientifisme moderne, un condiment romanesque obligato et la désinvolture vraiment méridionale du ton.

—Nous feriez-vous, à propos des contes et nouvelles de l’Homme qui va..., quelque Conte d’un Grec errant?

—Pas du tout. Jugez vous-même. Il n’y a point en Landerneau de plus Grec que M. Jean-Charles Harvey. Et c’est un Grec de qualité, mais variable. S’il se souvient d’Athènes, de Byzance, d’Alexandrie, de Marseille (un certain tour de galéjade avant la lettre est chez lui perceptible), il imagine, en consciencieux Sybarite, selon ses sens et écrit selon ses imaginations déformantes. Sa nef grecque a une figure de proue: Kypris, et elle est presque toujours en partance vers des îles de volupté. Qu’on ne se méprenne point à cause des pays où il les situe! Là ne se rassasie guère le coeur de l’homme.

Aussi, sauf deux exceptions habilement insérées et dont nous ferons état bientôt, les inspirations de notre Grec ambulant seront-elles d’origine païenne, bien que les circonstances auxquelles elles s’accommodent soient de toutes les époques, surtout du présent et bien plus même du futur.

M. Harvey est un poète de l’instinct et de la fatalité.

L’Homme qui va... illustre l’obsession sensuelle de l’inaccessible. Un idiot, hydrocéphale, voit une jeune fille et s’en saisit; on la lui arrache et lui affirme subséquemment qu’elle est disparue du côté où se couche le soleil... Et, un soir, vaincu par plus d’un demi-siècle de poursuite, Tristan Bonhomme meurt en embrassant un mirage, alors qu’il croit tenir la réalité: Louison!

Voilà le fatalisme antique, orné de sa rime romantique et qui est peut-être ici le symbole d’une humanité en marche vers le néant de la Dernière Nuit.

Tu vivras trois cents Ans, offre de même l’obsession sensuelle de l’inaccessible, et puis, en un prompt revirement, l’insatisfaction dans la possession de tout. Le docteur Lazare Pernelle, très à la page en 1950, fait le rêve que tant d’autres ont tenté de «concentrer l’éternité dans un soir de joie». Il est comblé, mais n’en peut devenir heureux et partage son élixir avec une maîtresse qui l’exige. Ainsi abrège-t-il sa vie de cinquante années! sa vie sans quoi tout n’est rien...

A un degré plus évident, nous distinguons en cette page la même fatalité de l’instinct et le même matérialisme, compliqués d’une perfectibilité indéfinie et de ce qui s’appellerait une égoïste largesse. Pernelle ne s’ampute point pour des prunes!

Isabeau résout une énigme. L’Amante des amantes, c’est la Gloire; et la Gloire tue, afin de se prêter à d’autres. On voit là encore à l’oeuvre l’originalité de M. Harvey qui consiste à transfigurer ou à transmuer ses personnages voluptueux en héros et à faire de certaines impressions sensuelles des divinités.

Au Pays du Rat sacré présente une satire futuriste de l’absolu, du dogme, chez les Martiens. Nous n’y apercevons pas d’allusions que M. Harvey n’y a point formulées. En la planète Mars, on tient pour article de foi qu’il n’y a que des rats gris, et on les adore. Un savant mingrotolimien, Hosmar, découvre des rats blancs. Il en avertit ses compatriotes. On l’interne aux petites maisons. Martien madré, il se dédit, rétracte et amende. On le fête. Les rats blancs pullulent. On change de dogme universel. Alors on élève au martyr Hosmar un tardif monument, à Hosmar dont le devise aurait pu être:—A quoi bon savoir, s’il faut croire?—

La satire est très spécieuse, et d’autant plus grecque. Elle fait porter l’acte de foi sur une hypothèse gratuite. Rien, même dans la raison claudiquante des citoyens de Mars, ne donne, en effet, le caractère de plausibilité ou de crédibilité à un ci-devant dogme qui n’est qu’un emplâtre empirique de bonne femme, plaqué au nez de gnomes malodorants.

Sous les Flèches d’Eros est toujours grec, bien qu’autrement. Eros-Cupidon montre à un jeune homme toute la gamme des amours, depuis le charnel jusqu’au mystique. L’éphèbe et son guide entendent mieux le premier—et les sentiments intercalaires—que le dernier; et ils ne savent ni mesurer ni comprendre l’amour d’une religieuse pour Notre-Seigneur. Le dieu diminutif païen, ni son pâle émule! ne peut comprendre Dieu. Ici, par définition, c’était «fatal».

Dans Radiodiffusion sanglante, s’avère un autre aspect de la fatalité. Georges Loranger et Germaine le Pailleur, gentils fiancés—Germaine est soumise mais tiède—, sont séparés par un malheur. Germaine souffrant des poumons, le médecin l’envoie dans l’Ouest canadien, où elle suit d’ailleurs un régime, une cure de la plus mortelle fantaisie. Mais passons. Le véritable incident à noter c’est qu’à Banff elle attrape le coup de foudre: l’amour de sa vie, ainsi qu’on a accoutumé de déclamer au mélodrame. Un instinct maître des volontés unit les nouveaux amoureux. La jeune fille rompt avec Georges. De Québec, celui-ci appelle son ex-dulcinée à l’appareil de télévision. Il requiert qu’elle s’explique. Il y gagne d’entrevoir John qui baise, en passant, la nuque de la belle poitrinaire. Georges se suicide sous les yeux et aux oreilles de Germaine.

A pareil conte succède celui de Kathleen Murphy. Une étoile de cinéma-parlant-chantant est aimée de René Jasmin. Or la gente Kathleen, malbaienne fatale, chérit à côté, d’une fois à l’autre, lorsqu’un mal mystérieux lui fait perdre la voix. René, qui est médecin, guérit Kathleen. Et il la laisse reprendre sa carrière de phono-cinéaste avec l’invincible William Barry.

Là une nuance. René est le jouet de l’amour; soit! Il se domine et se sacrifie, quoiqu’il eût été insensé de ne point le faire. Jasmin a du coeur et du plus élémentaire bon sens.

Avec Hélène au XXVe siècle, on perçoit plus âprement le sentiment païen. «La femme à travers les âges», c’est la beauté physique au service des passions, pour l’esclavage et la mort de l’homme. Cinq millions de malheureux, en un instant, sont annihilés, parce que Gengli, l’Indou, a jalousé Pavie, le Français qu’Hélène adore.

Enfin, voici l’ombre glaciale de la Dernière Nuit. Le soleil s’est éteint peu à peu. Les peuples sont disparus. Il ne reste de l’humanité que Démos, Julien et Léa. Et «la dernière génitrice du monde avait choisi l’homme que lui indiquait son instinct. Pendant toute la journée, une lutte obscure s’était livrée entre les deux rivaux. Julien l’ayant emporté, le vaincu assistait maintenant, seul et frissonnant dans son abandon, à ces noces funèbres accomplies sans un sourire.» (PP. 211-12). Démos tue son ennemi, et le gel tue les amants enlacés. «La glace les entoura, et, à travers ce cristal, la lumière des étoiles éclairait faiblement le dernier crime et la dernière couche nuptiale...» Alors, «le drame consommé, un soleil nouveau parut dans le ciel». (P. 213).

Ne sentez-vous pas, quand même, se serrer outre mesure à votre front l’étau de fer de tant de désespoirs accumulés le long des pages de l’Homme qui va...?

Il est temps d’en venir rapidement aux deux exceptions, aux hors cadre, ou hors texte, devrions-nous écrire, du livre: le Revenant et l’Homme rouge. Ces exceptions prouvent la règle générale professée par M. Jean-Charles Harvey en son bouquin récent; mais elles témoignent davantage que le talent de notre auteur a d’autres ressources que celles d’étirer indéfiniment les imaginations et l’instinct voluptueux que son Grec nomade lui a fabriqués.

Le Revenant offre bien des choses intéressantes à méditer. Figurez-vous Louis Hémon, passé de l’au delà au pays de Maria Chapdelaine et s’étonnant des progrès accomplis en terre de Péribonka. C’est ce que raconte M. Harvey, avec le souci de corriger quelques billevesées au sujet de l’impression fausse que des lecteurs non avertis ont gardée de Maria.

Pour ce qui est de l’Homme rouge, voilà un récit de Noël dédié «à ceux qui aiment les petits enfants». Et comme nous les aimons, et vous avec nous, nous prendrons tous grand plaisir à goûter ce conte-ci.

Jadis, le roi Hérode régnant, et méditant la mort du Fils de Dieu, un soldat a essayé de tuer, dans les bras de Marie, le doux Jésus. Il se repent, Dieu lui pardonne. Hélas! il lui faut encore expier sa faute. Sa peine est de ne pouvoir mourir. (Il est extraordinaire comme ce thème d’une terrestre immortalité suppléant l’autre hante M. Harvey. Nous y discernons plus de choses qu’il n’en avoue. C’est-à-dire une recherche imparfaite, mais ardente, de ce qui n’est point d’ici-bas? «On se trompe dans l’objet, non dans le désir», a si justement écrit du Guet.) Donc, le soldat ne peut mourir. En souvenance de Jésus, il devient l’inséparable ami des enfants. L’Homme rouge, c’est le Père Noël!

Ne croyez-vous pas que ce soit le meilleur conte du recueil, l’un des mieux inspirés, à coup sûr? Cette invention très jolie est sans parallèle chez nous et le serait même probablement ailleurs. Le portrait de la Vierge, la sollicitude humble de Joseph, la délicieuse innocence de Jésus forment de très beaux passages. C’est une échappée vers la tendresse; un recoin d’idéal au milieu du livre. Il a suffi que vibre au coeur M. Jean-Charles Harvey la fibre paternelle, pour qu’il conçoive son plus généreux conte. D’autres l’auraient autrement conçu, avec plus de simplicité et de naïveté; ils n’y auraient point marqué de développements plus inattendus.

Il n’est pas nécessaire que notre auteur écrive pour les enfants, ni est-il obligatoire qu’il n’écrive que pour eux. Nous avons une intelligence plus large de la littérature. Mais il y a des disciplines qu’on ne saurait ignorer, sous peine, même au point de vue de la seule continuité de l’intérêt chez les lecteurs, de voir son oeuvre s’affadir et tomber en déliquescence. La corde sourde et trouble n’est pas la seule au violon humain...

D’ailleurs, à mesure que ses fils deviendront des hommes, M. Harvey éprouvera la nécessité de leur dire des choses plus profondes et plus hautes, et il voudra exprimer tout ce qu’il souhaiterait être le vrai fond et les vraies cimes de son âme, en songeant à d’autres âmes que les livres atteignent aussi et qu’un auteur ne peut se défendre de former. Il demeurera Grec, autant qu’il lui plaira, dans la forme littéraire, en ne répétant point en ses ouvrages les quelques négligences de plume que nous n’avons point le loisir de relever; mais, pour la pensée et les règles de vie, il devra être plus chrétien que Grec.

Le contraire serait construire dans le vide et continuer, comme en la plupart des contes et nouvelles de l’Homme qui va..., à ressasser et jeter les vieilles cendres aux yeux, par le truchement de cette exaspérante fatalité charnelle sans correctif. Il est des thèmes autrement forts que ceux-là, et tellement consolants! M. Harvey les sait et les respecte. En eux il entend le mystérieux frisson de tant d’âmes qui ont préparé la sienne, de tant d’amitiés qui l’ont soutenu et du coeur maternel qui l’a couvé d’amour. Il a la nostalgie secrète de tout ce qui est ici-bas la fleur au bord du torrent, le murmure de la fontaine à l’heure du soleil, la lampe dans la nuit, le chant sur la route, le pont sur l’abîme et le regard vers l’azur.

L’âme est faite de richesses exquises et puissantes que M. Jean-Charles Harvey n’a point encore toutes explorées. Les Grecs ont eu la vision païenne de la vie. Ils ont eu aussi Platon. Et Platon a senti par delà l’éblouissement de la phrase grecque, du style grec, du ciel grec l’infini désir de ce qui ne passe point avec les yeux de la chair.

Eh! bien, notre auteur, tout jeune qu’il est, surpasse Platon... Il porte en lui toute la beauté que Kristos enseigne.

Il peut écrire, en vrai Grec, que Tristan Bonhomme, «au moment de clore définitivement les yeux pour voiler la lumière, et d’ouvrir la bouche pour laisser passer l’âme, redit le mot qu’il aimait, avec la certitude que l’aube prochaine allait desserrer ses paupières et fermer ses lèvres» (P. 7.); il peut vouloir caresser d’un regard énamouré cette lumière, to phos si cher au Hellènes de tous les climats et répéter la parole dont s’enchantent les sens, il sait que tout reste encore à voir dans l’éternité et que rien n’a été dit, si l’on s’est tu sur l’essentiel.

Le très vif talent de M. Jean-Charles Harvey s’est aussitôt imposé aux juges des Prix David. Et sans doute ont-ils cru que, si notre auteur a le métier de tirer quelque chose de tant d’argile, peut-être ne saurait-créer que de la beauté avec un pur marbre de Paros.

Il possède l’un des plus riches tempéraments littéraires qui soient, et sous son preste ciseau naît, comme par droit de nature, ce dont manquent la plupart de nos auteurs et qui est pourtant la marque de l’écrivain: le style.

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[1] Par Jean-Charles Harvey. Imprimerie Le Soleil, Québec: Editions du Mercure, Montréal, 1929. (Prix David).—Illustrations de Simone Routier.


QUATRIÈME PARTIE

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UN ONTARIEN SE PENCHE SUR

NOTRE LITTÉRATURE


SUR UN ARTICLE DE M.
LORNE PIERCE

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Monseigneur Camille Roy[1]

French-Canadian literature divides honours among its annalists, essayists and poets. Books of literary criticism are legion and among them all there stands out the name of Camille Roy, le grand seigneur of French Canadian literature.

Lorne Pierce.

Dans son manuel, An Outline of Canadian Literature, M. Lorne Pierce a rendu à nos lettres françaises et anglaises le témoignage que non seulement elles co-existent, mais surtout qu’elles se développent librement, selon qu’il est juste et naturel. Et c’est très vrai. Et c’est tant mieux.

Cependant, M. Pierce a cru qu’il fallait insister sur la valeur de quelques-uns de nos lettrés. Par exemple, aujourd’hui, dans un article toujours aussi bien inspiré que l’était l’Outline, notre auteur a tenté (et il y a réussi) de présenter sous un jour nouveau, aux lecteurs de la revue de l’Université kingstonienne, et de façon très élaborée, une personnalité marquante de chez nous, Mgr Camille Roy. Et c’est là encore une fois servir avec clairvoyance la bonne entente littéraire.

Disons tout de suite que M. Lorne Pierce a de Mgr Roy la plus digne idée. Ainsi l’appelle-t-il, en un mot tout à fait dix-septième siècle, «le grand seigneur» de notre littérature.

Le fait est que l’on est déjà quelque chose, et quelqu’un lorsqu’on tire son origine d’une famille canadienne vraiment royale (ce qualificatif n’a jamais été si bien à sa place), d’une famille de vingt enfants, parmi lesquels on compte un grand et saint évêque, un recteur d’Université, un supérieur d’ordre religieux, trois prêtres et une religieuse hospitalière. Que l’un de ces fils devienne critique, historien littéraire, très souple et fin lettré, et qu’il excelle en tout ce que touche sa plume, cela est conforme à la règle que bonne lignée entraîne bonne renommée.

Et M. Pierce se hâte alors d’écrire sur Mgr Roy les détails que nous connaissons bien ici. Il nous suffira de les résumer sous trois titres. Sous le premier il est parlé de l’éducation, au vieux Séminaire de Québec, à l’Université Laval, à l’Institut catholique de Paris et à la Sorbonne. Sous le deuxième, sont analysés les ouvrages qui commencent avec les Essais pour se continuer jusqu’aux Etudes et Croquis; et l’on sent bien que M. Pierce attend le recueil promis des Sermons et Discours et celui des nouvelles critiques que Mgr Roy insère périodiquement dans nos revues. Sous le troisième sont rappelés les honneurs qui ont été comme l’ornement nécessaire et jamais recherché d’une vie humblement consacrée à la formation de la jeunesse et à l’enseignement de tous ceux qui, curieux des choses de l’esprit, ne s’aventurent point sur une route périlleuse sans un guide sûr. Et ces honneurs sont venus sous forme du ruban de chevalier et de la rosette d’officier de la Légion d’Honneur, précisément; de la médaille d’Or de l’Académie française; de la présidence de la Société royale (ce nom est prédestiné) du Canada; d’un double rectorat de l’Université Laval; et, enfin d’une prélature romaine.

M. Pierce n’oublie rien. Ni la part qu’a prise Mgr Roy à la fondation de la Société du Parler français au Canada, ni cette initiative heureuse qui nous a valu la revue universitaire du Canada français, ni l’édition des oeuvres de Mgr Paul-Eugène Roy, archevêque de Québec.

Mais voici des traits personnels d’appréciation. Ils nous éclairent sur la méthode qu’emploie ici M. Pierce, et sur son évidente et généreuse sympathie. Nous les traduisons à l’usage de nos lecteurs.

La méthode va du général au particulier: des lettres françaises aux canadiennes-françaises, puis à celles de Mgr Camille Roy, en même temps Canadien et Français. Pour un peu allongé que soit le circuit il n’en est que plus logique, et il donne à M. Pierce le loisir de montrer son coeur.

Selon notre auteur, qui s’inspire d’Ernest Lavisse, l’essentiel de l’âme française est la vitalité et la résistance. Et «quels que soient les immortels éléments du caractère français, ils sont inséparables de la langue française qu’ils sauvegardent avec un soin jaloux... En effet, «la langue que parlent les Français est plus que le véhicule de leurs idées, plus qu’un idiome, elle est un miracle de charme, une influence spirituelle, une garantie d’unité, une arche d’alliance».

Cependant, «tandis que l’amour de la nouveauté, combiné au bon sens pratique, distingue la littérature de France, quand on se tourne vers la littérature des Canadiens français c’est l’amour des choses anciennes et lointaines, allié à l’instinct pratique dont on est impressionné». Car bien que nous puissions avoir des exotiques, des fantaisistes, des neutres, voire des «radicaux», si cette expression n’est point trop forte, le vrai fond de notre littérature, «la constante et insistante préoccupation de l’homme de lettres canadien-français naît des pieuses influences de l’autel, des félicités domestiques, de la douceur de la vie paroissiale, de l’épopée populaire dont se lie la trame dès le foyer».

Ceci établi, le milieu ainsi expliqué à ses lecteurs anglais, M. Pierce étudie avec plus d’aise l’expression littéraire de notre âme, telle que Mgr Camille Roy, critique et essayiste, l’a consignée.

Notre peuple est artiste et profond. Et Mgr Roy, très justement «appuie sur la nécessité du style, du fini impeccable, sur l’élégance et le goût, mais il insiste aussi, sinon plus, sur les idées. De pareilles idées sont comme de grandes bornes»... Forme et substance, tout préoccupe nos dirigeants littéraires. Et «depuis la fondation de la Société du Parler français au Canada, il y a eu un effort défini et consciencieux, dans Québec, méthodique autant que sincère, vers l’étude de la littérature canadienne-française, empreinte des atavismes français, mais expression propre de l’âme du Canada français... Et M. Pierce ajoute cette considération: «Le français est une langue vivante, et (les Canadiens français) sont donc fiers des néologismes aussi bien que des archaïsmes que les ignorants ont nommés patois. Ils ont rattaché plus étroitement l’étude de leurs lettres nationales aux traditions de la France, tout en encourageant l’active expression de l’âme du Québec. Là réside la grandeur, le magnifique individualisme des lettres canadiennes-françaises.»

C’est à ce mouvement que Mgr Roy apporte une direction raisonnée. Il n’isole point l’idéal du pratique. Il expose qu’il faut aussi bien se prémunir «contre les éléments destructeurs du radicalisme» que «contre les raffinements du dilettantisme». Car le critique «ne s’illusionne pas». Il sait que toute intrusion étrangère à nos traditions, quelle qu’elle soit, détruirait nos lettres nationales. C’est donc «en nourrissant et en cultivant notre âme» conformément à notre génie que nous nous affirmerons dans ce domaine. «Somme toute, Mgr Roy dit bien. Vous pouvez pénétrer la vie du Canada français en tous les sens, et toujours, partout, vous verrez battre le même coeur; le même sang qui animait ceux du dix-neuvième siècle anime les écrivains d’aujourd’hui...

Enfin, puisque le style c’est l’homme, l’âme canadienne-française se fera jour dans un certain style, et celui de Mgr Roy sera excellent. Ce critique, en effet «se présente avec force, dignité et noblesse. A la vigueur il joint la modestie, au caractère le charme, à l’élévation la grâce, et à la claire raison la courtoisie. C’est un logicien et non un métaphysicien.» Mgr Roy appuie son oeuvre «sur certaines prémisses dont la valeur a été reconnue à travers les siècles, l’amour inaltérable de son Eglise et de sa race. Toute sa vie, tous ses livres ont eu pour objet de soutenir ces axiomes du coeur et de l’esprit. L’art est pour la vie et la vie doit servir l’art.» Comme Mgr Camille Roy «est aussi dans le vrai lorsqu’il veut qu’on s’intéresse à ces enthousiasmes qui se sont épanouis dans les oeuvres maîtresses de la littérature canadienne-française; ce sont de magnifiques réalités, de pressantes loyautés». Et puis, «autour de lui il observe souvent [par ailleurs] une sentimentalité faiblarde, des pensées mesquines, une auto-analyse morbide, et tous les degrés du vulgaire et de l’absurde»; c’est là contre qu’il exerce sa ferme autorité.

Alors, M. Pierce s’écrie, en concluant son article: «Je salue donc le grand seigneur de la littérature canadienne-française. Je le vois en son cabinet de travail, dans ce refuge antique de la science, emmuré de livres et de souvenirs chers à son coeur. Les fenêtres s’ouvrent vers le sud, sur le jardin, la terrasse, le fleuve, et, au delà, les falaises de Lévis. Tout près sont les reliques de l’ancien régime, et là-bas s’élèvent les cloches sonores dont la musique est reprise par d’autres carillons des vallées laurentiennes, sonnant l’appel aux fidèles du manoir, des villas et des bureaux. Mgr Camille Roy voudrait que les écrivains de son peuple fissent un trésor de toutes les beautés que représentent ces choses, et leur donnassent une telle expression que chaque mot en devînt sur les lèvres de ses compatriotes quelque chose d’immortel.» «Voilà le labeur auquel s’est consacré Mgr Roy depuis un quart de siècle. Sa récompense est burinée dans les annales littéraires de son peuple...»

A la vérité, par son intelligence de notre cause littéraire si française, si canadienne, si humaine aussi, par sa pénétration diligente d’un sujet qui est une condition de notre survie nationale, par son affectueuse étude sur l’un de nos écrivains les plus représentatifs de ce qu’il y a de meilleur chez nous, par tout cela, ne nous semble-t-il point que M. Lorne Pierce mérite, à son tour, l’éloge d’être un grand seigneur des lettres canadiennes? Il appartient à cette élite à qui l’on doit le Clash, Bridging the Chasm, les belles traductions de Maria Chapdelaine, de Chez nos Gens, de Vieilles Choses... Vieilles Gens et l’Outline of Canadian Literature...[2]

Après la campagne de Strafe Kebek qui avait trop duré, cette élite anglo-canadienne a prévalu. Elle a trouvé un bel écho chez nous, un accueil ému et fraternel. Et quand les politiques qui s’appellent MM. Taschereau et Ferguson se sont unis pour discuter nos problèmes mutuels, avec un dévouement, une loyauté d’intentions dont l’histoire tiendra peut-être plus compte que les contemporains, ils étaient déjà sûrs que le lent travail de nos deux élites littéraires avait préparé la voie à l’accord. Et c’est de tout coeur que nous le reconnaissons.

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[1] Par Lorne Pierce. Queen’s Quarterly, Kingston, Autumn 1928.

[2] Qu’on se rappelle aussi les sympathiques appréciations écrites par des Ontariens sur nos artistes; ainsi les articles de M. A. L. M. Lovekin, dans une revue hebdomadaire de Toronto, sur les tableaux d’histoire de M. Charles Huot. Ou encore cet hommage délicat rendu à notre langue par M. Charles Edward Saunders, qui a composé en français un petit livre charmant: Essais et Vers.


AN OUTLINE OF CANADIAN
LITERATURE[1]

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Double sujet de ce bon livre qui vient à point.—Considérations incidentes sur l’état comparé de nos lettres ou, plus exactement, sur le sort de nos auteurs respectifs.

It is only the wonderful traveller who sees a wonder.

Masefield.

You can draw inspiration from other races, but their culture can never be a substitute for your own.

A. E.

Les citations choisies parmi celles dont M. Lorne Pierce a orné son texte disent assez en quel esprit son livre vraiment utile a été composé. Le sympathique membre de la Société Royale du Canada, donateur annuel de la médaille si recherchée qui porte son nom, directeur de la Ryerson Press, co-éditeur, avec M. Victor Morin, de Makers of Canadian Literature est l’une des intelligences les plus ouvertes qui soient. Il a dressé les tableaux parallèles de nos littératures française et anglaise; avec joie il a vu le spectacle d’une jeune nation qui possède les plus significatives histoires, les plus profonds atavismes; et il a laissé à chacun son dû. Merveilleux voyageur au milieu des chemins littéraires, il n’a point cherché que des ronciers. Aussi sa récompense a-t-elle été de cueillir, le premier, les fleurs jumelles de nos lettres.

Libres sommes-nous, au reste, de façonner nos âmes selon nos inclinations et nos rêves, offrant les uns aux autres, de chaque côté de la route poursuivie, les dignes exemples du consciencieux travail, mais gardant chacun une façon de cultiver les roses qui nous soit personnelle.

C’est enrichir d’autant le doux jardin de la civilisation canadienne.

Quel vaste sujet embrasse M. Pierce! On ne compte pas sur les dix doigts nos gens de lettres, comme le voudraient faire quelques messieurs à courte vue, trop pressés de conclure. Notre auteur, lui, les compte par centaines; il ne va point au hasard. Il analyse brièvement leurs ouvrages, les classes et les étiquète. Son plan, très élastique et tout à fait nouveau, lui permet d’en oublier peu, d’expression française ou anglaise, bien que ledit plan ne soit pas, à notre point de vue, sans lacunes. Il ne peut s’adapter parfaitement aux deux littératures. Son élasticité même a des bornes.

An Outline (une ébauche, un contour, un délinéament, si l’on veut) débute par des considérations générales sur l’évolution de la littérature canadienne. Celle-ci comprend l’apport des indigènes, et évidemment, les «contributions» des Canadiens français et des Canadiens anglais. Or, c’est une chose à prévoir que, d’années en années, la tradition orale, les moeurs, les coutumes indiennes serviront plus profitablement de matière très pittoresque à nos écrivains. Nos lettres contiennent beaucoup d’ouvrages tirés de cette source. Les lettres anglo-canadiennes tout autant, sinon plus. Car nous, nous avons la crainte de passer pour des Sauvages, comme nous tremblons, après Maria Chapdelaine, de n’être jugés que comme une race de bûcherons. Nous avons souffert du mépris d’autrui et notre sensibilité, notre susceptibilité nationales sont extrêmes. Et voilà comment, entre parenthèses, le livre de M. Lorne Pierce, si bien conçu, nous est ici une douceur et un apaisement appréciables.

Quant à notre littérature proprement dite, elle s’étend de notre folklore primitif, dès 1608, de nos voyages et découvertes,—on peut même remonter à Port-Royal (1605) et même aussi aux relations de Cartier (1534-52),—elle s’étend donc, cette littérature, de notre histoire, puis de notre journalisme militant, jusqu’à l’Ecole de Québec, en continuant par l’Ecole de Montréal, pour atteindre au mouvement général actuel. Mais notre histoire littéraire, de 1914 à aujourd’hui, reste vraiment encore à écrire.

La littérature anglo-canadienne s’ouvre avec les écrivains coloniaux, en 1776, se continue avec le groupe de la Confédération, et l’Ecole canadienne de 1880. Elle s’achève en subissant les influences d’après-guerre.

Il y a entre nos deux domaines littéraires une analogie primordiale: on s’y débarrasse des liens extérieurs et prend conscience de soi-même, à mesure que se fortifie le sentiment national canadien, dans la liberté et l’accroissement des richesses.

C’est montrer par là combien les lois qui ont présidé à la germination et à la floraison de toutes les littératures opèrent chez nous avec une égale sûreté. Si l’on n’est une nation, on peut avoir des littérateurs isolés, on n’a point de littérature. Si la nation ne s’affermit et ne progresse, sa littérature ne sait que vivoter. Tout cela est évident. Mais il faut le répéter avec emphase.

M. Pierce traite ensuite des romanciers. Peut-être a-t-il raison, en ce qui concerne les siens. Pour nous, il semble qu’il faille plutôt commencer par les annalistes. A la base de nos lettres à nous, de façon générale, il n’y a point d’ouvrages d’imagination. Mais l’ordre qu’a établi M. Pierce n’est pas absolument chronologique.

Viennent alors les poètes, les dramaturges, les essayistes, les auteurs religieux, les naturalistes et naturistes, les humoristes, les journalistes, les explorateurs, les historiens.

En queue, les historiens d’expression française ne sont point à leur place; et ce chapitre, d’ailleurs, est plus une nomenclature qu’une étude. Enfin, il n’y a pas de rubrique spéciale pour les orateurs. Cette littérature parlée a tout de même chez nous une importance plus que capitale.

Le livre se termine par de bien charmantes pages, légèrement nébuleuses, peut-être, en un point, sur le génie de la littérature canadienne. Mais que d’excellentes choses il contient! Que d’idées et de constatations heureuses! Ainsi ces rapprochements entre nos littératures et celles d’Irlande ou de Russie, etc. Et que de contacts proposés entre l’art des lettres et les autres arts! Ces échappées vers les larges espaces nous sortent de nos habitudes casanières. Nous distinguons mieux, après cela, la besogne qu’il faut encore accomplir, et, puisque la vie est mouvement et lutte, que nous devons rentrer en lice avec une énergie décuplée, pour l’honneur de notre pays et de notre sang.

La lecture de l’Outline nous suggère encore bien d’autres considérations.[2]

Qu’on nous accorde donc de faire quelques remarques qui ne sont pas absolument des digressions, bien qu’elles le puissent sembler. Du moins sont-elles un hors-d’oeuvre urgent.

La part française de l’Outline s’adresse à nos frères anglais d’abord; et la part anglaise à nous-mêmes. Car les Anglo-canadiens savent sans doute leur littérature comme nous savons la nôtre. Et le résultat direct des labeurs de M. Pierce sera de nous faire mieux comprendre et donc mieux aimer les uns les autres. Ensuite, il provoquera une saine émulation en chacun de nous tous et nous forcera tous à un examen de conscience littéraire et même extra-littéraire.

D’ailleurs, les jugements de M. Pierce sur nous sont marqués au coin de la plus généreuse amitié. Et là où il croyait devoir recourir à des «autorités» pour guider et confirmer ses dires sur notre gent lettrée, il n’a pas craint de s’adresser à ceux qui sont les plus éclairés de nos maîtres. C’est ainsi que l’on trouve plusieurs références à Mgr Camille Roy, par exemple.

Mais il y a des faits extraordinaires dans la littérature canadienne, sur lesquels nous ne pouvons nous empêcher de réfléchir et d’insister, M. Pierce nous en fournissant l’occasion, et qui nous dépassent de mille coudées. Non point que nous soyons moins doués ou moins artistes, que le fond et la forme nous manquent, mais seulement que nous manquions de fortune, de ce qu’on pourrait appeler, en quelque sorte: la fortune littéraire. Ainsi, un livre tel que Chez Nous, Chez nos Gens, (nous ne parlons pas de la traduction en l’idiome de nos frères, et qui se répand de plus en plus), n’a point dû, si la coutume a été respectée, apporter à son auteur beaucoup d’espèces sonnantes, pour ne citer qu’un seul cas. Et pourtant nous doutons que cet ouvrage ait son pareil en langue anglaise. Nous écrivons sans espoir de transmuer en or nos pensées. A côté de cela, le roman anglais de Mlle Mazo de la Roche vaudra à celle-ci un prix de dix mille piastres et les portes ouvertes des périodiques les plus somptueux. Tout de même, il y a chez nous le Prix David et les achats de livres par le gouvernement de la province: c’est beaucoup, et c’est presque tout. Et nos compatriotes anglais de Québec s’en prévalent en même temps que nous. Ce qui est très bien. Autres exemples: Le Frère Marie-Victorin est un écrivain. Nous en sommes fiers! Mais Mlle Marshall Saunders a publié The Autobiography of a Dog, et «this charming story has been translated into over a dozen foreign languages, and has sold in excess of one million copies». Vous avez bien lu ce qu’a démontré M. Pierce: in excess of one million copies. Et l’Autobiography le mérite. Il y a chien et chien. Nous y applaudissons. Et nous applaudissons aux succès de tous nos frères anglais qui écrivent. Un naturiste encore, Charles G. D. Roberts a vu «many of his stories translated into several European tongues». Et Robert W. Service (né en Angleterre et venu au Canada à vingt ans) «sent his manuscript of Songs of a Sourdough to the Ryerson Press, Toronto, together with a cheque to guarantee the cost of manufacture. The poems, however, so impressed the editor, Mr. E. S. Caswell, that the money was returned and the poems published at the company’s risk. Salesmen having only the galley proof when they set out on their annual trans-Canada business trip read them to eager listeners on the trains, and soon the Service vogue began. It was some years before any English or United States firm would take them up. Ultimately, they made a fortune for the author.» Etc., etc.

Seulement, dans l’intermède et auparavant surtout, nous mourions quasi de faim. Il est vrai que Garneau avait écrit son Histoire, Fréchette sa Légende d’un Peuple, Lozeau son Ame solitaire et son Mirois des Jours, Nelligan ses strophes et tant d’autres bien autres choses, toutes oeuvres peu rémunératrices. Et nos amis qui suivaient, contemporains français de Service, ne récoltaient, à leur tour, que des miettes, tel le si patriotique Albert Ferland.

Le sort des lettrés est dur, chez nous.

Le sort des éditeurs aussi. Et très souvent l’auteur est son propre éditeur, au milieu d’embarras qui constituent déjà tout un roman.

Songeons, en outre, que nous n’avons pas d’ateliers où s’impriment exclusivement des livres, car il ne se publie pas assez de volumes chez nous pour qu’une maison subsiste de ce seul métier. Aussi le coût de «fabrication» d’un volume est-il excessif comparé à celui du bouquin anglais sortant des presses de New-York, Londres et même Toronto où il y a des imprimeurs spécialisés, comme ceux de la Ryerson Press.[3] Notre système d’impression des livres n’est pas assez payant. Voilà le hic matériel qui est une contingence assez vive de la littérature, s’il n’est pas la littérature. Un éditeur (et ce monsieur a droit à la vie, tout de même,) fait plus d’argent avec un livre anglais qu’il n’en ose escompter d’un in-douze quelconque français.

Voulez-vous une illustration de cela, et en même temps, car c’est à cela qu’il faut toujours en venir, une preuve que le champ offert aux ambitions de nos auteurs, libraires et consorts est rocailleux?

La voici. Il s’est vendu, en la province de Québec, approximativement 8,000 exemplaires de Maria Chapdelaine. La traduction du même livre, par M. Blake, a trouvé 26,000 preneurs et celle de M. Macphail, 4,000. Soit 30,000 volumes anglais «circulés» au Canada, contre 8,000 français. Quant aux Etats-Unis, ils ont littéralement consommé 300,000 exemplaires traduits du livre de Hémon.

(L’édition Grasset, en France, est millionnaire, mais il s’agit, n’est-ce pas? de Maria Chapdelaine.)

Voilà les chiffres qu’un éditeur extrêmement intelligent et qui aime nos lettres canadiennes, signale à nos regards, au moment même où nous lisons l’Outline of Canadian Literature.

Pour notre part, ajoutons que nous nous adressons à une petite population canadienne-française, acadienne et franco-américaine (relativement petite, corrigeons-nous) dont la richesse augmente lentement, quoique sûrement. Et les milieux littéraires de France, qui nous inondent de leurs productions, et les lecteurs de France, avouons-le, nous sont fermés ou indifférents, malgré qu’il soit juste de rapporter un certain progrès là-dessus. Nos compatriotes de langue française eux-mêmes nous liront assez peu, le regard tourné vers les ouvrages que Paris diffuse à travers le monde. Nos frères Anglais, eux, ont accès aux revues de Londres ou de New-York, Boston, Chicago, et Philadelphie, où ils tâtent leur public (pardonnez-nous le mot) et sentent d’où vient le vent et si les livres qu’ils projettent seront lus. Et, lorsque leurs bouquins sont lus, ils le sont à foison, du Canada aux Indes, de Delhi ou Bombay, ou Calcutta, à New-York pour s’établir à Londres et s’en aller à Cape-Town, Johannesburg, Sydney et Cranberra!

Il n’y a point d’acrimonie en ce que nous disons. Mais songeons à l’inégalité du sort des lettres canadiennes et contemplons avec une admiration mêlée de respect la largeur d’esprit de tous les peuples d’expression anglaise, et le mérite de nos gens...

Il est vrai que nous nous étonnons de la facilité avec laquelle nos frères anglo-canadiens cessent d’être purement des nôtres pour devenir Yankees ou Anglais. L’accident géographique franchi, que reste-t-il à ceux-là qui les rattache autant que nous à Chez Nous? Ah! que nous sommes enracinés, nous les impécunieux de la littérature canadienne qui n’avons de solides richesses que le labeur et notre enracinement lui-même.

Il n’y a qu’un chef-d’oeuvre incontesté canadien-français qui puisse nous délivrer de notre épreuve, nous donner la gloire, imposer notre littérature. Voilà pourquoi tant des nôtres ont rêvé d’écrire, en y changeant quelques iotas, leur Maria Chapdelaine, qui n’ont écrit que ce qui jalonne les étapes de la longue route vers la perfection. Voilà pourquoi, et ce n’est qu’une des raisons à apporter aujourd’hui, nous réclamons ce livre comme l’un des nôtres, autant que nos frères anglais proclament leurs les ouvrages de Robert Service, avec cette différence que Maria domine les deux camps!

Il n’y a qu’un chef-d’oeuvre, encore plus canadien que ne l’est Maria Chapdelaine, qui nous accrédite en France et, par elle, dans le monde entier. Et l’on aperçoit d’ici quel service nous rendrait l’éditeur du Canada, établi à Paris, connaissant nos auteurs, leur faiblesses et leurs qualités, aussi bien que les goûts exotiques du public français, et qui préparerait tranquillement la voie audit chef-d’oeuvre en répandant nos meilleurs livres qui valent déjà plus qu’une transitoire mention et l’oubli posthume...

Cependant (voici que nous reprenons l’Outline), pour le nombre (proportionnellement à notre population), la variété et la valeur des ouvrages de l’esprit (hors de toute proportion), nous ne le cédons en rien à nos frères. Mais ce qui signale nos travaux, c’est le sérieux, le besoin de servir notre cause, la nécessité d’édifier la maison nationale d’abord et de défendre nos positions.

Nous voulons prouver quelque chose, et nous nous y efforçons avec la plus touchante assiduité. Tant et si bien que nous n’avons pas encore ce que nous marque, sans malice, M. Pierce et que possèdent nos frères anglais: des humoristes et des naturistes!

Point de Stephen Leacock chez nous et point de Roberts ou de Saunders. Mais l’humour est proprement britannique et M. Leacock nous apporte la tournure intellectuelle de son île natale. Il y a tellement à faire en nos ouvrages, par nos ouvrages, que nous n’avons point généralement même l’instant de rire, en littérature, (nous qui sommes si gais dans l’intimité) ou de nous récréer à faire agir et parler les plantes et les animaux.

Le degré de notre vie nationale suffit à nos lettres: il en marque le niveau; et notre vie nationale est besogneuse, rude et profonde, si notre vie sociale familière est douce, raffinée et souriante. Ce sont les longs loisirs, l’aisance de l’esprit au milieu des richesses qui ne suffiraient point à nos lettres! Nous n’abondons que du nécessaire. Il nous faut toujours la forte expression d’une âme forte. Mais la richesse devra venir, si le corps doit supporter l’âme un peu davantage...

Nous sommes donc, ainsi que l’a assuré d’un autre sujet M. Lorne Pierce, «terribly in earnest».

Ce n’est point un mal.

Le reste viendra par surcroît.

Ces comparaisons, M. Pierce ne les fait point. C’est nous qui nous les permettons, en marge de son beau livre.

An Outline of Canadian Literature demeure en l’intention de son auteur, et nous l’avons expliqué au début, un parallèle.

A nous d’en tirer les leçons. C’est que nous avons tenté de faire ici.

Pour nous donc, Canadiens français, il convient de travailler, comme si le succès devait également nous échoir. Et il convient de lire et d’étudier l’Outline, de lire et d’étudier les livres anglais qui y sont commentés. Sans doute faudra-t-il négliger quelques noms ou nous en tenir aux meilleurs, aux plus caractéristiques; peut-être à Parker, Lighthall, les deux Roberts, Saunders, Carman, Campbell, Pauline Johnson, Lampman, Service, Marjorie Pickthall, MacMechan, Macphail, Moore, Leacock, etc; et ajoutons avec affection: Lorne Pierce, le plus distingué des critiques anglo-canadiens.

M. Pierce se plaint que l’enseignement de la littérature du Canada ne soit point obligatoire dans les écoles et collèges de langue anglaise. Du moins chez nous, la littérature canadienne-française est enseignée, en nos institutions secondaires. Peut-être le jour viendra-t-il où l’histoire des lettres anglo-canadiennes le sera aussi. Mais il serait juste de faire échange de bons procédés. C’est là que le volume de M. Pierce deviendra indispensable.

Ce livre, notre auteur l’aura complété, en y ajoutant les noms qui manquent: Faillon, Montpetit, Héroux, Pelletier, Mlle Marguerite Taschereau, Choquette, et bien d’autres, si la liste doit être exacte.

Mais il importe de louer M. Pierce, sans réserve, de ses intentions si droites et de sa pensée si généreuse. N’eût-il écrit que cette phrase: Canada has discovered the means whereby it may preserve its several freedoms, and at the same time achieve a unified and unhampered selfhood, (p. 241); et cette autre: Sooner or later the nation turns to its artists and writers (p. 244), il aurait gagné le coeur de tous les écrivains au pays. Car il leur fait éprouver qu’en exprimant leurs caractères ethniques divers ils servent leur grande Patrie et ne risquent point de s’offrir trop longtemps encore, du moins espérons-le, à l’ingratitude des leurs.


[1] Par Lorne Pierce. Louis Carrier & Co., At the Mercury, Montréal, 1927.

[2] Depuis, M. Lorne Pierce a publié Toward the Bonne Entente et, en décembre 1931, New History for Old. On retrouvera là, plus expliquées et circonstanciées, les idées si chères à M. Pierce sur l’éducation de l’esprit national canadien par le respect des races et l’étude sympathique de leurs histoires et de leurs littératures respectives.

[3] J. M. Dent & Sons Ltd ont des maisons à Londres, Paris et Toronto.


CINQUIÈME PARTIE

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AU TOURNANT ROMANESQUE DE NOS LETTRES


AU TOURNANT ROMANESQUE

DE NOS LETTRES

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Dans les Ombres[1]

La Chair décevante[2]

Juana, mon aimée[3]

Certains romans, de par le monde, ces toutes dernières années, n’ont pas ajouté grand’chose au fonds d’idées générales de l’humanité. Ils les ont cependant exprimées et commentées avec plus de hardiesse, semble-t-il, qu’on n’avait accoutumé de voir. De jeunes écrivains ont tenté d’innover, en changeant l’angle d’observation, en suppléant l’a-méthode à la méthode de composition et en donnant au style une façon de galoper, la bride sur le cou, assez gaillardement, mais d’un pas si court que cavale et cavalier ont tôt l’air de petits jouet à la mécanique essoufflée et variable. On cherche ce qui est plus direct, plus incisif, plus spontané, et, partant, moins ordonné, jusqu’à ce que l’on tombe dans l’indiscipline. La pensée ne répand plus de grandes et profondes clartés sur un sujet; elle projette une infinité de lueurs et d’éclairs sur une trépidante action, à moins que tout cela ne laisse qu’une impression de brume mal percée par la lumière. On tente de surprendre le coeur à l’instant où il aime ou hait, dans l’élan, le battement même de la passion. On ne s’occupe plus guère de construire une oeuvre, de décrire, de peindre, de situer les faits ni de les lier logiquement à leurs causes secrètes. Le roman a donc cessé, hors d’éminentes exceptions, d’instruire et de fortifier la pensée. Il préfère s’adresser à la sensibilité, à une sorte de rêve sensuel, morbide, qui est comme un prolongement intime de l’action et ne rencontre aucun des embarras et des limites que la vie réelle impose à l’action. Il a ainsi gagné en agitation nerveuse ce qu’il a perdu en philosophie. Point de synthèses, point de conclusions motivées. Jamais on n’a concédé à la vie plus de mouvement, de couleur, d’accent, de relief et d’autorité, encore que l’on fasse de l’autorité, du relief, de l’accent, de la couleur et du mouvement de contradictoires simulacres. Quand a-t-on plus éperdument transposé et romancé la vie que de nos jours? On en est même arrivé à ce charmant paradoxe d’une reproduction exacte dans beaucoup de détails et fausse dans son ensemble. La raison fondamentale de tout cela est qu’on ne prend plus le temps d’écrire, au sens où écrire et penser étaient jadis synonymes. Ou bien l’on professe qu’une fois les nerfs mis à nu, il ne reste rien à faire, sauf à emmagasiner une foule d’images déchirantes aux abîmes du subconscient.


[1] Editions Albert Lévesque, Montréal, 1931. (Ce livre a mérité le Prix Lévesque, 1931.)

[2] Editions Albert Lévesque, Montréal, 1931.

[3] Id.


Nos auteurs canadiens vont-ils entrer en danse à leur tour? Comment le feront-ils? Le clair bon sens de chez nous, l’exemple d’une forte tradition maintenue envers et contre tous par les plus avisés, en France même, les retiendront-ils en marge de l’excès? L’avenir le révélera. Pour l’heure, notre roman est en pleine évolution. Il arrive à un tournant dangereux. Le franchira-t-il heureusement? Il a pleine confiance en sa destinée. Il se sent vivre et le crie sur les toits. En quête d’originalité, il laisse résolument les sentiers battus. Peut-être cela a-t-il surtout commencé, combien discrètement! avec les Sacrifiés d’Olivier Carignan, où nous avons relevé de si délicieuses notations[1]. Cela s’est continué, il est évident, avec quelques autres livres, par exemple, les nouvelles de l’Homme qui va, de Jean-Charles Harvey, qui sont autant de petits romans d’une maîtresse plume. Aujourd’hui, cela s’affirme avec Dans les Ombres, d’Eva Senécal, pour se précipiter tout à fait avec la Chair décevante, de Jovette-Alice Bernier. Cependant, il y a une reprise d’équilibre avec Juana, mon aimée, de Harry Bernard. Et cela prouve que le roman psychologique, enfin né chez nous, ne se développe pas trop en retard sur les romans semblables des autres pays, mais parallèlement, et que, s’il peut être simplement agréable ou désespérément tourmenté, il sait enfin aussi s’affirmer en une oeuvre vigoureuse, saine et bien charpentée, sans perdre de ses qualités propres.

Dans les Ombres est formé d’un thème élémentaire. Mademoiselle Eva Senécal nous raconte l’histoire d’une jeune mariée dont l’époux, appelé par ses affaires, est subitement obligé de s’éloigner. Le coeur désemparé de l’héroïne sentimentale s’éprend d’un étranger enjôleur; il y a, entre nos enamourés, quelques passades qui ne vont point à l’extrême. Sur quoi le mari revient, justement inquiet de sa femme, et la ramène avec lui à Rouyn, où il la guérira d’un impossible amour.

C’est bref; une sorte de nouvelle à peine allongée; et c’est gentiment griffonné, d’une plume souvent exquise.

On se demande pourquoi Robert commet l’imprudence de ne pas s’inquiéter plus tôt de son épouse, et de ne pas lui rendre au moins une visite, puisque Rouyn n’est pas au bout du monde, après tout. Mais c’est un roman! On trouve aussi que Camille a une nature particulièrement raffinée pour une fille de rustres, car elle brûle l’étape de la transformation sociale chère à Paul Bourget, avec une vertigineuse rapidité. Cela n’est pas impossible, à la vérité, quoique la rose double ne soit point une fleur sauvage. La peinture des grands parents est poussée à la charge. Ce sont des automates pétrifiés qui font songer à cette vieille morte dont parlait jadis le classique Jules Renard et qui n’était plus qu’un corps déshabité. Le roman contient les déclamations hurluberlues obligées sur les droits à l’amour. Pourtant, que cela est dit de façon chantante et candide! Enfin, Camille, par un sursaut d’énergie, va rentrer dans le devoir et le sacrifice. Elle se pare alors d’une plus sympathique beauté. C’est une âme faible à qui la sagesse veut sourire, parce que cette âme garde des réserves cachées de caractère et de loyauté.

Dans une langue imagée, par des dessins aux petites hachures vives, avec une rapidité parfois électrique, la psychologie de Camille est établie. C’est une jolie sentimentale aux nerfs crispés. Elle va à l’amour défendu comme si un fatalisme la poussait. Elle ignore le nom de son flirt dramatique; elle en sait déjà tout le visage (p. 10). Elle pleure parce qu’elle commence d’aimer et que la nuit est belle (p. 1). Elle alimente sa rêveries de lectures et elle attend avec fébrilité les douces angoisses du coeur, qui lui seront toutefois si amères. En quelques jours à peine, la voilà vieillie par l’épreuve:

Brusquement, elle se sentit harassée. Ses épaules ployèrent, chargées d’un poids trop lourd. Elle porta ses deux mains à sa poitrine pour en arracher quelque chose qui perçait. Elle marchait maintenant lentement, comme une aïeule.

Et elle se laisse aller, au gré du flot:

Le coeur anxieux, à l’avant, menait la barque de l’âme. Le jugement et la volonté se couchaient soumis à ses pieds.

Un parfait envoûtement amoureux! Il rappelle, d’assez loin, le cas d’Adrienne Mesurât, de Julien Green. Mademoiselle Senécal écrit:

C’est peut-être parce que d’autres qui nous ont devancés n’ont eu que les jours fades et vides d’une existence banale sans joie et sans douleur, et que tout à coup, dans leur sang, a gémi le désir d’autre chose.

La nature est à l’image de Camille:

Le paysage avait sa figure de défaite et de lassitude.


Le vent s’est relevé, hargneux, fouettant l’air de ses lanières.

Entre les pages de ce petit livre, mademoiselle Senécal a enfermé toute l’histoire d’une femme maladive, suprasensible, que sa curiosité et ses instincts d’amoureuse ont littéralement jetée dans les bras d’un beau passant, et que la nature elle-même accable.

Les analyses ont le mérite d’être sobres et précises chez notre auteur. Elles révèlent parfois des côtés neufs du coeur au fond duquel couvent, n’en doutons pas, de lointains atavismes exaspérés par les entraves canadiennes.

Dans les Ombres est une oeuvrette parfois poignante. Mais cela ne peut suffire à la plume de mademoiselle Senécal. On est en droit d’attendre de celle-ci un roman où la lumière ait toute la part royale qui lui appartient.

La Chair décevante!

Disons aussitôt, pour certains messieurs friands de la friandise, que ce titre ne coiffe pas tout à fait le livre auquel ils s’attendent. Qu’ils ne s’en vengent point en s’écriant que mademoiselle Jovette-Alice Bernier se montre ici la chère décevante. Ils y perdraient leur mauvais jeu de mots.

Assurément notre romancière va loin, mais pas autant qu’ils l’eussent souhaité. Et c’est bien fait! Le sujet est déjà assez épineux comme il est.

Une fille-mère, Didi Lantagne, est délaissée par son amant, Jules Normand. Celui-ci se marie à une autre. Après bien des tribulations sentimentales, Didi refait sa vie en épousant un brave homme. Celui-ci accepte l’enfant de Jules et Didi, le petit Paul. Les années passent. Le mari de Didi meurt. Paul devient amoureux de Charlotte, la fille de l’ancien amant. Didi veut que Jules Normand empêche le mariage. A l’issue de son entretien avec Didi, Jules est trouvé mort. Il y a toute une affaire au sujet de certaines pastilles de strychnine. Didi est faussement accusée. On l’acquitte. Son fils a tout appris. Et elle sombre dans la folie malgré un autre amour qui lui est offert.

L’épisode de la folie rappelle Julien Green ou quelque autre de ceux qui ont employé ce truc-là. Nous ne nommons Green que parce qu’il a beaucoup de talent parmi les romanciers du jour, que nous le connaissons mieux et surtout parce qu’il n’incarne pas tous leurs défauts. Il a bien pu n’influencer en rien mademoiselle Bernier, non plus, surtout, que mademoiselle Senécal. Nous le prenons comme point de comparaison ou de différenciation, sans plus, pour montrer précisément qu’il y a, nous l’avons dit plus haut, un libre développement parallèle entre les lettres des divers pays. (Green est un Yankee écrivant en France.) Plus nous avançons en littérature psychologique moderne, plus nous pénétrons dans le caravansérail cosmopolite. Là s’abolissent les frontières internationales.

Mademoiselle Senécal fait mouvoir ses personnages dans un lieu défini du Canada. Avec mademoiselle Jovette-Alice Bernier, nous allons de Montréal à Paris, et vice versa, sans toujours savoir où nous sommes. Déjà les circonstances n’importent plus (chez Green, elles avaient leur raison d’être). La passion est le héros du livre; passion qui déséquilibre la pauvre Didi Lantagne, si mal défendue autrefois, dans l’ignorance où elle était de la méchanceté de certains hommes, dès qu’une femme les a repus.

Pour l’expression analytique, mademoiselle Bernier n’a été dépassée chez nous par aucun écrivain. On peut tirer de son livre de véritables aphorismes frappés en médaille. Nous en cueillons, un peu partout dans son livre:

Il y a des gens qui fuient avec toute la tendresse qu’ils nous doivent... Il y a des bonheurs qui sont faits pour nous et que d’autres emportent sans le savoir... Une femme fidèle que vous embrassez la dernière... Ah! l’orgueil des yeux qui n’ont pas péché!...

Voilà sa manière de psychologuer.

Et comment traduit-elle la vie en images? Toujours avec énergie et brièveté. Ainsi, elle écrira, ici et là:

La société te défend (il s’agit du petit Paul) de mes caresses, mais le coeur des mères se glisse derrière les lois des hommes... Dans quelques jours j’arriverai le coeur fondant... L’ennui, ce linceul... La vie m’a cassé le rire sur les dents... Renégat honoré, père apostat... La vengeance que tu méditais pour un lâche ce fut de me rendre heureuse... On dirait que je porte des lierres autour de moi; je veux du nouveau, mais je ne veux jamais tout à fait partir... Il faut être sage pour ne pas énerver la main lente et sûre qui travaille pour notre bien... Retendre le nerf qui s’affaisse... Tout ce beau temps qu’il fait; ces chemins en traînées de lumière; ce soleil exaspérant; ces ombres amollissantes... Comme on est faible quand on est sur le point d’être heureux!... Le matin est entré tout clair par le hublot. Un matin impératif qui vous tire des draps et vous défend de vous rendormir... Le soir descend sur la fumée...

Mademoiselle Bernier met au service des sensations humaines un feu d’artifice d’images, de dialogues. Elle sait le cri poignant. Son livre est jailli du coeur. Il a toutes les qualités et tous les défauts de ce livre-là. Didi Lantagne s’exclame: «Mon Dieu! comme on a besoin qu’il existe, ton Ciel!» Mais elle vit par le coeur et non par la foi. Par la raison non plus. Elle est inquiète de son fils et elle le quitte pour un long voyage, surprise à son retour qu’il se soit attaché davantage à Charlotte.

Il y a de sérieuses lacunes dans ce roman mondain pour adultes, et l’abus des inversions gâte souvent le style comme l’incohérence gâte le récit.

Enfin, l’introspection est un des emplois les plus attachants de l’écrivain. Tous les jeux subtils, les profondes combinaisons, les replis de la conscience s’offrent à l’exploration d’une plume aiguisée. Il est légitime pour un écrivain d’enrichir l’étude humaine des expériences de ceux qui ont plaisir à se raconter à lui, et de compléter tout cela du fruit de ses intuitions et de ses déductions. Mais c’est une tâche extraordinairement délicate: on passe si facilement de l’âme au coeur, du coeur aux nerfs, des nerfs aux sens et des sens à la sensualité! La mesure, autant que la pénétration, est une qualité maîtresse du psychologue conscient de la répercussion sociale de ses oeuvres.

Cette mesure n’est point la qualité d’une Didi Lantagne; aussi notre héroïne, au plus fort de l’épreuve, ne peut s’empêcher de crier sa désespérante conclusion:

Ah! si je me donnais à la Mort plutôt qu’à l’Amour: la chair est si décevante!


[1] De livres en livres.


A la délicatesse de Dans les Ombres, à la frénésie de la Chair décevante, deux livres de très sensibles poètes, M. Harry Bernard oppose son meilleur roman jusqu’ici, Juana, mon Aimée. Bien qu’il puisse encore tenter une réussite plus complète, du moins, il semble avoir trouvé sa formule.

Son ouvrage est d’une technique moderne, mais réfléchie: un monologue intérieur où il est cependant tenu compte des contingences, enfin le révélateur d’un drame où chaque chose est pesée et que l’art veut rendre plausible. Cette oeuvre ne nous tient pas seulement par l’émotion. Elle aspire à durer. C’est pourquoi elle s’adresse à l’homme tout entier. D’ailleurs, c’est un livre au caractère viril, d’un ferme dessin, nourri de faits, au récit bien posé, conduit et achevé.

M. Harry Bernard passait pour un auteur froid. Il a commencé de se départir de cette manière-là sans tomber dans l’excessif. Un feu plus chaleureux circule dans ses pages. Le roman canadien a trouvé en lui un habile animateur.

Voici l’affabulation. Raymond Chatel, un journaliste montréalais, est malade de la poitrine. Le médecin l’envoie dans l’Ouest canadien, au nord de Régina, recouvrer la santé. Raymond s’établit dans une brave famille, celle des Lebeau. Il tiendra lieu de maître d’école pour les enfants de la maison, aidera, selon ses forces, aux travaux de la ferme, fera la chasse et respirera le grand air tonifiant de la plaine. Un jour, lors d’une promenade à cheval, il rencontre Juana Duchesne. Nos deux jeunes gens s’aiment. Puis Juana se marie à un autre et s’en va au loin. C’est le drame du livre.

Tout le roman tourne autour d’une équivoque, Juana, dans son enfance, a connu Raymond, à Ottawa, au moment où il était fiancé à Gabrielle Bolduc. Elle s’en est fait dès lors une idole qu’elle n’a jamais cessé de chérir. En quelles circonstances favorables à l’épanouissement de son amour elle retrouve son ami! Mais elle le croit marié. Alors la jeune fille a le courage de se séparer de Raymond en cherchant ailleurs un appui contre lui.

L’équivoque semble discutable. Nos amoureux eussent pu s’expliquer. Comment Juana n’a-t-elle pas demandé la seule question nécessaire: «Votre femme, Raymond, ne vous a donc pas suivi?» Mais, par une ingénieuse façon de présenter les personnages, de les faire agir sans se livrer, de soutenir l’intérêt sans combler la curiosité, de nouer plus vivement l’intrigue jusqu’à la fin, M. Bernard réalise le tour de force, où se révèle le romancier, de nous faire accepter et priser à sa valeur le récit.

Ce livre est composé comme un tableau où précisément les valeurs sont équilibrées. D’un côté, le roman de Raymond et de Juana; de l’autre, l’amour de Lucienne Lebeau pour Raymond, et, comme dénouement, le départ de Juana au bras de son mari, tandis que naît chez le lecteur l’idée que Raymond et Lucienne finiront peut-être par s’entendre. Enfin, à travers tout cela, le large drame de la conquête partielle du sol des prairier par nos Canadiens français, porteurs là-bas de notre civilisation et de notre idéal.

L’ouvrage est travaillé avec soin, avec goût, sans négliger les jalons essentiels. Le roman n’échappe pas au romancier. La volonté conductrice n’abandonne guère le fil d’Ariane au hasard ou au gré d’improvisations fantaisistes échelonnées au cours de la route ou à l’humeur du moment et à tous les souffles de la sensibilité. Il y a un plan à la base de l’oeuvre, et ce plan est suivi, ou du moins se précise à mesure que l’auteur écrit. L’élément de spontanéité le cède alors à celui de la sécurité et de la force continue. La part cérébrale consciente et volontaire relève de leurs défaillances et de leurs hiatus l’imagination et l’émotivité de l’auteur qui donnent d’elles-mêmes une mesure moins vive, mais plus cohérente. Par dessus tout, M. Bernard a le don de créer des ensembles et de faire un roman total, non pas fragmentaire.

Et puis il y a équilibre entre les personnages, l’action, le décor.

Sans vouloir prétendre à peindre la Saskatchewan centrale, M. Harry Bernard en donne cependant une représentation étudiée et fidèle. Si le coeur qu’il analyse est de tous les pays, le paysage, les saisons, les moeurs, la flore, la faune, sont de là-bas et non de n’importe où.

Voici, par exemple, un pan du décor:

On a beaucoup calomnié la steppe canadienne. Quand je quittai ma province pour l’Ouest, j’étais persuadé que je m’en allais vers un pays uniformément plat, sans arbres ni arbustes d’aucune sorte. J’imaginais une plaine se déroulant à l’infini vers un horizon toujours fuyant, avec, ça et là, pour animer le paysage, la fumée montante d’habitations clairsemées, tapies contre terre, dans l’ombre desquelles languissent des bestiaux ennuyés. Rien n’est moins exact que ce tableau. Il est le produit d’imaginations désordonnées, autant que du préjugé. Il est faux en ce qui concerne l’aspect physique de la contrée, et l’impression qui s’en dégage.

Du Manitoba, à mesure qu’on s’enfonce dans la prairie, un grand étonnement saisit le nouvel arrivant, et se superpose à l’impression première d’immensité. C’est que la plaine est extrêmement diverse. Elle s’étend d’abord sur de longues distances, fière de son blé jeune, d’un vert très pâle, qui se couche sous le vent. Elle se creuse, se soulève en monticules, se déroule en souples ondulations. Des lacs nombreux apparaissent, vert-bleu ou gris d’argent dans le lointain, les uns salés, où le poison ne vit pas, les autres d’une eau si limpide, sur sable blanc, que le fond s’aperçoit à quinze pieds.

La prairie est fort vivante, par sa flore et par sa faune. Elle grouille de vie animale. J’ai parlé des canards, qui sont de vingt familles différentes. Canards noirs et canards gris, milouins aux yeux rouges, à tête rousse, sarcelles et morillons, canards de toutes tailles et de tous les âges, qui encombrent les rivières et les lacs, les marais, jusqu’aux fossés débordés, le long des voies ferrées. La prairie est également riche d’outardes, de poules d’eau que le profane confond avec les canards, de bécassines à long bec, d’alouettes et de pluviers divers, de geais du Canada, d’étourneaux aux ailes rouges, voire de mouettes grises et blanches qui planent sur les labours d’été. Ces mouettes viennent des Grands Lacs; elles volent isolées et se posent tout à coup sur la terre retournée, où elles mangent des racines et des vers. Leur arrivée est un signe à peu près certain de mauvais temps. En fait de gibier à poil, la steppe est moins prodigue. Elle a bien ses petits loups ou coyotes, d’énormes lapins sauvages et les gophers, ces satanés gophers pour lesquels il n’existe pas de nom français, et qui sont le fléau sans cesse renaissant des cultures.

Voulons-nous avoir une idée de ce qu’est le vent au pays des plaines? lisons ceci:

Je n’ai pas de mots pour exprimer ce qu’il signifie. Le vent de l’Ouest est terrible. Je l’ai entendu pleurer, gémir, des jours et des nuits, sans un instant de répit. Je l’ai entendu siffler, gronder, vociférer. Tantôt il se plaignait comme un enfant qui souffre, tantôt il hurlait comme une bande de loups faisant curée au fond d’un bois. Il venait par rafales, coupant l’air sec, brûlant les chairs. On eût dit qu’il allait balayer la plaine, arracher la toiture de la maison, nous rouler dans ces tourbillons et nous emporter, fétus de paille et poussières vaines, vers la mort et l’oubli final. Je hais le vent. Je sais des hommes qu’il a brisés. Ils étaient forts, ils avaient toutes les audaces, ils étaient prêts à tous les risques. Ils reculèrent devant le martyre du vent. Ils aimèrent mieux partir que de lutter contre lui.

Et ne négligeons pas non plus de savoir ce qu’est l’hiver là-bas:

De jour en jour, le froid augmenta. Les clous se brisaient parfois dans la charpente de notre maison. Cela faisait un bruit sec, comme celui d’une détonation. Dans l’étable, où Nellie, la vache, vivait en bonne intelligence avec les chiens, un frimas blanc adhérait aux murs. Dehors, en plein vent, on eût dit qu’une main de fer nous empoignait aux tempes. C’était l’hiver, l’incomparable hiver canadien, si beau et si rude. La peau de nos visages se rétractait. Si nous n’y prenions garde, le froid avait tôt fait de mordre au nez, aux joues, aux oreilles. La surface gelée devenait d’un blanc cireux, cadavérique avant la lettre.

Vous avez hâte de faire la connaissance de Juana? Lisez cette page: vous vous reposerez ici de ce qui est un peu rugueux et aride parfois dans le style de M. Bernard.

Je la considérai, amusé, avec un intérêt qui ne dut point lui échapper. D’ailleurs, pas un homme connaissant Juana n’eût voulu me blâmer. Cette femme était la plus merveilleuse créature que j’aie encore vue. Un corps nerveux, mince, presque androgyne. Des mains parfaites. Des yeux graves, d’un gris sombre, qui paraissaient bleus à certains moments. Je l’enveloppai toute, d’un regard rapide, et elle soutint l’examen. Elle était sûre d’elle. Pas un muscle n’avait bougé dans son visage.

Je n’essaierai pas de tracer son portrait. Pourrais-je fixer la mobilité des traits, l’éclat lumineux des yeux, l’ambre de la peau? J’ai connu cette femme, je l’ai aimée, et je ne saurais dire son attirance, ni le charme particulier qui émanait d’elle. On a beau faire, l’éloignement et l’absence mettent un brouillard autour des êtres dont nous sommes séparés. Ils peuvent avoir laissé en nous une impression, nous ne possédons plus leur personne physique. Juana était très brune, avec des cheveux noirs, coupés courts et frisés aux tempes. Ses cils longs, quand ils bougeaient jetaient une ombre sur ses joues. Elle montrait en riant de petites dents gourmandes, et ses lèvres finement arquées, rouges au point de paraître saignantes, soulignaient l’impatiente ardeur dont tout son corps vibrait.


Elle était très belle. Toute sa personne rayonnait de vie, d’ardeur, de force jeune. On sentait qu’il y avait chez elle, sous la peau, de la chair, des nerfs, du sang. A l’attrait physique, si puissant, se joignaient une culture et des qualités évidentes. Sa dévotion pour son père, la résignation, la volonté qu’il avait fallu pour l’accompagner dans sa retraite, le courage dont elle faisait preuve depuis, dans ce rustre milieu devenu le sien, disaient l’effort moral dont elle était susceptible. Je n’étais pas loin aussi, pour me persuader moi-même, d’ajouter encore à la réalité.

La psychologie n’est pas intercalée dans le livre. Elle adhère de toutes parts au roman, et il est assez difficile d’en détacher des motifs à citations. Elle n’a jamais cette fulguration qu’on trouve chez Jovette-Alice Bernier. Elle pâlit, si on extrait de l’ensemble un développement. On ne saurait morceler l’ouvrage de Bernard sans lui nuire. Chaque aspect du sujet traité par notre auteur est complet en soi, assez achevé et mis au point, mais fondu dans le tout auquel il participe, et dont il reçoit, en retour, la vie et le mouvement.

Notre roman canadien est donc rendu à son premier tournant critique. Les trois livres que nous avons analysés indiquent quels courants y convergent. Avec les apports de nouveaux écrivains, ces courants s’enrichiront en s’additionnant les uns aux autres. Si nous nous en tenons à Dans les Ombres, à la Chair décevante et à Juana, mon Aimée, nous discernons aussitôt un roman analytique et lyrique tout ensemble, un roman paroxystique et un roman qui se renouvelle dans l’ordre. Voilà déjà de quoi marquer la route.

Il nous appartient aussi bien qu’à toute autre race de pratiquer la psychologie. Les livres de mesdemoiselles Senécal et Bernier et celui de monsieur Bernard prouvent que nous y pouvons réussir à des degrés divers. Ainsi mademoiselle Senécal a-t-elle dépassé mademoiselle Bernier et monsieur Bernard en lyrisme, tandis que mademoiselle Bernier dépassait mademoiselle Senécal et monsieur Bernard en intensité psychologique, et M. Bernard l’une et l’autre en discipline féconde.

Il reste à dire que, dans un pays jeune comme le nôtre, on ne saurait considérer les lettres indépendamment de notre nationalité qu’elles doivent servir, sous peine de forligner. Nous ne pouvons rien perdre sans perdre presque tout, coincés que nous sommes parmi des gens d’autre langue, plus nombreux et mieux outillés que nous. C’est pourquoi le roman canadien doit fortifier le lecteur, l’élever à des considérations plus généreuses, tout en tenant compte de la vie telle qu’elle est, et non pas énerver son sentiment et le faire glisser à la sentimentalité ou à la sensualité irrémédiables. Agir autrement serait contribuer à ôter à notre peuple son courage dans la lutte, le replier sur lui-même, le livrer à l’égoïsme stérile.

Ni M. Bernard ni mademoiselle Senécal ni surtout mademoiselle Bernier n’ont l’intention d’écrire pour des conventines. M. Bernard lui-même, dont le livre est si pur, a deux pages assez caressantes. Mais, à l’encontre des auteurs ultra-modernes d’ailleurs, ils ont enfermé, qu’ils le veuillent ou non, une leçon dans chacun de leurs livres (tandis que Julien Green, par exemple, nous laisse, après la lecture de son Adrienne Mesurat, une stupéfiante impression de néant).

La leçon qui se dégage des Ombres de mademoiselle Senécal est la suivante: ne laissez pas échapper le frêle joujou de votre coeur. Celle qui se forme en nous après la lecture de la Chair décevante, et qu’on retrouverait dans Faust: n’ouvre ta porte, ma belle, que la bague au doigt! Celle enfin que M. Bernard a chargé Juana, mon Aimée, de nous faire entendre: deux âmes qui s’aiment doivent être ouvertes l’une à l’autre sous peine des plus cruels malentendus. Chose à noter, la morale le plus vivement exprimée est celle que nous propose mademoiselle Bernier. De telles leçons ne sont pas formulées en toutes lettres. Il suffit qu’elles existent pour qu’il soit honnête d’en tenir compte. Tant il est vrai qu’un écrivain sincère, élevé dans notre milieu ne peut écrire un livre qui soit vide.

Combien d’enseignements nos psychologues ont encore à tirer de leurs oeuvres! Ils se garderont bien de devenir pédagogues autant qu’ennuyeux. Qui les lirait? Quittant toutes les ombres, ils marcheront plus allègrement, la bonne chanson aux lèvres, sur la route qu’illumine le vivifiant soleil du devoir et du dévouement à une noble idée.

M. Albert Lévesque, en s’identifiant à ce mouvement de nos lettres, est en passe de devenir l’éditeur attitré de la jeune génération canadienne-française. Elle lui devra, quelque jour, lorsqu’elle aura atteint le pinacle, une part certaine de ses succès. Il en aura été le mécène, sans négliger de s’en montrer le mentor, au carrefour le plus accidenté jusqu’ici de nos lettres.

FIN


TABLE DES MATIÈRES
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I—CRITIQUE D’ART:
Ateliers, par Jean Chauvin13
SATIRE:
Nos Immortels, par Germain Beaulieu28
MORALE ET PSYCHOLOGIE:
Derrière la Scène, par Françoise Gaudet41
Les Pierres de mon Champ, par Marguerite Taschereau49
II—A LA CLAIRE FONTAINE:
Etudes et Croquis, par Mgr Camille Roy69
Pour la Terre et le Foyer, par Alphonse Désilets95
L’Isle d’Orléans, par Pierre-Georges Roy105
Les Bois qui chantent, par Gonzalve Desaulniers113
L’Offrande aux Vierges folles, par Alfred DesRochers118
A l’Ombre de l’Orford, par Alfred DesRochers124
L’Homme et l’Oeuvre d’Albert Ferland133
III—QUELQUES PRIX DAVID:
L’Immortel Adolescent, par Simone Routier183
Poèmes, par Alice Lemieux191
L’Homme qui va, par Jean-Charles Harvey199
IV—UN ONTARIEN SE PENCHE SUR NOTRE LITTERATURE:
Mgr Camille Roy, par Lorne Pierce215
An Outline of Canadian Literature, par Lorne Pierce225
V—AU TOURNANT ROMANESQUE DE NOS LETTRES:
Dans les Ombres, par Eva Senécal247
La Chair décevante, par Jovette-Alice Bernier257
Juana, mon Aimée, par Harry Bernard266

Achevé d’imprimer
le
QUINZIÈME JOUR D’AOÛT
MIL NEUF CENT TRENTE-DEUX
pour
LA LIBRAIRIE D’ACTION CANADIENNE
FRANÇAISE (limitée)
par
LA PAROLE (limitée)
IMPRIMEURS, ÉDITEURS ET RELIEURS
Drummondville, Qué.

Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

 

[Fin de ... et d'un livre à l'autre par Maurice Hébert]