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Title: le Cabinet des Fées tome 3

Date of first publication: 1785

Author: Charles-Joseph de Mayer

Date first posted: Jan. 15, 2017

Date last updated: Jan. 15, 2017

Faded Page eBook #20170120

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[Pg 1]

LE
CABINET
DES FÉES.



TOME TROISIÈME.




 

[Pg 2]



CE VOLUME CONTIENT

La suite des Contes des Fées, par madame la comtesse d'Aulnoy:

Savoir:

Fortunée, Babiole, don Fernand de Tolède, le Nain Jaune, suite de don Fernand de Tolède, Serpentin Vert.

Les Fées a la Mode, par la même:

Savoir:

La princesse Carpillon, la Grenouille bienfaisante, la Biche au Bois, le nouveau Gentilhomme Bourgeois, la Chatte Blanche.


[Pg 3]

LE CABINET
DES FÉES,
OU
COLLECTION CHOISIE
DES CONTES DES FÉES,
ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX.



TOME TROISIÈME.



A GENÈVE,

Chez Barde, Manget & Compagnie,
Imprimeurs-Libraires.
& se trouve à PARIS,
Chez Cuchet, Libraire, rue & hôtel Serpente



M. DCC. LXXXV.


[Pg 4]

[Pg 5]

SUITE DE PONCE DE LÉON

 

FORTUNÉE




SUITE DE
PONCE DE LÉON.



FORTUNÉE,
CONTE.


Il étoit une fois un pauvre laboureur, qui se voyant sur le point de mourir, ne voulut laisser dans sa succession aucuns sujets de dispute à son fils & à sa fille qu'il aimoit tendrement. Votre mère m'apporta, leur dit-il, pour dot deux escabelles & une paillasse. Les voilà avec ma poule, un pot d'œillets & un jonc d'argent qui me fut donné par une grande dame qui séjourna dans ma pauvre chaumière; elle me dit en partant: mon bon homme, voilà un don que je vous fais; soyez soigneux de bien arroser les œillets, & de bien serrer la bague. Au reste, votre fille sera d'une incomparable beauté, nommez-la Fortunée, donnez-lui la bague & les œillets, pour la consoler de sa pauvreté; ainsi, ajouta le bon homme, ma chère Fortunée, tu auras l'un & l'autre, le reste sera pour ton frère.

 

Votre Mère m'aporta pour toute dot, deux Escabelles et une Paillasse, les voila, avec ma Poule, un Pot d'Œillets, et un jonc d'Argent.

Les deux enfans du laboureur parurent con[Pg 6]tens: il mourut. Ils pleurèrent, & les partages se firent sans procès. Fortunée croyoit que son frère l'aimoit; mais ayant voulu prendre une des escabelles pour s'asseoir: garde tes œillets & ta bague, lui dit-il, d'un air farouche, & pour mes escabelles ne les dérange point, j'aime l'ordre dans ma maison. Fortunée qui étoit très-douce, se mit à pleurer sans bruit; elle demeura debout, pendant que Bedou (c'est le nom de son frère) étoit mieux assis qu'un docteur. L'heure de souper vint, Bedou avoit un excellent œuf frais de son unique poule, il en jeta la coquille à sa sœur. Tiens, lui dit-il, je n'ai pas autre chose à te donner; si tu ne t'en accommodes point, va à la chasse aux grenouilles, il y en a dans le marais prochain. Fortunée ne répliqua rien. Elle leva les yeux au ciel, elle pleura encore, & puis elle entra dans sa chambre.

Elle la trouva toute parfumée, & ne doutant point que ce ne fût l'odeur de ses œillets, elle s'en approcha tristement, & leur dit: beaux œillets, dont la variété me fait un extrême plaisir à voir, vous qui fortifiez mon cœur affligé par le doux parfum que vous répandez, ne craignez point que je vous laisse manquer d'eau, & que d'une main cruelle, je vous arrache de votre tige; j'aurai soin de vous, puisque vous êtes mon unique bien. En[Pg 7] achevant ces mots, elle regarda s'ils avoient besoin d'être arrosés; ils étoient fort secs. Elle prit sa cruche, & courut au clair de la lune jusqu'à la fontaine, qui étoit allez loin. Comme elle avoit marché vîte, elle s'assit au bord pour se reposer; mais elle y fut à peine, qu'elle vit venir une dame, dont l'air majestueux répondit bien à la nombreuse suite qui l'accompagnoit: six filles d'honneur soutenoient la queue de son manteau; elle s'appuyoit sur deux autres; ses gardes marchoient devant elle, richement vêtus de velours amaranthe, en broderie de perles: on portoit un fauteuil de drap d'or, où elle s'assit, & un dais de campagne, qui fut bientôt tendu; en même temps on dressa le buffet, il étoit tout couvert de vaisselle d'or & de vases de crystal. On lui servit un excellent souper au bord de la fontaine, dont le doux murmure sembloit s'accorder à plusieurs voix qui chantoient ces paroles:

Nos bois sont agités des plus tendres zéphirs,
Flore brille sur ces rivages;
Sous ces sombres feuillages
Les oiseaux enchantés expriment leurs désirs.
Occupez-vous à les entendre;
Et si votre cœur veut aimer,
Il est de doux objets qui peuvent vous charmer:
On fera gloire de se rendre.

[Pg 8]

Fortunée se tenoit dans un petit coin, n'osant remuer, tant elle étoit surprise de toutes les choses qui se passoient. Au bout d'un moment, cette grande reine dit à l'un de ses écuyers: il me semble que j'apperçois une bergère vers ce buisson, faites-la approcher. Aussitôt Fortunée s'avança, & quelque timide qu'elle fût naturellement, elle ne laissa pas de faire une profonde révérence à la reine, avec tant de grâce, que ceux qui la virent en demeurèrent étonnés; elle prit le bas de sa robe qu'elle baisa, puis elle se tint debout devant elle, baissant les yeux modestement; ses joues s'étoient couvertes d'un incarnat qui relevoit la blancheur de son teint, & il étoit aisé de remarquer dans ses manières cet air de simplicité & de douceur qui charme dans les jeunes personnes. Que faites-vous ici, la belle fille, lui dit la reine, ne craignez-vous point les voleurs? Hélas! Madame, dit Fortunée, je n'ai qu'un habit de toile, que gagneroient-ils avec une pauvre bergère comme moi? Vous n'êtes donc pas riche, reprit la reine en souriant? Je suis si pauvre, dit Fortunée, que je n'ai hérité de mon père qu'un pot d'œillets & un jonc d'argent. Mais vous avez un cœur, ajouta la reine, si quelqu'un vouloit vous le prendre, voudriez-[Pg 9]vous le donner? Je ne sais ce que c'est que de donner mon cœur, madame, répondit-elle, j'ai toujours entendu dire que sans son cœur on ne peut vivre, que lorsqu'il est blessé il faut mourir, & malgré ma pauvreté, je ne suis point fâchée de vivre. Vous aurez toujours raison, la belle fille, de défendre votre cœur. Mais, dites-moi, continua la reine, avez-vous bien soupé? Non, madame, dit Fortunée; mon frère a tout mangé. La reine commanda qu'on lui apportât un couvert, & la faisant mettre à table, elle lui servit ce qu'il y avoit de meilleur.

La jeune bergère étoit si surprise d'admiration, & si charmée des bontés de la reine, qu'elle pouvoit à peine manger un morceau.

Je voudrois bien savoir, lui dit la reine, ce que vous venez faire si tard à la fontaine? Madame, dit-elle, voilà ma cruche, je venois querir de l'eau pour arroser mes œillets. En parlant ainsi, elle se baissa pour prendre sa cruche qui étoit auprès d'elle; mais lorsqu'elle la montra à la reine, elle fut bien étonnée de la trouver d'or, toute couverte de gros diamans, & remplie d'une eau qui sentoit admirablement bon. Elle n'osoit l'emporter, craignant qu'elle ne fût pas à elle. Je vous la donne, Fortunée, dit la reine; allez arroser[Pg 10] les fleurs dont vous prenez soin, & souvenez-vous que la reine des Bois veut être de vos amies.

A ces mots, la bergère se jeta à ses pieds. Après vous avoir rendu de très-humbles grâces, madame, lui dit-elle, de l'honneur que vous me faites, j'ose prendre la liberté de vous prier d'attendre ici un moment, je vais vous querir la moitié de mon bien, c'est mon pot d'œillets, qui ne peut jamais être en de meilleures mains que les vôtres. Allez, Fortunée, lui dit la reine, en lui touchant doucement les joues, je consens de rester ici jusqu'à ce que vous reveniez.

Fortunée prit sa cruche d'or & courut dans sa petite chambre; mais pendant qu'elle en avoit été absente, son frère Bedou y étoit entré, il avoit pris le pot d'œillets, & mis à la place un grand chou. Quand Fortunée apperçut ce malheureux chou, elle tomba dans la dernière affliction, & demeura fort irrésolue si elle retourneroit à la fontaine. Enfin elle s'y détermina, & se mettant à genoux devant la reine: madame, lui dit-elle, Bedou m'a volé mon pot d'œillets, il ne me reste que mon jonc; je vous supplie de le recevoir comme une preuve de ma reconnoissance. Si je prends votre jonc, belle[Pg 11] bergère, dit la reine, vous voilà ruinée? Ah! Madame, dit-elle, avec un air tout spirituel, si je possède vos bonnes grâces, je ne puis me ruiner. La reine prit le jonc de Fortunée, & le mit à son doigt; aussitôt elle monta dans un char de corail, enrichi d'émeraudes, tiré par six chevaux blancs, plus beaux que l'attelage du soleil. Fortunée la suivit des yeux tant qu'elle put; enfin les différentes routes de la forêt la dérobèrent à sa vue. Elle retourna chez Bedou, toute remplie de cette aventure.

La première chose qu'elle fit en entrant dans la chambre, ce fut de jeter le chou par la fenêtre. Mais elle fut bien étonnée d'entendre une voix, qui crioit: ah! je suis mort. Elle ne comprit rien à ces plaintes, car ordinairement les choux ne parlent pas. Dès qu'il fut jour, Fortunée, inquiète de son pot d'œillets, descendit pour l'aller chercher; & la première chose qu'elle trouva, ce fut le malheureux chou; elle lui donna un coup de pied, en disant: que fais-tu ici, toi qui te mêles de tenir dans ma chambre la place de mes œillets? Si l'on ne m'y avoit pas porté, répondit le chou, je ne me serois pas avisé de ma tête d'y aller. Elle frissonna, car elle avoit grand'peur; mais le chou lui dit encore:[Pg 12] si vous voulez me reporter avec mes camarades, je vous dirai en deux mots que vos œillets sont dans la paillasse de Bedou. Fortunée, au désespoir, ne savoit comment les reprendre; elle eut la bonté de planter le chou, & ensuite elle prit la poule favorite de son frère, & lui dit: méchante bête, je vais te faire payer tous les chagrins que Bedou me donne. Ha! Bergère, dit la poule, laissez-moi vivre, & comme mon humeur est de caqueter, je vais vous apprendre des choses surprenantes.

Ne croyez pas être fille du laboureur chez qui vous avez été nourrie; non, belle Fortunée, il n'est point votre père; mais la reine qui vous donna le jour, avoit déjà eu six filles; & comme si elle eût été la maîtresse d'avoir un garçon, son mari & son beau-père lui dirent qu'ils la poignarderoient, à moins qu'elle ne leur donnât un héritier. La pauvre reine affligée devint grosse; on l'enferma dans un château, & l'on mit auprès d'elle des gardes, ou pour mieux dire, des bourreaux, qui avoient ordre de la tuer, si elle avoit encore une fille.

Cette princesse alarmée du malheur qui la menaçoit, ne mangeoit & ne dormoit plus; elle avoit une sœur qui étoit fée; elle lui[Pg 13] écrivit ses justes craintes; la fée étant grosse, savoit bien qu'elle auroit un fils. Lorsqu'elle fut accouchée, elle chargea les zéphirs d'une corbeille, où elle enferma son fils bien proprement, & elle leur donna ordre qu'ils portassent le petit prince dans la chambre de la reine, afin de le changer contre la fille qu'elle auroit: cette prévoyance ne servit de rien, parce que la reine ne recevant aucune nouvelle de sa sœur la fée, profita de la bonne volonté d'un de ses gardes, qui en eut pitié, & qui la sauva avec une échelle de cordes. Dès que vous fûtes venue au monde, la reine affligée cherchant à se cacher, arriva dans cette maisonnette, demi-morte de lassitude & de douleur; j'étois laboureuse, dit la poule, & bonne nourrice, elle me chargea de vous, & me raconta ses malheurs, dont elle se trouva si accablée qu'elle mourut sans avoir le temps de nous ordonner ce que nous ferions de vous.

Comme j'ai aimé toute ma vie à causer, je n'ai pu m'empêcher de dire cette aventure; de sorte qu'un jour il vint ici une belle dame, à laquelle je contai tout ce que j'en savois. Aussitôt, elle me toucha d'une baguette, & je devins poule, sans pouvoir parler davantage: mon affliction fut extrême; & mon mari[Pg 14] qui étoit absent dans le moment de cette métamorphose, n'en a jamais rien su. A son retour, il me chercha par-tout; enfin il crut que j'étois noyée, ou que les bêtes des forêts m'avoient dévorée. Cette même dame qui m'avoit fait tant de mal, passa une seconde fois par ici; elle lui ordonna de vous appeler Fortunée, & lui fit présent d'un jonc d'argent & d'un pot d'œillets; mais comme elle étoit céans, il arriva vingt-cinq gardes du roi votre père, qui vous cherchoient avec de mauvaises intentions: elle dit quelques paroles, & les fit venir des choux verts, du nombre desquels est celui que vous jetâtes hier au soir par votre fenêtre. Je ne l'avois point entendu parler jusqu'à présent, je ne pouvois parler moi-même, j'ignore comment la voix nous est revenue.

La princesse demeura bien surprise des merveilles que la poule venoit de lui raconter; elle étoit encore pleine de bonté, & lui dit: vous me faites grand'pitié, ma pauvre nourrice, d'être devenue poule, je voudrois fort vous rendre votre première figure, si je le pouvois; mais ne désespérons de rien, il me semble que toutes les choses que vous venez de m'apprendre, ne peuvent demeurer dans la même situation. Je vais chercher mes œillets, car je les aime uniquement.

[Pg 15]

Bedou étoit allé au bois, ne pouvant imaginer que Fortunée s'avisât de fouiller dans sa paillasse; elle fut ravie de son éloignement, & se flatta qu'elle ne trouveroit aucune résistance, lorsqu'elle vit tout d'un coup une grande quantité de rats prodigieux, armés en guerre: ils se rangèrent par bataillons, ayant derrière eux la fameuse paillasse & les escabelles aux côtés; plusieurs grosses souris formoient le corps de réserve, résolues de combattre comme des amazones. Fortunée demeura bien surprise; elle n'osoit s'approcher, car les rats se jetoient sur elle, la mordoient & la mettoient en sang. Quoi! s'écria-t-elle, mon œillet, mon cher œillet, resterez-vous en si mauvaise compagnie?

Elle s'avisa tout d'un coup, que peut-être cette eau si parfumée qu'elle avoit dans un vase d'or, auroit une vertu particulière; elle courut la querir; elle en jeta quelques gouttes sur le peuple souriquois; en même temps la racaille se sauva chacun dans son trou, & la princesse prit promptement ses beaux œillets, qui étoient sur le point de mourir, tant ils avoient besoin d'être arrosés; elle versa dessus toute l'eau qui étoit dans son vase d'or, & elle les sentoit avec beaucoup de plaisir, lorsqu'elle entendit une voix fort douce qui sor[Pg 16]toit d'entre les branches, & qui lui dit: incomparable Fortunée, voici le jour heureux & tant désiré de vous déclarer mes sentimens; sachez que le pouvoir de votre beauté est tel, qu'il peut rendre sensible jusqu'aux fleurs. La princesse, tremblante & surprise d'avoir entendu parler un chou, une poule, un œillet, & d'avoir vu une armée de rats, devint pâle & s'évanouit.

Bedou arriva là-dessus: le travail & le soleil lui avoient échauffé la tête; quand il vit que Fortunée étoit venue chercher ses œillets, & qu'elle les avoit trouvés, il la traîna jusqu'à sa porte, & la mit dehors. Elle eut à peine senti la fraîcheur de la terre, qu'elle ouvrit ses beaux yeux; elle apperçut auprès d'elle la reine des Bois, toujours charmante & magnifique. Vous avez un mauvais frère, dit-elle à Fortunée, j'ai vu avec quelle inhumanité il vous a jetée ici; voulez-vous que je vous venge? Non, madame, lui dit-elle, je ne suis point capable de me fâcher, & son mauvais naturel ne peut changer le mien. Mais, ajouta la reine, j'ai un pressentiment qui m'assure que ce gros laboureur n'est pas votre frère; qu'en pensez-vous? Toutes les apparences me persuadent qu'il l'est, madame, répliqua modestement la bergère, & je dois[Pg 17] les en croire. Quoi! continua la reine, n'avez-vous pas entendu dire que vous êtes née princesse? On me l'a dit depuis peu, répondit-elle, cependant oserois-je me vanter d'une chose dont je n'ai aucune preuve? Ha! ma chère enfant, ajouta la reine, que je vous aime de cette humeur! je connois à présent que l'éducation obscure que vous avez reçue n'a point étouffé la noblesse de votre sang. Oui, vous êtes princesse, & il n'a pas tenu à moi de vous garantir des disgraces que vous avez éprouvées jusqu'à cette heure.

Elle fut interrompue en cet endroit par l'arrivée d'un jeune adolescent plus beau que le jour; il étoit habillé d'une longue veste mêlée d'or & de soie verte, ratachée par de grandes boutonnières d'émeraudes, de rubis & de diamans; il avoit une couronne d'œillets, ses cheveux couvroient ses épaules. Aussitôt qu'il vit la reine, il mit un genou en terre, & la salua respectueusement. Ha! mon fils, mon aimable Œillet, lui dit-elle, le temps fatal de votre enchantement vient de finir, par le secours de la belle Fortunée: quelle joie de vous voir! Elle le serra étroitement entre ses bras; & se tournant ensuite vers la bergère: charmante princesse, lui dit-elle, je sais tout ce que la poule vous a ra[Pg 18]conté: mais ce que vous ne savez point, c'est que les zéphirs, que j'avois chargés de mettre mon fils à votre place, le portèrent dans un parterre de fleurs. Pendant qu'ils alloient chercher votre mère qui étoit ma sœur, une fée qui n'ignoroit rien des choses les plus secrètes, & avec laquelle je suis brouillée depuis long-temps, épia si bien le moment qu'elle avoit prévu dès la naissance de mon fils, qu'elle le changea sur-le-champ en œillet, & malgré ma science, je ne pus empêcher ce malheur. Dans le chagrin où j'étois réduite, j'employai tout mon art pour chercher quelque remède, & je n'en trouvai point de plus assuré que d'apporter le prince Œillet dans le lieu où vous étiez nourrie, devinant que lorsque vous auriez arrosé les fleurs de l'eau délicieuse que j'avois dans un vase d'or, il parleroit, il vous aimeroit, & qu'à l'avenir rien ne troubleroit votre repos; j'avois même le jonc d'argent qu'il falloit que je reçusse de votre main, n'ignorant pas que ce seroit la marque qui me feroit connoître que l'heure approchoit où le charme perdoit sa force, malgré les rats & les souris que notre ennemie devoit mettre en campagne, pour vous empêcher de toucher aux œillets. Ainsi, ma chère Fortunée, si[Pg 19] mon fils vous épouse avec ce jonc, votre félicité sera permanente: voyez à présent si ce prince vous paroît assez aimable pour le recevoir pour époux. Madame, répliqua-t-elle en rougissant, vous me comblez de grâces, je connois que vous êtes ma tante, que par votre savoir, les gardes envoyés pour me tuer, ont été métamorphosés en choux, & ma nourrice en poule; qu'en me proposant l'alliance du prince Œillet, c'est le plus grand honneur où je puisse prétendre. Mais, vous dirai-je mon incertitude? Je ne connois point son cœur, & je commence à sentir pour la première fois de ma vie que je ne pourrois être contente s'il ne m'aimoit pas. N'ayez point d'incertitude là-dessus, belle princesse, lui dit le prince, il y a long-temps que vous avez fait sur moi toute l'impression que vous y voulez faire à présent, & si l'usage de la voix m'avoit été permis, que n'auriez-vous pas entendu tous les jours des progrès d'une passion qui me consumoit? Mais je suis un prince malheureux, pour lequel vous ne ressentez que de l'indifférence. Il lui dit ensuite ces vers:

Tandis que d'un œillet j'ai gardé la figure,
Vous me donniez vos tendres soins:
Vous veniez quelquefois admirer sans témoins,
[Pg 20]
De mes brillantes fleurs la bizarre peinture.
Pour vous je répandois mes parfums les plus doux
J'affectois à vos yeux une beauté nouvelle,
Et lorsque j'étois loin de vous,
Une sécherese mortelle
Ne vous prouvoit que trop, qu'en secret consumé,
Je languissois toujours dans l'attente cruelle
De l'objet qui m'avoit charmé.
A mes douleurs vous étiez favorable,
Et votre belle main,
D'une eau pure arrosoit mon sein,
Et quelquefois votre bouche adorable,
Me donnoit des baisers, hélas! pleins de douceurs.
Pour mieux jouir de mon bonheur,
Et vous prouver mes feux & ma reconnoissance,
Je souhaitois, en un si doux moment,
Que quelque magique puissance,
Me fît sortir d'un triste enchantement.
Mes vœux sont exaucés, je vous vois, je vous aime,
Je puis vous dire mon tourment:
Mais par malheur pour moi, vous n'êtes plus la même.
Quels vœux ai-je formés! justes dieux, qu'ai-je fait?

La princesse parut fort contente de la galanterie du prince; elle loua beaucoup cet impromptu, & quoiqu'elle ne fût pas accoutumée à entendre des vers, elle en parla en personne de bon goût. La reine, qui ne la souffroit vêtue en bergère qu'avec impatience, la toucha, lui souhaitant les plus riches habits qui se fussent jamais vus; en même temps sa toile blanche se changea en brocard d'argent, brodé d'escarboucles; de sa coif[Pg 21]fure élevée tomboit un long voile de gaze mêlé d'or; ses cheveux noirs étoient ornés de mille diamans; & son teint, dont la blancheur éblouissoit, prit des couleurs si vives, que le prince pouvoit à peine en soutenir l'éclat. Ha! Fortunée, que vous êtes belle & charmante, s'écria-t-il en soupirant! serez-vous inexorable à mes peines? Non, mon fils, dit la reine, votre cousine ne résistera point à nos prières.

Dans le temps qu'elle parloit ainsi, Bedou qui retournoit à son travail, passa, & voyant Fortunée comme une déesse, il crut rêver; elle l'appela avec beaucoup de bonté, & pria la reine d'avoir pitié de lui. Quoi, après vous avoir si maltraitée, dit-elle! Ha! madame, répliqua la princesse, je suis incapable de me venger. La reine l'embrassa, & loua la générosité de ses sentimens. Pour vous contenter, ajouta-t-elle, je vais enrichir l'ingrat Bedou; sa chaumière devint un palais meublé & plein d'argent, ses escabelle ne changèrent point de forme, non plus que sa paillasse, pour le faire souvenir de son premier état, mais la reine des Bois lima son esprit; elle lui donna de la politesse & changea sa figure. Bedou alors se trouva capable de reconnoissance. Que ne dit-il pas à la reine & à la princesse[Pg 22] pour leur témoigner la sienne dans cette occasion!

Ensuite, par un coup de baguette, les choux devinrent des hommes, la poule une femme; le prince Œillet étoit seul mécontent; il soupiroit auprès de sa princesse; il la conjuroit de prendre une résolution en sa faveur: enfin elle y consentit; elle n'avoit rien vu d'aimable, & tout ce qui étoit aimable, l'étoit moins que ce jeune prince. La reine des Bois, ravie d'un si heureux mariage, ne négligea rien pour que tout y fût somptueux; cette fête dura plusieurs années, & le bonheur de ces tendres époux dura autant que leur vie.

Sans le secours d'aucune fée,
On connoissoit de quels parens
Sortoit l'aimable Fortunée.
Les brillantes vertus dont elle étoit ornée,
Etoient autant de sûrs garans
Que d'un beau sang elle étoit née:
Le seul mérite & la vertu
Font la véritable noblesse.
O toi! qui d'honneur revêtu,
Ne montre qu'orgueil & foiblesse,
Apprends de moi cette leçon:
En vain d'une antique famille,
Tu nous vantes l'illustre nom,
En vain sur toi la pourpre brille.
Quiconque a des vertus, malgré son humble état,
Passe pour noble, ou pour digne de l'être:
[Pg 23]
Mais tes honneurs & ton éclat,
Pour noble ne sauroient te faire reconnoître.

Suite de Ponce de Léon



Lorsque Lucile eut fini sa romance, Juana & ses nièces la remercièrent du plaisir qu'elle leur avoit fait. La délicatesse de votre esprit paroît en toutes choses, lui dirent-elles, & jusqu'à un petit conte, qui est de soi fort stérile, vous l'avez fait valoir infiniment. Il est vrai, ajouta don Louis, qui est des génies brillans qui tirent tout de l'obscurité, & qui font valoir les moindres bagatelles. Lucile se défendit avec autant de politesse que de modestie, des louanges qu'on lui donnoit; & comme dans ce moment on vint avertir Juana que l'on avoit servi, elle pria son neveu de manger avec les pélerins, & de leur faire un accueil favorable.

Aussitôt que les dames furent sorties de table, don Louis & les pélerins vinrent les trouver; mais Juana prenant Lucile par la main, elle la fit entrer dans son cabinet; & après lui avoir fait de nouveaux complimens, elle lui dit qu'elle étoit demeurée d'accord avec son neveu de partir pour aller proche de Séville, dans une de ses terres; qu'elle la laissoit avec un sensible regret; mais qu'après[Pg 24] la démarche qu'elle avoit faite en faveur de don Louis, elle ne pouvoit pas se défendre d'achever son bonheur par son mariage; qu'ainsi sa gloire n'en souffriroit point, & qu'en restant avec un époux que l'on aime, l'on ne s'appercevoit guères des ennuis de la solitude. Lucile ne put s'empêcher de rougir entendant parler d'un mariage si prompt; elle répondit à dona Juana fort honnêtement, qu'elle vouloit à l'avenir régler sa conduite par ses ordres, qu'elle ressentoit vivement le départ qu'elle méditoit; mais que le croyant nécessaire à son repos, elle n'osoit travailler à l'en détourner. Isidore & Melanie entrèrent là-dessus, & lui firent beaucoup d'honnêtetés: elles étoient déjà si prévenues les unes pour les autres, que se voir & s'aimer n'avoit été qu'une même chose; elles lui témoignèrent qu'elles avoient un sensible regret de la quitter. Je suis bien malheureuse, leur dit Lucile, d'apporter tant de trouble parmi vous; c'est moi qui vous éloigne de votre maison, j'imaginois mille plaisirs dans votre société; je n'aurois pu me résoudre à sortir de Séville si je n'avois été remplie de cette flatteuse idée; cependant vous me quittez. Des paroles si tendres réveillèrent dans le cœur des deux sœurs la cruelle séparation de Ponce de Léon[Pg 25] & du comte: elles pensèrent à la peine qu'elles auroient de ne plus les voir, elles en soupirèrent, quelques larmes coulèrent de leurs yeux. Lucile déçue par de si obligeantes marques d'amitié, se jeta à leur cou, & les embrassa étroitement, mêlant ses soupirs & ses larmes aux leurs.

Pendant qu'elles pleurent & qu'elles s'affligent, don Louis console Ponce de Léon & le comte d'Aguilar; il leur rend compte de la situation de leurs affaires; ils savent enfin que Isidore aime celui qui ne l'aime pas, & que Mélanie s'y méprend de même. Ils pourroient espérer que le temps, la persévérance & la raison changeroient leur cœur, mais ils prévoient une prochaine séparation. Ah! quel tourment de s'éloigner de ce qu'on aime, sans être aimé. Comme don Louis comprenoit toute la cruauté de leur état, il essayoit de les soulager, en leur disant: Ne vous affligez point, mes chers amis, j'espère que mes sœurs entendront leurs véritables intérêts, & je veux dès aujourd'hui vous donner les moyens de les entretenir; car il y a beaucoup d'apparence que dona Juana partira d'ici très-promptement. Nous espérons tout de vos soins, répliquèrent-ils, & jugez de notre reconnoissance par la grandeur de l'obliga[Pg 26]tion; car enfin nous regardons comme le souverain bonheur d'être aimés de ces aimables personnes.

Dona Juana songeoit bien moins à son voyage, qu'à trouver les moyens d'emmener son cher musicien: elle craignoit que l'on n'en fît quelques mauvaises plaisanteries, & elle attendoit avec une extrême impatience que le prétendu mariage dont le comte l'avoit amusée, fût cassé pour conclure le sien. Après avoir fait mille réflexions, sa tendresse l'emporta sur tous les égards qu'elle se devoit; elle envoya querir le comte, elle entra avec lui dans son cabinet, & pouvant lui parler en liberté: don Esteve, lui dit-elle, je quitte cette maison pour aller en Andalousie, voulez-vous y venir? Je vous suivrai par-tout, madame, s'écria-t-il, trop heureux que vous me le permettiez. En effet, il étoit ravi de faire ce voyage avec Melanie. Dona Juana lui dit tout ce qu'elle put imaginer de plus obligeant, & comme l'espérance d'accompagner sa maîtresse le mettoit à son tour de belle humeur, il lui disoit mille choses agréables qui la charmoient.

Tout étoit en cet état, lorsque sur le soir dona Juana fut dans le pavillon du parc. Il y[Pg 27] avoit du côté du sallon qui donnoit sur le bois un petit cabinet dont elle gardoit la clef; il étoit rempli de livres & de papiers; elle en vouloit chercher pour emporter avec elle; & comme elle n'alloit presque jamais dans ce lieu-là, don Louis & ses sœurs n'eurent garde de l'y croire, quand ils s'y rendirent pour entretenir Ponce de Léon, & le comte d'Aguilar. Don Louis les quitta au bas du degré: Je vais avertir mes amis de venir, leur dit-il; si vous m'aimez, si vous vous aimez vous-mêmes, ménagez leur cœur, ne négligez pas un si bon établissement. Dona Juana entendant parler, ota la clef du cabinet, & s'enferma dedans.

A peine ses nièces furent elles entrées, que jetant les yeux du côté du bois: voilà, ma chère sœur, dit Isidore, le lieu fatal à notre repos, le lieu, dis-je, où nous avons entendu pour la première fois ces aimables pélerins: aurions-nous cru que c'étoit pour nous voir qu'ils jouoient un tel rôle. Ha! ma sœur, interrompit Melanie, que je serois contente si leurs cœurs, ou si les nôtres n'avoient point erré dans le choix; mais qu'allons-nous leur dire? Avouerons-nous nos sentimens? Comment s'y résoudre, ma chère Melanie, s'écria Isidore, n'est-ce pas encore trop[Pg 28] d'écouter les leurs? Ne blessons-nous point notre devoir de consentir à cette espèce de rendez-vous? Et mon frère qui nous conduit dans une aventure où nous sommes si nouvelles, n'est-il point trop nouveau lui-même sur les règles de bienséance. Avant que de venir ici, interrompit Melanie, il auroit été fort à propos de faire les réflexions que vous faites à présent; mais savez-vous, ma sœur, ce que je crains plus que toutes choses, c'est que dona Juana ne découvre nos sentimens. Il lui siéroit bien de s'en fâcher, répondit Isidore; elle qui en nourrit de si tendres pour le comte, & qui se fait faire un habit vert brodé d'or, dont elle veut nous surprendre au premier jour. Cela n'est pas possible, dit Melanie, vous outrez trop l'extravagance, pour que je la croie. Je vous proteste que c'est la vérité, ajouta-t-elle; & si vous prenez garde, la plupart des dames ne veulent point régler leurs habits à leur âge, elles pensent tromper le public avec un ruban couleur de rose, & selon moi, elles se trompent toutes seules. Quoi! je verrai ma vieille tante aussi verte qu'une cigale, reprit Melanie en éclatant de rire! Oui, ma sœur, dit Isidore, vous la verrez cigale pour plaire à son cher musicien. Melanie alloit répondre lorsqu'il entra avec Ponce de[Pg 29] Léon: les uns & les autres se firent de profondes révérences, d'un air si embarrassé qu'il paroissoit bien que chacun pensoit beaucoup de son côté, sans oser déclarer ses sentimens. Enfin Isidore prenant la parole: si nous ne vous avons pas rendu tout ce que l'on doit à votre naissance & à votre mérite, leur dit-elle, cette faute vous doit être imputée, puisque le mystère que vous en avez fait en est la cause. Ha! madame, répliqua Ponce de Léon, nous ne demandons point de complimens: vous savez notre passion & nos desseins, daignez les approuver, & nous serons trop heureux: vous ne pouvez douter, continua-t-il, que votre mérite n'ait produit tout son effet sur nous, puisque nous sommes partis de Cadix exprès pour vous voir, & que sachant la conduite trop sévère de dona Juana, nous avons paru sous un déguisement si singulier; il ne falloit pas moins qu'une passion violente pour nous résoudre à faire de telles démarches; mais si nous avons été capables de les faire sans vous voir, de quoi ne nous rendent-elles pas capables après vous avoir vues?

Oui, madame, interrompit le comte, qui vouloit parler à son tour; oui, belle Melanie, cette passion me fera tout entreprendre, pourvu que vous l'approuviez, & que de tant de[Pg 30] vœux & de soupirs que je vous ai consacrés, quelques-uns vous soient agréables. Lorsque ma complaisance pour don Gabriel m'obligea de l'accompagner, je regardois l'amour comme un écueil terrible que je ne pouvois trop éviter; l'état où je le voyois m'inspiroit un tel éloignement pour la légère galanterie, que j'aurois bien juré de ne m'engager de mes jours. O dieu! que ma résolution dura peu lorsque je vous vis; mon cœur trop charmé ne rendit pas le moindre combat; il sembloit qu'il n'étoit fait que pour vous aimer.

La juste crainte, seigneur, que vous avez eue d'aimer, répliqua Melanie au comte, me doit être une leçon pour me défendre un engagement. Oui, madame, répondit-il, j'avoue que les chagrins de don Gabriel étoient si violens, que j'ai été cent fois près de renoncer à son amitié. Hélas! Vous n'avez que trop pris soin de les justifier dans mon esprit; j'ai appris, en vous connoissant, qu'il est une heure fatale où enfin il faut se rendre: mais à quoi pensai-je de nommer cette heure fatale? Si vous le voulez, madame, elle sera la plus heureuse de ma vie. Le silence & l'embarras de Melanie jeta le comte dans une confusion de pensées si terribles qu'il n'osoit plus lui parler; elle voyoit son état dans ses[Pg 31] yeux. Seigneur, lui dit-elle, l'aveu que vous me demandez ne dépend point assez de moi, pour vous l'accorder vous n'ignorez pas ce que je dois à ma famille, & ce que me je dois à moi-même.

Une conversation si tendre ne pouvoit être long-temps générale: Ponce de Léon souhaitoit d'entretenir Isidore en particulier; il s'avança avec elle vers une estrade garnie de plusieurs piles de carreaux. Melanie, de son coté, s'assit contre la porte du cabinet, où la bonne Juana s'étoit enfermée; le comte se mit à ses pieds, & quelque bas qu'ils parlassent, elle pouvoit les entendre aisément.

Quel quart-d'heure, bon dieu, pour cette pauvre personne! elle découvrit dans le même moment que le musicien, que don Esteve, que son amant n'étoit rien de tout cela; qu'il avoit une grande naissance, beaucoup d'amour pour sa nièce; qu'il songeoit à l'épouser; qu'il n'oublioit rien pour toucher son cœur; qu'il employoit les sermens, les soupirs, les promesses; que Melanie n'y paroissoit point insensible, & qu'elle étoit la dupe de toute cette aventure; que le comte la plaisantoit même sur le dessein chimérique de son mariage. Enfin, pour achever de pousser sa patience à bout, il chanta à Melanie ces[Pg 32] paroles, qu'il avoit faites sur une passacaille qu'elle aimoit.

Souvent dans quelque lieu secret,
Croyant pouvoir parler sans crainte,
D'un ton languissant & discret,
Juana fait au ciel cette plainte.
Des cheveux blancs le triste aspect,
Et les rides de la vieillesse,
Peuvent inspirer du respect,
Mais ne donnent point de tendresse.

Enfin, rien ne manqua à cette conversation, pour convaincre dona Juana de son malheur. Il est difficile de comprendre comment elle put la soutenir; elle a dit depuis qu'elle étoit tombée en foiblesse, & qu'elle n'eut pas assez de force pour ouvrir la porte, & pour paroître dans un lieu où elle auroit apporté beaucoup de trouble.

Isidore & Melanie entendirent avec plaisir les protestations qu'on leur faisoit de les aimer jusqu'à la mort; elles pénétrèrent même qu'elles ne devoient point espérer que leurs amans changeassent cette résolution; l'un pour se donner à Isidore, & l'autre pour s'attacher à Melanie; qu'ils resteroient fixes dans leur premier dessein; & considérant leur mérite & tous les avantages qu'elles trouveroient dans leur alliance, elles pensèrent très-sérieu[Pg 33]sement qu'elles ne devoient pas les éloigner, & qu'il falloit rendre justice aux sentimens qu'ils avoient pour elles.

Jamais deux amans n'ont été plus satisfaits; ils commencèrent à prendre des espérances, dont ils n'avoient osé se flatter jusqu'alors. Ils avoient toujours appréhendé qu'Isidore prévenue pour le comte, & Melanie pour don Gabriel, ne refusassent de prendre d'autres impressions; ils les quittèrent avec une extrême peine; ils n'avoient point encore goûté de si doux momens, & la nouveauté en augmentoit le plaisir. Ces deux belles filles, qui pénétroient jusqu'au fond de leur ame, s'applaudissoient d'avoir fait des conquêtes si glorieuses; mais les premières impressions qu'elles avoient prises étoient encore trop fortes pour changer au gré de leurs désirs: elles croyoient qu'un peu de temps étoit nécessaire pour s'assurer elles-mêmes de leur propre sentiment.

Ponce de Léon & son cousin, furent joindre don Louis dans la chambre de Lucile, pendant qu'Isidore & sa sœur retournèrent dans leur appartement; alors dona Juana, un peu remise de son étonnement & de sa douleur, revint au château & s'enferma dans son cabinet pour écrire cette lettre au comte d'Aguilar.

[Pg 34]

La noblesse de votre naissance ne vous met point à couvert des justes reproches que je vous dois; vous avez feint une blessure, vous avez supposé un nom; je ne vous ai pas seulement reçu dans ma maison, je vous ai reçu dans mon cœur. Hélas! j'exerçois l'hospitalité à votre égard, pendant que vous méditiez ma perte. J'ai deux nièces aussi jeunes qu'innocentes, vous & votre parent usez de la liberté de les voir, pour engager leur cœur, & pour les traiter ensuite comme vous venez de me traiter: ne croyez pas que je sois assez lâche pour oublier votre ingratitude, j'en porterai le souvenir & le ressentiment jusques dans le tombeau; car enfin, que ne voulois-je pas faire pour vous, dans un temps où mon ignorance vous faisoit paroître fort au-dessous de moi? la bonté de mon cœur méritoit toute la reconnoissance du vôtre; mais bien loin d'en ressentir, vous me prenez pour le sujet de vos satyriques chansons; je serois au désespoir d'éprouver un traitement si indigne, sans que la fortune me fournît une prompte vengeance. Oui, seigneur, ma vengeance fera ma consolation; je vous arrache celles que vous aimez; un austère couvent me répondra à l'avenir de leur conduite; & si elles prennent une alliance avec vous, je les déshériterai.

[Pg 35]

Aussitôt que cette lettre fut achevée, & quelle eut employé encore quelques heures pour tranquilliser sa douleur, elle fit appeler son majordome, & lui dit qu'elle vouloit partir à minuit, qu'il envoyât son équipage à la porte du parc, qu'elle méneroit très-peu de monde, & qu'il tînt la chose secrète. Ensuite elle parla à son neveu: croyez-moi, lui dit-elle, ne perdez pas un moment pour épouser Lucile; car il est à craindre que ses proches ne viennent vous l'enlever à leur tour; & puisque vous l'aimez, & que d'ailleurs vous y trouvez tant d'avantages, pour éviter d'en avoir le démenti, il faut que vous alliez cette nuit à Compostelle quérir la permission de l'épouser ici.

Ce conseil s'accordoit trop bien avec la passion de don Louis, pour qu'il y apportât aucune difficulté; il dit à Juana qu'il alloit en parler à Lucile, & qu'aussitôt il monteroit à cheval.

Ainsi l'adroite Juana éloigna son neveu, ayant presqu'autant de chagrin contre lui, que contre les pélerins, dont elle avoit su qu'il étoit ami; mais voulant témoigner une entière liberté d'esprit, pour qu'ils ne prissent aucune défiance de son départ, elle parut gaie & contente; elle leur fit même chanter toute[Pg 36] la soirée des paroles espagnoles qu'elle venoit de faire sur une sarabande très-agréable: comme elles découvroient assez l'état de son ame, en voici la traduction.

Gloire, fierté, sévère honneur,
Revenez, s'il se peut, revenez dans mon cœur:
Hélas! n'osez-vous me défendre?
Je chéris un ingrat qui méprise mes vœux,
Il refuse d'entendre
Les soupirs embrâsés de mon cœur amoureux,
Je ne connois que trop ses mépris rigoureux,
Il me préfère une autre amante:
Mais bien loin d'étouffer mon amour malheureux,
Ma tendresse, hélas! s'en augmente:
Gloire, fierté, sévère honneur,
Revenez, s'il se peut, revenez dans mon cœur.

Toute cette agréable compagnie ne sachant rien du sujet qui avoit donné lieu à ces paroles, se tua de les chanter pour faire sa cour à dona Juana; & le comte d'Aguilar, qui trouvoit un grand intérêt à la ménager, s'étant approché d'elle, lui dit d'un air tendre: à quoi pensez-vous, madame, de faire des vers si tristes? avez-vous jamais trouvé une rivale en votre chemin, qui ait osé vous disputer la possession de quelque cœur? Non, répliqua-t-elle, avec un sourire forcé; ce que je viens de vous faire entendre, ne me re[Pg 37]garde point; c'est par un pur caprice que j'ai fait ces paroles. Isidore, Melanie & Ponce de Léon n'en comprenoient point le mystère: mais ils se disoient tout bas: ne semble-t-il pas que la bonne tante devine? se peut-il rien de plus convenable à ce qui s'est passé aujourd'hui? Ensuite ils prenoient des prétextes, & éclatoient de rire; elle étoit alors plus informée qu'ils ne le croyoient de leurs intrigues, de sorte qu'elle pénétroit leurs regards & leurs gestes; & il est difficile de comprendre la violence qu'elle se faisoit pour ne pas parler; enfin elle dit dès neuf heures, qu'il étoit tard; aussitôt chacun lui donna le bon soir & se retira.

A minuit juste elle entra dans la chambre de ses nièces, & les faisant lever, elle ne les quitta plus; elles se regardoient sans rien dire, également surprises d'un départ si prompt & si secret; elles ne voyoient paroître ni leur frère ni leurs amans; elles passèrent par le parc sans dire même adieu à Lucile: tout cela les surprenoit beaucoup & les jetoit dans une grande consternation; elles montèrent en carrosse, & partirent pour l'Andalousie.

Tout étoit dans un silence qui ne présageoit rien de fâcheux aux galans pélerins, lorsque[Pg 38] sur les dix heures du matin, l'aumônier entra dans la chambre du comte, & lui présenta la lettre de dona Juana; il en demeura surpris; mais il le fut bien davantage de ce qu'elle contenoit; il la donna à don Gabriel, & demanda à l'aumônier si elles étoient toutes parties? Il lui dit qu'oui; & après avoir répondu à quelques autres questions, il se retira.

Nous avons été trahis, s'écria le comte; mais par qui? Mais comment? Nous n'avons confié notre secret à personne capable de le révéler; don Louis a trop d'honneur, Lucile est trop discrète: seroit-il possible qu'Isidore ou Melanie nous eussent joué un si méchant tour? Il n'est pas aisé de le croire, interrompit don Gabriel; dona Juana paroît irritée contr'elles; vous voyez qu'elle les menace d'un couvent & de les déshériter; si elles lui avoient rendu compte de notre passion, si elles avoient consenti à s'éloigner, elle n'en seroit pas si mécontente. Il faut donc que l'on nous ait écoutés, répliqua le comte, car elle sait qui nous sommes, & jusqu'à ce malheureux couplet de chanson qui n'est fait que depuis deux jours. Dom Gabriel rêvoit profondément pendant qu il parloit; il se mit à rêver à son tour, & reprenant la parole:[Pg 39] il n'en faut pas douter, s'écria-t-il, nous avons été écoutés dans le sallon du parc. Il me souvient qu'étant assis avec Mélanie proche du cabinet, j'entendis plusieurs fois du bruit, & j'aurois cru même que quelqu'un soupiroit, sans qu'il me vînt jamais dans l'esprit que l'on pouvoit être enfermé là. O bon Dieu, continua-t-il! si c'étoit Juana, comme je n'en doute plus, pourquoi n'en sortit-elle point pour m'étrangler? Ce qu'elle vient de nous faire, répliqua tristement don Gabriel, est plus cruel que la mort; croyez-moi, elle est assez vengée; elle nous enlève ce qui nous est plus cher que la lumière; je ne verrai plus Isidore, vous ne verrez plus Mélanie. Hélas! cette liberté charmante de les voir, de leur parler, de nous promener avec elles, nous est ravie tout d'un coup; nous allons trouver dona Juana irritée, qui s'opposera à tous nos desseins; elle préviendra son frère contre nous; il se peut encore que ses nièces, peu affermies dans leurs sentimens, en changeront par contrainte ou par complaisance pour elle. Que je prévois de malheurs & de peines, continua-t-il! je me meurs de douleur & de rage, sans savoir à quoi me résoudre.

Un profond silence suivit ces tristes réflexions; on les auroit plutôt pris pour des[Pg 40] statues, que pour des hommes vivans: mais cette léthargie dura peu; l'aumônier entra dans leur chambre avec un air effrayé: le château, leur dit-il, est investi par des gens armés qui en demandent l'entrée: tout ce que j'ai pu faire, ça été de bien fermer les portes; mais ils menacent de les enfoncer à coups de hache, & s'ils se mettent en devoir de le faire, nous ne sommes pas en état de les en empêcher.

Don Gabriel & le comte demeurèrent aussi surpris qu'irrésolus sur ce qu'ils devoient faire.

Conservons Lucile à don Louis, s'écria le comte, c'est le service le plus essentiel que nous puissions lui rendre. Mais quoi, interrompit don Gabriel, prétendez-vous tenir le siége contre cette petite armée? Non, répliqua-t-il, je prétends que nous montions à cheval, & que nous emmenions Lucile, nous sortirons par le parc; il n'y a guères d'apparence qu'on soit de ce côté-là; nous gagnerons Tui; nous passerons la rivière de Ministrio, & quand nous serons à Valentia, nous n'aurons plus rien à craindre, parce que cette place est au roi de Portugal. Ce qui m'embarrasse, dit l'aumônier, c'est que les chevaux qui sont restés ici, ne valent guères,[Pg 41] & la chose presse si fort que l'on ne peut en chercher ailleurs. Il n'y a point d'autre parti à prendre, s'écria don Gabriel, partons en diligence.

Ils alloient dans la chambre de Lucile pour l'avertir de ce qui se passoit, lorsqu'elle entra dans la leur. Ah! seigneur, dit-elle au comte qui s'avança le premier, je suis perdue si vous ne trouvez le moyen de me sauver; mon père est ici avec celui qu'il me destine pour époux; je les ai reconnus l'un & l'autre du donjon où j'ai monté; ils sont accompagnés d'un nombre considérable de mes parens & de leurs amis. Hélas! malheureuse que je suis, continua-t-elle en pleurant, faut-il que je cause tant de désordres dans ma famille, & tant de déplaisir à don Louis; car enfin jugez de sa douleur, si pour la récompense de ses peines, il me voyoit à son retour au pouvoir d'un rival.

Belle Lucile, lui dit le comte, soyez persuadée que nous ne vous servirons pas avec moins d'ardeur que le feroit don Louis s'il étoit ici; nous avons résolu de vous emmener tout-à-l'heure; il ne faut pas différer d'un moment. En achevant ces mots, ils l'obligèrent de descendre; elle étoit couverte de sa mante. Don Gabriel monta à cheval, &[Pg 42] la prit derrière lui; le comte eut une mule qui servoit ordinairement à l'aumônier: ils sortirent par le parc sans aucun obstacle, & s'éloignèrent aussi vîte qu'ils le purent; mais leur équipage étoit très-mauvais, & dans les circonstances où ils étoient, il n'étoit pas possible d'envoyer à Ciudald-Rodrigo querir leur valet-de-chambre & leurs chevaux qui les attendoient depuis le jour que dona Juana les reçut chez elle.

Don Fernand de la Vega, qui vouloit épouser Lucile, piqué d'honneur & d'amour, n'oublioit rien pour irriter son père & ses parens. Aussitôt qu'ils furent arrivés, il craignit que don Louis & elle ne s'échappassent par quelque porte de derrière; il avoit engagé des paysans d'y veiller: ceux-ci connoissoient la porte du parc; ils feignirent de travailler dans le champ prochain; mais à peine virent-ils Lucile & les deux cavaliers qui l'accompagnoient, qu'ils en donnèrent avis à don Fernand. C'étoit un jeune homme étourdi, sans bravoure, brutal, & capable d'une mauvaise action; il étoit bien persuadé que s'il attaquoit don Louis sans avantage, il n'y trouveroit pas son compte; il prit un de ses cousins & deux valets, tous également bien montés; ils savoient le chemin que Lucile[Pg 43] tenoit, & sans aucune réflexion, ils allèrent par une autre route dans un bois fort épais, où ils eurent le temps de se cacher, & de prendre toutes les mesures nécessaires pour ne pas manquer leur coup.

Ainsi couverts par des buissons, ils furent assez lâches de tirer sans quartier sur don Gabriel & sur le comte. Don Gabriel fut blessé au genou, & le comte eut le bras droit cassé; sa mule épouvantée du bruit & du feu, prit sa course d'une telle furie, que le comte n'ayant plus assez de force pour la retenir, vouloit se jeter par terre: mais son pied resta embarrassé dans l'étrier; il tomba sans pouvoir se dégager, & sa tête porta tout le poids de son corps; il n'a jamais été un état si déplorable, cette mule ombrageuse couroit de tous côtés; enfin les sangles de la selle se rompirent, il demeura au bord du chemin, noyé dans son sang.

Don Louis revenoit en diligence de Compostelle avec la permission qu'il avoit été demander à l'archevêque; son tendre cœur se promettoit une félicité prochaine; il se croyoit déjà le plus heureux de tous les hommes. Ah! que l'on a peu de raison de compter sur les biens de la vie; ils nous échappent souvent quand nous les croyons plus certains. C'est[Pg 44] ce qui arriva dans cette occasion. Don Louis apperçut un homme demi-mort; le sang qui lui couvroit le visage, l'empêcha de le reconnoître: mais quelqu'empressement qu'il eût d'arriver chez lui, il ne voulut pas se reposer sur un gentilhomme & un valet-de-chambre qui l'accompagnoient, du soin de le secourir; il s'approcha. O dieu quelle rencontre pour un aussi véritable ami que lui! Il se précipita de son cheval sur le corps du comte; il l'embrassa; il ne put retenir ses larmes; & pendant que son valet-de-chambre apportoit de l'eau d'une fontaine qui par hasard n'étoit pas éloignée, don Louis & son gentilhomme regardoient les blessures dont il étoit couvert.

Enfin il commença de respirer; il ouvrit ensuite les yeux, & reconnut don Louis. Que faites-vous ici, lui dit-il, d'une voix si basse qu'à peine pouvoit-on l'entendre? Courez après Lucile, on l'enlève dans le bois prochain, où don Gabriel a été blessé. A des nouvelles si funestes, don Louis pensa expirer: quel parti prendre dans une telle extrémité? Deux amis morts ou vivans, une maîtresse si chère au pouvoir de ses plus terribles ennemis. Il prit cependant bien vîte la résolution de la suivre, & de mourir ou de la recouvrer. Il laissa son gentilhomme avec le comte. Il[Pg 45] commanda à son valet-de-chambre d'aller chercher du monde; & s'adressant à son ami: je vais au secours de Lucile & de don Gabriel; je vais chercher à vous venger; vous ne serez pas long-temps sans me revoir.

Il monta à cheval, le cœur si serré qu'il souffroit tout ce qu'on peut souffrir; & bien que la foiblesse du comte l'eût empêché de lui rien particulariser, il imaginoit assez quel étoit le ravisseur de son bien. Il courut à toute bride vers le bois; il y entendit pousser de hauts cris; il lui sembla même reconnoître la voix de sa chère Lucile: c'étoit elle en effet qui faisoit la résistance dont elle étoit capable, pour se défendre contre don Fernand & un de ses valets, qui vouloient la mettre sur un cheval.

Don Gabriel avoit déjà ôté la vie à deux de ses assassins, & les autres auroient eu un semblable sort, s'ils avoient osé le combattre; mais ils restèrent cachés derrière les arbres, & lui tirèrent de-là un coup qui le fit tomber. Lucile n'ayant plus de défenseur voulut fuir; mais don Fernand de la Vega la retint, & lui faisoit beaucoup de violence pour qu'elle se laissât emmener.

A cette vue, don Louis, plus furieux qu'un jeune lion à qui le chasseur arrache sa proie,[Pg 46] se jeta l'épée à la main sur ces deux lâches adversaires; leur défaite lui coûta trop peu, pour qu'elle lui apportât de la gloire. Quel carnage! quatre hommes morts d'un côté, don Gabriel étendu de l'autre, sans aucun sentiment de vie.

Don Louis & Lucile coururent à lui: cette scène ne fut pas moins triste que celle qui s'étoit présentée avec le comte d'Aguilar. Don Louis se trouvoit dans un embarras étrange; car s'il abandonnoit son ami, il faisoit la dernière lâcheté, & s'il retenoit Lucile en ce lieu, il hasardoit de la perdre une seconde fois. Comme il rêvoit profondément, il entendit du bruit: c'étoit son gentilhomme. Il lui commanda d'aller promptement querir du monde pour emporter don Gabriel chez un de ses amis, dont la maison étoit proche: pendant ce temps, il obligea Lucile de se cacher dans le plus épais du bois.

Que ne craignoit-il point après l'extrême malheur de ses deux amis, il appréhendoit que la fatalité de son étoile ne se répandît aussi sur sa maîtresse; qu'un serpent, que quelqu'autre animal venimeux ne la piquât dans l'endroit où il l'avoit laissée seule. Ah! que son ame étoit pénétrée de douleur! qu'il ressentoit d'inquiétude! Amour, cruel amour,[Pg 47] c'est toi qui cause les plus grands maux de la vie!

Bien que don Gabriel parût mort, don Louis ne pouvoit perdre l'espérance de le voir revenir de ce pitoyable état: il le suivit avec Lucile chez son ami. La force des remèdes le tira de son évanouissement; & l'on jugea que ses blessures n'étoient pas dangereuses. Don Louis l'ayant ainsi déposé entre les mains d'un très-honnête homme, & sachant que le comte étoit dans une maison dont il connoissoit particulièrement le maître, il laissa son gentilhomme pour prendre soin de l'un & de l'autre, monta à cheval avec les deux fils de son ami, qui étoient de jeunes hommes fort braves. Il dit adieu à son cher Ponce de Léon, en l'assurant qu'Isidore ne seroit jamais à d'autre qu'à lui.

Il n'auroit pu l'entretenir long-temps, & le remercier de la manière généreuse dont il lui avoit conservé Lucile, sans l'incommoder. Il partit au commencement de la nuit avec elle, & se rendit en Portugal où il l'épousa.

Le grand-père de cette belle fille, étoit entré avec ses amis dans le château de Felix-Sarmiente, & ils y demeuroient tranquilles, attendant que don Fernand de la Vega ramenât Lucile. La nuit étoit déjà bien avancée,[Pg 48] sans qu'ils eussent appris de ses nouvelles; l'inquiétude s'empara de leur esprit; ils envoyèrent le chercher, & l'on vint leur apprendre son malheur. Rien n'est égal à l'affliction dont le père de Lucile & celui de la Vega furent saisis; mais, comme deux vieillards étoient peu accoutumés aux actions de vigueur, dès qu'ils ne furent plus animés par les jeunes gens qui les avoient accompagnés, ils ne songèrent qu'à retourner à Séville, pour continuer les procédures qu'ils avoient commencées contre don Louis.

Dona Juana irritée, prit en partant de chez elle la route de Malaga, sans rien dire à ses nièces; elle les amena droit au couvent des dames Jeronymites, où elles avoient été élevées. Après avoir entretenu l'abesse en particulier, elle s'enferma avec Isidore & Melanie: je n'ai pas voulu vous parler plutôt, leur dit-elle, des sujets de plainte que j'ai contre vous; mais comptez que je n'en ignore aucuns; que je meurs de douleur que vous ayez été capables de souffrir auprès de vous de jeunes seigneurs travestis, qui vont vous perdre dans le monde; & que pour expier une conduite si affreuse, je vous laisse ici, dont vous ne sortirez que par l'ordre de votre père.

[Pg 49]

Madame, répliqua Isidore, avec une fierté qui ne l'éloignoit point du respect qu'elle lui devoit, nous n'avons rien à nous reprocher: & s'il est vrai que vous sachiez les choses comme elle se sont passées, vous savez que nous n'avons appris le nom de ces seigneurs que la nuit du jour que nous sommes parties avec vous; vous pouvez encore vous souvenir que lorsque vous résolûtes de les arrêter, nous n'oubliâmes rien pour les faire partir. Etions-nous d'intelligence avec vous, madame, puisque nous avions de la peine à les voir dans votre maison? Il est vrai qu'ils nous ont parlé de leurs sentimens sans nous offenser; nous les trouvâmes très-avantageux; & si nous avions l'honneur d'être dans vos bonnes grâces, vous ne perdriez pas une occasion si favorable de nous établir.

Dona Juana manquant de bonnes raisons pour répondre à ses nièces, ne manqua pas d'injures, elle les en accabla; car son entêtement pour le comte, bien loin de diminuer par l'absence, prenoit de nouvelles forces, & le peu d'espoir qui lui restoit de l'engager, achevoit de la rendre furieuse. Isidore & Mélanie entrèrent dans le couvent; elles croyoient y trouver toute l'honnête liberté que méritoit leur bonne conduite: mais à[Pg 50] peine les portes furent refermées sur elles, qu'on leur dit qu'elles ne verroient personne, qu'elles n'écriroient point, & qu'on ne les quitteroit pas de vue. Dona Juana avoit fait accroire à l'abbesse, que des gens d'une condition fort au-dessous de la leur vouloient les enlever, qu'elles y donnoient les mains, & que l'on ne pouvoit les observer de trop près.

Cette précaution fut cause que les desseins de cette vieille ne réussirent pas; l'abbesse choisit entre ses religieuses celles qui avoient le plus de naissance pour les mettre auprès de ces belles prisonnières; entr'elles dona Iphigénie d'Aguilar fut nommée comme la première, parce qu'elle n'avoit commerce qu'avec ses parens, & que des malheureux tels que dona Juana venoit de dépeindre les amans de ses nièces, se trouvoient fort éloignés d'un tel caractère.

Dona Iphigénie avoit beaucoup d'esprit & de douceur; elle trouva tant de mérite à ces nouvelles pensionnaires, que les voyant dans une extrême mélancolie, elle n'oublioit rien pour les en retirer. Mais elle ne fut pas long-temps sans avoir besoin elle-même de la consolation qu'elle vouloit leur donner; elle reçut une lettre que le comte d'Aguilar son frère,[Pg 51] lui faisoit écrire; il lui mandoit ou il étoit, & sans lui dire le sujet de son combat, il se contentoit de se recommander à ses prières, parce qu'il étoit dangereusement blessé; qu'il avoit des déplaisirs extrêmes, & que don Gabriel Ponce de Léon étoit aussi mal que lui.

Isidore ayant remarqué sur le visage d'Iphigénie une pâleur extraordinaire lui en demanda la cause. Iphigénie lui dit qu'elle étoit très-affligée & lui donna la lettre: Isidore, en la lisant, poussa un grand cri, & se laissa tomber sur un fauteuil: Mélanie accourut; Isidore, sans lui pouvoir parler, lui présenta la lettre du comte; Mélanie ne témoigna pas moins d'affliction que sa sœur.

Iphigénie, jusqu'à ce moment, ne leur avoit point dit le nom de sa maison; sa modestie l'empêchoit de se vanter de ces sortes d'avantages qui ne conviennent guère à une religieuse; ainsi elle n'avoit jamais eu lieu de parler avec elles du comte & de don Gabriel; mais la sensibilité qu'elles témoignèrent dans cette occasion, passoit de bien loin celle que l'on a ordinairement pour une nouvelle amie; elle les voyoit pleurer plus amèrement qu'elle, & leur connoissance étoit encore si récente, qu'elle n'osoit attribuer à la tendresse une douleur de cette nature; elle les regardoit[Pg 52] sans parler; enfin Isidore comprenant une partie de ce qui se passoit dans son esprit: cessez d'être surprise, madame, lui dit-elle, de l'état où vous nous voyez; nous sommes aimées, & nous voulons bien vous avouer que nous n'avons point d'indifférence pour le comte d'Aguilar, & pour don Gabriel Ponce de Léon; c'est à cause d'eux que nous sommes ici; quelque peine qu'on pût nous y faire, dieux! qu'elles nous seroient douces, en comparaison des cruelles nouvelles que nous apprenons.

Quoi! mon cher frère & mon cher cousin vous aiment, reprit dona Iphigénie, en embrassant Isidore & Mélanie; quoi, vous leur voulez du bien, vous souffrez pour eux, & je ne l'ai pas su plutôt? que je m'en veux de mal! Hélas! me pardonnerez-vous tous mes airs d'espion? Oui, sans doute, continua-t-elle, après quelques momens de silence, vous me les pardonnerez, par le soin que je prendrai à l'avenir de vous plaire; mon cœur n'a pas attendu que je vous connusse par votre nom, pour s'attacher à vous. Madame, répliqua Mélanie, un pressentiment secret lui inspiroit la tendresse qu'il vous doit, par rapport au comte d'Aguilar & à don Gabriel; mais que ferons-nous pour les soulager?

[Pg 53]

Il faut leur écrire, reprit Iphigénie, j'enverrai un exprès porter nos lettres; votre tante a très-inutilement ordonné que vous soyez captives ici, je vous assure qu'elle sera mal obéie. Isidore & Mélanie la remercièrent du plaisir qu'elle leur faisoit, & sans différer, elles écrivirent. La lettre d'Isidore à don Gabriel étoit en ces termes:

Vous serez aussi surpris d'apprendre que je suis aux Jéronymites de Malaga, que je l'ai été de votre blessure. Que vous peut-il être arrivé, seigneur, depuis notre séparation; & cette séparation n'est-elle pas assez douloureuse, sans qu'elle soit suivie de nouvelles disgraces? Si vous m'aimez, ne négligez point une santé à laquelle je m'intéresse autant que vous le souhaitez. Venez le plus promptement que vous pourrez ici, & soyez persuadé, seigneur, que votre souvenir tiendra fidelle compagnie.

Mélanie écrivit au comte d'Aguilar:

Vous êtes éloigné, vous êtes en péril; que de maux à la fois, seigneur! S'il suffisoit de les partager pour vous soulager, hélas! que je vous serois utile! Ma douleur & mon inquiétude sont affreuses; j'aurai peu de repos jusqu'à ce que je vous voie.

Elles écrivirent aussi à leur frère. Iphigé[Pg 54]nie, ayant fait un paquet de toutes ces lettres, en chargea un homme de confiance.

Il est aisé de juger de la joie que reçut le comte, par des nouvelles si chères & si peu attendues; elles contribuèrent plus à sa guérison, que tous les remèdes qu'on lui faisoit. Don Gabriel étoit avec lui dans la même chambre; dès qu'il put souffrir la litière, il s'y fit porter: les témoignages de bonté qu'il recevoit d'Isidore, le comblèrent de satisfaction: ils prièrent le gentilhomme de don Louis d'écrire tout ce qui s'étoit passé depuis le départ de Juana, afin d'en informer ces dames: & comme le comte étoit encore fort mal, il ne put écrire que ce peu de mots à Melanie:

Vous me verrez bientôt à vos pieds le plus tendre & le plus respectueux de tous les amans.

Ponce de Léon écrivit à Isidore:

Nous croyions vous suivre, lorsque mille accidens se sont succédés pour nous arrêter: mais, madame, se peut-il une surprise plus agréable, que celle de recevoir un billet de votre main? Avec quel transport ai-je vu ces témoignages de votre bonté! Je ne saurois vous les faire mieux entendre, qu'en vous parlant de ma passion; elle est telle que sur le point de perdre la vie, je ne regret[Pg 55]tois que vous. En effet vous me tenez lieu de tout; heureux, madame, si je vous tiens lieu de quelque chose.

Le messager fit toute la diligence nécessaire, pour ne pas laisser long-temps Iphigénie & les deux aimables sœurs dans l'inquiétude où elles étoient de la santé de ces cavaliers. Le caractère de leurs lettres leur parut si tendre & si touchant, qu'elles résolurent de rendre une entière justice à leurs sentimens, d'aimer ceux qui les aimoient, & de seconder les démarches qu'ils vouloient faire pour leur mariage. Elles écrivirent dans cet esprit à don Louis, & comme il n'attendoit que leur consentement, pour mander à don Félix Sarmiente la recherche que don Gabriel & le comte faisoient de ses sœurs; il ne fut plus question que de savoir la dernière résolution de ces deux amans; mais lorsqu'il leur en écrivit, ils renchérirent sur cet empressement, & lui déclarèrent qu'encore que dona Juana les déshéritât; ce ne seroit point un obstacle, puisqu'ils les aimoient assez pour ne regarder en les épousant que leur seule personne. Don Gabriel manda de son côté à son père qui étoit à Madrid & les sentimens qu'il avoit pour Isidore: & comme il ne souhaitoit pour son fils qu'une fille aimable & vertueuse, il[Pg 56] donna volontiers les mains à ce qu'il désiroit, & il chargea le comte son frère, qui étoit à Cadix, de prendre tous les soins nécessaires pour cette affaire.

Don Félix Sarmiente se sentit si honoré de l'alliance que son fils proposoit pour ses sœurs, qu'il jugea nécessaire de se rendre à Malaga, afin d'applanir toutes les difficultés; car le procès de don Louis ne lui permettoit pas de venir en Andalousie. Les amans & les maîtresses reçurent ces bonnes nouvelles avec une satisfaction difficile à exprimer; don Gabriel & le comte furent bientôt en état de se rendre à Malaga; ils arrivèrent dans le temps que leur oncle & don Félix, qui avoient concerté ensemble pour ce mariage, s'y rendirent aussi.

Cependant dona Juana, triste & désolée, se nourrissoit de son propre poison dans une maison de campagne, où son frère fut la trouver pour la prier de venir aux noces de ses filles. Un coup de foudre ne lui auroit pas été plus terrible; elle lui dit tout ce que sa rage put lui faire imaginer, afin de rompre cette affaire; mais don Félix étoit déjà prévenu, & ses emportemens, non plus que ses remontrances & ses menaces, n'eurent aucun effet. Lorsqu'elle vit que la chose étoit sans[Pg 57] remède, elle fut à Seville, & donna tout son bien au grand-père de Lucile & au père de don Fernand de Vega, à condition de plaider éternellement avec sa famille.

Mais c'étoient des parties trop peu redoutables pour faire long-temps de la peine à des personnes si distinguées par leur mérite & par leur qualité. On leur proposa un accommodement qu'ils acceptèrent avec joie: ainsi les mariages de don Gabriel & d'Isidore, du comte & de Melanie, s'achevèrent en peu de jours avec toute la magnificence possible, & toute la satisfaction que l'on doit s'imaginer entre des personnes si accomplies & qui s'aimoient si chèrement.

Pour Juana, elle auroit été ruinée par la folle donation qu'elle venoit de faire, si don Félix n'avoit heureusement trouvé le moyen d'appaiser le père de Lucile. Après avoir pardonné son enlèvement à don Louis, il donna à sa fille, outre son bien, celui de Juana; & comme ce bien revenoit dans la famille des Sarmientes, ils eurent la générosité d'en laisser jouir Juana, qui se retira pour le reste de sa vie aux Carmélites de Séville.

Aussitôt que madame D. eut fini, l'on avertit la compagnie que l'on avoit servi une grande collation dans le cabinet de verdure[Pg 58] qui étoit proche de la fontaine: allons-y, dit la comtesse de F...., j'y consens, pourvu qu'on me promette qu'en sortant de table, on achèvera la lecture de ce cahier; car je suis persuadée, par tout ce que nous avons entendu, & par ce qui reste à lire, que nous perdrions bien de jolies choses; chacun applaudit à ce que la comtesse souhaitoit. Puisque vous le voulez, dit madame D..., nous recommencerons par le conte de Babiole; il y en a encore quelques autres, avec une nouvelle Espagnole, qui ne vous déplairont peut-être pas.


BABIOLE

 




BABIOLE,
CONTE.


Il y avoit un jour une reine qui ne pouvoit rien souhaiter, pour être heureuse, que d'avoir des enfans: elle ne parloit d'autre chose, & disoit sans cesse que la fée Fanferluche, étant venue à sa naissance, & n'ayant pas été satisfaite de la reine sa mère, s'étoit mise en furie, & ne lui avoit souhaité que des chagrins.

[Pg 59]

Un jour qu'elle s'affligeoit toute seule au coin de son feu, elle vit descendre par la cheminée une petite vieille, haute comme la main; elle étoit à cheval sur trois brins de jonc; elle portoit sur sa tête une branche d'aube-épine; son habit étoit fait d'aîles de mouches; deux coques de noix lui servoient de bottes; elle se promenoit en l'air, & après avoir fait trois tours dans la chambre, elle s'arrêta devant la reine. Il y a long-temps, lui dit-elle, que vous murmurez contre moi, que vous m'accusez de vos déplaisirs, & que vous me rendez responsable de tout ce qui vous arrive. Vous croyez, madame, que je suis cause de ce que vous n'avez point d'enfans: je viens vous annoncer une Infante; mais j'appréhende qu'elle ne vous coûte bien des larmes. Ha! noble Fanferluche, s'écria la reine, ne me refusez pas votre pitié & votre secours; je m'engage de vous rendre tous les services qui seront en mon pouvoir, pourvu que la princesse, que vous me promettez, soit ma consolation & non pas ma peine. Le destin est plus puissant que moi, répliqua la fée; tout ce que je puis, pour vous marquer mon affection, c'est de vous donner cette épine blanche; attachez-la sur la tête de votre fille aussitôt qu'elle sera née, elle la garantira[Pg 60] de plusieurs périls. Elle lui donna l'épine blanche, & disparut comme un éclair.

La reine demeura triste & rêveuse: que souhaitai-je! disoit-elle, une fille qui me coûtera bien des larmes & bien des soupirs: ne serois-je donc pas plus heureuse de n'en point avoir? La présence du roi qu'elle aimoit chèrement, dissipa une partie de ses déplaisirs; elle devint grosse, & tout son soin, pendant sa grossesse, étoit de recommander à ses confidentes qu'aussitôt que la princesse seroit née on lui attachât sur la tête cette fleur d'épine, qu'elle conservoit dans une boîte d'or couverte de diamans, comme la chose du monde qu'elle estimoit davantage.

Enfin la reine donna le jour à la plus belle créature que l'on ait jamais vue: on lui attacha en diligence la fleur d'aube-épine sur la tête; & dans le même instant, ô merveille! elle devint une petite guenon, sautant, courant & cabriolant dans la chambre, sans que rien y manquât. A cette métamorphose, toutes les dames poussèrent des cris effroyables; & la reine, plus allarmée qu'aucune, pensa mourir de désespoir: elle cria qu'on lui ôtât le bouquet qu'elle avoit sur l'oreille: l'on eut mille peines à prendre la guenuche, & ce fut inutilement qu'on lui ôta ces fatales fleurs[Pg 61] elle étoit déjà guenon, guenon confirmée, ne voulant ni tetter, ni faire l'enfant, il ne lui falloit que des noix & des marrons.

Barbare Fanferluche, s'écrioit douloureusement la reine, que t'ai-je fait pour me traiter si cruellement? Que vais-je devenir! quelle honte pour moi, tous mes sujets croiront que j'ai fait un monstre: quelle sera l'horreur du roi pour un tel enfant! elle pleuroit & prioit les dames de lui conseiller ce qu'elle pouvoit faire dans une occasion si pressante. Madame, dit la plus ancienne, il faut persuader au roi que la princesse est morte, & renfermer cette guenuche dans une boîte que l'on jetera au fond de la mer; car ce seroit une chose épouvantable, si vous gardiez plus long-temps une bestiole de cette nature. La reine eut quelque peine à s'y résoudre; mais comme on lui dit que le roi venoit dans sa chambre, elle demeura si confuse & si troublée, que sans délibérer davantage, elle dit à sa dame d'honneur de faire de la guenon tout ce qu'elle voudroit.

On la porta dans un autre appartement; on l'enferma dans la boîte, & l'on ordonna à un valet-de-chambre de la reine de la jeter dans la mer; il partit sur-le-champ. Voilà donc la princesse dans un péril extrême: cet[Pg 62] homme ayant trouvé la boîte belle, eut regret de s'en défaire; il s'assit au bord du rivage, & tira la guenuche de la boîte, bien résolu de la tuer, car il ne savoit point que c'étoit sa souveraine; mais comme il la tenoit, un grand bruit qui le surprit, l'obligea de tourner la tête; il vit un charriot découvert, traîné par six licornes; il brilloit d'or & de pierreries, plusieurs instrumens de guerre le précédoient: une reine, en manteau royal, & couronnée, étoit assise sur des carreaux de drap d'or, & tenoit devant elle son fils âgé de quatre ans.

Le valet-de-chambre reconnut cette reine, car c'étoit la sœur de sa maîtresse; elle l'étoit venue voir pour se réjouir avec elle; mais aussitôt qu'elle sut que la petite princesse étoit morte, elle partit fort triste, pour retourner dans son royaume; elle rêvoit profondément lorsque son fils cria: je veux la guenon, je veux l'avoir: la reine ayant regardé, elle apperçut la plus jolie guenon qui ait jamais été. Le valet-de-chambre cherchoit un moyen de s'enfuir; on l'en empêcha: la reine lui en fit donner une grosse somme, & la trouvant douce & mignonne, elle la nomma Babiole: ainsi, malgré la rigueur de son sort, elle tomba entre les mains de la reine sa tante.

[Pg 63]

Quand elle fut arrivée dans ses états, le petit prince la pria de lui donner Babiole pour jouer avec lui: il vouloit qu'elle fût habillée comme une princesse: on lui faisoit tous les jours des robes neuves, & on lui apprenoit à ne marcher que sur les pieds; il étoit impossible de trouver une guenon plus belle & de meilleur air: son petit visage étoit noir comme geai, avec une barbette blanche & des touffes incarnates aux oreilles; ses menottes n'étoient pas plus grandes que les aîles d'un papillon, & la vivacité de ses yeux marquoit tant d'esprit, que l'on n'avoit pas lieu de s'étonner de tout ce qu'on lui voyoit faire.

Le prince, qui l'aimoit beaucoup, la carressoit sans cesse, elle se gardoit bien de le mordre, & quand il pleuroit, elle pleuroit aussi. Il y avoit déjà quatre ans qu'elle étoit chez la reine, lorsqu'elle commença un jour à bégayer comme un enfant qui veut dire quelque chose; tout le monde s'en étonna, & ce fut bien un autre étonnement, quand elle se mit à parler avec une petite voix douce & claire, si distincte, que l'on n'en perdoit pas un mot. Quelle merveille! Babiole parlante, Babiole raisonnante! La reine voulut la ravoir pour s'en divertir; on la mena dans, son appartement au grand regret du prince;[Pg 64] il lui en coûta quelques larmes; & pour le consoler, on lui donna des chiens & des chats, des oiseaux, des écureuils, & même un petit cheval appelé Criquetin, qui dansoit la sarabande: mais tout cela ne valoit pas un mot de Babiole.

Elle étoit de son côté plus contrainte chez la reine que chez le prince; il falloit qu'elle répondît comme une sybille, à cent questions spirituelles & savantes, qu'elle ne pouvoit quelquefois résoudre. Dès qu'il arrivoit un ambassadeur ou un étranger, on la faisoit paroître avec une robe de velours ou de brocard, en corps & en colerette: si la cour étoit en deuil, elle traînoit une longue mante & des crêpes qui la fatiguoient beaucoup: on ne lui laissoit plus la liberté de manger ce qui étoit de son goût; le médecin en ordonnoit, & cela ne lui plaisoit guères, car elle étoit volontaire comme une guenuche née princesse.

La reine lui donna des maîtres qui exercèrent bien la vivacité de son esprit; elle excelloit à jouer du clavecin: on lui en avoit fait un merveilleux dans une huître à l'écaille: il venoit des peintres des quatre parties du monde, & particulièrement d'Italie pour la peindre; sa renommée voloit d'un pole à[Pg 65] l'autre, car on n'avoit point encore vu une guenon qui parlât.

Le prince, aussi beau que l'on représente l'amour, gracieux & spirituel, n'étoit pas un prodige moins extraordinaire; il venoit voir Babiole; il s'amusoit quelquefois avec elle; leurs conversations, de badines & d'enjouées, devenoient quelquefois sérieuses & morales. Babiole avoit un cœur, & ce cœur n'avoit pas été métamorphosé comme le reste de sa petite personne: elle prit donc de la tendresse pour le prince, & il en prit si fort qu'il en prit trop. L'infortunée Babiole ne savoit que faire; elle passoit les nuits sur le haut d'un volet de fenêtres, ou sur le coin d'une cheminée, sans vouloir entrer dans son pannier ouaté, plumé, propre & mollet. Sa gouvernante (car elle en avoit une) l'entendoit souvent soupirer, & se plaindre quelquefois; sa mélancolie augmenta comme sa raison, & elle ne se voyoit jamais dans un miroir, que par dépit elle ne cherchât à le casser; de sorte qu'on disoit ordinairement, le singe est toujours singe, Babiole ne sauroit se défaire de la malice naturelle à ceux de sa famille.

Le prince étant devenu grand, aimoit la chasse, le bal, la comédie, les armes, les[Pg 66] livres, mais pour la guenuche, il n'en étoit presque plus mention. Les choses alloient bien différemment de son côté; elle l'aimoit mieux à douze ans, qu'elle ne l'avoit aimé à six; elle lui faisoit quelquefois des reproches de son oubli, il croyoit en être fort justifié, en lui donnant pour toute raison une pomme d'apis, ou des marrons glacés.

Enfin, la réputation de Babiole fit du bruit au royaume des Guenons; le roi Magot eut grand envie de l'épouser, & dans ce dessein il envoya une célèbre ambassade, pour l'obtenir de la reine; il n'eut pas de peine à faire entendre ses intentions à son premier ministre: mais il en auroit eu d'infinies à les exprimer, sans le secours des perroquets & des pies, vulgairement appelées margots; celles-ci jasoient beaucoup, & les geais qui suivoient l'équipage, auroient été bien fâchés de caqueter moins qu'elles.

Un gros singe appelé Mirlifiche fut chef de l'ambassade: il fit faire un carrosse de carte, sur lequel on peignit les amours du roi Magot avec Monette Guenuche, fameuse dans l'empire Magotique; elle mourut impitoyablement sous la griffe d'un chat sauvage, peu accoutumé à ses espiègleries. L'on avoit donc représenté les douceurs que Magot & Monette[Pg 67] avoient goûtées pendant leur mariage, & le bon naturel avec lequel ce roi l'avoit pleurée après son trépas. Six lapins blancs, d'une excellente garenne, traînoient ce carrosse, appelé par honneur carrosse du corps: on voyoit ensuite un chariot de paille peinte de plusieurs couleurs, dans lequel étoient les guenons destinées à Babiole; il falloit voir comme elles étoient parées: il paroissoit vraisemblablement qu'elles venoient à la noce. Le reste du cortége étoit composé de petits épagneuls, de levrons, de chats d'Espagne, de rats de Moscovie, de quelques hérissons, de subtiles belettes, de friands renards; les uns menoient les charriots, les autres portoient le bagage. Mirlifiche surtout plus grave qu'un dictateur romain, plus sage qu'un Caton, montoit un jeune levraut qui alloit mieux l'amble qu'aucun guildain d'Angleterre.

La reine ne savoit rien de cette magnifique ambassade, lorsqu'elle parvint jusqu'à son palais. Les éclats de rire du peuple & de ses gardes l'ayant obligée de mettre la tête à la fenêtre, elle vit la plus extraordinaire cavalcade qu'elle eût vue de ses jours. Aussitôt Mirlifiche, suivi d'un nombre considérable de singes, s'avança vers le chariot des guenu[Pg 68]ches, & donnant la patte à la grosse guenon, appelée Gigogna, il l'en fit descendre, puis lâchant le petit perroquet qui devoit lui servir d'interprète, il attendit que ce bel oiseau se fût présenté à la reine, & lui eût demandé audience de sa part.

Perroquet s'élevant doucement en l'air, vint sur la fenêtre d'où la reine regardoit, & lui dit d'un ton de voix le plus joli du monde: madame, monseigneur le comte de Mirlifiche, ambassadeur du célèbre Magot, roi des singes, demande audience à votre majesté, pour l'entretenir d'une affaire très-importante. Beau perroquet, lui dit la reine en le caressant, commencez par manger une rôtie, & buvez un coup; après cela, je consens que vous alliez dire au comte Mirlifiche qu'il est le très-bien venu dans mes états, lui & tout ce qui l'accompagne. Si le voyage qu'il a fait depuis Magotie jusqu'ici ne l'a point trop fatigué, il peut tout-à-l'heure entrer dans la salle d'audience, où je vais l'attendre sur mon trône avec toute ma cour.

A ces mots, perroquet baisa deux fois la patte, battit la garde, chanta un petit air en signe de joie; & reprenant son vol, il se percha sur l'épaule de Mirlifiche, & lui dit à l'oreille la réponse favorable qu'il venoit de[Pg 69] recevoir. Mirlifiche n'y fut pas insensible; il fit demander à un des officiers de la reine par Margot la pie, qui s'étoit érigée en sous-interprète, s'il vouloit bien lui donner une chambre pour se délasser pendant quelques momens. On ouvrit aussitôt un sallon, pavé de marbre peint & doré, qui étoit des plus propres du palais; il y entra avec une partie de sa suite; mais comme les singes sont grands fureteurs de leur métier, ils allèrent découvrir un certain coin, dans lequel on avoit arrangé maints pots de confiture; voilà mes gloutons après; l'un tenoit une tasse de cristal pleine d'abricots, l'autre une bouteille de sirop; celui-ci des pâtés, celui-là des massepains. La gente volatille qui faisoit cortège, s'ennuyoit de voir un repas où elle n'avoit ni chenevis, ni millet; & un geai, grand causeur de son métier, vola dans la salle d'audience, où s'approchant respectueusement de la reine: madame, lui dit-il, je suis trop serviteur de votre majesté, pour être complice bénévole du dégât qui se fait de vos très-douces confitures: le comte Mirlifiche en a déjà mangé trois boîtes pour sa part: il croquoit la quatrième sans aucun respect de la majesté royale, lorsque le cœur pénétré, je vous en suis venu donner avis. Je vous remercie, petit geai, mon ami, dit la[Pg 70] reine en souriant, mais je vous dispense d'avoir tant de zèle pour mes pots de confitures, je les abandonne en faveur de Babiole que j'aime de tout mon cœur. Le geai un peu honteux de la levée de bouclier qu'il venoit de faire, se retira sans dire mot.

L'on vit entrer quelques momens après l'ambassadeur avec sa suite: il n'étoit pas tout-à-fait habillé à la mode, car depuis le retour du fameux Fagotin, qui avoit tant brillé dans le monde, il ne leur étoit venu aucun bon modèle: son chapeau étoit pointu, avec un bouquet de plume verte, un baudrier de papier bleu, couvert de papillottes d'or, de gros canons & une canne. Perroquet qui passoit pour un assez bon poëte, ayant composé une harangue fort sérieuse, s'avança jusqu'au pied du trône où la reine étoit assise; il s'adressa à Babiole, & parla ainsi:

Madame, de vos yeux connoissez la puissance,
Par l'amour dont Magot ressent la violence.
Ces singes & ces chats, ce cortège pompeux,
Ces oiseaux, tout ici vous parle de ses feux,
Lorsque d'un chat sauvage éprouvant la furie,
Monette (c'est le nom d'une guenon chérie)
Madame, je ne peux la comparer qu'à vous,
Lorsqu'elle fut ravie à Magot son époux.
Le roi jura cent fois qu'à ses manes fidelle,
[Pg 71]
Il lui conserveroit un amour éternelle.
Madame, vos appas ont chassé de son cœur
Le tendre souvenir de sa première ardeur.
Il ne pense qu'à vous: si vous saviez, madame,
Jusques à quel excès il a porté sa flâme,
Sans doute votre cœur sensible à la pitié,
Pour adoucir ses maux, en prendroit la moitié!
Lui qu'on voyoit jadis gros, gras, dispos, alègre,
Maintenant inquiet, tout défait & tout maigre,
Un éternel souci semble le consumer,
Madame, qu'il sent bien ce que c'est que d'aimer!
Les olives, les noix dont il étoit avide,
Ne lui paroissent plus qu'un ragoût insipide.
Il se meurt: c'est à vous que nous avons recours!
Vous seule, vous pouvez nous conserver ses jours.
Je ne vous dirai point les charmans avantages
Que vous pouvez trouver dans nos heureuses plages.
La figue & le raisin y viennent à foison,
Là, les fruits les plus beaux sont de toute saison.

Perroquet eut à peine fini son discours, que la reine jeta les yeux sur Babiole, qui de son côté se trouvoit si interdite, qu'on ne l'a jamais été davantage; la reine voulut savoir son sentiment avant que de répondre. Elle dit à perroquet de faire entendre à monsieur l'ambassadeur qu'elle favoriseroit les prétentions de son roi en tout ce qui dépendroit d'elle. L'audience finie, elle se retira, & Babiole la suivit dans son cabinet: ma petite guenuche, lui dit-elle, je t'avoue que j'aurai[Pg 72] bien du regret de ton éloignement, mais il n'y a pas moyen de refuser le Magot qui te demande en mariage, car je n'ai pas encore oublié que son père mit deux cents mille singes en campagne, pour soutenir une grande guerre contre le mien; ils mangèrent tant de nos sujets, que nous fûmes obligés de faire une paix assez honteuse. Cela signifie, madame, répliqua impatiemment Babiole, que vous êtes résolue de me sacrifier à ce vilain monstre, pour éviter sa colère; mais je supplie au moins votre majesté de m'accorder quelques jours pour prendre ma dernière résolution. Cela est juste, dit la reine; néanmoins, si tu veux m'en croire, détermines-toi promptement; considère les honneurs qu'on te prépare; la magnificence de l'ambassade, & quelles dames d'honneur on t'envoie; je suis sûre que jamais Magot n'a fait pour Monette, ce qu'il fait pour toi. Je ne sais ce qu'il a fait pour Monette, répondit dédaigneusement la petite Babiole, mais je sais bien que je suis peu touchée des sentimens dont il me distingue.

Elle se leva aussitôt, & faisant la révérence de bonne grâce, elle fut chercher le prince pour lui conter ses douleurs. Dès qu'il la vit, il s'écria: Hé bien, ma Babiole, quand[Pg 73] danserons-nous à ta noce? Je l'ignore, seigneur, lui dit-elle tristement; mais l'état où je me trouve est si déplorable, que je ne suis plus la maîtresse de vous taire mon secret & quoiqu'il en coûte à ma pudeur, il faut que je vous avoue que vous êtes le seul que je puisse souhaiter pour époux. Pour époux, dit le prince, en s'éclatant de rire! pour époux, ma guenuche! je suis charmé de ce que tu me dis; j'espère cependant que tu m'excuseras si je n'accepte point le parti; car enfin notre taille, notre air & nos manières ne sont pas tout-à-fait convenables. J'en demeure d'accord, dit-elle, & surtout nos cœurs ne se ressemblent point; vous êtes un ingrat, il y a long-temps que je m'en apperçois, & je suis bien extravagante de pouvoir aimer un prince qui le mérite si peu. Mais, Babiole, dit-il, songe à la peine que j'aurois de te voir perchée sur la pointe d'un sycomore, tenant à une branche par le bout de la queue: crois-moi, tournons cette affaire en raillerie pour ton honneur & pour le mien, épouse le roi Magot, &, en faveur de la bonne amitié qui est entre nous, envoie-moi le premier Magotin de ta façon. Vous êtes heureux, seigneur, ajouta Babiole, que je n'aie pas tout-à-fait l'esprit d'une guenuche;[Pg 74] une autre que moi vous auroit déjà crevé les yeux, mordu le nez, arraché les oreilles; mais je vous abandonne aux réflexions que vous ferez un jour sur votre indigne procédé. Elle n'en put dire davantage, sa gouvernante vint la chercher, l'ambassadeur Mirlifiche s'étoit rendu dans son appartement avec des présens magnifiques.

Il y avoit une toilette de rézeau d'araignée, brodée de petits vers luisans, une coque d'œuf renfermoit les peignes, un bigarreau servoit de pelote, & tout le linge étoit garni de dentelles de papier: il y avoit encore dans une corbeille plusieurs coquilles proprement assorties, les unes pour servir de pendans d'oreilles, les autres de poinçons, & cela brilloit comme des diamans: ce qui étoit bien meilleur, c'étoit une douzaine de boîtes pleines de confitures avec un petit coffre de verre dans lequel étoit renfermé une noisette & une olive, mais la clef étoit perdue, & Babiole s'en mit peu en peine.

L'ambassadeur lui fit entendre en gromelant, qui est la langue dont on se sert en Magotie, que son monarque étoit plus touché de ses charmes qu'il l'eût été de sa vie d'aucune guenon; qu'il lui faisoit bâtir un palais, au plus haut d'un sapin; qu'il lui envoyoit[Pg 75] ces présens, & même de bonnes confitures pour lui marquer son attachement: qu'ainsi le roi son maître ne pouvoit lui témoigner mieux son amitié: mais, ajouta-t-il, la plus forte preuve de sa tendresse, & à laquelle vous devez être la plus sensible, c'est, madame, au soin qu'il a pris de se faire peindre, pour vous avancer le plaisir de le voir. Aussitôt il déploya le portrait du roi des singes assis sur un gros billot, tenant une pomme qu'il mangeoit.

Babiole détourna les yeux pour ne pas regarder plus long-temps une figure si désagréable, & grondant trois ou quatre sois, elle fit entendre à Mirlifiche qu'elle étoit obligée à son maître de son estime; mais qu'elle n'avoit pas encore déterminé si elle vouloit se marier.

Cependant la reine avoit résolu de ne se point attirer la colère des singes, & ne croyant pas qu'il fallût beaucoup de cérémonies pour envoyer Babiole où elle vouloit qu'elle allât, elle fit préparer tout pour son départ. A ces nouvelles le désespoir s'empara tout-à-fait de son cœur: les mépris du prince d'un côté; de l'autre l'indifférence de la reine, & plus que tout cela, un tel époux, lui firent prendre la résolution de s'enfuir:[Pg 76] ce n'étoit pas une chose bien difficile; depuis qu'elle parloit, on ne l'attachoit plus, elle alloit, elle venoit & rentroit dans sa chambre aussi souvent par la fenêtre que par la porte.

Elle se hâta donc de partir, sautant d'arbre en arbre, de branche en branche, jusqu'au bord d'une rivière; l'excès de son désespoir l'empêcha de comprendre le péril où elle alloit se mettre en voulant la passer à la nage, & sans rien examiner, elle se jeta dedans: elle alla aussitôt au fond. Mais comme elle ne perdit point le jugement, elle apperçut une grotte magnifique, toute ornée de coquilles, elle se hâta d'y entrer; elle y fut reçue par un vénérable vieillard, dont la barbe blanche descendoit jusqu'à sa ceinture: il étoit couché sur des roseaux & des glayeuls, il avoit une couronne de pavots & de lis sauvages; il s'appuyoit contre un rocher d'où couloient plusieurs fontaines qui grossissoient la rivière.

Hé! qui t'amène ici, petite Babiole, dit-il, en lui tendant la main? Seigneur, répondit-elle, je suis une guenuche infortunée, je fuis un singe affreux que l'on veut me donner pour époux. Je sais plus de tes nouvelles que tu ne penses, ajouta le sage vieil[Pg 77]lard; il est vrai que tu abhorres Magot, mais il n'est pas moins vrai que tu aimes un jeune prince, qui n'a pour toi que de l'indifférence. Ah! seigneur, s'écria Babiole en soupirant, n'en parlons point, son souvenir augmente toutes mes douleurs. Il ne sera pas toujours rebelle à l'amour, continua l'hôte des poissons, je sais qu'il est réservé à la plus belle princesse de l'univers. Malheureuse que je suis! continua Babiole, il ne sera donc jamais pour moi! Le bonhomme sourit, & lui dit: ne t'affliges point, bonne Babiole, le temps est un grand maître, prend seulement garde de ne pas perdre le petit coffre de verre que le Magot t'a envoyé, & que tu as par hasard dans ta poche, je ne t'en puis dire davantage: voici une tortue qui va bon train, assied-toi dessus, elle te conduira où il faut que tu ailles. Après les obligations dont je vous suis redevable, lui dit-elle, je ne puis me passer de savoir votre nom. On me nomme, dit-il, Biroqua, père de Biroquie, rivière, comme tu vois, assez grosse & assez fameuse.

Babiole monta sur sa tortue avec beaucoup de confiance: elles allèrent pendant long-temps sur l'eau, & enfin, à un détour qui paroissoit long, la tortue gagna le rivage. Il[Pg 78] seroit difficile de rien trouver de plus galant que la selle à l'angloise & le reste de son harnois; il y avoit jusqu'à de petits pistolets d'arçon, auxquels deux corps d'écrevisses servoient de fourreaux.

Babiole voyageoit avec une entière confiance sur les promesses du sage Biroqua, lorsqu'elle entendit tout-d'un-coup un assez grand bruit. Hélas! hélas! c'étoit l'ambassadeur Mirlifiche, avec tous ses mirlifichons, qui retournoient en Magotie, tristes & désolés de la fuite de Babiole. Un singe de la troupe étoit monté à la dînée sur un noyer, pour abattre des noix & nourrir les magotins; mais il fut à peine au haut de l'arbre, que, regardant de tous côtés, il apperçut Babiole sur la pauvre tortue, qui cheminoit lentement en pleine campagne. A cette vue il se prit à crier si fort, que les singes assemblés lui demandèrent en leur langage de quoi il étoit question; il le dit: on lâcha aussitôt les perroquets, les pies & geais, qui volèrent jusqu'où elle étoit; & sur leur rapport l'ambassadeur, les guenons & le reste de l'équipage coururent & l'arrêtèrent.

Quel déplaisir pour Babiole! il seroit difficile d'en avoir un plus grand & plus sensible; on la contraignit de monter dans le carrosse du[Pg 79] corps, il fut aussitôt entouré des plus vigilantes guenons, de quelques renards & d'un coq qui se percha sur l'impériale, faisant la sentinelle jour & nuit. Un singe menoit la tortue en main, comme un animal rare: ainsi la cavalcade continua son voyage, au grand déplaisir de Babiole, qui n'avoit pour toute compagnie que madame Gigona, guenon acariâtre & peu complaisante.

Au bout de trois jours, qui s'étoient passés sans aucune aventure, les guides s'étant égarés, ils arrivèrent tous dans une grande & fameuse ville qu'ils ne connoissoient point; mais ayant apperçu un beau jardin, dont la porte étoit ouverte, ils s'y arrêtèrent, & firent main basse par-tout, comme en pays de conquête. L'un croquoit des noix, l'autre goboit des cerises, l'autre dépouilloit un prunier; enfin, il n'y avoit si petit singenot qui n'allât à la picorée, & qui ne fît magasin.

Il faut savoir que cette ville étoit la capitale du royaume où Babiole avoit pris naissance; que la reine sa mère y demeuroit, & que depuis le malheur qu'elle avoit eu de voir métamorphoser sa fille en guenuche, par le bouquet d'aube-épine, elle n'avoit jamais voulu souffrir dans ses états ni guenuche, ni sapajou, ni magot, enfin rien qui pût rappe[Pg 80]ler à son souvenir la fatalité de sa déplorable aventure. On regardoit là un singe comme un perturbateur du repos public. De quel étonnement fut donc frappé le peuple, en voyant arriver un carrosse de carte, un chariot de paille peinte, & le reste du plus surprenant équipage qui se soit vu depuis que les contes sont contes, & que les fées sont fées?

Ces nouvelles volèrent au palais, la reine demeura transie, elle crut que la gente singenote vouloit attenter à son autorité. Elle assembla promptement son conseil, elle les fit condamner tous comme criminels de lèze-majesté; & ne voulant pas perdre l'occasion de faire un exemple assez fameux pour qu'on s'en souvînt à l'avenir; elle envoya ses gardes dans le jardin, avec ordre de prendre tous les singes. Ils jetèrent de grands filets sur les arbres, la chasse fut bientôt faite, &, malgré le respect dû à la qualité d'ambassadeur, ce caractère se trouva fort méprisé en la personne de Mirlifiche, que l'on jeta impitoyablement dans le fond d'une cave sous un grand poinçon vide, où lui & ses camarades furent emprisonnés, avec les dames guenuches & les demoiselles guenuchonnes qui accompagnoient Babiole.

A son égard, elle ressentoit une joie secrète de ce nouveau désordre: quand les disgrâces[Pg 81] sont à un certain point, l'on n'appréhende plus rien, & la mort même peut être envisagée comme un bien; c'étoit la situation où elle se trouvoit, le cœur occupé du prince qui l'avoit méprisée, & l'esprit rempli de l'affreuse idée du roi Magot, dont elle étoit sur le point de devenir la femme.

Au reste, il ne faut pas oublier de dire que son habit étoit si joli, & ses manières si peu communes, que ceux qui l'avoient prise s'arrêtèrent à la considérer comme quelque chose de merveilleux; & lorsqu'elle leur parla, ce fut bien un autre étonnement, ils avoient déjà entendu parler de l'admirable Babiole. La reine qui l'avoit trouvée, & qui ne savoit point la métamorphose de sa nièce, avoit écrit très-souvent à sa sœur, qu'elle possédoit une guenuche merveilleuse, & qu'elle la prioit de la venir voir; mais la reine affligée passoit cet article sans le vouloir lire. Enfin les gardes, ravis d'admiration, portèrent Babiole dans une grande galerie, ils y firent un petit trône; elle s'y plaça plutôt en souveraine qu'en guenuche prisonnière, & la reine venant à passer, demeura si vivement surprise de sa jolie figure, & du gracieux compliment qu'elle lui fit, que malgré elle la nature parla en faveur de l'infante.

[Pg 82]

Elle la prit entre ses bras. La petite créature, animée de son côté par des mouvemens qu'elle n'avoit point encore ressentis, se jeta à son cou, & lui dit des choses si tendres & si engageantes, qu'elle faisoit l'admiration de tous ceux qui l'entendoient. Non, madame, s'écrioit-elle, ce n'est point la peur d'une mort prochaine, dont j'apprends que vous menacez l'infortunée race des singes, qui m'effraie & qui m'engage de chercher les moyens de vous plaire & de vous adoucir; la fin de ma vie n'est pas le plus grand malheur qui puisse m'arriver, & j'ai des sentimens si fort au-dessus de ce que je suis, que je regretterois la moindre démarche pour ma conservation; c'est donc par rapport à vous seule, madame, que je vous aime, votre couronne me touche bien moins que votre mérite.

A votre avis, que répondre à une Babiole si complimenteuse & si révérencieuse? La reine, plus muette qu'une carpe, ouvroit deux grands yeux, croyoit rêver, & sentoit que son cœur étoit fort ému.

Elle emporta la guenuche dans son cabinet. Lorsqu'elles furent seules, elle lui dit: Ne diffère pas un moment à me conter tes aventures; car je sens bien que de toutes les bes[Pg 83]tioles qui peuplent les ménageries, & que je garde dans mon palais, tu seras celle que j'aimerai davantage: je t'assure même qu'en ta faveur je ferai grâce aux singes qui t'accompagnent. Ha! madame, s'écria-t-elle, je ne vous en demande point pour eux: mon malheur m'a fait naître guenuche, & ce même malheur m'a donné un discernement qui me fera souffrir jusqu'à la mort; car enfin, que puis-je ressentir lorsque je me vois dans mon miroir, petite, laide & noire, ayant des pates couvertes de poil, avec une queue & des dents toujours prêtes à mordre, & que d'ailleurs je ne manque point d'esprit, que j'ai du goût, de la délicatesse & des sentimens? Es-tu capable, dit la reine, d'avoir de la tendresse? Babiole soupira sans rien répondre. Oh! continua la reine, il faut me dire si tu aimes un singe, un lapin ou un écureuil; car si tu n'es point trop engagée, j'ai un nain qui seroit bien ton fait. Babiole à cette proposition prit un air dédaigneux, dont la reine s'éclata de rire. Ne te fâches point, lui dit-elle, & apprends-moi par quel hasard tu parles?

Tout ce que je sais de mes aventures, répliqua Babiole, c'est que la reine, votre sœur, vous eut à peine quittée, après la naissance & la mort de la princesse votre fille, qu'elle vit[Pg 84] en passant sur le bord de la mer un de vos valets-de-chambre qui vouloit me noyer. Je fus arrachée de ses mains par son ordre; & par un prodige dont tout le monde fut également surpris, la parole & la raison me vinrent: l'on me donna des maîtres qui m'apprirent plusieurs langues, & à toucher des instrumens; enfin, madame, je devins sensible à mes disgrâces, &.... Mais, s'écria-t-elle, voyant le visage de la reine pâle & couvert d'une sueur froide: qu'avez-vous, madame? Je remarque un changement extraordinaire en votre personne. Je me meurs! dit la reine d'une voix foible & mal articulée; je me meurs, ma chère & trop malheureuse fille! c'est donc aujourd'hui que je te retrouve. A ces mots, elle s'évanouit. Babiole, effrayée, courut appeler du secours; les dames de la reine se hâtèrent de lui donner de l'eau, de la délacer & de la mettre au lit; Babiole s'y fourra avec elle, l'on n'y prit pas seulement garde, tant elle étoit petite.

Quand la reine fut revenue de la longue pâmoison où le discours de la princesse l'avoit jetée, elle voulut rester seule avec les dames qui savoient le secret de la fatale naissance de sa fille; elle leur raconta ce qui lui étoit arrivé, dont elles demeurèrent si éperdues,[Pg 85] qu'elles ne savoient quel conseil lui donner.

Mais elle leur commanda de lui dire ce qu'elles croyoient à propos de faire dans une conjoncture si triste. Les unes dirent qu'il falloit étouffer la guenuche, d'autres la renfermer dans un trou, d'autres encore la vouloient renvoyer à la mer. La reine pleuroit & sanglottoit; elle a tant d'esprit, disoit-elle, quel dommage de la voir réduite par un bouquet enchanté dans ce misérable état? Mais au fond, continuoit-elle, c'est ma fille, c'est moi qui lui ai attiré l'indignation de la méchante Fanferluche; est-il juste qu'elle souffre de la haine que cette fée a pour moi? Oui, madame, s'écria sa vieille dame d'honneur, il faut sauver votre gloire; que penseroit-on dans le monde, si vous déclariez qu'un monne est votre infante? Il n'est point naturel d'avoir de tels enfans, quand on est aussi belle que vous. La reine perdoit patience de l'entendre raisonner ainsi. Elle & les autres n'en soutenoient pas avec moins de vivacité, qu'il falloit exterminer ce petit monstre; & pour conclusion, elle résolut d'enfermer Babiole dans un château où elle seroit bien nourrie & bien traitée le reste de ses jours.

Lorsqu'elle entendit que la reine vouloit la[Pg 86] mettre en prison, elle se coula tout doucement par la ruelle du lit, & se jetant de la fenêtre sur un arbre du jardin, elle se sauva jusqu'à la grande forêt, & laissa tout le monde en rumeur de ne la point trouver.

Elle passa la nuit dans le creux d'un chêne, où elle eut le temps de moraliser sur la cruauté de sa destinée; mais ce qui lui faisoit plus de peine, c'étoit la nécessité où on la mettoit de quitter la reine; cependant elle aimoit mieux s'exiler volontairement, & demeurer maîtresse de sa liberté, que de la perdre pour jamais.

Dès qu'il fut jour, elle continua son voyage, sans savoir où elle vouloit aller, pensant & repensant mille fois à la bisarrerie d'une aventure si extraordinaire. Quelle différence, s'écrioit-elle, de ce que je suis à ce que je devrois être! Les larmes couloient abondamment des petits yeux de la pauvre Babiole.

Aussitôt que le jour parut, elle partit: elle craignoit que la reine ne la fît suivre, ou que quelqu'un des singes échappés de la cave ne la menât malgré elle au roi Magot; elle alla tant & tant, sans suivre ni chemin ni sentier, qu'elle arriva dans un grand désert où il n'y avoit ni maison, ni arbre, ni fruits, ni herbe, ni fontaine: elle s'y engagea sans réflexion,[Pg 87] & lorsqu'elle commença d'avoir faim, elle connut, mais trop tard, qu'il y avoit bien de l'imprudence à voyager dans un tel pays.

Deux jours & deux nuits s'écoulèrent sans qu'elle pût même attraper un vermisseau, ni un moucheron; la crainte de la mort la prit; elle étoit si foible qu'elle s'évanouissoit, elle se coucha par terre, & venant à se souvenir de l'olive & de la noisette qui étoient encore dans le petit coffre de verre, elle jugea qu'elle en pourroit faire un léger repas. Toute joyeuse de ce rayon d'espérance, elle prit une pierre, mit le coffre en pièces, & croqua l'olive.

Mais elle y eut à peine donné un coup de dent, qu'il en sortit une si grande abondance d'huile parfumée, que tombant sur ses pates, elles devinrent les plus belles mains du monde; sa surprise fut extrême: elle prit de cette huile, & s'en frotta toute entière; merveille! Elle se rendit sur-le-champ si belle, que rien dans l'univers ne pouvoit l'égaler; elle se sentoit de grands yeux, une petite bouche, le nez bien fait, elle mouroit d'envie d'avoir un miroir; enfin elle s'avisa d'en faire un du plus grand morceau de verre de son coffre. Oh quand elle se vit, quelle joie! quelle surprise agréable! Ses habits grandirent comme elle, elle étoit bien coiffée, ses cheveux fai[Pg 88]soient mille boucles, son teint avoit la fraîcheur des fleurs du printemps.

Les premiers momens de sa surprise étant passés, la faim se fit ressentir plus pressante, & ses regrets augmentèrent étrangement. Quoi! disoit-elle, si belle & si jeune, née princesse comme je le suis, il faut que je périsse dans ces tristes lieux. O! barbare fortune qui m'as conduite ici; qu'ordonnes-tu de mon sort? Est-ce pour m'affliger davantage que tu as fait un changement si heureux & si inespéré en moi? Et toi, vénérable fleuve Biroqua, qui me sauva la vie si généreusement, me laisseras-tu périr dans cette affreuse solitude?

L'infante demandoit inutilement du secours, tout étoit sourd à sa voix: la nécessité de manger la tourmentoit à tel point, qu'elle prit la noisette & la cassa: mais en jetant la coquille, elle fut bien surprise d'en voir sortir des architectes, des peintres, des maçons, des tapissiers, des sculpteurs & mille autres sortes d'ouvriers; les uns dessinent un palais, les autres le bâtissent, d'autres le meublent; ceux-là peignent les appartemens, ceux-ci cultivent les jardins, tout brille d'or & d'azur: l'on sert un repas magnifique; soixante princesses mieux habillées que des reines, menées par des écuyers, & suivies de leurs pages,[Pg 89] lui vinrent faire de grands complimens, & la convièrent au festin qui l'attendoit. Aussitôt Babiole, sans se faire prier, s'avança promptement vers le salon, & là, d'un air de reine, elle mangea comme une affamée.

A peine fut-elle hors de table, que ses trésoriers firent apporter devant elle quinze mille coffres, grands comme des muids, remplis d'or & de diamans: ils lui demandèrent si elle avoit agréable qu'ils payassent les ouvriers qui avoient bâti son palais. Elle dit que cela étoit juste, à condition qu'ils bâtiroient aussi une ville, qu'ils se marieroient & resteroient avec elle. Tous y consentirent, la ville fut achevée en trois quarts-d'heure, quoiqu'elle fût cinq fois plus grande que Rome. Voilà bien des prodiges sortis d'une petite noisette.

La princesse minutoit dans son esprit d'envoyer une célèbre ambassade à la reine sa mère, & de faire faire quelques reproches au jeune prince, son cousin. En attendant qu'elle prît là-dessus les mesures nécessaires, elle se divertissoit à voir courre la bague, dont elle donnoit toujours le prix, au jeu, à la comédie, à la chasse & à la pêche; car l'on y avoit conduit une rivière. Le bruit de sa beauté se répandoit par tout l'univers; il venoit à sa cour des rois des quatre coins du monde,[Pg 90] des géans plus hauts que les montagnes, & des pygmées plus petits que des rats.

Il arriva qu'un jour que l'on faisoit une grande fête, où plusieurs chevaliers rompoient des lances, ils en vinrent à se fâcher les uns contre les autres, ils se battirent & se blessèrent. La princesse en colère descendit de son balcon pour reconnoître les coupables: mais lorsqu'on les eut désarmés, que devint-elle quand elle vit le prince son cousin! S'il n'étoit pas mort, il s'en falloit si peu, qu'elle en pensa mourir elle-même de surprise & de douleur. Elle le fit porter dans le plus bel appartement du palais, où rien ne manquoit de tout ce qui lui étoit nécessaire pour sa guérison, médecins de Chodrai, chirurgiens, onguens, bouillons, sirops; l'infante faisoit elle-même les bandes & les charpies; ses yeux les arrosoient de larmes, & ces larmes auroient dû servir de baume au malade. Il l'étoit en effet de plus d'une manière; car sans compter une demi-douzaine de coups d'épée, & autant de coups de lance qui le perçoient de part en part, il étoit depuis long-temps incognito dans cette cour, & il avoit éprouvé le pouvoir des beaux yeux de Babiole, d'une manière à n'en guérir de sa vie. Il est donc aisé de juger à présent d'une par[Pg 91]tie de ce qu'il ressentit, quand il put lire sur le visage de cette aimable princesse, qu'elle étoit dans la dernière douleur de l'état où il étoit réduit.

Je ne m'arrêterai point à redire toutes les choses que son cœur lui fournit pour la remercier des bontés qu'elle lui témoignoit; ceux qui l'entendirent, furent surpris qu'un homme si malade pût marquer tant de passion & de reconnoissance. L'infante, qui en rougit plus d'une fois, le pria de se taire; mais l'émotion & l'ardeur de ses discours le menèrent si loin, qu'elle le vit tomber tout d'un coup dans une agonie affreuse. Elle s'étoit armée jusques-là de confiance; enfin, elle la perdit à tel point qu'elle s'arracha les cheveux, qu'elle jeta les hauts cris, & qu'elle donna lieu de croire à tout le monde, que son cœur étoit de facile accès, puisqu'en si peu de temps elle avoit pris tant de tendresse pour un étranger; car on ne savoit point en Babiole (c'est le nom qu'elle avoit donné à son royaume) que le prince étoit son cousin, & qu'elle l'aimoit dès sa plus grande jeunesse.

C'étoit en voyageant qu'il s'étoit arrêté dans cette cour, & comme il n'y connoissoit personne pour le présenter à l'infante, il crut que rien ne seroit mieux que de faire devant[Pg 92] elle cinq ou six galanteries de Héros; c'est-à-dire, couper bras & jambes aux chevaliers du tournois: mais il n'en trouva aucun assez complaisant pour le souffrir. Il y eut donc une rude mêlée; le plus fort battit le plus foible, & ce plus foible, comme je l'ai déjà dit, fut le prince.

Babiole, désespérée, couroit les grands chemins sans carrosse & sans gardes; elle entra ainsi dans un bois, elle tomba évanouie au pied d'un arbre, où la fée Fanferluche qui ne dormoit point, & qui ne cherchoit que des occasions de mal faire, vint l'enlever dans une nuée plus noire que de l'encre, & qui alloit plus vîte que le vent. La princesse resta quelque temps sans aucune connoissance: enfin elle revint à elle; jamais surprise n'a été égale à la sienne, de se trouver si loin de la terre, & si proche du pôle; le parquet de nuée n'est pas solide, de sorte qu'en courant deçà & delà, il lui sembloit marcher sur des plumes, & la nuée s'entr'ouvrant, elle avoit beaucoup de peine à s'empêcher de tomber; elle ne trouvoit personne avec qui se plaindre, car la méchante Fanferluche s'étoit rendue invisible: elle eut le temps de penser à son cher prince, & à l'état où elle l'avoit laissé, & elle s'abandonna aux sentimens les plus[Pg 93] douloureux qui puissent occuper une ame. Quoi! s'écrioit-elle, je suis encore capable de survivre à ce que j'aime, & l'appréhension d'une mort prochaine trouve quelque place dans mon cœur! Ah! si le soleil vouloit me rotir, qu'il me rendroit un bon office; ou si je pouvois me noyer dans l'arc-en-ciel, que je serois contente! Mais, hélas! tout le zodiaque est sourd à ma voix, le sagittaire n'a point de flêches, le taureau de cornes & le lion de dents: peut-être que la terre sera plus obligeante, & qu'elle m'offrira la pointe d'un rocher sur lequel je me tuerai. O prince! mon cher cousin, que n'êtes-vous ici, pour me voir faire la plus tragique cabriole dont une amante désespérée se puisse aviser. En achevant ces mots, elle courut au bout de la nuée, & se précipita comme un trait que l'on décoche avec violence.

Tous ceux qui la virent crurent que c'étoit la lune qui tomboit; & comme l'on étoit pour lors en décours, plusieurs peuples qui l'adorent & qui restèrent du temps sans la revoir, prirent le grand deuil, & se persuadèrent que le soleil, par jalousie, lui avoit joué ce mauvais tour.

Quelqu'envie qu'eût l'infante de mourir, elle n'y réussit pas; elle tomba dans la bou[Pg 94]teille de verre où les fées mettoient ordinairement leur ratafia au soleil: mais quelle bouteille! il n'y a point de tour dans l'univers qui soit si grande; par bonheur elle étoit vide, car elle s'y seroit noyée comme une mouche.

Six géans la gardoient, ils reconnurent aussitôt l'infante; c'étoient les mêmes qui demeuroient dans sa cour & qui l'aimoient: la maligne Fanferluche, qui ne faisoit rien au hasard, les avoit transportés-là, chacun sur un dragon volant, & ces dragons gardoient la bouteille quand les géans dormoient. Pendant qu'elle y fut, il y eut bien des jours où elle regretta sa peau de guenuche; elle vivoit comme les caméléons, de l'air & de la rosée.

La prison de l'infante n'étoit sue de personne; le jeune prince l'ignoroit, il n'étoit pas mort, & demandoit sans cesse Babiole. Il s'appercevoit assez, par la mélancolie de tous ceux qui le servoient, qu'il y avoit un sujet de douleur générale à la Cour; sa discrétion naturelle l'empêcha de chercher à la pénétrer; mais lorsqu'il fut convalescent, il pressa si fort qu'on lui apprît des nouvelles de la princesse, que l'on n'eut pas le courage de lui céler sa perte. Ceux qui l'avoient vue[Pg 95] entrer dans le bois, soutenoient qu'elle y avoit été dévorée par les lions, & d'autres croyoient qu'elle s'étoit tuée de désespoir; d'autres encore qu'elle avoit perdu l'esprit, & qu'elle alloit errante par le monde.

Comme cette dernière opinion étoit la moins terrible, & qu'elle soutenoit un peu l'espérance du Prince, il s'y arrêta, & partit sur Criquetin dont j'ai déjà parlé, mais je n'ai pas dit que c'étoit le fils aîné de Bucéphale, & l'un des meilleurs chevaux qu'on ait vus dans ce siècle-là: il lui mit la bride sur le cou, & le laissa aller à l'aventure; il appeloit l'infante, les échos seuls lui répondoient.

Enfin il arriva au bord d'une grosse rivière. Criquetin avoit soif, il y entra pour boire, & le prince, selon sa coutume, se mit à crier de toute sa force, Babiole, belle Babiole où êtes-vous?

Il entendit une voix, dont la douceur sembloit réjouir l'onde: cette voix lui dit; avances, & tu sauras où elle est. A ces mots, le prince aussi téméraire qu'amoureux donne deux coups d'éperons à Criquetin, il nage & trouve un gouffre où l'eau plus rapide se précipitoit; il tomba jusqu'au fond, bien persuadé qu'il s'alloit noyer.

[Pg 96]

Il arriva heureusement chez le bonhomme Biroquoi, qui célébroit les noces de sa fille avec un fleuve des plus riches & des plus grâves de la contrée; toutes les déités poissonneuses étoient dans sa grotte; les tritons & les sirênes y faisoient une musique agréable, & la rivière Biroquie, légèrement vêtue, dansoit les olivettes avec la Seine, la Tamise, l'Euphrate & le Gange, qui étoient assurément venus de fort loin pour se divertir ensemble. Criquetin, qui savoit vivre, s'arrêta fort respectueusement à l'entrée de la grotte, & le prince, qui savoit encore mieux vivre que son cheval, faisant une profonde révérence, demanda s'il étoit permis à un mortel comme lui de paroître au milieu d'une si belle troupe.

Biroquoi prit la parole, & répliqua d'un air affable qu'il leur faisoit honneur & plaisir. Il y a quelques jours que je vous attends, seigneur, continua-t-il, je suis dans vos intérêts, & ceux de l'infante me sont chers: il faut que vous la retiriez du lieu fatal où la vindicative Fanferluche l'a mise en prison, c'est dans une bouteille. Ah! que me dites-vous, s'écria le prince, l'infante est dans une bouteille? Oui, dit le sage vieillard, elle y souffre beaucoup: mais je vous avertis, sei[Pg 97]gneur, qu'il n'est pas aisé de vaincre les géans & les dragons qui la gardent, à moins que vous ne suiviez mes conseils. Il faut laisser ici votre bon cheval, & que vous montiez sur un dauphin aîlé que je vous élève depuis long-temps; il fit venir le dauphin sellé & bridé, qui faisoit si bien des voltes & courbettes, que Criquetin en fut jaloux.

Biroquoi & ses compagnes s'empressèrent aussitôt d'armer le prince. Elles lui mirent une brillante cuirasse d'écailles de carpes dorées, on le coîffa de la coquille d'un gros limaçon, qui étoit ombragée d'une large queue de morue, élevée en forme d'aigrette; une nayade le ceignit d'une anguille, de laquelle pendoit une redoutable épée faite d'une longue arête de poisson; on lui donna ensuite une large écaille de tortue, dont il se fit un bouclier; & dans cet équipage, il n'y eut si petit goujon qui ne le prît pour le dieu des Soles, car il faut dire la vérité, ce jeune prince avoit un certain air, qui se rencontre rarement parmi les mortels.

L'espérance de retrouver bientôt la charmante princesse qu'il aimoit, lui inspira une joie dont il n'avoit pas été capable depuis sa perte; & la chronique de ce fidelle conte marque, qu'il mangea de bon appétit chez[Pg 98] Biroquoi, & qu'il remercia toute la compagnie en des termes peu communs; il dit adieu à son Criquetin, puis monta sur le poisson volant qui partit aussitôt.

Le prince se trouva, à la fin du jour, si haut, que pour se reposer un peu, il entra dans le royaume de la lune. Les raretés qu'il y découvrit auroient été capables de l'arrêter, s'il avoit eu un désir moins pressant de tirer son infante de la bouteille où elle vivoit depuis plusieurs mois.

L'aurore paroissoit à peine lorsqu'il la découvrit environnée des géans & des dragons que la fée, par la vertu de sa petite baguette, avoit retenus auprès d'elle; elle croyoit si peu que quelqu'un eût assez de pouvoir pour la délivrer, qu'elle se reposoit sur la vigilance de ses terribles gardes pour la faire souffrir.

Cette belle princesse regardoit pitoyablement le ciel, & lui adressoit ses tristes plaintes, quand elle vit le dauphin volant & le chevalier qui venoit la délivrer. Elle n'auroit pas cru cette aventure possible, quoiqu'elle sût, par sa propre expérience, que les choses les plus extraordinaires se rendent familières pour certaines personnes. Seroit-ce bien par la malice de quelques fées, disoit-elle, que ce chevalier est transporté dans les airs? Hélas,[Pg 99] que je le plains, s'il faut qu'une bouteille ou une carafe lui serve de prison comme à moi?

Pendant qu'elle raisonnoit ainsi, les géans, qui apperçurent le prince au-dessus de leurs têtes, crurent que c'étoit un cerf-volant, & se crièrent l'un à l'autre: Attrapes, attrapes la corde, cela nous divertira; mais lorsqu'ils se baissèrent pour la ramasser, il fondit sur eux, & d'estoc & de taille, il les mit en pièces comme un jeu de cartes que l'on coupe par la moitié, & que l'on jette au vent. Au bruit de ce grand combat, l'infante tourna la tête, elle reconnut son jeune prince. Quelle joie d'être certaine de sa vie! mais quelles alarmes de le voir dans un péril si évident, au milieu de ces terribles colosses, & des dragons qui s'élançoient sur lui! Elle poussa des cris affreux, & le danger où il étoit pensa la faire mourir.

Cependant l'arête enchantée, dont Biroquoi avoit armé la main du prince, ne portoit aucuns coups inutiles; & le léger dauphin, qui s'élevoit & qui se baissoit fort à propos, lui étoit aussi d'un secours merveilleux; de sorte qu'en très-peu de temps la terre fut couverte de ces monstres.

L'impatient prince, qui voyoit son infante[Pg 100] au travers du verre, l'auroit mis en pièces, s'il n'avoit pas appréhendé de l'en blesser: il prit le parti de descendre par le gouleau de la bouteille. Quand il fut au fond, il se jeta aux pieds de Babiole & lui baisa respectueusement la main. Seigneur, lui dit-elle, il est juste que pour ménager votre estime, je vous apprenne les raisons que j'ai eues de m'intéresser si tendrement à votre conservation. Sachez que nous sommes proches parens, que je suis fille de la reine votre tante, & la même Babiole que vous trouvâtes sous la figure d'une guenuche au bord de la mer, & qui eut depuis la foiblesse de vous témoigner un attachement que vous méprisâtes. Ah! Madame, s'écria le prince, dois-je croire un événement si prodigieux? Vous avez été guenuche; vous m'avez aimé, je l'ai su; & mon cœur a été capable de refuser le plus grand de tous les biens! J'aurois, à l'heure qu'il est, très-mauvaise opinion de votre goût, répliqua l'infante en souriant, si vous aviez pu prendre alors quelqu'attachement pour moi: mais, seigneur, partons, je suis lasse d'être prisonnière, & je crains mon ennemie; allons chez la reine ma mère, lui rendre compte de tant de choses extraordinaires qui doivent l'intéresser. Allons, madame, allons,[Pg 101] dit l'amoureux prince, en montant sur le dauphin aîlé, & la prenant entre ses bras, allons lui rendre en vous la plus aimable princesse qui soit au monde.

Le dauphin s'éleva doucement, & prit son vol vers la capitale, où la reine passoit sa triste vie; la fuite de Babiole ne lui laissoit pas un moment de repos, elle ne pouvoit s'empêcher de songer à elle, de se souvenir des jolies choses qu'elle lui avoit dites, & elle auroit voulu la revoir, toute guenuche qu'elle étoit, pour la moitié de son royaume.

Lorsque le prince fut arrivé, il se déguisa en vieillard, & lui fit demander une audience particulière. Madame, lui dit-il, j'étudie dès ma plus tendre jeunesse l'art de nécromancien; vous devez juger par-là que je n'ignore point la haine que Fanferluche a pour vous, & les terribles effets qui l'ont suivie: mais essuyez vos pleurs, madame, cette Babiole que vous avez vue si laide, est à présent la plus belle princesse de l'univers; vous l'aurez bientôt auprès de vous, si vous voulez pardonner à la reine votre sœur, la cruelle guerre qu'elle vous a faite, & conclure la paix par le mariage de votre infante avec le prince votre neveu. Je ne puis me flatter de ce que vous me dites, répliqua la reine en pleurant; sage vieillard,[Pg 102] vous souhaitez d'adoucir mes ennuis, j'ai perdu ma chère fille, je n'ai plus d'époux, ma sœur prétend que mon royaume lui appartient, son fils est aussi injuste qu'elle; ils me persécutent, je ne prendrai jamais d'alliance avec eux. Le destin en ordonne autrement, continua-t-il, je suis choisi pour vous l'apprendre. Hé! de quoi me serviroit, ajouta la reine, de consentir à ce mariage? La méchante Fanferluche a trop de pouvoir & de malice, elle s'y opposera toujours. Ne vous inquiétez pas, madame, répliqua le bon homme, promettez moi seulement que vous ne vous opposerez point au mariage que l'on désire. Je promets tout, s'écria la reine, pourvu que je revoie ma chère fille.

Le prince sortit, & courut où l'infante l'attendoit. Elle demeura surprise de le voir déguisé, & cela l'obligea de lui raconter que depuis quelque temps, les deux reines avoient eu de grands intérêts à démêler, & qu'il y avoit beaucoup d'aigreur entr'elles, mais qu'enfin il venoit de faire consentir sa tante à ce qu'il souhaitoit. La princesse fut ravie, elle se rendit au palais; tous ceux qui la virent passer lui trouvèrent une si parfaite ressemblance avec sa mère, qu'on s'empressa de les suivre, pour savoir qui elle étoit.

[Pg 103]

Dès que la reine l'apperçut, son cœur s'agita si fort, qu'il ne fallut point d'autre témoignage de la vérité de cette aventure. La princesse se jeta à ses pieds, la reine la reçut entre ses bras; & après avoir demeuré long-temps sans parler, essuyant leurs larmes par mille tendres baisers, elles se redirent tout ce qu'on peut imaginer dans une telle occasion: ensuite la reine jetant les yeux sur son neveu, elle lui fit un accueil très-favorable, & lui réitéra ce qu'elle avoit promis au nécromancien. Elle auroit parlé plus long-temps; mais le bruit qu'on faisoit dans la cour du palais, l'ayant obligé de mettre la tête à la fenêtre, elle eut l'agréable surprise de voir arriver la reine sa sœur. Le prince & l'infante qui regardoient aussi, reconnurent auprès d'elle le vénérable Biroquoi, & jusqu'au bon Criquetin qui étoit de la partie; les uns pour les autres poussèrent de grands cris de joie; l'on courut se revoir avec des transports qui ne se peuvent exprimer; le célèbre mariage du prince & de l'infante se conclut sur-le-champ en dépit de la fée Fanferluche, dont le savoir & la malice furent également confondus.

On doit d'un ennemi craindre les présens même,
Tel paroît à vos yeux vouloir vous engager,
Et vous proteste qu'il vous aime,
[Pg 104]
Lorsque dans le secret il cherche à se venger.
L'infante, dont ici je trace l'aventure,
Eût sous une aimable figure
Vu couler ses jours fortunés,
Si de l'injuste Fanferluche
Elle n'avoit reçu les dons empoisonnés
Qui la changèrent en guenuche.
Un si funeste changement
Ne sait point garantir son ame
Des traits de l'amoureuse flâme.
Elle osa choisir même un Prince pour amant.
J'en connois bien encor dans le siècle où nous sommes,
En qui d'une guenuche en trouve la laideur,
Et qui pourtant des plus grands hommes
Prétendent captiver le cœur;
Mais il faudroit en leur faveur,
Que quelque enchanteur charitable
Voulût bien leur donner, pour hâter leur bonheur,
Ainsi qu'à Babiole, une forme agréable.

DON FERNAND DE TOLEDE

 

[Pg 105]




DON FERNAND
DE TOLEDE.



NOUVELLES ESPAGNOLES.

Le comte de Fuentes avoit passé presque toute sa vie à Madrid. Sa femme étoit la personne du monde la plus ennuyeuse & la plus insupportable: tant que son mari fut jeune, elle le persécuta par une jalousie affreuse; quand il fut vieux, elle persécuta ses enfans. Elle avoit deux filles & un neveu: l'aînée s'appeloit Léonore; elle étoit blanche, blonde & piquante; sa taille avoit quelque chose d'aisé & de noble; tous ses traits étoient réguliers, & le caractère de son esprit paroissoit si doux & si judicieux, qu'elle s'attiroit également l'estime & l'amitié de ceux qui la connoissoient. Dona Matilde étoit sa cadette; elle avoit les cheveux noirs & lustrés, le teint vif & uni, les yeux brillans, les dents admirables, un air de gaieté & toutes les manières si charmantes, qu'elle ne plaisoit pas moins que son aînée. Don Fran[Pg 106]cisque, leur cousin, s'étoit si fort attiré l'estime & la distinction de toutes les personnes de mérite, qu'on le voyoit par-tout avec plaisir.

Ils avoient pour voisins deux jeunes seigneurs qui étoient parens & amis: l'un s'appeloit don Jaime de Casareal, & l'autre don Fernand de Tolede; ils demeuroient ensemble, & si proche de la maison du comte de Fuentes, qu'ils lièrent une étroite amitié avec don Francisque. Comme ils alloient souvent chez lui, ils virent ses cousines; les voir & les aimer ne fut qu'une même chose. Elles n'auroient pas été insensibles à leurs mérites, si la vigilance de leur mère n'étoit venue troubler ces dispositions par des menaces furieuses, que si elles parloient jamais à don Jaime & à don Fernand, elle les mettroit en religion pour le reste de leur vie; elle ajouta à ces menaces deux surveillantes, plus terribles que des argus, & ces nouveaux obstacles ne servirent qu'à augmenter la passion des cavaliers que la comtesse vouloit éloigner.

Elle découvrit qu'ils faisoient tous les jours de nouvelles galanteries pour ses filles: elle s'en mettoit dans une colère effroyable, & sachant que son neveu, moins sévère qu'elle, fournissoit à ses amis mille occasions innocentes[Pg 107] de voir ses cousines, soit sur leurs balcons, au travers des jalousies, ou dans le jardin, où elles alloient quelquefois prendre l'air, elle se fatigua de gronder sans cesse & de ne gagner rien sur la persévérance de ces jeunes amans; & pour déconcerter absolument leurs mesures, un jour que son mari étoit allé à l'Escurial faire sa cour, elle partit avec ses filles dans un carrosse aussi fermé qu'un cercueil, & plus triste pour elles, que si en effet c'en eût été un. Elle s'en alla proche de Cadix, où le comte de Fuentes avoit des terres considérables.

Elle laissa une lettre pour lui, par laquelle elle le prioit de la venir trouver, & d'emmener son neveu: mais le comte de Fuentes, qui étoit fatigué depuis long-temps des bisarreries de sa femme, ne se pressa pas de l'aller rejoindre. Il bénit le ciel d'une séparation qu'il souhaitoit depuis long-temps, & plaignit ses deux filles d'être sans cesse exposées aux méchantes humeurs de leur mère.

Lorsque don Jaime & don Fernand apprirent par don Francisque le départ de leurs maîtresses, ils en pensèrent mourir de chagrin, & cherchèrent tous les moyens imaginables dans leurs esprits de les rappeler à Madrid; mais don Francisque leur dit que si l'on[Pg 108] en mettoit quelqu'un en usage, c'étoit le moyen de les empêcher d'y revenir. Lorsqu'ils virent donc que la chose étoit de ce côté-là sans remède, ils résolurent d'aller à Cadix, & de trouver quelques momens favorables pour les entretenir.

Ils prièrent si instamment don Francisque d'être de la partie, qu'il ne put les refuser. Outre que le comte de Fuentes, qui ne vouloit pas quitter la cour, fut très aise que son neveu allât tenir compagnie à la comtesse, elle eut beaucoup de joie de le voir: il se passa quelque temps sans qu'elle découvrît que don Fernand & don Jaime étoient arrivés; ils voyoient ses filles le soir par une fenêtre grillée, qui donnoit sur une petite rue où l'on ne passoit point. En ce lieu ils se plaignirent de leur destinée; ils se jurèrent une fidélité éternelle, & se consolèrent par des espérances qui flattoient leurs sentimens. Bien qu'ils eussent mille choses à souhaiter plus agréables que celles qui les amusoient, ils ne laissoient pas de se trouver heureux de pouvoir tromper la comtesse; mais les duègnes qu'elle avoit mises auprès de ses filles, entendoient trop bien leur devoir pour être la dupe de ces jeunes amans. Ils furent surpris à la grille; quelques promesses & quelques prières qu'ils[Pg 109] pussent faire, cela n'empêcha point les vieilles d'aller avertir la comtesse de ce qu'elles savoient.

A ces nouvelles, la mère furieuse se leva, & quoiqu'il ne fût pas encore jour, elle monta en carrosse avec ses filles, qu'elle querela beaucoup, & elle s'alla renfermer avec elles dans un château presque inaccessible, à une journée de Cadix: il est aisé de s'imaginer le nouveau désordre qu'un départ si brusque apporta parmi nos amans: l'on soupira, l'on se plaignit de part & d'autre, & lorsque don Francisque alloit à las Penas, (c'est ainsi que se nommoit le château de la comtesse) il étoit chargé de lettres & de mille petits présens pour ses cousines: il les obligeoit à les recevoir, parce qu'il connoissoit les véritables sentimens de ses amis, & qu'il étoit fort assuré qu'ils vouloient les épouser. A peine étoit-il de retour de las Penas, que don Fernand & don Jaime le persécutoient pour y retourner, & le conjuroient de trouver quelque moyen de les mener avec lui, afin qu'ils pussent revoir leurs chères maîtresses; mais la chose étoit si délicate, que don Francisque hésitoit à l'entreprendre, & se contentoit de leur procurer le moyen de s'écrire.

[Pg 110]

Don Francisque ayant passé plusieurs jours avec sa tante & ses cousines, comme il étoit sur le point de les quitter, la comtesse lui dit qu'elle savoit qu'il étoit arrivé depuis peu à Cadix un ambassadeur du roi de Maroc, & que si quelque chose la pressoit de s'y rendre, c'étoit l'envie de le voir avant qu'il en partît. Il pensa aussitôt que cette occasion, bien ménagée, pouvoit devenir utile à ses amis pour leur procurer le plaisir d'entretenir ses cousines. Dans cette vue, il répondit à la comtesse qu'il connoissoit déjà parfaitement les deux fils de l'ambassadeur, qu'ils avoient de l'esprit & de la politesse, & que si elle vouloit lui promettre de les recevoir avec toutes les cérémonies que les personnes de leur nation exigent, il se faisoit fort de les amener chez elle; parce qu'ils considéroient très-particulièrement les personnes de qualité, & qu'il ne leur parleroit pas plutôt de la sienne, qu'ils bruleroient d'impatience de lui faire leur cour. C'étoit une des plus grandes foiblesses de cette bonne dame; son cabinet étoit tout rempli de ses vieux titres, & ses armes étoient mises jusque sur la cage de son perroquet. Don Francisque, qui la connoissoit parfaitement sur cet article, ajouta aussitôt: vous avouerez, madame, que si les[Pg 111] enfans de l'ambassadeur de Maroc viennent si loin, l'on saura jusqu'en leur pays la noblesse de votre naissance, & dans la suite cette visite se pourra joindre aux ornemens que vous mettez à votre arbre généalogique. La comtesse, qui ne manquoit ni de curiosité ni de vanité, pensa qu'en effet cela feroit grand bruit dans sa province, de manière qu'elle parut ravie de la proportion de son neveu. Vous pensez à tout, lui dit-elle, & je vous tiens un véritable compte de cette attention. Ne négligez donc rien pour me procurer le plaisir de recevoir dans ma maison ces excellences Mahométanes.

Don Jaime & son cousin furent au-devant de don Francisque pour avancer de quelques momens la satisfaction qu'ils se promettoient d'apprendre des nouvelles de leurs maîtresses; après avoir lu leurs lettres, & l'avoir remercié des bons offices qu'il leur rendoit auprès d'elles, don Francisque leur dit que sa tante avoit une passion extrême de voir les enfans de l'ambassadeur de Maroc; que le bon de la chose c'est que ses cousines ne savoient rien du déguisement qu'il avoit prémédité pour eux, & qu'elles auroient lieu d'en être surprises d'une manière qui plaît toujours. Il leur raconta alors ce qui s'étoit passé entre la com[Pg 112]tesse & lui; je vous conseille, continua-t-il, de vous travestir & d'étudier les nouveaux personnages qu'il faut mettre sur la scène; à mon égard je vous promets d'y jouer fort bien le mien.

Les deux amans demeurèrent charmés de l'imagination de don Francisque, ils ne pouvoient assez louer son esprit & son adresse; ils ne perdirent pas un moment à se faire habiller; ils ordonnèrent de riches vestes de drap d'or, garnies de pierreries; des cimeterres, dont la garde étoit garnie de diamans; des turbans, & tout l'équipage nécessaire pour cette espèce de mascarade. Ils trouvèrent par bonheur un peintre qui leur fit une huile composée pour leur rendre le teint aussi brun qu'il falloit l'avoir; & lorsque tout fut prêt pour ce petit voyage, don Francisque envoya un de ses gens à la comtesse, pour l'avertir du jour qu'il lui mèneroit les fils de l'ambassadeur. Elle se donna beaucoup de mouvement, & prit des soins extrêmes pour bien recevoir ces illustres maures. Elle ordonna à ses filles de ne rien négliger pour paroître aimables à leurs yeux; & sa sévérité, qui s'étendoit sur toutes les nations du monde, l'abandonna à l'égard de celle de Maroc, parce qu'étant fort dévote, elle les regardoit[Pg 113] comme des barbares & les ennemis de la foi. Sur ce pied, elle s'étoit mis dans l'esprit qu'il étoit impossible qu'une Espagnole aimât jamais un homme qui n'auroit point été baptisé; & par l'effet de cette prévention, elle jugea qu'elle ne risquoit rien en laissant voir ses filles aux galans Africains.

Comme c'étoit le soir qu'ils arrivèrent, tout le château se trouva éclairé d'un nombre infini de lumières; elle fut les recevoir jusques sur l'escalier, & ils firent en la saluant des révérences si extraordinaires, ils haussèrent & baissèrent tant de fois les mains, ils faisoient des hi, des ha & des ho, si subits & si fréquens, que don Francisque, qui se contraignoit pour ne pas rire, étoit sur le point d'en étouffer. La comtesse de son côté, leur faisoit mille complimens, mais elle ne pouvoir s'empêcher, toutes les fois qu'ils prononçoient hala, de faire un petit signe de croix. Ce ne fut pas sans une reconnoissance extrême, qu'elle reçut de leurs mains des pièces d'étoffes de brocard, des éventails, des coffres de la Chine, des pierres gravées d'un merveilleux travail, & d'autres raretés considérables, qu'ils avoient apportées pour elle & pour ses filles; ils leur dirent que c'étoient des choses communes en leur pays, & s'étu[Pg 114]dièrent à parler assez mal la langue espagnole, pour qu'on eût quelque peine à les entendre.

La bonne comtesse étoit transportée de tous ces honneurs; mais pendant qu'ils l'entretenoient avec toutes les distractions que l'amour cause, lorsque l'on voit ce que l'on aime, & quelque violence qu'ils se fissent pour ne pas regarder leurs maîtresses, ils attachèrent toujours les yeux sur elles. Dona Léonore sentoit une secrète inquiétude qui ne laissoit pas de flatter son cœur, elle n'en pouvoit démêler la cause; & bien qu'elle reconnût les yeux de don Fernand, & qu'elle remarquât quelques-uns des traits de don Jaime dans le visage d'un de ces maures, quel moyen de les retrouver sous cette teinte si brune, & sous des habits si extraordinaires?

La comtesse les mena dans une grande galerie ornée de tableaux; elle leur en fit remarquer un qu'elle avoit acheté depuis peu, c'étoit des amours qui jouoient à divers jeux, le plus petit se couvroit le visage d'un masque, pour faire peur aux autres. Don Fernand loua l'imagination du peintre & l'excellence de son travail, dans des termes qui faisoient assez connoître son esprit, & la justesse de son goût; il s'y arrêta, sans faire paroître[Pg 115] aucune affectation. Pendant que la comtesse parloit à son neveu, car il l'amusoit à chaque pas, l'amoureux Maure prit un crayon, & il écrivit ces mots aux pieds du petit amour masqué:

Escondido à todos,
Por ser visto de sus lindos ojos.

Cela veut dire;

Je me cache à tout le monde, pour voir vos beaux yeux.

A peine la jeune Léonore eut-elle regardé ces caractères, qu'elle sentit un grand trouble mêlé de joie. Don Fernand connut bien qu'elle avoit démêlé le mystère, & qu'elle n'étoit point fâchée de le voir; il en parut encore plus gai & plus spirituel: il dit dans la conversation mille jolies choses, où Léonore eut lieu de s'intéresser: mais tel plaisir qu'elle prît à l'entendre, elle ne put s'empêcher de se séparer de la compagnie, & tirant sa sœur à part, ah! ma chère Matilde, lui dit-elle, n'appréhendez-vous point comme moi, que don Fernand & don Jaime ne soient reconnus? Je ne vous entends pas, répondit Matilde, de quoi donc parlez-vous? Hélas! pauvre fille, continua Léonore en souriant, que vos yeux servent mal votre cœur![Pg 116] Quoi! vous n'avez pas encore remarqué que ce Maure qui ne vous a point quittée est don Jaime, & que l'autre qui m'a parlé est don Fernand? Cela est-il possible, s'écria Matilde? Me dites-vous vrai, ma sœur? mais, continua-t-elle, l'attention qu'il a eue à me regarder, & mes pressentimens ne me permettent pas d'en douter.

Dans le moment qu'elles se rapprochoient d'eux, elles entendirent que la comtesse leur proposoit d'entrer dans le jardin, où elle avoit fait faire une illumination que l'on appercevoit au fond d'un bois assez éloigné, & qui produisoit un effet charmant; toute la compagnie passa dans une longue allée, qui étoit renfermée d'un double rang de canaux: les jasmins, entrelacés avec les orangers & les chevrefeuilles, formoient au bout un grand cabinet ouvert de plusieurs côtés; une fontaine s'élevoit au milieu, & retomboit sur elle-même avec un doux murmure; elle animoit les rossignols à faire plus de bruit qu'elle. Chacun se récria que ce cabinet étoit le vrai séjour des plaisirs: on s'y plaça sur des siéges de gazon: l'on servit des eaux glacées, du chocolat, & des confitures, en attendant l'heure du souper; & comme la comtesse cherchoit à divertir les maures, & que les[Pg 117] romances étoient fort à la mode, elle dit à Dona Léonore de raconter celle qu'on lui avoit apprise depuis peu. Cette belle fille n'osa s'en défendre; sa mère ne l'avoit pas élevée sur le pied d'éluder le moindre de ses ordres, elle commença aussitôt en ces termes.


LE NAIN JAUNE

 



LE NAIN JAUNE,
CONTE.


Il étoit une fois une reine, à laquelle il ne resta, de plusieurs enfans qu'elle avoit eus, qu'une fille qui en valoit plus de mille: mais sa mère se voyant veuve, & n'ayant rien au monde de si cher que cette jeune princesse, elle avoit une si terrible appréhension de la perdre, qu'elle ne la corrigeoit point de ses défauts; de sorte que cette merveilleuse personne, qui se voyoit d'une beauté plus céleste que mortelle, & destinée à porter une couronne, devint si fière & si entêtée de ses charmes naissans, qu'elle méprisoit tout le monde.

[Pg 118]

La Reine sa mère aidoit, par ses caresses & par ses complaisances, à lui persuader qu'il n'y avoit rien qui pût être digne d'elle: on la voyoit presque toujours vêtue en Pallas ou en Diane, suivie des premières dames de la cour habillées en nymphes; enfin, pour donner le dernier coup à sa vanité, la reine la nomma Toute-Belle, & l'ayant fait peindre par les plus habiles peintres, elle envoya son portrait chez plusieurs rois, avec lesquels elle entretenoit une étroite amitié. Lorsqu'ils virent ce portrait, il n'y en eut aucun qui se défendît du pouvoir inévitable de ses charmes: les uns en tombèrent malades, les autres en perdirent l'esprit, & les plus heureux arrivèrent en bonne santé auprès d'elle; mais sitôt qu'elle parut, ces pauvres princes devinrent ses esclaves.

Il n'a jamais été une cour plus galante & plus polie. Vingt rois, à l'envi, essayoient de lui plaire; & après avoir dépensé trois ou quatre cent millions à lui donner seulement une fête, lorsqu'ils en avoient tiré un cela est joli, ils se trouvoient trop récompensés. Les adorations qu'on avoit pour elle ravissoient la reine; il n'y avoit point de jour qu'on ne reçût à sa cour sept ou huit mille sonnets, autant d'élégies, de madrigaux &[Pg 119] de chansons, qui étoient envoyés par tous les poëtes de l'univers. Toute-Belle étoit l'unique objet de la prose & de la poésie des auteurs de son temps: l'on ne faisoit jamais de feux de joie qu'avec ces vers, qui pétilloient & brûloient mieux qu'aucune sorte de bois.

La princesse avoit déjà quinze ans, personne n'osoit prétendre à l'honneur d'être son époux, & il n'y avoit personne qui ne désirât de le devenir. Mais comment toucher un cœur de ce caractère? On se seroit pendu cinq ou six fois par jour pour lui plaire, qu'elle auroit traité cela de bagatelle. Ses amans murmuroient fort contre sa cruauté; & la reine, qui vouloit la marier, ne savoit comment s'y prendre pour l'y résoudre. Ne voulez-vous pas, lui disoit-elle quelquefois, rabattre un peu de cet orgueil insupportable qui vous fait regarder avec mépris tous les rois qui viennent à notre cour: je veux vous en donner un, vous n'avez aucune complaisance pour moi? Je suis si heureuse, lui répondoit Toute-Belle; permettez, Madame, que je demeure dans une tranquille indifférence; si je l'avois une fois perdue, vous pourriez en être fâchée. Oui, répliquoit la reine, j'en serois fâchée si vous aimiez quel[Pg 120]que chose au-dessous de vous; mais voyez ceux qui vous demandent, & sachez qu'il n'y en a point ailleurs qui les vaillent.

Cela étoit vrai; mais la princesse prévenue de son mérite croyoit valoir encore mieux; & peu à peu, par un entêtement de rester fille, elle commença de chagriner si fort sa mère, qu'elle se repentit, mais trop tard, d'avoir eu tant de complaisance pour elle.

Incertaine de ce qu'elle devoit faire, elle fut toute seule chercher une célèbre fée, qu'on appeloit la fée du Désert; mais il n'étoit pas aisé de la voir, car elle étoit gardée par des lions. La reine y auroit été bien empêchée, si elle n'avoit pas su, depuis long-temps, qu'il falloit leur jeter du gâteau fait de farine de millet, avec du sucre candi & des œufs de crocodiles: elle pétrit elle-même ce gâteau & le mit dans un petit panier à son bras. Comme elle étoit lasse d'avoir marché si long-temps, n'y étant point accoutumée, elle se coucha au pied d'un arbre, pour prendre quelque repos; insensiblement elle s'assoupit, mais en se réveillant, elle trouva seulement son panier, le gâteau n'y étoit plus; & pour comble de malheur, elle entendit les grands lions venir, qui faisoient beaucoup de bruit, car ils l'avoient sentie.

[Pg 121]

Hélas! que deviendrai-je, s'écria-t-elle douloureusement; je serai dévorée. Elle pleuroit, & n'ayant pas la force de faire un pas pour se sauver, elle se tenoit contre l'arbre où elle avoit dormi: en même temps elle entendit: chet: chet, hem, hem. Elle regarde de tous côtés; en levant les yeux, elle apperçoit sur l'arbre un petit homme qui n'avoit qu'une coudée de haut, il mangeoit des oranges & lui dit: oh! Reine, je vous connois bien, & je sais la crainte où vous êtes que les lions ne vous dévorent; ce n'est pas sans raison que vous avez peur, car ils en ont dévoré bien d'autres; & pour comble de disgrace, vous n'avez point de gâteau. Il faut me résoudre à la mort, dit la Reine en soupirant: hélas! j'y aurois moins de peine si ma chère fille étoit mariée! Quoi, vous avez une fille? s'écria le nain Jaune, (on le nommoit ainsi, à cause de la couleur de son teint & de l'oranger où il demeuroit), vraiment je m'en réjouis, car je cherche une femme par terre & par mer; voyez si vous me la voulez promettre, je vous garantirai des lions, des tigres & des ours. La reine le regarda, & elle ne fut guères moins effrayée de son horrible petite figure, qu'elle l'étoit déjà des lions; elle rêvoit & ne lui[Pg 122] répondoit rien. Quoi, vous hésitez, madame, lui cria-t-il, il faut que vous n'aimiez guères la vie? En même temps la reine apperçut les lions sur le haut d'une colline, qui accouroient à elle; ils avoient chacun deux têtes, huit pieds, quatre rangs de dents, & leur peau étoit aussi dure que l'écaille & aussi rouge que du maroquin. A cette vue la pauvre reine, plus tremblante que la Colombe quand elle apperçoit un Milan, cria de toute sa force: monseigneur le Nain, Toute-Belle est à vous. Oh! dit-il d'un air dédaigneux; Toute-Belle est trop belle, je n'en veux point, gardez-la. Hé, monseigneur, continua la reine affligée, ne la refusez pas, c'est la plus charmante princesse de l'univers. Hé bien, répliqua-t-il, je l'accepte par charité; mais souvenez-vous du don que vous m'en faites. Aussitôt l'oranger sur lequel il étoit s'ouvrit, la reine se jeta dedans à corps perdu; il se referma, & les lions n'attrapèrent rien.

La reine étoit si troublée, qu'elle ne voyoit pas une porte ménagée dans cet arbre; enfin, elle l'apperçut & l'ouvrit; elle donnoit dans un champ d'orties & de chardons. Il étoit entouré d'un fossé bourbeux, & un peu plus loin étoit une maisonnette fort basse, couverte de paille: le Nain Jaune en sortit d'un[Pg 123] air enjoué, il avoit des sabots, une jacquette de bure jaune, point de cheveux, de grandes oreilles, & tout l'air d'un petit scélérat.

Je suis ravi, dit-il à la reine, madame ma belle-mère, que vous voyez le petit château où votre Toute-Belle vivra avec moi; elle pourra nourrir de ses orties & de ses chardons un âne qui la portera à la promenade, elle se garantira sous ce rustique toît de l'injure des saisons, elle boira de cette eau, & mangera quelques grenouilles qui s'y nourrissent grassement; enfin elle m'aura jour & nuit auprès d'elle, beau, dispos & gaillard comme vous me voyez; car je serois bien fâché que son ombre l'accompagnât mieux que moi.

L'infortunée reine, considérant tout-d'un-coup la déplorable vie que ce Nain promettoit à sa chère fille, & ne pouvant soutenir une idée si terrible, tomba de sa hauteur sans connoissance & sans avoir eu la force de lui répondre un mot: mais pendant qu'elle étoit ainsi, elle fut rapportée dans son lit bien proprement avec les plus belles cornettes de nuit & la fontange du meilleur air qu'elle eût mises de ses jours. La reine s'éveilla & se souvint de ce qui lui étoit arrivé; elle n'en crut rien du tout, car se trouvant[Pg 124] dans son palais au milieu de ses dames, sa fille à ses côtés, il n'y avoit guères d'apparence qu'elle eût été au désert, qu'elle y eût couru de si grands périls, & que le Nain l'en eût tirée à des conditions si dures que de lui donner Toute-Belle. Cependant ces cornettes d'une dentelle rare, & le ruban, l'étonnoient autant que le rêve qu'elle croyoit avoir fait, & dans l'excès de son inquiétude, elle tomba dans une mélancolie si extraordinaire, qu'elle ne pouvoit presque plus ni parler, ni manger, ni dormir.

La Princesse, qui l'aimoit de tout son cœur, s'en inquiéta beaucoup; elle la supplia plusieurs fois de lui dire ce qu'elle avoit: mais la reine cherchant des prétextes, lui répondoit, tantôt que c'étoit l'effet de sa mauvaise santé, & tantôt que quelqu'un de ses voisins la menaçoit d'une grande guerre. Toute-Belle voyoit bien que ses réponses étoient plausibles, mais que dans le fond il y avoit autre chose, & que la reine s'étudioit à le lui cacher. N'étant plus maîtresse de son inquiétude, elle prit la résolution d'aller trouver la fameuse fée du Désert, dont le savoir faisoit grand bruit partout; elle avoit aussi envie de lui demander son conseil pour demeurer fille ou pour se marier,[Pg 125] car tout le monde la pressoit fortement de choisir un époux: elle prit soin de pétrir elle-même le gâteau qui pouvoit appaiser la fureur des lions; & faisant semblant de se coucher le soir de bonne heure, elle sortit par un petit degré dérobé, le visage couvert d'un grand voile blanc qui tomboit jusqu'à ses pieds; & ainsi seule elle s'achemina vers la grotte où demeuroit cette habile fée.

Mais en arrivant à l'oranger fatal dont j'ai déjà parlé, elle le vit si couvert de fruits & de fleurs, qu'il lui prit envie d'en cueillir; elle posa sa corbeille par terre, & prit des oranges qu'elle mangea. Quand il fut question de retrouver sa corbeille & son gâteau, il n'y avoit plus rien; elle s'inquiète, elle s'afflige, & voit tout-d'un-coup auprès d'elle l'affreux petit Nain dont j'ai déjà parlé. Qu'avez-vous la belle fille, qu'avez-vous à pleurer, lui dit-il? Hélas! qui ne pleureroit, répondit-elle, j'ai perdu mon panier & mon gâteau, qui m'étoient si nécessaires pour arriver à bon port chez la fée du Désert. Hé! que lui voulez-vous, la belle fille, dit ce petit magot, je suis son parent, son ami, & pour le moins aussi habile qu'elle? La reine ma mère, répliqua la princesse, est tombée depuis quelque temps dans une af[Pg 126]freuse tristesse, qui me fait tout craindre pour sa vie; j'ai dans l'esprit que j'en suis peut-être la cause, car elle souhaite de me marier; je vous avoue que je n'ai encore rien trouvé digne de moi; toutes ces raisons m'engagent à vouloir parler à la fée. N'en prenez point la peine, princesse, lui dit le Nain, je suis plus propre qu'elle à vous éclairer sur ces choses.

La reine votre mère a du chagrin de vous avoir promise en mariage. La reine m'a promise! dit-elle en l'interrompant. Ah! sans douté vous vous trompez, elle me l'auroit dit, & j'y ai trop d'intérêt, pour qu'elle m'engage sans mon consentement. Belle princesse, lui dit le Nain en se jetant tout-d'un-coup à ses genoux, je me flatte que ce choix ne vous déplaira point, quand je vous aurai dit que c'est moi qui suis destiné à ce bonheur. Ma mère vous veut pour son gendre, s'écria Toute-Belle en reculant quelques pas! est-il une folie semblable à la vôtre? Je me soucie fort peu, dit le Nain en colère, de cet honneur: voici les lions qui s'approchent, en trois coups de dents ils m'auront vengé de votre injuste mépris.

En même temps la pauvre princesse les entendit qui venoient avec de longs hurle[Pg 127]mens. Que vais-je devenir, s'écria-t-elle, Quoi! je finirai donc ainsi mes beaux jours? Le méchant Nain la regardoit, & riant dédaigneusement: vous aurez au moins la gloire de mourir fille, lui dit-il, & de ne pas mésallier votre éclatant mérite avec un misérable Nain tel que moi. De grâce, ne vous fâchez pas, lui dit la princesse en joignant ses belles mains; j'aimerois mieux épouser tous les Nains de l'univers, que de périr d'une manière si affreuse. Regardez-moi bien, princesse, avant que de me donner votre parole, répliqua-t-il, car je ne prétends pas vous surprendre. Je vous ai regardé de reste, lui dit-elle, les lions approchent, ma frayeur augmente; sauvez-moi, sauvez-moi, ou la peur me fera mourir.

Effectivement elle n'avoit pas achevé ces mots qu'elle tomba évanouie; & sans savoir comment, elle se trouva dans son lit avec le plus beau linge du monde, les plus beaux rubans, & une petite bague faite d'un seul cheveu roux, qui tenoit si fort, qu'elle se seroit plutôt arraché la peau, qu'elle ne l'auroit ôtée de son doigt.

Quand la princesse vit toutes ces choses, & qu'elle se souvint de ce qui s'étoit passé la nuit, elle tomba dans une mélancolie qui sur[Pg 128]prit & qui inquiéta toute la cour; la reine en fut plus alarmée que personne, elle lui demanda cent & cent fois ce qu'elle avoit: elle s'opiniâtra à lui cacher son aventure. Enfin les états du royaume, impatiens de voir leur princesse mariée, s'assemblèrent & vinrent ensuite trouver la reine, pour la prier de lui choisir au plutôt un époux. Elle répliqua qu'elle ne demandoit pas mieux, mais que sa fille y témoignoit tant de répugnance, qu'elle leur conseilloit de l'aller trouver & de la haranguer: ils y furent sur-le-champ. Toute-Belle avoit bien rabattu de sa fierté depuis son aventure avec le Nain Jaune; elle ne comprenoit pas de meilleur moyen pour se tirer d'affaire, que de se marier à quelque grand roi, contre lequel ce petit magot ne seroit pas en état de disputer une conquête si glorieuse. Elle répondit donc plus favorablement que l'on ne l'avoit espéré, qu'encore qu'elle se fût estimée heureuse de rester fille toute sa vie, elle consentoit à épouser le roi des mines d'or: c'étoit un prince très-puissant & très-bien fait, qui l'aimoit avec la dernière passion depuis quelques années, & qui, jusqu'alors, n'avoit pas eu lieu de se flatter d'aucun retour.

Il est aisé de juger de l'excès de sa joie,[Pg 129] lorsqu'il apprit de si charmantes nouvelles, & de la fureur de tous ses rivaux, de perdre pour toujours une espérance qui nourrissoit leur passion: mais Toute-Belle ne pouvoit pas épouser vingt rois; elle avoit eu bien de la peine d'en choisir un, car sa vanité ne se démentoit point, & elle étoit fort persuadée que personne au monde ne pouvoit lui être comparable.

L'on prépara toutes les choses nécessaires pour la plus grande fête de l'univers: le roi des mines d'or fit venir des sommes si prodigieuses, que toute la mer étoit couverte des navires qui les apportoient: l'on envoya dans les cours les plus polies & les plus galantes, & particulièrement à celle de France, pour avoir ce qu'il y avoit de plus rare, afin de parer la princesse; elle avoit moins besoin qu'une autre des ajustemens qui relèvent la beauté: la sienne étoit si parfaite, qu'il ne s'y pouvoit rien ajouter, & le roi des mines d'or se voyant sur le point d'être heureux, ne quittoit plus cette charmante princesse.

L'intérêt qu'elle avoit à le connoître, l'obligea de l'étudier avec soin; elle lui découvrit tant de mérite, tant d'esprit, des sentimens si vifs & si délicats, enfin une si belle ame dans un corps si parfait, qu'elle commença[Pg 130] de ressentir pour lui une partie de ce qu'il ressentoit pour elle. Quels heureux momens pour l'un & pour l'autre, lorsque dans les plus beaux jardins du monde, ils se trouvoient en liberté de se découvrir toute leur tendresse: ces plaisirs étoient souvent secondés par ceux de la musique. Le roi, toujours galant & amoureux, faisoit des vers & des chansons pour la princesse: en voici une qu'elle trouva fort agréable.

Ces bois, en vous voyant, sont parés de feuillages,
Et ces prés font briller leurs charmantes couleurs.
Le zéphir sous vos pas fait éclorre les fleurs;
Les oiseaux amoureux redoublent leurs ramages;
Dans ce charmant séjour
Tout rit, tout reconnoît la fille de l'amour.

L'on étoit au comble de la joie. Les rivaux du roi, désespérés de sa bonne fortune, avoient quitté la cour; ils étoient retournés chez eux accablés de la plus vive douleur, ne pouvant être témoins du mariage de Toute-Belle; ils lui dirent adieu d'une manière si touchante, qu'elle ne put s'empêcher de les plaindre. Ah! madame, lui dit le roi des mines d'or, quel larcin me faites-vous aujourd'hui? vous accordez votre pitié à des amans qui sont trop payés de leurs peines par un[Pg 131] seul de vos regards. Je serois fâchée, répliqua Toute-Belle, que vous fussiez insensible à la compassion que j'ai témoignée aux princes qui me perdent pour toujours, c'est une preuve de votre délicatesse dont je vous tiens compte; mais, seigneur, leur état est si différent du vôtre; vous devez être si content de moi, ils ont si peu de sujet de s'en louer, que vous ne devez pas pousser plus loin votre jalousie. Le roi des mines d'or, tout confus de la manière obligeante dont la princesse prenoit une chose qui pouvoit la chagriner, se jeta à ses pieds, & lui baisant les mains, il lui demanda mille fois pardon.

Enfin, ce jour tant attendu & tant souhaité arriva: tout étant prêt pour les noces de Toute-Belle, les instrumens & les trompettes annoncèrent par toute la ville cette grande fête; l'on tapissa les rues, elles furent jonchées de fleurs, le peuple en foule accourut dans la grande place du palais; la reine ravie, s'étoit à peine couchée, & elle se leva plus matin que l'aurore pour donner les ordres nécessaires, pour choisir les pierreries dont la princesse devoit être parée; ce n'étoit que diamans jusqu'à ses souliers, ils en étoient faits, sa robe de brocard d'argent étoit chamarée d'une douzaine de rayons du soleil que[Pg 132] l'on avoit achetés bien cher; mais aussi rien n'étoit plus brillant, & il n'y avoit que la beauté de cette princesse qui pût être plus éclatante: une riche couronne ornoit sa tête, ses cheveux flottoient jusques à ses pieds, & la majesté de sa taille se faisoit distinguer au milieu de toutes les dames qui l'accompagnoient. Le roi des mines d'or n'étoit pas moins accompli ni moins magnifique: sa joie paroissoit sur son visage & dans toutes ses actions; personne ne l'abordoit qui ne s'en retournât chargé de ses libéralités, car il avoit fait arranger autour de sa salle des festins mille tonneaux remplis d'or, & de grands sacs de velours en broderie de perles, que l'on remplissoit de pistoles; chacun en pouvoit tenir cent mille: on les donnoit indifféremment à ceux qui tendoient la main; de sorte que cette petite cérémonie, qui n'étoit pas une des moins utiles & des moins agréables de la noce, y attira beaucoup de personnes qui étoient peu sensibles à tous les autres plaisirs.

La reine & la princesse s'avançoient pour sortir avec le roi, lorsqu'elles virent entrer dans une longue galerie où elles étoient, deux gros coqs d'inde qui traînoient une boîte fort mal faite; il venoit derrière eux une grande[Pg 133] vieille, dont l'âge avancé & la décrépitude ne surprirent pas moins que son extrême laideur; elle s'appuyoit sur une béquille, elle avoit une fraise de taffetas noir, un chaperon de velours rouge, un vertugadin en guenille; elle fit trois tours avec les coqs d'inde sans dire une parole, puis s'arrêtant au milieu de la galerie, & branlant sa béquille d'une manière menaçante: Ho, ho, reine, ho, ho, Princesse, s'écria-t-elle, vous prétendez donc fausser impunément la parole que vous avez donnée à mon ami le Nain Jaune; je suis la fée du Désert; sans lui, sans son oranger, ne savez-vous pas que mes grands lions vous auroient dévorées? L'on ne souffre pas dans le royaume de féerie de telles insultes; songez promptement à ce que vous voulez faire; car je jure par mon escoëfion que vous l'épouserez, ou que je brûlerai ma béquille.

Ah! princesse, dit la reine en pleurant, qu'est-ce que j'apprends; qu'avez-vous promis? Ah! ma mère, répliqua douloureusement Toute-Belle, qu'avez-vous promis vous-même? Le roi des mines d'or, indigné de ce qui se passoit, & que cette méchante vieille vînt s'opposer à sa félicité, s'approcha d'elle l'épée à la main, & la portant à sa gorge: malheureuse; lui dit-il, éloigne-toi[Pg 134] de ces lieux pour jamais, ou la perte de ta vie me vengera de ta malice.

Il eut à peine prononcé ces mots, que le dessus de la boîte sauta jusques au plancher avec un bruit affreux, l'on en vit sortir le Nain Jaune, monté sur un gros chat d'Espagne, qui vint se mettre entre la fée du Désert & le roi des mines d'or. Jeune téméraire, lui dit-il, ne pense pas outrager cette illustre fée; c'est à moi seul que tu as affaire, je suis ton rival, je suis ton ennemi; l'infidelle princesse qui veut se donner à toi m'a donné sa parole, & reçu la mienne; regarde si elle n'a pas une bague d'un de mes cheveux; tâche de la lui ôter, & tu verras par ce petit essai que ton pouvoir est moindre que le mien. Misérable monstre, lui dit le roi, as-tu bien la témérité de te dire l'adorateur de cette divine princesse, & de prétendre à une possession si glorieuse? Songes-tu que tu es un magot, dont l'hideuse figure fait mal aux yeux, & que je t'aurois déjà ôté la vie, si tu étois digne d'une mort si glorieuse. Le Nain Jaune offensé jusqu'au fond de l'ame, appuya l'éperon dans le ventre de son chat, qui commença un miaulis épouvantable, & sautant de-çà & de-là, il faisoit peur à tout le monde, hors au brave roi, qui serroit le Nain de[Pg 135] près, quand il tira un large coutelas dont il étoit armé; & défiant le roi au combat, il descendit dans la place du palais avec un bruit étrange.

Le roi courroucé le suivit à grands pas. A peine furent-ils vis-à-vis l'un de l'autre & de toute la cour sur des balcons, que le soleil devenant tout d'un coup aussi rouge que s'il eût été ensanglanté, il s'obscurcit à tel point, qu'à peine se voyoit-on: le tonnerre & les éclairs sembloient vouloir abîmer le monde; & les deux coqs d'inde parurent aux côtés du mauvais Nain, comme deux géans plus hauts que des montagnes, qui jetoient le feu par la bouche & par les yeux, avec une telle abondance, que l'on eût cru que c'étoit une fournaise ardente. Toutes ces choses n'auroient point été capables d'effrayer le cœur magnanime du jeune monarque; il marquoit une intrépidité dans ses regards & dans ses actions, qui rassuroit tous ceux qui s'intéressoient à sa conservation, & qui embarrassoit peut-être bien le Nain Jaune: mais son courage ne fut pas à l'épreuve de l'état où il apperçut sa chère princesse, lorsqu'il vit la fée du Désert, coîffée en Tisiphone, sa tête couverte de longs serpens, montée sur un griffon aîlé, armée d'une lance, dont elle la frappa si rude[Pg 136]ment, qu'elle la fit tomber entre les bras de la reine, toute baignée de son sang. Cette tendre mère, plus blessée du coup que sa fille ne l'avoit été, poussa des cris, & fit des plaintes que l'on ne peut représenter. Le roi perdit alors son courage & sa raison; il abandonna le combat, & courut vers la princesse pour la secourir, ou pour expirer avec elle: mais le Nain Jaune ne lui laissa pas le temps de s'en approcher, il s'élança avec son chat Espagnol dans le balcon où elle étoit; il l'arracha des mains de la reine & de celles de toutes les dames, puis sautant sur le toit du palais, il disparut avec sa proie.

Le roi, confus & immobile, regardoit avec le dernier désespoir une aventure si extraordinaire, & à laquelle il étoit assez malheureux de ne pouvoir apporter aucun remède; quand pour comble de disgrâce, il sentit que ses yeux se couvroient, qu'ils perdoient la lumière, & que quelqu'un d'une force extraordinaire l'emportoit dans le vaste espace de l'air. Que de disgrâces! Amour, cruel amour, est-ce ainsi que tu traites ceux qui te reconnoissent pour leur vainqueur?

Cette mauvaise fée du Désert, qui étoit venue avec le Nain Jaune pour le seconder dans l'enlèvement de la princesse, eut à peine[Pg 137] vu le roi des mines d'or, que son cœur barbare devenant sensible au mérite de ce jeune prince, elle en voulut faire sa proie, & l'emporta au fond d'une affreuse caverne, où elle le chargea de chaînes qu'elle avoit attachées à un rocher; elle espéroit que la crainte d'une mort prochaine lui feroit oublier Toute-Belle, & l'engageroit de faire ce qu'elle voudroit. Dès qu'elle fut arrivée, elle lui rendit la vue, sans lui rendre la liberté, & empruntant de l'art de féerie les grâces & les charmes que la nature lui avoit refusées, elle parut devant lui comme une aimable nymphe que le hasard conduisoit dans ces lieux.

Que vois-je, s'écria-t-elle? Quoi, c'est vous, prince charmant; quelle infortune vous accable & vous retient dans un si triste séjour? Le roi déçu par des apparences si trompeuses, lui répliqua: Hélas, belle nymphe, j'ignore ce que me veut la furie infernale qui m'a conduit ici; bien qu'elle m'ait ôté l'usage de mes yeux, lorsqu'elle m'a enlevé, & qu'elle n'ait point paru depuis, je n'ai pas laissé de reconnoître au son de sa voix que c'est la fée du Désert. Ah, seigneur! s'écria la fausse nymphe, si vous êtes entre les mains de cette femme, vous n'en sortirez point qu'après l'avoir épousée; elle a fait ce tour à plus[Pg 138] d'un héros, & c'est la personne du monde la moins traitable sur ses entêtemens. Pendant qu'elle feignoit de prendre beaucoup de part à l'affliction du roi, il apperçut les pieds de la nymphe, qui étoient semblables à ceux d'un griffon: c'étoit toujours à cela qu'on reconnoissoit la fée dans ses différentes métamorphoses; car à l'égard de ce griffonage, elle ne pouvoit le changer.

Le roi n'en témoigna rien, & lui parlant sur un ton de confidence: je ne sens aucune aversion, lui dit-il, pour la fée du Désert; mais il ne m'est pas supportable qu'elle protège le Nain Jaune contre moi, & qu'elle me tienne enchaîné comme un criminel. Que lui ai-je fait? J'ai aimé une princesse charmante: mais si elle me rend ma liberté, je sens bien que la reconnoissance m'engagera à n'aimer qu'elle. Parlez-vous sincèrement, lui dit la nymphe déçue? N'en doutez pas, répliqua le roi, je ne sais point l'art de feindre, & je vous avoue qu'une fée peut flatter davantage ma vanité qu'une simple princesse; mais quand je devrois mourir d'amour pour elle, je lui témoignerai toujours de la haine, jusqu'à ce que je sois maître de ma liberté.

La fée du Désert, trompée par ces paroles, prit la résolution de transporter le roi[Pg 139] dans un lieu aussi agréable que cette solitude étoit affreuse, de manière que l'obligeant à monter dans son charriot, où elle avoit attaché des cygnes au lieu de chauves-souris qui le conduisoient ordinairement, elle vola d'un pôle à l'autre.

Mais que devint ce prince, lorsqu'en traversant ainsi le vaste espace de l'air, il apperçut sa chère princesse dans un château tout d'acier, dont les murs, frappés par les rayons du soleil, faisoient des miroirs ardens qui brûloient tous ceux qui vouloient en approcher; elle étoit dans un bocage, couchée sur le bord d'un ruisseau, une de ses mains sous sa tête, & de l'autre elle sembloit essuyer ses larmes: comme elle levoit les yeux vers le ciel, pour lui demander quelque secours, elle vit passer le roi avec la fée du Désert, qui ayant employé l'art de féerie, où elle étoit experte, pour paroître belle aux yeux du jeune monarque, parut en effet à ceux de la princesse la plus merveilleuse personne du monde. Quoi! s'écria-t-elle, ne suis-je donc pas assez malheureuse dans cet inaccessible château, où l'affreux Nain Jaune m'a transportée? Faut-il que pour comble de disgrâce le démon de la jalousie vienne me persécuter? Faut-il que par une[Pg 140] aventure si extraordinaire j'apprenne l'infidélité du Roi des mines d'or? Il a cru, en me perdant de vue, être affranchi de tous les sermens qu'il m'a faits. Mais qui est cette redoutable rivale, dont la fatale beauté surpasse la mienne?

Pendant qu'elle parloit ainsi, l'amoureux roi ressentit une peine mortelle de s'éloigner avec tant de vitesse du cher objet de ses vœux. S'il avoit moins connu le pouvoir de la fée, il auroit tout tenté pour se séparer d'elle, soit en lui donnant la mort, ou par quelque autre moyen que son amour & son courage lui auroient fourni: mais que faire contre une personne si puissante. Il n'y avoit que le temps & l'adresse qui pussent le retirer de ses mains.

La fée avoit apperçu Toute-Belle, & cherchoit dans les yeux du roi à pénétrer l'effet que cette vue auroit produit sur son cœur. Personne ne peut mieux que moi vous apprendre, lui dit-il, ce que vous voulez savoir: la rencontre imprévue d'une princesse malheureuse, & pour laquelle j'avois de l'attachement avant d'en prendre pour vous, m'a un peu ému; mais vous êtes si fort au-dessus d'elle dans mon esprit, que j'aimerois mieux mourir que de vous faire une infidélité.[Pg 141] Ah! prince, lui dit-elle, puis-je me flatter de vous avoir inspiré des sentimens si avantageux en ma faveur? Le temps vous en convaincra, madame, lui dit-il; mais si vous vouliez me convaincre que j'ai quelque part dans vos bonnes grâces, ne me refusez point votre secours pour Toute-Belle. Pensez-vous à ce que vous me demandez, lui dit la fée, en fronçant le sourcil, & le regardant de travers? Vous voulez que j'emploie ma science contre le Nain Jaune, qui est mon meilleur ami; que je retire de ses mains une orgueilleuse princesse, que je ne puis regarder que comme ma rivale. Le roi soupira sans rien répondre; qu'auroit-il répondu à cette pénétrante personne?

Ils arrivèrent dans une vaste prairie, émaillée de mille fleurs différentes; une profonde rivière l'entouroit, & plusieurs ruisseaux de fontaine couloient doucement sous des arbres touffus, où l'on trouvoit une fraîcheur éternelle; l'on voyoit dans l'éloignement s'élever un superbe palais, dont les murs étoient de transparentes émeraudes. Aussitôt que les cygnes qui conduisoient la fée se furent abaissés sous un portique, dont le pavé étoit de diamans & les voûtes de rubis, il parut de tous côtés mille belles personnes,[Pg 142] qui vinrent la recevoir avec de grandes acclamations de joie; elles chantoient ces paroles:

Quand l'amour veut d'un cœur remporter la victoire,
On fait pour résister des efforts superflus,
On ne fait qu'augmenter sa gloire,
Les plus puissans vainqueurs sont les premiers vaincus.

La fée du Désert étoit ravie d'entendre chanter ses amours; elle conduisit le roi dans le plus superbe appartement qui se soit jamais vu de mémoire de fée, & elle l'y laissa quelques momens pour qu'il ne se crût pas absolument captif; il se douta bien qu'elle ne s'éloignoit guères, & qu'en quelque lieu caché, elle observoit ce qu'il faisoit; cela l'obligea de s'approcher d'un grand miroir, & s'adressant à lui: Fidèle conseiller, lui dit-il, permets que je voie ce que je peux faire pour me rendre agréable à la charmante fée du Désert; car l'envie que j'ai de lui plaire m'occupe sans cesse: aussitôt il se peigna, se poudra, se mit une mouche, & voyant sur une table un habit plus magnifique que le sien, il le mit en diligence.

La fée entra si transportée de joie, qu'elle ne pouvoit la modérer. Je vous tiens compte, lui dit-elle, des soins que vous prenez pour[Pg 143] me plaire, vous en avez trouvé le secret, même sans le chercher; jugez donc, seigneur, s'il vous sera difficile lorsque vous le voudrez.

Le roi qui avoit des raisons pour dire des douceurs à la vieille fée, ne les épargna pas, & il en obtint insensiblement la liberté de s'aller promener le long du rivage de la mer. Elle l'avoit rendue par son art si terrible & si orageuse, qu'il n'y avoit point de pilotes assez hardis pour naviguer dessus; ainsi elle ne devoit rien craindre de la complaisance qu'elle avoit pour son prisonnier; il sentit quelque soulagement à ses peines, de pouvoir rêver seul, sans être interrompu par sa méchante geolière.

Après avoir marché assez long-temps sur le sable, il se baissa & écrivit ces vers avec une canne qu'il tenoit dans sa main.

Enfin, je puis en liberté
Adoucir mes douleurs par un torrent de larmes;
Hélas! je ne vois plus les charmes
De l'adorable objet qui m'avoit enchanté.
Toi qui rends aux mortels ce bord inaccessible,
Mer orageuse, mer terrible,
Que poussent les vents furieux,
Tantôt jusqu'aux enfers, & tantôt jusqu'aux cieux,
Mon cœur est encore moins paisible
Que tu ne parois à mes yeux.
[Pg 144]
Toute-Belle! oh! destin barbare,
Je perds l'objet de mon amour;
Oh! Ciel, dont l'arrêt m'en sépare,
pourquoi différes-tu de me ravir le jour?
Divinité des ondes,
Vous avez de l'amour ressenti le pouvoir;
Sortez de vos grottes profondes,
Secourez un amant réduit au désespoir.

Comme il écrivoit, il entendit une voix qui attira, malgré lui, toute son attention, & voyant que les flots grossissoient, il regardoit de tous côtés, lorsqu'il apperçut une femme d'une beauté extraordinaire; son corps n'étoit couvert que par ses longs cheveux, qui, doucement agités des zéphirs, flottoient sur l'onde. Elle tenoit un miroir dans l'une de ses mains, & un peigne dans l'autre, une longue queue de poisson avec des nageoires terminoit son corps. Le roi demeura bien surpris d'une rencontre si extraordinaire; dès qu'elle fut à portée de lui parler, elle lui dit: je sais le triste état où vous êtes réduit par l'éloignement de votre princesse, & par la bisarre passion que la fée du Désert a prise pour vous; si vous voulez je vous tirerai de ce lieu fatal, où vous languirez peut-être encore plus de trente ans. Le roi ne savoit que répondre à cette proposition; ce n'étoit pas manque d'envie de sortir de captivité,[Pg 145] mais il craignoit que la fée du Désert n'eût emprunté cette figure pour le décevoir. Comme il hésitoit, la syrène qui devina ses pensées, lui dit: Ne croyez pas que ce soit un piége que je vous tends, je suis de trop bonne foi pour vouloir servir vos ennemis: le procédé de la fée du Désert & celui du Nain Jaune m'ont aigrie contr'eux; je vois tous les jours votre infortunée princesse: sa beauté & son mérite me font une égale pitié, & je vous le répète encore, si vous avez de la confiance en moi, je vous sauverai. J'en ai une si parfaite, s'écria le roi, que je ferai tout ce que vous m'ordonnerez; mais puisque vous avez vu ma princesse, apprenez-moi de ses nouvelles. Nous perdrions trop de temps à nous en entretenir, lui dit-elle; venez avec moi, je vais vous porter au château d'acier, & laisser sur ce rivage une figure qui vous ressemblera si fort, que la fée en sera la dupe.

Elle coupa aussitôt des joncs marins, elle en fit un gros paquet, & soufflant trois fois dessus, elle leur dit: Joncs marins, mes amis, je vous ordonne de rester étendus sur le sable, sans en partir, jusqu'à ce que la fée du Désert vous vienne enlever. Les joncs parurent couverts de peau, & si semblables au roi des mines d'or, qu'il n'avoit jamais vu une chose[Pg 146] si surprenante; ils étoient vêtus d'un habit comme le sien, ils étoient pâles & défaits, comme s'il se fût noyé; en même temps la bonne syrène fit asseoir le roi sur sa grande queue de poisson, & tous les deux voguèrent en pleine mer, avec une égale satisfaction.

Je veux bien à présent, lui dit-elle, vous apprendre que, lorsque le méchant Nain Jaune eut enlevé Toute-Belle, il la mit, malgré la blessure que la fée du Désert lui avoit faite, en trousse derrière lui sur son terrible chat d'Espagne; elle perdoit tant de sang, & elle étoit si troublée de cette aventure, que ses forces l'abandonnèrent; elle resta évanouie pendant tout le chemin; mais le Nain Jaune ne voulut point s'arrêter pour la secourir, qu'il ne se vît en sûreté dans son terrible palais d'acier: il y fut reçu par les plus belles personnes du monde qu'il y avoit transportées. Chacune à l'envi lui marqua son empressement pour servir la princesse; elle fut mise dans un lit de drap d'or, chamaré de perles plus grosses que des noix. Ah! s'écria le roi des mines d'or, en interrompant la syrène, il l'a épousée, je pâme, je me meurs. Non, lui dit-elle, seigneur, rassurez-vous, la fermeté de Toute-Belle l'a garantie des violences de cet affreux Nain. Achevez[Pg 147] donc, dit le roi. Qu'ai-je à vous dire davantage, continua la syrène? elle étoit dans le bois, lorsque vous avez passé, elle vous a vu avec la fée du Désert, elle étoit si fardée, qu'elle lui a paru d'une beauté supérieure à la sienne, son désespoir ne se peut comprendre, elle croit que vous l'aimez. Elle croit que je l'aime! justes dieux, s'écria le roi, dans quelle fatale erreur est-elle tombée, & que dois-je faire pour l'en détromper? Consultez votre cœur, répliqua la syrène avec un gracieux sourire, lorsque l'on est fortement engagé, l'on n'a pas besoin de conseils. En achevant ces mots ils arrivèrent au château d'acier, le côté de la mer étoit le seul endroit que le Nain Jaune n'avoit pas revêtu de ces formidables murs qui brûloient tout le monde.

Je sais sort bien, dit la syrène au roi, que Toute-Belle est au bord de la même fontaine où vous la vîtes en passant; mais comme vous aurez des ennemis à combattre avant que d'y arriver, voici une épée avec laquelle vous pouvez tout entreprendre, & affronter les plus grands périls, pourvu que vous ne la laissiez pas tomber. Adieu, je vais me retirer sous le rocher que vous voyez; si vous avez besoin de moi pour vous conduire plus[Pg 148] loin avec votre chère princesse, je ne vous manquerai pas; car la reine sa mère est ma meilleure amie, & c'est pour la servir que je suis venue vous chercher. En achevant ces mots, elle donna au roi une épée faite d'un seul diamant; les rayons du soleil brillent moins; il en comprit toute l'utilité, & ne pouvant trouver des termes assez forts pour lui marquer sa reconnoissance, il la pria d'y vouloir suppléer, en imaginant ce qu'un cœur bien fait est capable de ressentir pour de si grandes obligations.

Il faut dire quelque chose de la fée du Désert. Comme elle ne vit point revenir son aimable amant, elle se hâta de l'aller chercher; elle fut sur le rivage avec cent filles de sa suite, toutes chargées de présens magnifiques pour le roi. Les unes portoient de grandes corbeilles remplies de diamans, les autres des vases d'or d'un travail merveilleux, plusieurs de l'ambre gris, du corail & des perles; d'autres avoient sur leurs têtes des ballots d'étoffes d'une richesse inconcevable, quelques autres encore des fruits, des fleurs & jusqu'à des oiseaux. Mais que devint la fée, qui marchoit après cette galante & nombreuse troupe, lorsqu'elle apperçut les joncs marins, si semblables au roi des mines d'or que l'on[Pg 149] n'y reconnoissoit aucune différence? A cette vue, frappée d'étonnement & de la plus vive douleur, elle jeta un cri si épouvantable, qu'il pénétra les cieux, fit trembler les monts & retentit jusqu'aux enfers. Mégère furieuse, Alecto, Tisiphone, ne sauroient prendre des figures plus redoutables que celle qu'elle prit. Elle se jeta sur le corps du roi, elle pleura, elle hurla, elle mit en pièces cinquante des plus belles personnes qui l'avoient accompagnée, les immolant aux manes de ce cher défunt. Ensuite elle appela onze de ses sœurs qui étoient fées comme elle, les priant de lui aider à faire un superbe mausolée à ce jeune héros. Il n'y en eut pas une qui ne fût la dupe des joncs marins. Cet événement est assez propre à surprendre; car les fées savoient tout, mais l'habile syrène en savoit encore plus qu'elles.

Pendant qu'elles fournissoient le porphyre, le jaspe, l'agate & le marbre, les statues, les devises, l'or & le bronze, pour immortaliser la mémoire du roi qu'elles croyoient mort, il remercioit l'aimable syrène, la conjurant de lui accorder sa protection; elle s'y engagea de la meilleure grâce du monde, & disparut à ses yeux. Il n'eut plus rien à faire qu'à s'avancer vers le château d'acier.

[Pg 150]

Ainsi guidé par son amour, il marcha à grands pas, regardant d'un œil curieux s'il appercevroit son adorable princesse: mais il ne fut pas long-temps sans occupation: quatre sphinxs terribles l'environnèrent, & jetant sur lui leurs griffes aiguës, ils l'auroient mis en pièces, si l'épée de diamans n'avoit commencé à lui être aussi utile que la syrène l'avoit prédit. Il la fit à peine briller aux yeux de ces monstres, qu'ils tombèrent sans force à ses pieds: il donna à chacun un coup mortel, puis s'avançant encore, il trouva six dragons couverts d'écailles plus difficiles à pénétrer que le fer. Quelque effrayante que fût cette rencontre, il demeura intrépide, & se servant de sa redoutable épée, il n'y en eut pas un qu'il ne coupât par la moitié: il espéroit d'avoir surmonté les plus grandes difficultés, quand il lui en survint une bien embarrassante. Vingt-quatre nymphes, belles & gracieuses, vinrent à sa rencontre, tenant de longues guirlandes de fleurs dont elles lui fermoient le passage. Où voulez-vous aller, seigneur, lui dirent-elles? nous sommes commises à la garde de ces lieux, si nous vous laissons passer, il en arriveroit à vous & à nous des malheurs infinis; de grâce, ne vous opiniâtrez point; voudriez-vous tremper votre main victorieuse[Pg 151] dans le sang de vingt-quatre filles innocentes qui ne vous ont jamais causé de déplaisir? Le roi à cette vue demeura interdit & en suspens; il ne savoit à quoi se résoudre: lui qui faisoit profession de respecter le beau sexe, & d'en être le chevalier à toute outrance, il falloit que dans cette occasion il se portât à le détruire: mais une voix qu'il entendit le fortifia tout d'un coup. Frappes, frappes: n'épargne rien, lui dit cette voix, ou tu perds ta princesse pour jamais.

En même temps sans rien répondre à ces Nymphes, il se jette au milieu d'elles, rompt leurs guirlandes, les attaque sans nul quartier, & les dissipe en un moment: c'étoit un des derniers obstacles qu'il devoit trouver; il entra dans le petit bois où il avoit vu Toute-Belle: elle y étoit au bord de la fontaine, pâle & languissante. Il l'aborde en tremblant; il veut se jeter à ses pieds; mais elle s'éloigne de lui avec autant de vîtesse & d'indignation que s'il avoit été le Nain Jaune. Ne me condamnez pas sans m'entendre, Madame, lui dit-il; je ne suis ni infidelle, ni coupable; je suis un malheureux qui vous a déjà déplu sans le vouloir. Ah! barbare, s'écria-t-elle, je vous ai vu traverser les airs avec une personne d'une beauté extraordi[Pg 152]naire; est-ce malgré vous que vous faisiez ce voyage? Oui, Princesse, lui dit-il, c'étoit malgré moi; la méchante fée du Désert ne s'est pas contentée de m'enchaîner à un rocher, elle m'a enlevé dans un char jusqu'à un des bouts de la terre, où je serois encore à languir sans le secours inespéré d'une syrène bienfaisante, qui m'a conduit jusqu'ici. Je viens, ma Princesse, pour vous arracher des mains qui vous retiennent captive; ne refusez pas le secours du plus fidelle de tous les amans: il se jeta à ses pieds, & l'arrêtant par sa robe, il laissa malheureusement tomber sa redoutable épée. Le Nain Jaune qui se tenoit caché sous une laitue, ne la vit pas plutôt hors de la main du roi, qu'en connoissant tout le pouvoir, il se jeta dessus & s'en saisit.

La Princesse poussa un cri terrible en appercevant le Nain; mais ses plaintes ne servirent qu'à aigrir ce petit monstre: avec deux mots de son grimoire, il fit paroître deux Géans, qui chargèrent le roi de chaînes & de fers. C'est à présent, dit le Nain, que je suis maître de la destinée de mon rival; mais je lui veux bien accorder la vie & la liberté de partir de ces lieux, pourvu que sans différer vous consentiez à m'épouser. Ah! que je meure plutôt mille fois, s'écria l'amoureux[Pg 153] roi. Que vous mouriez, hélas! dit la Princesse, Seigneur, est-il rien de si terrible? Que vous deveniez la victime de ce monstre, répliqua le roi, est-il rien de si affreux? Mourons donc ensemble, continua-t-elle. Laissez-moi, ma Princesse, la consolation de mourir pour vous. Je consens plutôt, dit-elle au Nain, à ce que vous souhaitez. A mes yeux, reprit le roi, à mes yeux, vous en ferez votre époux, cruelle Princesse, la vie me seroit odieuse. Non, dit le Nain Jaune, ce ne sera point à tes yeux que je deviendrai son époux; un rival aimé m'est trop redoutable.

En achevant ces mots, malgré les pleurs & les cris de Toute-Belle, il frappa le roi droit au cœur, & l'étendit à ses pieds. La Princesse ne pouvant survivre à son cher amant, se laissa tomber sur son corps, & ne fut pas long-temps sans unir son ame à la sienne. C'est ainsi que périrent ces illustres infortunés, sans que la syrène y pût apporter aucun remède; car la force du charme étoit dans l'épée de diamant.

Le méchant Nain aima mieux voir la Princesse privée de vie, que de la voir entre les bras d'un autre; & la Fée du Désert ayant appris cette aventure, détruisit le mausolée[Pg 154] qu'elle avoit élevé, concevant autant de haine pour la mémoire du roi des Mines d'or, qu'elle avoit conçu de passion pour sa personne. La secourable syrène, désolée d'un si grand malheur, ne put rien obtenir du destin, que de les métamorphoser en palmiers. Ces deux corps si parfaits devinrent deux beaux arbres; conservant toujours un amour fidelle l'un pour l'autre, ils se caressent de leurs branches entrelacées, & immortalisent leurs feux par leur tendre union.

Tel qui promet dans le naufrage
Une hécatombe aux immortels,
Ne va pas seulement embrasser leurs autels
Quand il se voit sur le rivage.
Chacun promet dans le danger;
Mais le destin de Toute-Belle
T'apprend à ne point t'engager,
Si ton cœur aux sermens ne peut être fidelle.

Suite de Don Fernand de Tolède.

 



Lorsque Léonore eut fini sa romance, chacun la remercia avec empressement du plaisir qu'elle venoit de leur donner. Je suis trompé, dit don Francisque, si elle n'est de la composition de l'aimable Léonore ou de la jeune Matilde, j'y remarque un tour délicat qui ressemble beaucoup à celui de leur esprit.[Pg 155] Quand je l'aurois imaginée, répliqua-t-elle modestement, j'en mériterois peu de louanges; ces sortes d'ouvrages me paroissent très-aisés, & pour raconter simplement quelque chose, il ne faut pas un grand génie. Vous en dites assez, madame, ajouta don Jaime dans son baragouin, pour nous persuader que don Francisque a connu votre caractère: l'on doit juger, par le mépris que vous avez pour une romance si spirituelle, de votre modestie.

Toute la compagnie se leva, témoignant qu'il falloit jouir de la liberté que la campagne donne; & comme l'on se sépara en plusieurs bandes, il ne fut pas difficile à don Fernand de trouver le moyen d'entretenir Léonore. Après s'être promené avec la comtesse, il la quitta adroitement, & vint chercher sa maîtresse: il l'apperçut qui traversoit le cabinet de jasmins; il l'arrêta respectueusement, & s'y voyant seul avec elle, il ne put s'empêcher de se jeter à ses pieds. Est-il quelqu'un plus heureux que moi, lui dit-il? je suis à vos pieds, Madame, & je puis vous faire entendre que je vous adore. Je ne trouve pas, répliqua cette belle fille, d'un air modeste & embarrassé, que cette liberté soit aussi bien établie que vous l'imaginez; car enfin, Sei[Pg 156]gneur, ne dois-je pas vous l'ôter? Non, Madame, répliqua-t-il, non, vous êtes trop aimable & trop bonne pour me punir si cruellement d'une offense que je ne suis pas le maître de ne vous point faire; vous m'avez forcé de vous donner mon cœur; ne m'est-il pas permis de vous entretenir de votre conquête? Hélas! Madame, je ne vous parle que de cela, continua-t-il; si j'osois, ne vous parlerois-je pas du retour que je mérite. Je n'ai jamais vu faire tant de chemin en si peu de temps, lui dit-elle; j'ignore encore si je dois vous accorder la permission de me parler. Mais, hélas! dit-elle, en s'interrompant, comment la refuserois-je à votre mérite, à la sincérité de vos intentions, à mon penchant, à vos instances, à ce que vous faites, Seigneur, pour me prouver votre empressement; car se peut-il rien d'égal à votre persévérance? Je ne serai jamais capable d'en manquer, Madame, répliqua don Fernand; la mauvaise humeur de la comtesse de Fuentes ne me rebutera point; & je suis déjà trop bien payé de mon déguisement, & des complaisances que j'ai pour elle, puisque je me trouve à vos pieds, que vous souffrez l'aveu de ma passion, que je puis me flatter que mes soins, mes respects & ma constance[Pg 157] pourront vous toucher quelque jour. Je ne vous défends point d'espérer, lui dit Léonore; songez à rendre vos sentimens aussi agréables à mon père qu'ils me le peuvent être, &.... elle ne sut continuer une conversation qui commençoit d'être si tendre; son trouble acheva d'expliquer ce qu'elle pensoit; & don Fernand ravi étoit sur le point de mourir de joie à ses pieds, quand il prit malgré elle une de ses mains: mais la voulant baiser, il sentit tout d'un coup quelqu'un qui le tira si rudement par le pied, qu'il tomba sur le nez; que devint-il, lorsque se relevant brusquement dans le dessein de se venger de l'insulte qu'on venoit de lui faire aux yeux de Léonore, il vit la comtesse comme un fantôme? Ni lui, ni sa maîtresse ne s'étoient point apperçus qu'elle étoit derrière eux, & qu'elle les écoutoit.

Cette défiante vieille eut à peine remarqué que le prétendu maure l'avoit quittée adroitement, pour retourner dans le cabinet, qu'elle craignit que quelques-unes de ses filles ne s'y trouvassent; & venant le plus doucement qu'elle put après lui, elle vit à la lueur de plusieurs bougies qu'on avoit mises dans les lustres de crystal, que l'Africain étoit aux pieds de Léonore. Quelque transportée de[Pg 158] fureur qu'elle fût, elle eut la patience d'écouter toute la conversation de ces tendres amans; mais lorsqu'il prit la main de sa fille, elle ne jugea pas à propos d'être plus long-temps spectatrice bénévole. Ha! ha! don Fernand, s'écria-t-elle, c'est donc vous qui prenez la peine de vous travestir en maure, pour continuer vos soins à Léonore; & cette imprudente est assez dépourvue de raison pour vous écouter & pour permettre que vous baisiez sa main? Léonore & don Fernand étoient si confus, qu'il est plus aisé d'imaginer leur état, que de le dépeindre: cependant comme il se flattoit que la comtesse n'avoit pas entendu ce qu'ils s'étoient dit, il se remit bientôt, & voulut payer de hardiesse. Quoi! c'est un crime en Espagne, répliqua-t-il, de parler à une fille, & de lui baiser la main; en mon pays, c'est une marque de respect: & au mien, dit la comtesse en colère, c'est une preuve qu'on l'a perdu; mais soyez Maure ou Castillan, sachez que je ne suis pas d'humeur d'être plus long-temps votre dupe; & chargeant là-dessus sa fille des reproches les plus cruels, elle l'obligea de rentrer avec Matilde dans le château, où elle les enferma sous vingt clefs.

Don Fernand & don Jaime étoient si déses[Pg 159]pérés, que sans don Francisque, ils auroient opposé la violence à la violence. L'illumination & le souper qui étoient préparés, disparurent tout d'un coup comme par enchantement; elle dit à son neveu les choses du monde les plus dures; & que s'il ne partoit sur-le-champ avec ces deux démons (c'est ainsi qu'elle nommoit ces Cavaliers), elle se porteroit contr'eux à des extrémités dont les uns & les autres auroient lieu de se repentir.

Jamais une fête ne s'est terminée d'une manière plus fâcheuse: les deux amans & leur ami étoient au désespoir de laisser leurs maîtresses en de si terribles mains; mais ils craignoient bien davantage que la comtesse n'éclatât; & lorsqu'on aime véritablement, on s'intéresse plus au repos de la personne aimée qu'à sa propre satisfaction.

Ils partirent sans avoir même soupé, demi-morts de faim & de rage; ils soutinrent avec le reste de la compagnie, autant qu'il leur fut possible, leur mascarade, disant que l'ambassadeur venoit de les envoyer querir; ils menacèrent la comtesse de Mahomet & d'Aly, & de se plaindre à la cour d'Espagne de ses emportemens, dont ils espéroient trouver les moyens de se venger, dès qu'ils seroient de retour à Maroc; cela ne servit[Pg 160] qu'à l'irriter encore davantage; elle les nomma perturbateurs du repos public, filoux de cœurs, gens sans foi & sans loi; elle s'échauffoit si fort à leur faire des reproches, qu'ils aimèrent mieux partir que de voir plus long-temps cette femme furieuse. Ils avoient un déplaisir mortel d'avoir si peu parlé à leurs maîtresses, & de les laisser exposées à la mauvaise humeur de cette mère terrible; elle doutoit quelquefois que ce fût don Fernand & don Jaime car ils étoient parfaitement bien travestis. Mais enfin elle étoit bien persuadée que c'étoit deux espagnols, qui, selon toutes les apparences, n'étoient venus chez elle que pour voir & pour parler à ses filles.

En s'en retournant à Cadix, ils restèrent long-temps sans avoir la force de s'entretenir; les différentes réflexions auxquelles ils s'abandonnoient, les menoient si loin, qu'à peine en pouvoient-ils revenir. Mais quelque chagrin que fût don Francisque, comme il n'étoit pas si piqué au jeu que les autres, il leur parla le premier. Bien que je ne veuille pas insulter à votre malheur, dit-il, par des reproches à contre-temps, je ne puis m'empêcher de vous demander, mon cher don Fernand, s'il y avoit bien de la prudence à[Pg 161] vous jeter aux pieds de Léonore, dans un jardin où sa mère pouvoit vous surprendre? Il est vrai, ajouta don Jaime, que sans le malheureux transport qui vous a pris, tout alloit le mieux du monde, & j'entretenois Matilde sans qu'on s'en apperçût. Vous autres gens de sang froid, répliqua don Fernand, vous parlez bien à votre aise de cette aventure; hélas! si vous aimiez comme moi, que vous auriez trouvé difficile d'être avec Léonore sans lui témoigner par quelques transports l'état de votre ame! Don Jaime attendit impatiemment qu'il eût fini pour lui dire d'un air assez dur: quoi donc? Vous prétendez à la gloire d'aimer Léonore plus que je n'aime Matilde? Oui, je le prétens, ajouta don Fernand, & je vous le soutiendrai. Don Jaime, plein de vivacité, ouvrit la portière du carrosse; & se jetant à terre, venez donc me le soutenir, dit-il, en mettant l'épée à la main; don Fernand sauta aussitôt sur le pré, & don Francisque se précipitant pour se mettre entr'eux: quelle fureur vous anime, s'écria-t-il, voulez-vous vous couper la gorge sur un tel sujet? Vivez, vivez pour les personnes que vous aimez; c'est à elles seules qu'il faut persuader la grandeur de votre passion, sans entreprendre un combat dont elles resteroient[Pg 162] offensées, s'il venoit à leur connoissance. Quelques bonnes que fussent ces raisons, les deux amans avoient fort envie de s'estocader, & de venger l'un sur l'autre le dépit mortel qu'ils avoient contre la comtesse de Fuentes. Mais enfin, les prières de leur ami les appaisèrent; ils remontèrent en carrosse, tout honteux d'une promptitude qui offensoit si fort la sincère amitié qu'ils s'étoient toujours jurée. D'un autre côté, don Francisque étoit fort inquiet de la querelle qu'il s'étoit faite avec sa tante, en amenant chez elle des africains supposés: il n'imaginoit point de moyens pour l'appaiser; & il craignoit même qu'elle n'obligeât son mari à entrer dans son ressentiment.

Don Fernand ayant remarqué son inquiétude, lui dit qu'il seroit au désespoir de tous les contre-temps qui leur étoient arrivés, s'il ne se flattoit pas que le retour de son père feroit succéder le calme à la tempête. En entrant chez don Francisque, on leur apprit que le marquis de Tolede étoit arrivé. Don Fernand & don Jaime en parurent ravis; ils renouvelèrent à leur ami toutes les paroles qu'ils lui avoient déjà données d'épouser ses cousines, si le comte de Fuentes y consentoit. Don Fernand le pria de lui confier le[Pg 163] portrait de Léonore, qu'il avoit depuis peu, pour convaincre son père que rien n'étoit plus aimable qu'elle.

Don Francisque, qui souhaitoit ce mariage aussi ardemment que lui, ne fit aucune difficulté de le lui donner, comprenant que sa cousine seroit une des plus heureuses personnes du monde, d'épouser un homme d'une si grande qualité, & d'un si grand mérite. Don Fernand le remercia mille fois du plaisir qu'il lui faisoit, & se retira avec don Jaime, rempli des plus douces espérances. Ils résolurent ensemble de faire demander dans le même temps dona Matilde.

Ils entretinrent aussitôt un de leurs amis des agrémens qu'ils trouvoient dans ces mariages; ils le prièrent d'en parler au marquis de Tolede, & de le porter à les souhaiter; don Fernand ajouta qu'il falloit faire entendre à son père, qu'il ne pouvoit trouver une fille plus vertueuse, ni plus aimable; qu'il avoit même jugé à propos de lui faire voir son portrait, pour le convaincre par ses yeux d'une partie de ce qu'on lui diroit. Il donna celui de sa maîtresse à son ami, pour qu'il ne perdît point de temps à le lui montrer. Ils ne manquèrent pas de leur côté de se rendre auprès du marquis de Tolede; & don Fer[Pg 164]nand, qui avoit ses raisons pour chercher à lui plaire, n'avoit jamais paru si aise de son retour, si complaisant, ni si assidu.

Cependant leur ami empressé, pour leur faire plaisir, alla trouver le marquis, auquel il fit si bien comprendre les avantages qui se rencontroient dans l'alliance du comte de Fuentes, qu'il lui promit de travailler à ce que son fils souhaitoit: Je vous ai apporté le portrait de cette charmante personne, continua cet ami, & je suis persuadé que sans compter sa beauté, qui est des plus parfaites, vous en aurez bonne opinion sur sa seule physionomie. Le marquis en parut charmé à tel point, qu'il le pria de lui laisser ce charmant portrait pour le reste du jour.

Lorsqu'il fut seul, il le regarda avec un plaisir & une attention extraordinaires. Il commença de porter envie à la bonne fortune de son fils; quelle félicité, disoit-il, de plaire à une personne si aimable! Mais, continuoit-il, à quoi pensé-je de la vouloir unir à mon fils, je ne suis pas encore dans un âge à renoncer au mariage? Sachons quelques particularités de son humeur; cela me déterminera absolument.

Il envoya querir don Fernand, & après avoir applaudi à son choix, il s'informa de[Pg 165] l'esprit & du caractère de sa maîtresse: l'amoureux espagnol ne lui parla d'elle qu'avec les exagérations d'un amant, il n'en est point qui n'ait là-dessus une éloquence naturelle; de sorte que le marquis se lassoit aussi peu d'interroger son fils, qu'il ne se lassoit de lui répondre; & ne sachant pas les peines qu'il se préparoit, il remarquoit avec plaisir l'attention avec laquelle son père l'écoutoit; il en tiroit même de si heureux augures, qu'il ne mettoit presque pas son bonheur en doute, car il savoit assez que le comte de Fuentes ne le refuseroit point: ainsi il continuoit à lui dire des merveilles de sa maîtresse, afin de l'engager à avancer son mariage; son père lui promit de favoriser son amour, & de lui en donner bientôt des nouvelles. Don Fernand, transporté de joie, lui fit des remercîmens proportionnés au bonheur qu'il lui faisoit espérer. Dès qu'il fut retiré, il écrivit à Léonore l'état où il venoit de mettre ses prétentions; elle reçut cette lettre par les soins de son cousin, malgré la vigilance de la comtesse.

Pendant que don Fernand & sa belle maîtresse se félicitoient sur des espérances si flatteuses, le comte de Fuentes, persécuté par les continuelles lettres de sa femme, vint la[Pg 166] trouver au château de las Penas, pour la mettre en repos sur les sentimens de jalousie qu'elle sentoit se rallumer dans son ame.

Dès que don Fernand le sut, il en avertit son père; & celui-ci, qui connoissoit particulièrement le comte, lui écrivit un billet, pour le prier qu'il pût l'entretenir ailleurs que chez lui; ils se donnèrent rendez-vous chez un ami commun.

Après les premières civilités: Je viens, dit le marquis de Tolede au comte, vous demander un gage de votre amitié, & vous en donner un de la mienne qui pourroit vous surprendre si le sujet dont il s'agit étoit moins propre à faire des miracles; je viens, dis-je, vous demander l'aimable Léonore, dont la beauté & la jeunesse pourront me rajeunir, au point de ne lui être pas tout-à-fait désagréable; accordez-la moi, seigneur; & pour que nos maisons soient plus étroitement unies, donnez l'aimable Matilde à mon fils. Le comte de Fuentes répondit à cette demande, avec toute la civilité & les témoignages de joie que le marquis pouvoit s'en promettre; ils s'embrassèrent & se donnèrent leur parole, & l'affaire ayant été arrêtée entre eux, ils résolurent de la tenir secrète.

Le comte de Fuentes ne put se dispenser[Pg 167] d'en parler à sa femme, pour avoir son consentement. Mais il la pria en même temps de n'en rien dire à ses filles, trouvant que c'étoit assez qu'il approuvât une chose, pour qu'elles en dussent être contentes; le marquis de Tolede étant de retour à Cadix, il dit à don Fernand que tout alloit le mieux du monde, & qu'il seroit bientôt heureux, sans rien particulariser davantage, de sorte qu'il ne put être éclairci du mauvais tour que son père lui jouoit; & comme ils avoient chacun des motifs d'impatience, ils pressoient également le jour de leur mariage. Don Jaime, qui n'avoit pas moins de passion pour Matilde que don Fernand pour Léonore, ne manqua pas de presser le marquis de Tolede d'en faire la demande, afin que les deux sœurs pussent être mariées en même temps; le vieux marquis se garda bien de l'instruire de ce qui se passoit; au contraire, il lui promit de le servir utilement: mais dans la crainte que la fourberie qu'il faisoit à son fils & à son ami ne se découvrît avant qu'elle eût son effet, il pressa le retour de Léonore & de Matilde à Cadix. Le comte de Fuentes, qui s'ennuyoit à la campagne, ne fut point fâché d'avoir un prétexte pour revenir avec sa famille dans un lieu plus agréable.

[Pg 168]

Il étoit bien difficile que deux hommes aussi clair-voyans que don Fernand & don Jaime ne découvrissent pas la perfidie qu'on leur vouloit faire: ils la découvrirent aussi, & qu'est-ce qu'ils devinrent à cette nouvelle? Tout ce que le désespoir, l'amour & la colère peuvent inspirer de violent se rassembla dans leur cœur; on ne sauroit représenter en quel état étoit celui de don Fernand, lorsqu'il faisoit réflexion que l'objet de sa fureur & de sa vengeance étoit son propre père. Hélas! disoit-il à don Francisque, ce n'est pas lui que je dois punir, c'est moi-même; c'est moi qui lui ai montré le portrait de ma belle maîtresse, je l'ai trop soigneusement instruit de ses bonnes qualités; pouvois-je croire qu'il seroit capable de la voir avec indifférence; l'amour n'a-t-il pas des flèches pour tous les âges & pour tous les temps? A quoi donc pensai-je, malheureux que je suis, quand je lui fis voir cette charmante personne? Ensuite, passant de cette réflexion à d'autres plus violentes: suis-je capable, disoit-il, d'excuser celui qui vient me ravir ce que j'aime? Non, non, considérations, respect, je ne vous écoute plus, & ce ne sera que par la fin de ma vie, qu'un autre pourra s'assurer de la possession de ma maîtresse.

[Pg 169]

Don Jaime qui n'étoit pas arrêté par de si grands égards, se promettoit une vengeance proportionnée à l'injure qu'on lui faisoit, l'un & l'autre sachant que Léonore & Matilde devoient arriver le lendemain, ils prièrent don Francisque d'aller au devant d'elles, pour les avertir de ce qui se passoit; il voulut bien faire cette démarche, malgré tout le chagrin de sa tante, à laquelle il avoit écrit inutilement pour essayer de se justifier sur l'aventure des maures: il ne laissa pas de rendre à Léonore la lettre de don Fernand, elle étoit en ces termes.

L'excès de ma douleur est beaucoup au-dessus des paroles dont je pourrois me servir pour vous l'exprimer. C'est mon père, belle Léonore, qui veut éteindre mes espérances, m'arracher votre cœur & vous épouser; je ne me possède plus depuis cette affreuse nouvelle; je ne sais plus ce que je suis, ni ce que je fais; vous seule pouvez empêcher tous les malheurs de ma vie: permettez que je vous conduise dans un lieu qui servira d'asyle à notre amour. C'est l'unique remède à des maux si pressans; mais, Madame, si vous refusez de l'accepter, je ne chercherai plus que la mort.

[Pg 170]

Don Francisque trouva la comtesse de Fuentes sur le point de quitter las Penas; il entretint ses cousines à la faveur du désordre de leur départ. O Dieu! quelle fut leur douleur à des nouvelles si fatales & si peu attendues; un coup de foudre les auroit moins surprises & moins désolées. Pourquoi vous affligez-vous tant, leur dit don Francisque? Ne voyez-vous pas que si vous y consentez, don Fernand & don Jaime vous garantiront de ce cruel hymen? Mais il faut, pour y réussir, que vous jouiez bien votre personnage, & que, lorsque vous serez à Cadix, vous paroissiez gaies & contentes; sous ces conditions je vous assure que tout ira au gré de vos désirs. Ah! mon cher cousin, lui dit Léonore, vous nous flattez trop; après ce malheur-ci nous avons tout à craindre, & fort peu à espérer; cependant je suis résolue à suivre vos conseils, & je cacherai ma douleur autant qu'il dépendra de moi: retournez à Cadix, je vous en conjure; assurez don Fernand que je suis disposée à tout ce que vous souhaitez. Dites à don Jaime la même chose pour moi, ajouta Matilde, à laquelle il avoit écrit la lettre du monde la plus tendre; assurez-le que ma main ni mon cœur ne seront jamais à d'autre qu'à lui. Cela ne suffit pas, inter[Pg 171]rompit don Francisque, il faut écrire, & que je leur porte vos ordres.

Léonore le chargea aussitôt d'un billet, dont voici les paroles.

Don Francisque vous dira en quel état je suis; & sincèrement je ne crois pas que j'eusse pu résister à l'excès de mon déplaisir, si je ne me flattois encore de voir réussir le dessein que vous avez formé; je l'approuve, seigneur, & je vous suivrai avec plaisir, sous les conditions qui conviennent à la vertu & à la bienséance.

Le billet de Matilde pour don Jaime, contenoit ce peu de mots.

Ne vous attendez pas de ma part à des plaintes éloquentes; le coup qui vous menace me tue, & les grandes douleurs sont ordinairement muettes. Mais comme elles portent quelquefois aux dernières extrémités, comptez que je seconderai vos desseins, afin d'unir notre destinée pour jamais.

Don Francisque se rendit à Cadix, les deux amans de ses cousines l'attendoient impatiemment, ils furent ravis de leurs généreuses résolutions: pendant qu'ils donnoient les ordres nécessaires, elles arrivèrent, & surent dissimuler les justes déplaisirs dont elles étoient accablées.

[Pg 172]

Elles furent à peine à Cadix, que le marquis de Tolede les vint voir sans don Fernand; il dit seulement d'un air fort embarrassé ses intentions, l'assurant que s'il s'y conformoit de bonne grâce, il n'y avoit rien qu'il ne dût attendre de son amitié. Don Fernand se fit la dernière violence pour se contraindre, il répliqua en peu de mots qu'il obéiroit à ses ordres. Le marquis n'avoit rien négligé pour cacher quelques-unes de ses années aux yeux de la jeune Léonore; la poudre, les bonnes odeurs, les diamans, la broderie, tout y avoit été employé. Il lui dit ce qu'il put imaginer de plus obligeant; elle y répondit avec beaucoup de modestie: la visite fut courte, & aussitôt qu'il fut de retour chez lui, il envoya à Léonore & à Matilde les plus belles pierreries du monde. Elles les regardoient tristement, lorsque Léonore remarqua dans une boîte couverte d'émeraudes un petit billet; elle l'ouvrit, & y trouva ces mots:

Nous entrerons cette nuit dans votre jardin; trouvez-vous y, belle Léonore, dona Matilde; ayez des mantes pour n'être pas reconnues; tout est prêt, afin de vous mettre en sûreté.

Elles se dérobèrent le soir, & se rendirent[Pg 173] à l'heure marquée dans le jardin. Don Francisque qui étoit averti de tout les y accompagna, & ce fut lui qui ouvrit aux deux amans une porte dont il avoit pris la clef; ils s'étoient cachés le visage de leurs manteaux; & voyant leurs maîtresses couvertes de mantes, ils les emmenèrent avec beaucoup de diligence & de secret. Elles trouvèrent un carrosse au bout de la rue, auquel ils firent prendre le chemin du port, une chaloupe les attendoit avec quelques gentilshommes; ils entrèrent dedans, firent promptement ramer.

Ils joignirent le vaisseau qui les attendoit, & qui mit aussitôt à la voile pour Venise. Léonore & Matilde furent conduites par le capitaine dans la chambre de poupe; un vent frais qui s'éleva fut très-favorable à la fuite de ces tendres amans; chacun d'eux, placé vers sa maîtresse, lui témoigna sa joie & sa reconnoissance. Mais elles se trouvoient un peu étonnées de la démarche qu'elles venoient de faire: des filles qui avoient passé toute leur vie auprès d'une mère plus rigide qu'aucune autre, pouvoient bien réfléchir sur une démarche de cette nature. Don Fernand n'eut pas de peine à pénétrer dans quel état étoit leur esprit; il en ressentit de l'inquié[Pg 174]tude; & comme il étoit fort amusant, pour les distraire de la profonde rêverie où elles sembloient s'abandonner, il leur proposa de leur dire un conte, puisqu'elles ne vouloient pas encore se coucher; elles en furent ravies & voulurent monter sur le tillac, parce que la nuit étoit belle, la lune brillante, la mer si douce & si calme, qu'elle n'étoit agitée que par les zéphyrs; le capitaine leur demanda permission d'y rester auprès d'elles. Don Fernand commença ainsi.


SERPENTIN VERT

 



SERPENTIN VERT,
CONTE.


Il y avoit une fois une grande reine, qui étant accouchée de deux filles jumelles, convia douze fées du voisinage de les venir voir, & de les douer, comme c'étoit la coutume dans ce temps-là; coutume très-commode! car le pouvoir des fées racommodoit presque toujours ce que la nature avoit gâté; mais quelquefois aussi il gâtoit bien ce que la nature avoit le mieux fait.

[Pg 175]

Quand les fées furent toutes dans la salle des festins, on leur servit un repas magnifique; chacune alloit se placer à table, lorsque Magotine entra; c'étoit la sœur de Carabosse, qui n'étoit pas moins méchante qu'elle. La reine, à cette vue, frissonna, craignant quelque désastre, parce qu'elle ne l'avoit point priée de venir à la fête; mais cachant son inquiétude avec soin, elle fut elle-même querir un fauteuil de velours vert en broderie de saphirs. Comme elle étoit la doyenne des fées, toutes les autres se rangèrent pour lui faire place, chacune se disoit à l'oreille: dépêchons-nous, ma sœur, de douer les petites princesses, afin de prévenir Magotine.

Lorsqu'on lui présenta un fauteuil, elle dit rudement qu'elle n'en vouloit point, & qu'elle étoit assez grande pour manger debout; mais elle se trompa, car la table étant un peu haute, elle ne la voyoit seulement pas, tant elle étoit petite; elle en eut un dépit qui augmenta encore sa mauvaise humeur. Madame, lui dit la reine, je vous supplie de vous mettre à table. Si vous aviez eu envie de m'avoir, répliqua la fée, vous m'auriez fait prier comme les autres; il ne faut à votre cour que de jolies personnes, bien-faites & bien magnifiques, comme sont mes sœurs; pour moi je suis[Pg 176] trop laide & trop vieille; mais avec cela je n'ai pas moins de pouvoir qu'elles; & sans me vanter, j'en ai peut-être davantage. Toutes les fées la pressèrent tant de se mettre à table, qu'elle y consentit; l'on posa d'abord une corbeille d'or, & dedans douze bouquets de pierreries: les premières venues prirent chacune le leur, de sorte qu'il n'en resta point pour Magotine; elle se mit à gromeler entre ses dents. La reine courut à son cabinet, & lui apporta une cassette de peau d'Espagne parfumée, couverte de rubis, toute remplie de diamans; elle la supplia de les recevoir; mais Magotine secoua la tête, & lui dit: gardez vos bijoux, madame, j'en ai de reste; je venois seulement pour voir si vous aviez pensé à moi, vous m'avez fort négligée; là-dessus elle donna un coup de baguette sur la table, & toutes les viandes dont elle étoit chargée se changèrent en serpens fricassés: les fées en eurent tant d'horreur, qu'elles jetèrent leurs serviettes, & quittèrent le festin.

Pendant qu'elles s'entretenoient du mauvais tour que Magotine venoit de leur faire, cette barbare petite fée s'approcha du berceau où les princesses étoient enveloppées de langes de drap d'or, & les plus jolies du monde. Je[Pg 177] te doue, dit-elle promptement à l'une, d'être parfaite en laideur: elle alloit donner quelque malédiction à l'autre, quand les fées toutes émues accoururent & l'en empêchèrent; de sorte que la mauvaise Magotine cassa un paneau de vitres, & passant au travers comme un éclair, elle disparut aux yeux.

De quelques dons que les fées bienfaisantes pussent douer la princesse, la reine ressentoit moins leurs bontés, qu'elle ne ressentoit la douleur de se voir mère de la plus laide créature du monde; elle la prit entre ses bras, & elle eut le chagrin de la voir enlaidir d'un instant à l'autre; elle essayoit inutilement de se faire violence pour ne pas pleurer devant mesdames les fées, elle ne pouvoit s'en empêcher, & l'on ne sauroit comprendre la pitié qu'elle leur faisoit. Que ferons-nous, mes sœurs, s'entredisoient-elles, que ferons-nous pour consoler la reine? Elles tinrent un grand conseil, & lui dirent ensuite d'écouter moins sa douleur, parce qu'il y avoit un temps marqué où sa fille seroit fort heureuse; mais, interrompit la reine, deviendra-t-elle belle? Nous ne pouvons, répliquèrent-elles, nous expliquer davantage; qu'il vous suffise, madame, que votre fille sera contente. Elle les remercia fort, & ne manqua pas de les char[Pg 178]ger de présens; car encore que les fées fussent bien riches, elles vouloient toujours qu'on leur donnât quelque chose; & cette coutume a passé depuis chez tous les peuples de la terre, sans que le temps l'ait détruite.

La reine appela sa fille aînée Laidronette, & la cadette Bellotte; ces noms leur convenoient parfaitement bien: car Laidronnette devenoit si affreuse, que quelqu'esprit qu'elle eût, il étoit impossible de la regarder; sa sœur embellissoit, & paroissoit toute charmante; de sorte que Laidronnette ayant déjà douze ans, vint se jeter aux pieds du roi & de la reine, pour les prier de lui permettre de s'aller renfermer dans le château des solitaires, afin de cacher sa laideur, & de ne les en point désoler plus long-temps; ils ne laissoient pas de l'aimer malgré sa difformité, de sorte qu'ils eurent quelque peine d'y consentir, mais Bellotte leur restoit, c'étoit assez de quoi les consoler.

Laidronette pria la reine de n'envoyer avec elle que sa nourrice & quelques officiers pour la servir. Vous ne devez pas craindre, madame, lui dit-elle, que l'on m'enlève, & je vous avoue qu'étant faite comme je suis, je voudrois éviter jusqu'à la lumière du jour. Le roi & la reine lui accordèrent ce[Pg 179] qu'elle demandoit: elle fut conduite dans le château qu'elle avoit choisi. Il étoit bâti depuis plusieurs siècles; la mer venoit jusques sous les fenêtres, & lui servoit de canal; une vaste forêt voisine fournissoit des promenades; & plusieurs prairies en terminoient la vue. La princesse jouoit des instrumens, & chantoit divinement bien: elle demeura deux ans dans cette agréable solitude, où elle fit même quelques livres de réflexions; mais l'envie de revoir le roi & la reine l'obligea de monter en carrosse, & d'aller à la cour. Elle arriva justement comme on alloit marier la princesse Bellotte; tout étoit dans la joie: lorsqu'on vit Laidronette, chacun prit un air chagrin; elle ne fut embrassée ni caressée par aucun de ses parens; & pour tout régal, on lui dit qu'elle étoit fort enlaidie, & qu'on lui conseilloit de ne pas paroître au bal; que cependant si elle avoit envie de le voir, on pourroit lui ménager quelque petit trou pour le regarder. Elle répondit qu'elle n'étoit venue ni pour danser, ni pour entendre les violons: qu'il y avoit si long-temps qu'elle étoit dans le château solitaire, qu'elle n'avoit pu s'empêcher de le quitter pour rendre ses respects au roi & à la reine: qu'elle connoissoit avec une vive dou[Pg 180]leur, qu'ils ne pouvoient la souffrir; qu'ainsi elle alloit retourner dans son désert, où les arbres, les fleurs & les fontaines ne lui reprochoient point sa laideur lorsqu'elle s'en approchoit. Quand le roi la reine virent qu'elle étoit si fâchée, ils lui dirent en se faisant quelque violence qu'elle pouvoit rester deux ou trois jours auprès d'eux. Mais comme elle avoit du cœur, elle répliqua qu'elle auroit trop de peine à les quitter, si elle passoit ce temps en si bonne compagnie. Ils souhaitoient trop qu'elle s'en allât pour la retenir; ils lui dirent donc froidement qu'elle avoit raison.

La princesse Bellotte lui donna pour présent de noces un vieux ruban qu'elle avoit porté tout l'hiver à son manchon; & le roi qu'elle épousoit lui donna du taffetas zinzolin pour lui faire une jupe. Si elle s'en étoit crue, elle auroit bien jeté le ruban & le zinzolinage aux nez des généreuses personnes qui la régaloient si mal; mais elle avoit tant d'esprit, de sagesse & de raison, qu'elle ne voulut témoigner aucune aigreur; elle partit donc avec sa fidelle nourrice pour retourner dans son château, le cœur si rempli de tristesse, qu'elle fit tout le voyage sans dire une parole.

Comme elle étoit un jour dans une des plus sombres allées de la forêt, elle vit sous[Pg 181] un arbre un gros Serpent vert, qui haussant la tête, lui dit: Laidronette, tu n'es pas seule malheureuse; vois mon horrible figure, & saches que j'étois né encore plus beau que toi. La princesse effrayée, n'entendit pas la moitié de ces paroles; elle s'enfuit, & demeura plusieurs jours sans oser sortir tant elle avoit peur d'une pareille rencontre. Enfin, s'ennuyant d'être toujours seule dans sa chambre, elle en descendit sur le soir, & fut au bord de la mer: elle se promenoit lentement, & rêvoit à sa triste destinée, lorsqu'elle vit venir à elle une petite barque toute dorée, & peinte de mille devises différentes; la voile en étoit de brocard d'or, le mât de cèdre, les rames de cananbour; il sembloit que le hasard seul la faisoit voguer; & comme elle s'arrêta fort proche du rivage, la princesse curieuse d'en voir toutes les beautés entra dedans; elle la trouva garnie de velours cramoisi à fond d'or, & ce qui servoit de clous étoit fait de diamans: mais tout d'un coup cette barque s'éloigna du rivage; la princesse alarmée du péril qu'elle couroit prit les rames pour essayer d'y revenir, ses efforts furent inutiles; le vent qui souffloit éleva les flots, elle perdit la terre de vue; n'appercevant plus que le ciel & la mer, elle s'abandon[Pg 182]na à la fortune, persuadée qu'elle ne lui seroit guères favorable, & que Magotine lui faisoit encore ce mauvais tour. Il faut que je meure, dit-elle; quels mouvemens secrets me font craindre la mort? Hélas! jusqu'ici ai-je connu aucun des plaisirs qui peuvent la faire haïr? Ma laideur effraye jusqu'à mes proches parens; ma sœur est une grande reine, moi je suis reléguée au fond d'un désert, où pour toute compagnie, j'ai trouvé un Serpent qui parloit. Ne vaut-il pas mieux que je périsse, que de traîner une vie languissante, telle qu'est la mienne?

Ces réflexions tarirent les larmes de la princesse. Elle regardoit avec intrépidité de quel côté viendroit la mort; elle sembloit la convier de ne pas tarder, lorsqu'elle vit sur les flots un serpent qui s'approcha de la barque, & lui dit: Si vous étiez d'humeur à recevoir quelque secours d'un pauvre Serpentin Vert, tel que moi, je suis en état de vous sauver la vie. La mort me fait moins peur que toi, s'écria la princesse; & si tu cherches à me faire quelque plaisir, ne te montres jamais à mes yeux. Serpentin Vert fit un long sifflement (c'est la manière dont les serpens soupirent), & sans rien répliquer, il s'enfonça dans l'onde. Quel horrible[Pg 183] monstre, disoit la princesse en elle-même; il a des aîles verdâtres, son corps est de mille couleurs, ses griffes d'ivoire, ses yeux de feu & sa tête hérissée de longs crins: ah! j'aime mieux périr que lui devoir la vie. Mais, reprenoit-elle, quel attachement a-t-il à me suivre, & par quelle aventure peut-il parler comme s'il étoit raisonnable? Elle rêvoit ainsi, quand une voix répondant à sa pensée, lui dit: apprens, Laidronette, qu'il ne faut point mépriser Serpentin Vert; & si ce n'étoit pas te dire une dureté, je t'assurerois qu'il est moins laid en son espèce, que tu ne l'es en la tienne; mais bien loin de vouloir te fâcher, l'on voudroit soulager tes peines, si tu voulois y consentir.

Cette voix surprit beaucoup la princesse, & ce qu'elle lui avoit dit lui parut si peu soutenable, qu'elle n'eut pas assez de force pour retenir ses larmes; mais y faisant tout-à-coup réflexion: quoi! s'écria-t-elle, je ne veux pas pleurer ma mort, parce qu'on me reproche ma laideur: de quoi me serviroit, hélas! d'être la plus belle personne du monde, je n'en périrois pas moins; ce me doit être même un motif de consolation pour m'empêcher de regretter la vie.

Pendant qu'elle moralisoit ainsi, la barque[Pg 184] flottant toujours au gré des vents, vint se briser contre un rocher; il n'en resta pas deux pièces de bois ensemble. La pauvre Princesse sentit que toute sa philosophie ne pouvoit tenir contre un péril si évident; elle trouva quelques morceaux de bois, qu'elle crut prendre entre ses bras; se sentant soulevée, elle arriva heureusement au pied de ce grand rocher. Hélas! que devint-elle, quand elle vit qu'elle embrassoit étroitement Serpentin Vert! Comme il s'apperçut de la frayeur épouvantable qu'elle avoit, il s'éloigna un peu, & lui cria: vous me craindriez moins, si vous me connoissiez davantage; mais il est de la rigueur de ma destinée d'effrayer tout le monde; il se jeta aussitôt dans l'eau, & Laidronette resta seule sur un rocher d'une grandeur prodigieuse.

De quelque côté qu'elle pût jeter les yeux, elle ne vit rien qui adoucît son désespoir; la nuit s'approchoit: elle n'avoit aucunes provisions pour manger, & ne savoit où se retirer. Je croyois, dit-elle tristement, finir mes jours dans la mer: sans doute c'est ici leur dernier période; quelque monstre marin viendra me dévorer, ou le manque de nourriture m'ôtera la vie: elle s'assit au plus haut du rocher. Tant qu'il fit jour, elle regarda[Pg 185] la mer; & lorsque la nuit fut tout-à-fait venue, elle ôta sa jupe de taffetas zinzolin, elle se couvrit la tête & le visage; puis elle resta ainsi bien inquiète de ce qui s'alloit passer.

Enfin elle s'endormit, & il lui sembla qu'elle entendoit divers instrumens; elle demeura persuadée qu'elle rêvoit: mais au bout d'un moment, elle entendit chanter ces vers, qui sembloient faits pour elle.

Souffrez qu'ici l'amour vous blesse,
L'on y ressent ses tendres feux.
Ce Dieu bannit notre tristesse:
Nous nous plaisons dans ce séjour heureux;
Souffrez qu'ici l'amour vous blesse,
L'on y ressent ses tendres feux.

L'attention qu'elle fit à ces paroles la réveilla tout-à-fait: de quel bonheur & de quelle infortune suis-je menacée, dit-elle! en l'état où je suis, me reste-t-il encore de beaux jours? Elle ouvrit les yeux avec quelque sorte de crainte, appréhendant de se trouver environnée de monstres: mais quelle fut sa surprise, lorsqu'au lieu de ce rocher affreux & sauvage, elle se trouva dans une chambre toute lambrissée d'or: le lit où elle étoit couchée répondoit parfaitement à la magnificence du plus beau palais de l'univers: elle se[Pg 186] faisoit là-dessus cent questions, ne pouvant croire qu'elle fût bien éveillée. Enfin elle se leva, & courut ouvrir une porte vitrée qui donnoit sur un spacieux balcon, d'où elle découvrit toutes les beautés que la nature, secondée de l'art, peuvent ménager sur la terre; des jardins remplis de fleurs, de fontaines, de statues, & d'arbres rares; des forêts en éloignement; des palais, dont les murs étoient ornés de pierreries, les toîts de perles, si merveilleusement faits, que c'étoit autant de chefs-d'œuvres; une mer douce & paisible, couverte de mille sortes de bâtimens différens, dont les voiles, les banderoles & les flammes agitées par les vents, faisoient l'effet du monde le plus agréable à la vue.

Dieux! justes Dieux, s'écria-t-elle! que vois-je? Où suis-je? Quelle surprenante métamorphose! Qu'est donc devenu cet épouvantable rocher, qui sembloit menacer les cieux de ses pointes sourcilleuses? Est-ce moi qui péris hier dans une barque, & qui fus sauvée par le secours d'un Serpent? Elle parloit ainsi; elle se promenoit; elle s'arrêtoit; enfin elle entendit quelque bruit dans son appartement; elle y entra & vit venir à elle cent pagodes vêtus & faits de cent manières[Pg 187] différentes; les plus grands avoient une coudée de haut, & les plus petits n'avoient pas plus de quatre doigts; les uns beaux, gracieux, agréables; les autres hideux & d'une laideur effrayante; ils étoient de diamans, d'émeraudes, de rubis, de perles, de crystal, d'ambre, de corail, de porcelaine, d'or, d'argent, d'airain, de bronze, de fer, de bois, de terre; les uns sans bras, les autres sans pieds, des bouches à l'oreille, des yeux de travers, des nez écrasés: en un mot, il n'y a pas plus de différence entre les créatures qui habitent le monde, qu'il y en avoit entre ces pagodes.

Ceux qui se présentèrent devant la Princesse, étoient les députés du royaume; après lui avoir fait une harangue mêlée de quelques réflexions très-judicieuses, ils lui dirent, pour la divertir, que depuis quelque temps ils voyageoient dans le monde, mais que pour en obtenir la permission de leur souverain, ils lui faisoient serment en partant de ne point parler; qu'il y en avoit même de si scrupuleux, qu'ils ne vouloient remuer ni la tête, ni les pieds, ni les mains: mais que cependant la plupart ne pouvoient s'en empêcher, qu'ils couroient ainsi l'univers, & que lorsqu'ils étoient de retour, ils rejouis[Pg 188]soient leur roi par le récit de tout ce qui se passoit de plus secret dans les différentes cours où ils étoient reçus. C'est, madame, ajoutèrent ces députés, un plaisir que nous vous donnerons quelquefois, car nous avons ordre de ne rien oublier pour vous désennuyer; au lieu de vous apporter des présens, nous venons vous divertir par nos chansons & par nos danses. Ils se mirent aussitôt à chanter ces paroles, en dansant en danse ronde avec des tambours de basque & des castagnettes.

Les plaisirs sont charmans,
Lorsqu'ils suivent les peines,
Les plaisirs sont charmans,
Après de longs tourmens.
Ne brisez point vos chaînes,
Jeunes amans,
Les plaisirs sont charmans,
Lorsqu'ils suivent les peines,
Les plaisirs sont charmans,
Après de longs tourmens.
A force de souffrir des rigueurs inhumaines,
Vous trouverez d'heureux momens;
Les plaisirs sont charmans,
Lorsqu'ils suivent les peines,
Les plaisirs sont charmans,
Après de longs tourmens.

Lorsqu'ils eurent fini, le député qui avoit[Pg 189] porté la parole, dit à la Princesse: Voici, madame, cent pagodines, qui sont destinées à l'honneur de vous servir: tout ce que vous voudrez au monde s'accomplira, pourvu que vous restiez parmi nous. Les pagodines parurent à leur tour; elles tenoient des corbeilles proportionnées à leur taille, remplies de cent choses différentes, si jolies, si utiles, si bien faites & si riches, que Laidronette ne se lassoit point d'admirer, de louer, & de se récrier sur les merveilles qu'elle voyoit. La plus apparente des pagodines, qui étoit une petite figure de diamans, lui proposa d'entrer dans la grotte des bains, parce que la chaleur augmentoit; la princesse marcha du côté qu'elle lui montroit, entre deux rangs de gardes du corps, d'une taille & d'une mine à faire mourir de rire; elle trouva deux cuves de crystal garnies d'or, pleines d'eau d'une odeur si bonne & si rare, qu'elle en demeura surprise; un pavillon de drap d'or mêlé de vert s'élevoit au-dessus; elle demanda pourquoi il y avoit deux cuves; on lui dit que l'une étoit pour elle, & l'autre pour le souverain des pagodes: mais, s'écria-t-elle, en quel endroit est-il? Madame, lui dit-on, il fait à présent la guerre; vous le verrez à son retour. La Princesse demanda[Pg 190] encore s'il étoit marié: on lui dit que non, & qu'il étoit si aimable qu'il n'avoit trouvé jusqu'alors personne digne de lui. Elle ne poussa pas plus loin sa curiosité; elle se déshabilla & se mit dans le bain. Aussitôt pagodes & pagodines se mirent à chanter & à jouer des instrumens: tels avoient des thuorbes faits d'une coquille de noix; tels avoient des violes faites d'une coquille d'amande; car il falloit bien proportionner les instrumens à leur taille; mais tout cela étoit si juste & s'accordoit si bien, que rien ne réjouissoit davantage que ces sortes de concerts.

Lorsque la princesse fut sortie du bain, on lui présenta une robe de chambre magnifique; plusieurs pagodes, qui jouoient de la flûte & du haut-bois, marchoient devant elle; plusieurs pagodines la suivoient chantant des vers à sa louange: elle entra ainsi dans une chambre où sa toilette étoit mise. Aussitôt pagodines dames d'atours, pagodines femmes-de-chambre alloient & venoient, la coiffoient, l'habilloient, la louoient, l'applaudissoient; il n'étoit plus question de laideur, de jupe zinzolin, ni de ruban gras.

La princesse étoit véritablement étonnée. Qu'est-ce qui peut, disoit-elle, me procurer un bonheur si extraordinaire? Je suis sur le[Pg 191] point de périr, j'attends la mort, je ne puis espérer autre chose, & cependant je me trouve tout-d'un-coup dans le lieu du monde le plus agréable, le plus magnifique, & où l'on me témoigne le plus de joie de me voir! Comme elle avoit infiniment d'esprit & de bonté, elle faisoit si bien, que toutes les petites créatures qui l'approchoient demeuroient charmées de ses manières.

Tous les jours à son lever elle avoit de nouveaux habits, de nouvelles dentelles, de nouvelles pierreries; c'étoit trop dommage qu elle fût si laide; mais cependant elle, qui ne pouvoit se souffrir, commença de se trouver moins désagréable, par le grand soin que l'on prenoit de la parer. Il n'y avoit point d'heure où quelques pagodes n'arrivassent, & ne lui rendissent compte des choses les plus secrètes & les plus curieuses qui se passoient dans le monde, des traités de paix, des ligues pour faire la guerre, trahisons & ruptures d'amans, infidélités de maîtresses, désespoirs, raccommodemens, héritiers déçus, mariages rompus, vieilles veuves qui se remarioient fort mal-à-propos, trésors découverts, banqueroutes, fortunes faites en un moment; favoris tombés, sièges de places, maris jaloux, femmes coquettes,[Pg 192] mauvais enfans, villes abîmées; enfin que ne venoient-ils pas dire à la princesse pour la réjouir ou pour l'occuper! Il y avoit quelquefois des pagodes qui avoient le ventre si enflé, & les joues si bouffies, que c'étoit une chose surprenante. Quand elle leur demandoit pourquoi elles étoient ainsi, elles lui disoient: comme il ne nous est pas permis de rire, ni de parler dans le monde, & que nous y voyons faire sans cesse des choses toutes risibles, & des sottises presqu'intolérables, l'envie d'en railler est si forte, que nous en enflons, & c'est proprement une hydropisie de rire, dont nous guérissons dès que nous sommes ici. La princesse admiroit le bon esprit de la gente pagodine; car effectivement l'on pourroit bien enfler de rire, s'il falloit rire de toutes les impertinences que l'on voit.

Il n'y avoit point de soir que l'on ne jouât une des plus belles pièces de Corneille ou de Molière. Le bal étoit très-fréquent; les plus petites figures, pour tirer avantage de tout, dansoient sur la corde, afin d'être mieux vues; au reste, les repas qu'on servoit à la princesse pouvoient passer pour des festins de fête solemnelle. On lui apportoit des livres sérieux, de galans, d'historiques; enfin, les[Pg 193] jours s'écouloient comme des momens, quoiqu'à la vérité toutes ces pagodes si spirituelles lui parussent d'une petitesse insupportable; car il arrivoit souvent, qu'allant à la promenade, elle en mettoit une trentaine dans ses poches pour l'entretenir; c'étoit la plus plaisante chose du monde, de les entendre caqueter avec leurs petites voix plus claires que celles des marionnettes.

Il arriva une fois que la princesse ne dormant point, disoit: que deviendrai-je; serai-je toujours ici? Ma vie se passe plus agréablement que je n'aurois osé l'espérer; cependant il manque quelque chose à mon cœur, j'ignore ce que c'est, mais je commence à sentir que cette suite des mêmes plaisirs, qui n'est variée par aucuns événemens, me semble insipide. Ah! princesse, lui dit une voix, n'est-ce pas votre faute? Si vous vouliez aimer, vous sauriez bien vite que l'on peut rester long-temps avec ce qu'on aime, dans un palais & même dans une solitude affreuse, sans souhaiter d'en sortir. Quelle pagode me parle, répondit-elle? Quels pernicieux conseils me donne-t-elle, contraires à tout le repos de ma vie? Ce n'est point une pagode, répondit-on, qui vous avertit d'une chose que vous ferez tôt ou tard; c'est le malheureux souverain de[Pg 194] ce royaume, qui vous adore, madame, & qui n'oseroit vous le dire qu'en tremblant. Un roi m'adore! répliqua la princesse, ce roi a-t-il des yeux, ou s'il est aveugle? A-t-il vu que je suis la plus laide personne du monde? Je vous ai vue, madame, répliqua l'invisible, je ne vous ai point trouvée telle que vous vous représentez; & soit votre personne, votre mérite ou vos disgrâces, je vous le répète, je vous adore, mais mon amour respectueux & craintif m'oblige à me cacher. Je vous en ai de l'obligation, reprit la princesse, que ferois-je, hélas! si j'aimois quelque chose? Vous feriez la félicité de celui qui ne peut vivre sans vous, lui dit-il, mais si vous ne lui permettez pas de paroître, il n'oseroit le faire. Non, dit la princesse, non, je ne veux rien voir qui m'engage trop fortement. On cessa de lui répondre, & elle fut le reste de la nuit très-occupée de cette aventure.

Quelque résolution qu'elle eut prise de ne rien dire qui eût le moindre rapport à cette aventure, elle ne put s'empêcher de demander aux pagodes si leur roi étoit de retour: ils lui dirent que non. Cette réponse, qui s'accordoit mal avec ce qu'elle avoit entendu, l'inquiéta; elle ne laissa pas de demander encore si leur roi étoit jeune & bien fait: on lui dit[Pg 195] qu'il étoit jeune, qu'il étoit bien fait & fort aimable: elle demanda si l'on avoit souvent de ses nouvelles: on lui dit que l'on en avoit tous les jours; mais sait-il, ajouta-t-elle, que je suis dans son palais? Oui, madame, répliqua-t-on, il sait tout ce qui se passe à votre égard, il s'y intéresse, & l'on fait partir d'heure en heure des courriers qui vont lui apprendre de vos nouvelles. Elle se tut & commença à rêver beaucoup plus souvent quelle n'avoit accoutumé de le faire.

Quand elle étoit seule, la voix lui parloit: elle en avoit quelquefois peur; mais elle lui faisoit quelquefois plaisir, car il n'y avoit rien de si galant que tout ce qu'elle lui disoit. Quelque résolution que j'aie faite de ne jamais aimer, répondoit la princesse, & quelque raison que j'aie de défendre mon cœur d'un engagement qui ne lui pourroit être que fatal; je vous avoue cependant que je serois bien aise de connoître un roi dont le goût est aussi bisarre que le vôtre; car s'il est vrai que vous m'aimiez, vous êtes peut-être le seul dans le monde qui puissiez avoir une semblable foiblesse pour une personne aussi laide que moi. Pensez tout ce qu'il vous plaira de mon caractère, mon adorable princesse, lui répondoit la voix, je trouve assez de quoi le justifier dans[Pg 196] votre mérite; ce n'est pas cela aussi qui m'oblige à me cacher, j'en ai des sujets si tristes, que, si vous les saviez, vous ne pourriez me refuser votre pitié. La princesse alors pressoit la voix de s'expliquer; mais la voix ne parloit plus; elle entendoit seulement pousser de longs soupirs; toutes ces choses l'inquiétoient; quoique ce fût un amant inconnu & caché, il lui rendoit mille soins; joint à cela que le lieu où elle étoit lui faisoit souhaiter une compagnie plus convenable que celle des pagodes. Cela fut cause qu'elle commença de s'ennuyer partout, la voix seule de son invisible avoit le pouvoir de l'occuper agréablement.

Une des nuits la plus obscure de l'année, où elle étoit endormie, elle s'apperçut, en se réveillant, que quelqu'un étoit assis proche de son lit; elle crut que c'étoit la pagodine de Perles, qui, ayant plus d'esprit que les autres, venoit quelquefois l'entretenir. La princesse avança les bras pour la prendre, mais on lui prit la main, on la serra, on la baisa, quelques larmes tombèrent dessus, on étoit si saisi qu'on ne pouvoit parler; elle ne douta point que ce ne fût le roi invisible: que me voulez-vous donc, lui dit-elle en soupirant, puis-je vous aimer sans vous connoître & sans vous voir? Ah! madame, répondoit-[Pg 197]on, quelles conditions attachez-vous à la douceur de vous plaire? Il m'est impossible de me laisser voir. La méchante Magotine qui vous a joué un si mauvais tour, est la même qui m'a condamné à une pénitence de sept ans, il y en a déjà cinq d'écoulés, il m'en reste encore deux, dont vous adoucirez toute l'amertume, si vous voulez bien me recevoir pour époux; vous allez penser que je suis un téméraire, & que ce que je vous demande est absolument impossible; mais, madame, si vous saviez jusqu'où va ma passion, jusqu'où va l'excès de mes malheurs, vous ne me refuseriez point la grâce que je vous demande.

Laidronette s'ennuyoit, comme je l'ai déjà dit; elle trouvoit que le roi invisible avoit tout ce qui pouvoit plaire dans l'esprit, & l'amour se saisit de son cœur sous le nom spécieux d'une généreuse pitié; elle répliqua qu'il falloit encore quelques jours pour pouvoir se résoudre: c'étoit beaucoup de l'avoir amenée jusqu'à ne différer que de quelques jours, une chose dont on n'osoit se flatter; les fêtes & les concerts redoublèrent, on ne chantoit plus devant elle que les chants d'Hyménée: on lui apportoit sans cesse des présens qui surpassoient tout ce que l'on avoit jamais vu; l'amoureuse voix, assidue auprès[Pg 198] d'elle, lui faisoit sa cour dès qu'il étoit nuit, & la princesse se retiroit de meilleure heure, pour avoir plus de temps à l'entretenir.

Enfin elle consentit de prendre le roi invisible pour époux, & elle lui promit de ne le voir qu'après que sa pénitence seroit achevée. Il y va de tout pour vous & pour moi, lui dit-il; si vous aviez cette imprudente curiosité, il faudroit que je recommençasse ma pénitence, & que vous en partageassiez la peine avec moi; mais si vous pouvez vous empêcher de suivre les mauvais conseils qu'on vous donnera, vous aurez la satisfaction de me trouver selon votre cœur, & de retrouver en même temps la merveilleuse beauté que la méchante Magotine vous a ôtée. La princesse, ravie de cette nouvelle espérance, fit mille sermens à son époux de n'avoir aucune curiosité contraire à ses désirs; ainsi les noces s'achevèrent sans bruit & sans éclat, le cœur & l'esprit n'y trouvèrent pas moins leur compte.

Comme toutes les pagodes cherchoient avec empressement à divertir leur nouvelle reine, il y en eut une qui lui apporta l'histoire de Psyché, qu'un auteur des plus à la mode venoit de mettre en beau langage; elle y trouva beaucoup de choses qui avoient du rapport à[Pg 199] son aventure, & il lui prit une si violente envie de voir chez elle son père & sa mère, avec sa sœur & son beau-frère, que quelque chose au monde que pût lui dire le roi, rien ne fut capable de lui ôter cette fantaisie. Le livre que vous lisez, ajouta-t-il, vous peut faire savoir dans quels malheurs Psyché tomba: hé! de grâce, profitez-en pour les éviter. Elle promit plus qu'il ne lui demandoit; enfin un vaisseau de pagodes & de présens fut dépêché avec des lettres de la reine Laidronette à la reine sa mère. Elle la conjuroit de la venir voir dans son royaume, & les pagodes eurent pour cette fois seulement la permission de parler ailleurs que chez eux.

La perte de la princesse n'avoit pas laissé que de trouver de la sensibilité dans ses proches: on la croyoit périe, de sorte que ses lettres furent infiniment agréables à la cour; & la reine, qui mouroit d'envie de la revoir, ne résista pas un moment à partir avec sa fille & son gendre. Les pagodes qui savoient seules le chemin de leur royaume, y conduisent toute la famille royale; & lorsque Laidronette vit ses parens, elle en pensa mourir de joie; elle lut & relut Psyché, pour être en garde sur tout ce qu'on lui diroit, & sur tout ce qu'elle devoit répondre: mais elle eut beau[Pg 200] faire: elle s'égara en cent endroits; tantôt le roi étoit à l'armée, tantôt il étoit malade & de si mauvaise humeur qu'il ne vouloit voir personne, tantôt il faisoit un pélerinage, puis il étoit à la chasse ou à la pêche. Enfin il sembloit qu'elle étoit gagée pour ne rien dire qui vaille, & que la barbare Magotine lui avoit renversé l'esprit. Sa mère & sa sœur en raisonnèrent ensemble; il fut conclu qu'elle les trompoit, & que peut-être elle se trompoit elle-même, de sorte que par un zèle assez mal réglé, elles résolurent de lui parler: elles s'en acquittèrent avec tant d'adresse, qu'elles jetèrent dans son esprit mille craintes & mille doutes; après s'être long-temps défendues de convenir de ce qu'elles lui disoient, elle avoua que jusqu'alors elle n'avoit point vu son époux, mais qu'il avoit tant de charmes dans sa conversation, que c'étoit assez de l'entendre pour être contente; qu'il étoit en pénitence encore pour deux ans, & qu'après ce temps-là, non seulement elle devoit le voir, mais qu'elle deviendroit belle comme l'astre du jour. Ah! malheureuse, s'écria la reine, que les panneaux qu'on te tend sont grossiers! Est-il possible que tu croies avec une si grande simplicité de tels contes? Ton mari est un monstre, & cela ne[Pg 201] peut être autrement, car tous les pagodes dont il est roi sont de vrais magots. Je croirois bien plutôt, répliqua Laidronette, que c'est le dieu d'amour lui-même. Quelle erreur, s'écria la reine Bellotte! l'on dit à Psyché qu'elle avoit un monstre pour époux, & elle trouva que c'étoit l'amour; vous êtes entêtée que l'amour est le vôtre, & assurément c'est un monstre; tout au moins mettez votre esprit en repos, éclaircissez-vous sur une chose si aisée: la reine en dit autant, & son gendre encore davantage.

La pauvre princesse demeura si confuse & si troublée, qu'après avoir renvoyé toute sa famille avec des présens qui payoient de reste le taffetas zinzolin & le ruban de manchon, elle résolut, quoi qu'il en pût arriver, de voir son mari. Ah! curiosité fatale, dont mille affreux exemples ne peuvent nous corriger, que tu vas coûter cher à cette malheureuse princesse! Elle auroit eu bien du regret de ne pas imiter sa devancière Psyché; de sorte qu'elle cacha une lampe comme elle, & s'en servit pour regarder ce roi invisible, si cher à son cœur. Mais quels cris épouvantables ne fit-elle pas, lorsqu'au lieu du tendre amour, blond, blanc, jeune & tout aimable, elle vit l'affreux Serpentin Vert aux longs crins hé[Pg 202]rissés. Il s'éveilla, transporté de rage & de désespoir: barbare, s'écria-t-il, est-ce là la récompense de tant d'amour? La princesse ne l'entendoit plus, la peur l'avoit fait évanouir, & Serpentin étoit déjà bien loin.

 

Barbare, est-ce là la récompense de tant d'Amour?

Au bruit de toute cette tragédie, quelques pagodes étoient accourus; ils couchèrent la princesse, ils la secoururent, & lorsqu'elle fut revenue, elle se trouva dans un état où l'imagination ne peut atteindre: combien se reprochoit-elle le mal qu'elle alloit procurer à son mari? Elle l'aimoit tendrement, mais elle abhorroit sa figure, & elle auroit voulu pour la moitié de sa vie ne l'avoir pas vu.

Cependant ses tristes rêveries furent interrompues par quelques pagodes qui entrèrent d'un air effrayé dans sa chambre; ils venoient l'avertir que plusieurs vaisseaux, remplis de marionnettes, ayant Magotine à leur tête, étoient entrés sans obstacle dans le port. Les marionnettes & les pagodes sont ennemis de tout temps; ils sont en concurrence sur mille choses, & les marionnettes ont même le privilège de parler par-tout, ce que les pagodes n'ont point. Magotine étoit leur reine: l'aversion qu'elle avoit pour le pauvre Serpentin Vert & pour l'infortunée Laidronette, l'obligea d'assembler des troupes dans la résolution[Pg 203] de les venir tourmenter au moment que leurs douleurs seroient les plus vives.

Elle n'eut pas de peine à réussir dans ses projets: car la reine étoit si désolée, qu'encore qu'on la pressât de donner les ordres nécessaires, elle s'en défendit, assurant qu'elle n'entendoit point la guerre; l'on rassembla par son ordre les pagodes qui s'étoient trouvés dans des villes assiégées & dans le cabinet des plus grands capitaines: elle leur ordonna de pourvoir à toutes choses, & s'enferma ensuite dans son cabinet, regardant d'un œil presqu'égal tous les événemens de la vie.

Magotine avoit pour général le fameux Polichinelle, qui savoit bien son métier, & qui avoit un gros corps de réserve, composé de mouches-guespes, de hannetons & de papillons, qui firent merveilles contre quelques grenouilles & quelques lézards armés à la légère. Ils étoient depuis long-temps à la solde des pagodes, à la vérité plus redoutables par leur nom que par leur valeur.

Magotine se divertit quelque temps à voir le combat; pagodes & pagodines s'y surpassèrent, mais la fée, d'un coup de baguette dissipa tous ces superbes édifices; ces charmans jardins, ces bois, ces prés, ces fontaines furent ensevelis sous leurs propres rui[Pg 204]nes, & la reine Laidronette ne put éviter la dure condition d'être esclave de la plus maligne fée qui sera jamais; quatre ou cinq cent marionnettes l'obligèrent de venir jusqu'où étoit Magotine. Madame, lui dit Polichinelle, voici la reine des pagodes que j'ose vous présenter. Je la connois, il y a long-temps, dit Magotine; elle est cause que je reçus un affront le jour de sa naissance, je ne l'oublirai jamais. Hélas, madame, lui dit la reine, je croyois que vous vous en étiez suffisamment vengée; le don de laideur que vous me distribuâtes au suprême degré, pourroit avoir satisfait une personne moins vindicative que vous. Comme elle cause, dit la fée, voici un docteur d'une nouvelle édition, votre premier emploi sera d'enseigner la philosophie à mes fourmis, préparez-vous à leur donner tous les jours une leçon. Comment m'y prendrai-je, Madame, répliqua la reine affligée, je ne sais point la philosophie; & quand je la saurois, vos fourmis sont-elles capables de l'apprendre? Voyez, voyez cette raisonneuse, s'écria Magotine: hé bien, reine, vous ne leur apprendrez pas la philosophie, mais vous donnerez à tout le monde, malgré vous, des exemples de patience, qu'il sera difficile d'imiter.

[Pg 205]

Là-dessus elle lui fit apporter des souliers de fer, si étroits que la moitié de son pied n'y pouvoit entrer; mais cependant il fallut bien les chausser: cette pauvre reine eut tout le temps de pleurer & de souffrir. Oh ça, dit Magotine, voici une quenouille chargée de toile d'araignée, je prétends que vous la filiez aussi fine que vos cheveux, & je ne vous donne que deux heures. Je n'ai jamais filé, madame, lui dit la reine, mais, encore que ce que vous voulez me paroisse impossible, je vais essayer de vous obéir. On la conduisit aussitôt dans le fond d'une grotte très-obscure, on la ferma avec une grosse pierre, après lui avoir donné un pain bis & une cruche d'eau.

Lorsqu'elle voulut filer cette crasseuse toile d'araignée, son fuseau trop pesant tomba cent & cent fois par terre, elle eut la patience de le ramasser autant, & de recommencer l'ouvrage à plusieurs reprises; mais c'étoit toujours inutilement. Je connois bien à cette heure, dit-elle, l'excès de mon malheur, je suis livrée à l'implacable Magotine, elle n'est pas contente de m'avoir dérobé toute ma beauté, elle veut trouver des prétextes pour me faire mourir. Elle se prit à pleurer, repassant dans son esprit l'état heureux dont elle venoit de[Pg 206] jouir dans le royaume de Pagodie, & jetant sa quenouille par terre: que Magotine vienne quand il lui plaira, dit-elle, je ne sais point faire l'impossible. Elle entendit une voix qui lui dit: ah! reine, votre curiosité trop indiscrète vous coûte les larmes que vous répandez: cependant il n'y a pas moyen de voir souffrir ce qu'on aime: j'ai une amie dont je ne vous ai point parlé, elle se nomme fée Protectrice; j'espère qu'elle vous sera d'un grand secours. Aussitôt on frappa trois coups, & sans qu'elle vît personne, sa quenouille fut filée & dévidée. Au bout de deux heures Magotine, qui cherchoit noise, fit ôter la pierre de la grotte, & elle y entra, suivie d'un nombreux cortège de marionnettes. Voyons, voyons, dit-elle, l'ouvrage d'une paresseuse qui ne sait ni coudre, ni filer. Madame, dit la reine, je ne le savois pas en effet, mais il a bien fallu l'apprendre. Quand Magotine vit une chose si étrange, elle prit le peloton de fil d'araignée, & lui dit: vraiment vous êtes trop adroite, ce seroit grand dommage de ne vous pas occuper: tenez, reine, faites des filets avec ce fil, qui soient assez forts pour prendre des saumons. Hé, de grâce, répliqua-t-elle, considérez qu'à peine les mouches s'y peuvent prendre: vous raisonnez beau[Pg 207]coup, ma belle amie, dit Magotine, mais cela ne vous servira de rien. Elle sortit de sa grotte, fit remettre la grosse pierre devant, & l'assura que si dans deux heures les filets n'étoient pas achevés, elle étoit perdue.


Ha! fée Protectrice, dit alors la reine, s'il est vrai que mes malheurs puissent vous toucher, ne me refusez pas votre secours: en même temps ses filets se trouvèrent achevés. Laidronette demeura surprise au dernier point, elle remercia dans son cœur cette secourable fée qui lui faisoit tant de bien, & elle pensa avec plaisir que c'étoit sans doute son mari qui lui procuroit cette amie. Hélas, Serpentin Vert, dit-elle, vous êtes bien généreux de m'aimer encore après les maux que je vous ai faits. On ne lui répondit rien, car Magotine entra, & fut bien étonnée de trouver les filets si industrieusement travaillés, qu'une main ordinaire n'étoit pas capable de faire un tel ouvrage. Quoi, lui dit-elle, auriez-vous bien la hardiesse de me soutenir que c'est vous qui avez tissu ces filets. Je n'ai aucun ami à votre cour, madame, lui dit la reine, & quand j'y en aurois, je suis si bien enfermée, qu'il seroit difficile qu'on me pût parler sans votre permission. Puisque vous[Pg 208] êtes si habile & si adroite, vous me serez fort utile dans mon royaume.

Elle ordonna aussitôt que l'on appareillât ses vaisseaux, & que toutes les marionnettes fussent prêtes à partir; elle fit attacher la reine avec de grosses chaînes de fer, crainte que par quelque mouvement de désespoir, elle ne se jetât dans la mer. Cette princesse infortunée déploroit pendant une nuit sa triste destinée, lorsqu'elle apperçut, à la clarté des étoiles, Serpentin Vert qui s'approchoit doucement du vaisseau. Je crains toujours de vous faire peur, lui dit-il, & malgré les raisons que j'ai de ne vous point ménager, vous m'êtes infiniment chère. Pouvez-vous me pardonner mon indiscrète curiosité, répliqua-t-elle? Et puis-je vous dire sans vous déplaire?

Est-ce-vous, Serpentin, cher amant, est-ce-vous?
Puis-je revoir l'objet pour qui mon cœur soupire!
Quoi! je puis vous revoir, mon cher & tendre époux?
O! ciel, que j'ai souffert un rigoureux martyre!
Que j'ai souffert, hélas!
En ne vous voyant pas.

Serpentin répliqua par ces vers:

Que les douleurs de l'absence
Troublent les cœurs amoureux!
Dans le royaume affreux,
[Pg 209]
Où les dieux irrités exercent leur vengeance,
On ne sauroit souffrir de maux plus rigoureux
Que les douleurs de l'absence.

Magotine n'étoit pas de ces fées qui dorment quelquefois, l'envie de mal faire la tenoit toujours éveillée, elle ne manqua pas d'entendre la conversation du roi Serpentin & de son épouse; elle vint l'interrompre comme une furie: ah! ah! dit-elle, vous vous mêlez de rimer, & de vous plaindre sur le ton de phébus! vraiment j'en suis bien aise: Proserpine, qui est ma meilleure amie, m'a priée de lui donner quelque poëte à ses gages; ce n'est pas qu'elle en manque, mais elle en veut encore. Allons, Serpentin Vert, je vous ordonne, pour achever votre pénitence, d'aller au sombre manoir, & de faire mes complimens à la gentille Proserpine. L'infortuné Serpentin partit aussitôt avec de longs sifflemens, il laissa la reine dans la plus vive douleur; elle crut qu'elle n'avoit plus rien à ménager: dans son transport elle s'écria: par quel crime t'avons-nous déplu, barbare Magotine? J'étois à peine au monde, que ton infernale malédiction m'ôta ma beauté & me rendit affreuse. Peux-tu dire que j'étois coupable de quelque chose, puisque je n'avois point encore l'usage de la raison, & que[Pg 210] je ne me connoissois pas moi-même? Je suis certaine que le malheureux roi que tu viens d'envoyer aux enfers est aussi innocent que je l'étois: mais achèves, fais-moi promptement mourir: c'est la seule grâce que je te demande. Tu serois trop contente, lui dit Magotine, si je t'accordois ta prière, il faut auparavant que tu puises de l'eau dans la source sans fond.

Dès que les vaisseaux furent arrivés au royaume des marionnettes, la cruelle Magotine prit une meule de moulin, elle l'attacha au cou de la reine, & lui commanda de monter avec jusqu'au sommet d'une montagne qui étoit fort au-dessus des nuées; que lorsqu'elle y seroit, elle cueillît du trefle à quatre feuilles, qu'elle en emplît sa corbeille, & qu'ensuite elle descendît jusqu'au fond de la vallée, pour y puiser dans une cruche percée l'eau de discrétion, & qu'elle lui en apportât assez pour remplir son grand verre. La reine lui dit qu'il étoit impossible qu'elle pût obéir; que la meule de moulin étoit dix fois plus pesante qu'elle, que la cruche percée ne pourroit jamais retenir l'eau qu'elle vouloit boire, & qu'elle ne pouvoit pas se résoudre à entreprendre une chose si impossible. Si tu y manques, lui dit Magotine, assures-toi que ton Serpentin Vert[Pg 211] en souffrira. Cette menace causa tant de frayeur à la reine, que sans examiner sa foiblesse, elle essaya de marcher; mais hélas! ç'auroit été bien inutilement, si la fée Protectrice qu'elle appela, ne fût pas venue à son secours. Voilà, lui dit-elle, en l'abordant, le juste paiement de votre fatale curiosité, ne vous plaignez qu'à vous-même de l'état où Magotine vous réduit; aussitôt elle la transporta sur la montagne, & lui mit du trefle à quatre feuilles dans sa corbeille, malgré les monstres affreux qui le gardoient, & qui firent pour le défendre des efforts surnaturels; mais d'un coup de baguette, la fée Protectrice les rendit plus doux que des agneaux.

Elle n'attendit pas que la reine reconnoissante l'eût remerciée, pour achever de lui faire tout le plaisir qui dépendoit d'elle. Elle lui donna un petit charriot traîné par deux serins blancs, qui parloient & qui siffloient à merveille; elle lui dit de descendre la montagne, de jeter ses souliers de fer contre deux géans armés de massues, qui gardoient la fontaine, qu'ils tomberoient sans aucun sentiment; qu'elle donnât sa cruche aux petits serins, qu'ils trouveroient bien le moyen de l'emplir de l'eau de discrétion; qu'aussitôt[Pg 212] qu'elle en auroit, elle s'en frottât le visage, & qu'elle deviendroit la plus belle personne du monde; qu'elle lui conseilloit encore de ne point rester à la fontaine, de ne pas remonter sur la montagne, mais de s'arrêter dans un petit bois très-agréable, qu'elle trouveroit sur son chemin; qu'elle pouvoit y passer trois ans; que Magotine croiroit toujours qu'elle seroit occupée à puiser de l'eau dans sa cruche, ou que les autres périls du voyage l'auroient fait mourir.

La reine embrassa les genoux de la fée Protectrice, elle la remercia cent fois des faveurs particulières qu'elle en recevoit; mais, ajouta-t-elle, madame, les heureux succès que je devois avoir, ni la beauté que vous me promettez, ne sauroient me toucher de joie, jusqu'à ce que Serpentin soit déserpentiné. C'est ce qui arrivera après que vous aurez été trois ans au bois de la montagne, lui dit la fée, & qu'à votre retour vous aurez donné l'eau dans la cruche percée, & le trefle à Magotine.

La reine promit à la fée protectrice de ne manquer à rien de tout ce qu'elle lui prescrivoit. Cependant, madame, ajouta-t-elle, serai-je trois ans sans entendre parler du roi Serpentin? Vous mériteriez d'être tout le[Pg 213] temps de votre vie privée de ses nouvelles, répondit la fée; car se peut-il rien de plus terrible, que de réduire comme vous avez fait ce pauvre roi à recommencer sa pénitence? La reine ne répondit rien, les larmes qui couloient de ses yeux & son silence marquoient assez la douleur qu'elle ressentoit. Elle monta dans le petit charriot, les serins de Canarie firent leur devoir, & la conduisirent au fond de la vallée, où les géans gardoient la fontaine de discrétion. Elle prit promptement ses souliers de fer qu'elle leur jeta à la tête; dès qu'ils en furent touchés, ils tombèrent comme des colosses, sans vie; les serins prirent la cruche percée, & la racommodèrent avec une adresse si surprenante, qu'il ne paroissoit pas qu'elle eût jamais été cassée. Le nom que cette eau portoit lui donna envie d'en boire; elle me rendra, dit-elle, plus prudente & plus discrète que par le passé. Hélas, si j'avois eu ces qualités, je serois encore dans le royaume de Pagodie! Après qu'elle eut bu un long trait, elle se lava le visage & devint si belle, si belle, qu'on l'auroit plutôt prise pour une déesse, que pour une personne mortelle.

Aussitôt la fée Protectrice parut, & lui dit: vous venez de faire une chose qui me[Pg 214] plaît infiniment; vous saviez que cette eau pouvoit embellir votre ame & votre personne, je voulois voir laquelle des deux auroit la préférence; enfin c'est votre ame qui l'a eue, je vous en loue, & cette action abrégera de quatre ans votre pénitence. Ne diminuez rien à mes peines, répliqua la reine, je les mérite toutes, mais soulagez Serpentin Vert qui n'en mérite aucune. J'y ferai mon possible, dit la fée en l'embrassant; mais au reste, puisque vous êtes si belle, je souhaite que vous quittiez le nom de Laidronette, qui ne vous convient plus, il faut vous appeler la reine Discrète. Elle disparut à ces mots, lui laissant une petite paire de souliers, si jolis & si bien brodés, qu'elle avoit presque regret de les mettre.

Quand elle fut remontée dans son charriot, tenant sa cruche pleine d'eau; les serins la menèrent droit au bois de la montagne. Il n'a jamais été un lieu plus agréable; les myrtes & les orangers joignoient leurs branches ensemble, pour former de longues allées couvertes, & des cabinets où le soleil ne pouvoit pénétrer; mille ruisseaux de fontaines qui couloient doucement, contribuoient à rafraîchir ce beau séjour: mais ce qui étoit de plus rare, c'est que tous les animaux y parloient, & qu'ils firent le meilleur accueil du monde[Pg 215] aux petits serins. Nous croyons, leur dirent-ils, que vous nous aviez abandonnés. Le temps de notre pénitence n'est pas encore fini, repartirent les serins, mais voici une reine que la fée Protectrice nous a chargés d'amener, prenez soin de la divertir autant que vous le pourrez. En même temps elle se vit entourée d'animaux de toute espèce, qui lui faisoient de grands complimens. Vous serez notre reine, lui disoient-ils, il n'y a point de soins & de respects que vous ne deviez attendre de nous. Où suis-je, s'écria-t-elle? par quel pouvoir surnaturel me parlez-vous? Un des petits serins, qui ne la quittoit point, lui dit à l'oreille: il faut que vous sachiez, madame, que plusieurs fées s'étant mises à voyager, se chagrinèrent de voir des personnes tombées dans des défauts essentiels, elles crurent d'abord qu'il suffiroit de les avertir de se corriger: mais leurs soins furent inutiles, & venant tout d'un coup à se chagriner, elles les mirent en pénitence; elles firent des perroquets, des pies & des poules de celles qui parloient trop; des pigeons, des serins & des petits chiens, des amans & des maîtresses; des singes de ceux qui contrefaisoient leurs amis; des cochons, de certaines gens qui aimoient trop la bonne chère; des lions,[Pg 216] des personnes colères; enfin, le nombre de ceux qu'elles mirent en pénitence fut si grand, que ce bois en est peuplé, de sorte que l'on y trouve des gens de toutes qualités & de toutes humeurs.

Par ce que vous venez de me raconter, mon cher petit serin, lui dit la reine, j'ai lieu de croire que vous n'êtes ici que pour avoir trop aimé. Il est vrai, madame, répliqua le serin. Je suis fils d'un grand d'Espagne; l'amour dans notre pays a des droits si absolus sur tous les cœurs y que l'on ne peut s'y soustraire sans tomber dans le crime de rebellion. Un ambassadeur d'Angleterre arriva à la cour, il avoit une fille d'une extrême beauté, mais dont l'humeur hautaine & piquante étoit insupportable; malgré cela je m'attachai à elle, je l'aimois jusqu'à l'adoration; elle paroissoit quelquefois sensible à mes soins, & d'autres fois elle me rebutoit si fort, qu'elle mettoit ma patience à bout. Un jour qu'elle m'avoit désespéré, une vénérable vieille m'aborda, en me reprochant ma foiblesse; mais tout ce qu'elle put dire ne servit qu'à m'opiniâtrer, elle s'en apperçut & s'en fâcha. Je te condamne, lui dit-elle, à devenir serin de Canarie pour trois ans, & ta maîtresse mouche-guespe. Sur-le-champ je sentis une[Pg 217] métamorphose en moi la plus extraordinaire du monde; malgré mon affliction, je ne pus m'empêcher de voler dans le jardin de l'ambassadeur, pour savoir quel serait le sort de sa fille: mais j'y fus à peine, que je la vis venir comme une grosse mouche-guespe, bourdonnant quatre fois plus haut qu'une autre: je voltigeois autour d'elle avec l'empressement d'un amant que rien ne pouvoit détacher; elle essaya plusieurs fois de me piquer; voulez-vous ma mort, belle guespe, lui dis-je, il n'est pas nécessaire pour cela d'employer votre aiguillon, il suffit que vous m'ordonniez de mourir, & je mourrai. La guespe ne me répondit rien, elle s'abattit sur des fleurs qui eurent à souffrir de sa mauvaise humeur.

Accablé de son mépris & de mon état, je volai sans tenir aucune route certaine. J'arrivai enfin dans une des plus belles villes de l'univers que l'on nomme Paris; j'étois las, je me jetai sur une touffe de grands arbres qui étoient enclos de murs, & sans que je susse qui m'avoit pris, je me trouvai à la porte d'une cage peinte de vert, & garnie d'or; les meubles & l'appartement étoient d'une magnificence qui me surprit; aussitôt une jeune personne vint me caresser, & me parla avec[Pg 218] tant de douceur, que j'en fus charmé; je ne demeurai guères dans sa chambre sans être instruit du secret de son cœur: je vis venir chez elle une espèce de matamore, toujours furieux, qui ne pouvant être satisfait, ne la chargeoit pas seulement de reproches injustes, mais la battoit à la laisser pour morte entre les mains de ses femmes; je n'étois pas médiocrement affligé de lui voir souffrir un traitement si indigne: & ce qui m'en déplaisoit davantage, c'est qu'il sembloit que les coups dont il l'assommoit, avoient la vertu de réveiller toute la tendresse de cette jolie dame.

Je souhaitois jour & nuit que les fées qui m'avoient rendu serin, vinssent mettre quelqu'ordre à des amours si mal assortis; mes désirs s'accomplirent; les fées parurent brusquement dans la chambre, comme l'amant furieux commençoit son sabat ordinaire; elles le chargèrent de reproches, & le condamnèrent à devenir loup; pour la patiente personne qui souffroit qu'on la battît, ils en firent une brebis, & les envoyèrent au bois de la montagne; à mon égard, je trouvai aisément moyen de m'envoler. Je voulois voir les différentes cours de l'Europe. Je passai en Italie, & le hasard me fit tomber entre les mains d'un homme, qui ayant souvent affaire[Pg 219] à la ville, & ne voulant pas que sa femme, dont il étoit très-jaloux, vît personne, prenoit soin de l'enfermer depuis le matin jusqu'au soir, de sorte qu'il me destina à l'honneur de divertir cette belle captive; mais elle étoit occupée d'autres soins que ceux de m'entretenir. Certain voisin, qui l'aimoit depuis long-temps, venoit sur le soir par le haut de la cheminée, & se laissoit glisser jusqu'au bas, plus noir qu'un démon; les clefs dont le jaloux s'étoit saisi ne servoient qu'à mettre son esprit en repos; je craignois toujours quelque fâcheuse catastrophe, lorsque les fées entrèrent par le trou de la serrure, & ne surprirent pas médiocrement ces deux tendres personnes. Allez en pénitence, leur dirent-elles, en les touchant de leurs baguettes; que le ramoneur devienne écureuil, que la dame soit une guenuche, car elle est adroite, & que le mari, qui aime tant à garder les clefs de sa maison, devienne dogue pour dix ans.

J'aurois trop de choses à vous raconter, madame, ajouta le serin, si je vous disois les différentes aventures qui me sont arrivées; je suis obligé de me rendre de temps en temps au bois de la montagne, & je n'y viens guères sans y trouver de nouveaux animaux, parce que les fées continuent de voyager, &[Pg 220] que l'on continue de les irriter par des fautes infinies: mais pendant le séjour que vous ferez ici, vous aurez lieu de vous divertir au récit de toutes les aventures des personnes qui y sont. Plusieurs aussitôt lui offrirent de lui raconter les leurs quand elle voudroit; elle les en remercia très-civilement: & comme elle avoit plus envie de rêver que de parler, elle chercha un endroit solitaire, où elle pût rester seule. Dès qu'elle l'eut marqué, il s'y éleva un petit palais, & on lui servit le plus grand repas du monde; il n'étoit que de fruits, mais de fruits très-rares, les oiseaux les apportoient, & tant qu'elle fut dans ce bois, elle ne manqua de rien.

Il y avoit quelquefois des fêtes plus agréables par la singularité que par tout le reste: on y voyoit des lions danser avec des agneaux, les ours conter des douceurs aux colombes, & les serpens se radoucir pour des linotes. On voyoit un papillon en intrigue avec une panthère. Enfin rien n'étoit assorti selon son espèce, car il ne s'agissoit pas d'être tigre ou mouton, mais seulement des personnes que les fées vouloient punir de leurs défauts.

Ils aimoient la reine Discrète jusqu'à l'adoration; chacun la rendoit arbitre de ses différends; elle avoit un pouvoir absolu dans cette[Pg 221] petite république, & si elle ne s'étoit pas reproché sans cesse les malheurs de Serpentin Vert, elle auroit pu supporter les siens avec quelque sorte de patience; mais lorsqu'elle pensoit à l'état où il se trouvoit réduit, elle ne pouvoit se pardonner son indiscrète curiosité. Le temps étant venu de partir du bois de la montagne, elle en avertit ses petits conducteurs, les fidelles serins, qui l'assurèrent d'un heureux retour: elle se déroba pendant une nuit, pour éviter des adieux & des regrets qui lui auroient coûté quelques larmes; car elle étoit touchée de l'amitié & de la déférence que tous ces animaux raisonnables lui avoient témoignée.

Elle n'oublia ni la cruche pleine d'eau de discrétion, ni la corbeille de trefles, ni les souliers de fer; & dans le temps où Magotine la croyoit morte, elle se présenta tout-d'un-coup devant elle, la meule de moulin au cou, les souliers de fer aux pieds, & la cruche à la main. Cette fée, en la voyant, poussa un grand cri; elle lui demanda ensuite d'où elle venoit? Madame, lui dit-elle, j'ai passé trois ans à puiser de l'eau dans la cruche percée, au bout desquels j'ai trouvé le moyen d'y en faire tenir. Magotine s'éclata de rire, songeant à la fatigue que cette pauvre reine[Pg 222] avoit eue; mais la regardant plus attentivement: qu'est-ce que ceci, s'écria-t-elle, Laidronette est devenue toute charmante! où donc avez-vous pris cette beauté? La reine lui raconta qu'elle s'étoit lavée de l'eau de discrétion, & que ce prodige s'étoit fait. A ces nouvelles, Magotine jeta de désespoir sa cruche par terre; ô puissance qui me brave! s'écria-t-elle, je saurai me venger. Préparez vos souliers de fer, dit-elle à la reine, il faut que vous alliez de ma part aux enfers, demander à Proserpine de l'essence de longue vie; je crains toujours de tomber malade, & même de mourir; quand j'aurai cet antidote, je n'aurai plus sujet de rien appréhender; gardez-vous donc d'aller déboucher la bouteille, ni de goûter à la liqueur qu'elle vous donnera, car vous diminueriez ma part.

La pauvre reine n'a jamais été plus surprise qu'elle le fut de cet ordre. Par où va-t-on aux enfers? dit-elle. Ceux qui y vont peuvent-ils revenir? Hélas, madame, ne serez-vous point lasse quelque jour de me persécuter? Sous quel astre suis-je née? Ma sœur est bien plus heureuse que moi; il ne faut plus croire que les constellations soient égales pour tout le monde. Elle se prit à pleurer, & Magotine, triomphant de lui voir répandre des larmes,[Pg 223] s'éclata de rire: allons, allons, dit-elle, ne différez pas d'un moment un voyage qui me doit rapporter tant de satisfaction; elle lui emplit une besace de vieilles noix & de pain bis; avec cette belle provision elle partit, résolue de se casser la tête contre le premier rocher pour finir ses peines.

Elle marcha quelque temps sans tenir aucune route, prenant d'un côté, tournant de l'autre, & pensant que c'étoit un commandement bien extraordinaire de l'envoyer ainsi aux enfers. Quand elle fut lasse, elle se coucha au pied d'un arbre, & se mit à rêver au pauvre Serpentin, ne pensant plus à son voyage; mais elle vit tout-d'un-coup la fée Protectrice, qui lui dit: savez-vous, belle reine, que pour retirer votre époux de la sombre demeure où les ordres de Magotine le retiennent, il faut que vous alliez chez Proserpine? J'irois encore plus loin, s'il m'étoit possible, répliqua-t-elle; mais, madame, j'ignore par où descendre dans ce ténébreux séjour. Tenez, dit la fée Protectrice, voici une branche de verdure, frappez-en la terre, & prononcez ces vers distinctement. La reine embrassa les genoux de cette généreuse amie, puis elle dit:

[Pg 224]

Toi, qui sais désarmer le maître du tonnerre,
Amour, donne-moi du secours,
Viens arrêter le cours
Des ennuis rigoureux qui déchirent mon ame,
Ouvre-moi, tu le peux, le chemin des enfers;
Dans ces lieux souterrains tu fais sentir ta flâme,
Pluton pour Proserpine a gémi dans tes fers;
Ouvre-moi, tendre amour, le chemin des enfers.
On m'arrache un époux fidelle;
Je ressens les rigueurs du plus terrible sort.
Ma douleur est plus que mortelle,
Et je ne puis trouver la mort.

Elle eut à peine fini sa prière, qu'un jeune enfant, plus beau que tout ce que nous voyons, partit du fond d'une nuée mêlée d'or & d'azur; il voloit, & vint fondre à ses pieds; une couronne de fleurs ceignoit sa tête; la reine connut à son arc & à ses flèches que c'étoit l'amour, il lui dit en l'abordant:

Vos soupirs se font entendre;
J'abandonne les cieux,
Et viens sécher les pleurs qui coulent de vos yeux;
Pour vous je puis tout entreprendre:
Vous reverrez l'objet que vous aimez le mieux;
Rappelons Serpentin aux douceurs de la vie,
Et punissons ainsi sa cruelle ennemie.

La reine étonnée de l'éclat qui environnoit l'amour, & ravie de ses promesses, s'écria:

[Pg 225]

Jusqu'aux enfers je suis prête à vous suivre;
Cet horrible séjour me paroîtra charmant,
Si je revois l'amant
Sans qui je ne saurois plus vivre.

L'amour, qui parle rarement en prose, frappa trois coups, en chantant merveilleusement bien ces paroles:

Terre, obéissez à ma voix,
Reconnoissez l'amour, ouvrez-nous un passage
Jusqu'au triste rivage
Où Pluton impose des loix.

La terre obéit, elle ouvrit son large sein, & par une descente obscure, où la reine avoit besoin d'un guide aussi brillant que celui qui l'avoit prise sous sa protection, elle arriva aux enfers; elle craignoit d'y rencontrer son mari sous la figure d'un serpent; mais l'amour, qui se mêle de rendre quelquefois de bons offices aux malheureux, ayant prévu là-dessus tout ce qui étoit à prévoir, avoit déjà ordonné que Serpentin Vert deviendroit ce qu'il étoit avant sa pénitence. Quelque puissante que fût Magotine, hélas! que pouvoit-elle contre l'amour? De sorte que la première chose que la reine trouva, ce fut son aimable époux; elle ne l'avoit jamais vu sous une figure si charmante; il ne l'avoit point[Pg 226] vue non plus aussi belle quelle étoit devenue: cependant un pressentiment, & peut-être l'amour qui se trouvoit en tiers avec eux, leur fit deviner qui ils étoient. La reine lui dit aussitôt avec une extrême tendresse:

Du destin en ces lieux je viens fléchir la loi;
S'il vous arrête ici par un ordre barbare,
Unissons-y nos cœurs, que rien ne nous sépare;
L'enfer, qu'on trouve plein d'effroi,
N'aura rien de triste pour moi.

Le roi, transporté de la plus vive passion, répondit à son épouse tout ce qui pouvoit lui marquer son empressement & sa joie; mais l'amour, qui n'aime pas à perdre du temps, les convia de s'approcher de Proserpine. La reine lui fit un compliment de la part de la fée, & la pria de la charger de l'essence de longue vie. C'étoit proprement le mot du guet entre ces bonnes personnes; elle lui en donna aussitôt une fiole assez mal bouchée, pour lui faciliter l'envie de l'ouvrir; l'amour qui n'est pas novice avertit la reine de se bien garder d'une curiosité qui lui seroit encore fatale; & sortant promptement de ces tristes lieux, le roi & la reine revirent la lumière. L'amour ne voulut pas les abandonner, il les conduisit chez Magotine, & pour qu'elle ne le vît pas,[Pg 227] il se cacha dans leur cœur: cependant sa présence inspira des sentimens si humains à la fée, qu'encore qu'elle en ignorât la raison, elle reçut très-bien ces illustres infortunés; faisant un effort de générosité surnaturelle, elle leur rendit le royaume de Pagodie; ils y retournèrent sur-le-champ, & vécurent avec autant de bonne fortune, qu'ils avoient éprouvé jusqu'alors de disgraces & d'ennuis.

Souvent un désir curieux
Est la source des maux les plus épouvantables:
Sur un secret qui doit nous rendre misérables,
Pourquoi vouloir ouvrir les yeux?
Le beau sexe a surtout cette ardeur si cruelle.
Prenons-en à témoin la première mortelle;
Sur elle on nous a peint & Pandore & Psiché,
Qui voulant percer un mystère,
Que les dieux aux mortels vouloient tenir caché,
Deviennent les auteurs de leur propre misère.
Laidronette, qui veut connoître Serpentin,
Eprouve un semblable destin;
L'exemple de Psiché ne peut la rendre sage;
Hélas! de leurs malheurs passés,
La plupart des mortels, curieux, insensés,
N'en fait pas un meilleur usage.

Suite de Ponce de Léon 2

 



Don Fernand s'étoit si fort attiré l'attention de ses auditeurs, que le jour commençoit à paroître, sans que Léonore & Matilde[Pg 228] eussent aucune envie de dormir. Il les pria instamment d'entrer dans une chambre, & de chercher quelque repos au milieu de toutes les inquiétudes dont elles étoient agitées.

Ils étoient sur le point d'entrer dans le golfe de Venise, lorsque le temps changea tout-d'un-coup, & les mit en état de craindre pour leur vie; après avoir essayé inutilement de résister aux vents, il fallut enfin leur céder: ils les éloignèrent à tel point, qu'ils se trouvèrent à plus de cent lieues de l'entrée du golfe. La mer commençoit à se calmer, lorsque deux brigantins les attaquèrent: ils étoient commandés par Zoromy, ce fameux corsaire qui s'est acquis tant de réputation, & que l'on appréhende presque sur toutes les mers; les ayant apperçus & abordés, il les surprit avec une si grande diligence, qu'étant encore dans le désordre où les avoit mis la tempête qu'ils venoient d'essuyer, ils n'eurent pas même le loisir de penser à se défendre. Après avoir résisté à une bordée de coups de canon, le capitaine espagnol se rendit, & nos jeunes amans se virent dans la dure nécessité de reconnoître un corsaire pour maître; je ne prétends point représenter l'excès de leur douleur, il est aisé de la comprendre, & difficile d'en bien par[Pg 229]ler. Le vaisseau fut aussitôt rempli de turcs, qui leur ôtèrent la disposition de toutes choses, & particulièrement de leur liberté. Cependant, comme ils purent juger au respect que l'on avoit pour ces dames, & à la magnificence de leurs habits, qu'elles étoient d'une qualité distinguée, ils les traitèrent avec plus d'honnêteté qu'elles n'avoient lieu d'en attendre de ces barbares.

Zoromy les fit passer sur son bord, avec don Fernand & don Jaime. Il dit à Léonore & à Matilde en langue franque, qu'elles s'affligeassent moins, & qu'il tâcheroit d'adoucir l'amertume de leur captivité. Elles ne purent lui répondre que par des larmes, qui marquèrent l'excès de leur affliction; les deux cavaliers espagnols étoient pénétrés de la leur, bien qu'ils la soutinssent avec beaucoup de courage.

Lorsque Léonore fut en liberté de parler à don Fernand, elle lui dit que puisqu'ils ne pouvoient prévoir quelle seroit leur destinée, elle jugeoit à propos de le faire passer pour son frère, & que si on les séparoit, il se consolât dans la certitude qu'elle cesseroit plutôt de vivre, que de changer. Ah! madame, s'écria l'amoureux don Fernand, de quoi me parlez-vous? Seroit-il possible que[Pg 230] j'eusse le malheur d'être éloigné de vous? Il faut tout prévoir, reprit-elle, dans le déplorable état où nous sommes, & nous y préparer sans foiblesse. Vous avez tant de fermeté, lui dit-il, que je crains qu'il n'y entre de l'indifférence! Pouvez-vous former de tels soupçons, répliqua-t-elle en le regardant tristement, & ce que j'ai fait pour vous, lorsque j'ai quitté la maison de mon père, ne vous prouve-t-il pas suffisamment mon amitié! Je ne suis pas un ingrat, répondit don Fernand, mais, madame, je suis un malheureux accablé des plus funestes coups dont la fortune puisse persécuter un homme, ainsi pardonnez-moi mes alarmes; si vous m'étiez moins chère, je serois peut-être moins injuste. Des sentimens si tendres donnèrent beaucoup de consolation à l'aimable Léonore; elle marqua les siens à don Fernand dans des termes bien propres à soulager ses ennuis. Ils convinrent qu'ils iroient parler à Zoromy afin de savoir ses intentions, & quelle somme il voudroit pour leur rançon: mais il en ouvrit à peine la proposition, que ce fier corsaire lui imposa silence. Ces dames ne doivent penser, leur dit-il, qu'à plaire au grand visir Achmet, auquel j'ai résolu de les présenter, pour m'acquitter d'un nombre[Pg 231] infini d'obligations dont je lui suis redevable. Quelle nouvelle, hélas! pour des personnes qui s'aiment, & qui se flattent de sortir dans peu d'esclavage.

Lorsque don Fernand vint les apprendre à Léonore, elle en demeura pénétrée de la plus vive douleur: mais enfin, trouvant trop de foiblesse à s'abandonner toute entière à ses déplaisirs, & voyant là-dessus la peine de son généreux amant, elle résolut d'avoir recours à son courage, pour en étouffer une partie, & pour cacher l'autre autant qu'il seroit en son pouvoir. Don Jaime & Matilde de leur côté ne se parloient pas moins tendrement & moins généreusement, ils se jurèrent cent fois un amour éternel; c'étoit leur unique consolation.

Le vent étoit si favorable, qu'ils arrivèrent en peu de temps à Constantinople. Lorsqu'on débarqua les dames, Zoromy les fit soigneusement cacher; on les conduisit chez lui, il leur donna le temps de s'y reposer afin qu'il ne parût pas que la fatigue du voyage eût rien dérobé à la vivacité de leurs yeux, ni à la fraîcheur de leur teint; il les fit habiller à la turque, d'un drap d'or magnifique, leur ayant fait faire des chaînes de toutes les pier[Pg 232]reries qu'il leur avoit prises, il les attacha à leurs mains & à leurs pieds.

Don Fernand & don Jaime eurent aussi des habits d'esclaves de la même étoffe; leur bonne mine les paroit encore plus que les pierreries dont Zoromy fit couvrir leurs vestes. Il les mena tous quatre dans ce nouvel équipage à une maison de campagne proche de Constantinople, qui étoit au grand visir. Il s'y étoit allé divertir, & n'avoit voulu être suivi que d'une petite cour.

Zoromy lui fit demander permission de le saluer. Achmet le reçut obligeamment: il admira la bonne mine de ses esclaves, & dit qu'il n'avoit jamais rien vu de plus beau que Léonore. Il parloit très-bien la langue espagnole, & la regardant d'un air plein de tendresse & de pitié: quittes ces chaînes, lui dit-il, le ciel t'a fait naître pour en donner à tous ceux qui te voient. Léonore ne répondit rien à cette galanterie; elle baissa les yeux, & ne put retenir ses larmes. Hé quoi, continua le visir! as-tu une si grande douleur de te voir parmi nous? Je t'assure que tu n'y auras pas moins de pouvoir que tu en avois dans ton propre pays. Seigneur, lui dit-elle, quelque bonté que vous me promettiez si généreusement dans le vôtre, il me semble[Pg 233] que je dois toujours me défier de ma fortune après le malheur qui m'est arrivé: ainsi je vous supplie de ne me point croire ingrate à ces mêmes bontés, quoique je n'y témoigne pas toute la sensibilité que je devrois. Mais, seigneur, ajouta-t-elle, en se jetant à ses pieds avec une grâce toute charmante, si vous voulez tarir la source de mes larmes, daignez prescrire un prix à notre liberté, afin que nous puissions nous mettre en état de revoir bientôt nos parens & notre patrie. Puisque cette belle fille est ta sœur, & que ces esclaves sont tes frères, reprit-il, je veux dès à présent t'accorder ce que tu souhaites pour eux; à ton égard, je te demande du temps pour y penser.

Ils reconnurent bien par cette réponse qu'Achmet ne leur rendoit la liberté que pour les éloigner de Léonore. Mais s'étant engagés de ne se point abandonner, au moins tant qu'ils le pourroient, ils répondirent au visir avec beaucoup de respect: nous ne mériterions pas, seigneur, la grâce que vous daignez nous accorder, si avant que d'en profiter, nous n'avions essayé de nous en rendre dignes; ainsi nous osons vous supplier de permettre que nous restions assez de temps au nombre de vos esclaves, pour vous faire[Pg 234] connoître une partie de notre reconnoissance. Achmet y consentit, & après avoir dit au corsaire qu'il lui avoit fait un présent dont il n'oublieroit jamais le prix, il fit conduire Léonore & Matilde au quartier des femmes.

C'étoit dans cette maison, destinée pour ses plaisirs, qu'il faisoit garder les plus belles personnes du monde. Il n'y avoit point d'homme dont la vie fût plus délicieuse que la sienne. Il étoit grand visir dans un âge où les autres sont à peine en faveur. Le poids des affaires ne déroboit rien à ses plaisirs, & ses plaisirs ne déroboient rien à son devoir: il étoit bien fait de sa personne, généreux, & aussi galant qu'on le peut être dans un lieu où la délicatesse est si peu connue: mais aussi ce n'étoit point à Constantinople qu'il s'étoit poli, il avoit vu d'autres cours; & s'il avoit pu y faire un plus long séjour, il n'y auroit point eu dans le monde un plus honnête homme que lui.

Il fit loger les deux espagnols dans un appartement, dont la beauté & la magnificence les surprirent. Il venoit tous les jours voir Léonore avec assiduité; il lui envoyoit des présens considérables, & le soin qu'il prenoit de lui plaire, faisoit assez comprendre à cette belle fille, qu'elle alloit avoir de terri[Pg 235]bles combats à soutenir, & qu'il n'étoit pas disposé d'attendre long-temps des grâces qu'il pouvoit demander en maître. Elle lui disoit quelquefois, que les biens qu'on ne possède que de cette manière sont toujours mêlés de chagrins; que le cœur veut se rendre par l'inclination, & jamais par la violence: & lorsqu'il la pressoit davantage, elle le conjuroit de lui laisser assez de liberté pour pouvoir se dire à elle-même que c'étoit à sa tendresse, & point à son autorité, qu'elle accordoit son estime. Il trouva quelque chose de délicat dans cette proposition, & lui promit qu'il ne négligeroit jamais rien pour lui plaire.

Il traitoit Matilde avec mille honnêtetés; il lui faisoit des présens pour la mettre dans ses intérêts; & à l'égard de don Fernand & don Jaime, il adoucissoit la rigueur de leur captivité par des manières si généreuses & si aisées, qu'ils paroissoient être auprès de lui sous le titre d'amis plutôt que sous celui d'esclaves: mais, hélas! quel triste séjour pour don Fernand! il ne voyoit plus sa maîtresse, & il la savoit au pouvoir d'un rival absolu & amoureux; dans quelles alarmes continuelles flottoit son ame! il craignoit les foiblesses du sexe, il craignoit l'autorité du visir; enfin il[Pg 236] étoit dans un état déplorable. Don Jaime, qui avoit moins d'inquiétudes pour sa chère Matilde, le consoloit, & tâchoit d'adoucir les peines affreuses dont il étoit dévoré. Léonore de son côté prolongeoit adroitement le terme qu'Achmet prescrivoit pour lui donner sa foi & recevoir la sienne; & quoiqu'elle eût de grands sujets de se louer de son procédé, elle n'en étoit pas moins affligée; cette affliction étoit cause que, malgré toute la politesse qu'il falloit avoir, & les égards particuliers qu'elle lui devoit, il avoit souvent lieu d'en souffrir, & quelquefois aussi il prenoit avec elle des airs brusques & pleins d'impatience, qui lui annonçoient un terrible avenir. Enfin il la pressa de se déterminer; je ne vous traiterai point, lui dit-il, comme les autres, je veux vous épouser & vous rendre heureuse; pensez donc à ce que vous me répondrez la première fois que je viendrai vous voir. Léonore demeura triste & rêveuse. Matilde vint la trouver quand il l'eut quittée; voyant les larmes qui couloient avec abondance de ses yeux, elle la conjura de lui apprendre si elle avoit quelques nouveaux sujets de déplaisir. Léonore lui dit ce qui se passoit; elle parla ensuite de don Fernand avec une tendresse extrême: mais elle apperçut le visir qui[Pg 237] l'écoutoit derrière la porte d'un cabinet où l'on pouvoit entrer par une autre chambre; il avoit voulu entendre les conversations qu'elle avoit avec sa sœur, & depuis plusieurs jours il demeuroit ainsi caché dans plusieurs endroits de son appartement.

Léonore feignit de ne l'avoir pas vu, elle continua son discours, & dit à Matilde: je sens bien que si don Fernand avoit été fidelle, je serois incapable de négliger aucuns des sermens que nous nous sommes faits; je lui conserverois mon cœur aux dépens de ma vie, & notre éloignement ne changeroit point mes dispositions, mais l'ingrat m'a sacrifiée; vous savez, ma sœur, l'indigne procédé qu'il a eu pour moi, je suis résolue de l'oublier pour mon repos; je sens bien même que c'est ici la dernière fois que je vous parlerai de lui.

Le visir se retira avec une agitation difficile à exprimer; il ne put s'empêcher d'en parler à Matilde; elle sut répondre à ses questions en personne d'esprit. Léonore apprit par elle ce qui s'étoit passé; & comme mille raisons l'obligeoient de ménager l'esprit d'un amant qui étoit son maître, elle l'envoya prier de venir dans sa chambre; il auroit bien voulu ne la plus voir; quel moyen de fuir ce que[Pg 238] l'on aime! Les héros, comme le reste des hommes, ont là-dessus leurs momens de foiblesse.

Il se rendit dans l'appartement de Léonore; elle connut à ses regards le chagrin dont il étoit accablé. Ne vous plaignez point de mon cœur, lui dit-elle, il étoit engagé avant de vous connoître: je n'ai pu me résoudre à vous en faire l'aveu; vous l'avez appris, & vous savez en même temps que l'infidelle qui m'aimoit cesse de m'aimer; vous aviez un rival, seigneur, vous n'en avez plus, & si vous m'accordez quelque temps pour calmer mes peines, je veux vous promettre toutes les marques de reconnoissance que je dois à vos bontés. Je t'avoue, lui dit-il, que mon amour & ma délicatesse ont été également offensés de me savoir un concurrent dans ton cœur; je n'étois point surpris de ton indifférence, j'en accusois ta jeunesse, & je me promettois tout de mes soins; j'étois même piqué d'une agréable émulation qui me faisoit désirer d'être le premier qui l'eût touché d'estime & de tendresse; mais, cruelle! je connois mon malheur, tu me flattes en vain de ta tendresse; hélas! je n'ose l'espérer. En finissant ces mots, il jeta les yeux sur Léonore, pour chercher dans les siens quelque soulagement à son inquiétude;[Pg 239] elle le regarda alors d'une manière favorable; il n'en demeura pas moins satisfait, que de toutes les choses obligeantes qu'elle lui dit. Elle en usa ainsi, parce qu'elle méditoit sa fuite; & pour y parvenir, elle ne négligeoit rien, afin de gagner du temps, & de profiter de la première occasion qu'elle pourroit trouver; la fortune lui en présenta une qu'elle saisit avec le dernier empressement.

Le grand seigneur revint à Constantinople, le visir fut obligé de l'accompagner; & comme la santé de Léonore étoit languissante, il ne voulut pas la commettre à la fatigue d'un voyage. Lorsqu'il fut prêt de partir, il entra dans sa chambre. Je vais te quitter, charmante Léonore, lui dit-il: bien que ce ne soit que pour peu de jours, il me semble que je m'arrache à moi-même, & j'ai encore besoin pour m'y résoudre de me souvenir de toutes tes promesses. Hélas! que ferois-je, si tu ne m'en tenois aucune? & si je te perdois, que ferois-je? O dieux!,.... Il s'arrêta en cet endroit, & demeura dans une profonde rêverie. Léonore frémit, appréhendant qu'il n'eût découvert quelque chose de son dessein; mais le visir reprenant son discours: non, terreurs, non, vaines alarmes, s'écria-t-il, je ne vous écoute plus, Léonore m'a donné[Pg 240] sa tendresse. Oui, seigneur, dit-elle, en l'interrompant, vous la possédez toute entière, & je serois indigne de vivre, si je pouvois répondre par des sentimens plus indifférens à ceux que vous avez pour moi; allez où votre devoir vous appelle; mais ne l'écoutez pas tant, seigneur, que vous ne soyez bientôt de retour. Achmet pénétré de ce qu'elle lui disoit, répondit à cette prière par mille assurances d'une passion éternelle. Lorsqu'il lui dit adieu, ce fut d'une manière si touchante, qu'on auroit cru sans peine que quelque pressentiment agissoit sur lui.

Don Fernand & don Jaime ayant été avertis du dessein de leurs maîtresses, ils le secondèrent avec un succès si heureux, qu'ils trouvèrent le moyen de s'assurer d'un vaisseau; ils les en avertirent. Léonore avoit des esclaves chrétiennes qui lui étoient entièrement dévouées: le signal se donna; l'on mit le feu en plusieurs quartiers du sérail: la confusion & le désordre que ces sortes d'accidens portent avec eux, facilitèrent aux cavaliers espagnols l'entrée du quartier des femmes, & leur donnèrent lieu de sauver Léonore & Matilde. Elles emmenèrent celles de leurs esclaves à qui elles s'étoient confiées. Le palais où elles étoient est bâti sur le bord de la mer; les[Pg 241] chaloupes les attendoient, & ils allèrent jusqu'au navire sans rencontrer aucun obstacle; on leva aussitôt l'ancre, on tendit les voiles; ces tendres amans goûtèrent le plaisir d'être ensemble, & de se voir libres avec mille transports de joie.

Un vent favorable qui s'étoit élevé les poussa bien vîte dans le golfe de Venise, & jamais navigation n'a été plus agréable ni plus heureuse que la leur. Léonore & sa sœur étoient dans le dessein en arrivant de se mettre dans un couvent, jusqu'à ce que don Fernand & don Jaime eussent obtenu du comte de Fuentes & du marquis de Tolede la permission de les épouser. Mais après de longues réflexions, les unes & les autres convinrent que s'ils différoient, leurs proches irrités pourroient empêcher leur mariage, au lieu que la chose étant faite, après quelque temps de colère, tout s'appaiseroit. Les amans furent ravis de la résolution que leurs maîtresses prenoient en leur faveur. Ils avoient emporté les plus belles pierreries du monde, que le visir avoit données à Léonore, de sorte qu'ils se trouvèrent en état de prendre un équipage, & de faire une figure proportionnée à leur naissance.

Cependant le vieux marquis de Tolede[Pg 242] n'eut pas plutôt appris l'enlèvement de Léonore, qu'il se mit en campagne pour la suivre. Le comte de Fuentes, qui s'y trouvoit fort intéressé, partit avec lui; ils n'oublièrent rien de tout ce qu'ils crurent nécessaire pour joindre ces jeunes fugitifs: mais pendant qu'ils les cherchoient d'un côté, ils leur étoient échappés de l'autre.

Quelque sensible que fût le comte de Fuentes, cela n'égaloit en rien la vivacité & la douleur du marquis de Tolede; il étoit véritablement touché pour Léonore, & il menaçoit son fils d'une exhérédation, lorsqu'il se sentit accablé par ses inquiétudes, à tel point qu'il n'eut plus la force de se tourmenter davantage. Les médecins trouvèrent ses maux si pressans, qu'ils l'en avertirent; tous les amis de son fils travaillèrent à l'appaiser, il en reçut des lettres respectueuses & soumises. Enfin les approches de la mort rallentirent sa passion: il pardonna à don Fernand. Le comte de Fuentes eut la même bonté pour ses filles; qu'auroit-il fait? Elles étoient mariées, & leur choix n'auroit pu être meilleur, quand toute leur famille s'en seroit mêlée. Le marquis de Tolede languit peu: don Fernand rendit à sa mémoire tous les honneurs qu'il lui devoit. Don Jaime & lui[Pg 243] revinrent à Cadix avec leurs épouses; tout le monde les trouva embellies, tant la satisfaction de l'esprit est un excellent fard. Don Francisque continuoit de les servir comme le plus généreux parent du monde; & don Jaime, pénétré de reconnoissance, lui demanda un jour s'il ne vouloit pas lui donner quelque moyen de s'acquitter de tout ce qu'il lui devoit? Vous le pouvez aisément, lui dit don Francisque, accordez-moi votre charmante sœur, je l'adore depuis long-temps; elle le souffre sans colère, mais enfin sans vous nous ne pouvons être heureux. Don Jaime l'embrassa avec tous les témoignages d'amitié qu'il avoit lieu de s'en promettre. Je me plains, lui dit-il obligeamment, du secret que vous m'avez fait d'une passion dans laquelle je suis en état de vous servir; ma sœur ne sera jamais à d'autre qu'à vous, & j'en userai si bien pour elle, que vous aurez lieu d'être content. Don Francisque ressentit une joie difficile à comprendre; il dit à son ami ce qu'il put imaginer de plus engageant, & du même pas ils furent ensemble chez la sœur de don Jaime, qui avoit toujours été élevée dans un couvent; son esprit n'en étoit pas moins cultivé, & quelques soins qu'elle prît pour cacher ses sentimens, elle ne put em[Pg 244]pêcher que son frère ne les pénétrât; il la retira de la maison religieuse; ce fut chez lui que les noces se firent avec beaucoup de magnificence. Ainsi nos trois amans & leurs maîtresses se trouvèrent contens de leur sort: il en est peu qui puissent se vanter d'un semblable bonheur.


LA PRINCESSE CARPILLON

 




LA PRINCESSE
CARPILLON,
CONTE.


Il étoit un vieux roi, qui, pour se consoler d'un long veuvage, épousa une belle princesse qu'il aimoit fort. Il avoit un fils de sa première femme, bossu & louche, qui ressentit beaucoup de chagrin des secondes noces de son père. La qualité de fils unique, disoit-il, me faisoit craindre & aimer; mais si la jeune reine a des enfans, mon père, qui peut disposer de son royaume, ne considérera pas que je suis l'aîné, il me déshéritera en leur faveur.[Pg 245] Il étoit ambitieux, plein de malice & de dissimulation; de sorte que, sans témoigner son inquiétude, il fut secrètement consulter une fée, qui passoit pour la plus habile qu'il y eût au monde.

Dès qu'il parut, elle devina son nom, sa qualité, & ce qu'il lui vouloit. Prince Bossu, lui dit-elle, (c'est ainsi qu'on le nommoit), vous êtes venu trop tard: la reine est grosse d'un fils, je ne veux point lui faire de mal; mais s'il meurt ou qu'il lui arrive quelque chose, je vous promets que je l'empêcherai d'en avoir d'autres. Cette promesse consola un peu le Bossu: il conjura la fée de s'en souvenir, & prit la résolution de jouer un mauvais tour à son petit frère dès qu'il seroit né.

Au bout de neuf mois la reine eut un fils, le plus beau du monde; & l'on remarqua, comme une chose extraordinaire, qu'il avoit la figure d'une flèche empreinte sur le bras. La reine aimoit à tel point son enfant, qu'elle voulut le nourrir, dont le prince Bossu étoit très-fâché; car la vigilance d'une mère est plus grande que celle d'une nourrice, & il est bien plus aisé de tromper l'une que l'autre.

Cependant le Bossu, qui ne songeoit qu'à[Pg 246] faire son coup, témoignoit un attachement pour la reine, & une tendresse pour le petit prince, dont le roi étoit charmé. Je n'aurois jamais cru, disoit-il, que mon fils eût été capable d'un si bon naturel, & s'il continue, je lui laisserai une partie de mon royaume. Ces promesses ne suffisoient pas au Bossu, il vouloit tout ou rien: de sorte qu'un soir il présenta quelques confitures à la reine, qui étoient confites à l'opium: elle s'endormit; aussitôt le prince, qui s'étoit caché derrière la tapisserie, prit tout doucement le petit prince, & mit à la place un gros chat bien emmaillotté, afin que les berceuses ne s'apperçussent pas de son vol: le chat crioit, les berceuses berçoient, enfin il faisoit un si étrange sabat, qu'elles crurent qu'il vouloit téter; elles réveillèrent la reine, qui étoit encore toute endormie, & qui pensant tenir son cher poupart, lui donna son sein; mais le méchant chat la mordit: elle poussa un grand cri; & le regardant, que devint-elle, lorsqu'elle apperçut une tête de chat au lieu de celle de son fils? Sa douleur fut si vive, qu'elle pensa expirer sur-le-champ; le bruit des femmes de la reine éveilla tout le palais. Le roi prit sa robe de chambre, il accourut dans son appartement. La première chose qu'il vit, ce fut le[Pg 247] chat emmailloté des langes de drap d'or qu'avoit ordinairement son fils; on l'avoit jeté par terre où il faisoit des cris étonnans. Le roi demeura bien alarmé; il demande ce que cela signifie, on lui dit que l'on n'y comprenoit rien, mais que le petit prince ne paroissoit point, qu'on le cherchoit inutilement, & que la reine étoit fort blessée. Le roi entra dans sa chambre; il la trouva dans une affliction sans pareille; & ne voulant pas l'augmenter par la sienne, il se fit violence pour consoler cette pauvre princesse.

Cependant le Bossu avoit donné son petit frère à un homme qui étoit tout à lui: Portez-le dans une forêt éloignée, lui dit-il, & le mettez tout nud au lieu le plus exposé aux bêtes féroces, afin qu'elles le dévorent, & que l'on n'entende plus parler de lui; je l'y porterois moi-même, tant j'ai peur que vous ne fassiez pas bien ma commission; mais il faut que je paroisse devant le roi: allez donc, & soyez sûr que si je règne je ne serai pas un ingrat. Il mit lui-même le pauvre enfant dans une corbeille couverte, & comme il étoit accoutumé à le caresser, il le connoissoit déjà, & lui sourioit; mais le Bossu impitoyable en fut moins ému qu'une roche: il alla promptement dans la chambre de la[Pg 248] reine, presque déshabillé, à force, disoit-il, de s'être pressé; il se frottoit les yeux comme un homme encore endormi, & lorsqu'il apprit les méchantes nouvelles de la blessure de sa belle-mère, du vol qu'on avoit fait du prince, & qu'il vit le chat emmailloté, il jeta des cris si douloureux, que l'on étoit aussi occupé à le consoler, que si en effet il eût été fort affligé. Il prit le chat & lui tordit le col avec une férocité qui lui étoit très-naturelle; il faisoit pourtant entendre que ce n'étoit qu'à cause de la morsure qu'il avoit faite à la reine.

Qui que ce soit ne le soupçonna, quoiqu'il fût assez méchant pour devoir l'être; ainsi son crime se cachoit sous ses larmes feintes. Le roi & la reine en surent gré à cet ingrat, & le chargèrent d'envoyer chez toutes les fées s'informer de ce que leur enfant pouvoit être devenu. Dans l'impatience de faire cesser la perquisition, il vint leur dire plusieurs réponses différentes & très-énigmatiques, qui se rapportoient toutes sur ce point, que le prince n'étoit pas mort, qu'on l'avoit enlevé pour quelque temps, par des raisons impénétrables, qu'on le raméneroit parfait en toutes choses; qu'il ne falloit plus le chercher, parce que c'étoit prendre des peines inutiles. Il jugea[Pg 249] par-là que l'on se tranquilliseroit; & ce qu'il avoit jugé arriva. Le roi & la reine se flattèrent de revoir un jour leur fils; cependant la morsure que le chat avoit faite au sein de la reine s'envenima si fort qu'elle en mourut; & le roi, accablé de douleur, demeura un an entier dans son palais: il attendoit toujours des nouvelles de son fils, & les attendoit inutilement.

Celui qui l'emportoit marcha toute la nuit sans s'arrêter; lorsque l'aurore commença de paroître, il ouvrit la corbeille, & cet aimable enfant lui sourit, comme il avoit accoutumé de faire à la reine quand elle le prenoit entre ses bras. O pauvre petit prince, dit-il, que ta destinée est malheureuse! hélas! tu serviras de pâture, comme un tendre agneau, à quelque lion affamé; pourquoi le Bossu m'a-t-il choisi pour aider à te perdre? Il referma la corbeille, afin de ne plus voir cet objet digne de pitié; mais l'enfant qui avoit passé la nuit sans téter, se prit à crier de toute sa force: celui qui le tenoit cueillit des figues; & lui en mit dans la bouche: la douceur de ce fruit l'appaisa un peu, ainsi il le porta tout le jour jusqu'à la nuit suivante, qu'il entra dans une vaste & sombre forêt; il ne voulut pas s'y engager, crainte d'être dévoré lui-[Pg 250]même, & le lendemain il s'avança avec la corbeille qu'il tenoit toujours.


La forêt étoit si grande, que de quelque côté qu'il regardât, il n'en pouvoit voir le bout; mais il apperçut dans un lieu tout couvert d'arbres, un rocher qui s'élevoit en plusieurs pointes différentes: voici sans doute, disoit-il, la retraite des bêtes les plus cruelles, il y faut laisser l'enfant, puisque je ne suis pas en état de le sauver: il s'approche du rocher; aussitôt une aigle d une grandeur prodigieuse sortit voltigeant autour, comme si elle y avoit laissé quelque chose de cher: en effet, c'étoit ses petits qu'elle nourrissoit au fond d'une espèce de grotte: tu serviras de proie à ces oiseaux, qui sont les rois des autres, pauvre enfant, dit cet homme. Aussitôt il le démaillotta, & le coucha au milieu de trois aiglons; leur nid étoit grand, à l'abri des injures de l'air; il eut beaucoup de peine à y mettre le prince, parce que le côté par où on pouvoit l'aborder étoit fort escarpé, & penchant vers un précipice affreux: il s'éloigna en soupirant, & vit l'aigle qui revenoit à tire-d'aîle dans son nid: Ah! c'en est fait, dit-il, l'enfant va perdre la vie; il s'éloigna en diligence comme pour ne pas entendre ses derniers[Pg 251] cris; il revint auprès du Bossu, & l'assura qu'il n'avoit plus de frère.

A ces nouvelles, le barbare prince embrassa son fidelle ministre, & lui donna une bague de diamans, en l'assurant que lorsqu'il seroit roi, il le feroit capitaine de ses gardes. L'aigle étant revenue dans son nid, demeura peut-être surprise d'y trouver ce nouvel hôte; soit qu'elle fût surprise ou qu'elle ne le fût pas, elle exerça mieux le droit d'hospitalité que bien des gens ne le savent faire. Elle se mit proche de son nourrisson, elle étendit ses ailes & le réchauffa, il sembloit que tous ses soins n'étoient plus que pour lui; un instinct particulier l'engagea d'aller chercher des fruits, de les becqueter, & d'en verser le jus dans la bouche vermeille du petit prince: enfin elle le nourrit si bien que la reine sa mère n'auroit su le nourrir mieux.

Lorsque les aiglons furent un peu forts, l'aigle les prit tour-à-tour, tantôt sur ses aîles, tantôt dans ses serres, & les accoutuma ainsi à regarder le soleil sans fermer la paupière. Les aiglons quittoient quelquefois leur mère, & voltigeoient un peu autour d'elle; mais pour le petit prince il ne faisoit rien de tout cela, & lorsqu'elle l'élevoit en l'air, il couroit grand risque de tomber & de se tuer. La[Pg 252] fortune s'en mêloit, c'étoit elle qui lui avoit fourni une nourrice si extraordinaire, c'étoit elle qui le garantissoit qu'elle ne le laissât tomber.

Quatre années se passèrent ainsi; l'aigle perdoit tous ses aiglons, ils s'enlevoient lorsqu'ils étoient assez grands, ils ne revenoient plus revoir leur mère ni leur nid; pour le prince, qui n'avoit pas la force d'aller loin, il restoit sur le rocher; car l'aigle, prévoyante & craintive, appréhendant qu'il ne tombât dans le précipice, le porta de l'autre côté, dans un lieu si droit, que les bêtes sauvages n'y pouvoient aller.

L'Amour que l'on dépeint tout parfait, l'étoit moins que le jeune prince; les ardeurs du soleil ne pouvoient ternir les lis & les roses de son teint; tous ses traits avoient quelque chose de si régulier, que les plus excellens peintres n'auroient pu en imaginer de pareils; ses cheveux étoient déjà assez longs pour couvrir ses épaules, & sa mine si relevée, que l'on n'a jamais vu dans un enfant rien de plus noble & de plus grand; l'aigle l'aimoit avec une passion surprenante, elle ne lui apportoit que des fruits pour sa nourriture, faisant cette espèce de différence entre lui & ses aiglons, à qui elle ne donnoit que de la[Pg 253] chair crue; elle désoloit tous les bergers des environs, enlevant leurs agneaux sans miséricorde; il n'étoit bruit que des rapines de l'aigle: enfin, fatigués de la nourrir aux dépens de leurs troupeaux, ils résolurent entr'eux de chercher sa retraite; ils se partagent en plusieurs bandes, la suivent des yeux, parcourent les monts & les vallées, demeurent long-temps sans la trouver; mais enfin, un jour ils apperçoivent qu'elle s'abat sur la grande roche; les plus délibérés d'entr'eux hazardèrent d'y monter, quoique ce fût avec mille périls. Elle avoit pour lors deux petits aiglons qu'elle nourrissoit soigneusement, mais quelque chers qu'ils lui fussent, sa tendresse étoit encore plus grande pour le jeune prince, parce qu'elle le voyoit depuis plus long-temps. Lorsque les bergers eurent trouvé son nid, comme elle n'y étoit pas, il leur fut aisé de le mettre en pièces, & de prendre tout ce qui étoit dedans; que devinrent-ils, quand ils trouvèrent le prince? Il y avoit à cela quelque chose de si extraordinaire, que leurs esprits bornés n'y pouvoient rien comprendre.

Ils emportèrent l'enfant & les aiglons; les uns & les autres crièrent, l'aigle les entendit, & vint fondre sur les ravisseurs de son[Pg 254] bien; ils auroient ressenti les effets de sa colère, s'ils ne l'avoient pas tuée d'un coup de flèche, qu'un des bergers lui tira. Le jeune prince, plein de naturel, voyant tomber sa nourrice, jeta des cris pitoyables, & pleura amèrement. Après cette expédition, les bergers marchent vers leur hameau. On y faisoit le lendemain une cérémonie cruelle, dont voici le sujet.

Cette contrée avoit long-temps servi de retraite aux ogres: chacun, désespéré par un voisinage si dangereux, avoit cherché les moyens de les éloigner sans y pouvoir réussir; ces ogres terribles, courroucés de la haine qu'on leur témoignoit, redoublèrent leurs cruautés, & mangeoient, sans exception, tous ceux qui tomboient entre leurs mains.

Enfin un jour que les bergers s'étoient assemblés pour délibérer sur ce qu'ils pouvoient faire contre les ogres, il parut tout-à-coup au milieu d'eux un homme d'une grandeur épouvantable; la moitié de son corps avoit la figure d'un cerf couvert d'un poil bleu, les pieds de chèvre, une massue sur l'épaule avec un bouclier à la main; il leur dit: Bergers, je suis le Centaure Bleu, si vous me voulez donner un enfant tous les trois ans, je vous promets d'amener ici cent[Pg 255] de mes frères, qui feront si rude guerre aux ogres, que nous les chasserons malgré qu'ils en aient.

Les bergers avoient de la peine à s'engager de faire une chose si cruelle; mais le plus vénérable d'entr'eux leur dit: hé quoi! mes compagnons, nous est-il plus utile que les ogres mangent tous les jours nos pères, nos enfans & nos femmes? Nous en perdrons un pour en sauver plusieurs, ne refusons donc point l'offre que le Centaure nous fait. Aussitôt chacun y consentit; l'on s'engagea, par de grands sermens, de tenir parole au Centaure, & qu'il auroit un enfant.

Il partit & revint comme il avoit dit avec ses frères, qui étoient aussi monstrueux que lui. Les ogres n'étoient pas moins braves que cruels, ils se livrèrent plusieurs combats, où les Centaures furent toujours victorieux; enfin ils les forcèrent de fuir. Le Centaure Bleu vint demander la récompense de ses peines, chacun dit que rien n'étoit plus juste; mais lorsqu'il fallut livrer l'enfant promis, il n'y eut aucune famille qui pût se résoudre à donner le sien; les mères cachoient leurs enfans jusques dans le sein de la terre. Le Centaure qui n'entendoit pas raillerie, après avoir attendu deux fois vingt-quatre heures, dit[Pg 256] aux bergers qu'il prétendoit qu'on lui donnât autant d'enfans comme il resteroit de jours parmi eux, de sorte que le retardement fut cause qu'il en coûta six petits garçons & six petites filles: depuis ce temps on régla cette grande affaire; tous les trois ans l'on faisoit une fête solemnelle pour livrer le pauvre innocent au Centaure.

C'étoit donc le lendemain que le prince avoit été pris dans le nid de l'aigle, qu'on devoit payer ce tribut, & quoique l'enfant fût déjà trouvé, il est aisé de croire que les bergers mirent volontiers le prince à sa place; l'incertitude de sa naissance, car ils étoient si simples qu'ils croyoient quelquefois que l'aigle étoit sa mère, & sa beauté merveilleuse les déterminèrent absolument de le présenter au Centaure, parce qu'il étoit si délicat qu'il ne vouloit point manger d'enfans qui ne fussent très-jolis. La mère de celui qu'on y avoit destiné passa tout-d'un-coup des horreurs de la mort aux douceurs de la vie; on la chargea de parer le petit prince comme l'auroit été son fils, elle peigna bien ses longs cheveux, elle lui fit une couronne de petites roses incarnates & blanches, qui viennent ordinairement sur les buissons; elle l'habilla d'une robe traînante de toile blanche &[Pg 257] fine, sa ceinture étoit de fleurs: ainsi ajusté on le fit marcher à la tête de plusieurs enfans qui devoient l'accompagner; mais que dirai-je de l'air de grandeur & de noblesse qui brilloit déjà dans ses yeux? Lui qui n'avoit jamais vu que des aigles, & qui étoit encore dans un âge si tendre, ne paroissoit ni craintif ni sauvage; il sembloit que tous ces bergers n'étoient là que pour lui plaire: Ah! quelle pitié, s'entredisoient-ils! Quoi! cet enfant va être dévoré; que ne pouvons-nous le sauver! Plusieurs pleuroient, mais enfin il étoit impossible de faire autrement.

Le Centaure avoit accoutumé de paroître sur le haut d'une roche, sa massue dans une main, son bouclier dans l'autre; & là, d'une voix épouvantable, il crioit aux bergers: Laissez-moi ma proie, & retirez-vous. Aussitôt qu'il apperçut l'enfant qu'on lui amenoit, il en fit une grande fête, & criant si haut que les monts en trembloient, il dit d'une voix épouvantable: Voici le meilleur déjeûné que j'aie fait de mes jours, il ne me faut ni sel ni poivre pour croquer ce petit garçon. Les bergers & les bergères jetant les yeux sur le pauvre enfant s'entredisoient: l'aigle l'a épargné, mais voici le monstre qui va terminer ses jours. Le plus vieux des bergers[Pg 258] le prit entre ses bras, le baisa plusieurs fois: ô mon enfant, mon cher enfant, disoit-il, je ne te connois point, & je sens que je ne t'ai que trop vu! Faut-il que j'assiste à tes funérailles? Qu'a donc fait la fortune en te garantissant des serres aiguës & du bec crochu de l'aigle terrible, puisqu'elle te livre aujourd'hui à la dent carnacière de cet horrible monstre?

Pendant que ce berger mouilloit les joues vermeilles du prince des larmes qui couloient de ses yeux, ce tendre innocent passoit ses menotes dans ses cheveux gris, lui sourioit d'un air enfantin, & plus il lui inspiroit de pitié, moins il paroissoit diligent pour s'avancer: dépêchez-vous, crioit le Centaure affamé; si vous me faites descendre, si je vais au-devant de vous, j'en mangerai plus de cent. En effet l'impatience le prit, il se leva & faisoit le moulinet avec sa massue, lorsqu'il parut en l'air un gros globe de feu, environné d'une nuée d'azur: comme chacun demeuroit attentif à un spectacle si extraordinaire, la nuée & le globe se baissèrent peu-à-peu & s'ouvrirent; il en sortit aussitôt un chariot de diamans traîné par des cygnes, dans lequel étoit une des plus belles dames du monde; elle avoit sur la tête[Pg 259] un casque d'or pur couvert de plumes blanches, la visière en étoit levée, & ses yeux brilloient comme le soleil; son corps couvert d'une riche cuirasse, & sa main armée d'une lance toute de feu, marquoient assez que c'étoit une Amazone.


Quoi! bergers, s'écria-t-elle, avez-vous l'inhumanité de donner au cruel Centaure un tel enfant? Il est temps de vous affranchir de votre parole, la justice & la raison s'opposent à des coutumes si barbares; ne craignez point le retour des ogres, je vous en garantirai, moi qui suis la fée Amazone; & dès ce moment, je vous prends sous ma protection. Ah! madame, s'écrièrent les bergers & les bergères, en lui tendant les mains: c'est le plus grand bonheur qui puisse nous arriver. Ils n'en purent pas dire davantage, car le Centaure furieux la défia au combat; il fut rude & opiniâtre, la lance de feu le brûloit dans tous les endroits où elle le touchoit, & il faisoit des cris horribles, qui ne finirent qu'avec sa vie; il tomba tout grillé, l'on eût dit qu'une montagne se renversoit, tant sa chûte fit de bruit; les bergers effrayés s'étoient cachés, les uns dans la forêt voisine, & les autres au fond des rochers qui avoient[Pg 260] des concavités, d'où l'on pouvoit tout voir sans être vu.

C'étoit là que le sage berger qui tenoit le petit prince entre ses bras s'étoit réfugié; bien plus inquiet de ce qui pouvoit arriver à cet aimable enfant que de tout ce qui le regardoit, lui & sa famille, quoiqu'elle méritât d'être considérée. Après la mort du Centaure, la fée Amazone prit une trompette, dont elle sonna si mélodieusement, que les personnes malades qui l'entendirent se levèrent pleines de santé; & les autres sentirent une secrète joie, dont elles ne pouvoient exprimer le sujet.

Enfin les bergers & les bergères, au son de l'harmonieuse trompette, se rassemblèrent. Quand la fée Amazone les vit, pour les rassurer tout-à-fait, elle s'avança vers eux dans son char de diamans, & le faisant baisser peu-à-peu, il ne falloit pas trois pieds qu'il ne touchât la terre; il rouloit sur une nuée si transparente, qu'elle sembloit être de crystal. Le vieux berger, que l'on nommoit le Sublime, parut tenant à son cou le petit prince: Approchez, Sublime, lui cria la fée, ne craignez plus rien; je veux que la paix règne à l'avenir dans ces lieux, & que vous jouissiez du repos que vous y êtes venu cher[Pg 261]cher; mais donnez-moi ce pauvre enfant, dont les aventures sont déjà si extraordinaires. Le vieillard, après lui avoir fait une profonde révérence, haussa les bras & mit le prince entre les siens. Lorsqu'elle l'eut, elle lui fit mille caresses; elle l'embrassa, elle l'assit sur ses genoux, & lui parloit; elle savoit bien néanmoins qu'il n'entendoit aucune langue, & qu'il ne parloit point: il faisoit des cris de joie ou de douleur, il poussoit des soupirs & des accens qui n'étoient point articulés, car il n'avoit jamais entendu parler personne.

Cependant il étoit tout ébloui des brillantes armes de la fée Amazone; il montoit sur ses genoux pour atteindre jusqu'à son casque & le toucher. La fée lui sourioit, & lui disoit, comme s'il eût pu l'entendre: Quand tu seras en état de porter des armes, mon fils, je ne t'en laisserai point manquer. Après qu'elle lui eût encore fait de grandes caresses, elle le rendit à Sublime: Sage vieillard, lui dit-elle, vous ne m'êtes point inconnu, mais ne dédaignez pas de donner vos soins à cet enfant; apprenez-lui à mépriser les grandeurs du monde, & à se mettre au-dessus des coups de la fortune; il peut être né pour en avoir une assez éclatante, mais je[Pg 262] tiens qu'il sera plus heureux d'être sage, que puissant; la félicité des hommes ne doit pas consister dans la seule grandeur extérieure; pour être heureux, il faut être sage, & pour être sage il faut se connoître soi-même, savoir borner ses désirs, se contenter dans la médiocrité comme dans l'opulence, rechercher l'estime des gens de mérite, ne mépriser personne, & se trouver toujours prêt à quitter sans chagrin les biens de cette malheureuse vie. Mais à quoi pensé-je, vénérable berger? Je vous dis des choses que vous savez mieux que moi, & il est vrai aussi que je les dis moins pour vous que pour les autres bergers qui m'écoutent: adieu pasteurs, adieu bergers, appelez-moi dans vos besoins; cette même lance & cette même main, qui viennent d'exterminer le Centaure Bleu, seront toujours prêtes à vous protéger.

Le Sublime & tous ceux qui étoient avec lui, aussi confus que ravis, ne purent rien répondre aux paroles obligeantes de la fée Amazone: dans le trouble & dans la joie où ils étoient, ils se prosternèrent humblement devant elle, & pendant qu'ils étoient ainsi, le globe de feu s'élevant doucement jusqu'à la moyenne région de l'air, disparut avec l'Amazone & le charriot.

[Pg 263]

Les bergers craintifs n'osoient d'abord s'approcher du Centaure; tout mort qu'il étoit, ils ne laissoient pas de le craindre; mais enfin peu-à-peu ils s'aguerrirent, & résolurent entr'eux qu'il falloit dresser un grand bûcher & le réduire en cendre, de peur que ses frères, avertis de ce qui étoit arrivé, ne vinssent venger sa mort sur eux. Cet avis ayant été trouvé bon, ils n'y perdirent pas un moment, & se délivrèrent ainsi de cet odieux cadavre.

Le Sublime emporta le petit prince dans sa cabane; sa femme y étoit malade, & ses deux filles n'avoient pu la quitter pour venir à la cérémonie. Tenez, bergère, dit-il, voici un enfant chéri des dieux, & protégé d'une fée Amazone; il faut le regarder à l'avenir comme notre fils, & lui donner une éducation qui puisse le rendre heureux. La bergère fut ravie du présent qu'il lui faisoit: elle prit le prince sur son lit: tout au moins, dit-elle, si je ne puis lui donner les grandes leçons qu'il recevra de vous, je l'éléverai dans son enfance, & le chérirai comme mon propre fils. C'est ce que je vous demande, dit le vieillard, & là-dessus il le lui donna: ses deux filles accoururent pour le voir, elles restèrent charmées de son incomparable beauté, &[Pg 264] des grâces qui paroissoient dans le reste de sa petite personne. Dès ce moment-là elles commencèrent à lui apprendre leur langue, & jamais il ne s'est trouvé un esprit si joli & si vif; il comprenoit les choses les plus difficiles avec une facilité qui étonnoit les bergers; de sorte qu'il se trouva bientôt assez avancé pour ne plus recevoir de leçons que de lui. Ce sage vieillard étoit en état de lui en donner de bonnes, car il avoit été roi d'un beau & florissant royaume; mais un usurpateur, son voisin & son ennemi, conduisit heureusement ses intrigues secrètes, & gagna certains esprits remuans, qui se soulevèrent, & lui fournirent les moyens de surprendre le roi & toute sa famille: en même temps il les fit enfermer dans une forteresse, où il vouloit les laisser périr de misère.

Un changement si étrange n'en apporta point à la vertu du roi & de la reine, ils souffrirent constamment tous les outrages que le tyran leur faisoit; & la reine, qui étoit grosse quand ces disgrâces lui arrivèrent, accoucha d'une fille, qu'elle voulut nourrir elle-même; elle en avoit encore deux autres très-aimables, qui partageoient ses peines autant que leur âge pouvoit le permettre: enfin, au bout de trois ans, le roi gagna un[Pg 265] de ses gardes, qui convint avec lui d'amener un petit bateau, pour lui servir à traverser le lac au milieu de laquelle la forteresse étoit bâtie. Il leur fournit des limes pour limer les barreaux de fer de leurs chambres, & des cordes pour en descendre; ils choisirent une nuit très-obscure; tout se passoit heureusement & sans bruit, le garde leur aidoit à se glisser le long des murs, qui étoient d'une hauteur épouvantable: le roi descendit le premier, ensuite ses deux filles, après la reine, puis la petite princesse, dans une grande corbeille; mais hélas! on l'avoit mal attachée, & ils l'entendirent tout-d'un-coup tomber au fond du lac; si la reine ne s'étoit pas évanouie de douleur, elle auroit réveillé toute la garnison par ses cris & par ses plaintes. Le roi, pénétré de cet accident, chercha autant qu'il lui fut possible dans l'obscurité de la nuit; il trouva même la corbeille, & il espéroit que la princesse y seroit, cependant elle n'y étoit plus, de sorte qu'il se mit à ramer pour se sauver avec le reste de sa famille; ils trouvèrent au bord du lac des chevaux tout prêts, que le garde y avoit fait conduire, pour porter le roi où il voudroit aller.

Pendant sa prison, lui & la reine avoient[Pg 266] eu tout le temps de moraliser, & de trouver que les plus grands des biens de la vie sont fort petits, quand on les estime leur juste valeur: cela joint à la nouvelle disgrâce qui venoit de leur arriver en perdant leur petite fille, les fit résoudre de ne se point retirer chez les rois leurs voisins & leurs alliés, où ils auroient été peut-être à charge; & prenant leur parti, ils s'établirent dans une plaine fertile, la plus agréable de toutes celles qu'ils auroient pu choisir. En ce lieu, le roi changeant son sceptre en une houlette, acheta un grand troupeau, & se fit berger; ils bâtirent une petite maison champêtre, à l'abri d'un côté par les montagnes, & située de l'autre sur le bord d'un ruisseau assez poissonneux. En ce lieu ils se trouvoient plus tranquilles qu'ils ne l'avoient été sur le trône; personne n'envioit leur pauvreté; ils ne craignoient ni les traîtres, ni les flatteurs; leurs jours s'écouloient sans chagrin, & le roi disoit souvent: Ah! si les hommes pouvoient se guérir de l'ambition, qu'ils seroient heureux! J'ai été roi, me voilà berger; je préfère ma cabane au palais où j'ai régné.

C'étoit sous ce grand philosophe que le jeune prince étudioit; il ne connoissoit pas le rang de son maître, & le maître ne connois[Pg 267]soit point la naissance de son disciple; mais il lui voyoit des inclinations si nobles, qu'il ne pouvoit le croire un enfant ordinaire. Il remarquoit avec plaisir qu'il se mettoit presque toujours à la tête de ses camarades, avec un air de supériorité qui lui attiroit leurs respects; il formoit sans cesse de petites armées; il bâtissoit des forts, & les attaquoit: enfin il alloit à la chasse, & affrontoit les plus grands périls, quelque représentation que le roi berger pût lui en faire; toutes ces choses lui persuadoient qu'il étoit né pour commander. Mais pendant qu'il s'élève & qu'il atteint l'âge de quinze ans, retournons à la cour du roi son père.

Le prince Bossu, le voyant déjà fort vieux, n'avoit presque plus d'égards pour lui: il s'impatientoit d'attendre si long-temps la succession; pour s'en consoler, il lui demanda une armée afin de conquérir un royaume assez proche du sien, dont les peuples inconstans lui tendoient les mains. Le roi le voulut bien, à condition qu'avant son départ il seroit témoin d'un acte qu'il vouloit faire signer à tous les seigneurs de son royaume, portant: que si jamais le prince son cadet revenoit, & qu'on pût être bien assuré que c'étoit lui, surtout qu'on trouvât la flèche qu'il avoit[Pg 268] marquée sur son bras, il seroit seul héritier de la couronne. Le Bossu ne voulut pas seulement assister à cette cérémonie, il voulut souscrire l'acte, quoique son père trouvât la chose trop dure pour l'exiger de lui; mais comme il se croyoit bien certain de la mort de son frère, il ne hasardoit rien, & prétendoit faire beaucoup valoir cette preuve de sa complaisance; de sorte que le roi assembla les états, les harangua, répandit bien des larmes en parlant de la perte de son fils, attendrit tous ceux qui l'entendirent; & après avoir signé & fait signer les plus notables, il ordonna qu'on mettroit l'acte dans le trésor royal, & qu'on en feroit plusieurs copies authentiques pour s'en souvenir.

Ensuite le prince Bossu prit congé de lui, pour aller à la tête d'une belle armée, tenter la conquête du royaume où il étoit appelé, & après plusieurs batailles, il tua de sa main son ennemi, prit la ville capitale, laissa partout des garnisons & des gouverneurs, & revint auprès de son père, auquel il présenta une jeune princesse appelée Carpillon, qu'il ramenoit captive.

Elle étoit si extraordinairement belle, que tout ce que la nature avoit formé jusqu'alors, & tout ce que l'imagination s'étoit pu figurer,[Pg 269] n'en approchoit point. Le roi en voyant Carpillon demeura charmé; & le Bossu, qui la voyoit depuis plus de temps, en étoit devenu si amoureux, qu'il n'avoit pas un moment de repos; mais autant qu'il l'aimoit, autant elle le haïssoit; comme il ne lui parloit qu'en maître, qu'il lui reprochoit toujours qu'elle étoit son esclave, elle sentoit son cœur si opposé à ses manières dures, qu'elle n'oublioit rien pour l'éviter.

Le roi lui avoit fait donner un appartement dans son palais, & des femmes pour la servir; il étoit touché des malheurs d'une si belle & si jeune princesse, lorsque le Bossu lui dit qu'il vouloit l'épouser. J'y consens, répliqua-t-il, à condition qu'elle n'y aura point de répugnance; car il me semble que lorsque vous êtes auprès d'elle, son air en est plus mélancolique. C'est qu'elle m'aime, dit le Bossu, & qu'elle n'ose le faire connoître, la contrainte où elle est l'embarrasse; aussitôt qu'elle sera ma femme, vous la verrez contente. Je veux le croire, dit le roi, mais ne vous flattez-vous point un peu trop? Le Bossu se trouva fort offensé des doutes de son père; vous êtes cause, madame, dit-il à la princesse, que le roi me marque une dureté dans sa conduite qui ne lui est point[Pg 270] ordinaire: il vous aime peut-être, apprenez-le moi sincèrement, & choisissez entre nous celui qui vous plaira davantage, pourvu que je vous voie régner, je serai satisfait. Il parloit ainsi pour connoître ses sentimens; car ce n'étoit pas qu'il eût aucun dessein de changer les siens. La jeune Carpillon, qui ne savoit pas encore que la plupart des amans sont des animaux fins & dissimulés, donna dans le panneau. Je vous avoue, Seigneur, lui dit-elle, que si j'en étois la maîtresse, je ne choisirois ni le roi, ni vous; mais si ma mauvaise fortune m'asservit à cette dure nécessité, j'aime mieux le roi. Et pourquoi, répliqua le Bossu en se faisant violence? C'est, ajouta-t-elle, qu'il est plus doux que vous; qu'il règne à présent, & qu'il vivra peut-être moins. Ha, ha, petite scélérate, s'écria le Bossu! vous voulez mon père pour être reine douairière dans peu de temps; vous ne l'aurez assurément pas; il ne pense point à vous, c'est moi qui ai cette bonté, bonté, pour dire le vrai, bien mal employée, car vous avez un fond d'ingratitude insupportable; mais fussiez-vous cent fois plus ingrate, vous serez ma femme.

La princesse Carpillon connut, mais un peu trop tard, qu'il est quelquefois dangereux[Pg 271] de dire tout ce qu'on pense; & pour raccommoder ce qu'elle venoit de gâter: je voulois connoître vos sentimens, lui dit-elle, je suis très-aise que vous m'aimiez assez pour résister aux duretés que j'ai affectées. Je vous estime déjà, seigneur, travaillez à vous faire aimer. Le prince donna tête baissée dans le panneau, quelque grossier qu'il fût; mais ordinairement l'on est fort sot quand on est fort amoureux, & l'on a un penchant à se flatter qui se corrige difficilement: les paroles de Carpillon le rendirent plus doux qu'un agneau; il sourit, & lui serra les mains jusqu'à les meurtrir.

Dès qu'il l'eut quittée, elle courut dans l'appartement du roi; & se jetant à ses pieds, garantissez moi, Seigneur, lui dit-elle, du plus grand des malheurs; le prince Bossu veut m'épouser, je vous avoue qu'il m'est odieux, ne soyez pas aussi injuste que lui; mon rang, ma jeunesse, & les disgrâces de ma maison méritent la pitié d'un aussi grand roi que vous. Belle princesse, lui dit-il, je ne suis pas surpris que mon fils vous aime, c'est une loi commune à tous ceux qui vous verront; mais je ne lui pardonnerai jamais de manquer au respect qu'il vous doit. Ha! Seigneur, reprit-elle, il me regarde comme sa prisonnière, &[Pg 272] me traite en esclave. C'est avec mon armée, répondit le roi, qu'il a vaincu le vainqueur du roi, votre père; si vous êtes captive, vous êtes la mienne, & je vous rends votre liberté; heureux que mon âge avancé & mes cheveux blancs me garantissent de devenir votre esclave! La princesse, reconnoissante, fit mille remercîmens au roi, & se retira avec ses femmes.

Cependant le Bossu ayant appris ce qui venoit de se passer, le ressentit vivement; sa fureur s'augmenta, lorsque le roi lui défendit de ne songer à la princesse, qu'après lui avoir rendu des services si essentiels qu'elle ne pût se défendre de lui vouloir du bien. J'aurai donc à travailler toute ma vie, & peut-être inutilement, dit-il; je n'aime pas à perdre mon temps. J'en suis fâché pour l'amour de vous, répliqua le roi; mais cela ne sera pas d'une autre manière. Nous verrons, dit insolemment le Bossu, en sortant de la chambre; vous prétendez m'enlever ma prisonnière, j'y perdrois plutôt la vie. Celle que vous nommez votre prisonnière étoit la mienne, ajouta le roi irrité; elle est libre à présent; je veux la rendre maîtresse de sa destinée, sans la faire dépendre de votre caprice.

[Pg 273]

Une conversation si vive auroit été loin, si le Bossu n'avoit pas pris le parti de se retirer; il conçut en même temps le désir de se rendre maître du royaume & de la princesse: il s'étoit fait aimer des troupes pendant qu'il les avoit commandées, & les esprits séditieux secondèrent volontiers ses mauvais desseins, de sorte que le roi fut averti que son fils travailloit à le détrôner; & comme il étoit le plus fort, le roi n'eut point d'autre parti à prendre que celui de la douceur: il l'envoya querir, & lui dit: Est-il possible que vous soyez assez ingrat pour me vouloir arracher du trône & vous y placer? Vous me voyez au bord du tombeau, n'avancez pas la fin de ma vie; n'ai-je pas d'assez grands déplaisirs par la mort de ma femme & la perte de mon fils? Il est vrai que je me suis opposé à vos desseins pour la princesse Carpillon; je vous regardois en cela autant qu'elle; car peut-on être heureux avec une personne qui ne nous aime point? Mais puisque vous en voulez courir le risque, je consens à tout, laissez-moi le temps de lui parler, pour la résoudre à son mariage.


Le Bossu souhaitoit plus la princesse que le royaume; car il jouissoit déjà de celui[Pg 274] qu'il venoit de conquérir, de manière qu'il dit au roi qu'il n'étoit pas si avide de régner qu'il le croyoit, puisqu'il avoit signé lui-même l'acte qui le déshéritoit en cas que son frère revînt, & qu'il se contiendroit dans le respect, pourvu qu'il épousât Carpillon. Le roi l'embrassa, & fut trouver la pauvre princesse, qui étoit dans d'étranges alarmes de ce qui s'alloit résoudre; elle avoit toujours auprès d'elle sa gouvernante; elle la fit entrer dans son cabinet, & pleurant amèrement: Seroit-il possible, lui dit-elle, qu'après toutes les paroles que le roi m'a données, il eût la cruauté de me sacrifier à ce Bossu? Certainement, ma chère amie, s'il faut que je l'épouse, le jour de mes noces sera le dernier de ma vie, car ce n'est point tant la difformité de sa personne qui me déplaît en lui, que les mauvaises qualités de son cœur. Hélas! ma princesse, répliqua la gouvernante, vous ignorez sans doute que les filles des plus grands rois sont des victimes, dont on ne consulte presque jamais l'inclination; si elles épousent un prince aimable & bien fait, elles peuvent en remercier le hasard; mais entre un magot ou un autre, on ne songe qu'aux intérêts de l'état. Carpillon alloit répliquer, lorsqu'on l'avertit que le roi l'attendoit dans sa chambre;[Pg 275] elle leva les yeux au ciel pour lui demander quelque secours.

Dès qu'elle vit le roi, il ne fut pas nécessaire qu'il lui expliquât ce qu'il venoit de résoudre, elle le connut assez, car elle avoit une pénétration admirable, & la beauté de son esprit surpassoit encore celle de sa personne. Ah! sire, s'écria-t-elle, qu'allez-vous m'annoncer? Belle princesse, lui dit-il, ne regardez point votre mariage avec mon fils comme un malheur, je vous conjure d'y consentir de bonne grâce; la violence qu'il fait à vos sentimens marque assez l'ardeur des siens; s'il ne vous aimoit pas, il auroit trouvé plus d'une princesse qui auroit été ravie de partager avec lui le royaume qu'il a déjà, & celui qu'il espère après ma mort; mais il ne veut que vous; vos dédains, vos mépris n'ont pu le rebuter, & vous devez croire qu'il n'oubliera jamais rien pour vous plaire. Je me flattois d'avoir trouvé un protecteur en vous, répliqua-t-elle, mon espérance est déçue, vous m'abandonnez; mais les dieux, les justes dieux ne m'abandonneront pas. Si vous saviez tout ce que j'ai fait pour vous garantir de ce mariage, ajouta-t-il, vous seriez convaincue de mon amitié. Hélas! le ciel m'avoit donné un fils[Pg 276] que j'aimois chèrement, sa mère le nourrissoit, on le déroba une nuit dans son berceau, & l'on mit un chat en sa place, qui la mordit si cruellement qu'elle en mourut; si cet aimable enfant ne m'avoit été ravi, il seroit à présent la consolation de ma vieillesse; mes sujets le craindroient, & je vous aurois offert mon royaume avec lui: le Bossu, qui fait à présent le maître, se seroit trouvé heureux qu'on l'eût souffert à la cour; j'ai perdu cet aimable fils, princesse, ce malheur s'étend jusques sur vous. C'est moi seule, répliqua-t-elle, qui suis cause qu'il est arrivé, puisque sa vie m'auroit été utile, je lui ai donné la mort, sire, regardez-moi comme une coupable; songez à me punir plutôt qu'à me marier. Vous n'étiez pas en état, belle princesse, dit le roi, de faire en ce temps-là du bien ni du mal à personne; je ne vous accuse point aussi de mes disgrâces; mais si vous ne voulez pas les augmenter, préparez-vous à bien recevoir mon fils; car il s'est rendu le plus fort ici, & il pourroit vous faire quelque pièce sanglante. Elle ne répondit que par ses larmes: le roi la quitta; & comme le Bossu avoit de l'impatience de savoir ce qui s'étoit passé, le roi le trouva dans sa chambre, & lui dit que la princesse Carpillon[Pg 277] consentoit à son mariage; qu'il donnât les ordres nécessaires pour rendre cette cérémonie solemnelle. Le prince fut transporté de joie, il remercia le roi; & sur-le-champ, il envoya querir tout ce qu'il y avoit de lapidaires, de marchands & de brodeurs: il acheta les plus belles choses du monde pour sa maîtresse, & lui envoya de grandes corbeilles d'or, remplies de mille raretés: elle les reçut avec quelqu'apparence de joie; ensuite il vint la voir, & lui dit, n'étiez-vous pas bien malheureuse, madame Carpillon, de refuser l'honneur que je voulois vous faire? car sans compter que je suis assez aimable, l'on me trouve beaucoup d'esprit; & je vous donnerai tant d'habits, tant de diamans & tant de belles choses, qu'il n'y aura point de reine au monde qui soit comme vous.

La princesse répondit froidement, que les malheurs de sa maison lui permettoient moins de se parer qu'à une autre, & qu'ainsi elle le prioit de ne lui point faire de si grands présens. Vous auriez raison, lui dit-il, de ne vous point parer, si je ne vous en donnois la permission; mais vous devez songer à me plaire; tout sera prêt pour notre mariage dans quatre jours; divertissez-vous, prin[Pg 278]cesse, ordonnez ici, puisque vous y êtes déjà maîtresse absolue.

Après qu'il l'eut quittée, elle s'enferma avec sa gouvernante, & lui dit qu'elle pouvoit choisir, de lui fournir les moyens de se sauver, ou ceux de se tuer le jour de ses noces. Après que la gouvernante lui eut représenté l'impossibilité de s'enfuir, & la foiblesse qu'il y a de se donner la mort pour éviter les malheurs de la vie, elle tâcha de lui persuader que sa vertu pouvoit contribuer à sa tranquillité, & que sans aimer éperdument le Bossu, elle l'estimeroit assez pour être contente avec lui.

Carpillon ne se rendit à aucune de ses remontrances; elle lui dit que jusqu'à présent elle avoit compté sur elle, mais qu'elle savoit à quoi s'en tenir; que si tout le monde lui manquoit, elle ne se manqueroit pas à elle-même; & qu'aux grands maux, il falloit appliquer de grands remèdes. Après cela, elle ouvrit la fenêtre, & de temps en temps elle y regardoit sans rien dire; sa gouvernante qui eut peur qu'il ne lui prît envie de se précipiter, se jeta à ses genoux; la regardant tendrement: hé bien, madame, lui dit-elle, que voulez-vous de moi? Je vous obéirai, fût-ce aux dépens de ma vie. La[Pg 279] princesse l'embrassa, & lui dit qu'elle la prioit de lui acheter un habit de bergère & une vache, qu'elle se sauveroit où elle pourroit; qu'il ne falloit point qu'elle s'amusât à la détourner de son dessein, parce que c'étoit perdre du temps, & qu'elle n'en avoit guères: qu'il faudroit encore, pour qu'elle pût s'éloigner, coiffer une poupée, la coucher dans son lit, & dire qu'elle se trouvoit mal.

Vous voyez bien, madame, lui dit la pauvre gouvernante, à quoi je vais m'exposer; le prince Bossu n'aura pas lieu de douter que j'ai secondé votre dessein, il me fera mille maux pour apprendre où vous êtes, & puis il me fera brûler ou écorcher toute vive; dites après cela que je ne vous aime point.

La princesse demeura fort embarrassée. Je veux, répliqua-t-elle, que vous vous sauviez deux jours après moi, il sera aisé de tromper tout le monde jusques-là. Enfin elles complotèrent si bien, que la même nuit, Carpillon eut un habit & une vache.

Toutes les déesses descendues du plus haut de l'Olympe, celles qui furent trouver le berger Pâris, & cent douzaines d'autres, auroient paru moins belles sous ce rustique vêtement: elle partit seule, au clair de la lune,[Pg 280] menant quelquefois sa vache avec une corde, quelquefois aussi s'en faisant porter: elle alloit à l'aventure, mourant de peur: si le plus petit vent agitoit les buissons, si un oiseau sortoit de son nid, ou un lièvre de son gîte, elle croyoit que les voleurs ou les loups alloient terminer sa vie.

Elle marcha toute la nuit, & vouloit marcher tout le jour, mais sa vache s'arrêta pour paître dans une prairie; & la princesse, fatiguée de ses gros sabots & de la pesanteur de son habit de bure grise, se coucha sur l'herbe, le long d'un ruisseau, où elle ôta ses cornettes de toile jaune pour attacher ses cheveux blonds, qui s'échappant de tous côtés, tomboient par boucles jusques à ses pieds; elle regardoit si personne ne pouvoit la voir, afin de les cacher bien vîte; mais quelque précaution qu'elle prît, elle fut surprise par une dame armée de toutes pièces, excepté sa tête, dont elle avoit ôté un casque d'or couvert de diamans: bergère, lui dit-elle, je suis lasse, voulez-vous me tirer du lait de votre vache pour me désaltérer? Très-volontiers, madame, répondit Carpillon, si j'avois un vaisseau où le mettre. Voici une tasse, dit la guerrière; elle lui présenta une fort belle porcelaine; mais la princesse ne savoit[Pg 281] comment s'y prendre pour traire sa vache: hé quoi! disoit cette dame, votre vache n'a-t-elle point de lait, ou ne savez-vous pas comme il faut traire? La princesse se prit à pleurer, étant toute honteuse de paroître mal-adroite devant une personne extraordinaire. Je vous avoue, madame, lui dit-elle, qu'il y a peu que je suis bergère; tout mon soin, c'est de mener paître ma vache, ma mère fait le reste. Vous avez donc votre mère, continua la dame, & que fait-elle? Elle est fermière, dit Carpillon. Proche d'ici, ajouta la dame? Oui, répliqua encore la princesse. Vraiment je me sens de l'affection pour elle, & lui sais bon gré d'avoir donné le jour à une si belle fille; je veux la voir, menez-y moi. Carpillon ne savoit que répondre; elle n'étoit pas accoutumée à mentir, & elle ignoroit qu'elle parloit à une fée. Les fées en ce temps-là n'étoient pas si communes qu'elles le sont devenues depuis. Elle baissoit les yeux, son teint s'étoit couvert d'une couleur vive: enfin elle dit: quand une fois je sors aux champs, je n'ose rentrer que le soir, je vous supplie, madame, de ne me pas obliger à fâcher ma mère, qui me maltraiteroit peut-être, si je faisois autrement qu'elle ne veut.

[Pg 282]

Ha! princesse, princesse, dit la fée en souriant, vous ne pouvez soutenir un mensonge, ni jouer le personnage que vous avez entrepris, si je ne vous aide; tenez, voilà un bouquet de giroflée, soyez certaine que tant que vous le tiendrez, le Bossu que vous fuyez ne vous reconnoîtra point; souvenez-vous, quand vous serez dans la grande forêt, de vous informer des bergers, qui mènent là leurs troupeaux, où demeure le Sublime; allez-y, dites lui que vous venez de la part de la fée Amazone, qui le prie de vous mettre avec sa femme & ses filles: adieu, belle Carpillon, je suis de vos amies depuis long-temps. Hélas! madame, s'écria la princesse, m'abandonnez-vous, puisque vous me connoissez, que vous m'aimez, & que j'ai tant besoin d'être secourue? Le bouquet de giroflée ne vous manquera pas, répliqua-t-elle, mes momens sont précieux, il faut vous laisser remplir votre destinée.

En finissant ces mots, elle disparut aux yeux de Carpillon, qui eut tant de peur, qu'elle en pensa mourir. Après s'être un peu rassurée, elle continua son chemin, ne sachant point du tout où étoit la grande forêt; mais elle disoit en elle-même: cette habile fée, qui paroît & disparoît, qui me connoît sous[Pg 283] l'habit d'une paysanne sans m'avoir jamais vue, me conduira où elle veut que j'aille. Elle tenoit toujours son bouquet, soit qu'elle marchât ou qu'elle s'arrêtât; cependant elle n'avançoit guères, sa délicatesse secondoit mal son courage: dès qu'elle trouvoit des pierres, elle tomboit, ses pieds se mettoient en sang; il falloit qu'elle couchât sur la terre à l'abri de quelques arbres; elle craignoit tout, & pensoit souvent, avec beaucoup d'inquiétude, à sa gouvernante.

Ce n'étoit pas sans raison qu'elle songeoit à cette pauvre femme; son zèle & sa fidélité ont peu d'exemples. Elle avoit coiffé une grande poupée des cornettes de la princesse; elle lui avoit mis des fontanges & du beau linge; elle alloit fort doucement dans sa chambre, crainte, disoit-elle, de l'incommoder, & dès qu'on faisoit quelque bruit, elle grondoit tout le monde: on courut dire au roi que la princesse se trouvoit mal; cela ne le surprit point, il en attribua la cause à son déplaisir & à la violence qu'elle se faisoit; mais quand le prince Bossu apprit ces méchantes nouvelles, il ressentit un chagrin inconcevable, il vouloit la voir; la gouvernante eut bien de la peine à l'en empêcher: tout au moins, dit-il, que mon médecin la[Pg 284] voye. Ah! seigneur, s'écria-t-elle, il n'en faudroit pas davantage pour la faire mourir; elle hait les médecins & les remèdes; mais ne vous alarmez point, il lui faut seulement quelques jours de repos, c'est une migraine qui se passera en dormant. Elle obtint donc qu'il n'importuneroit point sa maîtresse, & laissoit toujours la poupée dans son lit. Mais un soir où elle se préparoit à prendre la fuite, parce qu'elle ne doutoit pas que le prince impatient ne vînt faire de nouvelles tentatives pour entrer, elle l'entendit à la porte comme un furieux, qui la faisoit enfoncer sans attendre qu'elle vînt l'ouvrir.

Ce qui le portoit à cette violence, c'est que des femmes de la princesse s'étoient apperçues de la tromperie, & craignant d'être maltraitées, elles allèrent promptement avertir le Bossu. L'on ne peut exprimer l'excès de sa colère; il courut chez le roi, dans la pensée qu'il y avoit part; mais à la surprise qu'il vit sur son visage, il connut bien qu'il l'ignoroit. Dès que la pauvre gouvernante parut, il se jeta sur elle, & la prenant par les cheveux: rends-moi Carpillon, lui dit-il, ou je vais t'arracher le cœur. Elle ne répondit que par ses larmes, & se prosternant à ses genoux, elle le conjura inuti[Pg 285]lement de l'entendre. Il la traîna lui-même dans le fond d'un cachot, où il l'auroit poignardée mille fois, si le roi, qui étoit aussi bon que son fils étoit méchant, ne l'eût obligé de la laisser vivre dans cette affreuse prison.

Ce prince amoureux & violent ordonna que l'on poursuivît la princesse par terre & par mer; il partit lui-même, & courut de tous côtés comme un insensé. Un jour que Carpillon s'étoit mise à couvert sous une grande roche avec sa vache, parce qu'il faisoit un temps effroyable, & que le tonnerre, les éclairs & la grêle la faisoient trembler, le prince Bossu, qui étoit pénétré d'eau avec tous ceux qui l'accompagnoient, vint se réfugier sous cette même roche. Quand elle le vit si près d'elle, hélas! il l'effraya bien plus que le tonnerre; elle prit son bouquet de giroflée avec les deux mains, tant elle craignoit qu'une ne suffît pas, & se souvenant de la fée: ne m'abandonnez point, dit-elle, charmante Amazone. Le Bossu jeta les yeux sur elle: que peux-tu appréhender, vieille décrépite, lui dit-il? quand le tonnerre te tueroit, quel tort te feroit-il? n'es-tu pas sur le bord de ta fosse? La jeune princesse ne fut pas moins ravie qu'étonnée de s'entendre appeler[Pg 286] vieille: sans doute, dit-elle, que mon petit bouquet opère cette merveille; & pour ne point entrer en conversation, elle feignit d'être sourde. Le Bossu voyant qu'elle ne le pouvoit entendre, disoit à son confident qui ne l'abandonnoit jamais: si j'avois le cœur un peu plus gai, je ferois monter cette vieille au sommet de la roche, & je l'en précipiterois, pour avoir le plaisir de lui voir rompre le cou, car je ne trouve rien de plus agréable. Mais, seigneur, répondit ce scélérat, pour peu que cela vous réjouisse, je vais l'y mener de gré ou de force, vous verrez bondir son corps comme un ballon sur toutes les pointes du rocher, & le sang couler jusqu'à vous. Non, dit le prince, je n'en ai pas le temps, il faut que je continue de chercher l'ingrate qui fait tout le malheur de ma vie.

En achevant ces mots, il piqua son cheval, & s'éloigna à toute bride. Il est aisé de juger de la joie qu'eut la princesse: car assurément la conversation qu'il venoit d'avoir avec son confident, étoit assez propre à l'alarmer; elle n'oublia pas de remercier la fée Amazone, dont elle venoit d'éprouver le pouvoir, & continuant son voyage, elle arriva dans la plaine où les pasteurs de cette[Pg 287] contrée avoient fait leurs petites maisons: elles étoient très-jolies, chacun avoit chez lui son jardin & sa fontaine; la vallée de Tempé & les bords du Lignon n'ont rien eu de plus galant. Les bergères avoient pour la plupart de la beauté, & les bergers n'oublioient rien pour leur plaire, tous les arbres étoient gravés de mille chiffres différens & de vers amoureux: quand elle parut, ils quittèrent leurs troupeaux & la suivirent respectueusement, car ils se trouvèrent prévenus par sa beauté & par un air de majesté extraordinaire: mais ils étoient surpris de la pauvreté de ses habits: encore qu'ils menassent une vie simple & rustique, ils ne laissoient pas de se piquer d'être fort propres.

La princesse les pria de lui enseigner la maison du berger Sublime: ils l'y conduisirent avec empressement. Elle le trouva assis dans un vallon avec sa femme & ses filles; une petite rivière couloit à ses pieds, & faisoit un doux murmure; il tenoit des joncs marins, dont il travailloit promptement une corbeille pour mettre des fruits; son épouse filoit, & ses deux filles pêchoient à la ligne.

Lorsque Carpillon les aborda, elle sentit des mouvemens de respect & de tendresse, dont elle demeura surprise; & quand ils la[Pg 288] virent, ils furent si émus qu'ils changèrent plusieurs fois de couleur: je suis, leur dit-elle en les saluant humblement, une pauvre bergère, qui vient vous offrir mes services de la part de la fée Amazone, que vous connoissez: j'espère qu'à sa considération vous voudrez bien me recevoir chez vous. Ma fille, lui dit le roi en se levant, la saluant à son tour, cette grande fée a raison de croire que nous l'honorons parfaitement; vous êtes la très-bien venue, & quand vous n'auriez point d'autre recommandation que celle que vous portez avec vous, certainement notre maison vous seroit ouverte. Approchez-vous, la belle fille, dit la reine, en lui tendant la main, venez que je vous embrasse: je me sens toute pleine de bonne volonté pour vous, je souhaite que vous me regardiez comme votre mère, & mes filles comme vos sœurs. Hélas, ma bonne mère, dit la princesse, je ne mérite pas cet honneur, il me suffit d'être votre bergère, & de garder vos troupeaux. Ma fille, reprit le roi, nous sommes tous égaux ici, vous venez de trop bonne part pour faire quelque différence entre vous & nos enfans; venez vous asseoir auprès de nous, & laissez paître votre vache avec nos moutons. Elle fit quelque difficulté,[Pg 289] s'obstinant toujours à dire qu'elle n'étoit venue que pour faire le ménage; elle auroit été assez embarrassée si on l'eût prise au mot, mais en vérité il suffisoit de la voir, pour juger qu'elle étoit plus faite pour commander que pour obéir, & l'on pouvoit croire encore qu'une fée de l'importance de l'Amazone n'auroit pas protégé une personne ordinaire.

Le roi & la reine la regardoient avec un étonnement mêlé d'admiration difficile à comprendre; ils lui demandèrent si elle venoit de bien loin? Elle dit qu'oui; si elle avoit père & mère? Elle dit que non, & à toutes leurs questions, elle ne répondoit que par monosyllabes, autant que le respect pouvoit le lui permettre. Et comment vous appelez-vous, ma fille, dit la reine? On me nomme Carpillon, dit-elle. Le nom est singulier, reprit le roi; & à moins que quelque aventure n'y ait donné lieu, il est rare de s'appeler ainsi. Elle ne répliqua rien, & prit un des fuseaux de la reine pour en dévider le fil. Quand elle montra ses mains, ils crurent qu'elle tiroit du fond de ses manches deux boules de neige façonnées, tant elles étoient éblouissantes. Le roi & la reine se donnèrent un coup d'œil d'intelligence, & lui dirent: votre habit est bien chaud, Carpillon, pour le temps où nous[Pg 290] sommes, & vos sabots sont bien durs pour un jeune enfant comme vous, il saut vous habiller à notre mode. Ma mère, répondit-elle, on est comme je suis en mon pays; dès qu'il vous plaira me l'ordonner, je me mettrai autrement. Ils admirèrent son obéissance, & surtout l'air de modestie qui paroissoit dans ses beaux yeux & sur tout son visage.

L'heure du souper étoit venue, ils se levèrent & rentrèrent tous ensemble dans la maison; les deux princesses avoient pêché de bons petits poissons, il y avoit des œufs frais, du lait & des fruits. Je suis surpris, dit le roi, que mon fils ne soit pas de retour; la passion de la chasse le mène plus loin que je ne veux, & je crains toujours qu'il lui arrive quelque accident. Je le crains comme vous, dit la reine, mais si vous l'agréez, nous l'attendrons pour qu'il soupe avec nous. Non, dit le roi, il s'en faut bien garder; au contraire, je vous prie, lorsqu'il reviendra, qu'on ne lui parle point, & que chacun lui marque beaucoup de froideur. Vous connoissez son bon naturel, ajouta la reine, cela est capable de lui faire tant de peine qu'il en sera malade. Je n'y puis que faire, ajouta le roi, il faut bien le corriger.

On se mit à table, & quelque temps avant que d'en sortir, le jeune prince entra; il avoit[Pg 291] un chevreuil sur son cou, ses cheveux étoient tout trempés de sueur, & son visage couvert de poussière. Il s'appuyoit sur une petite lance qu'il portoit ordinairement; son arc étoit attaché d'un côté, & son carquois plein de flèches de l'autre. En cet état, il avoit quelque chose de si noble & de si fier sur son visage & dans sa démarche, qu'on ne pouvoit le voir sans attention & sans respect. Ma mère, dit-il, en s'adressant à la reine, l'envie de vous apporter ce chevreuil m'a bien fait courir aujourd'hui des monts & des plaines. Mon fils, lui dit gravement le roi, vous cherchez plutôt à nous donner de l'inquiétude qu'à nous plaire: vous savez tout ce que je vous ai déjà dit sur votre passion pour la chasse; mais vous n'êtes pas d'humeur à vous corriger. Le prince rougit; & ce qui le chagrina davantage, c'étoit de remarquer une personne qui n'étoit pas de la maison. Il répliqua qu'une autre fois il reviendroit de meilleure heure, ou qu'il n'iroit point du tout à la chasse pour peu qu'il le voulût. Cela suffit, dit la reine qui l'aimoit avec une extrême tendresse: mon fils, je vous remercie du présent que vous me faites; venez vous asseoir auprès de moi, & soupez, car je suis sûre que vous ne manquerez point d'appétit. Il étoit un peu déconcerté de l'air sérieux dont[Pg 292] le roi lui avoit parlé, & il osoit à peine lever les yeux; car s'il étoit intrépide dans les dangers, il étoit docile, & il avoit beaucoup de timidité avec ceux auxquels il devoit du respect.

Cependant il se remit de son trouble, il se plaça contre la reine, & jeta les yeux sur Carpillon qui n'avoit pas attendu si long-temps à le regarder. Dès que leurs yeux se rencontrèrent, leurs cœurs furent tellement émus, qu'ils ne savoient à quoi attribuer ce désordre. La princesse rougit & baissa les siens, le prince continua de la regarder; elle leva encore doucement les yeux sur lui, & les y tint plus long-temps; ils étoient l'un & l'autre dans une mutuelle surprise, & pensoient que rien dans le monde ne pouvoit égaler ce qu'ils voyoient. Est-il possible, disoit la princesse, que de tant de personnes que j'ai vues à la cour, aucune n'approche de ce jeune berger? D'où vient, pensoit-il à son tour, que cette merveilleuse fille est simple bergère? Ah! que ne suis-je roi pour la mettre sur le trône, pour la rendre maîtresse de mes états, comme elle le seroit de mon cœur!

En rêvant, il ne mangeoit point; la reine, qui croyoit que c'étoit de peine d'avoir été mal reçu, se tuoit de le caresser; elle lui apporta elle-même des fruits exquis dont elle faisoit[Pg 293] cas. Il pria Carpillon d'en goûter; elle le remercia; & lui, sans penser à la main qui les lui donnoit, dit d'un air triste: je n'en ai donc que faire, & il les laissa froidement sur la table. La reine n'y prit pas garde; mais la princesse aînée, qui ne le haïssoit point, & qui l'auroit fort aimé, sans la différence qu'elle croyoit entre sa condition & la sienne, le remarqua avec quelque sorte de dépit.

Après le souper, le roi & la reine se retirèrent; les princesses, à leur ordinaire, firent tout ce qu'il y avoit à faire dans le petit ménage; l'une fut traire les vaches, l'autre fut prendre du fromage. Carpillon s'empressoit aussi de travailler, à l'exemple des autres; mais elle n'y étoit pas si accoutumée. Elle ne faisoit rien qui vaille, de sorte que les deux princesses l'appeloient en riant, la belle maladroite; mais le prince déjà amoureux lui aidoit. Il fut à la fontaine avec elle; il lui porta ses cruches; il puisa son eau, & revint fort chargé, parce qu'il ne voulut point qu'elle portât rien. Mais que prétendez-vous, berger, lui disoit-elle, faut-il que je fasse ici la demoiselle? moi, qui ai travaillé toute ma vie, suis-je venue dans cette plaine pour me reposer? Vous ferez tout ce qu'il vous plaira aimable bergère, lui dit-il: cependant ne me[Pg 294] déniez point le plaisir d'accepter mon foible secours dans ces sortes d'occasions. Ils revinrent ensemble plus promptement qu'il n'auroit voulu; car encore qu'il n'osât presque lui parler, il étoit ravi de se trouver avec elle.

Ils passèrent l'un & l'autre une nuit inquiète, dont leur peu d'expérience les empêcha de deviner la cause; mais le prince attendoit impatiemment l'heure de revoir la bergère, & elle craignoit déjà celle de revoir le berger. Le nouveau trouble où sa vue l'avoit jetée, fit quelque diversion avec les autres déplaisirs dont elle étoit accablée; elle pensoit si souvent à lui, qu'elle en pensoit moins au prince Bossu. Pourquoi, disoit-elle, bizarre fortune, donnes-tu tant de grâces, de bonne mine, & d'agrément à un jeune berger, qui n'est destiné qu'à garder son troupeau, & tant de malice, de laideur & de difformité à un grand prince destiné à gouverner un royaume?

Carpillon n'avoit pas eu la curiosité de se voir depuis sa métamorphose de princesse en bergère; mais alors un certain désir de plaire l'obligea de chercher un miroir. Elle trouva celui des princesses, & quand elle vit sa coiffure & son habit, elle demeura toute confuse. Quelle figure, s'écria-t-elle! à quoi ressemblé-je? Il n'est pas possible que je reste plus long-temps[Pg 295] ensévelie dans cette grosse étoffe. Elle prit de l'eau dont elle lava son visage & ses mains; elles devinrent plus blanches que les lys: ensuite elle alla trouver la reine, & se mettant à genoux auprès d'elle, elle lui présenta une bague d'un diamant admirable (car elle avoit apporté des pierreries): ma bonne mère, lui dit-elle, il y a déjà du temps que j'ai trouvé cette bague, je n'en sais point le prix; mais je crois qu'elle peut valoir quelque argent; je vous prie de la recevoir pour preuve de ma reconnoissance de la charité que vous avez pour moi; je vous prie aussi de m'acheter des habits & du linge, afin que je sois comme les bergères de cette contrée.

La reine demeura surprise de voir une si belle bague à cette jeune fille: je veux vous la garder, lui dit-elle, & non pas l'accepter; du reste, vous aurez dès ce matin tout ce qu'il faut. En effet, elle envoya à une petite ville qui n'étoit pas éloignée, & l'on en fit apporter le plus joli habit de paysanne que l'on ait jamais vu. La coiffure, les souliers, tout étoit complet; ainsi habillée, elle parut plus charmante que l'aurore. Le prince, de son côté, ne s'étoit point négligé; il avoit mis à son chapeau un cordon de fleurs; l'écharpe où sa panetière étoit attachée, & sa houlette, en[Pg 296] étoient ornées; il apporta un bouquet à Carpillon, & le lui présenta avec la timidité d'un amant; elle le reçut d'un air embarrassé, quoiqu'elle eût infiniment d'esprit. Dès qu'elle étoit avec lui, elle ne parloit presque plus, & rêvoit toujours; il n'en faisoit pas moins de son côté. Lorsqu'il alloit à la chasse, au lieu de poursuivre les biches & les daims qu'il rencontroit, s'il trouvoit un endroit propre à s'entretenir de la charmante Carpillon, il s'arrêtoit tout-d'un-coup & demeuroit dans ce lieu solitaire, faisant quelques vers, chantant quelques couplets pour sa bergère, parlant aux rochers, aux bois, aux oiseaux; il avoit perdu cette belle humeur qui le faisoit chercher avec empressement de tous les bergers.

Cependant comme il est difficile d'aimer beaucoup, & de ne pas craindre ce que nous aimons, il appréhendoit à tel point d'irriter sa bergère en lui déclarant ce qu'il ressentoit pour elle, qu'il n'osoit parler; & quoiqu'elle remarquât assez qu'il la préféroit à toutes les autres, & que cette préférence dût l'assurer de ses sentimens, elle ne laissoit pas d'avoir quelquefois de la peine de son silence; quelquefois aussi elle en avoit de la joie. S'il est vrai, disoit-elle, qu'il m'aime, comment pourrai-je recevoir une telle déclaration? En me fâchant, je[Pg 297] le ferois peut-être mourir; en ne me fâchant pas, j'aurois lieu de mourir moi-même de honte & de douleur: quoi! étant née princesse, j'écouterois un berger! Ah, foiblesse trop indigne, je n'y consentirai jamais! mon cœur ne doit pas se changer par le changement de mon habit, & je n'ai déjà que trop de choses à me reprocher depuis que je suis ici.

Comme le prince avoit mille agrémens naturels dans la voix, & que peut-être quand il auroit chanté moins bien, la princesse, prévenue en sa faveur, n'auroit pas laissé d'aimer à l'entendre, elle l'engageoit souvent à lui dire des chansonnettes; & tout ce qu'il disoit avoit un caractère si tendre, ses accens étoient si touchans, qu'elle ne pouvoit gagner sur elle de ne le pas écouter. Il avoit fait des paroles qu'il lui redisoit sans cesse, & dont elle connut bien qu'elle étoit le sujet; les voici:

Ah! s'il étoit possible
Que quelqu'autre divinité
Vous pût égaler en beauté,
Et m'offrît l'univers pour me rendre sensible,
Je me croirois heureux
De mépriser ces dons pour vous offrir mes vœux!

Encore qu'elle feignît de n'avoir pas pour celle-là plus d'attention que pour les autres, elle ne laissoit pas de lui accorder une préfé[Pg 298]rence qui fit plaisir au prince. Cela lui inspira un peu plus de hardiesse: il se rendit exprès au bord de la rivière dans un lieu ombragé par les saules & les alisiers; il savoit que Carpillon y conduisoit tous les jours ses agneaux: il prit un poinçon, & il écrivit sur l'écorce d'un arbrisseau.

En vain dans cet asyle
Je vois avec la paix régner tous les plaisirs;
Où puis-je être un moment tranquille?
L'amour même en ces lieux m'arrache des soupirs.

La princesse le surprit comme il achevoit de graver ces paroles: il affecta de paroître embarrassé, & après quelques momens de silence, vous voyez, lui dit-il, un malheureux berger qui se plaint aux choses les plus insensibles, des maux dont il ne devroit se plaindre qu'à vous. Elle ne lui répondit rien; & baissant les yeux, elle lui donna tout le temps dont il avoit besoin pour lui déclarer ses sentimens.

Pendant qu'il parloit, elle rouloit dans son esprit de quelle manière elle devoit prendre ce qu'elle entendoit d'une bouche qui ne lui étoit pas indifférente, & sa prévention l'engageoit volontiers à l'excuser. Il ignore ma naissance, disoit-elle, sa témérité est pardonnable, il m'aime, & croit que je ne suis point au-dessus[Pg 299] de lui; quand il sauroit mon rang, les dieux qui sont si élevés, ne veulent-ils pas le cœur des hommes? Se fâchent-ils parce qu'on les aime? Berger, lui dit-elle, lorsqu'il eut cessé de parler, je vous plains, c'est tout ce que je peux pour vous, car je ne veux point aimer, j'ai déjà assez d'autres malheurs: hélas! quel seroit mon sort, si pour comble de disgrace, mes tristes jours venoient à être troublés par un engagement? Ha! Bergère, dites plutôt, s'écria-t-il, que si vous aviez quelques peines, rien ne seroit plus propre à les adoucir, je les partagerois toutes, mon unique soin seroit de vous plaire; vous pourriez vous reposer sur moi du soin de votre troupeau. Plût au ciel, dit-elle, n'avoir que ce sujet d'inquiétude! en pouvez-vous avoir d'autres, lui dit-il, d'une manière empressée, étant si belle, si jeune, sans ambition, ne connoissant pas les vaines grandeurs de la cour? Mais sans doute, vous aimez ici; un rival vous rend inexorable pour moi. En prononçant ces mots, il changea de couleur, il devint triste, cette pensée le tourmentoit cruellement. Je veux bien, répliqua-t-elle, convenir que vous avez un rival haï & abhorré: vous ne m'auriez jamais vue, sans la nécessité où ses pressantes poursuites m'ont mise de le fuir. Peut-être, bergère, lui[Pg 300] dit-il, me fuirez-vous de même; car si vous ne le haïssez que parce qu'il vous aime, je suis à votre égard le plus haïssable de tous les hommes. Soit que je ne le croie pas, répondit-elle, ou que je vous regarde plus favorablement, je sens bien que je ferois moins de chemin pour m'éloigner de vous, que pour m'éloigner de lui. Le berger se sentit transporté de joie par des paroles si obligeantes, & depuis ce jour, quels soins ne prit-il pas pour plaire à la princesse!

Il s'occupoit tous les matins à chercher les plus belles fleurs pour lui faire des guirlandes; il garnissoit sa houlette de rubans de mille couleurs différentes; il ne la laissoit point exposée au soleil; dès qu'elle venoit avec son troupeau le long du rivage ou dans le bois, il plioit des branches, il les attachoit proprement ensemble, & lui faisoit des cabinets couverts, où le gazon aussitôt formoit des sièges naturels: tous les arbres portoient ses chiffres, il y gravoit des vers qui ne parloient que de la beauté de Carpillon; il ne chantoit qu'elle, & la jeune princesse voyoit tous ces témoignages de la passion du berger, quelquefois avec plaisir, quelquefois avec inquiétude. Elle l'aimoit, sans le bien savoir; elle n'osoit même s'examiner là-dessus, dans la crainte de se[Pg 301] trouver des sentimens trop tendres; mais quand on a cette crainte, n'est-on pas déjà certain de ce qu'on craint.

L'attachement du jeune berger pour la jeune bergère ne pouvoit être secret; chacun s'en apperçut; on y applaudit: qui l'auroit pu blâmer, dans un lieu où tout aimoit? L'on disoit qu'à les voir, ils sembloient nés l'un pour l'autre; qu'ils étoient tous deux parfaits; que c'étoit un chef-d'œuvre des dieux que la fortune avoit confié à leur petite contrée, & qu'il falloit faire toutes choses pour les y retenir. Carpillon sentoit une joie secrète d'entendre les applaudissemens de tout le monde en faveur d'un berger qu'elle trouvoit si aimable; & lorsqu'elle venoit à penser à la différence de leurs conditions, elle se chagrinoit, & se proposoit de ne se point faire connoître, afin de laisser plus de liberté à son cœur.

Le roi & la reine, qui l'aimoient extrêmement, n'étoient point fâchés de cette passion naissante; ils regardoient le prince comme s'il avoit été leur fils, & toutes les perfections de la bergère ne les charmoient guères moins que lui. N'est-ce pas l'Amazone qui nous l'a envoyée, disoient-ils, & n'est-ce pas elle qui vint combattre le centaure en faveur de l'enfant? Sans doute cette sage fée les a destinés[Pg 302] l'un pour l'autre: il faut attendre ses ordres là-dessus pour les suivre.

Les choses étoient dans cet état; le prince se plaignoit toujours de l'indifférence de Carpillon, parce qu'elle lui cachoit ses sentimens avec soin, lorsqu'étant allé à la chasse, il ne put éviter un ours furieux, qui, sortant tout d'un coup du fond d'un rocher, se jeta sur lui, & l'auroit dévoré, si son adresse n'avoit pas secondé sa valeur. Après avoir lutté long-temps au sommet d'une montagne, ils roulèrent sans se quitter jusqu'au bas. Carpillon s'étoit arrêtée en ce lieu avec plusieurs de ses compagnes; elles ne pouvoient voir ce qui se passoit au haut; & que devinrent ces jeunes personnes quand elles apperçurent un homme qui sembloit se précipiter avec un ours? La princesse reconnut aussitôt son berger, elle fit des cris pleins d'effroi & de douleur; toutes les bergères s'enfuirent, elle resta seule spectatrice de ce combat; elle osa même pousser hardiment le fer de sa houlette dans la gueule de ce terrible animal; & l'amour redoublant ses forces, lui en donna assez pour être de quelque secours à son amant. Lorsqu'il la vit, la crainte de lui faire partager le péril qu'il couroit, augmenta son courage à tel point, qu'il ne songea plus à ménager sa vie, pourvu[Pg 303] qu'il garantît celle de sa bergère. En effet, il le tua presque à ses pieds; mais il tomba lui-même demi-mort de deux blessures qu'il avoit reçues. Ah! que devint-elle, quand elle apperçut son sang couler, & teindre ses habits! elle ne pouvoit parler; son visage fut en un moment couvert de larmes; elle avoit appuyé sa tête sur ses genoux, & rompant tout d'un coup le silence: berger, lui dit-elle, si vous mourez, je vais mourir avec vous: en vain je vous ai caché mes secrets sentimens, connoissez-les, & sachez que ma vie est attachée à la vôtre. Quel plus grand bien puis-je souhaiter, belle bergère, s'écria-t-il, quoi qu'il m'arrive, mon sort sera toujours heureux.

Les bergères qui avoient pris la fuite, revinrent avec plusieurs bergers, à qui elles avoient dit ce qu'elles venoient de voir: ils secoururent le prince & la princesse, car elle n'étoit guères moins malade que lui. Pendant qu'ils coupoient des branches d'arbres pour faire une espèce de brancart, la fée Amazone parut tout d'un coup au milieu d'eux: ne vous inquiétez point, leur dit-elle, laissez-moi toucher le jeune berger. Elle le prit par la main, & mettant son casque d'or sur sa tête: je te défends d'être malade, cher berger, lui dit-elle. Aussitôt il se leva, & le casque dont[Pg 304] la visière étoit levée, laissoit voir sur son visage un air tout martial, & des yeux vifs & brillans qui répondoient bien aux espérances que la fée en avoit conçues. Il étoit étonné de la manière dont elle venoit de le guérir, & de la majesté qui paroissoit dans toute sa personne. Transporté d'admiration, de joie & de reconnoissance, il se jeta à ses pieds: grande reine, lui dit-il, j'étois dangereusement blessé; un seul de vos regards, un mot de votre bouche m'a guéri: mais hélas! j'ai une blessure au fond du cœur, dont je ne veux point guérir, daignez la soulager, & rendre ma fortune meilleure, pour que je puisse la partager avec cette belle bergère. La princesse rougit, l'entendant parler ainsi; car elle savoit que la fée Amazone la connoissoit, & elle craignoit qu'elle ne la blâmât de laisser quelqu'espérance à un amant si fort au dessous d'elle: elle n'osoit la regarder, ses soupirs échappés faisoient pitié à la fée. Carpillon, lui dit-elle, ce berger n'est point indigne de votre estime; & vous berger, qui désirez du changement dans votre état, assurez-vous qu'il en arrivera un très-grand dans peu. Elle disparut à son ordinaire, dès qu'elle eut achevé ces mots. Les bergers & les bergères, qui étoient accourus pour les secourir, les condui[Pg 305]sirent comme en triomphe jusqu'au hameau: ils avoient mis l'amant & l'amante au milieu d'eux; & les ayant couronnés de fleurs, pour marque de la victoire qu'ils venoient de remporter sur le terrible ours, qu'ils portoient après eux, ils chantoient ces paroles sur la tendresse que Carpillon avoit témoignée au prince:

Dans ces forêts tout nous enchante,
Que nous allons voir d'heureux jours!
Un Berger, par sa beauté charmante,
Arrête dans ces lieux la fille des amours.

Ils arrivèrent ainsi chez le Sublime, auquel ils contèrent tout ce qui venoit d'arriver, avec quel courage le berger s'étoit défendu contre l'ours, & avec quelle générosité la bergère l'avoit aidé dans ce combat: enfin, ce que la fée Amazone avoit fait pour lui. Le roi, ravi à ce récit, courut le faire à la reine. Sans doute, lui dit-il, ce garçon & cette fille n'ont rien de vulgaire; leurs éminentes perfections, leur beauté, & les soins que la fée Amazone prend en leur faveur, nous désignent quelque chose d'extraordinaire. La reine se souvenant tout d'un coup de la bague de diamans que Carpillon lui avoit donnée: j'ai toujours oublié, dit-elle, de vous montrer une bague que[Pg 306] cette jeune bergère a remise entre mes mains avec un air de grandeur peu commun, me priant de l'agréer, & de lui fournir pour cela des habits comme on les porte dans cette contrée. La pierre est-elle belle, reprit le roi? Je ne l'ai regardée qu'un moment, ajouta la reine: mais la voici. Elle lui présenta la bague; & sitôt qu'il y eut jeté les yeux: O dieu que vois-je, s'écria-t-il? quoi! n'avez-vous point reconnu un bien que j'ai reçu de vos mains? En même temps il poussa un petit ressort, dont il savoit le secret, le diamant se leva, & la reine vit son portrait, qu'elle avoit fait peindre pour le roi, & qu'elle avoit attaché au cou de sa petite fille pour la faire jouer avec lorsqu'elle la nourrissoit dans la tour. Ah! sire, dit-elle, quelle étrange aventure est celle-ci? Elle renouvelle toutes mes douleurs: cependant parlons à la bergère, il faut essayer d'en savoir davantage.

Elle l'appela, & lui dit: ma fille, j'ai attendu jusqu'à présent un aveu de vous, qui nous auroit donné beaucoup de plaisir, si vous aviez voulu nous le faire sans en être pressée; mais puisque vous continuez à nous cacher qui vous êtes, il est bien juste de vous apprendre que nous le savons, & que la bague que vous m'avez donnée nous a fait dé[Pg 307]mêler cette énigme. Hélas, ma mère, répliqua la princesse, en se mettant à genoux proche d'elle, ce n'est point par un défaut de confiance que je me suis obstinée à vous cacher mon rang, j'ai cru que vous auriez de la peine à voir une princesse dans l'état où je suis.

Mon père étoit roi des Isles Paisibles; son règne fut troublé par un usurpateur, qui le confina dans une tour avec la reine ma mère: après trois ans de captivité, ils trouvèrent le moyen de se sauver, un garde leur aidoit; ils me descendirent à la faveur de la nuit dans une corbeille, la corde rompit, je tombai dans le lac; & sans que l'on ait su comment je ne fus pas noyée, des pêcheurs qui avoient tendu leurs filets pour prendre des carpes, m'y trouvèrent enveloppée, la grosseur & la pesanteur dont j'étois, leur persuada que c'étoit une des plus monstrueuses carpes qui fût dans le lac; leurs espérances étant déçues lorsqu'ils me virent, ils pensèrent me rejeter dans l'eau pour nourrir les poissons; mais enfin ils me laissèrent dans les mêmes filets, & me portèrent au tyran, qui sut aussitôt par la fuite de ma famille, que j'étois une malheureuse petite princesse, abandonnée de tout secours. Sa femme, qui vivoit depuis plusieurs années sans enfans, eut pitié de moi; elle me prit auprès[Pg 308] d'elle, & m'éleva sous le nom de Carpillon: elle avoit peut-être le dessein de me faire oublier ma naissance; mais mon cœur m'a toujours assez dit qui je suis, & c'est quelquefois un malheur d'avoir des sentimens si peu conformes à sa fortune. Quoi qu'il en soit un prince appelé le Bossu vint conquérir, sur l'usurpateur de mon père, le royaume dont il jouissoit tranquillement.

Le changement de tyran rendit ma destinée encore plus mauvaise. Le Bossu m'emmena comme un des plus beaux ornemens de son triomphe, & il résolut de m'épouser malgré moi. Dans une extrémité si violente, je pris le parti de fuir toute seule, vêtue en bergère, & conduisant une vache: le prince Bossu qui me cherchoit par-tout, & qui me rencontra, m'auroit sans doute reconnue, si la fée Amazone ne m'eût donné généreusement un bouquet de giroflée, propre à me garantir de mes ennemis. Elle ne me rendit pas un office moins charitable en m'adressant à vous, ma bonne mère, continua la princesse; & si je ne vous ai pas déclaré plutôt mon rang, ce n'est pas par un défaut de confiance, mais seulement dans la vue de vous épargner du chagrin. Ce n'est point, continua-t-elle, que je me plaigne; je n'ai connu le repos que depuis le jour où[Pg 309] vous m'avez reçue auprès de vous; & j'avoue que la vie champêtre est si douce & si innocente, que je n'aurois pas de peine à la préférer à celle qu'on mène à la cour.

Comme elle parloit avec véhémence, elle ne prit pas garde que la reine fondoit en larmes, & que les yeux du roi étoient aussi tout moites; mais aussitôt qu'elle eut fini, l'un & l'autre s'empressant de la serrer entre leurs bras, ils l'y retinrent long-temps sans pouvoir prononcer une parole. Elle s'attendrit aussi bien qu'eux; elle se mit à pleurer à leur exemple, & l'on ne peut bien exprimer ce qui se passa d'agréable & de douloureux entre ces trois illustres infortunés; enfin la reine faisant un effort, lui dit: est-il possible, cher enfant de mon ame, qu'après avoir donné tant de regrets à ta funeste perte, les dieux te rendent à ta mère pour la consoler dans ses disgrâces: oui, ma fille, tu vois le sein qui t'a portée & qui t'a nourrie dans ta plus tendre jeunesse; voici celui de qui tu tiens le jour. O lumière de nos yeux! O princesse que le ciel en courroux nous avoit ravie, avec quels transports solemniserons-nous ton bienheureux retour! Et moi, mon illustre mère, & moi, ma chère reine, s'écria la princesse, en se prosternant à ses pieds, par quels termes, par quelles[Pg 310] actions vous ferai-je connoître à l'un & à l'autre tout ce que le respect & l'amour que je vous dois me font ressentir: quoi! je vous trouve, cher asyle de mes traverses, lorsque je n'osois plus me flatter de vous voir jamais. Alors les caresses redoublèrent entr'eux, & ils passèrent ainsi quelques heures. Carpillon se retira ensuite; son père & sa mère lui défendirent de parler de ce qui venoit de se passer, ils appréhendoient la curiosité des bergers de la contrée; & bien qu'ils fussent pour la plupart assez grossiers, il étoit à craindre qu'ils ne voulussent pénétrer des mystères qui n'étoient point faits pour eux.

La princesse se tut à l'égard de tous les indifférens, mais elle ne put garder le secret à son jeune berger; quel moyen de se taire quand on aime? Elle s'étoit reproché mille fois de lui avoir caché sa naissance: de quelle obligation, disoit-elle, ne me seroit-il pas redevable, s'il savoit, qu'étant née sur le trône, je m'abaisse jusqu'à lui! mais, hélas! que l'amour met peu de différence entre le sceptre & la houlette! est-ce cette chimérique grandeur, qu'on nous vante tant, qui peut remplir notre ame & la satisfaire? Non, la vertu seule a ce droit-là: elle nous met au-dessus du trône, & nous en fait détacher: le[Pg 311] berger qui m'aime est sage, spirituel, aimable: qu'est-ce qu'un prince peut avoir au-dessus de lui?

Comme elle s'abandonnoit à ses réflexions, elle le vit à ses pieds: il l'avoit suivie jusqu'au bord de la rivière; & lui présentant une guirlande de fleurs, dont la variété étoit charmante, d'où venez-vous, belle bergère, lui dit-il? Il y a déjà quelques heures que je vous cherche, & que je vous attends avec impatience. Berger, lui dit-elle, j'ai été occupée par une aventure surprenante; je me reprocherois de vous la taire, mais souvenez-vous que cette marque de ma confiance exige un secret éternel. Je suis princesse, mon père étoit roi, je viens de le trouver dans la personne du Sublime.

Le prince demeura si confus & si troublé de ces nouvelles, qu'il n'eut pas la force de l'interrompre, bien qu'elle lui racontât son histoire avec la dernière bonté; quels sujets n'avoit-il point de craindre, soit que ce sage berger qui l'avoit élevé lui refusât sa fille, puisqu'il étoit roi, ou qu'elle-même réfléchissant sur la différence qui se trouvoit entre une grande princesse & lui, l'éloignât quelque jour des premières bontés qu'elle lui avoit témoignées? ah! madame, lui disoit-il tristement,[Pg 312] je suis un homme perdu, il faut que je renonce à la vie; vous êtes née sur le trône, vous avez retrouvé vos plus proches parens; & pour moi, je suis un malheureux, qui ne connois ni pays, ni patrie; une aigle m'a servi de mère, & son nid de berceau; si vous avez daigné jeter quelques regards favorables sur moi, l'on vous en détournera à l'avenir. La princesse rêva un moment; sans répondre à ce qu'il venoit de lui dire, elle prit une aiguille qui retenoit une partie de ses beaux cheveux, & elle écrivit sur l'écorce d'un arbre:

Aimez-vous un cœur qui vous aime?

Le prince grava aussitôt ces vers:

De mille & mille feux je me sens enflammé.

La princesse mit au-dessous:

Jouïssez du bonheur extrême
D'aimer & de vous voir aimé.

Le prince, transporté de joie, se jeta à ses pieds, prenant une de ses mains: vous flattez mon cœur affligé, adorable princesse, lui dit-il, & par ces nouvelles bontés, vous me conservez la vie; souvenez-vous de ce que vous venez d'écrire en ma faveur. Je ne suis point capable de l'oublier, lui dit-elle[Pg 313] d'un air gracieux, reposez-vous sur mon cœur, il est plus dans vos intérêts que dans les miens. Leur conversation auroit sans doute été plus longue, s'ils avoient eu plus de temps; mais il falloit ramener les troupeaux qu'ils conduisoient, ils se hâtèrent de revenir.

Cependant le roi & la reine conféroient ensemble sur la conduite qu'il falloit tenir avec Carpillon & le jeune berger. Tant qu'elle leur avoit été inconnue, ils avoient approuvé les feux naissans qui s'allumoient dans leur ame; la parfaite beauté dont le ciel les avoit doués, leur esprit, les grâces dont toutes leurs actions étoient accompagnées, faisoient souhaiter que leur union fût éternelle; mais ils la regardèrent d'un œil bien différent, quand ils envisagèrent qu'elle étoit leur fille, & que le berger n'étoit sans doute qu'un malheureux, qu'on avoit exposé aux bêtes sauvages pour s'épargner le soin de le nourrir; enfin ils résolurent de dire à Carpillon qu'elle n'entretînt plus les espérances dont il s'étoit flatté, & qu'elle pouvoit même lui déclarer sérieusement qu'elle ne vouloit pas s'établir dans cette contrée.

La reine l'appela de fort bonne heure, & elle lui parla avec beaucoup de bonté. Mais quelles paroles sont capables de calmer un trouble si violent? La jeune princesse essaya[Pg 314] inutilement de se contraindre: son visage, tantôt couvert d'une brillante rougeur, & tantôt plus pâle que s'il avoit été sur le point de mourir; ses yeux, éteints par la tristesse, ne signifioient que trop son état: ah! combien se repentit-elle de l'aveu quelle avoit fait! cependant elle assura sa mère, avec beaucoup de soumission, qu'elle suivroit ses ordres; elle eut à peine la force d'aller se jeter sur son lit, où, fondant en larmes, elle fit mille plaintes & mille regrets.

Enfin elle se leva pour conduire ses moutons au pâturage; mais au lieu d'aller vers la rivière, elle s'enfonça dans le bois, où se couchant sur la mousse, elle appuya sa tête, & se mit à rêver profondément. Le prince, qui ne pouvoit être en repos où elle n'étoit pas, courut la chercher; il se présenta tout-d'un-coup devant elle. A sa vue, elle poussa un grand cri, comme si elle eût été surprise, & se levant avec précipitation, elle s'éloigna de lui sans le regarder; il resta éperdu d'une conduite si peu ordinaire, il la suivit, & l'arrêtant: quoi, bergère, lui dit-il, voulez-vous, en me donnant la mort, vous dérober le plaisir de me voir expirer à vos yeux? Vous avez enfin changé pour votre berger; vous ne vous souvenez plus de ce que vous lui promîtes[Pg 315] hier. Hélas, dit-elle, en jetant tristement les yeux sur lui, hélas! de quel crime m'accusez-vous! je suis malheureuse, je suis soumise à des ordres qu'il ne m'est pas permis d'éluder; plaignez-moi, & vous éloignez de tous les endroits où je serai, il le faut. Il le faut, s'écria-t-il, en joignant ses bras d'un air plein de désespoir, il faut que je vous fuie, divine princesse! un ordre si cruel & si peu mérité peut-il m'être prononcé par vous-même? Que voulez-vous que je devienne, & cet espoir flatteur auquel vous m'avez permis de m'abandonner, peut-il s'éteindre sans que je perde la vie? Carpillon, aussi mourante que son amant, se laissa tomber sans pouls & sans voix: à cette vue, il fut agité de mille différentes pensées; l'état où étoit sa maîtresse lui faisoit assez connoître qu'elle n'avoit aucune part aux ordres qu'on lui avoit donnés, & cette certitude diminuoit en quelque façon ses déplaisirs.

Il ne perdit pas un moment à la secourir: une fontaine qui couloit lentement sous les herbes, lui fournit de l'eau pour en jeter sur le visage de sa bergère; & les amours, qui étoient cachés derrière un buisson, ont dit à leurs petits camarades qu'il osa lui voler un baiser. Quoi qu'il en soit, elle ouvrit bientôt les yeux; puis repoussant son aimable berger:[Pg 316] fuyez, éloignez-vous de moi, lui dit-elle, si ma mère venoit, n'auroit-elle pas lieu d'être fâchée? Il faut donc que je vous laisse dévorer aux ours & aux sangliers, lui dit-il, ou que, pendant un long évanouissement, seule dans ces lieux solitaires, quelque aspic, ou quelque serpent viennent vous piquer. Il faut tout risquer, lui dit-elle, plutôt que de déplaire à la reine.

Pendant qu'ils avoient cette conversation, où il entroit tant de tendresse & d'égards, la fée, leur protectrice, parut tout-d'un-coup dans la chambre du roi; elle étoit armée à son ordinaire; les pierreries dont sa cuirasse & son calque étoient couverts, brilloient moins que ses yeux; & s'adressant à la reine: vous n'êtes guères reconnoissante, madame, lui dit-elle, du présent que je vous ai fait en vous rendant votre fille, qui se seroit noyée dans les filets sans moi, puisque vous êtes sur le point de faire mourir le berger que je vous ai confié; ne songez plus à la différence qui peut être entre lui & Carpillon: il est temps de les unir, songez, illustre Sublime, dit-elle au roi, à leur mariage; je le souhaite, & vous n'aurez jamais lieu de vous en repentir.

A ces mots, sans attendre leur réponse, elle les quitta; ils la perdirent de vue, & re[Pg 317]marquèrent seulement après elle une longue trace de lumière, semblable aux rayons du soleil.

Le roi & la reine demeurèrent également surpris, ils ressentirent même de la joie, que les ordres de la fée fussent si positifs; il ne faut pas douter, dit le roi, que ce berger inconnu ne soit d'une naissance convenable à Carpillon, celle qui le protège a trop de noblesse pour vouloir unir deux personnes qui ne se conviendroient pas. C'est elle, comme vous voyez, qui sauva notre fille du lac où elle seroit périe: par quel endroit avons-nous mérité sa protection? J'ai toujours entendu dire, répliqua la reine, qu'il est de bonnes & de mauvaises fées, qu'elles prennent des familles en amitié ou en aversion, selon leur génie; & apparemment celui de la fée Amazone nous est favorable. Ils parloient encore lorsque la princesse revint; son air étoit abattu & languissant. Le prince, qui n'avoit osé la suivre que de loin, arriva quelque temps après, si mélancolique, qu'il suffisoit de le regarder pour deviner une partie de ce qui se passoit dans son ame. Pendant tout le repas, ces pauvres amans qui faisoient la joie de la maison, ne prononcèrent pas une parole, n'osèrent pas même lever les yeux.

[Pg 318]

Dès que l'on fut sorti de la table, le roi entra dans son petit jardin, & dit au berger de venir avec lui. A cet ordre il pâlit, un frisson extraordinaire se glissa dans ses veines, & Carpillon crut que son père alloit le renvoyer, de sorte qu'elle n'eut pas moins d'appréhension que lui. Le Sublime passa dans un cabinet de verdure, il s'assit en regardant le prince: mon fils, lui dit-il, vous savez avec quel amour je vous ai élevé, je vous ai regardé comme un présent des dieux pour soutenir & consoler ma vieillesse; mais ce qui vous prouvera mon amitié, c'est le choix que j'ai fait de vous pour ma fille Carpillon; c'est d'elle dont vous m'avez entendu quelquefois déplorer le naufrage: le ciel qui me la rend, veut qu'elle soit à vous, je le veux aussi de tout mon cœur; seriez-vous le seul qui ne le voulût pas? Ah! mon père, s'écria le prince, en se mettant à ses pieds, oserois-je me flatter de ce que j'entends? Suis-je assez heureux pour que votre choix tombe sur moi? ou voulez-vous seulement savoir les sentimens que j'ai pour cette belle bergère? Non, mon cher fils, dit le roi, ne flottez point entre l'espérance & la crainte, je suis résolu à faire dans peu de jours cet hymen. Vous me comblez de bienfaits, répliqua le prince, en embrassant ses genoux, & si je[Pg 319] vous explique mal ma reconnoissance, l'excès de ma joie en est la cause. Le roi l'obligea de se relever, il lui fit mille amitiés, & bien qu'il ne lui dît pas la grandeur de son rang, il lui laissoit entrevoir que sa naissance étoit fort au-dessus de l'état où la fortune l'avoit réduit.

Mais Carpillon, inquiète, n'avoit point eu de repos qu'elle ne fût entrée dans le jardin après son père & son amant; elle les regardoit de loin, cachée derrière quelques arbres: lorsqu'elle le vit aux piés du roi, elle crut qu'il le prioit de ne le pas condamner à un éloignement si rude, de manière qu'elle n'en voulut pas savoir davantage; elle s'enfuit au fond de la forêt, courant comme un faon que les chiens & les veneurs poursuivent; elle ne craignoit rien, ni la férocité des bêtes sauvages, ni les épines qui l'accrochoient de tous les côtés. Les échos répétoient ses tristes plaintes; il sembloit qu'elle ne cherchoit que la mort, lorsque son berger, impatient de lui annoncer les bonnes nouvelles qu'il venoit d'apprendre, se hâtoit de la suivre: où êtes-vous, ma bergère, mon aimable Carpillon, crioit-il, si vous m'entendez, ne fuyez pas, nous allons être heureux!

En prononçant ces mots, il l'apperçut dans le fond d'un vallon, environnée de plusieurs[Pg 320] chasseurs qui vouloient la mettre en trousse derrière un petit homme bossu & mal fait. A cette vue, & aux cris de sa maîtresse qui demandoit du secours, il s'avança plus vîte qu'un trait puissamment décoché; n'ayant point d'autres armes que sa fronde, il en lança un coup si juste & si terrible à celui qui enlevoit sa bergère, qu'il tomba de cheval, ayant une blessure épouvantable à la tête.

Carpillon tomba comme lui, le prince étoit déjà auprès d'elle, essayant de la défendre contre ses ravisseurs; mais toute sa résistance ne lui servit de rien; ils le prirent, & l'auroient égorgé sur le champ, si le prince Bossu, car c'étoit lui, n'eût fait signe à ses gens de l'épargner, parce que, dit-il, je veux le faire mourir de plusieurs supplices différens. Ils se contentèrent donc de l'attacher avec de grosses cordes, & les mêmes cordes servirent aussi pour la princesse, de manière qu'ils pouvoient se parler.

L'on faisoit cependant un brancard pour emporter le méchant Bossu: dès qu'il fut achevé, ils partirent tous, sans qu'aucuns des bergers eussent vu le malheur de nos jeunes amans, pour en rendre compte au Sublime. Il est aisé de juger de son inquiétude, lorsqu'avec la nuit il ne les vit point revenir. La[Pg 321] reine n'étoit pas moins alarmée, ils passèrent plusieurs jours avec tous les bergers de la contrée à les chercher & à les pleurer inutilement.

Il faut savoir que le prince Bossu n'avoit point encore oublié la princesse Carpillon, mais le temps avoit seulement affoibli son idée; & quand il ne se divertissoit pas à faire quelques meurtres, & à égorger indifféremment tous ceux qui lui déplaisoient, il alloit à la chasse, & restoit quelquefois sept ou huit jours sans revenir. Il étoit donc à une de ses longues chasses, lorsque tout-d'un-coup il apperçut la princesse qui traversoit un sentier. Sa douleur avoit tant de vivacité, & elle faisoit si peu d'attention à ce qui pouvoit lui arriver, qu'elle n'avoit point pris le bouquet de giroflée, de sorte qu'il la reconnut aussi-tôt qu'il la vit.

O! de tous les malheurs, le malheur le plus grand, disoit le berger tout bas à sa bergère: hélas! nous touchions au moment fortuné d'être unis pour jamais; il lui raconta ce qui s'étoit passé entre le Sublime & lui. Il est aisé à présent de comprendre les regrets de Carpillon: je vais donc vous coûter la vie, disoit-elle en fondant en larmes, je vous conduis moi-même au supplice, vous pour qui[Pg 322] je donnerois tout mon sang, je suis la cause du malheur qui vous accable, & me voilà retombée par mon imprudence entre les barbares mains de mon plus cruel persécuteur.

Ils parlèrent ainsi jusqu'à la ville où étoit le bon vieux roi, père de l'horrible Bossu; on lui fut dire qu'on rapportoit son fils sur un brancard, parce qu'un jeune berger voulant défendre sa bergère, lui avoit donné un coup de pierre avec sa fronde, d'une telle force, qu'il se trouvoit en danger. A ces nouvelles, le roi ému de savoir son fils unique dans cet état, dit que l'on mît le berger dans un cachot. Le Bossu donna un ordre secret pour que Carpillon ne fût pas mieux traitée: il avoit résolu, ou qu'elle l'épouseroit, ou qu'il la feroit expirer dans les tourmens; de sorte qu'on ne sépara ces deux amans que par une porte, dont les fentes mal-jointes leur ménageoient la triste consolation de se voir lorsque le soleil étoit dans son midi, & le reste du jour & de la nuit, ils ne pouvoient que s'entretenir.

Que ne se disoient-ils pas de tendre & de passionné! tout ce que le cœur peut ressentir, & tout ce que l'esprit peut s'imaginer, ils se l'exprimoient dans des termes si touchans, qu'ils fondoient en pleurs; & peut-être encore[Pg 323] que l'on feroit bien pleurer quelqu'un en le redisant.

Les confidens du Bossu venoient tous les jours parler à la princesse, pour la menacer d'une mort prochaine, si elle ne rachetoit sa vie en consentant de bonne grâce à son mariage: elle recevoit ces propositions avec une fermeté & un air de mépris qui les faisoient désespérer de leur négociation, & si-tôt qu'elle pouvoit parler au prince, ne craignez pas, mon berger, lui disoit-elle, que la crainte des plus cruels tourmens me porte à une infidélité; nous mourrons au moins ensemble, puisque nous n'avons pu y vivre. Croyez-vous me consoler, belle princesse, lui disoit-il? Hélas! ne me seroit-il pas plus doux de vous voir entre les bras de ce monstre, qu'entre les mains des bourreaux dont on vous menace! Elle ne goûtoit point ses sentimens, elle l'accusoit de foiblesse, & elle l'assuroit toujours qu'elle lui montreroit l'exemple pour mourir avec courage.

La blessure du Bossu étant un peu mieux, son amour irrité des continuels refus de la princesse, lui fit prendre la résolution de la sacrifier à sa colère avec le jeune berger qui l'avoit si maltraité. Il marqua le jour pour cette lugubre tragédie, & pria le roi d'y vou[Pg 324]loir venir avec tous les sénateurs & les grands du royaume. Il y étoit dans une litière découverte, pour repaître ses yeux de toute l'horreur du spectacle. Le roi, comme je l'ai déjà dit, ne savoit point que la princesse Carpillon étoit prisonnière; de sorte que lorsqu'il la vit traîner au supplice avec sa pauvre gouvernante, que le Bossu condamna aussi, & le jeune berger plus beau que le jour, il ordonna qu'on les amenât sur la terrasse, où toute sa cour l'environnoit.

Il n'attendit pas que la princesse eût ouvert la bouche pour se plaindre de l'indigne traitement qu'on lui faisoit, il se hâta de couper les cordes dont elle étoit liée; & regardant ensuite le berger, il sentit ses entrailles émues de tendresse & de pitié: jeune téméraire, lui dit-il, se faisant violence pour lui parler rudement, qui t'a inspiré assez de hardiesse pour attaquer un grand prince, & pour le réduire à la mort? Le berger voyant ce vénérable vieillard orné de la pourpre royale, eut de son côté des mouvemens de respect & de confiance qu'il n'avoit point encore connus; grand monarque, lui dit-il, avec une fermeté admirable, le péril où j'ai vu cette belle princesse, est cause de ma témérité; je ne connoissois point votre fils, & comment l'au[Pg 325]rois-je connu dans une action si violente & si indigne de son rang?

En parlant de cette manière, il animoit son discours du geste & de la voix: son bras étoit découvert; la flèche, qu'il avoit marquée dessus, étoit trop visible pour que le roi ne l'apperçût pas: O dieux! s'écria-t-il, suis-je déçu, retrouverai-je en toi ce cher fils que j'ai perdu? Non, grand roi, dit la Fée Amazone du plus haut des airs, où elle parut montée sur un superbe cheval aîlé, non, tu ne te trompes point, voilà ton fils, je te l'ai conservé dans le nid d'une aigle, où son barbare frère le fit porter; il faut que celui-ci te console de la perte que tu vas faire de l'autre. En achevant ces mots, elle fondit sur le coupable Bossu; & lui portant un coup de sa lance ardente dans le cœur, elle ne lui laissa pas envisager long-temps les horreurs de la mort, il fut consumé comme s'il avoit été brûlé par le tonnerre.

Ensuite elle s'approche de la terrasse, & donne des armes au prince: je te les ai promises, lui dit-elle, tu seras invulnérable avec elles, & le plus grand guerrier du monde. L'on entendit aussitôt des fanfares de mille trompettes & de tous les instrumens de guerre qui se peuvent imaginer; mais ce bruit céda[Pg 326] peu après à une douce symphonie, qui chantoit mélodieusement les louanges du prince & de la princesse. La fée Amazone descendit de cheval, se plaça auprès du roi, & le pria d'ordonner promptement tout ce qu'il falloit pour la pompe des nôces du prince & de la princesse; elle commanda à une petite fée, qui parut dès qu'elle l'eut appelée, d'aller querir le roi berger, la reine & ses filles, & de revenir en diligence. Aussitôt la fée partit, & aussitôt elle revint avec ces illustres infortunés. Quelle satisfaction après de si longues peines! Le palais retentissoit de cris de joie; & jamais rien n'a été égal à celles de ces rois & de leurs enfans.

La fée Amazone donnoit des ordres partout, une seule de ses paroles faisoit plus que cent mille personnes. Les noces s'achevèrent avec une si grande magnificence, qu'on n'en a jamais vu de telles. Le roi Sublime retourna dans ses états; Carpillon eut le plaisir de l'y mener avec son cher époux; le vieux roi, ravi de voir un fils si digne de son amitié, rajeunit; tout au moins sa vieillesse fut accompagnée de tant de satisfaction, qu'il en vécut bien davantage.

La jeunesse est un âge où le cœur des humains
Prend tous les mouvemens qu'on veut lui faire prendre;
[Pg 327]
C'est une cire tendre
Qui sait obéir dans les mains;
Sans peine l'on y peut former le caractère
Ou des vices, ou des vertus.
Quelques efforts qu'on puisse faire,
Sitôt qu'il est gravé, on ne l'efface plus.
Sur une mer si difficile,
Heureux qui peut avoir quelque pilote habile,
Qui lui trace un heureux chemin!
Le prince que je viens de peindre,
N'avoit aucun écueil à craindre,
Lorsque le roi Berger gouvernoit son destin.
Dans toutes les vertus ce maître sut l'instruire,
Il est vrai que l'amour le mit sous son empire;
Mais fuyez, censeurs odieux,
Qui voulez qu'un héros résiste à la tendresse,
Pourvu que la raison en soit toujours maîtresse,
L'amour donne l'éclat aux exploits glorieux.

LA GRENOUILLE BIENFAISANTE

 




LA GRENOUILLE
BIENFAISANTE,
CONTE.


Il étoit une fois un roi, qui soutenoit depuis long-temps une guerre contre ses voisins. Après plusieurs batailles, on mit le siége devant sa ville[Pg 328] capitale; il craignit pour la reine, & la voyant grosse, il la pria de se retirer dans un château qu il avoit fait fortifier, & où il n'étoit jamais allé qu'une fois. La reine employa les prières & les larmes pour lui persuader de la laisser auprès de lui; elle vouloit partager sa fortune, & jeta les hauts cris lorsqu'il la mit dans son chariot pour la faire partir; cependant il ordonna à ses gardes de l'accompagner, & lui promit de se dérober le plus secrètement qu'il pourroit, pour l'aller voir: c'étoit une espérance dont il la flattoit; car le château étoit fort éloigné, environné d'une épaisse forêt, & à moins d'en savoir bien les routes, l'on n'y pouvoit arriver.

La reine partit, très-attendrie de laisser son mari dans les périls de la guerre; on la conduisoit à petites journées, de crainte qu'elle ne fût malade de la fatigue d'un si long voyage; enfin elle arriva dans son château, bien inquiète & bien chagrine. Après qu'elle se fut assez reposée, elle voulut se promener aux environs, & elle ne trouvoit rien qui pût la divertir; elle jetoit les yeux de tous côtés; elle voyoit de grands déserts qui lui donnoient plus de chagrins que de plaisirs; elle les regardoit tristement, & disoit quelquefois: Quelle comparaison du séjour où je suis, à celui où j'ai été toute ma vie! si j'y reste encore long-temps, il faut que je meure:[Pg 329] à qui parler dans ces lieux solitaires? avec qui puis-je soulager mes inquiétudes, & qu'ai-je fait au roi pour m'avoir exilée? Il semble qu'il veuille me faire ressentir toute l'amertume de son absence, lorsqu'il me relègue dans un château si désagréable.

C'est ainsi qu'elle se plaignoit; & quoiqu'il lui écrivît tous les jours, & qu'il lui donnât de fort bonnes nouvelles du siége, elle s'affligeoit de plus en plus, & prit la résolution de s'en retourner auprès du roi, mais comme les officiers qu'il lui avoit donnés, avoient ordre de ne la ramener que lorsqu'il lui enverroit un courrier exprès, elle ne témoigna point ce qu'elle méditoit, & se fit faire un petit char, où il n'y avoit place que pour elle, disant qu'elle vouloit aller quelquefois à la chasse. Elle conduisoit elle-même les chevaux, & suivoit les chiens de si près, que les veneurs alloient moins vite qu'elle: par ce moyen elle se rendoit maîtresse de son char, & de s'en aller quand elle voudroit. Il n'y avoit qu'une difficulté, c'est qu'elle ne savoit point les routes de la forêt; mais elle se flatta que les dieux la conduiroient à bon port; & après leur avoir fait quelques petits sacrifices, elle dit qu'elle vouloit qu'on fît une grande chasse, & que tout le monde y vînt, qu'elle monteroit[Pg 330] dans son char, que chacun iroit par différentes routes, pour ne laisser aucune retraite aux bêtes sauvages. Ainsi l'on se partagea: la jeune reine, qui croyoit revoir bientôt son époux, avoit pris un habit très-avantageux; sa capeline étoit couverte de plumes de différentes couleurs, sa veste toute garnie de pierreries, & sa beauté, qui n'avoit rien de commun, la faisoit paroître une seconde Diane.

Dans le temps qu'on étoit le plus occupé du plaisir de la chasse, elle lâcha la bride à ses chevaux, & les anima de la voix & de quelques coups de fouet. Après avoir marché assez vîte, ils prirent le galop, & ensuite le mords aux dents, le chariot sembloit traîné par les vents, les yeux auroient eu peine à le suivre; la pauvre reine se repentit, mais trop tard, de sa témérité: qu'ai-je prétendu, disoit-elle? me pouvoit-il convenir de conduire toute seule des chevaux si fiers & si peu dociles? Hélas! que va-t-il m'arriver? ah! si le roi me croyoit exposée au péril où je suis, que deviendroit-il, lui qui m'aime si chèrement, & qui ne m'a éloignée de sa ville capitale, que pour me mettre en plus grande sûreté; voilà comme j'ai répondu à ses tendres soins, & ce cher enfant que je porte dans mon sein, va être aussi bien que moi la victime de mon impru[Pg 331]dence. L'air retentissoit de ses douloureuses plaintes; elle invoquoit les dieux, elle appeloit les fées à son secours, & les dieux & les fées l'avoient abandonnée: le chariot fut renversé, elle n'eut pas la force de se jeter assez promptement à terre, son pied demeura pris entre la roue & l'essieu; il est aisé de croire qu'il ne falloit pas moins qu'un miracle pour la sauver, après un si terrible accident.

Elle resta enfin étendue sur la terre, au pied d'un arbre; elle n'avoit ni pouls ni voix, son visage étoit tout couvert de sang; elle étoit demeurée long-temps en cet état; lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle vit auprès d'elle une femme d'une grandeur gigantesque, couverte seulement de la peau d'un lion; ses bras & ses jambes étoient nuds, ses cheveux noués ensemble avec une peau sèche de serpent, dont la tête pendoit sur ses épaules, une massue de pierre à la main, qui lui servoit de canne pour s'appuyer, & un carquois plein de flèches au côté. Une figure si extraordinaire persuada la reine qu'elle étoit morte; car elle ne croyoit pas qu'après de si grands accidens elle dût vivre encore, & parlant tout bas: je ne suis point surprise, dit-elle, qu'on ait tant de peine à se résoudre à la mort, ce qu'on voit dans l'autre monde est bien affreux. La géante qui l'écoutoit,[Pg 332] ne put s'empêcher de rire de l'opinion où elle étoit d'être morte: Reprends tes esprits, lui dit-elle, sache que tu es encore au nombre des vivans: mais ton sort n'en sera guères moins triste. Je fuis la fée Lionne, qui demeure proche d'ici; il faut que tu viennes passer ta vie avec moi. La reine la regarda tristement, & lui dit: si vous vouliez, madame Lionne, me ramener dans mon château, & prescrire au roi ce qu'il vous donnera pour ma rançon, il m'aime si chèrement, qu'il ne refuseroit pas même la moitié de son royaume? Non, lui répondit-elle, je suis suffisamment riche, il m'ennuyoit depuis quelque temps d'être seule, tu as de l'esprit, peut-être que tu me divertiras. En achevant ces paroles, elle prit la figure d'une lionne, & chargeant la reine sur son dos, elle l'emporta au fond de sa terrible grotte. Dès qu'elle y fut, elle la guérit avec une liqueur dont elle la frotta.

Quelle surprise & quelle douleur pour la reine, de se voir dans cet affreux séjour! l'on y descendoit par dix mille marches, qui conduisoient jusqu'au centre de la terre; il n'y avoit point d'autre lumière que celle de plusieurs grosses lampes, qui réfléchissoient sur un lac de vif-argent. Il étoit couvert de monstres, dont les différentes figures auroient épouvanté[Pg 333] une reine moins timide; les hibous & les chouettes, quelques corbeaux & d'autres oiseaux de sinistre augure s'y faisoient entendre; l'on appercevoit dans un lointain une montagne d'où couloient des eaux presque dormantes; ce sont toutes les larmes que les amans malheureux ont jamais versées, dont les tristes amours ont fait des réservoirs. Les arbres étoient toujours dépouillés de feuilles & de fruits, la terre couverte de soucis, de ronces & d'orties. La nourriture convenoit au climat d'un pays si maudit; quelques racines sèches, des marrons d'Inde & des pommes d'églantier, c'est tout ce qui s'offroit pour soulager la faim des infortunés qui tomboient entre les mains de la fée Lionne.

Sitôt que la reine se trouva en état de travailler, la fée lui dit qu'elle pouvoit se faire une cabane, parce qu'elle resteroit toute sa vie avec elle. A ces mots cette princesse n'eut pas la force de retenir ses larmes: Hé! que vous ai-je fait, s'écria-t-elle, pour me garder ici? Si la fin de ma vie, que je sens approcher, vous cause quelque plaisir, donnez-moi la mort, c'est tout ce que j'ose espérer de votre pitié; mais ne me condamnez point à passer une longue & déplorable vie sans mon époux. La Lionne se moqua de sa douleur, & lui dit[Pg 334] qu'elle lui conseilloit d'essuyer ses pleurs, & d'essayer à lui plaire; que si elle prenoit une autre conduite, elle seroit la plus malheureuse personne du monde. Que faut-il donc faire, répliqua la reine, pour toucher votre cœur? J'aime, lui dit-elle, les pâtés de mouche: je veux que vous trouviez le moyen d'en avoir assez pour m'en faire un très-grand & très-excellent: mais lui dit la reine, je n'en vois point ici; quand il y en auroit, il ne fait pas assez clair pour les attraper, & quand je les attraperois, je n'ai jamais fait de pâtisserie: de sorte que vous me donnez des ordres que je ne puis exécuter. N'importe, dit l'impitoyable Lionne, je veux ce que je veux.

La reine ne répliqua rien: elle pensa qu'en dépit de la cruelle fée, elle n'avoit qu'une vie à perdre, & en l'état où elle étoit, que pouvoit-elle craindre? Au lieu donc d'aller chercher des mouches, elle s'assit sous un if, & commença ses tristes plaintes: Quelle sera votre douleur, mon cher époux, disoit-elle, lorsque vous viendrez me chercher, & que vous ne me trouverez plus! vous me croirez morte ou infidelle, & j'aime encore mieux que vous pleuriez la perte de ma vie que celle de ma tendresse; l'on retrouvera peut-être dans la forêt mon chariot en pièces, & tous[Pg 335] les ornemens que j'avois pris pour vous plaire; à cette vue, vous ne douterez plus de ma mort; & que sais-je si vous n'accorderez point à une autre la part que vous m'aviez donnée dans votre cœur? Mais au moins je ne le saurai pas, puisque je ne dois plus retourner dans le monde.

Elle auroit continué long-temps à s'entretenir de cette manière, si elle n'avoit pas entendu au-dessus de sa tête le triste croassement d'un corbeau. Elle leva les yeux, & à la faveur du peu de lumière qui éclairoit le rivage, elle vit en effet un gros corbeau qui tenoit une grenouille, bien intentionné de la croquer. Encore que rien ne se présente ici pour me soulager, dit-elle, je ne veux pas négliger de sauver une pauvre grenouille, qui est aussi affligée en son espèce, que je le suis dans la mienne. Elle se servit du premier bâton qu'elle trouva sous sa main, & fit quitter prise au corbeau. La grenouille tomba, resta quelque temps étourdie, & reprenant ensuite ses esprits grenouilliers: belle reine, lui dit-elle, vous êtes la seule personne bienfaisante que j'aie vue en ces lieux, depuis que la curiosité m'y a conduite. Par quelle merveille parlez-vous, petite Grenouille, répondit la reine, & qui sont les personnes que vous voyez ici? car je n'en ai en[Pg 336]core apperçu aucune. Tous les monstres dont ce lac est couvert, reprit Grenouillette, ont été dans le monde; les uns sur le trône, les autres dans la confidence de leurs souverains, y a même des maîtresses de quelques rois, qui ont coûté bien du sang à l'état: ce sont elles que vous voyez métamorphosées en sang-sues: le destin les envoie ici pour quelque temps, sans qu'aucun de ceux qui y viennent retournent meilleurs & se corrigent. Je comprends bien, dit la reine, que plusieurs méchans ensemble n'aident pas à s'amender; mais à votre égard, ma commère la Grenouille, que faites-vous ici? la curiosité m'a fait entreprendre d'y venir, répliqua-t-elle; je suis demi-fée, mon pouvoir est borné en de certaines choses, & fort étendu en d'autres; si la fée Lionne me reconnoissoit dans ses états, elle me tueroit.

Comment est-il possible, lui dit la reine, que fée ou demi-fée, un corbeau ait été prêt à vous manger? Deux mots vous le feront comprendre, répondit la grenouille; lorsque j'ai mon petit chaperon de roses sur ma tête, dans lequel consiste ma plus grande vertu, je ne crains rien; mais malheureusement je l'avois laissé dans le marécage, quand ce maudit corbeau est venu fondre sur moi: j'avoue, madame, que sans vous, je ne serois plus; &[Pg 337] puisque je vous dois la vie, si je peux quelque chose pour le soulagement de la vôtre, vous pouvez m'ordonner tout ce qu'il vous plaira. Hélas! ma chère Grenouille, dit la reine, la mauvaise fée qui me retient captive veut que je lui fasse un pâté de mouches; il n'y en a point ici; quand il y en auroit, on n'y voit pas assez clair pour les attraper, & je cours grand risque de mourir sous ses coups. Laissez-moi faire, dit la Grenouille, avant qu'il soit peu, je vous en fournirai. Elle se frotta aussi-tôt de sucre, & plus de six mille Grenouilles de ses amies en firent autant: elle fut ensuite dans un endroit rempli de mouches; la méchante fée en avoit là un magasin, exprès pour tourmenter de certains malheureux. Dès qu'elles sentirent le sucre, elles s'y attachèrent, & les officieuses Grenouilles revinrent au grand galop où la reine étoit. Il n'a jamais été une telle capture de mouches, ni un meilleur pâté que celui qu'elle fit à la fée Lionne. Quand elle le lui présenta, elle en fut très-surprise, ne comprenant point par quelle adresse elle avoit pu les attraper.

La reine, qui étoit exposée à toutes les intempéries de l'air qui étoit empoisonné, coupa quelques cyprès pour commencer à bâtir sa maisonnette. La Grenouille vint lui of[Pg 338]frir généreusement ses services, & se mettant à la tête de toutes celles qui avoient été querir les mouches, elles aidèrent à la reine à élever un petit bâtiment, le plus joli du monde; mais elle y fut à peine couchée, que les montres du lac, jaloux de son repos, vinrent la tourmenter par le plus horrible charivari que l'on eût entendu jusqu'alors. Elle se leva toute effrayée & s'enfuit; c'est ce que les monstres demandoient. Un dragon, jadis tyran d'un des plus beaux royaumes de l'univers, en prit possession.


La pauvre reine affligée voulut s'en plaindre; mais vraiment on se moqua bien d'elle, les monstres la huèrent, & la fée Lionne lui dit, que si à l'avenir elle l'étourdissoit de ses lamentations, elle la roueroit de coups. Il fallut se taire & recourir à la Grenouille, qui étoit bien la meilleure personne du monde. Elles pleurèrent ensemble; car aussitôt qu'elle avoit son chaperon de roses, elle étoit capable de rire & de pleurer tout comme un autre. J'ai, lui dit-elle, une si grande amitié pour vous, que je veux recommencer votre bâtiment, quand tous les monstres du lac devroient s'en désespérer. Elle coupa sur-le-champ du bois; & le petit palais rustique de la reine se trouva[Pg 339] fait en si peu de temps, qu'elle s'y retira la même nuit.

La Grenouille, attentive à tout ce qui étoit nécessaire à la reine, lui fit un lit de serpolet & de thim sauvage. Lorsque la méchante fée sut que la reine ne couchoit plus par terre, elle l'envoya querir: Quels sont donc les hommes ou les dieux qui vous protègent, lui dit-elle? Cette terre, toujours arrosée d'une pluie de soufre & de feu, n'a jamais rien produit qui vaille une feuille de sauge; j'apprends, malgré cela, que les herbes odoriférantes croissent sous vos pas! J'en ignore la cause, madame, lui dit la reine, & si je l'attribue à quelque chose, c'est à l'enfant dont je suis grosse, qui sera peut-être moins malheureux que moi.

L'envie me prend, dit la fée, d'avoir un bouquet des fleurs les plus rares; essayez si la fortune de votre marmot vous en fournira; si elle y manque, vous ne manquerez pas de coups; car j'en donne souvent, & les donne toujours à merveille. La reine se prit à pleurer; de telles menaces ne lui convenoient guère, & l'impossibilité de trouver des fleurs la mettoit au désespoir.

Elle s'en retourna dans sa maisonnette; son amie la Grenouille y vint: Que vous êtes[Pg 340] triste, dit-elle à la reine! Hélas! ma chère commère, qui ne le seroit? La fée veut un bouquet des plus belles fleurs; où les trouverai-je? Vous voyez celles qui naissent ici; il y va cependant de ma vie, si je ne la satisfais. Aimable princesse, dit gracieusement la Grenouille, il faut tâcher de vous tirer de l'embarras où vous êtes: il y a ici une chauve-souris, qui est la seule avec qui j'ai lié commerce; c'est une bonne créature, elle va plus vîte que moi; je lui donnerai mon chaperon de feuilles de roses, avec ce secours elle vous trouvera des fleurs. La reine lui fit une profonde révérence; car il n'y avoit pas moyen d'embrasser Grenouillette.

Celle-ci alla aussitôt parler à la chauve-souris, & quelques heures après elle revint, cachant sous ses aîles des fleurs admirables. La reine les porta bien vîte à la mauvaise fée, qui demeura encore plus surprise qu'elle ne l'avoit été, ne pouvant comprendre par quel miracle la reine étoit si bien servie.

Cette princesse rêvoit incessamment aux moyens de pouvoir s'échapper. Elle communiqua son envie à la bonne Grenouille, qui lui dit: madame, permettez-moi avant toutes choses, que je consulte mon petit chaperon, & nous agirons ensuite selon ses con[Pg 341]seils. Elle le prit, l'ayant mis sur un fétu, elle brûla devant quelques brins de genièvre, des capres & deux petits pois verts; elle croassa cinq fois, puis la cérémonie finie, remettant le chaperon de roses, elle commença de parler comme un oracle.

Le destin, maître de tout, dit-elle, vous défend de sortir de ces lieux; vous y aurez une princesse plus belle que la mère des amours; ne vous mettez point en peine du reste, le temps seul peut vous soulager.

La reine baissa les yeux, quelques larmes en tombèrent; mais elle prit la résolution de croire son amie; tout au moins, lui dit-elle, ne m'abandonnez pas; soyez à mes couches, puisque je suis condamnée à les faire ici. L'honnête Grenouille s'engagea d'être sa Lucine, & la consola le mieux qu'elle put.

Mais il est temps de parler du roi. Pendant que ses ennemis le tenoient assiégé dans sa ville capitale, il ne pouvoit envoyer sans cesse des couriers à la reine: cependant ayant fait plusieurs sorties, il les obligea de se retirer, & il ressentit bien moins le bonheur de cet événement, par rapport à lui, qu'à sa chère reine, qu'il pouvoit aller querir sans crainte. Il ignoroit son désastre, aucun de ses officiers n'avoit osé l'en aller avertir. Ils avoient[Pg 342] trouvé dans la forêt le charriot en pièces, les chevaux échappés, & toute la parure d'Amazone qu'elle avoit mise pour l'aller trouver.

Comme ils ne doutèrent point de sa mort, & qu'ils crurent qu'elle avoit été dévorée, il ne fut question entr'eux que de persuader au roi qu'elle étoit morte subitement. A ces funestes nouvelles, il pensa mourir lui-même de douleur; cheveux arrachés, larmes répandues, cris pitoyables, sanglots, soupirs, & autres menus droits du veuvage, rien ne fut épargné en cette occasion.

Après avoir passé plusieurs jours sans voir personne, & sans vouloir être vu, il retourna dans sa grande ville, traînant après lui un long deuil, qu'il portoit mieux dans le cœur que dans ses habits. Tous les ambassadeurs des rois ses voisins vinrent le complimenter; & après les cérémonies qui sont inséparables de ces sortes de catastrophes, il s'attacha à donner du repos à ses sujets, en les exemptant de guerre, & leur procurant un grand commerce.

La reine ignoroit toutes ces choses: le temps de ses couches arriva, elles furent très-heureuses: le ciel lui donna une petite princesse, aussi belle que Grenouille l'avoit prédit;[Pg 343] elles la nommèrent Moufette, & la reine avec bien de la peine obtint la permission de la fée Lionne de la nourrir; car elle avoit grande envie de la manger, tant elle étoit féroce & barbare.

Moufette, la merveille de ses jours, avoit déjà six mois; & la reine, en la regardant avec une tendresse mêlée de pitié, disoit sans cesse: ah! si le roi ton père te voyoit, ma pauvre petite, qu'il auroit de joie, que tu lui serois chère! mais peut-être, dans ce même moment, qu'il commence à m'oublier; il nous croit ensevelies pour jamais dans les horreurs de la mort: peut-être, dis-je, qu'une autre occupe dans son cœur la place qu'il m'y avoit donnée.

Ces tristes réflexions lui coûtoient bien des larmes: la Grenouille, qui l'aimoit de bonne foi, la voyant pleurer ainsi, lui dit un jour: si vous voulez, madame, j'irai trouver le roi votre époux; le voyage est long: je chemine lentement: mais enfin un peu plutôt, ou un peu plus tard, j'espère arriver. Cette proposition ne pouvoit être plus agréablement reçue qu'elle le fut; la reine joignit ses mains, & les fit même joindre à Moufette, pour marquer à madame la Grenouille l'obligation quelle lui auroit d'entreprendre un tel voyage.[Pg 344] Elle l'assura que le roi n'en seroit point ingrat: mais, continua-t-elle, de quelle utilité lui pourra-t-il être de me savoir dans ce triste séjour? Il lui sera impossible de m'en retirer; madame, reprit la grenouille, il faut laisser ce soin aux dieux, & faire de notre côté ce qui dépend de nous.

Aussitôt elles se dirent adieu: la reine écrivit au roi avec son propre sang sur un petit morceau de linge, car elle n'avoit ni encre, ni papier. Elle le prioit de croire en toutes choses la vertueuse Grenouille qui l'alloit informer de ses nouvelles.

Elle fut un an & quatre jours à monter les dix mille marches qu'il y avoit depuis la plaine noire, où elle laissoit la reine, jusqu'au monde, & elle demeura une autre année à faire faire son équipage, car elle étoit trop fière pour vouloir paroître dans une grande cour comme une méchante Grenouillette de marécages. Elle fit faire une litière assez grande pour mettre commodément deux œufs; elle étoit couverte toute d'écaille de tortue en dehors, doublée en peau de jeunes lézards; elle avoit cinquante filles d'honneur; c'étoit de ces petites reines vertes qui sautillent dans les prés; chacune étoit montée sur un escargot, avec une selle à l'angloise, la jambe sur[Pg 345] l'arçon d'un air merveilleux; plusieurs rats d'eau, vêtus en pages, précédoient les limaçons, auxquels elle avoit confié la garde de sa personne: enfin rien n'a jamais été si joli, sur-tout son chaperon de roses merveilles, toujours fraîches & épanouïes, lui séyoit le mieux du monde. Elle étoit un peu coquette de son métier, cela l'avoit obligée de mettre du rouge & des mouches; l'on dit même qu'elle étoit fardée, comme sont la plûpart des dames de ce pays-là; mais la chose approfondie, l'on a trouvé que c'étoient ses ennemis qui en parloient ainsi.

Elle demeura sept ans à faire son voyage, pendant lesquels la pauvre reine souffrit des maux & des peines inexprimables; & sans la belle Moufette qui la consoloit, elle seroit morte cent & cent fois. Cette merveilleuse petite créature n'ouvroit pas la bouche, & ne disoit pas un mot qu'elle ne charmât sa mère; il n'étoit pas jusqu'à la fée Lionne qu'elle n'eût apprivoisée; & enfin au bout de six ans que la reine avoit passés dans cet horrible séjour, elle voulut bien la mener à la chasse, à condition que tout ce qu'elle tueroit seroit pour elle.

Quelle joie pour la pauvre reine de revoir le soleil! elle en avoit si fort perdu l'habitude,[Pg 346] qu'elle en pensa devenir aveugle. Pour Moufette, elle étoit si adroite, qu'à cinq ou six ans, rien n'échappoit aux coups qu'elle tiroit; par ce moyen, la mère & la fille adoucissoient un peu la férocité de la fée.

Grenouillette chemina par monts & par vaux, de jour & de nuit; enfin elle arriva proche de la ville capitale où le roi faisoit son séjour; elle demeura surprise de ne voir par-tout que des danses & des festins; on rioit, on chantoit; & plus elle approchoit de la ville, & plus elle trouvoit de joie & de jubilation. Son équipage marécageux surprenoit tout le monde: chacun la suivoit; & la foule devint si grande lorsqu'elle entra dans la ville, qu'elle eut beaucoup de peine à parvenir jusqu'au palais; c'est en ce lieu que tout étoit dans la magnificence. Le roi, veuf depuis neuf ans, s'étoit enfin laissé fléchir aux prières de ses sujets; il alloit se marier à une princesse moins belle à la vérité que sa femme, mais qui ne laissoit pas d'être fort agréable.

La bonne Grenouille étant descendue de sa litière, entra chez le roi, suivie de tout son cortège. Elle n'eut pas besoin de demander audience: le monarque, sa fiancée & tous les princes avoient trop d'envie de savoir le sujet de sa venue pour l'interrompre: Sire,[Pg 347] dit-elle, je ne sais si la nouvelle que je vous apporte vous donnera de la joie ou de la peine; les noces que vous êtes sur le point de faire me persuadent votre infidélité pour la reine. Son souvenir m'est toujours cher, dit le roi (en versant quelques larmes qu'il ne put retenir): mais il faut que vous sachiez, gentille Grenouille, que les rois ne font pas toujours ce qu'ils veulent; il y a neuf ans que mes sujets me pressent de me remarier; je leur dois des héritiers: ainsi j'ai jeté les yeux sur cette jeune princesse qui me paroît toute charmante. Je ne vous conseille pas de l'épouser, car la polygamie est un cas pendable: la reine n'est pas morte; voici une lettre écrite de son sang, dont elle m'a chargée: vous avez une petite princesse, Moufette, qui est plus belle que tous les cieux ensemble.

Le roi prit le chiffon où la reine avoit griffonné quelques mots, il le baisa, il l'arrosa de ses larmes, il le fit voir à toute l'assemblée, disant qu'il reconnoissoit fort bien le caractère de sa femme, il fit mille questions à la Grenouille, auxquelles elle répondit avec autant d'esprit que de vivacité. La princesse fiancée, & les ambassadeurs, chargés de voir célébrer son mariage, faisoient laide gri[Pg 348]mace: comment, sire, dit le plus célèbre d'entr'eux, pouvez-vous sur les paroles d'une crapaudine comme celle-ci, rompre un hymen si solemnel? Cette écume de marécage a l'insolence de venir mentir à votre cour, & goûte le plaisir d'être écoutée! Monsieur l'ambassadeur, répliqua la Grenouille, sachez que je ne suis point écume de marécage, & puisqu'il faut ici étaler ma science, allons fées & féos, paroissez. Toutes les grenouillettes, rats, escargots, lézards, & elle à leur tête parurent en effet; mais ils n'avoient plus la figure de ces petits vilains animaux, leur taille étoit haute & majestueuse, leur visage agréable, leurs yeux plus brillans que les étoiles, chacun portoit une couronne de pierreries sur sa tête, & sur ses épaules un manteau royal, de velours doublé d'hermine, avec une longue queue, que des nains & des naines portoient. En même temps, voici des trompettes, tymbales, hautbois & tambours qui percent les nues par leurs sons agréables & guerriers: toutes les fées & féos commencèrent un ballet si légérement dansé, que la moindre gambade les élevoit jusqu'à la voute du sallon. Le roi attentif & la future reine n'étoient pas moins surpris l'un que l'autre, quand ils virent tout-d'un-coup ces honorables baladins métamor[Pg 349]phosés en fleurs, qui ne baladinoient pas moins, jasmins, jonquilles, violettes, œillets & tubéreuses, que lorsqu'ils étoient pourvus de jambes & de pieds. C'étoit un parterre animé, dont tous les mouvemens réjouissoient autant l'odorat que la vue.

Un instant après, les fleurs disparurent; plusieurs fontaines prirent leurs places; elles s'élevoient rapidement, & retomboient dans un large canal qui se forma au pied du château; il étoit couvert de petites galères peintes & dorées, si jolies & si galantes, que la princesse convia ses ambassadeurs d'y entrer avec elle pour s'y promener. Ils le voulurent bien, comprenant que tout cela n'étoit qu'un jeu qui se termineroit enfin par d'heureuses noces.

Dès qu'ils furent embarqués, la galère, le fleuve & toutes les fontaines disparurent; les grenouilles redevinrent grenouilles. Le roi demanda où étoit sa princesse; la Grenouille repartit: sire, vous n'en devez point avoir d'autre que la reine votre épouse; si j'étois moins de ses amies, je ne me mettrois pas en peine du mariage que vous étiez sur le point de faire, mais elle a tant de mérite, & votre fille Moufette est si aimable, que vous ne devez pas perdre un moment à tâcher de les délivrer. Je vous avoue, madame la Gre[Pg 350]nouille, dit le roi, que si je ne croyois pas ma femme morte, il n'y a rien au monde que je ne fisse pour la r'avoir. Après les merveilles que j'ai faites devant vous, répliqua-t-elle, il me semble que vous devriez être persuadé de ce que je vous dis: laissez votre royaume avec de bons ordres; & ne différez pas à partir. Voici une bague qui vous fournira les moyens de voir la reine, & de parler à la fée Lionne, quoiqu'elle soit la plus terrible créature qui soit au monde.

Le roi ne voulant plus la princesse qui lui étoit destinée, sentit que sa passion pour elle s'affoiblissoit fort, & qu'au contraire, celle qu'il avoit eue pour la reine prenoit de nouvelles forces.

Il partit sans vouloir être accompagné de personne, & fit des présens très-considérables à la Grenouille: ne vous découragez point, lui dit-elle, vous aurez de terribles difficultés à surmonter; mais j'espère que vous réussirez dans ce que vous souhaitez.

Le roi, consolé par ces promesses, ne prit point d'autres guides que sa bague pour aller trouver sa chère reine. A mesure que Moufette grandissoit, sa beauté se perfectionnoit si fort, que tous les monstres du lac de vif-argent en devinrent amoureux; l'on voyoit[Pg 351] des dragons d'une figure épouvantable, qui venoient ramper à ses pieds. Bien qu'elle les eût toujours vus, ses beaux yeux ne pouvoient s'y accoutumer, elle fuyoit & se cachoit entre les bras de sa mère; serons-nous long-temps ici, lui disoit-elle? Nos malheurs ne finiront-ils point? La reine lui donnoit de bonnes espérances pour la consoler; mais dans le fond elle n'en avoit aucune; l'éloignement de la Grenouille, son profond silence, tant de temps passé sans avoir aucunes nouvelles du roi; tout cela, dis-je, l'affligeoit à l'excès.

La fée Lionne s'accoutuma peu-à-peu à les mener à la chasse; elle étoit friande; elle aimoit le gibier qu'elles lui tuoient, & pour toute récompense, elle leur en donnoit les pieds ou la tête; mais c'étoit même beaucoup de leur permettre de revoir encore la lumière du jour. Cette fée prenoit la figure d'une lionne; la reine & sa fille s'asséyoient sur elle, & couroient ainsi les forêts.

Le roi, conduit par sa bague, s'étant arrêté dans une forêt, les vit passer comme un trait qu'on décoche; il n'en fut pas apperçu; mais voulant les suivre, elles disparurent absolument à ses yeux.

Malgré les continuelles peines de la reine,[Pg 352] sa beauté ne s'étoit point altérée; elle lui parut plus aimable que jamais. Tous ses feux se rallumèrent; & ne doutant pas que la jeune princesse qui étoit avec elle ne fût sa chère Moufette, il résolut de périr mille fois, plutôt que d'abandonner le dessein de les ravoir.

L'officieuse bague le conduisit dans l'obscur séjour où étoit la reine depuis tant d'années: il n'étoit pas médiocrement surpris de descendre jusqu'au fond de la terre, mais tout ce qu'il y vit l'étonna bien davantage. La fée Lionne qui n'ignoroit rien, savoit le jour & l'heure qu'il devoit arriver: que n'auroit-elle pas fait pour que le destin d'intelligence avec elle en eût ordonné autrement? Mais elle résolut au moins de combattre son pouvoir de tout le sien.

Elle bâtit au milieu du lac de vif-argent un palais de crystal, qui voguoit comme l'onde; elle y renferma la pauvre reine & sa fille; ensuite elle harangua tous les monstres qui étoient amoureux de Moufette: vous perdrez cette belle princesse, leur dit-elle, si vous ne vous intéressez avec moi à la défendre contre un chevalier qui vient pour l'enlever. Les monstres promirent de ne rien négliger de ce qu'ils pouvoient faire; ils entourèrent le palais de crystal; les plus légers[Pg 353] se placèrent sur le toit & sur les murs; les autres aux portes, & le reste dans le lac.

Le roi étant conseillé par sa fidelle bague, fut d'abord à la caverne de la fée; elle l'attendoit sous la figure de Lionne. Dès qu'il parut, elle se jeta sur lui: il mit l'épée à la main avec une valeur qu'elle n'avoit pas prévue; & comme elle allongeoit sa patte pour le terrasser, il la lui coupa à la jointure, c'étoit justement au coude. Elle poussa un grand cri, & tomba; il s'approcha d'elle, il lui mit le pied sur la gorge, il lui jura par sa foi qu'il l'alloit tuer; & malgré son invulnérable furie, elle ne laissa pas d'avoir peur. Que me veux-tu? lui dit-elle, que me demandes-tu? Je veux te punir, répliqua-t-il fièrement, d'avoir enlevé ma femme; & je veux t'obliger à me la rendre, ou je t'étranglerai tout-à-l'heure, jette les yeux sur ce lac, dit-elle, vois si elle est en mon pouvoir. Le roi regarda du côté qu'elle lui montroit, il vit la reine & sa fille dans le château de crystal, qui voguoit sans rames & sans gouvernail, comme une galère, sur le vif-argent.

Il pensa mourir de joie & de douleur: il les appela de toute sa force, & il en fut entendu; mais où les joindre? Pendant qu'il en cherchoit le moyen, la fée Lionne disparut.

[Pg 354]

Il couroit le long des bords du lac: quand il étoit d'un côté prêt à joindre le palais transparent, il s'éloignoit d'une vîtesse épouvantable; & ses espérances étoient toujours ainsi déçues. La reine, qui craignoit qu'à la fin il ne se lassât, lui crioit de ne point perdre courage, que la fée Lionne vouloit le fatiguer; mais qu'un véritable amour ne peut être rebuté par aucunes difficultés. Là-dessus, elle & Moufette lui tendoient les mains, prenoient des manières suppliantes. A cette vue, le roi se sentoit pénétré de nouveaux traits; il élevoit la voix; il juroit par le Styx & l'Achéron de passer plutôt le reste de sa vie dans ces tristes lieux, que d'en partir sans elles.

Il falloit qu'il fût doué d'une grande persévérance: il passoit aussi mal son temps que roi du monde; la terre, pleine de ronces & couverte d'épines, lui servoit de lit; il ne mangeoit que des fruits sauvages, plus amers que du fiel, & il avoit sans cesse des combats à soutenir contre les monstres du lac. Un mari qui tient cette conduite pour r'avoir sa femme, est assurément du temps des fées, & son procédé marque assez l'époque de mon conte.

Trois années s'écoulèrent sans que le roi eût[Pg 355] lieu de se promettre aucuns avantages; il étoit presque désespéré; il prit cent fois la résolution de se jeter dans le lac; & il l'auroit fait, s'il avoit pu envisager ce dernier coup comme un remède aux peines de la reine & de la princesse. Il couroit à son ordinaire, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, lorsqu'un dragon affreux l'appela, & lui dit: si vous voulez me jurer par votre couronne & par votre sceptre, par votre manteau royal, par votre femme & votre fille, de me donner un certain morceau à manger, dont je suis friand, & que je vous demanderai lorsque j'en aurai envie, je vais vous prendre sur mes aîles, & malgré tous les monstres qui couvrent ce lac, & qui gardent ce château de crystal, je vous promets que nous retirerons la reine & la princesse Moufette.

Ah! cher dragon de mon ame, s'écria le roi, je vous jure, & à toute votre dragonienne espèce, que je vous donnerai à manger tout votre saoul, & que je resterai à jamais votre petit serviteur. Ne vous engagez pas, répliqua le dragon, si vous n'avez envie de me tenir parole; car il arriveroit des malheurs si grands, que vous vous en souviendriez le reste de votre vie. Le roi redoubla ses protestations; il mouroit d'impatience[Pg 356] de délivrer sa chère reine; il monta sur le dos du dragon, comme il auroit fait sur le plus beau cheval du monde: en même temps les monstres vinrent au-devant de lui pour l'arrêter au passage; ils se battent, l'on n'entend que le siflement aigu des serpens, l'on ne voit que du feu, le soufre & le salpêtre tombent pêle-mêle: enfin le roi arrive au château; les efforts s'y renouvellent; chauves-souris, hibous, corbeaux, tout lui en défend l'entrée; mais le dragon avec ses griffes, ses dents & sa queue, mettoit en pièces les plus hardis. La reine de son côté, qui voyoit cette grande bataille, casse ses murs à coup de pied, & des morceaux, elle en fait des armes pour aider à son cher époux; ils furent enfin victorieux, ils se joignirent, & l'enchantement s'acheva par un coup de tonnerre qui tomba dans le lac, & qui le tarit.

L'officieux dragon étoit disparu comme tous les autres; & sans que le roi pût deviner par quel moyen il avoit été transporté dans sa ville capitale, il s'y trouva avec la reine & Moufette, assis dans un sallon magnifique, vis-à-vis d'une table délicieusement servie. Il n'a jamais été un étonnement pareil au leur, ni une plus grande joie. Tous leurs sujets accoururent pour voir leur souveraine & la jeune[Pg 357] princesse, qui, par une suite de prodiges, étoit si superbement vêtue, qu'on avoit peine à soutenir l'éclat de ses pierreries.

Il est aisé d'imaginer que tous les plaisirs occupèrent cette belle cour: l'on y faisoit des mascarades, des courses de bagues, des tournois, qui attiroient les plus grands princes du monde; & les beaux yeux de Moufette les arrêtoient tous. Entre ceux qui parurent les mieux faits & les plus adroits, le prince Moufy emporta par-tout l'avantage; l'on n'entendoit que des applaudissemens; chacun l'admiroit, & la jeune Moufette, qui avoit été jusqu'alors avec les serpens & les dragons du lac, ne put s'empêcher de rendre justice au mérite de Moufy; il ne se passoit aucun jour sans qu'il fît des galanteries nouvelles pour lui plaire, car il l'aimoit passionnément; & s'étant mis sur les rangs pour établir ses prétentions, il fit connoître au roi & à la reine que sa principauté étoit d'une beauté & d'une étendue qui méritoit bien une attention particulière.

Le roi lui dit que Moufette étoit maîtresse de se choisir un mari, & qu'il ne la vouloit contraindre en rien, qu'il travaillât à lui plaire, que c'étoit l'unique moyen d'être heureux. Le prince fut ravi de cette réponse, il avoit connu en plusieurs rencontres qu'il ne lui étoit pas[Pg 358] indifférent; & s'en étant enfin expliqué avec elle, elle lui dit que s'il n'étoit pas son époux, elle n'en auroit jamais d'autre. Moufy, transporté de joie, se jeta à ses pieds, & la conjura dans les termes les plus tendres de se souvenir de la parole qu'elle lui donnoit.

Il courut aussitôt dans l'appartement du roi & de la reine; il leur rendit compte des progrès que son amour avoit fait sur Moufette, & les supplia de ne plus différer son bonheur. Ils y consentirent avec plaisir. Le prince Moufy avoit de si grandes qualités, qu'il sembloit être seul digne de posséder la merveilleuse Moufette. Le roi voulut bien les fiancer avant qu'il retournât à Moufy, où il étoit obligé d'aller donner des ordres pour son mariage; mais il ne seroit plutôt jamais parti, que de s'en aller sans des assurances certaines d'être heureux à son retour. La princesse Moufette ne put lui dire adieu sans répandre beaucoup de larmes; elle avoit je ne sais quels pressentimens qui l'affligeoient; & la reine voyant le prince accablé de douleur, lui donna le portrait de sa fille, le priant, pour l'amour d'eux tous, que l'entrée qu'il alloit ordonner ne fût plutôt pas si magnifique, & qu'il tardât moins à revenir. Il lui dit: Madame, je n'ai jamais tant pris de plaisir à vous obéir, que[Pg 359] j'en aurai dans cette occasion; mon cœur y est trop intéressé pour que je néglige ce qui peut me rendre heureux.

Il partit en poste; & la princesse Moufette, en attendant son retour, s'occupoit de la musique & des instrumens qu'elle avoit appris à toucher depuis quelques mois, & dont elle s'acquittoit merveilleusement bien. Un jour qu'elle étoit dans la chambre de la reine, le roi y entra, le visage tout couvert de larmes, & prenant sa fille entre ses bras: O! mon enfant, s'écria-t-il, O! père infortuné! O! malheureux roi! Il n'en put dire davantage: les soupirs coupèrent le fil de sa voix; la reine & la princesse, épouvantées, lui demandèrent ce qu'il avoit; enfin il leur dit, qu'il venoit d'arriver un géant d'une grandeur démesurée, qui se disoit ambassadeur du dragon du lac, lequel, suivant la promesse qu'il avoit exigée du roi pour lui aider à combattre & à vaincre les monstres, venoit demander la princesse Moufette, afin de la manger en pâté; qu'il s'étoit engagé par des sermens épouvantables de lui donner tout ce qu'il voudroit; & en ce temps-là on ne savoit pas manquer à sa parole.

La reine, entendant ces tristes nouvelles, poussa des cris affreux, & serra la princesse[Pg 360] entre ses bras: l'on m'arracheroit plutôt la vie, dit-elle, que de me résoudre à livrer ma fille à ce monstre; qu'il prenne notre royaume & tout ce que nous possédons. Père dénaturé, pourriez-vous donner les mains à une si grande barbarie? Quoi! mon enfant seroit mis en pâté! Ha! je n'en peux soutenir la pensée: envoyez-moi ce barbare ambassadeur; peut-être que mon affliction le touchera.

Le roi ne répliqua rien: il fut parler au géant, & l'amena ensuite à la reine, qui se jeta à ses pieds, elle & sa fille, le conjurant d'avoir pitié d'elles, & de persuader au dragon de prendre tout ce quelles avoient, & de sauver la vie à Moufette; mais il leur répondit que cela ne dépendoit point du tout de lui, & que le dragon étoit trop opiniâtre & trop friand; que lorsqu'il avoit en tête de manger quelque bon morceau, tous les dieux ensemble ne lui en ôteroient pas l'envie; qu'il leur conseilloit en ami de faire la chose de bonne grâce, parce qu'il en pourroit encore arriver de plus grands malheurs. A ces mots la reine s'évanouit, & la princesse en auroit fait autant, s'il n'eût fallu qu'elle secourût sa mère.

Ces tristes nouvelles furent à peine répandues dans le palais, que toute la ville le sut,[Pg 361] & l'on n'entendoit que des pleurs & des gémissemens, car Moufette étoit adorée. Le roi ne pouvoit se résoudre à la donner au géant; & le géant, qui avoit déjà attendu plusieurs jours, commençoit à se lasser, & menaçoit d'une manière terrible. Cependant le roi & la reine disoient: que peut-il nous arriver de pis? Quand le dragon du lac viendroit nous dévorer, nous ne serions pas plus affligés; si l'on met notre Moufette en pâté, nous sommes perdus. Là-dessus le géant leur dit qu'il avoit reçu des nouvelles de son maître, & que si la princesse vouloit épouser un neveu qu'il avoit, il consentoit à la laisser vivre; qu'au reste, ce neveu étoit beau & bien fait, qu'il étoit prince, & qu'elle pourroit vivre fort contente avec lui.

Cette proposition adoucit un peu la douleur de leurs majestés; la reine parla à la princesse; mais elle la trouva beaucoup plus éloignée de ce mariage que de la mort: je ne suis point capable, lui dit-elle, madame, de conserver ma vie par une infidélité; vous m'avez promise au prince Moufy, je ne serai jamais à d'autre: laissez-moi mourir: la fin de ma vie assurera le repos de la vôtre. Le roi survint: il dit à sa fille tout ce que la plus forte tendresse peut faire imaginer: elle de[Pg 362]meura ferme dans ses sentimens; & pour conclusion, il fut résolu de la conduire sur le haut d'une montagne, où le dragon du lac la devoit venir prendre.

L'on prépara tout pour ce triste sacrifice; jamais ceux d'Iphigénie & de Psyché n'ont été si lugubres: l'on ne voyoit que des habits noirs, des visages pâles & consternés. Quatre cent jeunes filles de la première qualité s'habillèrent de longs habits blancs, & se couronnèrent de cyprès pour l'accompagner: on la portoit dans une litière de velours noir découverte, afin que tout le monde vît ce chef-d'œuvre des dieux; ses cheveux étoient épars sur ses épaules, rattachés de crêpes, & la couronne qu'elle avoit sur sa tête étoit de jasmins, mêlés de quelques soucis. Elle ne paroissoit touchée que de la douleur du roi & de la reine, qui la suivoient accablés de la plus profonde tristesse: le géant, armé de toutes pièces, marchoit à côté de la litière où étoit la princesse; & la regardant d'un œil avide, il sembloit qu'il étoit assuré d'en manger sa part; l'air retentissoit de soupirs & de sanglots; le chemin étoit inondé des larmes que l'on répandoit.

Ha! Grenouille, Grenouille, s'écrioit la reine, vous m'avez bien abandonnée! hélas,[Pg 363] pourquoi me donniez-vous votre secours dans la sombre plaine, puisque vous me le déniez à présent? Que je serois heureuse d'être morte alors! je ne verrois pas aujourd'hui toutes mes espérances déçues! je ne verrois pas, dis-je, ma chère Moufette sur le point d'être dévorée.

Pendant quelle faisoit ces plaintes, l'on avançoit toujours, quelque lentement qu'on marchât; & enfin l'on se trouva au haut de la fatale montagne. En ce lieu, les cris & les regrets redoublèrent d'une telle force, qu'il n'a jamais rien été de si lamentable; le géant convia tout le monde de faire ses adieux & de se retirer. Il falloit bien le faire, car en ce temps-là on étoit fort simple, & on ne cherchoit des remèdes à rien.

Le roi & la reine s'étant éloignés, montèrent sur une autre montagne avec toute leur cour, parce qu'ils pouvoient voir de-là ce qui alloit arriver à la princesse; & en effet ils ne restèrent pas long-temps sans appercevoir en l'air un dragon qui avoit près d'une demi-lieue de long; bien qu'il eût six grandes aîles, il ne pouvoit presque voler, tant son corps étoit pesant, tout couvert de grosses écailles bleues, & de longs dards enflammés; sa queue faisoit cinquante tours & demi; chacune de ses griffes étoit de la grandeur d'un moulin à[Pg 364] vent, & l'on voyoit dans sa gueule béante trois rangs de dents aussi longues que celle d'un éléphant.

Mais pendant qu'il s'avançoit peu-à-peu, la chère & fidelle Grenouille, montée sur un épervier, vola rapidement vers le prince Moufy. Elle avoit son chaperon de roses; & quoiqu'il fût enfermé dans son cabinet, elle y entra sans clef: que faites-vous ici, amant infortuné, lui dit-elle? Vous rêvez aux beautés de Moufette, qui est dans ce moment exposée à la plus rigoureuse catastrophe, voici donc une feuille de rose: en soufflant dessus, j'en fais un cheval rare, comme vous allez voir. Il parut aussitôt un cheval tout vert; il avoit douze pieds & trois têtes; l'une jetoit du feu, l'autre des bombes, & l'autre des boulets de canon. Elle lui donna une épée qui avoit dix-huit aunes de long, & qui étoit plus légère qu'une plume; elle le revêtit d'un seul diamant, dans lequel il entra comme dans un habit, & bien qu'il fût plus dur qu'un rocher, il étoit si maniable, qu'il ne le gênoit en rien: partez, lui dit-elle, courez, volez à la défense de ce que vous aimez; le cheval vert que je vous donne, vous mènera où elle est, quand vous l'aurez délivrée, faites-lui entendre la part que j'y ai.

[Pg 365]

Généreuse fée, s'écria le prince, je ne puis à présent vous témoigner toute ma reconnoissance; mais je me déclare pour jamais votre esclave très-fidelle. Il monta sur le cheval aux trois têtes, aussitôt il se mit à galopper avec ses douze pieds, & faisoit plus de diligence que trois des meilleurs chevaux, de sorte qu'il arriva en peu de temps au haut de la montagne, où il vit sa chère princesse toute seule, & l'affreux dragon qui s'en approchoit lentement. Le cheval vert se mit à jeter du feu, des bombes & des boulets de canon, qui ne surprirent pas médiocrement le monstre; il reçut vingt coups de ces boulets dans la gorge, qui entamèrent un peu les écailles; & les bombes lui crevèrent un œil. Il devint furieux, & voulut se jeter sur le prince; mais l'épée de dix-huit aunes étoit d'une si bonne trempe, qu'il la manioit comme il vouloit, la lui enfonçant quelquefois jusqu'à la garde, ou s'en servant comme d'un fouet. Le prince n'auroit pas laissé de sentir l'effort de ses griffes, sans l'habit de diamant qui étoit impénétrable.

Moufette l'avoit reconnu de fort loin, car le diamant qui le couvroit étoit fort brillant & clair, de sorte qu'elle fut saisie de la plus mortelle appréhension dont une maîtresse puisse[Pg 366] être capable; mais le roi & la reine commencèrent à sentir dans leur cœur quelques rayons d'espérance, car il étoit fort extraordinaire de voir un cheval à trois têtes, à douze pieds, qui jetoit feu & flammes, & un prince dans un étui de diamans, armé dune épée formidable, venir dans un moment si nécessaire, & combattre avec tant de valeur. Le roi mit son chapeau sur sa canne, & la reine attacha son mouchoir au bout d'un bâton, pour faire des signes au prince, & l'encourager. Toute leur suite en fit autant. En vérité, il n'en avoit pas besoin, son cœur tout seul & le péril où il voyoit sa maîtresse, suffisoient pour l'animer.

Quels efforts ne fit-il point! la terre étoit couverte de dards, des griffes, des cornes, des aîles & des écailles du dragon; son sang couloit par mille endroits, il étoit tout bleu, & celui du cheval tout vert; ce qui faisoit une nuance singulière sur la terre. Le prince tomba cinq fois, il se releva toujours, il prenoit son temps pour remonter sur son cheval, & puis c'étoit des canonades & des feux grégeois qui n'ont jamais rien eu de semblable: enfin le dragon perdit ses forces, il tomba, & le prince lui donna un coup dans le ventre qui lui fit une épouvantable blessure; mais, ce qu'on aura peine à croire, & qui est pour[Pg 367]tant aussi vrai que le reste du conte, c'est qu'il sortit par cette large blessure, un prince le plus beau & le plus charmant que l'on ait jamais vu; son habit étoit de velours bleu à fond d'or, tout brodé de perles; il avoit sur la tête un petit morion à la grecque, ombragé de plumes blanches. Il accourut les bras ouverts, embrassant le prince Moufy: que ne vous dois-je pas, mon généreux libérateur, lui dit-il! vous venez de me délivrer de la plus affreuse prison où jamais un souverain puisse être renfermé: j'y avois été condamné par la fée Lionne: il y a seize ans, que j'y languis; & son pouvoir étoit tel, que malgré ma propre volonté, elle me forçoit à dévorer cette belle princesse: menez-moi à ses pieds, pour que je lui explique mon malheur.

Le prince Moufy, surpris & charmé d'une aventure si étonnante, ne voulut céder en rien aux civilités de ce prince; ils se hâtèrent de joindre la belle Moufette, qui rendoit de son côté mille grâces aux dieux pour un bonheur si inespéré. Le roi, la reine & toute la cour étoient déjà auprès d'elle; chacun parloit à la fois, personne ne s'entendoit, l'on pleuroit presque autant de joie, que l'on avoit pleuré de douleur. Enfin, pour que rien ne manquât à la fête, la bonne Grenouille[Pg 368] parut en l'air, montée sur un épervier qui avoit des sonnettes d'or aux pieds. Lorsqu'on entendit drelin dindin, chacun leva les yeux; l'on vit briller le chaperon de roses comme un soleil, & la Grenouille étoit aussi belle que l'aurore. La reine s'avança vers elle, & la prit par une de ses petites pattes; aussitôt la sage Grenouille se métamorphosa, & parut comme une grande reine; son visage étoit le plus agréable du monde: je viens, s'écria-t-elle, pour couronner la fidélité de la princesse Moufette, elle a mieux aimé exposer sa vie que de changer; cet exemple est rare dans le siècle où nous sommes, mais il le sera bien davantage dans les siècles à venir. Elle prit aussitôt deux couronnes de myrthes qu'elle mit sur la tête des deux amans qui s'aimoient, & frappant trois coups de sa baguette, l'on vit que tous les os du dragon s'élevèrent pour former un arc de triomphe, en mémoire de la grande aventure qui venoit de se passer.

Ensuite cette belle & nombreuse troupe s'achemina vers la ville, chantant hymen & hyménée, avec autant de gaîté, qu'ils avoient célébré tristement le sacrifice de la princesse. Ses nôces ne furent différées que jusqu'au lendemain; il est aisé de juger de la joie qui les accompagna.

[Pg 369]

La reine que je viens de peindre,
Au milieu des horreurs d'un infernal séjour,
Pour ses jours n'avoit rien à craindre;
Pour elle l'amitié se joignit à l'amour.
Grenouillette & le roi lui marquèrent leur zèle
Par de communs efforts.
Malgré la Lionne cruelle,
Ils surent l'arracher de ces funestes bords.
Des époux si constans, des amis si sincères,
Etoient du vieux temps de nos pères,
Ils ne sont plus de ce temps-ci:
Le siècle de féerie en a toute la gloire.
Par le trait que je cite ici,
De l'époque de mon histoire
On peut être assez éclairci.

LA BICHE AU BOIS

 




LA BICHE AU BOIS,
CONTE.


Il étoit une fois un roi & une reine dont l'union étoit parfaite: ils s'aimoient tendrement, & leurs sujets les adoroient; mais il manquoit à la satisfaction des uns & des autres de leur voir un héritier. La reine, qui étoit persuadée que le roi l'aimeroit encore davantage si elle en avoit un, ne manquoit pas au printemps d'aller boire des eaux qui étoient[Pg 370] excellentes. L'on y venoit en foule, & le nombre d'étrangers étoit si grand, qu'il s'en trouvoit là de toutes les parties du monde.

Il y avoit plusieurs fontaines dans un grand bois où l'on alloit boire; elles étoient entourées de marbre & de porphire, car chacun se piquoit de les embellir. Un jour que la reine étoit assise au bord de la fontaine, elle dit à toutes ses dames de s'éloigner, & de la laisser seule; puis elle commença ses plaintes ordinaires: ne suis-je pas bien malheureuse, dit-elle, de n'avoir pas d'enfant? Les plus pauvres femmes en ont; il y a cinq ans que j'en demande au ciel, je n'ai pu encore le toucher; mourrai-je sans avoir cette satisfaction.

Comme elle parloit ainsi, elle remarqua que l'eau de la fontaine s'agitoit, puis une grosse écrevisse parut, & lui dit: grande reine, vous aurez ce que vous désirez: je vous avertis qu'il y a ici proche un palais superbe que les fées ont bâti; mais il est impossible de le trouver, parce qu'il est environné de nuées fort épaisses, que l'œil d'une personne mortelle ne peut pénétrer; cependant, je suis votre très-humble servante, si vous voulez vous fier à la conduite d'une pauvre écrevisse, je m'offre de vous y mener.

La reine l'écoutoit sans l'interrompre, la[Pg 371] nouveauté de voir parler une écrevisse l'ayant fort surprise, elle lui dit qu'elle accepteroit avec plaisir ses offres, mais qu'elle ne savoit pas marcher en reculant comme elle. L'écrevisse sourit, & sur le champ elle prit la figure d'une belle petite vieille: hé bien, madame, lui dit-elle! n'allons pas à reculons, j'y consens; mais sur-tout regardez-moi comme une de vos amies, car je ne souhaite que ce qui peut vous être avantageux.

Elle sortit de la fontaine sans être mouillée; ses habits étoient blancs, doublés de cramoisi, & ses cheveux gris tout renoués de rubans verts. Il ne s'est guères vu de vieilles dont l'air fût plus galant: elle salua la reine, & elle en fut embrassée; & sans tarder davantage, elle la conduisit dans une route du bois, qui surprit cette princesse; car, encore qu'elle y fût venue mille & mille fois, elle n'étoit jamais entrée dans celle-là. Comment y seroit-elle entrée? C'étoit le chemin des fées pour aller à la fontaine: il étoit ordinairement fermé de ronces & d'épines; mais quand la reine & sa conductrice parurent, aussitôt les ronces poussèrent des roses, les jasmins & les orangers entrelacèrent leurs branches pour faire un berceau couvert de feuilles & de fleurs; la terre fut couverte de violettes; mille[Pg 372] oiseaux différens chantoient à l'envi sur les arbres.

La reine n'étoit pas encore revenue de sa surprise, lorsque ses yeux furent frappés par l'éclat sans pareil d'un palais tout de diamans, les murs & les toîts, les plafonds, les planchers, les degrés, les balcons, jusqu'aux terrasses, tout étoit de diamans. Dans l'excès de son admiration, elle ne put s'empêcher de pousser un grand cri, & de demander à la galante vieille qui l'accompagnoit, si ce qu'elle voyoit étoit un songe ou une réalité. Rien n'est plus réel, madame, répliqua-t-elle. Aussitôt les portes du palais s'ouvrirent, il en sortit six fées; mais quelles fées? Les plus belles & les plus magnifiques qui aient jamais paru dans leur empire. Elles vinrent toutes faire une profonde révérence à la reine, & chacune lui présenta une fleur de pierreries pour lui faire un bouquet; il y avoit une rose, une tulipe, une anémone, une encolie, un œillet & une grenade. Madame, lui dirent-elles, nous ne pouvons vous donner une plus grande marque de notre considération, qu'en vous permettant de nous venir voir ici; mais nous sommes bien-aises de vous annoncer que vous aurez une belle princesse que vous nommerez Désirée; car l'on doit avouer[Pg 373] qu'il y a long-temps que vous la désirez; ne manquez pas aussitôt qu'elle sera au monde, de nous appeler, parce que nous voulons la douer de toutes sortes de bonnes qualités; vous n'aurez qu'à prendre le bouquet que nous vous donnons, & nommer chaque fleur en pensant à nous; soyez certaine qu'aussitôt nous serons dans votre chambre.

La reine transportée de joie, se jeta à leur cou, & les embrassades durèrent plus d'une grosse demi-heure. Après cela elles prièrent la reine d'entrer dans leur palais, dont on ne peut faire une assez belle description; elles avoient pris pour le bâtir l'architecte du soleil: il avoit fait en petit ce que celui du soleil est en grand. La reine, qui n'en pouvoit soutenir l'éclat qu'avec peine, fermoit à tous les momens les yeux. Elles la conduisirent dans leur jardin; il n'a jamais été de si beaux fruits; les abricots étoient plus gros que la tête, & l'on ne pouvoit, sans la couper en quatre, manger une cerise, d'un goût si exquis, qu'après que la reine en eut mangé, elle ne voulut de sa vie en manger d'autres. Il y avoit un verger tout d'arbres factices, qui ne laissoient pas d'avoir vie, & de croître comme les autres.

De dire tous les transports de la reine,[Pg 374] combien elle parla de la petite princesse Désirée, combien elle remercia les aimables personnes qui lui annonçoient une si agréable nouvelle, c'est ce que je n'entreprendrai point; mais enfin il n'y eut aucuns termes de tendresse & de reconnoissance oubliés. La fée de la fontaine y trouva toute la part qu'elle méritoit, la reine demeura jusqu'au soir dans le palais; elle aimoit la musique, on lui fit entendre des voix qui lui parurent des voix célestes, on la chargea de présens; & après avoir remercié ces grandes dames, elle revint avec la fée de la fontaine.

Toute sa maison étoit fort en peine d'elle: on la cherchoit avec beaucoup d'inquiétude, on ne pouvoit imaginer en quel lieu elle étoit; on craignoit même que quelqu'étranger audacieux ne l'eût enlevée, car elle avoit de la beauté & de la jeunesse; de sorte que chacun témoigna une joie extrême de son retour; & comme elle ressentoit de son côté une satisfaction infinie des bonnes espérances qu'on venoit de lui donner, elle avoit une conversation agréable & brillante qui charmoit tout le monde.

La fée de la fontaine la quitta proche de chez elle; les complimens & les caresses redoublèrent à leur séparation, & la reine étant[Pg 375] restée encore huit jours aux eaux, ne manqua pas de retourner au palais des fées avec sa coquette vieille, qui paroissoit d'abord en écrevisse, & puis qui prenoit sa forme naturelle.

La reine partit, elle devint grosse, & mit au monde une princesse qu'elle appela Désirée: aussitôt elle prit le bouquet qu'elle avoit reçu; elle nomma toutes les fleurs l'une après l'autre, & sur-le-champ on vit arriver les fées. Chacune avoit son charriot de différente manière; l'un étoit d'ébène, tiré par des pigeons blancs, d'autres d'ivoire, que de petits corbeaux traînoient, d'autres encore de cèdre & de canambour. C'étoient là leur équipage d'alliance & de paix; car lorsqu'elles étoient fâchées, ce n'étoit que des dragons volans, que des couleuvres qui jetoient le feu par la gueule & par les yeux; que lions, que léopards, que panthères, sur lesquels elles se transportoient d'un bout du monde à l'autre, en moins de temps qu'il n'en faut pour dire bon jour ou bon soir; mais cette fois-ci, elles étoient de la meilleure humeur possible.

La reine les vit entrer dans sa chambre avec un air gai & majestueux: leurs nains & leurs naines les suivoient, tous chargés de[Pg 376] présens. Après qu'elles eurent embrassé la reine, & baisé la petite princesse, elles déployèrent sa layette, dont la toile étoit si fine & si bonne, qu'on pouvoit s'en servir cent ans sans l'user; les fées la filoient à leurs heures de loisir. Pour les dentelles, elles surpassoient encore ce que j'ai dit de la toile; toute l'histoire du monde y étoit représentée, soit à l'aiguille ou au fuseau. Après cela elles montrèrent les langes & les couvertures qu'elles avoient brodées exprès; l'on y voyoit représentés mille jeux différens auxquels les enfans s'amusent. Depuis qu'il y a des brodeurs & des brodeuses, il ne s'est rien vu de si merveilleux: mais quand le berceau parut, la reine s'écria d'admiration; car il surpassoit encore tout ce qu'elle avoit vu jusqu'alors. Il étoit d'un bois si rare, qu'il coûtoit cent mille écus la livre. Quatre petits amours le soutenoient; c'étoient quatre chef-d'œuvres, où l'art avoit tellement surpassé la matière, quoiqu'elle fût de diamans & de rubis, que l'on n'en peut assez parler. Ces petits amours avoient été animés par les fées, de sorte que lorsque l'enfant crioit, ils le berçoient, & l'endormoient; cela étoit d'une commodité merveilleuse pour les nourrices.

Les fées prirent elles-mêmes la petite prin[Pg 377]cesse sur leurs genoux, elles l'emmaillottèrent, & lui donnèrent plus de cent baisers; car elle étoit déjà si belle, qu'on ne pouvoit la voir sans l'aimer. Elles remarquèrent qu'elle avoit besoin de téter; aussitôt elles frappèrent la terre avec leurs baguettes, il parut une nourrice, telle qu'il la falloit pour cet aimable poupart. Il ne fut plus question que de douer l'enfant: les fées s'empressèrent de le faire; l'une le doua de vertu, & l'autre d'esprit, la troisième d'une beauté miraculeuse, celle d'après d'une heureuse fortune, la cinquième lui désira une longue santé, & la dernière, qu'elle fît bien toutes les choses qu'elle entreprendroit.

La reine, ravie, les remercioit mille & mille fois des faveurs qu'elles venoient de faire à la petite princesse, lorsque l'on vit entrer dans la chambre une si grosse écrevisse, que la porte fut à peine assez large pour qu'elle pût passer: ha! trop ingrate reine, dit l'écrevisse, vous n'avez donc pas daigné vous souvenir de moi? Est-il possible que vous ayez sitôt oublié la fée de la fontaine, & les bons offices que je vous ai rendus en vous menant chez mes sœurs? Quoi! vous les avez toutes appelées, je suis la seule que vous négligez, il est certain que j'en avois un pressentiment,[Pg 378] & c'est ce qui m'obligea de prendre la figure d'une écrevisse, lorsque je vous parlai la première fois, voulant marquer par-là, que votre amitié, au lieu d'avancer reculeroit.

La reine, inconsolable de la faute qu'elle avoit faite, l'interrompit, & lui demanda pardon: elle lui dit qu'elle avoit cru nommer sa fleur comme celle des autres; que c'étoit le bouquet de pierreries qui l'avoit trompée; qu'elle n'étoit pas capable d'oublier les obligations qu'elle lui avoit; qu'elle la supplioit de ne lui point ôter son amitié, & particulièrement d'être favorable à la princesse. Toutes les fées, qui craignoient qu'elle ne la douât de misère & d'infortune, secondèrent la reine pour l'adoucir: ma chère sœur, lui disoient-elles, que votre altesse ne soit point fâchée contre une reine qui n'a jamais eu dessein de vous déplaire: quittez de grâce cette figure d'écrevisse, faites que nous vous voyons avec tous vos charmes.

J'ai déjà dit que la fée de la fontaine étoit assez coquette; les louanges que ses sœurs lui donnèrent l'adoucirent un peu: hé bien, dit-elle, je ne ferai pas à Désirée tout le mal que j'avois résolu, car assurément j'avois envie de la perdre, & rien n'auroit pu m'en empêcher; cependant je veux bien vous[Pg 379] avertir que si elle voit le jour avant l'âge de quinze ans, elle aura lieu de s'en repentir, il lui en coûtera peut-être la vie. Les pleurs de la reine & les prières des illustres fées ne changèrent point l'arrêt qu'elle venoit de prononcer: elle se retira à reculons, car elle n'avoit pas voulu quitter sa robe d'écrevisse.


Dès qu'elle fut éloignée de la chambre, la triste reine demanda aux fées un moyen pour préserver sa fille des maux qui la menaçoient. Elles tinrent aussitôt conseil; & enfin, après avoir agité plusieurs avis différens, elles s'arrêtèrent à celui-ci, qu'il falloit bâtir un palais sans portes ni fenêtres, y faire une entrée souterraine, & nourrir la princesse dans ce lieu jusqu'à l'âge fatal où elle étoit menacée.


Trois coups de baguette commencèrent & finirent ce grand édifice. Il étoit de marbre blanc, & vert par dehors; les plafonds & les planchers de diamans & d'émeraudes, qui formoient des fleurs, des oiseaux & mille choses agréables. Tout étoit tapissé de velours de différentes couleurs, brodé de la main des fées; & comme elles étoient savantes dans l'histoire, elles s'étoient fait un plaisir d'y tracer les plus belles & les plus remarquables; l'avenir n'y étoit pas moins présent que le[Pg 380] passé; les actions héroïques du plus grand roi du monde remplissoient plusieurs tentures.

Ici, du démon de la Thrace
Il a le port victorieux;
Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux,
Marquent sa belliqueuse audace.
Là, plus tranquille & plus serein,
Et gouvernant la France en une paix profonde,
Il fait voir, par ses loix, que le reste du monde
Lui doit envier son destin.
Par les peintres les plus habiles,
Il y paroissoit peint avec ses divers traits;
Redoutable en prenant des villes,
Généreux en faisant la paix.

Ces sages fées avoient imaginé ce moyen pour apprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événemens de la vie des héros & des autres hommes.

L'on ne voyoit chez elle que par la lumière des bougies; mais il y en avoit une si grande quantité qu'elles faisoient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avoit besoin pour se rendre parfaite furent conduits en ce lieu: son esprit, sa vivacité & son adresse prévenoient presque toujours ce qu'ils vouloient lui enseigner; & chacun d'eux demeuroit dans une admiration continuelle des choses surprenantes qu'elle disoit, dans un âge où les autres savent à peine nommer leur nour[Pg 381]rice; aussi n'est-on pas doué par les fées pour demeurer ignorante & stupide.

Si son esprit charmoit tous ceux qui l'approchoient, sa beauté n'avoit pas des effets moins puissans; elle ravissoit les plus insensibles, & la reine sa mère ne l'auroit jamais quittée de vue, si son devoir ne l'avoit pas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venoient voir la princesse de temps en temps; elles lui apportoient des raretés sans pareilles, des habits si bien entendus, si riches & si galans, qu'ils sembloient avoir été faits pour la noce d'une jeune princesse, qui n'est pas moins aimable que celle dont je parle; mais entre toutes les fées qui la chérissoient, Tulipe l'aimoit davantage, & recommandoit plus soigneusement à la reine de ne pas lui laisser voir le jour avant qu'elle eût quinze ans: notre sœur de la fontaine est vindicative, lui disoit-elle, quelqu'intérêt que nous prenions à cet enfant, elle lui fera du mal si elle le peut; ainsi, madame, vous ne sauriez être trop vigilante là-dessus. La reine lui promettoit de veiller sans cesse à une affaire si importante; mais comme sa chère fille approchoit du temps où elle devoit sortir de ce château, elle la fit peindre, son portrait fut porté dans les plus grandes cours de l'u[Pg 382]nivers. A sa vue, il n'y eut aucun prince qui se défendît de l'admirer; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu'il ne pouvoit plus s'en séparer. Il le mit dans son cabinet, il s'enferma avec lui, & lui parlant comme s'il eût été sensible, & qu'il eût pu l'entendre; il lui disoit les choses du monde les plus passionnées.

Le roi, qui ne voyoit presque plus son fils, s'informa de ses occupations, & de ce qui pouvoit l'empêcher de paroître aussi gai qu'à son ordinaire. Quelques courtisans, trop empressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, lui dirent qu'il étoit à craindre que le prince ne perdît l'esprit, parce qu'il demeuroit des jours entiers enfermé dans son cabinet, où l'on entendoit qu'il parloit seul comme s'il eût été avec quelqu'un.

Le roi reçut cet avis avec inquiétude: est-il possible, disoit-il à ses confidens, que mon fils perde la raison? Il en a toujours tant marqué: vous savez l'admiration qu'on a eue pour lui jusqu'à présent, & je ne trouve encore rien d'égaré dans ses yeux, il me paroît seulement plus triste; il faut que je l'entretienne, je démêlerai peut-être de quelle sorte de folie il est attaqué.

En effet il l'envoya querir, il commanda[Pg 383] qu'on se retirât, & après plusieurs choses auxquelles il n'avoit pas une grande attention, & auxquelles il répondit assez mal, le roi lui demanda ce qu'il pouvoit avoir pour que son humeur & sa personne fussent si changées. Le prince, croyant ce moment favorable, se jeta à ses pieds: vous avez résolu, lui dit-il, de me faire épouser la princesse Noire, vous trouverez des avantages dans son alliance que je ne puis vous promettre dans celle de la princesse Désirée; mais, seigneur, je trouve des charmes dans celle-ci que je ne rencontrerai point dans l'autre. Et où les avez-vous vus, dit le roi? Les portraits de l'une & de l'autre m'ont été apportés, répliqua le prince Guerrier (car c'est ainsi qu'on le nommoit, depuis qu'il avoit gagné trois grandes batailles); je vous avoue que j'ai pris une si forte passion pour la princesse Désirée, que si vous ne retirez les paroles que vous avez données à la Noire, il faut que je meure; heureux de cesser de vivre en perdant l'espérance d'être à ce que j'aime.

C'est donc avec son portrait, reprit gravement le roi, que vous prenez en gré de faire des conversations qui vous rendent ridicule à tous les courtisans; ils vous croient insensé, & si vous saviez ce qui m'est revenu là-dessus, vous auriez honte de marquer tant de foiblesse.[Pg 384] Je ne puis me reprocher une si belle flamme, répondit-il; lorsque vous aurez vu le portrait de cette charmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle. Allez donc le querir tout à l'heure, dit le roi, avec un air d'impatience qui faisoit assez connoître son chagrin; le prince en auroit eu de la peine, s'il n'avoit pas été certain que rien au monde ne pouvoit égaler la beauté de Désirée. Il courut dans son cabinet, & revint chez le roi; il demeura presque aussi enchanté que son fils; ha, dit-il, mon cher Guerrier, je consens à ce que vous souhaitez, je rajeunirai lorsque j'aurai une si aimable princesse à ma cour; je vais dépêcher sur le champ des ambassadeurs à celle de la Noire pour retirer ma parole: quand je devrais avoir une rude guerre contr'elle, j'aime mieux m'y résoudre.

Le prince baisa respectueusement les mains de son père, & lui embrassa plus d'une fois les genoux. Il avoit tant de joie, qu'on le reconnoissoit à peine; il pressa le roi de dépêcher des ambassadeurs, non-seulement à la Noire, mais aussi à Désirée, & il souhaita qu'il choisît pour cette dernière, l'homme le plus capable, & le plus riche, parce qu'il falloit paroître dans une occasion si célébre, & persuader ce qu'il désiroit. Le roi jeta les yeux[Pg 385] sur Becafigue; c'étoit un jeune seigneur très-éloquent, qui avoit cent millions de rente. Il aimoit passionnément le prince Guerrier; il fit pour lui plaire le plus grand équipage & la plus belle livrée qu'il pût imaginer. Sa diligence fut extrême, car l'amour du prince augmentoit chaque jour, & sans cesse il le conjuroit de partir: Songez, lui disoit-il confidemment, qu'il y va de ma vie, que je perds l'esprit lorsque je pense que le père de cette princesse peut prendre des engagemens avec quelqu'autre, sans vouloir les rompre en ma faveur, & que je la perdrois pour jamais. Becafigue le rassuroit afin de gagner du temps, car il étoit bien-aise que sa dépense lui fît honneur. Il mena quatre-vingt carrosses tout brillans d'or & de diamans; la miniature la mieux finie n'approche pas de celle qui les ornoit; il y avoit cinquante autres carrosses, vingt-quatre mille pages à cheval, plus magnifiques que des princes, & le reste de ce grand cortège ne se démentoit en rien.

Lorsque l'ambassadeur prit son audience de congé du prince, il l'embrassa étroitement: souvenez-vous, mon cher Becafigue, lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier; n'oubliez rien pour persuader & amener l'aimable princesse que j'adore. Il[Pg 386] le chargea aussitôt de mille présens, où la galanterie égaloit la magnificence; ce n'étoit que devises amoureuses, gravées sur des cachets de diamans, des montres dans des escarboucles, chargées des chiffres de Désirée; des bracelets de rubis taillés en cœur: enfin que n'avoit-il pas imaginé pour lui plaire!

L'ambassadeur portoit le portrait de ce jeune prince, qui avoit été peint par un peintre si savant, qu'il parloit & faisoit de petits complimens pleins d'esprit. A la vérité il ne répondoit pas à tout ce qu'on lui disoit; mais il ne s'en falloit guères. Becafigue promit au prince de ne rien négliger pour sa satisfaction, & il ajouta qu'il portoit tant d'argent, que si on lui refusoit la princesse, il trouveroit le moyen de gagner quelqu'une de ses femmes, & de l'enlever. Ha, s'écria le prince, je ne puis m'y résoudre; elle seroit offensée d'un procédé si peu respectueux. Becafigue ne répondit rien là-dessus, & partit.

Le bruit de son voyage prévint son arrivée, le roi & la reine en furent ravis. Ils estimoient beaucoup son maître, & savoient les grandes actions du prince Guerrier: mais ce qu'ils connoissoient encore mieux, c'étoit son mérite personnel, de sorte que quand on auroit cherché dans tout l'univers un mari pour leur fille,[Pg 387] ils n'auroient su en trouver un plus digne d'elle. On prépara un palais pour loger Becafigue, & l'on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dans la dernière magnificence.

Le roi & la reine avoient résolu que l'ambassadeur verroit Désirée; mais la fée Tulipe vint trouver la reine, & lui dit: gardez-vous bien, madame, de mener Becafigue chez notre enfant, c'est ainsi qu'elle nommoit la princesse; il ne faut pas qu'il la voie sitôt, & ne consentez point à l'envoyer chez le roi qui la demande, qu'elle n'ait passé quinze ans; car je suis assurée que si elle part plutôt, il lui arrivera quelque malheur. La reine embrassant la bonne Tulipe, lui promit de suivre ses conseils, & sur le champ elles allèrent voir la princesse.

L'ambassadeur arriva, son équipage demeura vingt-trois heures à passer, car il avoit six cent mille mulets, dont les clochettes & les fers étoient d'or; leurs couvertures de velours & de brocard en broderie de perles; c'étoit un embarras sans pareil dans les rues, tout le monde étoit accouru pour le voir. Le roi & la reine allèrent au-devant de lui, tant ils étoient aises de sa venue. Il est inutile de parler de la harangue qu'il fit, & des cérémo[Pg 388]nies qui se passèrent de part & d'autre, on peut assez les imaginer; mais lorsqu'il demanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cette grâce lui fût déniée: si nous vous refusons, lui dit le roi, seigneur Becafigue, une chose qui paroît si juste, ce n'est point par un caprice qui nous soit particulier, il faut vous raconter l'étrange aventure de notre fille, afin que vous y preniez part.

Une fée, au moment de sa naissance, la prit en aversion, & la menaça d'une très-grande infortune, si elle voyoit le jour avant l'âge de quinze ans; nous la tenons dans un palais où les plus beaux appartemens sont sous terre. Comme nous étions dans la résolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n'en rien faire. Eh! quoi, sire, répliqua l'ambassadeur, aurai-je le chagrin de m'en retourner sans elle? Vous l'accordez au roi mon maître pour son fils, elle est attendue avec mille impatiences: est-il possible que vous vous arrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions des fées? Voilà le portrait du prince Guerrier que j'ai ordre de lui présenter; il est si ressemblant que je crois le voir lui-même lorsque je le regarde. Il le déploya aussitôt; le portrait, qui n'étoit instruit que pour parler à la princesse, dit: belle Désirée, vous ne pou[Pg 389]vez imaginer avec quelle ardeur je vous attends, venez bientôt dans notre cour l'orner des grâces qui vous rendent incomparable. Le portrait ne dit plus rien; le roi & la reine demeurèrent si surpris, qu'ils prièrent Becafigue de le leur donner, pour le porter à la princesse; il en fut ravi, & le remit entre leurs mains.

La reine n'avoit point parlé jusqu'alors à sa fille de ce qui se passoit, elle avoit même défendu aux dames qui étoient auprès d'elle de lui rien dire de l'arrivée de l'ambassadeur: elles ne lui avoient pas obéi, & la princesse savoit qu'il s'agissoit d'un grand mariage; mais elle étoit si prudente, qu'elle n'en avoit rien témoigné à sa mère. Quand elle lui montra le portrait du prince, qui parloit, & qui lui fit un compliment aussi tendre que galant, elle en fut fort surprise, car elle n'avoit rien vu d'égal à cela, & la bonne mine du prince, l'air d'esprit, la régularité de ses traits, ne l'étonnoient pas moins que ce que disoit le portrait: seriez-vous fâchée, lui dit la reine en riant, d'avoir un époux qui ressemblât à ce prince? Madame, répliqua-t-elle, ce n'est point à moi à faire un choix; ainsi, je serai toujours contente de celui que vous me destinerez. Mais enfin, ajouta la reine, si le sort[Pg 390] tomboit sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse? Elle rougit, baissa les yeux, & ne répondit rien. La reine la prit entre ses bras, & la baisa plusieurs fois: elle ne put s'empêcher de verser des larmes, lorsqu'elle pensa qu'elle étoit sur le point de la perdre, car il ne s'en falloit que trois mois qu'elle n'eût quinze ans; & cachant son déplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardoit dans l'ambassade du célèbre Becafigue; elle lui donna même les raretés qu'il avoit apportées pour lui présenter. Elle les admira, elle loua avec beaucoup de goût ce qu'il y avoit de plus curieux; mais de temps en temps ses regards s'échappoient pour s'attacher sur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avoit été inconnu jusqu'alors.

L'ambassadeur voyant qu'il faisoit des instances inutiles pour qu'on lui donnât la princesse, & qu'on se contentoit de la lui promettre, mais si solemnellement, qu'il n'y avoit pas lieu d'en douter, demeura peu auprès du roi, & retourna en poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation.

Quand le prince sut qu'il ne pouvoit espérer sa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes qui affligèrent toute la cour; il ne dormoit plus, il ne mangeoit point: il[Pg 391] devint triste & rêveur, la vivacité de son teint se changea en couleur de soucis; il demeuroit des jours entiers couché sur un canapé, dans son cabinet, à regarder le portrait de sa princesse: il lui écrivoit à tous momens, & présentoit les lettres à ce portrait, comme s'il eût été capable de les lire; enfin ses forces diminuèrent peu-à-peu, il tomba dangereusement malade, & pour en deviner la cause, il ne falloit ni médecins ni docteurs.

Le roi se désespéroit, il aimoit son fils plus tendrement que jamais père n'a aimé le sien. Il se trouvoit sur le point de le perdre: quelle douleur pour un père! il ne voyoit aucuns remèdes qui pussent guérir le prince; il souhaitoit Désirée, sans elle il falloit mourir. Il prit donc la résolution, dans une si grande extrémité, d'aller trouver le roi & la reine qui l'avoient promise, pour les conjurer d'avoir pitié de l'état où le prince étoit réduit, & de ne plus différer un mariage qui ne se feroit jamais, s'ils vouloient obstinément attendre que la princesse eût quinze ans.

Cette démarche étoit extraordinaire; mais elle l'auroit été bien davantage, s'il eût laissé périr un fils si aimable & si cher. Cependant il se trouva une difficulté qui étoit insurmontable; c'est que son grand âge ne lui permet[Pg 392]toit que d'aller en litière, & cette voiture s'accordoit mal avec l'impatience de son fils; de sorte qu'il envoya en poste le fidelle Becafigue, & il écrivit les lettres du monde les plus touchantes, pour engager le roi & la reine à ce qu'il souhaitoit.

Pendant ce temps, Désirée n'avoit guères moins de plaisir à voir le portrait du prince qu'il en avoit à regarder le sien. Elle alloit à tous momens dans le lieu où il étoit; & quelque soin qu'elle prît de cacher ses sentimens, on ne laissoit pas de les pénétrer: entr'autres Giroflée & Longue-épine, qui étoient ses filles d'honneur, s'apperçurent des petites inquiétudes qui commençoient à la tourmenter. Giroflée l'aimoit passionnément, & lui étoit fidelle: Longue-épine de tout temps sentoit une jalousie secrète de son mérite & de son rang; sa mère avoit élevé la princesse; après avoir été sa gouvernante, elle devint sa dame d'honneur: elle auroit dû l'aimer comme la chose du monde la plus aimable, mais elle chérissoit sa fille jusqu'à la folie; & voyant la haine qu'elle avoit pour la belle princesse, elle ne pouvoit lui vouloir du bien.

L'ambassadeur que l'on avoit dépêché à la cour de la princesse Noire ne fut pas bien[Pg 393] reçu, lorsqu'on apprit le compliment dont il étoit chargé; cette Ethiopienne étoit la plus vindicative créature du monde; elle trouva que c'étoit la traiter cavalièrement, après avoir pris des engagemens avec elle, de lui envoyer dire ainsi qu'on la remercioit. Elle avoit vu un portrait du prince dont elle s'étoit entêtée, & les Ethiopiennes, quand elles se mêlent d'aimer, aiment avec plus d'extravagance que les autres: comment, monsieur l'ambassadeur, dit-elle; est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche & assez belle? Promenez-vous dans mes états, vous trouverez qu'il n'en est guères de plus vastes; venez dans mon trésor royal, voir plus d'or que toutes les mines du Pérou n'en ont jamais fourni: enfin, regardez la noirceur de mon teint, ce nez écrasé, ces grosses lèvres, n'est-ce pas ainsi qu'il faut être pour être belle? Madame, répondit l'ambassadeur, qui craignoit les bastonades (plus que tous ceux qu'on envoie à la Porte), je blâme mon maître, autant qu'il est permis à un sujet; & si le ciel m'avoit mis sur le premier Trône de l'univers, je sais vraiment bien à qui je l'offrirois. Cette parole vous sauvera la vie, lui dit-elle; j'avois résolu de commencer ma vengeance sur vous, mais il y auroit de l'in[Pg 394]justice, puisque vous n'êtes pas cause du mauvais procédé de votre prince: allez lui dire qu'il me fait plaisir de rompre avec moi, parce que je n'aime pas les malhonnêtes gens. L'ambassadeur, qui ne demandoit pas mieux que son congé, l'eut à peine obtenu, qu'il en profita.

Mais l'Ethiopienne étoit trop piquée contre le prince Guerrier, pour lui pardonner; elle monta dans un char d'ivoire, traîné par six autruches qui faisoient dix lieues par heure. Elle se rendit au palais de la fée de la fontaine; c'étoit sa marraine & sa meilleure amie: elle lui raconta son aventure, & la pria, avec les dernières instances, de servir son ressentiment. La fée fut sensible à la douleur de sa filleule: elle regarda dans le livre qui dit tout, & elle connut aussitôt que le prince Guerrier ne quittoit la princesse Noire que pour la princesse Désirée; qu'il l'aimoit éperduement, & qu'il étoit même malade de la seule impatience de la voir. Cette connoissance ralluma sa colère, qui étoit presqu'éteinte; & comme elle ne l'avoit pas vue depuis le moment de sa naissance, il est à croire qu'elle auroit négligé de lui faire du mal, si la vindicative Noiron ne l'en avoit pas conjurée. Quoi! s'écria-t-elle, cette mal[Pg 395]heureuse Désirée veut donc toujours me déplaire? Non, charmante princesse, non, ma mignonne, je ne souffrirai pas qu'on te fasse un affront; les cieux & tous les élémens s'intéressent dans cette affaire; retourne chez toi, & te repose sur ta chère marraine. La princesse noire la remercia, elle lui fit des présens de fleurs & de fruits, qu'elle reçut fort agréablement.

L'ambassadeur Becafigue s'avançoit en toute diligence vers la capitale où le père de Désirée faisoit son séjour; il se jeta aux pieds du roi & de la reine: il versa beaucoup de larmes, & leur dit dans les termes les plus touchans, que le prince Guerrier mourroit s'ils lui refusoient plus long-temps le plaisir de voir la princesse leur fille; qu'il ne s'en falloit plus que trois mois qu'elle n'eût quinze ans, qu'il ne lui pouvoit rien arriver de fâcheux dans un espace si court; qu'il prenoit la liberté de les avertir, qu'une grande crédulité pour de petites fées faisoit tort à la majesté royale; enfin il harangua si bien, qu'il eut le don de persuader. L'on pleura avec lui, se représentant le triste état où le jeune prince étoit réduit, & puis on lui dit, qu'il falloit quelques jours pour se déterminer & lui répondre. Il repartit qu'il ne pou[Pg 396]voit donner que quelques heures; que son maître étoit à l'extrémité; qu'il s'imaginoit que la princesse le haïssoit, & que c'étoit elle qui retardoit son voyage: on l'assura donc que le soir il sauroit ce qu'on pouvoit faire.

La reine courut au palais de sa chère fille: elle lui conta tout ce qui se passoit. Désirée sentit alors une douleur sans pareille; son cœur se serra, elle s'évanouit; & la reine connut les sentimens qu'elle avoit pour le prince. Ne vous affligez point, ma chère enfant, lui dit-elle, vous pouvez tout pour sa guérison, je ne suis inquiète que pour les menaces que la fée de la fontaine fit à votre naissance: je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu'en prenant quelques mesures, nous tromperions la méchante fée: par exemple, ne pourrois-je pas aller dans un carrosse tout fermé, où je ne verrois point le jour? On l'ouvriroit la nuit pour nous donner à manger; ainsi j'arriverais heureusement chez le prince Guerrier.

La reine goûta beaucoup cet expédient, elle en fit part au roi qui l'approuva aussi; de sorte qu'on envoya dire à Becafigue de venir promptement, & il reçut des assurances certaines que la princesse partirait au plu[Pg 397]tôt; qu'ainsi il n'avoit qu'à s'en retourner pour donner cette bonne nouvelle à son maître, & que pour se hâter davantage, on négligeroit de lui faire l'équipage & les riches habits qui convenoient à son rang. L'ambassadeur, transporté de joie, se jeta encore aux pieds de leurs majestés, pour les remercier; il partit ensuite sans avoir vu la princesse.

La séparation du roi & de la reine lui auroit semblé insupportable, si Désirée avoit été moins prévenue en faveur du prince; mais il est des sentimens qui étouffent presque tous les autres. On lui fit un carrosse de velours vert par dehors, orné de grandes plaques d'or, & par dedans de brocard argent couleur de rose rebrodé; il n'y avoit aucunes glaces, il étoit fort grand, il fermoit mieux qu'une boîte, & un seigneur des premiers du royaume fut chargé des clefs qui ouvroient les serrures qu'on avoit mises aux portières.

Autour d'elle on voyoit les grâces,
Les ris, les plaisirs & les jeux,
Et les amours respectueux
Empressés à suivre ses traces.
Elle avoit l'air majestueux;
Avec une douceur céleste,
Elle s'attiroit tous les vœux.
Sans compter ici tout le reste,
Elle avoit les mêmes attraits
[Pg 398]
Que fit briller Adelaïde,
Quand, l'hymen lui servant de guide,
Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix.

L'on nomma peu d'officiers pour l'accompagner, afin qu'une nombreuse suite n'embarrassât point; & après lui avoir donné les plus belles pierreries du monde, & quelques habits très-riches; après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire étouffer le roi, la reine & toute la cour, à force de pleurer, on l'enferma dans le carrosse sombre avec sa dame d'honneur, Longue-épine & Giroflée.

On a peut-être oublié que Longue-épine n'aimoit point la princesse Désirée; mais elle aimoit fort le prince Guerrier, car elle avoit vu son portrait parlant. Le trait qui l'avoit blessée étoit si vif, qu'étant sur le point de partir, elle dit à sa mère, qu'elle mourroit si le mariage de la princesse s'accomplissoit; & que si elle vouloit la conserver, il falloit absolument qu'elle trouvât un moyen de rompre cette affaire. La dame d'honneur lui dit de ne se point affliger, qu'elle tâcheroit de remédier à sa peine en la rendant heureuse.

Lorsque la reine envoya sa chère enfant, elle la recommanda au-delà de tout ce qu'on peut dire à cette mauvaise femme: quel dépôt ne vous confié-je pas, lui dit-elle! c'est[Pg 399] plus que ma vie: prenez soin de la santé de ma fille, mais sur-tout soyez soigneuse d'empêcher qu'elle ne voie le jour, tout seroit perdu: vous savez de quels maux elle est menacée, & je suis convenue avec l'ambassadeur du prince Guerrier, que jusqu'à ce qu'elle ait quinze ans, on la mettroit dans un château, où elle ne verra aucune lumière que celle des bougies. La reine combla cette dame de présens, pour l'engager à une plus grande exactitude. Elle lui promit de veiller à la conservation de la princesse, & de lui en rendre bon compte aussitôt qu'elles seroient arrivées.

Ainsi le roi & la reine se reposant sur ses soins, n'eurent point d'inquiétude pour leur chère fille, cela servit en quelque façon à modérer la douleur que son éloignement leur causoit; mais Longue-épine, qui apprenoit tous les soirs par les officiers de la princesse, qui ouvroient le carrosse pour lui servir à souper, que l'on approchoit de la ville où elles étoient attendues, pressoit sa mère d'exécuter son dessein, craignant que le roi ou le prince ne vinssent au-devant d'elle, & qu'il ne fût plus temps; de sorte qu'environ l'heure de midi, où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout-d'un-coup l'impériale du car[Pg 400]rosse où elles étoient renfermées, avec un grand couteau fait exprès, qu'elle avoit apporté. Alors, pour la première fois, la princesse Désirée vit le jour. A peine l'eut-elle regardé, & poussé un profond soupir, qu'elle se précipita du carrosse sous la forme d'une Biche blanche, & se mit à courir jusqu'à la forêt prochaine, où elle s'enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter sans témoins la charmante figure qu'elle venoit de perdre.

La fée de la Fontaine, qui conduisoit cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnoient la princesse se mettoient en devoir, les uns de la suivre, & les autres d'aller à la ville, pour avertir le prince Guerrier du malheur qui venoit d'arriver, sembla aussitôt bouleverser la nature; les éclairs & le tonnerre effrayèrent les plus assurés, & par son merveilleux savoir, elle transporta tous ces gens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence lui déplaisoit.

Il ne resta que la dame d'honneur, Longue-Epine & Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse, faisant retentir les bois & les rochers de son nom & de ses plaintes. Les deux autres, ravies d'être en liberté, ne perdirent pas un moment à faire ce qu'elles avoient projeté. Longue-Epine mit les plus riches habits[Pg 401] de Désirée. Le manteau royal, qui avoit été fait pour ses nôces, étoit d'une richesse sans pareille, & la couronne avoit des diamans deux ou trois fois gros comme le poing; son sceptre étoit d'un seul rubis; le globe qu'elle tenoit dans l'autre main, d'une perle plus grosse que la tête; cela étoit rare & très-lourd à porter: mais il falloit persuader qu'elle étoit la princesse, & ne rien négliger de tous les ornemens royaux.

En cet équipage, Longue-Epine, suivie de sa mère, qui portoit la queue de son manteau, s'achemine vers la ville. Cette fausse princesse marchoit gravement, elle ne doutoit pas que l'on ne vînt les recevoir, & en effet elles n'étoient guère avancées, quand elles apperçurent un gros de cavalerie, & au milieu deux litières brillantes d'or & de pierreries, portées par des mulets ornés de longs panaches de plumes vertes (c'étoit la couleur favorite de la princesse). Le roi qui étoit dans l'une, & le prince malade dans l'autre, ne savoient que juger de ces dames qui venoient à eux. Les plus empressés galoppèrent vers elles, & jugèrent par la magnificence de leurs habits, qu'elles devoient être des personnes de distinction. Ils mirent pied à terre, & les abordèrent respectueusement; obligez-[Pg 402]moi de m'apprendre, leur dit Longue-Epine, qui est dans ces litières: Mesdames, répliquèrent-ils, c'est le roi & le prince son fils qui viennent au-devant de la princesse Désirée. Allez, je vous prie, leur dire, continua-t-elle, que la voici; une fée jalouse de mon bonheur, a dispersé tous ceux qui m'accompagnoient, par une centaine de coups de tonnerre, d'éclairs & de prodiges surprenans: mais voici ma dame d'honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père, & de mes pierreries.

Aussitôt ces cavaliers lui baisèrent le bas de la robe, & furent en diligence annoncer au roi que la princesse approchoit: comment! s'écria-il, elle vient à pied en plein jour! Ils lui racontèrent ce qu'elle leur avoit dit. Le prince, brûlant d'impatience, les appela, & sans leur faire aucunes questions: avouez, leur dit-il, que c'est un prodige de beauté, un miracle, une princesse toute accomplie. Ils ne répondirent rien, & surprirent le prince: pour avoir trop à louer, continua-t-il, vous aimez mieux vous taire? seigneur, vous l'allez voir, lui dit le plus hardi d'entr'eux; apparemment que la fatigue du voyage l'a changée. Le prince demeura surpris; s'il avoit été moins foible il se seroit précipité de[Pg 403] sa litière, pour satisfaire son impatience & sa curiosité. Le roi descendit de la sienne, & s'avançant avec toute la cour, il joignit la fausse princesse: mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur elle, il poussa un grand cri, & reculant quelques pas; que vois-je, dit-il? Quelle perfidie! Sire, dit la dame d'honneur, en s'avançant hardiment: voici la princesse Désirée, avec les lettres du roi & de la reine; je remets aussi entre vos mains la cassette de pierreries dont ils me chargèrent en partant.

Le roi gardoit à tout cela un morne silence, & le prince s'appuyant sur Becafigue, s'approcha de Longue-Epine. O Dieux! que devient-il, après avoir considéré cette fille, dont la taille extraordinaire faisoit peur! Elle étoit si grande, que les habits de la princesse lui couvroient à peine les genoux, sa maigreur étoit affreuse, son nez, plus crochu que celui d'un perroquet, brilloit d'un rouge luisant, il n'a jamais été de dents plus noires & plus mal rangées; enfin elle étoit aussi laide que Désirée étoit belle.

Le prince, qui n'étoit occupé que de la charmante idée de sa princesse, demeura transi & comme immobile à la vue de celle-ci; il n'avoit pas la force de proférer une pa[Pg 404]role, il la regardoit avec étonnement, & s'adressant ensuite au roi: je suis trahi, lui dit-il; ce merveilleux portrait, sur lequel j'engageai ma liberté, n'a rien de la personne qu'on nous envoie, l'on a cherché à nous tromper, l'on y a réussi, il m'en coûtera la vie. Comment l'entendez-vous, seigneur, dit Longue-Epine, l'on a cherché à vous tromper? Sachez que vous ne le serez jamais en m'épousant. Son effronterie & sa fierté n'avoient pas d'exemples. La dame d'honneur renchérissoit encore par-dessus: ha! ma belle princesse, s'écrioit-elle, où sommes-nous venues! Est-ce ainsi que l'on reçoit une personne de votre rang? quelle inconstance! quel procédé! le roi votre père en saura bien tirer raison: c'est nous qui nous la ferons faire, répliqua le roi; il nous avoit promis une belle princesse, il nous envoie un squelette, une momie qui fait peur: je ne m'étonne plus qu'il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans, il vouloit attraper quelque dupe; c'est sur nous que le sort est tombé, mais il n'est pas impossible de s'en venger.

Quels outrages! s'écria la fausse princesse: ne suis-je pas bien malheureuse, d'être venue sur la parole de telles gens? Voyez que l'on a grand tort de s'être fait peindre un peu plus[Pg 405] belle que l'on n'est: cela n'arrive-t-il pas tous les jours? si pour tels inconvéniens les princes renvoyoient leurs fiancées, peu se marieroient.


Le roi & le prince, transportés de colère, ne daignèrent pas lui répondre: ils remontèrent chacun dans leur litière; & sans autre cérémonie, un garde du corps mit la princesse en trousse derrière lui, & la dame d'honneur fut traitée de même: on les mena dans la ville, par ordre du roi; elles furent enfermées dans le château des trois pointes.


Le prince Guerrier avoit été si accablé du coup qui venoit de le frapper, que son affliction s'étoit toute renfermée dans son cœur. Lorsqu'il eut assez de force pour se plaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée! Il étoit toujours amoureux, & n'avoit pour tout objet de sa passion qu'un portrait. Ses espérances ne subsistoient plus, toutes les idées si charmantes qu'il s'étoit faites sur la princesse Désirée se trouvoient échouées; il auroit mieux aimé mourir que d'épouser celle qu'il prenoit pour elle; enfin, jamais désespoir n'a été égal au sien, il ne pouvoit plus souffrir la cour, & il résolut de s'en aller secrètement dès que sa santé pourroit le lui permettre, &[Pg 406] de se rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de sa triste vie.

Il ne communiqua son dessein qu'au fidelle Becafigue; il étoit bien persuadé qu'il le suivroit partout, & il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu'avec un autre, du mauvais tour qu'on lui avoit joué. A peine commença-t-il à se porter mieux, qu'il partit, & laissa sur la table de son cabinet une grande lettre pour le roi; l'assurant qu'aussitôt que son esprit seroit un peu tranquillisé, il reviendroit auprès de lui; mais qu'il le supplioit en attendant de penser à leur commune vengeance, & de retenir toujours la laide princesse prisonnière.

Il est aisé de juger de la douleur qu'eut le roi, lorsqu'il reçut cette lettre. La séparation d'un fils si cher pensa le faire mourir. Pendant que tout le monde étoit occupé à le consoler, le prince & Becafigue s'éloignoient, & au bout de trois jours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre par l'épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l'herbe & des ruisseaux qui couloient de tous côtés, que le prince, fatigué de la longueur du chemin, car il étoit encore malade, descendit de cheval & se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, ne pouvant presque parler, tant il étoit foible. Seigneur, lui dit Becafigue,[Pg 407] pendant que vous allez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vous rafraîchir, & reconnoître un peu le lieu où nous sommes. Le prince ne lui répondit rien, il lui témoigna seulement par un signe qu'il le pouvoit.

Il y a long-temps que nous avons laissé la Biche au Bois, je veux parler de l'incomparable princesse. Elle pleura en Biche désolée, lorsqu'elle vit sa figure dans une fontaine qui lui servoit de miroir: quoi! c'est moi, disoit-elle, c'est aujourd'hui que je me trouve réduite à subir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne des fées à une innocente princesse telle que je suis! combien durera ma métamorphose? où me retirer pour que les lions, les ours & les loups ne me dévorent point? comment pourrois-je manger de l'herbe? Enfin elle se faisoit mille questions, & ressentoit la plus cruelle douleur qu'il soit possible. Il est vrai que si quelque chose pouvoit la consoler, c'est qu'elle étoit une aussi belle biche qu'elle avoit été belle princesse.

La faim pressant Désirée, elle brouta l'herbe de bon appétit, & demeura surprise que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse, la nuit la surprit, elle la passa dans des frayeurs inconcevables. Elle entendoit les bêtes féroces[Pg 408] proche d'elle; & souvent oubliant qu'elle étoit biche, elle essayoit de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu, elle admiroit sa beauté; & le soleil lui paroissoit quelque chose de si merveilleux, qu'elle ne se lassoit pas de le regarder: tout ce qu'elle en avoit entendu dire lui sembloit fort au-dessous de ce qu'elle voyoit: c'étoit l'unique consolation qu'elle pouvoit trouver dans un lieu si désert; elle y resta toute seule pendant plusieurs jours.

La fée Tulipe, qui avoit toujours aimé cette princesse, ressentoit vivement son malheur; mais elle avoit un véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de cas de ses avis, car elle leur avoit dit plusieurs fois que si la princesse partoit avant que d'avoir quinze ans, elle s'en trouveroit mal: cependant elle ne vouloit point l'abandonner aux fureurs de la fée de la fontaine, & ce fut elle qui conduisit les pas de Giroflée vers la forêt, afin que cette fidelle confidente pût la consoler dans sa disgrace.

Cette belle biche paissoit doucement le long d'un ruisseau, quand Giroflée, qui ne pouvoit presque marcher, se coucha pour se reposer. Elle rêvoit tristement de quel côté elle pourroit aller pour trouver sa chère princesse. Lorsque la biche l'apperçut, elle franchit tout-[Pg 409]d'un-coup le ruisseau, qui étoit large & profond, elle vint se jeter sur Giroflée & lui faire mille caresses. Elle en demeura surprise; elle ne savoit si les bêtes de ce canton avoient quelque amitié particulière pour les hommes, qui les rendissent humaines, ou si elle la connoissoit, car enfin il étoit fort singulier qu'une biche s'avisât de faire si bien les honneurs de la forêt.

Elle la regarda attentivement, & vit, avec une extrême surprise, de grosses larmes qui couloient de ses yeux: elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit ses pieds, elle les baisa avec autant de respest & de tendresse qu'elle auroit baisé ses mains. Elle lui parla, connut que la biche l'entendoit, mais qu'elle ne pouvoit lui répondre: les larmes & les soupirs redoublèrent de part & d'autre. Giroflée promit à sa maîtresse qu'elle ne la quitteroit point, la biche lui fit mille petits signes de la tête & des yeux, qui marquoient qu'elle en seroit très-aise, & qu'elle la consoleroit d'une partie de ses peines.

Elles étoient demeurées presque tout le jour ensemble: Bichette eut peur que sa fidelle Giroflée n'eût besoin de manger, elle la conduisit dans un endroit de la forêt où elle avoit remarqué des fruits sauvages, qui ne laissoient[Pg 410] pas d'être bons. Elle en prit quantité, car elle mouroit de faim: mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grande inquiétude, ne sachant où elles se retireroient pour dormir; car de rester au milieu de la forêt, exposées à tous les périls qu'elles pouvoient courir, il n'étoit pas possible de s'y résoudre. N'êtes-vous point effrayée, charmante Biche, lui dit-elle, de passer la nuit ici? La Biche leva les yeux vers le ciel, & soupira; mais, continua Giroflée, vous avez déjà parcouru une partie de cette vaste solitude, n'y a-t-il point de maisonnettes, un charbonnier, un bucheron, un hermitage? La Biche marqua, par les mouvemens de sa tête, qu'elle n'avoit rien vu: O dieux! s'écria Giroflée, je ne serai pas en vie demain: quand j'aurois le bonheur d'éviter les tigres & les ours, je suis certaine que la peur suffit pour me tuer, & ne croyez pas, au reste, ma chère princesse, que je regrette la vie par rapport à moi, je la regrette par rapport à vous. Hélas! vous laisser dans ces lieux dépourvue de toute consolation! se peut-il rien de plus triste? La petite Biche se prit à pleurer, elle sanglottoit presque comme une personne.

Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, qui l'aimoit tendrement; malgré sa désobéissance,[Pg 411] elle avoit toujours veillé à sa conservation, & paroissant tout d'un coup: Je ne veux point vous gronder, lui dit-elle, l'état où je vous vois me fait trop de peine. Bichette & Giroflée l'interrompoient en se jetant à ses genoux: la première lui baisoit les mains, & la carressoit le plus joliment du monde, l'autre la conjuroit d'avoir pitié de la princesse, & de lui rendre sa figure naturelle. Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe, celle qui lui fait tant de mal a beaucoup de pouvoir; mais j'accourcirai le temps de sa pénitence, & pour l'adoucir, aussitôt que la nuit laissera sa place au jour, elle quittera sa forme de Biche, mais à peine l'aurore paroîtra-t-elle, qu'il faudra qu'elle la reprenne, & qu'elle courre les plaines & les forêts comme les autres.

C'étoit déjà beaucoup de cesser d'être Biche pendant la nuit, la princesse témoigna sa joie par des sauts & des bonds qui réjouirent Tulipe. Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petit sentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroit champêtre. En achevant ces mots, elle disparut; Giroflée obéit, elle entra avec Bichette dans la route qu'elles voyoient, & trouvèrent une vieille femme assise sur le pas de sa porte, qui achevoit un panier d'osier fin. Giroflée la salua:[Pg 412] voudriez-vous, ma bonne mère, me retirer avec ma Biche? Il me faudrait une petite chambre: oui, ma belle fille, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici; entrez avec votre Biche. Elle les mena aussitôt dans une chambre très-jolie, toute boisée de merisier: il y avoit deux petits lits de toile blanche, des draps fins, & tout paroissoit si simple & si propre, que la princesse a dit depuis qu'elle n'avoit rien trouvé de plus à son gré.

Dès que la nuit fut entièrement venue, Désirée cessa d'être Biche: elle embrassa cent fois sa chère Giroflée, elle la remercia de l'affection qui l'engageoit à suivre sa fortune, & lui promit qu'elle rendroit la sienne très-heureuse, dès que sa pénitence seroit finie.

La vieille vint frapper doucement à leur porte, & sans entrer, elle donna des fruits excellens à Giroflée, dont la princesse mangea avec grand appétit, ensuite elles se couchèrent; & sitôt que le jour parut, Désirée étant devenue Biche, se mit à gratter à la porte, afin que Giroflée lui ouvrît. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer, quoique ce ne fût pas pour long-temps, & Bichette s'étant élancée dans le plus épais du bois, elle commença d'y courir à son ordinaire.

[Pg 413]

J'ai déjà dit que le prince Guerrier s'étoit arrêté dans la forêt, & que Becafigue la parcouroit pour trouver quelques fruits. Il étoit assez tard lorsqu'il se rendit à la maisonnette de la bonne vieille dont j'ai parlé. Il lui parla civilement, & lui demanda les choses dont il avoit besoin pour son maître. Elle se hâta d'emplir une corbeille & la lui donna: Je crains, dit-elle, que si vous passez la nuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident: je vous en offre une bien pauvre, mais au moins elle met à l'abri des lions. Il la remercia, & lui dit qu'il étoit avec un de ses amis, qu'il alloit lui proposer de venir chez elle. En effet, il sut si bien persuader le prince, qu'il se laissa conduire chez cette bonne femme. Elle étoit encore à sa porte, & sans faire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celle que la princesse occupoit, si proche l'une de l'autre, qu'elles n'étoient séparées que par une cloison.

Le prince passa la nuit avec ses inquiétudes ordinaires: dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé à ses fenêtres, il se leva, & pour divertir sa tristesse, il sortit dans la forêt, disant à Becafigue de ne point venir avec lui. Il marcha long-temps sans tenir aucune route certaine: enfin il arriva dans un lieu assez spa[Pg 414]cieux, couvert d'arbres & de mousses; aussitôt une Biche en partit. Il ne put s'empêcher de la suivre: son penchant dominant étoit pour la chasse; mais il n'étoit plus si vif depuis la passion qu'il avoit dans son cœur. Malgré cela, il poursuivit la pauvre Biche, & de temps en temps il lui décochoit des traits qui la faisoient mourir de peur, quoiqu'elle n'en fût pas blessée: car son amie Tulipe la garantissoit, & il ne falloit pas moins que la main secourable d'une fée, pour la préserver de périr sous des coups si justes. L'on n'a jamais été si lasse que l'étoit la princesse des Biches: l'exercice qu'elle faisoit lui étoit bien nouveau: enfin elle se détourna à un sentier, si heureusement, que le dangereux chasseur la perdant de vue, & se trouvant lui-même extrêmement fatigué, ne s'obstina point à la suivre.


Le jour s'étant passé de cette manière, la Biche vit avec joie l'heure de se retirer, elle tourna ses pas vers la maison où Giroflée l'attendoit impatiemment. Dès qu'elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, en haletant; elle étoit toute en nage. Giroflée lui fit mille caresses, elle mouroit d'envie de savoir ce qui lui étoit arrivé. L'heure de se débichonner[Pg 415] étant arrivée, la belle princesse reprit sa forme ordinaire, jetant les bras au cou de sa favorite: Hélas! lui dit-elle, je croyois n'avoir à craindre que la fée de la fontaine & les cruels hôtes des forêts; mais j'ai été poursuivie aujourd'hui par un jeune chasseur, que j'ai vu à peine, tant j'étois pressée de fuir: mille traits décochés après moi me menaçoient d'une mort inévitable, j'ignore encore par quel bonheur j'ai pu m'en sauver. Il ne faut plus sortir, ma princesse, répliqua Giroflée: passez dans cette chambre le temps fatal de votre pénitence, j'irai dans la ville la plus proche acheter des livres pour vous divertir, nous lirons les contes nouveaux que l'on a faits sur les fées, nous ferons des vers & des chansons. Tais-toi, ma chère fille, reprit la princesse, la charmante idée du prince Guerrier suffit pour m'occuper agréablement; mais le même pouvoir qui me réduit pendant le jour à la triste condition de Biche, me force malgré moi de faire ce qu'elles font: je cours, je saute & je mange l'herbe comme elles; dans ce temps-là une chambre me seroit insupportable. Elle étoit si harrassée de la chasse, qu'elle demanda promptement à manger: ensuite ses deux beaux yeux se fermèrent jusqu'au lever de l'aurore. Dès qu'elle[Pg 416] l'apperçut, la métamorphose ordinaire se fit, & elle retourna dans la forêt.

Le prince de son côté étoit venu sur le soir rejoindre son favori: J'ai passé le temps, lui dit-il, à courir après la plus belle Biche que j'aie jamais vue, elle m'a trompé cent fois avec une adresse merveilleuse; j'ai tiré si juste, que je ne comprends point comment elle a évité mes coups: aussitôt qu'il fera jour j'irai la chercher encore, & ne la manquerai point. En effet, ce jeune prince, qui vouloit éloigner de son cœur une idée qu'il croyoit chimérique, n'étant pas fâché que la passion de la chasse l'occupât, se rendit de bonne heure dans le même endroit où il avoit trouvé la Biche; mais elle se garda bien d'y aller, craignant une aventure semblable à celle qu'elle avoit eue. Il jeta les yeux de tous côtés, il marcha long-temps; & comme il s'étoit échauffé, il fut ravi de trouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir: il en cueillit, il en mangea, & presqu'aussitôt il s'endormit d'un profond sommeil, couché sur l'herbe fraîche, sous des arbres où mille oiseaux sembloient s'être donné rendez-vous.

Dans le temps qu'il dormoit, notre craintive Biche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il étoit. Si elle l'avoit apperçu[Pg 417] plutôt, elle l'auroit fui; mais elle se trouva si proche de lui, qu'elle ne put s'empêcher de le regarder, & son assoupissement la rassura si bien, qu'elle se donna le loisir de considérer tous ses traits: O Dieux! que devint-elle, quand elle le reconnut! son esprit étoit trop rempli de sa charmante idée pour l'avoir perdue en si peu de temps: Amour, amour, que veux-tu donc? faut-il que Bichette s'expose à perdre la vie par les mains de son amant? Oui, elle s'y expose, il n'y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha à quelques pas de lui, & ses yeux ravis de le voir, ne pouvoient s'en détourner un moment: elle soupiroit, elle poussoit de petits gémissemens: enfin devenant plus hardie, elle s'approcha encore davantage, elle le touchoit lorsqu'il s'éveilla.

Sa surprise parut extrême, il reconnut la même Biche qui lui avoit donné tant d'exercice, & qu'il avoit cherchée long-temps; mais la trouver si familière lui paroissoit une chose rare. Elle n'attendit pas qu'il eût essayé de la prendre, elle s'enfuit de toute sa force, & il la suivit de toute la sienne. De temps en temps ils s'arrêtoient pour reprendre haleine, car la belle Biche étoit encore lasse d'avoir couru la veille, & le prince ne l'étoit pas[Pg 418] moins qu'elle: mais ce qui ralentissoit le plus la fuite de Bichette, hélas! faut-il le dire? c'étoit la peine de s'éloigner de celui qui l'avoit plus blessée par son mérite que par les traits qu'il tiroit sur elle. Il la voyoit très-souvent qui tournoit la tête sur lui, comme pour lui demander s'il vouloit qu'elle pérît sous ses coups, & lorsqu'il étoit sur le point de la joindre, elle faisoit de nouveaux efforts pour se sauver: ah! si tu pouvois m'entendre, petite Biche, lui crioit-il, tu ne m'éviterois pas; je t'aime, je te veux nourrir, tu es charmante, j'aurai soin de toi. L'air emportoit ses paroles, elles n'alloient point jusqu'à elle.

Enfin, après avoir fait tout le tour de la forêt, notre Biche ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, & le prince redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyoit plus être capable; il vit bien qu'elle avoit perdu toutes ses forces, elle étoit couchée comme une pauvre petite bête demi-morte, & elle n'attendoit que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur: mais au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser: belle Biche, lui dit-il, n'aye point de peur, je veux t'emmener avec moi, & que tu me suives par-tout: il coupa exprès des branches d'arbres, il les plia adroitement, il les cou[Pg 419]vrit de mousses, il y jeta des roses dont quelques buissons étoient chargés: ensuite il prit la Biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou, & vint la coucher doucement sur ces ramées, puis il s'assit auprès d'elle, cherchant de temps en temps des herbes fines, qu'il lui présentoit, & qu'elle mangeoit dans sa main.

Le prince continuoit de lui parler, quoiqu'il fût persuadé qu'elle ne l'entendoit pas: cependant quelque plaisir qu'elle eût de le voir, elle s'inquiétoit, parce que la nuit s'approchoit: que seroit-ce, disoit-elle en elle-même, s'il me voyoit changer tout-d'un-coup de forme, il seroit effrayé & me fuiroit: ou s'il ne me fuyoit pas, que n'aurois-je pas à craindre ainsi seule dans une forêt? elle ne faisoit que penser de quelle manière elle pourroit se sauver, lorsqu'il lui en fournit le moyen; car ayant peur qu'elle n'eût besoin de boire, il alla voir où il pourroit trouver quelque ruisseau, afin de l'y conduire: pendant qu'il cherchoit, elle se déroba promptement, & vint à la maisonnette où Giroflée l'attendoit. Elle se jeta encore sur son lit, la nuit vint, sa métamorphose cessa, elle lui apprit son aventure.

Le croirois-tu, ma chère, lui dit-elle, mon prince Guerrier est dans cette forêt: c'est lui[Pg 420] qui m'a chassée depuis deux jours, & qui m'ayant prise, m'a fait mille caresses: ah! que le portrait qu'on m'en apporta est peu fidelle; il est cent fois mieux fait: tout le désordre où l'on voit les chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine, & lui conserve des agrémens que je ne saurois t'exprimer: ne suis-je pas bien malheureuse d'être obligée de fuir ce prince, lui qui m'est destiné par mes plus proches, lui qui m'aime & que j'aime? Il faut qu'une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance, & trouble tous ceux de ma vie. Elle se prit à pleurer: Giroflée la consola, & lui fit espérer que dans quelque temps ses peines seroient changées en plaisirs.

Le prince revint vers sa chère biche, dès qu'il eut trouvé une fontaine; mais elle n'étoit plus au lieu où il l'avoit laissée. Il la chercha inutilement par-tout, & sentit autant de chagrin contre elle que si elle avoit dû avoir de la raison: quoi! s'écria-t-il, je n'aurai donc jamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur & infidelle? Il retourna chez la bonne vieille, plein de mélancolie: il conta à son confident l'aventure de Bichette, & l'accusa d'ingratitude. Becafigue ne put s'empêcher de sourire de la colère du prince; il lui conseilla de punir la Biche quand il la ren[Pg 421]contreroit: je ne reste plus ici que pour cela, répondit le prince, ensuite nous partirons pour aller plus loin.

Le jour revint, & avec lui la princesse reprit sa figure de Biche blanche. Elle ne savoit à quoi se résoudre, ou d'aller dans les mêmes lieux que le prince parcouroit ordinairement, ou de prendre une route opposée pour l'éviter. Elle choisit ce dernier parti & s'éloigna beaucoup; mais le jeune prince, qui étoit aussi fin qu'elle, en usa tout de même, croyant bien qu'elle auroit cette petite ruse; de sorte qu'il la découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s'y trouvoit en sûreté, lorsqu'elle l'apperçut: aussitôt elle bondit, elle saute par-dessus les buissons; & comme si elle l'eût appréhendé davantage, à cause du tour qu'elle lui avoit fait le soir, elle fuit plus légère que les vents; mais dans le moment qu'elle traversoit un sentier, il la mire si bien, qu'il lui enfonce une flèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente, & n'ayant plus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber.

Amour cruel & barbare, où étois-tu donc? Quoi! tu laisses blesser une fille incomparable par son tendre amant? Cette triste catastrophe étoit inévitable, car la fée de la Fontaine y avoit attaché la fin de l'aventure. Le prince[Pg 422] s'approcha, il eut un sensible regret de voir couler le sang de la Biche: il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, & lui fit un nouveau lit de ramée. Il tenoit la tête de Bichette appuyée sur ses genoux: n'es-tu pas cause, petite volage, lui disoit-il, de ce qui t'est arrivé? que t'avois-je fait hier pour m'abandonner? Il n'en sera pas aujourd'hui de même, je t'emporterai. La biche ne répondit rien: qu'auroit-elle dit? Elle avoit tort & ne pouvoit parler; car ce n'est pas toujours une conséquence que ceux qui ont tort se taisent. Le prince lui faisoit mille caresses: que je souffre de t'avoir blessée, lui disoit-il: tu me haïras, & je veux que tu m'aimes. Il sembloit, à l'entendre, qu'un secret génie lui inspiroit tout ce qu'il disoit à Bichette; enfin l'heure de revenir chez sa vieille hôtesse approchoit: il se chargea de sa chasse, & n'étoit pas médiocrement embarrassé à la porter, à la mener, & quelquefois à la traîner.

Elle n'avoit aucune envie d'aller avec lui: qu'est-ce que je vais devenir, disoit-elle? Quoi! je me trouverai toute seule avec ce prince! Ha! mourons plutôt. Elle faisoit la pesante & l'accabloit, il étoit tout en eau de tant de fatigue; & quoiqu'il n'y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentoit[Pg 423] bien que sans quelques secours il n'y pourroit arriver. Il fut querir son fidelle Becafigue; mais avant que de quitter sa proie, il l'attacha avec plusieurs rubans au pied d'un arbre, dans la crainte qu'elle ne s'enfuît.

Hélas! qui auroit pu penser que la plus belle princesse du monde seroit un jour traitée ainsi par un prince qui l'adoroit? Elle essaya inutilement d'arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés, & elle étoit prête de s'étrangler avec un nœud coulant qu'il avoit malheureusement fait, lorsque Giroflée, lasse d'être toujours enfermée dans sa chambre, sortit pour prendre l'air, & passa dans le lieu où étoit la Biche blanche qui se débattoit. Que devint-elle quand elle apperçut sa chère maîtresse? Elle ne pouvoit se hâter assez de la défaire, les rubans étoient noués par différens endroits; enfin le prince arriva avec Becafigue, comme elle alloit emmener la Biche.

Quelque respect que j'aie pour vous, madame, lui dit le prince, permettez-moi de m'opposer au larcin que vous voulez me faire; j'ai blessé cette Biche, elle est à moi, je l'aime, je vous supplie de m'en laisser le maître. Seigneur, répliqua civilement Giroflée (car elle étoit bien faite & gracieuse), la Biche que voici[Pg 424] est à moi avant que d'être à vous, je renoncerois aussitôt à la vie qu'à elle; & si vous voulez voir comme elle me connoît, je ne vous demande que de lui donner un peu de liberté: allons, ma petite blanche, dit-elle, embrassez-moi; Bichette se jeta à son cou: baisez-moi la joue droite, elle obéit, touchez mon cœur, elle y porta le pied: soupirez, elle soupira; il ne fut plus permis au prince de douter de ce que Giroflée lui disoit: je vous la rends, lui dit-il honnêtement; mais j'avoue que ce n'est pas sans chagrin. Elle s'en alla aussitôt avec sa Biche.

 

Quelque respect que j'aie pour vous Madame permettez-moi de m'opposer au larcin que vous voulez me faire

Elles ignoroient que le prince demeuroit dans leur maison; il les suivoit d'assez loin, & demeura surpris de les voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s'y rendit fort peu après, & poussé d'un mouvement de curiosité, dont Biche blanche étoit cause, il lui demanda qui étoit cette jeune personne; elle répliqua qu'elle ne la connoissoit pas, qu'elle l'avoit reçue chez elle avec sa Biche, qu'elle la payoit bien, & qu'elle vivoit dans une grande solitude. Becafigue s'informa en quel lieu étoit sa chambre: elle lui dit que c'étoit si proche de la sienne, qu'elle n'étoit séparée que par une cloison.

Lorsque le prince fut retiré, son confident[Pg 425] lui dit qu'il étoit le plus trompé des hommes, ou que cette fille avoit demeuré avec la princesse Désirée, qu'il l'avoit vue au palais, quand il y étoit allé en ambassade. Quel funeste souvenir me rappelez-vous, lui dit le prince, & par quel hasard seroit-elle ici? c'est ce que j'ignore, seigneur, ajouta Becafigue; mais j'ai envie de la voir encore, & puisqu'une simple menuiserie nous sépare, j'y vais faire un trou: voilà une curiosité bien inutile, dit tristement le prince, car les paroles de Becafigue avoient renouvelé toutes ses douleurs: en effet, il ouvrit sa fenêtre qui regardoit dans la forêt, & se mit à rêver.

Cependant Becafigue travailloit, & il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d'une robe de brocard d'argent, mêlé de quelques fleurs incarnates brodées d'or avec des émeraudes: ses cheveux tomboient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde, son teint brilloit des plus vives couleurs, ses yeux ravissoient. Giroflée étoit à genoux devant elle, qui lui bandoit le bras, dont le sang couloit avec abondance: elles paroissoient toutes deux assez embarrassées de cette blessure: laisse-moi mourir, disoit la princesse, la mort me sera plus douce que la déplorable vie que je mène:[Pg 426] quoi! être Biche tout le jour, voir celui à qui je suis destinée sans lui parler, sans lui apprendre ma fatale aventure. Hélas! si tu savois tout ce qu'il m'a dit de touchant sous ma métamorphose, quel son de voix il a, quelles manières nobles & engageantes, tu me plaindrois encore plus que tu ne fais, de n'être point en état de l'éclaircir de ma destinée.

L'on peut assez juger de l'étonnement de Becafigue, par tout ce qu'il venoit de voir & d'entendre; il courut vers le prince, il l'arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables: ah! seigneur, lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui vous a charmé. Le prince regarda, & reconnut aussitôt sa princesse; il seroit mort de plaisir, s'il n'eût craint d'être déçu par quelque enchantement; car enfin comment accommoder une rencontre si surprenante avec Longue-épine & sa mère, qui étoient renfermées dans le château des trois pointes, & qui prenoient le nom, l'une de Désirée, & l'autre de sa dame d'honneur?


Cependant sa passion le flattoit; l'on a un penchant naturel à se persuader ce que l'on souhaite; & dans une telle occasion, il falloit[Pg 427] mourir d'impatience ou s'éclaircir. Il alla sans différer frapper doucement à la porte de la chambre où étoit la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonne vieille, & ayant même besoin de son secours pour lui aider à bander le bras de sa maîtresse, se hâta d'ouvrir, & demeura bien surprise de voir le prince, qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Les transports qui l'animoient lui permirent si peu de faire un discours suivi, que quelque soin que j'aie eu de m'informer de ce qu'il lui dit dans ces premiers momens, je n'ai trouvé personne qui m'en ait bien éclairci. La princesse ne s'embarrassa pas moins dans ses réponses; mais l'amour, qui sert souvent d'interprète aux muets, se mit en tiers, & persuada à l'un & à l'autre qu'il ne s'étoit jamais rien dit de plus spirituel; au moins ne s'étoit-il jamais rien dit de plus touchant & de plus tendre. Les larmes, les soupirs, les sermens, & même quelques sourires gracieux, tout en fut. La nuit se passa ainsi, le jour parut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, & elle ne devint plus Biche. Elle s'en apperçut; rien n'égaloit sa joie: le prince lui étoit trop cher pour différer de la partager avec lui; au même moment elle commença le récit de son histoire, qu'elle fit avec une grâce & une[Pg 428] éloquence naturelle, qui surpassoit celle des plus habiles.

Quoi! s'écria-t-il, ma charmante princesse, c'est vous que j'ai blessée sous la figure d'une Biche blanche? Que ferai-je pour expier un si grand crime? suffira-t-il d'en mourir de douleur à vos yeux? Il étoit tellement affligé, que son déplaisir se voyoit peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sa blessure; elle l'assura que ce n'étoit presque rien, & qu'elle ne pouvoit s'empêcher d'aimer un mal qui lui procuroit tant de bien.

La manière dont elle lui parla étoit si obligeante, qu'il ne put douter de ses bontés. Pour l'éclaircir à son tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie que Longue-épine & sa mère avoient faite, ajoutant qu'il falloit se hâter d'envoyer dire au roi son père le bonheur qu'il avoit eu de la trouver, parce qu'il alloit faire une terrible guerre, pour tirer raison de l'affront qu'il croyoit avoir reçu. Désirée le pria d'écrire par Becafigue; il vouloit lui obeir, lorsqu'un bruit perçant de trompettes, clairons, timbales & tambours se répandit dans la forêt; il leur sembla même qu'ils entendoient passer beaucoup de monde proche de la petite maison; le prince regarda par la fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses[Pg 429] drapeaux & ses guidons: il leur commanda de s'arrêter & de l'attendre.

Jamais surprise n'a été plus agréable que celle de cette armée; chacun étoit persuadé que leur prince alloit la conduire, & tirer vengeance du père de Désirée. Le père du prince les menoit lui-même malgré son grand âge. Il venoit dans une litière de velours en broderie d'or; elle étoit suivie d'un chariot découvert, où Longue-épine étoit avec sa mère. Le prince Guerrier ayant vu la litière, y courut, & le roi lui tendant les bras, l'embrassa avec mille témoignages d'un amour paternel: & d'où venez-vous, mon cher fils, s'écria-t-il? est-il possible que vous m'ayiez livré à la douleur que votre absence me cause? Seigneur, dit le prince, daignez m'écouter. Le roi aussitôt descendit de sa litière, & se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l'heureuse rencontre qu'il avoit faite, & la fourberie de Longue-épine.

Le roi ravi de cette aventure, leva les mains & les yeux au ciel pour lui en rendre grâces: dans ce moment il vit paroître la princesse Désirée, plus belle & plus brillante que tous les astres ensemble. Elle montoit un superbe cheval, qui n'alloit que par courbettes; cent plumes de différentes couleurs paroient sa tête,[Pg 430] & les plus gros diamans du monde avoient été mis à son habit: elle étoit vêtue en chasseur; Giroflée, qui la suivoit, n'étoit guères moins parée qu'elle. C'étoit-là des effets de la protection de Tulipe; elle avoit tout conduit avec soin & avec succès; la jolie maison du bois fut faite en faveur de la princesse, & sous la figure d'une vieille, elle l'avoit régalée pendant plusieurs jours.

Dès que le prince reconnut ses troupes, & qu'il fut allé trouver le roi son père, elle entra dans la chambre de Désirée: elle souffla sur son bras pour guérir sa blessure: elle lui donna ensuite les riches habits sous lesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu'il avoit bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il lui dit tout ce qu'on peut imaginer de plus obligeant dans une semblable occasion, & la conjura de ne point différer à ses sujets le plaisir de l'avoir pour reine; car je suis résolu, continua-t-il, de céder mon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne de vous. Désirée lui répondit avec toute la politesse qu'on devoit attendre d'une personne si bien élevée; puis jetant les yeux sur les deux prisonnières qui étoient dans le chariot, & qui se cachoient le visage de leurs mains, elle eut la générosité de demander leur[Pg 431] grâce, & que le même chariot où elles étoient servît à les conduire où elles voudroient aller. Le roi consentit à ce qu'elle souhaitoit: ce ne fut pas sans admirer son bon cœur, & sans lui donner de grandes louanges.

On ordonna que l'armée retourneroit sur ses pas; le prince monta à cheval pour accompagner sa belle princesse: on les reçut dans la ville capitale avec mille cris de joie; l'on prépara tout pour le jour des nôces, qui devint très-solennel, par la présence des six bénignes fées qui aimoient la princesse. Elles lui firent les plus riches présens qui se soient jamais imaginés: entr'autres ce magnifique palais où la reine les avoit été voir, parut tout d'un coup en l'air, porté par cinquante mille amours, qui le posèrent dans une belle plaine au bord de la rivière: après un tel don, il ne s'en pouvoit faire de plus considérable.

Le fidelle Becafigue pria son maître de parler à Giroflée, & de l'unir avec elle lorsqu'il épouseroit la princesse; il le voulut bien: cette aimable fille fut très-aise de trouver un établissement si avantageux en arrivant dans un royaume étranger. La fée Tulipe, qui étoit encore plus libérale que ses sœurs, lui donna quatre mines d'or dans les Indes, afin que son mari n'eût pas l'avantage de se dire plus riche[Pg 432] qu'elle. Les nôces du prince durèrent plusieurs mois, chaque jour fournissoit une fête nouvelle, & les aventures de Biche blanche ont été chantées par tout le monde.

La princesse trop empressée
De sortir de ces sombres lieux,
Où vouloit une sage Fée
Lui cacher la clarté des cieux:
Ses malheurs, sa métamorphose,
Font assez voir en quel danger
Une jeune beauté s'expose
Quand trop tôt dans le monde elle ose s'engager:
O vous! à qui l'amour, d'une main libérale,
A donné des attraits capables de toucher,
La beauté souvent est fatale,
Vous ne sauriez trop la cacher.
Vous croyez toujours vous défendre,
En vous faisant aimer, de ressentir l'amour:
Mais sachez qu'à son tour,
A force d'en donner, on peut souvent en prendre.

LE NOUVEAU GENTILHOMME BOURGEOIS

 

[Pg 433]




LE NOUVEAU
GENTILHOMME
BOURGEOIS,
CONTE.


Un gentilhomme, fils d'un marchand de la rue Saint-Denis, qui vouloit être de qualité & faire le petit-maître, parce qu'il étoit fort riche en argent comptant & en meubles, trouvant qu'on ne révéroit pas assez sa nouvelle noblesse, dans un quartier où plusieurs personnes lui avoient vu auner l'étoffe, se mit en tête de se distinguer en province, en faisant l'homme savant & de bon goût. Il acheta la bibliothèque d'un académicien qui venoit de mourir, ne doutant pas qu'il n'en sût bientôt autant que lui, puisqu'il avoit tant d'excellens livres: il apprit même à faire des armes, voulant passer pour brave, mais son courage répondoit mal à ses fanfaronades.

Quand il fut question de choisir la province où ce nouveau gentilhomme vouloit s'établir, il jeta les yeux sur la Normandie, & partit[Pg 434] pour Rouen; il y trouva tous les correspondans de feu son père, qui s'efforcèrent de le bien régaler, mais enfin ce n'étoient que des marchands, & il eut beaucoup de peine à faire comparaison avec eux, se disant homme de grosse qualité; & pour le persuader, il disoit des mensonges ridicules à tout le monde; sa tête étoit étrangement fêlée, & remplie de mille sortes d'imaginations. Après s'être informé des terres qu'il y avoit à vendre aux environs, on lui en indiqua une sur le bord de la mer, dont la description lui plut beaucoup; il l'alla voir, il l'acheta; mais la maison ne lui parut pas assez belle, de sorte qu'il mit promptement des ouvriers après pour l'abattre; & comme il se piquoit de savoir tout, il ne voulut point d'autre architecte que lui-même pour bâtir son petit château.

Il choisit un endroit effectivement très-agréable; c'étoit au bord de la mer; pour peu qu'elle fût irritée, elle venoit jusqu'au pied de ses murs: une rivière assez grosse s'y jetoit en cet endroit, de sorte qu'il fit élever une grande arcade, sur laquelle il bâtit son moderne palais; l'on y montoit des deux côtés par soixante degrés de pierre de taille, avec des rampes de fer; & quand il pleuvoit, ou qu'il faisoit du vent, c'étoit un régal ad[Pg 435]mirable; car avant que l'on fût dans la maison, l'on étoit mouillé jusqu'aux os, transi de froid, ou rôti du soleil: il ne falloit pourtant pas s'en plaindre, & si on le faisoit, il ne le pardonnoit jamais.

Notre Gentilhomme Bourgeois, ayant quitté son nom paternel, voulut s'appeler monsieur de la Dandinardière. La longueur de ce nom lui sembla propre à en imposer à ses voisins, qui n'étoient pour la plupart que des barons & des vicomtes médiocrement riches, & désaccoutumés depuis long-temps d'aller à la cour: il falloit voir aussi comme il vouloit leur en imposer; ses poches étoient pleines de lettres des personnes de la première qualité; il les composoit & les écrivoit lui-même: dieu sait de quel style! mais il les remplissoit de nouvelles, dont on fait grand cas en province, & toujours le roi étoit en peine de l'état de sa santé. Sur la foi de son grand crédit, il eut une demi-douzaine de méchans petits chiens, qu'il nomma sa meute, un valet appelé Alain, lequel se titroit des noms les plus convenables aux choses où son maître l'employoit, comme secrétaire, maître d'hôtel, cuisinier, receveur & valet-de-chambre.

Ce valet, dis-je, menoit la meute de son maître sur les terres de ses voisins, dont il[Pg 436] tuoit souvent le gibier fort à son aise, sans que la Dandinardière craignît que quelqu'un le trouvât mauvais, ou qu'on lui en fît des affaires: mais un gentilhomme d'humeur peu patiente, ayant rencontré le tireur dans ses bleds, qui faisoit rude guerre à d'innocens perdreaux, il le battit sans quartier, & sur les menaces qu'il fit que son maître en auroit raison devant ses amis messieurs les maréchaux de France: ah! dit le campagnard, tu crois donc m'épouvanter; sache que je connois ton monsieur de la Dandinardière: tiens, voilà quatre coups de poing, porte-les-lui de ma part, & demande-lui s'il en a jamais mesuré de tels avec son aune.

Le valet revint avec les yeux pochés, la tête meurtrie, & sans gibier, bien que son maître eût fait son compte d'en avoir pour donner le lendemain à dîner à deux ou trois honnêtes curés du voisinage. Quand Alain lui apprit sa triste aventure, & la mauvaise plaisanterie de Villeville (c'est le nom du gentilhomme), il se mit dans une colère épouvantable, car c'étoit un petit mutin, gros, replet, vif & prompt, qui trouvoit très-mauvais qu'on lui manquât de respect. Je me vengerai, dit-il, en enfonçant son chapeau; l'on verra lequel est meilleur d'être en paix ou en[Pg 437] guerre avec moi: ne suis-je donc pas important? J'ai une rivière qui passe sous ma maison, la mer devant mes fenêtres, un château couvert d'ardoises, pendant que ce gredin n'a que des murailles de boue, & une chaumière couverte de paille.

Il se promenoit fièrement, les mains derrière le dos, lorsque le baron de Saint Thomas arriva. Il se rendoit utile à tout le canton par ses bonnes manières; il n'y avoit guères de différends qu'il n'accommodât, de mariage sur lequel il ne fût consulté, & d'affaire où l'on ne l'appelât; il avoit de la naissance & peu de bien: par-dessus cela, il s'étoit marié à une grande femme sèche, maigre & noire, qui vouloit être belle, à quelque prix que ce fût; ainsi elle faisoit beaucoup plus de dépense qu'il ne convenoit à l'état de ses affaires: elle avoit deux filles, très-bien faites, qu'elle n'aimoit point, parce qu'elles étoient devenues grandes un peu trop tôt, & que tous les connoisseurs mettoient une différence considérable entr'elles & leur mère: cela étoit cause qu'elle les tenoit renfermées dans un petit pavillon au bout de son jardin. Elles lisoient dans cette solitude autant de romans qu'elles vouloient, & se voyant jolies & très-malheureuses, elles se figuroient être des prin[Pg 438]cesses infortunées, qui attendoient toujours quelque héros pour sortir de leur château enchanté.

Le peu d'usage qu'elles avoient du monde, joint aux chimères qu'elles se forgeoient pour soulager leurs ennuis, les rendirent bientôt des espèces de précieuses, qui au lieu d'un bon esprit que le seigneur leur avoit donné, en prirent un très-singulier: leur mère, qui n'avoit pas celui de s'en appercevoir & d'y remédier, se tranquillisoit fort sur leur chapitre; en effet, pourvu qu'elles ne lui coûtassent presque rien, & que toute la dépense fût pour elle-même, elle laissoit faire à leur imagination mille extravagances: monsieur de Saint-Thomas ressentoit davantage les travers que ses filles se mettoient dans la tête, & s'il avoit joui d'une meilleure fortune, il auroit travaillé utilement à la leur; mais comme ses filles ne pouvoient se trouver heureuses qu'en idées, il les laissoit au moins maîtresses de s'en faire d'agréables.

Le baron de Saint-Thomas demeura surpris de l'air furibond qu'il remarquoit à Monsieur de la Dandinardière. Je ne vous connois pas aujourd'hui, lui dit-il en souriant, qu'avez-vous donc? Ce que j'ai, monsieur mon voisin, répliqua-t-il, je vous l'aurai[Pg 439] bientôt appris, & si vous n'en tombez pas mort dans le moment, au moins en serez-vous bien malade. Le sieur de Villeville m'insulte, il m'insulte, il tue mes chiens, il assassine mon veneur, il me chante pouille, à la vérité c'est de loin, car de près..... je n'en dis pas davantage; nous nous verrons, nous verrons. Quoi! dit monsieur de Saint-Thomas, en l'interrompant, vous voulez mesurer votre épée avec la sienne? Si je le veux, monsieur, s'écria la Dandinardière? Je veux le tuer du premier coup, à moins de cela, je ne serai point content; il faut vous modérer, reprit le baron, vous savez la cruelle destinée des duellistes, & vous n'auriez qu'à songer à sortir promptement du royaume, si votre dessein étoit su de quelqu'un de vos ennemis. L'honneur m'a toujours été plus cher que la vie, dit la Dandinardière; si je souffrois patiemment les nazardes & les croquignoles, je n'aurois qu'à déserter de mon château, ces chiens de normands me traiteroient d'un bel air; je ne les nomme pas chiens, monsieur le baron, reprit-il, pour vous faire quelque peine, mais seulement par rapport à la colère que j'ai contre Villeville. Je ne prends pas les choses si fort au pied de la lettre, répliqua monsieur de Saint-Thomas, & pour[Pg 440] marquer que je suis votre serviteur, s'il est vrai que vous ayez bien envie de vous battre, je suis tout prêt d'aller faire l'appel. La Dandinardière fut surpris de cette proposition, le péril étoit tout propre à rallentir sa colère, & le zèle de son ami lui parut dans ce moment la chose du monde la plus insupportable.

Après avoir rêvé quelque temps, il lui dit: croyez-vous en conscience que si je me trouve sur le pré avec ce campagnard, on m'en fasse des affaires à la cour? Il faut vous ménager une rencontre, répliqua le baron, je connois Villeville, vous n'aurez aucune peine pour l'engager à se battre. Est-ce qu'il est brave, dit la Dandinardière d'un air inquiet? Cela va jusqu'à la témérité, repartit le baron, il a plus tué d'hommes en sa vie qu'un autre n'a tué de mouches: J'en suis ravi, dit-il, en tenant la meilleure contenance qu'il put, voilà comme il me les faut. Je me souviendrai toute ma vie du sixieme combat que j'ai fait, où j'estramaçonnai une espèce de Matamore devant qui l'on ne pouvoit tenir: oh! je me suis toujours douté, ajouta le baron, que vous n'étiez pas un apprenti; mais enfin, déterminez-vous, afin que j'aie le plaisir de vous être utile. Je suis tout déterminé, dit la Dandinardière; cependant il ne faut rien faire[Pg 441] en étourdi; dans quelques jours j'aurai l'honneur de vous voir; & changeant aussitôt de discours, il parla de plusieurs nouvelles qu'on lui avoit mandées de Paris & de l'armée.

Monsieur de Saint-Thomas avoit trop envie de rire pour rester plus long-temps chez notre bourgeois. Bien qu'il ne fût plus jeune, il n'avoit rien perdu d'une certaine gaîté naturelle qui lui faisoit imaginer d'assez plaisantes choses. Il comprenoit tout l'embarras de la Dandinardière, & qu'il étoit moins fâché contre Villeville de l'avoir insulté, que contre lui-même de s'en être vanté; il voulut pousser l'affaire pour s'en réjouir; il avoit un valet assez bien fait, qui lui étoit venu du fond de la Gascogne; il n'y avoit point laissé les petits airs fanfarons naturels aux gens de ce pays là: il l'instruisit à merveille, & l'envoya deux jours après chez la Dandinardière. Il avoit un bufle, une cravatte de taffetas noir, un chapeau bordé aussi grand qu'un parasol, & relevé d'une manière mutine; un large ceinturon de cuir, une écharpe bigarrée de plusieurs couleurs, & la plus formidable épée qui eût paru dans le pays depuis Guillaume le conquérant.

La Dandinardière, plein de souci, se promenoit le long du rivage de la mer, lors[Pg 442]qu'il vit tout-d'un-coup ce fier-à-bras si proche de lui, que quelqu'envie qu'il eût de l'éviter, il n'en put venir à bout. N'êtes-vous pas, lui dit-il avec une voix de tonnerre, & sans presque le saluer; n'êtes-vous pas monsieur de la Dandinardière? Selon, répliqua-t-il tout effrayé. Selon, continua l'autre, qu'est-ce que vous entendez par cette réponse? J'entends que je ne vous connois point, ajouta la Dandinardière, & que je me passe aisément de faire de nouvelles connoissances; ainsi je vous réponds en deux mots que je m'appelle peut-être la Dandinardière, & que peut-être je m'appelle autrement. Voilà donc votre selon expliqué, reprit le brave; & moi, je vous dis sans cérémonie, que monsieur de Villeville étant bien informé de toutes les gentillesses que vous débitez sur son compte, trouve à propos de vous voir dans trois jours face à face dans le bois prochain; je lui servirai de second, vous aurez soin d'en amener un.

La Dandinardière demeura si surpris, que le mangeur de petits enfans avoit eu le temps de s'éloigner avant qu'il fût revenu de son effroi; il regarda de tous côtés où il pouvoit être, il ne l'apperçut point, parce qu'il s'étoit glissé par derrière une falaise qui s'élève[Pg 443] en cet endroit; & la Dandinardière qui aimoit mieux en pareil cas avoir affaire à un démon qu'à un homme, se persuada autant qu'il le put, qu'il s'agissoit d'une vision, que le malin esprit avoit encore pris un air fantastique pour le venir inquiéter, que supposé qu'il se trompât dans cette conjecture, il le persuaderoit tout au moins au public, & se tireroit par-là honorablement d'affaire. Il rentra chez lui si pâle & si défait, qu'il n'avoit pas besoin de se composer pour faire croire qu'il avoit eu grand-peur: il trouva le prieur de Richecourt & le vicomte de Berginville qui l'étoient venus voir, & qui n'y prirent pas garde, parce qu'ils s'étoient occupés, l'attendant, à regarder de vieux héros, dont monsieur de la Dandinardière avoit orné sa salle. Il avoit fait écrire au-dessus leurs noms & leurs principales actions; mais comme le caractère étoit petit, l'on pouvoit à peine le lire, de sorte que le prieur & le vicomte disputoient ensemble; l'un disoit c'est Gillet, l'autre c'est Gillot. Là-dessus notre gentilhomme bourgeois entra: ha! monsieur, lui dirent-ils, vous nous mettrez s'il vous plaît d'accord; comment s'appelle ce seigneur dont voilà le portrait? Gilles, messieurs, répliqua-t-il, Gilles de la Dandinardière: c'étoit mon[Pg 444] aïeul; il fut nourri par Louis XI, roi de France, au château d'Amboise, avec Charles VIII son fils, qui étoit un petit roi bien joli & sage; ce petit roi aimoit mon aïeul Gilles à la folie. Louis XI craignoit, comme dit l'histoire, que son fils ne lui fît quelque mauvais tour, & pour s'en garantir, il l'élevoit très-mal, & le nourrissoit de grosse viande; mais Gilles, son favori, avoit toujours de bon gibier, & il en faisoit part à son maître, de sorte que pour l'en récompenser, il le fit, je ne sais plus quoi, je crois pourtant que c'étoit connétable. Je soutiens, dit le vicomte, que nous n'en avons point eu de ce nom; n'importe, répliqua la Dandinardière, s'il ne le fit pas connétable, il fut au moins amiral de terre, car il est certain que le voilà avec un bâton de commandant, & cela ne signifie pas peu de chose. Il leur expliqua ainsi tout ce qu'il avoit fait écrire de l'histoire de ses ancêtres, qu'il savoit par cœur, & il auroit continué, malgré l'état où le mettoit l'apparition du matamore, sans le vicomte qui jeta les yeux sur lui, & qui le voyant bleu, vert, jaune, s'écria tout-d'un-coup: hélas, mon bon monsieur, allez-vous mourir? Je vous trouve étrangement changé.

Après ce qui vient de m'arriver, dit-il,[Pg 445] c'est un coup de fortune que je sois encore en vie; & si j'avois moins de courage, il est certain que je serois mort sur-le-champ: figurez-vous, messieurs, l'état où se trouve un homme qui se voit aborder par un démon, à la vérité sous une forme humaine, mais qui ne laissoit pas d'avoir les yeux pleins d'une infernale malice, les pieds de travers, & de grands ongles crochus! Il leur raconta ce qui s'étoit passé au bord de la mer; mais quelque sérieux que le vicomte & le prieur affectassent, ils ne pouvoient s'empêcher de rire de cette frayeur chimérique. Ils s'entrepoussoient & se donnoient des coups d'œil à la dérobée, qui signifioient assez leurs sentimens: après de grandes exclamations sur une aventure si extraordinaire, ils lui conseillèrent de se faire saigner, & il y consentit avec plaisir, parce que, de quelque manière qu'il tournât la chose, c'étoit au moins gagner quelques jours de répit.

Il envoya querir le chirurgien, & en l'attendant on dîna. La Dandinardière avoit envie de ne point manger, quoiqu'il eût beaucoup de faim, car l'air de la mer donne un appétit qu'on n'a point ailleurs: mais ses amis lui dirent qu'il falloit entretenir ses forces pour résister aux hommes ou aux diables. Il[Pg 446] approuva l'avis, & le suivit si exactement, qu'il mangea lui seul plus que ses deux convives, & que le reste de ses domestiques.

Comme le chirurgien étoit assez éloigné de la maison de notre bourgeois, le prieur & le vicomte s'en allèrent avant qu'il fût venu, admirant sa folie de vouloir être descendu d'un favori de Charles VIII, & de prétendre que le démon s'étoit donné la peine de lui venir faire peur. Ils convinrent ensemble qu'il y avoit là-dessous quelque chose de fort plaisant, & que le baron de Saint-Thomas seroit tout propre à débrouiller cette énigme. Ils allèrent donc coucher chez lui, & le trouvant avec sa gaîté ordinaire, bien qu'il n'eût pas toujours de fort grands sujets d'en avoir; sa femme & ses filles, ainsi que je l'ai déjà dit, mêloient souvent de l'absynthe aux agrémens de sa belle humeur. Il ne put s'empêcher d'avouer à ses amis le tour qu'il avoit fait à la Dandinardière; il leur fit voir l'homme qui l'avoit si fort effrayé, & il leur dit qu'il falloit se réjouir encore à ses dépens, qu'il iroit lui offrir ses services contre Villeville, & qu'il leur rendroit un compte exact des états violens où il le réduiroit, par la proposition d'un duel. Chacun imagina là-dessus ce qui pourroit rendre la chose plus[Pg 447] plaisante, & le lendemain le baron ne manqua pas d'aller au petit château de notre gentilhomme bourgeois.


Le chirurgien qui étoit venu par ses ordres, ne le trouva pas disposé à répandre une seule goutte de sang, il crut qu'il suffisoit de faire courir le bruit qu'il avoit été saigné; il le pria de le dire, & le paya allez libéralement pour lui faire faire un mensonge encore plus considérable. Il ordonna à ses gens de parler comme le chirurgien, & s'étant fait bander le bras, il se mit au lit.


Le baron de Saint-Thomas arriva assez matin pour l'y trouver encore. Son fidelle domestique Alain lui dit qu'il ne pouvoit pas éveiller son maître, parce qu'il étoit malade. J'ai des choses trop importantes à lui communiquer pour m'en retourner sans le voir, répliqua-t-il; ouvre-moi sa chambre, Alain, mon ami! il faut que je lui parle. Le valet obéit, & le baron trouva la Dandinardière, couché en camisole de drap noir, qui jadis avoit été un juste-au-corps, mais il en avoit retranché le superflu, dont son bonnet de laine rouge étoit couvert; tout le reste de sa toilette répondoit assez bien à ce déshabillé. Comment, dit le baron, vous dormez quand[Pg 448] Villeville est en campagne pour vous exterminer? Il dit qu'il envoya hier un brave vous faire un appel, & qu'il veut se battre, à quelque prix que ce soit: je ne crois pas, continua-t-il, que vous puissiez lui refuser cette satisfaction. La Dandinardière l'écoutoit avec un air épouvanté qu'il n'étoit plus le maître de cacher. Je vous avoue, lui dit-il, que je ne suis point venu m'établir dans cette province pour me couper la gorge avec personne; autant m'auroit valu demeurer à Paris, c'est une ville assez meurtrière, & où il n'y manque pas de gens capables de tourmenter les autres. J'avois cherché ce canton pour y vivre pacifiquement; j'ai du bien, & je n'ai aucun sujet de haïr la vie: pourquoi me conseillez-vous de risquer deux choses qui me semblent si précieuses? Je vous le conseille comme votre ami, reprit le baron; vous êtes obligé de marcher sur les traces que vos aïeux vous ont si glorieusement frayées. Voulez-vous perdre votre honneur, pour ménager trois ou quatre coups d'épées? Si le mot de duel vous déplaît, réglons une rencontre, je prétends vous servir. Je serai votre second envers & contre tous, bien que je hasarde beaucoup, car j'ai une femme & deux filles; mais pour un ami,[Pg 449] que ne ferois-je pas? Je donnerois jusqu'à mon ame.

La Dandinardière se voyant si vivement pressé, eut recours à une feinte qui lui réussit mal. Il se laissa tomber sur son chevet, criant de toute sa force, je me meurs, ma saignée fut trop grande hier au soir, mon bras s'est délié, j'ai perdu deux seaux de sang cette nuit, l'on tomberoit en foiblesse à moins; & là-dessus fermant les yeux, il s'étendit, bien résolu de ne les ouvrir de quatre heures. Le baron qui savoit à quoi s'en tenir, le tirailla, & lui donna deux ou trois chiquenaudes, que le pacifique moribond souffrit avec une patience admirable. Il courut ensuite prendre une aiguière, dont il lui jeta l'eau si rudement au visage, que la Dandinardière craignant une seconde inondation, ouvrit ses petits yeux, & devint tout rouge de colère. Je vous prie, monsieur, lui dit-il, que si vous me voyez jamais évanouï, vous me laissiez plutôt mourir que de me soulager comme vous venez de le faire. Mon zèle est mal payé, répliqua le baron; mais n'importe, je suis votre ami & votre serviteur, pourvu que vous vous battiez, je serai content. Mon dieu, monsieur, laissez-moi le loisir de me tranquilliser, répondit la Dandi[Pg 450]nardière, vous êtes plus pressé que Villeville. Voulez-vous qu'il vous assassine, ajouta le baron? C'est la destinée de la plupart des gens qui refusent les assignations qu'on leur donne.

Cette menace inquiéta notre petit homme: il faut que je rêve un peu sur cette affaire, dit-il; je vous donnerai ensuite une réponse positive. Monsieur de Saint-Thomas jugea qu'il le fatigueroit trop, s'il le harceloit davantage; & après l'avoir embrassé à l'étouffer, il retourna chez lui, quelques instances que la Dandinardière lui fît pour l'arrêter à dîner.

Dès qu'il fut seul, il songea très-sérieusement aux engagemens d'honneur où il se trouvoit, il crut avoir un secret merveilleux pour sauver sa réputation, & garantir sa peau, c'étoit de faire battre Alain contre Villeville, revêtu de ses belles armes, & de paroître chez le baron & ailleurs avec les mêmes armes, afin que l'on crût toujours que c'étoit lui. Il appela son fidelle Alain: je ne doute point de ton affection, lui dit-il; mais il est certaines choses qui ne dépendent pas absolument de nous; par exemple, l'on a beau vouloir être brave, si l'on est poltron, tous les efforts qu'on fait sont inutiles: à mon égard, je suis né avec un cœur de roi ou d'empereur, plein[Pg 451] de courage & de résolution; si je péche en quelque chose, c'est que j'en ai trop: or tu sauras, Alain, que ce misérable Villeville veut se battre contre moi; si je m'y résous, c'est un homme mort du premier coup: j'ai du bien, il m'est fâcheux de le perdre; & comme il est brutal, il pourroit encore me tuer avant que j'eusse mis ordre à l'en empêcher. Le seul remède que j'imagine dans cette affaire, c'est que tu paroisses sur le pré à ma place, pendant que je ferai des vœux pour toi.

Alain étoit le plus doux de tous les hommes; cette proposition lui sembla la chose du monde la plus cruelle, & la plus éloignée du bon sens: il rêva un peu, afin de payer son maître d'une excuse agréable, & lui dit ensuite: à moins de me donner votre visage, votre air & votre taille, comment voulez-vous que je vous ressemble, & que je trompe monsieur de Villeville? Si j'applanis cette difficulté, repartit la Dandinardière, me promets-tu de te battre? Oui, monsieur, dit Alain (croyant la chose impossible,) & si tu y manques, qu'est-ce que je te ferai? Tout ce qu'il vous plaira, continua le bon Alain. Hé bien! dans peu nous verrons si tu as du cœur & de l'honneur, ajouta la Dandinardière. Alain l'entendant, se prit à trembler si fort,[Pg 452] qu'il pouvoit à peine se soutenir: il pensa aussitôt que ce même démon, qui avoit entretenu son maître au bord de la mer, pourroit bien lui avoir enseigné quelque secret extraordinaire. Ecoutez au moins, monsieur, lui dit-il, que le diable ne s'en mêle pas, je vous en prie; je ne me veux damner pour personne; je hais les sorciers & tous leurs tours: je renonce au pacte, & puisqu'il y en a, je ne veux pas me battre, quand il y auroit cent pistoles à gagner. La Dandinardière, désespéré de la poltronnerie d'Alain, prit un bâton, & le roua de coups: tu peux compter, lui dit-il, de recevoir tous les jours un pareil traitement, jusqu'à ce que tu aies pris la résolution de m'obéir. Alain se sauva très-dépité, & très-résolu de quitter son maître.

La Dandinardière étoit agité de mille soucis: le temps du rendez-vous approchoit, sans qu'il eût pris des mesures pour l'éviter. Il avoit acheté à un vieux inventaire deux cuirasses, deux casques, des gantelets, & le reste de l'équipage d'un homme de guerre; de sorte qu'il vouloit en habiller Alain, croyant bien que la visière de son casque étant baissée, Villeville ne pourroit le reconnoître. Il alla chercher son valet par-tout, il le trouva retiré tristement dans un petit caveau sombre, où il[Pg 453] adoucissoit ses douleurs proche d'un tonneau, dont la liqueur lui sembloit excellente pour guérir les coups de bâton.

Viens-çà, faquin, lui cria-t-il du haut de l'escalier, viens voir si je suis sorcier, ou si tu es fou. Alain se hâta d'achever son pot, & monta plus gai qu'il n'étoit descendu; car il avoit pris un peu de joie dans cette voûte souterraine. Il suivit son maître jusqu'à sa chambre, & demeura bien effrayé de l'habillement de fer. La Dandinardière lui commanda de le mettre. Par où m'y prendrai-je, monsieur? Je connois aussi peu cela que la loi du grand Turc: je vais t'aider, gros maroufle, répliqua-t-il; car si je ne suis ton valet-de-chambre, tu n'auras jamais l'esprit de t'habiller. Il lui mit en même temps la cuirasse, qui étoit si étroite, qu'il fallut qu'Alain quittât juste-au-corps & pourpoint; de sorte que l'armure lui écorchoit la peau. Voilà, disoit la Dandinardière, comme sont les plus grands rois lorsqu'ils vont à la guerre. Ces rois-là, dit Alain, n'ont guères d'esprit, quand ils peuvent avoir du velours & du satin tant qu'il leur plaît, de mettre une vilainie comme cela; j'aimerois mieux m'habiller d'un lit de plume. O le coquin! s'écria la Dandinardière, tu ne parviendras jamais: l'on connoît bien dans les petites comme dans[Pg 454] les grandes choses les inclinations des gens de qualité ou des misérables: par exemple, moi qui suis homme de qualité, je voudrois boire, manger & dormir, le harnois sur le corps: oui, dit Alain, mais vous ne voudriez pas y rencontrer monsieur de Villeville, & c'est, dieu merci, pour moi que vous réservez le combat. La Dandinardière tout fâché ne répondit rien; il prit le casque, & le ficha sur la tête du pauvre Alain avec tant de force & si peu de ménagement, qu'il en pensa mourir; car étant là-dessus aussi peu expert que son valet, il avoit mis la visière derrière la tête; le bon Alain, prêt à expirer, avoit beau crier, & même hurler, la Dandinardière, persuadé que c'étoit une pure malice, & manque d'habitude, n'en faisoit que rire; enfin il s'apperçut de sa méprise, il y remédia promptement: Alain étoit déjà tout changé, mais la joie de respirer lui fit dire d'assez plaisantes choses.

Après qu'il fut armé, son maître s'arma à son tour; & le traînant devant un grand miroir, lui dit: qui es-tu, à ton avis? Hé! monsieur, je suis Alain. Tu es un sot, reprit son maître: ne vois-tu pas bien que tu es monsieur de la Dandinardière? Quand la visière de nos casques est baissée, il n'y a aucune différence, & je suis sûr que Villeville n'y en[Pg 455] fera jamais. Prends donc un peu de cœur, mon pauvre garçon, continua-t-il, je ne prétends pas que tu te battes gratis; je te promets, mort ou vif, une bonne récompense. Si tu es tué, je te ferai enterrer honorablement, comme un seigneur de paroisse: & si tu en reviens, je te marierai à Richarde, qu'il me semble que tu ne hais pas. Tiens, voilà d'avance trois pièces de quinze sols, & quelque menue monnoie, tu conçois bien que ta fortune sera faite. Alain qui avoit trop bu de quelques coups, voyant l'argent de son maître joint à ses promesses, se laissa toucher, & s'écria sur le ton d'un héros: allons donc nous battre, dit-il, puisqu'il ne faut que cela pour être riche, & pour plaire à ma Richarde. La Dandinardière, pénétré de joie, lui fit encore de nouvelles caresses.

Le baron de Saint-Thomas étoit attendu impatiemment chez lui par le vicomte & le prieur. Ils se réjouirent beaucoup ensemble de l'état où notre bourgeois étoit réduit, résolurent qu'il lui en coûteroit quelque chose pour avoir la paix. La Dandinardière, sûr de son Alain, ne manqua pas d'aller chez le baron de Saint-Thomas. Il avoit orné son casque d'un vieux bouquet de plumes; & pour se rendre encore plus terrible, il coupa la queue[Pg 456] d'un assez joli cheval qu'il avoit, & la laissa flotter comme un panache sur ses épaules; son épée étoit des plus antiques. L'on auroit pu le prendre en cet équipage pour le cadet de don Quichotte, & l'on peut dire sans mentir, qu'il étoit aussi fou, mais qu'il étoit moins brave. Il se fit suivre par Alain, digne imitateur de Sancho-Pança.

La Dandinardière ne laissoit pas de craindre la rencontre malheureuse de Villeville. Il est vrai qu'il avoit une grande confiance à la visière de son casque, qui étoit baissée, par laquelle il pouvoit à peine respirer. Il est impossible que je puisse être reconnu de mon ennemi, disoit-il à Alain; en tout cas, s'il m'abordoit, je lui dirois tout d'abord qu'il n'aille pas s'y méprendre, & que je ne suis point la Dandinardière. Après une telle déclaration, il seroit bien impertinent de me pousser à bout: le valet approuvoit fort sa prudence. Ils continuoient de parler, quand il pensa tout d'un coup que le bon Alain étoit propre à découvrir ce qu'il vouloit tenir caché, car il n'étoit pas armé comme lui, & il y avoit si peu que Villeville l'avoit battu, qu'à coup sûr il se remettroit son idée, & feroit encore quelque tour de promptitude dont il n'étoit que trop fatigué.

[Pg 457]

Il s'arrêta promptement pour commander à Alain de s'en retourner; & que s'il ne revenoit pas le soir, il ne s'inquiétât point, qu'il pourroit coucher chez le baron; mais qu'à bon compte, il ne manquât pas de s'exercer à faire des armes, parce que cela pourroit être nécessaire avant qu'il fût peu. Alain demeura surpris de cet ordre; il avoit déjà assez pris l'air pour dissiper une partie de la belle humeur que son séjour dans le caveau lui avoit inspirée. Il lui répliqua, avec une mine renfrognée, qu'il n'avoit aucune envie de se battre, & que jamais homme ne seroit plus neuf que lui à ce métier.

La Dandinardière ne l'écoutoit plus; dont bien lui prit, car les coups de bâton ne lui auroient pas manqué. Il suivoit sa route le long de la mer, lorsqu'en approchant d'un petit pavillon qui terminoit un assez grand jardin, il entendit tout d'un coup une personne qui disoit: Marthonide, ma sœur, venez, dépêchez-vous, voilà un chevalier qui passe tout armé.

La Dandinardière ne doutant point qu'on ne parlât de lui, leva gravement la tête, se sachant le meilleur gré du monde d'avoir pu inspirer de la curiosité; mais que devint-il, lorsqu'il apperçut deux belles & jeunes personnes[Pg 458] à une fenêtre grillée? Il leur fit une si profonde révérence, que sans la visière de son casque, il se seroit blessé le nez à l'arçon de sa selle. Aussitôt chacune lui rendit son salut avec usure; c'étoient les filles du baron de Saint-Thomas, que la Dandinardière n'avoit jamais vues, bien qu'il lui eût rendu plusieurs visites; & comme ils étoient nouveaux les uns pour les autres, il seroit difficile d'exprimer l'admiration réciproque qu'ils s'inspirèrent.

Le petit la Dandinardière étoit assez susceptible de tendresse, & assez galant pour être ravi d'une rencontre si imprévue & si agréable; & pour les demoiselles, elles avoient dans la tête un tel nombre d'aventures extraordinaires de chevaliers errans, de héros & de princes, qu'elles s'étonnèrent bien moins de voir la Dandinardière dans cet équipage burlesque, qu'il ne s'étonna que deux personnes si aimables demeurassent au bord de la mer, dans un petit pavillon écarté de tout le monde.

Virginie, qui étoit l'aînée des deux sœurs, & qui s'appeloit Virginie au lieu de Marie (car c'étoit son véritable nom, de même que Marthonide avoit le nom de Marthe); Virginie, dis-je, rompit le silence la première. Bien qu'il soit aisé de juger, seigneur, dit-elle à notre bourgeois, que vous avez des affaires[Pg 459] pressantes qui vous appellent dans quelqu'endroit important: permettez que nous vous arrêtions pour vous demander par quel hasard vous passez devant nos fenêtres? La Dandinardière, ravi d'avoir été appelé seigneur, & ne voulant pas céder en civilité, leur repartit: puisque vos divines altesses daignent arrêter les yeux sur un infortuné tel que moi, je leur dirai qu'une affaire d'honneur m'oblige de me rendre ici. Quoi, noble chevalier, s'écria Marthonide en l'interrompant, vous allez vous battre? Et qui est le téméraire qui ose se trouver en champ clos avec vous? La Dandinardière étoit transporté des jolies choses qu'il entendoit, il n'avoit en sa vie trouvé tant d'esprit à personne. Je ne puis vous nommer mon adversaire, mesdames, reprit-il, quelques raisons m'en empêchent. Je vous assure seulement que je ne lui aurai pas plutôt coupé la tête, que je la pendrai à vos fenêtres comme un hommage que je dois à vos beautés. Ah! seigneur, gardez-vous-en bien, s'écria Virginie, vous nous feriez mourir de peur; il repartit qu'il aimeroit mieux mourir lui-même, que de leur déplaire; qu'il avoit pour elles des sentimens si vifs & si délicats, qu'on n'avoit jamais fait tant de progrès en si peu de temps, & qu'il étoit au désespoir que[Pg 460] ses affaires l'obligeassent à les quitter. Il est vrai qu'il voulut, avant que de prendre congé d'elles, faire faire à son cheval quelques tours de manège; il lui appuya l'éperon dans le ventre, & lui retira la bride si rudement, que le pauvre cheval ne sachant plus ce qu'on lui demandoit, se cabra; & la Dandinardière voyant le péril, sans savoir le remède, lui donna une saccade encore plus violente, dont le cheval se renversa tout-à-fait sur lui.

Qui auroit entendu les cris des deux princesses grillées, auroit bien jugé que leur nouveau héros étoit en péril; il y étoit en effet, car son cheval trop pesant l'étouffoit; les cailloux qui couvroient le rivage lui brisoient les côtes; son casque mal attaché étoit sorti de sa tête, & sa tête portant contre une petite roche, qui se trouva là par malheur, se meurtrit cruellement. A cette vue, Marthonide perdit toute patience, & dit à Virginie de rester à la fenêtre, pendant qu'elle iroit avertir du désastre de ce chevalier.

Elle courut dans la chambre de son père, il étoit avec le vicomte & le prieur, qui se régaloient de café; ah! monsieur, lui dit-elle, venez promptement sur le rivage: un chevalier errant, un héros, armé de pied en cap, est dangereusement blessé, il a besoin de[Pg 461] votre secours. Le baron accoutumé aux saillies de ses filles, crut qu'il y avoit de la vision dans ce que celle-ci lui disoit; est-ce un chevalier de la table ronde, ou l'un des douze pairs de Charlemagne, lui dit-il en souriant? Je ne le connois point, lui dit-elle, d'un air triste & sérieux; tout ce que je sais, c'est qu'il a un petit cheval gris, dont les crins sont ratachés de rubans verts, & l'oreille droite coupée. A ces enseignes, le baron & le vicomte reconnurent le pauvre la Dandinardière; ils s'entreregardoient, bien étonnés d'entendre ce que Marthonide leur disoit; & sans s'arrêter à la questionner davantage, ils se hâtèrent d'aller du côté qu'elle leur marqua.

Ils trouvèrent notre infortuné bourgeois très-véritablement évanouï; son équipage les surprit: quelle folie, disoient-ils! se peut-il une plus singulière métamorphose? Enfin avec le secours de l'eau de la reine de Hongrie, & de tout ce qu'ils purent imaginer, ils le firent revenir à lui. Il parut étonné de l'état où il étoit, & prit le chemin de la maison de monsieur de Saint-Thomas, appuyé sur lui & sur le vicomte.

Virginie & Marthonide, qui étoient à leurs fenêtres, se demandoient l'une à l'autre par quel hasard leur père connoissoit ce brave che[Pg 462]valier, puisqu'apparemment il n'étoit pas du pays; pour en être informées, elles allèrent dans la chambre de madame de Saint-Thomas, à laquelle son mari venoit de dire l'aventure de leur bon voisin la Dandinardière. Elle demanda s'il resteroit long-temps, & s'il prétendoit se faire guérir à leurs dépens; car elle étoit aussi avare pour les autres que prodigue pour elle. Il lui dit qu'elle ne s'inquiétât point, que c'étoit un homme fort riche, & qu'il en useroit bien. Puis la tirant à part dans son cabinet, le vicomte de Berginville, continua-t-il, m'a communiqué une pensée qui lui est venue, & que je ne trouve point mauvaise, ce seroit de tâcher que la Dandinardière épousât Virginie ou Marthonide, je ne suis pas en état de leur donner beaucoup; & s'il goûtoit cette affaire, j'en aurois bien de la joie.

Mais, monsieur, répliqua madame de Saint-Thomas qui avoit aussi ses visions: vous savez quels sont nos ancêtres, serions-nous capables de mésallier notre sang, & d'en avilir la noblesse par un mariage inégal! croyez-moi, madame, dit le baron, la qualité sans biens cloche beaucoup, & je voudrois que ce bourgeois, tout bourgeois qu'il est, fût d'humeur à s'entêter; n'allez pas en parler sur un autre ton à vos filles; vous êtes toutes[Pg 463] capables de gâter ce que j'aurai conduit avec assez de peine. Est-ce, s'écria-t-elle, en changeant de couleur, que je ne suis pas leur mère comme vous êtes leur père? Ne dois-je point en cas pareil être consultée, & mon avis n'est-il pas aussi judicieux que le vôtre? Non, monsieur, mes filles n'épouseront qu'un marquis ou qu'un comte, qui fournira ses douze quartiers & même plus. Courage, dit froidement monsieur de Saint-Thomas, courage, madame, soutenez bien la dignité de vos aïeux, & gardez vos filles encore cinquante ans. La baronne désespérée se mit à lui chanter injure; le tintamare qu'ils faisoient attira dans le cabinet le vicomte & le prieur; je prends ces messieurs pour juges, dit le baron; & moi, je les récuse, dit la baronne, sans compter qu'ils sont plus de vos amis que des miens; ce sont eux qui vous ont conseillé ce beau mariage, ils ne voudront pas en avoir le démenti.

Ces messieurs, qui avoient de l'esprit, entrèrent sans aigreur dans ce différend, & la prièrent d'agir sans passion sur la chose du monde la plus aisée à régler, puisqu'elle consentoit à tout, pourvu que son gendre futur eût de la naissance; qu'ils pouvoient attester que sa salle étoit pleine de portraits de tous[Pg 464] ses grands pères, & qu'ils en avoient remarqué un entr'autres, appelé Gilles de la Dandinardière, qui étoit pour le moins connétable sous le règne de Charles VIII. La baronne à ces mots se radoucit beaucoup; elle serra la bouche pour l'avoir plus petite, & donna sa parole que si cela étoit ainsi, elle ne troubleroit point la fête. Ces messieurs lui conseillèrent d'aller voir le pauvre blessé, pour lui offrir les secours dont on a besoin en tels accidens.

Elle ne vouloit jamais paroître qu'elle ne fût sous les armes, c'est-à-dire, fort ajustée; de sorte qu'elle changea de corps, de robe, de jupes, de cornettes, de tour de cheveux, de rubans; & après avoir passé plusieurs heures à sa toilette, elle entra dans la chambre de la Dandinardière.

Il avoit déjà été pansé par le chirurgien du village, qui étoit un grand ignorant, & qui disoit toujours qu'il falloit craindre d'enfermer le loup dans la bergerie, de sorte qu'il coupoit bras & jambes, en un besoin la tête, afin d'éviter ce redoutable loup. Il vouloit un peu jouer du bistouri sur le pauvre blessé; mais aussi-tôt qu'il l'apperçut dans sa main, il s'écria de toute sa force: monsieur de Saint-Thomas, je me mets sous votre protection, ne souffrez[Pg 465] point qu'on me fasse plus de mal que je n'en ai; à ces mots le baron empêcha que maître Robert ne fît des siennes.

Madame la baronne le trouva plus inquiet que malade, car sa blessure n'étoit pas aussi grande qu'elle auroit dû l'être, par rapport à l'horrible coup qu'il s'étoit donné. Elle lui offrit honnêtement de le garder chez elle jusqu'à ce qu'il fût guéri, de lui tenir compagnie, & même d'amener ses filles dans sa chambre pour l'entretenir; j'ose dire, ajouta-t-elle, sans trop de vanité, qu'elles ont de l'esprit & le goût délicat. Elles aiment la lecture; elles savent en profiter; elles vous diront les Amadis des Gaules par cœur. Madame, répondit la Dandinardière, je crois tout ce que vous me dites, mais le hasard m'ayant fait rencontrer deux jeunes altesses d'une beauté incomparable, j'en ai l'idée si remplie, que je serai bien-aise de n'en point voir d'autres qui puissent les effacer de mon souvenir; ce que je vous dis n'est point par un manquement de respect pour mesdemoiselles vos filles, mais bien plutôt par une crainte de les trouver trop belles. La baronne rougit de chagrin, & se rengorgea un peu: les volontés sont libres, monsieur, lui dit-elle, je croyois vous faire plaisir; mais en effet il n'est pas trop néces[Pg 466]saire que mes filles viennent ici. Elle se leva aussi-tôt; & comme elle étoit de méchante humeur, elle pensa étrangler son mari & le vicomte, leur reprochant les pas inutiles qu'elle venoit de faire; car enfin j'ai certains pressentimens, continua-t-elle, qui ne me trompent jamais; je me doutois bien que je ne serois pas contente de ma visite; ce petit homme est amoureux de deux ou trois princesses; vraiment, il n'auroit garde de songer à Virginie.

Monsieur de Saint-Thomas, qui aimoit la paix dans sa maison, ne voulut point aigrir sa femme; & s'étant allé promener dans son jardin avec le vicomte & le prieur, ils s'entretinrent des extravagances de la Dandinardière. De qui veut-il parler, disoient-ils, & en quel lieu a-t-il vu ces princesses si charmantes? Il faut que la tête lui ait absolument tourné. Votre conscience en est chargée, répondit le vicomte, depuis l'appel que le gascon lui a fait de la part de Villeville, il n'a pas eu un moment de bon sens, & cette armure qu'il porte en est une preuve assez convaincante.

Le lendemain matin, tous ces messieurs vinrent dans sa chambre; & après quelques momens de conversation, il témoigna qu'il vouloit parler en particulier au baron: les autres, se retirèrent, il resta seul avec lui, & prenant[Pg 467] ses mains qu'il serra entre les siennes; puis-je compter sur vous, lui dit-il, comme l'on compte sur un ami inviolable? Vous le pouvez sans doute, répliqua le baron, je fais profession d'être des vôtres. Il faut donc que vous sachiez, reprit la Dandinardière, que j'étois dans le dessein de me trouver au rendez-vous de Villeville, tout armé au moins, car je ne me suis jamais battu autrement, & si cela ne lui convient pas, il n'a qu'à me laisser en repos, je n'en rabattrois pas un gantelet; je venois vous trouver pour vous prier de l'en avertir, afin qu'il cherchât des armes pareilles, si par hasard il en manquoit, n'étant point capable de vouloir aucuns avantages sur lui, & tenant les règles d'honneur & de chevalerie écrites sur mon front; enfin, pour ne vous pas ennuyer par un discours trop long, je vais vous ouvrir mon cœur, & vous dire en trois mots que je suis amoureux. Vous êtes amoureux! s'écria le baron, en l'interrompant; y a-t-il long-temps? vingt-quatre heures, dit-il, & quelques minutes, si je compte bien; mais je n'ai pas toujours été insensible aux charmes de la beauté, j'ai aimé, & je faisois des coups de galanterie qui étonnoient tout Paris, & grossissoient le mercure galant. Enfin quelques duchesses, que je ne[Pg 468] nomme pas, m'ayant joué un mauvais tour, & fait trente infidélités atroces; je vous avoue que j'ai pris le mords aux dents, & que piqué contre mon étoile, je partis pour me venir précipiter au fond de la mer; mais ayant trouvé une belle situation, je préférai d'y bâtir mon château presque en l'air, & d'y vivre dans une léthargie philosophique.

Voilà, monsieur, l'état où j'étois, sans amour, sans ambition, plein de joie & de santé, lorsque mon premier malheur commença par la brutalité de Villeville, & l'impertinence d'Alain de s'en être vanté. Ce coquin m'a fait une affaire d'honneur, dont je suis entre nous chargé comme d'une montagne, car je n'ai aucune envie de perdre mon bien & de m'exiler de France. Je n'avois pas laissé que de me résoudre à ce maudit duel, à condition, comme je l'ai dit, que je serois armé; & je venois pour vous informer de mes desseins, lorsque passant au bord de la mer, j'ai entendu deux jeunes personnes qui parloient assez haut. Leur voix étoit d'une douceur à charmer, j'ai regardé de tous côtés, j'ai vu un petit pavillon dont les fenêtres sont grillées, & des princesses qui m'ont ravi; celle particulièrement qui est blanche & blonde a tout-à-fait gagné mon cœur. Elles m'ont parlé[Pg 469] avec une politesse, une mignardise, une énergie, une.... je n'aurois jamais fait, si je voulois exprimer l'agrément de ce qu'elles m'ont dit, & quand elles m'appeloient seigneur (ce qui fait assez connoître qu'elles n'ont commerce qu'avec des rois & des princes), quand elles m'appeloient donc, seigneur, il me sembloit qu'elles enlevoient mon ame comme un milan enlève un pigeon. Dans les mouvemens de respect & d'admiration qu'elles m'inspiroient, je savois si peu ce que je faisois, qu'au lieu de me donner l'air d'un homme de cheval, je suis maladroitement tombé sur des cailloux, où ma tête s'est mal accommodée, de sorte que je suis, à l'heure qu'il est, amoureux, malade, chargé d'un procédé contre Villeville, & le plus infortuné de tous les hommes.

La Dandinardière se tut en cet endroit pour soupirer trois ou quatre fois comme un homme accablé de douleur. Le baron l'avoit écouté sans l'interrompre; il leva alors les mains & les yeux vers le ciel, marquant beaucoup de surprise des grands événemens qu'il venoit de lui raconter, & soupira à son tour, car il n'étoit point avare de ses soupirs. Prenez courage, lui dit-il, mon cher ami; il faut tout espérer du temps. Ha! monsieur le[Pg 470] baron, reprit la Dandinardière, voilà un étrange chaos à débrouiller; mais le plus pressé à l'heure qu'il est, c'est mon amour & ma santé. Je vous prie de m'envoyer querir un chirurgien plus habile que maître Robert, & de vouloir écrire une lettre pour moi à ces belles personnes dont je viens de vous parler. Pourvu que vous la dictiez, répliqua monsieur de Saint-Thomas, je serai volontiers votre secrétaire. Je vous épargnerois cette peine, ajouta la Dandinardière, si ma tête étoit en meilleur état, & je ne sais même comment j'en pourrai tirer mille jolies choses, que je voudrois leur mander; il ne faut là-dessus consulter personne, dit le baron, vous êtes touché, & vous avez beaucoup d'esprit: commençons; il prit un écritoire. Pendant qu'il se préparoit à écrire, la Dandinardière rêvoit & se rongeoit les ongles: voici ce qu'il dicta.

Altesses grillées, qui brûlez tout le monde, il me semble que vous êtes deux soleils, qui frappant sur le crystal optique de mes yeux, réduisez mon cœur en cendres. Oui, je suis cendre, charbon, fournaise, depuis le moment fatal & bienheureux que je vous apperçus à la grillade, mes belles, & que ma raison déraisonnant s'est évaporée[Pg 471] jusqu'à vous sacrifier mon tendre cœur. Je perdis alors la tramontane, vous fûtes les coupables témoins de ma chûte; j'ai versé mon sang auprès de vos murs, & j'y répandrois mon ame si le sacrifice vous en étoit agréable. Je suis, Mesdemoiselles, votre plus soumis Esclave, George de la Dandinardiere, petit fils de Gilles de la Dandinardière, favori de Charles VIII, & connétable, ou quelque chose d'approchant.

Ah! s'écria-t-il tout joyeux, après avoir lu & relu sa lettre; voilà une lettre, à dire la vérité, qui m'a coûté un peu, mais aussi elle est excellente; je vois bien que je n'ai pas encore tout-à-fait perdu le style qu'on admiroit tant à la cour, & qui me distinguoit assez avantageusement. Je suis si confus, dit le baron, de voir avec quelle facilité vous avez fait ce vrai chef-d'œuvre, que j'ai envie de m'en mettre en colère. Oui, monsieur, je mangerois plutôt le cornet, l'encre, la plume & le papier, que d'en faire autant en un mois; que l'on est heureux quand on a de l'esprit! ho, ho, ho! dit notre bourgeois, ne me louez pas tant, mon cher baron, vous me donneriez trop de vanité; j'avoue néanmoins que cette comparaison de votre optique me plaît infiniment, c'est là[Pg 472] ce qu'on appelle une pensée nouvelle: ajoutez-y & très-sublime, dit le baron; sentez-vous le petit jeu de mots grillées, grillades? Rien ne convient davantage au sujet, continua le pauvre la Dandinardière; je ne veux pas céler que dans ces sortes de choses, j'ai un génie supérieur; mais cachetons la lettre d'une manière si galante, qu'elle réponde à ce qu'elle renferme. Il faut de la soie verte & une devise, j'ai un cachet dans ma poche qui y sera propre; c'est une femme appuyée sur une ancre, qui donne à téter à un petit amour, & les paroles de l'emblême sont:

L'espérance nourrit l'amour.

Il me souvient, dit monsieur de Saint-Thomas, d'en avoir là une semblable. De quelqu'endroit que vous l'ayez, elle vient de moi, reprit hardiment la Dandinardière; toute la cour l'a admirée; le roi l'a fait graver, & rien n'étoit bien, en fait de devises, si elles n'étoient de ma façon. Je le crois sans peine, continua le baron, vous avez un feu & une vivacité qui vous feroient réussir à quelque chose encore plus difficile; mais à propos, je doute que ma femme soit fournie de soie platte. N'importe, dit la Dandinardière, pourvu qu'elle soit verte, j'en serai content.

[Pg 473]

Monsieur de Saint-Thomas sortit; il en envoya chercher par le gascon, qui n'osoit entrer, car la Dandinardière l'auroit reconnu pour son matamore. Après avoir fouillé dans vingt tiroirs différens, il s'avisa d'aller au pavillon de mesdemoiselles de Saint-Thomas; il leur dit que le gentilhomme blessé demandoit de la soie verte & de la cire, pour cacheter une lettre. Comme elles n'avoient pu, sur aucun prétexte, aller dans sa chambre, elles furent ravies de celui qui s'offroit; n'attendez point, lui dirent-elles, nous n'avons ni soie ni cire. Le gascon retourna en demander à toute la maison, pendant que ces deux belles filles se glissèrent le long des charmilles du jardin, pour n'être point vues de leur mère; & tenant un petit coffre d'écaille, garni de feuilles d'argent fort minces, où elles avoient mis de la cire, de la poudre brillante, du papier doré & des pelotons de soie de toutes les couleurs, elles entrèrent dans la chambre de la Dandinardière, & s'approchèrent de son lit, avant que leur père, qui étoit tourné, les eût apperçues; mais le petit homme, qui les reconnut du premier coup-d'œil, poussa un grand cri, & se trémoussant dans son lit, il disoit: place aux princesses. Il est certain que le baron le crut alors[Pg 474] tout-à-fait insensé; cependant le bruit qu'il entendit derrière lui l'obligea de tourner la tête; il demeura surpris de voir là ses filles.


Voilà Virginie & Marthonide, lui dit-il, qui vous viennent voir; elles ont su sans doute que j'étois dans votre chambre. Mon père, répondit l'aînée, on nous est venu dire de votre part, que ce jeune étranger avoit besoin de soie pour cacheter une lettre, nous lui en apportons. La Dandinardière, confus d'une si grande faveur, ne répondit rien, il étoit agité de mille différentes pensées; il croyoit aimer une altesse, & il falloit descendre de plusieurs degrés; il avoit fait la lettre dans cet esprit, elle ne lui sembloit plus convenable à des demoiselles de province; il avoit un regret mortel de perdre les applaudissemens qu'elle méritoit. Il s'étoit fait un plaisir de conduire cette intrigue galante, & d'avoir un homme de qualité pour confident, le père de sa maîtresse. La chose, selon lui, ne pouvoit plus être mystérieuse, elle changeoit bien d'espèce; c'étoit un sujet de désespoir; d'ailleurs, il étoit ravi de retrouver les charmantes inconnues; leur empressement pour venir dans sa chambre flattoit beaucoup sa vanité & son cœur; toutes[Pg 475] ces différentes choses l'agitoient à tel point qu'il ne pouvoit parler.

Le baron qui n'avoit pas douté, en écrivant la lettre, que c'étoit pour ses filles, le tira bientôt d'embarras: il lui dit d'un air gai, qu'il ne pouvoit plus douter du mérite de Virginie & de Marthonide, puisqu'il avoit fait une si forte impression sur lui; qu'il ne vouloit point qu'elles perdissent la lecture du plus galant billet qui eût été écrit depuis un siècle, qu'elles avoient assez de goût pour en sentir les beaux endroits. Nos précieuses n'eurent pas besoin d'être préparées pour tomber dans l'extase; elles furent frappées du verre optique, & s'écrièrent cent fois: ah que cela est beau! quelle pensée, que de finesse! il n'est pas permis d'écrire ainsi. La Dandinardière, pendant ce temps-là, raccommodoit son bonnet de nuit, & se sentant honteux d'avoir la tête entortillée de serviettes, il prit brusquement son casque qui étoit sur une chaise à côté de lui, & le voulut mettre, pour être, dit-il, plus décemment devant ces demoiselles. Le baron ne pouvoit s'empêcher de rire de tout son cœur d'une extravagance si nouvelle. Il lui laissoit essayer une chose impossible, car sa tête étoit alors trop grosse pour entrer dans le casque: recevez au moins[Pg 476] mes intentions respectueuses, leur dit-il. Nous vous tenons compte de tout, seigneur, répliqua Virginie, & dans la crainte de vous incommoder, je suis d'avis que nous nous retirions. Ah! beaux soleils, s'écria notre bourgeois sur le ton de phébus, allez-vous obscurcir ma chambre par votre éclipse? Monsieur, dit-il, en se retournant vers le baron, obligez ces charmantes déesses de rester, je vous en conjure; non, dit le baron, vous avez déjà tant parlé, que je me le reproche; reposez-vous un peu, vous êtes assez blessé pour devoir être ménagé. Adieu, nous vous laissons; assurez-vous que maître Robert ne paroîtra plus, & que vous en aurez un autre.

Ainsi le père & les deux filles alloient quitter la Dandinardière, lorsqu'il leur dit: tout au moins, ne me refusez pas quelques livres, dont la lecture puisse adoucir votre absence, car je ne suis point assez mal pour ne pouvoir lire. Je vais vous envoyer, dit Marthonide, un conte que ma sœur acheva hier au soir. Je ne veux point de contes, répliqua-t-il; comme je fais grosse dépense, mes marchands ne m'en envoyent que trop souvent. Vous ne connoissez pas ceux-ci, chevalier-seigneur, ajouta Virginie, ces sortes de contes sont à la mode, tout le monde en fait; & comme[Pg 477] je me pique d'imiter les personnes d'esprit, encore que je sois dans le fond d'une province, je ne laisse pas de vouloir envoyer mon petit ouvrage à Paris; mais s'il pouvoit vous plaire, que j'en aurois de plaisir! je serois bien sûre de l'approbation des connoisseurs; Je vous donne déjà mon suffrage, adorable Virginie, répliqua le petit la Dandinardière, & je prétends envoyer dès demain ce joli conte à la cour, si vous le trouvez bon; il y a cinq ou six princesses qui me permettent de leur écrire, & de les régaler de mes vers. Ha! que dites-vous, seigneur, s'écria Marthonide, vous faites des vers, j'en suis folle; de grâce, ayons le plaisir d'en entendre. Ce ne sera pas au moins à l'heure qu'il est, dit le baron, en les poussant pour les faire sortir, vous n'êtes que des discoureuses, & vous serez cause de la mort de mon ami.

Dès qu'elles furent retournées à leur pavillon, elles chargèrent une femme-de-chambre de porter le petit conte au chevalier errant; il parut ravi de tant de marques de bonté; mais comme il ne pouvoit lire long-temps en l'état où il étoit, il envoya dire au prieur qu'il le demandoit avec beaucoup d'empressement. Ces nouvelles inquiétèrent toute la maison, l'on crut qu'il se trouvoit plus mal,[Pg 478] de sorte que chacun vint, mais il parut si tranquille, qu'on jugea bien que c'étoit une fausse alarme. Le prieur lui demanda ce qu'il souhaitoit. La Dandinardière lui montra le cahier qu'on venoit de lui apporter, & le pria de soulager le mal qu'il souffroit par une lecture agréable. Il commença aussitôt le conte que voici.


LA CHATTE BLANCHE

 




LA CHATTE BLANCHE,
CONTE.


Il étoit une fois un roi qui avoit trois fils bien faits & courageux; il eut peur que l'envie de régner ne leur prît avant sa mort; il couroit même certains bruits qu'ils cherchoient à s'acquérir des créatures, & que c'étoit pour lui ôter son royaume. Le roi se sentoit vieux, mais son esprit & sa capacité n'ayant point diminué, il n'avoit pas envie de leur céder une place qu'il remplissoit si dignement; il pensa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c'étoit de les amuser par des promesses dont il sauroit toujours éluder l'effet.

[Pg 479]

Il les appela dans son cabinet, & après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté, il ajouta: vous conviendrez avec moi, mes chers enfans, que mon grand âge ne permet pas que je m'applique aux affaires de mon état avec autant de soins que je le faisois autrefois: je crains que mes sujets n'en souffrent, je veux mettre ma couronne sur la tête d'un de vous autres; mais il est bien juste que, pour un tel présent, vous cherchiez les moyens de me plaire, dans le dessein que j'ai de me retirer à la campagne. Il me semble qu'un petit chien adroit, joli & fidelle me tiendroit bonne compagnie; de sorte que sans choisir mon fils aîné, plutôt que mon cadet, je vous déclare que celui des trois qui m'apportera le plus beau petit chien, sera aussitôt mon héritier. Ces princes demeurèrent surpris de l'inclination de leur père pour un petit chien, mais les deux cadets y pouvoient trouver leur compte, & ils acceptèrent avec plaisir la commission d'aller en chercher un; l'aîné étoit trop timide ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils prirent congé du roi; il leur donna de l'argent & des pierreries, ajoutant que dans un an sans y manquer ils revinssent, au même jour & à la même heure, lui apporter leurs petits chiens.

[Pg 480]

Avant de partir, ils allèrent dans un château qui n'étoit qu'à une lieue de la ville. Ils y menèrent leurs plus confidens, & firent de grands festins, où les trois frères se promirent une amitié éternelle, qu'ils agiroient dans l'affaire en question sans jalousie & sans chagrin, & que le plus heureux feroit toujours part de sa fortune aux autres; enfin ils partirent, réglant qu'ils se trouveroient à leur retour dans le même château, pour aller ensemble chez le roi; ils ne voulurent être suivis de personne, & changèrent leurs noms pour n'être pas connus.

Chacun prit une route différente: les deux aînés eurent beaucoup d'aventures; mais je ne m'attache qu'à celles du cadet. Il étoit gracieux, il avoit l'esprit gai & réjouissant, la tête admirable, la taille noble, les traits réguliers, de belles dents, beaucoup d'adresse dans tous les exercices qui conviennent à un prince. Il chantoit agréablement, il touchoit le luth & le théorbe avec une délicatesse qui charmoit. Il savoit peindre; en un mot, il étoit très-accompli; & pour sa valeur, elle alloit jusqu'à l'intrépidité.

Il n'y avoit guères de jours qu'il n'achetât des chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues, limiers, chiens de chasse, épa[Pg 481]gneuls, barbets, bichons; dès qu'il en avoit un beau, & qu'il en trouvoit un plus beau, il laissoit aller le premier pour garder l'autre; car il auroit été impossible qu'il eût mené tout seul trente ou quarante mille chiens, & il ne vouloit ni gentilshommes, ni valets-de-chambre, ni pages à sa suite. Il avançoit toujours son chemin, n'ayant point déterminé jusqu'où il iroit, lorsqu'il fut surpris de la nuit, du tonnerre & de la pluie dans une forêt, dont il ne pouvoit plus reconnoître les sentiers.

Il prit le premier chemin, & après avoir marché long-temps, il apperçut un peu de lumière; ce qui lui persuada qu'il y avoit quelque maison proche, où il se mettroit à l'abri jusqu'au lendemain. Ainsi guidé par la lumière qu'il voyoit, il arriva à la porte d'un château, le plus superbe qui se soit jamais imaginé. Cette porte étoit d'or, couverte d'escarboucles, dont la lumière vive & pure éclairoit tous les environs. C'étoit elle que le prince avoit vue de fort loin; les murs étoient d'une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, qui représentoient l'histoire de toutes les fées, depuis la création du monde jusqu'alors; les fameuses aventures de Peau-d'Ane, de Finette, de l'Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant, de[Pg 482] Serpentin-Vert, & de cent autres, n'y étoient pas oubliées. Il fut charmé d'y reconnoître le prince Lutin, car c'étoit son oncle à la mode de Bretagne. La pluie & le mauvais temps l'empêchèrent de s'arrêter davantage dans un lieu où il se mouilloit jusqu'aux os, outre qu'il ne voyoit point du tout aux endroits où la lumière des escarboucles ne pouvoit s'étendre.

Il revint à la porte d'or; il vit un pied de chevreuil attaché à une chaîne toute de diamans, il admira cette magnificence, & la sécurité avec laquelle on vivoit dans le château; car enfin, disoit-il, qui empêche les voleurs de venir couper cette chaîne, & d'arracher les escarboucles? ils se feroient riches pour toujours.

Il tira le pied de chevreuil, & aussitôt il entendit sonner une cloche, qui lui parut d'or ou d'argent par le son qu'elle rendoit; au bout d'un moment la porte fut ouverte, sans qu'il apperçût autre chose qu'une douzaine de mains en l'air, qui tenoient chacune un flambeau. Il demeura si surpris, qu'il hésitoit à avancer, quand il sentit d'autres mains qui le poussoient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fort inquiet, &, à tout hasard, il porta la main sur la garde de son épée;[Pg 483] mais en entrant dans un vestibule tout incrusté de porphire & de lapis, il entendit deux voix ravissantes qui chantèrent ces paroles.

Des mains que vous voyez ne prenez point d'ombrage,
Et ne craignez, en ce séjour,
Que les charmes d'un beau visage,
Si votre cœur veut fuir l'amour.

Il ne put croire qu'on l'invitât de si bonne grâce, pour lui faire ensuite du mal; de sorte que se sentant poussé vers une grande porte de corail, qui s'ouvrit dès qu'il s'en fut approché, il entra dans un sallon de nacre de perles, & ensuite dans plusieurs chambres ornées différemment, & si riches par les peintures & les pierreries, qu'il en étoit comme enchanté. Mille & mille lumières attachées depuis la voûte du sallon jusqu'en bas, éclairoient une partie des autres appartemens, qui ne laissoient pas d'être remplis de lustres, de girandoles, & de gradins couverts de bougies; enfin la magnificence étoit telle, qu'il n'étoit pas aisé de croire que ce fût une chose possible.

Après avoir passé dans soixante chambres, les mains qui le conduisoient l'arrêtèrent; il vit un grand fauteuil de commodité, qui s'approcha tout seul de la cheminée. En même temps, le feu s'alluma, & les mains qui lui[Pg 484] sembloient fort belles, blanches, petites, grassettes & bien proportionnées, le déshabillèrent, car il étoit mouillé comme je l'ai déjà dit, & l'on avoit peur qu'il ne s'enrhumât. On lui présenta, sans qu'il vît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de nôces, avec une robe de chambre d'une étoffe glacée d'or, brodée de petites émeraudes qui formoient des chiffres. Les mains sans corps approchèrent de lui une table, sur laquelle sa toilette fut mise. Rien n'étoit plus magnifique; elles le peignèrent avec une légèreté & une adresse dont il fut fort content. Ensuite on le r'habilla, mais ce ne fut pas avec ses habits, on lui en apporta de beaucoup plus riches. Il admiroit silencieusement tout ce qui se passoit, & quelquefois il lui prenoit de petits mouvemens de frayeur, dont il n'étoit pas tout-à-fait le maître.

Après qu'on l'eut poudré, frisé, parfumé, paré, ajusté, & rendu plus beau qu'Adonis, les mains le conduisirent dans une salle superbe par ses dorures & ses meubles. On voyoit autour l'histoire des plus fameux Chats; Rodillardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat botté marquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, ses sorciers devenus Chats, le sabat & toutes[Pg 485] ses cérémonies; enfin rien n'étoit plus singulier que ces tableaux.

Le couvert étoit mis; il y en avoit deux, chacun garni de son cadenat d'or; le buffet surprenoit par la quantité de vases de crystal de roche & de mille pierres rares. Le prince ne savoit pour qui ces deux couverts étoient mis: lorsqu'il vit des Chats qui se placèrent dans un petit orchestre, ménagé exprès; l'un tenoit un livre avec des notes les plus extraordinaires du monde, l'autre un rouleau de papier dont il battoit la mesure, & les autres avoient de petites guitarres. Tout d'un coup chacun se mit à miauler sur différens tons, & à gratter les cordes des guitarres avec leurs ongles; c'étoit la plus étrange musique que l'on eût jamais entendue. Le prince se seroit cru en enfer, s'il n'avoit pas trouvé ce palais trop merveilleux pour donner dans une pensée si peu vraisemblable; mais il se bouchoit les oreilles, & rioit de toute sa force, de voir les différentes postures & les grimaces de ces nouveaux musiciens.

Il rêvoit aux différentes choses qui lui étoient déjà arrivées dans ce château, lorsqu'il vit entrer une petite figure qui n'avoit pas une coudée de haut. Cette bamboche se couvroit d'un long voile de crêpe noir. Deux chats la[Pg 486] menoient; ils étoient vêtus de deuil, en manteau, & l'épée au côté; un nombreux cortège de chats venoit après; les uns portoient des ratières pleines de rats, & les autres des souris dans des cages.

Le prince ne sortoit point d'étonnement; il ne savoit que penser. La figurine noire s'approcha; & levant son voile, il appercut la plus belle petite Chatte Blanche qui ait jamais été & qui sera jamais. Elle avoit l'air fort jeune & fort triste; elle se mit à faire un miaulis si doux & si charmant, qu'il alloit droit au cœur; elle dit au prince: fils de roi, sois le bien venu, ma miaularde majesté te voit avec plaisir. Madame la Chatte, dit le prince, vous êtes bien généreuse de me recevoir avec tant d'accueil, mais vous ne me paroissez pas une bestiole ordinaire; le don que vous avez de la parole, & le superbe château que vous possédez, en sont des preuves assez évidentes. Fils de roi, reprit Chatte Blanche, je te prie, cesse de me faire des complimens, je suis simple dans mes discours & dans mes manières, mais j'ai un bon cœur. Allons, continua-t-elle, que l'on serve, & que les musiciens se taisent, car le prince n'entend pas ce qu'ils disent. Et, disent-ils quelque chose, madame, reprit-il? Sans doute,[Pg 487] continua-t-elle; nous avons ici des poëtes qui ont infiniment d'esprit, & si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu d'en être convaincu: il ne faut que vous entendre pour le croire, dit galamment le prince; mais aussi, madame, je vous regarde comme une chatte fort rare.

L'on apporta le souper, les mains dont les corps étoient invisibles servoient. L'on mit d'abord sur la table deux bisques, l'une de pigeonneaux, & l'autre de souris fort grasses. La vue de l'une empêcha le prince de manger de l'autre, se figurant que le même cuisinier les avoit accommodées: mais la petite chatte, qui devina par la mine qu'il faisoit ce qu'il avoit dans l'esprit, l'assura que sa cuisine étoit à part, & qu'il pouvoit manger de ce qu'on lui présenteroit, avec certitude qu'il n'y auroit ni rats, ni souris.

Le prince ne se le fit pas dire deux fois, croyant bien que la belle petite Chatte ne voudroit pas le tromper. Il remarqua qu'elle avoit à sa patte un portrait fait en table; cela le surprit. Il la pria de le lui montrer, croyant que c'étoit maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeune homme si beau, qu'il étoit à peine croyable que la nature en pût former un semblable, & qui lui ressembloit si[Pg 488] fort, qu'on n'auroit pu le peindre mieux. Elle soupira, & devenant encore plus triste, elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu'il y avoit quelque chose d'extraordinaire là-dessous; cependant il n'osa s'en informer, de peur de déplaire à la Chatte, ou de la chagriner. Il l'entretint de toutes les nouvelles qu'il savoit, & il la trouva fort instruite des différens intérêts des princes, & des autres choses qui se passoient dans le monde.

Après le souper, Chatte blanche convia son hôte d'entrer dans un sallon où il y avoit un théâtre, sur lequel douze chats & douze singes dansèrent un ballet. Les uns étoient vêtus en Maures, & les autres en Chinois. Il est aisé de juger des sauts & des cabrioles qu'ils faisoient, & de temps en temps ils se donnoient des coups de griffes; c'est ainsi que la soirée finit. Chatte blanche donna le bon soir à son hôte; les mains qui l'avoient conduit jusques-là, le reprirent & le menèrent dans un appartement tout opposé à celui qu'il avoit vu. Il étoit moins magnifique que galant; tout étoit tapissé d'aîles de papillons, dont les diverses couleurs formoient mille fleurs différentes. Il y avoit aussi des plumes d'oiseaux très-rares, & qui n'ont peut-être jamais été vus que dans ce lieu-là. Les lits étoient de[Pg 489] gaze, rattachés par mille nœuds de rubans. C'étoit de grandes glaces depuis le plafond jusqu'au parquet, & les bordures d'or ciselé représentoient mille petits amours.

Le prince se coucha sans dire mot, car il n'y avoit pas moyen de faire la conversation avec les mains qui le servoient; il dormit peu, & fut réveillé par un bruit confus. Les mains aussi-tôt le tirèrent de son lit, & lui mirent un habit de chasse. Il regarda dans la cour du château, il apperçut plus de cinq cent chats, dont les uns menoient des lévriers en lesse, les autres sonnoient du cor; c'étoit une grande fête. Chatte blanche alloit à la chasse; elle vouloit que le prince y vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de bois qui couroit à toute bride, & qui alloit le pas à merveille; il fit quelque difficulté d'y monter, disant qu'il s'en falloit beaucoup qu'il ne fût chevalier errant comme don Quichotte: mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval de bois. Il avoit une housse & une selle en broderie d'or & de diamans. Chatte blanche montoit un singe, le plus beau & le plus superbe qui se soit encore vu; elle avoit quitté son grand voile, & portoit un bonnet à la dragonne, qui lui donnoit un air si résolu, que toutes les souris du[Pg 490] voisinage en avoient peur. Il ne s'étoit jamais fait une chasse plus agréable; les chats couroient plus vite que les lapins & les lièvres; de sorte que lorsqu'ils en prenoient, Chatte blanche faisoit faire la curée devant elle, & il s'y passoit mille tours d'adresse très-réjouissans; les oiseaux n'étoient pas de leur côté trop en sureté, car les chattons grimpoient aux arbres, & le maître singe portoit Chatte blanche jusques dans les nids des aigles, pour disposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.

La chasse étant finie, elle prit un cor qui étoit long comme le doigt, mais qui rendoit un son si clair & si haut, qu'on l'entendoit aisément de dix lieues: dès qu'elle eut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous les chats du pays, les uns paroissoient en l'air, montés sur des chariots, les autres dans des barques abordoient par eau, enfin il ne s'en est jamais tant vu. Ils étoient presque tous habillés de différentes manieres; elle retourna au château avec ce pompeux cortège, & pria le prince d'y venir. Il le voulut bien, quoiqu'il lui semblât que tant de chatonnerie tenoit un peu du sabat & du sorcier, & que la Chatte parlante l'étonnât plus que tout le reste.[Pg 491] Dès qu'elle fut rentrée chez elle, on lui mit son grand voile noir; elle soupa avec le prince, il avoit faim, & mangea de bon appétit; l'on apporta des liqueurs dont il but avec plaisir, & sur-le-champ elles lui ôtèrent le souvenir du petit chien qu'il devoit porter au roi. Il ne pensa plus qu'à miauler avec Chatte blanche, c'est-à-dire, à lui tenir bonne & fidelle compagnie; il passoit les jours en fêtes agréables, tantôt à la pêche ou à la chasse, puis l'on faisoit des ballets, des carousels, & mille autres choses où il se divertissoit très-bien; souvent même la belle Chatte composoit des vers & des chansonnettes d'un style si passionné, qu'il sembloit qu'elle avoit le cœur tendre, & que l'on ne pouvoit parler comme elle faisoit sans aimer; mais son secrétaire, qui étoit un vieux chat, écrivoit si mal, qu'encore que ses ouvrages aient été conservés, il est impossible de les lire.

Le prince avoit oublié jusqu'à son pays. Les mains dont j'ai parlé continuoient de le servir. Il regrettoit quelquefois de n'être pas chat, pour passer sa vie dans cette bonne compagnie. Hélas! disoit-il à Chatte Blanche, que j'aurai de douleur de vous quitter; je vous aime si chèrement! ou devenez fille, ou rendez-moi chat. Elle trouvoit son sou[Pg 492]hait fort plaisant, & ne lui faisoit que des réponses obscures, où il ne comprenoit presque rien.

Une année s'écoule bien vîte quand on n'a ni souci ni peine, qu'on se réjouit & qu'on se porte bien. Chatte Blanche savoit le temps où il devoit retourner; & comme il n'y pensoit plus, elle l'en fit souvenir. Sais-tu, dit-elle, que tu n'as que trois jours pour chercher le petit chien que le roi ton père souhaite, & que tes frères en ont trouvé de fort beaux? Le prince revint à lui, & s'étonnant de sa négligence: par quel charme secret, s'écria-t-il, ai-je oublié la chose du monde qui m'est la plus importante? Il y va de ma gloire & de ma fortune; où prendrai-je un chien tel qu'il le faut pour gagner un royaume, & un cheval assez diligent pour faire tant de chemin? Il commença de s'inquiéter, & s'affligea beaucoup.

Chatte Blanche lui dit, en s'adoucissant: fils de roi, ne te chagrines point, je suis de tes amies; tu peux rester encore ici un jour, & quoiqu'il y ait cinq cent lieues d'ici à ton pays, le bon cheval de bois t'y portera en moins de douze heures. Je vous remercie, belle Chatte, dit le prince; mais il ne me suffit pas de retourner vers mon père, il faut[Pg 493] que je lui porte un petit chien: tiens, lui dit Chatte Blanche, voici un gland où il y en a un plus beau que la canicule. Oh, dit le prince, madame la Chatte, votre majesté se moque de moi. Approches le gland de ton oreille, continua-t-elle, & tu l'entendras japper. Il obéit: aussi-tôt le petit chien fit jap, jap, dont le prince demeura transporté de joie, car tel chien qui tient dans un gland doit être fort petit. Il vouloit l'ouvrir, tant il avoit envie de le voir: mais Chatte Blanche lui dit qu'il pourroit avoir froid par les chemins, & qu'il valoit mieux attendre qu'il fût devant le roi son père. Il la remercia mille fois, & lui dit un adieu très-tendre; je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m'ont paru si courts avec vous, que je regrette en quelque façon de vous laisser ici; & quoique vous y soyez souveraine, & que tous les chats qui vous font la cour aient plus d'esprit & de galanterie que les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avec moi. La Chatte ne répondit à cette proposition que par un profond soupir.

Ils se quittèrent, le prince arriva le premier au château où le rendez-vous avoit été réglé avec ses frères. Ils s'y rendirent peu après, & demeurèrent surpris de voir dans la cour[Pg 494] un cheval de bois qui sautoit mieux que tous ceux que l'on a dans les académies.

Le prince vint au-devant d'eux. Ils s'embrassèrent plusieurs fois, & se rendirent compte de leurs voyages; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité de ses aventures, & leur montra un méchant chien, qui servoit à tourner la broche, disant qu'il l'avoit trouvé si joli, que c'étoit celui qu'il apportoit au roi. Quelqu'amitié qui fût entr'eux, les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leur cadet; ils étoient à table, & se marchoient sur le pied, comme pour se dire qu'ils n'avoient rien à craindre de ce côté-là.

Le lendemain ils partirent ensemble dans un même carrosse. Les deux fils aînés du roi avoient de petits chiens dans des paniers, si beaux & si délicats, que l'on osoit à peine les toucher. Le cadet portoit le pauvre tournebroche, qui étoit si crotté, que personne ne pouvoit le souffrir. Lorsqu'ils furent dans le palais, chacun les environna pour leur souhaiter la bien-venue; ils entrèrent dans l'appartement du roi. Il ne savoit en faveur duquel décider, car les petits chiens qui lui étoient présentés par ses deux aînés étoient presque d'une égale beauté, & ils se dispu[Pg 495]toient déjà l'avantage de la succession, lorsque leur cadet les mit d'accord en tirant de sa poche le gland que Chatte Blanche lui avoit donné. Il l'ouvrit promptement, puis chacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passoit au milieu d'une bague sans y toucher. Le prince le mit par terre, aussitôt il commença de danser la sarabande avec des castagnettes, aussi légèrement que la plus célèbre espagnole. Il étoit de mille couleurs différentes, ses soies & ses oreilles traînoient par terre. Le roi demeura fort confus, car il étoit impossible de trouver rien à redire à la beauté du toutou.

Cependant il n'avoit aucune envie de se défaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui étoit plus cher que tous les chiens de l'univers. Il dit donc à ses enfans qu'il étoit satisfait de leurs peines; mais qu'ils avoient si bien réussi dans la première chose qu'il avoit souhaité d'eux, qu'il vouloit encore éprouver leur habileté avant de tenir parole; qu'ainsi il leur donnoit un an à chercher par terre & par mer une pièce de toile si fine, qu'elle passât par le trou d'une aiguille à faire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très-affligés d'être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deux princes,[Pg 496] dont les chiens étoient moins beaux que celui de leur cadet, y consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faire autant d'amitié que la première fois, car le tournebroche les avoit un peu refroidis.

Notre prince reprit son cheval de bois; & sans vouloir chercher d'autres secours que ceux qu'il pourroit espérer de l'amitié de Chatte Blanche, il partit en toute diligence, & retourna au château où elle l'avoit si bien reçu. Il en trouva toutes les portes ouvertes; les fenêtres, les toîts, les tours & les murs étoient bien éclairés de cent mille lampes, qui faisoient un effet merveilleux. Les mains qui l'avoient si bien servi, s'avancèrent au-devant de lui, prirent la bride de l'excellent cheval de bois, qu'elles menèrent à l'écurie, pendant que le prince entra dans la chambre de Chatte Blanche.

Elle étoit couchée dans une petite corbeille, sur un matelas de satin blanc très-propre. Elle avoit des cornettes négligées, & paroissoit abattue; mais quand elle apperçut le prince, elle fit mille sauts & autant de gambades, pour lui témoigner la joie qu'elle avoit. Quelque sujet que j'eusse, lui dit-elle, d'espérer ton retour, je t'avoue, fils de roi, que je n'osois m'en flatter; & je suis ordinaire[Pg 497]ment si malheureuse dans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend. Le prince reconnoissant lui fit mille caresses; il lui conta le succès de son voyage, qu'elle savoit peut-être mieux que lui, & que le roi vouloit une pièce de toile qui pût passer par le trou d'une aiguille; qu'à la vérité il croyoit la chose impossible, mais qu'il n'avoit pas laissé de la tenter, se promettant tout de son amitié & de son secours. Chatte Blanche prenant un air plus sérieux, lui dit que c'étoit une affaire à laquelle il falloit penser, que par bonheur elle avoit dans son château des chattes qui filoient fort bien, qu'elle-même y mettroit la griffe, & qu'elle avanceroit cette besogne; qu'ainsi il pouvoit demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu'il trouveroit plus aisément chez elle qu'en aucun lieu du monde.

Les mains parurent, elles portoient des flambeaux; & le prince les suivant avec Chatte Blanche, entra dans une magnifique galerie qui régnoit le long d'une grande rivière, sur laquelle on tira un grand feu d'artifice surprenant. L'on y devoit brûler quatre chats, dont le procès étoit fait dans toutes les formes. Ils étoient accusés d'avoir mangé le rôti du souper de la Chatte Blanche, son fro[Pg 498]mage, son lait, d'avoir même conspiré contre sa personne avec Martafax & Lhermite, fameux rats de la contrée, & tenus pour tels par la Fontaine, auteur très-véritable: mais avec tout cela, l'on savoit qu'il y avoit beaucoup de cabale dans cette affaire, & que la plupart des témoins étoient subornés. Quoi qu'il en soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d'artifice ne fit mal à personne, & l'on n'a encore jamais vu de si belles fusées.

L'on servit ensuite une médianoche très-propre, qui causa plus de plaisir au prince que le feu, car il avoit grand faim, & son cheval de bois l'avoit mené si vîte, qu'il n'a jamais été de diligence pareille. Les jours suivans se passèrent comme ceux qui les avoient précédés, avec mille fêtes différentes, dont l'ingénieuse Chatte Blanche régaloit son hôte. C'est peut-être le premier mortel qui se soit si bien diverti avec des chats, sans avoir d'autre compagnie.

Il est vrai que Chatte Blanche avoit l'esprit agréable, liant, & presque universel. Elle étoit plus savante qu'il n'est permis à une chatte de l'être. Le prince s'en étonnoit quelquefois: non, lui disoit-il, ce n'est point une chose naturelle que tout ce que je remarque de merveilleux en vous: si vous m'aimez,[Pg 499] charmante minette, apprenez-moi par quel prodige vous pensez & vous parlez si juste, qu'on pourroit vous recevoir dans les académies fameuses des plus beaux esprits? Cesse tes questions, fils de roi, lui disoit-elle, il ne m'est pas permis d'y répondre, & tu peux pousser tes conjectures aussi loin que tu voudras, sans que je m'y oppose; qu'il te suffise que j'ai toujours pour toi patte de velours, & que je m'intéresse tendrement dans tout ce qui te regarde.


Insensiblement cette seconde année s'écoula comme la première, le prince ne souhaitoit guères de choses que les mains diligentes ne lui apportassent sur-le-champ, soit des livres, des pierreries, des tableaux, des médailles antiques; enfin il n'avoit qu'à dire je veux un tel bijou, qui est dans le cabinet du Mogol ou du roi de Perse, telle statue de Corinthe ou de la Grèce, il voyoit aussitôt devant lui ce qu'il désiroit, sans savoir ni qui l'avoit apporté, ni d'où il venoit. Cela ne laisse pas d'avoir ses agrémens; & pour se délasser, l'on est quelquefois bien-aise de se voir maître des plus beaux trésors de la terre.


Chatte Blanche, qui veilloit toujours aux[Pg 500] intérêts du prince, l'avertit que le temps de son départ approchoit, qu'il pouvoit se tranquilliser sur la pièce de toile qu'il désiroit, & qu'elle lui en avoit fait une merveilleuse; elle ajouta qu'elle vouloit cette fois-ci lui donner un équipage digne de sa naissance, & sans attendre sa réponse, elle l'obligea de regarder dans la grande cour du château. Il y avoit une calèche découverte, d'or émaillé de couleur de feu, avec mille devises galantes, qui satifaisoient autant l'esprit que les yeux. Douze chevaux blancs comme la neige, attachés quatre à quatre de front, la traînoient, chargés de harnois de velours couleur de feu en broderie de diamans, & garnis de plaques d'or. La doublure de la calèche étoit pareille, & cent carrosses à huit chevaux, tous remplis de seigneurs de grande apparence, très-superbement vêtus, suivoient cette calèche. Elle étoit encore accompagnée par mille gardes du corps, dont les habits étoient si couverts de broderie, que l'on n'appercevoit point l'étoffe; ce qui étoit singulier, c'est qu'on voyoit par-tout le portrait de Chatte Blanche, soit dans les devises de la calèche, ou sur les habits des gardes du corps, ou attachés avec un ruban au juste au corps de ceux qui faisoient le cortège,[Pg 501] comme un ordre nouveau dont elle les avoit honorés.

Va, dit-elle au prince, va paroître à la cour du roi ton père, d'une manière si somptueuse, que tes airs magnifiques servent à lui en imposer, afin qu'il ne te refuse plus la couronne que tu mérites. Voilà une noix, garde-toi de la casser qu'en sa présence, tu y trouveras la pièce de toile que tu m'as demandée. Aimable Blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis si pénétré de vos bontés, que si vous y vouliez consentir, je préférerois de passer ma vie avec vous, à toutes les grandeurs que j'ai lieu de me promettre ailleurs. Fils de roi, répliqua-t-elle, je suis persuadée de la bonté de ton cœur, c'est une marchandise rare parmi les princes, ils veulent être aimés de tout le monde, & ne veulent rien aimer; mais tu montres assez que la règle générale a son exception. Je te tiens compte de l'attachement que tu témoignes pour une petite Chatte Blanche, qui dans le fond n'est propre à rien qu'à prendre des souris. Le prince lui baisa la patte, & partit.

L'on auroit de la peine à croire la diligence qu'il fit, si l'on ne savoit déjà de quelle manière le cheval de bois l'avoit porté[Pg 502] en moins de deux jours, à plus de cinq cent lieues du château; de sorte que le même pouvoir qui anima celui-là, pressa si fort les autres, qu'ils ne restèrent que vingt-quatre heures sur le chemin; ils ne s'arrêtèrent en aucun endroit, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés chez le roi, où les deux frères aînés du prince s'étoient déjà rendus; de sorte que ne voyant point paroître leur cadet, ils s'applaudissoient de sa négligence, & se disoient tout bas l'un à l'autre: voilà qui est bien heureux, il est mort ou malade, il ne sera point notre rival dans l'affaire importante qui va se traiter. Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui à la vérité étoient si fines, qu'elles passoient par le trou d'une grosse aiguille, mais pour dans une petite, cela ne se pouvoit; & le roi, très-aise de ce prétexte de dispute, leur montra l'aiguille qu'il avoit proposée, & que les magistrats, par son ordre, apportèrent du trésor de la ville, où elle avoit été soigneusement enfermée.

Il y avoit beaucoup de murmure sur cette dispute. Les amis des princes, & particulièrement ceux de l'aîné, car c'étoit sa toile qui étoit la plus belle, disoient que c'étoit-là une franche chicane, où il entroit beaucoup d'adresse & de normanisme. Les créatures[Pg 503] du roi soutenoient qu'il n'étoit point obligé de tenir des conditions qu'il n'avoit pas proposées; enfin, pour les mettre tous d'accord, l'on entendit un bruit charmant de trompettes, de timballes & de hautbois; c'étoit notre prince qui arrivoit en pompeux appareil. Le roi & ses deux fils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d'une si grande magnificence.

Après qu'il eut salué respectueusement son père, embrassé ses frères, il tira d'une boîte couverte de rubis la noix qu'il cassa; il croyoit y trouver la pièce de toile tant vantée; mais il y avoit au lieu une noisette. Il cassa encore, & demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun se regardoit, le roi rioit tout doucement, & se mocquoit que son fils eût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une pièce de toile: mais pourquoi ne l'auroit-il pas cru, puisqu'il a déjà donné un petit chien qui tenoit dans un gland? Il cassa donc le noyau de cerise, qui étoit rempli de son amande; alors il s'éleva un grand bruit dans la chambre, l'on n'entendoit autre chose, sinon, le prince cadet est la dupe de l'aventure. Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteries des courtisans; il ouvre l'amande, & trouve un grain de bled puis dans[Pg 504] le grain de bled un grain de millet. Ho! c'est la vérité qu'il commença à se défier, & marmota entre ses dents: Chatte Blanche, Chatte Blanche, tu t'es moquée de moi. Il sentit dans ce moment la griffe d'un chat sur sa main, dont il fut si bien égratigné, qu'il saignoit. Il ne savoit si cette griffade étoit faite pour lui donner du cœur, ou lui faire perdre courage. Cependant il ouvrit le grain de millet, & l'étonnement de tout le monde ne fut pas petit, quand il en tira une pièce de toile de quatre cent aunes, si merveilleuse, que tous les oiseaux, les animaux & les poissons y étoient peints avec les arbres, les fruits & les plantes de la terre, les rochers, les raretés & les coquillages de la mer, le soleil, la lune, les étoiles, les astres & les planètes des cieux: il y avoit encore le portrait des rois & autres souverains qui régnoient pour lors dans le monde; celui de leurs femmes, de leurs maîtresses, de leurs enfans & de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisoit le personnage qui lui convenoit, & vêtu à la mode de son pays. Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle que le prince étoit devenu rouge de la chercher si long-temps. L'on présenta l'aiguille, & elle[Pg 505] y passa & repassa six fois. Le roi & les deux princes aînés gardoient un morne silence, quoique la beauté & la rareté de cette toile les forçât de temps en temps de dire que tout ce qui étoit dans l'univers ne lui étoit pas comparable.

Le roi poussa un profond soupir, & se tournant vers ses enfans; rien ne peut, leur dit-il, me donner tant de consolation dans ma vieillesse, que de reconnoître votre déférence pour moi, je souhaite donc que vous vous mettiez à une nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, & celui qui au bout de l'année ramènera la plus belle fille, l'épousera, & sera couronné roi à son mariage; c'est aussi-bien une nécessité que mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je ne différerai plus à donner la récompense que j'ai promise.

Toute l'injustice rouloit sur notre prince. Le petit chien & la pièce de toile méritoient dix royaumes plutôt qu'un; mais il étoit si bien né, qu'il ne voulut point contrarier la volonté de son père; & sans différer, il remonta dans sa calèche: tout son équipage le suivit, & il retourna auprès de sa chère Chatte Blanche; elle savoit le jour & le moment qu'il devoit arriver, tout étoit jonché[Pg 506] de fleurs sur le chemin, mille cassolettes fumoient de tous côtés, & particulièrement dans le château. Elle étoit assise sur un tapis de Perse, & sous un pavillon de drap d'or, dans une galerie où elle pouvoit le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l'avoient toujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les goutières, pour le féliciter par un miaulage désespéré.


Hé bien, fils de roi, lui dit-elle, te voilà donc encore revenu sans couronne? Madame, répliqua-t-il, vos bontés m'avoient mis en état de la gagner: mais je suis persuadé que le roi auroit plus de peine à s'en défaire, que je n'aurois de plaisir à la posséder. N'importe, dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te servirai dans cette occasion; & puisqu'il faut que tu mènes une belle fille à la cour de ton père, je t'en chercherai quelqu'une qui te fera gagner le prix; cependant réjouissons-nous, j'ai ordonné un combat naval entre mes chats & les terribles rats de la contrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craignent l'eau; mais aussi ils auroient trop d'avantage, & il faut, autant qu'on le peut, égaler toutes choses. Le prince admira la prudence de madame Minette. Il[Pg 507] la loua beaucoup, & fut avec elle sur une terrasse qui donnoit vers la mer.

Les vaisseaux des chats consistoient en de grands morceaux de liége, sur lesquels ils voguoient assez commodément. Les rats avoient joint plusieurs coques d'œufs, & c'étoient là leurs navires. Le combat s'opiniâtra cruellement; les rats se jetoient dans l'eau, & nageoient bien mieux que les chats; de sorte que vingt fois ils furent vainqueurs & vaincus; mais Minagrobis, amiral de la flotte chatonique, réduisit la gente ratonienne dans le dernier désespoir. Il mangea à belles dents le général de leur flotte; c'étoit un vieux rat expérimenté, qui avoit fait trois fois le tour du monde dans de bons vaisseaux, où il n'étoit ni capitaine, ni matelot, mais seulement croque-lardon.

Chatte Blanche ne voulut pas qu'on détruisît absolument ces pauvres infortunés. Elle avoit de la politique, & songeoit que s'il n'y avoit plus ni rats, ni souris dans le pays, ses sujets vivroient dans une oisiveté qui pourroit lui devenir préjudiciable. Le prince passa cette année comme il avoit fait des autres, c'est-à-dire à la chasse, à la pêche, au jeu, car Chatte Blanche jouoit fort bien aux échecs. Il ne pouvoit s'empêcher de temps en temps[Pg 508] de lui faire de nouvelles questions, pour savoir par quel miracle elle parloit. Il lui demandoit si elle étoit fée, ou si par une métamorphose on l'avoit rendue chatte; mais comme elle ne disoit jamais que ce qu'elle vouloit bien dire, elle ne répondoit aussi que ce qu'elle vouloit bien répondre, & c'étoit tant de petits mots qui ne signifioient rien, qu'il jugea aisément qu'elle ne vouloit pas partager son secret avec lui.

Rien ne s'écoule plus vite que des jours qui se passent sans peine & sans chagrin, & si la Chatte n'avoit pas été soigneuse de se souvenir du temps qu'il falloit retourner à la cour, il est certain que le prince l'auroit absolument oublié. Elle l'avertit la veille qu'il ne tiendroit qu'à lui d'emmener une des plus belles princesses qui fût dans le monde, que l'heure de détruire le fatal ouvrage des fées étoit à la fin arrivé, & qu'il falloit pour cela qu'il se résolût à lui couper la tête & la queue, qu'il jetteroit promptement dans le feu. Moi, s'écria-t-il, Blanchette! mes amours! moi, dis-je, je serois assez barbare pour vous tuer? Ah! vous voulez sans doute éprouver mon cœur, mais soyez certaine qu'il n'est point capable de manquer à l'amitié & à la reconnoissance qu'il vous doit. Non, fils de roi, continua-[Pg 509]t-elle, je ne te soupçonne d'aucune ingratitude; je connois ton mérite, ce n'est ni toi, ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce que je souhaite, nous commencerons l'un & l'autre d'être heureux, & tu connoîtras, foi de Chatte de bien & d'honneur, que je suis véritablement ton amie.

Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince, de la seule pensée qu'il falloit couper la tête à sa petite Chatonne qui étoit si jolie & si gracieuse. Il dit encore tout ce qu'il put imaginer de plus tendre pour quelle l'en dispensât, elle répondoit opiniâtrement qu'elle vouloit mourir de sa main; & que c'étoit l'unique moyen d'empêcher que ses frères n'eussent la couronne; en un mot, elle le pressa avec tant d'ardeur, qu'il tira son épée en tremblant, & d'une main mal assurée, il coupa la tête & la queue de sa bonne amie la Chatte: en même temps il vit la plus charmante métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand, & se changea tout d'un coup en fille, c'est ce qui ne sauroit être décrit, il n'y a eu que celle-la d'aussi accomplie. Ses yeux ravissoient les cœurs, & sa douceur les retenoit: sa taille étoit majestueuse, l'air noble & modeste, un esprit liant, des manières engagean[Pg 510]tes; enfin, elle étoit au-dessus de tout ce qu'il y a de plus aimable.

Le prince en la voyant demeura si surpris, & d'une surprise si agréable, qu'il se crut enchanté. Il ne pouvoit parler, ses yeux n'étoient pas assez grands pour la regarder, & sa langue liée ne pouvoit expliquer son étonnement; mais ce fut bien autre chose, lorsqu'il vit entrer un nombre extraordinaire de dames & de seigneurs, qui tenant tous leur peau de chattes ou de chats jetée sur leurs épaules, vinrent se prosterner aux pieds de la reine, & lui témoigner leur joie de la revoir dans son état naturel. Elle les reçut avec des témoignages de bonté qui marquoient assez le caractère de son cœur. Et après avoir tenu son cercle quelques momens, elle ordonna qu'on la laissât seule avec le prince, & elle lui parla ainsi:

Ne pensez pas, seigneur, que j'aie toujours été Chatte, ni que ma naissance soit obscure parmi les hommes. Mon père étoit roi de six royaumes. Il aimoit tendrement ma mère, & la laissoit dans une entière liberté de faire tout ce quelle vouloit. Son inclination dominante étoit de voyager; de sorte qu'étant grosse de moi, elle entreprit d'aller voir une certaine montagne, dont elle avoit entendu dire des[Pg 511] choses surprenantes. Comme elle étoit en chemin, on lui dit qu'il y avoit proche du lieu où elle passoit, un ancien château de fée, le plus beau du monde, tout au moins qu'on le croyoit tel par une tradition qui en étoit restée; car d'ailleurs comme personne n'y entroit, on n'en pouvoit juger; mais qu'on savoit très-sûrement que ces fées avoient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plus savoureux & délicats qui se fussent jamais mangés.

Aussitôt la reine ma mère eut une envie si violente d'en manger, qu'elle y tourna ses pas. Elle arriva à la porte de ce superbe édifice, qui brilloit d'or & d'azur de tous les côtés; mais elle y frappa inutilement: qui que ce soit ne parut, il sembloit que tout le monde y étoit mort; son envie augmentant par les difficultés, elle envoya querir des échelles, afin que l'on pût passer par dessus les murs du jardin, & l'on en seroit venu à bout, si ces murs ne se fussent haussés à vue d'œil, bien que personne n'y travaillât; l'on attachoit des échelles les unes aux autres, elles rompoient sous le poids de ceux qu'on y faisoit monter, ils s'estropioient ou se tuoient.

La reine se désespéroit. Elle voyoit de grands arbres chargés de fruits qu'elle croyoit délicieux, elle en vouloit manger ou mourir; de[Pg 512] sorte qu'elle fit tendre des tentes fort riches devant le château, & elle y resta six semaines avec toute sa cour. Elle ne dormoit ni ne mangeoit, elle soupiroit sans cesse, elle ne parloit que des fruits du jardin inaccessible; enfin elle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce soit pût apporter le moindre remède à son mal, car les inexorables fées n'avoient pas même paru depuis qu'elle s'étoit établie proche de leur château. Tous ses officiers s'affligeoient extraordinairement: l'on n'entendoit que des pleurs & des soupirs, pendant que la reine mourante demandoit des fruits à ceux qui la servoient; mais elle n'en vouloit point d'autres que ceux qu'on lui refusoit.

Une nuit qu'elle s'étoit un peu assoupie, elle vit en se réveillant une petite vieille, laide & décrépite, assise dans un fauteuil au chevêt de son lit. Elle étoit surprise que ses femmes eussent laissé approcher si près d'elle une inconnue, lorsqu'elle lui dit: nous trouvons ta majesté bien importune, de vouloir avec tant d'opiniâtreté manger de nos fruits; mais puisqu'il y va de ta précieuse vie, mes sœurs & moi consentons à t'en donner tant que tu pourras en emporter, & tant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don.[Pg 513] Ah! ma bonne mère, s'écria la reine, parlez, je vous donne mes royaumes, mon cœur, mon ame, pourvu que j'aie des fruits, je ne saurois les acheter trop cher. Nous voulons, dit-elle, que ta majesté nous donne la fille que tu portes dans ton sein; dès qu'elle sera née, nous la viendrons querir; elle sera nourrie parmi nous; il n'y a point de vertus, de beautés, de sciences, dont nous ne la voulions douer: en un mot, ce sera notre enfant, nous la rendrons heureuse; mais observe que ta majesté ne la reverra plus qu'elle ne soit mariée. Si la proposition t'agrée, je vais tout à l'heure te guérir, & te mener dans nos vergers; malgré la nuit, tu verras assez clair pour choisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas, bon soir, madame la reine, je vais dormir. Quelque dure que soit la loi que vous m'imposez, répondit la reine, je l'accepte plutôt que de mourir; car il est certain que je n'ai pas un jour à vivre, ainsi je perdrois mon enfant en me perdant. Guérissez-moi, savante fée, continua-t-elle, & ne me laissez pas un moment sans jouir du privilège que vous venez de m'accorder.

La fée la toucha avec une petite baguette d'or, en disant: que ta majesté soit quitte de tous les maux qui la retiennent dans ce lit; il[Pg 514] lui sembla aussitôt qu'on lui ôtoit une robe fort pesante & fort dure, dont elle se sentoit comme accablée, & qu'il y avoit des endroits où elle tenoit davantage. C'étoit apparemment ceux où le mal étoit le plus grand. Elle fit appeler toutes ses dames; & leur dit avec un visage gai, qu'elle se portoit à merveille, qu'elle alloit se lever, & qu'enfin ces portes si bien verrouillées & si bien barricadées du palais de féerie, lui seroient ouvertes pour manger de beaux fruits, & pour en emporter tant qu'il lui plairoit.

Il n'y eut aucune de ses dames qui ne crût la reine en délire, & que dans ce moment elle rêvoit à ces fruits qu'elle avoit tant souhaités; de sorte qu'au lieu de lui répondre, elles se prirent à pleurer, & firent éveiller tous les médecins pour voir en quel état elle étoit. Ce retardement désespéroit la reine; elle demandoit promptement ses habits, on les lui refusoit; elle se mettoit en colère, & devenoit fort rouge. L'on disoit que c'étoit l'effet de sa fièvre; cependant les médecins étant entrés, après lui avoir touché le pouls, & fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu'elle fût dans une parfaite santé. Ses femmes qui virent la faute que le zèle leur avoit fait commettre, tâchèrent de la réparer en[Pg 515] l'habillant promptement. Chacun lui demanda pardon, tout fut appaisé, & elle se hâta de suivre la vieille fée qui l'avoit toujours attendue.

Elle entra dans le palais où rien ne pouvoit être ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde; vous le croirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte Blanche, quand je vous aurai dit que c'est celui où nous sommes; deux autres fées un peu moins vieilles que celle qui conduisoit ma mère, les reçurent à la porte, & lui firent un accueil très-favorable. Elle les pria de la mener promptement dans le jardin, & vers les espaliers où elle trouveroit les meilleurs fruits. Ils sont tous également bons, lui dirent-elles, & si ce n'étoit que tu veux avoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n'aurions qu'à les appeler pour les faire venir ici. Je vous supplie, mesdames, dit la reine, que j'aie la satisfaction de voir une chose si extraordinaire. La plus vieille mit ses doigts dans sa bouche, & siffla trois fois: puis elle cria: abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires, bigarreaux, melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles, fraises, framboises, accourez à ma voix; mais, dit la reine, tout ce que vous venez d'appeler vient en différentes saisons:[Pg 516] cela n'est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles, nous avons de tous les fruits qui sont sur la terre, toujours mûrs, toujours bons, & qui ne se gâtent jamais.

En même temps ils arrivèrent roulans, rampans, pêle-mêle, sans se gâter ni se salir; de sorte que la reine, impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus, & prit les premiers qui s'offrirent sous ses mains; elle les dévora plutôt qu'elle ne les mangea.

Après s'en être un peu rassasiée, elle pria les fées de la laisser aller aux espaliers, pour avoir le plaisir de les choisir de l'œil avant que de les cueillir: nous y consentons volontiers, dirent les trois fées; mais souviens-toi de la promesse que tu nous as faite, il ne te sera plus permis de t'en dédire. Je suis persuadée, répliqua-t-elle, que l'on est si bien avec vous, & ce palais me semble si beau, que si je n'aimois pas chèrement le roi mon mari, je m'offrirois d'y demeurer aussi; c'est pourquoi vous ne devez point craindre que je rétracte ma parole. Les fées, très-contentes, lui ouvrirent tous leurs jardins, & tous leurs enclos; elle y resta trois jours & trois nuits sans en vouloir sortir, tant elle les trouvoit délicieux. Elle cueillit des fruits pour sa provision; & comme ils ne se gâtent jamais, elle[Pg 517] en fit charger quatre mille mulets qu'elle emmena. Les fées ajoutèrent à leurs fruits des corbeilles d'or, d'un travail exquis, pour les mettre, & plusieurs raretés dont le prix est excessif; elles lui promirent de m'élever en princesse, de me rendre parfaite, & de me choisir un époux, qu'elle seroit avertie de la nôce, & qu'elles espéroient bien qu'elle y viendroit.

Le roi fut ravi du retour de la reine; toute la cour lui en témoigna sa joie; ce n'étoit que bals, mascarades, courses de bagues & festins, où les fruits de la reine étoient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeoit préférablement à tout ce qu'on pouvoit lui présenter. Il ne savoit point le traité qu'elle avoit fait avec les fées, & souvent il lui demandoit en quel pays elle étoit allée pour rapporter de si bonnes choses; elle lui répondoit qu'elles se trouvoient sur une montagne presque inaccessible, une autre fois qu'elles venoient dans des vallons, puis au milieu d'un jardin ou dans une grande forêt. Le roi demeuroit surpris de tant de contrariétés. Il questionnoit ceux qui l'avoient accompagnée; mais elle leur avoit tant défendu de conter à personne son aventure, qu'ils n'osoient en parler. Enfin la reine inquiète de ce qu'elle avoit promis aux fées, voyant approcher le[Pg 518] temps de ses couches, tomba dans une mélancolie affreuse, elle soupiroit à tout moment, & changeoit à vue d'œil. Le roi s'inquiéta, il pressa la reine de lui déclarer le sujet de sa tristesse; & après des peines extrêmes, elle lui apprit tout ce qui s'étoit passé entre les fées & elle, & comme elle leur avoit promis la fille qu'elle devoit avoir. Quoi! s'écria le roi, nous n'avons point d'enfans, vous savez à quel point j'en désire, & pour manger deux ou trois pommes, vous avez été capable de promettre votre fille? Il faut que vous n'ayez aucune amitié pour moi. Là-dessus il l'accabla de mille reproches, dont ma pauvre mère pensa mourir de douleur; mais il ne se contenta pas de cela, il la fit enfermer dans une tour, & mit des gardes de tous côtés pour empêcher qu'elle n'eût commerce avec qui que ce fût au monde, que les officiers qui la servoient, encore changea-t-il ceux qui avoient été avec elle au château des fées.

La mauvaise intelligence du roi & de la reine jeta la cour dans une consternation infinie. Chacun quitta ses riches habits pour en prendre de conformes à la douleur générale. Le roi, de son côté, paroissoit inexorable; il ne voyoit plus sa femme, & si-tôt que je fus née, il me fit apporter dans son palais pour y[Pg 519] être nourrie, pendant qu'elle resteroit prisonnière & fort malheureuse. Les fées n'ignoroient rien de ce qui se passoit; elles s'en irritèrent, elles vouloient m'avoir, elles me regardoient comme leur bien, & que c'étoit leur faire un vol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeance proportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbre ambassade au roi, pour l'avertir de mettre la reine en liberté, & de lui rendre ses bonnes grâces, & pour le prier aussi de me donner à leurs ambassadeurs, afin d'être nourrie & élevée parmi elles. Les ambassadeurs étoient si petits & si contrefaits, car c'étoient des nains hideux, qu'ils n'eurent pas le don de persuader ce qu'ils vouloient au roi. Il les refusa rudement, & s'ils n'étoient partis en diligence, il leur seroit peut-être arrivé pis.

Quand les fées surent le procédé de mon père, elles s'indignèrent autant qu'on peut l'être; & après avoir envoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvoient les désoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissoit de venin les endroits où il passoit, qui mangeoit les hommes & les enfans, & qui faisoit mourir les arbres & les plantes du souffle de son haleine.

Le roi se trouva dans la dernière désola[Pg 520]tion: il consulta tous les sages de son royaume sur ce qu'il devoit faire pour garantir ses sujets des malheurs dont il les voyoit accablés. Ils lui conseillèrent d'envoyer chercher par tout le monde les meilleurs médecins & les plus excellens remèdes, & d'un autre côté, qu'il falloit promettre la vie, aux criminels condamnés à la mort qui voudroient combattre le dragon. Le roi, assez satisfait de cet avis, l'exécuta, & n'en reçut aucune consolation, car la mortalité continuoit, & personne n'alloit contre le dragon qu'il n'en fût dévoré; de sorte qu'il eut recours à une fée dont il étoit protégé dès sa plus tendre jeunesse. Elle étoit fort vieille, & ne se levoit presque plus; il alla chez elle, & lui fit mille reproches de souffrir que le destin le persécutât sans le secourir. Comment voulez-vous que je fasse, lui dit-elle, vous avez irrité mes sœurs; elles ont autant de pouvoir que moi, & rarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à les appaiser en leur donnant votre fille, cette petite princesse leur appartient: vous avez mis la reine dans une étroite prison; que vous a donc fait cette femme si aimable pour la traiter si mal? Résolvez-vous de tenir la parole qu'elle a donnée, je vous assure que vous serez comblé de biens.

[Pg 521]

Le roi mon père m'aimoit chèrement; mais ne voyant point d'autre moyen de sauver ses royaumes, & de se délivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu'il étoit résolu de la croire, qu'il vouloit bien me donner aux fées, puisqu'elle assuroit que je serois chérie & traitée en princesse de mon rang; qu'il feroit aussi revenir la reine, & qu'elle n'avoit qu'à lui dire à qui il me confieroit pour me porter au château de féerie. Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceau sur la montagne de fleurs; vous pourrez même rester aux environs, pour être spectateur de la fête qui se passera. Le roi lui dit que dans huit jours il iroit avec la reine, qu'elle en avertît ses sœurs les fées, afin qu'elles fissent là-dessus ce qu'elles jugeroient à propos.

Dès qu'il fut de retour au palais, il envoya querir la reine avec autant de tendresse & de pompe, qu'il l'avoit fait mettre prisonnière avec colère & emportement. Elle étoit si abattue & si changée, qu'il auroit eu peine à la reconnoitre, si son cœur ne l'avoit pas assuré que c'étoit cette même personne qu'il avoit tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d'oublier les déplaisirs qu'il venoit de lui causer, l'assurant que ce seroient les derniers qu'elle éprouveroit jamais avec lui. Elle ré[Pg 522]pliqua qu'elle se les étoit attirés par l'imprudence qu'elle avoit eue de promettre sa fille aux fées; & que si quelque chose la pouvoit rendre excusable, c'étoit l'état où elle étoit; enfin il lui déclara qu'il vouloit me remettre entre leurs mains. La reine à son tour combattit ce dessein: il sembloit que quelque fatalité s'en mêloit, & que je devois toujours être un sujet de discorde entre mon père & ma mère. Après qu'elle eut bien gémi & pleuré, sans rien obtenir de ce qu'elle souhaitoit (car le roi en voyoit trop les funestes conséquences, & nos sujets continuoient de mourir, comme s'ils eussent été coupables des fautes de notre famille), elle consentit à tout ce qu'il désiroit, & l'on prépara tout pour la cérémonie.

Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l'art peut faire imaginer de plus galant. Ce n'étoient que guirlandes de fleurs & festons qui pendoient autour, & les fleurs en étoient de pierreries, dont les différentes couleurs, frappées par le soleil, réfléchissoient des rayons si brillans, qu'on ne pouvoit les regarder. La magnificence de mon ajustement surpassoit, s'il se peut, celle du berceau. Toutes les bandes de mon maillot étoient faites de grosses perles,[Pg 523] vingt-quatre princesses du sang me portoient sur une espèce de brancard fort léger; leurs parures n'avoient rien de commun, mais il ne leur fut pas permis de mettre d'autres couleurs que du blanc, par rapport à mon innocence. Toute la cour m'accompagna, chacun dans son rang.

Pendant que l'on montoit la montagne, on entendit une mélodieuse symphonie qui s'approchoit; enfin les fées parurent, au nombre de trente-six; elles avoient prié leurs bonnes amies de venir avec elles; chacune étoit assise dans une coquille de perle, plus grande que celle où Vénus étoit lorsqu'elle sortit de la mer; des chevaux marins qui n'alloient guères bien sur la terre, les traînoient plus pompeuses que les premières reines de l'univers; mais d'ailleurs vieilles & laides avec excès. Elles portoient une branche d'olivier, pour signifier au roi que sa soumission trouvoit grâce devant elles; & lorsqu'elles me tinrent, ce furent des caresses si extraordinaires, qu'il sembloit qu'elles ne vouloient plus vivre que pour me rendre heureuse.

Le dragon qui avoit servi à les venger contre mon père, venoit après elles, attaché avec des chaînes de diamans: elles me prirent entre leurs bras, me firent mille caresses, me[Pg 524] douèrent de plusieurs avantages, & commencèrent ensuite le branle des fées. C'est une danse fort gaie; il n'est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent & gambadèrent; puis le dragon qui avoit mangé tant de personnes s'approcha en rampant. Les trois fées à qui ma mère m'avoit promise, s'assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d'elles, & frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt ses grandes aîles écaillées; plus fines que du crêpe, elles étoient mêlées de mille couleurs bizarres: elles se rendirent ainsi au château. Ma mère me voyant en l'air, exposée sur ce furieux dragon, ne put s'empêcher de pousser de grands cris. Le roi la consola, par l'assurance que son amie lui avoit donnée, qu'il ne m'arriveroit aucun accident, & que l'on prendroit le même soin de moi que si j'étois restée dans son propre palais. Elle s'appaisa, bien qu'il lui fût très-douloureux de me perdre pour si long-temps, & d'en être la seule cause; car si elle n'avoit pas voulu manger les fruits du jardin, je serois demeurée dans le royaume de mon père, & je n'aurois pas eu tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter.

Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes avoient bâti exprès une tour, dans la[Pg 525]quelle on trouvoit mille beaux appartemens pour toutes les saisons de l'année, des meubles magnifiques, des livres agréables, mais il n'y avoit point de porte, & il falloit toujours entrer par les fenêtres, qui étoient prodigieusement hautes. L'on trouvoit un beau jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines & de berceaux de verdure, qui garantissoient de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce fut en ce lieu que les fées m'élevèrent avec des soins qui surpassoient tout ce qu'elles avoient promis à la reine. Mes habits étoient des plus à la mode, & si magnifiques, que si quelqu'un m'avoit vue, l'on auroit cru que c'étoit le jour de mes noces. Elles m'apprenoient tout ce qui convenoit à mon âge & à ma naissance: je ne leur donnois pas beaucoup de peine, car il n'y avoit guères de choses que je ne comprisse avec une extrême facilité: ma douceur leur étoit fort agréable, & comme je n'avois jamais rien vu qu'elles, je serois demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie.

Elles venoient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j'ai déjà parlé; elles ne m'entretenoient jamais ni du roi, ni de la reine; elles me nommoient leur fille, & je croyois l'être. Personne au monde ne res[Pg 526]toit avec moi dans la tour, qu'un perroquet & un petit chien, qu'elles m'avoient donnés pour me divertir, car ils étoient doués de raison, & parloient à merveille.

Un des côtés de la tour étoit bâti sur un chemin creux, plein d'ornières & d'arbres qui l'embarrassoient, de sorte que je n'y avois apperçu personne depuis qu'on m'avoit enfermée. Mais un jour, comme j'étois à la fenêtre, causant avec mon perroquet & mon chien, j'entendis quelque bruit. Je regardai de tous côtés, & j'apperçus un jeune chevalier qui s'étoit arrêté pour écouter notre conversation; je n'en avois jamais vu qu'en peinture. Je ne fus pas fâchée qu'une rencontre inespérée me fournît cette occasion; de sorte que ne me défiant point du danger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m'avançai pour le regarder, & plus je le regardois, plus j'y prenois de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi, & me parut très-en peine de quelle manière il pourroit m'entretenir; car ma fenêtre étoit fort haute, il craignoit d'être entendu, & il savoit bien que j'étois dans le château des fées.

La nuit vint presque tout d'un coup, ou, pour parler plus juste, elle vint sans que nous[Pg 527] nous en apperçussions; il sonna deux ou trois fois du cors, & me réjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je pusse même distinguer de quel côté il alloit, tant l'obscurité étoit grande. Je restai très-rêveuse; je ne sentis plus le même plaisir que j'avois toujours pris à causer avec mon perroquet & mon chien. Ils me disoient les plus jolies choses du monde, car des bêtes fées deviennent spirituelles, mais j'étois occupée, & je ne savois point l'art de me contraindre. Perroquet le remarqua; il étoit fin, il ne témoigna rien de ce qui rouloit dans sa tête.

Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre; je demeurai agréablement surprise d'appercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avoit des habits magnifiques; je me flattai que j'y avois un peu de part, & je ne me trompois point. Il me parla avec une espèce de trompette qui porte la voix, & par son secours, il me dit qu'ayant été insensible jusqu'alors à toutes les beautés qu'il avoit vues, il s'étoit senti tout d'un coup si vivement frappé de la mienne, qu'il ne pouvoit comprendre comment il se passeroit sans mourir, de me voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très-contente de son compliment, & très-inquiète de n'oser y répon[Pg 528]dre; car il auroit fallu crier de toute ma force, & me mettre dans le risque d'être mieux entendue encore des fées que de lui. Je tenois quelques fleurs que je lui jetai, il les reçut comme une insigne faveur; de sorte qu'il les baisa plusieurs fois, & me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverois bon qu'il vînt tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, & que si je le voulois bien, je lui jetasse quelque chose. J'avois une bague de turquoise que j'ôtai brusquement de mon doigt, & que je lui jetai avec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s'éloigner en diligence; c'est que j'entendois de l'autre côté la fée, Violente qui montoit sur son dragon pour m'apporter à déjeuner.

La première chose qu'elle dit en entrant dans ma chambre, ce furent ces mots: je sens ici la voix d'un homme, cherches, dragon. Oh! que devins-je! j'étois transie de peur qu'il ne passât par l'autre fenêtre, & qu'il ne suivît le chevalier, pour lequel je m'intéressois déjà beaucoup. En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée vouloit que je la nommasse ainsi), vous plaisantez, quand vous dites que vous sentez la voix d'un homme: est-ce que la voix sent quelque chose? Et quand cela seroit, quel est[Pg 529] le mortel assez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour? Ce que tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle, je suis ravie de te voir raisonner si joliment, & je conçois que c'est la haine que j'ai pour tous les hommes, qui me persuade quelquefois qu'ils ne sont pas éloignés de moi. Elle me donna mon déjeûné & ma quenouille. Quand tu auras mangé, ne manques pas de filer, car tu ne fis rien hier, me dit-elle, & mes sœurs se fâcheront: en effet, je m'étois si fort occupée de l'inconnu, qu'il m'avoit été impossible de filer.

Dès qu'elle fut partie, je jetai la quenouille d'un petit air mutin, & montai sur la terrasse pour découvrir de plus loin dans la campagne. J'avois une lunette d'approche excellente; rien ne bornoit ma vue, je regardois de tous côtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d'une montagne. Il se reposoit sous un riche pavillon d'étoffe d'or, & il étoit entouré d'une fort grosse cour. Je ne doutai point que ce ne fût le fils de quelque roi voisin du palais des fées. Comme je craignois que s'il revenoit à la tour, il ne fût découvert par le terrible dragon, je vins prendre mon perroquet, & lui dis de voler jusqu'à cette montagne, qu'il y trouveroit celui qui m'avoit parlé, & qu'il le priât de ma part de ne[Pg 530] plus revenir, parce que j'appréhendois la vigilance de mes gardiennes, & qu'elles ne lui fissent un mauvais tour.

Perroquet s'acquitta de sa commission en perroquet d'esprit. Chacun demeura surpris de le voir venir à tire d'aîle se percher sur l'épaule du prince, & lui parler tout bas à l'oreille. Le prince ressentit de la joie & de la peine de cette ambassade. Le soin que je prenois flattoit son cœur; mais les difficultés qui se rencontroient à me parler, l'accabloient, sans pouvoir le détourner du dessein qu'il avoit formé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, & Perroquet lui en fit cent à son tour, car il étoit naturellement curieux. Le roi le chargea d'une bague pour moi, à la place de ma turquoise; c'en étoit une aussi, mais beaucoup plus belle que la mienne: elle étoit taillée en cœur avec des diamans. Il est juste, ajouta-t-il, que je vous traite en ambassadeur: voilà mon portrait que je vous donne, ne le montrez qu'à votre charmante maîtresse. Il lui attacha sous son aîle son portrait, & il apporta la bague dans son bec.

J'attendois le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que je n'avois point connue jusqu'alors. Il me dit que celui à qui je l'avois envoyé étoit un grand roi, qu'il l'avoit[Pg 531] reçu le mieux du monde, & que je pouvois m'assurer qu'il ne vouloit plus vivre que pour moi; qu'encore qu'il y eût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il étoit résolu à tout, plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvelles m'intriguèrent fort, je me pris à pleurer. Perroquet & Toutou me consolèrent de leur mieux, car ils m'aimoient tendrement: puis Perroquet me présenta la bague du prince, & me montra le portrait. J'avoue que je n'ai jamais été si aise que je le fus de pouvoir considérer de près celui que je n'avois vu que de loin. Il me parut encore plus aimable qu'il ne m'avoit semblé; il me vint cent pensées dans l'esprit, dont les unes agréables, & les autres tristes, me donnèrent un air d'inquiétude extraordinaire. Les fées qui vinrent me voir, s'en apperçurent. Elles se dirent l'une à l'autre que sans doute je m'ennuyois, & qu'il falloit songer à me trouver un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, & s'arrêtèrent sur le petit roi Migonnet, dont le royaume étoit à cinq cent mille lieues de leur palais; mais ce n'étoit pas là une affaire. Perroquet entendit ce beau conseil, il vint m'en rendre compte, & me dit: ha! que je vous plains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reine Migonnette! c'est un magot qui fait peur, j'ai[Pg 532] regret de vous le dire, mais en vérité le roi qui vous aime ne voudroit pas de lui pour être son valet de pied. Est-ce que tu l'as vu, Perroquet? Je le crois vraiment, continua-t-il, j'ai été élevé sur une branche avec lui. Comment! sur une branche, repris-je? Oui, dit-il, c'est qu'il a les pieds d'un aigle.

Un tel récit m'affligea étrangement; je regardois le charmant portrait du jeune roi, je pensois bien qu'il n'en avoit régalé Perroquet, que pour me donner lieu de le voir; & quand j'en faisois la comparaison avec Migonnet, je n'espérois plus rien de ma vie, & je me résolvois plutôt à mourir qu'à l'épouser.

Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet & Toutou causèrent avec moi; je m'endormis un peu sur le matin; & comme mon chien avoit le nez bon, il sentit que le roi étoit au pied de la tour. Il éveilla Perroquet: je gage, dit-il, que le roi est là bas. Perroquet répondit: tais-toi, babillard, parce que tu as presque toujours les yeux ouverts & l'oreille alerte, tu es fâché du repos des autres. Mais gageons, dit encore le bon Toutou, je sais bien qu'il y est. Perroquet répliqua, & moi, je sais bien qu'il n'y est point; ne lui ai-je pas défendu d'y venir de[Pg 533] la part de notre maîtresse? Ah! vraiment, tu me la donnes belle avec tes défenses, s'écria mon chien, un homme passionné ne consulte que son cœur; & là-dessus il se mit à lui tirailler si fort les aîles, que Perroquet se fâcha. Je m'éveillai aux cris de l'un & de l'autre; ils me dirent ce qui en faisoit le sujet, je courus, ou plutôt je volai à ma fenêtre; je vis le roi qui me tendoit les bras, & qui me dit avec sa trompette, qu'il ne pouvoit plus vivre sans moi, qu'il me conjuroit de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l'y faire entrer; qu'il attestoit tous les dieux & tous les élémens, qu'il m'épouseroit aussitôt, & que je serois une des plus grandes reines de l'univers.

Je commandai à Perroquet de lui aller dire, que ce qu'il souhaitoit me sembloit presqu'impossible; que cependant sur la parole qu'il me donnoit & les sermens qu'il avoit faits, j'allois m'appliquer à ce qu'il désiroit; que je le conjurois de ne pas venir tous les jours, qu'enfin l'on pourroit s'en appercevoir, & qu'il n'y auroit point de quartier avec les fées.

Il se retira comblé de joie, dans l'espérance dont je le flattois; & je me trouvai dans le plus grand embarras du monde,[Pg 534] lorsque je fis réflexion à ce que je venois de promettre. Comment sortir de cette tour, où il n'y avoit point de portes? & n'avoir pour tout secours que Perroquet & Toutou! être si jeune, si peu expérimentée, si craintive! je pris donc la résolution de ne point tenter une chose où je ne réussirois jamais, & je l'envoyai dire au roi par Perroquet. Il voulut se tuer à ses yeux; mais enfin il le chargea de me persuader, ou de le venir voir mourir, ou de le soulager. Sire, s'écria l'ambassadeur emplumé, ma maîtresse est suffisamment persuadée, elle ne manque que de pouvoir.

Quand il me rendit compte de tout ce qui s'étoit passé, je m'affligeai plus que je l'eusse encore fait. La fée Violente vint, elle me trouva les yeux enflés & rouges; elle dit que j'avois pleuré, & que si je ne lui en avouois le sujet, elle me brûleroit; car toutes ses menaces étoient toujours terribles. Je répondis, en tremblant, que j'étois lasse de filer, que j'avois envie de petits filets pour prendre des oisillons qui venoient béqueter sur les fruits de mon jardin. Ce que tu souhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes, je t'apporterai des cordelettes tant que tu en voudras; & en effet, j'en eus[Pg 535] le soir même: mais elle m'avertit de songer moins à travailler qu'à me faire belle, parce que le roi Migonnet devoit arriver dans peu. Je frémis à ces fâcheuses nouvelles, & ne répliquai rien.

Dès qu'elle fut partie, je commençai deux ou trois morceaux de filets; mais à quoi je m'appliquai, ce fut à faire une échelle de corde, qui étoit très-bien faite, sans en avoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m'en fournissoit pas autant qu'il m'en falloit, & sans cesse elle disoit: mais ma fille, ton ouvrage est semblable à celui de Pénélope, il n'avance point, & tu ne te lasses pas de me demander de quoi travailler. Oh! ma bonne maman, disois-je! vous en parlez bien à votre aise; ne voyez-vous pas que je ne sais comment m'y prendre, & que je brûle tout? Avez-vous peur que je vous ruine en ficelle? Mon air de simplicité la réjouïssoit, bien qu'elle fût d'une humeur très-désagréable & très-cruelle.

J'envoyai Perroquet dire au roi de venir un soir sous les fenêtres de la tour, qu'il y trouveroit l'échelle, & qu'il sauroit le reste quand il seroit arrivé. En effet je l'attachai bien ferme, résolue de me sauver avec lui; mais quand il la vit, sans attendre que je[Pg 536] descendisse, il monta avec empressement, & se jeta dans ma chambre comme je préparois tout pour ma fuite.


Sa vue me donna tant de joie, que j'en oubliai le péril où nous étions. Il renouvela tous ses sermens, & me conjura de ne point différer de le recevoir pour mon époux: nous prîmes Perroquet & Toutou pour témoins de notre mariage; jamais noces ne se sont faites, entre des personnes si élevées, avec moins d'éclat & de bruit, & jamais cœurs n'ont été plus contens que les nôtres.


Le jour n'étoit pas encore venu quand le roi me quitta: je lui racontai l'épouvantable dessein des fées de me marier au petit Migonnet; je lui dépeignis sa figure, dont il eut autant d'horreur que moi. A peine fut-il parti, que les heures me semblèrent aussi longues que des années: je courus à la fenêtre, je le suivis des yeux malgré l'obscurité; mais quel fut mon étonnement de voir en l'air un chariot de feu traîné par des salamandres aîlées, qui faisoient une telle diligence, que l'œil pouvoit à peine les suivre? Ce chariot étoit accompagné de plusieurs gardes montés sur des autruches. Je n'eus pas assez de loisir pour bien considérer le magot qui[Pg 537] traversoit ainsi les airs; mais je crus aisément que c'étoit une fée ou un enchanteur.

Peu après la fée Violente entra dans ma chambre: je t'apporte de bonnes nouvelles, me dit-elle; ton amant est arrivé depuis quelques heures, prépare-toi à le recevoir: voici des habits & des pierreries. Eh! qui vous a dit, m'écriai-je, que je voulois être mariée? ce n'est point du tout mon intention, renvoyez le roi Migonnet, je n'en mettrois pas une épingle davantage; qu'il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui. Ouais, ouais, dit la fée encore, quelle petite révoltée, quelle tête sans cervelle! je n'entends pas raillerie, & je te... Que me ferez-vous, toute rouge des noms qu'elle m'avoit donnés? peut-on être plus tristement nourrie que je le suis, dans une tour avec un Perroquet & un chien, voyant tous les jours plusieurs fois l'horrible figure d'un dragon épouvantable! Ha! petite ingrate, dit la fée, méritois-tu tant de soins & de peines? je ne l'ai que trop dit à mes sœurs, que nous en aurions une triste récompense. Elle fut les trouver, elle leur raconta notre différend; elles restèrent aussi surprises les unes que les autres.

Perroquet & Toutou me firent de gran[Pg 538]des remontrances, que si je faisois davantage la mutine, ils prévoyoient qu'il m'en arriveroit des cuisans déplaisirs. Je me sentois si fière de posséder le cœur d'un grand roi, que je méprisois les fées & les conseils de mes pauvres petits camarades. Je ne m'habillai point, & j'affectai de me coiffer de travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais depuis qu'il y a des nains, il ne s'en est vu un si petit. Il marchoit sur ses pieds d'aigle & sur les genoux tout ensemble, car il n'avoit point d'os aux jambes; de sorte qu'il se soutenoit sur deux béquilles de diamans. Son manteau royal n'avoit qu'une demi-aune de long, & traînoit plus d'un tiers. Sa tête étoit grosse comme un boisseau, & son nez si grand, qu'il portoit dessus une douzaine d'oiseaux, dont le ramage le réjouissoit: il avoit une si furieuse barbe, que les sereins de Canarie y faisoient leurs nids, & ses oreilles passoient d'une coudée au-dessus de sa tête; mais on s'en appercevoit peu, à cause d'une haute couronne pointue, qu'il portoit pour paroître plus grand. La flamme de son chariot rotit les fruits, sécha les fleurs, & tarit les fontaines de mon jardin. Il vint à moi, les bras[Pg 539] ouverts pour m'embrasser, je me tins fort droite, il fallut que son premier écuyer le haussât; mais aussitôt qu'il s'approcha, je m'enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte & les fenêtres; de sorte que Migonnet se retira chez les fées très-indigné contre moi.


Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie, & pour l'appaiser, car il étoit redoutable, elles résolurent de l'amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirois, de m'attacher les pieds & les mains, pour me mettre avec lui dans son brûlant charriot, afin qu'il m'emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries que j'avois faites. Elles dirent seulement qu'il falloit songer à les réparer. Perroquet & Toutou restèrent surpris d'une si grande douceur. Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le cœur ne m'annonce rien de bon: mesdames les fées sont d'étranges personnages, & surtout Violente. Je me moquai de ces alarmes, & j'attendis mon cher époux avec mille impatiences: il en avoit trop de me voir pour tarder; je jetai l'échelle de corde, bien résolue de m'en retourner avec lui; il monta légèrement, &[Pg 540] me dit des choses si tendres, que je n'ose encore les rappeler à mon souvenir.

Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes tout-d'un-coup enfoncer les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon, Migonnet les suivoit dans son chariot de feu, & tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi, sans s'effrayer, mit l'épée à la main, & ne songea qu'à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée; car enfin, vous le dirai-je, seigneur? ces barbares créatures poussèrent leur dragon sur lui, & à mes yeux il le dévora.

Désespérée de son malheur & du mien, je me jetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu'il m'engloutît comme il venoit d'engloutir tout ce que j'aimois au monde. Il vouloit bien aussi; mais les fées encore plus cruelles que lui ne le voulurent pas; il faut, s'écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, une prompte mort est trop douce pour cette indigne créature. Elles me touchèrent, je me vis aussitôt sous la figure d'une Chatte Blanche; elles me conduisirent dans ce superbe palais qui étoit à mon père; elles métamorphosèrent tous les seigneurs & toutes les[Pg 541] dames du royaume en chats & en chattes; elles en laissèrent à qui l'on ne voyoit que les mains, & me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère, & que je ne serois délivrée de ma chatonique figure, que par un prince qui ressembleroit parfaitement à l'époux qu'elles m'avoient ravi. C'est vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle, mêmes traits, même air, même son de voix; j'en fus frappée aussitôt que je vous vis; j'étois informée de tout ce qui devoit arriver, & je le suis encore de tout ce qui arrivera; mes peines vont finir. Et les miennes, belle reine, dit le prince, en se jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée? Je vous aime déjà plus que ma vie, seigneur, dit la reine; il faut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses sentimens pour moi, & s'il consentira à ce que vous désirez.

Elle sortit, le prince lui donna sa main, elle monta dans un chariot avec lui: il étoit beaucoup plus magnifique que ceux qu'il avoit eus jusqu'alors. Le reste de l'équipage y répondoit à tel point, que tous les fers des chevaux étoient d'émeraudes, & les cloux, de diamans. Cela ne s'est peut-être jamais vu[Pg 542] que cette fois-là. Je ne dis point les agréables conversations que la reine & le prince avoient ensemble; si elle étoit unique en beauté, elle ne l'étoit pas moins en esprit, & le jeune prince étoit aussi parfait qu'elle; de sorte qu'ils pensoient des choses toutes charmantes.


Lorsqu'ils furent près du château, où les deux frères aînés du prince devoient se trouver, la reine entra dans un petit rocher de crystal, dont toutes les pointes étoient garnies d'or & de rubis. Il y avoit des rideaux tout autour, afin qu'on ne la vît point, & il étoit porté par de jeunes hommes très-bien faits, & superbement vêtus. Le prince demeura dans le charriot, il apperçut ses frères qui se promenoient avec des princesses d'une excellente beauté. Dès qu'ils le reconnurent, ils s'avancèrent pour le recevoir, & lui demandèrent s'il amenoit une maîtresse: il leur dit qu'il avoit été si malheureux, que dans tout son voyage il n'en avoit rencontré que de très-laides, que ce qu'il apportoit de plus rare, c'étoit une petite Chatte Blanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité. Une Chatte, lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notre palais. Le prince répliqua qu'en effet il n'étoit pas sage de vouloir faire[Pg 543] un tel présent à son père; là-dessus chacun prit le chemin de la ville.

Les princes aînés montèrent avec leurs princesses dans des calèches toutes d'or & d'azur, leurs chevaux avoient sur leurs têtes des plumes & des aigrettes; rien n'étoit plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune prince alloit après, & puis le rocher de crystal, que tout le monde regardoit avec admiration.

Les courtisans s'empressèrent de venir dire au roi que les trois princes arrivoient: amènent-ils des belles dames? répliqua le roi. Il est impossible de rien voir qui les surpasse. A cette réponse il parut fâché. Les deux princes s'empressèrent de monter avec leurs merveilleuses princesses. Le roi les reçut très-bien, & ne savoit à laquelle donner le prix; il regarda son cadet, & lui dit: cette fois-ci vous venez donc seul? Votre majesté verra dans ce rocher une petite Chatte Blanche, répliqua le prince, qui miaule si doucement, & qui fait si bien patte de velours, qu'elle lui agréera. Le roi sourit, & fut lui-même pour ouvrir le rocher; mais aussi-tôt qu'il s'approcha, la reine avec un ressort en fit tomber toutes les pièces, & parut comme le soleil qui a été quelque temps enveloppé dans une nue; ses cheveux blonds étoient épars sur ses épaules, ils tomboient[Pg 544] par grosses boucles jusqu'à ses pieds; sa tête étoit ceinte de fleurs, sa robe d'une légère gaze blanche, doublée de taffetas couleur de rose; elle se leva & fit une profonde révérence au roi, qui ne put s'empêcher, dans l'excès de son admiration, de s'écrier: voici l'incomparable, & celle qui mérite ma couronne.

Seigneur, lui dit-elle, je ne luis pas venue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement, je suis née avec six royaumes: permettez que je vous en offre un, & que j'en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vous demande pour toute récompense que votre amitié, & ce jeune prince pour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes. Le roi & toute la cour poussèrent de longs cris de joie & d'étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi-bien que celui des deux princes; de sorte que toute la cour passa plusieurs mois dans les divertissemens & les plaisirs. Chacun ensuite partit pour aller gouverner ses états; la belle Chatte Blanche s'y est immortalisée, autant par ses bontés & ses libéralités, que par son rare mérite & sa beauté.

Ce jeune prince fut heureux,
De trouver en sa Chatte une auguste princesse,
[Pg 545]
Digne de recevoir son encens & ses vœux,
Et prête à partager ses soins & sa tendresse:
Quand deux yeux enchanteurs veulent se faire aimer,
On fait bien peu de résistance,
Surtout quand la reconnoissance
Aide encore à nous enflammer.
Tairai-je cette mère & cette folle envie,
Qui fait à Chatte Blanche éprouver tant d'ennuis:
Pour goûter de funestes fruits!
Au pouvoir d'une fée elle la sacrifie.
Mères, qui possédez des objets pleins d'appas,
Détestez sa conduite, & ne l'imitez pas.

Suite du Gentilhomme Bourgeois

 



Le prieur, en achevant la lecture du conte, jeta les yeux sur la Dandinardière, il vit les siens fermés, & qu'il ne remuoit point; il s'approcha, & criant de toute sa force: mon ami, êtes-vous en ce monde ou dans l'autre? Le petit homme le regarda fixement, & lui dit ensuite: j'étois si charmé de Chatte Blanche, qu'il me sembloit être à la noce, ou ramassant à l'entrée qu'elle fit les fers d'émeraudes & les cloux de diamans de ses chevaux. Vous aimez donc ces sortes de fictions, reprit le prieur? Ce ne sont point des fictions, ajouta la Dandinardière, tout cela est arrivé autrefois, & arriveroit bien encore, sinon que ce n'est plus la mode. Ah! si j'avois été de ce temps-là, ou que cela fût de celui-ci,[Pg 546] j'aurois fait une belle fortune. Sans doute, continua le prieur, que vous auriez épousé quelque fée? Je ne sais, dit le petit homme, elles me semblent trop laides, & si je me marie, je veux que mon cœur y trouve son compte; c'est-à-dire, interrompit le prieur, que vous prendrez une fille de mérite, belle, vertueuse & spirituelle; qu'à l'égard du bien, vous lui ferez grâce, persuadé qu'il est difficile de rencontrer tant de bonnes choses à la fois; allez, je vous en aime mieux, & je serai votre panégyriste à l'avenir. Vous ne voulez pas m'entendre, s'écria la Dandinardière; je prétends, que celle avec qui je me marierai, ait toutes les qualités de corps & d'esprit dont vous venez de parler; mais je prétends aussi qu'elle soit riche, & dans le temps des fées, j'aurois bien trouvé le moyen d'avoir une reine; avec tout cela rien n'étoit plus commode, l'on faisoit tout par trois mots de brelic, breloc, par une baguette, par un vrai rien; au lieu qu'à présent, si l'on est né pauvre, & que l'on veuille s'enrichir, il faut travailler comme des loups, bien souvent même sans réussir.

O tempora, ô mores!

Monsieur le prieur, qu'en dites-vous, con[Pg 547]tinua-t-il, ce latin n'est pas d'un fat? Je vous admire autant, dit le prieur, que vous avez admiré Chatte Blanche; vous êtes merveilleux, & l'on s'instruit toujours avec vous. Ce petit mortel ressentoit une extrême joie de s'attirer des louanges; mais pour en mériter, selon lui, d'éternelles, il vouloit faire un conte à son tour; de sorte qu'il pria le prieur, qu'on fût avertir Alain de l'accident qui lui étoit arrivé, afin qu'il se rendît promptement auprès de lui, le remerciant de la complaisance qu'il avoit eue de lire si long-temps; il feignit d'avoir envie de dormir, pour rester dans l'entière liberté de rêver.

Il rêva en effet, & ce fut beaucoup plus à Virginie qu'aux fées. Quelle sublimité d'esprit, s'écrioit-il! une fille élevée au bord de la mer, qui ne devroit pas avoir plus de génie qu'une sole ou qu'une huître à l'écaille, écrit comme les plus célébres auteurs! J'ai le goût bon; quand j'approuve quelque chose, il faut qu'elle soit excellente: j'approuve Chatte Blanche, donc Chatte Blanche est excellente, & je veux le soutenir contre tout le genre humain. Mon valet Alain, que je ferai armer de pied-en-cap, & qui se battra pour moi, sera le tenant de la barrière: on l'entendoit de l'anti-chambre, qui parloit ainsi,[Pg 548] & qui faisoit tout seul plus de bruit qu'une douzaine de personnes.

On en fut avertir monsieur de Saint Thomas, il eut peur que sa chûte ne lui causât cette espèce de délire. Il vint l'écouter, demeura surpris des disparates qu'il faisoit. Alain arriva; il lui défendit d'entrer dans la chambre de son maître, crainte de le faire parler davantage, & pour le tirer d'inquiétude, on lui dit qu'il viendroit le lendemain. La Dandinardière demeura occupé toute la nuit de l'envie de faire un conte; cela l'empêcha de dormir, il étoit désespéré de n'avoir pas son secrétaire pour le faire écrire: il demanda avant le jour un paysan pour envoyer à son château, parce qu'il vouloit voir Alain à quelque prix que ce fût. On éveilla le baron pour lui dire l'impatience du bourgeois, & sur-le-champ il lui envoya ce fidelle domestique.

Dès qu'il parut, il fit deux ou trois bonds dans son lit, & lui tendant les bras: viens, Alain, s'écria-t-il, viens, mon ami, pour que je te raconte les choses du monde les plus étonnantes. Permettez-moi, dit Alain (tout attendri de lui voir la tête entortillée de linges) que je vous demande comment vous vous portez; cela me paroît plus pressé qu'aucune chose du monde? Je pourrois me porter[Pg 549] mieux, répliqua la Dandinardière; mais, hélas! mon plus grand mal n'est pas celui que tu vois à ma tête. Je suis amoureux, Alain, & c'est le coup le plus adroit que Cupidon ait décoché depuis qu'il s'en mêle. Alain ne répondit rien, il connoissoit aussi peu Cupidon que l'Alcoran, & il eut peur de hasarder une sottise, en voulant dire quelque chose de bon. Tu ne parles point, dit la Dandinardière? Non, Monsieur, j'écoute, répondit Alain: écoutes donc ce qui m'est arrivé. J'ai engagé ma liberté à une jeune princesse. Combien vous a-t-elle donné dessus, interrompit Alain? Crois-tu, grosse bête, s'écria la Dandinardière, qu'il s'agisse d'un habit ou de quelque bijou? Je ne sais ce que je crois, dit le valet; vous me parlez dans des termes qui me sont tout nouveaux; par exemple, où avez-vous pu trouver une princesse dans ce pays-ci, à moins de quelque naufrage, & que la mer l'y ait jetée? Tu raisonnes fort bien, dit le petit bourgeois, les princesses ne foisonnent pas en ce canton; mais celle que j'adore mérite de l'être, & à mon égard, c'est tout comme si elle l'étoit; on l'appelle Virginie, ce nom vient de l'ancienne Rome, & pour l'amour du nom seul, Virginie posséderoit mon cœur.

[Pg 550]

Alain ouvrit les yeux & la bouche, émerveillé de la science de son maître. Il gardoit un silence respectueux, qui donnoit le temps au malade de parler sans relâche; mais faisant réflexion que rien n'avançoit moins le conte qu'il avoit résolu d'écrire, il commanda tout-d'un-coup au bon Alain d'aller chez lui, de mettre tous ses livres dans une ou deux charrettes, & de les lui apporter. Vous allez donc demeurer ici, monsieur, lui dit-il tristement? non, mon ami, répliqua le malade, je n'y resterai qu'autant de temps que je serai incommodé de mes blessures; mais il faut que je fasse un grand ouvrage, & j'ai besoin de feuilleter les meilleurs auteurs: cours promptement, & reviens avec la même diligence.

Alain rencontra le baron, le vicomte & le prieur. Il passa brusquement sans les regarder, & sortit: le baron l'appela plusieurs fois; enfin il revint sur ses pas. Dis-moi, Alain, ou t'envoye ton maître? car ton air affairé me donne de la curiosité. Je vais, monsieur, répondit Alain, querir tous ses livres & toute sa doctrine; il veut écrire la plus belle chose du monde; si vous vouliez lui aider, il en a, je crois, grand besoin; j'en suis persuadé, répliqua le baron; mais demeure ici, il y a assez de livres pour l'occuper agréablement;[Pg 551] oh! je n'ai garde de ne lui pas obéir, dit Alain, il veut quatre fois plus qu'un autre ce qu'il veut, il bat quand il est fâché; ne sais-je pas comme il m'en a pris avec sa querelle d'honneur. Je t'assure, dit le vicomte en l'arrêtant, que tu ne partiras point, que tu ne nous aies raconté pourquoi tu as été battu. Alain aimoit trop à causer pour en perdre une si belle occasion. Il leur apprit comme il l'avoit armé, afin de le faire passer pour lui; & tout ce qu'il lui avoit dit pour l'encourager à l'action héroïque de combattre.

Ces messieurs s'entre-regardoient, bien étonnés des extravagances du petit homme, & des simplicités d'Alain. Ils voulurent inutilement le détourner d'aller querir la bibliothèque de son maître; il leur dit qu'il s'en iroit, quand ce seroit pour jeter tous les livres au fond de la mer, & en effet il les quitta promptement.

En vérité, dit le baron de Saint Thomas à ses deux amis, me conseilleriez-vous de penser sérieusement à la Dandinardière pour une de mes filles? il semble, aux visions qui leur roulent dans la tête, qu'ils sont faits les uns pour les autres; cependant un ménage va bien mal, quand il est gouverné par de tels esprits. Ne vous dégoûtez pas, répondit le vicomte, c'est un homme riche, il est un don[Pg 552] Quichote; mais ces extravagances lui passeront plus aisément, car il n'est pas si brave que lui, & vous voyez que le seul nom de Villeville le fait trembler; il est mal aisé qu'on soutienne long-temps l'air fanfaron, quand on a toujours peur; ajoutez à cela, dit le prieur, que vous pourrez les engager à demeurer avec vous, & que vous les redresserez. J'ai plus sujet de craindre, dit le baron en souriant, qu'ils ne me gâtent le cerveau, que je n'ai lieu d'espérer que mes remontrances raccommoderont les leurs. Voilà ma femme & mes deux filles qui ont chacune leur génie particulier. La Dandinardière, avec elles, achèvera d'extravaguer; n'importe, dit le prieur, il est en fonds d'argent comptant. Je ne vous pardonnerai de ma vie, si vous le laissez échapper; mais à propos, je vais le voir, il faut que je sache ce qu'il veut écrire.

Il monta aussitôt dans sa chambre, & après lui avoir demandé de ses nouvelles; je viens, lui dit-il, vous offrir d'être votre secrétaire aujourd'hui, comme je fus hier votre lecteur. Vous ne pouvez me faire un plus sensible plaisir, s'écria la Dandinardière, en lui tendant les bras; car encore que j'aie Alain, son écriture est si détestable, que nous aurions besoin d'un tiers pour déchiffrer ce qu'il grif[Pg 553]fonne; il a si peu d'esprit, que toutes les belles & bonnes pensées que je lui dis sont perdues, parce qu'il ne les entend point; & comment arranger ce qu'on n'entend pas? Conclusion, dit le prieur, j'ai tout l'air de vous servir de secrétaire, au moins tant que vous serez incommodé. Ah, monsieur, s'écria la Dandinardière! je suis votre serviteur, votre petit valet redevable. Il me suffit que vous soyez mon ami, dit le prieur, en l'interrompant; apprenez-moi de quoi il est question, si vous voulez traiter votre sujet en vers, ou bien en prose. Cela m'est égal, répliqua notre Bourgeois, pourvu que je fasse un conte, pour convaincre Virginie que je n'ai guères moins d'esprit qu'elle; tout ce qui me chagrine, c'est que je n'ai jamais vu de Fées, & que je ne sais pas même où elles demeurent. Il ne faut point vous en embarrasser, dit le prieur, je suis tout propre à vous aider: & sans vous creuser la tête, en voici un dans ma poche que je viens de finir, & que personne au monde n'a vu. Ah, monsieur, s'écria la Dandinardière! si vous le voulez vendre, avec serment de ne vous en vanter jamais, & de m'en laisser l'honneur tout entier, je vous en donnerai volontiers quatre louis; c'est trop peu, répliqua le prieur, il vaut mieux qu'il ne[Pg 554] vous en coûte rien. En même temps il lui montre un gros cahier, dont la Dandinardière fut si charmé, qu'il vouloit sortir de son lit pour se jeter à ses pieds. Ce qui le ravissoit davantage, c'étoit le bon marché qu'il lui faisoit d'une chose qui, à son gré, n'avoit point de prix.

Il faut savoir que ce conte étoit un pur larcin que le prieur avoit fait dans la chambre de mesdemoiselles de Saint Thomas; elles ne s'en étoient pas même apperçues, parce qu'elles écrivoient tant, que la plupart de ces petits ouvrages étoient négligés avant d'être finis. Il n'eut garde de faire cette confidence à la Dandinardière, il ne voulut pas perdre le mérite de sa libéralité, & il imagina quelque chose d'assez plaisant sur la contestation qui naîtroit entre le véritable auteur du conte & le plagiaire: dans l'impatience où il le voyoit d'en entendre la lecture, il ne tarda pas à la commencer.

Fin du troisième Volume.


TABLE DES CONTES du Tome Troisième

 

[Pg 555]



TABLE
DES CONTES
du Tome Troisième.

Contes des Fées, par madame la comtesse d'Aulnoy.

Fortunée,Page 5
Suite de Ponce de Léon,23
Babiole,58
Don Fernand de Tolede,105
Le Nain Jaune,117
Suite de Don Fernand de Tolede,154
Serpentin Vert,174
Suite de Don Fernand de Tolede,227
La Princesse Carpillon,244
La Grenouille Bienfaisante,327
La Biche au bois,369
Le nouveau Gentilhomme Bourgeois,433
La Chatte blanche,478
Suite du Gentilhomme Bourgeois,545

Fin de la Table du Tome troisième.


TABLE DES ILLUSTRATIONS du Tome Troisième

 



TABLE
DES ILLUSTRATIONS
du Tome Troisième.


FortunéeVotre Mère m'aporta pour toute dot, deux Escabelles et une Paillasse, les voila, avec ma Poule, un Pot d'Œillets, et un jonc d'Argent.
Serpentin VertBarbare, est-ce là la récompense de tant d'Amour?
La Biche au boisQuelque respect que j'aie pour vous Madame permettez-moi de m'opposer au larcin que vous voulez me faire

Fin de la Table des illustrations du Tome troisième.


[Fin de le Cabinet des Fées tome 3 par Charles-Joseph de Mayer]