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Title: Grandeurs et Misères d'une Victoire

Date of first publication: 1930

Author: Georges Clemenceau (1841-1929)

Date first posted: Nov. 15, 2016

Date last updated: Nov. 15, 2016

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Il a été tiré de cet ouvrage:

104 exemplaires sur papier de Chine, dont 100 numérotes de 1 à 100, et 4 hors commerce, marqués H. C.;
258 exemplaires sur papier des manufactures impériales du Japon, dont 250 numérotés de 101 à 350, et 8 hors commerce, marqués H. C.;
503 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, dont 500 numérotés de 351 à 850, et 3 hors commerce, marqués H. C.;
1 803 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, à Voiron dont 1 800 numérotés de 851 à 2 650, et 3 hors commerce, marqués H. C.

L’édition originale a été tirée sur papier vélin du Marais.


GRANDEURS  ET  MISÈRES

D’UNE  VICTOIRE


DU MÊME AUTEUR

A LA MÈME LIBRAIRIE:

Au Soir de la pensée. Deux volumes in-8º 24e édition.
Démosthène. Un volume de la Collection Nobles vies-Grandes œuvres.
Claude Monet. Un volume de la Collection Nobles vies-Grandes œuvres.
Démosthène. Édition de luxe, illustrée de 14 hors-texte par Antoine Bourdelle gravés sur bois par J.-L. Perrichon, et tirée à 194 exemplaires, dont 14 sur Japon de la manufacture impériale de Tokio, et 180 exemplaires sur vélin du Marais.

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1930.


FAC-SIMILÉ D’UNE PAGE DU MANUSCRIT DE «GRANDEURS ET MISÈRES D’UNE VICTOIRE».


GEORGES  CLEMENCEAU

 


 

GRANDEURS

ET  MISÈRES

D’UNE  VICTOIRE

 

 

 

PARIS

LIBRAIRIE PLON

LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT

IMPRIMEURS-ÉDITEURS—8, RUE GARANCIÈRE, 6e


Tous droits réservés


Copyright 1930 by Librairie Plon.

 

Droits de reproduction et de traduction réservés

pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.


ENVOI


Le Parthe, au galop de sa fuite, décochait encore un trait derrière lui. Au moment de s’engouffrer dans la nuit funèbre, le maréchal Foch paraît avoir laissé tout un lot de flèches perdues, à l’arc incertain d’un sagittaire improvisé.

L’heure actuelle n’est pas aux suggestions du silence. Ce ne sont de toutes parts que parleurs parlant d’inutiles paroles dont le bruit charme peut-être des foules au tympan crevé. Peut-être est-ce pour cela que j’ai cédé moi-même à l’entraînement universel, avec l’excuse d’empêcher que l’absence de réponse ne parût une confirmation. Non que cela m’importe autant qu’on pourrait croire. Quand on a mis dans l’action tout l’intérêt de la vie, on ne s’arrête guère aux superfluités.

Lorsque j’ai vu ce dévergondage d’«histoires de troupiers» où, dans l’intimité de la caserne, le soldat cherche inconsciemment une revanche de conflits hiérarchiques qui ne se sont pas toujours clos à son avantage, j’aurais peut-être été capable de renoncer à mon devoir si le souffle des grands jours n’avait magiquement ranimé la vieille flamme, toujours brûlante, des émotions d’autrefois.

Quoi! Monsieur le Maréchal, vous êtes si réfractaire aux frissons des plus belles heures qu’il vous a fallu dix ans de méditations refroidies pour vous dresser contre moi sans autre cause qu’une rétrospectivité de grognements militaires! Encore avez-vous envoyé sur le terrain un autre à votre place—ce qui ne se fait pas. Redoutiez-vous donc à ce point la riposte? Ou bien avez-vous pensé que si je mourais avant vous, comme il était probable, je serais resté, post mortem, sous le poids de vos accusations? Monsieur le Maréchal, cela n’aurait pas été d’un soldat.

Voyons, Foch! Foch! mon bon Foch! Vous avez donc tout oublié? Moi, je vous vois tout flambant de cette voix autoritaire qui n’était pas le moindre de vos accomplissements. On n’était pas toujours du même avis. Mais un trait d’offensive s’achevait plaisamment, et, l’heure du thé venue, vous me poussiez du coude, avec ces mots dépourvus de toute stratégie:

—Allons! Venez à l’abreuvoir.

Oui! On riait quelquefois. On ne rit pas souvent aujourd’hui. Qui m’aurait dit que, pour nous, c’était une manière de bon temps? On vivait au pire de la tourmente. On n’avait pas toujours le loisir de grogner. Ou, s’il y avait des grognements quelquefois, ils s’éteignaient à la grille de «l’abreuvoir». On rageait, mais on espérait, on voulait tout ensemble. L’ennemi était là qui nous faisait amis. Foch, il y est encore. Et c’est pourquoi je vous en veux d’avoir placé votre pétard à retardement aux portes de l’histoire pour me mettre des écorchures dans le dos—ce qui est une injure au temps passé.

Je suis sûr que vous ne vous êtes plus souvenu de ma parole d’adieu. C’était à l’Hôtel de Ville de Paris, au sujet d’une plaque commémorative où il était dit que nous étions jusqu’à trois pour avoir bien mérité de la patrie—criante injustice pour tant d’autres. A la sortie, je vous mis amicalement la main sur la poitrine, et, frappant le cœur sous l’uniforme, je vous dis:

—A travers tout, il y a du bon là.

Vous n’avez pas trouvé de réponse, et je ne devais plus vous revoir jusqu’à votre lit mortuaire. Quelle faute pour votre mémoire, d’avoir eu besoin de tant d’années pour m’adresser de puériles récriminations par la voie d’un intermédiaire qui, quel qu’il soit, n’a pas connu de la guerre ce que nous en avons vécu!

Pis encore. Quand je suis allé en Amérique pour défendre la France, accusée de militarisme, vous avez laissé publier sous votre nom, contre moi, par le New York Tribune, un interview bassement injurieux que votre Mémorialiste n’a pas osé imprimer et que je mettrai sous les yeux du lecteur à côté de la lettre où vous m’exprimiez une gratitude surabondante pour avoir reçu de moi votre bâton de maréchal. Le pays nous jugera.

Je suis ce que j’étais. Qualités et défauts, tout au service de la patrie, dans le désintéressement des honneurs, des grades dûment rentés qui font poids aux balances du succès. Personne qui eût le pouvoir de m’attribuer des récompenses. C’est une force de n’attendre rien que de soi.

Vous avez la Marne, l’Yser et Doullens, et, sans doute, d’autres actions encore. Je vous ai pardonné votre flagrante désobéissance, qui, sous un autre que moi, aurait mis fin à votre carrière militaire. Je vous ai sauvé du Parlement dans la mauvaise affaire du Chemin des Dames, qui n’est pas encore éclaircie. Si j’étais demeuré à mon banc, où seriez-vous aujourd’hui?

Pourtant, au faîte des honneurs, sous le silence de dix années, attendre que vous ayez disparu de la scène pour me faire lancer de votre fenêtre des cailloux du chemin, je vous le dis avec franchise, cela n’est pas à votre gloire. Tout autre mon sentiment quand j’allai me recueillir devant votre couche funèbre. Pourquoi faut-il que vous ayez, vous-même, porté la main, sans trace d’une provocation, sur votre renommée?

C’en est assez pour entrée en matière. On ne me contestera pas le droit ni même le devoir de répondre à un questionneur qui commence par s’installer dans une attitude de carence. J’avais et j’ai encore des provisions de silence au service de ma patrie. Mais puisque l’on ne manquerait pas d’imputer ma modération à défaillance, je ne puis demeurer sans paroles. Vous m’appelez. Me voici.


GRANDEURS ET MISÈRES

D’UNE VICTOIRE


CHAPITRE PREMIER

ENTRÉE EN MATIÈRE

Ambitions et défaillances, c’est de l’humanité de tous les temps.

Mes relations avec le général Foch sont antérieures à la guerre qui nous réunit, si différents, dans une action commune au service de la patrie. Les journaux ont raconté comment je le nommai commandant de l’École de guerre, m’en référant à ses capacités présumées, sans faire état de ses relations avec la congrégation de Jésus. Le hasard veut que les choses se soient à peu près passées comme on les raconte. Ce n’est pas l’ordinaire. Je confirme donc l’échange des deux propos:

—J’ai un frère Jésuite.

—Je m’en f...

J’aurais pu faire choix d’une expression plus réservée. Mais mon interlocuteur était un soldat, et je tenais à être compris. A défaut d’autres mérites, ma parole avait l’avantage d’être claire. Cela pouvait suffire. Le général Picquart, ministre de la Guerre, m’avait recommandé très chaudement le général Foch pour la mise en œuvre d’un cours de stratégie qui était à créer. Je ne demandai rien de plus. Si les rôles s’étaient trouvés intervertis, je ne suis pas sûr que tel ou tel de mes adversaires eût été capable de suivre mon exemple[1].

Je ne me réclame naturellement d’aucun mérite particulier pour un acte si simple de patriotisme français. J’appartenais à la génération qui avait vu perdre l’Alsace-Lorraine, et je ne pouvais m’en consoler. Je rappelle, à ce propos, avec un innocent orgueil, qu’en 1908 j’ai tenu tête à l’Allemagne dans l’affaire de Casablanca, et que le gouvernement de Guillaume II, après nous avoir demandé des excuses, dut à ma tranquille résistance d’avoir à se contenter d’un simple arbitrage, comme dans n’importe quel litige. Nous n’en étions pas encore à l’humiliante cession d’une partie arbitraire de notre Congo à l’Allemagne par M. Caillaux et par M. Poincaré, son successeur.

Je ne cache pas qu’il y eut pour moi une ou deux nuits d’un sommeil inquiet. J’encourais un redoutable risque. Les faibles, qui sont généralement le nombre, en eussent été quittes pour me désavouer. Cependant, l’honneur de mon pays demeura sauf entre mes mains.

Si j’eus des relations avec le général Foch, depuis ces jours lointains jusqu’à la guerre, je n’en ai pas gardé le souvenir. Il n’était pas dans la politique et n’avait aucun besoin de moi.

A Bordeaux, après la bataille de la Marne, je reçus une lettre de mon frère Albert, qui s’était engagé et que le général Foch, qui ne le connaissait pas, avait mandé pour cette confidence: «La guerre est maintenant virtuellement terminée.» C’était peut-être aller un peu vite en besogne. Personne, sans doute, ne le sentit mieux que le général lui-même quand il eut en mains la responsabilité militaire. Mais l’heureuse prédiction n’en a pas moins été confirmée par les événements. Elle fait honneur à la vivacité d’intuition du soldat.

Mes dispositions, à l’égard du chef militaire qui voulait déjà tenir pour achevée, la belle réaction victorieuse, ne pouvaient être meilleures. Je ne fus donc pas trop surpris quand, en de mauvais jours—fin 1914—où ma tâche ingrate me confinait dans une sévère opposition,—je reçus du général Foch, toujours par l’entremise de mon frère, la demande d’une entrevue particulière, à la préfecture de Beauvais, alors occupée par mon ami M. Raux, plus tard préfet de police.

Dans ma naïveté, j’avais cru qu’une importante révélation allait justifier cette démarche inattendue. J’arrivai donc tout chaud, pour me trouver de glace quand je découvris qu’il s’agissait simplement d’être interrogé, en temps de guerre, par un chef d’armée, sur les dispositions plus ou moins favorables du monde politique à propos d’un remaniement du haut commandement qui intéressait d’une façon personnelle mon interlocuteur[2].

Mon attitude générale fut d’une aimable réserve. J’acceptais assurément de faire confiance aux capacités professionnelles de l’ancien professeur de stratégie à l’École supérieure de guerre, mais je n’en regrettais pas moins la préoccupation d’intérêt purement personnel. Je revins donc plutôt désappointé. Ainsi finit, sans avoir commencé, ce colloque mystérieux.

Plus tard, en 1916, une autre surprise m’attendait. Ne voilà-t-il pas que m’arrive mon collègue parlementaire, M. Meunier-Surcouf, officier d’ordonnance du général Foch, m’apportant le buste (simili terre cuite) de son chef avec les compliments de celui-ci. J’en demeurai bouche bée. Qu’attendait-on de moi par de tels procédés? Interrogé à ce sujet, M. Meunier-Surcouf me déclara qu’un sculpteur avait été mandé au quartier général pour recevoir l’ordre de débiter, d’après un grand modèle, quinze pièces de réduction destinées à divers personnages supposés influents. L’opération était d’envergure. Cela peut faire sourire. Il demeure qu’une telle démarche devait paraître étrange au plus fort d’une guerre où la vie même de la France était engagée. J’avais entendu dire que les rois envoyaient leur photographie aux visiteurs dont ils étaient satisfaits. Le général Foch poussait jusqu’au buste, et je puis assurer que, pour un homme qui ne conspire ni avec les militaires, ni avec les civils, c’était un objet fort embarrassant.

Plus explicite que son chef, l’officier d’ordonnance ne me cacha pas qu’il était d’avis de mettre le général Foch à la tête des armées françaises. J’étais loin d’y être opposé. M. Meunier-Surcouf multiplia ses visites pour me confirmer dans ses vues. De son cahier de notes, il a bien voulu extraire un compte-rendu dont je citerai quelques passages:

«Il était 10 heures du matin quand le 15 avril 1916 je me présentai chez M. Clemenceau, à son domicile de la rue Franklin; je n’avais jamais eu l’occasion de l’approcher.

«Qu’est-ce qui m’incitait à lui rendre visite?

«C’est qu’à travers la polémique parfois violente de l’Homme enchaîné, on devinait en lui un amour indiscutable de la France et un désir absolu de la victoire.

«—Je suis vieux, me dit-il, je ne tiens pas à la vie, mais j’ai juré que ma vieille carcasse tiendrait jusqu’à la victoire complète, car nous l’aurons, la victoire, monsieur Charles Meunier, nous l’aurons.»

«A mon tour, je mis mon interlocuteur au courant de la situation militaire telle qu’elle m’apparaissait par l’appréciation des faits...

«—Je n’ai vu, lui dis-je, autour de moi, qu’un seul général qui croie absolument à notre victoire militaire, c’est le général Foch. Comme, à cette foi nécessaire, il joint les qualités qui font de lui un des premiers dans son métier, il me paraît désigné pour conduire nos armées, et le gouvernement trouvera en lui l’appui le plus sûr et aussi le plus loyal dans les mois difficiles qui viennent.

«Je ne veux pas que vous puissiez croire que j’en parle comme un officier dévoué, en ami qui s’est attaché à lui pendant dix-huit mois qu’il a été à ses côtés. Je veux m’appuyer sur des faits.

«Et je lui fis, à ma manière, l’historique de la manœuvre de la bataille de la Marne (lorsque Foch commandait la 9e armée), à laquelle j’avais assisté comme officier dans un groupe d’artillerie de la 60e division de réserve et de la «course à la mer» qui se termina par l’arrêt de l’offensive allemande dans le Nord le 15 novembre 1914.

«Il y avait dans ces deux actions des révélations de qualités d’offensive, d’utilisation et d’économie des réserves d’énergie morale, et même de diplomatie telles, que l’on pouvait affirmer que, si nombre de nos généraux avaient d’excellentes qualités, le général Foch paraissait être d’une classe supérieure.

«D’ailleurs, ajoutai-je, venez le voir. Vous êtes venu deux fois de nos côtés—je vous ai aperçu—sans vous arrêter à notre Q. G. Je crois fermement que si vous êtes ensemble, vous à l’intérieur, et lui à l’armée, nous serons dans les meilleures conditions pour obtenir le succès final.

«Les qualités d’offensive du général le rendent capable de gagner la victoire, mais il peut perdre une bataille; il est indispensable qu’il ait près de lui quelqu’un qui puisse le couvrir, le soutenir alors devant les Chambres[3], devant le pays dont vous connaissez la sensibilité, et je pense que vous êtes l’homme qu’il faut pour cela. Il est temps, monsieur le Président, que vous vous mettiez d’accord.»

J’avoue que la distribution des bustes m’inspirait certaines hésitations sur le candidat au poste de commandant en chef. Le souvenir du général Boulanger...?

En me quittant, l’officier d’ordonnance du général Foch me dit:

—C’est bien promis, n’est-ce pas?

—Je n’ai à faire de promesse à qui que ce soit, répondis-je. Mais je suis bien disposé. D’ailleurs, je ne serai pas consulté.

Le temps passa. Surprise! Un matin, fin 1916, je vois entrer chez moi le général Foch lui-même, fortement ému:

—J’arrive tout droit de mon quartier général, me dit-il, où je viens de recevoir la visite du général Joffre. Voici le discours qu’il m’a tenu:

—«Je suis un malheureux. Je viens m’excuser auprès de vous d’une mauvaise action que j’ai commise. M. Poincaré m’a fait appeler et m’a donné l’ordre de vous limoger. Je n’aurais jamais dû consentir. J’ai cédé. Je viens vous en demander pardon.»

Et le général Foch de conclure:

—Et moi, je viens vous demander un conseil. A votre avis, que dois-je faire?

De la cause du désastre, pas un mot. C’était mauvais signe. Je m’abstins d’interroger. C’était pourtant le point capital de l’affaire. Mais je crus devoir ménager les nerfs du général enlevé à ses soldats.

—Mon cher ami, répondis-je, votre devoir est tout tracé. Des compétitions, que j’ignore, peuvent avoir causé cette disgrâce momentanée. On ne peut pas se passer de vous. Point de tapage. Obéissez sans récriminations. Rentrez tranquillement chez vous. Tenez-vous coi. Avant quinze jours, peut-être vous aura-t-on rappelé.

Mes prévisions furent largement dépassées puisque le général demeura limogé pendant plusieurs mois.

Plusieurs mois de méditation, c’est beaucoup pour un vaillant soldat qui voit les camarades tomber devant lui sur le champ de bataille. Foch supporta l’épreuve sans parler. C’est un accomplissement que j’apprécie.

Au cours des années suivantes, je racontai cette histoire à M. Poincaré qui haussa les épaules en riant, avec cette seule remarque:

—Ces généraux! Ils sont toujours les mêmes!

Je n’en fus pas beaucoup plus éclairé.

En novembre 1917, je trouvai le général Foch à Paris, chef d’État-Major général, n’exerçant, en somme, aucun commandement actif. J’avais attendu de lui, au rapport de Picquart, une éclatante manifestation de talents militaires. Peut-être le dernier mot n’était-il pas dit.

M. Poincaré et le maréchal Joffre connaissent, sans aucun doute, tous les détails de cette histoire. On a parlé d’une intrigue conduite par un général politicien qui se portait ouvertement comme concurrent de Foch, et rendait alors de fréquentes visites à l’Élysée. M. Painlevé a écrit que Foch fut relevé de son commandement par Joffre, pour des causes purement militaires. De son côté, le commandant Bugnet déclare expressément qu’il s’agissait de l’offensive de la Somme, insuccès caractérisé, qu’on voulut nous donner, plus tard, comme une simple tentative pour «soulager Verdun». Dépourvue de moyens de transport pour exploiter la percée, l’offensive de la Somme se présente comme une opération manquée. Certains chefs, après coup, ont trop souvent une explication toute prête pour justifier un insuccès. Ainsi est-il aisé de se tirer d’embarras à bon compte. On ne s’étonnera pas que ceux qui avaient prétendu dégager Verdun ne s’en trouvèrent pas moins tenus de limoger Foch «pour l’exemple». Cette affaire s’éclaircira quelque jour. Mais pour que M. Poincaré, très soucieux des responsabilités, ait écarté du combat le soldat de la Marne et de l’Yser, on peut croire qu’il avait fallu de graves raisons. Ils ont fini tous deux par se comprendre. L’histoire n’en sera pas étonnée.

Pour moi, dès mon arrivée au ministère, je repris naturellement mes bons rapports avec le nouveau chef. J’escomptais toujours l’effet de ses talents stratégiques. Quant à lui, avec ou sans buste, il avait succédé à son ancien rival dans la familiarité du chef de l’État. Chacun jouait désormais sa partie sur la carte de confiance réciproque qui lui paraissait la plus sûre.

Avant de pousser plus loin, je tiens à déclarer expressément que ce livre ne doit pas être considéré comme un cahier de mémoires. On m’a mis en demeure de répondre sur certains points, je réponds, mais sans me dégager des considérations d’ensemble qui s’imposent en pareil sujet. Pendant plus de dix ans, il ne m’en a pas coûté de garder le silence, malgré les attaques qui ne m’ont pas été ménagées, et ce n’est certes pas la crainte du débat qui m’a retenu.

J’avais simplement considéré que, dans la situation redoutable faite à notre pays, une extrême réserve m’était commandée—et jusqu’au dernier mot de ce livre, je regretterai de m’en être départi. Après l’effroyable saignée que la France a subie, il apparaît qu’elle a réagi moins virilement dans la paix qu’aux grands jours de l’épreuve militaire. Ses «gouvernants», tous à peu près de même mesure, semblent avoir ignoré qu’il ne faut pas moins de résolution pour vivre la paix que la guerre. Peut-être, à certaines heures en faudrait-il davantage. Quelques-uns le savent qui parlent l’action au lieu de l’engager. Que ce soit au gouvernement, au Parlement, ou dans l’opinion publique, je ne vois partout que défaillance et fléchissement.

Nos alliés, désalliés, y ont puissamment concouru et nous ne les avons pas découragés. L’Angleterre, sous des apparences diverses, est retournée à sa vieille politique de discorde continentale, et l’Amérique, prodigieusement enrichie par la guerre, nous présente un bilan de maison de commerce qui fait plus d’honneur à ses appétits qu’à sa fierté.

Toute à ses efforts de reconstitution économique, hélas! trop justifiés, la France cherche, dans les cimetières de la politique, des restes de vie humaine pour figurer des fantômes de ce qui a été. L’élan n’y est plus. Homme fini moi-même, me voilà aux prises avec un soldat du temps passé qui suscite contre moi des arguments à la portée des simples, quand j’avais doucement changé d’atelier pour finir mes jours dans la philosophie.

Beaucoup moins sage, après dix ans de réflexion, il s’avise de me lancer une vieille cartouche d’offensive retardée, en s’épargnant, par un cas prémédité de carence, le souci d’une riposte inévitable. En bon stratège, il assurait ainsi ses derrières pour donner libre cours contre moi à de vieilles rancunes des plus caractérisées. Pour quiconque n’est candidat qu’au repos, cela n’a pas d’importance, mais, pour un chef de combat, laisser dormir sa bataille pendant dix ans, puis charger un passant de l’évoquer, ce n’est ni d’une âme sûre d’elle-même, ni d’un cœur un peu haut placé.


A propos d’une candidature universitaire, dans une circonstance moins grave mais encore délicate, je fixai mon choix, de la même façon, sur M. Brunetière, bien qu’il fût l’adversaire de mes idées, parce qu’il me parut le plus qualifié. Je mets une fierté dans cette sorte d’achèvement qui procède d’une entière confiance dans le filtrage ultime de la vérité par le libre jeu de l’esprit humain.

Une suite de lieux communs sur la guerre, sur nos chances de succès, sur ce qu’on pourrait tenter. Mon interlocuteur me parut court d’idées.

C’est moi qui souligne. M. Meunier-Surcouf prévoyait le Chemin des Dames.


CHAPITRE II

L’UNITÉ DU COMMANDEMENT

Sur quoi me suis-je fondé pour appeler le général Foch au commandement suprême? Les notes du général Mordacq me permettent de suivre les batailles du futur chef des Alliés:

«Après les combats de Lorraine, le 29 août 1914, le général Foch quitte le commandement du 20e corps d’armée pour prendre celui d’un détachement d’armée destiné à couvrir plus efficacement la gauche de la 4e armée et à réaliser la soudure de celle-ci avec la 5e.

«Ce détachement deviendra bientôt la 9e armée, à la tête de laquelle le général Foch va prendre une large part à la bataille de la Marne.

«Le général Joffre, estimant «la situation stratégique excellente et conforme au dispositif recherché», prescrit, le 4 septembre au soir, de reprendre l’offensive le 6 au matin et de concentrer sur la 1re armée allemande les efforts des armées alliées de gauche.

«Le 6 septembre, déclenchement général de l’attaque. La 9e armée est au centre. C’est là précisément que les Allemands portent leur principal effort. En réponse à la manœuvre de l’armée Maunoury sur la droite allemande, de Moltke fait donner à fond l’armée de Bülow qui comprend la garde et les meilleures troupes de l’Allemagne, sur le centre français et, par conséquent, sur la 9e armée.

«Cette armée est arrêtée, dans son offensive. Il lui est impossible d’atteindre son objectif: la région au nord des marais de Saint-Gond. En fin de journée, elle en borde péniblement les débouchés du sud.

«La gauche, violemment attaquée, livre des combats acharnés à Mondement (division marocaine). La 42e division parvient à rejeter la garde dans les marais de Saint-Gond. Le 11e corps d’armée qui tient la droite résiste péniblement aux attaques allemandes[4].

«9 septembre.—La situation devient grave: la garde prussienne enlève Fère-Champenoise, les 9e et 11e corps reculent. Le général Foch, sans se laisser troubler par cette situation, rend compte au G. Q. G. et conclut: «J’ordonne à nouveau de reprendre l’offensive[5]

«Et, en effet, renforcé du 10e corps d’armée, il lance une nouvelle contre-attaque sur Fère-Champenoise.

«10 septembre.—Il reprend l’offensive sur tout son front: après des combats acharnés, Fère-Champenoise est reprise. Les Allemands dans la soirée battent en retraite et sont refoulés au nord des marais de Saint-Gond.

«11 septembre.—La poursuite commence, facilitée par un corps de cavalerie (général de l’Espée) que le général Joffre met à la disposition du général Foch. On se dirige sur la Marne que la 9e armée aborde le 12 septembre entre Épernay et Châlons. On fait de nombreux prisonniers; on capture des vivres et des munitions en quantité considérable.

«Le haut commandement allemand avait donné l’ordre de retraite générale le 10 septembre au soir.

Après la bataille de la Marne, l’État-Major allemand avait aussitôt préparé une nouvelle manœuvre d’enveloppement contre l’aile gauche française. Le haut commandement français, de son côté, cherchait à envelopper la droite allemande, d’où les batailles de Picardie et d’Artois, et la «course à la mer».

Dans les premiers jours d’octobre 1914, la situation pour les Alliés est grave: Lille menacée par la cavalerie allemande, la Flandre ouverte, toutes les forces ennemies remontent de plus en plus vers le nord, et menacent de crever le front d’un moment à l’autre.

C’est alors que le général Joffre, le 4 octobre, confie au général Foch (dont la 9e armée est dissoute) la mission de coordonner toutes les forces engagées entre l’Oise et la mer: armées de Castelnau et de Maud’huy, groupe de divisions territoriales du général Brugère, troupes de la place de Dunkerque.

En même temps l’armée anglaise est transportée dans les Flandres (région d’Hazebrouck-Ypres).

«9 octobre.—La place d’Anvers capitule, l’armée belge de campagne qui y était investie peut gagner la côte, et, le 11 octobre, vient occuper la région entre Ypres et la mer. Le roi Albert fait connaître qu’il sera heureux de se prêter entièrement à la coordination que le général Foch avait mission d’établir entre les efforts de tous.

 

«Plan allemand.—Après la chute d’Anvers, les Allemands, poursuivant leur plan primitif, vont essayer de tourner le dispositif allié en allant au besoin jusqu’à la mer, et prennent pour objectifs: Dunkerque, Boulogne, Calais.

«A la marche sur Paris succède—comme l’annonce la presse allemande—la marche sur Calais. Pour atteindre leur but, les Allemands ne concentrent pas moins de 600 000 hommes en Belgique et dans les Flandres.

Les Français, informés de cette énorme manœuvre, appellent en Belgique toutes leurs réserves disponibles.

«20 octobre.—Le transport de l’armée anglaise s’est effectué dans de bonnes conditions. Elle est complètement groupée dans la région d’Ypres.

«L’armée belge organise la ligne de l’Yser.

«Tous ces mouvements des armées belge et anglaise ont été couverts par les deux corps de cavalerie française.

«On peut donc dire que le 20 octobre la «course à la mer» est terminée, la barrière est établie. Il reste à la maintenir, c’est ce qui donnera lieu à la bataille de l’Yser.

«21 octobre.—La situation des Alliés est la suivante:

«A droite, les Anglais (3 corps d’armée).

«Au centre, les Français (3 divisions, les fusiliers marins, une brigade belge).

«A gauche, les Belges (6 divisions).

«A l’extrême gauche, la 42e division française.

«En face de quoi les Allemands disposaient:

«1o de la IVe armée: 6 corps d’armée;

«2o De la VIe armée: 5 corps d’armée.

«22 octobre.—Pour déjouer le plan allemand, le général Foch, d’accord avec le maréchal French et le roi Albert, donne l’ordre d’attaquer. La bataille de l’Yser commence.

«Au nord, les Belges et les Français attaquent vigoureusement, mais une violente contre-attaque allemande, appuyée par une artillerie lourde formidable, arrête net leur offensive, et bientôt il faut recourir à l’inondation pour endiguer la ruée allemande. On ouvre les écluses de Nieuport et l’eau envahit toute la vallée de l’Yser entre Nieuport et Dixmude.

«Le 30 octobre, les Allemands se lancent néanmoins encore à l’assaut, mais ils sont arrêtés et, le 2 novembre, ils sont obligés de repasser l’Yser après avoir abandonné une partie de leur artillerie.

«Au sud, dans la région d’Ypres, les Anglais, le 23 octobre, ont pris à leur tour l’offensive dans la direction générale de Courtrai. Du 23 au 28 octobre, elle se déroule dans d’excellentes conditions. Mais à cette date les Allemands, avec six corps d’armée, contre-attaquent vigoureusement et enfoncent le front anglais.

«C’est alors que le général Foch met à la disposition du maréchal French la valeur de trois corps d’armée français. Les Allemands attaquent de nouveau en force et obligent les Alliés à reculer. Le maréchal French, à ce moment, prépare son repli à l’ouest d’Ypres. Le général Foch parvient à lui faire abandonner ce projet—acte capital qui décida du succès. Les Alliés contre-attaquent et arrêtent les Allemands.

«Du 1er au 6 novembre, la bataille fait rage sur tout le front; mais malgré les efforts surhumains des Allemands, ils n’arrivent pas à percer. On continue à se battre; toutefois on peut dire que le 15 novembre la grande bataille de l’Yser est terminée. Les Allemands n’ont pu passer et atteindre la mer—leur objectif. Leurs pertes sont énormes. La garde est décimée, et plus de 250 000 hommes à terre. Du côté des Alliés elles sont aussi considérables. De part et d’autre on est épuisé, mais on s’organise.

«Cette immense bataille de l’Yser était la conclusion de «la course à la mer». Les Allemands, après avoir essayé—sans succès—de tourner la gauche des Alliés, avaient ensuite entrepris cette marche nach Calais qui pouvait, en effet, au point de vue stratégique, leur procurer des résultats considérables. Le 15 novembre 1914, ils sont obligés d’y renoncer. Cette bataille d’Ypres, si elle ne fut pas une victoire des Alliés, trop décimés pour l’exploiter, fut, bel et bien, pour les Allemands, une défaite caractérisée.

«Le succès était nettement dû au général Foch qui, sans titre officiel, avait su imposer sa volonté aux Alliés, dans la conduite des opérations, par son énergie, sa ténacité, son inaltérable confiance. En résumé, c’est lui qui, de tous points, dirigea la gigantesque bataille de l’Yser—et lui qui la gagna. Si elle avait été perdue, c’est lui qui en aurait porté la responsabilité.»

Je n’ai pas à faire apparaître ici les sombres réalités de notre situation militaire d’avant guerre. On sait que le premier effet de notre impréparation fut d’ouvrir le territoire français à l’ennemi. Personne ne s’est présenté jusqu’ici pour prendre la responsabilité de notre manque d’artillerie lourde à tir rapide, ainsi que de la scandaleuse insuffisance de nos mitrailleuses, fautes si graves que, sans les réactions de la Marne, de la frontière à Paris, notre territoire, se trouvait emporté. Si beau qu’il fût, le redressement de la défaite ne pouvait épuiser l’élan de l’offensive ennemie. Le résultat de la première bataille fut de décider que la guerre poursuivrait son cours en territoire français où les armées allemandes se mirent à organiser le ravage systématique de nos villes industrielles et de nos campagnes, avec l’asservissement des populations.

Qui donc est responsable de cette faute initiale? Ne peut-on nous le dire, ou, tout au moins, feindre de le chercher? Si jamais l’historien s’avise de poser timidement cette question, j’en profiterai pour lui en poser une autre. Était-il interdit de prévoir que l’Allemagne ferait faillite à sa propre signature en violant la neutralité belge? Qu’est-ce donc qui pouvait l’empêcher de prendre à cet effet certaines dispositions militaires? Qui donc ne connaissait l’état d’esprit allemand? Qui donc pouvait croire qu’un obstacle moral était de nature à arrêter hommes ou chefs, un seul moment? J’ai eu sous les yeux l’ouvrage du colonel Foch sur les principes de la guerre. J’ai vu avec effroi qu’il n’y était pas dit un mot de la question de l’armement. Une métaphysique de la guerre! Il n’est cependant pas indifférent de savoir si l’attaque de la catapulte ou du canon à tir rapide peut nous mettre dans le cas de varier nos moyens de défense. Des questions de cet ordre valent cependant qu’on s’y arrête.

Quelle différence des états d’âme de l’un et de l’autre côté du Rhin! En Allemagne, tous les excès d’autorité pour machiner l’homme en vue de la plus violente offensive. Chez nous, toutes les dissociations de l’indolence, et le repos sur de grands mots.

Les lettres échangées entre le roi d’Angleterre et M. Poincaré à l’heure de la déclaration de guerre témoignent suffisamment des communes angoisses des peuples intéressés. Habile et prudemment rédigée, la lettre de M. Poincaré était, en somme, une demande de secours. Amicale, mais évasive, la réponse de George V aboutissait à un refus provisoire de concours. L’Angleterre, encore moins préparée que nous, comprenait tardivement qu’elle allait jouer sa partie. Qu’il lui vînt une heure de fléchissement, et tout pouvait être perdu. La violation du territoire belge devait mettre un terme à ces hésitations.

Les préparations d’alliances pour une guerre inévitable s’annonçaient dans l’incohérence. Il n’en pouvait être autrement puisque l’avantage d’une prévision organisée ne se manifesta que du côté allemand, maître de l’offensive. Aussi le premier mouvement des Alliés, aux heures difficiles, fut-il d’une réclamation universelle en faveur d’une suprême autorité militaire. Mais toute armée est l’expression supérieure du nationalisme en action. Les chefs de la puissance nationale qu’elle représente ne cèdent pas aisément sur ce point, et ce fut même du peuple le moins militaire, le peuple américain, qu’au moment décisif, survinrent les plus grandes difficultés d’exécution.

Dès le début de la guerre, en France, le sentiment populaire avait mis l’espoir du succès dans l’unité de commandement, et lorsque l’expérience ainsi que le raisonnement s’accordèrent sur ce point, il ne resta plus qu’à s’entendre sur le choix du stratège[6]. Il n’y eut jamais, à ma connaissance, l’ombre d’un débat sur le principe, pas plus que sur le personnage à qui le poste éminent pouvait être confié[7]. Point de concurrents. Le seul nom de Foch fut prononcé. Le principal est que Foch avait développé des qualités de premier ordre en de dures rencontres qui appelaient surtout des miracles de résistance, tandis que Mangin, avec ses violences de caractère, avait pu fournir des miracles d’offensive. Tous les deux avaient logiquement ce grave défaut de ne pouvoir supporter le pouvoir civil—lorsqu’ils n’en avaient pas besoin.

Pétain, qui n’était pas un moins grand soldat, avait des jours éclatants et des jours d’équilibre. En de mauvaises rencontres, je l’ai trouvé d’héroïsme tranquille, c’est-à-dire maître de lui-même. Peut-être sans illusions, mais sans récriminations, il était toujours prêt aux sacrifices personnels. J’ai plaisir à lui rendre cet hommage. On lui a beaucoup reproché les propos pessimistes de son État-Major. La vérité est, je crois, que le pire ne lui faisait pas peur et qu’il l’envisageait sans effort dans une inébranlable sérénité. Mais son entourage faisait trop facilement accueil aux mauvaises paroles. Quelques embusqués d’état-major s’en paraient la boutonnière avec des conclusions qui n’étaient pas celles du chef—inébranlablement demeuré grand soldat.

Cette effroyable guerre nous a fait apparaître de bons généraux, et beaucoup de ceux qui ont le droit de hasarder un jugement nous diront peut-être que Foch est le plus complet d’entre eux. Les esprits simples, qui sont le nombre, aiment à juger les hommes en bloc, d’une qualification approximative qu’ils veulent définitive. Mais la nature humaine est trop complexe, trop variable, pour se prêter d’emblée à ces procédures sommaires, d’où la plus belle sincérité n’arrive pas toujours à dégager la véritable formule d’une énergie en cours. Le général Foch, qui n’était pas surabondant en nuances, possédait-il, à côté des talents stratégiques, les aptitudes de diplomatie d’un chef international? Mais n’anticipons pas.

La difficulté venait surtout du côté britannique, où notre influence militaire était d’autant plus grande que nous n’en faisions pas étalage. Je demeurai très sobre de conversations à cet égard, sachant, d’ailleurs, par notre constant ami, lord Milner, que le problème allait lentement mais sûrement vers l’heureuse solution.

C’était revenir de loin. Nous avions eu trop de guerres avec les Britanniques pour que l’idée de mettre leurs soldats sous le commandement d’un Français leur parût aisément tolérable.

Le jour[8] où j’en parlai pour la première fois au général sir Douglas Haig, en déjeunant à son quartier général, le soldat se leva, comme mû par un ressort, et les deux mains au ciel, s’écria:

—Monsieur Clemenceau, je n’ai qu’un chef, et je n’en puis avoir qu’un. C’est mon roi.

Mauvais début. Les conversations suivirent sans donner de résultats, jusqu’à la journée de Doullens, où, sous la pression des événements, lord Milner, après un bref colloque avec le maréchal Haig, m’annonça que l’opposition au commandement unique était abandonnée.

Le reste suivit. Mais il fallut encore plusieurs étapes pour arriver à une formule qui réalisât approximativement toutes les conditions d’efficacité supérieure aux mains d’un chef unique.

La résistance en Angleterre venait moins de l’armée que du Parlement et surtout de «l’homme de la rue». L’idée de voir un général français commander à des généraux britanniques leur fut longtemps insupportable. L’argument semblait plus topique, lorsqu’on alléguait notre commun insuccès de 1917 sous le commandement provisoire du général Nivelle. Mais ce n’était là qu’un argument d’apparence, valable seulement parce qu’on n’osait pas formuler l’argument du fond.

C’est à Doullens que Foch, sans la permission de personne, s’imposa pour le commandement. Pour cette minute, je lui demeurerai reconnaissant jusqu’à mon dernier souffle. Nous étions dans la cour de la mairie, sous les yeux d’un public frappé de stupeur qui, de toutes parts, nous posait cette question: «Les Allemands viendront-ils à Doullens? Tâchez qu’ils n’y viennent pas.» Parmi nous, le silence, coupé soudainement de cette exclamation d’un général français qui, me désignant sir Douglas Haig, à proximité, me dit tout bas:

En voilà un qui sera obligé de capituler en rase campagne avant quinze jours, et bien heureux si nous ne sommes pas obligés d’en faire autant.

D’une bouche autorisée, ce propos n’était pas de nature à confirmer la confiance dans laquelle nous voulions nous obstiner.

Une rumeur, Foch arrive, entouré d’officiers, et, de sa voix coupante, dominant tout:

Vous ne vous battez pas. Moi, je me battrais sans m’arrêter. Je me battrais devant Amiens. Je me battrais dans Amiens. Je me battrais derrière Amiens. Je me battrais tout le temps[9].

Il n’est pas besoin de commentaire à ce discours. J’avoue que, pour moi, j’eus beaucoup de peine à ne pas tomber dans les bras de ce chef admirable, au nom de la France en suprême danger.

A l’heure où nous avions retrouvé Foch disgracié au poste de chef d’État-Major général, il avait déjà inscrit à son compte deux grandes actions d’éclat dans l’ordre de la résistance.

Sur la Marne et sur l’Yser, il avait atteint au plus haut dans la résistance éperdue qui, par l’autorité de sa parole, avait fixé le maréchal French sur le terrain de la bataille, et, par son seul exemple, il avait maintenu sa troupe invincible sous l’effort terrible de l’ennemi. Les Allemands avaient résolu de vaincre à tout prix. Immuable dans l’extrême péril, Foch avait jeté ses hommes jusqu’aux extrémités de la folle bravoure qui emporte le combattant au delà du devoir. Ce jour-là, ils entrèrent tous ensemble dans la gloire des héros de l’antiquité.

Enfin, dans la Conférence de Doullens[10]—dont les péripéties ont été maintes fois racontées[11], on finit par s’accorder sur ce texte:

«Le général Foch est chargé, par les gouvernements britannique et français, de coordonner l’action des armées alliées sur le front occidental. Il s’entendra, à cet effet, avec les généraux en chef, qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires[12]

Ce n’était qu’une amorce, mais décisive. Le titre de commandant en chef n’était pas encore accepté par les Anglais. A Beauvais[13], je proposai de charger le général Foch de «la direction stratégique» et la formule fut acceptée. Le texte du nouvel accord fut le suivant:

«Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique, français et américain, de coordonner l’action des armées alliées sur le front occidental. Il lui est conféré, à cet effet, tous les pouvoirs nécessaires en vue d’une réalisation effective. Dans ce but, les gouvernements britannique, français et américain confèrent au général Foch la direction stratégique des opérations militaires.»

Sur la demande des Anglais, on ajouta la phrase suivante:

«Les commandants en chef des armées britannique, française et américaine, exercent, dans sa plénitude, la conduite tactique de leurs armées. Chaque commandant en chef aura le droit d’en appeler à son gouvernement, si, dans son opinion, son armée se trouve en danger par toute instruction reçue du général Foch.»

Afin de préciser les avantages attachés au titre finalement obtenu, je priai le général Foch d’écrire aux gouvernements alliés. Dans ses lettres, il faisait valoir cet argument: «Il me faut persuader au lieu de diriger. Un pouvoir de direction suprême me paraît indispensable à l’achèvement du succès.»

Tout cela prit du temps. Sur mes instances réitérées, j’obtins enfin une réponse de M. Lloyd George: le gouvernement anglais ne voyait plus, disait-il, aucun inconvénient à ce que le général Foch prît le titre de commandant en chef des armées alliées en France[14]. Le même jour, l’excellent général Bliss, après une entrevue avec le général Mordacq à Versailles, me faisait dire au nom du président des États-Unis: «Je me porte garant que notre gouvernement ne verra que des avantages dans l’unité du commandement.»

Pour moi, il s’agissait moins des formules que des actes qui en dérivent. Déjà, à Clermont (Oise)[15] Pershing était venu se mettre à la disposition de son nouveau chef avec une émouvante allocution dont le souvenir est resté vivant parmi nous. En même temps, le général Pétain s’était hâté de venir, lui aussi, prendre les ordres du général Foch. De toutes parts, l’accord s’annonçait. On était aux portes de l’action décisive.

 

De savoir quel usage fut fait de ce commandement supérieur, c’est une question que l’histoire militaire aura charge d’éclairer. Pour beaucoup de raisons, je ne suis pas convaincu qu’il ait joué, dans la conduite de la guerre, le rôle décisif que l’opinion publique incline à lui prêter. Il faudra que cette histoire soit écrite par d’autres que ceux qui l’ont vécue. Il faudra nous dire quelle somme d’obéissance fut demandée et obtenue et dans quelles circonstances, et pour quels résultats. Nous n’en sommes pas encore arrivés là.

Il faut bien dire que, dans l’exercice du commandement unique, le généralissime, parfois, s’est abandonné à des hésitations, à des tempéraments d’autorité propres à laisser dans le flottement les résultats attendus. D’autre part, je crois pouvoir dire que le commandant de l’armée britannique ne se soumit jamais complètement aux directives du général Foch trop inquiet, peut-être, d’éviter toute difficulté avec les deux grands chefs qui lui étaient théoriquement subordonnés.

Puis vint le mauvais jour du Chemin des Dames. Pour obtenir de nouveaux effectifs et confirmer l’autorité du général Foch[16] je fis insérer dans le message des chefs de gouvernement à M. Wilson[17] la phrase suivante: «Nous estimons que le général Foch, qui mène la campagne actuelle avec une habileté consommée, et dont le jugement militaire nous inspire la plus grande confiance, n’exagère pas les nécessités actuelles

Le principal embarras vint, à ce moment[18], de sir Douglas Haig qui, suivant son habitude, ne voulait pas permettre au généralissime de déplacer des réserves de l’armée anglaise pour en faire usage sur le front français[19]. Les Anglais voulaient surtout protéger les ports de la Manche. Rien de plus naturel. Le général Foch, qui avait des divisions françaises dans les Flandres, ne voulait pas les rappeler parce que c’était là qu’il attendit l’attaque allemande avant et après l’effondrement du Chemin des Dames. Il me saisit de la question. Je m’étais interdit les discussions d’ordre purement militaire, mais j’avais le droit, et même le devoir, de m’enquérir pour savoir si le commandement suprême fonctionnait à souhait.


7 et 8 septembre.

Ce simple mot, à cette heure décisive, caractérise le soldat.

Dans un excellent article de la Revue des Deux Mondes (15 avril 1929), le général Mordacq a remarquablement élucidé cette question. Plus tard, il a repris et développé son œuvre en un volume où le maréchal Foch est traité avec l’honneur qui lui est dû. On sait que le général Mordacq, l’un de nos meilleurs divisionnaires, était le chef de mon cabinet militaire. J’en connais qui ne le lui ont pas encore pardonné.

Lord Milner, afin d’apaiser les susceptibilités du soldat britannique, avait eu l’idée de me donner le titre, pour passer la fonction à Foch comme chef d’État-Major général. On ne m’en parla point. Est-il besoin de dire que je n’aurais jamais accepté cette étrange combinaison.

Janvier 1918.

Je ne manquai pas de rapporter ces paroles à M. le Président de la République, qui les cita dans son allocution au grand soldat en lui remettant le bâton de maréchal de France, par moi-même proposé.

25 mars 1918.

«...On avait pris rendez-vous pour 11 heures à Doullens, située sensiblement à mi-chemin entre les G. Q. G. français et anglais. A 11 heures précises, M. Clemenceau et moi arrivions sur la place de la Mairie, place désormais historique. Peu après survenait M. Poincaré, accompagné du général Duparge... Le maréchal Haig était déjà là, en conférence à la mairie avec ses commandants d’armée: les généraux Horne, Plummer et Byng...

Puis ce fut le général Foch, plus calme que jamais, mais dissimulant mal néanmoins son ardent désir de voir les Alliés prendre enfin des décisions logiques...

Enfin, le général Pétain arriva à son tour, assez soucieux.

...Il faisait froid, et, pour se réchauffer, on se promenait par petits groupes dans le square qui se trouve devant la mairie, les petits groupes s’arrêtant de temps en temps pour engager la conversation.

La scène ne manquait pas de grandeur et d’originalité: sur le chemin qui borde le square même, on voyait passer des troupes anglaises, qui se retiraient lentement, avec ordre, sans donner la moindre trace d’une émotion quelconque: le flegme britannique dans toute son acception; puis, à chaque instant, semblant tout près, une violente canonnade: c’était le canon allemand, qui, en effet, était là, à quelques kilomètres, rappelant à la réalité et faisant songer «à la grande partie qui était en train de se jouer».

Tous ces hommes qui étaient là dans ce modeste square, tous ces Français qui étaient très au courant de la situation, se rendaient bien compte de l’importance de cette journée. Voilà pourquoi, sous des dehors calmes, au fond, une grande angoisse étreignait leur cœur.

Mais le temps passait, et les Anglais n’arrivaient toujours pas...

Midi... Toujours personne...

Enfin, à midi cinq, débouchèrent les automobiles de lord Milner, accompagné du général Wilson...

Alors commença la conférence franco-anglaise; il était midi vingt.

M. Clemenceau posa aussitôt la question d’Amiens. Le maréchal Haig affirma qu’il y avait là, en effet, un malentendu; que non seulement il n’avait jamais songé à évacuer Amiens, mais qu’il avait bien la ferme intention de réunir toutes les divisions dont il pourrait disposer pour renforcer sa droite, qui, évidemment, constituait son point faible, et par conséquent celui des Alliés. Il tiendra donc au nord de la Somme, il en répond absolument; mais, au sud de cette rivière, il ne peut plus rien; il a d’ailleurs mis sous les ordres du général Pétain tous les éléments de la Ve armée qui restent... Ce à quoi répond le général Pétain: «Il en reste bien peu et, en vérité, on peut dire que cette armée n’existe plus.» Le maréchal Haig ajouta encore qu’il serait peut-être obligé de rectifier sa ligne devant Arras, mais ce n’était pas encore certain; il espérait même pouvoir éviter ce pis aller. Tels étaient les moyens dont il disposait; à son tour, il demandait aux Français de vouloir bien exposer les leurs.

La parole fut alors donnée au général Pétain, qui exposa la situation telle qu’il la voyait et telle qu’elle était en réalité, c’est-à-dire assez sombre, et fit ressortir toutes les difficultés auxquelles il se heurtait depuis le 21 mars. Il ajouta que, depuis la veille, depuis l’entrevue à Compiègne, il avait recherché tous les moyens pour parer à cette situation et qu’il était heureux de pouvoir annoncer qu’il arriverait peut-être à jeter vingt-quatre divisions dans la bataille, mais, bien entendu, des divisions qui étaient loin d’être fraîches et dont la plupart venaient de se battre. En tout cas, il estimait que, dans une situation pareille, il fallait ne pas se laisser bercer par des illusions et voir, bien en face, les réalités, et par conséquent ne pas se dissimuler qu’un temps assez considérable serait nécessaire pour amener à pied d’œuvre ces unités. Quoi qu’il en soit, il avait fait l’impossible pour diriger dans la région d’Amiens touies les troupes disponibles, n’hésitant pas même à dégarnir—au delà de la prudence—le front français au centre et à l’est. Il demandait donc que le maréchal Haig voulût bien en faire autant de son côté.

Le maréchal Haig répondit qu’il ne demanderait pas mieux «d’en faire autant, mais que, malheureusement, il n’avait plus aucune troupe en réserve et qu’en Angleterre même il ne restait plus d’hommes capables d’entrer immédiatement en ligne».

A ce moment, il y eut «un froid» et, pendant quelques instants, personne ne prit la parole. Le loyal exposé de la situation que venait de faire le général Pétain avait, naturellement, profondément impressionné les assistants et surtout les Anglais. On en trouve la trace dans le rapport de lord Milner: «Le général Pétain, dit-il, donnait une impression de froideur et de circonspection, comme d’un homme qui joue un jeu prudent (playing for safety). Aucun de ses auditeurs n’était très à son aise, ni très convaincu. Wilson et Haig ne l’étaient certainement pas. Wilson poussa même une exclamation qui avait presque le caractère d’une protestation. Foch, qui avait été si éloquent la veille, ne disait pas un mot. Mais en regardant son visage,—il était assis juste en face de moi,—je voyais bien qu’il était mécontent, très impatient, et qu’il pensait évidemment que les choses pouvaient et devaient aller plus vite.»

Cette sorte d’entr’acte de silence et de gêne ne pouvait se prolonger longtemps. M. Clemenceau fait un signe à lord Milner, et, l’emmenant, dans un coin, lui pose aussitôt la question: «Il faut en finir... Que proposez-vous?» Il a senti, en effet, que, cette fois, la question est mûre, et, en habile manœuvrier, il tient à laisser aux Anglais l’initiative de la demande que la France préconisait depuis des mois, mais toujours sans obtenir satisfaction. Lord Milner est très net: il propose de confier au général Foch la direction générale des armées française et anglaise, seule solution logique, à son avis, dans la situation actuelle. M. Clemenceau appelle aussitôt le général Pétain et lui fait part de la proposition de lord Milner. Très noblement, le général répond qu’il est prêt à accepter tout ce qui sera décidé dans l’intérêt de son pays et des Alliés. Lord Milner procédait de même, pendant ce temps, auprès du maréchal Haig, qui, lui aussi, ne voyant que l’intérêt général, accepta immédiatement la solution proposée.

M. Clemenceau rédige aussitôt la note suivante:

«Le général Foch est chargé... etc... etc...

Général Mordacq, le Commandement unique (p. 77 à 88).

Voir en appendice le texte officiel du Rapport que lord Milner, membre du War Office, fit à son gouvernement sur son voyage en France (fin mars 1918.)

3 avril 1918.

Le 14 avril 1918.

Le 28 mars 1918.

2 juin 1918.

Ce n’est qu’à la demande expresse de M. Balfour que la déclaration du général Foch fut communiquée au président Wilson, tant au nom du gouvernement français que du gouvernement britannique.

Juin 1918.

Je ne connais rien des rapports de sir Douglas Haig avec Foch. Je crois pouvoir dire que le commandant britannique ne se rendit jamais complètement. On pense bien que je ne posais pas de questions trop précises aux chefs militaires, dans cet ordre d’idées.


CHAPITRE III

LE CHEMIN DES DAMES

Donc, Foch ne voulait pas dégarnir les Flandres où il attendait l’attaque allemande. C’est sur l’Aisne qu’elle se produisit: ce qui n’empêcha pas le commandant en chef de maintenir ses réserves dans le Nord et sur la Somme, estimant que l’attaque sur l’Aisne ne pouvait rien donner aux Allemands. Trois rivières passées en cinq jours n’en amenèrent pas moins le canon allemand à Château-Thierry, c’est-à-dire à quatre-vingts kilomètres de Paris. Soutiendra-t-on que ce n’est pas un résultat important? Tout le monde peut se tromper. Ce n’est pas une raison suffisante pour s’obstiner contre l’évidence. Qui se sait faillible pourrait devenir indulgent. Quand le Maréchal leur faisait la leçon parce qu’ils n’avaient pas gagné la guerre en 1917, ses camarades auraient pu lui répondre par l’offensive manquée de la Somme en 1916 et l’effondrement du Chemin des Dames en 1918. Autant dire que si le maréchal Joffre avait gagné la bataille de Charleroi, la guerre aurait pu en rester là.

Pour éviter toute contradiction, l’affaire du Chemin des Dames est traitée, dans le Mémorial, par voie de prétérition. Ce serait, en vérité, trop simple si cela permettait d’éviter le débat.

Le commandant en chef a pu se méprendre, même de la façon la plus grave, sur la question de savoir où l’ennemi l’attaquerait. Mais d’abord il était tenu de se garder, le mieux possible, et le Chemin des Dames, notre plus importante fortification de campagne, était mal, et même très mal gardée. L’événement n’en a que trop bien fourni la démonstration.

A mes premières interrogations, il fut sommairement répondu que de tels événements sont inévitables à la guerre; que, militaire ou civil, chacun peut être pris en faute, et qu’il n’était pas bon de s’appesantir là-dessus. L’entretien ainsi engagé, Foch changeait la conversation. Quand il me vit pousser l’enquête, il me demanda si j’avais l’intention de le faire passer en Conseil de guerre—à quoi je répondis qu’il ne pouvait pas en être question.

Cependant, des responsabilités se trouvaient engagées, et nous devions chercher d’abord une liquidation provisoire du procès, tout en prenant garde de ne pas ébranler ce qui restait de confiance dans les esprits. Aujourd’hui, cela paraît élémentaire. Mais en une telle rencontre, où se jouait la vie même du pays, un chef de gouvernement devait avoir la décision prompte et trouver la juste mesure entre l’énergie et la modération.

Comme il était naturel, le Parlement, activé par l’opinion publique, réagissait fortement et ne ménageait pas les chefs militaires, ce qui n’empêchait pas que j’aurais singulièrement aggravé la situation si j’avais entrepris, dans ce cruel désarroi, de les remplacer par d’autres qui, somme toute, se trouvaient peut-être moins bien préparés. Il fallait d’abord tenir tête aux mouvements d’opinion qui exigeaient des sanctions avant de savoir où elles devaient porter.

J’étais bien résolu à ne pas jouer le succès final sur un coup d’aventure. Je me prêtai, sans hésiter, à toutes les demandes d’informations qui me vinrent du Parlement. Je comparus devant les Commissions où je rencontrai de très vives hostilités. Mais une certaine confiance revint bien vite dès qu’il fut évident que j’entendais ne rien cacher.

Cependant, je ne cessais de courir la campagne pour voir les chefs à leur poste de commandement, pour les réconforter, les encourager, s’il était nécessaire, et maintenir la confiance autant qu’il était en moi. Dans de telles conjonctures, un chef, avec ou sans uniforme, qui s’obstine à vouloir vaincre, a de l’occupation.

Ci-dessous ce que je puis extraire du carnet du général Mordacq, dont l’inlassable dévouement ne connut pas une heure de relâche:

«Le 27 mai 1918, le Chemin des Dames, qui passait pour une fortification imprenable, tombe sans résistance au premier choc de l’attaque allemande. Les ponts de l’Aisne sont emportés sans que jusqu’à ce jour on ait essayé de nous dire comment. L’ennemi va traverser successivement trois rivières sans être inquiété. Il atteint Château-Thierry où il fait sauter le pont.

«Le lendemain, 28 mai, voyage à Sarcus, au Q. G. du général Foch, qui ne croit pas à une attaque de grande envergure, étant acquis qu’elle ne peut donner aux Allemands des résultats stratégiques importants. Il n’estime donc pas devoir déplacer ses réserves stratégiques, qui sont actuellement dans les Flandres et dans la région d’Amiens[20].

«26 mai 1918.—Situation tactique française sur le front de l’Aisne (Chemin des Dames):

«Ce front, qui s’étendait sur une longueur de 90 kilomètres, était très faiblement tenu: 3 corps d’armée (11 divisions) disposant d’un millier de canons.

«Situation tactique allemande sur ce même front (entre Noyon et Reims):

«9 divisions entre Noyon et Juvincourt.

«3 divisions entre Juvincourt et Courcy.

«Pour exécuter l’attaque du 27 mai, les Allemands portèrent d’abord ces forces à 30 divisions, puis, du 27 au 30 mai, à 42 divisions appuyées par 4 000 pièces d’artillerie.

«Les Allemands allaient donc attaquer avec des forces quadruples (en infanterie et artillerie) des forces alliées.

«Plan allemand.—L’attaque dans les Flandres n’ayant pas donné le résultat espéré (séparer l’armée belge de l’armée anglaise, user les réserves anglaises et atteindre la mer), Ludendorff décide d’attaquer les Alliés sur l’Aisne, secteur qu’il sait faiblement défendu et dépourvu de réserves stratégiques. Son intention est d’y attirer les réserves alliées pour reprendre ensuite l’attaque principale dans les Flandres, afin d’en finir avec l’armée anglaise[21].

«L’attaque, 27 mai.—L’attaque d’infanterie est déclenchée à 4 heures du matin, après une préparation d’artillerie qui a duré trois heures.

«Les Allemands, grâce à leur supériorité numérique, avancent rapidement. A 8 heures, ils franchissent le Chemin des Dames[22]. A midi, ils traversent l’Aisne et dans la soirée atteignent la Vesle.

«28 mai.—Leur progression continue: à 11 heures ils enlèvent Fismes et en fin de journée arrivent devant Soissons, après avoir capturé un nombre considérable de prisonniers.

«A Paris, l’émotion est énorme. Le G. Q. G. français, dès cette journée, dirige neuf divisions vers la région de Soissons, mais sans se préoccuper suffisamment de l’organisation du commandement.

«29 et 30 mai.—La marche victorieuse des Allemands continue: ils s’emparent de Soissons, franchissent l’Arlette le 30, et atteignent, ce même jour, la Marne à Jaulgonne.

«Les réserves françaises continuent à arriver[23]. La 10e armée est rappelée de la région de Doullens.

«31 mai et 1er juin.—Les Allemands bordent la Marne de Dormans à Château-Thierry. Partout ailleurs ils n’avancent plus que péniblement, se heurtant aux renforts qui arrivent de plus en plus nombreux. En vain essayent-ils de déborder le massif boisé de Villers-Cotterets, ils ne peuvent pénétrer dans la forêt même, solidement tenue par nos troupes.

«2 juin.—On peut dire que le 2 juin l’attaque allemande est enrayée: les Allemands ont maintenant en face d’eux 37 divisions réparties en 3 armées (Maistre, Duchesne et Michelet), 15 autres divisions sont en route pour les renforcer. La ruée ennemie ne pourra donc pas s’étendre encore bien loin.

«2 au 8 juin.—Et, en effet, du 2 au 8 juin, tous les efforts des Allemands se brisent contre la résistance organisée des Alliés.

«Au cours de cette bataille du Chemin des Dames, les Alliés avaient perdu plus de 60 000 prisonniers, 700 canons, 2 000 mitrailleuses, un matériel d’artillerie et d’aviation considérable, de grands dépôts de munitions, de vivres, d’approvisionnements de tous genres, des organisations sanitaires importantes, etc...

«La voie ferrée, si nécessaire à nos ravitaillements, Paris-Châlons, n’était plus utilisable.

«C’était donc un véritable désastre[24].

«Cette attaque était bientôt suivie de celle de Compiègne (9 au 12 juin).

«28 mai.—Visite à Belleu, Q. G. du général Duchesne, commandant la 6e armée; il s’est replié à Oulchy-le-Château. Nous y allons. Il expose la situation, qui n’est pas brillante: les Allemands avancent, nous n’avons que «de la poussière» à leur opposer. Se plaint que depuis le début de l’attaque il n’a vu aucun grand chef.

«Le soir, nous couchons à Provins, Q. G. du général Pétain. Il se plaint que Foch ait envoyé les réserves dans le Nord et sur la Somme. Il s’y est opposé. Il envoie des divisions pour boucher le trou, mais sont mal employées. L’artillerie fait défaut.

«Le lendemain, 29 mai, allons à Fère-en-Tardenois, où nous arrivons en même temps que les Allemands. Nous leur échappons. Puis à Fresnes, P. C. du général Degoutte. Son rôle dans l’action: il nous parle de divisions jetées successivement dans la bataille, sans artillerie. Spectacle tragique du général anxieusement penché sur un lambeau de carte, tandis que des motocyclistes, de minute en minute, se succèdent pour venir annoncer l’approche de l’ennemi. Je le quittai, n’espérant plus le revoir. C’est pour moi un des plus poignants souvenirs de cette guerre.

«Déjeuner à Oulchy-le-Château, chez le général Duchesne, pour le réconforter et tâcher d’obtenir des renseignements précis sur la bataille.

«Visite au général Maud’huy à Longpont. Ses impressions—sa colère contre Duchesne. Ensuite, Ambreny, Q. G. du général Chrétien.

«On rentre à Paris. Situation confuse.

«Affolement à la Chambre.

«30 mai.—Visites à Trilport (P. C. du général Duchesne), à Coupru (P. C. du général Degoutte), à Longpont (général de Maud’huy).

«On colmate le trou, mais manque d’artillerie.

«L’agitation à Paris. On demande la tête de Duchesne, de Franchet d’Esperey, de Pétain et de Foch.

«Entrevue de Trilport. Conversation dans voiture. Foch, Pétain, Duchesne vivement critiqués. Faiblesse du commandement subalterne. Nécessité de sabrer.

«A Paris, grande nervosité, surtout au sujet de l’abandon des ponts de l’Aisne.

«Malgré l’animosité des Alliés contre Foch, M. Clemenceau fait insérer cette phrase dans un télégramme aux gouvernements alliés: «Nous estimons que le général Foch, qui mène la campagne actuelle avec une habileté consommée, et dont le jugement militaire nous inspire la plus grande confiance, n’exagère pas les nécessités actuelles[25]

«3 juin, soir.—Séance à la Commission de l’armée. M. Clemenceau: «Il faut avoir confiance en Foch et Pétain, ces deux grands chefs qui se complètent si heureusement.»

«4 juin.—Mon entrevue avec Foch à Mouchy-le-Châtel. Nécessité de frapper divisionnaires incapables. Foch doit en parler à Pétain.»

«Meilleures nouvelles du front.»

J’avais à régler mon compte avec le Parlement.

A travers tout, je demeure invariablement d’esprit parlementaire. Mais je dois convenir que le parlementarisme, tel que nous le pratiquons, n’est pas toujours une école d’impavidité. Toutes les conversations précédant la redoutable séance étaient grosses de prédictions fâcheuses pour le haut commandement. Je n’eus pas d’hésitation. Je couvris tout le monde, au grand étonnement de ceux qui m’avaient annoncé qu’en laissant toutes responsabilités au commandant en chef, je reprenais l’autorité de ma position.

D’évidence, plus les pouvoirs de Foch avaient été accrus, plus gravement sa responsabilité militaire se trouvait engagée. Personne ne le savait mieux que lui. De sa nature, il n’était pas parleur. Je ne cherchais pas (car le temps me manquait) à me faire une opinion personnelle sur l’ensemble des responsabilités militaires, et l’occasion ne me fut pas fournie de m’éclairer plus tard. Je n’échangeai donc que des propos imprécis avec le généralissime, et m’en allai à la bataille parlementaire sans avoir averti personne de ce que je me proposais de faire. Je remportai une éclatante victoire en couvrant tous mes subordonnés, mais nul ne peut douter sérieusement que, si j’avais faibli un seul instant, le haut commandement était emporté. Foch ne me dit jamais un mot de cette séance, où je ne me vante pas quand je dis que je l’ai sauvé. Avouez cependant que ce silence de Foch pourrait prêter à des commentaires. Nous n’en étions pas encore à nos grandes querelles sur l’armée américaine et sur l’annexion de la Rhénanie. Aucune mauvaise parole n’avait et n’a jamais été échangée entre nous. Rien de plus, peut-être, que les oppositions inévitables du pouvoir civil et du pouvoir militaire. Mais je m’appliquais persévéramment à ne jamais pousser trop loin le débat et, de mon côté, il n’y eut jamais de réaction caractérisée, jusqu’au jour où il essaya de me soutenir qu’il n’était pas mon subordonné, pour en venir à l’insubordination à ciel ouvert dans l’affaire de la dépêche Nudant.

«Séance à la Chambre. 4 juin 1918.—Affaire du Chemin des Dames[26]. Demandes d’interpellations:

«M. Aristide Jobert.—J’avais demandé à interpeller le gouvernement sur les mesures qu’il comptait prendre pour donner à notre héroïque et admirable armée française les chefs qu’elle mérite, et pour lui demander quelles sanctions il comptait prendre à l’égard des incapables...»

«M. Frédéric Brunet.—...Monsieur le Président du Conseil, il ne nous a pas paru que dans les combats récents, toutes les mesures de précaution nécessaires pour sauvegarder la vie de ces hommes, pour employer leur héroïsme d’une façon plus utile, aient été prises avec assez de prévoyance. Quand nous avons assisté à la première ruée allemande dans la Somme, pas une âme dans ce pays n’a défailli; nous avons tous répété avec vous: «Ils ne passeront pas!» Mais quand nous avons vu ce Chemin des Dames où tant des nôtres sont tombés pour en assurer la possession à la France, nous avons eu un instant d’angoisse et nous nous sommes demandé si les chefs qui commandaient là avaient vraiment fait tout leur devoir... et si la loi s’appesantit d’une façon formidable sur le soldat qui défaille à son devoir, elle doit être plus terrible encore pour le chef qui, par négligence ou imprévoyance, peut causer des défaites irréparables

M. Clemenceau prend la parole:

«—S’il faut, pour obtenir l’approbation de certaines personnes qui jugent hâtivement, abandonner les chefs qui ont bien mérité de la patrie, c’est une lâcheté dont je suis incapable. N’attendez pas de moi que je la commette...

«...Si nous devions susciter dans l’esprit des soldats des doutes sur certains de leurs chefs, et peut-être des meilleurs, ce serait un crime dont je ne prendrais pas la responsabilité...

«Ces soldats, ces grands soldats ont des chefs, de bons chefs, de grands chefs, des chefs dignes d’eux en tous points.

«...Est-ce à dire qu’il n’y ait de fautes nulle part? Je suis incapable de le soutenir. Je le sais très bien. Mon office est de trouver ces fautes et de les corriger. C’est à quoi je m’applique. En cela, je suis soutenu par deux grands soldats qui s’appellent le général Foch et le général Pétain.

«...Le général Foch a, à ce point, la confiance de nos Alliés que, hier, à la Conférence de Versailles, ils ont voulu que, dans le communiqué qui fut donné à la presse, il fût fait témoignage de la confiance qu’ils ont en lui.»

«Un député.—C’est vous qui le leur avez fait dire.»

«Ces hommes livrent en ce moment la bataille la plus dure de la guerre et ils la livrent avec un héroïsme pour lequel je ne trouve pas d’expression digne de la qualifier. Et c’est nous qui, pour une faute qui se sera produite dans telle ou telle partie, ou même qui ne se sera pas produite, avant de savoir, demanderons des explications, exigerons, au cours de la bataille, d’un homme épuisé de fatigue et dont la tête tombe sur sa carte, comme je l’ai vu à des heures terribles, c’est, à cet homme que nous viendrions demander des explications pour savoir si, à tel ou tel jour, il a fait telle ou telle chose?

«Chassez-moi de la tribune, si c’est cela que vous demandez, car je ne le ferai pas.

«...Je disais que l’armée est au-dessus de ce que nous pouvions attendre d’elle, et quand je dis «l’armée», j’entends les hommes de tous rangs et de tous grades qui sont au feu. Là est l’un des éléments de notre confiance, l’élément principal. En effet, la foi dans la cause est une admirable chose, mais cela ne donne pas la victoire; il faut que les hommes meurent pour leur foi pour que la victoire soit assurée et les nôtres sont occupés à mourir.

«Nous avons une armée faite de nos enfants, de nos frères, de tous les nôtres. Que pourrions-nous avoir à dire contre elle?

«Les chefs aussi sont sortis d’entre nous, ce sont nos parents, eux aussi, ce sont de bons soldats, eux aussi; ils reviennent couverts de blessures, quand ils ne restent pas sur le champ de bataille. Qu’avez-vous à dire contre eux?

«...Nous avons des alliés qui se sont engagés avec nous à pousser la guerre jusqu’au bout, jusqu’au succès que nous tenons, que nous sommes à la veille de tenir si nous avons l’obstination nécessaire. Je sais bien que la majorité de cette Chambre aura l’obstination qu’il faut. Mais j’aurais voulu que ce fût l’unanimité.

«J’affirme, et il faut que ce soit ma dernière parole, que la victoire dépend de nous... à condition que les pouvoirs civils s’élèvent à la hauteur de leur devoir, parce qu’il n’y a pas besoin de faire cette recommandation aux soldats.

«Renvoyez-moi d’ici si j’ai été un mauvais serviteur, chassez-moi, condamnez-moi, mais prenez pour cela la peine de formuler au moins des critiques.

«Quant à moi, je prétends que le peuple français, jusqu’ici a fait, dans toutes ses parties, le plein de son devoir. Ceux qui sont tombés ne sont pas tombés en vain puisqu’ils ont trouvé moyen de grandir l’histoire française.

«Il reste aux vivants de parachever l’œuvre magnifique des morts.»

Foch est sauvé.

 

Encore les notes de Mordacq:

«5 juin.—Les intrigues parlementaires se donnent cours. M. Clemenceau, obligé de rester à Paris, m’envoie le 5 juin à Bombon (Q. G. du maréchal Foch) et à Provins (général Pétain). Il faut en finir avec les chefs incapables. D’autre part, plus que jamais, le besoin de chefs énergiques et compétents se fait sentir. M. Clemenceau décide de rappeler d’Orient Guillaumat et de le remplacer par Franchet d’Esperey. Foch et Pétain sont de cet avis.

«Résolution prise sans consulter M. Lloyd George, qui s’était prononcé contre Foch et Pétain.

«7 juin.—Réunion au ministère de la Guerre: lord Milner, Haig, Foch, Wilson. Emploi de divisions anglaises sur front français. Réponse dilatoire de Foch.

«8 juin.—Visite 3e armée, général Humbert (Oise). Attaque allemande annoncée. Tout est préparé pour la recevoir.

«9 juin.—L’attaque est déclenchée.»

Depuis le vote de confiance, jour et nuit je roulais sur les routes pour visiter les postes de commandement. De toutes parts, je me voyais ramené à l’éternelle question des défaillances des chefs de second plan. Cette lamentable déroute, sur laquelle il faudra bien se résoudre à faire la lumière quelque jour, était sans doute imputable au commandement suprême en contact insuffisant avec les éléments de combat. Mais si les commandements secondaires avaient été bien soudés, nous aurions pu tenir, même en l’absence des réserves immobilisées, l’arme au pied, dans les Flandres, par le général Foch.

Je déclarai finalement au général en chef que, du fait de notre victoire parlementaire, de nouveaux devoirs nous étaient imposés, et je fis appel à sa conscience militaire de chef suprême pour me dire s’il n’avait pas d’urgentes réformes du personnel à me proposer. Sans hésiter, le général me répondit que la principale faute était dans l’insuffisance des moyens à la disposition de son État-Major[27], mais que la difficulté d’une réorganisation était grande parce qu’il faudrait démembrer l’État-Major du général Pétain.

Je répondis que le général Pétain était l’homme désintéressé par excellence, et qu’il suffirait certainement de lui faire la démonstration à laquelle il avait droit. En même temps je tirai de ma poche une assez longue liste de chefs vieillis dont j’avais décidé le remplacement.

J’avais défendu le haut commandement à la tribune, mais je savais fort bien, pour l’avoir vu de très près dans mes courses au front, qu’un groupe important de généraux avaient vieilli et devaient être remplacés. Foch le savait aussi bien que moi, mieux même, certainement, mais comme chez beaucoup de chefs, l’appellation de «vieux camarade» était auprès de lui un talisman d’une haute efficacité.

Je dois dire que, devant ma résolution, le général Foch ne fit aucune résistance. Sans perdre un moment, nous nous rendîmes auprès du général Pétain à qui, de mon mieux, j’exposai l’entretien que je venais d’avoir avec son chef. Placide, à son ordinaire, le général Pétain, commandant en chef de l’armée française, écouta mes paroles sans rien dire, puis:

—Monsieur le Président, je vous donne ma parole que si vous me laissez un corps d’armée à commander je me tiendrai pour grandement honoré et demeurerai content dans la bonne exécution de mes devoirs.

Ce fut une heure de suprême noblesse qui ne peut pas être oubliée.

Je revins alors à ma liste de généraux à limoger, qui ne provoqua pas du généralissime une seule contestation. Il connaissait trop bien les insuffisances de chacun. A certains noms, je le voyais hausser les épaules en murmurant: «Un vieil ami...» Le sacrifice fut consommé à peu d’exceptions près. Foch, en effet, me demanda grâce pour ceux de ses «anciens camarades» qui se trouvaient sur des parties du front où l’on ne se battait pas, en promettant que si l’occasion venait à le demander, il les ferait passer sous le commun niveau.

Mon devoir eût été de résister à cet appel aux faiblesses coutumières, car le combat pouvait reprendre d’un moment à l’autre sur les points où, provisoirement, il était en sommeil. On aurait eu le droit de m’infliger un trop juste blâme si l’affaire avait mal tourné. Je risquai le coup de chance, pour me concilier les bonnes grâces du généralissime maintenu lui-même à son poste par mon intervention à la Chambre. Sur quoi il m’accuse de l’avoir persécuté! Où seriez-vous, à cette heure, mon pauvre Maréchal, si je n’avais mis ma poitrine entre vous et vos juges? Il faut bien que je vous le rappelle puisque cette pensée ne vous est jamais venue.

Ainsi que je l’avais promis, une commission parlementaire se vit remettre le dossier, que je n’ai jamais vu, en raison d’occupations plus pressantes. Quand elle eut déclaré son impuissance à établir les responsabilités, il ne resta plus devant moi que le maréchal Foch, et l’on comprend trop bien aujourd’hui la raison du silence où le Mémorial s’est enfermé.


Je me permets de croire qu’il y aurait beaucoup à dire sur les passages soulignés.

Se reporter à nos pertes en hommes et en artillerie, comme au terrain perdu, avant d’admettre avec Foch que l’affaire du Chemin des Dames «n’était pas une attaque de grande envergure». Laisser venir les Allemands à 80 kilomètres de Paris, de quelle envergure cela peut-il être?

Les Allemands avaient l’avantage du nombre, mais parce qu’ils avaient réussi à tromper Foch, ce qui ne peut pas être pour lui un titre de gloire. On m’a appris au collège que la première partie de l’art de la guerre est de se trouver en force devant l’ennemi.

Intention présumée pour justifier l’abandon de l’Aisne.

En quatre heures! Et la défense? Pourquoi n’a-t-on pas fait sauter les ponts de l’Aisne?

Il est temps.

Si l’opération était d’aussi faible envergure que l’avait prétendu le Maréchal, pourquoi la formidable organisation en cet endroit? Cela même n’explique pas qu’on l’ait abandonnée aussi rapidement. Il y a vraiment trop de pourquoi en cette étrange affaire.

Je l’ai dit au chapitre l’Unité du commandement.

Officiel.

Tout ce que j’ai appris, depuis ce temps, des événements du Chemin des Dames, ne m’a pas paru confirmer cette explication. C’est un procès à faire. Il faudra en arriver là.


CHAPITRE IV

L’EMPLOI DES CONTINGENTS AMÉRICAINS

Un assez grave dissentiment avec le général Pershing.

Chacun sait que les soldats américains, au premier rang pour la bravoure, représentaient surtout d’excellents effectifs à l’état d’improvisation. Quelques divisions étaient déjà entrées en ligne sous les commandements anglais et français. Il ne pouvait en être autrement. Quant au reste, dont il fallait achever l’instruction, des instructeurs avaient été distraits du front pour commencer en Amérique l’enseignement militaire qui s’achevait en France sous d’autres officiers. Cela demandait du temps. Et c’était grand’pitié de voir faucher nos hommes sans relâche, tandis que, sous le commandement de leurs bons chefs, d’importantes troupes américaines restaient inactives, à portée du canon.

Pour moi, ministre français de la Guerre, qui voyais tous les jours nos rangs s’éclaircir après des sacrifices qui n’avaient rien de comparable dans l’histoire, y avait-il tâche plus urgente que de hâter, dans la mesure du possible, les effets de l’intervention américaine? J’avais passé en revue un des derniers contingents britanniques, dont l’infériorité physique attestait que notre excellente alliée, à son tour, faisait feu de tout bois. Devais-je me contenter de débats théoriques? Ce n’était pas ainsi que je comprenais mon devoir.

J’assiégeais donc de toute ma puissance le général Pershing (le président Wilson était alors en Amérique), pour n’obtenir que des réponses évasives. Pershing, avec son sourire pincé, ajournait de délai en délai. Je ne doutais pas que Foch ne s’efforçât de son côté. C’était souvent le sujet de nos entretiens. Mais, j’en dois faire l’aveu, je jugeais le général en chef un peu trop résigné aux refus de Pershing, et cela, quelquefois, aiguisait les conclusions de nos entretiens.

Avec ou sans l’approbation de Foch, je ne cessais de harceler le commandant allié pour le prier d’envoyer au combat, dans nos rangs, les premiers régiments américains jugés suffisamment instruits, en vue de nous soulager, au plus pressant d’une crise d’effectifs comme nos armées n’en avaient encore jamais connu. Le général Pershing ne demandait sûrement pas mieux que de nous venir en aide, puisque c’était pour cela même qu’il avait traversé la mer. Mais il avait, envers le romantisme de son intervention, le devoir de former une armée américaine autonome, devoir que, du reste, je ne méconnaissais pas.

Son gouvernement, son pays, son armée elle-même, le tenaient en suspens. L’opinion publique, de l’autre côté de l’océan, entendait improviser des officiers aussi bien que des soldats, tandis que je cherchais, avant tout, le succès final de l’épreuve décisive. Le général Pershing, amicalement mais obstinément, me demandait d’attendre qu’il fût en possession d’une armée de toutes pièces, et j’insistais avec des sursauts de nerfs, quand le sort de mon pays se jouait à toute heure sur les champs de bataille qui avaient déjà bu le meilleur du sang français. Et plus j’insistais, et plus le général américain résistait. Si bien que nous nous quittions parfois avec des sourires où il y avait, de part et d’autre, des grincements de dents.

Est-il bien étonnant que l’idée me soit venue de rechercher de quelle aide me fut en cette affaire le commandant en chef? En principe, le généralissime ne pouvait être d’un autre avis que le mien.

Le 4 mai 1918, j’envoie à M. Jusserand, ambassadeur de France à Washington, un télégramme où je lui fais connaître le texte de l’accord conclu à la Conférence d’Abbeville entre les puissances alliées.

Ce texte se réduit à ceci:

«Le Conseil supérieur de guerre estime qu’il y a lieu de former aussitôt que possible une armée américaine, qui sera soumise à l’autorité directe de son chef et combattra sous son propre drapeau.

«Mais, tout en tenant compte de cette nécessité, la priorité de transport sera donnée aux unités d’infanterie et de mitrailleuses, qui termineront leur instruction en commençant par servir aux armées françaises et britanniques, sous la réserve que lesdites unités d’infanterie et de mitrailleuses seront, éventuellement, retirées des armées françaises et britanniques, afin de constituer, avec leurs propres artillerie et services, des divisions ou des corps d’armée, cela au gré du commandant en chef du corps expéditionnaire américain, qui devra, toutefois, prendre au préalable l’avis du commandant en chef des armées alliées en France.»

«Pendant le mois de mai, la priorité sera donnée au transport des unités d’infanterie et de mitrailleuses de six divisions. Tout tonnage supplémentaire servira au transport des autres troupes dont le commandant en chef du corps expéditionnaire américain décidera l’embarquement.

«En juin, le même programme sera réalisé, à condition que le gouvernement britannique procure les moyens nécessaires au transport de 130 000 hommes en mai et de 150 000 en juin. Les six premières divisions iront aux armées britanniques. Les troupes transportées en juin seront affectées selon que le décidera le général Pershing.

«Si les Anglais peuvent transporter en juin un supplément de 150 000 hommes, ce supplément sera composé d’infanterie et de mitrailleuses. Au début de juin, on procédera à un nouvel examen de la situation.»

Tel est—en résumé—le texte de la Conférence d’Abbeville du 2 mai 1918[28].

Est-il besoin de noter que ce programme s’inspirait des idées du général Foch lui-même? A Abbeville, le commandant en chef de nos armées avait lu à la Conférence la déclaration suivante, dont je communiquai le texte à M. Jusserand:

«—J’ai été choisi, comme commandant en chef des armées alliées, par les gouvernements des États-Unis d’Amérique, de la France et de la Grande-Bretagne: à ce titre, il m’est impossible, au plus périlleux de la plus grande bataille de la guerre, d’admettre que je n’aie pas le droit de me prononcer sur les conditions de l’arrivée en France de l’armée américaine.

«C’est pourquoi, pénétré de la très lourde responsabilité qui m’incombe, à l’heure où la plus grande offensive allemande menace aujourd’hui, simultanément, Paris et nos communications avec la Grande-Bretagne, par les voies de Calais et de Boulogne, je tiens expressément à ce que chacun des gouvernements prenne, à son tour, la part de responsabilité qui lui est impartie.

«Dans ma conscience, il est de toute nécessité qu’il arrive mensuellement d’Amérique en France, pendant au moins les mois de mai, juin et juillet, par droit de priorité, 120 000 soldats américains d’infanterie et mitrailleurs. J’estime même que, si le tonnage le permet, ainsi qu’on nous l’a lait entrevoir, il serait hautement désirable que ce chiffre fût dépassé. Car plus élevé sera le chiffre de l’infanterie américaine qui pourra paraître à bref délai sur les champs de bataille[29], plus rapide et plus décisif sera le succès des armées alliées.

«Il est nécessaire, en effet, de bien comprendre que le caractère de la dernière offensive ennemie est d’avoir amené des pertes d’infanterie et de mitrailleurs hors de toute comparaison avec les pertes de la guerre, telle qu’elle s’est développée dans les trois dernières années. Les pertes d’infanterie de l’armée britannique ont dépassé, dans des proportions imprévues, toutes celles qu’elle avait subies précédemment. Il en a été de même des Français dans la proportion où ils ont participé à la bataille, et, dans les semaines qui vont suivre, il est inévitable que les pertes en infanterie aillent en s’aggravant. Ce sont donc, avant tout, des troupes d’infanterie et des mitrailleurs qu’il faut récupérer sans perdre un instant, d’autant plus que les ressources des dépôts allemands en infanterie et mitrailleurs sont estimés à 5 ou 600 000 hommes, tandis que les dépôts britanniques sont à peu près vides et que les dépôts français resteront sans ressources jusqu’au mois d’août prochain.

«Je demande de la façon la plus catégorique au Comité supérieur de guerre, composé des gouvernements alliés, de se prononcer sur cette demande, et de vouloir bien la soumettre à M. le président des États-Unis.

«Ce n’est pas que je ne tienne compte des observations de M. le général Pershing, qui désire, justement, amener le plus tôt possible, en France, l’ensemble des services complémentaires qui lui permettront d’achever, à bref délai, la constitution de la grande armée américaine dont il est le chef et que nous appelons de tous nos vœux. Mais en constatant que ma demande ne peut causer qu’un délai d’un petit nombre de semaines, mon devoir impérieux de soldat et de général en chef m’oblige à déclarer que, lorsque la plus grande armée allemande prononce la plus grande offensive de cette guerre devant Amiens et devant Ypres, un si léger retard ne peut être pris en considération, quand l’issue de la guerre elle-même peut dépendre d’un succès de l’ennemi devant les deux objectifs ci-dessus indiqués.

«Après les pertes énormes qu’elle a subies avec une magnifique vaillance, l’armée anglaise vient de voir supprimer dix de ses divisions et il ne suffit pas de les remplacer pour arrêter définitivement les armées allemandes. Ce sont de nouvelles forces d’infanterie et de mitrailleurs qui nous sont nécessaires sans aucun délai. Et si l’on considère que les troupes américaines auront besoin, au débarquement, d’une rapide instruction supplémentaire, on doit comprendre combien l’urgence de la décision dont il s’agit s’en trouve renforcée.

«Signé: Foch

A quoi j’ajoutai: «Je n’ai pas cru qu’il convînt d’envoyer ce texte au président Wilson dans la crainte de blesser le général Pershing. Mais M. Jusserand est prié de s’en inspirer.»

Le lecteur voit clairement ici que j’étais d’accord sur tous les points avec le général Foch, sans aucune réserve. C’est là-dessus que le Mémorial fonde ce qu’il appelle «un grave désaccord

Le même jour, 4 mai 1918, j’envoie un nouveau télégramme à M. Jusserand: «M. Balfour m’informe qu’il serait heureux si je donnais communication au président Wilson de la déclaration du général Foch. Prière, donc, de communiquer, tant au nom du gouvernement français que du gouvernement britannique.»

Le 8 mai 1918, j’envoie le télégramme suivant à M. Tardieu, Haut Commissaire de la République française à New York: «La question est de la plus haute gravité pour l’issue de la guerre par l’intervention décisive des troupes américaines qu’il ne faut à aucun prix exposer à une aventure comme celle de la Ve armée britannique sous les ordres du général Gough[30]. La question est d’une telle importance que j’ai la pensée d’envoyer sans aucun bruit, sous couleur d’une inspection de nos troupes d’instruction en Amérique, l’un de nos meilleurs généraux pour exposer, du point de vue purement technique, les éléments du problème au président Wilson».

J’ajoutais:

«On m’a fait remarquer très justement que les arguments du général Pershing se trouvent être tous d’ordre politique, tandis que ceux du général Foch, auxquels il n’a pas été répondu, sont d’ordre exclusivement militaire. Je crois que nous devons nous garder d’intervenir avec trop d’insistance auprès du président Wilson, qui a certainement toute la maturité de jugement nécessaire pour prononcer utilement, lorsque tous les aspects du problème lui seront connus.

«La consigne est d’écouter autour de vous, sans cacher votre opinion, bien entendu, mais en ne l’indiquant qu’avec la discrétion convenable. Au Président de la République américaine de dire la parole définitive quand l’heure sera venue.»

Le général que j’envoyais en Amérique ne parlait pas l’anglais. Mais il était accompagné du colonel Fagalde, officier très compétent, particulièrement propre, en la matière, aux fonctions d’interprète.

Le 9 mai, je télégraphie à M. Jusserand:

«Vous vous plaignez avec grande raison que les dispositions prises par la Conférence d’Abbeville soient insuffisantes. C’est que cette Conférence n’a été qu’un interminable débat entre M. Lloyd George, moi-même et le général Pershing, lequel défendait obstinément la thèse de la prompte venue des services accessoires, en alléguant que le peuple américain et le gouvernement de Washington désiraient avant tout la constitution d’une grande armée américaine.

«Lorsque le général Pershing nous avait concédé que des troupes d’infanterie et des unités de mitrailleurs viendraient avant tout en juin, il refusait obstinément de nous faire la même concession pour juillet, et tout ce que nous pûmes obtenir fut qu’au commencement de juin cette question serait de nouveau soumise à nos délibérations.»

Le 17, j’expédie un télégramme à M. Lloyd George:

«Les dispositions qui ont prévalu à Abbeville doivent être révisées en vue de nous faire envoyer dans le plus bref délai possible un chiffre très supérieur de fantassins et de mitrailleurs américains, ainsi que le président Wilson et M. Baker[31] sont disposés à le faire. Je n’ai pas besoin de vous dire que le général Foch, que j’ai consulté hier à cet égard, insiste vivement pour que cette réunion du Conseil supérieur de guerre ait lieu le plus tôt possible. Car les contre-offensives qu’il prépare seront nécessairement très limitées aussi longtemps que les effectifs lui feront défaut.»

Le 20 mai 1918, j’envoie ce nouveau télégramme à M. Lloyd George: «Il résulte des dépêches de M. Jusserand, aux informations de qui s’ajoute l’autorité de ses conversations avec lord Reading, que le président Wilson est absolument avec nous en cette affaire. A. M. Jusserand, qui lui demandait d’augmenter le nombre des fantassins et des mitrailleurs en mai, il a répondu qu’il le ferait volontiers, s’il n’y avait pas une décision d’Abbeville à laquelle il se croyait tenu de se conformer. M. Baker a tenu à M. Jusserand un langage à peu près identique[32]

«Enfin, le général Pershing (peut-être à la suggestion de Washington) m’a fait l’honneur de me venir voir pour me dire qu’il craignait de n’avoir pas été compris à la Conférence d’Abbeville; qu’il était un esprit ouvert et qu’il ne demandait pas mieux que de se rendre aux arguments d’extrême urgence qui lui avaient été soumis.

«Je lui ai répondu que je comptais sur la prochaine réunion du Conseil supérieur de guerre pour obtenir en juin, sans parler de juillet, un envoi de 100 000 soldats américains. Sa réponse fut qu’il était tout prêt à tomber d’accord avec moi sur ce chiffre et qu’il n’y avait pas besoin d’une séance à Versailles pour cela. Je refusai naturellement de renoncer à la Conférence de Versailles.

«Il me dit alors qu’il allait voir le général Foch, et que l’accord entre eux se ferait très facilement. C’est en effet ce qui eut lieu.»

Le 1er juin 1918 le Comité supérieur de guerre se réunit à Versailles.

Et le 7 juin, je télégraphie à M. Jusserand:

«Nous n’avons rien à cacher au gouvernement américain. Quant à la nécessité pour lui d’engager ses forces militaires en armées, personne ne le comprend mieux que moi, et le Président peut compter que toutes facilités seront données par nous à cet égard... Nos indications antérieures provenaient de deux sentiments qu’il est trop facile de comprendre: 1o notre besoin urgent de combattants; 2o le grand avantage, dans un cas si pressant, d’achever l’éducation pratique, au feu, des formations américaines avant la constitution des États-Majors[33]...»

J’ai exposé aussi clairement que j’ai pu les préliminaires du «grave désaccord» survenu entre le maréchal Foch et moi à propos de l’emploi, immédiat ou lointain, des forces américaines. Le point le plus étrange de ce «grave désaccord» consistait en ceci que nous nous trouvions absolument d’accord sur tous les points.

Comment tirer de cet accord un désaccord qui effraya le général Foch lui-même, et jusqu’à M. Poincaré? Rien de plus simple. L’accord était sur le fond et le désaccord sur la procédure que ni le général Foch ni M. Poincaré ne voulaient pousser jusqu’au bout. En d’autres termes, j’allais jusqu’à réclamer un ordre du commandant en chef au général américain—ce à quoi s’opposaient le commandant en chef lui-même et M. Poincaré[34].

Nous étions d’avis, tous les trois, le général Foch, M. Poincaré et moi, que nous avions le plus pressant besoin d’effectifs pour remplacer les hommes qui tombaient tous les jours sur le champ de bataille. Mais le général Foch et M. Poincaré voulaient que cet «avis» demeurât à l’état d’avis, et moi, j’avais la prétention d’en tirer quelque chose qui fût de l’action. Mes deux contradicteurs ne voulaient pas affronter l’obstination du général Pershing qui pouvait amener une rupture. En d’autres termes, je voulais trop, prétendaient-ils, à quoi je répondais qu’ils ne voulaient pas assez. Foch se refusait à donner un ordre à son subordonné, alléguant toujours que son autorité de chef suprême aboutissait, non pas à commander, mais simplement à suggérer. Et M. Poincaré me contestait le droit de donner un ordre à Foch dans cette matière et même de le conseiller trop énergiquement. Que résultait-il de tout ce bruit d’une question sur laquelle, au fond, tous les Alliés étaient unanimes, sinon un arrêt subit de volonté chez deux des chefs qui avaient charge de commander?

Le problème était dans ce seul fait que nous étions au combat depuis bien longtemps quand nous avions été rejoints par les premiers contingents américains nécessairement inexpérimentés. La fonction des Alliés américains était surtout de nous faire rattraper le temps perdu, en entrant dans la guerre à mesure qu’ils arrivaient, tandis que le naturel orgueil de la grande démocratie la portait à donner en bloc, pour la suprême victoire, sur le dernier champ de bataille. Problème de jour et d’heure qui pouvait et devait décider dramatiquement du succès, moins par la qualité doctrinale du combat que par l’entrée en jeu d’un effort militaire capable de s’adapter, de se prolonger et même de s’accroître indéfiniment. Nous avions envoyé aux États-Unis, comme j’ai dit, de très importantes missions d’officiers instructeurs. La mission de contrôle du général Berthelot (fin mai 1918), auprès des camps français d’instruction militaire en Amérique, fut d’un heureux succès pour tout le monde. Des officiers instructeurs, rien que d’excellent. Travail d’entrain dans le meilleur accord. Enthousiasme guerrier. Le chef de la mission rendait hommage au colonel House dont la lumineuse intelligence avait merveilleusement facilité le travail.

Un seul point noir: l’obstination fanatique des grands chefs de l’armée américaine à retarder l’arrivée du drapeau étoilé sur le champ de bataille. L’organisation tardive de la grande armée américaine nous coûtait beaucoup de sang ainsi qu’à nos Alliés, mais devait résoudre, tout d’un coup, nous disait-on, l’ensemble des problèmes militaires. Ainsi arriva-t-il que la guerre était virtuellement finie, quand l’Argonne fit voir aux beaux et braves soldats de la vaillante Amérique qu’il ne suffisait pas d’être brave à outrance pour remporter des avantages stratégiques.

Je les avais avertis[35]. Mais leur super-patriotisme farouche ne voulait rien entendre et il ne leur fallait rien de moins qu’un coup de stratégie providentielle qui leur permît, d’un même coup, de commencer et de finir la guerre en beauté. Si ce miracle s’était produit, je serais assez prêt à croire que l’opinion publique eût imposé au Sénat le vote du Traité.

Dans son Rapport final (p. 39 et 40), le général Pershing constate que le général Pétain avait mis sous ses ordres des troupes françaises pour la bataille de Saint-Mihiel. Il a pu voir ainsi que nous ne marchandions pas notre confiance en son commandement.

Le jour vint enfin (septembre 1918) où Saint-Mihiel vit nos camarades arriver (avec des canons français) aux talons des soldats allemands. Ce fut une fête indescriptible. En des automobiles, en des camions de toutes figures, nos gens avaient entassé tous les enfants de la ville avec les joyeuses mamans, parmi les fleurs, les branchages, les friandises, les chants, les rires, les embrassades, les cris de la France retrouvée dans la poignée de main américaine. Pourquoi faut-il que cette heureuse procession de glorieux enthousiasme s’achève aux finales balances d’un doit et avoir fâcheusement mesurés?

 

Avant d’en arriver à l’affaire de mon «désaccord» avec le maréchal Foch je dois dire que celui-ci avait établi un certain nombre de points:

1º «Grâce à sa méthode de collaboration intelligente, amicale et même affectueuse, il tirait des armées étrangères, placées sous ses ordres, le maximum de ce qu’elles pouvaient donner[36];

2º «L’armée américaine, était une armée «excellente», pleine d’ardeur;

3º «Mais elle était «inexpérimentée, novice», ayant à apprendre, en quelques mois, ou même quelques semaines, ce qui nous avait demandé, à nous, plusieurs années.»

Telle étant l’armée américaine en octobre 1918, quelles furent, respectivement, au dire du maréchal, l’attitude du ministre de la Guerre français et du général en chef des armées alliées?

Pour ce qui est de celui-ci, «il lui semblait, raconte-t-il, injuste et peu raisonnable, de ne pas tenir compte, dans ses rapports avec cette armée, de ce manque d’expérience; de la traiter comme si elle combattait depuis très longtemps à nos côtés.»

Comment donc la traiter? En employant «la douceur, la patience[37], la persuasion, de préférence à la sévérité et à la violence»[38].

Quant à moi, le maréchal Foch allègue que j’étais d’avis qu’il fallait faire appel à d’autres méthodes. «M. Clemenceau reprochait au général Pershing de chercher, avant tout, à constituer une armée autonome, pourvue d’un nombreux et important État-Major, agissant par elle-même, sans se soucier suffisamment des autres. Il reprochait au maréchal de se montrer beaucoup trop patient, beaucoup trop accommodant vis-à-vis du général Pershing.»

«La manière douce, affirmait M. Clemenceau, ne donnant aucun résultat, le moment était venu de recourir à la manière forte, de faire un éclat, de s’adresser par-dessus la tête de Pershing au président Wilson lui-même, en le priant d’intervenir pour forcer la main au général.»

Et le Mémorial conte que, le 21 octobre 1918, j’adressai au maréchal une lettre «pressante», où je lui faisais part de mes préoccupations. «Cette lettre, d’une très belle forme au demeurant, déclare le maréchal, ne me fit pas varier d’une ligne. Je n’en tins absolument aucun compte.»

Foch me répondit en m’assurant à nouveau que la méthode qui consisterait à tout briser[39] ne valait rien».

Et il terminait sa lettre par ces mots:

«On ne peut nier l’effort fourni par l’armée américaine. Après avoir attaqué à Saint-Mihiel le 12 septembre, elle a attaqué le 26 en Argonne. Elle a perdu par le feu, du 26 septembre au 20 octobre, 54 158 hommes pour de faibles gains, sur un front étroit, il est vrai, mais sur un terrain particulièrement difficile et en présence d’une sérieuse résistance de l’ennemi.»

Trois semaines après, c’était l’armistice. Avais-je donc tort d’être pressé?

En forme de conclusion, le maréchal déclare: «Je me flatte d’être demeuré l’ami de Pershing.» En vérité, la France demandait aux Américains, éminemment combatifs, autre chose qu’une parade d’amitié militaire entre les grands chefs[40].

 

Il y a peut-être lieu de conter ici l’histoire de ma lettre «pressante» à Foch et des conditions dans lesquelles elle fut d’abord différée, puis envoyée.

Le 11 octobre 1918—à un mois, répétons-le, de l’armistice—je renonçai donc à la «manière douce». Ce jour-là, accompagné de M. Jeanneney, sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, je me rendis à l’Élysée, afin de communiquer à M. le Président de la République le projet de lettre que j’avais l’intention d’envoyer au maréchal Foch pour provoquer une décision touchant cette inertie des troupes américaines, si préjudiciable aux armées alliées en pleine bataille. La lettre était assurément assez vive de ton: des centaines de milliers de morts, l’effort surhumain fourni depuis des années par nos grands soldats, l’avaient dictée. Elle était «dure» et pour Pershing, qui ne voulait pas obéir, et pour Foch, qui ne voulait pas commander.

M. Poincaré lit cette lettre et, formellement, déconseille de l’envoyer.

—Je ne crois pas aux secrets, dit-il. Si cette lettre est envoyée, elle sera connue de l’entourage du Maréchal, et, sans doute, aussi du général Pershing. Il en peut résulter de graves froissements. Il me semble, en tout cas, que certains de ses termes devraient être adoucis.

Comment pouvait-on émettre une pareille crainte quand, en mai, la lettre de Foch, non moins décisive que la mienne, avait été connue de Pershing et—bien loin de blesser personne—avait convaincu Wilson lui-même.

Je ne pouvais pas ignorer les communications constantes du Maréchal avec le Président de la République. Rien n’était plus légitime. Il aurait seulement fallu que les deux personnages fussent capables de vivre dans une moindre exaltation de leur personnalité. Il leur fut trop facile de se réunir pour s’opposer à mon action.

Je reprends ma lettre, je la corrige, je l’atténue et, au moment de partir pour le front, je prie M. Jeanneney de retourner à l’Élysée le lendemain et de remettre une seconde fois à M. Poincaré le projet de document où il était tenu compte de ses observations.

Le lendemain, M. Jeanneney retourne donc à l’Élysée, remplit sa mission, et, le soir même, M. Poincaré lui adresse une fort longue lettre où il déclare en substance: «Je maintiens mon point de vue. Il ne faut pas écrire cette lettre. Il n’est pas impossible qu’elle provoque la démission du Maréchal.

«Si, contrairement à mon avis, M. Clemenceau croit devoir envoyer cette lettre, il faut l’atténuer encore. Elle est encore trop dure pour les Américains, encore trop dure pour Foch. M. Clemenceau dit notamment au Maréchal: «La Patrie commande que vous commandiez.» Si l’on me disait cela à moi, je démissionnerais.

«Et, d’ailleurs, M. Clemenceau a-t-il bien a s’occuper de ce que fait le maréchal Foch comme commandant en chef de l’armée américaine? En cette qualité, le maréchal Foch ne relève-t-il pas plutôt du gouvernement américain?»

Le voilà donc connu ce secret plein d’horreur!

Le général Foch m’avait demandé de le faire nommer commandant en chef des armées alliées, et, ce titre obtenu, je découvre qu’il comprend le commandement unique comme un conseil d’administration à trois, où l’on échange des raisonnements. Je voudrais bien savoir à quel moment le commandement unique m’avait enlevé une part de mon autorité sur le commandement militaire français. Il y avait des alliés, sans doute, qui avaient leur mot à dire dans les mêmes formes que moi-même, et, si l’on n’était pas d’accord, il y avait la ressource d’un conseil supérieur. Ici le beau du phénomène c’est que, tout le monde étant d’accord, même le général Foch, même M. Poincaré, la seule difficulté était que ces deux personnages se refusaient (dans le moment le plus grave de la guerre) à mettre en action l’autorité conférée au généralissime à Doullens. Mais surtout, quelle étrange aventure de ce chef du gouvernement français qui se demande si le généralissime français ne relève pas «plutôt» du gouvernement américain—supposé adversaire—dans un débat où la vie et la mort de la France sont en jeu!

Pendant la bataille, Foch domine les combattants comme à la Marne et à l’Yser. Dans le conseil, c’est aux formules de plaidoirie qu’il fait confiance. Dans le débat américain, nous sommes tous d’accord, et, puisque la question est d’ordre purement militaire, c’est à lui de dire la parole d’autorité. Point du tout. Pershing s’obstine à ne pas agir et Foch à ne pas commander. Il faut donc que je prenne sur moi, pour secourir nos propres soldats, de dire la parole décisive au chef de volonté paralysée, avec qui je suis d’accord sur tous les points, sauf sur ce fait qu’il appartient au général en chef de convertir son opinion personnelle en ordres coordonnés.

C’est la situation qui se résume en mon adjuration: «Commandant, la Patrie commande que vous commandiez.» Ce pourrait être la parole décisive, la formule de salut qui rappellerait Foch à la terrible réalité. Mais elle effraya M. Poincaré qui lui refusa son assentiment, sans me conseiller de faire autre chose que de regarder tomber nos soldats.

Je devais découvrir plus tard, longtemps après la guerre, en prenant connaissance enfin[41] de la lettre de M. Poincaré à M. Jeanneney, que la nouvelle théorie présidentielle consistait tout simplement à m’enlever—en vertu du commandement unique—une part d’autorité sur le maréchal Foch.

Si je n’avais pas eu le document sous les yeux, je ne l’aurais pas cru. En pleine guerre, le président de la République française donnait des arguments au commandant des armées alliées pour l’encourager à résister à son chef immédiat, le président du Conseil, ministre de la Guerre. Il exposait à l’innocence de l’âme antijuridique du soldat, que les gouvernements alliés, en lui remettant des pouvoirs sur leurs troupes, l’avaient en partie soustrait à l’autorité du président du Conseil, ministre de la Guerre.

C’est sur l’action qui doit suivre que porte le différend. Le général Pershing ne veut pas changer de méthode. Le maréchal Foch, à qui M. Poincaré ne peut enlever son droit de commander à Pershing, ne veut pas commander, et M. Poincaré qui ne veut pas que je commande à Foch de commander, prétend que nous nous regardions tous les trois, dans l’impuissance d’agir née d’une organisation suprême du commandement effectif qui, pour remporter la victoire, exige que nous laissions nos soldats sans secours! Voilà de quoi il fallait s’occuper quand le sang de nos soldats coulait à flots, tandis que deux millions d’hommes venus pour les secourir, devaient attendre que nos grands seigneurs de la guerre eussent changé d’humeur.

Et comme conclusion après cet étrange exposé de doctrine[42], ces mots qui sont du Poincaré le plus pur: «L’essentiel me paraît être de nous trouver d’accord avec le Maréchal sur la nécessité d’une organisation rapide (?) et de lui demander régulièrement compte de ce qu’il entreprend en ce sens et de ce qu’il obtient[43]. Si, au bout de quelques semaines[44], les choses restaient en l’état, on recourrait alors aux mesures extrêmes, mais, comme avec des étrangers un peu susceptibles, elles peuvent tout gâter, il ne faut, à mon avis, y recourir qu’au cas où la situation deviendrait réellement désespérée

Je cite ces mots textuellement. C’était conclure: Les mesures que vous proposez peuvent tout gâter. Donc il ne faut les employer que lorsque la situation sera réellement désespérée. On aurait pu ainsi attendre que les campagnes défaitistes eussent gangrené les esprits en décomposition pour se décider à mettre la main au collet des traîtres. Cette peur de soi-même aura fait couler trop de sang.

Le 14 octobre, au matin, je rentre du front, où les nôtres tombent toujours. M. Jeanneney me dit: «M. Poincaré vous déconseille à nouveau d’écrire au Maréchal. Voici la lettre qu’il m’adresse.»

Rageusement, je ne m’en cache pas, je repousse le pli après avoir consigné de ma main sur l’enveloppe, en une note signée, que je refuse d’en prendre connaissance. Ainsi s’attestent les sentiments que m’inspiraient les excès de patience auxquels j’étais convié, tandis que se jouait la partie suprême de la France. Il n’y avait qu’une chose que le bon président ne faisait pas suffisamment entrer en ligne de compte, c’est que, tandis qu’il pesait et composait des si, nos soldats jonchaient la plaine, pendant que leurs camarades américains frémissaient d’impatience en attendant leurs jours de gloire.

J’envoie ma lettre au Maréchal. Il n’en est pas question dans le Mémorial. Elle aurait mis les choses au point.

En recevant mon message, que fait le maréchal Foch? Le chef de l’État a pris soin de l’informer que, constitutionnellement, en tant que commandant en chef de l’armée américaine, il était «plutôt» sous les ordres de M. Wilson. Ma lettre—il le déclare lui-même—«ne le fait pas varier d’une ligne

«Je n’en tins absolument aucun compte...» dit-il.

Pour tant de mouvements de fâcheuses incohérences, il doit cependant y avoir une explication.

C’est une question capitale pour l’histoire de la guerre que de savoir comment, en fin de compte, le maréchal Foch a exercé le commandement unique. Tout le monde parle encore avec enthousiasme de ce merveilleux engin de victoire. Mais, jusqu’à ce jour, aucune démonstration de fait n’a encore suivi ces discours. C’est pourtant la question que se posera l’avenir.

J’ai dit, sans aucune réserve, que dans les très durs combats de l’Yser, le Maréchal s’était montré un héros. Je n’ai garde de lui chicaner quoi que ce soit du magnifique élan qui le porta dans cette épreuve, l’une des plus ardues de la guerre, et je lui ai rendu hommage, avec joie, sur ce point.

La question de savoir dans quelle mesure il fut véritablement un stratège peut être déplaisante pour un homme qui se laissait parfois comparer à Napoléon. C’est une question que l’historien devra résoudre, et je ne puis mieux faire que de m’en rapporter aux juges libérés des passions d’aujourd’hui. Cependant, j’ai bien le droit de dire que le brevet militaire d’académie civile décerné par M. Poincaré, dans le cénacle du palais Mazarin, n’a pas plus de valeur positive qu’une simple chanson. Il nous faudra, quelque jour, des juges compétents qui prononceront sur pièces, au lieu d’un lyrisme de plaidoirie. Les historiens qualifiés pourront alors prendre des conclusions et juger en connaissance de cause.

Le maréchal Foch, sans avis préalable, a ouvert la tranchée contre les camarades, dont l’un a pourtant Verdun à son compte, en décrétant, sans rien démontrer, que nous aurions pu finir la guerre en 1917. Avec des si, que ne prouve-t-on pas? Ces sortes d’arguments sont la grande ressource des hommes en quête d’une diversion. S’il a cru qu’il ferait dévier ainsi la critique de sa propre stratégie, il s’est trompé.

—«Voyez-vous, disait-il, le commandement unique, ce n’est pu’un mot. En 1917 on l’avait réalisé avec Nivelle, cela n’avait pas marché[45]. «Il faut savoir conduire les Alliés. On ne les commande pas. Il ne faut pas faire avec les uns comme avec les autres... C’est ça le commandement unique: on ne donne pas d’ordres, on suggère

Le Maréchal nous fait ainsi connaître que le commandement unique ne s’exerce pas d’un général en chef à ses égaux, comme d’un sergent instructeur à un peloton de recrues. Nous le savions déjà. Pourquoi donc tant de bruit pour la conquête d’une autorité décisive qui, l’heure venue, doit, paraît-il, s’évaporer en de précieuses dilutions oratoires. Pourquoi tant de bruit pour rien? Le maréchal ne donne pas d’ordres: il suggère. «Ils auraient secoué leur chaîne, si j’avais voulu la leur faire sentir.»

Qui pourrait croire que c’est un soldat qualifié qui manifeste si hautement cette totale incompréhension du commandement suprême? Où en serons-nous quand, pour suivre ce bel exemple, les officiers renonceront à commander, pour «suggérer» des vues militaires à leurs subordonnés? On croit rêver.

Je me suis demandé quels brouillards d’obnubilation avaient pu éveiller, dans l’âme du commandant unique, une telle défiance de sa propre autorité. Ce que nous cherchions, c’était la rapidité des correspondances directes de mouvements par les coordinations d’une volonté suprême, tandis que notre commandant unique prétendait obtenir un résultat supérieur par de simples essais de persuasion.

Je ne doute pas que le Maréchal n’ait parlé sincèrement quand il s’est dit hanté du désir de contenter tout le monde. D’un chef, ce n’est pas toujours une qualité congrue. C’est même tout l’opposé du but que se propose le commandement militaire. Le Maréchal savait bien que, de lui à moi, tous différends finiraient par s’arranger. Mais sir Douglas Haig réagissait violemment quelquefois. M. le président Wilson inquiétait l’interlocuteur par un sourire de loup bienveillant. M. Lloyd George n’était pas l’agneau bêlant de la fable. C’est de ces divers côtés que le généralissime entendait vraisemblablement se garder, d’autant plus que le texte de l’accord prévoyait, en cas de dissidence, l’appel du général allié à son gouvernement. Je suis loin de blâmer le commandant en chef de tous les ménagements obligatoires envers ses nouveaux subordonnés. Tous les prédécesseurs de Foch dans l’histoire en avaient fait la découverte avec l’assentiment universel. Encore fallait-il qu’une volonté supérieure se dégageât de tous atermoiements. Sinon l’unité de commandement n’était qu’une parade supplémentaire d’impuissance à l’usage des esprits simples, et qui ne jouait même pas quand il s’agissait d’engager une ou deux divisions américaines à rejoindre des divisions alliées.

Si légitimes qu’elles fussent, les préoccupations du commandant en chef à cet égard ne devaient changer ni la forme, ni le fond des ordres militaires à de nouveaux subordonnés mis à sa disposition pour hâter l’exécution de mouvements ralentis par l’art de suggérer. Il se fût ainsi épargné l’ennui de dissocier spontanément la puissance supérieure qui lui avait été confiée, sans parler de l’ennui d’avoir l’air quelquefois de s’accorder plus aisément avec M. Lloyd George qu’avec son propre gouvernement, comme il arriva dans l’affaire dite de la Villa romaine.

Comme je ne cessais d’insister auprès du «commandant unique», pour qu’il donnât l’ordre au général Pershing de mettre à sa disposition l’une des divisions américaines prêtes à entrer en ligne, il finit par me dire qu’il avait donné «un ordre écrit» au général Pershing et que celui-ci avait formellement refusé d’obéir[46]. J’en conçus une fâcheuse impression mais je n’osai pas pousser l’aventure plus loin que ne le désirait le commandant en chef. J’ai lu dans un journal que Foch s’était laissé aller à dire que «personne n’avait désobéi». Ce n’est pas ce qu’il m’avait dit du général Pershing. Avant de se prononcer, il faudrait pouvoir dire dans quelle mesure il avait «commandé»—je ne dis pas «suggéré».

Quant à moi, comment pouvais-je me trouver répréhensible en réclamant énergiquement la mise en œuvre de l’accord qui avait créé le haut commandement pour accroître la coordination de nos forces sur le champ de bataille? Je m’appliquais de mon mieux à rendre tout facile à l’organisation américaine. Je n’ai point à cacher qu’en de terribles circonstances je cherchais à en obtenir la plus grande somme de rendement militaire et que, grâce aux autorités supérieures, je n’y ai pas réussi. Y avait-il donc là une pensée dont j’aie à me défendre? Le maréchal Foch, pour éviter de répondre à la question, s’abstient prudemment de la poser. Moi, je la pose, et il le faut bien puisque c’est tout le débat entre Pershing, Foch et moi.

Le Maréchal avait le pouvoir de commander. De son propre aveu, il préférait «suggérer»[47]. D’où le conflit. C’était d’autant moins mon compte qu’à mon avis, les Allemands, dès qu’ils sentiraient le choc de la réaction américaine sur le champ de bataille, comprendraient que tout espoir de vaincre leur était désormais interdit.

J’étais donc très pressé, très pressant, quand je demandais à Foch, et même à Pershing directement, d’envoyer au feu, sans délai, parmi les nôtres, à mesure qu’elles seraient en état de combattre, les premières divisions américaines.

En somme, le «grave désaccord» entre le maréchal Foch et moi sur le meilleur emploi des forces américaines se réduisait à une parfaite communauté de vues sur l’utilisation des contingents pour leur entrée en ligne au fur et à mesure d’un achèvement d’éducation militaire. Il n’y eut pas, il était impossible qu’il y eût un débat sur le fond. Le Maréchal ne pouvait que demander des contingents. On a vu, par sa propre déclaration aux gouvernements alliés, que rien ne lui échappait des difficultés qui nous mettaient en conflit avec le général Pershing, et qu’il n’était pas embarrassé d’exposer fortement son point de vue quand on ne lui demandait pas de l’action.

Pourquoi le Maréchal n’a-t-il pas publié ma lettre comme je publie le document où il expose, en excellent langage, son propre point de vue? Pourquoi se vanter de n’avoir pas tenu compte de ma lettre à l’heure même où il essayait de la mettre tant bien que mal en action? Pourquoi M. le président de la République se donna-t-il tant de mal pour me dissuader de l’écrire, dans la crainte qu’une indiscrétion la portât à la connaissance de M. le président Wilson, alors que M. Lloyd George et lord Balfour (si modéré) m’avaient demandé de porter le document (où Foch, disait la même chose que moi) à la connaissance du même président Wilson, qui l’approuva?

Tout cela parce que le général Pershing se cantonnant dans une résistance passive, le maréchal Foch, invité par moi à donner un ordre à son subordonné, craignait, s’il n’était pas obéi, de se faire une affaire avec le gouvernement américain. Il préférait se créer des difficultés avec moi, contre qui le soutiendrait M. Poincaré, comme dans l’affaire de la Rhénanie. Cependant, il y avait les soldats, monsieur le Maréchal!

L’embarras était que, trop souvent, l’idéal ne s’accommode pas de la réalité. Il s’agit de les accommoder l’un et l’autre. On n’y réussit pas toujours. Quand on sait que la France reçut plus de deux millions de soldats américains, on s’étonne qu’on n’ait pas facilement réussi à constituer la première armée américaine, en même temps qu’à fournir des effectifs en nombre suffisant sur les champs de bataille où les réclamaient d’urgence nos héroïques soldats. Hélas! dans cette redoutable crise, le maréchal Foch qui, sans posséder le commandement sur l’Yser, avait si bien su le prendre, ne put venir à bout de l’exercer quand on le lui eut donné.


Il faut dire qu’auparavant lord Milner et le général Pershing, sans consulter la France et sans même en informer Washington, avaient conclu un accord pour le mois de mai et le mois de juin, exclusivement à l’avantage de l’Angleterre, laquelle, il est vrai, avait un pressant besoin d’effectifs. La Conférence d’Abbeville a remplacé cet accord par le texte ci-dessus.

C’est moi qui souligne.

Très grave question, qui n’est ici qu’indiquée. Pour le début de l’armée américaine, il fallait absolument éviter un échec. Importante raison pour associer les vieilles et les jeunes troupes sur le champ de bataille. J’encourais une lourde responsabilité si quelque manœuvre, mal comprise ou mal exécutée, avait de fâcheuses conséquences.

Ministre de la Guerre américain.

Il ignorait que la décision d’Abbeville était un minimum au delà duquel l’approbation du général Pershing nous avait été refusée.

Le général Pershing dut attendre encore plusieurs semaines avant de voir se réaliser son rêve d’une grande armée américaine autonome. Je ne pus alors qu’applaudir: c’est que l’heure était venue et je télégraphiai au commandant américain:

27 juillet 1918: «Félicitations cordiales pour la création de «la première armée américaine. L’histoire vous attend. Vous ne lui ferez pas défaut, G. Clemenceau.»

Je nommerai M. Poincaré le moins souvent possible. Mais quand je me défends contre le maréchal Foch qui m’aborde avec le Président de la République pour couverture, il faut bien que je réponde à mes deux adversaires à la fois.

Tous les représentants de la haute autorité militaire américaine penchaient ouvertement du côté de Pershing, le général Bliss, seul, faisant exception. Ils voulaient une armée américaine. Ils l’ont eue. Qui a vu, comme moi, le terrible embouteillement de Thiaucourt, témoignera qu’ils peuvent se féliciter de ne l’avoir pas eue plus tôt.

Rien de tel que de se donner à soi-même de bons certificats.

A moins d’un mois de l’armistice! La patience, c’est du temps. Il y a vraiment des heures pour l’action.

La prétendue «violence» consistait à se faire obéir dans l’emploi militaire d’une force militaire pour des résultats militaires dont le maréchal Foch n’a jamais contesté, non seulement l’avantage, mais la nécessité.

Où voit-il que j’aie risqué de «tout briser» en demandant au commandement suprême d’exercer son autorité en vue du résultat qu’il était le premier à préconiser: le coup d’épaule aux soldats alliés. Foch, en somme, refusait de commander à Pershing de lui envoyer des soldats. Ceci était du 21 octobre 1918. Un cas analogue s’était déjà présenté d’un dissentiment entre Foch et Haig, et Foch lui-même m’ayant appelé pour résoudre le conflit, j’avais été assez heureux pour faire céder l’Anglais. Voici ce qu’en écrit le général Mordacq (le Commandement unique, p. 144):

«Dans les premiers jours de juin, ayant voulu déplacer des réserves anglaises—ce qui était son droit absolu—pour les faire intervenir sur le front français, le général Foch se heurta à une opposition complète du maréchal Haig. Toujours pour éviter un heurt—particulièrement délicat en pareille situation—il en rendit compte à M. Clemenceau, qui, le 7 juin, réunit dans son cabinet, au ministère de la Guerre, lord Milner, le maréchal Haig ainsi que les généraux Foch et Wilson. Nos alliés s’efforcèrent de démontrer que l’offensive récente des Allemands sur le front français (Chemin des Dames) n’était qu’une démonstration, et qu’ils allaient exécuter l’attaque principale, l’attaque logique, l’attaque stratégique sur le front anglais, soit pour séparer l’armée britannique de l’armée française, soit pour s’emparer de Dunkerque, Calais et Boulogne, et couper par suite les armées britanniques de l’Angleterre.»

La question, comme on voit, était de même ordre. Seulement, cette fois, Foch, calmé par l’effondrement du Chemin des Dames, n’hésita pas à me faire appel sans attendre mon initiative.

Foch se vante d’être demeuré l’ami de Pershing parce qu’il a lénifié l’emploi du commandement jusqu’au laisser faire. Je crois bien pouvoir dire que j’ai obtenu le résultat cherché, sans m’aliéner l’amitié du général Pershing. Le commandant en chef américain ne souffrait sans doute pas moins que nous de voir sa belle armée immobilisée aux portes du combat. En tout cas, il osait dire oui ou non et ne pouvait blâmer tout au fond de lui-même ceux qu’il voyait défendre de leur mieux les intérêts de la cause commune. A l’heure même où Foch me dénonçait ridiculement aux Américains, le général Pershing ne m’a pas ménagé les témoignages d’estime que je me plais à lui retourner hautement.

Quand je suis allé en Amérique, pour défendre la France contre l’accusation de militarisme, le général Pershing, à New-York, m’a publiquement apporté son salut amical à la grande réunion du Metropolitan. Plus tard, il quittait Indianapolis pour entrer à Chicago, en uniforme, dans ma voiture, avec le général Dawes, parce qu’on craignait je ne sais quoi d’une municipalité et d’une population courtoises, mais avec des parties de sympathies allemandes. Enfin, lorsque l’American Legion me fit récemment le grand honneur d’une visite à Paris, le général Pershing tint à se joindre à ses camarades pour venir me saluer. Est-il rien de plus clair? Et puis, si mon tempérament, au plus fort de la crise, m’avait induit à quelque excès de langage, serait-ce à un Français (général ou civil) de me dénoncer?

Je ne l’avais pas voulu faire plus tôt et ne m’en repens point.

Étrange parce qu’on peut s’étonner que cette thèse—qui ne résiste d’ailleurs pas cinq minutes à l’examen—soit défendue par le président de la République française. Les juristes nous réservent de ces étonnements. Rien de plus simple que la solution du problème prévu par l’acte de Doullens. Le général qui ne croit pas devoir, ou pouvoir, obéir au commandant en chef fait appel à son gouvernement qui prononce en fin de compte.

Une haute leçon d’action dans le pire danger.

Or—encore une fois—nous étions à un mois de l’armistice!

C’était justement pour changer cet état de choses que le commandement suprême, c’est-à-dire le droit de parler comme un chef, lui fut donné. Or voici que ce droit précieux dont on a fait tant de tapage, il y renonce à l’heure même où la rapidité de l’exécution exige l’obéissance militaire dans la rigueur d’une inflexible autorité.

J’ai pris la liberté de consulter là-dessus M. le général Pershing qui m’a répondu qu’il n’en avait pas gardé le souvenir.

«Il y avait un matelas à peu près imperméable entre le haut commandement et les exécutants. Les directives générales n’étaient transmises que par fragments, et tel commandant d’armée, le plus activement engagé, n’a connu celles du maréchal Foch que par la lecture de M. Louis Madelin dans la «Revue des Deux Mondes». Comment finit la guerre, général Mangin.


CHAPITRE V

CRISE D’EFFECTIFS BRITANNIQUES

Au plus fort de la crise d’effectifs qui se fit si cruellement sentir dans les dernières semaines de la guerre, l’armée française, après le Chemin des Dames (perte de 160 000 hommes), était particulièrement éprouvée. D’autant plus que Foch, renonçant enfin à attendre l’Allemand dans les Flandres, se décida à le harasser. Nos pertes étaient infiniment plus graves que celles des Anglais qui avaient encore des réserves énormes sur leur territoire et qui, au lieu d’en faire usage, avaient trouvé plus simple de diminuer leurs combattants quand il aurait fallu les accroître à tout prix.

Le chef de l’État attendait, pour un suprême effort, que la situation fût «désespérée». Les Anglais, dans le désarroi d’un échec qui venait de leur coûter 200 000 hommes[48], avaient pris l’inattendue résolution de supprimer 9 divisions (qu’ils pouvaient remettre sur pied) et se refusaient à revenir sur une décision si injustifiable. Mais je ne pouvais me résigner à compromettre l’issue de ces terribles journées. Déjà j’avais pu amener M. Lloyd George et même sir Douglas Haig à accepter l’extension du front anglais, ce à quoi ils s’étaient violemment refusés sous les ministères précédents. La question fut engagée peu de temps avant mon arrivée au ministère, à la fin de 1917, lorsqu’il fut découvert que les Anglais n’occupaient pas toute l’étendue du front qui leur était attribuée.

Pour tout dire, je dois reconnaître qu’en ce qui concerne les divisions anglaises supprimées, je ne me bornai pas à laisser leur chance aux réclamations de Foch qui me paraissaient d’une vigueur insuffisante. Puisqu’on me refusait les contingents américains pour boucher l’hiatus des divisions britanniques, je résolus de m’adresser directement aux Britanniques eux-mêmes, à qui je supposais plus de ressources d’effectifs qu’ils n’en avaient sur le front.

 

D’une lettre privée, due à un officier supérieur français, je détache les passages suivants qui évoquent le souvenir de ce qui suivit:

«Dans le courant de 1917, nous basant sur des considérations mathématiques de longueurs de front occupées, du nombre de divisions françaises et anglaises, des densités allemandes en face de chaque secteur, des pertes éprouvées depuis le début de la guerre, des ressources encore disponibles en France et en Angleterre, etc., nous demandions aux Anglais d’étendre leur front jusqu’à Berry-au-Bac. Violente résistance du maréchal Haig qui menace de démissionner si on l’oblige à étendre d’un pouce son front (qui s’étendait alors, au sud, jusque devant Saint-Quentin). On arrive ainsi, toujours discutant et sans rien obtenir, jusqu’à la Conférence de Boulogne (24-25 septembre 1917) à laquelle assistaient M. Lloyd George, M. Painlevé, les généraux Foch et Robertson. La question de l’extension du front britannique fut discutée à Boulogne et M. Lloyd George y accepta, en principe, une extension du front anglais. (Vous pensez bien que les mesures dilatoires n’étaient pas exclues.) Nouvelle et violente crise du maréchal Haig qui revient à ses menaces de démission. Nous continuons à discuter sans résultats. Il faut dire que le War Office et le G. Q. G. anglais sont absolument du même avis négatif sur la question et qu’on rencontre auprès du général Robertson le même accueil défavorable qu’auprès du maréchal Haig. En résumé, on discute mais on n’aboutit pas.

«Après votre arrivée au pouvoir (17 novembre) les affaires marchent plus rondement et, de notre côté, on parle plus haut et plus énergiquement. On connaissait en Angleterre et au G. Q. G. anglais vos idées sur ce sujet, car elles avaient été exposées au public anglais, déjà même avant votre arrivée au pouvoir, par Repington, à la suite de la visite que ce dernier vous avait faite rue Franklin le 6 octobre 1917.

«Les Anglais sentant que, cette fois, il va falloir s’exécuter, proposent alors de faire occuper le secteur tenu par la 3e armée française (de Saint-Quentin à Barisis, en face du massif de Saint-Gobain) par une armée américaine, la 1re armée. Le général Pershing refuse.

«D’un autre côté, les Anglais nous informent qu’en aucun cas ils ne s’étendront jusqu’à Berry-au-Bac et nous avons le sentiment bien net que si nous continuons à insister pour Berry-au-Bac, nous n’obtiendrons absolument rien. C’est donc sur la relève de la 3e armée française seule qu’il faut concentrer nos efforts.

«Ces derniers finissent par être couronnés de succès grâce a une pression exercée, de Londres, sur le maréchal Haig et due sans aucun doute à la façon claire, énergique et précise avec laquelle vous vous étiez prononcé sur cette affaire auprès de M. Lloyd George. Bien à contre-cœur, le maréchal Haig se décide à accepter l’extension du front anglais de Saint-Quentin à Barisis, au sud de l’Oise, et la 1re armée anglaise (Gough) relève la 3e armée française (Humbert) du 10 au 20 janvier. Après cette relève le front était réparti comme suit

1º 35 kilomètres aux Belges pour 12 divisions (en ligne et en réserve);

2º 200 kilomètres aux Anglais pour 61 divisions (en ligne et en réserve, dont 2 divisions portugaises);

3º 530 kilomètres aux Français pour 99 divisions (en ligne et en réserve).

«A la fin de mars, la défaite de l’armée britannique lui coûtait 200 000 hommes. Ce n’était pas pour remédier à une crise d’effectifs. Neuf ou dix divisions (les textes diffèrent) furent supprimées.»

M. Lloyd George, homme complexe dont l’astuce galloise savait revêtir tour à tour les aspects les plus divers, n’a pas toujours été l’homme intraitable de la légende. Il sait que la raison a ses heures et, quand le moment lui paraît venu, il ne refuse pas toujours de composer. J’ai le droit de parler ainsi, car, en de périlleux débats, jamais deux hommes ne parurent plus près de s’entre-dévorer.

Dans l’affaire de l’extension du front anglais, M. Lloyd George qui, en sir Douglas Haig avait un adversaire sérieux, comprit très bien l’effort que la situation commandait. La paix ne lui vaut rien. C’est ce qui m’encouragea à l’aborder directement pour l’amener à obtenir du général anglais la reconstitution des neuf divisions supprimées. J’essayai donc tout simplement de le convaincre, comme j’aurais fait pour tout autre mortel, et il faut croire que je ne m’y pris pas trop mal puisque ma tentative fut suivie de succès.

A cet effet, j’adressai au premier ministre anglais la lettre suivante:

Objet: A/S de l’envoi

 de renforts anglais

      en France.

16 mai 1918.

Le président du Conseil,

ministre de la Guerre

A Monsieur Lloyd George,

Prime Minister

Londres.

La bataille qui se déroule en France depuis le 21 mars dernier avait trouvé à son origine l’armée britannique forte de 57 divisions (récemment réduites à 9 bataillons)[49], auxquelles sont venues s’ajouter par la suite 2 divisions ramenées d’Italie et 2 divisions ramenées de Palestine (dont une encore en cours de débarquement).

L’armée britannique, en France, devrait donc comprendre a l’heure actuelle 61 divisions.

Or, par suite des pertes subies depuis le début de l’offensive, et par suite également de l’insuffisance, en quantité, des renforts envoyés du Royaume-Uni pour combler ces pertes, il a été jugé impossible par le haut commandement anglais de maintenir au chiffre précité le nombre des divisions britanniques en France. Ce nombre a, comme vous le savez, été diminué de 9, et il est, par conséquent, aujourd’hui, de 52.

Le maintien à ce chiffre des divisions anglaises en France et, a fortiori, sa diminution, ferait porter presque tout le poids de la bataille à venir qui, selon toutes probabilités, sera encore longue et sévère, sur les seules divisions françaises, et, dans ces conditions, nous serions très rapidement obligés, en raison de pertes qui dépasseraient toutes nos prévisions les plus larges, de réduire le nombre de nos divisions.

La gravité des circonstances ne vous échappe certainement pas et il doit vous apparaître, par suite, comme à nous-même, que le seul moyen d’y parer est de maintenir, par tous les moyens en votre pouvoir, le chiffre de divisions anglaises à celui qui existait avant toute suppression, c’est-à-dire à 61.

Pour obtenir ce résultat indispensable, je le répète, à une conduite victorieuse de la bataille actuelle, il faut, de toute nécessité, que le commandant britannique en chef, sur le front de France, reçoive du Royaume-Uni tous les renforts nécessaires.

Or, les prévisions d’envoi de renforts établies par l’État-Major britannique, pour les mois de mai, juin et juillet, établissent que 34 000 hommes en moyenne seront envoyés en France chaque mois.

Vous serez, comme moi, d’avis que ce chiffre est totalement insuffisant, tant pour recompléter les divisions encore existantes que pour faire revivre les 9 divisions supprimées.

Il est cependant de nécessité vitale, comme je l’ai exposé plus haut, que ce double résultat soit atteint le plus rapidement possible.

Or, il nous apparaît qu’il peut l’être si on fait appel résolument, et dans la plus large mesure, aux ressources actuellement mobilisées à l’intérieur du Royaume-Uni.

Il ressort, en effet, de la dernière situation établie par le War-Office, en date du 22 avril, que le total des hommes mobilisés à l’intérieur du Royaume-Uni est de 1 284 819 hommes[50].

Si, comme nous le reconnaissons, une grande partie de ces hommes n’est pas apte au service extérieur, il n’en demeure pas moins qu’à la date précitée:

  1º Les effectifs des troupes du Home Defence étaient de171 565 hommes.
  2º Les effectifs des dépôts étaient de389 016 hommes.
  3º Les effectifs des travailleurs militaires étaient de258 291 hommes.
————
  Soit, au total, un réservoir de818 872 hommes.

auquel il faut ajouter celui des hommes se trouvant dans les hôpitaux à la même date et dans lesquels il sera possible de puiser au fur et à mesure des guérisons, et qui s’élève à 317 582 hommes.

Le seul obstacle à l’envoi en France de la majeure partie des hommes composant les trois premières catégories ci-dessus consiste dans le fait qu’ils appartiennent, en général, à des catégories autres que la catégorie A[51].

Or, il vous apparaîtra certainement que tous les hommes de la catégorie B[52], hommes jugés aptes à défendre le Royaume-Uni en cas d’invasion, pourraient, en raison de la gravité de la crise actuelle, être, sans exception, envoyés se battre sur le front français.

Cette mesure ne ferait d’ailleurs que correspondre à celle adoptée en France et qui nous fait envoyer au front nos hommes du service auxiliaire[53].

Son application immédiate, rigoureuse et large, dans le Royaume-Uni, vous permettrait, j’en suis persuadé, de trouver les ressources nécessaires pour parer à la crise grave que nous traversons.

Elle nous paraît, dans tous les cas, être la seule qui, dans les circonstances présentes, nous permette de sortir victorieusement de la plus redoutable, et sans doute décisive, épreuve que nous ayons affrontée depuis le début de cette guerre.

Signé: G. Clemenceau.

Cette lettre, suivie d’une pression incessante et tenace, produisit l’effet désiré. Les Anglais, après beaucoup de tergiversations, promirent de reconstituer les neuf divisions supprimées et ils les reconstituèrent effectivement et progressivement, du mois de mai au mois de septembre, en envoyant en France, non seulement les hommes de la catégorie A mais aussi ceux de la catégorie B.

La vérité est que la distinction de ces deux catégories ne répondait à aucune réalité de la guerre continentale. C’était une idée de marin.

On peut voir par ce récit, appuyé d’un document officiel, que si je n’arrivai pas à recompléter nos effectifs par le secours des soldats américains (que leurs chefs refusaient alors de mettre en mouvement sans que Foch se décidât à commander), je fus plus heureux avec les Anglais qui, ayant supprimé neuf divisions à la suite de l’échec de Gough, disposaient encore de réserves plus que suffisantes, mais mal réparties dans des groupements à titre trompeur.

Le document que je viens de publier montre que je n’étais pas incapable de discuter avec M. Lloyd George, puisqu’une lettre topique et modérée réussit à obtenir de l’État-Major général anglais, en temps utile, la récupération des neuf divisions supprimées. Le nom de Foch ne s’est même pas trouvé sous ma plume dans cette lettre qui devrait être signée de lui. Pour moi, j’étais trop content de l’aider, même à son insu, au moment où il se vantait de ne tenir aucun compte d’instances auxquelles M. Lloyd George, lui, faisait bon accueil.


Mars 1918.

Cette réduction a eu lieu pendant le mois de février 1918, c’est-à-dire un mois environ avant l’attaque du 21 mars.

Avec ce chiffre formidable de réserves, l’État-Major britannique pouvait sans peine rétablir, comme il le fit très bien plus tard, les neuf divisions hâtivement supprimées.

Les hommes de troupe anglais étaient divisés en quatre catégories, dénommées A, B, D, E.

A: hommes aptes à combattre à l’extérieur du Royaume-Uni.

B: hommes aptes à combattre à l’intérieur du Royaume-Uni.

D: hommes temporairement inaptes pour moins de six mois.

E: hommes inaptes pour plus de six mois.

Voir note 51 B.

Nous avions à ce moment-là, en France, dans les unités de première ligne:

160 000 hommes de plus de quarante-deux ans.

110 000 hommes du service auxiliaire.


CHAPITRE VI

L’ARMISTICE

Un beau mot, un grand mot à écrire quand on a vécu quatre ans dans les tortures, dans l’angoisse du pire, et qu’une voix se fait entendre pour clamer: c’est fini!

Guerre ou paix sont des oppositions de formes différentes qui se relayent sur un fond commun. La catastrophe de 1914 est d’origine allemande. Il n’y a qu’un menteur professionnel pour le nier. Nous nous sommes bien défendus, malgré la ridicule puérilité des dix kilomètres de retrait à la frontière. Mais nous avons vu déployer contre nous la plus grande agglomération militaire la plus redoutablement armée. La Marne, Verdun resteront des plus grands faits d’armes.

Cependant, s’entre-tuer ne peut pas être la principale occupation de la vie. La gloire de notre civilisation est de nous mettre en état de vivre presque normalement, quelquefois. L’armistice est l’entr’acte d’un rideau à l’autre. Qu’il soit le bienvenu!

Mais, pour prévoir ce qu’il en peut advenir, encore faudrait-il bien connaître le jeu des questions que la guerre s’est proposé de résoudre. Les désintégrations du passé, propres à composer les intégrations futures, susciteront des dispositions nouvelles, génératrices de paix ou de guerre, selon les chances du jour.

On a écrit qu’à l’annonce de l’armistice, je n’avais pu retenir mes larmes. Je ne m’en cache pas. Le brusque passage de la sombre ardeur du combat aux tumultes d’espérances subitement déchaînées peut ébranler les fondements de l’équilibre humain, parût-il le plus assuré. Que seront les dispositions de l’équilibre à venir, voilà ce qu’heureusement nous ne connaissons pas. C’est, en général, de cette insuffisance psychologique que viennent tour à tour l’excès de nos plaintes et l’excès de nos félicités. Je n’ose pas pousser plus avant l’examen.

Toujours est-il que ma joie fut débordante, et ma confiance même au delà du raisonnable. Je ne connaissais pas bien nos gens. Plus tard, quand Brockdorff-Rantzau, à Versailles, m’aborda dans les termes d’un porteur de défi, je dus comprendre que la révolution allemande était d’une simple disposition de draperies et que, l’agresseur de 1914 demeurant ferme dans ses extravagances de fureurs, nous ne cesserions de subir, dans de nouveaux décors, sans arrêt, le même assaut du même ennemi.

Le fait était si clair des réactions violentes de l’Allemagne, qu’il suffisait de les comparer avec nos réactions nationales à la paix de Francfort, pour comprendre que les deux états d’esprit, dans des circonstances analogues, ne pouvaient aboutir aux mêmes résultats. A Spa, quand M. Millerand décida de prêter de l’argent aux Allemands pour en obtenir du charbon, il ouvrit somptueusement la porte aux mutilations du traité qui s’accumulèrent d’abord par sa volonté délibérée, ensuite par celle de ses successeurs.

La défaite volontaire pour conclusion de la suprême victoire. Voilà ce qu’on a fait des prodigalités du sang français. M. Poincaré lui-même, qui a aidé de son silence ces mutilations systématiques, s’est vu obligé de constater, dans la Revue des Deux Mondes, que plusieurs de ceux qui avaient jugé le traité insuffisant, n’avaient pas craint de réduire les réparations enregistrées à Versailles.

Qu’est-ce donc que cette guerre préparée, entreprise et poursuivie par les hommes allemands, qui ont renoncé à tout scrupule de conscience pour la déchaîner en vue d’une paix de servitude sous le joug d’un militarisme destructeur de toute dignité humaine? Simplement la continuation, la reprise des violences éternelles des premières tribus de sauvages, à des fins de déprédations par toutes les ressources de la barbarie. Les moyens se perfectionnent avec les âges. Les desseins ne changent pas.

L’exercice de la puissance d’offensive se voit opposer l’énergie de la défensive, et nous voilà ballottés de la défaite à la victoire, dans la poursuite d’une ultimité que les spectacles de la vie planétaire ne nous donnent pas. C’est l’histoire de nos luttes avec l’Angleterre. C’est l’aiguillon des querelles entre l’Amérique et l’empire britannique, d’où pourrait sortir, pour des chances inconnues, une américanisation de l’Europe et de ses annexes.

L’Allemagne, en cette affaire, a le malheur de se laisser emporter par la violence de son tempérament (en dépit de son art de feindre), jusqu’à l’extrême sincérité. «L’Allemagne au-dessus de tout!» Elle ne demande pas autre chose et dès qu il sera satisfait à sa demande, elle vous permettra de jouir d’une paix sous le joug. Non seulement elle n’en fait pas mystère, mais l’insupportable morgue de l’aristocratie germanique, la bonhomie servile de l’intellectuel et du savant, la grossière vanité du chef d’industrie le mieux adapté et l’exubérance d’une violente poétique populaire conspirent à briser dans l’univers toutes cloisons de dignité individuelle aussi bien qu’internationale.

Sans doute, je parle en homme encore tout chaud de la bataille. Mais dites-moi à quelle heure de sa vie l’homme se sent hors du combat? Qualités et défauts, je ne serais pas embarrassé de parler librement du peuple français. Je l’ai fait toute ma vie avec une indépendance qui m’a valu des blâmes dont je ne me suis pas embarrassé. Ce qui m’arrête ici, c’est que ce peuple est mon peuple et que je l’aime jusque dans ses défauts quand il ne manque pas de sycophantes pour l’en féliciter. A bien regarder les choses, c’est lui qui a voulu et fait cette victoire, c’est lui qui, aux grands jours, y a poussé ses bataillons de civils et de militaires. A certaines heures, il s’est appelé Pétain, Foch, Mangin, Fayolle. Je les salue, non pas quand je les vois passer sous l’Arc de Triomphe, parce que c’est du théâtre, non pas quand ils essaient de se grandir à leurs propres yeux, en quelque façon que ce soit, parce que l’homme est divers et qu’ils ne se connaissent pas. Je les salue surtout dans le plus grand de tous, le soldat inconnu, qui renonce d’abord aux fallaces de la gloire et qui, pour cette raison, ne peut être entamé. Je les salue tous en un seul, mais je leur demande des comptes parce que l’homme est un mouvant aspect de vie universelle, parce qu’il a des heures et non pas, comme le voudraient les âmes simples, l’absolu de l’éternité. Napoléon, qui fut avec Alexandre et César l’un des génies humains de la guerre, ne se comprit même pas à Sainte-Hélène où, se jugeant d’un mot, forces et faiblesses compensées, il pouvait dépasser tout le commun des conquérants. Que nous importe d’ailleurs? Où rencontrerons-nous l’homme capable de s’interpréter? Qualités et défauts bien ou mal compensés, Foch fut un des éléments de la victoire. Le reste est de second plan.

Nous saisissons sur le vif les différents aspects de notre Français, quand, victorieux avec ses bons alliés, il a voulu et fait sa paix d’idéalisme raisonné mais que, pour son malheur, il s’en est rapporté, yeux clos, sans vouloir rien connaître au delà, à des hommes qui avaient été tout près de perdre la guerre et qui, par les mêmes moyens d’incohérence apeurée, en viendront peut-être à nous faire perdre la paix.

Pour nous sauver de l’abîme, je compte sur le hasard, la chance incalculable, les rencontres de l’inconnu qui ont une valeur mathématique dans les dispositions de l’énergie. L’histoire sera sévère pour le peuple français d’après-guerre, qui ne s’est pas montré à la hauteur de ses devoirs envers lui-même, aussi bien dans les champs de l’action que dans l’ordre de la sentimentalité. Il n’est besoin de mettre personne en cause. Chacun a pu juger. Le peuple français portera dans l’histoire une responsabilité de ce qu’il a fait, de ce qu’il a laissé faire, et du sort que, de ses mains, il se sera composé.

On me pardonnera ce bref essai d’une vue d’ensemble dans le moment où la guerre s’achève au seuil d’une paix qui n’est pas encore instituée. Cette paix, je la voyais venir avec confiance. J’en garde vivante la fleur d’idéologie. Mais l’idéologie, sans l’action qu’elle commande, n’est que vanité de verbiage. Jamais parleurs n’avaient tant parlé. Jamais si peu agi.

Paix ou guerre, nous sommes au plus fort d’une lutte implacable de dominations. Malheur aux faibles! Détournez-vous des endormeurs!

Qui sait? Peut-être d’autres dispositions d’humanité se préparent-elles pour des effets inattendus. Le champ des civilisations s’accroît tandis qu’aux accents de la guitare genevoise s’étend le domaine des violences en préparation pour nous découvrir de nouveaux échelons d’humanité. Autant dire que l’armistice est une porte d’inconnu. C’est l’histoire de toutes les oscillations de la vie.

Ce que je peux dire de la préparation de l’armistice tient en deux paroles:

1o Accord complet avec le maréchal Foch sur tous les points, sauf sur les effectifs militaires laissés à l’Allemagne;

2o Désaccord complet avec M. le président de la République sur les premiers pourparlers entre Alliés concernant l’éventualité d’un armistice.

J’ignore comment M. Poincaré fut amené à exagérer son opposition à ce projet. Le 8 octobre, il y voit «un piège», alors que le 4 octobre est la date à laquelle le prince Max de Bade télégraphie à M. Wilson aux fins de convoquer les belligérants pour des négociations de paix sur la base des quatorze points, en même temps que pour la conclusion immédiate d’un armistice. Était-ce possible? Ce même 8 octobre, M. Poincaré m’informe encore que «tout le monde espère fermement qu’on ne coupera pas les jarrets de nos troupes par un armistice, si court qu’il soit».

La succession des événements est connue. Elle a été exposée par maints ouvrages, notamment avec une clarté toute particulière au cours du livre de M. Tardieu, la Paix, et dans la publication du général Mordacq intitulée la Vérité sur l’Armistice.

Tout le monde sait aujourd’hui que, dans la débâcle totale du monde politique et de l’armée du Kaiser, le jour vint où nul ne se souciait plus d’accepter le poids des responsabilités du jour, sauf le prince Max de Bade qui s’offrit courageusement pour la transition.

Le maréchal Foch a déclaré qu’il était depuis longtemps informé de la défaillance générale dans les rangs de l’armée allemande. Il a voulu se montrer jouant avec la partie adverse comme le chat avec la souris. En ce cas, que ne m’en a-t-il informé? Et pourquoi avoir laissé le Président de la République, lui-même, dans l’ignorance absolue de ce qui se passait? Au premier mot d’un armistice demandé par l’ennemi, on vit, en effet, M. Poincaré s’abandonner à des emportements pour empêcher que la suspension d’armes la plus brève ne fût accordée.

Si M. le Président de la République, qui ne pouvait souhaiter moins ardemment que nous de finir la guerre, refusait d’accepter la trêve demandée, c’était nécessairement qu’il ignorait le présent état moral de l’armée allemande et du peuple allemand lui-même, lequel fixait d’avance notre réponse. Il ne pouvait juger sur d’autres documents que nous. Informé par Foch, qui prétend avoir tout connu, l’attitude de M. Poincaré serait inexplicable. Selon lui, les Allemands se proposaient de nous amuser par de fausses négociations pour nous manœuvrer en même temps par des marches combinées en vue de notre écrasement. Sur quoi fondé cet avis? Des faits? Ou un phénomène de divination?

Dans la théorie, une pareille manœuvre militaire de l’ennemi peut se concevoir. Mais durant un armistice de quelques jours, c’est-à-dire une simple trêve comme je fus conduit à le proposer au Président de la République, les Allemands, surveillés par nous, ne pouvaient accomplir aucune manœuvre efficace.

Que M. Poincaré, en dissidence avec son gouvernement sur la proposition d’un armistice à accorder ou à refuser, n’invoque point les lumières du chef des armées alliées, quand il n’ignore pas qu’en pareille matière il ne peut y avoir que la suprême autorité militaire pour décider, voilà ce qui demeure incompréhensible. Tout se passa, de lui à moi, dans ces bouillonnements d’encre auxquels il est sujet. En vérité, c’était encore trop, quand, à la même heure, les événements d’Allemagne avaient déjà disposé, par eux-mêmes, de la guerre et de la paix.

Rien de tout cela ne serait arrivé si Foch avait accompli son premier devoir qui était d’informer le chef de l’État. Il est vrai que celui-ci avait également le devoir de solliciter, surtout en un pareil cas, les informations du commandant en chef. Entre eux, aucun signe d’un échange d’informations. M. Poincaré développe contre moi son opposition à l’armistice avec une extrême violence, au lieu de s’informer auprès de Foch qui laisse passer le courroux présidentiel sans intervenir par un seul mot. L’explication la plus simple est peut-être que Foch se soit vanté quand il a prétendu connaître ce qui se passait de l’autre côté du front. Ce serait le plus vraisemblable. Je n’ose y croire, car ce serait un vilain trait de caractère.

En dehors de toute autre donnée, le plus médiocre observateur eût reconnu que la comparaison des forces en présence, après une guerre de quatre années où se livrèrent les plus grands combats de l’histoire, créait de part et d’autre la fatalité d’une situation nouvelle, précipitée par l’intervention américaine, qui allait décidément faire pencher la victoire de notre côté. Car il faut bien le constater, c’est l’effondrement des résistances du soldat allemand qui a produit la révolution à Berlin avec toutes ses conséquences, et non pas la révolution civile qui aurait produit la révolution militaire, comme on a vainement essayé de l’établir.

Le 11 novembre 1918 le feu cessa.

Ce n’est pas moi qui contesterai l’endurance du soldat allemand. Mais on lui avait promis une guerre fraîche et joyeuse et, depuis quatre ans, on le tenait sous l’écrasant marteau. C’est un illustre Allemand, Plancke, qui nous a proposé la théorie nouvelle des quanta, selon laquelle les énergies cosmiques se débitent non pas d’un trait, mais par des successions de chocs déterminés. Byzance a dominé Athènes et Rome. Son quantum fut vite épuisé. Le quantum d’une hypothétique civilisation allemande ne nous conduirait pas très loin parce qu’elle est encore à ce jour trop proche de la barbarie, tandis que le quantum d’une civilisation hellénique, même vaincue, n’est pas près de s’épuiser. Notre défaite eût infligé à la civilisation de l’espèce humaine un recul dans la violence et dans le sang. La question est de savoir quelle somme de régénération peut et doit fournir notre victoire, si elle est maintenue.

La vérité est que le soldat allemand et le civil allemand se trouvaient simultanément au bout de leurs efforts de conquête, tandis que du côté français on luttait pour l’existence, avec le magnifique ensemble des vertus guerrières chez nos bons alliés—sauf la commune ration de dégénérescence qui fut, en tous pays, le stigmate de «l’embusqué». Le combattant français, à la veille de l’armistice, était aussi ferme soldat qu’à aucun moment de la guerre.

Oui! Oui! J’entends bien. Il y avait eu les mutineries, quand le commandement flottait. Quelques jours de mauvaises paroles, non pas pour précipiter la fin de la guerre, mais pour rendre tous les chefs solidaires de quelques-uns qui ne leur avaient pas donné la victoire. Je les ai vus, ces «mutins». Je leur ai parlé. Il n’était besoin pour en venir à bout que de leur montrer l’Allemand. L’homme le plus dangereux était peut-être celui qui ne parlait pas. D’une fin de la guerre il ne fut jamais question. J’ai vu des gestes imprécis de colère. Tous ces «mutins» n’attendaient qu’une occasion de rentrer dans le rang. D’une façon générale on peut dire que tout s’apaisa sans répression, au seul cri de «En avant!»

Les violences contre la civilisation de l’homme sont réprimées en fin de compte par leurs propres excès, et je découvre ainsi dans les formations psychologiques du soldat allemand, avec son thème de «la Germanie au-dessus de tout», les causes de l’épuisement prématuré qui l’a amené à la demande d’un armistice avant le soldat français combattant pour son indépendance. On se lasse plutôt du crime exubérant que de l’inhumanité commune, en attendant le jour, sans doute encore lointain, des moyennes oscillations.

C’est l’une des raisons par lesquelles j’explique la fatigue morale de l’Allemand sur ses deux fronts, tandis que notre Français, avec sa réputation extravagante d’homme superficiel et léger, a tenu souriant, dans la même fermeté de cœur, jusqu’au bout.

Pour ce qui est de moi, je n’eus à constater aucune divergence avec le maréchal Foch, sauf sur le chiffre des effectifs laissés aux Allemands, que je fis réduire d’une manière très sensible, sans difficulté. Sur ce dernier point, je dois dire que le maréchal Foch ne fit aucune objection. La question ne lui paraissait probablement pas indifférente. Mais il estimait que, jusqu’à la paix tout au moins, des chiffres impossibles à vérifier ne pouvaient être d’aucun effet dans l’anarchie de la désorganisation allemande.

Je dus me défendre à la Chambre contre l’accusation de «n’avoir pas désarmé l’Allemagne». C’était, dans son désarroi, le seul texte de dissentiment qu’avait trouvé l’opposition. A tout ce que je pouvais dire, on me répondait: «Désarmez l’Allemagne,» et la Chambre retentissait d’applaudissements. Le député qui me succéda au ministère était des plus violents à cet égard. Quand il fut dans mon fauteuil, il faut croire que l’Allemagne se trouva magiquement désarmée, car il n’en fut plus question.

Mais nos guerriers du journalisme avaient tout un cahier d’aventures à poursuivre. D’abord, il nous fut reproché de n’avoir pas suivi le protocole de la monarchie pour le désarmement des troupes dans le cérémonial d’une reddition. Toutes les armes devaient rester sur le terrain. Le soldat s’avançait jusqu à la frontière tracée, déposait à terre son fusil et s’en retournait dans son pays. J’avoue que ce protocole ne s’imposa pas à ma pensée.

Bientôt une autre campagne fut entreprise pour démontrer que nous avions commis une faute impardonnable en acceptant l’armistice au lieu d’aller le faire signer à Berlin. Le maréchal Foch, qui avait la responsabilité de Rethondes, ne s’était pas laissé tenter dans cette voie. Je dois dire, à son honneur, que je l’ai entendu protester vivement contre les extravagances de quelques plumitifs et répondre que, le résultat militaire obtenu, nous n’avions pas le droit de jouer «la vie d’un seul homme» sur une question militairement résolue.

Pour moi, mon devoir était des plus simples. M. Wilson, en nous envoyant l’armée américaine, nous avait posé les quatorze questions bien connues. Serions-nous prêts à cesser la bataille au jour où les Allemands feraient leur soumission sur ces différents points? Si j’avais refusé de répondre affirmativement, ce n’était rien de moins qu’un manquement de parole, et l’unanimité du pays se serait levée contre moi tandis que nos soldats m’eussent désavoué avec grande raison.

Chez nous, comme chez nos Alliés, il n’y eut qu’une voix pour accepter. C’était la paix de la France, la paix des Alliés. Nous n’avions pas le droit de risquer une seule vie humaine pour un autre résultat. On a répondu que l’éclat du triomphe militaire eût rendu les Allemands plus résignés à la défaite. Ils avaient vu les soldats de Napoléon passer sous la porte de Brandebourg et chacun sait qu’à Leipzig ils l’avaient oublié. Pour réaliser l’exécution du traité, il ne nous a manqué plus tard qu’un homme d’État capable de volonté.

Après avoir promis, avec l’approbation de tous, de souscrire aux conditions aussi sages que fermes du président Wilson, me voit-on lui opposer un refus au moment où il me demandait l’exécution de nos engagements? Je n’étais pas l’homme qu’il aurait fallu pour se trahir lui-même en même temps que son pays. Personne d’ailleurs ne me le demanda avant que le danger du refus se trouvât passé. C’est ce qui arriva pour l’annexion de la Rhénanie où la campagne de Foch ne put obtenir quelques adeptes qu’après toutes chances de réalisation écartées.

Pour tout dire, il n’y eut d’opposition sérieuse aux clauses les plus sévères de l’armistice que parmi nos alliés britanniques qui, d’entrain s’employaient à ménager l’Allemagne, ne craignant rien tant qu’une trop vive réaction de puissance au profit de la France «alliée». Dans son livre, The World’s Crisis, M. Winston Churchill, qui est bien loin d’être notre ennemi, raconte qu’il dîna avec M. Lloyd George, au soir de l’armistice, et que la conversation roula uniquement sur la meilleure manière de venir en aide à l’Allemagne. En un tel moment, peut-être eût-il été plus naturel de songer à secourir d’abord la France si cruellement ravagée par les soldats allemands.

A mon retour des Indes, passant par Londres pour aller recevoir à Oxford un grade honoris causa, M. Lloyd George me pria de le venir voir à la Chambre des communes. Sa première parole fut pour me demander si j’avais quelque chose à lui dire.

—Oui bien, répondis-je. J’ai à vous dire que dès le lendemain de l’armistice, je vous ai trouvé l’ennemi de la France.

—Eh bien, me répondit-il, n’est-ce pas notre politique traditionnelle[54]?

Conformément à cette vue, M. Lloyd George et le Maréchal sir Douglas Haig avaient cherché à atténuer les conditions imposées à l’Allemagne. Mais à travers tous débats, le point de vue français fut maintenu. C’est bien sur cette divergence de vues qu’avaient spéculé les Allemands pour nous déclarer la guerre. Mais ils avaient grossièrement méconnu la mentalité britannique lorsqu’ils avaient cru, dans leur simplicité de sauvages, que la Belgique violée, le Breton resterait l’arme au pied.

La Grande-Bretagne n’a pas cessé d’être une île défendue par les flots, ce pour quoi elle se croit tenue de multiplier les causes de discordes entre les peuples du continent pour assurer la paix de ses conquêtes. Cette politique a eu de grands jours pour elle, contre nous.

Les hommes nouveaux de l’autre côté de la Manche ne se sont pas encore aperçus que, depuis ce temps, beaucoup de choses ont changé. Ils n’ignoraient pas, cependant, que la Belgique envahie, ils se trouvaient directement menacés dans leurs œuvres vives par une Allemagne qui annonçait que son «avenir était sur l’eau». Ils se sont résolus à sauver l’Angleterre avec notre concours, au risque de libérer la France en même temps. Ils l’ont bravement fait, et nous leur en gardons une reconnaissance dont ils se défient, par crainte que nous n’en prenions texte pour des avantages d’avenir qui hantent encore les rêves de quelques guerriers civils. Le sort en paraît jeté, car l’Amérique envahissante s’est mise en tête de nous rendre des visites commercialement intéressées et la Grande-Bretagne en pourra souffrir plus que le génie de ses politiciens dernier modèle ne leur permet encore de supposer. Que de points d’interrogation au seul annoncement des premiers problèmes de la paix!


«—Well, was it not always our traditional policy?»


CHAPITRE VII

INSUBORDINATION MILITAIRE

Le maréchal Foch fut un grand soldat dans la bataille. C’est très bien, est-ce assez? Malgré ses quarante ans de «service», comme disent les soldats, d’une expression singulièrement forte, quelques voix du dehors, quelques arguments spécieux purent lui faire oublier parfois le sens de sa vie et sa raison d’être.

Sa foi dans la vertu de la plus haute de ses obligations, «l’obéissance», n’était pas à l’épreuve. Son âme a manqué de cette inflexibilité dans le devoir qui est la manifestation la plus sûre de la grandeur morale et intellectuelle chez le civil, chez le soldat. Pour cette raison primordiale et pour le judicieux exercice de l’art militaire, tous les soldats de tous grades sont soumis aux communes disciplines de l’obéissance hiérarchique dont il ne leur est permis, en aucun temps, sous aucun prétexte, de se départir. A la tentation, ce soldat a fait litière d’une religion de la discipline qu’il avait pratiquée et enseignée lui-même pendant toute sa carrière. Fut-il grisé par l’éclat de sa renommée, aveuglé par les fumées de l’encens? Se crut-il appelé à jouer un rôle politique, comme tant d’autres guerriers dont l’histoire rapporte qu’en méconnaissant leur devoir, ils aggravèrent les maux qu’ils avaient promis de guérir?

Ayant dit devant les Alliés ce qu’il croyait devoir faire connaître de son opinion sur le traité de paix, le Maréchal avait dégagé sa responsabilité. Il était quitte vis-à-vis de lui-même. Ses vues étaient connues, elles avaient été étudiées par les pouvoirs publics. Quelle que dût être la suite que ceux-ci leur donneraient, il n’avait pas le droit d’en appeler aux politiciens. Il n’était ni un plénipotentiaire, ni un homme d’État. Commandant des armées alliées, il n’était qu’un soldat. En de telles circonstances, le rôle était assez beau.

—Savez-vous, me dit un jour le Maréchal, que je ne suis pas votre subordonné?

—Non, je ne le sais pas, répondis-je en riant. Je ne veux pas même savoir de qui vous vient une pareille doctrine. Vous connaissez mon amitié pour vous. Je vous conseille énergiquement de ne pas mettre cette idée en pratique, car cela n’irait pas du tout.

Pas de réplique[55].

Dans ses allégations et ses dénégations, le général ne cherchait pas toujours une scrupuleuse conformité avec les faits: ce qui le mettait parfois en contradiction avec lui-même.

En pleine discussion du traité de paix, il avait donné un interview au Daily Mail, pour contrebattre les accords des Alliés et j’avais appris, de bonne source, qu’un de ses officiers était allé corriger les épreuves. M. le président Wilson et M. Lloyd George me reprochèrent vivement une tolérance qui permettait cette intervention abusive du soldat dans l’œuvre des pouvoirs civils. Je demandai des explications au général qui nia être l’auteur de l’article et me dit que l’officier dont je lui parlais était en ce moment sur la route d’Angoulême[56]. Sur quoi je mis fin à l’entretien pour éviter un incident, et j’empochai la remarque de M. Lloyd George concluant qu’en Angleterre, un manquement de cet ordre aurait été sévèrement puni.

Mais voici qu’aujourd’hui le général, dont les souvenirs étaient flottants, nous est donné pour avoir dit:

«—J’avais simplement donné un interview au Daily Mail pour dire ce que je pensais du traité qui se présentait. La reproduction de cet interview fut interdite par la censure[57]. Clemenceau, dominateur, jacobin, acceptait malaisément que quelqu’un d’autre, surtout un militaire, s’immisçât dans les négociations qu’il entendait mener à lui seul.»

C’est l’aveu après la négation. Quand j’exige de l’autorité militaire le respect du pouvoir civil, je suis dans l’obligation de rappeler au maréchal Foch qu’il n’avait pas le droit de faire du journalisme.

Le 5 octobre 1919, M. Lloyd George avait envoyé au Maréchal ses «sincères félicitations pour son anniversaire».

Foch écrit: «Je suis très touché de vos félicitations... Je n’oublie pas que c’est à votre insistance que je dois le poste que j’occupe actuellement...»

A quoi je réponds qu’il est absolument faux que le maréchal Foch ait jamais dû «son poste» à M. Lloyd George. Il me le devait à moi, chef du gouvernement français, qui l’avais voulu ainsi, tandis qu’il avait fallu une défaite de l’armée britannique pour faire cesser la résistance du gouvernement anglais à la nomination du général Foch comme commandant en chef.

Et quant à féliciter M. Lloyd George d’avoir imposé son choix d’un général français au gouvernement français lui-même, pour un soldat français, quel étrange oubli de sa dignité personnelle et du respect dû à son propre gouvernement! Et qu’en dire encore si le fait allégué est d’invention pure?

J’avais placé l’armée d’Orient, divisions françaises et britanniques, sous le commandement du général Franchet d’Esperey, limogé avec le général Duchesne, après l’effondrement du Chemin des Dames, dont ils portaient, avec d’autres, la responsabilité. M. de Freycinet, qui avait eu le général Franchet d’Esperey auprès de lui, m’en avait parlé avec éloges et ce fut la raison pour laquelle je l’appelai à ce poste important en le relevant d’une disgrâce momentanée.

J’eus le tort de ne pas consulter M. Lloyd George qui ne s’embarrassait pas toujours de nos arrangements. Je ne sais qui[58] lui fit connaître que j’avais mis un général limogé à la tête de l’armée d’Orient. «Le plus grand vaincu de cette guerre» fut le surnom dont il le gratifia à cette occasion. Il m’accabla des reproches les plus violents en plein Conseil de Versailles. Je gardai tout mon calme et répondis simplement que je changerais le commandant en chef de l’armée d’Orient si M. Lloyd George me le demandait, mais que je ne le lui conseillais pas.

M. Sonnino me félicita d’avoir pu garder mon sang-froid, et M. Lloyd George, à la reprise de la séance, me proposa, le sourire aux lèvres, de rayer du compte rendu toute cette partie des débats, ce à quoi j’acquiesçai d’un signe de tête. Quand le général Franchet d’Esperey fut victorieux jusqu’à prétendre imposer, d’Orient, la paix sur le front d’Occident, je fis remarquer à mon collègue britannique que je n’avais pas si mal choisi:

—Il a eu de la chance, me répondit-il.

—C’est déjà bien, répliquai-je. Il y a tant de gens qui n’en ont pas.

En réalité, je n’avais fait que changer d’adversaire. Car le général Franchet d’Esperey me maltraita fort dans un article qu’il avait inspiré et qui fut relevé par M. Tardieu. Trop de nos militaires, et même de civils, ont une fâcheuse démangeaison de croire que le monde est fait pour eux. Le général Franchet d’Esperey m’ayant d’abord reproché dans la presse de l’avoir empêché de remporter la victoire décisive, finit par demander à M. Tardieu si c’était par moi ou par Foch qu’il avait été limogé. Tout mon crime était de l’avoir remis en selle au bout de quelques jours, tandis que Foch avait, dans une situation analogue, attendu des mois avant de retrouver un commandement. On voit que mon privilège fut de recevoir des coups de tous les côtés. La philosophie n’est pas inutile à l’homme public qui ne cherche que l’intérêt général dans l’exercice de son autorité.

De cet avantage, en curieuse contre-partie, ce que l’on a appelé «l’incident de la Villa Romaine». Le général Mordacq a trouvé dans ses papiers la note suivante que je publie sans y rien changer:

«Incident de la Villa Romaine.

«Le 6 octobre 1918, M. Clemenceau apprend que M. Lloyd George, sans consulter personne, a télégraphié directement au général anglais Milne, qui commandait les forces anglaises en Orient, sous les ordres du général Franchet d’Esperey. Il le mettait sous l’autorité du général Allenby, commandant en chef des forces britanniques en Palestine, dans le but de faire exécuter par les forces anglaises de Palestine et d’Orient une opération combinée sur Constantinople.

«M. Clemenceau fit aussitôt remarquer à l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Derby, que c’était là une véritable dénonciation de l’alliance franco-anglaise, étant donné qu’il avait été convenu que toutes les forces d’Orient (en Europe) seraient placées sous les ordres d’un général français, en l’espèce le général Franchet d’Esperey, qui avait la direction générale des opérations, sous l’autorité du ministre de la Guerre.

«7 octobre.—Pendant la journée du 7 octobre, de nombreuses dépêches furent échangées à ce sujet entre Londres et Paris. M. Clemenceau, à la suite de ces dépêches, acquit la conviction que M. Bonar Law et lord Robert Cecil étaient complètement de son avis et prêts à le soutenir. Il se montra donc de plus en plus ferme dans ses revendications et M. Lloyd George, ne se sentant pas sur un terrain très solide, finit par céder, déclarant même «que c’était un malentendu, qu’il avait été mal compris, que telles n’avaient pas été ses intentions, et qu’en tout cas le télégramme devait être considéré comme nul et non avenu.»

«9 octobre.—Le 9 octobre au soir, en rentrant du Conseil suprême qui s’était réuni à Versailles, M. Clemenceau me parut très irrité contre le maréchal Foch. Il me raconta que le matin, au cours d’une réunion préparatoire à la Villa Romaine (à Versailles), chez M. Lloyd George, le Maréchal, après avoir promis à M. Clemenceau de soutenir le gouvernement français qui était complètement opposé à cette expédition anglaise, combinée sur Constantinople par voie de terre (Europe et Asie), sous la direction du général Milne, avait tout d’un coup, au cours de cette séance préparatoire, pris parti pour M. Lloyd George.»

«10 octobre.—Le lendemain, 10 octobre, le Maréchal, appelé par M. Clemenceau, vint le trouver au ministère, pour lui donner les raisons de ce brusque changement d’attitude. Il n’arriva pas à convaincre M. Clemenceau, bien qu’il ait ajouté «qu’à son avis, le terrain en Asie et même en Europe étant peu praticable, et, par ce fait même, les ravitaillements et évacuations presque impossibles, le général Milne recevrait très probablement une forte tape[59]

«—Pourquoi, dans ce cas, répliqua M. Clemenceau ne l’avez-vous pas dit à M. Lloyd George?»

«Le maréchal haussa les épaules pour toute réponse.»

Je cite ces incidents parce qu’ils caractérisent les difficultés d’une situation où se heurtaient les éléments qui devaient, avant tout, s’accorder. Le maréchal Foch avait le droit de changer d’avis, mais il aurait dû m’en aviser. Et je ne pus cacher ma surprise quand je le vis revenir finalement à sa première opinion, après avoir fait pencher la balance de l’autre côté.

Ce simple exposé suffit à faire apparaître les dispositions injustifiables du commandant en chef à se soustraire à son devoir.

Que dire quand il va s’ingérer dans les ordres de la Conférence des Alliés, et rrefuser de transmettre une dépêche portant convocation des plénipotentiaires.

Au 17 avril 1919, M. le maréchal Foch avait reçu du signataire des lignes suivantes la dépêche que voici:

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Le Président du Conseil

  Ministre de la Guerre

Paris, le 17 avril 1919.

Le Président de la Conférence de la Paix

à Monsieur le Maréchal Foch,

Commandant en chef des armées alliées.

J’ai l’honneur de vous faire connaître que le Conseil suprême des Puissances alliées et associées a décidé d’inviter les délégués allemands, munis de pleins pouvoirs, à se rendre à Versailles le 25 avril au soir pour y recevoir le texte des préliminaires de paix arrêtés par les Puissances alliées et associées.

Il y a donc lieu de prier, par l’entremise de M. le général Nudant, le gouvernement allemand, d’indiquer d’urgence le nombre, le nom et la qualité des délégués qu’il se propose d’envoyer à Versailles ainsi que le nombre, le nom et la qualité des personnes qui les accompagnent. Il vous appartiendra, Monsieur le Maréchal de vouloir bien donner toutes instructions pour le transport et l’arrivée de la délégation allemande.

Des instructions sont, d’autre part, données à la Sûreté nationale pour la surveillance et la protection de la délégation allemande à Versailles, qui ne cesse de représenter l’ennemi jusqu’à la signature des préliminaires de paix. La délégation allemande devra rester strictement confinée dans son rôle et ne comprendre que des personnes qualifiées pour leur mission spéciale.

Un groupe d’officiers a été demandé à l’État-Major de l’armée à l’effet d’assurer la liaison entre la délégation allemande, le secrétariat général de la Conférence et toutes autorités françaises intéressées.

Signé: G. Clemenceau

Le Maréchal n’envoya pas ma dépêche.

Il tenta d’expliquer son refus d’obéissance au ministre de la Guerre, président de la Conférence de la paix, comme un trait de caractère: «L’objet du télégramme, dit-il, était en contradiction avec la promesse qui m’avait été faite d’être entendu par le Conseil des ministres[60]. D’ailleurs, les termes de ce télégramme étaient obscurs.»

Le Maréchal n’a pas osé publier le texte que je viens de donner, parce qu’il en résulte, contrairement à son allégation, qu’il n’y a rien «d’obscur» dans le texte de la dépêche. Je défie tous ses porte-parole de relever une virgule sur laquelle on puisse ergoter.

Si le refus d obéissance n’était pas d’une ultime gravité, je dirais que la faute de Foch, en un pareil moment, prenait un caractère singulièrement tragique, du fait qu’elle était en même temps un acte de désobéissance aux Alliés qui lui avaient confié leurs soldats. C’est ce qui amena sur les lèvres du président Wilson cette parole décisive: «Je ne confierai pas l’armée américaine à un général qui n’obéit pas à son gouvernement.»

Les terribles événements que nous avons traversés ont suscité en nous de violentes émotions, mais nous pouvons voir chaque jour qu’elles ont été bien vite oubliées. Comme le général n’avait aucune raison, même d’apparence, pour refuser d’envoyer la dépêche que je lui transmettais, je suis bien obligé de croire qu’il a voulu simplement retarder l’arrivée des plénipotentiaires afin de se donner le temps de développer sa fatidique thèse du canon français sur le Rhin. Il barrait donc la route aux puissances alliées C’est lui-même qui se vante de cet acte de révolte militaire. Qu’aurait-il dit si je lui avais refusé mon concours parce que je blâmais l’une de ses opérations militaires?

Je temporisai cependant. J’envoyai moi-même la dépêche à Spa, en ayant soin d’y mentionner le refus du commandant en chef, afin qu’il demeurât une trace matérielle de la faute, puis je dus m’expliquer avec le Maréchal lui-même à qui je fis connaître les protestations des gouvernements alliés.

Nous ne pouvions conserver à la tête de nos armées un soldat en état de révolte. Je pris donc toutes les mesures que commandait la situation—y compris la nomination d’un nouveau commandant en chef, qui était le maréchal Pétain—et après un délai de quelques jours, destiné à donner chance au repentir, j’obtins des Alliés l’autorisation de maintenir Foch à son poste s’il promettait sur l’honneur de ne plus recommencer. Il prit tous les engagements que je lui demandais. Il a oublié de le dire. Je le regrette pour lui. Même posthume, l’aveu n’eût pas été indifférent.

Cela ne lui a pas suffi. Il a prétendu, lui mort, nous contraindre au respect de sa faute, en retournant ses récriminations contre moi. Peut-on dire cependant que j’ai été trop rigoureux envers lui, ou ne faut-il pas reconnaître que je l’ai tiré d’un mortel embarras? N’avais-je pas fait de même à la Chambre, dans le débat sur l’affaire du Chemin des Dames, où sa responsabilité était si gravement engagée? Si alors je péchai, ce fut par excès d’indulgence, dans la crainte de troubler l’esprit public et d’enlever aux troupes alliées leur confiance dans le succès.

Il y a bien une autre question, mais elle m’échappe, et pour cause!

M. Raymond Poincaré, président de la République, nous dominant tous de son autorité, je voudrais savoir s’il est intervenu auprès du maréchal Foch, comme c’était son devoir, pour le blâmer d’un acte insigne de désobéissance militaire. Aujourd’hui, nous savons qu’il avait fait une théorie à l’usage du Maréchal, pour lui expliquer qu’il n’était pas mon subordonné. Qu’est-ce donc qui pouvait dégager le Maréchal des liens de la Constitution, des lois françaises et de la subordination militaire? Lorsque le Président de la République a vu son subordonné militaire se mettre en pleine révolte contre le gouvernement français et ses alliés en leur refusant obéissance, lui a-t-il dit un mot, un seul, pour le ramener au devoir?


Cela signifiait, ai-je appris plus tard,—j’en ai dit un mot dans un chapitre précédent—que l’autorité inaliénable de M. le président Wilson et de M. Lloyd George sur leurs troupes nationales m’enlevait une partie de la mienne sur le commandement français. C’était la vue d’un jurisconsulte professionnel, M. Poincaré.

Propos d’obliquité. On peut très bien prendre le train après avoir corrigé des épreuves.

Il me reste à demander au commandant en chef (en état de carence) où il avait pris le droit d’écrire dans les journaux. Et ce n’est pas toute ma plainte, puisque Foch, non content de donner l’exemple de la désobéissance, imposait une complicité d’insubordination à l’un de ses subordonnés. Non seulement il n’obéit pas, mais il commande la désobéissance.

Ou plutôt, je ne veux pas le savoir.

«Nota.—L’armée d’Orient (général Franchet d’Esperey) dépendait uniquement du ministre de la Guerre (M. Clemenceau). Le maréchal Foch était seulement consulté, mais n’avait aucun ordre à donner.»

J’avais promis au Maréchal de le convoquer au Conseil des ministres avant la remise des conditions de paix aux Allemands. Si le Maréchal croyait avoir besoin de me rappeler mes promesses, il n’avait qu’à m’écrire, ou à venir me voir comme il faisait à tout propos. De fait ces engagements furent si bien tenus, que Foch fut entendu deux fois: en Conseil des ministres et à la séance plénière de la Conférence, le 25 avril et le 6 mai 1919, la veille même de la remise du traité aux Allemands.

Pour le résultat de ces conférences, on peut s’en rapporter à M. Tardieu[a][61]:

«Le maréchal Foch, que M. Clemenceau a spécialement convoqué, renouvelle ses critiques. On l’écoute. Il se retire. Le Conseil délibère, et, à l’unanimité, après un débat de deux heures, se prononce en faveur du traité. Ce n’est pas tout cependant, et, le 6 mai, à la séance plénière de la Conférence, qui précède de vingt-quatre heures la remise du traité aux Allemands, l’illustre chef des armées victorieuses apporte, une fois encore, sa protestation.»

(a) La Paix, André Tardieu.


CHAPITRE VIII

L’INCIDENT BELGE

«Trop parler nuit.» D’inutiles propos—quelques-uns inexacts—sur les mouvements de la bataille de l’Yser, amenèrent à Foch le désagrément d’une juste protestation du roi des Belges. J’ai dit la belle conduite du général en cette occasion. Pourquoi l’idée lui vint-elle de grandir son rôle aux dépens de nos amis belges dont l’héroïsme n’avait pas eu de relâche. Albert Ier se vit contraint de relever les propos du général Foch sur l’attitude de l’armée belge qui n’avait pas fléchi un seul moment, après avoir dûment reçu du roi l’ordre de tenir jusqu’au bout.

Un article de M. Stéphane Lauzanne (11 novembre 1926) dans le journal le Matin, rapportant une conversation avec le Maréchal, lui fait résumer d’un mot sa fameuse théorie du commandement par suggestion: «Je n’ai pas commandé tellement qu’on le croit. J’ai amené ceux qui étaient autour de moi à mes idées, ce qui est tout différent.» Trop différent même, parfois, oserai-je dire.

A la bataille de l’Yser, en novembre 1914, Foch eut à vaincre, il est vrai, les hésitations du maréchal French et le fit magnifiquement avec un entrain qui ne laissait pas de place aux écarts d’autorité. Je l’ai dit, Foch n’avait pas le commandement en chef, mais il le prit et nous lui devons le succès d’une décisive journée. J’ai plaisir à lui rendre cet hommage, sans aucune réticence.

Ce n’était pas une raison suffisante pour attribuer au roi des Belges un rôle qui n’avait pas été le sien. Ce chef excellent, que j’ai vu d’une admirable fermeté dans les plus mauvais jours, se trouvait avoir donné des ordres en conformité des «conseils» de Foch qui, aujourd’hui, n’en parle pas moins de lui comme d’un chef dont il aurait eu besoin de vaincre les hésitations:

«De son côté, le roi des Belges, dans les conciliabules que j’avais avec lui, me disait: «Je suis, de par la Constitution, responsable vis-à-vis de mon peuple de ce qui reste de mon armée: je ne puis la sacrifier.» A quoi je lui répondais: «Sire, songez précisément à votre responsabilité et soyez certain que vous sacrifierez votre armée si vous vous repliez.» A tous deux[62], je laissai deux papiers rédigés à la hâte, sur un coin de table, et conçus en termes presque identiques: «On restera sur place... On défendra les lignes qu’on tient.» Ce n’étaient pas des ordres: c’étaient des conseils. Je persuadai seulement si bien au roi des Belges et au Maréchal anglais que le conseil était bon, qu’ils donnèrent des ordres en conséquence. Et je crois bien que cette fois-là, vraiment, moi qui n’avais pas le droit de commander, je commandai[63]. Je crois même que je n’ai jamais tant commandé que sur l’Yser, où je n’avais pas à commander. Seulement j’avais trouvé la manière de commander...»

Le roi des Belges est d’un tempérament modéré, mais pas plus qu’un autre il n’est homme à subir les rebuffades. Il répondit du tac au tac par la lettre suivante:

«Palais de Bruxelles, le 13 novembre 1926.

«Monsieur le Maréchal,

«J’ai lu avec étonnement la relation, que publie dans le Matin M. Stéphane Lauzanne, d’une conversation que vous auriez eue avec lui.

«Il résulterait de l’opinion que vous attribue cet article, qu’au mois de novembre 1914 j’aurais eu l’intention d’ordonner le repli de l’armée si vous n’étiez opportunément intervenu.

«Je ne puis, pour l’honneur de celle-ci, laisser se répandre pareille interprétation des événements.

«Je me permets de vous rappeler que le 16 octobre, quand j’ai eu l’honneur de votre première visite, l’armée belge connaissait depuis trois jours déjà ma proclamation aux termes de laquelle «devait être considéré comme traître à la patrie celui qui prononcerait le mot de retraite» et avait reçu depuis la veille l’ordre de «tenir à tout prix la ligne de l’Yser

«Les sanctions les plus rigoureuses avaient été annoncées contre tout chef militaire qui donnerait un ordre de retraite, quelles que fussent les circonstances, et, en fait, pendant toute la durée de la bataille, aucun ordre de retraite n’a été donné.

«A vrai dire, dans la journée du 26 octobre, les circonstances très critiques dans lesquelles se débattaient les troupes avaient amené le chef d’État-Major à envisager le repli sur une position plus en arrière, mais vous n’ignorez pas que ce projet n’a pas reçu mon approbation et que je me suis toujours opposé à sa prise en considération. Tout ceci se passait d’ailleurs au mois d’octobre et non pas en novembre.

«Quant au document écrit que vous m’auriez laissé avec vos conseils, je n’ai aucune souvenance de l’avoir reçu. Bien entendu, je sais ce que la cause des Alliés doit à votre énergie et que votre insistance auprès du général Joffre a hâté l’envoi des secours qui nous étaient si nécessaires.

«Je me fais un devoir de vous exprimer à nouveau la gratitude que nous éprouvons tous pour votre aide précieuse en cette occasion.

«Mais vous, Maréchal de France, personnification des vertus chevaleresques d’une noble nation, vous comprendrez, j’en suis sûr, que j’aie le devoir de maintenir intacte la réputation méritée de mes officiers et soldats, à la bravoure et à la ténacité desquels, en dernière analyse, l’heureuse issue de la bataille de l’Yser est due.

«Croyez toujours, monsieur le Maréchal, à mes sentiments dévoués.

«Albert.»

Ce fut alors seulement que le maréchal Foch songea à démentir l’interview de M. Stéphane Lauzanne. Les journaux du 20 (la lettre du roi était datée du 13) publièrent sa réponse au roi des Belges. La voici:

«Sire,

«Veuillez me permettre de répondre à la lettre que Votre Majesté m’a fait l’honneur de m’adresser récemment.

«Je n’ai accordé d’interview à aucun journaliste et quand M. Stéphane Lauzanne est venu me voir le 7 octobre dernier, c’était pour un tout autre objet que celui qui m’amène à écrire aujourd’hui à Votre Majesté[64].

«Me trouvant ainsi complètement étranger à la rédaction de l’article du «Matin» du 11 novembre[65], je dégage entièrement ma responsabilité[66] du récit et des commentaires de cet article qui ont motivé votre lettre du 13 novembre.

«Vivant d’ailleurs dans le souvenir d’un passé toujours présent à mes yeux, je conserve fidèlement, comme je crois en avoir fréquemment témoigné, les sentiments, nés dans la bataille, d’attachement et de haute estime pour l’armée belge, de profond respect pour son roi, dont je prie Votre Majesté de bien vouloir recevoir la nouvelle et inaltérable assurance.

«Foch.»

Les dénégations du maréchal Foch relèvent toutes de la même procédure. Il avoue aujourd’hui l’interview qu’il donna au Daily Mail sur la question rhénane et qu’il nia quand je le mis en cause. Le développement qui suit ici est tout de considérations accessoires. La question principale, seule, est omise. Il n’a pas accordé d’interview à M. Stéphane Lauzanne, mais il a causé avec lui. Qu’est-ce que cette distinction? A-t-il dit ou n’a-t-il pas dit qu’il avait fait marcher le roi des Belges, après avoir vaincu ses résistances? Et le roi répondant que, lorsqu’il a reçu la visite de Foch pour la première fois, l’ordre le plus formel de résistance sans repli avait été déjà donné à l’armée belge, c’est à cela qu’il faudrait répondre. Mais le maréchal Foch s’abstient de le faire. Et ce silence est d’autant plus significatif que M. Stéphane Lauzanne, dans sa conclusion, écarte toute apparence d’une disposition à modifier son récit.

C’est ainsi que le maréchal Foch, au moment où sa conduite militaire mérite tous les éloges, s’embarrasse, pour grandir son rôle, dans des tergiversations de propos dont il ne réussit pas à affranchir son personnage.


Le maréchal French était avec le roi.

Je l’ai noté.

Ce n’est pas la question.

Pas du tout, puisqu’il reconnaît qu’il y a eu conversation.

En aucune façon, puisqu’il ne se prononce pas sur les formules de M. Stéphane Lauzanne et ne dit ni oui, ni non.


CHAPITRE IX

LA CONFÉRENCE DE LA PAIX

«La Conférence de la Paix,» mot magique succédant, en coup de théâtre, aux tueries de la guerre pour précipiter les hommes, des pires excès de la violence, dans l’abîme sans fond d’une espérance de droit universel, aussi prompte à s’annoncer qu’à s’évanouir en fumées. Trop de réalités dans la guerre, et trop d’ajournements dans la paix. Même sincérité, même ardeur aux préméditations du meurtre en masse qu’aux brouillards d’un verbalisme d’idéalités. Coutumières alternances du va-et-vient organique qui détermine les oscillations contradictoires de notre vie communément déçue.

En attendant les plénipotentiaires du monde civilisé qui allaient se réunir à Paris[67], je songeais aux antiques accessoires de palabres et de parades qui avaient accompagné ce genre de cérémonies. On avait trop souffert de toutes parts pour que la tradition pût être reprise des fêtes internationales servant d’entr’actes aux fastueux décrets des souverains qui se plaisaient jadis à amuser les peuples avant de les dépecer. Je me demandais ce qui pourrait s’abolir du passé au profit des conceptions nouvelles, et ce que le fonds immuable des problèmes internationaux nous imposerait, en des formes de courtoisie bourgeoise, de ce mélange congru de diplomatiques approximations qu’on appelle la vérité.

M. Poincaré, pour ne rien oublier, saisit l’occasion de se plaindre que le Traité de Versailles n’eût pas maintenu la prééminence diplomatique de la langue française. Il savait pourtant quels immenses territoires avait gagné la langue anglaise à nos dépens dans les deux derniers siècles[68]. Ne pas tenir compte des faits est une importante partie de l’art de l’avocat. Nous autres, pauvres maçons de la politique, nous taillons dans la pierre des monuments «historiques» qui, parfois, ne nous déçoivent pas moins que les vieux parchemins engloutis dans les arcanes du passé.

L’Arc de Triomphe achevé par le Louis-Philippe de «la paix à tout prix», nous invite à vivre Austerlitz ou Iéna, tandis que la conclusion de l’aventure napoléonienne (qui n’est pas toute l’histoire de France) fut véritablement Waterloo. Et si l’on se proposait de suivre à nouveau le fil de l’ancienne histoire, ne serait-ce pas la descendance de Wellington qu’il faudrait prendre pour barrer la route à la postérité de Blücher?

Faut-il ajouter que, depuis ces temps, l’Amérique est apparue dans le développement prodigieux d’une énergie violente qui emporte un peuple de cent millions d’hommes aux excès d’une puissance d’empirisme dont personne ne sera maître une fois déchaînée. Pour l’heure, elle prétend s’installer dans le monde économique européen en des formes de maîtrise, avec les mêmes résultats que les ruées des conquérants qui, malgré tant de triomphales apparences, ont finalement échoué. Tel, Napoléon déjà nommé. C’est qu’il n’y a pas d’état stationnaire. Il faut grandir ou dépérir.

On parle de nous réconcilier avec l’Allemagne: je ne demande pas mieux. Mais le peuple allemand est sans scrupules et le Français n’aime rien tant que d’oublier. Si l’un avance à tout moment, tandis que l’autre s’abandonne aux énervantes joies du recul, les deux personnages se rencontreront de guingois.

Je l’ai dit, il s’agissait, pour moi, d’autres événements que des «histoires de troupiers» d’un soldat vainqueur et mécontent de la part de victoire à lui attribuée. Autant et plus que tout autre, je souhaiterais, s’il était possible, de ne pas retomber, sous quelque forme que ce fût, dans les sanglantes aventures des conquêtes militaires dont la tentation hante encore les imaginations fiévreuses des peuples allemands.

Je n’ai garde de méconnaître la puissance transformatrice du mouvement humanitaire qui, par tant de chemins imprévus, nous mène à des achèvements doctrinaux d’une aspiration parfois si haute que nous avons peine à en vivre quelques parties à travers les accidents de la durée. Au vrai, vainqueurs et vaincus s’en vont tous vers des approximations d’une commune destinée, sous des noms différents. Prompt à dire, lent à faire: c’est une des formules de l’homme en action. Chacun sait aujourd’hui qu’aucun peuple ne peut suffire à la tâche de tous, ainsi que l’établit l’historique succession des préséances nationales dans les conquêtes de l’esprit humain.

Les guerres ne détruisent que pour un temps les forces du vaincu au profit du vainqueur. Cependant, les progrès des machines de meurtre vont peut-être plus vite que les organisations de paix. Déjà le bombardement des villes par des gaz asphyxiants paraît atteindre une perfection qui ne sera pas aisément dépassée. Il semble même aujourd’hui qu’une bonne organisation de tueries, fonctionnant à souhait, peut, avec une suffisante provision de Zeppelins, consommer en quelques instants la destruction de tout un peuple sans qu’il en reste même quelque procès-verbal d’un secrétaire d’une «Société des Nations» à tout faire, pour écrire l’histoire de ce dernier progrès.

Eh bien! malgré ces grands horizons d’infini dans le trouble desquels se perd l’esprit humain, dès que des hommes de moyenne sensibilité se rencontrent pour traiter d’une paix de tolérance réciproque—à défaut de fraternité—le geste s’apaise, le ton s’adoucit, les paupières lentement battent la pupille étonnée, et la main se détend pour un geste de bon vouloir. Évanouis les Talleyrand, les Metternich d’hier, ombres du temps passé! Que la porte s’ouvre donc aux messagers des temps nouveaux.

J’attendais. Enfin, une main providentielle tire le rideau des ors bourgeois et des soieries fanées du quai d’Orsay. Et voici Lloyd George, frais et rose, qui s’avance éclairé d’un joyeux sourire à poings fermés, avec, parfois, des gesticulations si vives qu’un jour le président Wilson dut passer entre nous deux, ses bras faisant barrière, avec ces mots d’aménité:—«Eh bien! Eh bien! Je n’ai jamais vu deux hommes aussi déraisonnables!» ce qui nous permit d’achever la scène de colère dans un éclat de rire.

Voici M. Arthur Balfour[69], le plus cultivé, le plus gracieux, le plus courtois des hommes inflexibles. M. Bonar Law, le prince de l’équilibre, qui serait un précieux Français s’il n’était tout britannique. Lord Robert Cecil, un chrétien qui croit et veut vivre sa croyance, avec un sourire de dragon chinois pour exprimer une obstination fermée aux arguments. Lord Milner, une lumineuse intelligence couronnée d’une haute culture qui s’achève en discrète sentimentalité. Extrême douceur, extrême fermeté. Poète à ses heures. L’homme qui, au cours de l’un des moments les plus difficiles, dans un de ses rapports officiels sur son voyage nocturne de Londres à Versailles, s’arrêtera à parler de la beauté du clair de lune et de l’herbe du printemps.

Plus tard apparaîtra le président Woodrow Wilson, cuirassé de «14 principes», figurés par autant de canines de sagesse qui ne se laissent pas détourner de leurs fonctions. Edward House, «le colonel House», un surcivilisé échappé des sauvageries du Texas, qui voit tout, qui comprend tout et, n’agissant qu’à son idée, sait se faire écouter et respecter de tout le monde. Bon Américain, presque aussi bon Français, esprit de pondération, «l’honnête homme» classique avant tout. Je serais bien ingrat si je pouvais oublier les services éminents que cet homme de belle formation américaine a rendus à la cause d’une paix civilisée. Ne fût-ce que pour avoir choisi ce bon auxiliaire, M. Wilson mériterait la reconnaissance des amis de l’humanité. Sans doute, il a eu trop de confiance dans le parlage et le surparlage de sa «Société des Nations». Mais que pouvait-il faire d’une assemblée de parleurs à qui il se voyait lui-même obligé de refuser tout pouvoir d’exécution? L’excès de confiance dans les mots ne peut conduire qu’aux déceptions.

Je dois citer encore l’excellent général Bliss, esprit indépendant, qui avait des opinions personnelles bien ancrées et n’en démordait pas. Un amiral médecin, qui répondait universellement «non» à tout ce qu’on lui disait, sans jamais essayer d’une explication. M. Hoover, aujourd’hui président des États-Unis, qui se faisait remarquer par une raideur d’homme au bout de son tempérament. M. Orlando, tout à tous, italianissime, doublé du baron Sonnino, d’une redoutable ironie, qui ne lâchait pas prise quand il avait accroché. M. Hymans, Belge d’une aménité incisive.

Enfin, l’un des meilleurs, Bénès, l’homme de la Tchéco-Slovaquie ressuscitée, qui a conquis l’estime et la confiance générale par la droiture de sa parole et l’élévation de son intelligence. Venizelos, fils d’Ulysse et de Calypso, loyalement imprégné d’une astuce hellénique. Paderewski, grande âme harmonieuse, faisant chanter son rêve au trop-plein de son cœur, et tant d’autres que je devrais nommer, pour ne rien dire de l’ineffable groupe des mécontents: Robert Lansing, Keynes, etc...

Combien d’autres encore? Wellington Koo, jeune chat chinois, d’habit et de discours parisiens, tout au plaisir de peloter la souris, même si c’était au Japonais qu’elle fût réservée. Son éloquence intarissable impatientait fort le baron Matsui bloc massif d’esprit nippon, qui parlait peu, mais ne craignait pas une parole accentuée. L’aimable prince Saïonji, jadis impétueux, aujourd’hui doucement ironique, mon ancien camarade au cours du professeur de droit Émile Accollas. Le comte Makino, compréhensif et réservé.

Au premier rang, j’aurais dû placer M. Hughes, le noble délégué de l’Australie, avec qui l’on causait à travers une boîte acoustique d’où s’échappaient des concerts de bon sens. Le délégué Doherty, du Canada, un beau masque, d’une expression d’intelligence barrée. Le délégué de la Nouvelle-Zélande, Massey, classé de premier rang pour la hauteur des sentiments et l’éloquente bienveillance du rustique discours. C’était la plaisanterie classique de lui demander jusqu’à quel âge il avait pratiqué l’anthropophagie. A quoi il répondait: «Au moins, je les faisais cuire, tandis que vous les mangez tout crus.» Smuts, de l’Afrique du Sud, au sourire contraint, qui avait le tort de laisser traîner des papiers où il s’était déchargé d’un excès de bile contre la France. Et puis, évoluant autour de ce bouquet d’esprits en fleurs, des constellations de visages à consulter, qui s’allumaient et s’éteignaient aux questions de ceux qui les avaient amenés là pour se permettre de tout savoir.

Enfin, circulant au cœur de cette foule avec un aimable sourire, le vrai maître du jeu, Maurice Hankey[70], secrétaire de la délégation britannique, remorquant après lui une grande sacoche de cuir débordant de papiers. Ses qualités supérieures d’ordre, de loyauté et d’impeccable discipline lui avaient conféré la fonction, sinon le titre d’arbitre universel de la documentation du traité. A l’appel de quiconque, la grande sacoche de cuir venait à point pour livrer instantanément la pièce demandée.

J’ai gardé pour la fin mon grand ami le maharajah de Bikaneer qui prit bravement la parole pour s’opposer à ce qu’on levât le voile féminin de l’Islam (le Purdah). Dans la jungle de Rampura, chez l’excellent maharajah de Gwalior, il m’a permis de faire connaissance avec le tigre et de lui manifester mes sentiments.

Une assemblée de personnages divers, où l’on peut dire que tous les continents de la terre étaient représentés, tous marqués d’une commune idéologie du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes, dans l’ordre d’un régime représentatif qui, avec ses imperfections, n’en demeurera pas moins un achèvement supérieur aux violences de la conquête. Je veux que ce ne soit pas le dernier mot de notre civilisation. Où est le dernier mot de rien? Ce n’en est pas moins le signe d’une émancipation des sociétés humaines émergeant des violences primitives, pour se former aux réactions initiatrices d’une liberté[71].

Qu’ils soient donc salués à leur entrée dans l’histoire, ces libérateurs qui apportent aux brutalités de l’empirisme le secours de l’idée. Les premiers usages de cette indépendance peuvent être médiocres et le sont trop souvent, en effet. Mais l’élimination d’une partie des violences sociales au profit d’un ordre meilleur dans les développements de la personnalité, de la dignité humaine, marque un tel achèvement dans les activités de la créature pensante, qu’il n’est pas d’abus pour la faire regretter.

Se tromper n’est pas nécessairement faillir, car dans la défaillance, il y a des degrés. La Révolution française a mal inauguré l’ère de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Mais, de ce qu’elle a contribué à inaugurer, nous avons tiré l’acceptable armature d’un régime social infiniment supérieur à ce qui précédait 1789. Dans les circonstances les plus simples, les idées générales n’en sont pas moins d’un puissant recours. Nous nous enthousiasmons trop vite, et nous nous décourageons trop tôt. A chacun de rechercher et de trouver sa mesure dans les circonstances de la leçon.

C’est que nous sommes une agrégation des forces du plus lointain passé en devenir de formations inconnues, insaisissable autrement que par un mot, le présent, dont nous sommes si fiers, rencontre instantanée entre le passé hasardeux dont nous sommes le produit, et l’avenir inconnu en direction duquel nous sommes engagés. Comment ne serions-nous pas de présomption et d’ignorance autant, et souvent plus, que d’une aspiration toute droite aux modestes grandeurs qui nous sont imparties? Le plus difficile est peut-être de respecter, dans l’erreur elle-même, le grain de vérité qui n’y passe que pour être défiguré.

Grands par l’idée, faibles par les moyens, je les salue ces députés de la victoire, apportant dans leurs mains triomphales les ressources d’une tentative si belle qu’une espérance invincible auréole jusqu’aux déceptions de l’insuccès. Soyez les bienvenus, amis, dans notre capitale étonnée, parmi les suprêmes palpitations du plus violent accès de barbarie où la civilisation elle-même fut sur le point de succomber. Vous êtes le vivant témoignage de nos grandeurs et de nos misères, entre lesquelles il peut être parfois hasardeux de distinguer. Le témoignage de l’humanité en faveur d’elle-même, voilà ce que vous nous apportez. C’est un moment, un grand moment de l’homme que nous vous devons de vivre, puisque vos enfants ont donné leur vie pour que la nôtre fût accrue.

Oui! J’entends bien qu’il y a des résistances. Foch, un soldat, ne voudra pas se départir de la tradition de la conquête et, comme tous les conquérants de l’histoire, il a trouvé des juristes pour lui construire, à mi-chemin du oui et du non, une doctrine de la conquête à perpétuer. Cela ne peut être pour vous surprendre. Il n’est pas de victoire qui n’ait et ne garde des passages de défaites. Il n’est pas de défaites sans de vagues retentissements d’éventuelles victoires à préparer.

Ce qu’il adviendra de la paix que vous allez fonder par l’inauguration des rites qui vous amènent parmi nous, nul ne saurait le dire, car, dans des conditions nouvelles, c’est une autre succession de chances à courir. De nouveaux combats sur le thème libérateur par de nouveaux moyens. Même partie adverse, joignant à sa puissance de culture mentale un fond d’inculture morale, qui nous demande avec une rare impudence de fonder la paix nouvelle sur le prodigieux mensonge de l’innocence germanique. Mauvaises et bonnes chances diversement mêlées.

Il faut tout dire. Ce que vous allez décider, amis, sous la dictée de votre conscience, vous l’aurez délibéré entre vous, hors du contact du perturbateur vaincu qui ne paraîtra que pour recevoir votre loi. Saurons-nous l’y maintenir? Vous dites une moyenne de droit susceptible d’ètre vécue. Vous dites, et l’action, hélas! c’est à nous que vous la laissez.

Eh bien, soit. Nous ne nous montrerons peut-être pas indignes de la charge d’espérance que vous avez placée en nous. Vienne l’adversaire à la table du Traité, il lui sera rendu des comptes comme il lui en sera demandé. Faire vivre le Droit, quelle ambition plus noble! Inaugurer une vie plus stable, plus haute et plus belle que celle qu’il a reçue, c’est le rêve de l’homme pensant. Combien, et combien de temps, l’ont pu réaliser pour eux-mêmes, en attendant le coup de chance qui permettra l’aide pour autrui?

Un ancien, ayant à faire la démonstration du mouvement, n’eut besoin que de marcher. A toute heure du jour, notre idéologie est appelée à faire ses preuves. Aux jointures du passé et de l’avenir où l’idée est appelée à rendre ses comptes, nous avons appris à distinguer ce qu’elle annonce de ce qu’elle peut réaliser. La marge vient de la distance de la parole à l’action. Chargée de tous les fardeaux du passé, notre idéologie aptère voudrait se libérer, d’un grand coup de théâtre, mais l’homme évolue lentement, selon des accommodations progressives qui ont besoin de millénaires pour faire d’une existence ancienne une existence nouvelle. Tout le problème est de persévérer au lieu de se décourager.

Voilà pourquoi je n’eus besoin, pour désarmer le Maréchal et M. Poincaré de leurs arguments en faveur d’une permanence du régime des conquêtes, que de leur découvrir l’entrée en scène de ces hommes qui, hier encore, ne s’étaient jamais rencontrés, et qui, sans circonlocutions de protocoles, entrèrent tête haute dans le palais de Louis XIV pour délibérer sur les problèmes des sociétés humaines, et même se mirent d’accord—toutes parties entendues—sans trop de difficultés. Si ce n’est pas tout à fait un miracle, avouez que ce n’en est pas loin.

C’est que le mot d’ordre du Traité de Versailles, c’est la libération des peuples, l’indépendance des nationalités, tandis que le mot d’ordre de la politique du maréchal Foch et de M. Poincaré, c’était l’annexion d’un territoire par la force des armes, contre la volonté de ses habitants.

Je sais bien que ces messieurs ne s’opposaient point à la libération des peuples. Ils ne voulaient rien prendre qu’à leurs voisins. Ce point admis, ils exigeaient, de leur autorité, que personne ne prît exemple sur eux. En vérité, le silence de M. Poincaré, qui ne pouvait se désintéresser des arguments politiques aussi aisément que le Maréchal, ne s’expliquait que trop bien.

Le sort a prononcé. La Conférence a dit. Elle a été obéie. Que n’a-t-elle pu garder la haute main sur l’exécution du Traité? Je n’anticiperai pas. Débordant de jactance germanique, M. de Brockdorff-Rantzau devait nous dire plus tard que nous haïssions l’Allemagne, parce que nous avions osé nous défendre contre elle, mais il faudra que nos pays d’Europe, ou de formation européenne, soient revenus à leurs gouvernements familiers des à peu près de la vie courante, pour que l’ennemi vaincu se redresse en vainqueur, ose regarder en face ses crimes dont il avait signé l’aveu, et se permette, dans la déroute des courages, de demander des comptes à ceux par qui sa malfaisance avait été abattue.

La Conférence est entrée dans l’histoire. Sous la tentative des vaincus devenus bruyants contradicteurs, si les Alliée ne se sont pas mésalliés, il en est qui ont désavoué leurs amitiés de guerre, et nos gouvernements n’ont pas même montré la somme de résistance nécessaire pour maintenir intégralement notre droit aux réparations.

La Conférence est innocente de ces maux. Elle a appelé devant elle toutes les parties intéressées. Qui avait à dire a été entendu. Le Traité sera jugé selon ses mérites. L’apparition d’une grandiose conférence d’arbitrage entre les peuples demandant justice est un acte d’histoire qui, en dépit de tout, aura des conséquences pour l’avenir.

Peut-être voudra-t-on contester la nouveauté du phénomène social où je me suis arrêté. On me parlera du Paysan du Danube en son sayon de poil de chèvre, député pour dire leur fait aux Romains. Je le salue respectueusement au passage. Mais la belle fortitude d’un héros solitaire ne peut être que le signe précurseur de l’intervention concertée des peuples civilisés pour se libérer de l’oppresseur par un ordre d’indépendance social, dont ils ont eux-mêmes déterminé les fondements.

C’est ici surtout qu’on ne manquera pas d’invoquer les accomplissements du fameux Traité de Westphalie, classiquement cité pour avoir tenté d’inaugurer, en cours de guerre, quelque chose qui pouvait devenir le droit européen. On parlemente en guerroyant, tandis que les deux représentants du grand roi donnent à la galerie le spectacle de ces âpres querelles de personnes qui sont le principal souci de la médiocrité de tous les temps. Napoléon, guerrier supérieur (plus ingénu qu’il n’a pensé), faute d’un frein de philosophie assure une fois de plus, par sa chute, l’échec irréparable du pouvoir personnel, comme avait fait du pouvoir populaire notre Révolution, ballottée de l’échafaud du 21 janvier au couronnement d’un empereur.

On sait que le Traité de Westphalie eut la prétention de fonder le droit européen. La Révolution française prouva clairement qu’il n’avait pas réussi. Et comme Napoléon fit la même démonstration pour la Révolution française, tout cet imbroglio de guerres nous mit au point de recommencer. Il ne fallut guère plus de cinq ans à Mazarin pour arriver à mettre sur pied une paix où il s’agissait du remaniement de l’Europe. Et pendant que ses ambassadeurs se querellaient avec âpreté pour des questions de préséance et d’étiquette, la guerre, entretenue par la lenteur de la diplomatie, redoublait au contraire de vigueur et d’acharnement. En ce temps, guerre et diplomatie allaient de compagnie. On n’avait pas besoin de se presser. «A Munster et à Osnabrück, les salutations et les visites, la solennelle hâblerie des harangues, le pédantisme inépuisable des juristes, la table ouverte des grands personnages, les mangeries et les beuveries énormes, tout le cérémonial, où les grands et les petits orgueils se rengorgeaient, occupaient des jours et des jours[72]

Et voilà le Congrès de Vienne, pour la revanche des aristocraties européennes: «Le Congrès ne marche pas, il danse,» écrit le Prince de Ligne. Et en effet, ce ne sont que ballets, comédies, opéras, chasses, soupers fantastiques, divertissements de haute folie. Un jeune comte autrichien, qui doit jouer Apollon, refuse, un mois durant, de se laisser couper la moustache. Il ne faut rien de moins, pour le décider, que l’intervention directe de l’Impératrice. Voilà ce dont on parle, voilà ce qui tient les esprits en suspens, jusqu’à ce que le Robinson Crusoë de l’île d’Elbe dissipe ces folies pour un simple changement d’île.

L’embourgeoisement d’une idéologie fatiguée nous réservait d’autres récréations moins fastueuses qui nous ont laissés comme dépouillés de nous-mêmes devant les grands problèmes internationaux, toujours posés, jamais résolus.

En 1870, Bismarck nous découvrit, jetés par les tempêtes, au plus loin de ces pèlerins de l’idée accourus à Versailles de tous les pays du monde, ayant forgé le plus beau de leurs espérances sur l’enclume d’une histoire dont ils ont vécu de cruelles parties. L’armistice de Rethondes atteste que nous nous sommes ressaisis. Nos députés de la libération savent bien ce qu’ils voudraient faire. Ils ignorent ce qu’ils feront. Quelque chose comme l’état d’esprit de nos bons constituants de 1789 qui apportaient Montesquieu à la tribune sans trouver la jointure de ce qu’il faut prendre ou laisser pour la bonne adaptation des parties de révolution et de stabilité. Ceux que la vie a rendus modestes se réjouissent d’essayer. Ceux que l’idéologie lance à l’assaut des phénomènes heurteront trop de gens qui font masse d’insuffisances révoltées. Tôt ou tard, ils comprendront que la rencontre des potentiels du passé avec les attirances de l’avenir suscite les déceptions d’une longue durée d’efforts pour de simples apparences de fragiles résultats. Ceux qui ne comprennent rien du tumulte d’énergies où les insère leur destinée, connaîtront le plus vif des mécomptes. D’autres se contenteront, pour leur usage, des révolutions de mots, les plus belles, mais les plus brèves.

Il arrive aussi que la victoire penche du bon côté, et qu’à l’appel de cette providentielle inadvertance, les opprimés se lèvent, ainsi que dans un rêve, et marchent à l’étoile, paupières closes, dans la direction d’un moindre mal, sinon d’un plus grand bien.

—De ton propre effort fais toi-même la rémunération de ta vie, dit l’oracle.

A chacun de découvrir que ce qu’il a gagné de plus sûr à sortir vainqueur du combat, c’est le pouvoir de porter allégrement son fardeau, en y ajoutant parfois même une part du fardeau d’autrui. Quoi qu’il arrive, le meilleur de l’homme est de tenter.

J’étais là. Mes yeux ont rencontré des yeux amis. Mes mains ont touché des mains fraternelles. J’ai espéré. J’ai voulu. J’ai même agi quelquefois, sous le feu croisé des propos, avec un soldat insubordonné à mes trousses, un président de la République qui m’aurait voulu voir au fond d’un puits, dans la rumeur du Parlement qui déjà donnait tumultueusement de la voix comme la meute quand la bête est à l’eau.

Cependant, tous les délégués de tous les pays de me prendre à part tour à tour pour m’exposer leur thèse particulière et me donner clairement à entendre que j’étais le dernier des humains si je me permettais une objection. Et chacun de nous subissait la «performance» de son voisin, jusqu’à l’épuisement de la série, après quoi il fallait débrouiller chemins de fer, lacs, fleuves et montagnes, sur des cartes plus ou moins innocemment dessinées, en vue de conclusions contradictoires, tandis qu’à la Chambre mes adversaires, qui n’avaient abouti qu’à rater la guerre, se mettaient en devoir, quoi que je fisse, d’établir que j’avais raté la paix.

En 1848, à Nantes, j’avais vu les Polonais en armes partir à la conquête de leur pays: aujourd’hui, je trouvais Paderewski tout à la joie d’avoir retrouvé sa patrie. Un lien puissant d’émotion heureuse entre ces deux moments. Il est de si beaux orages de l’homme dans l’éblouissement suprême d’un éclair de vie, que pour en jouir pleinement il est permis de s’abandonner aux coups de théâtre, dans les drames de l’humanité. Nous voilà bien loin de Foch et de ses «histoires», n’est-il pas vrai[73]?

Tel quel, avec ses manquements, évitables ou non, le Traité de Versailles dont l’armistice ouvrit le champ par de premiers accords d’orchestration, sera tout au moins un point d’orgue dans l’harmonie présente et à venir des peuples en travail de libération.

Ce qu’il subsistera du plus grand effort des civilisations humaines pour un surcroît de civilisation universelle, je n’essayerai pas de le prévoir, après dix ans de parlage où vainqueurs et vaincus ont donné du même coup de barre pour rompre, une à une, toutes les garanties de succès.

Si les Allemands, amis de la culture, s’étaient trouvés capables de rechercher autre chose que des facilités d’oppression sous la conduite de leurs «casques d’acier», je ne pourrais m’empêcher d’admirer la puissance de leurs réactions méthodiques contre la défaite militaire. Mais le progrès moral de l’homme dépasserait apparemment nos possibilités organiques si nous pouvions complètement réagir d’un pôle à l’autre de nos sensibilités. Nos pères attendaient le Messie. Le Messie est en nous. Le problème est de le dégager.

Trop de gens préfèrent, en général, s’offrir au laisser-aller de l’heure, tandis que l’ennemi abattu prépare des revanches dans l’ombre ou même en plein soleil. Les cités grecques se détruisirent mutuellement jusqu’à ce que Rome les enveloppât dans le commun effondrement de sa violente civilisation provisoire. La même Rome, ayant anéanti systématiquement Corinthe et Carthage en vint, un jour, à connaître le même sort que ses victimes. C’est la course du flambeau qui, quelquefois s’éteint, quelquefois, se rallume, s’il a continué profondément de brûler.

Des deux côtés du front, dans le trouble moral des confusions de sentiments et de pensées qui ont suivi la grande guerre, quel homme pourrait rassembler aujourd’hui les éléments d’une prédiction de sagesse raisonnée? Les vaincus qui, depuis leur déclaration de guerre et la violation de la neutralité belge (sous la protection de la foi jurée), s’étaient rendus coupables de tous les crimes contre l’humanité, recourent puérilement à tous les mensonges pour détourner d’eux le doigt accusateur des consciences outrageusement blessées.

Ils aggravent ainsi leur crime et se condamnent eux-mêmes au delà du jugement le plus sévère, en cherchant ouvertement un retour de force pour un redoublement de mensonge et d’inhumanité. Mais voilà que nos pays «humanitaires» tenus de s’unir, bon gré, mal gré, contre tous excès de violences, ne se trouvant plus liés par la crainte immédiate d’un ennemi commun, sont revenus, comme disait M. Lloyd George, à la politique traditionnelle de l’inimitié.

Suivant l’exemple de tous les peuples conquérants, l’Angleterre se débat sous le poids de ses conquêtes. La moitié du globe ne suffit pas à l’Amérique pour le placement de ses économies—qui sont un peu les nôtres—et la France, parce qu’elle a répandu le meilleur de son sang sur les champs de bataille, demeure inerte aux mains des endormeurs, sans avoir pu comprendre encore par quelles défaillances de son élan historique elle a laissé tant d’amis se faufiler inglorieusement dans les rangs de l’ennemi. Et beaucoup demandent pourquoi l’on nous abandonne, sans comprendre que notre propre cause a d’abord été abandonnée par nous-mêmes. Nous en reparlerons.


Pour le siège de la Conférence, M. Arthur Balfour, qui proposa Paris, entreprit de ne justifier ce choix que par la facilité des communications. Je fis doucement observer qu’il pouvait y avoir des raisons supérieures en faveur de Paris, et le diplomate anglais, souriant, en convint de bonne grâce, car c’est l’homme le plus courtois qu’il y ait au monde. Mais le trait de l’instinct était décoché.

La cause de la langue française n’en fut pas moins défendue par moi avec insistance.

Aujourd’hui lord Balfour.

Aujourd’hui sir Maurice Hankey.

On peut discuter sur le cas de l’Inde. Mais l’Inde nous avait envoyé ses soldats et, ayant pris part à la bataille, elle devait trouver place dans l’œuvre de libération.

E. Lavisse, Histoire de France.

«Le Traité est mauvais, très mauvais,» allègue Foch. Même protestation publique des foules allemandes au 28 juin dernier. Il doit y avoir là quelqu’un qui se trompe ou est trompé. Mais ce n’est pas tout d’avoir un bon outil en mains. Il faut savoir en user. Il aurait fallu encore ne pas abandonner pas à pas le terrain conquis du plus beau sang, et changer la victoire en une course en arrière.


CHAPITRE X

LE TRAITÉ

L’EFFORT DU PRÉSIDENT WILSON

Pendant que nos soldats continuaient de tomber, M. le président Wilson réfléchissait sur le but de ces batailles comme l’histoire n’en avait pas vu. Il les avait d’abord déclarées indignes de l’attention américaine, et voici qu’elles aboutissaient à une crise mondiale dont, pour trouver la solution, il ne lui fallait pas moins de quatorze chefs de réorganisation.

Quels que fussent le nombre et la forme des propositions wilsoniennes, l’idée était américaine de fixer par anticipation, en pleine bataille, les conditions organiques de la paix future. Chacun des «alliés et associés» y trouvait des garanties contre tout excès d’ambitions guerrières, et l’opinion allemande, elle-même, y gagnait de savoir jusqu’où l’affaiblissement de sa résistance pouvait l’engager. Quelques personnages se plaignirent, sans doute, de n’avoir pas trouvé dans ces arrangements leur compte de victoires, mais ils attendirent pour cela que la victoire finale fût décidée.

Je n’ai point à discuter ici les solutions infiniment complexes qui, à tous risques, finirent par prévaloir, pour des chances à venir. Il n’en est pas moins d’une indéniable vérité que le président Wilson contribua plus que tout autre à fixer les statuts de l’Europe nouvelle, tant par l’autorité finale de son secours militaire que par la puissance extérieure d’une parole en dehors des traditions du passé. Quand on accepte superbement de telles responsabilités, peut-on s’en dégager dans la désinvolture d’une paix séparée, en laissant à chacun le soin de se tirer d’affaire, moyennant un tribut, au profit d’un bénéficiaire particulier des sacrifices de tous?

M. le président Wilson, le prophète inspiré d’une noble entreprise d’idéologie dont il allait fâcheusement devenir le prisonnier, connaissait insuffisamment cette Europe qui gisait en morceaux devant lui. Il lui incombait de fixer le destin des peuples par des combinaisons d’empirisme et d’idéalisme dont ne pouvait s’étonner un Américain qui, par la doctrine de Monroë, déliait l’Amérique des répercussions européennes en même temps qu’il intervenait en Europe au nom de la solidarité historique des peuples civilisés. Il fit tout de son mieux, en des circonstances dont les origines lui avaient échappé, et dont les développements ultérieurs se trouvaient au delà de son champ de vision.

Le Traité de Versailles ne se défendra peut-être pas trop mal dans l’histoire, surtout si l’on ne s’abstient pas de faire le compte des concessions ultérieures dont les virtuosités du laisser-faire ont permis aux vaincus de tirer avantage, grâce à l’appui de nos anciens alliés. Le principal mérite de cet essai d’une pacification durable est d’avoir cherché, pour la première fois dans l’histoire, les points fermes d’un établissement de justice entre des peuples qui, jusque-là, n’avaient vécu que de violences. Napoléon faisait son Europe à coups de hache. Ses traités, hâtifs, ne duraient guère, mais il prenait soin que, pour un temps, ils ne fussent pas discutés. Soumis à toute critique d’improvisation, le Traité de Versailles ne réussit certainement pas à réaliser les espérances diverses que chacun en avait pu concevoir, ce qui n’est pas pour surprendre. Du moins, dans une Europe disloquée, osa-t-il aborder l’entreprise d’une reconstitution générale. Trop tôt, peut-être, aurons-nous à juger de ce qu’on en a fait.

En de telles conditions, M. le président Wilson, sans intérêt territorial à débattre et tout flambant de sa panacée, fut en état de rendre, et rendit d’éminents services pour rassembler, au jour le jour, des parties de conciliation générale qui, trop souvent, n’étaient que de courte durée. Avec l’aide incessante de son ami, l’habile colonel House, il aplanit bien des difficultés, toujours renaissantes d’ailleurs, et put légitimement croire, pour quelque temps, au succès de l’entreprise qui devait couronner ses efforts. Des efforts méthodiquement ordonnés en vue de résultats concrets: voilà ce qu’il exposait bravement dans les «quatorze points» qu’il présentait au Congrès.

Chacun connaît cette œuvre de courageuse probité qui fait le plus grand honneur à celui qui l’a conçue et n’a pas craint de la formuler. Nous étions ainsi transportés bien loin du temps où le même président Wilson se désintéressait «des causes obscures de tant de maux». L’éclair du canon allemand avait enfin déchiré la nue, et le président des États-Unis d’Amérique, subitement éclairé, cherchait, devant les peuples réunis, les conditions durables d’une paix de justice pour l’Europe, dont le sang n’aurait pas coulé vainement s’il devait sortir, de «tant de maux», la continuité, même relative, d’une paix de bon sens et d’équité.

Plus l’erreur du président, à l’origine, avait été profonde, plus noble et plus fertile en enseignements se montrait ce magnifique appel à l’idéologie du droit lésé. La grande République américaine reprenait enfin son rôle dans le monde, en nous ouvrant l’accès d’une solidarité internationale jusqu’ici méconnue. En pleine guerre, nous énoncions des conditions intangibles de paix—répudiant l’esprit de conquête jusqu’à prédire superbement le droit, avant de l’avoir fixé.

Peut-être l’entreprise était-elle trop belle pour qu’on la poussât audacieusement jusqu’aux extrémités. Cet effort de noblesse dans les pires misères, nous le devions à M. Wilson, parlant avec l’autorité décisive de la grande démocratie dont il était le serviteur. Pour moi, je lui en garde, à lui et à son peuple, la plus vive reconnaissance. Dans le souvenir des hommes qui viendront, cette dette, au moins, ne sera jamais lourde à nos cœurs.

Mais n’est-il pas juste de reconnaître que ce haut mouvement de maîtrise morale avait eu de cruelles compensations dans les années de méditations nécessaires au chef du peuple américain pour passer d’une proclamation d’indifférence, touchant les causes de la guerre, aux revendications du droit international manifestées dans les suprêmes énergies de nos communes armées. Une fois encore, je vous le demande, amis, ces lourdes contre-parties, qui donc en a porté le poids, sinon nos soldats engagés, depuis des années, dans les plus dures batailles de l’histoire, à travers les indicibles épreuves des pays dont ils arboraient superbement le drapeau?

M. Wilson avait réalisé le plus bel effort d’idéologie en proposant de résoudre systématiquement, dans un ordre d’interdépendances, un ensemble des problèmes européens qui causaient, depuis longtemps, l’agitation du monde civilisé. A la voix du président sauveur, les anciennes injustices allaient être réparées. Que d’espérances s’élançaient au-devant des réalisations prochaines! A peine quelques esprits moroses faisaient-ils discordance. Trop de lacunes de toutes parts. Mais déjà les peuples séculairement opprimés envoyaient des délégués plaider leur cause à la Conférence, et l’on pouvait espérer que le temps amortirait bien des maux, adoucirait des oppositions passagères de sentimentalités et d’intérêts. Des mois et des mois se dépensèrent en ce travail ingrat d’où personne, il faut bien le dire, ne pouvait sortir satisfait. Trop de rouages n’avaient pas cessé de grincer. Le plus beau est qu’il y eut des gens pour en manifester leur étonnement.

Cependant, le généreux idéal du président Wilson le poussait à chercher des consolidations de son œuvre. Il savait trop bien quelles difficultés devaient surgir à tous moments. Pour mettre sa machine en action, il lui fallait un moteur, et ce moteur il voulait l’avoir trouvé dans une «Ligue des Nations» qui n’était pas autre chose qu’un raccourci des Parlements internationaux où viendraient se concentrer, se multiplier, s’aggraver et quelquefois aussi s’atténuer momentanément, tous désaccords historiques, toutes intrigues de diplomatie, toutes coalitions d’égoismes nationaux ou même particuliers.

Les Parlements n’ont pas gagné dans la considération des peuples, au cours de ces dernières années. Avec leurs grands défauts, ils n’en sont pas moins nécessaires. Cela n’impliquait peut-être pas la nécessité d’un surparlement dont l’unique emploi, quand il faudrait des actes, serait de surparler. Quoi d’autre, puisque tous pouvoirs d’exécution lui échapperaient? Il faut bien reconnaître que l’essai a pleinement répondu à cette attente, et qu’on ne peut que discourir quand il faudrait décider, imposer. Encore suis-je loin de croire que cela même suffirait à arranger les affaires, car tout condamné manque rarement de maudire ses juges, et tant qu’un condamné pourra argumenter à coups de canons, on fera bien de se méfier de lui.

Six mois après le manifeste des «quatorze points», M. Wilson, poursuivant son propos, sans s’inquiéter des moyens, vint soumettre à l’opinion américaine (juillet 1918)—dans le discours où il célébrait la fête de l’Indépendance à Mount Vernon—les pensées de paix générale où son esprit s’était arrêté. Il s’agissait, cette fois, de quatre nouveaux points constituant une sorte de credo mystique définissant les buts à atteindre par l’entremise de la «Ligue des Nations». Je n’en veux retenir que l’article Ier se proposant d’assurer «la destruction de toute puissance arbitraire, où qu’elle réside, qui pourrait séparément, secrètement, et de sa propre autorité, troubler la paix du monde, ou, si on ne peut pas obtenir sa destruction en ce moment, la réduire, tout au moins, à l’impuissance virtuelle». Et pour réaliser cette œuvre de pure idéologie, où se cantonne imperturbablement l’orateur, il conclut avec confiance qu’une simple organisation de paix rendra ce résultat certain».

Il y a probablement peu d’exemples d’une telle méconnaissance de l’expérience politique dans les tourmentes de l’idée. Nous en pouvons déjà juger par les premiers résultats. Mais cela n’est encore que d’une importance secondaire en comparaison de la catastrophe où le Sénat américain, par une majorité de six voix, rejeta le Traité de Versailles, et s’engagea fatalement dans la voie d’une paix séparée.

On me dit qu’en employant cette expression, dans une occasion précédente, j’ai blessé des cœurs américains. Je le regrette bien vivement. Mais la simple définition des termes ne permet pas d’y rien changer. Qu’est-il donc advenu? Les formules wilsoniennes de la «Ligue des Nations» devaient susciter dans le Congrès américain de graves contradictions dont M. Wilson s’est obstiné à ne pas tenir compte. Ce fut une extraordinaire passe d’armes, et chacun des adversaires s’acharna à ne rien céder d’une position périlleuse, sans vouloir considérer les dangers de susciter une redoutable prolongation de la crise mondiale où nous nous débattons encore aujourd’hui.

Une lettre de M. Hitchcock (4 mars 1919), sénateur du Nebraska, fit remarquer à M. Wilson que, dans un vote où il suffisait d’un déplacement de quatre voix, il lui serait facile, avec de légères concessions, de déplacer la majorité. Mais l’entêtement, des deux parts, ne voulut rien entendre, et j’avoue qu’en présence de cette double résolution de ne rien concéder, je me suis parfois demandé si l’intangible doctrine de Monroë ne devait pas avoir pour effet inévitable de renvoyer tout ce monde, en des formes diverses, à la politique générale de non-intervention, qui avait été, d’abord, celle du président.

Les Américains ont le droit, assurément, d’avoir la politique qu’il leur plaît. Encore, puisque nous avons eu à en subir les conséquences, sommes-nous également dans notre droit en essayant de la préciser. Je ne vais point discuter la doctrine de Monroë, où je vois une précaution d’empirisme contre les entreprises de conquérants européens. A vrai dire, elle n’est rien de moins qu’une conception restreinte de solidarité continentale qui laisse, d’ailleurs, le champ libre aux dominations organisées. Mais, précisément parce qu’elle doit établir ainsi une paix séparée du nouveau continent, et que l’Amérique ne peut pas renoncer à ses relations européennes, il s’agit de savoir si, en vertu de la solidarité particulière de Monroë, vous devez vous désolidariser de l’Europe—pour d’hypothétiques résultats—ou resserrer les liens de la solidarité naturelle de toutes les civilisations?

La réponse ne me paraît pas douteuse. Le principe admis, nous pourrons échanger des vues sur les formes de l’application. Et c’est justement sur ce point du débat que, ni M. Lodge, ni M. Wilson, n’étaient en mesure de discuter utilement. Est-ce pour cela que, de part et d’autre, on ne s’embarrassa pas de pousser l’argumentation? Il serait possible. Toujours est-il que la grande bataille fut de simple escarmouche. Tout juste assez de victoire, et tout juste assez de défaite, pour que l’engagement pût en rester là—à nos dépens.

Votre intervention dans la guerre, qui vous fut clémente, puisqu’elle ne vous prit que 56 000 vies humaines au lieu de nos 1 364 000 tués[74], vous avait paru néanmoins, peut-être, d’un excès de solidarité. Et, soit en organisant une «Ligue des Nations» qui devait pourvoir magiquement à la solution de tous les problèmes de garantie internationale, soit en vous retirant simplement des combinaisons européennes, vous vous trouviez, de toutes façons, hors d’embarras, par le moyen d’une paix séparée.

Mais tout cela n’est pas si simple qu’il pouvait apparaître. Les peuples, tout limités qu’ils soient par des frontières naturelles ou artificielles, n’ont qu’une planète à leur disposition, une planète dont tous les éléments sont solidaires et, loin que l’homme fasse exception à cette règle, il se découvre, jusque dans ses activités profondes, le témoin supérieur de l’universelle solidarité.

Derrière vos barricades d’océans, de glaces et de soleil, vous pouvez peut-être, pour un temps, vous isoler de vos concitoyens planétaires, bien que je vous trouve aux Philippines où la géographie ne vous a pas appelés. Mais il y aura des peuples civilisés sur tous les continents, quoi qu’il vous arrive, et si vous ne vous occupez d’eux que pour échanger des marchandises, est-il certain qu’ils ne s’occuperont pas de vous dans d’autres vues?

La Chine, le Japon ont une histoire à poursuivre. Dans quelles directions? De même pour l’Europe et l’Asie. L’Angleterre, la France, la Russie, l’Allemagne, l’Italie ne peuvent voir seulement en vous des énergies d’indifférences. Les thèmes de rivalités ne vous sont pas inconnus. Vous savez tout cela. Mais, considérant le temps dont vous avez eu besoin pour découvrir le droit violé dans la personne de la Belgique (malgré les engagements «les plus sacrés» de l’Allemagne), aussi bien que pour découvrir en France «les frontières de la liberté», vous avez fait confiance à une politique d’ajournement qui nous a coûté cher et dont vous ne semblez pas disposés à vous départir.

Ce n’est pas l’enthousiasme qui vous a jetés dans nos lignes de feu: c’est l’inquiétante continuité des agressions allemandes. Cependant, la victoire obtenue a légitimement engagé votre président à vouloir assurer pour jamais une paix universelle dont, avec emphase, il s’était d’abord hautement désintéressé. Tout ou rien, semblait-il dire. Amis, ce n’est pas là une devise humaine. Et devant les suprêmes périls d’aujourd’hui, vous voilà d’accord, une fois de plus, pour différer, et pour différer sans retour possible, si vous en venez à achever la ruine de ceux-là mêmes que votre intention fut d’aider. Nous avons vu, pourtant, que M. Mellon lui-même, âpre au recouvrement de ses «dettes de guerre», avait fort bien compris que ce n’était pas la même chose, pour les États-Unis, de commercer avec une France prospère ou avec une France ruinée, dans la paix, par les Américains, après avoir été ruinée, dans la guerre, par les Allemands. Si l’on devait persévérer dans cette vue, il faudrait envisager résolument de fâcheux aspects d’avenir. C’est ce qui ne se rencontre pas toujours dans le monde politiquant où l’éclair d’intelligence est plus commun que la mise en œuvre de volontés ordonnées.

Le Congrès demeura d’accord avec M. Wilson, aussi longtemps qu’on se plut à détourner les yeux des causes et des conséquences de la guerre européenne. Mais, le jour venu où la victoire devait forcer l’homme d’État américain lui-même à choisir sa place dans les conflits de la civilisation, comment s’accorder quand l’un, avec sa Ligue, prétend solidariser magiquement tous les peuples dignes de ce nom, tandis que l’autre s’attache à désolidariser en même temps la civilisation américaine de la civilisation asiatique et de la civilisation européenne? C’est peut-être beaucoup de besogne à la fois.

M. Wilson, d’abord imperturbablement retardataire, était devenu le prophète impétueux d’une formule nouvelle—métaphysiquement impeccable—mais aux exigences de laquelle les peuples, dans leur présent état d’esprit, auront quelque peine à s’accommoder. Sur le plan d’un débat didactique, où l’un acceptait de jouer l’avenir que l’autre entendait réserver, une opposition d’affirmations irréductibles s’offrit aux esprits déconcertés. Président et Congrès, roidis dans un engagement sans issue. Pas un mot, d’ailleurs, de la fameuse question des dettes interalliées dont on ne s’avisa qu’après avoir fait sauter les ponts des deux côtés.

M. le président Wilson a dit et répété que «la clef de la paix est la garantie donnée, et non les conditions de la paix.» (Guild-Hall, 28 décembre 1918.) Il avait déjà posé ce principe au New York Metropolitan Opera House, en septembre 1918, quand il déclarait trop justement que, sans cela, «la paix du monde reposerait en partie sur la garantie des hors la loi». Il se trouve ainsi cruellement qualifier les conditions de paix que la faillite de son plan nous a imposées: le traité unilatéral de l’Amérique en dehors de ses associés. C’est ce que l’histoire ne pourra désigner sous un autre nom que celui de paix séparée. Ce qui n’empêche pas les «garanties» de M. Wilson de se montrer bien fragiles lorsqu’il enseigne à la Conférence de la paix (14 février 1919) que son «Covenant» est une garantie déterminée de la «paix, protégée contre toute agression par la parole donnée.» Il oublie bien fâcheusement, en effet, que la violation du territoire belge assigne une valeur de néant à la parole des «hors la loi».

Mais le président de la République américaine a tout autre chose en tête. Comme il redoute, non sans raison, les épreuves qui vont suivre, il veut joindre Traité et Covenant de la Ligue des Nations en un bloc infrangible, pour que peuple et parlements, une fois donné leur assentiment doctrinal, ne puissent plus se reprendre. Le Traité couvrira le Covenant de son aile, et le monde sera sauvé. Je me permets de trouver que cette vue est un peu courte—surtout quand on n’ose même pas soulever la question d’un pouvoir d’exécution aux mains de nos sauveurs. Mais, dès le 21 décembre 1918, le sénateur Lodge avait pris position contre l’idée de joindre le Traité de paix et le Covenant d’une «Ligue des Nations forte, ayant la puissance nécessaire pour faire exécuter ses décrets».

On sait le reste de l’histoire. M. Wilson accepte de légers amendements au texte du Covenant, mais tient ferme sur la jonction du Covenant au Traité—point capital du désaccord. Le Sénat vote le Traité avec des réserves, et par conséquent le renvoie au président, qui met le papier dans ses archives, d’où il ne sortira plus. Ainsi finit l’aventure au cours de laquelle sombra le «Pacte de garantie» qui nous solidarisait avec l’Angleterre et l’Amérique, au regard de l’Allemagne, pour le maintien assuré de la paix.


Il faut y ajouter 740 000 mutilés, 3 millions de blessés.


CHAPITRE XI

LE TRAITÉ
(Suite)

L’EUROPE DE DROIT

La paix en coup de foudre. L’appel subit au recueillement. On est au plus fort de l’action. Un cri retentit dans les airs: «Au cran d’arrêt!»

On peut s’arrêter. Mais refaire! Refaire quoi? Et comment? Quelles idées mettre en œuvre? Quels renoncements s’ensuivront? Quels appuis? Quelles résistances? Quelles directions? Quels propos après quatre ans de la plus effroyable épreuve d’incivilisation? Le continent européen a besoin de se reconnaître pour se reprendre économiquement et moralement à l’entreprise toujours interrompue d’une civilisation par à-coups.

Comme il arrive après toutes les secousses violentes des hommes désaccordés, la reprise de toutes les correspondances d’un ordre social n’est pas moins souhaitable chez les peuples qui ont fait abus de leurs énergies contre les droits de leurs voisins que chez ceux qui escomptent leur victoire avant de comprendre que les développements de la paix ne demandent peut-être pas moins d’efforts méthodiques que les conquêtes de la guerre. Au vrai, c’est le problème permanent de l’humanité, puisqu’elle est toute d’activités concurrentes, et que, vivre socialement, c’est s’affronter toujours pour s’accorder passagèrement.

La guerre, officiellement achevée, se poursuit en des formes nouvelles, dites de pacification, des épreuves de concurrences liées à toutes expériences physiques et morales de l’homme, en action sur sa terre, au profit d’un ordre social à réaliser.

La grande guerre a duré quatre interminables années, tandis qu’en dix années de méditations turbulentes nous n’avons pas encore été capables de mettre hommes et choses à leur place appropriée et de déterminer les successions d’activités coordonnées que commande la paix nouvelle.

Aux jours du suprême péril, il faut être partout à la fois, de jour et de nuit, au front, au conseil, à la tribune, aux postes de commandement où doivent se prendre les décisions les plus graves en leur forme d’immédiate exécution, cependant que des Alliés, qui sont demeurés des rivaux vaguement inquiets d’eux-mêmes et de nous, se tiennent à mi-chemin de la défensive et de l’offensive, tandis que des parlementaires professionnels décrètent qu’il était facile de mieux faire et s’offrent pour accomplir l’acte décisif qui sera le salut ou la catastrophe irréparable, selon qu’il appartiendra.

C’est au croisement de toutes ces divergences qu’il faut se reconnaître pour improviser des solutions hâtives dont l’issue décidera de la journée, et qui ne s’éclairciront que plus tard sous les yeux des amis refroidis, des adversaires injurieux, plus accablants que jamais.

J’ai égrené silencieusement ces heures, confiant dans l’avenir, souvent effrayé, tantôt de mon impuissance, tantôt de l’audace des résolutions qui paraissaient s’imposer. J’ai vu, du plafond, tous les dangers concurrents de la puissance et de l’impuissance humaines, et j’ai survécu, je ne sais comment. Replié sur lui-même, Foch semblait un gardien d’oracles, détenteur du salut ou de l’effondrement par l’inconnu de son infaillible stratégie. Pétain, impassible et souriant, parfois sans le secours constant d’une invincible foi dans le succès final. L’incertitude des chefs divers aux postes de commandement. Le chef d’État-Major Alby, toujours prêt, toujours sûr. Mordacq toujours donnant en plein collier, railleur et défiant. Et devant le tumulte de l’œuvre, le destin masqué, aux yeux vides, aux décisions impénétrables, avec des heurts d’impuissance dans des à-coups d autorité qui seront peut-être de sagesse, peut-être aussi de redoutable erreur.

Quand on s’est vu ainsi à mi-chemin du ciel et de la terre, et qu’on n’a pas été foudroyé des astres désorbités, ce n’est pas les puérilités d’un brave soldat en cours d’attaques de nerfs, pas plus que les verbosités de quelques scribes à tout dire, qui peuvent démonter un philosophe chargé de soutenir les autres, quand il n’en est pas soutenu.

Quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, le moment d’une stabilisation provisoire étant venu, le problème s’engage dans des tumultes d’incohérences où, sous des formules contradictoires, se cachent trop souvent des vues proches ou lointaines, à effets différés. De les distinguer, de les utiliser à leur tour, la plupart ne s’embarrassent guère. Tous ces hommes éminents que j’ai salués au passage peuvent se trouver en proie à des passions ardentes, nées d’intérêts nationaux, parfois dominateurs. On est de son pays avant d’être de sa philosophie. Et quand l’heure survient de «la stabilisation générale», il y a des afflux de compromissions qui, de toutes parts et par tous les moyens, cherchent à s’imposer.

La parole de Clausewitz, que la guerre et la paix, issues d’un même état d’esprit, sont des mêmes activités profondes tendues vers le même but par des moyens différents, commence à se répandre parmi les peuples quand ils en viennent à entrevoir qu’il y a des états plus ou moins durables de stabilisation. C’est un grand pas vers la juste compréhension de ce que peut être une organisation de paix. Mais, de la compréhension à l’action, il y a presque autant de distance que de l’ignorance à la compréhension. Le monarque prononce aux chances de ses conseils, la démocratie parlementaire selon les turbulences d’avis contradictoires, ce qui n’accroît pas toujours l’heureuse fortune d’une pondération.

C’est une nouveauté déjà que de poser au grand jour les problèmes. Le Traité de Versailles, tant blâmé par les politiciens qui n’ont pas gagné la guerre et par le chef de guerre qui ne voit de la paix qu’une partie de l’aspect militaire, n’en a pas moins la gloire, au-dessus du fameux Traité de Westphalie, d’avoir conçu, et même partiellement réalisé, des rapports d’équité entre les peuples broyés les uns contre les autres par les successifs débordements de violences historiques. Renoncer au régime pur et simple de la force pour installer dans la vie internationale des conceptions commençantes de droit à développer, il paraît que ce n’est pas assez pour les metteurs en œuvre de la paix à reculons, qui n’ont eu qu’à abandonner pas à pas ce que nos grands soldats avaient gagné.

Ce qui a échappé au maréchal Foch—ce dont je ne m’étonne pas—et à M. Poincaré—ce qui n’est pas sans me surprendre—c’est qu’après le coup de force allemand de 1914, avec accompagnement de toutes les turpitudes de barbarie, il n’y avait pour nous que deux sortes de paix à envisager: le maintien d’une domination militaire dont notre coalition garderait le dépôt après l’avoir enlevée aux Allemands, ou le groupement de cohérences représentatives d’un droit européen, capable de former une barrière irréductible aux turbulences de la conquête. Maintenir les choses dans le statu quo ante pour nous exposer aux mêmes aventures que devant, ou conserver, sous quelque forme que ce fût, l’alliance victorieuse dont l’un des grands avantages était de ne pouvoir constituer, en aucun cas, un facteur de domination.

L’Europe est une vieille terre de culture flottante, qui se fait honneur d’avoir reçu des plus hautes sources de l’histoire humaine des vues d’idéalisme civilisateur orientées par de grands mots vers les destinations inconnues d’une humanité surhumaine, plus solidement installée dans les mots que dans les faits. L’Asie, qui plonge par ses origines jusqu’au plus profond de la nuit des temps, a déversé sur tous les continents de la terre le trop-plein de ses synthèses pour des explosions de bien et de mal, dont les effets plus ou moins ordonnés constituent ce que nous appelons la civilisation, c’est-à-dire un jeu de sensibilités générales en direction d’un achèvement supérieur d’humanité.

Les pays sont divers, les intérêts pressants, trop souvent en conflit sous les voiles d’un désintéressement littéraire, où les plus belles formules d’une équité universelle ont épuisé la vertu de leur idéologie, sans produire trop souvent autre chose que de nouveaux désordres plus ou moins habilement déguisés.

Il suffit d’en avoir retenu ce que peut emmagasiner le cerveau moyen de l’école primaire supérieure, pour comprendre que le maréchal Foch avait ses maîtresses préoccupations ailleurs que dans les généralisations d’un droit universel sous les formes de la guerre ou de la paix. Ouvrant nos annales à telle page qu’il lui aurait plu, il aurait découvert que notre vie historique, succession ballottée de batailles et de trêves dans l’éternelle oscillation des choses, n’aboutit qu’à préparer un renouveau d’état social provisoire, à l’avantage momentané du plus fort.

La question qui s’est posée à Versailles fut de savoir si la plus grande effusion de sang, dans la plus grande dépense de sentimentalités, ne nous apporterait pas une occasion suffisante de chercher des voies de paix durable aux sociétés convulsées sous le fer et le feu des prolongations de l’état sauvage. Par les perturbations de la guerre, une stabilisation des conditions de la paix.

Je vois bien que le maréchal Foch se chargeait d’accomplir ce que Napoléon n’avait pu faire. Mais avant de me rendre, je voudrais savoir pourquoi Napoléon lui-même, si fécond en victoires, n’a pu réaliser son rêve militaire, ni sur le Rhin, ni ailleurs. Car je trouve là, jusqu’à ce jour, l’abrégé de toutes les entreprises militaires dans tous les temps.

Je ne m’étonne pas davantage que les chefs militaires, traditionalistes par excellence, se soient obstinément entêtés dans l’éternelle répétition de leurs mêmes dispositions défensives, toujours vainement renforcées, pour d’éternels avortements[75]. Les nœuds de la force sont d’un effet profondément enraciné dans l’homme, comme dans tout l’univers. Le droit c’est la force ordonnée, avec cette distinction que les conquérants n’ont rien de plus pressé que de mettre au compte d’une fictive équité les violences dont ils s’arrogent le privilège.

L’heure venue de traiter, le problème général était, pour nous, vainqueurs, de faire une paix d’intérêts communs à deux, à trois, à quatre, etc., comme nous avions fait la guerre. Soyez sûrs que chacun y avait songé de son côté, dans les heures d’angoisse ou même de simple anxiété, mais pas autant qu’on pourrait croire, car le problème était de vivre d’abord, avant de savoir ce qu’on pourrait, ce qu’on voudrait faire de la vie sauvée.

Pour la France et pour l’Angleterre, l’heure était décisive—les deux peuples jouant le plein de leur enjeu. Toutes nos forces de sang et de finances avaient été jetées dans la fournaise. Qu’allait-il en sortir? Des vaincus, qui ne verront jamais, dans les traités qui leur déplaisent, que des «chiffons de papier»[76]. Du côté des vainqueurs, l’Empire britannique, dominateur des continents et des mers, qui ne se laissera pas plus refouler dans la paix que dans la guerre, l’Amérique qui, pour une perte de sang relativement minime, allait s’enrichir à nos dépens, au delà de toute mesure. Il nous revenait à nous, la conquête du droit, du nôtre et de celui de tous les peuples conquis, comme aux grands jours de la Révolution française qui arrêta les soldats de Brunswick à Valmy. Strasbourg nous accueillit par des chants et des danses. Si bien que lord Derby, montrant la foule, me dit: «On a parlé d’un plébiscite, le voici.» Mais là, comme ailleurs, depuis ce temps, que de terrain perdu! Tous les Français le savent. Ne s’en trouvera-t-il donc pas un pour réagir?

 

La frontière de 1814 soulevait toute la question des conquêtes. Il fallait le pamphlet de Foch pour l’idée saugrenue qu’une paix qui nous rendait l’Alsace-Lorraine n’aurait été pour nous qu’«une frontière de vaincus». Après le traité de Francfort, qui eût osé proférer ce blasphème?

Il nous restait pour conquête supérieure le droit des peuples à se gouverner eux-mêmes, fondement de toute civilisation. L’idée devait emporter les obstacles parce qu’elle impliquait la suprême libération des nationalités. Rien de moins que la revendication de sa dignité pour chacun et pour tous, sous la consécration d’une individualité nationale, admise au concert des peuples civilisés. Puisque la victoire proclamait la violence abolie, il fallait que la libération ne se traduisît pas par l’annexion d’un territoire conquis.

Hélas! il faut avoir le courage de le dire, nous n’étions pas entrés en guerre avec un programme de libérateurs Je m’étais permis jadis de recommander une allance anglaise, qui ne s’offrait pas encore[77]. Mais le Tsar avait besoin de notre argent pour ses parades militaires, et ce fut la politique de parade qui l’emporta. A ne considérer que la carte, la valeur stratégique de l’alliance franco-russe était forte. Cependant le développement de l’action militaire se trouvait trop inégal dans les deux camps de l’alliance. La capitulation de la Russie, hors d’état de supporter l’effort de la guerre, changea la donnée du problème en groupant autour de nous des forces de réparations nationales qui n’étaient pas compatibles avec la présence du Tsar dans nos rangs. Nous étions partis pour une guerre de délivrance personnelle où nous faisions appel à tous les éléments de résistance, et voici qu’en pleine bataille les champions russes de l’oppression européenne s’effondraient devant les champions germaniques aux prises avec ce qui remuait encore des peuples démembrés. Avec la Pologne, héroïquement représentative, le champ en demeure présent à l’esprit du lecteur. Ce serait une histoire tragique à refaire pour un redoutable tableau d’ensemble où se déroulerait une sanglante procession de misères humaines, subies pour le maintien d’un foyer national, suprême abri de la conscience d’un peuple qui veut prendre sa place dans l’ordre de l’humaine dignité.

Soudainement, par la honteuse paix de Brest-Litowsk, nous voilà libérés du prétendu secours d’alliés oppresseurs, pour refaire nos forces morales supérieures au contact des peuples opprimés de l’Adriatique à Belgrade, de Prague à Bucarest, de Varsovie aux pays du Nord qui n’ont pas encore recouvré l’équilibre perdu. Soudainement, au plus fort des fureurs de la guerre, le tableau des revendications militaires se trouve aussi du tout au tout complètement changé. Nous étions partis en alliés des oppresseurs russes de la Pologne, avec les soldats polonais de la Silésie, de la Galicie combattant contre nous. Par l’effondrement de la Russie militaire, la Pologne se trouvait tout à coup libérée, recréée, et voici que, dans toute l’Europe, les nationalités relevaient la tête et notre guerre de défense nationale se voyait transformée par la force des choses en guerre de libération.

L’aspect de la paix se trouvait ainsi totalement changé. Une paix de droit, une Europe de droit, créatrice d’États indépendants dont la puissance militaire s’accroissait de toutes les énergies morales suscitées par le besoin de s’affirmer dans toutes les sphères de la vie internationale, cela ne crée-t-il donc pas un ensemble de forces supérieures à ce qu’il peut résulter d’une frontière puissamment organisée? La question est résolue en même temps que posée. Ainsi, de tous les points de vue, se rejoignent les problèmes de la puissance militaire et de la puissance morale pour constituer, par la réciprocité des forces de soutien, d’inexprimables réduits de force invincible où s’épuisera la sauvage ruée des agresseurs. Déjà Masaryck et Bénès nous ont donné la mesure des hautes énergies morales fomentées dans les luttes pour cette indépendance que notre victoire aura consacrée.

Bouleversée par sa Révolution, la Russie se débat dans un état d’anarchie dont la défaite allemande tire profit pour ses réactions d’offensive à diriger contre nous. Vaincues, l’Allemagne et l’Autriche, obligées de lâcher prise, voient rétablir les peuples dans le plein d’une dignité nationale, qui s’affirme de toutes parts pour nous mettre en demeure de rétablir les nationalités.

L’Europe de droit, au lieu de l’Europe démembrée, c’était le plus beau coup de théâtre. Notre victoire ne nous permettait pas l’hésitation. Répondant à notre appel, les peuples avaient paru sur le champ de bataille. Sang versé, droit conquis. L’Allemagne avait vécu, comme l’Autriche et la Russie, de la chair des peuples démembrés. Les nationalités expirantes allaient revivre. Dans toute l’Europe, enfin, les mots droit, liberté, justice, auraient un sens. Déjà, venaient à nous les députés des villes et des campagnes suppliciées, redressant la tête et demandant réparation. Cela, nous l’avons promis. Cela, nous l’avons fait.

Qu’on se rappelle le partage de la Pologne, le plus grand crime de l’histoire[78], et qui laissera une flétrissure éternelle sur les noms de Catherine, de Marie-Thérèse, de Frédéric II. Jamais attentat ne fut moins excusable, jamais violence contre l’humanité n’appela plus haut une réparation indéfiniment ajournée. Le mal fut tel qu’à aucune heure de la vie européenne, parmi tant d’autres violences inexpiables, il ne put s’atténuer. Il s’en est fait un mot d’ordre historique qui stigmatise l’un des pires forfaits dont soit chargé le compte de notre «civilisation».

Autour de ce crime impardonnable, combien d’autres sont venus se grouper! Quelles imputations de violences pour un compte de réparations qui ne sera jamais équitablement réglé! Telle fut la subversion des excès imputables à l’oppression russe, qu’on vit le pape Grégoire XVI seconder le Tsar Nicolas contre les patriotes polonais en invitant le clergé de Pologne à conseiller la soumission universelle à la souveraineté d’un maître hérétique. Quel plus éclatant témoignage de la totale perversion de conscience qui peut s’installer au cœur de la vie humaine pour se donner carrière contre la faiblesse désarmée! Chaque maître du jour de s’évertuer à dépasser les violences du temps passé.

Avec la Paix de Versailles, l’occasion se présentait d’un grand coup de partie et nous nous trouvions en état de maintenir, pour les développer, les consolidations de puissances modératrices qui venaient, en gagnant la guerre, d’opposer des limites à l’audacieuse conquête allemande du continent européen. Je dirai comment, sur la proposition de l’Angleterre, la formule d’une consolidation militaire de la victoire des trois peuples alliés et associés, fut acceptée pour être rejetée sans explications par le Sénat américain, puis silencieusement abandonnée par l’Angleterre, enfin laissée au néant par le gouvernement français lui-même, sans une parole de protestation.

Pas un mot pour rappeler que nous avions donné notre plus beau sang et qu’après avoir cherché la sécurité dans une meilleure frontière, nous avions échangé cette garantie stratégique contre la promesse d’un concours militaire anglo-américain, offert à titre d’échange, pour nous être enlevé sans contre-partie.

La victoire remplacée par la défaite, voilà ce que nous avons accepté sans trouver une parole pour revendiquer notre droit à la vie continentale par une installation de garanties dans l’ordre nouveau d’une victoire chèrement payée.

N’était-ce donc rien que le consentement du Parlement britannique obtenu sans débat, au lendemain de la victoire? Fait sans précédent historique. Quel coup de fortune pour la France! A la vérité, l’assentiment de l’Amérique était d’ordre secondaire. Les Américains sont d’excellents soldats. Mais leur préparation militaire était et restera insuffisante pour entrer d’une façon décisive en ligne de compte, au moment voulu par les circonstances de la guerre. Nous ferions tous les sacrifices nécessaires pour les avoir à nos côtés. Eux sont, plus qu’ils ne croient, demeurés à mi-chemin de notre amitié et ne consentiront jamais à servir d’auxiliaires à l’emprise universelle de l’Allemagne au-dessus de tout.

Après des sacrifices, comme l’histoire n’en a pas connu de si affreux, la France de ce jour est toute à des détentes de nerfs qui lui font oublier, dans la lassitude des énergies de naguère, la belle et noble terre de labeur où se déroule le drame d’événements implacables, aussi menaçants du dedans que du dehors. L’Europe voit se poser simultanément tous les problèmes de son histoire dans un état de crise universelle qui s’étend au delà des limites de notre civilisation.

Un peuple d’intellectualité violente s’est formé aux convulsions de l’histoire par un arrêt de développement moral qui le fige dans l’atavique impulsion d’une entreprise d’asservir les peuples jusqu’à l’effondrement total des réactions de virilité. Et son programme ne lui fait pas honte parce qu’il ne distingue pas d’une façon suffisante, dans son for intérieur, l’asservissement de la dignité.

Violateurs de la foi jurée, nos Germains nous offrent gravement, pour garantie, leur signature sur «chiffon de papier», dans l’invincible dessein de reprendre, plus tard, l’œuvre d’assimilation par la force où ils l’auront laissée. Ils détruisent les villes, ravagent les champs et déchaînent parmi les hommes des maux auprès desquels pâlissent les plus cruels exploits des plus grands dévastateurs. On les prend à la gorge. Ils promettent de réparer. Mais comme ils ne réparent pas, l’Amérique, qui a fait une paix séparée après s’être incroyablement enrichie par la guerre, réclame pour son trésor les contributions destinées à remettre le sol français en état de production.

Et nous en sommes là que, faute d’un gouvernement, nous confions, les yeux fermés, le plus vif de nos intérêts à des experts, dits «indépendants», c’est-à-dire affranchis des responsabilités gouvernementales, pour prendre, au hasard des chances, des résolutions dont nous porterons le faix jusqu’à l’épuisement des restes de notre destinée.

Toujours en voie de réagir dans tous les domaines, nos ennemis «vaincus» demandent des comptes aux «vainqueurs», qui ne craignent rien tant que de ne pas leur donner toute satisfaction. J’en prends acte pour me mettre en règle avec moi-même, et surtout parce qu’il est grand temps pour le peuple français de se ressaisir et de remplacer par une politique de fermeté le désarroi d’apeurement qui tient, suspendues sur nos têtes, les menaces d’une consolidation de barbarie.

En rencontrant les Allemands à Versailles, nous en étions au lendemain de la paix de Francfort qui nous avait donné une Europe menacée d’un bouleversement total par la violence germanique, comme aux premiers siècles de notre ère. Et si notre récente victoire n’avait été que de conquêtes territoriales qui devaient nous appeler à nouveau sur les champs de bataille pour des revanches de revanches, notre succès du jour eût été tout aussi stérile que les précédents. Ce qu’on pouvait souhaiter de meilleur à l’Europe en effort de civilisation, c’est un vainqueur capable de se maîtriser lui-même pour remplacer la force armée par le droit, dans l’équilibre mouvant d’une paix susceptible de durée.

Ce sont des faibles d’intelligence et de volonté qui croient pouvoir se passer d’un substratrum commun de garanties effectives réciproquement étayées. Aucun, jusqu’à ce jour, n’a pu se fonder exclusivement sur la violence. Les chefs militaires ont l’excuse des entraînements du métier. Les chefs civils, d’une insuffisance de desseins coordonnés qui va parfois jusqu’à l’effondrement des caractères. Et les peuples, moutonnants, payent de leur sang l’impéritie des conducteurs qu’ils suivent au hasard des chances, par incapacité de vouloir clairement eux-mêmes, d’une volonté continue.

Demeurer avec M. Lloyd George sous l’empire de la «traditionnelle politique britannique» consistant à diviser le continent européen pour le triomphe de l’insulaire, ce qui nous a conduits aux présentes dispositions d’anarchie, et menace de nous y enliser? Suivre M. le président Wilson, porteur d’une idéologie qui ne prétendait à rien de moins qu’à l’établissement d’un droit international plus efficace que le droit commun? Hélas! ce droit, pourrait-on se contenter de le parler en vain, quand le problème insoluble était de le faire vivre, sans qu’il lui fût conféré aucun pouvoir d’exécution? M. Wilson ne connaissait pas l’Europe, et sa résistance obstinée aux insignifiantes concessions qui lui étaient demandées à Washington, montre que l’Amérique elle-même ne lui était pas suffisamment connue. C’était un doctrinaire au meilleur sens du mot. Un homme d’intentions excellentes, mais d’émotions cristallisées.

Un Parlement de surparlementaires sans outil d’autorité, voilà donc le talisman qui nous fut remis pour le plein jeu de nos insuffisances de caractère. Rien ne pouvait mieux convenir à notre verbeuse apathie. Le Traité, repoussé au Sénat américain par six voix de majorité, la Grande-Bretagne et la France se sont réciproquement donné le spectacle de la plus folle déroute de vainqueurs en armes devant les vaincus désarmés. Jamais on n’avait vu pareil effondrement des puissances maîtresses du jour, devant un peuple abattu qui, par un simple redressement d’énergie, a mis de haute main le désarroi chez ses vainqueurs soudainement paralysés.

C’est qu’il ne suffit pas, en temps de paix, d’être une machine à parlementer. Il faudrait d’abord avoir assez de cœur pour regarder les responsabilités en face et bander les meilleurs de ses ressorts pour produire de l’action, tandis que nos gens ne trouvent, au plus profond d’eux-mêmes, que des velléités.

Le maréchal Foch, au moins, a combattu pour son idée au Conseil des ministres et à la Conférence de la paix. Dans ces deux occasions, il a eu l’unanimité contre lui, et cela ne l’a pas découragé. M. Poincaré n’a gardé le silence que lorsqu’il pouvait se croire en péril d’être écouté. Mais un absent et un muet, ce n’est peut-être pas assez pour défendre une cause que, minute par minute, j’ai douloureusement vécue.

Depuis des siècles, la France et la Grande-Bretagne se sont disputé la possession des continents civilisés ou à civiliser. La vie de l’Angleterre est la plus prodigieuse histoire de conquêtes durables, bien près d’être épuisée, semble-t-il, par les rivalités des foyers mêmes d’indépendance qu’elle a créés, alimentés, développés de toutes parts.

Un jour à Paris, au pied de la statue de Washington, où venaient de défiler les premiers soldats américains, M. Lloyd George, jusque-là fort réservé, me dit à voix basse:

—«Savez-vous que vous venez de me faire saluer une des plus grandes défaites de l’Angleterre?»

Il n’était pas encore question du voyage de M. MacDonald à Washington. Je répondis:

—«Il y a eu assez de victoires et de défaites entre nous. Au front, je n’en salue pas de moins bon cœur votre drapeau dans la mêlée. Il est assez clair que, de Londres, vous ne pourriez pas aujourd’hui gouverner l’Amérique. Déjà les Dominions vous demandent des comptes. L’Inde vous devient un lourd fardeau. Le conquérant, prisonnier de sa conquête, c’est la revanche des peuples conquis.»

Nous avions fait une guerre d’alliés dans le décor, à chaque instant faussé, du commandement unique. Nous ne pouvions éviter de faire une paix d’alliés. J’en demande bien pardon à la mémoire d’Attila et de ses congénères, mais l’art de faire vivre les hommes est encore plus complexe que celui de les massacrer. La tâche véritable—absolument nouvelle—était la tentative de faire positivement une Europe de droit. En dépit de l’incompréhension de quelques-uns, ce sera la gloire du Traité de Versailles de l’avoir tenté. Il dépendra des gouvernements à venir d’y travailler autrement que par des fléchissements de volonté. La réalisation d’une Europe de droit, cela c’était la plus grande victoire, celle que Napoléon, ni Foch, n’ont voulu remporter, et qui demandait quelque chose de plus que d’heureux coups de stratégie.

L’Angleterre fut historiquement notre plus vieille ennemie. Et voici que nous nous sommes réciproquement sauvés après avoir donné, de part et d’autre, à cette œuvre, le meilleur de notre sang. Ne faut-il pas que nous essayions de faire une paix durable en l’honneur de ceux sans qui nous ne serions plus?

Cela est bientôt dit. Mais pour les réalisations, il faut une largeur de vues et une puissance de volonté fort au-dessus de ce que peut fournir le vulgaire de l’humanité gouvernante, laquelle trop souvent ne tient au présent que par des débris historiques de sensations périmées. Nous vivons ainsi sur les traditions du passé qui s’imposent à nos yeux, aux lueurs de mots générateurs d’espérances trop tôt dissipées. Cela nous permet des parures de verbalisme pour de médiocres pensées trop souvent gonflées d’apparences, loin, bien loin des réalités.

En somme, la paix est une disposition de forces, supposées d’équilibre durable, où la puissance morale d’un droit organisé s’entoure de précautions stratégiques contre toutes perturbations. C’est l’histoire de tous les pays et de tous les temps. Le droit se présente, dès lors, comme une organisation de forces historiques appelant, de temps à autre, des suppléments de renforts. C’est à cette œuvre, toujours renaissant de ses débris, que se sont consacrés la plupart des penseurs de nos annales qui, en somme, n’ont connu, guerres ou paix, que des enchevêtrements inextricables.

Que cette dernière guerre ait été une entreprise allemande de conquêtes en vue de s’assurer la domination de l’Europe et du monde par des annexions de territoires, cela ne peut être nié que par les auteurs mêmes de ce crime contre l’humanité. Après la déroute de la Russie, qu’il ait fallu l’étroite union des forces militaires de la France, de la Grande-Bretagne, des peuples directement menacés, avec le secours américain, pour venir à bout de l’entreprise militaire de l’Allemagne, c’est ce que personne, sauf la partie incriminée, ne pourra contester.

Le moment venu des chances d’une paix durable, appuyée de droits historiques, avec les communes précautions d’une stratégie appropriée, tout le monde s’y jeta de plein cœur avec autant d’empressement qu’à la défense de la patrie. Sans doute, il y a des tricheries de la paix, comme des pièges de la guerre. Le meilleur chef est celui qui, sans vains bavardages, veut le plus fortement et le plus longuement.

Aujourd’hui, il n’est pas discutable que nous en soyons venus à un amoindrissement de notre victoire où les défaillances de nos politiciens à tout faire se sont donné trop largement carrière. Cela ne peut être mis en question que par les défaillants qui ne demandent des comptes que pour empêcher qu’il leur en soit demandé. Sans le maréchal Foch, le coup eût peut-être pu réussir. Mais déjà les masques sont tombés.

Qu’arrive-t-il, en effet? C’est que M. Poincaré et le maréchal Foch se dressent, chacun selon la hauteur de son génie particulier, et font tomber sur moi l’averse de boules noires que l’infaillibilité professionnelle réserve au malheureux qui, n’étant ni juge, ni militaire, se voit promu au triste destin de réprouvé.

M. Poincaré déclare que j’ai sauvé la France dans la guerre—ce à quoi je ne serais pas étonné que le maréchal Foch eût des objections à présenter—mais pour compromettre gravement mon pays dans la nouvelle paix, parce que je n’ai pas mis la main sur la Rhénanie[79].

Pourquoi M. Poincaré, qui connaît l’histoire du Traité, et le maréchal Foch, qui, de fortune, peut la soupçonner, me demandent-ils compte d’une Rhénanie à leur image, sans dire un mot de l’Europe de droit, notre meilleure garantie dans le désarroi présent?


Trois jours avant la catastrophe du Chemin des Dames, un officier d’Etat-Major, qui n’était pas le premier venu, m’avait dit: «Au moins, il y a un endroit où nous sommes bien tranquilles, c’est le Chemin des Dames

Bismarck en était venu à se vanter d’un acte de faussaire. La dépêche d’Ems ne fut pas un moindre crime que l’attentat contre la Belgique. Le cynisme du «chiffon de papier» demeurera au compte des Allemands tant qu’il restera une histoire humaine. Le stigmate, comme celui de lady Macbeth, ne pourra pas s’effacer.

La fameuse mission de lord Haldane montrait même l’Angleterre désireuse de cristalliser la conquête allemande en Alsace-Lorraine.

Si je ne parle pas des autres, ce n’est pas que je les oublie.

Mieux encore, dans le numéro de juillet 1929 de la revue américaine, Foreign affairs, M. Poincaré ne craint pas de déclarer que la France s’est contentée de récupérer l’Alsace-Lorraine, qu’elle n’a pas même demandé les frontières de 1814, et qu’elle n’a jamais désiré davantage, en oubliant de dire que ce fut contre son avis personnel. C’est ainsi qu’il m’objurgue entre Français, et plaide ma thèse (contre sa propre opinion) au regard de l’étranger.


CHAPITRE XII

LE TRAITÉ
(Suite)

LA RHÉNANIE INDÉPENDANTE

Pouvions-nous vraiment créer une Rhénanie indépendante? Le problème vaut la peine d’être posé. Encore faut-il, d’abord, éviter résolument les biais qui s’offrent à nous détourner du droit chemin.

Avec un homme comme le maréchal Foch, il n’y a même pas de discussion possible. Du moment où sa stratégie le veut, il faut que les Rhénans s’empressent à notre artillerie. On peut se passer d’autres raisons puisqu’il s’agit d’un a priori. Bien entendu, cela n’empêche pas de trouver des raisons supplémentaires à l’usage des faibles qui s’en tiennent encore aux faiblesses de l’expérience et du raisonnement.

Les Rhénans sont-ils des Celtes, comme nous-mêmes? Je n’en suis pas bien sûr, mais on peut toujours le dire, car, pour les caractéristiques positives d’un Celte, ne me les demandez pas. Les Bavarois nous sont particulièrement donnés pour Celtes. Ils ont été des plus impitoyables parmi les ravageurs de notre territoire en 1870 et en 1914, contre leurs frères celtes du pays français. Ils se sont mal battus pour défendre leur propre indépendance qui a sombré à Sadowa dans la paix de Bismarck. Pour s’asservir ils n’ont rien épargné. Leur ambition d’aujourd’hui est de se prussianiser, à la manière de ce qui reste de l’Autriche qui demande l’Anschluss pour la gloire des coups de bâton de Berlin. Les Rhénans, j’en conviens, ont mieux résisté. Ils accusent une souffrance de la lourde main prussienne. Notre enfantillage est de croire trop vite que leur incomplète prussianisation les dispose à devenir Français.

A l’heure, cependant, où les soldats de la Révolution française bousculaient l’envahisseur germanique en appelant les peuples aux réalisations universelles des droits de l’homme, des hommes du Rhin se trouvaient, comme en d’autres pays, pour acclamer la France et s’offrir en conquête morale aux décrets de justice et de liberté. Le 13 novembre 1793, Georges Forster, Mayençais, dans un discours au club républicain de Mayence, nous offrait le Rhin pour frontière française. Et la Convention nationale rhéno-germanique nous envoyait des délégués pour s’offrir à l’incorporation française.

Mais, depuis ces jours, que de changements dans les deux pays! Napoléon a promené dans l’Europe le drapeau de la Révolution française, mais avec des dispositions de conquérant qui imposait sa volonté par la force des armes. Depuis ces jours, Sadowa et Sedan ont puissamment soudé les articulations de l’Allemagne. De Mirabeau à Napoléon, nous-mêmes nous avons changé. Pourquoi l’attraction exercée par nous sur les Rhénans, comme sur d’autres peuples, ne se serait-elle pas modifiée?

Au moment de l’armistice, la situation de l’Allemagne se caractérisait par deux mots: défaite et révolution. C’est alors que d’anciens souvenirs semblèrent se réveiller.

Après l’armistice de 1918, l’occupation de la rive gauche du Rhin se fit dans les conditions prévues. Nos soldats ne furent pas mal accueillis. Ce qu’on a appelé «la première manifestation publique de l’idée autonomiste» eut lieu le 4 décembre 1918[80].

Ce jour-là, dans une réunion populaire tenue à Cologne, des orateurs de divers partis non dénommés «parlèrent avec ardeur des aspirations rhénanes».

L’Assemblée prit ensuite la résolution suivante:

«Cinq mille (?) citoyens rhénans, réunis le 4 décembre 1918 à Cologne, considérant les profondes transformations politiques qui se produisent en Allemagne,

«Reconnaissent l’impossibilité de former à Berlin un gouvernement stable, persuadés que les régions rhénanes, ainsi que la Westphalie, possèdent suffisamment de force politique et économique pour former un État distinct;

«Déclarent leur volonté inébranlable de maintenir l’unité allemande et de travailler à la constitution d’un nouvel État allemand composé des régions rhénanes et de la Westphalie.

«L’Assemblée invite donc les représentants officiels du peuple rhénan et westphalien à proclamer le plus tôt possible la fondation d’une république autonome rhéno-westphalienne dans le cadre de l’Allemagne.

«Vive la liberté rhénane!»

Si l’on veut voir là l’indication d’un mouvement d’autonomie dans la direction de la France, avouons qu’il faut singulièrement forcer le sens des mots. Tout au contraire, y peut-on reconnaître clairement le besoin de constituer un État «allemand» sous la protection des troupes d’occupation appelées à protéger la liberté rhénane du danger des révolutions de Berlin, à l’appel des Soviets, propagandistes redoutables.

Le lendemain, 5 décembre 1918, eut lieu, toujours à Cologne, la première réunion de la ligue pour la liberté rhénane. Cette fois, nous connaissons les orateurs: ce sont Herr Professor Doktor Eskert (démocrate), Herr Doktor Hoeber (centriste) et Herr Meerfeld (député socialiste).

La liberté rhénane fut acclamée.

L’idée, comme dit M. Viel-Mazel, «faisait son chemin». Le professeur Claus Kroemer publiait, dans la Gazette populaire rhénane, une série d’articles dans lesquels le «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» était consciencieusement établi et discuté.

On voit assez clairement que M. Claus Kroemer réclamait ce «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes» pour leur permettre de se séparer de l’Allemagne et d’échapper à la domination des Alliés.

Quelques semaines s’écoulèrent.

Le bourgmestre de Cologne, Adenauer, avait pris la direction du «mouvement».

Le 1er février 1919 furent mandés à Cologne tous les députés rhénans qui venaient d’être élus à l’Assemblée nationale, et les bourgmestres des villes rhénanes: il s’agissait de proclamer solennellement la fondation de la République rhénane.

Que se passa-t-il? Sous l’influence d’Adenauer, on se contenta d’élire un comité qui reçut la mission de travailler à la constitution d’une Rhénanie autonome, dans le cadre de l’Allemagne.

Combien de fois le comité tint-il séance? Pas une seule fois.

Dès le lendemain, ces mêmes gens laissaient tomber le masque. La Gazette rhénane, organe de Sollmann, l’un de ceux qui s’étaient dits les partisans enthousiaste d’un État rhénan, déclarait qu’on saurait bien étouffer les aspirations «séparatistes». Le journal ajoutait: «La question rhénane n’est pas encore mûre pour une discussion

Telle fut la proclamation de la République rhénane à Cologne.

Voyons ce qui se passait à Landau.

Le 22 février 1919, ce qu’on appelle pompeusement une «assemblée de notables» se réunissait à l’hôtel Schwan, à Landau; quarante-cinq personnes y assistaient, dont deux députés à l’Assemblée nationale: MM. Richter et Hoffmann, du «centre»[81].

Tous ces notables donnaient des signes de la plus vive émotion. Berlin et Munich étaient en proie à l’émeute. Le député Hoffmann prononça un discours où il disait notamment: «Nous sommes devant le fait: un peuple, mal conduit, a sombré du haut de sa civilisation dans une barbarie abominable, dans le bolchevisme et la lutte fratricide.» Conclusion, la résolution suivante fut votée à l’issue de la réunion:

«Un très grand nombre de Palatins désirent voir se constituer une République autonome du Palatinat.

«Ceux qui représentent cette idée sont convaincus que la réalisation de ce plan ne peut se faire qu’en accord avec la Conférence de la paix.

«S’appuyant sur le principe du droit de libre disposition des peuples, ils prient M. le général commandant l’armée du Palatinat de vouloir bien transmettre ce désir à la Conférence de la paix. La façon dont on pourra entreprendre l’exécution de cette idée dépendra de l’avis donné par la Conférence.»

M. Vial-Mazel ajoute:

«Une copie de ce document historique fut portée par un officier supérieur au maréchal Foch qui fit répondre que, sous peu, les Palatins pourraient parler ouvertement et que des garanties leur seraient données pour qu’ils pussent agir sans avoir à craindre le retour des autorités allemandes».

Le malheur est que, comme pour la manifestation de Cologne du 4 décembre 1918, il ne s’agit là, dans l’esprit de ces «notables», que d’une mesure destinée à sauver les peuples rhénans de la contamination révolutionnaire de Moscou.

Et la preuve en est dans l’attitude ultérieure d’Hoffmann, le président du parti populaire bavarois, qui paraît avoir joué lors de la réunion de Landau un rôle capital. Le 12 avril 1919, moins de deux mois après, il écrivait: «Notre profession de foi en faveur de l’esprit allemand est chose indiscutable[82]

Ce qui n’empêche pas M. Vial-Mazel de conclure:

«A ce moment il semble bien que la France n’a qu’un signe à faire pour que naisse, sans l’ombre d’opposition, la République palatine.» Où a-t-il vu cela?

Venons-en aux événements qui se déroulèrent à Mayence et à Wiesbaden.

En janvier 1919, des comités s’étaient formés à Mayence et à Wiesbaden, pour «travailler» avec Cologne.

Réunis en un «Comité Nassau-Hesse rhénane», ces comités chargèrent le docteur Dorten, ancien magistrat, d’entrer en relations avec Cologne, et c’est ainsi que Dorten assista à cette fameuse réunion du 1er février dont j’ai parlé plus haut.

Lorsque le Comité Nassau-Hesse rhénane apprit que le Comité rhénan, institué à Cologne ce 1er février, ne s’était pas réuni une seule fois pendant le mois de février, il remit, le 27 février, un ultimatum au bourgmestre Adenauer, le sommant d’obtenir, avant le 4 mars, une déclaration formelle de ce Comité.

Le 4 mars, Adenauer répondit qu’il ne pourrait rien faire, que le gouvernement de Berlin s’opposait à tout mouvement séparatiste. Le contraire eût été surprenant.

Alors le Comité Nassau-Hesse rhénane décida d’agir seul. Il fit la déclaration suivante:

1o Nous demandons que notre sort soit réglé par nous-mêmes.

2o Nous sommes Allemands et voulons par conséquent rester dans le cadre de l’Allemagne.

3o Nous protestons contre toute cession de territoire rhénan à l’ouest et contre toute forme de gouvernement qui peut nous être imposée. La province rhénane, Nassau et la Hesse rhénane sont un seul territoire. Le rattachement du Palatinat, de la Westphalie et d’Oldenbourg est vivement désiré.

4o Nous sommes fermement persuadés que la réalisation de notre désir assure la paix des peuples. L’état autonome constitué par la décision des territoires rhénans ci-dessus désignés, sera une république pacifique. Elle offre la garantie nécessaire pour la paix européenne, oppose une digue au fiel bolcheviste et assure les rapports paisibles de l’est et de l’ouest.

5o Nous voulons donc la fondation immédiate d’une république occidentale allemande et espérons que les autorités compétentes autoriseront sans retard un plébiscite.

6o Le Comité formé à Cologne le 1er février 1919, s’étant abstenu de toute activité, est considéré comme dissous.

Bien que rédigée dans un style assez obscur, la déclaration indique nettement deux choses:

1o Les Rhénans veulent rester Allemands;

2o Ils s’opposent à toute cession de territoire à l’ouest.

Nommé premier délégué, Dorten fut chargé de remettre ce document aux généraux commandant à Cologne, Coblence et Mayence, avec prière de le transmettre à leur gouvernement.

A la suite de quoi, déclare la République rhénane[83], «des comités locaux se formèrent dans toutes les villes rhénanes importantes, afin de recueillir des signatures». Il paraît—c’est toujours la République rhénane qui parle—que ce fut partout un succès absolu. «A Aix-la-Chapelle, par exemple, 52 000 électeurs de tous partis et toutes classes demandèrent le plébiscite immédiat.»

Et c’est alors, en avril, semble-t-il, que le général Mangin entreprit d’accorder à Dorten l’aide dont celui-ci avait si grand besoin pour tirer quelques réalités politiques de ces manifestations plutôt confuses. Des conversations eurent lieu entre Dorten et le général Mangin, qui ne m’en a pas rendu compte.

Le 17 mai, une délégation des comités d’Aix-la-Chapelle et de Nassau-Hesse rhénane, à laquelle s’étaient joints deux députés rhénans, Kastert et Kuckhoff, était reçue par Mangin et lui exposait «le désir des populations rhénanes». Quelques jours à l’avance, ils avaient—singulière précaution—prévenu le gouvernement allemand de la démarche qu’ils allaient faire et, après l’entretien qu’ils avaient eu avec le général Mangin, Kastert et Kuckhoff se rendirent à Berlin pour renseigner Scheidemann.

Que fit alors le gouvernement allemand? Il déclara que les partisans du mouvement rhénan étaient coupables de crime de haute trahison et passibles des travaux forcés ou de l’incarcération à perpétuité en vertu du paragraphe 81, chiffre 3, du code pénal allemand.

Cette déclaration, dit la République rhénane, «intimida bien des esprits timorés. Ce fut partout une tempête de malédictions et de calomnies». Kastert et Kuckhoff durent démissionner.

A ce moment le président Wilson se manifesta.

Le 23 mai, il m’adressait la lettre suivante:

«Mon cher Monsieur le Président du Conseil,

«Je viens de recevoir un message du général commandant notre armée d’occupation, qui me cause un très sérieux souci. Il a la teneur suivante:

«Ce matin, le général Mangin, général commandant l’armée française de Mayence, a envoyé un colonel de son État-Major au quartier général du général Liggett à Coblence, pour demander quelle serait notre attitude à l’égard d’une révolution politique sur la rive gauche du Rhin, en vue de l’établissement d’une république rhénane libre, indépendante de l’Allemagne. Il a demandé quelle serait l’attitude américaine à l’égard d’une telle nouvelle république[84]. L’officier d’État-Major assure qu’on avait cinquante députés prêts à venir dans le secteur américain pour aider à la mise en mouvement de la révolution. Le sens du mot députés dans cette relation n’a pas été clairement compris, mais il était manifeste qu’il s’agissait de Français.

«Le général Liggett a refusé avec juste raison de prendre en considération cette proposition et son attitude a mon entière approbation. Il a été donné des instructions pour interdire l’entrée d’agitateurs politiques dans notre secteur, quelque ordre qu’ils puissent invoquer pour leur action, et je me sens persuadé que ces instructions rencontreront votre propre approbation.

«Cordialement et sincèrement vôtre.

«Woodrow Wilson

Au reçu de cette lettre, je chargeai M. Jeanneney, sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, de se rendre sur place afin de se livrer à une enquête.

Le 24 mai, M. Jeanneney s’entretenait à Mayence avec les généraux Fayolle et Mangin; le 25, à Coblence, il recueillait les explications du colonel Denvignes, qui, de la part du général Mangin, était allé trouver le général Liggett, puis—assisté d’un interprète—M. Jeanneney se rendait auprès du général Liggett qui répondait à ses questions. De retour à Mayence, il avait une nouvelle entrevue avec le général Mangin.

Le 26 il repartait pour Paris et établissait son rapport.

Les conclusions de ce rapport sont les suivantes:

1o Il était dit dans le message adressé le 23 mai au président Wilson que cinquante députés s’apprêtaient à venir dans le secteur américain. Il ne s’agissait pas là de députés français, mais bien de députés allemands.

2o La république dont la proclamation était annoncée ne devait pas être, comme le prétend le même message, «libre, indépendante de l’Allemagne». Elle devait être, au contraire, allemande.

3o Le général Mangin avait envoyé le colonel Denvignes au général Liggett pour lui exprimer l’avis «qu’il n’avait pas le droit d’empêcher le peuple rhénan de manifester sa volonté». Il avait également envoyé, porteur du même message, un officier au général Robertson, commandant l’armée anglaise d’occupation, et un officier au général Michel, commandant le secteur belge[85].

Ce faisant, le général avait nettement outrepassé ses pouvoirs. Il était «sorti du cadre de ses fonctions». «Étant admis pour moi, déclare M. Jeanneney, que le commandant d’un secteur français ne pouvait, sans qu’il en eût été référé au gouvernement, se prononcer d’avance sur le mérite d’une nouvelle constitution politique du pays qu’il était chargé de contrôler, que dire de l’acte qui consiste à porter sur ce point des avis dans le secteur d’une armée alliée? L’abus est trop manifeste.»

4o Le général Mangin avait entretenu avec les promoteurs du mouvement séparatiste des rapports fréquents, «plus fréquents qu’il n’eût convenu, et on pourrait être porté à voir là une sorte de collaboration.» C’est ainsi que, le 17 mai, un premier programme d’établissement de la république rhénane lui ayant été présenté, il l’avait déclaré «inacceptable». Le docteur Dorten en rédigea un autre, dont le général Mangin reçut connaissance le 19. Cette fois, il déclara «ne plus faire d’objection». Maintes autres conversations directes ou indirectes suivirent.

Que devenait dans tout cela la stricte neutralité qui, pour un chef d’armée d’occupation, est le premier des devoirs? Au même moment, à la Conférence de la Paix, je bataillais pour obtenir l’occupation de la rive gauche du Rhin pendant cinq, dix, quinze ans, et je disais à l’Angleterre et à l’Amérique: «Soyez tranquilles, nous n’avons aucune visée annexionniste.» Un soldat a-t-il le droit d’engager son gouvernement, sans l’en avoir informé, en une telle aventure? Il était trop facile de voir dans cette «collaboration» du général Mangin avec Dorten, une entreprise susceptible de préparer la désagrégation de l’Allemagne et l’«agrégation» de la Rhénanie au territoire français.

Le 26 mai, comme je l’ai dit, M. Jeanneney repartait pour Paris, après avoir rappelé le général Mangin à une plus juste compréhension de la tâche qui lui était confiée.

Le 1er juin, Dorten faisait afficher ou publier à Aix-la-Chapelle, Mayence, Wiesbaden et Spire, la proclamation suivante:

«Au peuple rhénan:

«Le moment est venu de contribuer, nous aussi, à l’établissement de la paix des peuples.

«Le peuple rhénan demande à être entendu en cette heure d’angoisse dans laquelle son sort se décide.

«Toute influence extérieure doit céder devant cette décision inébranlable, née du principe universellement reconnu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

«Le peuple rhénan veut sincèrement une paix qui soit la base de la réconciliation de tous les peuples.

«C’est pour cette raison qu’il se détache spontanément des institutions qui sont la cause de tant de guerres: féodalité dégénérée et militarisme. Il élimine ainsi à jamais l’obstacle qui s’oppose à toute véritable paix.

«Le projet de traité de paix est nécessité, d’une part, par les exigences du droit et de la justice, reconnues aussi par le gouvernement allemand: réparer les énormes dommages et dévastations subis par la France et la Belgique et donner des garanties suffisantes contre le retour de nouvelles guerres. D’autre part, il représente un fardeau terrible pour le peuple allemand.

«Le plus haut devoir du peuple rhénan est d’aider de tout son cœur à la réconciliation générale et définitive des peuples.

«Nous déclarons donc ce qui suit:

«Une république rhénane est fondée dans le cadre de l’Allemagne. Elle comprend la Province rhénane, le Vieux Nassau, la Hesse rhénane et le Palatinat.

«Cette fondation a lieu sur les bases suivantes:

«1o Les frontières restent comme par le passé (Birkenfeld inclus);

«2o Des changements de frontières ne peuvent avoir lieu qu’avec l’approbation des populations intéressées; cette approbation sera établie par un plébiscite.

«Le gouvernement provisoire est formé de délégués des comités soussignés. Il demandera immédiatement l’autorisation de procéder sans retard aux élections de l’Assemblée rhénane d’après le mode électoral en vigueur pour l’Assemblée nationale, et de réunir de suite cette Assemblée.

«Coblence sera le siège du gouvernement et de l’Assemblée rhénane. Provisoirement, le gouvernement siège à Wiesbaden.

«Les administrations provinciales et communales continuent leur activité jusqu’à nouvel ordre. Le gouvernement provisoire prend la place des gouvernements centraux prussien, hessois et bavarois.

«Vive la République rhénane!

«Le Comité rhénan,

«Le Comité Nassau-Hesse rhénane,

«Le Comité palatin.»

«Aix-la-Chapelle, Mayence, Spire et Wiesbaden,

le 1er juin 1919.»

Le même jour, les dépêches suivantes étaient envoyées par Dorten aux Alliés, au président de la République allemande et à Scheidemann, président du Conseil allemand:

Dépêches et la Conférence de la Paix

et aux puissances occupantes:

«Les délégués de la Prusse rhénane, du Vieux Nassau, de la Hesse rhénane et du Palatinat, répondant au vœu impératif exprimé depuis plus de six mois par les populations rhénanes, après en avoir délibéré à Aix-la-Chapelle, à Wiesbaden, à Mayence et à Spire, proclament à la date du 1er juin l’autonomie de la République rhénane, dans le cadre de l’Allemagne,

«La nouvelle République aura pour capitale Coblence, le siège du gouvernement est provisoirement établi à Wiesbaden.

«Désireux de hâter de tout leur pouvoir la conclusion de la paix; désireux d’éviter toute complication et toute délibération nouvelle, les délégués demandent à la Conférence de la paix de reconnaître purement et simplement l’existence du nouvel État dont une consultation populaire fixera le statut.

«Fidèle à sa patrie que des malheurs inouïs viennent de frapper, mais conscient de la responsabilité terrible que le militarisme a fait encourir à l’Allemagne tout entière, le nouvel État ne cherche aucun moyen détourné pour se dérober aux charges qui lui incombent dans la réparation des dommages causés à la France et à la Belgique.

«Les populations rhénanes, désireuses de disposer librement d’elles-mêmes, sont résolues à se séparer définitivement de la féodalité et du militarisme prussiens, ennemis de leurs souvenirs et de leurs traditions.

«Elles demandent aux puissances alliées ou associées de les protéger dans le présent et dans l’avenir contre la rancune et la vengeance des fonctionnaires incapables de comprendre la justice et la noblesse de leurs aspirations, contre tous ceux qui menacent déjà de leurs prisons et de leurs forteresses les partisans des libertés rhénanes.

«Elles comptent sur elles pour assurer d’une façon complète la liberté des élections prochaines qui vont fixer le statut de la nouvelle République.

«Vive la République rhénane!

«Vive la liberté!»

A Monsieur le président Ebert, Berlin.

«Monsieur le président,

«Au nom du gouvernement provisoire de la République rhénane, j’ai l’honneur de vous communiquer la proclamation, en date du 1er juin 1919, de la République rhénane dans le cadre de l’Allemagne.

«Le peuple rhénan a clairement montré depuis la révolution qu’il veut décider lui-même de son sort. Il veut absolument rester dans le cadre de l’Allemagne, mais en formant un tout unique; il lui faut pour cela se séparer des différents États particuliers. Le gouvernement allemand n’a pas accédé à ce désir, de sorte que nous sommes forcés d’agir de nous-mêmes.

«Nous porterons les charges de la guerre, de toutes nos forces; notre plus saint devoir sera de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour amener une renaissance paisible de notre patrie si éprouvée, et pour lui permettre de prendre part, en membre estimé de la Société des Nations, aux grandes tâches de l’avenir: la paix et la réconciliation des peuples.

«Dr. Dorten

A Monsieur le Président du Conseil,

Monsieur Scheidemann, Berlin.

«Au nom du gouvernement provisoire de la République rhénane, j’ai porté à la connaissance du président de la République allemande la proclamation qui a eu lieu aujourd’hui d’une République rhénane dans le cadre de l’Allemagne, ainsi que les motifs qui nous ont poussés à cet acte. Afin de manifester de suite notre brûlant désir d’aplanir la voie pour la paix et la réconciliation des peuples, j’ai notifié cette proclamation à M. le président de la Conférence de la paix à Versailles et aux gouvernements des puissances d’occupation, par l’intermédiaire de leurs autorités militaires.

«En même temps j’ai demandé l’autorisation de procéder immédiatement aux élections de l’assemblée rhénane, ainsi que d’envoyer des délégués à la Conférence de la paix.

«Je vous adresse la même demande avec la prière de permettre notre collaboration avec la délégation allemande de la paix.

«Dr. Dorten

Le général Mangin ayant adressé à M. Poincaré le télégramme qui lui était destiné, le président de la République me transmettait ce télégramme[86], ce même 1er juin, en l’accompagnant de ces mots:

«Je suppose[87] que le général ne me transmettrait pas cette adresse si le mouvement n’était pas sérieux, et, s’il est sérieux, j’espère que les Alliés ne nous forceront pas à le comprimer.

«La République rhénane se constituant «dans le cadre de l’Empire d’Allemagne», ce n’est même pas un acte de séparatisme et, une consultation populaire étant, d’autre part, annoncée, il n’y a rien là, semble-t-il, qui puisse choquer le président Wilson.

«Il serait, à mon avis, très fâcheux que nous puissions prendre parti contre ces velléités, bien timides encore, d’indépendance.»

La protestation, cette fois, ne vint pas du président Wilson. Elle vint de la Délégation allemande de la paix qui, le 3 juin, m’adressait deux longues notes, l’une signée: Erzberger, et l’autre: Brockdorff-Rantzau. Erzberger et Brockdorff-Rantzau disaient en substance: «Les tendances séparatistes ne sont pas seulement tolérées par les autorités militaires françaises, mais même ouvertement appuyées par elles.»

M. Jeanneney repartit pour Mayence, revit le général Mangin, qui déclara: «Quand Dorten proclama la République, ce fut pour moi une surprise.» Ce qui était proprement se moquer du monde.

On répondit à la Délégation allemande. Du temps passa. Que devint la République du docteur Dorten? M. Vial-Mazel, ami du général Mangin, déclare: «Ces efforts furent sans suite.»

Et M. Vial-Mazel ajoute: «Il est permis de penser que cette première manifestation véritable de l’esprit d’indépendance aurait réussi si les autorités françaises n’avaient pas été tenues, par des ordres impératifs, de conserver la neutralité la plus absolue.»

En d’autres termes, nous n’avions qu’à conquérir la Rhénanie pour qu’elle devînt indépendante.

 

On a vu comment, en 1919, s’étaient déroulés les événements de Landau, Cologne, Mayence et Wiesbaden. Pendant quelques années encore les derniers fidèles de l’idée autonomiste devaient continuer leur campagne. Et chez nous, en France, un homme devait continuer à fonder de grandes espérances sur les efforts des séparatistes: cet homme était M. Poincaré.

Le 23 novembre 1923, étant président du Conseil, il disait encore à la Chambre:

«Il est encore trop tôt, sans aucun doute, pour prédire ce qui sortira des événements qui se déroulent dans les territoires occupés. Mais dans certains endroits tels que Trèves et le Palatinat, la tendance a une indépendance totale parait très puissante, et dans les villes les moins favorables a un séparatisme complet, il y a certainement un désir croissant d’autonomie.

«Nous pouvons donc nous attendre, tôt ou tard, a des changements dans la constitution politique de tout ou partie des pays occupés.»

Et trois mois après, comme répondant à ce discours, c’étaient les tragiques événements de Pirmasens:

Le 12 février 1924, à Pirmasens, ville du Palatinat, se déroulaient les faits qu’un témoin oculaire conte de la façon suivante:

«Dès le début de la matinée de mardi, une foule nombreuse, composée presque exclusivement de bandes nationalistes armées provenant de la rive droite du Rhin, s’était massée devant le bâtiment du gouvernement, occupé par une quarantaine de séparatistes sous le commandement du «commissaire au gouvernement palatin autonome», M. Schwab, et réclamait le départ des séparatistes. Ces derniers refusant énergiquement de quitter leur quartier général, la foule semblait se disperser lentement, lorsque, vers cinq heures de l’après-midi, les assaillants se sont portés à l’assaut du bâtiment à l’aide de bombes et de grenades. Les séparatistes, qui s’étaient barricadés, se défendaient de leur mieux, lorsque les bandes nationalistes ayant arrosé le bâtiment d’essence y ont mis le feu.

«Étouffant au milieu des flammes et de la fumée, atrocement brûlés, les séparatistes ont demandé grâce et se sont rendus. Obligés de sortir l’un après l’autre du bâtiment en flammes, ils ont été odieusement massacrés à coups de hache et de couteau. Les nationalistes ont fait preuve à leur égard d’une véritable sauvagerie et n’ont fait aucun quartier. Leur acharnement ne s’est même pas arrêté devant les cadavres qui, tailladés à coups de couteau, ont été jetés dans le brasier.

«On déplore la mort de la presque totalité des séparatistes et on compte du côté de la population civile trois morts et dix blessés.

«Une enquête a été ouverte par la Gendarmerie et la Sûreté françaises. Il est à remarquer que, pendant le massacre, la police allemande n’est intervenue à aucun moment.

«Quelques arrestations ont été opérées dans la matinée[88]

Une dépêche de Mayence donnait d’autres détails:

«Une trentaine d’autonomistes ont été attaqués, le 12 février au soir, à Pirmasens, dans le bâtiment de la sous-préfecture, par une troupe de 500 à 600 hommes armés et soutenus par les pompiers. Ceux-ci ont mis la pompe en batterie. La plupart des assaillants étaient armés de fusils Mauser et avaient pris position dans les maisons situées en face de la sous-préfecture. Dès le début de l’attaque, un inconnu a fait sonner le tocsin. Les assaillants ont incendié le bâtiment de la sous-préfecture à l’aide de 150 litres de benzine. La résistance s’est prolongée jusqu’à 23 h. 30. Les séparatistes se sont rendus lorsque l’incendie a eu gagné le deuxième étage. Le commissaire du «gouvernement autonome» Schwab a été tué d’une balle au cœur. Les pertes des assaillants sont importantes.

«La Sûreté de Landau a arrêté dans la nuit un individu qui, armé d’un marteau, avait pris une part active à l’attaque.

«Il est à remarquer que les pompiers et les policiers qui se trouvaient sur les lieux étaient en général pris de boisson[89]

D’après les Düsseldorfer Nachrichten, il y avait vingt-sept tués et une vingtaine de blessés.

Un journaliste du Temps s’étant rendu sur place en rapporta ces impressions:

«20 février.

«Par cette glaciale journée d’hiver, Pirmasens, avec les bandes de chômeurs qui flânent dans ses petites rues tortueuses et dévisagent effrontément les Français civils et militaires, produit une impression sinistre. Cette population fanatisée a applaudi et collaboré au massacre et à l’incendie du 12 février. Dans les lieux publics on répète: «Nous nous sommes fait la main sur les séparatistes, maintenant ce sera le tour des Français et cela ne traînera pas.» Cette humeur belliqueuse se manifesta par des insultes aux membres de la délégation de la haute-commission. Le délégué, le commandant Fenoul, a remis à leur place vertement des collégiens insolents et a dû se servir de sa canne pour écarter un individu qui le bousculait. Le soir tragique, le commandant était absent de Pirmasens pour affaires de service. A six heures, un quart d’heure après son retour, les premiers coups de feu éclataient. Les trois cents assaillants, aidés par les pompiers et acclamés par une foule compacte qui sympathisait avec eux, commencèrent le siège de la sous-préfecture. On apporta de l’étoupe qu’on imbiba d’essence. Les chefs avaient les poches pleines de billets de banque français, ils distribuaient 100, 200, 300 francs aux plus audacieux qui, rasant les murs, s’accrochant à leurs aspérités, aux gouttières, propagèrent le feu jusqu’au deuxième étage. «Ça brûle! Ça brûle!» hurlait la foule en battant des mains, ne reculant pas d’un pouce, malgré la fusillade défensive des séparatistes.

«En ville, on savait depuis plusieurs jours qu’on enfumerait les séparatistes dans leur repaire. Les autorités d’occupation, bien que très inquiètes, ne savaient rien de précis. Les bureaux allemands de la sous-préfecture avaient même déménagé avec leurs archives huit jours auparavant. La préméditation ne faisait donc aucun doute.

«A Heidelberg, on était tenu au courant, par téléphone, des différentes phases du drame. Des affiches collées au tableau noir de l’Université annonçaient aux étudiants, délirants d’une joie sauvage, les progrès de l’œuvre de mort et de destruction.

«De notre côté, le commandant Fenoul demandait vainement aux téléphonistes allemands de lui donner la communication avec Deux-Ponts ou Kaiserslautern pour avoir du secours. On ne lui répondait pas, on se moquait de lui, ou bien même, quand il était déjà trop tard, on coupait la conversation à peine amorcée.

«A Pirmasens, depuis longtemps, le délégué avait réclamé un central téléphonique militaire pour ne pas être à la merci des sabotages des téléphonistes allemands. L’obtiendra-t-il maintenant? Il avait insisté aussi pour avoir une garnison dans cette turbulente ville ouvrière de 46 000 habitants. Le soir tragique il y avait à Pirmasens vingt-cinq Marocains commandés par un adjudant; cette section suffisait à peine pour garder son matériel, le siège de la délégation, la gare et la douane.

«L’adjudant n’était pas qualifié pour prendre la grave décision d’intervenir. D’autre part le commandant Fenoul représente la haute-commission, il est donc un fonctionnaire civil! Telles sont les beautés du dualisme établi dans les pays occupés.

«Pour augmenter la confusion et favoriser les nationalistes, le bourgmestre plongea la délégation dans l’obscurité en coupant le courant électrique. Il ne le rétablit que sur la menace de son arrestation, après trente-cinq minutes de protestations de notre côté et de défaites du sien.

«A Deux-Ponts, il n’y avait pas de locomotive chauffée, il fallut attendre le passage d’un train; on lui prit sa machine; la compagnie de tirailleurs arriva à Pirmasens à 10 heures et demie. Tout était fini, les séparatistes massacrés, brûlés, la sous-préfecture incendiée.

«Cette audacieuse offensive était préparée minutieusement par la direction et la rédaction du Journal de Pirmasens, qui avait essayé d’attirer les séparatistes dans leur immeuble où on les aurait abattus. Ces malheureux n’évitèrent ce piège que pour tomber dans un autre guet-apens après leur capitulation. Pendant la bataille, un de leurs parlementaires fut tué à coups de hache!

«La compagnie de secours, progressant péniblement à travers les rues obstruées et barrées avec des cordes par les nationalistes, ne put que disperser environ quinze mille habitants qui avaient assisté au drame et applaudi à ses atrocités. Complicité certaine de toute une ville, mais pour le plus grand nombre, complicité morale. Nos soldats, même par justes représailles, ne tireront jamais sur une foule désarmée[90]

Les conditions atroces dans lesquelles se déroula cette tuerie, la façon dont les soldats français assistèrent au drame sans tenter d’en arrêter l’horreur, ne laissent pas de surprendre. Le général Mordacq, dans son livre sur la Mentalité allemande, ne craint pas de dire où sont les responsables:

«Dès les premiers coups de feu, écrit-il, l’adjudant chef de section rassembla sa troupe, et voulut exécuter les ordres qu’il avait reçus de l’autorité militaire, mais le commandant F..., représentant la haute-commission interalliée, revêtit son uniforme et prescrivit au malheureux sous-officier de n’en rien faire, déclarant qu’il venait de recevoir de Paris, donc du gouvernement, l’ordre de ne pas intervenir et d’observer une stricte neutralité.

«L’adjudant voulut téléphoner à ses chefs, mais on lui répondit que tous les téléphones étaient coupés.

«Or le téléphone avec Spire fonctionnait toujours, puisque le commandant F..., quelques jours après, m’avouait que l’ordre de ne pas faire intervenir la troupe lui était venu du délégué supérieur de la haute-commission interalliée à Spire

Quoi qu’il en soit, le massacre fini, des sanctions suivirent, de très vagues, de très pâles sanctions: la circulation de nuit, la circulation des automobiles furent interdites, etc.

Du temps passa.

Et M. Poincaré, qui, lors des événements de Pirmasens, était président du Conseil, ne parla plus jamais du «mouvement» de la Rhénanie indépendante: il y a des souvenirs qu’il vaut mieux ne point évoquer.


Vial-Mazel, le Rhin, victoire allemande, p. 48. Cet ouvrage est de propagande française.

On a fait tout ce qu’on a pu pour grossir l’importance de cette assemblée de notables. Dans le Gaulois du 23 août 1920, M. G. de Maizières écrivait sérieusement que ces 45 notables représentaient «220 000 électeurs palatins». Pourquoi et comment, c’est ce qu’il oubliait d’expliquer.

Quant à M. Richter, cet autre député qui assistait à l’«Assemblée de notables» du 22 février 1919, son rôle ne paraît pas non plus avoir été très net. C’est lui qui disait à l’État-Major français, le 21 mars: «M. de Winterstein fera un très bon président de la République. Tous les fonctionnaires marcheront derrière lui.» Or c’est ce Winterstein que nous fûmes forcés d’expulser, en mai: il avait fait arrêter quatre autonomistes.

C’est une petite brochure éditée à Wiesbaden, en 1919, probablement par Dorten lui-même.

Je dois prendre note au passage d’un acte d’incorrection inexcusable.

Actes successifs d’une procédure qui, si elle eût été connue de moi en temps utile, eût appelé une sanction contre le général Mangin.

Le texte est bien celui que j’ai reproduit plus haut (page 185), et qui fut publié par la République rhénane, mais il se termine par ces lignes que la République rhénane ne donnait pas: «Une délégation de ce gouvernement sollicite l’honneur de se rendre à Paris pour exposer la situation et les vœux de douze millions de Rhénans.» Douze millions! Pas moins... On voit comment le bon Dorten a, d’entrain, boursouflé toute cette histoire.

Je prie le lecteur de savourer cette «supposition» de M. Poincaré, destinée à détourner de lui l’hypothèse d’un accord avec le général Mangin. M. le président de la République était partisan, discret mais résolu, de la mainmise de la France sur la Rhénanie, annexion à désigner puérilement sous le trompe-l’œil d’un autre nom. Il en avait parlé avec le général Mangin qui n’était pas sans connaître l’histoire du maréchal Foch refusant d’envoyer la dépêche des Alliés au général Nudant, et le général Mangin s’était mis en tête, à son tour, de passer outre à mes instructions. Il négociait donc avec Dorten, dont il approuvait ou désapprouvait les textes avant de leur donner un laissez-passer, et il allait jusqu’à entreprendre de négocier avec les chefs militaires des Alliés en dehors de leurs gouvernements, tandis qu’il s’adressait lui-même à M. le président de la République, lequel n’avait pas qualité pour résoudre cette question, ni toute autre, en dehors des ministres qu’il avait choisis.

S’il avait fait son devoir, M. Poincaré eût retourné son document au général insubordonné, après lui avoir demandé d’en communiquer d’abord le texte au ministre de la Guerre. Mais cette idée ne lui vint pas. Renversant les rôles définis par la Constitution, ce sera donc le président de la République qui informera le président du Conseil en lui remettant un document qu’il aurait dû tenir de celui à qui il l’expédie. En quels termes le fait-il? Et pour quelles recommandations? Il n’est pas informé et il n’a pas le droit de l’être avant son ministre. Il ne sait pas ce qu’il faut penser de son document, où il peut, en effet, se rencontrer des exagérations; il en est réduit à m’écrire: «Je suppose que le général ne me transmettrait pas cette adresse si le mouvement n’était pas sérieux.» Précieux le mot qui lui permettra de dégager sa responsabilité, à tout événement, dans la prétendue incertitude de faits qu’il connaît fort bien.

Journal le Temps du 15 février 1924.

Journal le Temps du février 1924.

Le Temps du 24 février 1924.


CHAPITRE XIII

LE TRAITÉ
(Suite et fin)

LE PACTE DE GARANTIE

Il faut pourtant le reconnaître, si l’occupation de la Rhénanie, recommandée par le maréchal Foch et d’abord adoptée par le gouvernement français, nous apportait un surplus de sécurité qui n’était pas négligeable, le principe en demeurait critiquable à des adversaires qui n’ont pas manqué d’arguments.

La première question, et non la moins importante, était de savoir ce que nous ferions des habitants de la Rhénanie. Ils ne manqueraient pas d’alléguer qu’ils étaient chez eux, ce qui, dans les temps modernes, quelquefois, n’est pas une mauvaise raison. Jadis, on violait ouvertement des territoires pacifiques, on massacrait, on déportait tout ce qui faisait résistance, on asservissait le reste, et nul ne trouvait le moyen de se plaindre, comme nous avons vu en Belgique sous l’occupation allemande. Désormais, il y faut mettre plus de façons.

Tout absorbé par ses occupations militaires, le maréchal Foch ne se cassait pas la tête pour savoir ce que deviendraient cinq millions et demi d’habitants qui, par l’effet des principes de la Révolution française, ne trouveraient peut-être pas bon qu’on disposât d’eux sans une consultation préalable dont le résultat n’était pas douteux. Ce fut donc en toute sincérité que nous en vînmes à répudier l’annexion, qui n’était, après tout, qu’une organisation de violences. Est-il recommandable de dire aux gens: «Arrangez-vous à votre guise, mais il faut que je sois maître de placer chez vous des forteresses et des canons partout où il pourra me convenir?»

Dans sa logique, Foch a conclu qu’il ne saurait permettre aux Rhénans d’une Rhénanie occupée par la France, d’être soldats de l’Allemagne. Volontiers, je les aurais vus Français. Mais je n’étais pas sûr de leur assentiment. Les hommes de la Rhénanie ne veulent pas être Prussiens malgré eux (Musspreussen), mais ils n’avaient pas dit encore qu’ils souhaitaient d’être Français.

On sait comment M. Poincaré lui-même s’y laissa prendre jusqu’à annoncer, la veille de l’affreux massacre de Pirmasens, le succès prochain du mouvement d’indépendance rhénane.

J’ai combattu jusqu’au bout pour la frontière stratégique que le maréchal Foch jugeait la meilleure, sans me faire illusion sur les difficultés du dedans et du dehors. Comment se fait-il qu’on me demande pourquoi je n’ai pas fait ce que j’ai fait? Pourrait-on soutenir que je me suis complaisamment offert à la déroute, lorsque le jour même où j’allais déposer le Traité sur le bureau de la Chambre, M. Lloyd George fondait sur moi pour m’annoncer qu’il se retirerait si je n’acceptais pas l’occupation rhénane pour deux ans au lieu de quinze. Je répondis que s’il maintenait sa menace, j’allais remettre ma démission au Parlement, après explications. Sans le vigoureux appui de M. Wilson, le Traité, ce jour-là, était par terre et personne ne peut croire que le maréchal Foch et M. Poincaré eussent, à ce compte, obtenu satisfaction. On voit que j’étais allé jusqu’à l’extrémité de mon effort, puisqu’il n’y avait plus que la rupture des alliances en perspective, c’est-à-dire la faillite de la victoire. Un beau thème sur quoi philosopher.

Saisis de la question rhénane, M. Wilson hochait la tête vilainement, et M. Lloyd George faisait figure résolue d’adversaire, en plein accord avec M. Balfour qui, dès 1917, s’était prononcé à deux reprises différentes contre la création d’un État autonome du Rhin: «Il ne faut pas créer, pour l’Allemagne, une seconde Alsace-Lorraine, ajoutait M. Lloyd George. Nous sommes d’accord avec la France sur le but à atteindre: nous ne sommes pas d’accord sur le moyen[91]

Brusquement, dans une conversation du 14 mars 1919, M. Lloyd George me déclare qu’il offre la garantie militaire de la Grande-Bretagne contre une agression allemande non provoquée, en échange de l’occupation et de l’indépendance de la rive gauche du Rhin. Il ajoute même qu’il usera de toute son influence auprès de M. Wilson pour obtenir du gouvernement américain le même engagement.

Quand je rendis compte de cet événement à M. Poincaré, il parut peu touché de la proposition britannique à laquelle M. Wilson avait déjà apporté son concours. Il demeura muet, ce qui était parfois sa manière de manifester des objections.

—Je ne vois pas très bien, fis-je observer, comment je proposerais au peuple français (alors qu’il a vaincu l’Allemagne avec les Anglais et les Américains) de refuser la garantie militaire de ces deux peuples pour assurer la paix.

Pas un mot. Nous nous séparâmes sur cette forme d’un échange de pensées.

Trois jours après, je soumettais aux parties contractantes une note par laquelle s’ouvrait le débat pour préciser les conditions qui permettraient la mise en œuvre de l’action militaire. Aucun jour n’a passé sans que la discussion fût reprise et le projet anglo-américain scruté, discuté dans ses ultimes conséquences. Le commandant en chef, avec les généraux alliés, sont appelés devant les Quatre, et le maréchal Foch, une fois de plus, répète ce qu’il a dit.

Comment le Mémorial peut-il alléguer que le Maréchal eut grand’peine à être entendu? Il fut convoqué par le gouvernement devant toutes les juridictions où il put dire tout ce qu’il lui plut. Il n’a pas rédigé le Traité à sa guise, voilà son grand sujet de plainte. Napoléon faisait lui même ses guerres et ses traités. Mais ses traités, qui devaient assurer la paix, n’ont réussi qu’à déchaîner des successions de guerres, et c’est précisément ce qu’il s’agissait d’éviter. Croyez-vous qu’à aucun moment de ses discours, le Maréchal ait abordé la question véritable, à savoir la rupture des alliances, si son plan était adopté? Pas un moment. Il ne lui était pas difficile d’être loquace là où M. Poincaré, éminent parleur, était demeuré muet. Mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient aborder la question préalable de la rupture des alliances, parce qu’au premier mot ils se seraient effondrés!

Ce fut alors que la discussion s’engagea sur l’occupation provisoire de la rive gauche du Rhin, à laquelle M. Lloyd George proposait de nous faire renoncer en retour de la promesse d’une alliance militaire. L’Angleterre, alléguait-il, n’avait point d’armée permanente. En revanche, elle possédait une armée navale en permanence, sur la mer, et, gardienne de la flotte allemande, elle l’avait laissée se mettre elle-même hors de service à Scapa Flow.

Après un débat qui ne dura pas moins d’une semaine, les Alliés aboutirent à la rédaction suivante qui devint le paragraphe final de l’article 429:

«Si, à l’expiration de quinze années, les garanties contre une agression non provoquée de l’Allemagne, n’étaient pas considérées comme suffisantes par les gouvernements alliés et associés, l’évacuation des troupes d’occupation pourrait être retardée dans la mesure jugée nécessaire à l’obtention desdites garanties.»

«De quelles garanties s’agit-il? dit M. Tardieu[92]. De celles qu’ont prévues à Versailles, le 28 juin 1919, le traité avec l’Allemagne et les deux traités anglais et américain, c’est à savoir, pour un avenir lointain et non défini, la Société des Nations; pour un avenir plus proche, l’occupation complétée par les deux traités. Dans quel cas ces garanties pourraient-elles être jugées insuffisantes en 1935? Dans le cas où les deux traités viendraient à manquer; donc, précisément, dans le cas réalisé par le vote négatif du Sénat américain.»

Quelles garanties supplémentaires de sécurité nous eût apportées la constitution d’une Rhénanie indépendante?

Pour une réponse pertinente, encore fallait-il savoir exactement quel résultat nous nous proposions d’obtenir? Notre unique dessein était de nous mettre en état de faire face, aussi rapidement et aussi puissamment que possible, à toute nouvelle agression. Or, nous tenions, en vertu de l’article 428 du Traité, les têtes de pont. Nous tenons ces têtes de pont pour cinq, dix, quinze ans. En vertu de l’article 429, nous pouvons retarder l’évacuation des troupes «dans la mesure jugée nécessaire à l’obtention des garanties contre une agression non provoquée de l’Allemagne.»

Jusqu’à la dernière heure, le Maréchal fut entendu. Le 25 avril, à la séance finale du Conseil des ministres[93], le 6 mai à la séance plénière de la Conférence qui précéda de vingt-quatre heures la remise du Traité aux Allemands, le Maréchal eut la parole jusqu’au bout.

Il prouva sans difficulté que l’occupation provisoire n’était pas d’un effet aussi sûr que l’occupation permanente, mais ne dit rien de l’alliance militaire qui compensait ce manquement, bien au delà de ce qui pouvait être espéré. Il feignit d’ignorer le fait assez notable de l’alliance franco-anglo-américaine sur le Rhin. Parlant du retour des Allemands dans les territoires occupés, il se plaignit sérieusement d’une «absence de garanties militaires». C’était peut-être un peu sommaire quand il s’agissait des forces de terre et de mer que la Grande-Bretagne et l’Amérique nous proposaient de mettre en ligne.

Pour moi, que puis-je dire de plus? On me blâme amèrement de n’avoir pas voulu donner une frontière stratégique à mon pays. Comment prendre au sérieux les hauts et les bas personnages qui me font ce reproche, puisqu’ils savent que je ne pouvais—la question de droit des peuples écartée—prendre la Rhénanie sans rompre l’alliance, ce que personne n’a osé me proposer.

Comment pouvaient-ils être de bonne foi ceux qui évitaient avec tant de soin de poser la question dans ses termes véritables en me demandant pourquoi je n’ai pas fait ce qu’ils n’auraient pas fait plus que moi, parce que la France ne le leur aurait pas permis. La seule question qui s’est posée à propos de la frontière du Rhin a été la rupture de l’alliance et je proclame bien haut que cela, je ne l’ai pas voulu. Je vous le demande à vous, monsieur Raymond Poincaré, me reprochez-vous de n’avoir pas amené M. Wilson et M. Lloyd George à quitter la partie, pour nous laisser en tête-à-tête avec la République rhénane du brave docteur Dorten dont on n’a plus entendu parler depuis Pirmasens?

Eh bien, non, je n’ai pas rompu avec les Alliés, pas plus que vous n’auriez pu rompre vous-même, car vous eussiez été aussitôt balayé, pour l’honneur du nom français. Et ce sont vos amis mêmes, non les miens, qui le proclament. Écoutez M. Barthou: «Le gouvernement français, a la place duquel il est peu probable qu’un autre eût agi différemment, a apporté a la france des garanties solides. Peut-on nier la force imposante qu’elles représentent? Elles se complètent les unes par les autres[94]

Qu’arriva-t-il cependant? C’est qu’à Westminster, le Pacte de garantie fut unanimement accepté, tandis qu’à Washington on ne lui fit pas même les honneurs d’un exposé.

Le 22 juillet 1919, à l’occasion de la seconde lecture du projet de loi relatif au Pacte de garantie, lord Curzon prononçait les paroles suivantes:

«L’épreuve réelle d’un projet de cette nature réside dans le fait de savoir si cette garantie que nous donnerons et que, je l’espère, les États-Unis donneront de même, sera suffisante pour amener la paix du continent européen et du monde. Je ne crois pas que quiconque hésiterait à répondre affirmativement à cette question. J’ai été non seulement satisfait, mais presque surpris de l’unanimité avec laquelle l’entreprise de cet engagement pris par nous (entreprise qui n’est pas médiocre) a été acceptée par l’opinion publique de ce pays.»

La Chambre des Communes, qui jamais n’avait engagé d’avance son action militaire envers aucun peuple, avait compris sans effort qu’une situation nouvelle commandait des résolutions d’un caractère nouveau. Le traité de garantie fut donc voté par elle à l’unanimité sans débat. La France ne l’oubliera pas. En revanche, à six voix de majorité, le Sénat américain a refusé à M. Wilson—atteint pendant de longs mois d’une cruelle maladie—le consentement qu’il avait demandé.

L’article 2, qui prévoyait l’entrée en vigueur «simultanément» des deux traités, n’a donc pu jouer. Avec leurs Parlements fragiles, les démocraties courent de ces dangers. Pour la France qui aida si puissamment la grande œuvre de l’Indépendance américaine, il y a là une assez belle leçon d’histoire à méditer. J’ai souvent entendu dire qu’il y avait plus de Français que d’Américains dans la petite armée qui fit capituler lord Cornwallis à Yorktown. C’était le beau temps de la libération américaine. De New York à San Francisco, qui y pense aujourd’hui?

L’événement n’a donc pas suivi son cours. On sait que Washington, en 1796, a recommandé à ses compatriotes de ne pas entrer dans les liens des alliances européennes. Il y avait, alors, beaucoup de raisons pour cela. Est-ce donc à dire que les circonstances ne puissent pas changer? Est-il un homme sur la terre qui soit en état de formuler une recommandation de politique étrangère pour l’éternité? Qui donc a fait la proposition d’un pacte de garantie, sinon, après M. Lloyd George, le porte-parole officiel du peuple américain? Qui a jugé que la menace allemande fût aussi bien dirigée contre les États-Unis que contre la France et l’Angleterre? Qui nous a proposé une «association de guerre»? Tout est là!

Quand M. Poincaré, que l’alliance militaire avec l’Angleterre et les États-Unis n’avait point désarmé de son rhénanisme, me reproche dans ses conversations, de n’avoir pas fait voter le Traité par l’Amérique avant la France, il construit, après coup, un raisonnement des Pas Perdus, en cherchant à introduire entre le gouvernement américain et nous, des machinations de plaideur à bout de souffle, d’où j’eusse été bien vite délogé par les deux gouvernements. M. Woodrow Wilson et le Sénat américain ne sont pas gens qu’on puisse manier avec cette désinvolture. Je les avais pratiqués. Leurs sentiments d’indépendance farouche m’étaient connus. A la première apparence d’une pression déplaisante, ils se seraient mis en bataille et je me serais trouvé dans une position humiliante, tout piteux avec mon vilain piège détraqué.

Il n’y avait que deux hommes avec qui la question pût être utilement traitée, et de quels ménagements encore fallait-il s’entourer! Le président Wilson et le colonel House, son autre lui-même, étaient des gens de fierté. A mes questions sur le résultat qu’il pouvait escompter, le président Wilson me répondait toujours avec une confiance imperturbable qu’il se tenait pour certain d’un résultat heureux. Le colonel House n’était pas sans faire des réserves, mais il avait foi dans son président. Je n’eus garde de leur parler ni à l’un, ni à l’autre, de la procédure poincaresque, au péril de les retourner contre moi.

N’oubliez pas que c’est M. Lloyd George qui avait fait la proposition primitive en offrant ses bons offices pour y amener le président américain. M. Wilson n’arrivait qu’en seconde ligne, défenseur d’intérêts moins immédiats à notre égard.

Croit-on sérieusement que je pouvais engager cette partie sans que Président et Sénat américains en vinssent promptement à découvrir mon jeu et à me reprocher de les bafouer à l’heure même où ils nous offraient de nous aider? Quels risques je courais de compromettre irrémédiablement M. Wilson, notre ami, auprès de l’Assemblée qui exerçait sur lui un juste pouvoir de contrôle! En vérité, comment que j’envisage l’affaire, je n’y vois qu’une aggravation de dangers, un jeu de greffier de juge de paix. Du reste, M. Poincaré ne m’en a jamais parlé! C’est une idée en retard. J’ai l’habitude d’accepter mes responsabilités. Quand on porte le faix d’une responsabilité de la France, on a vraiment autre chose en tête que des ressources d’escamoteur.

Je vois passer dans l’air des signes précurseurs d’une confusion telle que tout est à prévoir hormis le redressement du Traité de Versailles, dont le mérite était au moins de fonder la paix.

La paix séparée de l’Amérique qui pouvait arbitrer la paix européenne a rejeté l’ancien continent à des querelles historiques par un déploiement d’avidité financière sur laquelle l’avenir prononcera. Il me semble vraiment que ce vote purement négatif, à six voix de majorité, ne pouvait être le dernier mot de la grande République américaine, si le gouvernement français, comme c’était son droit, lui avait demandé de prononcer sur elle-même et sur nous, par une formule d’équité. Quand on a donné si bravement son sang pour une si belle cause, on a mauvaise grâce à vouloir subitement achever, par un simple refus de concours, la ruine des camarades de guerre qui ont survécu. Bien conduite, avec le concours de l’Angleterre qui ne nous aurait certainement pas été refusé, cette négociation supplémentaire aurait dû conduire à un accord qui eût sauvé l’honneur de l’Amérique et rétabli les compensations de forces auxquelles nous avions droit.

Le Pacte de garantie ne nous apportait rien de moins que la sanction suprême du Traité de paix. Au prix des plus grands efforts, nous avions tenté d’établir d’équitables groupements de puissances nationales—nés d’un compromis des affinités ethniques et des violences de l’histoire auxquelles l’accoutumance semblait avoir donné valeur de fait acquis. Frédéric II, Catherine, Marie-Thérèse ont laissé des souvenirs de brigandage qui ne paraissent pas en voie de s’éteindre. Il ne faut qu’un temps pour la rapine. Les siècles ne suffisent pas toujours à la réparation.

Si la France avait été animée d’intentions conquérantes, comme le lui ont reproché quelques Américains, elle se fût sans doute cantonnée dans des revendications de territoires auxquelles des souvenirs historiques demeuraient attachés, malgré le péril de fonder la paix de l’Europe nouvelle sur une question d’Alsace-Lorraine à rebours.

Loin de là, les négociateurs estimèrent que les Alliés, qui venaient de concourir si brillamment à la victoire, ne pouvaient pas se voir repoussés quand ils proposaient de continuer dans la paix la politique qui les avait amenés sur le champ de bataille. La proposition Lloyd George-Wilson venant à disparaître, on ne découvrait d’autre recours contre la guerre qu’en l’idéologie de la Ligue des Nations, beaucoup plus propre aux combinaisons parlementaires comme aux élans d’éloquence, que la silencieuse mais efficace tension des gouvernements alliés pour la continuité de la paix. Le Pacte de Garantie suffisait à exclure la guerre, comme l’a reconnu lord Curzon. Mais si l’Amérique, toute à sa prospérité particulière, se désintéressait de l’un et de l’autre arrangement, il ne nous restait que l’incertitude.

La République américaine l’a trop vite oublié, après nous avoir dit que «la frontière de la liberté était en France». En laissant, non seulement la France mais toute l’Europe de droit, aux chances d’une nouvelle prise d’armes, l’histoire prononcera que l’Amérique a tourné le dos trop vite aux appels de sa destinée. Elle a perdu 50 000 hommes et nous un million et demi, avec plus de sept cent mille mutilés. Elle s’est enrichie à miracle, et nous allons lui compter, dollar par dollar, les marks qui nous sont dus par l’Allemagne au titre des réparations. A-t-elle donc si vite oublié que cette guerre fut pour nous d’extrême sauvegarde, non d’entreprise conquérante? Toute l’Europe était menacée. Nous avons sauvé les Alliés comme ils nous ont sauvés, du même coup. Anglais et Américains entrèrent dans la bataille, comme nous-mêmes, pour leur propre salut.

On comprend que le Sénat américain ait fait des objections à la nouveauté d’une Ligue des Nations, qui pouvait entraîner le pays au delà de ses prévisions. Le rejet du Pacte, sans débats, s’explique moins aisément de l’Amérique, puisqu’il ne s’agissait pour elle que de s’unir à l’Angleterre afin d’empêcher un renouveau des agressions allemandes contre la France, laquelle représentait le point de crise du droit européen. Le Pacte de Garantie s’installait ainsi en clef de voûte de la paix européenne, au-dessus des théories. Son rejet, par là même, avait la valeur d’une invitation oblique aux revanches de l’agression manquée.

Que la France et l’Europe soient demeurées sous le coup des préventions causées par la désinvolture avec laquelle les pouvoirs publics des États-Unis ont refusé de discuter un état de solidarité qui eût arrêté l’Allemagne dans la course aux armements, nous avons le droit de le regretter pour l’Amérique autant que pour nous-mêmes. Il lui était possible de porter un coup d’arrêt aux prolongements de cette affreuse tragédie. Non seulement elle n’a pas même été tentée de suivre l’exemple (unanime) de nos alliés britanniques, mais encore, sans débats, elle a dédaigneusement écarté la question. La pente n’était que trop glissante. On le vit bien lorsqu’à cette malheureuse défaillance succéda l’entreprise de nous faire payer le complément de dommages à nous causés par le retard de ses préparations.

Il nous sera permis d’en exprimer notre cruelle surprise. Surtout quand on s’obstine, dans des vues inquiétantes, à nous faire prendre, pour plus de soixante ans, des engagements financiers auxquels chacun sait que nous ne pourrons pas faire droit. Et cela ne suffit même pas à calmer les appétits américains. On ne nous permet d’établir aucun lien entre les paiements à venir de l’Allemagne et les prétendues créances du gouvernement américain, qui ne se contente pas d’être payé par nous dans la mesure des sommes à recevoir de l’Allemagne au titre des réparations. Que les rétributions allemandes prennent fin, pour quelque raison que ce soit, l’Amérique veut que son compte de profits s’ajoute, comme pour nous achever, au compte des dommages causés par l’ennemi.

Ne sera-t-il donc pas permis de demander à quel désastre total accepte de nous précipiter une avidité, sans autre issue que l’anéantissement de la France? Plus de soixante années! Songez ce que ce temps peut produire de développements de prospérité pour d’autres pays, en même temps que de catastrophes suprêmes pour le nôtre, coupable d’avoir pris les armes contre l’envahisseur! A quelles comparaisons veut-on donc nous conduire entre l’agression allemande et «l’amitié» du «secours» américain[95]?

Il y a, sans doute, la France endormie qui se réveillera quelque jour. Mais, comme je ne sais pas l’heure de ce miracle, et que je suis pressé par les ans, je me contenterais d’un homme de bon sens qui aurait le courage, quand il pense non, de dire non[96]. C’est peut-être, chez nous et ailleurs, le plus difficile à obtenir. J’ai confiance, malgré de mauvais signes. J’ai confiance parce qu’il nous reste nous, et que, venue l’heure favorable, ce pourrait être assez.

Il n’y a pas de peuples sans voisins, et nous voudrions que nos voisins nous fussent amis, car c’est là que se trouve la sécurité supérieure, mais l’amitié ne se gagne pas par la violence, sous quelque forme que ce soit. La sécurité internationale garantie par nos alliés nous fut offerte, et nous l’avons acceptée. Elle n’a pu se réaliser par l’incompréhension de quelques intelligences défaillantes. La France n’en demeure pas moins noblement dans son rôle historique. Elle peut prendre à son compte le mot du grand potier, Bernard Palissy, lorsque son roi lui conseillait de se convertir pour éviter le supplice: «Sire, je sais mourir.» Mais la France ne mourra pas parce que l’humanité a besoin d’elle pour des accomplissements de grandeurs, pour des actes désintéressés.


Suivez la discussion de M. Tardieu avec les délégués britanniques et dites quel argument fut par nous négligé.

La Paix, p. 235.

J’ai eu soin qu’il n’y eût jamais de Conseil de cabinet pour que M. Poincaré ne pût pas croire que nous avions quelque chose à lui cacher.

La Paix, Tardieu, p. 223.

Je donnerai plus loin un bref tableau des mutilations financières du Traité. L’Amérique se dresse devant nous comme une créancière impitoyable et l’Angleterre entend un Snowden injurier grossièrement la France dans un intérêt de basse flatterie pour l’Allemagne.

Voyez plutôt l’effet du «non» du même M. Snowden.


CHAPITRE XIV

LES CRITIQUES DE L’ESCALIER

Les articles de M. Poincaré sur le Traité, ai-je osé dire, sont comme la leçon d’un professeur circonspect qui relève les fautes, petites ou grandes, des bons et des mauvais élèves coupables de s’être mis au labeur, tandis que lui, Deus ex machina, se tournait philosophiquement les pouces aux portes du Nirvana élysée[97].

J’ai lu avec patience cet universel réquisitoire d’un homme qui, au courant de tout, n’a rien fait et se rattrape à coups de férule sur le dos de ceux qui ont tenté. Chacun sait que les critiques d’après coup ont pour principal avantage de nous mettre en état de prévoir ce qui est arrivé. Cela rend la discussion plus aisée.

Je ne m’arrête pas aux griefs de l’homme d’inaction contre les hommes d’action qui ont porté le poids de la bataille. Les colonies qui nous furent attribuées n’ont pas rempli l’attente du chef d’État qui cédait à l’Allemagne, avant la guerre, les meilleures parties du Congo français, découpées à cet effet par M. Caillaux.

Le Traité a été rédigé en français et en anglais simultanément. Louis XIV et Napoléon ne connaissaient de tels documents qu’en français. Quelle puissance d’expansion nous ont-ils laissée, comparativement à leurs adversaires? M. Poincaré n’en dit rien. L’idée qu’on ne pouvait refuser un tel hommage aux grands soldats de l’Angleterre et de l’Amérique, tombés sur la terre française, ne se présente même pas à sa pensée.

Un dernier trait, cependant, le plus beau: M. Poincaré voudrait que nous eussions mis au travail sur le Traité les diplomates professionnels dont je connais les mérites, mais que je n’ai jamais vus trop avides de responsabilités[98]. Eh bien, non. Nous n’étions pas de ceux qui n’ambitionnent le pouvoir que pour se dérober à l’action. Eh quoi? Quand, après la violation du territoire belge, pour sauver à tout prix ce qui pouvait être sauvé de la France, nous avions subi, le front haut, les pires horreurs du meurtre, du pillage, du vol, des destructions de villes, de l’asservissement et des déportations de non-combattants; quand nous avions vu tomber un million et demi de nos fils sur les champs de bataille qui nous avaient rendu presque autant de mutilés; quand l’Angleterre, notre vieille ennemie, avait fait un sacrifice équivalent pour le salut commun; quand l’Italie, qui avait été de la Triplice dans les mauvais jours (n’est-ce pas, Crispi?) s’était ralliée à l’appel de la race; quand le président respecté de la grande République américaine nous avait apporté, après des hésitations qui nous avaient coûté le meilleur de notre sang, l’espoir d’une sanction de droit humain, alors nous nous serions tournés, comme honteux de nous-mêmes, vers les professionnels d’une diplomatie dressée à l’exécution plus qu’à l’initiative et nous nous serions effondrés derrière un gouvernement de plaidoiries! Non. Non. Nous ne sommes pas des gens que vous cherchez.

Vos diplomates «de carrière», que je respecte comme augures, ont été consultés, ainsi qu’il se devait, sur tout ce qui pouvait être de leur métier. Ils étaient là pour nous éclairer dans la mesure de leurs moyens. Mais les responsabilités dont vous voudriez vous décharger sur eux, ce n’est pas, ce ne peut pas être leur affaire. Ils sont là pour le comment. Quand vous leur demandez pour corser de ouis et de nons l’auguste silence d’où prendront leur essor vos arbitrages du pour et du contre dans une savante dilution de responsabilités, qu’y faire? Vous êtes un homme de parole et même de mutisme au besoin, tandis que nous, excusez notre simplesse, nous ne nous sommes engagés dans l’action que pour agir, non pour reculer. Nous pourrons nous tromper. Nous n’y manquerons pas, car c’est le sort inévitable de tous les hommes d’action, en particulier de tous ceux qui auront entrepris d’alléger quelque chose des misères humaines. Mais, bien ou mal récompensés, nous aurons accompli une part de la grande tâche d’humanité vivante que les parleurs en rond ne comprendront, ne connaîtront jamais.

En ce sens, nous sommes aussi des idéalistes, puisqu’il faut tout avouer, et nous ne craignons pas, des maîtres endormeurs, le reproche d’idéologie. Je ne vous apprendrai certainement rien en vous disant que, dans l’activité politique, il y a des fautes qui donnent du crédit—ce qui n’est à l’avantage de personne, pas même du profiteur momentané.

Vous a-t-on dit que, si nous nous proposions, comme vous, d’assurer la sécurité de la France, nous prétendions, au risque de difficultés inévitables, que le respect de nos droits s’étayât de toutes parts, dans l’ensemble de la civilisation, d’un égal respect des droits d’autrui? Vous a-t-on dit, qu’à cette parole, le vieux monde, ankylosé dans sa souffrance, avait soudainement tressailli, et pouvez-vous croire que votre jeu de diplomates exorbités se fût imposé, dans les heures périlleuses, aux coryphées du droit humain accourus à l’appel de la République française? Moi, je vous dis non, parce que j’ai vécu ces heures douloureuses où les droits s’affrontaient et où il ne fallait pas moins que l’autorité libératrice des grandes puissances réunies pour dire, avec une efficacité suffisante, ce qui serait et ce qui ne serait pas. L’appel au droit veut des juges. La France, l’Angleterre, l’Amérique avaient payé de leur sang leur droit à cette haute fonction. Elles pouvaient dicter des formes de justice devant lesquelles s’inclinerait l’Europe en voie de se reformer. Ainsi va le cours des civilisations.

Il n’est pas sûr que les peuples victimes des conquérants fussent accourus à l’appel de votre chère diplomatie qui avait sanctionné tour à tour les méfaits dont les vaincus des anciens jours attendaient la réparation. Et surtout, je ne crois pas que l’Angleterre et l’Amérique qui, au moins, font ce qu’elles font, eussent consenti à s’en remettre à des chefs d’inaction[99] pour la besogne effective en vue de laquelle elles avaient été choisies. Nous serions restés fort penauds, dans les remous d’une tentative inavouable pour nous esquiver.

Nous ne nous sommes pas dérobés, monsieur le Président, voilà le plus clair de notre crime. Aux premiers rangs de la civilisation, les Alliés qui venaient de verser leur sang pour sauver le droit, ont pensé que leur premier devoir était, dans la mesure du possible, de l’organiser. Le succès couronnera-t-il leur effort? C’est le secret de la Destinée. Au moins aurons-nous voulu, nous serons-nous efforcés. Si vous jugez aujourd’hui, comme moi, la politique de mutilation du Traité (dont vous êtes aussi responsable que tout autre), je puis au moins vous apprendre qu’il n’y a pas une défaite du droit qui ne contienne pour l’avenir les éléments d’une réaction de succès, si bien qu’il suffit d’être du bon côté de la barricade pour se trouver en fin de compte étayé de l’événement. Peut-être le maréchal Foch sentait-il cela, comme moi-même? Seulement sa barricade était de pierres qu’un obus d’avion fait voler en éclats. La mienne était d’un développement de l’homme que rien ne peut surmonter.

Nous n’avions pu gagner la guerre que par la réunion de quatre grands peuples. Nous ne pouvions faire la paix que par l’accord de quatre gouvernements qui n’avaient pas nécessairement, et pour cause, les mêmes vues sur la meilleure manière de faire une Europe de droit. Cela exaspérait notre généralissime qui se préoccupait assez naturellement de finir sa guerre par une paix de sa façon, plutôt que par des partages d’équité entre des peuples qui, jusque-là, n’avaient su que s’entre-tuer. C’était, pour Foch, une idée insupportable qu’à lui, le soldat vainqueur, de simples chefs d’État pussent imposer leurs vues et, comme c’était avec moi qu’il discutait d’abord (après avoir subi des influences qui ne m’étaient pas inconnues), je recevais l’honneur du premier coup. Ainsi la paix me mettait en bataille de tous les côtés à la fois.

Le Maréchal, dont les inspirations simplistes ne permettaient d’envisager que l’aspect militaire du problème de la paix, tenait pour une solution «décisive» l’annexion de la Rhénanie[100]. De même l’empereur Guillaume Ier, dans une lettre qui est aux archives des Affaires étrangères[101], prétendait justifier l’annexion de l’Alsace en alléguant que l’Allemagne avait besoin d’un «glacis» sur le Rhin. On n’a pas vu que le «glacis» alsacien ait permis au petit-fils de maintenir la conquête de l’aïeul.

Depuis les temps les plus lointains, les guerriers de tous les pays n’ont connu qu’un système d’annexion pour politique de défense agressive, et cette conception d’une organisation de déséquilibre militaire n’a fait qu’entretenir les habitudes belliqueuses qu’on annonçait l’intention d’abolir. C’est ainsi qu’on a mis l’Europe dans l’état anarchique d’où l’heureuse issue de notre grande guerre pouvait permettre de la sauver.

Jamais peut-être, dans l’histoire, situation plus favorable ne s’était rencontrée pour une telle tentative. Notre audace commune fut d’essayer de faire une Europe de droit international. Nous osâmes tenter le sort. Trop grande, la victoire d’un seul engendre rarement une paix d’équité. La victoire de plusieurs engage plutôt à rechercher des approximations de justice où chacun peut mettre à l’épreuve les ressources de son génie particulier.

Hier, c’était la première fois qu’une œuvre de haute justice internationale était impartialement mise sur le chantier. On vit les peuples, à qui l’histoire avait été si dure, venir à la barre des vainqueurs pour demander justice, apporter leurs doléances, invoquer «la charité du genre humain». Et, dans la mesure du possible, après d’émouvants débats, des réparations notables furent accordées. Oui, jusqu’à nous sont venues les plaintes déchirantes de peuples civilisés en proie à de cruelles tortures et nous les avons écoutés parce que nous avions payé chèrement le droit heureux de les libérer. Et cette œuvre nous l’avons accomplie, dans une appréciable mesure, avec le contentement de n’avoir rien ajouté aux maux des sociétés humaines, avec la conscience même d’avoir aidé les faibles, en restreignant les abus historiques des forts. Tout le monde ne l’a pas compris. Nous n’en avons pas moins fait une grande œuvre en restaurant l’idée du droit aux réparations d’un passé douloureux.

Le problème fut moins de tracer des frontières que d’attendre, dans la paix des hommes d’État futurs, des achèvements de volonté dignes de ceux qui avaient permis de gagner la guerre. M. Wilson, idéaliste pragmatique, jouait toute sa partie sur «la Société des Nations», accommodée aux postulats d’une politique américaine qui n’échoua devant le Sénat de Washington que parce que le Président n’accepta pas d’inoffensives transactions.

Il est plus facile de réformer autrui que soi-même. Avec nous, cependant, tous ces plénipotentiaires, de toutes provenances et de toutes formations mentales, ont pu faire approximativement un plan de reconstruction européenne et remédier tant bien que mal au plus vif, au plus cuisant des blessures du passé. Tous ont fait de leur mieux. Avec nous, si nous demeurons dignes de notre victoire, ils se maintiendront peut-être à la hauteur de la grande œuvre. Pour l’heure, nous n’en pouvons dire davantage. M. Poincaré qui est, au fond, le meilleur élève de M. Briand, n’aurait jamais parlé comme M. Lloyd George, professant qu’à partir de l’armistice, l’inimitié traditionnelle de l’Angleterre et de la France devait reprendre son cours. Mais sa faute capitale fut de chercher dans l’Europe nouvelle un autre groupement de forces que celui qui venait de triompher. Sans doute, à cet égard, ni l’Amérique, ni l’Angleterre n’ont donné le bon exemple. Mais nous aurions pu les rappeler au devoir au lieu de nous oublier.

Bien que nous n’eussions pas reçu d’autres avantages territoriaux que la restitution inévitable de l’Alsace-Lorraine, l’Angleterre et l’Amérique n’ont peut-être pas vu sans réagir que M. Poincaré préférait à leur garantie militaire la mainmise sur la Rhénanie. Je ne cacherai pas que j’en fus moi-même ébahi. Peut-être était-ce un sujet d’étonnement légitime de voir nos amis se porter, de premier élan, aux rétablissements de la terre allemande d’où étaient parties les dévastations systématiques de la terre française ramenée, quatre années durant, à l’état de sauvagerie. Il est bien entendu que je ne blâme pas le sentiment. Il devait venir, mais il est venu avant son heure. Tout ce qui s’en est suivi a montré que le rapprochement avec l’adversaire était dans les desseins de nos anciens Alliés, lesquels, sans trop s’inquiéter des répercussions inévitables, laissaient l’Allemagne organiser la violation de tous les articles du Traité sans lui en demander compte.

Jour par jour, heure par heure, pendant un an, nous avions travaillé péniblement à une œuvre ingrate dont les parties constructives menaçaient à tout moment de s’écrouler, sous l’effort de revendications contradictoires surgissant de tous côtés. Chacun cherchait à se pourvoir. Les grands sentiments ont parfois de pauvres dessous. Dans le raccourci de mon temps, les occasions ne m’ont pas manqué, sans retourner à l’école, de compléter mon éducation.

C’est ainsi que, lorsque le Maréchal me demanda de lui adjoindre un fonctionnaire du quai d’Orsay pour lui permettre de traiter directement avec les Allemands la question de la paix, je ne pus voir dans cette requête qu’une invitation à me dessaisir en sa faveur de l’autorité de ma fonction, réduite à communiquer aux Alliés (qui, d’ailleurs, ne se seraient pas laissé faire) les décisions du soldat mises en forme par un diplomate à lui subordonné. Pas un moment je ne fus disposé à me laisser ainsi dépouiller de mes attributions. Qu’il se lève, celui qui m’en blâmera.

D’ailleurs, toutes les questions soulevées par l’issue de la guerre étaient connexes et ne pouvaient se résoudre que selon des rapports de correspondances internationales, après délibérations. L’Allemagne avait trop pris pour n’être pas condamnée à rendre. Et comment refuser le droit d’annexion à l’un, si l’on a commencé par l’affirmer en faveur de l’autre?

Confiant dans la grandeur de l’entreprise que nous avions la témérité d’engager pour obtenir une paix durable en mettant la force au service du droit, nous poursuivîmes notre tâche parmi les criailleries de ceux qui avaient manqué l’occasion de vaincre, et ne nous le pardonnaient pas. On conviendra peut-être que ce qui nous fait faute aujourd’hui, c’est tout autre chose que la Rhénanie, puisque nous la tenons encore et que les difficultés ne nous manquent pas. Pour le maréchal Foch, il vivait dans l’amertume de sa déconvenue, comme son «Mémorial» en fait foi. Il me semble qu’ayant reçu la charge de gagner la guerre et l’ayant gagnée, la gloire en aurait pu suffire à sa légitime ambition, sans qu’il lui incombât d’autre mission, dans la rénovation pacifique de l’Europe, que de donner son avis sur des dispositions de frontières, le cas échéant. J’ai déjà dit qu’il ne s’est jamais plaint que j’aie tenté de lui imposer mes vues sur une décision d’ordre militaire. D’où lui serait venu son droit d’imposer au gouvernement français, seul qualifié pour traiter avec les gouvernements étrangers, des décisions de politique générale pour lesquelles jamais homme d’ailleurs ne fut moins désigné?

Tout bien considéré, le thème du soldat sur la Rhénanie était de l’inspiration naturelle des gouvernements d’autocratie militaire, et personne ne peut s’étonner qu’un vainqueur cède à l’envie de prendre des territoires. Mais il faut la mesure en tout, et il n’est pas permis de dire que le Traité «est mauvais, très mauvais», parce que nous n’avons pas historiquement justifié le rapt germanique de 1871 en annexant, après notre victoire, un territoire allemand. J’ai remarqué, ailleurs, que M. Poincaré occupait, tout en clamant qu’il n’annexait pas, et que le maréchal Foch, sans trop se défendre sur ce point, préférait un autre sujet de conversation.

 

Lorsque j’avais annoncé officiellement au général qu’il était nommé maréchal de France[102], il m’écrivit une lettre de remerciements plus qu’aimables. Le Mémorial s’est bien gardé de la publier. Il me sera permis de réparer cette négligence pour montrer jusqu’à quel point une gratitude débordante emportait alors la plume du Maréchal.

Voici les documents:

«Paris, 9 août 1918.

«Monsieur le Président,

«Le décret du 24 décembre 1916 a fait revivre une première fois la dignité de maréchal de France. J’ai l’honneur de soumettre à votre signature, au nom du gouvernement, et, je peux l’affirmer, au nom de la France entière, un décret conférant au général Foch cette haute récompense nationale. A l’heure où l’ennemi, par une offensive formidable sur un front de cent kilomètres, comptait arracher la décision et nous imposer cette paix allemande qui marquerait l’asservissement du monde, le général Foch et ses admirables soldats l’ont vaincu.

«Paris dégagé, Soissons et Château-Thierry reconquis de haute lutte, plus de 200 villages délivrés, 35 000 prisonniers, 700 canons capturés; les espoirs, hautement proclamés par l’ennemi avant son attaque, écroulés; les glorieuses armées alliées jetées d’un seul élan victorieux des bords de la Marne aux rives de l’Aisne, tels sont les résultats d’une manœuvre aussi habilement conçue par le haut commandement que superbement exécutée par des chefs incomparables.

«La confiance placée par la République et par tous les Alliés dans le vainqueur des Marais de Saint-Gond, dans le chef illustre de l’Yser et de la Somme, a été pleinement justifiée.

«La dignité de maréchal de France, conférée au général Foch, ne sera pas d’ailleurs une récompense pour les services passés; elle consacrera, mieux encore dans l’avenir, l’autorité du grand homme de guerre appelé à conduire les armées de l’Entente à la victoire définitive.

«G. Clemenceau.»

«DÉCRET:

«Article premier.—Le général de division Foch (Ferdinand) est nommé maréchal de France.

«Article 2.—Le ministre de la Guerre est chargé de l’exécution du présent décret.

«Le Président de la République.

«Raymond Poincaré.»

Ci-dessous la réponse du maréchal Foch:

«Commandement en chef des

    armées alliées.

G. Q. G. A., le 6-8-18.

«Le général

«Monsieur le Président,

«Je reçois le précieux autographe que vous m’envoyez. Par le signataire, par les sentiments que représente ce signataire, il augmente pour moi la valeur de la récompense que vous voulez bien me faire accorder. Il constituera un titre de noblesse précieusement conservé dans ma famille.

«Croyez, monsieur le Président, à mon profond et bien attaché respect.

«Foch.»

Mais quelle aventure quand, en 1922, partant pour l’Amérique, où j’allais défendre la France contre les accusations de militarisme, je lus dans le New York Tribune un interview du maréchal Foch ainsi conçu:

«—Clemenceau va là-bas pleurnicher et faire du sentiment, comme un vieillard qu’il est.

«Si je pouvais lui donner un conseil, je lui dirais: Restez chez vous!

«Mais il n’a pas pris mon avis.

«Clemenceau me rappelle Guillaume II.

«Guillaume II a perdu la guerre et maintenant il essaye—notamment aux États-Unis—de se justifier avec ses Mémoires.

«Clemenceau a perdu la paix. Son apologie n’aurait que peu de succès en France; il espère en avoir plus aux États-Unis.

«Il va dire aux Américains: «Vous êtes vraiment méchants. Pourquoi n’avez-vous pas ratifié «mon traité?»

«Les Américains lui répondront probablement: Pourquoi nous parlez-vous de cela? Nous avons chassé l’administration qui l’a signé. Pourquoi n’êtes-vous pas mieux informé de notre véritable opinion?»

«Ce voyage est une entreprise de réclame personnelle. Il est dépourvu de toute utilité pratique.»

(New York Tribune, 18 octobre 1922.)

Quand la campagne antifrançaise aux États-Unis commença, sous l’inspiration allemande, par de violentes réprobations de notre prétendu «militarisme», j’en éprouvai une telle indignation que je résolus d’aller sur place porter témoignage pour mon pays.

Sous la signature d’André Tardieu, l’Écho national—12 octobre 1922—avait publié ce qui suit:

«L’Écho national a reproduit les articles par lesquels le New York Times et le New York World ont relevé sévèrement l’attaque dirigée par M. le maréchal Foch contre M. Clemenceau à l’occasion de son voyage en Amérique.

«Nous avons reçu depuis le texte de cette attaque. C’est une interview de l’ancien commandant en chef des armées alliées, publiée par le New York Tribune. Comme l’écrivait un journal américain, M. le Maréchal est devenu le jouet des politiciens; il est à plaindre. Son interview est le digne pendant du communiqué officiellement remis par le Quai d’Orsay à la presse américaine et que je rappelle: «Le gouvernement actuel n’a donné aucune mission à M. Clemenceau. Il lui a dit: Dieu vous bénisse! Bon voyage!»

«M. le maréchal Foch a voulu faire plus et mieux que les agents de M. Poincaré.»

Ignorant tout de mes intentions, sans avoir la moindre notion de ce que j’allais dire, ce commandant en chef, dans les termes fâcheux pour lui que je viens de citer, invitait véhémentement les Américains à refuser de m’entendre. Pour les hommes qui les commettent, de telles fautes, tôt ou tard, doivent s’expier. Puisqu’on m’y oblige, je demande une fois de plus où serait le maréchal Foch aujourd’hui si je ne l’avais, deux fois, sauvé par la peau du cou.

C’était, en moins bon style, le fond d’une longue diatribe de M. Joseph Caillaux (condamné pour intelligences avec l’ennemi) contre les imperfections de mon caractère. Seulement les vitupérations du condamné de la Haute-Cour avaient une raison d’être puisque je l’avais fait mettre hors de cause par les lois de mon pays.

Comment le Maréchal ne comprit-il pas que la rencontre de ces deux noms, Foch, Caillaux, était pour lui un assez cruel châtiment? Je fis le voyage en dépit d’eux et de la ligue allemande d’Amérique, auxquels j’ai le regret d’adjoindre, pour l’impertinence de ses adieux, M. Poincaré, caché derrière ses bureaux.

En Amérique, je défendis la cause de la France sans que personne me dît un seul mot de cette aventure. Je la mentionne simplement ici pour la bonne tenue des comptes. Le Maréchal ne s’est probablement pas douté qu’il fournissait en sa personne un exemple frappant des périls du «militarisme français», si vivement combattu par la presse américaine. Il est vrai que de telles considérations ne semblent pas s’être jamais présentées à son esprit.

Le maréchal Foch avait fait aux États-Unis un voyage de simple parade. Sachant trop bien que l’Amérique tout entière était hostile à sa mainmise sur la Rhénanie, il s’était bien gardé de dire qu’il voulait l’annexer. Il n’aurait pas trouvé un homme pour l’approuver.

Depuis ce temps, je voudrais savoir comment Foch, si impérieux devant nous, gouvernement de la victoire, a porté le souci de notre défense militaire. Doctrinaire du tout ou rien, plus que personne il avait le droit et le devoir d’avertir les parties responsables, promptes à fermer les yeux pour ne rien voir. Qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait, au Conseil supérieur de la guerre, pour maintenir nos avantages, en voyant chaque jour les maîtres de la politique nouvelle réduire systématiquement les trop justes revendications de la victoire, devant l’arrogance croissante des vaincus? Car s’il s’était borné à des récriminations rétrospectives, ce ne serait pas assez pour seconder l’effort du futur commandant en chef qui, quelque jour, peut-être, lui succédera devant l’ennemi.

Où seront dans ce temps-là nos Alliés? L’Angleterre voit le péril, mais n’est peut-être pas en disposition d’y parer avec des actes qui pourraient dès à présent l’engager. L’Amérique ne songe même pas à s’excuser de se lancer dans une exploitation financière de l’Europe en manière de colonie économique. Et nous, que faisons-nous pour nous-mêmes, en dehors des sempiternelles plaidoiries du gouvernement?

Vous souvient-il de l’apologue par lequel Démosthène cherchait à réveiller l’attention de ses auditeurs qui n’écoutaient pas ses révélations sur l’activité belliqueuse du Macédonien?

—Un jour, Cérès, avec l’anguille, et Progné l’hirondelle, voyageaient de compagnie. Un fleuve les arrête: le Rhin de ce temps-là. L’anguille se jette à la nage et l’oiseau franchit l’eau d’un coup d’aile.

—Et Cérès, que fit-elle? s’exclama le peuple réveillé.

      —Ce qu’elle fit? Un prompt courroux

      L’anima d’abord, contre vous.

Quoi? De contes d’enfants son peuple s’embarrasse

      Et du péril qui le menace

Lui seul entre les Grecs il néglige l’effet!

Que ne demandez-vous ce que Philippe fait?

Eh oui! voilà une question bien posée. «Demandons-nous ce que Philippe fait.» Et si nous n’entendons pas nous offrir à sa conquête, organisons nos moyens de défense au lieu de les lui livrer. M. Poincaré lui-même, sous les accusations accablantes de l’évidence, ne reconnaît-il pas que «ceux-là mêmes qui avaient nettement proclamé l’insuffisance du Traité, ont été les premiers à le ruiner»?

De cette lamentable aventure, l’histoire demandera des comptes. On pourra comparer le silence du Maréchal avec la violente rhétorique des revendications de la Rhénanie. A juger les faits du jour, j’en éprouve une déception plus grande qu’à entendre vanter la vertu intangible du fameux glacis stratégique à tout faire.

Pour moi, qui m’attribue, sans la permission de personne, le droit de juger hommes et choses, en ma simple qualité de patriote français, je n’ai pas encore pu m’habituer à voir la main de certains gouvernants dans celle d’hommes justement condamnés pour cause insigne d’impatriotisme en décomposition. Cela est un peu plus grave que les fautes qui me sont reprochées par le Maréchal, lequel n’a jamais demandé compte de faiblesses patentes à certains de ses amis. Comment n’en a-t-il pas été révolté?


Je regrette vraiment d’être si souvent dans le cas de faire intervenir ici l’ancien président de la République et je m’en excuse auprès de lui. Mais puisque le maréchal Foch ne peut pas nous dire dans son Mémorial s’il annexe ou non la Rhénanie, je suis bien obligé d’en référer à son meilleur avocat qui, d’ailleurs, n’en sait pas plus long que lui là-dessus.

Ceux qui croient que les ministres plénipotentiaires sont plus aptes à traiter de la paix que les chefs d’État n’ont qu’à lire, à titre de modèles, les lettres qu’échangeaient le comte d’Avaux, homme poli et bienveillant, mais imbu de lui-même, et M. Abel Servien, génie violent et agressif, tous deux ambassadeurs de France, lors des négociations du Traité de Westphalie.

«...Pensez-vous que la Reyne trouve bon que des gens qui doivent estre à toute heure et à tout moment (si le cas y eschet) pour conférer, parler, respondre, consulter ensemble amiablement et fraternellement, se soient reduicts à s’explicquer l’un à l’autre? Comme ils s’explicqueroient aux Députés du party contraire, que ceux dont la concorde et la bonne intelligence devoit estre l’image de la Paix qu’ils traictent, ne puissent parler ensemble sans se picquer ou se quereller? Estimez-vous que les affaires de leurs Majestez en reçeüssent point de dommage dans le retardement que cette méthode apporteroit? Vous faictes paroistre vostre diligence dans la Lettre que vous m’avez escrite, mais icy elle s’endort et sommeille un peu. Ce n’est pas le moyen d’abréger les affaires que de traieter par escrit entre nous... Et M. Servien d’accuser à son tour:

«...J’ay remarqué d’abord que vous conduisez tous les jours vostre raisonnement par certains destours et par des replis qui n’y laissent point de force. Un autheur de nostre temps a fort bien dit que cette forme de marcher dans les affaires est rampante comme celle de serpent, et ne s’eslève jamais hors de terre. Cependant, c’est vostre méthode ordinaire, vous n’aimez point dans les contestations de combattre de pied ferme; si vous portez quelque coup, c’est par surprise; si on vous en porte, vous ne passez qu’en esquivant, vous n’osez pas franchir le sault...»

(Lettre de M. Servien à M. d’Avaux, 6 août 1644.)

La diplomatie est instituée plutôt pour le maintien des inconciliables que pour l’innovation des imprévus. Dans le mot «diplomate», il y a la racine double, au sens de plier.

C’était son droit et son devoir d’exprimer sa pensée, mais il faut bien reconnaître que le maréchal Foch entreprit d’abuser.

Clausewitz, dont j’ai cru comprendre que le maréchal Foch était un des élèves, n’avait garde d’enseigner la révolte contre le pouvoir civil. «C’est la politique qui conduit la guerre, tandis que la stratégie, écrivait-il, n’en est que l’instrument: elle doit en prendre le caractère et les dimensions.» Cette haute leçon d’un tel maître, eût peut-être été profitable au maréchal Foch, si elle lui eût été signalée par M. Poincaré.

Cette lettre m’a été remise par le docteur Hugenschmidt, de la part, de l’impératrice Eugénie, à qui elle avait été adressée en réponse à une demande de nous laisser l’Alsace-Lorraine.

«...Malgré toute l’habileté et toute la courtoisie dont fit preuve le général, il y eut, au cours des mois qui suivirent l’obtention du titre de commandant en chef, de très nombreuses frictions qui montrèrent, qu’à ce titre, il manquait l’adjonction d’une dignité rendant le grand chef des Alliés au moins l’égal, à ce point de vue, du maréchal Haig.

«Voilà pourquoi dans les premiers jours d’août (1918) le président du Conseil demandait au gouvernement de nommer le général Foch maréchal de France, et cela dans l’intérêt des Alliés aussi bien que de la France.»—(Général Mordacq, le Commandement unique.)


CHAPITRE XV

SENSIBILITÉ ALLEMANDE

Qu’est-ce donc que cette «civilisation germanique», monstrueuse explosion de volonté dominatrice, qui menace ouvertement de tout emporter des diversités d’évolutions acquises, pour leur substituer l’implacable maîtrise d’une race dont le rôle impérieux serait de se substituer, par la force des armes, à l’ensemble de tous les développements nationaux? Lisez plutôt la fameuse brochure, Notre avenir, de Bernhardi, où il est allégué que l’Allemagne concentre en elle, conformément aux allégations de l’historien Treitschke, le plus haut essor de la suprématie humaine, et se voit condamnée, par sa grandeur même, à absorber tous les peuples en elle, ou à retourner au néant.

Du point de vue allemand, la monstrueuse question, ainsi posée, doit être inévitablement résolue par l’apothéose de la Germanie. En attendant, loin que la «culture allemande» semble disposée à s’amender, nous la voyons proclamer, plus haut que jamais, le droit universel à la suprême domination qui lui confère sur les peuples, des droits de vie et de mort à faire valoir par n’importe quel moyen. Ne devrions-nous pas tous nous sentir menacés, dans nos œuvres vives, par cette folle doctrine de l’universelle suprématie germanique sur l’Angleterre, la France, l’Amérique ou tout autre pays?

Je ne me propose point de faire ici le procès de l’Allemagne. Je ne désire rien tant, pour ma patrie, que la paix avec elle. Mais pour une paix durable, il faut, de part et d’autre, de mêmes vues de droit commun et la même qualité de bonne foi. Trop d’hommes publics, aveuglés par une excessive opinion d’eux-mêmes, ne se sont pas encore avisés des problèmes profonds d’une pacification durable.

Que nous le voulions ou non, ce n’est pas le Parlement international de Genève, subtil abrégé des parlements planétaires, sans pouvoir d’exécution, qui décidera de la paix des temps à venir. Les présomptions de l’ignorance engendrent trop de paroles de sincérité provisoire, et l’irrésistible impetus des égoïsmes sans contrainte aura trop tôt fait de nous jeter aux contre-coups de l’imprévu. La prudence et le courage ne s’excluent pas, comme il plaît à beaucoup de le croire. Paroles et actes au point: ce devrait être la formule de chaque journée, en attendant le coup d’inconnu par lequel nos prévisions ne cessent d’être troublées. La solution américaine du problème des dettes interalliées peut influer, dans le sens le plus redoutable, sur les mouvements d’avenir qui fixeront nos destinées.

Quel document plus propre à faire apparaître la redoutable orientation de la «culture allemande», que le fameux manifeste des quatre-vingt-treize superintellectuels de la Germanie, pour justifier l’agression militaire la plus sanglante et la moins excusable contre les grands foyers de civilisation. Au moment où la Belgique, violée, gisait sous la botte du malfaiteur, toute l’élite de «la culture germanique» se leva (octobre 1914) pour prendre parti contre le respect des traités et fixer la doctrine d’une victoire qui leur paraissait assurée au moyen du parjure.

En soi, la manifestation elle-même n’est pas sans une apparence de raison d’être. Les politiciens, en tous pays, ne sont pas nécessairement des intellectuels. Il n’est donc pas étonnant que les professionnels de la «culture» cèdent à l’envie de les éclairer. Longtemps encore, les gouvernants demeureront, sans doute, d’empirisme chanceux. Dès lors, point de surprise si des hommes, très différents de doctrine, se mettent volontiers en devoir de prodiguer leurs lumières à ceux qui se dépensent dans les aveugles convulsions de leur temps. Cependant, puisqu’il est reconnu que les savants eux-mêmes ont le droit de se tromper, peut-être serait-il bon qu’ils consentissent à tourner et retourner leur plume avant de s’exprimer.

Le cas de la plus grande guerre de l’histoire, déchaînée sans raison avouée, offrait merveilleusement aux penseurs, qualifiés dans les diverses régions de la connaissance humaine, l’occasion d’en appeler de l’outrage fait à la foi publique pour ouvrir le chemin aux ravages du territoire français, depuis la mise au ras du sol des grands édifices de l’histoire, jusqu’aux incendies de bibliothèques. Il faudrait un livre pour parler des traitements indignes infligés aux non-combattants, pour compter les fusillés, les suppliciés, les déportés, les condamnés aux travaux forcés.

Des deux côtés de la ligne de feu, même avec des moyennes de sentimentalité équivalentes sur les fronts civils et militaires, encore aurais-je le droit d’opposer les raffinements d’une savante éducation de barbarie qui dispose l’Allemand au plus cruel traitement des populations envahies, et à la dévastation organisée. Qui ne se souvient d’avoir vu, dans les villes et dans les villages occupés, des affiches militaires indiquant le chemin des magasins où s’entassait ouvertement, sous l’étiquette «pillage», le produit de rapines dont le caractère officiel était ainsi reconnu? Je n’ai pu retenir un cri d’indignation à la vue des arbres fruitiers sciés de main allemande, afin que, longtemps après le retour de la paix, des familles françaises souffrissent encore de maux inutilement infligés par la sauvagerie allemande.

Eh bien, c’est l’heure choisie par l’intellectualité allemande pour faire entendre sa voix. Peuples, prêtez l’oreille. La grande leçon va venir des penseurs autorisés qui se réclament de Gœthe, de Beethoven et de Kant, lesquels n’ont jamais dit la moindre parole d’où l’on puisse inférer une déshonorante approbation de la violation des traités ou d’une déclaration de guerre à justifier par d’éhontés mensonges. Ils sont là tous, des doctrinaires aux lyriques de la Germanie, militairement alignés pour donner leur mot d’ordre à la conscience des peuples, dans l’instant même où se déroulent les pires violences militaires d’une dévastation «civilisée». Le plus noble spectacle, si les porteurs de la haute connaissance humaine se montrent dignes du rôle dont l’idéal les tente, pour mettre les valeurs de la conscience éclairée au-dessus de toute autre considération.

Hélas! le manifeste des quatre-vingt-treize savants de Guillaume II atteste un état d’esprit tout contraire. On a pu croire d’abord qu’ils avaient simplement obéi à un ordre impérial. Ils n’ont pas même cette excuse. Leur science n’a fait d’eux que des Allemands plus propres que tous autres à formuler, d’autorité, l’extravagance de la superbe germanique. La seule différence est qu’ils parleront plus haut que le commun du peuple dans l’automatisme de sa docilité. C’est qu’ils se croient vraiment les représentants d’une «culture» privilégiée qui les met au-dessus des erreurs de l’espèce humaine et leur confère le privilège d’une puissance supérieure dont l’abus même ne peut être accueilli par les peuples qu’avec gratitude et félicité.

Tout le texte n’est que de dénégations sans l’appui d’une preuve. «Il n’est pas vrai que l’Allemagne ait voulu la guerre.» Guillaume II a été, pendant de longues années, «raillé par ses adversaires d’aujourd’hui à cause de son amour inébranlable de la paix». Ils négligent de nous dire où ils ont pris ce mensonge. Ils oublient que, de 1871 à 1914, il nous est venu d’Allemagne une série de menaces de guerre au cours desquelles la reine Victoria, aussi bien que le Tsar, durent intervenir directement auprès du Kaiser pour le maintien de la paix.

J’ai déjà rappelé comment nos intellectuels allemands expliquent la violation de la frontière belge: «Il n’est pas vrai que nous ayons violé criminellement la neutralité de la Belgique. On peut prouver que la France et l’Angleterre étaient décidées à la violer. On peut prouver que la Belgique était consentante. C’eût été commettre un suicide que de ne pas les prévenir.» Eh bien, qu’on le prouve donc, puisqu’on est en état de prouver! On ne l’a pas tenté. Tout au plus, Ludendorff a-t-il donné pour raison l’établissement de fils de fer barbelés à la frontière allemande de la Belgique, tandis qu’il n’y en avait point à la frontière française. A-t-il donc oublié que la France, préalablement interrogée par l’Angleterre, avait fait connaître qu’elle respecterait la frontière belge, tandis que les réserves embarrassées de l’Allemagne découvraient assez clairement ses desseins avérés?

Pour confirmer la culpabilité allemande, l’inconscience de ce même Ludendorff a voulu qu’il s’oubliât, dans ses «Souvenirs de guerre» jusqu’à écrire la phrase suivante:

—«J’ai considéré comme une faveur spéciale du destin d’avoir pu coopérer à la prise de Liège, d’autant plus qu’ en temps de paix j’avais collaboré au projet de l’attaque et que j’étais pénétré de son importance.» Après ce témoignage décisif, qui donc pourra croire à l’improvisation du crime nettement préparé[103]?

Vraiment, ce morceau dispense d’autres citations. Que les plus célèbres noms de la science allemande s’alignent à la file pour contresigner un pareil texte, voilà ce qui peut déconcerter. Il faut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Et quand un grand chimiste comme Ostwald nous dit, avec ses collègues, que notre lutte «contre le prétendu militarisme allemand» est dirigée vraiment «contre la culture allemande», il faut bien nous souvenir que ce même savant a publié une histoire de la chimie d’où le nom de Lavoisier est absent.

Les «intellectuels» se classent dans l’opinion publique comme les plus ardents propagandistes de la thèse qui fait du peuple allemand le modèle du «peuple élu». Le même professeur Ostwald avait déjà écrit: «L’Allemagne a atteint un plus haut degré de civilisation que les autres peuples, et le résultat de la guerre sera une organisation de la guerre sous la conduite de l’Allemagne.» Le professeur Hæckel avait exigé la conquête de Londres, le partage de la Belgique entre l’Allemagne et la Hollande, l’annexion du nord-est de la France, de le Pologne, des provinces baltiques, du Congo et d’une grande partie des colonies anglaises. Le professeur Lasson était allé plus loin encore: «Nous sommes moralement et intellectuellement, écrit-il, supérieurs à tous les hommes. Nous sommes sans pairs. De même pour nos organisations et nos institutions. L’Allemagne est la plus parfaite création connue de l’histoire, et le chancelier impérial, Herr von Bethmann-Hollweg, le plus éminent des hommes vivants[104]

Ce langage mènerait un simple particulier à quelque asile de sûreté. Venant de professeurs authentiquement estampillés, ces paroles expliquent toute guerre allemande en alléguant que la destinée de l’Allemagne est d’universelle domination, et qu’elle est, par là même, condamnée à disparaître ou à exercer ses violences sur tous les peuples en vue de leur propre perfectionnement. Telle est la garantie qui nous est offerte, pour fondement de la paix universelle, par l’intellectualité allemande. Que ceux qui s’en contentent aient, au moins, le courage de le proclamer!

Rappellerai-je encore, puisqu’il faut insister, que le 17 septembre 1914 Erzberger, l’homme d’État allemand bien connu, membre éminent du parti catholique, écrivait au ministre de la Guerre, général de Falkenhayn: «Il ne faut pas s’inquiéter de porter atteinte au droit des peuples, ni de violer les lois de l’humanité. De tels sentiments passent aujourd’hui au second plan.» Un mois plus tard, le 21 octobre 1914, il écrivait dans le Tag: «Si l’on trouvait un moyen d’anéantir la ville de Londres tout entière, il y aurait plus d’humanité à l’employer qu’à laisser couler sur le champ de bataille le sang d’un seul soldat allemand

Étonnez-vous que le commandement suprême proclame cette opinion: «Que l’humanité commence d’abord par se transformer, nous déposerons ensuite les armes, et nous parlerons de conciliation. Il est certain qu’en agissant autrement, nous nous trouverions lésés[105]

C’est bien pourquoi le général von Bernhardi lui-même, le meilleur élève, comme j’ai déjà dit, de l’historien Treitschke, dont la pensée fait loi en Allemagne, en vient à nous dénoncer la «Puissance mondiale comme étant en décadence.» Il ne reste donc plus aux autres peuples, comme moyen de salut, que la conquête allemande. Qui commettrait la folie de ne pas s’y soumettre triomphalement? Sommes-nous donc excusables de ne pas accepter, sans autres garanties que la «foi jurée et parjurée», ces relations de bon voisinage avec le peuple qui s’annonce comme le chef-d’œuvre de l’humanité? Car ces paroles, cyniquement téméraires, quelqu’un pouvant faire montre d’autorité a-t-il jamais essayé de les renier, de les atténuer? Demandez-le aux foules, dont le premier cri, en toute occasion, est: «L’Allemagne au-dessus de tout!» Voilà sur quoi nos hommes publics se fondent pour nous recommander une paix de confiance avec l’Allemagne animée des sentiments que ses porte-parole viennent d’exposer.

J’ai pénétré parfois dans l’antre sacré du culte germanique qui est, comme on sait, la brasserie. Une grande nef d’humanité massive où s’accumulent, dans les relents de la bière et du tabac, les grondements populaires d’un nationalisme soutenu par les mugissements de cuivres emportant au plus haut la voix suprême allemande. «L’Allemagne au-dessus de tout!» Hommes, femmes, enfants, pétrifiés devant le grès divin, le front barré d’une puissance irrépressible, les yeux perdus dans un rêve d’infini, bouche tordue par l’exaspération de volonté, boivent à longs traits la céleste espérance de réalisations inconnues. Il ne restera plus qu’à réaliser, tout à l’heure, au signe du chef marqué par le destin. Voilà la suprême armature d’un vieux peuple enfant.

Tenant d’avance la France pour vaincue, Bernhardi n’hésite pas à s’en prendre directement à l’Angleterre qui doit céder le gouvernement du monde à l’Allemagne ou accepter, tout au moins, de faire part à deux. Je n’ai pas besoin de dire que la première condition de l’accord est «le droit pour l’Allemagne de disposer librement de la France par la guerre». Cela est écrit en toutes lettres. Au moins, aurons-nous été avertis. «La guerre tournée vers des fins idéales, vers le maintien d’une noble action, ne doit pas être considérée comme une manifestation de barbarie... La guerre est la continuation de la politique de temps de paix, mais par d’autres moyens...» A ce titre, «la guerre est l’expression la plus haute de la volonté de civilisation, et l’idéalisme même en fait une nécessité[106]

Dans une brochure qu’un écrivain allemand a bien voulu me faire parvenir, M. Alfred von Wegerer, lorsqu’il essaye de disculper l’Allemagne de l’acte d’agression le plus caractérisé, se heurte au texte même de la déclaration de guerre où le gouvernement impérial allègue pour tout motif la nouvelle, aujourd’hui universellement reconnue fausse, que des avions français avaient survolé Nuremberg. Il convient que c’est le seul fait invoqué dans le document remis par l’ambassadeur d’Allemagne au gouvernement français. Tout s’explique aisément, selon lui, par un invraisemblable quiproquo. Le gouvernement allemand a bien, en effet, envoyé à la France une déclaration de guerre où il mettait à notre compte des actes imaginaires. Mais il avait préparé antérieurement, nous dit-on, un autre document, non moins officiel, où se trouvait alléguée, cette fois, la nécessité pour l’Allemagne de déclarer la guerre parce que la Russie avait commencé sa mobilisation. Seulement, par une incroyable malchance, ce document, qui ne contenait point de contre-vérité flagrante, ne fut pas celui que le Kaiser choisit de nous envoyer.

Qu’on nous dise pourquoi deux pièces différentes, interchangeables au dernier moment? Et quelle preuve plus manifeste de duplicité? Pourquoi est-ce donc la pièce chargée de mensonges qui fut remise par l’ambassadeur allemand au gouvernement français, tandis que le document qu’on invoque aujourd’hui demeurait à Berlin dans les tiroirs secrets de la Chancellerie? Voilà ce qu’on ne nous dit pas, et ce qu’on ne peut pas nous dire parce qu’il faudrait avouer que la pièce invoquée aujourd’hui était à ce point jugée insuffisante par ses auteurs, qu’on préféra lui substituer, en dernière heure, une déclaration de guerre invoquant des faits non vérifiés. La mobilisation de la Russie était extrêmement lente. L’Allemagne, en aucun cas, ne courait le risque d’être surprise. Tout le monde sait, en outre, que mobilisation et déclaration de guerre sont deux opérations fort distinctes qui ne se commandent pas nécessairement[107].

M. Alfred von Wegerer, surtout, ne peut pas ignorer le fait décisif que la pièce qu’il invoque offrait, pour vice capital, de n’être pas le dernier mot de l’Allemagne, dont l’ambassadeur avait pour instruction, au cas où nous aurions déserté l’alliance russe, d’exiger que Toul et Verdun fussent remises, pour la durée de la guerre, aux mains du Kaiser. C’est là qu’éclate en pleine lumière l’irréductible préméditation de l’attaque allemande. Livrer la France sans combat, voilà simplement ce qui nous était demandé. Se soumettre totalement au Kaiser, tendre le cou au joug de la servitude. Il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir d’acte d’offensive plus caractérisé. Si la pièce, dont le porteur devait conclure par cette insolente sommation, ne fut pas envoyée, c’est manifestement que Guillaume II, en dernière heure, préféra, pour l’opinion publique, l’hypothèse d’une agression française—même imaginaire—à l’éclat d’une trop brutale offensive allemande, contre laquelle aucune dénégation d’hypocrisie n’aurait pu prévaloir.

C’est ainsi que l’Allemagne se débat vainement aujourd’hui sous l’étreinte de l’article 231 du Traité de Versailles, qui est ainsi conçu: «Les gouvernements alliés et associés déclarent, et l’Allemagne reconnaît, que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliés et associés et leurs nationaux, en conséquence de la guerre qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés.»

En serions-nous donc arrivés à ce point d’un criminel abandon de nous-mêmes que nous puissions permettre aux auteurs responsables du plus grand crime contre l’humanité—cinquante-deux mois de guerre et des millions de morts—de retourner contre leurs victimes les responsabilités du meurtre prémédité? Après l’effondrement de la défaite allemande, ce fut d’abord le morne silence du crime avéré! Puis des voix se sont fait entendre, timidement d’abord, aujourd’hui haussées jusqu’aux clameurs, pour détourner de l’Allemagne les responsabilités de la déclaration de guerre aussi bien que des destructions sauvages systématiques et ordonnées par d’implacables doctrinaires de la tuerie civilisée. Les méthodes barbares de la guerre allemande, parce qu’elles s’étendent sur une longue durée, ne sont pas d’un moindre crime que l’originelle agression.

Aujourd’hui, cependant, après maintes concessions du vainqueur aux exigences du vaincu, voici que nous en arrivons à entendre officiellement tomber de la bouche du maréchal Hindenburg, à Tannenberg, le plus audacieux défi à la plus éclatante vérité de l’histoire:

«Le monument national de Tannenberg est destiné à commémorer tout d’abord le souvenir de ceux qui sont tombés pour la liberté de la patrie. Leur souvenir, de même que l’honneur des survivants, me font un devoir de déclarer solennellement en cette heure et en ce lieu: l’accusation suivant laquelle l’Allemagne serait coupable d’avoir déclenché la plus terrible de toutes les guerres, nous la repoussons, et avec nous l’opinion unanime de toutes les classes du peuple allemand la rejette.

«Ce n’est pas l’envie, ce n’est pas la haine, ce n’est pas l’esprit de conquête qui nous ont mis les armes à la main. Bien au contraire, la guerre n’a été pour nous qu’un suprême moyen de défense imposé à la nation entourée d’ennemis par la dure nécessité de maintenir son existence au prix des sacrifices les plus lourds.

«D’un cœur pur, nous sommes partis pour la défense de la patrie; les mains pures, l’armée allemande a combattu. L’Allemagne est prête à en rendre compte devant des juges impartiaux[108]

Voilà le texte officiel de ce que le chef de l’Allemagne ose nous offrir pour fondation de la nouvelle paix allemande qui doit réparer l’insuffisance des massacres, en remplaçant le Traité de Versailles par un nouveau Traité de Francfort. Car l’Allemand a cette qualité supérieure d’être obstinée dans ses desseins.

Mais, pour répondre d’une façon définitive à l’affirmation du maréchal de Hindenburg, il suffit de reproduire les conclusions du mémoire du prince Lichnowsky, ancien ambassadeur à Londres, intitulé: Ma mission à Londres, qui fut publié en 1917, après avoir longtemps circulé sous le manteau:

«1o Nous avons encouragé le comte Berchtold à attaquer la Serbie, bien qu’il n’y eût pas d’intérêt allemand en jeu, et bien que nous dussions savoir que c’était courir le risque d’une guerre universelle. (Que nous ayons connu ou non le texte de l’ultimatum, la question n’a aucune importance).[109]

«2o Dans la période du 23 au 30 juillet 1914, alors que M. Sazonof affirmait énergiquement qu’il ne pourrait tolérer une agression dirigée contre la Serbie, nous avons refusé la proposition anglaise de médiation, bien que la Serbie, sous la pression de la Russie et de l’Angleterre, eût accepté presque en entier l’ultimatum autrichien, bien qu’il fût facile d’arriver à un accord sur les deux points du litige, et bien que le comte Berchtold fût prêt à se déclarer satisfait de la réponse serbe.

«3o Le 30 juillet, alors que le comte Berchtold voulait changer d’attitude, et sans que l’Autriche fût attaquée, nous avons, à propos de la mobilisation pure et simple de l’armée russe, envoyé un ultimatum à Petrograd et, le 31 juillet, nous avons déclaré la guerre à la Russie, bien que le Tsar eût donné sa parole qu’il ne ferait pas avancer un seul homme tant que les pourparlers se poursuivraient; nous avons ainsi réduit à néant, délibérément, toute chance de règlement pacifique du conflit.

«En présence de ces faits incontestables, il n’est pas étonnant qu’en dehors de l’Allemagne le monde civilisé tout entier nous impute, à nous seuls, la responsabilité de la guerre universelle[110]

(Journal des Débats, 11 février 1928.)

Au point où nous en sommes, il faut qu’un avenir prochain en décide pour notre temps. Le génie contradictoire d’un Frédéric II a durement forgé le métal que Gœthe aurait voulu fondre d’une majestueuse coulée. En rabaissant l’œuvre aux mesures de sa propre compréhension, Bismarck s’est rapproché plus que tout autre d’une aspiration nationale de violence généralisée, qui ne demandait pas moins de soumission servile du vainqueur que du vaincu lui-même. Nous avons eu notre Napoléon. La monnaie en est heureusement dispersée.

Il est bien difficile d’accepter, les yeux clos, le jugement d’un peuple sur les développements de sa propre vie. Chacun n’en est que plus prompt à se caractériser par le moyen de quelque devise, dans l’accomplissement d’une œuvre de haute justification. «Dieu et mon droit,» prononce l’Angleterre, pour résumer la plus grande entreprise de conquêtes. Ou bien encore: «Je sers,» ce qui se peut interpréter dans tous les sens. «Je maintiendrai,» dit la Belgique qui, en effet, au cours de la dernière guerre, a su glorieusement «maintenir». Et déjà l’ouvrier laborieux de chaque journée américaine entre en scène pour emprunter au roi Soleil son nec pluribus impar, manteau d’éblouissante modestie jeté sur des flamboiements de vie planétaire auxquels il nous arrive de nous brûler.

«Au-dessus de tout», voici l’Allemagne qui prétend accroître l’homme par sa «kultur» d’iniquité; la Russie, en proie aux vertiges de la décomposition sur place et l’Autriche, qui après s’être battue pour se libérer du monstre allemand, voudrait aujourd’hui reprendre la vieille chaîne bismarckienne. Le péril est des foules qui s’offrent à la servitude pour qu’il leur soit permis, à leur tour, de tyranniser les peuples conquis.

A cet égard, le cri de l’Allemagne n’est que la puérile hallucination d’un retour aux dominations primitives, qui ne permet à personne de feindre une méprise sur laquelle ni l’agresseur, ni la victime même ne peuvent se tromper. Nous n’avons qu’à subir l’implacable loi du plus fort, nous incorporer dans les territoires soumis, pour jouir des servitudes dont nos maîtres ne demandent qu’à nous favoriser. Victimes ou bourreaux, c’est l’ultime ressource qui nous soit laissée.

Cependant, pour justifier l’état d’asservissement qui est la plus haute ambition des peuples de «servitude volontaire», le peuple allemand consent à nous faire connaître où se trouve la source de son indéfectible autorité. Rien de moins que dans la magique vertu de la «culture allemande», qui fait de l’homme commun de la Providence l’agent victorieux d’un commandement universel aux mains d’un peuple privilégié.

Qu’est-ce donc que ce mirifique breuvage d’intellectualité surhumaine où se formerait, nous ne savons comment, l’activité dominatrice du peuple élu de la Divinité? On n’a garde de nous le dire, car il faut avouer que toute la culture des peuples civilisés, dans l’état actuel de la planète, est à peu près d’une même distribution, sans produire sensiblement d’autres différences que d’individus diversement disposés pour de vagues transformations de pensées, à des échéances incertaines. Qui donc peut croire sincèrement que mathématique, physique, chimie, littérature se combineront d’ensemble dans les tumultes d’égoïsmes sociaux que nous dénommons l’histoire, au point de constituer pour un temps durable une supériorité de vie nationale capable de s’imposer à des peuples d’origines diverses, pour des enchaînements de durée. Les grandes civilisations d’Asie, la Grèce, Rome, ont produit d’autres effets de civilisation générale que la Prusse de Frédéric II, ou l’Autriche de Marie-Thérèse. L’abaissement de la Maison d’Autriche, qui fut un des problèmes de notre vie historique, s’est si bien réalisé, par les soins de l’Allemagne, que ce qui reste de l’empire de François-Joseph en vient à tenter de se fondre, par l’Anschluss, dans la République de Bismarck.

 

D’une lettre adressée le 4 octobre 1929 au journal l’Intransigeant par M. Arnold Rechberg, sculpteur et industriel allemand, qui s’honore de dire toujours la vérité, «fût-elle désagréable», j’extrais le passage suivant:

«C’est une illusion de croire que le peuple allemand accepterait jamais une réconciliation sincère avec la France dans la situation actuelle. Il y a peut-être des politiciens allemands de la gauche qui le disent aux Français, mais ils le font par diplomatie et par patriotisme, parce que l’Allemagne est encore la plus faible.

«La France, en effet, ne peut tenir l’Allemagne dans sa situation actuelle que tant que la France aura la supériorité absolue des armes qu’elle possède encore. Mais à notre époque d’évolution rapide de la technique, il est toujours non pas probable, mais possible, qu’une intervention nouvelle, chimique ou autre, fasse tous les armements, existant jusqu’à présent, tout à fait inefficaces.»

D’autre part, le journal l’Écho de Paris du 1er novembre 1929, dans l’analyse d’un livre récent du général von Seeckt, l’Avenir de l’empire allemand, cite les passages suivants:

«Assurément, il n’est pas facile aujourd’hui de conduire la politique étrangère en Allemagne, mais il n’est pas douteux que son but est le rétablissement de l’Allemagne comme grande puissance militaire...»

«...Le corridor polonais, qui frise le grotesque, est déjà considéré en Angleterre comme déraisonnable. Ces traités qui entretiennent partout en Europe des foyers nombreux de conflits, ont créé une série de problèmes qu’il sera difficile sinon impossible de résoudre par des moyens pacifiques. Leur dissolution est le champ de bataille de la politique étrangère allemande. Mais, dans cette lutte qui s’engage, il nous faut la force; créer cette force est notre devoir le plus pressant.»

Peut-il suffire, en effet, de célébrer de mutuelles duperies sous la tonnelle, en laissant toutes chances au renouveau des préparatifs d’agressions? Tandis que nous réduisons, chaque jour, nos forces défensives, le «camarade» ne cesse d’accroître ses armements jusqu’à préparer des champs de bataille à ciel ouvert que nous n’avons pas même osé faire arrêter.

Nous voulons la paix, toute la paix possible, c’est-à-dire une paix de droit commun succédant à la paix de domination d’avant guerre; et pour assurer le succès de cette haute entreprise humanitaire, nous ne marchanderons aucun sacrifice, à la seule condition de ne pas garder les yeux fermés.

Par la parole ou par l’écrit, la prédication d’amour universel a surtout produit jusqu’ici de simples effets de résonances. Trop de hautes leçons, magnifiquement perdues! Pas un moment de l’histoire où les fureurs de la guerre n’aient cessé de sévir dans toutes les formes de la pire cruauté. Quelque institution peut-elle être imaginée dont le jeu régulier amènerait automatiquement des effets, plus ou moins durables, d’accords et de conciliations? La Grèce a essayé de l’Amphictyonie, qui a tout justement produit les guerres qu’il s’agissait de prévenir. Nous voyons la même tentative reparaître aujourd’hui sous le titre de Ligue des Nations. Les parleurs y ont, au moins, trouvé une abondante matière à discourir.

Comme on a soigneusement écarté le chapitre d’une puissance d’exécution, on y vit des bagatelles de la porte, au jour le jour, dans des figurations parlementaires où la Belgique se voit pousser du coude par l’Allemagne, violatrice des traités. Cependant, les chances de conflit vont s’aggravant à toute heure, parce que trop de puissances pacifiques ne conçoivent pas encore la paix en dehors des traditions d’égoïsme acharné qui ont causé les guerres, et que nous voyons les sectateurs des violences révolutionnaires nous proposer, pour consolider l’anarchie, la ressource, d’ailleurs inutilisable, du désarmement. Dites-moi qui oserait, dans les circonstances présentes, se lever pour dire sincèrement: «Nous sommes assurés du lendemain»?

Ce qu’il adviendra de la France, nul ne saurait le dire aujourd’hui. Pour tous les peuples, pour l’Angleterre aussi bien que pour la Chine et le Japon, le danger de cette heure est commun. Qui peut dire si le coup porté à l’un d’entre nous n’ouvrira pas, pour l’autre, une ère de mortelle répercussion? Moi, aujourd’hui. Toi, demain. Il ne faut pas tenter la destinée. N’est-ce donc pas assez des cruelles subversions du présent? Ne peut-il arriver qu’au nom d’une paix hypothétique à venir, des chefs de peuples, et des peuples eux-mêmes, cherchent des «garanties» de victoire dans de nouveaux déclenchements de violences, s’ils peuvent imaginer qu’il en résultera pour eux un prolongement de domination?

Ne fut-ce pas tout justement le cas de l’Allemagne de 1914? Elle l’a nié, sans doute, dès qu’elle a pu reprendre quelque confiance en elle-même. Elle le nie d’autant plus haut aujourd’hui qu’elle voit reculer devant son exigence ses anciens adversaires, spontanément revenus au désarroi d’avant guerre.

Cependant, quels que soient les qualités et les défauts des peuples européens, notre destinée est de vivre côte à côte, sans nous nuire trop violemment les uns aux autres. Peut-être même, avec le temps, en viendrons-nous à nous aider? Il a fallu la défaite pour rappeler l’Allemagne à des paroles de quasi apaisement, bientôt démenties par une reprise d’implacable activité. C’est la politique d’artifice et de feinte dont elle fit usage, avec tant de succès, contre Napoléon. Sans trop prendre la peine de s’en cacher, les vaincus consacrent le meilleur de leurs efforts à rassembler, à ordonner leurs énergies, tandis que les vainqueurs, divisés, se noient dans un déluge d’invocations verbeuses à une métaphysique de la paix, accommodée à toutes vues d’intérêt immédiat.

Qui donc ne voit la menace, à courte échéance, d’un retour à la politique de domination armée, et d’une revanche du Traité de Versailles, par les roidissements de volonté de l’agresseur terrassé? Il n’y a, pour se laisser prendre aux grossières manœuvres dont nous sommes témoins, que l’enfantillage propre aux défaillances d’autorité. La principale découverte qui nous reste à faire, c’est que pour vivre la paix, de bonne foi, il faut être au moins deux.


Non moins décisif est le fait que l’Allemagne a imprimé dès 1906 des cartes militaires de la Belgique pour l’usage de ses soldats. On lit dans l’excellente brochure de M. Auguste Gauvain intitulée: L’encerclement de l’Allemagne, le passage suivant: «...Les historiens peuvent consulter sans plus tarder, dans les archives de notre service géographique de l’armée, les cartes de la Belgique, en 70 feuilles, gravées en 1906 en Allemagne, remises aux officiers allemands en 1914, et prises par nos soldats sur des cadavres ou des prisonniers. Ces cartes, établies par le grand État-Major allemand, montrent que, dès 1906, le gouvernement allemand méditait de violer la neutralité belge.» En présence de telles preuves, je voudrais qu’on me dise comment nos fabricateurs genevois de «chiffons de papier» peuvent nous offrir en «garantie» de la paix européenne, la signature de l’Allemagne au bas d’un traité?

Lasson, professeur à l’université de Berlin. The Times history of the war. Vol. V, p. 170.

Ludendorff, Souvenirs de guerre.

Bernhardi, Notre Avenir.

«Si la volonté de guerre n’avait pas préexisté, l’Autriche-Hongrie et la Russie auraient pu mobiliser et rester en état de mobilisation, comme pendant la crise bosniaque en 1908-1909, tandis que les autres grandes puissances se seraient occupées de régler leur conflit.»—(Auguste Gauvain, L’encerclement de l’Allemagne.)

Journal Le Temps, 18 septembre 1927.

Les documents officiels allemands publiés en 1919 prouvent que le cabinet de Berlin a eu préalablement connaissance de l’ultimatum.

L’analyse détaillée du mémoire Lichnowsky se trouve dans L’encerclement de l’Allemagne par Auguste Gauvain. (Éditions Bossard.)


CHAPITRE XVI

LES MUTILATIONS DU TRAITÉ DE VERSAILLES

MUTILATION AMÉRICAINE.—PAIX SÉPARÉE.

L’histoire du traité de «paix séparée» entre les États-Unis et l’Allemagne n’est pas moins étrange que la succession des procédures d’où il est issu.

Péniblement, le 15 mai 1920, un accord est conclu pour décréter la cessation de l’état de guerre entre les États-Unis et l’Allemagne, à la condition que l’Amérique, quoique n’ayant pas ratifié le Traité de Versailles, n’ait à abandonner aucun des «avantages, privilèges, indemnités, réparations ou droits» que réclament ses nationaux en vertu des termes de l’armistice signé le 11 novembre 1918, ni aucune extension ou modification qui, d’après le Traité de Versailles, seraient stipulées à leur bénéfice, comme étant l’une des principales nations alliées et associées.

Le président Wilson refusa de signer cette «résolution» à laquelle il répondit par la lettre suivante:

«27 mai 1920.

«A la Chambre des Représentants,

«Je n’ai pas été libre de signer cette «joint resolution», car je ne puis m’obliger à participer à un acte qui jettera une tache ineffaçable sur la noblesse et l’honneur des États-Unis. La résolution cherche à établir la paix avec l’empire allemand, sans exiger du gouvernement allemand aucun moyen de réparer les torts infinis qu’il a causés aux peuples attaqués par lui, peuples dont la défense a été notre but en entrant en guerre.

«...Un Traité de paix a été signé à Versailles, le 28 juin dernier, qui cherchait à remplir les buts que nous avions déclaré être en notre pensée, car tous les grands gouvernements et les peuples qui s’étaient unis contre l’Allemagne avaient adopté, comme leur, notre déclaration des buts de guerre, et l’avaient formulée en termes solennels dans la communication préliminaire à l’armistice du 11 novembre 1918, faite au gouvernement allemand. Mais le Traité, tel qu’il fut signé à Versailles, a été rejeté par le Sénat des États-Unis, quoiqu’il ait été ratifié par l’Allemagne. Par ce rejet, et par sa méthode, nous avons effectivement déclaré que nous voulions rester à l’écart et poursuivre nos buts et nos intérêts propres, sans être embarrassés par des liens d’intérêt ou de principe avec d’autres gouvernements ou peuples...

«...Une telle paix avec l’Allemagne—paix par laquelle n’est sauvegardé aucun des intérêts essentiels que nous avions à cœur en entrant en guerre—est ou devrait être inconcevable; elle est incompatible avec la dignité des États-Unis, avec les droits et les libertés de ses citoyens, et avec les conditions fondamentales de la civilisation.

«J’espère, par cet exposé, avoir suffisamment indiqué les raisons pour lesquelles je me suis senti obligé de refuser ma signature.»

Après des passes d’armes sans intérêt, un Traité fut voté sous la présidence de M. Harding. Il reconnaissait aux États-Unis tous les droits accordés aux signataires du Traité de Versailles, mais sans qu’il en résultât aucune charge ou obligation pour la République américaine.

J’avoue que la critique du président Wilson me paraît irréfutable:

Camarades d’Amérique, vous êtes arrivés sur le champ de bataille quand la guerre touchait à sa fin. Mais dans la discussion du Traité de paix, votre rôle fut déterminant. C’est le chef de votre gouvernement qui prétendit fixer, d’un commun accord avec vous, les résultats de la guerre. C’est lui qui prétendit résoudre, et résolut, avec l’autorité qu’il tenait de vous, des problèmes de stabilité européenne en espérance devant lesquels nos hommes d’État s’arrêtaient hésitants. Sans vous, je ne crains pas de dire, qu’en un certain nombre de points, le Traité eût été différent. Vous avez voulu faire et vous avez fait—en l’annonçant très haut—une Europe nouvelle où vous cherchiez un équilibre de pacification, dont vous n’aviez pas craint d’aborder les problèmes avec des apparences de sanctions. On pourra dire que l’œuvre était trop hardie. Nul ne contestera que dans l’esprit des combattants, elle ne vous fît le plus grand honneur, mais cet honneur, c’est nous qui devions en faire les frais.

Et voici qu’après l’œuvre laborieusement établie, non seulement vous la mettez en pièces de votre propre volonté, mais encore, faisant de votre initiative une paix séparée, c’est-à-dire une mutilation américaine, vous vous installez dans un droit conquis par les soldats de l’Europe au combat pendant quatre interminables années, pour faire reconnaître, de l’Allemagne vaincue, «les avantages, privilèges, indemnités, réparations ou droits» gagnés avec notre sang, après destruction de nos biens. C’est là certainement une entreprise dont l’inconscient empirisme ne s’était jamais rencontré. Jamais paix de désolidarisation, de dissociation d’intérêts, ne mérita à ce point le titre de paix séparée, puisque vous prétendez vous en assurer les profits après avoir mis à néant les avantages qu’en votre nom votre Président nous avait proposés. Et qu’ajouter, aujourd’hui, lorsque vous nous présentez une carte à payer où, à ces bénéfices, vôtres, viennent s’ajouter nos pertes dont vous nous demandez de vous indemniser!

Comment concilier cette «paix séparée» avec ce qui nous avait été promis à la tribune même de la Chambre française, le 3 février 1919, par le Président de la grande République américaine—sans que nous ayons rien demandé—c’est ce que je ne me charge pas d’expliquer:

«...L’Amérique paya sa dette de gratitude envers la France en envoyant ses fils combattre sur le sol de France. Elle fit plus. Elle contribua à réunir les forces du monde afin que la France ne sentît plus jamais son isolement, afin que la France sentit que son péril n’était pas un péril solitaire et qu’elle n’aurait plus jamais à se poser la question de savoir qui viendrait à son aide...»

Ainsi parla, sans y être provoqué par aucune question, et sans avoir suscité aucune protestation de son pays, le Président des États-Unis. Cela pour aboutir sans discussion, au rejet, du Pacte de Garantie[111]. Peut-on donc s’étonner que beaucoup d’âmes simples en soient demeurées meurtries, surtout quand il s’y joint l’inattendu d’une somme à payer avec des intérêts composés, qui font plus que doubler le total d’une dette insuffisamment justifiée[112].

Si cette paix américaine n’est pas une «paix séparée», je demande quelle sorte de qualificatif peut lui être appliqué. Nous avons débuté dans cette bataille mondiale avec le concours de la Belgique, de l’Angleterre, de la Russie. L’Italie, et d’autres puissances, nous ont, en cours de route, apporté leur excellent concours. L’Amérique, bien tardivement, hélas!—avec une vaillance à laquelle je n’ai jamais manqué de rendre hommage—mais dans de telles conditions d’insuffisance qu’elle n’aurait pas même pu entrer en ligne sans notre armement.

Autour de la table de la Conférence, j’ai vu tous les peuples combattants réunis, en bon accord, pour tracer des frontières d’États et déterminer théoriquement des garanties. Le Président de la République américaine nous a fait l’honneur de venir prendre place parmi nous, et s’il n’avait pas été en son pouvoir de nous apporter un effort militaire supérieur à ce qu’il a fourni, du moins son concours en dollars ne nous fut-il pas ménagé jusqu’au jour de la victoire militaire qui mit à l’épreuve tous efforts de solidarité, toutes inspirations de désintéressement. Aussi bien, dès que le soldat américain avait paru sur le champ de bataille, annonçant la prochaine venue de tout un peuple en armes, l’Allemand avait-il compris que la bataille était perdue. De la bataille perdue par l’ennemi, il nous restait à faire une victoire gagnée par la commune solidarité de la coalition.

On ne s’étonnera pas de l’autorité particulière avec laquelle M. le président Wilson réussit à imposer, au nom du peuple américain, certaines de ses vues dans les débats de la Conférence de la paix. L’événement fut qu’il crut avoir trouvé, dans sa Ligue des Nations, la clef de la pacification universelle, et que le congrès américain, sur ce point capital, choisit de s’en tenir à la doctrine isolatrice de Monroë. Moyennant quoi, l’homme qui avait contribué, plus que tout autre, à faire prévaloir ses idées dans le Traité de paix, se trouva précisément dans le cas d’être dessaisi de son autorité. Le jour vint donc où il lui fallut se désintéresser de «son» propre pacte, tandis que le gouvernement américain qui lui succéda traitait, tout seul, séparément, avec l’Allemagne, en prenant soin, ô ironie! de s’assurer les avantages des batailles qu’il n’avait pas livrées. Je le répète si ce n’est pas là une «paix séparée», c’est que les mots n’ont pas de sens.

A cet égard, vraiment, ne pouvons-nous pas dire que nous sommes victimes de la politique américaine, puisque c’est elle qui nous a conduits au point de chute où les sanctions résumées dans le Pacte de Garantie se sont effondrées? Cela est d’une telle évidence qu’il serait superflu d’en prendre acte, si nous n’en venions à cette suprême déception d’entendre l’Amérique nous réclamer le prix du sang que nous avons versé en supplément de son propre compte pour l’avoir devancée à l’ennemi.

Il faut bien que j’évoque cette histoire, puisque les faits nous y contraignent. Je prétends, néanmoins, garder intact le souvenir d’un si bel élan d’amitié. Un intérêt, qui est de vie ou de mort pour mon pays, me met dans le cas de regretter tout haut que le désir de nous venir en aide s’accompagne trop vivement, chez nos associés, d’une naturelle ardeur aux réalisations de trafic. Les chances des sacrifices, faits sans compter, ont tourné contre nous. Je voudrais simplement, redoutables amis, que, sans y prendre garde, vous ne fissiez pas en sorte d’aggraver nos désastres. A l’inverse de ce qui nous est advenu, la fortune, sur tous les points de l’issue, s’est prononcée à votre avantage. Vous avez fait un admirable geste de grandeur, et la bataille ne vous a demandé pour paiement qu’un minimum de sang versé, avec le surcroît, sans comparaison historique, d’un prodigieux complément d’or, vos industries s’étant indiciblement développées pendant que les nôtres étaient systématiquement détruites.

Autre chose enfin.

Vous vous êtes débarrassés des liens de la solidarité européenne où la guerre vous avait engagés—dont vous redoutiez peut-être les exigences—et vous avez «sauvé» votre doctrine de Monroë, qui ne nous est point déplaisante, mais qui, telle que M. Coolidge l’a expliquée aux Cubains, vous fait les rois d’une quasi solidarité américaine. Trop d’accumulations de bénéfices pour des entreprises qui seront notre perte achevée, si nous n’avons pas le recours de discuter des réparations allemandes, ce que vous n’acceptez même pas avec nous! Vous en êtes encore à vous épanouir dans l’exubérance d’une jeune civilisation. Vous nous faites jouer le rôle de ces vieux que la comédie bafoue, mais qui eurent des jours éclatants—sans lesquels vous ne seriez pas ce que vous êtes. Ne dédaignez pas l’Europe. Vos jugements se retourneraient contre vous. Ne mésusez pas de nous. Nul ne sait quels destins vous fera l’histoire. On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

Surtout ne poussez pas la candeur jusqu’à croire que vous désarmerez, par la voie de la persuasion, les puissances vous voyant accroître à toutes éventualités, vos moyens de défense qui pourraient devenir d’agression. Les journaux nous annoncent que vous allez, à la suite de l’Angleterre, demander la suppression des sous-marins. C’est à peu près comme si les puissances navales de second ordre demandaient la suppression des cuirassés.

Vous avez trouvé le secret de «réduire» la liberté d’armement des autres et de construire des vaisseaux de guerre. Mais ne pensez-vous pas que l’universelle désolidarisation, par vous bruyamment déchaînée, peut quelque jour, en Europe, ou en Extrême-Orient, nous amener tous, une fois encore, en de redoutables passages?

Saignée à blanc par la grande guerre, et minée sous roche par «la paix» de ses «associés», qu’avez-vous fait de la France dont la cause du droit, d’ici à bien longtemps, continuera d’avoir besoin? Quand le colonel Stanton arriva pour combattre et courut au cimetière de Picpus s’écrier d’une parole retentissante: «La Fayette, nous voilà!», c’était une épée qu’il faisait briller au soleil—non des états de paiements.


N’est-il pas surprenant que le Pacte de Garantie ait été soumis au Congrès (29 juillet 1919) dix-neuf jours après le Traité (10 juillet 1919), alors que l’article IV du Pacte stipulait que le Traité de paix et le Pacte devaient être soumis en même temps à la ratification du Sénat? Cela n’accusait-il pas de fâcheuses vacillations?

Voir en appendice la lettre ouverte que j’adressai au Président Coolidge sur le règlement de la Paix et le problème des dettes interalliées, le 9 août 1926.


CHAPITRE XVII

LES MUTILATIONS DU TRAITÉ DE VERSAILLES
(Suite)

MUTILATIONS FINANCIÈRES

Le Traité est signé le 28 juin 1919. Charte de l’avenir, il doit être considéré comme intangible par les vainqueurs s’ils désirent que les vaincus en exécutent les stipulations. Or, dès le 28 mai 1920, un président du Conseil déclare à la tribune de la Chambre des députés que le texte en est «plus lourd de promesses que de réalités».

Qui s’étonnerait, dans ces conditions, que les Allemands aient cherché, sans tarder, à éluder les plus importantes de leurs obligations? L’histoire des dix dernières années est une suite de renoncements de la part des Alliés, de succès pour le vaincu. Je n’établirai pas le bilan, mais je dois montrer ce qu’il est advenu de ces deux questions primordiales: les réparations, le désarmement de l’Allemagne.

On se souvient des pénibles discussions d’où sortit le Traité de Versailles. Sur aucun point peut-être, sauf en ce qui concerne l’occupation rhénane, la thèse des négociateurs anglais et américains ne s’écarta autant de la nôtre que sur la question des réparations.

Les négociateurs anglais et américains disaient: «L’Allemagne n’est capable de payer que si elle se relève, que si son crédit est restauré. Il est indispensable qu’elle connaisse l’étendue de ses obligations. Et naturellement, moins celles-ci seront fortes, et plus facile sera le règlement.»

Nous disions, nous: «L’Allemagne doit réparer intégralement les dommages matériels qu’elle a fait subir aux personnes et aux biens. On n’aura pas réalisé une paix de justice si ce principe n’est pas reconnu. Or, il est absolument impossible, si l’on ne veut pas retarder indéfiniment la conclusion du Traité, d’essayer de déterminer le coût des réparations.»

La thèse française triompha enfin d’une proposition de forfait, présentée par les Anglo-Saxons, et nos négociateurs purent faire inscrire dans le Traité (art. 231 à 244) l’obligation pour l’Allemagne de réparer intégralement les dommages matériels qu’elle avait causés aux personnes et aux biens.

Ce triomphe fut de courte durée.

M. Keynes, qui, devant l’échec de la thèse britannique, avait, en juin 1919, donné sa démission de conseiller technique de la délégation anglaise, publiait, l’année suivante, un livre à grand tapage, The Economic Consequences of the Peace, où il prétendait établir que la prospérité mondiale était subordonnée à la prospérité allemande et que l’Europe connaîtrait un désastreux déséquilibre économique, tant que l’Allemagne aurait à remplir des obligations dépassant sa capacité de paiement.

C’est alors que s’ouvrit la Conférence de Hythe (15 et 16 mai 1920).

M. Lloyd George, très impressionné par le livre de M. Keynes, n’eut pas de peine à gagner à la thèse du forfait notre président du Conseil, M. Millerand.

Ce fut le premier abandon. On n’était point encore habitué à de tels renoncements: M. Poincaré résigna ses fonctions de président de la Commission des réparations. Son départ signifiait que, moins d’un an après la signature du Traité, la Commission des réparations était dessaisie de sa tâche la plus importante, et que les thèses rejetées par les négociateurs français du Traité étaient admises par leurs successeurs.

 

En mai 1921, la Conférence de Londres fixa à 132 milliards de marks or la totalité de la dette allemande.

Sur ce chiffre la France devait recevoir 52 pour 100, soit 68 milliards de marks or.

Ce chiffre avait bien été établi par la Commission des réparations, mais sur l’injonction des gouvernements alliés[113]. C’était un concordat que les nations créancières consentaient au débiteur défaillant[114]. Et il représentait pour la France un sérieux abattement de sa créance.

L’évaluation, faite l’année précédente, avait fixé le coût des dommages à réparer, pour la France seule, à 136 milliards de marks or. A supposer même ce chiffre trop élevé, MM. Briand et Loucheur, dans leurs discours des 5 et 8 février 1921, donnaient celui de 110 milliards de marks or. Par le jeu des moratoires, des réductions d’intérêt, la somme prévue était, en janvier 1922, si nettement diminuée, qu’à cette date le président du Reichstag pouvait proclamer qu’en deux ans l’Allemagne avait fait réduire de 40 pour 100 les obligations financières que lui imposait le Traité de Versailles[115].

Et ce n’était pas tout. La Commission des réparations avait établi un état de paiement. On ne le considéra pas comme intangible. Je lis dans une dépêche de M. Poincaré à M. de Saint-Aulaire, ambassadeur à Londres (20 juin 1923): «La dette allemande a été fixée d’une manière définitive pour l’ensemble des Alliés au 1er mai 1921, comme le voulait le Traité. Nous n’y pouvons rien changer. Il n’en est pas de même de l’état de paiement, c’est-à-dire des échelonnements indiqués par la Commission des réparations pour le paiement de la dette allemande; là des modalités peuvent être admises par la Commission des réparations pour ajourner certains paiements...»

Par conséquent, de 136 ou de 110 milliards de marks or, la somme que nous étions en droit d’attendre de l’Allemagne était, grâce à M. Briand, auteur responsable des décisions de Londres, tombée à 68 milliards, et, grâce au même M. Briand, ces 68 milliards, nous ne savons pas quand l’Allemagne nous les paiera! Car nous avons appris, hélas! que, pour le Reich, ajourner un paiement c’est le différer indéfiniment.

Telle fut la politique que M. André Tardieu a appelée la politique du «chien crevé».

La créance a été fixée forfaitairement et a été considérablement abaissée. Au cours des années qui vont suivre, elle va pourtant être encore l’objet d’une série de diminutions.

Et d’abord, quel fut le résultat des accords de Londres? Les défenseurs de ces accords et du forfait de 132 milliards de marks or avaient fait valoir l’intérêt pour la France d’un règlement définitif et de paiements immédiats. Qu’en advint-il?

Un premier milliard de marks or devait être versé avant le 1er août 1921. La France n’en toucha rien. 450 millions allèrent d’abord à l’Angleterre comme remboursement de ses frais d’occupation. Le solde revenait à la Belgique en vertu de sa priorité. Nous ne recevions rien parce qu’on imputait à notre compte la valeur des mines de la Sarre.

Le 15 janvier 1922, l’Allemagne devait payer 400 millions. Le 14 décembre 1921, le chancelier Wirth prévint la Commission des réparations qu’il ne pourrait verser que 150 millions de marks.

La Commission des réparations refusa d’examiner la requête.

Mais que firent les gouvernements? M. Lloyd George remettait à la Conférence de Cannes (janvier 1922) un mémorandum dont il faut reproduire ces lignes:

«La Commission exprime l’avis que la désorganisation financière de l’Allemagne qui se manifeste extérieurement par la chute catastrophique du mark et par la demande du gouvernement allemand de certains adoucissements en matière de réparations, est si grave qu’il est impossible pour l’Allemagne de satisfaire pleinement, durant l’année 1922, aux échéances de l’état des paiements. Toute tentative faite en vue d’imposer un paiement intégral en 1922 aurait pour unique conséquence d’aggraver la crise économique dont souffre actuellement l’Europe.»

Et M. Briand—toujours lui!—déclare au Parlement que le malaise dont souffre le monde ne se dissipera pas «sans un grand effort de solidarité internationale».

Il y a tout de même en France un sursaut d’indignation: M. Briand doit quitter le pouvoir.

 

La Conférence de Gênes, qui se tint en avril 1922, ne marqua pas, à proprement parler, de concessions nouvelles. Mais ce fut une étape décisive parce qu’on y sentit que le lien entre les Alliés était complètement relâché. L’Allemagne, pour la première fois, siégeait à une Conférence sur un pied de parfaite égalité avec les Alliés, et elle y fut soutenue par l’Italie et par l’Angleterre.

Il s’ensuivit le traité de Rapallo, que le Reich eut l’audace de conclure avec les Soviets, et qui faisait perdre au Traité de Versailles encore un peu plus de sa force[116].

La France laissa faire.

La fin de l’année 1922 fut occupée par de vaines discussions entre l’Angleterre et la France. La première était disposée à accorder quatre années de suspension de paiements, purement et simplement. M. Poincaré, lui, soutenait la thèse: «Pas de moratorium sans gages.» La Conférence de Paris (janvier 1923) n’arrangea pas les choses. Les négociateurs restèrent sur leurs positions respectives.

Et la Ruhr fut occupée.

Cette opération, à laquelle il fut procédé par la Belgique et par la France, sans l’Angleterre—et même contre elle—n’arrêta pas la chute de nos possibilités de réparations.

Et quand, le 26 septembre, l’Allemagne eut renoncé à la résistance passive, il fallut bien se remettre au régime des conférences et des réunions d’experts.

Des comités se constituèrent. Leur siège fut fixé à Paris. Mais—et ce fut la grande innovation!—la présidence d’un de ces comités fut confiée au général Dawes, celle du second (chargé de déterminer la somme des capitaux allemands qui s’étaient évadés à l’étranger) à un Anglais, M. Mac Kenna.

Le jugement arbitral des questions de réparations va devenir l’apanage des Anglo-Saxons.

Le plan Dawes, auquel on aboutit, n’est pas sans respecter en une certaine mesure les droits de la France.

Il reconnaît qu’il est juste et nécessaire de maintenir le principe du Traité de Versailles d’après lequel les paiements de l’Allemagne doivent augmenter à proportion du relèvement éventuel de sa prospérité.

De plus il comporte un contrôle et des garanties[117].

Au point de vue pratique et purement financier, le plan Dawes a été régulièrement appliqué. La première annuité normale, dont l’échéance était 1928-1929, a été réglée sans difficulté. La France a reçu 434 millions de marks or en espèces et 580 millions en marchandises.

Au point de vue politique, les conséquences furent désastreuses.

D’abord, l’application du plan Dawes marqua une sorte de reprise de la politique chère à M. Briand: les questions à régler avec l’Allemagne passèrent du plan interallié au plan international. La Société des Nations était désormais chargée de traiter la question du désarmement. Les pouvoirs de la Commission des réparations tombèrent presque entièrement aux mains de l’agent général des paiements qui, naturellement, fut un Américain, Mr. Owen Young, puis de Mr. Parker Gilbert. Les États-Unis devenaient arbitres pour tout ce qui touchait à l’exécution d’une des plus importantes parties du Traité de Versailles qu’ils n’avaient pas ratifié!

D’autre part, nous avions accepté d’évacuer la Ruhr et nous avions dû prendre l’engagement de ne jamais troubler le jeu du plan Dawes par rien qui pût apparaître comme portant atteinte à l’intégrité économique du Reich.

C’était nous lier les mains pour jamais et renoncer du même coup à notre entière indépendance ainai qu’à l’exercice des droits nous conférait le Traité de Versailles.

 

Pourquoi du plan Dawes est-on passé au plan Young?

L’intérêt des Allemands est évident.

A partir de l’année 1928-1929, la part contributive du budget allemand à l’annuité établie par le plan Dawes devait plus que doubler et représenter exactement la moitié de cette annuité.

En outre, à dater de 1929-1930, l’indice de prospérité avait à jouer et était susceptible d’augmenter, dans de notables proportions, les versements à réclamer de l’Allemagne.

Le remplacement du plan Dawes par le plan Young fut—comme il fallait s’y attendre—favorisé par Mr. Parker Gilbert lui-même, l’agent général des paiements, dont l’idéologie vint puissamment au secours de la mauvaise foi allemande. Relisons les conclusions de son rapport de 1928: «Essentiellement, l’œuvre du plan (Dawes) a été de rétablir la confiance et de permettre la mise en marche de la reconstitution économique de l’Allemagne... Mais... les experts eux-mêmes n’ont pas préconisé le plan comme une fin en soi... J’estime que le problème fondamental qui reste à résoudre est la détermination définitive des obligations de réparations de l’Allemagne...»

Et pour mesurer les pertes qu’impose à la France la substitution du plan Young au plan Dawes, il suffit de rapporter les termes de l’exposé, fait à La Haye, par notre ministre des Finances.

Au cours d’un de ces entretiens auxquels M. Snowden sut donner un ton d’une courtoisie si particulière, M. Chéron rappela notamment que, sous le régime du plan Dawes, «la France devait recevoir des sommes sur lesquelles, après le règlement de ses dettes, subsistait un solde variant de 913 millions de marks or en 1929-1930 à 673 millions en 1934-1935, solde qui ne tombait pas au-dessous de 510 millions de marks or durant une période non déterminée, mais sûrement de plus de trente-sept ans. Or, avec le plan Young, le solde de la France se trouve réduit à 420 millions de marks or pendant trente-sept ans.»

Toute hypothèque, tout contrôle sont abandonnés. Le jour où l’Allemagne refusera de continuer ses paiements en espèces[118], nous aurons pour seule ressource de protester auprès de la Société des Nations ou d’organismes internationaux qui, on l’a vu au cours de ces dernières années, n’ont qu’un but: faire oublier que la France a vaincu.

Supposons même que le plan Young soit intégralement appliqué:

La France n’aura retrouvé que 133 milliards de francs sur les 915 que la guerre lui a coûtés[119].

Et le plus tragique est qu’il nous a fallu acheter le plan Young non seulement par la ratification des dettes de guerre, mais aussi par l’évacuation anticipée de la rive gauche du Rhin.

 

Avec l’adoption du plan Young, la question est-elle réglée?

Lisons cet article du Berliner Tageblatt, que reproduit le Temps du 16 juin 1929: «Au Traité de Versailles a succédé le «diktat» de Londres, à celui-ci le plan Dawes, au plan Dawes, le plan Young. Bien des milliards sont restés sur le carreau. Il n’est pas nécessaire que le plan Young marque le terme de ces réductions.»

Lisons encore ce que M. Georges Bernhardt, député démocrate au Reichstag, écrit dans la Gazette de Voss: «Le plan Young ne signifie pas que le dernier mot ait été dit dans la question du règlement des réparations. Il peut être considéré comme un progrès seulement en tant qu’il indique le chemin à suivre, dans un avenir prochain, pour l’ultime et véritable liquidation de la guerre.»

Et qu’entend M. Georges Bernhardt par: «véritable liquidation de la guerre?»

Il s’agit tout simplement de l’annulation radicale de toutes les dettes de guerre. D’ores et déjà, travaillistes d’outre-Manche et politiciens d’outre-Rhin se rencontrent pour la préconiser. La France supportera définitivement le faix des ravages de son territoire.

 

Quelle conclusion à tirer de tout cela? Le gouvernement français, dans le mémoire remis par lui à la Commission des réparations, en janvier 1921, estimait les dommages causés par l’Allemagne aux biens et aux personnes, en France, à 136 milliards de marks or.

En mai 1921, déjà il n’était plus question que de 68 milliards de marks or.

Combien la France a-t-elle touché de l’Allemagne jusqu’à présent? 3 milliards 112 millions de marks or. Le chiffre est donné par M. Poincaré dans son discours du 12 juillet 1929.

Le plan Young accorde à la France 18 milliards 737 millions de marks or. Ce qui, s’ajoutant aux sommes perçues jusqu’à présent, représenterait pour la France un encaissement total d’environ 22 milliards de marks or.

De 136 milliards de marks or, on est tombé à 22: soit le sixième du chiffre consenti.

De Versailles à La Haye, que de faiblesses!

L’article 233 du Traité et ses annexes fixaient les pouvoirs de la Commission des réparations. Qu’en est-il advenu?

Tout report total ou partiel de la dette allemande devait être voté à l’unanimité, ce qui garantissait nos droits. Le plan Young autorise l’Allemagne à déclarer, de son propre chef et sans demander préalablement l’approbation des pays créanciers, qu’elle ajourne ses paiements! Un comité consultatif spécial se réunit alors. Ses membres sont désignés, non par les gouvernements, mais par les banques d’émission de sept pays, y compris les États-Unis et l’Allemagne elle-même qui y aura droit de vote. Il n’est plus question d’unanimité[120].

La bienveillance des experts du Comité Young, à l’égard de l’Allemagne, va jusqu’à nous faire partager avec elle le bénéfice éventuel de tout abattement des dettes que consentiraient les États-Unis d’Amérique à leurs anciens associés. Pendant trente-sept ans on lui rétrocédera les deux tiers de la remise nette disponible. Pendant les vingt-deux années suivantes on lui fera cadeau de la totalité.

Il y a mieux encore. Dans le rapport Young, je lis, s’agissant de l’Allemagne: «La réduction importante de la contribution budgétaire, si on la compare avec celle du plan Dawes, permet de reprendre immédiatement le programme de réductions d’impôts en cours depuis 1924. Le Comité exprime l’espoir que de nouvelles réductions d’impôts et un règlement définitif des réparations, contribueront fortement à accroître l’épargne et à favoriser la formation de capitaux.»

Les rédacteurs du Traité n’avaient certes pas ainsi compris les choses. Ils avaient chargé la Commission des réparations d’examiner le système fiscal allemand «de façon à acquérir la certitude qu’en général, il est tout à fait aussi lourd, proportionnellement, que celui d’une quelconque des puissances représentées à la Commission». (Art. 233, annexe 11, paragraphe 12 b.)

Évidemment, toutes ces amabilités à l’égard de l’Allemagne s’inspirent de l’esprit de Locarno. Le contribuable français, le mutilé à la maigre pension, le rentier de francs dépréciés applaudiront-ils à tant de générosité? L’espère qui voudra.

Et si l’on me dit: concessions de haute politique, je réponds: abdication!


M. Briand l’a publiquement reconnu dans son discours au Sénat, le 27 juillet 1929: «J’ai pris la responsabilité que personne n’avait voulu prendre avant moi. La créance sur l’Allemagne a été fixée à 132 milliards de marks or. Mais quelles clameurs le lendemain!»

La Commission des réparations a déclaré elle-même, à l’époque, qu’elle fixait ainsi un montant global et forfaitaire et non le total, soit des dommages supportés par tel ou tel pays, soit des catégories diverses de dommages.

A. Tardieu, L’Écho National, 12 novembre 1922.

L’Allemagne faisait remise aux Soviets de ses créances sur la Russie, sans en avoir demandé l’autorisation aux puissances à qui pourtant appartenait un privilège de premier rang sur tous ses biens (art. 248 du Traité). Elle assurait à la Russie le régime de la nation la plus favorisée. Elle mettait à son service les moyens industriels qu’elle refusait de faire servir au règlement plus rapide des réparations. Bref, elle reprenait aux yeux du monde son indépendance.

«Dans le but d’assurer, entre les gouvernements alliés et l’Allemagne, la permanence d’une nouvelle paix économique qui implique les réajustements présentés par le plan, on y a inséré les mesures correspondant à ces précautions économiques que l’on prend d’habitude contre un manquement, précautions qui sont considérées comme essentielles dans toutes les relations d’affaires impliquant fixation d’obligations. L’existence de sauvegardes n’entrave ni ne gêne la mise à exécution de contrats d’affaires ordinaires.» (Commission des réparations. Rapports des Comités d’experts. Librairie Alcan, p. 7.)

Une des particularités du plan. Young, c’est de faire disparaître progressivement les prestations en nature. Celles-ci constituaient un des éléments principaux du plan Dawes. Elles devaient aider puissamment à la reconstruction économique de la France. Le plan Young en détermine un montant maximum (750 millions de marks-or) qui diminue d’année en année. Au bout de la dixième elles cessent intégralement.

Chiffres établis par M. de Boisanger dans l’Europe nouvelle, 6 juillet 1929.

Ce comité, il est vrai, n’aura «ni à accorder ni à refuser un ajournement». Après enquête il fera un rapport aux gouvernements. Comment ne pas rappeler la prétendue «indépendance» des experts?


CHAPITRE XVIII

LES MUTILATIONS DU TRAITÉ DE VERSAILLES
(Suite)

LOCARNO

Une des clauses principales du Traité venant à tomber avec le Pacte de Garantie, qu’arriverait-il de l’ensemble étroitement coordonné dans toutes ses parties? Le pays, qui avait fait le plus de sacrifices pour le moins de retours, se trouvait gravement lésé, sans même un simulacre d’explication, par le retrait d’une clause qui supprimait notre garantie militaire de sécurité.

Pouvions-nous en rester là, dans le silence, quand la vie et la mort de la France étaient en jeu? Voyez le beau tapage de l’Italie pour Fiume qu’à Londres, par sa propre signature, elle avait abandonnée. Le Traité ne tenait plus puisque le principal étai, fourni par l’Amérique, impliquant celui de l’Angleterre, se trouvait enlevé. Nous avions renoncé à la Rhénanie parce qu’on nous avait proposé de remplacer le factionnaire allemand sur le Rhin, par un soldat anglais et un soldat américain aux côtés du soldat français. Voici qu’on nous retirait toute cette compagnie militaire, délibérément, sans même prendre la peine de nous dire pourquoi. Quelle autre ressource que de mettre l’Amérique dans le cas de l’expliquer, quand l’aide dont on avait fait tant de bruit nous était retirée sans mot dire?

Sous quelque forme que ce fût, la reprise de la conversation à quatre ne pouvait tourner qu’en notre faveur. Personne de notre gouvernement ne paraît y avoir songé. Personne ne s’avisa de demander de nouvelles dispositions d’accords. Jamais cas ne fut si simple, ni si clair. L’article de garantie était une promesse d’échange d’une garantie militaire française contre une garantie militaire interalliée, qui avait pour nos armes l’avantage de les mettre à l’abri d’un coup de nerfs de notre côté. Tout était donc à reprendre d’initio, c’est-à-dire à partir du point où nous en étions quand j’avais demandé la Rhénanie. La proposition anglo-américaine n’avait pas abouti et nulle autre ne nous était présentée. Faute de quoi nous revenions à notre première demande, qui n’avait pas été repoussée. Une forte position pour négocier. Rien. Pas un geste, pas un mot. Jamais peut-être par nos prétendus hommes d’État nous ne fûmes plus tragiquement joués. Pour des temps inconnus, notre sort fut scellé jusqu’à la comédie de Locarno, dont le dernier acte ne surprendra que M. Briand.

Il était impossible, cependant, d’en rester sous la menace d’une Allemagne qui ne parlait de réparations que pour amuser le tapis et ne prenait même pas la peine de dissimuler ses armements. Si nous avions maintenu l’occupation de la Rhénanie, en dépit de nos alliés, nous aurions eu un beau tapage européen où Alliés et ennemis se seraient trouvés d’accord contre nous. Le cas de l’Amérique ouvrant la carrière à tous événements, les combinaisons du désordre européen allaient se donner carrière à nos dépens dans le désarroi des engagements en suspens.

Sauf les Allemands, les peuples étaient fatigués de se haïr, escomptant même le bénéfice d’un renouveau d’amitiés épuisées. L’Angleterre, qui savait bien que, dans la guerre, elle pourrait compter sur nous, comme nous sur elle, n’avait pas dit adieu à la politique de lord Haldane, dont le rôle est présentement tenu par lord d’Abernon, le partenaire à souhait pour M. Briand. De là devait sortir le pacte universel de Locarno, où tout le monde protège tout le monde contre tout le monde en des textes qu’en dernière heure les violateurs du pacte belge savent accommoder à leur façon, en établissant qu’ils ont été contraints de rompre leur parole pour nous empêcher de rompre la nôtre. Comme l’Allemagne est une des puissances garantes de Locarno contre ses propres offensives, aucune faculté ne lui fera défaut pour déchirer le chiffon de papier quand et comme il faudra. Déjà, probablement, tout est préparé à cet effet dans les tiroirs secrets de la Wilhelmstrasse. Voyons donc d’un peu plus près cette affaire.

Au début de septembre 1925, M. Painlevé, président du Conseil, et M. Briand, ministre des Affaires étrangères, sont à Genève, où ils assistent à la sixième assemblée de la Société des Nations.

On sent que «quelque chose est dans l’air». Quoi? Un télégramme de Genève va nous l’apprendre.

M. Aristide Briand a fait les déclarations suivantes au rédacteur d’un journal socialiste allemand:

«Nous comptons fermement pouvoir nous rencontrer dès septembre, ou, au plus tard, au commencement d’octobre, avec M. Stresemann. Il appartient maintenant à l’Allemagne de prononcer des paroles décisives. Dites bien que je jouerai cartes sur table et que nous voulons aborder franchement toutes les questions. Nous devons arriver à une solution définitive entre les deux pays, sinon nous allons à l’abîme.

«J’ai prouvé ma bonne volonté: j’ai fait évacuer la Ruhr, ainsi que Dusseldorf, Duisburg et Ruhrort. Nous avons été condescendants envers M. Stresemann, pour lui faciliter sa politique. Nous causerons aussi avec lui des questions du désarmement et de l’évacuation des territoires occupés.

«...Une entente franco-allemande dans le domaine économique est tout à fait possible; en fait, elle a déjà commencé. Sur le terrain politique, l’entente est plus difficile, mais elle n’est pas impossible. Encore une fois, je veux la paix, et toute ma politique ne sert que ce but.»

M. Briand, une fois de plus, vient donc à l’Allemagne les mains tendues, les bras ouverts. Il lui dit: «Voyez ce que j’ai déjà fait: j’ai fait évacuer la Ruhr, Dusseldorf, Duisburg, Ruhrort. Je suis prêt à faire plus encore! Nous causerons de l’évacuation des territoires occupés...»

C’est ce que M. Briand appelle «jouer cartes sur table». Il montre son jeu à l’adversaire, retourne ses atouts, et dit: «Maintenant, que la partie s’engage!»

Comment l’Allemagne accueille-t-elle ce nouvel hymne à la paix?

Le 15 septembre, l’ambassadeur de France à Berlin remet à M. Stresemann la note par laquelle le gouvernement français invite l’Allemagne à «causer».

Les principaux personnages allemands acceptent naturellement l’idée de cette Conférence d’où rien ne peut sortir que de bon pour le Reich. Mais, parmi eux, c’est à qui fera preuve du maximum d’arrogance.

Le comte Bernsdorff déclare: «Notre point de vue, c’est que le pacte devra être élaboré sur un pied d’égalité et de réciprocité absolues.» C’est dire qu’avant même la réunion de la Conférence le principe de notre victoire est aboli.

Le gouvernement français s’inquiète-t-il de cette situation, et songe-t-il à remettre la réunion à des temps meilleurs? Pas du tout. Il poursuit sa tâche de paix à tout prix.

M. Painlevé est à ce moment président du Conseil, M. Briand ministre des Affaires étrangères, M. Caillaux, ministre des Finances, M. Steeg garde des Sceaux, et, ce même jour, 15 septembre, où notre ambassadeur à Berlin remettait à M. Stresemann la note dont je viens de parler, M. Malvy était élu président de la Commission des finances. Briand, Painlevé, Caillaux, Steeg, Malvy, tels sont les hommes qui, à ce moment, président aux destinées du pays. Sept ans après la victoire! Les morts vont vite.

Le 23 septembre, le gouvernement allemand décide d’accepter l’invitation à la Conférence.

Le 28, M. von Hœsch, ambassadeur d’Allemagne à Paris, se rend au quai d’Orsay, remet à M. Briand une note par laquelle le gouvernement allemand fait connaître son adhésion à la réunion de la conférence de Locarno.

Malheureusement il est dit que l’Allemagne fera toujours tout pour décourager M. Briand. En même temps que cette note, M. von Hœsch remet à M. Briand une autre note, ce qu’en style diplomatique on appelle une «déclaration verbale», et cette seconde note porte brutalement:

1o Sur l’évacuation de la zone de Cologne;

2o Sur la question de la responsabilité de la guerre.

On a parlé de l’entrée de l’Allemagne dans la Société des Nations. L’Allemagne déclare officiellement que son entrée dans la Société des Nations ne pourra être interprétée comme une nouvelle signature donnée à l’article 231 du Traité de Versailles par lequel l’Allemagne a reconnu porter la responsabilité du conflit de 1914.

Ce qui équivaut à ceci: l’Allemagne se fait prier pour entrer dans la S. D. N. Elle dit: «Je veux bien m’asseoir à côté de vous, France, Angleterre, etc..., mais à condition qu’il soit bien entendu que je suis innocente des dommages que j’ai accepté de réparer.»

Que fait M. Briand au reçu de ce document? Y a-t-il un petit coup de poing sur la table? Un haut-le-corps?

Il y a une note. Une petite note qui dit: «1o la question de la culpabilité de l’Allemagne a été réglée à Versailles; 2o il ne dépend que de l’Allemagne de hâter l’évacuation de la zone de Cologne.»

On voit sous quels auspices va s’ouvrir la Conférence de Locarno. Ces préliminaires expliquent—mieux que ne le font les textes officiels—dans quelles conditions les conversations se poursuivirent et quelle en fut la conclusion.

D’un côté, la France (MM. Briand, Caillaux, Malvy, Steeg, etc...) cherchant la paix au prix de toutes les concessions et de tous les renoncements.

De l’autre, l’Allemagne, n’ayant qu’un but: l’annulation du traité qui a consacré sa culpabilité et notre victoire.

 

La Conférence de Locarno s’ouvre le 5 octobre 1925, sous la présidence de M. Chamberlain. Le 16, la Conférence prend fin.

Ce jour-là, on paraphe ne varietur neuf documents diplomatiques:

1o Un protocole qui, en résumant les travaux de la Conférence, précise les espoirs attachés au pacte rhénan de sécurité pour la paix du monde et la restauration de l’Europe:

«Les représentants des gouvernements ici représentés déclarent avoir la ferme conviction que l’entrée en vigueur de ces traités et conventions contribuera grandement à amener une détente morale entre les nations, qu’elle facilitera puissamment la solution de beaucoup de problèmes politiques ou économiques conformément aux intérêts et aux sentiments des peuples et qu’en raffermissant la paix et la sécurité en Europe elle sera de nature à hâter d’une manière efficace le désarmement prévu par l’article 8 du Pacte de la Société des Nations.»

Par ces simples lignes, toutes les nations contractantes sont mises sur le même plan au point de vue des dangers qu’elles peuvent faire courir a la paix.

2o Un traité par lequel l’Allemagne, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie garantissent le statu quo territorial rhénan, la frontière franco-germano-belge, ainsi que le maintien de la zone rhénane démilitarisée en vertu du traité de Versailles (rive gauche du Rhin et zone de 50 kilomètres sur la rive droite).

Sur ce traité, dont on a parlé comme d’un acte extraordinaire et destiné à faire régner définitivement la paix sur le monde, une remarque est à faire:

Les nations contractantes s’engagent à ne pas faire la guerre...

A moins que...

Car il y a un: à moins que. Il y en a même plusieurs[121]. Mais celui-ci est particulièrement à retenir:

«A moins qu’il ne s’agisse de l’exercice du droit de légitime défense

Or, je le demande: depuis qu’il y a des nations et des guerres, quelle est donc la nation qui, jamais, a prétendu faire une guerre qui ne fût pas simplement défensive? Comment l’Allemagne s’est-elle lancée dans la guerre de 1914? Ne s’est-elle pas, à la face du monde, déclarée menacée, attaquée? N’a-t-elle pas envahi la Belgique pour répondre aux incursions des avions français sur Nuremberg? Y eut-il une voix en Allemagne pour reconnaître qu’à la veille de la déclaration de guerre nos troupes de couverture s’étaient repliées de dix kilomètres? Une nation qui veut faire la guerre est toujours en état de légitime défense.

3o Une convention d’arbitrage entre l’Allemagne et la Belgique.

4o Une convention d’arbitrage entre l’Allemagne et la France.

5o Un traité d’arbitrage entre l’Allemagne et la Pologne.

6o Un traité d’arbitrage entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie.

7o Un traité d’aide mutuelle entre la France et la Pologne.

8o Un traité de garantie mutuelle entre la France et la Tchécoslovaquie.

Le neuvième document consiste en une déclaration relative à l’interprétation de l’article 16 du Covenant de la Société des Nations.

 

Le 1er décembre 1925, les traités de Locarno étaient signés à Londres par les sept nations: Allemagne, Belgique, France, Grande-Bretagne, Italie, Pologne et Tchécoslovaquie.

Ces documents diplomatiques, connus sous le nom de «Pacte de Sécurité», que contiennent-ils? Que cachent-ils?

Le Pacte de Locarno ne dit pas tout ce qu’il veut dire. On s’en aperçoit surtout aujourd’hui.

Examiné en soi, il présente la phraséologie ordinaire de ces sortes de documents: il a un air innocent voisin de l’hypocrisie. L’analyse à laquelle on pourrait procéder ne serait édifiante que si on s’éclairait à la lumière des faits qui ont suivi. La Haye—qui est d’hier—procède directement de Locarno.

On doit cependant retenir que ce sont les Allemands eux-mêmes qui ont pris l’initiative des négociations d’où devait sortir le Pacte de Sécurité.

Is fecit cui prodest.

Le mémorandum remis le 9 février 1925—neuf mois avant l’ouverture de la Conférence—à M. Herriot, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, par M. von Hœsch, ambassadeur d’Allemagne à Paris, ne laisse aucun doute à cet égard: «L’Allemagne pourrait donner son adhésion à un pacte par lequel les puissances intéressées au Rhin, notamment l’Angleterre, la France, l’Italie et l’Allemagne, s’engageraient solennellement... à ne point faire la guerre l’une contre l’autre...»

M. Herriot a revendiqué la gloire d’avoir fait bon accueil à cette proposition. Dans le privé, il ne se fait pas faute de dire, paraît-il, que le pacificateur Briand s’est borné à lui emboîter le pas.

D’autre part, on a vu cette répudiation solennelle de la guerre mâtinée d’à moins que... qui résulte de toute cette paperasse. Mais il est à tirer du Pacte de Locarno d’autres conséquences.

C’est d’abord l’entrée de l’Allemagne à la Société des Nations.

M. Briand écrivait à M. de Fleuriau, ambassadeur de France à Londres, le 4 juin 1925:

«...Le gouvernement français... a tenu à considérer les offres de l’Allemagne comme faites dans un désir sincère de paix, et ne méconnaît nullement les difficultés avec lesquelles le gouvernement allemand, de son côté, se trouve aux prises, du fait de l’opinion publique allemande et des préoccupations que lui inspirent ses relations avec la Russie qui s’efforce de détourner l’Allemagne de la Société des Nations.»

Sans la Société des Nations et sans l’admission de l’Allemagne à la Société des Nations, Locarno s’écroule. Or, on a vu plus haut que le Reich entendait monnayer cette admission qui lui refaisait une virginité.

L’indécision du traité en ce qui concerne les frontières orientales de l’Allemagne n’est pas moins inquiétante.

M. Paul-Boncour disait le 25 février 1926 à la Chambre[122]:

«Les traités qui règlent la question sont moins nets que le pacte rhénan... Ici la procédure est la même que pour le pacte rhénan, avec ces deux différences que, d’abord, l’Allemagne n’a pas garanti les frontières orientales et que, faute d’une zone orientale démilitarisée, on ne peut trouver automatiquement le caractère d’un acte d’agression

Enfin, c’est l’évacuation de la zone rhénane. M. Briand, devant la Chambre, répondait à M. Fabry en s’indignant qu’on présentât Locarno comme devant entraîner l’évacuation. Dans la même semaine, à Cologne, M. Stresemann n’en déclarait pas moins publiquement que ce serait à désespérer de l’esprit de Locarno s’il n’en devait point résulter l’évacuation de la Rhénanie.

 

En résumé, qu’est-ce donc que Locarno apporte à la France de plus que Versailles?

Rien. Moins que rien, puisque l’Allemagne est devenue partie prenante et que nous lui devons des comptes.

Les traités de garantie passent un trait sur le passé et proclament solennellement que les dangers de guerre peuvent aussi bien venir de la France et de la Belgique que de l’Allemagne. Le danger de guerre pouvant théoriquement procéder de toutes les nations contractantes, on se prémunit contre chacune d’elles. C’est donc que, dans le passé, les responsabilités du conflit n’incombent pas si évidemment et si absolument à la seule Allemagne.

De plus, l’Allemagne déclare implicitement—et l’Europe en prend son parti—qu’elle ne renonce pas à toute modification ultérieure de ses frontières orientales.

Enfin, c’est l’évacuation de la Rhénanie à bref délai: à Locarno on a signé une traite qu’il s’agira de payer à La Haye.

 

Le 4 juin 1926, M. Briand disait au Sénat:

«J’ai connu à Locarno des minutes d’émotion profonde, lorsque les habitants du pays et les touristes présents ont jeté un cri d’enthousiasme passionné à la vue du protocole qui venait d’être signé par les représentants de la France, de la Belgique, de la Grande-Bretagne, de l’Italie, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de l’Allemagne.»

Après quoi, le Sénat donnait son approbation «dans un geste de résignation», comme dit le Temps de ce jour. La crise de mysticisme était déjà passée et le cri d’enthousiasme des «touristes» n’avait plus d’écho.

 

Les pactes de Locarno n’offrent que l’apparence fragile d’une garantie: c’est une illusion propre à abuser les consciences faciles et à endormir les vigilances. En leur insuffisance est leur danger. L’esprit de Locarno, lui, est directement nuisible aux intérêts de notre pays. Voyez ce qui arrive lorsqu’il s’agit de favoriser l’Allemagne, en réduisant la durée de l’occupation de nos troupes en territoire rhénan avant le terme fixé. Notre ministre des Affaires étrangères entreprend de prouver, en invoquant le texte d’un procès-verbal non authentiqué, que l’occupation du territoire ennemi avait pour but la garantie du paiement des réparations, non la sécurité militaire, qui est cependant la première raison de la présence de nos soldats en territoire ennemi. Ce texte, qu’on m’attribue, recueilli dans des procès-verbaux sommaires qui ne m’ont jamais été présentés, et qui ne furent jamais soumis aux Chambres, me font précisément exprimer le contraire de mon opinion avérée.

M. Briand met dans ma bouche le texte suivant, sur la foi d’un rédacteur inconnu: «C’est un point de vue que je ne peux accepter. Nous avons besoin d’une garantie pour l’exécution des clauses financières. Croyez bien que les considérations militaires n’ont rien à voir avec cette question.» Qui donc aurait pu croire que, si des soldats peuvent être utilisés pour l’exécution d’un paiement, il n’est aucun besoin de ces mêmes soldats pour aider leurs camarades à défendre le commun territoire contre l’ennemi? C’est si bien le contraire du fait acquis qu’on n’a pas pu trouver une raison, même mauvaise, pour expliquer l’inexplicable, et qu’on s’en est tenu à l’affirmation, sans un essai de fondement.

«Le débat ne dura pas moins d’une semaine, nous rappelle M. Tardieu dans son livre La Paix. Les deux présidents échangèrent des suggestions et des textes... qui aboutirent le 29 avril à la rédaction suivante, qui devint le paragraphe final de l’article 429:

«Si, à ce moment (au bout de quinze ans), les garanties contre une agression non provoquée de l’Allemagne n’étaient pas considérées comme suffisantes par les gouvernements alliés et associés, l’évacuation des troupes d’occupation pourrait être retardée dans la mesure jugée nécessaire a l’obtention desdites garanties

Est-il rien de plus clair? Voilà un texte sur lequel les chefs de gouvernement ont délibéré pendant toute une semaine, «échangeant tour à tour des textes et des suggestions». Et quand ils sont d’accord, le paragraphe ci-dessus prend place dans le Traité en une forme qui a reçu l’approbation de tous, pour aboutir, en fin de compte, à la sanction du vote des Parlements intéressés. C’est le Traité lui-même qui parle ainsi, Monsieur le ministre, le Traité qui est, ou devrait être, notre loi sans que nous puissions le faire dévier de ce qu’il dit pour si peu que ce soit.

Or, au lieu de s’en rapporter au dernier paragraphe de l’article 429 du Traité, qui prononce le dernier mot en la matière puisqu’il a été adopté par les Parlements, quand M. Marin priait M. Briand, à la tribune, de lire le texte officiel—et décisif—de l’article 429, le ministre refusa d’éclaircir le sens du Traité par la lecture de la clause définitive.

Mais il y a mieux encore. Il ne s’agit ici que de ce qu’on appelle la discussion des préliminaires du Traité, entre les quatre chefs d’État. Il ne faut rien de moins que l’accord des «Quatre» pour faire insérer un texte dans le Traité lui-même, comme il est arrivé pour le dernier paragraphe de cet article 429, dont M. Briand n’a pas voulu donner lecture, mais qui n’en est pas moins inscrit tout vif dans le Traité lui-même, et n’en peut être distrait par aucun subterfuge. Le résultat est que voilà l’insoluble difficulté où nos gens viennent se confondre. L’Angleterre, l’Italie, l’Amérique n’ont aucun intérêt militaire engagé sur le Rhin. Seule la France est tenue par ce double intérêt de simultanéité, formulé et mis en valeur par l’article 429 qui fonde son droit à la double garantie. Il faut bien qu’elle l’ait demandé et obtenu, puisque ses trois partenaires n’en avaient cure, et que nul autre n’a pu le faire que moi-même, puisque j’étais seul à en soutenir l’intérêt!

Voilà donc la question que je pose et à laquelle je défie qu’on me réponde. On conçoit que trois hommes désintéressés s’accordent pour attribuer un privilège à un quatrième faisant valoir son intérêt, mais qu’ils s’accordent tous pour instituer un privilège que personne ne réclame, voilà ce qui, même chez des ministres, ne saurait se comprendre. Si MM. Wilson, Lloyd George, Orlando, qui ne demandent rien du territoire rhénan comme garantie militaire, veulent l’offrir à M. Clemenceau qui la voit miraculeusement arriver, sans l’avoir demandée, dans sa corbeille où elle s’inscrit sous le titre de l’article 429, c’est un miracle dont M. Briand lui-même aura l’explication dès qu’il aura consenti à lire à la tribune le dernier paragraphe de l’article 429 du Traité de Versailles.


A moins qu’il n’y ait violation flagrante des engagements pris; à moins que la S. D. N. ne décide d’attaquer un État agresseur, etc..

Les débats sur les accords de Locarno ont eu lieu à la Chambre et au Sénat de février à juin 1926. M. Paul-Boncour était rapporteur de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre.


CHAPITRE XIX

LES MUTILATIONS DU TRAITÉ DE VERSAILLES
(Suite)

L’ALLEMAGNE ARME.—LA FRANCE DÉSARME.

Le général allemand Grœner a déclaré récemment «qu’il était impossible à l’Allemagne de faire une grande guerre, puisqu’elle était désarmée, conformément aux injonctions du Traité de Versailles».

Le mot désarmement s’applique surtout au matériel. Nous examinerons donc tout d’abord dans quelles conditions l’Allemagne, en cette matière, s’est conformée aux prescriptions du Traité de Versailles.

D’après l’article 164 du Traité, l’armement de l’Allemagne ne devait pas dépasser les chiffres suivants:

Fusils84 000
Carabines18 000
————
Total102 000
========
Mitrailleuseslourdes792
légères1 134
————
Total1 926
========
Canons de tranchéemoyens63
légers189
————
Total252
========
Pièces de 77204
Obusiers de 10584
————
Total288
========

Or, en se fondant sur des documents indiscutables[123], c’est-à-dire sur les crédits afférents aux budgets allemands depuis 1925 jusqu’en 1930, donc pendant les cinq dernières années, et par conséquent sans tenir compte des crédits qui précèdent, on trouve que, depuis 1925, l’Allemagne a fabriqué:

300 000fusils.
20 000mitrailleuses.
19 000canons de tranchées.
2 000canons.

Comme munitions, toujours d’après les budgets précités, l’Allemagne a fabriqué pendant ces cinq années—1925 à 1930—2 500 000 coups de canon—alors que le traité limitait le stock à 450 000,—auxquels il faut ajouter les nombreuses munitions qu’elle a fait venir de l’étranger. M. Scheidemann, dans son discours au Reichstag du 15 décembre 1926, a été formel à ce sujet: «De Stettin, nous avons reçu des informations absolument sûres, d’après lesquelles le transport des munitions russes s’est fait sur plusieurs bateaux qui sont arrivés de Leningrad fin septembre et octobre 1926.» Il y a là un témoignage allemand que l’on ne saurait contester.

Il reste à examiner la question des avions, des tanks et des canons lourds, formellement interdits par le Traité de Versailles.

Pour l’aviation, on sait comment l’Allemagne a tourné la difficulté. Elle a développé sur des bases énormes son aviation commerciale, tous ses avions devant être outillés de façon à pouvoir, du jour au lendemain, transporter un nombre énorme de bombes. Elle se flatte, d’ailleurs, de pouvoir mettre en ligne, dès le lendemain d’une mobilisation, plus de 1 000 avions parfaitement outillés, et d’être en état de fabriquer ensuite plus de 3 000 avions par mois. L’entraînement de ses pilotes militaires continue à s’effectuer en Russie.

Quant aux tanks et aux canons lourds, aucun contrôle officiel allié n’existant plus en Allemagne, rien n’empêche actuellement cette puissance d’en fabriquer autant qu’il lui plaira, et de les dissimuler dans des dépôts clandestins[124]. En tout cas, rien ne l’empêche non plus de passer, avec certains États voisins, comme la Russie, la Suède, etc., des conventions lui assurant, dès le début d’une guerre, un matériel important. Plus tard, grâce à sa puissance industrielle, l’Allemagne saura se procurer le matériel complémentaire par ses propres moyens.

M. Scheidemann, dans son discours du 16 décembre 1926, déjà cité, a fait à ce point de vue des révélations probantes: «D’après un mémoire qui nous est parvenu, il a existé au ministère de la Reichswehr, sous la dénomination S. G., une section spéciale. A Moscou, cette section a collaboré aux accords Junkers. Depuis 1923, elle a payé des sommes qui se montent à environ 70 millions de marks or annuellement. Il y a, dans une grande banque de Berlin, un compte sur lequel un fonctionnaire au ministère de la Reichswehr, M. Spangenberg, exécute les paiements nécessaires. En quinze jours, à peu près, M. Spangenberg a payé des sommes se montant à environ 2 millions et demi de marks.

«D’après d’autres renseignements, il est en liaison étroite avec l’organisation appelée Comptoir économique ou Gefu. Le directeur de cette organisation est un certain Otto zur Leren qui réside constamment à l’étranger, notamment en Russie. Par Spangenberg, quelques millions de marks ont été versés à la caisse de la Gefu, ce qui prouve que des rapports immédiats existent entre le ministère de la Reichswehr et la Gefu. La tâche de la Gefu consiste à instituer une industrie d’armement à l’étranger, particulièrement en Russie. La signature des accords a été faite sous de faux noms. Les officiers qui ont été envoyés en Russie et qui en sont venus, ont voyagé avec des passeports falsifiés. La Gefu avait également pour tâche d’établir en Russie des fabriques d’obus à gaz; une fabrique de produits chimiques de Hambourg, bien connue, participe à l’opération.»

Au cours de cette même séance du 16 décembre 1926, M. Scheidemann présenta des documents découvrant les rapports de la Reichswehr avec la grande industrie et les collectes faites chez les industriels pour l’instruction et l’équipement des contingents non prévus au budget.

En ce qui concerne les gaz, les incidents relatés par les journaux au cours de ces dernières années (notamment ceux de Hambourg) et surtout la dernière phrase du discours de M. Scheidemann, citée plus haut montrent nettement que les usines allemandes sont prêtes à fabriquer, et même fabriquent déjà, tout ce que ne pourront pas fournir immédiatement les usines russes, et peut-être d’autres encore.

 

On peut objecter que les Allemands ont évidemment dépassé—et de beaucoup—les chiffres du matériel prévu par le Traité de Versailles, mais que ce n’est pas ce matériel qui leur permettrait, en tout cas, d’armer les millions d’hommes que nécessite la guerre au vingtième siècle. Le général allemand bien connu, von Seeckt, répond lui-même à cet argument dans son livre: Gedanken eines Soldaten (Pensées d’un soldat). «Les armées de l’avenir, déclare-t-il, n’auront pas intérêt à accumuler les stocks d’un matériel qui se démode très rapidement. Il suffira de construire quelques prototypes et d’en préparer la fabrication en série, en organisant le passage des usines du régime de paix au régime de guerre. Mais cela nécessite naturellement des subventions de l’État.»

Voilà l’explication des sommes énormes prévues aux budgets de la Reichswehr, pour l’acquisition d’un matériel qui paraît insignifiant. On saisit, dès lors, les raisons qui, récemment, ont incité le comte Bernstorff (Commission de désarmement de Genève) à proposer la limitation des stocks de matériel, mais à n’accepter, à aucun prix, la limitation des budgets militaires.

Dans le matériel nécessaire à la guerre doivent être également compris les chemins de fer et les automobiles. Or, sans parler du reste de l’Allemagne, que voit-on en Rhénanie même, c’est-à-dire dans une région occupée par nos troupes ou par des troupes alliées? A Trèves et à Kaiserslautern, c’est-à-dire sous les yeux de nos généraux, les Allemands ont construit d’immenses gares de bifurcation et de triage qui, en cas de guerre, pourraient former et lancer cent vingt trains militaires par jour. Avant la guerre, elles étaient à peine en état d’en lancer vingt par jour. En plein Eifel, un autodrome de quarante kilomètres de développement vient d’être construit, ainsi qu’un réseau de magnifiques routes pour y conduire. Cinq autostrades sont en construction pour relier la rive droite du Rhin au Luxembourg et aux régions d’Aix-la-Chapelle et de Sarrebrück, avec ponts sur le Rhin à Duisbourg, Cologne, Coblentz, Mayence et Mannheim.

Enfin, dans toutes les régions rhénanes et westphaliennes, le service de la poste automobile a été développé dans des proportions inexplicables, pour ne pas dire inquiétantes. Partout circulent, nuit et jour, d’immenses cars pouvant contenir plus de quarante personnes—et qui sont généralement vides. Les Allemands voient grand mais font parfois trop de bruit.

Cependant, l’article 43 du Traité de Versailles est formel: «Dans la zone démilitarisée, est interdit le maintien de toutes les facilités matérielles de mobilisation.» Méditez sur la règle et sur son application.

 

A l’appui de cet exposé, et pour bien montrer qu’il n’a rien d’exagéré, je citerai simplement l’avis de l’homme particulièrement qualifié dans l’espèce, le général Guillaumat, commandant de l’armée du Rhin. Voici les conclusions du Mémoire secret[125] qu’il a adressé, en 1927, au gouvernement français:

«Tous les renseignements recueillis depuis quelque temps par mon État-Major concordent pour établir que le gouvernement allemand (celui de M. Stresemann) poursuit depuis un an environ l’exécution d’un plan qui vise à constituer, en territoires occupés et dans les différents domaines de l’activité militaire, une force capable, le cas échéant, d’intervenir rapidement contre nous. Cet effort de réorganisation de sa force militaire, le gouvernement du Reich le poursuit depuis longtemps en Allemagne non occupée. Mais pendant longtemps la Rhénanie était restée en dehors de ce mouvement. Il n’en est plus de même à l’heure actuelle. De nombreuses organisations ont surgi en territoire occupé, dont le but est d’assurer le recrutement et l’instruction de la jeunesse en vue de la rendre capable d’être utilisée immédiatement pour des buts militaires...»

Le général énumère alors les formations d’infanterie, les sociétés de tir, les sociétés de cavalerie, les bases d’aviation, les ports aériens. Il fait apparaître le développement du réseau routier et ferroviaire, de la T. S. F., des organisations médicales de la Croix Rouge, etc...

Il conclut enfin:

«Les concessions faites au gouvernement allemand et qui se sont traduites, en territoires occupés, par un régime plus libéral à l’égard des populations, n’ont pas eu d’autres résultats, en desserrant l’étreinte, que de permettre à l’Allemagne de pousser, en territoire occupé, ses préparatifs d’ordre militaire.

«La présence, dans les territoires occupés, de l’armée alliée d’occupation, a du moins pour effet d’entraver le développement d’un programme dont rien ne pourra plus paralyser l’exécution, après l’évacuation des territoires rhénans par les forces alliées.»

 

Pour être en état de faire la guerre, il ne suffit pas d’avoir du matériel. Encore faut-il assurer un grand nombre d’autres conditions.

1o Autant que possible, avoir pour soi le nombre.

De ce côté-là, aucune inquiétude pour l’Allemagne: sa population n’augmente peut-être pas aussi rapidement qu’avant 1914, mais, en tout cas, elle se maintient dans des proportions très supérieures à celles de la France.

2o Bien entendu, le nombre ne serait rien sans la qualité, c’est-à-dire l’instruction. Là encore les hommes instruits ne manquent pas: il y a tout d’abord les anciens soldats de la grande guerre, dont la plupart sont en état de reprendre les armes; après eux toute la jeunesse formée par les innombrables sociétés dites «sportives», mais en réalité de préparation militaire, et que tous les ministères allemands, depuis 1918, n’ont cessé d’encourager. On a vainement attendu que le Reich, en supprimant les sociétés Casques d’acier, Consul et autres, démontrât publiquement son esprit pacifiste.

Surtout que l’on ne vienne pas objecter que les sociétés précitées ne s’occupent pas de préparation militaire, car je ferais appel au témoignage même des Allemands. Voici en effet ce que déclarait M. Scheidemann au Reichstag le 16 décembre 1926. «En Hesse-Nassau, les organisations de tir avec des armes de petit calibre sont particulièrement développées. Depuis 1926, les hommes ne sont plus incorporés à la Reichswehr et on les envoie dans les Associations où ils sont chargés de l’instruction[126]

L’Allemagne, le jour où elle le voudra, ne manquera donc pas d’hommes ayant reçu une instruction militaire.

3e Mais les hommes ne suffisent pas. Il faut les encadrer.

La Reichswehr est là pour les fournir. D’après le budget même du Reich de 1929, le nombre des officiers de la Reichswehr est de 3 798, celui des sous-officiers de 20 880, celui des hommes de troupe de 74 020, ce qui donne un officier ou sous-officier pour trois hommes: les deux premières catégories fourniraient les officiers, la troisième les sous-officiers.

En dehors de la Reichswehr, il ne faut pas oublier la Schutzpolizei (140 000 hommes) casernée et entraînée militairement, qui, elle aussi, peut fournir d’excellents cadres subalternes. Comme d’autre part la Reichswehr se renouvelle à peu près tous les douze ans, on voit qu’au moment d’une mobilisation, ce ne seraient pas les cadres qui manqueraient à l’Allemagne. En tout cas, au début d’une guerre, l’Allemagne pourrait opposer immédiatement 480 000 hommes à nos 240 000 hommes de couverture.

4e En dehors de ces cadres pour la troupe, encore a-t-on besoin d’officiers d’état-major, et d’officiers généraux pour le haut commandement.

Ceux de l’ancienne armée impériale sont là avec l’expérience de la guerre mondiale. Tous sont prêts à marcher de nouveau avec ce puissant levier moral que représente l’espoir de la revanche. A tous ont été allouées des soldes de retraite très élevées, à la condition de pouvoir convoquer leurs bénéficiaires fréquemment, pour des exercices sur la carte et tous autres, dont on ne se prive pas. Le haut commandement allemand n’a pas oublié les leçons des de Moltke, von der Goltz, Kemmerer, Falkenhausen, von Freytag, von Schlieffen. Il continue à s’adonner plus que jamais aux études de la guerre de masses, c’est-à-dire de la stratégie, études qu’il avait longtemps pratiquées avant 1914, et qui devaient lui assurer la victoire, si l’exécution avait répondu à la conception.

5e Quant au nerf de la guerre, l’argent, plus nécessaire que jamais dans la guerre du vingtième siècle, il exige des développements de moyens toujours croissants, et l’Allemagne sait très bien que le parti allemand des États-Unis, est aujourd’hui assez puissant pour lui fournir les emprunts nécessaires à son agression.

6e Reste la question des forces morales, plus importante que jamais à une époque où les peuples aspirent si ardemment et si justement à la paix.

Sans doute, naturellement, en Allemagne, comme partout, les ouvriers, les paysans, les petits bourgeois sont vraiment pacifistes et n’entrevoient de nouvelles tueries qu’avec effroi. Mais, par contre, il ne faut pas se dissimuler que tous les fils des classes dirigeantes, tous ces jeunes gens qui fréquentent les gymnases et facultés d’Allemagne, trouvent là des professeurs nationalistes ou populistes qui ne cessent de leur rappeler le «Deutschland über alles». C’est là le gros danger pour la paix, danger que reconnaissent parfaitement les pacifistes sincères. Plus tard, dans quelques années, ce seront ces jeunes gens qui dirigeront les destinées de l’Allemagne. N’est-on pas en droit de craindre que la masse allemande, ouvriers, paysans, petits bourgeois, fidèle aux impulsions de son esprit grégaire, ne se laisse entraîner, comme en 1914, aux élans d’une guerre «fraîche et joyeuse»?

En résumé, nous sommes bien obligés de constater que, non seulement l’Allemagne ne désarme pas, mais qu’elle arme au contraire.

On ne saurait trop rappeler, à ce sujet, la phrase finale du rapport du général anglais, Morgan, attaché à la Commission militaire interalliée de Berlin, phrase qui dépeint au plus clair la situation actuelle: «Je ne dis pas que l’Allemagne prépare la guerre, mais qu’elle se prépare.» En effet, comme la masse du peuple allemand, le gouvernement du Reich (si bien personnifié en l’occurrence par feu M. Stresemann) ne tient pas du tout à engager une nouvelle lutte avec la France. Il se rend parfaitement compte—et les mutilations perpétuelles du Traité de Versailles lui ont montré qu’il voit juste—qu’avec de la patience, beaucoup d’audace et quelque habileté, il arrivera facilement à obtenir, des gouvernements faibles et inconscients qui se succèdent en France depuis 1920, l’annulation presque complète du Traité.

 

Pendant ce temps, c’est-à-dire tandis que l’Allemagne se prépare, c’est-à-dire arme, que fait l’armée française? C’est bien simple: elle désarme.

Son haut commandement semble avoir complètement abdiqué. Il a oublié que la première qualité d’un vrai chef c’est le caractère. Devant les perpétuelles mutilations du Traité de Versailles, c’est à peine si quelques généraux ont sérieusement protesté. La limite d’âge des généraux qui, en pleine guerre, après trois années d’une expérience chèrement acquise, avait été fixée à soixante ans, a été reportée successivement à soixante-deux, à soixante-cinq, à soixante-dix. Il n’y a plus de raisons de s’arrêter, et cela pour donner satisfaction uniquement à des questions de personnes. Tout se paye. Ces abdications de conscience, c’est le pays qui les payera un jour et les payera cher.

Les États-Majors travaillent, mais travaillent toujours la tactique. Quant à la stratégie, c’est-à-dire l’étude de la guerre de masses, de la guerre au vingtième siècle, elle est toujours aussi honnie qu’avant la guerre. Foch avait fait créer un institut de stratégie. En le quittant, il s’en est désintéressé. Un Institut des Hautes Études militaires est toujours à créer.

Le nombre, nous l’avons malgré la décroissance de notre population grâce à nos colonies qui apportent aux 40 millions de Français, un appoint de 60 millions.

En vain von Seeckt préconise-t-il l’armée de métier. «Avec une petite armée de métier, a-t-il dit, des moyens puissants, des avions, des gaz, nous viendrions vite à bout de cette vague formation» (l’armée française actuelle). Pur bluff, pur camouflage, car, mieux que personne, l’ancien chef de la Reichswehr sait que l’Allemagne prépare fiévreusement et très habilement une armée nationale. On a pu le voir ci-dessus.

Cette armée nationale, en France, nous l’avons, mais à condition de l’instruire. Ce n’est pas ce que nous ont permis les nouvelles lois «d’organisation», qui n’ont eu jusqu’ici qu’un résultat de désorganisation. Certes, le service d’un an s’imposait, et, dès 1919, on en avait fait préparer l’application: tout devait être prêt pour 1924. Cinq années gagnées. Mais il impliquait 150 000 militaires de carrière et, d’autre part, des unités très fortes, concentrées presque toutes sur nos frontières, et maintenues sur le pied de guerre, seule condition pour assurer l’instruction intensive de nos contingents annuels.

Dans l’organisation présente, on a conservé au contraire les unités «squelettes»: c’est là où nos jeunes soldats vont faire leur instruction, c’est-à-dire perdre complètement leur temps, si précieux. Tous les hommes du métier sont unanimes à reconnaître que, dans les conditions actuelles, l’instruction n’est pas possible. Voilà où nous en sommes. Encore faut-il ajouter que le service d’un an ne devait être appliqué que lorsque les 106 000 militaires de carrière (jugés indispensables) seraient complètement recrutés. Or, le service d’un an entre en ce moment même en application. Où sont les fameux militaires de carrière? Le ministre de la Guerre a reconnu lui-même qu’il ne les avait pas. Et cependant, c’est parmi eux que l’on doit prélever les cadres nécessaires pour l’instruction des contingents annuels!

 

Un des principaux enseignements de la grande guerre, c’est que le matériel joue au vingtième siècle un rôle beaucoup plus important que ne l’avaient prévu les professionnels avant 1914. Or, cet enseignement, si chèrement acheté, est déjà presque oublié. Comme je l’ai fait remarquer, il n’y a pas intérêt à accumuler des stocks trop volumineux dans les arsenaux, mais il y a une limite à ne pas franchir et, en France, à l’heure actuelle, cette limite est depuis longtemps dépassée. Sans entrer dans des détails que l’on ne doit pas divulguer, il est permis de rappeler—comme toute la presse l’a déjà fait—que nos approvisionnements en matériel de guerre ont été fortement réduits à la suite des affaires marocaines et que, depuis, rien n’a été fait pour les compléter. D’autre part, le matériel se déclasse assez vite: il serait donc prudent d’adopter de nouveaux modèles, surtout pour notre fusil-mitrailleur, nos tanks et nos canons de tranchée, quitte à n’en fabriquer qu’une partie et à nous tenir prêts à fabriquer le complément en cas de tension diplomatique. Des études ont été entreprises, plus de dix années se sont écoulées depuis la fin de la guerre, mais aucune décision ferme n’a réglé la question.

En ce qui concerne l’aviation, il a fallu également plus de dix années pour créer ce ministère de l’Air. On a fini par le constituer, mais dans quelles conditions! L’aviation dépend maintenant du ministère de l’Air, mais en même temps des ministères de la Guerre, de la Marine, du Commerce, et en réalité sans en dépendre véritablement. Confusion partout: le principe de l’unité de commandement a été une fois de plus oublié ou violé. Quant au matériel lui-même, il vaut mieux ne pas en parler: les accidents journaliers sont là, hélas! pour montrer jusqu’où a pu aller l’incurie du gouvernement.

Qu’a-t-on fait également pour la guerre des gaz qui prendrait, dans les rencontres futures, une importance capitale? Des réunions, des commissions, des palabres, des projets, mais là non plus, rien de décisif. Cependant ne voit-on pas des pays comme les États-Unis qui, en ce moment, n’ont rien à craindre de très grave du Japon ou de l’Europe, construire dès maintenant des usines capables de produire, par jour, quarante tonnes de lewisite (gaz plus puissant que l’ypérite)?

 

Cependant, il ne faudrait pas, en dehors des préparations d’ordre purement militaire, négliger la préparation financière dont personne n’ignore la nécessité. Si la France venait à être de nouveau attaquée, de puissantes ressources financières auraient à soutenir la guerre. Où les prendre? Sans doute notre redressement financier s’est remarquablement exécuté—du moins en surface—mais, en tout cas, ce ne serait pas avec ses seules ressources que la France pourrait répondre à ses immenses besoins. Il lui faudrait forcément—comme elle l’a fait de 1914 à 1918—recourir à des emprunts extérieurs. Pour ces emprunts, elle ne pourrait s’adresser qu’à deux pays: l’Angleterre et l’Amérique. Mais, depuis dix ans, où en est notre politique à l’égard de ces deux nations? Nos concessions perpétuelles à l’Allemagne n’ont pas donné aux Anglo-Saxons cette impression de puissance, de fermeté, d’énergie qui inspirent confiance.

On peut se demander enfin si, dans le cas d’une nouvelle agression, on trouverait chez le peuple français cette même force morale dont il a fait preuve en 1914. Depuis dix ans, ses dirigeants l’ont si bien chloroformé, lui ont si souvent répété que personne ne voulait plus de guerre et que, par conséquent, il n’y en aurait plus, qu’il a fini par le croire. Notre peuple, d’ailleurs, s’y est trop bien prêté. Je ne doute pas qu’il n’ait, au dernier moment, ce sursaut de vaillance qui lui a souvent réussi, mais, au bord même du gouffre, le redressement ne peut s’accomplir sans pas dangereux.

La grande erreur des gouvernements qui se sont succédé en France depuis 1920, c’est d’avoir bercé notre peuple de concessions sans lui faire comprendre, d’abord, qu’une nation ayant un passé comme le nôtre ne pouvait accepter la paix à tout prix, c’est-à-dire au prix de toutes les capitulations d’honneur; ensuite, que cette paix, avec des voisins comme les Allemands, il ne l’assurerait qu’en s’imposant les sacrifices nécessaires. Être fort, depuis que le monde existe, c’est la question. L’Allemagne y reste fidèle. L’Allemagne veut peut-être la paix, mais cette sorte de paix effacera les dernières traces de sa défaite. Voilà pourquoi elle se prépare. Les chiffres suivants sont d’ailleurs plus éloquents que toutes les dissertations possibles. En 1928, la France a dépensé pour ses forces militaires 6 milliards. L’Allemagne 8. L’Allemagne ne cesse d’armer. La France ne cesse de désarmer. Pour quels résultats?


Cités par M. de Marcé dans son article de la Revue politique et parlementaire en date du 10 juillet 1929.

D’après le général anglais Morgan, attaché à l’ex-commission militaire interalliée à Berlin, les Allemands auraient conservé et caché, après l’armistice, un nombre considérable de canons lourds.

Publié par le journal Aux Ecoutes et le journal l’Avenir.

On peut voir dans les journaux les photographies de MM. Pubst, chef de la «Heimwehr» autrichienne, et Seldte, chef des «Casques d’Acier» qui, contrairement au Traité de Versailles, viennent d’accomplir l’Anschluss en formant ensemble une organisation militaire.


CHAPITRE XX

LES MUTILATIONS DU TRAITÉ DE VERSAILLES
(Suite)

L’ORGANISATION DES FRONTIÈRES

En de telles matières, quelques indications puisées à bonne source suffisent à nous permettre de prendre acte des résultats. Je n’ai, sans doute, aucune compétence militaire, mais il n’est pas besoin d’une spécialisation de l’intelligence pour reconnaître des fortifications.

De 1920 à 1928, deux écoles en présence: celle des «Régions fortifiées», et celle des «Lignes continues», dont les noms indiquent les principes. Pendant huit ans, on se dispute sans résultat. Enfin, en 1928, l’école des Régions fortifiées l’emporte. C’est donc ce système qui va être appliqué.

On a perdu près de dix ans en querelles stériles.

Le système des «Régions fortifiées» va être appliqué uniquement à la partie de la frontière du nord-est qui s’étend du Luxembourg à la Suisse. Pour le reste (frontière franco-belge et frontière franco-suisse), on compte que la Belgique et la Suisse organiseront leurs frontières allemandes. La terrible leçon de 1914 n’aura donc servi à rien!

Pour l’exécution du système des Régions fortifiées, deux aspects:

Aspect financier. Aspect technique.

Aspect financier: Le Parlement a voté les crédits qu’on lui a demandés, 5 à 600 millions. On en a à peine dépensé le dixième.

Aspect technique: Le ministre et ses collaborateurs militaires non seulement n’ont rien fait en tant que travaux de construction, mais, au 1er novembre 1929, n’avaient encore rien commencé, et lorsque le ministre déclare publiquement qu’à la fin de 1930 les travaux de fortification seront très avancés, il se moque de nous.

Au 1er novembre 1929, du Luxembourg à la Suisse, aucun travail d’aucune sorte n’a été commencé, ni même piqueté ou indiqué par une simple pancarte.

La frontière est complètement ouverte et le sera encore longtemps après que la troisième zone rhénane aura été évacuée.

L’explication de cette lamentable situation, financière et technique, est des plus simples.

Pour concevoir, puis réaliser une organisation des frontières donnant le maximum de sécurité, il eût fallu commencer par constituer un organisme de travail puissamment et largement outillé, ayant à sa tête une haute personnalité militaire qualifiée. Elles ne le sont pas toutes. En une année, cet organisme aurait mis sur pied un système solide et cohérent de protection des frontières s’étendant de la mer du Nord à la Méditerranée (et pas seulement entre le Luxembourg et la Suisse). Les travaux auraient ainsi pu commencer en 1921 ou 1922, d’après un ordre d’urgence rationnel et sur plusieurs points simultanément. A l’heure actuelle, ils seraient terminés et l’évacuation de la Rhénanie ne nous trouverait pas avec une frontière ouverte.

Au lieu de cela, qu’a-t-on fait?

On a confié l’exécution de l’organisation des frontières à deux lieutenants-colonels du génie, aidés par quelques officiers d’administration et respectivement installés à Metz et à Strasbourg.

Ces deux chefs du génie ont, à côté d’eux, dans ces deux villes, des généraux commandant de région, et même un général membre du Conseil supérieur de la guerre. Il semblerait indiqué qu’ils travaillassent sous les ordres de ces généraux dont chacun d’eux est responsable d’un créneau de frontière. Il n’en est rien. Les deux officiers du génie dépendent, sans intermédiaire, de la direction du génie au ministère de la Guerre. Ils ignorent généraux et États-Majors qui vivent à côté d’eux.

Le ministère de la Guerre et l’État-Major de l’armée ont traité cet immense et grave problème d’organisation des frontières comme s’il s’agissait de doter une caserne d’une nouvelle salle de douches. On y a employé les agents d’exécution habituels pour ces sortes de travaux, à savoir les chefs du génie. Ces derniers, selon la coutume, ont établi, comme pour dépenser quelques centaines de francs dans une caserne, des avant-projets, des projets et des projets définitifs, tous discutés et remaniés sans trêve, circulant indéfiniment pendant des mois et des mois entre les chefferies et le ministère, pour aboutir à cet incroyable mais trop réel résultat que, dix ans après la fin de la guerre, aucun travail d’aucune sorte n’est encore commencé en un point quelconque de la frontière franco-allemande, sauf un bout de route et quelques kilomètres de chemin de fer Decauville.

Il est matériellement impossible à deux lieutenants-colonels du génie, perdus dans l’espace, écrasés par l’énormité de la tâche et des dépenses, de réaliser leur œuvre autrement qu’au compte-gouttes, et dans des conditions déplorables. Ils n’ont rien fait jusqu’à présent et ne feront rien qui vaille aussi longtemps qu’on s’en tiendra à cette désastreuse conception.

Ainsi donc, au début de l’année 1930, cette année qui verra se terminer l’occupation rhénane, la frontière française restera ouverte de la Mer du Nord aux Alpes.

A défaut d’une couverture absente de béton et de fil de fer, avons-nous au moins une solide couverture vivante composée de bonnes divisions instantanément en place dans les différents secteurs de la frontière?

Il n’en est rien.

Dans un article récemment paru dans la Revue des Deux Mondes, le général Debeney, défenseur naturel de «l’organisation» à laquelle il préside, la présente sous le jour le plus favorable.

Il ressort de son article:

1o Que la couverture étant composée de toutes les divisions du temps de paix, ladite couverture comprendra, par conséquent, des divisions très éloignées de la frontière nord-est, et ne pourra être complètement en place qu’une quinzaine de jours après l’ouverture des hostilités, une quinzaine pendant laquelle les Allemands ne seront probablement pas inactifs.

2o Que ces divisions, en raison du service d’un an, seront à peu près certainement composées de disponibles: terme nouveau destiné à remplacer et masquer celui plus inquiétant de réservistes, c’est-à-dire d’hommes pratiquement non instruits. Ces hommes auront en face d’eux, au début des hostilités, au moins 250 000 soldats allemands de métier, parfaitement instruits et parfaitement entraînés.

3o Que les forces françaises seront difficilement en état de prendre l’offensive et de troubler les préparatifs de l’offensive allemande.

4o Que, le cas échéant, les forces françaises ne pourront que se replier, comme elles l’ont fait en 1914, jusqu’à la Marne et à la Seine, et que la lutte se déroulera, toujours comme en 1914, sur le territoire français, sans qu’il faille s’en émouvoir outre mesure, puisque finalement, en 1918, nous avons bien été vainqueurs!

Je n’ai pas à chercher ici qui est responsable de l’état lamentable où se trouve aujourd’hui la Défense nationale. Il y a les ministres qui se sont succédé rue Saint-Dominique depuis 1920. Mais il y a surtout les chefs militaires qui ont été les conseiller techniques et les guides de tous les instants de ces ministres et de leurs gouvernements: le maréchal Foch en première ligne.

Qu’ont-ils fait, ces chefs militaires, pour nous donner une frontière puissamment résistante? Rien.

Quand ont-ils protesté contre cette absence d’organisation? Jamais.

Après avoir tant parlé de «la frontière du Rhin» sans négliger les effets oratoires, est-il donc concevable que le maréchal Foch n’ait pas cédé à la tentation de nous montrer ce qu’il pourrait faire du Rhin comme instrument de défense, au moment même où le plus impérieux des devoirs lui en imposait la loi?

Quoi! ce chef militaire qui se vantait si haut de pouvoir établir sur le Rhin une frontière invincible, s’en est tout à coup désintéressé, et laisse une ouverture béante comme s’il n’y avait pas de choix pour lui entre tout ou rien? Et moi qui croyais que, restant à son poste, c’était pour accomplir le premier de ses devoirs!


CHAPITRE XXI

LES MUTILATIONS DU TRAITÉ DE VERSAILLES
(Suite et fin)

LE DÉFAITISME

L’un de nos élèves les plus distingués de l’École de Rome m’a dit avoir lu, aux murailles de la Ville Éternelle, une proclamation de Mussolini où il était dit: «Nous sommes les seuls en Europe à n’avoir pas oublié la guerre.»

J’interroge mon pays sur la part de fautes qui peut être son lot et sur celles qui reviendront au compte des sujets de Mussolini, et je crains bien qu’il n’y ait à notre égard quelque chose de fondé dans le blâme que le fils de la Louve nous décoche, mais son trône populaire, pas plus que notre incohérence, n’est assuré du lendemain.

Qu’est-ce donc qui nous a mis au point de nous abandonner nous-mêmes en des heures critiques et de renoncer en silence aux réparations, qu’avec l’assentiment de l’ennemi, la victoire nous avait assurées? Un prodigieux élan nous avait soutenus dans la bataille. Comment, du jour au lendemain, l’enthousiasme patriotique qui nous porta si haut s’est-il subitement évanoui en fumée? Accident de pathologie sociale qui se manifeste à des heures de crises chez les peuples désaxés.

Je n’ai pas à rappeler comment, avec l’aide de l’envahisseur, une faction d’antipatriotes prétendit s’installer au cœur de nos réactions militaires, pour anéantir, en pleine invasion, jusqu’à l’idée même d’une patrie. La personnalité nationale était menacée d’on ne sait quel accès morbide au moment où le canon ennemi s’acharnait sur elle.

Cela je ne pouvais l’accepter. Mon éducation fut d’une implacable idéologie, couronnée d’un patriotisme que rien ne pouvait entamer. Dans l’insurrection vendéenne, alliée de l’étranger contre la France révolutionnaire, les deux qualités de républicain et de patriote se confondaient si bien que le «chouan» nous appelait des «patauds»—injure que portaient fièrement mes anciens.

La patrie, c’était et ce ne pouvait être que le foyer de tous, pour de communs développements d’énergies. Renoncer à la patrie, cela n’avait pas de sens. On aurait aussi bien attendu de l’enfant qu’il voulût se détacher de l’aile maternelle. Le foyer, la patrie, ce n’était pas une théorie. C’était un phénomène naturel réalisé des premiers âges de l’espèce humaine. L’animal avait le nid pour foyer provisoire, et l’homme, permanent, la patrie.

Le passage de la Constituante de 1789 à notre dernière République, fut d’une succession incohérente de toutes les formes de gouvernement, sans continuité. Il n’y a pas si longtemps, la France avait abdiqué la liberté de la parole, et c’est ainsi que j’ai vu mon père déporté sans jugement en 1858. Elle avait été, elle n’était plus la terre de la liberté de penser. Comment expliquer ces sautes de vent? Un pays en sursauts d’ascension ou en convulsions de neurasthénie? Ces manquements se payent plus cher que les peuples ne pensent.

Passivement subi, le second Empire a marqué, d’une façon décisive chez nous, une diminution de foi dans l’idéologie combattive de la Révolution française, aussi bien que dans la supériorité des armées libératrices qui devaient installer les peuples dans la pratique de leur souveraineté. Contre ce beau rêve d’idéalisme hasardeux s’est dressée, dans l’éclat d’une force incomparable, l’Allemagne de Bismarck, en vue d’une domination universelle des peuples marqués de la Destinée. Nous étions vaincus, démembrés, à tout moment menacés d’une invasion nouvelle et, quand l’agression finale de 1914 éclata, nous courûmes au front sachant notre sort fixé d’avance, si l’aide nous manquait des peuples voués à une défaite complémentaire de la nôtre.

L’agression allemande de 1914 nous trouva sans défense suffisante, aussi bien sur le champ de bataille que dans le domaine d’une organisation civile prête à s’adapter aux formes d’énergie que la situation commandait. On peut bien dire maintenant que la retraite de Charleroi à la Marne fut d’un coup de fortune terriblement hasardeux. Le cœur du soldat français reprit incroyablement l’avantage. La France était sauvée. Mais quel frisson! Comment, en de telles rencontres, des éléments de défaitisme ne se seraient-ils pas développés? Vraiment, ils apparurent avec éclat en des formes qu’on n’a pas eu le temps d’oublier.

1870-1871 avaient vu toutes nos ressources d’énergie rompues en coup de foudre et, à travers cinq menaces d’agression allemande, trop de cœurs faibles parmi nous, sans avoir pu même s’en rendre compte, n’étaient peut-être pas encore nettement redressés. Différents les effets, suivant les individus. Quelques-uns sont allés jusqu’à l’extrémité des défaillances et l’ont payé de leur vie. D’autres ont plus ou moins péniblement louvoyé.

Lorsque j’ai cherché à m’expliquer M. Caillaux, j’ai pensé qu’il voyait la patrie perdue et cherchait à se concilier l’Allemagne par tous les moyens. C’était l’interprétation la plus favorable. Comment ne pas m’y arrêter, quand je vis M. Poincaré, président du Conseil, reprendre à son compte la cession aux Allemands d’une partie de notre Congo? Je fis opposition, vainement. Encore fut-ce pour abandonner à la tribune une partie de ma démonstration, sur un appel de M. Poincaré lui-même. Les événements s’enchaînent d’un effet incoercible. On a tantôt fait de céder à la menace. Mais jusqu’où? Quand vint l’irrémissible agression, il fallut bien partir en guerre et M. Poincaré subit avec nous le destin que, contre ses intentions, il avait préparé. Ce grave abandon du Congo n’en classe pas moins M. Caillaux et M. Poincaré parmi les hommes que l’esprit de 1871 a touchés, tandis que je me réclame de ceux qu’il a révoltés. De là des oppositions dont, ni l’un ni l’autre, nous ne pouvons rien changer.

Tout à l’autre bout de la chaîne, au delà même de M. Caillaux, parce qu’une intelligence toute fluide épuise indifféremment, dans l’imprécision des buts et des moyens, toutes les possibilités de dire et de faire, M. Briand se voit le chef d’orchestre du défaitisme français. Adrien Hébrard voyait en lui «un Guizot en espadrilles» dont la chaussure familière s’est rehaussée de beaux talons rouges. M. Poincaré l’a laissé faire. Jusqu’où l’approuve-t-il je ne suis pas sûr qu’il ose se le demander. Peut-être le dénoncera-t-il quelque jour, comme il a fait pour les mutilateurs du traité, sans se faire le chagrin de trop subtilement rechercher ses propres responsabilités.

M. Briand a peut-être le sentiment des responsabilités. Il n’en fait rien paraître. Je ne serais pas étonné qu’il ne connût rien de la mentalité allemande et qu’il courût le risque de jouer à qui gagne perd, sans se préoccuper des conséquences. Pour sa partie, il lui faut des Allemands de bonne foi. Et, il n’y a pas de meilleure manière de les réaliser que de les vouloir tels et de le dire très haut.

Des risques? Oui, il y a des risques. Il y a toujours des risques. Il arrive que, dans la sagesse, il y ait des parties d’imprudence. Et puis l’Europe ne peut pas se passer de la France. De nouveau, aurons-nous peut-être le coup de main nécessaire au bon moment. Et peut-être aussi, qui sait? rien de tout cela. La confiance aveugle de ceux qui n’ont de ressources que dans l’attente de l’inconnu.

Alors, pourquoi la France a-t-elle suivi cet oiseau de passage? Comme elle a suivi tous les gouvernements, du plus grand au moindre effort, comme les deux Napoléon, jusqu’à ce qu’elle ne les suive plus. Par ce désintéressement d’elle-même qui est le plus périlleux de ses défauts. Question de dosage dans le choix dangereux de la parcimonie à la prodigalité de soi-même quand le renversement du drame le permet.

N’est-il pas assez clair que l’idée même de patrie, si puissante encore parmi nous, a perdu de sa force native aux cœurs de ceux qui se sont laissé délibérément ravir la somme de fierté nécessaire à la réfection d’une continuité de la patrie?

Mais cela n’est et ne peut être qu’une entrée en matière. Après les manœuvres successives qui nous ont enlevé une part capitale des réparations nécessaires, que dirons-nous, que ferons-nous le jour où l’Allemagne se présentera les yeux dans les yeux pour nous faire connaître qu’elle ne peut poursuivre ses paiements selon les échéances du plan Young, et que l’occasion est heureuse pour fonder et sceller notre amitié définitive en un pacte de désintéressement, du reste tout à notre honneur? Il ne restera plus qu’à pourvoir l’Allemagne de colonies nouvelles, et à dépecer à son profit la Pologne et tous autres pays de «partage», pour savoir dans quelles limites la Germanie nous permettra de nous enfermer pour mourir. Et comment en pourrait-il être autrement avec les mêmes hommes, à la même œuvre, dans le même chantier?

La victoire! Qu’en a-t-on osé faire? Les rédacteurs du Traité de paix allaient se voir reprocher amèrement d’insuffisantes exigences à l’égard de l’Allemagne, par des hommes prêts à reculer devant la simple application, quand ils en auraient reçu le pouvoir.

Avant de mourir, M. Stresemann, notre ami provisoire, «le meilleur disciple de Bismarck», nous a raconté qu’il avait reçu de M. Briand cette suprême confidence: «Je ne désire plus rien d’autre que de laisser dans l’histoire le nom de l’homme qui, du côté français, aura fait le rapprochement des deux pays[127].» Le sentiment est irréprochable. Mais il y a les procédures hors desquelles nous devons nous contenter d’un bruit de paroles au vent. De ce redoutable comment, M. Briand n’est pas homme à s’embarrasser, puisqu’il lui suffit de faire droit à toutes les demandes de son partenaire, en escomptant le laisser-faire que le peuple français a depuis trop longtemps tenu à la disposition de tous ses gouvernements.

Ce sera sans doute l’indice de notre temps que, dans l’une des situations les plus graves de notre histoire, les passages successifs de laisser-couler, qui sont toute la politique de M. Briand, aient pu suivre leur cours sans que retentisse le cri fatidique: «On ne passe pas!» qui nous était dû. M. Poincaré était au premier rang de ceux qui pouvaient et devaient parler pour la patrie. Il a vu. Il a compris. Il a permis. Au fond, je n’ai pas d’autre grief. Mais c’est trop, et rien ne nous montre l’histoire en disposition de désarmer.

Quand fondit sur nous l’agression allemande, M. Malvy était ministre de l’Intérieur de M. Poincaré. Le choix ne s’imposait pas. Mais il s’expliquait le mieux du monde. Méridional sans flux de paroles, bon garçon, ami de tout le monde, M. Malvy n’avait point d’ennemis. Ce fut peut-être son malheur. La même confiance dans le pire et le meilleur, voilà ce qui le perdit, si un homme, qui est aujourd’hui président de la Commission des finances de la Chambre, peut être considéré comme un objet perdu.

On connaît ses aventures. A Bordeaux, en septembre 1914, il ne mettait pas très bien en ligne droite les idées que lui suggérait l’invasion allemande, car ce qui lui parut alors le plus urgent fut une partie de campagne dans une belle voiture fleurie. Je me trouvai d’un avis différent et je me permis de le dire dans mon journal l’Homme libre qui, par les soins du gouvernement, devint bientôt l’Homme enchaîné. M. Malvy vint me voir pour s’excuser. Propos superflus.

Personne ne peut avoir oublié que, dès le début de la guerre, il apparut, à point nommé, tout un cortège de publications destinées à susciter la révolte dans l’armée, comme à aider les Allemands dans toutes les formes de leurs activités guerrières. Il n’y avait, semble-t-il, que les Allemands ou les partisans de la cause allemande pour assurer la vie de ces feuilles antifrançaises, surgies au premier coup de feu d’une guerre inattendue. Eh bien, non. Il y avait encore les subventions de l’argent français que le ministre de l’Intérieur, M. Malvy, distribuait libéralement, dans l’ombre des fonds secrets, aux pires ennemis de la France. Ils étaient quelques-uns qui le savaient et ne le disaient pas «pour ne pas avoir d’ennuis[128]». J’étais de ceux qui le soupçonnaient sans pouvoir en faire la preuve. M. Malvy avait des chefs. Étaient-ils informés? En butte aux accusations qui le représentaient comme subventionnant les agents du «défaitisme» (en bon français, c’est de la «trahison» qu’il faut dire), M. Malvy ne changeait rien de son biais de sympathie pour le porte-parole de l’ennemi en armes sur notre territoire. Il avait de puissants appuis. Au Sénat, en comité secret[129], je le dénonçai en vain. Je vis se grouper autour de lui une majorité compacte[130]. Mais je ne me tins pas pour battu et, le 22 juillet 1917, je remontai à la tribune. Je flétris de nouveau les campagnes défaitistes, anarchistes, et la coupable complaisance de M. Malvy, ministre de l’Intérieur, où la Haute Cour a dénoncé une provocation aux mutineries[131].

Cette fois, M. Malvy était sérieusement touché. Il démissionnait peu de temps après et adoptait cette attitude de martyr et de «défenseur de la classe «ouvrière» dont il ne devait plus se départir.

Survint M. Léon Daudet, qui adressait au gouvernement une lettre où Malvy était l’objet des pires accusations, notamment d’avoir livré aux Allemands le plan des opérations du Chemin des Dames. M. Painlevé, ministre de la Guerre, ayant lu cette lettre à la tribune de la Chambre, M. Malvy se crut sauvé: il demanda lui-même sa comparution devant les tribunaux pour pouvoir montrer l’inanité «d’aussi infâmes accusations».

La Haute Cour fut saisie. M. Malvy comparut devant elle et, le 6 août 1918, l’arrêt fut rendu. Comme on devait s’y attendre, l’accusé était reconnu innocent du crime de haute trahison. Il n’était pour rien dans le sanglant échec du Chemin des Dames, mais la Haute Cour n’avait pas entendu le juger sur ce seul grief.

Pour le reste elle proclamait:

«Attendu qu’il est constant pour la Cour qu’un plan a été concerté sur le territoire de la République, dès la fin de 1914, pour ruiner la défense du pays en portant atteinte à la force morale de la nation et à l’esprit de discipline de l’armée; que cette propagande criminelle s’est exercée notamment par la création de journaux, par la diffusion de tracts, par des discours et des conférences;

«Attendu que Malvy n’a pas ignoré l’existence de cette criminelle entreprise, dont tous les témoins entendus ont signalé la gravité et qui a été la cause principale des mutineries militaires de mai et juin 1917;

«Attendu qu’au lieu d’opposer à cette propagande l’action la plus énergique, l’accusé a accordé des subventions à un journal dont les principaux rédacteurs ont été condamnés pour intelligences avec l’ennemi, en vertu de décisions passées en force de chose jugée; qu’il a facilité, par des faveurs et par des complaisances abusives, les agissements criminels d’Almereyda, de Duval et de Sébastien Faure; qu’il a entravé la surveillance des tractations auxquelles se livrait, par l’intermédiaire de la femme Duverger, l’espion Lipscher; qu’il s’est refusé à empêcher la propagande antipatriotique de l’anarchiste Vandamme, dit Mauricius; qu’il s’est refusé à autoriser dans les imprimeries clandestines, où elle pouvait être utilement pratiquée, la saisie des tracts excitant les militaires à la désobéissance, à la révolte envers leurs chefs, et à la trahison envers la patrie;

«Attendu qu’en vertu des instructions générales qu’il avait données, l’action des lois pénales a été suspendue ou empêchée au profit d’anarchistes notoires recherchés pour délit de droit commun; qu’enfin l’accusé a détruit tout ou partie d’un dossier concernant les charges relevées contre Sébastien Faure, dossier qui lui avait été communiqué en raison de ses fonctions;

«Attendu que Malvy prétend vainement pour sa défense qu’il n’a fait qu’exécuter les instructions et la politique des gouvernements dont il faisait partie; que cette politique, tendant a l’union sacrée de tous les Français devant l’ennemi, ne saurait être en cause devant la cour de justice; que l’accusation reproche à juste titre à l’accusé d’avoir poursuivi une politique personnelle d’abandon et de faiblesse qui laissait s’accroître chaque jour un danger dont il ne pouvait méconnaître la gravité, alors que la doctrine des gouvernements dont il faisait partie consistait à appliquer la loi pénale à tous les criminels, quels qu’ils fussent;

«Attendu que Malvy soutient encore en vain qu’il était obligé d’agir comme il l’a fait, sous peine de provoquer des crises et des soulèvements plus dangereux encore pour le pays que la propagande qu’il laissait s’exercer;

«Attendu, en effet, que cette défense ne saurait justifier les actes reprochés à l’accusé, qu’elle est démentie par l’élan patriotique de la presque unanimité des ouvriers français et qu’elle a le tort grave de les supposer capables de se solidariser avec des repris de justice et des hommes tarés qu’ils auraient chassés de leurs troupes s’ils avaient connu leur action et leurs desseins;

«Par ces motifs:

«Déclare Malvy Jean non coupable tant comme auteur principal que comme complice, du crime d’intelligences avec l’ennemi, commis notamment en renseignant l’ennemi sur tous nos projets diplomatiques et militaires, en lui fournissant le plan d’attaque du Chemin des Dames et en provoquant ou excitant des mutineries militaires pour favoriser ses projets;

«Déclare Malvy Jean coupable d’avoir, dans ses fonctions de ministre de l’Intérieur, de 1914 à 1917, méconnu, violé et trahi les devoirs de sa charge dans des conditions le constituant en état de forfaiture, et encouru les responsabilités criminelles prévues par l’article 12 de la loi du 16 juillet 1875

Et Malvy était condamné à cinq ans de bannissement.

La victoire vint. Puis la paix. Les gouvernements se succédèrent et bientôt l’heure parut venue de solennelles réparations.

Le 19 novembre 1924, au Sénat, on discutait le projet de loi sur l’amnistie. Il s’agissait d’ouvrir les portes des prisons à tous les traîtres, déserteurs, etc...

M. Chéron s’écria soudain:

—Si les hommes les plus qualifiés pouvaient parler, ils diraient certainement que, contrairement à ce que vous avez cru, contrairement à ce que croit une partie de l’opinion, M. Malvy, ministre de l’Intérieur, n’a point manqué dans ses fonctions au devoir de patriotisme. Je l’ai entendu dire assez souvent et d’assez haut pour le répéter.

M. Tissier déclara à son tour qu’il y avait au Sénat un homme «qui avait tout connu» et il le pria de dire si, en son âme et conscience, M. Malvy était coupable.

C’est alors qu’intervint M. Poincaré:

—Je ne pensais pas, dit-il, qu’on pût mettre en cause un ancien président de la République pour les actes qui se sont passés sous sa présidence. C’est M. Malvy lui-même qui a demandé à être jugé, et le gouvernement d’alors a pris ses responsabilités en dehors du président de la République. Je puis néanmoins dire qu’il n’est pas venu à ma connaissance personnelle un acte qui, de la part de M. Malvy, dénonçât un manque de patriotisme. (Vifs applaudissements à gauche.)

Tel fut le certificat décerné par M. Poincaré—grand Lorrain—à M. Malvy, ami d’Almereyda.

Il est vrai que dans cette voie de la réhabilitation de Malvy, M. Briand devait aller plus loin encore:

En mars 1926, M. Briand était chargé de former le ministère. Qui prit-il comme ministre de l’Intérieur? M. Jean Malvy lui-même.

Et le 19 mars, à la Chambre, en réponse à une interpellation de M. Ybarnégaray qui s’étonnait de voir M. Malvy sur les bancs du gouvernement:

—J’ai eu M. Malvy dans mon cabinet pendant la guerre, déclara M. Briand. D’autres présidents du Conseil l’ont eu aussi, en qui vous avez toujours eu confiance. Nous avons trouvé qu’il avait rempli admirablement son devoir. Le fait pour lequel il a été frappé a été reconnu inexact. Je l’ai révélé moi-même et mes dires ont été confirmés.

Quel est le «fait» dont M. Briand veut parler? Malvy n’a pas été condamné pour un fait, mais pour toute une politique. Il est maintenant président de la Commission des finances, et dirige nos dirigeants. Pour M. Poincaré, ancien président de la République, «il n’est pas venu à sa connaissance personnelle» qu’en subventionnant, sur les fonds de l’État, des criminels fusillés pour haute trahison, Malvy ait manqué au patriotisme. Que lui faut-il donc?

M. Briand va plus loin. Il donne un certificat à M. Malvy pour «devoir admirablement rempli». Il va même jusqu’à dire que «le fait pour lequel a été condamné M. Malvy a été reconnu inexact, et que lui-même, Briand, en a témoigné». Quelle confusion veut-on créer? S’il s’agit d’on ne sait quel plan du Chemin des Dames, ce n’est pas pour cela que M. Malvy a été condamné. S’il s’agit de ses subventions à des criminels, fait authentique pour lequel la Haute Cour l’a frappé, que M. Briand nous dise de quels actes il s’est porté garant pour M. Malvy?

Eh bien, je le demande, quand je vois M. Briand se jeter dans une politique d’abandon du Traité qui nous en enlève le bénéfice réparateur—sans que l’idée se présente à M. Poincaré d’imposer à son collaborateur un temps d’arrêt—ne puis-je prendre la permission, comme simple citoyen français, de leur réclamer des comptes et, quand je les trouve dans l’acte d’innocenter un coupable, de leur demander la raison d’un état d’esprit dont les conséquences retentissent si cruellement sur nous? Je ne porte contre eux aucune accusation, je les tiens pour patriotes au même titre que quiconque, mais j’ai le droit de ne pas comprendre leurs certificats de patriotisme à M. Malvy et, puisqu’on vient me trouver dans ma retraite avec un paquet de points d’interrogation sur les choses de la guerre, d’en profiter pour essayer d’éclaircir une politique si pleine d’obscurités.


Journal de Genève, 22 septembre 1926.

Je note au compte du défaitisme «l’embuscade» classique de ceux qui redoutaient le front et en restaient à bonne distance avec le secours insidieux des recommandations parlementaires. J’ai gardé vivant le souvenir d’un de nos plus beaux orateurs qu’il me fallut un très long temps pour déloger de place en place et qui finit, en partant pour le front (au terme de la guerre), par m’envoyer une carte p. p. c. L’impertinence m’aurait fait rire, n’eût été le cynisme éhonté.

Été 1916.

Je n’ai eu pour moi que six voix, dont la mienne.

L’histoire de nos mutineries militaires n’a pas été écrite. J’ai lieu de croire qu’elle le sera quelque jour par quelqu’un qui les a vues de très près. C’est une terrible leçon de choses où la vie et la mort du pays sont en jeu et où il n’y a de salut que dans le complet accord des activités civiles et militaires. Le sang-froid et le dévouement de nos officiers furent admirables. Les coupables rentrèrent rapidement dans le devoir, ce qui permit le prompt réajustement des esprits et des cœurs.


CHAPITRE XXII

LA PAIX A RECULONS

Après les observations si propres à nous déconcerter, où s’alignent les désastreuses mutilations du Traité de Versailles, ce titre s’explique trop aisément. J’appelle de ce nom une paix où le vainqueur, par quelque manquement que ce soit, abandonne au vaincu une part des avantages achetés au prix du sang sur les champs de bataille. Faiblesse d’âme ou de cœur, les défaillances de caractère ne sont pas moins redoutables dans la paix que dans la guerre, puisqu’elles conduisent aussi sûrement l’homme à l’abandon de sa dignité, de sa volonté, de sa personnalité, de tout ce qui fait sa valeur dans les oppositions de la paix ou de la guerre.

Sans m’arrêter davantage aux prétendus griefs du maréchal Foch, je m’étendrais plus volontiers sur les malheureuses conséquences, pour la paix à venir, de tant de renoncements aux conditions du Traité. J’aurais de bon cœur négligé l’idée d’une réponse si je n’y avais vu l’occasion d’y joindre quelques rapides remarques sur la situation faite à la France victorieuse par des applications, à contresens, d’un contrat institué pour la sauvegarde de ses intérêts les plus pressants. Beaucoup, peut-être, auraient préféré des anecdotes. Qu’on m’excuse d’avoir cherché dans ces remarques l’occasion d’un enseignement.

Je prends donc l’événement tel qu’il se présente, et je me demande s’il se rencontre un seul Français pour admettre que nous fassions remise aux Allemands d’obligations dont la charge va passer au vainqueur ruiné par les dévastations systématiques de l’envahisseur vaincu. Quand j’en demande l’explication, on répond d’ordinaire en haussant les épaules, pour accuser la presse, le Parlement, les politiciens, et déclarer, qu’après quelques concessions encore, tout le monde sera content. En conséquence de quoi, l’on cède le lendemain, après avoir cédé la veille, aux réquisitions de l’Allemagne, laquelle n’attend plus qu’un supplément de concessions suprêmes, pour une carte à payer qui ne sera la dernière que lorsque nous serons complètement dépouillés.

Les batailles les plus sanglantes de l’histoire, avec la victoire totale qui a suivi, me paraissent avoir ouvert au profit des Alliés un compte fort différent de celui-là.

Mais, pour bien saisir le caractère inévitable de ce sinistre abandon des droits de la victoire la plus chèrement payée, il faut mettre en valeur les circonstances de l’agression allemande et le parti que l’Allemagne elle-même en a tiré contre nous quand ses organisations de violence ont été brisées.

Toutes les guerres des temps anciens, et l’on peut dire toutes les guerres des temps modernes, sous des prétextes divers, ont été des guerres de conquête. Comme le maréchal Foch en personne, les peuples sont éternellement à la recherche d’une bonne frontière, et le plus remarquable est peut-être qu’ils ne l’aient jamais trouvée.

L’an 1914 vit le coup de tonnerre. La France et l’Angleterre sont debout. L’Amérique viendra très tard, pour un effet dont je n’ai garde de vouloir diminuer la portée. De Charleroi au Chemin des Dames, défaites et victoires usent les effectifs des combattants jusqu’à ce que les Allemands voient arriver l’heure où s’ouvrira devant nous l’accès de leur territoire. La pensée de leurs crimes contre la civilisation et des représailles qui pourraient suivre les emplit de terreur. Ils demandent merci et capitulent sans restriction avec quelques rugissements à la Brockdorff-Rantzau. Le drame de la guerre est fini. Le drame de la paix commence.

C’est ici qu’en leur qualité de gens pour qui toute loi morale est abolie, les nationalistes d’Allemagne vont se montrer capables de réactions qu’aucuns scrupules d’humanité vivante ne peuvent arrêter.

Les mensonges allemands n’ont pas même suscité une élémentaire protestation des gouvernements alliés, anxieux avant tout de rétablir leurs rapports d’avant-guerre avec l’industrie allemande.

Incroyable événement! c’est l’Allemagne coupable du plus grand crime européen prémédité, préparé, poursuivi à ciel ouvert, qui se présente vaincue au tribunal de l’Europe et du monde civilisé, non plus pour rendre des comptes, mais pour en demander. Un mensonge la libère. Un mensonge nous accuse. Et notre culture d’incohérences déchaînées va se présenter pour les procédures de dépeçage qui réduiront le Traité de Versailles à l’état d’une procédure de néant. Chaque jour verra l’Allemagne demander, exiger qu’on allège ses charges pour en accabler la France épuisée jusqu’à la dernière goutte de sang, et chaque jour quelque chose du fardeau de la défaite sera transféré des épaules allemandes à ce qui reste de vie française, par la bonne grâce des metteurs en œuvre du Traité.

Je ne cherche pas à établir des responsabilités de personnes. La question est trop haute pour se laisser réduire à de telles proportions. Et comme tout s’est fait au grand jour, rien n’a pu se réaliser sans le tacite consentement du pays.

La paix séparée de l’Amérique pouvait nous apporter une occasion de réagir. On a laissé faire, et la France s’en est allée à la dérive vers des destinées inconnues. D’une opinion publique anxieuse du redressement nécessaire, point de nouvelles. Néant de paroles et d’action. De timides gémissements à peine formulés. Le mur des lamentations, suprême ressource d’impuissant verbalisme chez les peuples qui sentent leur vie historique en voie de se dérober. Encore est-ce une force de connaître son mal et d’en gémir. Voici qu’il nous en faut sourire, et que la «bonne humeur» nous est recommandée!

C’est alors qu’on entend retentir le grand cri de suprême détresse! Où allons-nous? Dès qu’un chef d’action ne se présente pas pour la réponse, c’est que la catastrophe est en vue. L’Angleterre nouveau style donne des coups de poing sur la table, comme l’Allemagne, pour obtenir de nous des paiements supplémentaires. Et quand M. Stresemann déclare gravement que «la voie est prête pour une collaboration étroite entre l’Allemagne et ses voisins», il est le porte-parole du peuple le plus criminel de l’histoire qui, n’ayant pu épuiser la dernière goutte de notre sang, nous fait ironiquement la grâce de reconstituer ses forces à nos dépens. Les revendications d’ordre colonial sont déjà toutes prêtes. Le travail de collaboration étroite va commencer au premier jour.

Pourquoi offririons-nous dans cette affaire des résistances que nous nous sommes montrés incapables de fournir dans le domaine de nos finances? L’Angleterre aura son mot à dire, et il se pourrait très bien que nous entendions de nouveau retentir le poing de M. Snowden sur la table de la Conférence. Cela dépendra des combinaisons du moment, où nous ne compterons que pour la forme, tandis que l’Amérique, étrangère à la question, aura peut-être quelque proposition en tête. Ce qu’il y a de plus redoutable dans ce désarroi, c’est qu’on n’est pas libre de s’arrêter en chemin.

De quoi s’agit-il donc, sinon de procéder, article par article, à la réorganisation de la puissance allemande? Par un véritable miracle de volonté, après s’être effondrée dans la guerre, elle va se reconstituer dans la paix à reculons qui abandonne, pied à pied, tout ce que le droit humain avait gagné par notre victoire. Après la réfection de la situation morale de l’Allemagne par le mensonge, c’est le renversement des réparations financières par l’enchaînement progressif des mutilations du Traité, jusqu’au paiement des prétendues dettes américaines!

Enfin, ce compte réglé, ou simplement ouvert pour la première entaille de la blessure suprême, il nous sera représenté que la structure européenne de droit, selon le Traité de Versailles, n’a causé de toutes parts que malaise social et récriminations aboutissant à des effets de violences. Ce jour-là sera celui où n’a cessé de tendre l’effort allemand depuis le Traité de Versailles.

Quelles forces au service des nouveaux peuples de l’Europe centrale? Quelle aide nous apporteront-ils, et de quel secours pourrons-nous disposer en leur faveur? Toutes les questions soulevées par l’agression allemande de 1914 se poseront à la fois. L’Allemagne, ayant refait ses forces, aura fatalement stipulé des arrangements d’où la préoccupation d’isoler la France ne sera pas exclue.

Je m’arrête au seuil du moment redoutable où la suprême partie s’engagera. Qui donc devra décider de la France historique, comme il fut décidé d’Athènes et de la Grèce elle-même au jour de Chéronée? Le Macédonien n’a su que déchirer le monde préparateur de la civilisation. Il n’y a finalement rien gagné. Mais il a fait assez pour multiplier des dispersions d’énergies, briser, broyer les tentatives de rénovation où s’étaient engagés les plus beaux efforts du plus bel idéal d’humanité.

A quelles catastrophes cette parfaite confusion de tout peut-elle nous conduire? Il paraît impossible, en ce moment, de le prévoir. Le gouffre est là, béant, dont le fond ne peut être sondé. Il arrivera trop certainement quelque chose qui ne peut être prévu. Pour réagir, il faudrait trouver d’abord où se prendre. Je ne puis pas me résigner cependant à croire que notre dernier mot soit dit. Jadis, en de tels jours, un homme de génie survint, nous apportant la panacée d’une autorité sans contrôle. Il n’aboutit qu’à jeter au gouffre toutes ses victoires dans la plaine de Waterloo, où se fixa pour un temps une apparence d’ordre européen. Nous n’avons point d’homme de génie et je n’en attends pas. Je voudrais simplement que le peuple français osât compter sur lui-même, et c’est précisément le spectacle qui m’est refusé.

Nous avons créé de nouveaux peuples avec des débris de vaincus et nous leur avons assigné des territoires aussi justement qu’il nous fut possible. Ce n’est pas notre faute si l’enchevêtrement s’est trouvé tel qu’il ait fallu parfois biaiser. Ainsi les actes de justice historique ont été fâcheusement ressentis par ceux qui prospéraient de l’iniquité, et par quelques autres qui ne demandaient que d’être ignorés. Peut-être certains bienfaits de notre intervention ne nous seront-ils pas pardonnés.

Après s’être enrichie par la guerre, l’Amérique entreprend de nous ruiner à dire d’experts, en détournant, avec des extravagances de nouveaux riches en devenir, les sommes à recevoir par nous pour les réparations des dommages allemands. En même temps elle inquiète l’Angleterre qui ne peut plus prétendre à la domination des mers sous le prétexte de «liberté». Toute la nouvelle Europe centrale est en émoi aux reprises d’activité violente d’une Allemagne qui, avec le concours inconscient des Anglais et des Américains, se prépare à recommencer l’aventure du crime inexpié. Ainsi l’Américain sera venu en Europe pour installer le couloir de Dantzig au profit du Polonais et sera retourné aux bords du Mississipi, pour attendre—à l’abri—ce qui en résultera pour la France.

Que restera-t-il alors à l’Amérique de son ancienne chevalerie? La France sera à son poste, prête à tous les devoirs et, si elle devait mourir d’avoir bien fait, nous ne serions pas moins fiers qu’aux jours où la capitulation de lord Cornwallis, à Yorktown, fonda la République américaine, représentée sur le dernier champ de bataille américain, par les soldats français de l’indépendance américaine. Et s’il se trouvait des gouvernements démocratiques pour regarder faire et peut-être même pour aider l’envahisseur (puisque tout arrive), nous attendrions, dans notre géhenne de noblesse humaine, que les jours de honte soient passés.

D’une telle situation, que conclure? L’instabilité universelle des esprits ne permet aucune fixité de considérations. Il est toujours facile de prédire. Je trouvais une force dans le silence. Pourquoi Foch ne m’a-t-il pas permis d’y rester enfermé?

Il est trop clair que la logique du discours nous conduirait aux plus sombres prédictions. Je voudrais m’en garder. Mais je cherche en vain, à l’horizon, le signe d’un rétablissement. Chaque jour tout s’aggrave de notre passivité, tandis que le propos de la violence allemande ne recule devant aucun moyen. Sans doute, la conscience humaine est un fait social dont on ne peut se débarrasser au gré des malfaiteurs. Mais elle a l’éternité pour elle, et moi je n’ai qu’un jour. Encore n’est-ce pas certain.

Quand l’Allemand se présente à nous dans les données de mensonges dont il nous fournit lui-même la formule, il se juge, il se condamne d’une inflexible autorité. Il se trompe s’il croit qu’il pourra installer simultanément une vie de droite conscience dans la société germanique et une vie d’impudente fausseté dans ses rapports sociaux de peuple à peuple, et cette erreur le dénonce comme impropre à vivre la somme d’équité sans laquelle des moyennes de peuples civilisés ne peuvent durer.

Je ne connais pas l’avenir, j’ignore quelles formes d’activités sociales nous seront encore offertes par l’irrépressible loi des destinées. Mais je veux croire que la civilisation l’emportera sur la sauvagerie, et cela me suffit pour écarter l’Allemand d’une vie de commune dignité, aussi longtemps qu’il fondera ses réactions d’énergie sur l’insolent mensonge d’une Allemagne qui n’a pas voulu la guerre et ne l’a subie qu’à son corps défendant.

Mais si notre destinée doit s’accomplir dans une direction plus haute, encore faut-il que nous prenions la peine d’y collaborer. Ce ne peut être l’effet de notre criminelle indifférence dans une crise de paix qui n’est pas moins grave que la crise de guerre à laquelle elle a succédé.

Si l’Allemagne, sous l’obsession d’un militarisme traditionnel, persiste dans son Deutschland über alles, eh bien, que le sort en soit jeté. Nous reprendrons l’affreuse guerre où nous l’avons laissée. Il faut avoir le courage de s’y préparer au lieu de nous laisser énerver—de conférences en conférences—par des mensonges qui ne trompent personne.

Si l’Allemagne veut se préparer à vivre la paix, qu’elle le dise, qu’elle le prouve, et nous n’aurons pas besoin du Chinois de Genève pour nous accorder. Je sollicite simplement de la Providence qu’elle nous préserve des parleurs et qu’elle nous trouve, si nous en avons encore, des hommes vigilants. Citoyens du nouveau droit européen, votre jour est venu. Faites vous-mêmes votre destinée.

Mais, ne vais-je pas m’égarer? Serait-il donc véritable que cette politique de mutilations du Traité, renonçant de si bonne grâce aux réparations consenties par l’ennemi vaincu, n’est rien que le trait de génie qui nous fait chercher au passage le sursaut d’une amitié allemande pour en finir d’une façon décisive avec cette civilisation par à-coups de tueries? Quelle plus belle chance que cette victoire du droit qui apporterait enfin des deux parts la somme d’énergie nécessaire pour réaliser une paix durable d’heureuse réciprocité?

Ces pénibles concessions, par lesquelles nos gouvernants se sont successivement attachés à racheter des comptes de réparations que le Traité de paix avait mis à la charge des dévastateurs, seraient, en vérité, de suprêmes sacrifices, offerts par nous, à l’idéal d’un ordre de droit qui doit enfin nous faire vivre une civilisation pacifiée. L’épreuve est dure, à la vérité. Mais l’effet vaut l’enjeu, car la plus belle de toutes les victoires historiques est celle qui aura aboli pour jamais une aspiration de revanche. Ne nous jugerions-nous donc pas dignes de la haute aventure? Des risques à courir, il y en aura toujours. Ne sommes-nous plus les fils de ceux qui montrèrent si souvent le chemin à l’humanité nouvelle? Ou la crainte d’échouer, après la plus belle victoire militaire, nous retiendra-t-elle à la seule pensée des conséquences incalculables d’un échec?

L’argument d’une extravagance de générosité envers le peuple vaincu pour fonder une paix durable était bien propre à solliciter nos espérances. Mais vraiment pouvait-on nous demander d’engager une telle partie sans nous être assurés d’abord des dispositions d’un partenaire qui avait fait preuve envers nous de sentiments fort éloignés de ceux qu’il s’agissait de susciter sincèrement en lui à notre égard?

Les extravagances viennent surtout de la faiblesse native de l’homme allemand qui le livre aux violences de ce que j’appellerai les primitives manifestations de l’animalité humaine. Lorsqu’on me dit qu’une politique de concessions, plus ou moins heureusement mesurées, va nous ramener de bienveillantes dispositions chez nos anciens ennemis, je ne puis que m’en féliciter, car je ne désire rien tant qu’une stabilité d’équilibre européen. Encore faut-il que je découvre quelque signe d’une réponse favorable aux dispositions bienveillantes dont on me demande de témoigner. Quelle est donc ma surprise lorsque je découvre que l’Allemagne ne cesse d’armer et la France de désarmer! En jeu, de l’autre côté de la barrière, toutes les procédures de l’armement le plus savant. Chez nous, les frontières ouvertes, des armements déficitaires, des effectifs bien au-dessous des chiffres reconnus nécessaires, tandis que, d’autre part, une vie fiévreuse de réfection générale développe et réorganise, par l’ajustement d’un matériel nouveau, toutes les parties de l’armement, aussi bien que du matériel de transport. Pas de travaux plus généralement consentis. Pas de plaintes. Pas de résistance. De la bonne volonté. De l’enthousiasme partout, dès que le mot de guerre est jeté aux passions de la foule, et aucun signe de rapprochement franco-allemand.

«L’Allemagne arme et la France désarme,» voilà le trait décisif du passage d’histoire où les deux états d’esprit s’opposent si brutalement qu’on peut défier tout homme sain d’esprit d’en obscurcir l’évidence. Nos gens en sont venus à se plaire aux provocations. L’histoire du plébiscite, qui tente de repousser violemment les mesures financières acceptées par nous pour aider l’Allemagne à s’acquitter de ce qui peut subsister de ses obligations financières, paraît une indication suffisante de la plus furieuse hostilité. Nous voyons ainsi, dans l’implacable lumière des faits, l’Allemand en bataille, et le Français insouciant, battant des mains aux orateurs qui lui annoncent les violations du Traité de paix.


CHAPITRE XXIII

LE SOLDAT INCONNU

Et maintenant, soldat inconnu de la France, que dis-tu? Que veux-tu? Que fais-tu? Oui! Toi, modeste et noble création de l’esprit populaire, à jamais silencieux sous la dalle funèbre, c’est toi que je prétends interroger. Ce ne sont pas les histoires de Foch qui me hantent. C’est l’avenir de la France qui se joue en ce moment sous nos yeux, trop incertain, dans nos vains tumultes de paroles, pour ne pas inquiéter une clairvoyance fatiguée de trop d’imprévu. Qu’est-ce donc que nous pouvons attendre, pour notre pays, de ton verdict muet?

Paris a vu passer, dans les pompes de la mort, l’appareil émouvant du chef militaire, à destination de l’éternité. Je lui avais apporté l’hommage de mon adieu. Plus tard s’est éveillé en moi le spectacle de ces théâtrales processions du triomphe romain où s’étalait, parmi toutes les éblouissantes scories des grands pillages, le faste suprême de rois enchaînés. Et je me suis demandé comment nous orientait cette foule recueillie qui se cherchait, sans se trouver toujours, dans des manifestations solennelles dont le sens précis n’était pas clairement dégagé. Rome fit place à Byzance. Puis d’autres formations survinrent, et l’histoire poursuivit, impassible, le défilé de ses recommencements. Des glorifications de la foule vit-on toujours sortir un accroissement de la grandeur humaine en ses efforts de vie civilisée? Le dé en est jeté. Comment va-t-il retomber?

S’il était capable de réfléchir profondément sur lui-même, l’homme n’aurait pas besoin de tant de légendes propres à l’égarer. Il lui suffirait de se regarder vivre et de noter au passage les traits de force ou de faiblesse. Qu’il se présente, celui qui s’estime capable du désintéressement nécessaire!

Nos jugements sommaires nous portent à classer l’homme, bon ou mauvais. La vérité serait de le voir bon et mauvais—tout ensemble. Nous n’aurions pas besoin de tant de fictions pour nous créer un personnage à la mesure de notre vanité.

Les Espagnols disent d’un soldat: il fut brave tel jour—laissant place pour le reste aux chances de l’inconnu. Foch fut bon et très bon à la Marne, à l’Yser, à Doullens, et c’est déjà beaucoup. Il ne m’aimait pas, ce qui s’explique très bien, et moi j’avais pour lui une faiblesse qui n’était pas inexplicable. Aujourd’hui, peut-être, beaucoup me trouveront rigoureux. J’ai pourtant mis dans mes actes à son égard une rare somme de bonne volonté. Il lui eût suffi d’une âme moyenne pour qu’il prît plaisir à en témoigner.

Il avait des parties de chef et même de héros, ai-je dit. Il ne lui manquait que celles qui élèvent l’homme au-dessus des contingences personnelles. Nous avons tiré dans le même collier, et j’aurais aimé à dire, du même cœur, si je n’étais démenti par les faits.

Je lui en veux surtout de ne m’avoir pas permis d’achever mes jours dans la modeste fierté d’un silence où j’avais mis le plus beau de mes joies profondes. Et voici maintenant que je me demande, après avoir répondu, si je n’aurais pas mieux fait de demeurer présent, mais muet comme toi, soldat inconnu, grandi par le silence.

Qu’est-ce que cela peut faire, aujourd’hui, que Foch ou moi-même nous ayons, un jour, dit ceci, fait cela? Matières à débattre pour les oisifs braqués à la fenêtre, en quête des apparences qui passent. Mais si, dans le tumulte des hommes et des choses, il nous arrive de chercher, au delà de l’homme qui s’ignore, des résultats meilleurs pour des temps à venir, je crois qu’il faudrait regarder plus haut pour atteindre plus loin.

Je ne suis pas disposé à retrancher une virgule de ce que j’ai dit. Mais je regrette d’avoir été mis dans l’obligation de le dire parce que, si cela sert à préciser des jugements de personnes, je ne suis pas du tout certain qu’une meilleure conduite de l’avenir en soit par là même assurée. Foch a contribué pour une part très grande au succès de la guerre. Abandonné à lui-même, c’était peut-être une autre issue. Mieux vaut une victoire sans un grand stratège, qu’un triomphe de stratégie dans la défaite, comme il advint en 1814 à Napoléon, traqué de toutes parts. Nous avons gagné la guerre avec la combativité de Foch et de tous les autres, chacun à son poste. A leur place des fautes différentes eussent été commises pour nous ne savons quels résultats. Quand nous notons les erreurs plus ou moins explicables de chacun, sommes-nous bien sûrs que notre sagesse tardive n’est pas en direction d’autres erreurs, mises inconsciemment en chemin?

Cependant, il y a une leçon de conscience humaine qui s’accomplit en des peuples divers, et il ne nous est pas interdit de croire que quelques hommes sont capables de comprendre l’enseignement de leurs propres méprises aussi clairement qu’autrui. En ce cas, il y a une chance pour que, de messager en messager, une leçon tardive soit un jour chanceusement dégagée. Acceptons ce qui est le fait de notre condition humaine, avec ses grandeurs et ses défaillances, essayons de ne critiquer que pour apprendre, c’est-à-dire pour gagner du chemin dans les directions de la vérité.

C’est ici que se présente le principal obstacle à la droite connaissance des choses comme à la juste leçon qu’il convient d’en tirer: la troublante sensation de la personnalité à laquelle nous rapportons tout événement qui se présente à notre appréciation. C’est ici, grand soldat inconnu de la France, que tu reprends si remarquablement l’avantage sur qui ramène toutes les questions de l’homme à des aspects de lui-même. Toi, la maîtresse vertu de ton poème est dans l’impersonnalité. C’est le peuple français lui-même, tel que l’a fait l’histoire, qui t’a compris, qui t’a voulu, qui t’a fait ainsi, qui t’a placé au plus haut de lui-même, au plus loin de toutes les vanités. Dans la bataille, Foch a été et demeure historiquement ton chef. Puisqu’il est homme, il faut bien qu’il ait eu des manquements, des défauts de personnalité par lesquels nous aurons barre sur lui, dans les mauvais jours, pour lui laisser la revanche de grandes journées.

Toi, que n’attend pas même le bruit d’un nom, tu n’as pas d’histoire, et c’est le plus beau de ton aventure, puisque, sans grade, sans honneurs, sans insigne, tu as couru au sacrifice sans parole, pour maintenir notre France dans sa haute armature, loin des puériles plaintes contre quiconque t’a gêné, simplement parce qu’il n’était pas toi. Tu as vu la plus haute fortune de l’homme bien au-dessus de la vaine gloire. Tu as tout donné, tu n’as rien reçu.

Un fabricateur de traité met son faste bruyant dans tout ce qui brille au soleil. Un autre appelle un équilibre de paix sous un masque d’obscurité. Tu opposes la tranquille noblesse d’un cœur simple aux fanfares des récriminations contre quiconque ne s’inscrit pas dans le cercle admiratif des fortunes qui passent. Quel étrange besoin de vouloir survivre à tout prix dans la mémoire d’hommes qui nous sont indifférents! La renommée est une fâcheuse tentatrice, surtout quand son tapage s’installe dans une insuffisance de moyens. Je ne suis même pas sûr qu’elle ne soit pas redoutable à ceux qu’un détachement des choses humaines permet de la porter modestement. Questions de haute psychologie à travers les successions de conflits qui font, tour à tour, les tourments et les joies de nos incohérences.

Quelles rencontres de sensations, de 1871 à 1919, au vif des Allemands revenus à Versailles, dans cette même galerie des Glaces, pour mettre leur propre sceau à la déchéance de ce même empire germanique proclamé hier au même endroit, parmi les chamarrures théâtrales d’uniformes guerriers, les Hoch! les chocs de talons, les cris de victoire, les cliquetis de l’or et du fer!

Un demi-siècle pour le total effondrement d’un rêve «colossal» dissipé dans les meurtrières incohérences d’un impérial dégénéré!

Hier, le chef de leur délégation, le comte de Brockdorff-Rantzau[132] venait nous demander notre projet de traité. Le Germain, debout, tout raidi d’insolence, nous lisait une page qui commençait ainsi: «Enfin, vous allez donc satisfaire votre haine...» et M. Lloyd George de me dire tout bas:

—«Qu’allez-vous lui répondre?»

A quoi ma réplique fut:

—«Je vais lui mettre mon papier sous le nez en lui disant: voilà ce que vous aurez à signer.»

Ce qui fut fait.

Moins de superbe au jour de la signature, où les glaces du Grand Roi ne reflétaient plus que les feux follets des grosses lunettes rondes en couronnes de crânes administratifs, où la grimace du visage démentait les vagues gestes d’une courtoisie renfrognée. Un tragique silence.

Tout à coup, un sursaut de la foule muette. Sur un banc de velours, entre deux fenêtres, on venait de placer, bien en vue, trois grimaçantes figures de l’infernale tragédie, yeux exorbités, mâchoires tordues, visages ravinés de toutes les balafres—trois grands blessés de guerre, invités à la place d’honneur, en rappel d’affreuses tortures héroïquement acceptées.

Salut à vous, héroïques amis, qui, dans le malheur de survivre, vous présentez ici pour la plus haute leçon. Ce n’est pas vous qui comparaissez devant nous pour aviver les contrastes de la tragédie, glorieuse grâce à vous. C’est nous qui nous présentons à votre barre pour un verdict d’équité qui n’exclura pas l’indulgence, mais qui dira bien haut que, pour gagner la guerre, il faut la même obéissance de tous. Parlez, grands témoins balafrés dont la bataille a fait des juges, et dites-nous ce qui serait arrivé si vous aviez désobéi?

Au-dessus même de ce douloureux enseignement, la leçon du soldat inconnu qui a payé plus que sa dette en sacrifiant jusqu’au souvenir de son nom, et n’a rien demandé: pas même la tombe que vous lui avez donnée pour votre propre enseignement.

Le Traité avait formulé une fondamentale décision: «Il y aura une responsabilité universelle. Il y aura universelle réparation.» Cet innommable lambeau d’abjection impériale, qui se cache dans sa fange de Doorn, a été soustrait aux responsabilités encourues[133], et nous sommes allés jusqu’à permettre une comédie de jugement où juges et criminels, tous complices du crime national, prenaient plaisir à nous narguer. Quant aux réparations de ravages scientifiquement menés sur notre territoire, les Allemands ne nous les ont pas versées, et l’Amérique, comblée de richesses par la guerre, ne se contente pas de nous prendre d’avance l’argent de notre indemnité. Il faut encore lui payer ce que nous ne lui devons pas, même si nous ne recevons rien. Chacun est obligé de reconnaître que nous avons remis de monstrueuses parties de leurs dettes aux Allemands, et que ceux de nos politiciens qui refusaient de quitter la Rhénanie en préparent, dès à présent, l’évacuation, avant le terme fixé par le Traité. Peut-on faire un plus direct outrage aux principes élémentaires de toute dignité?

Eh bien, quand le maréchal Foch s’avise d’une protestation de la tombe, ce n’est pas pour élever la voix contre les scandaleuses mutilations du Traité. Là-dessus, pas un mot. Pas un geste d’indignation. C’est pour satisfaire ses rancunes privées, qui sont le résultat de ses insuffisances. Les coupables impunis, les responsabilités renversées, les criminels exonérés, les victimes sans recours systématiquement ruinées par leurs «associés», cela n’émeut pas, jusqu’à l’énoncé d’une parole, le stratège soucieux de ses mécomptes personnels. Lui seulement, voilà ce qui le tient occupé. Quand donc viendra ton tour, ô soldat inconnu, lésé jusque dans ta victoire par ceux qui te doivent tout?

Oui, quand le chef militaire verra ses politiciens abandonner, une à une, les trop justes réparations du dommage, apportera-t-il la complicité de son mutisme, ou fera-t-il entendre une protestation indignée qui, dans sa bouche, arrêtera peut-être, le cours du crime contre la patrie?

Hélas! dans l’orchestration du silence, le maréchal Foch est resté sans voix. De ses grands camarades de guerre, de ces nobles combattants qui tombaient sans mot dire, pas une parole émue de cette confraternité militaire qui est la récompense du soldat et il félicitera l’Amérique de nous avoir finalement refusé sa garantie militaire et les mutilations du Traité sont des attentats que l’histoire ne pardonnera pas. Comment ceux qui, avaient qualité pour dire, n’ont-ils pas même trouvé une parole, un geste de révolte?

Enfin, de toute cette confusion de tout, que doit-il, que peut-il advenir? Nous le saurons trop tôt. Le meilleur que je puisse dire, c’est que, pour une part encore, cela dépend de nous. Sans cela, je n’aurais pas répondu. Chacun est le soldat mal connu d’une histoire inconnue. Même à cette heure périlleuse, notre sort est peut-être encore entre nos mains. Pour vous, Français, une coalition de faibles qui attendent de vous plus que vous ne pouvez leur donner. Contre vous, des ennemis qui s’acharnent, et des amis qui ne sont plus amis.

L’Angleterre aux prises avec tous les embarras de la conquête, harcelée sur mer par l’Amérique inquiète elle-même du Japon, oublie trop aisément que notre défaite éventuelle l’aurait mise à la merci de l’Allemagne. Ses soldats sont partout. Combien, l’heure venue, seraient présents à Calais?

L’Amérique brise nos ressorts économiques pour un temps indéterminé. Qu’attendre d’un idéologue à court d’idéologie, qui donne généreusement son sang et cherche des compensations dans un compte de monnaie?

Nous ne voulons pas déchoir. D’effroyables journées, et puis l’appel au Destin qui refera, de nos membres épars, un autre champion de la Destinée.

Je fais effort pour espérer contre l’espérance et je n’ignore pas que des décompositions de la décadence naissent des possibilités de régénération. Cela ne me console pas de l’épuisement de la pensée française quand j’appelle en vain des cœurs aux efforts du redressement. On nous parle souvent du «surhomme». Et le «soushomme», qu’en fait-on? On a plutôt fait de s’accorder pour des développements de barbarie que pour des raffinements de civilisation. J’en suis à me demander parfois s’il est écrit quelque part que la barbarie s’éliminera sûrement sous les assauts de la civilisation? Vaste est le champ des possibilités. Tout homme a sa moyenne de fautes et d’heureux mouvements à distribuer autour de lui-même. Quelles compositions de haute conscience ne faut-il pas pour une détermination d’humanité supérieure qui ne durera pas au delà de l’éclair d’une de nos chanceuses journées!

En ce désarroi d’âmes troublées d’impuissance, à l’appel du soldat inconnu de ce jour, je voudrais échanger quelques signes de confiance avec le soldat inconnu de demain, de toujours, légataire universel de toutes les expériences triomphantes ou frustrées, dont le sort est suspendu aux surprises de l’existence.

J’ai répondu pour répondre, et non pas pour l’audace de conclure, sauf contre les dégénérés, acharnés devant la foule indifférente aux destructions de tous les ressorts qui ont mis en action l’histoire de notre malheureux pays. J’ai essayé de remettre la vérité en selle. Il ne m’appartient point de dire où son coursier la conduira. Jugeant, chacun accepte d’être jugé. Que les temps qui viendront règlent le compte du nôtre. L’histoire des hommes est peut-être beaucoup plus simple qu’on ne pense. Elle consiste à proclamer le droit et à construire l’iniquité. Dans le sentiment de son insuffisance, chacun cherche des compositions de moyennes pour des demi-satisfactions de demi-consciences. Qui donc est sûr de pouvoir s’efforcer au delà?

Tous les ancêtres de tous les peuples ont commencé par vivre des rapines et des violences de la guerre, et, à travers toutes les catastrophes humaines, la tradition s’en est assez bruyamment conservée. Malgré les barbaries de l’Orient couronnées de toutes les fleurs de la poésie, le peuple qui a vraiment fondé notre civilisation s’est déchiré de ses propres mains en d’inexpiables guerres civiles, coupées de poèmes tragiques et de philosophie. Ce fut l’Hellade, jusqu’à ce qu’Alexandre mît fin à cet état de choses pour livrer le monde naissant à César et à ses imitateurs.

Aujourd’hui l’Allemagne tente de refaire, dans les procédures de la paix, un empire germanique qu’elle n’a pu réaliser par la guerre. Cela, elle ne saurait l’accomplir sans des rencontres qui pourront changer les destinées d’une France offerte à toute entreprise ennemie. Qu’adviendra-t-il de nous en ce tumulte de pays dont personne ne peut prévoir le développement de forces dans la durée? Il y a des peuples qui commencent. Il y a des peuples qui finissent. La conscience de nos actes veut des attributions de responsabilités. La France sera ce que les Français auront mérité.

FIN


Plus tard ambassadeur du Reich auprès des Soviets, lesquels appréciaient hautement la valeur de cette collaboration pour les entreprises de l’Allemagne contre l’Europe délivrée.

Il n’a fallu qu’un mois de réflexion aux Alliés pour cette apostasie. Ne pas oublier la parole du Kaiser: «Vous devez tirer sur votre père et sur votre mère si je vous le commande,» et se souvenir, surtout, que pas un Allemand n’a protesté.


APPENDICES


       ministère Samedi 14 mai 1921    No 87

des affaires étrangères

RECUEIL  DE  DOCUMENTS  ÉTRANGERS

Supplément périodique aux Bulletins de Presse étrangère


L’UNITÉ  DE  COMMANDEMENT  EN  MARS  1918


LA  CONFÉRENCE  DE  DOULLENS


UN  MEMORANDUM  DE  LORD  MILNER[134]

Mémorandum adressé au cabinet britannique par lord Milner, relativement à son voyage en France, y compris la Conférence de Doullens, le 26 mars 1918.

 

Le Premier ministre m’ayant prié de me rendre en France en vue d’adresser au cabinet un rapport personnel sur la situation qui s’y était produite, je quittai Charing-Cross le dimanche 24 mars à 12 h. 50, accompagné du commandant Shawe, de la Rifle Brigade. Nous fûmes retenus quelque temps à Folkestone, d’où le paquebot ne partit qu’à 16 h. 45 et nous arrivâmes à Boulogne vers 18 h. 30. Le colonel Amery nous attendait à Boulogne, avec des automobiles de Versailles et nous partîmes directement pour le G. H. Q., à Montreuil. J’y trouvai le général Davidson, qui se trouvait précisément en communication téléphonique avec le C. G. S. (Comité supérieur de la Guerre) au moment où j’entrai. Il me fit un rapide exposé de la situation, qui avait pris très rapidement, pendant la journée, une tournure des plus fâcheuses. Je quittai Montreuil en compagnie du brigadier-général Wake, qui faisait partie de l’état-major du général Rawlinson, à Versailles, où il retournait, après avoir passé un jour et demi au G. H. Q. Au cours du long trajet de Montreuil à Versailles, le général Wake put me renseigner très complètement sur tout ce qui s était passé, autant qu’on le sût jusqu’alors. Le grand mystère était l’effondrement de la 5e armée, qui restait jusqu’alors inexpliqué. Par suite du degré de désorganisation de cette armée et du fait que les communications étaient coupées de toutes parts, il était difficile de se rendre compte exactement de ce qui s’était passé et il eût fallu un certain temps pour confronter les rapports. D’une façon générale on ne pouvait douter, cependant, que cette armée ne fût brisée et qu’une brèche n’eût été ouverte entre le flanc droit de la 3e armée et les Français. Cela ne voulait pas dire, bien entendu, qu’il ne s’offrît plus aucune résistance de ce côté. Les troupes en retraite, chassées désormais de la ligne de la Somme, en aval de Péronne, se battaient encore, apparemment, en un certain nombre de points, se livrant même, par moments, à des contre-attaques, mais elles ne constituaient plus, contre l’offensive allemande, même un semblant de barrière organisée. On trouvera sans doute plus tard l’explication de la rapidité avec laquelle cette armée avait été chassée de ses positions fortement préparées. Ce n’est pas, semble-t-il, faute d’avoir vaillamment combattu, et sans doute la poussée allemande avait-elle été, en cet endroit, formidable, la supériorité numérique des assaillants sur les défenseurs ayant probablement été dans la proportion d’au moins deux contre un. Quoi qu’il en fût, il était manifestement inutile, dans l’état de nos connaissances, de nous perdre en conjectures sur les causes ou sur la marche exacte des événements dans ces parages, mais la répercussion de ce qui s’était passé sur la situation générale était, bien entendu, parfaitement claire et il n’était nullement besoin d’y insister.

Le trajet de Montreuil à Versailles dura plus de six heures, y compris un arrêt de quarante-cinq minutes environ à Abbeville, pour dîner, et nous n’arrivâmes chez le général Rawlinson, à Versailles, qu’à 2 h. 30 du matin. Un télégramme émanant du G. Q. G., et daté de 23 h. 30, que nous trouvâmes en arrivant, nous apprit que, d’après les derniers rapports, la situation générale s’était légèrement améliorée.

Levé à 7 heures le lendemain matin, 25 mars, je vis Rawlinson après le déjeuner. Wake nous fit à tous deux le récit suivi de ce qui s’était passé pendant qu’il se trouvait au G. Q. G., en s’aidant d’une grande carte qu’il en avait rapportée. C’était, en somme, avec plus de détails, ce qu’il m’avait appris la nuit précédente. Bientôt après 9 heures, je reçus de M. Clemenceau un message disant qu’il désirait me voir d’urgence. Je me rendis immédiatement à Paris en automobile, accompagné du colonel Amery, et je trouvai Clemenceau au ministère de la Guerre. Il était très en forme et plein de fougue, et sans se dissimuler le moins du monde la gravité de la situation, il ne manifesta pas le moindre signe de découragement ni de confusion. Notre entrevue ne fut pas longue. Car il y avait plusieurs affaires importantes qui réclamaient son attention immédiate. Il me dit qu’à son avis il fallait prendre immédiatement des décisions importantes. Il s’agissait, d’après lui, de maintenir à tout prix le contact entre les armées française et britannique, et il était nécessaire pour cela que Haig et Pétain fissent intervenir immédiatement leurs réserves en vue de combler la brèche qui était en train de se produire.

Il dit, entre autres choses, qu’il serait nécessaire d’exercer une pression sur Pétain pour l’amener à faire davantage dans ce sens. Il espérait manifestement que Haig pourrait amener du Nord un supplément de réserves. Il tenait absolument à aller trouver les généraux en chef britannique et français dès l’après-midi, en nous emmenant avec lui, le général Foch et moi. Il avait appris que le général Wilson devait rencontrer Haig à Abbeville et il avait fait une démarche en vue de les décider à pousser jusqu’à Compiègne, le quartier général de Pétain, où nous pourrions les rejoindre dans le courant de l’après-midi. Il me recommanda de me tenir prêt à me mettre en route, aussitôt qu’il me ferait signe, à partir de 2 heures. Je retournai donc immédiatement à Versailles. Car je désirais revoir Rawlinson avant mon départ, afin de me renseigner plus complètement que je n’avais pu le faire au début de la matinée sur sa manière de voir au sujet de la situation. Pendant que j’étais à Versailles, je reçus d’Abbeville un message de Wilson, me donnant rendez-vous dans cette localité pour 3 heures, mais comme ce message ne me parvint qu’à midi 30, il ne pouvait être question pour moi, évidemment, d’arriver à Abbeville pour 3 heures. Et comme je savais, d’autre part, que Clemenceau cherchait à faire venir Haig et Wilson à Compiègne et que, de toute façon, je m’étais engagé vis-à vis de Clemenceau, je résolus de ne rien changer à mes dispositions.

La conférence de Compiègne, le 25 mars.

Je me rendis donc à 2 heures à l’ambassade, à Paris, où je vis lord Bertie, et où j’attendis, jusqu’au moment où Clemenceau me fit appeler, à 3 heures moins quelques minutes. Le président de la République, Clemenceau, qui était accompagné par M. Loucheur, le général Foch, et moi, nous partîmes alors, tous ensemble, pour Compiègne, où nous arrivâmes un peu avant 5 heures. Pétain nous y rejoignit, mais il avait malheureusement été impossible, comme je l’avais craint dès le début, d’obtenir que Haig et Wilson y vinssent également. Une conférence eut lieu, de 5 heures à 7 heures, au quartier général de Pétain. Le président de la République présida la réunion, à laquelle assistaient, en dehors de lui, Clemenceau, Loucheur, Pétain, Foch et moi. Pétain exposa très clairement son point de vue relativement à la situation générale. Il se montra très pessimiste quant à l’état de la 5e armée, qui avait cessé d’exister, disait-il, en tant qu’armée et qu’il faudrait réorganiser complètement. Elle venait d’être placée sous son commandement par Haig. Il s’occupait, ajouta-t-il, d’amener du sud et de l’ouest toutes les divisions qu’il lui était possible de détacher pour appuyer et pour remplacer les débris de la 5e armée. Six divisions qu’il avait toujours eues en réserve à proximité, en vue de renforcer au besoin la droite anglaise, étaient déjà fortement engagées vers Noyon, Roye et Nesle. De plus, il faisait venir neuf autres divisions—principalement du sud, mais quelques-unes du nord—et qu’il comptait ramener vers l’ouest, pour les pousser à la rencontre des Allemands, au départ de Montdidier et de Moreuil. C’étaient là toutes les troupes dont il pouvait disposer pour l’instant, mais il espérait en amener d’autres un peu plus tard, bien qu’il lui fallût tenir compte, d’une part, du danger d’une offensive allemande partant des environs de Noyon pour redescendre la vallée de l’Oise, et, de l’autre, d’une attaque qui se préparait dans la région de Reims. Sans trouver à redire aux plans stratégiques du général Pétain, le général Foch se faisait évidemment une idée quelque peu différente de la situation. Il jugeait si formidable le danger de la grande offensive allemande visant à effectuer entre les Français et les Britanniques une trouée dans la direction d’Amiens, qu’il fallait bien encourir certains risques par ailleurs. Il s’agissait même de faire intervenir, s’il y avait moyen, d’autres divisions encore, et par un grand effort cela pouvait se faire plus rapidement que Pétain ne le jugeait possible, quitte à jeter ces troupes de renfort dans la mêlée dans un état d’organisation moins complet qu’il n’eût été désirable en des circonstances d’une moins extrême urgence. Voilà, du moins, comment j’ai compris sa longue et très énergique déclaration, dont il ne m’était pas possible de saisir tous les détails militaires. Poincaré et Clemenceau partageaient évidemment la manière de voir de Foch quant à la nécessité d’avoir recours, avec toute la promptitude possible, à des mesures extrêmes, et, sur ces entrefaites, Clemenceau me demanda d’exprimer mon avis et surtout de dire ce que je pensais que les Britanniques, de leur côté, pourraient faire de plus pour rétablir la liaison complète des deux armées. Je répondis qu’il était évidemment impossible de ne pas reconnaître, en principe, la justesse des vues exprimées, mais que je n’avais pas qualité, sans avoir pu consulter Haig et Wilson, pour donner un avis quant à la marche exacte qu’il conviendrait de suivre. Il était très regrettable, bien qu’on n’y pût rien changer, que Haig et Wilson ne fussent pas présents mais il nous fallait, selon moi, remédier le plus vite possible à cet inconvénient et tenir, le lendemain, une nouvelle réunion, à laquelle ils pourraient assister l’un ou l’autre, sinon tous deux. Clemenceau s’étant rangé à cet avis, il fut décidé que l’on essaierait d’organiser le lendemain matin à 11 heures, à Dury, un peu au sud d’Amiens, une réunion à laquelle nous viendrions tous, afin de nous rencontrer avec les généraux britanniques. Poincaré, Clemenceau, Loucheur, Foch et moi nous revînmes ensuite à Paris, mais avant de quitter Compiègne, j’eus avec Clemenceau quelques minutes d’entretien privé, au cours duquel j’insistai auprès de lui sur le fait que, d’après mes informations, la 3e armée britannique, qui semblait avoir offert une résistance magnifique, avec les renforts qu’on lui faisait parvenir du nord, faisait déjà tout ce qu’elle pouvait et que je n’étais pas très sûr que Pétain, de son côté, fût décidé à encourir suffisamment de risques pour amener à pied d’œuvre autant de réserves françaises que possible, réserves dont il me semblait que tout dépendait. Il me dit qu’il pensait comme moi, mais que Pétain faisait déjà beaucoup plus qu’il n’en avait eu l’intention primitivement et qu’il ferait plus encore, croyait-il. Comme moi, d’ailleurs, il avait tendance à partager la manière de voir de Foch.

En rentrant à Versailles, à 9 heures, je fus très heureux d’apprendre que Wilson venait d’arriver d’Abbeville. Entre temps avait été reçu un message de Haig, lequel demandait que la réunion du lendemain matin eût lieu à Doullens, où il était obligé de se trouver de toute façon pour voir ses trois commandants d’armées, Horne, Byng et Plumer, et que cette réunion fût fixée pour midi. Ces dispositions furent arrêtées avec Paris par téléphone. J’eus une assez longue conversation avec Wilson, qui me mit au courant de ce qui s’était passé entre Haig et lui. Tout le monde semblait s’accorder à penser désormais que le but des Allemands était d’effectuer une forte poussée vers Amiens au travers de la brèche qui s’ouvrait entre les Français et les Anglais, au sud de la Somme, en dirigeant simultanément une offensive orientée vers le nord-ouest contre les Anglais et vers le sud-ouest contre les Français, en vue d’élargir la brèche en question. Notre but, à nous, devait être de maintenir le contact avec les Français par tous les moyens en notre pouvoir et de combler la brèche, tout en résistant, bien entendu, à ces attaques. La plus grande promptitude à faire entrer en ligne les réserves et une coopération absolue entre les deux armées s’imposaient. Nous discutâmes les questions de personnes qui rendaient difficile d’assurer cette coopération, et Wilson émit l’idée—qui me sembla bonne—que les deux pays pourraient convenir de laisser à Clemenceau, en qui les généraux tant anglais que français avaient confiance, le soin de prendre les décisions qui lui sembleraient nécessaires en vue d’assurer une coopération plus étroite des armées et la meilleure utilisation de toutes les réserves disponibles. Il se trouvait sur les lieux. Le sort de son pays était en jeu et il se laisserait guider, sans doute, au point de vue militaire, par Foch, qui semblait être l’homme sur qui on pouvait compter entre tous pour prendre des décisions hardies et promptes et pour considérer la bataille comme un tout, sans s’arrêter à un point de vue plus particulièrement français.

Le même soir, à une heure avancée, Wilson se rendit en automobile à Paris pour voir Foch, mais il n’était pas encore de retour lorsque j’allai me coucher, vers minuit.

La conférence de Doullens, le 26.

J’étais levé à 7 heures, le mardi 26, et à 8 heures Wilson et moi nous partions en automobile pour Doullens. Lord Duncannon et le commandant Shawe suivaient dans une autre voiture. Nous redoutions fort que les routes ne fussent encombrées de convois militaires, peut-être même de réfugiés, mais heureusement, bien que la circulation des convois militaires fût très intense, elle était en même temps très ordonnée et aucun signe de panique ne se manifestait chez la population, si bien qu’avec quelques arrêts, le trajet s’effectua rapidement, à raison de près de 40 milles à l’heure, en moyenne, et que nous arrivâmes à Doullens cinq minutes seulement après l’heure convenue: midi. Voyage très heureux, étant données la distance à couvrir et les circonstances dans lesquelles il s’effectuait. Chemin faisant, nous discutâmes très sérieusement le problème qui s’offrait à nous et le meilleur moyen de rétablir la situation. Wilson était fortement d’avis qu’on ne pourrait y arriver qu’en remettant la direction suprême pour ainsi dire (virtually) aux mains de Foch. Je demandai à Wilson ce qu’avait pensé Foch de son idée de faire de Clemenceau le «généralissime» nominal, avec Foch pour le conseiller. Il me répondit que Foch avait désapprouvé cette idée, en disant que, placé dans cette situation, Clemenceau pourrait se trouver tiraillé en sens opposé par Pétain et par lui et que s’il donnait raison, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, il n’y aurait pas d’unité de commandement. Pour ce qui est de Foch lui-même, il n’avait aucun désir de rien commander. Tout ce qu’il demandait, c’était d’être expressément autorisé par les deux gouvernements dans la mission d’assurer le maximum de coopération entre les deux commandants en chef. Il demandait, en d’autres termes, à occuper le même genre de situation que celle qu’il avait eue naguère, au moment de la bataille d’Ypres, lorsque le maréchal (sic) Joffre l’avait chargé d’obtenir, si faire se pouvait, une collaboration plus étroite entre les Britanniques et les Français. Seulement il voulait aujourd’hui être placé dans cette situation en vertu d’une délégation (authorisation) spéciale et plus haute, celle des deux gouvernements alliés. Nous tombâmes d’accord, Wilson et moi, que s’il nous était possible de faire accepter cette combinaison ce serait, dans l’espèce, la meilleure solution. C’était, à vrai dire, un peu comme un retour à l’idée primitive de confier la direction d’une réserve générale au Conseil de Versailles, sous la présidence de Foch, sauf que l’on mettait un seul homme à la place du Conseil, ce qui semblait préférable de toute façon, et absolument essentiel dans les conditions d’extrême urgence où l’on se trouvait. Un autre argument en faveur de cette solution, c’est que les réserves britanniques, nous le savions, étaient déjà engagées ou en route pour l’être et que la véritable question était actuellement de savoir ce qu’on pourrait tirer des Français, en fait de réserves, et dans quel délai. D’après ce que m’avait souvent dit le général Wilson, et d’après ce que j’avais pu constater moi-même, la veille, j’avais la conviction que Foch, quels que fussent d’ailleurs ses autres qualités ou défauts en tant que soldat, possédait à un degré tout à fait exceptionnel la promptitude, l’énergie et l’esprit d’initiative nécessaires pour obtenir le plus de résultats dans le temps dont on disposait, toute l’affaire se résumant, sans aucun doute, à gagner du temps.

A peine arrivé à Doullens je fus immédiatement pris à partie par Clemenceau, qui m’annonça à brûle-pourpoint que Haig venait de déclarer qu’il allait être obligé de découvrir Amiens et de battre en retraite sur les ports de la Manche. Je l’assurai qu’il devait y avoir là quelque méprise et j’ajoutai qu’avant la conférence générale, il était désirable que j’eusse une brève entrevue avec le maréchal et les commandants d’armées, que je n’avais pas encore vus. Il y consentit volontiers. Je tins en conséquence une petite consultation avec Haig, Plumer, Horne et Byng. Ils se comportèrent tous admirablement, faisant preuve de sang-froid, de résolution et d’un grand courage. Je fus tout particulièrement frappé de l’attitude du général Byng qui avait eu, comme commandant de la 3e armée, à subir la plus grande tension d’esprit, et à vrai dire, une tension presque insupportable. Comme je m’y étais attendu, d’ailleurs, il apparut, que le point de vue du maréchal au sujet d’Amiens avait été mal compris. Il n’existait dans son esprit aucun doute quant à l’importance suprême qu’offrait la possession d’Amiens, ni aucune intention de l’abandonner. Tout ce qu’il avait voulu dire, c’est que les troupes dont il disposait, même après avoir aminci jusqu’à la limite extrême la partie septentrionale de sa ligne, ne devant pas lui permettre de s’étendre au delà de Bray-sur-Somme, il se trouverait, en réalité débordé et hors d’état de couvrir Amiens si les Français ne venaient l’appuyer sur la droite, au sud de la Somme. Il n’était d’ailleurs pas certain, même alors, qu’avec la forte attaque allemande, qui menaçait la 3e armée, au sud d’Arras, son front ne serait pas rompu, mais quoi qu’il en fût, il était absolument décidé à tenir le plus longtemps possible, ce qu’il pensait pouvoir faire, pourvu que les Français lui apportassent quelque appui sur son flanc droit. Byng, lui aussi, était fortement d’avis que le front britannique devait être maintenu à tout prix tel qu’il était à ce moment, c’est-à-dire s’étendant jusqu’à Bray-sur-Somme. Et bien que ses troupes, qui avaient livré de violents combats, eussent grand besoin de repos, il ne pensait pas qu’elles seraient battues. Il était clair que l’on faisait tout ce qui était possible pour renforcer le secteur entre Arras et la Somme en faisant venir de plus au nord de nouvelles divisions. J’échangeai ensuite, avec le maréchal, seul à seul avec lui, quelques mots au sujet de Foch et je fus enchanté de m’apercevoir que loin de se formaliser—comme j’avais été conduit à penser qu’il le ferait peut-être—de la possibilité d’une intervention de Foch, il accueillait plutôt avec plaisir l’idée de collaborer avec ce dernier, dont il me parla en termes tout à fait amicaux.

Les chefs britanniques ayant été pressentis comme il vient d’être dit, la conférence se réunit. Comme la veille, M. Poincaré présidait. Étaient, en outre, présents à la réunion: Clemenceau, Loucheur, Foch, Pétain, Haig, Wilson et moi. Il fut convenu dès l’abord, que l’on ne négligerait aucun effort pour sauver Amiens. L’idée erronée que Haig songeait à abandonner cette ville et à battre en retraite vers les ports de la Manche fut dissipée et il fut établi très clairement qu’il amenait en ligne toutes les divisions dont il pouvait disposer, et non sans encourir certains risques en ce qui concernait la partie nord de son front, afin de renforcer le secteur s’étendant d’un point un peu au nord d’Arras jusqu’à la Somme, secteur qui se trouvait sous le coup de la plus formidable poussée de l’ennemi. Il ne pouvait faire plus. Que pouvaient faire les Français? Pétain exposa ensuite les difficultés auxquelles il se heurtait et les grands efforts qu’il faisait. Il avait, cependant, depuis la veille, probablement sur les instances de Clemenceau, sans que je puisse absolument l’affirmer, modifié jusqu’à un certain point son attitude, en ce sens qu’il pensait pouvoir mettre en ligne vingt-quatre divisions au lieu de quinze, mais cela exigerait, bien entendu, un temps plus long, et, de plus, il ne s’agissait pas de vingt-quatre divisions complètement fraîches, vu que les six ou neuf premières de ces divisions (sa réserve primitive et une ou deux divisions supplémentaires) soutenaient déjà, depuis quelques jours, de violents combats dans la région de Noyon-Roye. Mais s’il devenait manifestement de plus en plus disposé, sous la pression des circonstances, à encourir certains risques et à assumer de lourdes responsabilités, il se montrait toujours quelque peu décourageant (un peu plus, peut-être, qu’il n’en avait l’intention) en ce qui concerne la rapidité avec laquelle ces divisions pourraient être amenées à pied d’œuvre et, d’une façon générale, il donnait une impression de froideur et de circonspection, comme d’un homme qui joue un jeu prudent (playing for safety). Aucun de ses auditeurs n’était très à son aise ni très convaincu. Wilson et Haig ne l’étaient certainement pas. Wilson poussa même une exclamation qui avait presque le caractère d’une protestation. Foch, qui avait été si éloquent la veille, ne disait pas un mot. Mais en regardant son visage,—il était assis juste en face de moi,—je voyais bien qu’il était mécontent, très impatient et qu’il pensait évidemment que les choses pouvaient et devaient aller plus vite. A cet instant, je demandai à avoir quelques mots de conversation seul à seul avec Clemenceau. Je lui parlai alors très franchement de la conviction qui s’affirmait de plus en plus dans mon esprit depuis la veille et qui s’était confirmée au cours de mes entretiens avec Wilson et Haig, à savoir que Foch semblait être l’homme qui se rendait le mieux compte de la situation et sur qui l’on pouvait compter entre tous pour y faire face avec l’énergie la plus intense. Ne serait-il pas possible qu’il fût placé par les deux gouvernements dans une situation lui donnant la direction générale et investi du genre d’autorité dont il avait lui-même parlé à Wilson? Clemenceau, dont la pensée n’avait cessé, j’en suis certain, de s’orienter dans la même direction, abonda aussitôt dans mon sens, mais il me demanda quelques instants pour pouvoir parler à Pétain. Pendant qu’il prenait Pétain à l’écart, j’en fis autant de Haig. Lorsque j’expliquai à celui-ci ce qui était projeté, il me parut non seulement tout disposé à accepter, mais sincèrement satisfait. Pendant ce temps, Clemenceau avait parlé à Pétain. Il écrivit aussitôt et me tendit la formule suivante pour concrétiser ce dont, lui et moi, venions de convenir:

«Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique et français de coordonner l’action des armées britanniques et françaises sur le front ouest. Il s’entendra à cet effet avec les deux généraux en chef, qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires. (En français dans le texte.

Je montrai ce texte à Haig qui l’accepta sans hésitation, mais suggéra qu’on l’étendît de manière qu’il s’appliquât aux autres armées—belge, américaine, peut-être même italienne—ce à quoi Clemenceau consentit aussitôt. Puis nous reprîmes tous nos places à la table. On procéda à la lecture de la formule modifiée, conçue désormais en ces termes:

«Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique et français de coordonner l’action des armées alliées sur le front ouest. Il s’entendra à cet effet, avec les généraux en chef, qui sont invités à lui fournir tous les renseignements nécessaires. (En français dans le texte.)

«Doullens, le 26 mars 1918.»

Après une courte discussion, qui, au fond, ne servit qu’à permettre à tous les orateurs de marquer leur cordiale approbation du principe qu’il consacrait, le document fut signé par Clemenceau et par moi, et la séance fut levée aussitôt avec toutes les apparences d’une satisfaction générale. Poincaré, Clemenceau et Loucheur étaient tous enchantés. Quant à Haig, je fus bien aise de constater qu’il avait l’air tout soulagé et beaucoup plus heureux qu’il n’avait paru l’être un peu plus tôt. Je n’ai pas remarqué spécialement l’attitude de Pétain et je ne lui ai rien entendu dire, mais c’est un homme qui montre toujours beaucoup de sang-froid et d’empire sur lui-même, et qui ne trahit jamais le fond de sa pensée, ni par ses paroles, ni par l’expression de son visage. Je me suis laissé dire par Clemenceau, toutefois, que Pétain n’avait fait aucune difficulté pour accepter l’arrangement proposé.

Quelques minutes à peine après la fin de la conférence, tout le monde s’était dispersé. Wilson échangea quelques mots avec Lawrence avant le départ de Haig et de Lawrence, et il me dit ensuite que ce dernier était très satisfait de la solution adoptée. Wilson et moi, ainsi que nos deux compagnons, nous prîmes un déjeuner tardif à Doullens, après la fin de la conférence; puis nous partîmes pour Boulogne en automobile. Chemin faisant, nous stoppâmes devant la maison de Haig, près de Montreuil (son G. Q. G.), pour recueillir les dernières nouvelles, et nous rencontrâmes le maréchal qui partait précisément faire une promenade à cheval. Il avait certainement l’air beaucoup moins las et beaucoup plus en train qu’il ne l’avait eu au commencement de l’après-midi. Il me dit une fois de plus qu’il était sûr que le nouvel arrangement fonctionnerait bien, puisqu’il aurait affaire, désormais, «à un homme et non pas à un comité». Il eut également quelques minutes de conversation avec Wilson auquel, d’après ce que me dit ce dernier, il déclara être très satisfait des événements de la journée.

Wilson, Duncannon, Shawe et moi, nous arrivâmes à Boulogne quelques minutes avant 7 heures. Un destroyer nous attendait pour nous conduire à Folkestone, où nous débarquâmes à 9 heures, pour arriver à Victoria un peu après 11 heures.

(Signé de l’initiale): M.

2 Whitehall Gardens, S.-W., 27 mars 1918.


Lord Milner était alors ministre sans portefeuille et membre du «Cabinet de Guerre».


LETTRE OUVERTE

DE

M. CLEMENCEAU AU PRÉSIDENT COOLIDGE


9 août 1926.

Monsieur le Président,

Il s’est élevé entre les trois grands pays alliés et associés de la guerre de France des divergences d’opinion sur des règlements de comptes qui menacent d’affecter gravement l’avenir du monde civilisé. De toutes parts, les techniciens des finances et de la diplomatie sont à l’œuvre. Un technicien est, trop souvent, un homme qui se plaît à isoler son problème de ceux dans la coordination desquels il est engagé. Tout se tient dans les affaires publiques, et qui prétend se cantonner exclusivement dans son domaine s’expose à découvrir trop tard qu’il est débordé.

Entre les États-Unis et l’Angleterre, entre l’Angleterre et la France, entre la France et les États-Unis, en des termes identiques, la même question se pose, et je vois que les solutions mises à l’essai, ou les préparations de solution, n’ont pas créé un bon état d’esprit dans les pays intéressés.

Nous sommes débiteurs et vous êtes créanciers. Il semble que ce soit pure affaire de caisse. N’y a-t-il donc point d’autres considérations à envisager?

La politique européenne de l’Angleterre a surtout consisté jusqu’ici à tenir en échec les peuples du continent les uns par les autres à toutes fins d’intervention. J’ai confiance que les yeux de «l’homme de la rue» sont en voie de s’ouvrir à des vues plus compréhensives. Aujourd’hui, c’est du côté de l’Amérique que l’inquiétude de la France se trouve principalement orientée.

Si les nations n’étaient que des maisons de commerce, ce sont des comptes de banque qui régleraient le sort du monde. Vous nous réclamez le payement d’une dette, non de commerce, mais de guerre, et vous savez, comme nous, que notre caisse est vide. En de tels cas, le débiteur signe des billets à échéance: aussi est-ce bien ce que vous nous demandez. Encore faudrait-il que nous puissions croire, de part et d’autre, à un règlement en espèces au jour fixé. Or, c’est le secret de la comédie qu’il ne s’agit ici que d’échéances fictives pour aboutir à l’emprunt, avec de bonnes hypothèques sur nos biens territoriaux, comme en Turquie.

Cela, monsieur le Président, il faut bien que j’en vienne à vous le dire, nous ne l’accepterons jamais. La France n’est pas à vendre, même à ses amis. Nous l’avons reçue indépendante. Indépendante nous la laisserons. Demandez-vous, après le président Monroë, si vous sentiriez d’autre sorte pour le continent américain.

Si la France devait disparaître sous les coups de ses ennemis et de ses «amis» conjurés, il resterait d’elle un nom de fierté. Qu’avons-nous fait qui ne fût strictement du devoir? Devions-nous céder nos citadelles à l’Allemagne quand elle nous les demandait sous peine d’une déclaration de guerre? Quelqu’un se lèvera-t-il pour dire que nous avons fait autre chose que de subir l’inévitable? Verdun alléguerait-il que nous avons mal combattu?

Oui, nous avons jeté tout au gouffre, le sang et l’argent, comme ont fait, pour leur part, l’Angleterre et les États-Unis. Mais c’est le territoire français qui a été scientifiquement ravagé. Trois mortelles années nous avons attendu cette parole américaine: «La France est la frontière de la liberté.» Trois années de sang et d’argent coulant par tous les pores. Venez lire dans nos villages la liste sans fin de nos morts, et comparons, si vous voulez. N’est-ce pas «compte de banque» la force vive de cette jeunesse perdue?

Comme la Russie à Brest-Litowsk, l’Amérique a fait avec l’Allemagne une paix séparée, sans esquisser même, avec ses compagnons d’armes, un geste d’ajustement. La paix du sang avec l’ennemi commun. On s’avise aujourd’hui de la paix de l’argent entre les puissances alliées et associées. Comment n’avions-nous pas prévu ce qui arrive? Que ne nous arrêtions-nous sous les obus pour convoquer un conseil d’administration de profiteurs qui aurait décidé la question de savoir s’il nous permettait de poursuivre la défense des plus belles conquêtes de la plus belle histoire? Faut-il donc maintenant que le mensonge des réparations allemandes aboutisse à des encaissements américains?

J’ai parlé librement au chef honoré d’un grand peuple à qui j’ai gardé, depuis cinquante ans, le meilleur de mon respect et de mon amitié, parce que je l’ai cru destiné à recevoir du vieux monde, pour le porter toujours plus haut, le flambeau d’un grand idéal d’humanité. C’est à lui, maintenant, de prononcer sur lui-même. Je ne pourrais lui offrir que le suprême hommage de mon silence si je m’étais trompé.

Je vous prie d’agréer, monsieur le Président, l’hommage de mon profond respect.

G. Clemenceau.



TABLE DES MATIÈRES


    
EnvoiI
    
I.Entrée en matière1
II.L’unité du commandement11
III.Le Chemin des Dames30
IV.L’emploi des contingents américains46
V.Crise d’effectifs britanniques76
VI.L’Armistice86
VII.Insubordination militaire101
VIII.L’incident belge114
IX.La Conférence de la paix120
X.Le Traité.L’effort du président Wilson139
I.  —L’Europe de droit151
XII.  —La Rhénanie indépendante171
XIII.  —Le Pacte de garantie198
XIV.Les critiques de l’escalier213
XV.Sensibilité allemande232
XVI.Les mutilations du Traité de Versailles. Mutilation américaine.—Paix séparée253
XVII.Les mutilations du Traité de Versailles. Mutilations financières261
XVIII.Les mutilations du Traité de Versailles. Locarno275
XIX.Les mutilations du Traité de Versailles. L’Allemagne arme. La France désarme290
XX.Les mutilations du Traité de Versailles. L’organisation des frontières306
XXI.Les mutilations du Traité de Versailles. Le défaitisme312
XXII.La paix à reculons326
XXIII.Le Soldat Inconnu338
    
Appendices:
    
Mémorandum adressé au cabinet britannique par lord Milner351
Lettre ouverte de M. Clemenceau au président Coolidge369


PARIS

 

TYPOGRAPHIE PLON

 

8, rue Garancière

 

1930



Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d'impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l'utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d'impression se produisent.

Une couverture a été créé pour cet eBook.

 

[Fin de Grandeurs et Misères d'une Victoire par Georges Clemenceau]