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Title: Mon curé chez les pauvres

Date of first publication: 1925

Author: Clément Vautel, 1876-1954

Date first posted: Oct. 15, 2016

Date last updated: Oct. 15, 2016

Faded Page eBook #20161011

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MON CURÉ

CHEZ LES

PAUVRES


DU MÊME AUTEUR


La Réouverture du Paradis terrestre, roman.

Les Folies Bourgeoises, roman.

Mademoiselle Sans-Gêne, roman.

Mon Curé chez les Riches, roman.

Madame ne veut pas d’enfant, roman.

EN PRÉPARATION:

Je suis un affreux bourgeois.

Au pays des Français.

Souvenirs imaginaires.

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


CLÉMENT VAUTEL

 

 

MON  CURÉ

CHEZ  LES

PAUVRES

 

 

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR

PARIS—22, RUE HUYGHENS 22,—PARIS


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

TROIS CENT VINGT EXEMPLAIRES

SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL DES

PAPETERIES LAFUMA NUMÉROTÉS

A LA PRESSE DE 1 A 320.

Droits de traduction et de reproduction réservés

pour tous pays.

Copyright 1925, by Albin Michel.


TABLE


Pages
I.Bon dieu de bois7
II.Mon curé dans le prétoire37
III.Jeanne Réveil73
IV.Dans la nuit97
V.Saint Pellegrin chez les gentils115
VI.Une sortie de l’abbé Pellegrin143
VII.La croix de madame Cousinet177
VIII.L’aumônier de la sociale197
IX.Les deux écoles225
X.La justicière249
XI.La dernière aux Corinthiens267
XII.Mon curé au Vatican289
XIII.Mon curé chez les sauvages309


I
BON DIEU DE BOIS

—Monsieur le curé! Monsieur le curé!

Valérie courait à travers le jardin, cherchant l’abbé Pellegrin qu’elle trouva enfin devant un talus fleuri sur lequel des cailloux artistement disposés inscrivaient ce nom: «Poilu».[1] Le prêtre était assis sur un antique banc de pierre et, la pipe aux lèvres, coiffé d’un vaste chapeau de paille, il lisait son bréviaire en somnolant quelque peu.


Voir Mon Curé chez les Riches.


—Monsieur le curé, dit la vieille bonne, il y a là un monsieur qui veut absolument vous voir... C’est, paraît-il, pour une chose très importante et très pressée.

En même temps, elle lui tendit une carte de visite ainsi libellée:

ACHILLE DE SAINT-PREUX

CRITIQUE D’ART

Commandeur de l’Ordre royal d’Isabelle-la-Catholique

Le curé de Sableuse ne parut pas impressionné du tout.

—Une chose très importante et très pressée? fit-il en souriant... Serait-ce que ce type a envie de se confesser? Au moins, vous l’avez fait entrer au salon, comme un pauvre?

—Bien sûr, monsieur le curé... Mais il a l’air très comme il faut, il est très poli et il a son auto devant la porte.

—On y va.

L’abbé Pellegrin, suivi de Valérie, regagna le presbytère dont l’étroite porte s’encadrait de lierre et de glycines. Il pénétra dans la pièce aux volets clos qui était baptisée «salon» et qui n’avait, pour justifier ce titre, que quelques sièges recouverts de tapisseries au crochet, une petite bibliothèque de bois noir, de pieuses lithographies et un parquet merveilleusement ciré. Dans un fauteuil était assis un personnage à visage obscur sur lequel des lunettes d’écaille ouvraient des manières de hublots lumineux... A l’entrée de l’abbé, l’inconnu se leva et prononça avec un accent bizarre:

—Je vous demande pardon, monsieur le curé, de venir ainsi vous troubler dans vos saintes occupations...

—Pas du tout, j’allais piquer un petit somme.

—Raison de plus pour m’excuser... Mais vous me pardonnerez quand vous connaîtrez le but essentiellement charitable de ma visite.

—Je vous accorde mon absolution, répondit cordialement le prêtre. Ma porte est toujours ouverte à ceux qui demandent... A plus forte raison, à ceux qui donnent!

—Je suis venu dans une intention que vous apprécierez, car il s’agit de vous aider à secourir vos pauvres...

—Alors, il y a du bon!

Le curé appela Valérie et lui dit:

—Apportez une bouteille de vin blanc... Celui des jours de fête. Et ouvrez les volets. On aime à voir la tête d’un brave homme!

La lumière soudaine révéla le visage maigre et dur de M. Achille de Saint-Preux, critique d’art. Sur ses lèvres minces s’allongeait un sourire attentif et persévérant de diplomate désireux de mener à bien une mission délicate.

M. de Saint-Preux commença par célébrer les mérites du petit vin blanc que lui avait servi, non sans quelque solennité, le curé de Sableuse.

—Vous êtes connaisseur! fit celui-ci, flatté.

—Un peu... Connaisseur, je le suis surtout en matière d’art.

—Vous êtes critique?

—Critique, oui... C’est-à-dire que je voyage beaucoup pour me documenter sur les belles choses qui abondent en France. Mes moyens me permettent de me livrer entièrement et d’une façon tout à fait désintéressée à ces passionnantes études artistiques qui sont le but de ma vie.

—Vous aimez les peintures, les sculptures?... Je comprends ça. Mais, vous savez, moi, ce que je trouve le plus intéressant, le plus passionnant, comme vous dites, c’est ce qui vit. L’art, ce n’est qu’un chiqué, une blague... Et ils me font rigoler, les types qui prétendent être plus adroits que le bon Dieu!

—Oh! monsieur le curé!... fit M. de Saint-Preux d’un air à la fois déférent et scandalisé. Puis:

—Mes voyages, que je fais en auto, sont très fatigants. Et j’avoue que si je n’étais pas soutenu par l’amour de l’art, parfois, je serais tenté de renoncer à cette noble mais rude mission.

—Encore un coup de vin blanc... pour vous remettre?

—Avec plaisir, monsieur le curé.

Après un silence, le commandeur de l’ordre royal d’Isabelle-la-Catholique reprit:

—Je viens de visiter votre église... Elle n’est pas sans intérêt au point de vue archéologique et même artistique.

—Bah! Il y en a vingt dans le diocèse qui sont plus pépères... Je veux dire plus dignes de votre attention.

—Permettez...

—C’est vrai que nous avons un chemin de croix qui est à la hauteur. Justement, je viens de lui donner un coup de vernis avec l’aide du bedeau. M. le comte de Sableuse, notre ancien châtelain, l’a fait faire, il y a vingt ans, à Paris. C’est presque de l’ancien déjà! Et le saint Joseph? Vous avez vu notre saint Joseph, monsieur le critique d’art? Il vient de Paris aussi, de la maison Bouasse-Lebel, place Saint-Sulpice. C’est un don de Mme Cousinet, la femme du député, notre nouveau châtelain. Mme Cousinet, c’est Lisette de Lizac. Vous en avez bien entendu parler à Paris... Ah! un numéro pas ordinaire! Et même un vieux tableau aussi... Ça devrait vous intéresser comme critique d’art! Allons, encore un verre de vin?...

M. de Saint-Preux observait le curé d’un regard plus aigu. Il prononça:

—Oui, j’ai admiré votre chemin de croix, votre saint Joseph, votre Jeanne d’Arc...

—N’est-ce pas qu’elle est bien avec ses yeux émaillés qui regardent le ciel, sa cuirasse et son épée que j’ai réargentées moi-même?

—Elle est superbe!

—C’est le grand modèle du catalogue. Allons, encore un verre?

—Comment donc! Mais vous avez d’autres œuvres d’art dans votre église?

-Oui, quelques vieilles peintures qui auraient même bien besoin d’être remises à neuf... Ah! si j’avais du temps... et de la couleur!

—J’ai remarqué aussi, près de la porte de la sacristie, une espèce de statuette...

—Ah! oui, un Christ en bois sculpté. C’est tout piqué des vers... Et ça n’a plus de formes. S’il ne s’agissait pas de notre Sauveur, je vous assure que je mettrais cette antiquité au rancart. Songez que mes paroissiennes me disent que Notre Seigneur n’a jamais été vilain comme ça... C’est vrai: il avait de longs cheveux bouclés, des yeux bleus, une barbe blonde, le teint d’une jeune fille, enfin, quoi, ayant pu choisir, il s’était fait beau, beau comme un Dieu!...

M. de Saint-Preux eut un imperceptible sourire, puis, très catégorique:

—Cette statuette est, en effet, bien laide... C’est le grossier travail d’un pauvre tailleur d’images. Dans votre charmante église, où il y a de si jolies choses, cela détonne un peu...

Le critique d’art avala une gorgée de vin, fit claquer sa langue, puis:

—Mais je suis venu, dit-il, pour vous parler de vos pauvres... Vous en avez beaucoup?

—Je suis bien servi. Et le pire, c’est, que je ne peux pas grand’chose pour eux... M. Cousinet, qui a racheté le château de Sableuse, me fait la tête depuis les élections, sous prétexte que je n’ai pas pistonné sa candidature. Non mais!... Or, si l’unique richard du patelin me laisse tomber, c’est le déficit dans mon budget, la mouise inévitable, et les pauvres, tout comme le curé, doivent se mettre la ceinture. Pour moi, ça n’a pas d’importance... Je peux maigrir encore. Mais je pense à mes vieux, à mes malades, à mes gosses surtout, et j’en ai des tas sur les bras! Je sais bien que le bon Dieu a dit qu’il ne fallait pas s’en faire: «Ne vous mettez pas en peine, a-t-il dit, de ce que vous mangerez, ou de ce que vous boirez, et n’ayez pas l’esprit inquiet.» Mais cela n’empêche pas que, parfois, pour que tout ce monde-là mange à peu près à sa faim, il faut que le curé se débrouille!

M. de Saint-Preux prit un air affecté pour dire:

—Votre impuissance à secourir tous ces malheureux doit profondément affliger un noble cœur comme le vôtre, monsieur le curé. Et je vous assure que le mien ne reste pas insensible... Aussi suis-je venu vous offrir les moyens de soulager ces misères.

—Encore un petit coup de blanc?

—Avec plaisir... Je représente un groupe de bienfaiteurs américains, des gens très riches qui, sachant que mes tournées me permettent de voir, de deviner bien des choses, me laissent toute latitude pour choisir les bénéficiaires de leur générosité. Voilà pourquoi, cher monsieur le curé, je mets à votre disposition la somme de 5.000 francs.

—Cinq mille balles?... Mince! Je veux dire... Excusez-moi, quand je suis content, c’est comme quand je ne le suis pas, j’en lâche parfois qui ne sont pas faits pour aller dans le monde.

—Je sais, je sais, monsieur le curé... Mais ce langage savoureux, un souvenir du front, paraît-il, ne me choque pas du tout. Il a contribué autant que votre rude franchise et votre charité à vous rendre populaire. Qui ne vous connaît et ne vous aime dans la région? Ne vous défendez pas! Je ne suis à Sableuse que depuis une heure et j’ai déjà entendu parler de vous avec une sympathie, une affection, un amour, un...

—N’en jetez plus!

—Enfin, voilà, je vous apporte 5.000 francs pour vos pauvres. Et, de plus, je promets, à titre de don personnel, de vous envoyer d’ici huit jours, franco de port et d’emballage, un Christ grandeur nature avec des cheveux bouclés, des yeux bleus et une barbe blonde qui plairont certainement à vos paroissiennes. Avec des couleurs inaltérables et une auréole dorée à la feuille... Ce qui se fait de mieux!

Le curé de Sableuse, ébloui, se récria:

—Ce sera trop beau pour ma pauvre église!

—Pas du tout. Je suis très heureux de vous offrir ce témoignage de ma respectueuse admiration pour votre noble caractère...

—Ça va! Mais comment vous remercier?

—Ne me remerciez pas.

—Ah! vous parlez que je vais prier pour vous... Mes prières, c’est ce que j’ai de mieux à vous proposer, avec mon vin blanc!

M. de Saint-Preux s’inclina et dit:

—Monsieur le curé, croyez que j’apprécie votre bonne intention et votre vin délicieux à leur juste valeur. Mais voici: j’ai pensé que le Christ en question—une très belle œuvre, vous verrez—remplacerait avantageusement la statuette dont l’aspect disgracieux décourage la piété de vos paroissiennes. Alors, c’est bien simple, j’emporte le vieux et je vous envoie le neuf. Quant aux 5.000 francs, les voici...

Et le critique d’art, qui parlait avec volubilité, tira de son portefeuille dix billets de cinq cents francs... Il les plaça en éventail dans sa main et continua:

—La charité est aussi une religion. Nous pouvons la pratiquer ensemble.

Puis, attendri:

—Ça fait du bien d’être bon... Ah! je vais leur raconter notre entrevue, à ces philanthropes américains. Et sans doute m’inviteront-ils à vous faire un nouveau don. Ils sont si riches!... Sans compter qu’avec le change, ils peuvent, en France, multiplier leur générosité par trois au moins sans dépenser un dollar de plus: c’est très avantageux.

Tout en parlant, M. de Saint-Preux disposait les billets sur la table en deux longues rangées. Et Valérie, qui venait d’entrer, s’exclama en joignant les mains:

—En v’là-t-il, de l’argent, Sainte Vierge!

L’abbé Pellegrin ne songeait plus guère à la statue neuve et bien moins encore à la vieille image sculptée: il pensait à ses pauvres, à ses malades, à ses gosses, il les voyait tendant vers lui des mains suppliantes et il se disait: «Ah! voilà une galette qui tombe à pic! C’est la manne dans le désert et c’est Dieu qui me l’envoie, car ce critique d’art et ses Américains ne sont que les instruments de la Providence.»

Le commandeur de l’ordre royal d’Isabelle-la-Catholique demanda, comme pressé d’en finir:

—Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, monsieur le curé?

Et, sans attendre la réponse, il poussa les billets bleus vers le prêtre qui répondit:

—Ça colle admirablement. Et puis, voyons, pourrais-je refuser? Je n’en ai pas le droit.

M. de Saint-Preux se leva et, devenu autoritaire, il prononça:

—Allons à l’église... Je vais vous débarrasser de ce vieux bois troué de vers.

L’abbé Pellegrin était embarqué. Il répondit, mais après un court silence:

—Allons.

Après avoir ramassé, non sans nouvelles protestations de reconnaissance, les merveilleux fafiots, l’abbé Pellegrin, suivi du critique d’art, se rendit à l’église toute voisine... Trois heures sonnèrent lentement, dans le silence vaste. Une ombre fraîche et une vague odeur de cire et d’encens remplissaient l’humble nef, régnaient autour des colonnes trapues et de l’autel naïvement orné de fleurs des champs; devant le tabernacle, rougeoyait la lueur toujours présente qui, dans les temples déserts, veille et palpite comme une prière en face du Dieu abandonné.

L’abbé Pellegrin s’agenouilla un instant, cependant que M. de Saint-Preux, les yeux plus brillants derrière ses lunettes, se dirigeait vers la statuette convoitée, maintenant conquise... Il en admira la beauté simple et rude et songea que ce chef-d’œuvre de l’art gothique, revendu et payé au poids des bank-notes, ferait mieux dans la galerie de quelque fastueux amateur du Minnesota ou du Wisconsin que dans une église de campagne encombrée de ridicules bondieuseries.

Le curé l’avait rejoint et demandait, hésitant:

—Vous l’emportez tout de suite?

—Mais oui... J’ai dit au chauffeur de venir me rejoindre. Nous repartirons dans quelques minutes avec l’objet.

—Avec... l’objet? C’est que...

—C’est que... quoi, monsieur le curé?

—Maintenant je me sens moins décidé. Ce Christ n’est pas beau, certes, mais il y a si longtemps qu’il est là, au milieu de nous. On s’y était habitué. Et puis, je me demande si j’ai bien le droit...

—Quelle idée! Combien de curés ont remplacé des vieilleries sans intérêt par des statues, des tableaux, des objets d’art qui font un effet magnifique dans leurs églises! Tenez, le curé de Marcouville s’est procuré ainsi un saint Roch...

—Oui, je l’ai vu, il est vraiment pépère. Son chien surtout est épatant. Il ressemble à Poilu...

—Poilu?

—Oui, un brave clebs que j’avais ramené du front et qui a été mon meilleur ami.

—Le Christ que je vous enverrai sera tout aussi beau que ce saint Roch... Tenez, je lui ferai mettre des étoiles d’or partout; vous ne trouverez pas mieux dans tout le diocèse, même à la cathédrale!

En même temps, le «critique d’art», montant sur une chaise, s’apprêtait à prendre l’image sculptée et, déjà, ses mains avides la touchaient, la saisissaient... Mais l’abbé Pellegrin l’arrêta brusquement en s’écriant:

—Minute... Vous avez l’air bien pressé!

—Je dois être rentré à Paris ce soir... Et la route est longue. Allons, ne perdons pas de temps.

—C’est que si je vous laisse emporter cet objet, comme vous dites, je crains d’avoir des ennuis... On dira que je l’ai vendu!

—Vendu? Pas le moins du monde... La somme que je vous ai remise, c’est pour vos pauvres. Et votre vieille statuette, je vous la remplace par du neuf... Personne ne peut rien vous reprocher. Monsieur le curé, vous faites une bonne affaire!

—Je n’aime pas les affaires, même quand elles sont bonnes.

M. de Saint-Preux prit un temps, puis:

—Après tout, je ne veux pas vous forcer la main... Gardez-le, votre rossignol, mais restituez-moi les 5.000 francs.

—Ne m’avez-vous pas dit qu’ils étaient destinés aux pauvres?

—Vous me traitez tout-à-coup avec je ne sais quelle méfiance, moi, un commandeur de l’ordre royal d’Isabelle-la-Catholique! C’est inadmissible... Tant pis pour vos pauvres, monsieur le curé, mais un tel procédé m’autorise à retirer un don que je vous avais fait sans aucune arrière-pensée, croyez-le bien.

—Que je vous rende la galette? Ah! non... Vous rigolez! j’en ai besoin.

Et le bon curé, regardant la grossière et poussiéreuse image où il ne reconnaissait pas le Sauveur, songea que ce n’était là qu’un peu de matière, un morceau de bois à demi pourri... Il songea aussi que les 5.000 francs de ce visiteur un peu bizarre mais généreux lui permettraient de secourir des êtres vivants, de donner quelque joie à des âmes chrétiennes. Le Christ lui-même ne s’était-il pas donné, non pas en effigie mais en personne, pour soulager la détresse humaine?

Ces raisons balayèrent les inquiétudes, les scrupules du prêtre. Prenant la statuette dans ses bras, il la porta jusqu’à l’automobile que le moteur secouait d’un frémissement impatient. M. de Saint-Preux le suivait avec un sourire de triomphateur. Mais comme il allait placer l’«objet» sur les coussins de la voiture, l’abbé Pellegrin eut une dernière résistance:

—Ah! s’exclama-t-il, c’est plus lourd que je ne croyais...

—Allons, monsieur le curé, vous en faites des histoires pour un bon dieu de bois!

Et comme le prêtre reculait, comme prêt à fuir avec son fardeau, le «critique d’art» bondit sur lui et, d’un geste aussi inattendu que violent, lui arracha la statuette qu’il jeta dans l’auto... Après quoi, s’élançant sur le siège à côté du chauffeur, il ordonna:

—En route... Et en quatrième!

Puis, comme la voiture prenait son élan, il se tourna vers le prêtre en s’écriant avec un rire sarcastique:

—Je l’ai... Je le garde. Au revoir, Monsieur le curé!

Ahuri, l’abbé Pellegrin ne put que s’exclamer:

—Non mais, des fois!... Vous parlez d’un culot!

Quelques jours après, l’abbé Pellegrin était convoqué à l’évêché pour «affaire urgente».

Il fut d’abord reçu par l’abbé Lanthier qui lui parut plus mystérieux, plus inquiétant que jamais.

—Monseigneur me fait venir à son rapport, lui dit le curé, et j’avoue que je n’en mène pas large. J’ai les foies, comme nous disions au front.

Et comme le secrétaire de Mgr Sibuë restait silencieux, il reprit:

—C’est que, mon vieux, Sa Grandeur ne m’a pas à la bonne, vous le savez. De quoi s’agit-il? Avez-vous des tuyaux?

L’abbé Lanthier leva les yeux au plafond, soupira et répondit d’une voix douce:

—Je ne puis marcher sur les brisées de Monseigneur. Dans quelques minutes, vous serez renseigné.

—Je le devine, il y a encore des chichis. Décidément, je n’ai pas de veine.

—Comment pouvez-vous dire cela? j’estime au contraire, monsieur le curé, que vous êtes comblé... Monseigneur, par exemple, vous traite avec une indulgence, une bonté que vous devriez reconnaître au lieu de lui attribuer je ne sais quels sentiments d’hostilité contre vous. Comme si ce saint prélat ne s’élevait pas au-dessus de telles misères! Songez qu’il vous a rendu, généreusement, votre curé de Sableuse...

—Grâce à l’intervention de Mme Cousinet, plus connue sous le nom de Lisette de Lizac: je suis protégé par les femmes, comme si j’étais un joli petit vicaire de paroisse mondaine. Et Mme Cousinet est dans les huiles, les saintes huiles. Je sais que Monseigneur la pelote...

—Oh! monsieur le curé!

—Je veux dire qu’il n’a rien à lui refuser: pensez donc, la femme d’un député influent qui demain peut-être sera ministre!

L’abbé Lanthier eut un geste impatient et reprit:

—Ne parlez pas ainsi de Monseigneur... Vous lui devez de la reconnaissance car il vous a toujours pardonné, jusqu’ici, vos incartades.

—Mes incartades? Dites donc, mon petit Lanthier, il me semble que vous attigez...

—Sa Grandeur est animée du seul esprit de justice, tempéré cependant par une mansuétude toute paternelle.

—Ça va. Je regrette tout de même le cardinal... Ah! celui-là, c’était un bon type!

—Monseigneur Sibuë a toutes ses vertus et, en plus, ces qualités administratives, cette énergie, cette autorité qui manquaient à Son Éminence. Nous avons, monsieur le curé, un grand évêque...

—Oui, et nous aurons bientôt un grand vicaire général.

—Que voulez-vous dire? fit l’abbé Lanthier d’un air innocent.

—Gros malin! Allons, à quand cet avancement? Dame, quand on est à l’état-major, près du grand chef, on prend vite du galon. C’est tout naturel. Tandis que nous, au front...

Un timbre électrique résonna et l’abbé Lanthier, qui de renfrogné était devenu hostile, dit au curé de Sableuse d’une voix sèche:

—Monseigneur vous attend... Bonne chance!

L’évêque de Merville accueillit le curé de Sableuse avec ces mots qu’il prononça d’un air agacé:

—Décidément, nous jouons de malheur... Encore une histoire, monsieur le curé! Et cette fois, c’est très grave.

L’abbé Pellegrin pâlit, rougit et bredouilla:

—Qu’est-ce que j’ai bien pu faire, Monseigneur?

—Vous me le demandez? Voyons, vous le savez bien.

—Je cherche... Ah! il s’agit peut-être de mon sermon de dimanche dernier. C’est vrai, j’ai été un peu fort. J’ai dit, à propos du dernier mandement de Votre Grandeur sur la toilette des femmes à l’église, que le bon Dieu préférait voir chez lui de jeunes et jolies chrétiennes, même décolletées, que tant de vieilles toupies collet-monté dont la dévotion vient trop tard pour que ça lui fasse plaisir. Le bon Dieu n’a pas assez de succès auprès des femmes qui font honneur à sa fabrication... A sa place, je serais vexé. Voilà ce que j’ai dit, Monseigneur, mais à Sableuse, ça n’a aucune importance, car mes paroissiennes ne suivent pas la mode... Il n’y en avait qu’une dans l’église qui, par l’audace de sa toilette, pouvait justifier certains blâmes, et c’était, comme par hasard, Mme Cousinet.

Mgr Sibuë sursauta et, avec un regard plus sévère:

—C’est à Mme Cousinet, dit-il, que vous devez d’être rentré à Sableuse. Cette dame est une de nos plus généreuses bienfaitrices et son mari est des nôtres. Vous ne pouvez d’ailleurs obliger une Parisienne à s’habiller en paysanne... Mais ce n’est pas pour parler chiffons que je vous ai fait venir, monsieur le curé. Et puisque vous semblez avoir déjà oublié le fait qui m’oblige à vous demander des explications, je vais donc rafraîchir votre mémoire.

—J’attends, Monseigneur.

—Répondez-moi: qu’est devenu le Christ du XIIIe siècle qui ornait l’église de Sableuse?

L’abbé Pellegrin resta comme médusé. Jusque-là, il s’était efforcé de croire que son aventure avec M. de Saint-Preux n’avait aucune importance, que personne, en dehors du «critique d’art», ne s’intéressait à ce vieux morceau de bois troué de vers dont la disparition ne paraissait pas avoir été remarquée. Cependant, le curé gardait une anxiété au fond du cœur, il pressentait des complications, des histoires. La brusque et précise question de l’évêque l’atteignait au vif de sa secrète inquiétude. Et sur son large et naïf visage se peignit un trouble presque douloureux.

—Voyons, répondez! insista Mgr Sibuë en ajustant sur son nez mince des lunettes d’acier.

—Je vais vous expliquer, mon... mon...

—Vous vous expliquerez tout à l’heure. Auparavant, dites-moi si, oui ou non, ce Christ est encore en votre possession.

—Non, Monseigneur.

—Qu’en avez-vous fait?

—Je l’ai échangé contre une statue toute neuve, grandeur nature, avec des étoiles d’or partout... M. de Saint-Preux doit me l’expédier ces jours-ci.

L’évêque haussa les épaules et d’une voix coupante:

—Avouez que vous l’avez vendu.

—Vendu? Oh! Monseigneur!...

—Oui, vous avez fait cela, vous, un prêtre! Vous avez vendu un objet d’art, un chef-d’œuvre admirable, à un de ces pillards d’églises qui parcourent les campagnes pour abuser de l’ignorance, de la bêtise et parfois—j’ai honte de le dire—de la cupidité de certains desservants. Vendre une image de Notre-Seigneur, est-ce possible! Et le pire, c’est que votre acte inqualifiable va nous attirer de graves difficultés avec l’administration, car ce Christ du XIIIe siècle, dont vous ne pouviez disposer en tout état de cause, devait être classé prochainement par le ministère des Beaux-Arts. Je venais précisément d’en être avisé... Ah! vous nous mettez dans de jolis draps et vous-même vous pouvez vous attendre à être poursuivi pour abus de confiance et détournement. Ce sera d’ailleurs bien fait!

L’abbé Pellegrin baissa la tête, comme écrasé par ce réquisitoire.

—Quelles explications pouvez-vous fournir? Je les attends avec curiosité.

Et comme le curé de Sableuse se taisait, Mgr Sibuë continua:

—Encore si l’affaire ne s’était pas ébruitée... Mais il y a scandale! Et malheur, dit l’Écriture, à celui par qui le scandale arrive. Lisez-vous les journaux, monsieur le curé?

—Je lis la Feuille d’annonces de Sableuse et la Semaine religieuse.

L’évêque prit sur sa table un journal de Paris et l’ayant déplié, montra au pauvre homme un article intitulé: Comment on pille nos églises; arrestation d’un étrange amateur d’art. Puis, scandant les mots, appuyant sur certaines épithètes, il lut ces lignes:

«A la suite de diverses plaintes, la police vient d’arrêter, rue Mogador, un Levantin du nom de Samuel Zaphyri, qui se faisait appeler Achille de Saint-Preux, et se disait commandeur de l’ordre royal d’Isabelle-la-Catholique. Cet individu s’était spécialisé dans le commerce d’objets d’art religieux qu’il se procurait en usant des moyens les moins délicats. Il exploitait la pauvreté ou la naïveté de certains curés de campagne à qui il proposait, souvent avec succès, l’échange d’authentiques chefs-d’œuvre plus ou moins ignorés contre une camelote fabriquée dans le quartier Saint-Sulpice. Zaphyri offrait aussi de l’argent aux ecclésiastiques dans l’embarras en leur disant: «Ce sera pour vos pauvres!» Nombre d’ecclésiastiques, qui ignoraient la valeur des objets d’art convoités par l’insinuant personnage, sont tombés dans ce piège habilement tendu. On cite parmi les dernières dupes de l’aventurier l’abbé Pellegrin, desservant de l’église de Sableuse (Eure), qui lui aurait livré un magnifique Christ en bois sculpté datant du XIIIe siècle. Interrogé à ce sujet, Zaphyri a déclaré: «L’objet m’a été vendu 5.000 francs... J’ai fait une affaire, tout simplement, sans exercer aucune pression sur le curé qui a paru enchanté de l’aubaine et qui m’a même fait boire de son petit vin blanc. S’il y a un coupable, ce n’est certainement pas moi.» Ajoutons que cet étrange amateur d’art, d’ailleurs soupçonné de nombreux vols avec effraction dans diverses églises, ravitaillait l’Amérique en chefs-d’œuvre de tous genres et de tous styles. Son appartement était rempli de statues, de tableaux, de reliquaires, de chandeliers, de chefs-d’œuvre de notre art médiéval: toutes ces merveilles devaient prendre le chemin de l’Amérique. L’instruction qui vient d’être ouverte nous réserve maintes surprises.» Voilà, monsieur le curé... Est-ce assez clair?

Le curé de Sableuse s’était dressé, rouge d’indignation.

—Une affaire? s’écria-t-il d’une voix tremblante... Ce salaud ose dire qu’il a fait une affaire avec moi? Non, mais chez qui? La vérité, Monseigneur, c’est qu’il m’a empaumé en me disant: «Ce que je vous donne, c’est pour vos pauvres.» Et des pauvres, des malades, des vieux, des orphelins, j’en ai des floppées à Sableuse. Alors, quoi, je n’ai pensé qu’à eux... Ce sont mes enfants et leurs plaintes me font mal. Car je n’ai rien à leur donner, rien que de bonnes paroles, des consolations, des espérances, des biftecks courant d’air, quoi!...

—Les secours spirituels de notre sainte religion...

—Ça retape les âmes, mais ça ne remplit pas les ventres. Dieu lui-même n’a pas distribué des boniments à ceux qui le suivaient: il leur a balancé du solide, des pains et des poissons pour tout le monde, il a fait un miracle... C’est commode, c’est pratique! Moi! j’ai eu mon miracle aussi: cinq mille balles me sont dégringolées du ciel, on peut le dire. Et je les aurais refusées? Ah! ça, jamais... Je les ai pris des deux mains, ces beaux billets, et je les ai cassés au plus vite en petits morceaux qui ont fait du bien partout où je les ai laissés tomber. Voilà l’affaire que j’ai faite, Monseigneur! Je ne la regrette pas et même si c’était à recommencer...

—Toujours la même superbe! Vous ne reconnaissez jamais vos fautes et même vous affichez l’orgueil de les avoir commises. Vous devriez plutôt avoir honte...

—Monseigneur, j’ai pensé que la charité devait avoir le dernier mot. Après tout, cette statuette, ce n’est rien: un morceau de bois sculpté et mal sculpté pour mon goût et celui de mes paroissiens et paroissiennes. Je l’ai transformé en quelque chose de vivant et même de divin, qui est le bonheur des bonnes gens auxquelles j’ai pu apporter quelques secours depuis trop longtemps attendus. Le bon Dieu, celui qui n’est pas en bois et qui ne date pas du XIIIe siècle, car il est éternel, le vrai bon Dieu ne doit pas m’en vouloir d’avoir ainsi tiré parti de son image, d’autant qu’il ne la trouve certainement pas ressemblante: pas possible qu’il soit si moche que ça!

—Votre ignorance artistique égale votre inconscience. Et vous y ajoutez encore la vulgarité du langage: quel prêtre vous faites, monsieur Pellegrin!

—Je fais ce que je peux, Monseigneur.

—En attendant les résultats de l’enquête et les sanctions judiciaires qui la suivront sans doute, sans parler de celles que je prendrai moi-même, je vous laisse à votre curé de Sableuse, mais ce n’est que provisoirement, bien entendu. Je m’en expliquerai avec Mme Cousinet qui regrettera sans aucun doute de vous avoir accordé sa protection.

L’abbé Pellegrin ploya le genou, et tandis qu’une émotion profonde se reflétait sur son visage, il s’écria:

—Monseigneur, je le jure, je n’ai pas fait de mal... Ma conscience me l’affirme. Je ne demande qu’à être digne de votre bienveillance, qu’à mériter votre bénédiction...

Mais Mgr Sibuë répondit d’un air glacial, en lui faisant signe de se relever:

—Je suis bienveillant pour tous, même pour les coupables, et je les bénis, mais encore faut-il qu’ils reconnaissent leurs fautes. Ce n’est pas ce que vous faites, me semble-t-il... J’espère, cependant, que la réflexion vous éclairera et vous guidera sur le chemin du repentir. Soyez plus raisonnable, plus humble, n’invoquez pas votre conscience pour absoudre ce que la sagesse et la prudence de vos supérieurs et de vos vrais amis ne peuvent que blâmer. Un ecclésiastique doit être, en toutes choses, et avant tout, d’une circonspection extrême, monsieur le curé. Songez-y...

—Je comprends, Monseigneur, je n’y vais pas assez avec le dos de la cuiller!

Le prélat répondit, excédé, avec un geste qui mettait fin à cette conversation:

—Il suffit... Allez, monsieur!

Et le curé de Sableuse se retira, non sans avoir fait une profonde révérence à laquelle Mgr Sibuë, qui s’était penché sur ses paperasses, ne répondit pas.

Dans son hôtel de l’avenue de Messine, Mme Cousinet attendait avec impatience le retour de son mari qui avait été appelé d’urgence à la présidence du Conseil: M. Verdureau se voyait contraint, par un vote inquiétant de la Chambre, de changer la composition de son ministère et s’était enfin décidé à faire appel à M. Cousinet.

—Eh bien? demanda anxieusement l’ancienne vedette du Casino de Paris à celui qu’elle croyait déjà ministre et qui venait de s’effondrer, pâle et défait, dans un fauteuil.

—C’est raté, soupira M. Cousinet en s’épongeant le front.

—Comment, c’est raté!

—Verdureau m’a tout de suite dit qu’il ne voulait pas de moi à l’Instruction publique. Et sais-tu pourquoi? Parce que je ne suis même pas bachelier.

—Quel idiot!

—Alors, je lui ai demandé le sous-secrétariat des Beaux-Arts... Après tout, je suis collectionneur. J’ai des tableaux de maîtres et authentiques... Je les ai payés assez cher! Le sous-secrétariat des Beaux-Arts nous convenait fort bien... C’était ton engagement assuré à la Comédie-Française. Évidemment, on aurait un peu crié...

—Et pourquoi? se récria Mme Cousinet... D’abord, j’ai du talent, un talent bien au-dessus du genre music-hall. Et puis, qu’est-ce qu’il y a de choquant à ce qu’un type du gouvernement fasse engager sa femme dans un théâtre subventionné? Personne ne dirait rien s’il s’agissait de sa maîtresse!

—Possible, mais il faut faire notre deuil des Beaux-Arts.

—Tu n’as pas su parler avec assez d’énergie à cette moule de Verdureau. Ah! s’il m’avait fait appeler, je te prie de croire qu’il ne m’aurait pas résisté. On ne me résiste pas, à moi! Verdureau pas plus que les autres...

M. Cousinet, qui paraissait accablé, répliqua:

—Ma chérie, veux-tu que je te dise? Si ce délicieux sous-secrétariat, qui aurait fait mon bonheur et le tien, nous échappe, eh bien, c’est un peu de ta faute.

—Comment, de ma faute?

—Oui, Verdureau m’a dit: «Mon cher, tout ce que vous voudrez, mais pas ça! Vous comprenez, je ne peux pas confier les Beaux-Arts à un homme mêlé à l’histoire du curé de Sableuse... Car enfin, c’est votre protégé!». J’ai eu beau lui répondre que c’était celui de ma femme. Rien n’y a fait... Pour Verdureau, pour mes amis, pour mes ennemis, c’est tout juste si je ne suis pas accusé d’avoir bazardé, de concert avec ce diable d’abbé Pellegrin, le fameux Christ du XIIIe siècle dont parlent tous les journaux depuis huit jours. Ah! tu as eu une riche idée le jour où tu es allée demander à l’évêque de Merville la réintégration de ce phénomène dans sa cure! L’affaire Pellegrin est devenue un peu l’affaire Cousinet... Le châtelain et le curé de Sableuse, on vous les fourre dans le même sac, et Verdureau lui-même trouve que je suis compromis. «En tout cas, m’a-t-il dit, vous n’êtes pas indiqué pour protéger nos œuvres d’art contre les pillards d’églises... Mais comme je tiens à vous être agréable, je vous promets le haut commissariat de l’éducation physique!». C’est peu, mais c’est quelque chose.

Mme Cousinet ne paraissait pas enchantée du tout.

—L’éducation physique? s’exclama-t-elle. Ça n’a aucun intérêt. Je ne tiens pas du tout à voir défiler des gymnastes ou pédaler des coureurs cyclistes. Tandis que les Beaux-Arts...

—N’en parlons plus. Mais cela ne fait rien, j’en veux à cet imbécile de curé qui, non seulement ne m’a aidé en rien à devenir député, mais encore m’a empêché de devenir sous-secrétaire d’État. Et dire que je lui ai donné une statue de saint Joseph...

—Moi, une statue de Jeanne d’Arc! soupira l’ex-vedette du Casino de Paris.

Elle allait et venait, les sourcils froncés, la lèvre amère.

—En voilà un, s’écria-t-elle, que je vais faire saquer... L’évêque de Merville ne me refuse rien, lui! Je lui avais demandé la grâce de l’abbé Pellegrin que je trouvais rigolo dans son répertoire. Mais en voilà assez... Ce comique ne m’amuse plus. Qu’on nous en débarrasse, et cette fois, pour de bon.

—Oui, mais il est bien tard. L’affaire Saint-Preux-Pellegrin prend des proportions fantastiques. Tu ne lis donc pas les journaux?

—Je lis Comœdia et la Semaine religieuse de Merville.

—C’est cela, tu n’es au courant de rien. Eh bien, apprends que l’abbé Pellegrin est devenu, lui aussi, une grande vedette... La presse, qui monte en épingle l’histoire des pillards d’églises, a découvert à Sableuse un curé qui, s’il ne te distrait plus, lui paraît, à elle, un type bien fait pour amuser les badauds. Il en reçoit, des reporters, et il leur en tient, des propos dans son langage d’ancien poilu! Ton abbé Pellegrin a du succès dans les journaux et surtout dans les feuilles avancées, socialistes, révolutionnaires... Ah! c’est qu’il ne se gêne pas pour étaler des opinions bien faites pour flatter les pires ennemis de la Société! Et comme il n’a pas pour deux sous de réflexion, cet imbécile se laisse entraîner... Le Christ du XIIIe siècle est bien oublié dans tout cela. Notre bavard dit n’importe quoi, n’importe comment, à n’importe qui. C’est charmant! Un prêtre qui trahit ainsi la bonne cause, celle de l’ordre, du capital! Où allons-nous? Et le pire, c’est que ce maudit curé devient de plus en plus populaire... Toute la France le connaît. Mes collègues, à la Chambre, me parlent de lui, me demandent des détails sur ce numéro extravagant et je sens bien qu’ils le trouvent, au fond, sympathique. S’ils l’avaient, comme moi, dans leur département, peut-être changeraient-ils d’avis! Pour moi, j’estime que l’abbé Pellegrin devient une manière de danger public... Il flatte les détestables appétits de la foule, et il nous fait rater, à moi sûrement, un sous-secrétariat d’État, à toi, peut-être, la Comédie-Française! C’en est trop... Des curés comme ça, n’en faut pas!

—C’est ce que je dirai à Monseigneur. Sois tranquille: je demanderai a Sa Grandeur de le résilier, et, cette fois, pour de bon.

—Nous aurons mieux: l’abbé Pellegrin est poursuivi... Il doit comparaître devant le Tribunal correctionnel de Merville avec son complice, cette espèce de Levantin qui se faisait appeler comte de Saint-Preux. Ah! nous verrons la tête qu’il fera, le curé, devant les juges! Ce jour-là, il aura sans doute moins de bagout. Ses boniments en argot auront, en tout cas, moins de succès.

Et M. Cousinet ajouta, très digne:

—La justice fera, je l’espère, son devoir: le curé de Sableuse sera sévèrement condamné!

II
MON CURÉ DANS LE PRÉTOIRE

Samuel Zaphyri, alias Achille de Saint-Preux, mis en liberté sous caution, avait pris, le jour même de sa sortie de prison, le premier avion pour Londres. Mais il n’était plus qu’un comparse dont le public ne se souciait guère: sans le vouloir, sans même le savoir, le pittoresque curé de Sableuse l’avait complètement éclipsé dans cette affaire qui, de la rubrique des faits divers, s’était élevée au rang de grande actualité et installée à la première page des journaux. L’abbé Pellegrin avait été «lancé» par les reporters qui lui prêtaient les discours les plus audacieux, le présentaient, en exagérant encore sa verve rabelaisienne, sa franchise ingénue, son langage rude, sous l’aspect d’une manière de curé du Danube. Et la foule s’était éprise de ce prêtre à l’âme simple qui parlait argot, mais n’en paraissait pas moins inspiré d’un esprit vraiment évangélique... Deux fois par jour, le facteur apportait au presbytère de Sableuse des lettres dont le nombre augmentait sans cesse et qui provenaient de tous les points du pays. Elles apportaient au populaire abbé Pellegrin les félicitations et les encouragements de croyants et aussi de mécréants que ses propos, partout publiés, avaient à la fois amusés et émus: persécuté pour avoir placé au-dessus de tout le devoir de charité, il n’était plus le complice ou la victime d’un marchand de bric-à-brac artistique pour Américains, mais une manière de saint à la fois pathétique et jovial bien fait pour un siècle qu’ont modelé la presse d’information et le cinéma. Car le bon curé avait été «tourné» dans son jardin, près du tombeau de Poilu, et son visage hilare, où passait cependant parfois l’ombre d’un souci douloureux, s’épanouissait sur tous les écrans lumineux de France.

L’abbé Pellegrin ne recherchait cependant aucune réclame et même toutes ces visites, toutes ces lettres—sauf celles qui contenaient quelque argent pour ses pauvres—l’importunaient et l’inquiétaient.

—Ont-ils fini de me tenir la jambe? se plaignait-il devant Valérie à qui tout ce bruit déplaisait aussi. Bientôt, je n’aurai plus le temps de lire mon bréviaire...

—Si j’étais à votre place, je ne recevrais pas tous ces gens-là!

—C’est que la plupart viennent de Paris pour me voir... Je ne peux pas leur fermer ma porte au nez. Ce ne serait pas charitable...

Valérie répondait, sévèrement:

—Vous parlez trop, monsieur le curé! Ces malins vous tirent les vers du nez et ils boivent votre vin blanc. Ah! nous étions bien plus heureux quand personne ne s’occupait de nous!

Quelques jours avant le procès devant le tribunal correctionnel de Merville, l’abbé reçut de Mgr Sibuë une lettre qui, sous peine de sanctions immédiates, lui interdisait de faire désormais la moindre déclaration aux journalistes: «Vous devez, lui disait l’évêque, vous renfermer strictement dans l’exercice de votre saint ministère, vous abstenir de tout acte, de toute parole qui pourraient aggraver encore un scandale déjà retentissant et des plus déplorables au point de vue temporel et spirituel.»

—Tant mieux! dit le curé... Me voilà paré. Quand les fabricants de bobards viendront me relancer, je leur dirai: «Je dois la fermer, c’est la consigne. Et je ne tiens pas à écoper!» Monseigneur me débarrasse d’une corvée et je lui en suis d’autant plus reconnaissant que mon vin blanc tire à sa fin!

Mais il était trop tard, et la popularité du curé de Sableuse ne pouvait plus être combattue efficacement par une telle interdiction: au contraire, cette condamnation au silence fut considérée, par une grande partie du public, comme une persécution nouvelle. Mgr Sibuë reçut, à son tour, d’innombrables lettres: elles ne ressemblaient guère à celles qui submergeaient le presbytère de Sableuse et l’abbé Lanthier, chargé de les ouvrir, crut préférable de ne pas les communiquer à Sa Grandeur.

Devant le juge d’instruction, le «complice» du pseudo-comte de Saint-Preux avait comparu plusieurs fois, mais sans se départir de sa bonne humeur et de sa truculence coutumières.

—Je ne m’en fais pas une miette... Le moment venu, je me défendrai et le bon Dieu, qui ne doit pas attacher tant d’importance à un vieux morceau de bois sculpté, me tirera de là.

—Vous devriez choisir un avocat, dit le juge.

—Pas la peine... J’ai défendu, au front, des camarades qui passaient au tourniquet et il s’agissait, parfois, de leur sauver la vie. Dieu merci, j’y suis arrivé. Mon cas est tout de même moins grave... Qu’est-ce que je risque? Au pis aller, je récolterai quelques jours de boîte... Là, au moins, je serai tranquille, je ferai une bonne retraite et je me dirai qu’il n’est pas mauvais qu’un prêtre aille en prison, quand c’est, bien entendu, pour avoir fait ce qu’il croit être le bien. Nous autres, dans le clergé, nous ne comparaissons pas assez souvent devant Hérode, nous ne trinquons pas assez souvent pour nos idées, pour notre salut et celui des âmes qui sont sous notre coupe, et c’est peut-être pourquoi nous nous faisons de moins en moins comprendre par le populo quand nous lui parlons du Christ—pas en bois sculpté, celui-là—qui est mort, entre deux voleurs, sur la croix!...

Le jour du procès, le Palais de justice de Merville fut envahi par une foule que les quatre gendarmes de service ne purent endiguer, malgré les renforts accourus en toute hâte. Outre de nombreux habitants de Sableuse, des Mervillois, très fiers du retentissement de cette affaire qui valait à leur sous-préfecture une flatteuse célébrité et un afflux d’étrangers prompts à la dépense, il y avait là des représentants de tous les journaux de Paris, des photographes, des opérateurs de cinéma... Des centaines d’admirateurs fanatiques du «bon curé» étaient venus de Paris et d’ailleurs. M. et Mme Cousinet, qui figuraient sur la liste des témoins, étaient arrivés dans leur limousine. Mgr Sibuë, cité aussi par le ministère public, était descendu, au milieu d’un silence hostile, de son coupé archaïque. Et un camelot débrouillard avait vendu en quelques minutes, sur la place du Palais, toute une provision de cartes postales qui représentaient le nouveau saint Vincent de Paul avec son large sourire, son brûle-gueule et une auréole autour de son calot de poilu.

L’abbé Pellegrin était venu de Sableuse dans le tacot de son ami, le docteur Profilex, qui conduisait lui-même. Le long de la route, ils avaient échangé quelques propos assez décousus; le médecin paraissait redouter un jugement sévère du tribunal de Merville, mais le curé, au contraire, se montrait parfaitement rassuré.

—Quoi qu’il arrive, plaisantait Profilex, vous voilà populaire, citoyen curé... Le péril noir, c’est vous. Car enfin, si vous le vouliez, vous entraîneriez les masses... Heureusement, votre soutane vous empêche de monter à cheval!

—D’autant plus que je n’ai jamais servi que dans la biffe.

—C’est bien la première fois qu’un curé obtient, en France, un pareil succès.

—Je n’ai rien fait pour cela. Et même je vous dirai que j’en ai marre de cette célébrité encombrante... Vivement la paix!

—On dit ça, mais vous l’avez bien un peu cherchée, citoyen curé, la faveur populaire...

—Moi?

—Oui, et pour l’obtenir, il vous a suffi de chanter la vieille chanson de Béranger, le Dieu des bonnes gens.

—Je ne la connais pas.

—Elle est cependant dans votre répertoire... Et elle produit toujours son effet quand vous la chantez, gros malin. Allons, avouez-le, c’est encore ce refrain-là que vous allez nous reprendre, tout à l’heure, devant le tribunal.

Mais le curé de Sableuse, qui ne comprenait pas, répondit:

—En fait de chant profane, je ne connais que la Madelon... Et Monseigneur m’interdit de la pousser, même devant ceux de mes paroissiens qui sont allés au front! Croyez-vous que cette chanson dont vous me parlez, le Dieu des bonnes gens, obtiendrait plus de succès auprès de Mgr Sibuë?

—Non, répondit le docteur Profilex.

C’est avec peine que l’auto se fit un chemin à travers la cohue amassée devant le palais de Justice. Des cris s’élevèrent, frénétiques, mêlés cependant de quelques sifflets:

—Vive l’abbé Pellegrin! Vive l’ami des pauvres! Vive le bon curé!...

Une jeune femme en cheveux sauta sur le marchepied et se jeta au cou du prêtre en lui disant:

—Vous êtes un saint!... Il faut que je vous embrasse.

L’abbé Pellegrin ne put repousser à temps cette fougueuse admiratrice, et tandis que la foule applaudissait avec des rires et de nouvelles clameurs, il riposta joyeusement:

—Merci, la belle, mais il m’est défendu de vous rendre la politesse!

La salle exiguë où siégeait le tribunal correctionnel était archi-comble. Le curé y pénétra au moment même où l’huissier appelait l’affaire Zaphyri-Pellegrin: il prit la place au banc des inculpés libres, sans souci de l’ardente curiosité avec laquelle le public le contemplait et, brusquement, au brouhaha des conversations, succéda un silence impressionnant.

Le président était un petit bonhomme au visage maigre, au regard dur, à la voix sèche.

—Votre nom?

—Jean-Joseph Pellegrin.

—Votre âge?

—Trente-six ans.

—Votre profession?

—Prêtre catholique ... Mais ce n’est pas un métier, c’est un sacerdoce.

—Votre domicile?

—A Sableuse.

—Vous savez pourquoi vous êtes poursuivi? Complicité de détournement d’un objet dont vous étiez le dépositaire, le gardien légal. Votre complice fait défaut.

—Oui, répondit doucement l’abbé Pellegrin, il s’est débiné.

Des rires fusèrent dans la salle, mais le président, agacé, les réprima aussitôt:

—Silence! Cette affaire est très sérieuse et j’entends que tous ici, à commencer par l’inculpé, se montrent respectueux de la justice.

—Je n’ai pas du tout envie de rigoler, dit le complice de M. de Saint-Preux.

—Vous n’avez pas d’avocat?

—Je suis assez bavard pour deux. Je me justifierai moi-même...

—C’est votre droit. Voici les faits tels qu’ils ont été révélés par l’enquête. Le 5 avril dernier, vous avez reçu la visite, au presbytère de Sableuse, d’un individu qui se dit comte Achille de Saint-Preux, critique d’art, mais qui s’appelle en réalité Samuel Zaphyri, est originaire de Salonique et s’adonne dans les conditions les plus suspectes au commerce d’œuvres d’art et d’antiquités d’un caractère le plus souvent religieux. Ce personnage, dont vous auriez dû vous méfier, vous a offert une somme de 5.000 francs en échange d’une statuette en bois représentant le Christ et datant du XIIIe siècle. Vous avez accepté sans difficultés...

—Permettez, monsieur le Président. Les 5.000 francs, c’était un don, un don fait par de généreux Américains à l’intention de mes pauvres! La statuette en bois sculpté, je l’ai échangée contre un Christ tout neuf, grandeur nature, avec une tête agréable à voir et des étoiles d’or partout. C’était la bonne combine... Du moins, je l’ai cru.

—Ce Christ tout neuf, qui doit être une horreur, l’avez-vous reçu?

L’abbé Pellegrin répondit en baissant la tête:

—Non.

—Vous voyez bien!... Mais les 5.000 francs, vous les avez bel et bien encaissés.

—Encaissés? Si c’est Dieu permis!... Dites plutôt qu’ils ont glissé entre mes doigts comme une poignée de grains. Et vous parlez qu’il y avait des becs ouverts tout autour! Deux jours après, je n’avais plus un pellot...

—Quel que soit l’usage que vous ayez fait de ces 5.000 francs, il n’en est pas moins certain que vous avez cédé, contre espèces, un objet précieux qui non seulement ne vous appartenait pas, mais encore présentait un très grand intérêt au point de vue artistique et historique: son classement avait même été proposé par M. l’inspecteur des Beaux-Arts du département. Quelles explications avez-vous à fournir sur le fait?

A ce moment, un des assesseurs, qui observait l’abbé avec une évidente sympathie, intervint:

—Puisque l’inculpé doit présenter lui-même sa défense, peut-être conviendrait-il de la placer après les dépositions des témoins et le réquisitoire du ministère public.

Des approbations se firent entendre dans le public, et le président dit d’un air revêche au curé de Sableuse:

—L’affaire est très claire, d’autant plus que, somme toute, vous avouez... Mais si vous avez une véritable plaidoirie à prononcer, je consens à vous donner la parole lorsque M. le Procureur de la République aura requis l’application de la loi. Préférez-vous qu’il en soit ainsi?

—Si c’est un effet de votre bonté, monsieur le Président... Mais soyez tranquille, je ne vous tiendrai pas la jambe pendant deux heures.

—Soit. Qu’on introduise le premier témoin.

M. Bienaimé, inspecteur départemental des Beaux-Arts, prit place à la barre avec une grande gravité. Tenant à étaler une implacable érudition, il fit, à propos de la statuette du XIIIe siècle, une longue conférence sur la sculpture religieuse au moyen âge.

—Enfin, demanda le procureur de la République, le Christ de l’église de Sableuse a-t-il une réelle valeur?

—Une très grande valeur. Il s’agit d’un incomparable chef-d’œuvre et comme nous n’avons pu le retrouver dans les collections de Zaphyri, nous devons craindre que cette perte cruelle pour l’art français ne soit irréparable.

—Vous entendez? dit le président à l’inculpé.

L’abbé Pellegrin ne parut pas autrement impressionné.

—La plus belle image de Dieu, répondit-il, c’est parfois un Christ de quatre sous... Tout dépend de la prière qu’on lui adresse, de la confiance qu’on a en lui.

—Nous nous plaçons en ce moment au point de vue de l’art.

—L’art? C’est un chiqué sans importance pour ceux qui ont vraiment la foi. Et Dieu se fout pas mal d’être artistique!

Ces mots prononcés d’une voix forte, avec une sorte d’émotion à la fois comique et saisissante, provoquèrent dans la salle des «mouvements divers»: on approuvait, on protestait et le président, assez énervé, eut quelque peine à ramener le calme.

Le chauffeur, qui avait conduit à Sableuse le pseudo-comte de Saint-Preux, expliqua ensuite qu’il était la victime de cet aventurier.

—Il ne m’a pas payé la location de ma voiture... Et pendant plus d’un mois je l’ai baladé dans le pays. Nous allions d’église en église et nous avions toujours affaire au curé... Mais, souvent, M. le comte était mal reçu. A Sableuse, il n’en a pas été de même.

—C’est bien l’inculpé, questionna le président, qui apporta la statuette jusqu’à l’automobile?

—En effet.

—Demandez-lui, intervint l’abbé, si son patron ne me l’a pas arrachée avec violence, si, sautant dans la bagnole, il n’a pas donné l’ordre de se cavaler en vitesse, enfin, si le coup n’était pas monté...

Le chauffeur déclara en évitant le regard du curé de Sableuse:

—Je ne sais qu’une chose, c’est que le curé est sorti de l’église avec le machin sur les bras.

—Il suffit! triompha la procureur. Rien ne peut démontrer plus nettement la culpabilité du prévenu.

—Ça va, ça va, fit l’abbé en haussant les épaules. Le copain dit la vérité, mais il a juré de la dire toute et c’est ce qu’il ne fait pas. Faut croire que ça le gêne... Il y a aussi des paroissiennes qui, au confessionnal, racontent qu’elles se sont laissées peloter dans les coins par des galants, mais elles vont rarement jusqu’à dire que leur mari est cocu... Moi, je n’y étais pas et il faut bien que je leur donne l’absolution. Chauffeur, mon ami, je vous pardonne, caltez en paix!

Valérie, fort troublée, fit le récit de la visite de M. de Saint-Preux à l’abbé Pellegrin. Mais elle n’avait pas entendu leur conversation...

—Ils ont bu, fit-elle, une bouteille de vin blanc... Puis, ils sont allés ensemble à l’église. M. le curé est revenu avec un air tout triste et il ne m’a pas parlé de l’image de Notre-Seigneur emportée par le monsieur de Paris. Mais, me montrant les billets de banque, il m’a dit: «Voilà de quoi arroser la paroisse... Ça tombe bien: le temps était d’un sec!» Et le jour même, il a commencé sa tournée chez les malheureux. Le lendemain, tout l’argent était fondu. Même que j’ai dit à M. le curé: «Vous auriez bien pu en réserver un peu pour vous acheter une douillette neuve, vu que la vôtre s’en va en loques.» Le pauvre cher homme m’a répondu: «Une douillette? Je n’ai même pas gardé de quoi m’acheter un paquet de tabac.» Et comme je lui reprochais d’être trop bon, même pour des gens qui ne mettent jamais les pieds à l’église, il m’a rabrouée: «Occupez-vous de vos oignons», m’a-t-il dit. Ce jour-là, j’ai mis deux pièces de plus à sa soutane...

Tous les regards s’étaient tournés vers le curé de Sableuse, mais celui-ci bougonna:

—Les femmes, ça bavarde tout le temps et ça en raconte!... Si ma soutane a des pièces, c’est pas la peine de le crier sur les toits, surtout après m’avoir dit: «Monsieur le Curé, vous pouvez être tranquille... Cela ne se voit pas du tout!»

M. Cousinet déclara qu’il était complètement étranger à l’affaire, qu’il avait, pour sa part, aidé le curé de Sableuse à soulager les misères du pays et qu’il était prêt à continuer «en dépit de la singulière attitude de cet ecclésiastique qui, oublieux de sa vraie mission, se rangeait parmi les pires adversaires de la société.»

—De quoi? répliqua l’abbé Pellegrin... Suis-je donc curé pour vous servir, vous et vos pareils? Et prenez-vous votre coffre-fort pour un tabernacle?

Une grande partie du public se mit à applaudir avec frénésie, tandis que M. Cousinet, indigné, s’écriait:

—Monsieur le président, je suis témoin et haut-commissaire du gouvernement à l’éducation physique, protégez-moi.

Le président, confus et nerveux, agitait ses manches dans le vacarme, tandis que le procureur, penché vers le prévenu, lui lançait des paroles évidemment menaçantes mais que personne ne pouvait entendre.

Enfin, l’orage se dissipa et le président put articuler d’une voix sévère:

—L’inculpé cherche à passionner les débats... Il croit que c’est son intérêt. Nous verrons bien. En attendant, je l’engage à respecter le témoin.

—D’autant plus, s’empressa d’ajouter le procureur, que l’honorable M. Cousinet occupe une haute situation dans les conseils du gouvernement: c’est un titre de plus à la déférente estime de tous les bons citoyens.

L’abbé Pellegrin proféra en sourdine:

—En voilà un que je retiens pour la procession; il sait donner le coup d’encensoir!

Mme Cousinet fit une entrée sensationnelle et prit place avec dignité sur la chaise que l’huissier lui avait apportée. Très maquillée, très décolletée, elle leva son bras nu, cerclé d’anneaux multicolores, avec une grâce charmante pour prononcer le serment légal. Les journalistes parisiens reconnurent l’ex-vedette du Casino de Paris mais ils trouvèrent qu’elle avait engraissé... Surveillant sa diction—une future pensionnaire du Théâtre Français doit avoir une diction impeccable—la femme du haut-commissaire prononça:

—Étant châtelaine de Sableuse, j’avais cru devoir m’intéresser au curé du village... C’est tout naturel: le château et l’église sont faits pour s’entr’aider. Malheureusement, ces relations sont devenues bientôt assez difficiles. M. l’abbé Pellegrin a des idées révolutionnaires... Il dit du mal des personnes riches!

—Ça dépend lesquelles! risqua le prévenu, aussitôt rappelé à l’ordre par le président.

—C’est tout juste, reprit Mme Cousinet, si le curé de Sableuse n’a pas combattu la candidature de mon mari... Mon mari, un homme d’ordre, patronné par la Ligue des bons Français! C’est de la faute de l’abbé si M. Cousinet n’est pas, aujourd’hui, sous-secrétaire des Beaux-Arts! Vous imaginez combien je suis contrariée, moi qui...

M. Cousinet, très gêné, eut un geste d’impatience que le président remarqua.

—Madame, interrompit le magistrat, dites-nous plutôt, je vous prie, comment vous avez obtenu la rentrée de M. l’abbé Pellegrin dans sa cure...

—Ah! ce jour-là, j’ai fait une belle gaffe! Car enfin si le curé n’était pas revenu, le bon Dieu serait encore dans sa niche, il n’y aurait pas eu de scandale, M. Cousinet serait aux Beaux-Arts et moi...

—Ma chérie! supplia M. Cousinet au milieu des rires irrespectueux de l’auditoire.

—Bref, continua l’ex-Lisette de Lizac, j’ai dit à Monseigneur: «Ce curé est un type rigolo... Il a une silhouette, un genre, un répertoire, un public. Sa rentrée est impatiemment attendue. Je demande à Votre Grandeur de nous rendre ce numéro-là!» Alors, je l’avoue, l’abbé Pellegrin m’amusait... Monseigneur a été très chic comme toujours. Il m’a répondu: «Madame la Présidente—je préside l’œuvre des enfants de la Pucelle—je vous le renverrai puisque vous y tenez»... Huit jours après, ça y était. Vous voyez, j’ai de l’influence à l’évêché. Mais j’aurais mieux fait de m’en servir pour autre chose. Voilà tout ce que je sais, monsieur le président.

—Au cours de l’instruction, intervint l’assesseur qui avait déjà pris la parole, l’inculpé a prétendu que vous aviez brusquement cessé vos libéralités en faveur de ses pauvres: ce serait là, à l’en croire, la raison pour laquelle il a accepté la proposition de Zaphyri...

—C’est exact, reconnut Mme Cousinet non sans embarras, nous avons arrêté les frais.

—A quel moment avez-vous ainsi serré les cordons de votre bourse?

—Au lendemain des élections.

Un vent de réprobation souffla, assez aigre, dans la salle, si bien que M. Cousinet crut bon d’expliquer:

—Le curé pactisait de plus en plus avec nos ennemis politiques...

L’abbé Pellegrin se dressa et, d’une voix calme, répliqua:

—Moi, je donne à tous les pauvres, sans m’occuper de leurs opinions. Les malheureux, c’est comme les blessés, on ne leur demande pas s’ils sont amis ou ennemis avant de les relever.

De nouveaux applaudissements saluèrent cette réplique. Et Mme Cousinet songea que, cette fois, les «effets» n’étaient pas pour elle: ce curé de village osait les griller tous à une grande vedette parisienne! Rageusement, elle protesta:

—On finira par croire que c’est nous qui l’avons vendu, le bon Dieu du XIIIe siècle!

Ce à quoi le curé répliqua, malgré les objurgations impérieuses du président:

—Je n’ai jamais rien vendu, madame... Pas même le miel de mes ruches ou le vin de ma vigne. Je n’étais pas fait, sans doute, pour le commerce et c’est pourquoi je suis dans la mouise, comme tant d’autres!

M. Cousinet jugea utile de déclarer qu’il avait rendu de grands services pendant la guerre comme fournisseur aux armées et qu’il méprisait toutes les attaques, d’où qu’elles vinssent.

—J’en connais, dit le curé, qui ont rendu aussi de grands services pendant la guerre, mais ça leur a tout juste rapporté cinq sous par jour, et il y avait des attaques que ces pauvres bougres ne méprisaient pas du tout...

Pour mettre fin à cet incident qui menaçait de s’envenimer à la grande satisfaction de l’auditoire, le président donna l’ordre d’introduire l’évêque de Sableuse, cité comme témoin de moralité. Mgr Sibuë se contenta de dire avec hauteur qu’il n’avait pas à confier à la justice laïque son opinion sur la conduite d’un prêtre du diocèse qu’il administrait.

—Je me réserve, déclara-t-il, d’examiner moi-même cette affaire et de prendre, s’il y a lieu, les sanctions prévues par nos sacrés canons. Ce qui se passe ici, messieurs, ne me regarde pas et je préfère ne m’en mêler sous aucun prétexte.

—Enfin, questionna l’assesseur qui considérait l’abbé Pellegrin d’un œil favorable, enfin, dites-nous, Monseigneur, si le curé de Sableuse vous paraît mériter quelque indulgence en raison des mobiles de son acte.

—A tout péché miséricorde, répondit sèchement le prélat.

—N’est-il pas un brave homme, au cœur simple et généreux?

—Soit. Mais j’en ai déjà trop dit, Monsieur le président, je demande la permission de me retirer, non sans avoir cependant exprimé l’affliction que me cause un tel scandale, sans souhaiter aussi qu’une telle leçon porte ses fruits qui sont l’humilité et le repentir.

Salué avec respect par le tribunal, Mgr Sibuë se dirigea vers la sortie au milieu d’un silence glacial. Mais l’abbé Pellegrin, se levant brusquement, arrêta l’évêque en s’agenouillant devant lui:

—Monseigneur, lui dit-il avec des larmes dans les yeux, Monseigneur, si je suis coupable, je supplie Votre Grandeur de me pardonner!

Le prélat, surpris, s’écarta en répondant:

—C’est à vos juges qu’il faut demander en ce moment votre pardon. Quant à moi, je continue à vous garder toute mon affection paternelle, mais il faut chasser loin de vous l’esprit de révolte et d’orgueil... Vous entendez, d’orgueil!

Mgr Sibuë s’éloigna, tandis que l’abbé Pellegrin, resté à genoux, répétait avec une sorte d’angoisse douloureuse:

—L’orgueil? Je serais un orgueilleux, moi?...

Il se releva et reprit place sur le banc des prévenus, tandis que les spectateurs de cette scène extraordinaire s’abandonnaient, non sans brouhaha et sans fièvre, aux mouvements contradictoires de leur émotion.

Tous les témoins cités avaient été entendus. Le procureur de la République prit la parole. Son réquisitoire fut court et sévère.

—Ce procès, dit le magistrat, a pris des proportions inattendues... Il s’agit d’une banale affaire correctionnelle et cependant, elle remue les passions de la foule: l’inculpé qui comparaît ici a pour un vaste public le prestige d’un héros, l’auréole d’un saint. Pour moi, comme pour ses juges, il n’est qu’un délinquant... Nous ne voulons pas écouter les bruits du dehors, pas même les rumeurs du dedans et toute cette mise en scène nous laisse indifférents: nous ne connaissons que la loi, la loi sereine et sage, et nous l’appliquerons sans souci d’une agitation intempestive, ridicule et d’ailleurs truquée!

Et, sans autre éloquence, le procureur, s’en tenant aux faits tels qu’ils lui paraissaient être établis par l’instruction, raconta la visite de Zaphyri au curé de Sableuse, affirma que celui-ci avait vendu le précieux, l’admirable, l’incomparable Christ du XIIIe siècle, concluant ainsi un vrai marché, une affaire... Sans doute, le complice du pseudo-comte de Saint-Preux avait ensuite consacré cette somme à des œuvres pies, mais qui pouvait prouver qu’elle était passée tout entière dans le budget des pauvres?

Ce soupçon fit tressaillir l’abbé Pellegrin:

—Alors, quoi, murmura-t-il, indigné, on m’accuse d’avoir planqué la galette de mes vieux et de mes gosses? Ça, c’est le bouquet!

Mais l’organe du ministère public continuait, plus sonore, plus sûr de lui:

—Au surplus, nous n’avons pas à examiner quel usage a été fait du produit de cette étrange et blâmable opération. Un chef-d’œuvre à qui le titre de propriété nationale allait être conféré par l’administration compétente, a été livré, secrètement, entre deux verres de vin et moyennant de l’argent, à un de ces aventuriers qui raflent les merveilles de notre patrimoine d’art et de beauté pour les exiler à jamais dans les galeries des milliardaires américains. C’est une dilapidation de notre héritage, une diminution irréparable de notre patrimoine, une manière de trahison commise par celui qui, sous le couvert de son caractère sacré, était le dépositaire de ce joyau de la couronne historique de la France!...

—Et quoi encore? fit le curé en étouffant un rire sarcastique.

—C’est là un abus de confiance que nous devons réprimer sévèrement, quand ce ne serait que pour l’exemple, nos églises risquant d’être ainsi dépouillées de leurs richesses artistiques par des pirates cosmopolites! La loi nous arme pour réprimer de tels délits, chaque jour plus fréquents... Vous hésiterez d’autant moins à l’appliquer avec la rigueur nécessaire, que l’inculpé se refuse à reconnaître la gravité de sa faute, qu’il prétend même avoir rempli son véritable devoir en agissant de la sorte et que, se prêtant à une publicité malsaine, il s’est présenté, devant ses juges, comme une manière de victime à laquelle les foules abusées sont prêtes à tresser la couronne du martyre... Vous le condamnerez et ainsi vous opposerez aux pressions et aux menaces d’une opinion travaillée par les ennemis de l’ordre, la réplique triomphante du bon sens, du droit, de la justice!...

—Fermez le ban, dit l’abbé en se tournant vers le public dont l’hilarité stupéfia l’organe de la vindicte publique habitué à des succès d’un ordre plus pathétique.

Le président se gendarma:

—L’attitude de l’auditoire est intolérable. Si de telles manifestations se renouvellent, j’ordonnerai l’évacuation de la salle.

Mme Cousinet se pencha vers son mari et dit à voix basse:

—Le procureur s’est fait emboîter.

—Oui, répliqua le haut-commissaire du gouvernement, le public est pour le curé. Heureusement ce n’est pas lui qui juge et Pellegrin sera emboîté à son tour, mais pour de bon. Ça lui apprendra à manquer de tenue et de tact.

—Il a du succès, fit Mme Cousinet d’un air pincé, mais il obtient ses effets avec des moyens vulgaires... Comme c’est facile!

Le président, plus revêche que jamais, venait de donner la parole à l’inculpé pour présenter sa défense.

—Soyez bref, lui recommanda-t-il, et ne vous écartez pas de la question.

Le curé de Sableuse se leva et, d’une voix d’abord émue puis bientôt assurée, il prononça:

—Je ne parle, d’habitude, que du haut de la chaire, dans ma petite église de Sableuse, devant des paysans et des paysannes, et là, je suis l’avocat du bon Dieu qui parfois,—pas souvent—m’expédie le Saint-Esprit en vitesse pour m’empêcher de rester en carafe au beau milieu de mon sermon. Ici, je suis mon propre avocat et je ne crois pas que le Saint-Esprit se dérange aujourd’hui pour moi. Alors, quoi, je vais vous envoyer ça comme ça me vient... Ne faites pas attention aux virgules: je ne suis qu’un curé de campagne et si ce que je dis n’est pas de première, ça vaut toujours mieux que la façon dont je le dis. Je suis venu pour me confesser, c’est bien mon tour... Mais avant, il faut que je tire mon épingle d’un jeu où l’on m’a entraîné et où j’ai misé sans bien savoir ce que ça allait me coûter. On a fait trop de phrases sur moi, on a bu le reste de mon petit vin blanc et cependant on en a vendu des barriques dans toute la France. C’est un miracle comme celui des noces de Cana, mais ce gros vin partout débité ne ressemble pas au mien... Faudrait tout de même pas mêler l’aramon au jus de ma vigne. Dites donc, Messieurs les journalistes, fabricants de bobards et marchands de boniments, vous avez cherré. Vous avez fait de moi un type dont tout le monde parle, comme si j’étais boxeur, président du Conseil, assassin ou grande vedette du Casino de Paris. Le curé de Sableuse n’en demandait pas tant et même il trouve que vous l’avez trop bien servi.

—Parlez-nous, interrompit le président, du délit qui vous est reproché.

—J’y arrive... C’est bien simple: J’avais dans mon église un vieux bon dieu de bois dont personne n’avait l’air de se soucier, que personne ne venait jamais voir et, surtout, que personne ne songeait à prendre pour une image ressemblante de Notre-Seigneur. Tant que ça moisissait dans une niche, sous la poussière, c’était une statuette sans intérêt, sans valeur... Il y en a comme ça des floppées dans le diocèse, aussi toquardes ou aussi admirables, comme vous voudrez. Et maintenant qu’il n’est plus là, on me dit: «C’était un chef-d’œuvre merveilleux, un truc épatant!» Pas possible! Fallait nous prévenir... Nous ne sommes pas critiques d’art et les amateurs ne sont jamais venus à Sableuse pour nous renseigner. Nous n’y connaissons rien, chez nous, et même ça nous est égal, parce que notre religion, ce n’est pas quelque chose de rare, de précieux, d’artistique. Notre bon Dieu, à nous, ne date pas du XIIIe siècle, il n’est pas classé par M. l’Inspecteur des Beaux-Arts et il ne se met pas sous vitrine dans les musées, même en Amérique. Ses images n’ont, en elles-mêmes, aucune importance. J’irai jusqu’à dire que la plus chouette image de Dieu, c’est celle qui inspire au plus grand nombre de fidèles le désir de prier: tant pis pour les connaisseurs qui ne la trouvent pas belle, c’est preuve qu’ils n’y connaissent rien non plus avec toute leur science. Et puis, songent-ils eux-mêmes à faire leur prière devant un Christ qu’ils trouvent bien peint ou bien sculpté? Au moins, mes paroissiennes se mettent à genoux devant le bon Dieu représenté comme elles s’imaginent qu’il est là-haut, dans son paradis. Le Dieu des bonnes femmes vaut bien celui des collectionneurs américains! «Partout où vous serez assemblés, a dit le Messie, je serai au milieu de vous.» Dieu préfère qu’il y ait du monde... Son meilleur portrait, c’est celui que les bonnes gens trouvent le plus ressemblant... Vos œuvres d’art, mais Dieu s’en fout! Peut-être même lui faites-vous du tort en donnant à ses effigies une valeur d’autant plus profane qu’elle est plus matérielle. Le Sauveur préfère être aimé pour lui-même et la plus sainte de ses images est la plus populaire, car Dieu ne s’est jamais adressé qu’aux simples: au temps où il leur apportait la bonne nouvelle, les plus belles statues étaient celles des faux dieux! Qu’est-ce que vous voulez que ça lui fasse, d’être admiré par des connaisseurs qui, au fond, ne le connaissent pas? J’en ai vu, à Paris et ailleurs, de ces temples magnifiques où le Dieu né dans une étable est logé comme un roi... Il y en a, là-dedans, des objets d’art! Ça vaut des millions et des millions. Mais, à côté, il y a des turnes lamentables où des chrétiens sont entassés comme des bêtes... Vous pensez que c’est juste, vous croyez que Jésus approuve ça, lui qui, sur la terre, ne trouvait pas une pierre pour reposer sa tête et qui s’est donné lui-même pour assurer aux hommes le pain de l’âme?... Ah! vous parlez que s’il n’en tenait qu’à lui, il bazarderait toutes ces fausses richesses pour donner à ceux qui claquent du bec le pain du corps!...

—C’est indécent! fit à mi-voix M. Cousinet. De tels propos excitent les pires convoitises...

—Au fait, arrivons au fait! ajouta le président.

—Dire que j’ai vu des statues toutes dorées qui représentent la Charité! Si ça ne fait pas rigoler, à moins que ça ne fasse de la peine...

—La statuette dont il est question dans cette affaire, intervint le procureur, n’est pas une prétentieuse œuvre d’art, mais précisément une de ces images naïves et populaires dont vous venez de parler. Vous ne l’en avez pas moins livrée à un marchand!

—Elle a été naïve et populaire en son temps, répliqua l’abbé Pellegrin, mais depuis, elle a changé, puisqu’elle est devenue un bibelot pour gens riches. Alors, quoi, je l’ai traitée comme telle. Sans doute, au point de vue de la loi, j’ai eu tort, mais si vous saviez tout le bien que j’ai pu faire avec la galette de celui que vous appelez mon complice, vous comprendriez que je ne regrette rien. Votre vieille bûche sculptée, c’était du bois mort et un dieu mort, puisque plus personne ne se mettait à genoux devant: moi, je l’ai ressuscité en lui donnant l’occasion de faire des miracles... Et il en a fait, avec les 5.000 balles qu’il a ramenées dans la paroisse! Mince de manne dans le désert! Et vous venez m’asticoter avec vos chichis artistiques, avec votre XIIIe siècle et vos archéologues?... A la gare! Quand on est dans la purée, on fait flèche de tout bois, même si le bois est sculpté. Moi, ce que je trouve de plus intéressant, dans mon église comme dans l’Église tout entière, c’est ce qui vit... Les accessoires, le matériel, ce n’est rien: je donnerais tout ce qui orne Notre-Dame de Paris et la bâtisse elle-même pour le salut d’une seule créature humaine. La charité, c’est encore le meilleur moyen de toucher les cœurs qui résistent: il faut mettre quelque chose à l’hameçon qui sert à pêcher les âmes... Le bon Dieu lui-même promet le paradis et ses saints offrent à ceux qui les prient des combines avantageuses. Moi, qui ne suis que curé, je donne du pain, du chocolat, des oranges, du perlot, des fringues, des godasses, des remèdes, ça fait passer les recommandations morales: les âmes, c’est un peu comme les mouches, on ne les prend pas avec du vinaigre. Ah! je sais bien pourquoi la religion fout le camp, surtout dans le peuple, c’est parce que l’Église n’est plus, comme autrefois, celle qui donne, qui soigne, qui protège les petits contre les gros, les faibles contre les puissants. Elle est devenue comme qui dirait une administration au cœur sec: il lui faudrait des apôtres et des martyrs, et elle a des fonctionnaires qui font leur petit boulot et qui conservent des objets d’art anciens dans des espèces de musées où les visiteurs tournent le dos à Dieu pour contempler son portrait accroché au mur ou logé dans une niche. Ah! misère!... Parlez-moi plutôt d’une église en planches, élevée en trois semaines ou en trois jours, où il n’y a rien à voir mais qui est pleine de fidèles! Si Jésus rappliquait parmi nous, il n’irait pas s’installer dans des palaces remplis de trucs en or, en argent et en bois sculpté... Du bois sculpté? Ça ne l’intéresse pas: il n’a jamais été que charpentier. Bien loin de chasser encore les marchands du temple, il les rappellerait pour leur dire: «Je vous vends tout ça... Qu’est-ce que vous en donnez?» Et la galette, il la distribuerait aux pauvres types qui, des fois, vont chez lui pour se chauffer les pieds... Voilà ce que j’en pense, moi, de ces «richesses artistiques» que vous considérez comme si précieuses et que l’État consacre à sa manière en les classant: pas la peine de faire tant de pétard parce que j’ai enlevé de sa niche une caricature de Dieu, alors que vous trouvez tout naturel d’enlever Dieu lui-même de l’âme du peuple! Vous attigez, messieurs les connaisseurs, et vous aussi, messieurs les chrétiens littéraires et artistiques qui n’aimez et ne priez Dieu que s’il est logé dans une belle église, avec de beaux vitraux, de belles colonnades, de belles tapisseries et un bel orgue, sans parler des belles chanteuses de l’Opéra! Non mais chez qui? Pas chez Celui qui disait à ses apôtres: «Si vous voulez venir avec moi, il faut tout plaquer!» et qui leur enseignait les saintes vérités, dans les carrefours, sans musique. La plus sainte messe que j’aie dite, c’était au front, en plein air... Ça ne sentait pas le renfermé et la vieille bigote, comme dans tant d’églises! Comme autel, j’avais une table d’auberge, un sac de soldat était le tabernacle et mon quart me servait de ciboire... Mais j’avais mille poilus à genoux dans cette cathédrale dont le ciel formait la voûte. Ah! vous parlez d’une messe! Et vous me demandez ce que j’ai fait de votre morceau de bois? Et c’est pour ce vieux rossignol que vous avez dérangé tout ce beau monde? Pas d’erreur, les simulacres ont plus d’importance que la réalité. Les reliques, ça compte moins que le reliquaire, la religion n’est rien, ce qui vous intéresse, c’est le décor, le mobilier, les accessoires. Toujours la même blague, quoi! On réclame un bon Dieu qui fasse de l’effet comme objet d’art, qui flatte l’œil et qui reste bien tranquille dans son coin, sous la poussière. Ah! ne le dérangez pas, n’y touchez pas... C’est une idole, un fétiche, un machin qui intéresse des messieurs décorés payés par le gouvernement. Il n’y a pas autre chose, pour vous et pour les autres, dans l’image du Sauveur. Et la religion elle-même, c’est aussi quelque chose qui se fourre dans une niche. La doctrine agissante et vivante, on s’en fout ou bien on la classe aussi, comme un monument historique. Mieux vaudrait la combattre pour de bon, la persécuter: ça la ressusciterait peut-être. Ah! ce respect, c’est pire que tout... Ça ressemble au respect des touristes qui zyeutent les tableaux, les statues dans les églises et qui disent: «Paraît que c’est de l’époque... Ça doit valoir cher.» Ils admirent ça de confiance, parce que leur bouquin dit que c’est admirable, puis ils s’en vont, en pensant à autre chose. La religion, ça devient aussi une vieillerie qu’on garde comme un souvenir du passé et qu’on met sous vitrine en disant: «Ça a servi longtemps à nos pères, c’est gentil, c’est touchant, mais aujourd’hui ça ne sert plus à rien!» Mais peut-être est-ce la faute de ceux qui, au lieu de la faire vivre, en vivent... Ils ont eu peur de bazarder ce qui pourrissait sous la poussière; ils n’ont pas osé transformer en actes ce qui n’était plus que des formules, des boniments, du chiqué! Pour eux aussi, Dieu, c’est un morceau de bois sculpté tout piqué des vers... Ah! non, très peu pour lui. Il n’est pas encore mûr pour le bric-à-brac et c’est lui faire une sale blague que de le traiter en vieux débris bon à mettre au rancart, dans une niche ou dans un musée! Vous direz ce que vous voudrez, je l’ai ravigoté, je l’ai ressuscité, je lui ai fourni l’occasion de soulager la souffrance et la misère et ça, au moins, c’est son métier de Dieu!...

Et l’abbé Pellegrin, s’épongeant avec son immense mouchoir à carreaux, reprit place sur le «banc d’infamie» tandis que l’auditoire surexcité applaudissait ou protestait avec véhémence.

—C’est tout ce que vous avez à déclarer? parvint à placer le président.

—Oui, répondit le curé, j’en ai assez dit, je la boucle.

—Vous reconnaissez que vous avez commis l’acte qui vous est reproché et, somme toute, vous prétendez avoir bien agi. Le tribunal se retire pour délibérer.

Pendant la suspension de séance, des discussions violentes éclatèrent dans la salle, tandis que l’abbé Pellegrin, indifférent à toute cette agitation, échangeait quelques propos avec son ami, le docteur Profilex.

—J’ai peut-être trop bousculé le pot de fleurs, dit-il avec inquiétude. Mais j’en avais gros sur la patate. Et il fallait que ça sorte!

Le vieux médecin hocha la tête et prononça:

—Entre nous, je ne crois pas que cette plaidoirie-là vous tire d’affaire. Mais j’aime autant qu’il n’y ait pas beaucoup de ratichons comme vous: ce serait dangereux.

—Pour qui?

M. Profilex répondit après un silence:

—Pour bien des statues et même pour bien des gens qui sont dans des niches, sous la poussière...

M. Cousinet pérorait dans un groupe:

—Où allons-nous? Voilà maintenant que les ecclésiastiques s’en mêlent... Le flot monte, les digues cèdent, la Société est menacée.

Mme Cousinet, indignée, s’exclamait:

—Acheter un château ancien, avec des tourelles, et tomber sur un curé pareil! Croyez-vous que c’est une malchance? Aussi j’espère bien que cette fois, Monseigneur va nous en débarrasser et pour de bon. Car s’il n’y a que moi pour le ramener dans la paroisse...

L’abbé Lanthier, qui avait suivi les débats, déclara d’un air affligé:

—Quel esclandre! Ah! cette maudite guerre aura troublé bien des cervelles, même dans notre clergé si sage, si raisonnable, si discipliné! Ce pauvre Pellegrin nous est revenu avec des idées, un langage... Tout cela est bien triste, chère Madame Cousinet!

Mais, déjà, l’huissier annonçait la rentrée des juges. Dans le silence qui s’était fait brusquement, le président bredouilla des articles du code, des attendus, des formules à la Brid’oison et termina par ces mots: ... «condamne le prévenu à quinze jours de prison avec sursis et 50 francs d’amende. Le condamne en outre aux dépens.»

Lorsque l’abbé Pellegrin, qu’accompagnait le docteur Profilex, sortit du Palais de justice, la foule, qui connaissait déjà la sentence, acclama l’«ami des pauvres», le «saint», le «martyr».

—Le populo est bien gentil, fit l’abbé, mais il exagère un peu... Enfin, quoi, comme saint, il y a mieux et le martyr que je suis a plutôt une bonne balle! On pourrait peut-être, maintenant que tout est fini, me laisser tranquille... J’en ai soupé d’être populaire!

Les deux amis montèrent dans le tacot poussiéreux qui les avait amenés de Sableuse.

—Mettons-les, dit le curé de Sableuse, et en vitesse, si possible!

L’auto démarra, non sans peine, dans un grand bruit de ferrailles, au milieu de la cohue qui s’écartait comme à regret et continuait à pousser des clameurs. A ce moment, un visage singulier frappa le regard de l’abbé: c’était celui d’une femme au teint mat, aux yeux ardents, aux lèvres rouges... Sous une toque de velours noir, ses boucles courtes, couleur de cuivre, s’ébouriffaient. Au risque d’être renversée, elle se pencha vers le prêtre et, d’une voix passionnée, elle lui cria à l’oreille:

—C’est bien, camarade curé... Vive la Sociale!

Ahuri, l’abbé Pellegrin, qu’emportait déjà le tacot, se retourna vers cette femme, dont le regard, la voix, l’allure extraordinaires l’avaient impressionné... Il la distingua au premier rang de la foule, et la vit tendre vers lui ses bras, en les agitant, comme pour une supplication, un ordre ou un signal.

—Qu’est-ce que c’est que cette poule-là? s’exclama l’abbé... Nous avons failli lui passer dessus.

Le docteur Profilex donna un coup de volant qui engagea la voiture sur la route de Sableuse, puis, lançant à son compagnon un regard narquois, il prononça:

—Moi, je vous appelle «citoyen curé»... Elle vous a dit: «camarade.»

—Elle va un peu fort.

—Non, un peu vite, peut-être.

III
JEANNE RÉVEIL

Le retentissement de ce procès et des incidents qui l’avaient marqué fut très grand dans toute la France et même à l’étranger. Partout reproduite, avec ses arguments enflammés et sa verve populaire, la défense de l’abbé Pellegrin trouva un écho profond dans la sensibilité de la foule, tant il est vrai que ne va au cœur que ce qui vient du cœur.

Le condamné espérait que, las du curé de Sableuse et de ses aventures, le public se tournerait vers quelque nouvelle vedette de l’actualité. «Je ne souhaite la mort de personne, disait-il, mais si un assassin à la hauteur prenait ma place dans les journaux, ce serait pain bénit et j’en remercierais le bon Dieu!» Hélas! la rubrique criminelle chômait. La politique même ne donnait rien et les conférences diplomatiques qui se suivaient et se ressemblaient, obtenaient moins de succès, avec toute leur éloquence officielle, que les propos du naïf et véhément évangéliste de Sableuse.

Des dons de plus en plus nombreux et généreux parvenaient au presbytère. Certaines lettres étaient accompagnées de sommes souvent très importantes... Des personnes riches, souvent anonymes, confiaient ainsi à l’ami des misérables le soin de faire le bien à leur place. Elles croyaient sans doute que, passant en ses mains, ce tribut justifierait doublement le privilège de leur fortune.

—Ce n’est pas de refus, disait l’abbé, et vous parlez d’une quête! Dire qu’à la grand’messe, je n’ai jamais récolté plus de 9 fr. 50, y compris les cent sous de Mme Cousinet! Les vaches sont grasses... Remercions la Providence!

Bientôt le bruit se répandit parmi les chemineaux, les miséreux, les parias des villes et des campagnes que le bon curé prodiguait, à tous venants, de larges aumônes. Et par groupes, puis par bandes, puis par troupeaux, ils se dirigèrent vers la Terre promise où il suffisait de tendre la main pour obtenir, non seulement le nécessaire, mais encore le superflu. Le long des routes se traînaient des vieux et des vieilles abandonnés de tous, des loqueteux, des béquillards, des mendigots, des vaincus de tous genres. Ils envahirent Sableuse en dépit de l’ironique et cruelle défense affichée aux entrées du village: «Défense de mendier sous peine d’amende.»

Bientôt débordé, l’abbé Pellegrin se récriait:

—Allons, bon, me voilà maintenant commandant d’un dépôt d’éclopés!

Le maire et ses administrés étaient furieux. Les pauvres du pays protestaient... «Ces gens qui ne sont pas de la paroisse viennent prendre notre part. A la porte, les étrangers!» M. et Mme Cousinet, qui s’étaient installés pour quelques jours à Sableuse, se plaignaient de ce malodorant et affligeant raz-de-marée qui se permettait de monter parfois jusqu’à leur château féodal.

—Cela devient indécent! disait le haut-commissaire... Ce n’est vraiment pas la peine d’avoir voté tant de réformes sociales pour avoir ainsi la vue et l’odorat offensés par cette foule d’indésirables. Décidément, ce satané curé ne nous attire que des embêtements!

L’abbé Pellegrin avait logé dans son presbytère les plus vieux, les plus misérables de ces réfugiés... Valérie, indignée au spectacle de la salle à manger, du petit salon transformés en dortoirs d’hospice, se répandait en lamentations indignées:

—Si c’est Dieu permis de se laisser infester ainsi pour un tas de pouilleux!... Monsieur le curé, ce n’est pas possible, vous avez perdu la raison. Dire que nous étions si tranquilles autrefois! Tout cela nous est arrivé depuis qu’on parle de nous dans les journaux.

—C’est vrai, acquiesçait l’abbé, mais il faut accepter ce que Dieu nous envoie, surtout quand c’est de la souffrance à soulager. Ne vous en faites pas pour votre parquet et pour vos meubles... C’est l’âme qu’il s’agit de cirer et d’astiquer. Et, pour la faire briller, il ne faut pas avoir peur d’en mettre, ma bonne Valérie!

Toute cette agitation déplaisait aussi à Mgr Sibuë.

—L’abbé Pellegrin fait l’ange, disait-il, un ange qui n’a d’ailleurs rien de séraphique. Mais qui fait l’ange, fait la bête.

Mme Cousinet, présidente de l’Œuvre des Enfants de la Pucelle, multipliait les démarches à l’évêché pour obtenir le déplacement définitif du gênant curé.

—Avec son armée de mendigots, disait-elle, il rend le pays inhabitable aux honnêtes gens... Et penser qu’il a eu le toupet de nous faire demander si nous consentirions à héberger un certain nombre de ses protégés dans les communs de notre château! Pourquoi pas dans notre galerie historique, dans notre salon, dans ma chambre? Vous verrez, Monseigneur, qu’il en enverra à l’évêché!

—Par exemple! se récria Monseigneur... Des vagabonds chez moi? On n’a pas idée de ça! Je n’ai déjà pas trop de place pour mes bureaux, mes archives, mes collections... Vous avez raison, ma chère présidente, il faut en finir avec cet excentrique. Je ne puis le renvoyer à la maison de retraite de Ligneul-les-Pins: l’abbé Perdrix le trouve insupportable et n’en veut plus. Songez donc, il chantait la Madelon à nos vieux prêtres et ceux-ci—pardonnons à leur âge—reprenaient le refrain en chœur. C’est effrayant!

Un soir, comme le curé de Sableuse, après avoir célébré le Salut, rentrait au presbytère, il fut abordé, sur la route obscure, par une femme dans laquelle il reconnut aussitôt l’étrange créature qui, sur la place du Palais de justice, à Merville, lui avait exprimé son enthousiasme d’une façon si extraordinaire. Derrière elle se tenait, silencieux, un homme enveloppé dans un large caban.

—Monsieur le curé, dit l’inconnue, je voudrais...

—Tiens, vous ne m’appelez donc pas «camarade», aujourd’hui? interrompit l’abbé Pellegrin avec un rire cordial.

—Cela dépend de vous.

—Comment cela?

—Oui, nous vous expliquerons cela, mon compagnon et moi. Pouvez-vous nous recevoir chez vous?

—Chez moi, je reçois tout le monde. La maison du curé doit être aussi la maison du bon Dieu... Suivez-moi... La kasbah est à deux pas d’ici. Seulement, il y a du monde.

—Nous le savons. Nous pouvons d’ailleurs parler devant des parias de la Société: nous en avons l’habitude.

Mais Valérie venait d’expulser, à coups de balai, les hôtes par trop encombrants du presbytère. Et c’est dans la pièce qui avait eu, jadis, la prétention d’être une manière de salon, que le prêtre reçut ses visiteurs. A la lueur d’une vieille lampe à la mèche grésillante, il put mieux voir l’inconnue, ces cheveux rebelles, ces yeux brûlants de fièvre, cette bouche un peu grande qui barrait de rouge un visage pâle et caractéristique. Dans l’ombre, s’effaçait l’homme dont le curé distingua cependant le front chauve et la face osseuse.

La femme n’attendit pas les questions de l’abbé Pellegrin. Elle commença par se nommer.

—Je suis, dit-elle, Jeanne Réveil.

—Jeanne Réveil? Je connais ça... On parle de vous dans les journaux qu’on m’envoie et sur lesquels je jette parfois un œil quand je n’ai rien de mieux à faire.

—Oui, mon nom est connu, mais beaucoup moins que le vôtre. Quant à mon compagnon, il s’appelle Pierre Rouge... Il est, comme moi, comme vous, l’ami, le défenseur des malheureux, des vaincus, des victimes. C’est pourquoi nous avons décidé de venir vous voir: nous sommes faits pour nous comprendre, nous aider, nous associer.

—Nous associer? Pour quoi faire?

—Notre devoir, tout notre devoir.

—Chacun a le sien... Et le mien, ma petite dame, ne doit pas ressembler au vôtre. Moi, mon truc, ça consiste à baptiser, à confesser, à marier, à enterrer, à distribuer le bon Dieu, à prier, à consoler, à sauver les âmes qui barbotent dans la gadouille. Enfin, quoi, je fais mon métier de curé. Même si vous étiez bonne sœur, je n’aurais pas grand’chose à faire avec vous!

—Si. Écoutez-moi...

Et Jeanne Réveil, dardant sur l’abbé Pellegrin son regard chargé d’un étrange fluide, ajouta de sa voix grave, aux sonorités musicales:

—Votre métier de curé? En effet, c’est un métier... Mais vous avez une mission à remplir, une mission de vrai prêtre, animé du véritable esprit de Jésus et de son évangile...

—Vous êtes comme Grosjean qui voulait en remontrer à son curé. Continue, tu m’intéresses.

—Ne plaisantez pas. Ce que je suis venue vous dire est très sérieux... Vous avez beau parler comme les poilus revenant du front. Au front, vous n’y êtes jamais allé!

—Hein? Quoi?... Je ne suis pas allé au front, moi, Pellegrin, brancardier régimentaire, deux fois blessé? Non, mais, vous abîmez, la petite mère!

—Je parle du vrai front, celui où l’on combat pour de bon la misère, l’injustice, la servitude!... Oui, je sais, vous faites le bien, vous distribuez des aumônes, vous ouvrez votre maison aux pauvres... Ce n’est rien, cela.

—Rien? Ah! ça, dites donc!

—Rien, car ce n’est que de la charité. La charité, c’est une embuscade. Monsieur le curé, vous êtes un embusqué!

—Ah! bon Dieu, c’est trop fort!

A moitié suffoqué, l’abbé Pellegrin se dressa, fit quelques pas de long en large en aspirant bruyamment des bouffées d’air, reprit place enfin devant Jeanne Réveil et, pour mieux maîtriser son indignation, sa colère, tira de sa poche une vieille pipe noirâtre qu’il bourra en grommelant:

—Bien sûr, ça me sera compté là-haut pour mes péchés!

—La charité, reprit Jeanne Réveil, n’est qu’une tricherie avec la justice.

—C’est une des trois vertus théologales. Le Christ...

—Le Christ, relisez son histoire, n’a jamais dit aux privilégiés qu’ils se rachetaient devant la justice divine en payant une espèce de tribut aux pauvres. Ce serait trop commode... Non, Jésus était l’ennemi des riches, il était révolutionnaire! Je vois en lui le premier socialiste et même le plus militant, car il a donné sa vie pour ses idées après les avoir semées dans un sol où, malgré tout, malgré l’Église même, elles ont germé... Aujourd’hui, la moisson est mûre. Mais on manque de bons moissonneurs.

—L’Église...

—Vous l’avez dit vous-même aux juges bourgeois. Je me souviens de vos paroles: «L’Église est devenue comme qui dirait une administration au cœur sec: il lui faudrait des apôtres, des martyrs et elle a des fonctionnaires qui font tranquillement leur petit boulot...» Avez-vous donc changé d’avis?

L’abbé Pellegrin, que le regard ardent, la voix pressante de Jeanne Réveil troublaient, répondit:

—Moi, au moins, je fais ce que je peux...

—Que faites-vous? Des simulacres, vous aussi... Vous distribuez les miettes de votre table ou de celle des riches qui s’épargnent un souci ou un remords en se déchargeant sur vous de ce qu’ils appellent leurs bonnes œuvres. Et vous croyez que cela suffit? Tenez, au riche hypocrite qui jette une aumône à la misère dans l’espoir qu’ainsi amadouée elle ne songera pas à se révolter, je préfère le cynique qui jouit de sa fortune sans se soucier des malheureux qu’elle éclabousse ou qu’elle écrase: au moins, celui-ci ne triche pas, et il est, sans le savoir, un des meilleurs propagandistes des idées révolutionnaires. Les mauvais riches sont, pour nous, les meilleurs; ils travaillent pour nous et vous, vous l’ami des pauvres, vous le Saint-Vincent de Paul moderne, vous qui croyez servir le Dieu des humbles, des pauvres, des misérables, vous êtes avec les pharisiens et les princes des prêtres et vous servez le Veau d’or!...

Jeanne Réveil avait dit tout cela dans un élan, d’une voix frémissante, en approchant son visage pâle et passionné de la bonne grosse face écarlate du curé.

—Le veau d’or? s’exclama celui-ci. Vous voulez dire la vache enragée. Je donne tout ce que j’ai... Si je vous disais que, parfois, je n’ai pas même de quoi acheter un paquet de gris.

—Vous ne donnez rien.

—Ah! ça, vous m’en bouchez une surface!

—Rien, vous dis-je, parce que vous ne vous donnez pas vous-même.

—Moi-même? Qu’est-ce que vous voulez en faire?

—Vous disposez d’une force immense, irrésistible, avec laquelle vous pourriez faire triompher la cause de la justice... Vous devez en user et c’est pour cela que je suis venue vous voir.

—Une force immense, irrésistible? Vous blaguez... Je ne suis qu’un pauvre diable dont on a beaucoup parlé parce qu’on le trouvait rigolo... Et encore ce n’est pas l’avis de tout le monde! Demandez plutôt à M. Cousinet.

—Votre popularité est extraordinaire. Je le sais, moi qui sais ce qu’on dit et ce qu’on pense dans les faubourgs. Il est même prodigieux qu’un prêtre ait pu pareillement enthousiasmer les masses où, cependant, la foi n’est plus qu’un feu qui s’éteint... Je suis certaine que vous pouvez créer un mouvement formidable qui balaierait tout.

—Tout quoi?

—Tout ce qu’a maudit, justement, ce Jésus que vous adorez, la richesse mauvaise, l’exploitation de l’homme, l’esclavage de la femme, les vices triomphants, la Société, enfin, où règne l’injustice! Ne serait-ce pas là agir en vrai disciple de celui que vous prétendez servir?

—Vous me prenez donc pour un révolutionnaire?

—Je pense que vous devez combattre l’iniquité comme l’a fait votre Maître. Ou alors vous n’êtes pas le chrétien que je crois et, l’évangile du citoyen Jésus, vous le lisez sans le comprendre, la lettre l’emportant, pour vous comme pour les autres, sur l’esprit!

—Dites donc, ma petite dame, il me semble que vous êtes en train de me charrier... Pas chrétien, moi? Vous en avez une santé! C’est plutôt à moi de vous demander: êtes-vous chrétienne?

Jeanne Réveil fronça les sourcils et, après quelques instants de réflexion, se tourna vers son compagnon taciturne en demandant:

—Chrétiens? N’est-ce pas, Pierre, que nous le sommes?

L’homme répondit:

—Certes.

—Vous adorez Jésus? reprit l’abbé.

—Nous l’aimons, dit l’homme.

—Vous avez la foi?

—Nous l’avons.

—Vous pratiquez la religion?

—Dans ce qu’elle a de plus grand, de noble, de généreux.

—Jésus est pour vous le Messie?

—Le Messie de l’égalité et de la fraternité, oui.

Et Jeanne Réveil, intervenant dans ce dialogue:

—Il nous appartient comme à tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté. Et nous, au moins, pour le suivre, nous avons tout abandonné, comme ses apôtres. Ainsi, moi qui vous parle, j’ai renoncé à une situation brillante, aux plaisirs que m’offrait l’existence, pour mieux remplir la mission à laquelle je me suis vouée. Je ne me suis pas contentée de distribuer des aumônes et de bonnes paroles, j’ai donné ma vie.

—Moi aussi, fit l’abbé, mais je n’en fais pas tout un plat.

—Je ne me suis pas contentée d’ouvrir ma maison—qui était grande et belle—à quelques échantillons de l’immense misère, je l’ai quittée pour aller vers mes frères malheureux, partager leur sort, leurs souffrances et leurs espoirs. Voilà ce que j’ai fait et je n’ai fait que ce que je devais. Je ferai d’ailleurs plus encore, le moment venu. Mais pour cela, j’ai besoin de vous... Et c’est pourquoi je suis venue vous chercher.

—Me chercher? Alors, vous croyez que je vais tout plaquer ainsi pour aller je ne sais où avec je ne sais qui?

—Je ne le crois pas, j’en suis sûre.

La main fine de Jeanne Réveil se posa sur celle du prêtre qui n’osa, ne put la retirer.

—Je suis sûre que vous viendrez avec moi, avec nous, insista l’étrange femme, parce que votre foi vous y poussera, irrésistiblement. Vous ne vous arrêterez pas sur le chemin où vous vous êtes engagé et où nous vous attendons pour marcher ensemble vers le but. Si vous refusiez, vous vous trahiriez vous-même et bientôt vous vous mépriseriez comme je vous mépriserais. C’est l’un ou l’autre, ou continuer et parfaire victorieusement, magnifiquement, ce que vous avez commencé ou être rejeté dans le néant où vous ne pourrez même plus jouer le rôle facile et dérisoire du bon curé de village. Vos pauvres, vos mendiants, vos résignés, il vous faudra les rendre à leur misère... Car vous pensez bien que vous allez être brisé, définitivement, par ceux qui ne veulent pas qu’un prêtre serve un autre Dieu que celui des puissants et des riches. Ainsi finira l’abbé Pellegrin qui aurait pu sauver ses frères et qui les a abandonnés, par lâcheté!

—N’en jetez plus! fit l’ancien brancardier en baissant les yeux sous le regard dominateur de Jeanne Réveil.

—Votre devoir est tout tracé... Allons, venez.

—Où cela?

—A Paris... On vous y attend.

—Eh bien, et ma paroisse, mon église, mon patronage?

—Qu’importe? Tout cela vous sera enlevé d’ici peu.

—Et ma bonne?

La révolutionnaire haussa les épaules en répliquant:

—Le Christ n’avait pas de bonne... Ses apôtres non plus.

—D’ailleurs, Valérie ne me laisserait pas partir.

—Ah! tenez, vous me faites pitié. Vous n’êtes pas un serviteur du Dieu des victimes et des opprimés, vous êtes tout bonnement un membre du clergé, un fonctionnaire de l’administration ecclésiastique, comme les autres!

Et Jeanne Réveil, s’étant levée, fit comprendre, par un signe, à son compagnon, que le moment était venu de se retirer.

Elle ne sortit pas... Elle attendait, hautaine, impérieuse, la réponse de l’abbé qui, le visage congestionné, tirait précipitamment des bouffées de sa pipe. Mais, bientôt, il retrouva sa bonne humeur et c’est avec un sourire conciliant qu’il répliqua:

—Vous m’avez bien envoyé ça, la petite dame, et bien sûr que vous n’avez pas votre langue dans votre sac à main. Seulement, vous aurez beau dire, j’ai tout de même aspergé les pauvres bougres du pays et pas seulement avec de l’eau bénite: j’ai fait tomber sur eux plus de 80.000 balles, sans compter les 5.000 du critique d’art, et ce n’est pas fini. C’est bien quelque chose, et du solide, je pense.

—Ce n’est rien, fit Jeanne Réveil avec une moue méprisante. Une goutte d’eau dans la mer..... Des millions même ne compteraient guère plus, car ce serait toujours de la charité. Et la charité n’est qu’un leurre... La misère, monsieur le curé, est un mal profond, organique, tenace: cela ne se soigne pas avec de la tisane et des émollients. Il faut une opération... Nous la ferons, mes amis et moi, sans vous, puisque vous avez peur.

—Peur, moi?

—Oui, peur de vos ennemis, peur de vos amis, peur de votre bonne! Allons, au revoir... Car je reviendrai.

—Pas la peine, murmura l’abbé, comme à regret.

—Si, je reviendrai... A bientôt.

Le curé de Sableuse eût voulu chasser jusqu’au souvenir de cette visite singulière, mais il n’y parvint pas. En vain se disait-il: «Drôle de paroissienne et drôles de boniments! Comme si j’étais fait, moi, un pauvre curé de campagne, pour aller à Paris remuer les foules! Sans doute, la Société et l’Évangile, ça fait deux... Les pharisiens et les mauvais riches continuent à tenir le bon bout. Mais il faut sans doute que les choses soient ainsi, puisque Dieu, qui est venu faire un petit tour ici-bas, il y a près de deux mille ans, n’y a rien changé. Ça ne fait rien, le numéro n’est pas ordinaire. Quelle platine et quel tempérament! Elle a tout de sainte Thérèse, cette poule-là, sauf la foi chrétienne, j’en ai peur. Et cependant, elle parle de l’évangile avec une de ces chaleurs... Ça vaut peut-être mieux que de réciter des litanies en pensant à autre chose. Ah! voilà un genre d’apôtre qui ferait bien dans le tableau pour ravigoter le zèle des catholiques qui se laissent glisser dans la dévotion tiède et facile... Au fait, n’en suis-je pas là, moi aussi? J’ai l’air de marcher à fond et, somme toute, je me tiens assez peinard. Quinze jours de prison avec sursis, ça ne suffit pas à faire un martyr dans le genre de saint Laurent ou de saint Sébastien, et il est probable que si Jésus n’avait eu, dans son escouade, que des combattants comme moi, les faux dieux seraient encore un peu là.»

D’accord avec le maire et les habitants, M. Cousinet, haut commissaire du gouvernement à l’éducation physique, avait mis le préfet du département en demeure de débarrasser le village des vagabonds chaque jour plus nombreux qui s’y étaient installés.

Un beau matin, les gendarmes étaient arrivés à Sableuse et avaient raflé toute cette «racaille»... En vain, l’abbé Pellegrin s’était interposé. Ses protestations et sa personne furent écartées assez brutalement.

—La mendicité est interdite! lui dit le maréchal des logis chargé de conduire la colonne des indésirables jusqu’aux limites du département.

—Demander un secours à son semblable, répondit le prêtre, c’est un droit naturel... Dieu lui-même, sur les routes, demandait du pain et un gîte.

—Vous direz tout ça dans votre sermon, dimanche prochain, monsieur le curé, mais en attendant, j’obéis aux ordres.

Valérie approuvait le gendarme.

—Ah! oui, dit-elle, un bon coup de balai! Débarrassez-nous de ces fainéants!

Le docteur Profilex, quoique vieux républicain et philanthrope, approuvait aussi cette expulsion en masse.

—Mon pauvre ami, dit-il au saint Vincent de Paul incompris, vous vous y prenez mal... Pour éteindre le paupérisme, comme disait Badinguet, il ne suffit pas de faire des collectes et d’en distribuer le produit aux malheureux. Votre charité chrétienne est une balançoire... De profondes réformes sociales, voilà ce qui peut chasser le spectre de la misère... Seulement, le mot et la chose effrayent l’Église qui préfère prêcher la résignation: vous-même, citoyen curé, vous croyez que tout s’arrangera là-haut, et, en attendant, vous distribuez des bols de soupe, des tablettes de chocolat et des images de sainteté. Allons, laissez donc faire ces braves gendarmes... Ils défendent l’ordre, eux aussi, et, par surcroît, l’hygiène, car, entre nous, votre cour des miracles aurait fini par nous attirer la peste!

Les journaux avaient raconté longuement, en l’agrémentant de détails imaginaires, cette scène pittoresque et navrante qui mettait fin à l’entreprise charitable du curé de Sableuse. Et la popularité de celui-ci s’en accrut encore. Une manœuvre semblait avoir été combinée par les feuilles les plus avancées pour transformer, aux yeux de leurs lecteurs, l’abbé Pellegrin en une manière de «prêtre rouge» qui s’inspirait de l’Évangile même pour déclarer la guerre à une société hostile «aux petits et aux humbles». Renonçant à leur anticléricalisme traditionnel, ces admirateurs systématiques du «Saint» de Sableuse le dépeignaient comme un continuateur du révolutionnaire Jésus.

Jeanne Réveil revint, seule cette fois, au presbytère.

—Vous voyez, dit-elle au curé qui l’avait reçue malgré l’opposition de Valérie, il n’y a rien à tenter dans le milieu où vous vivez. Même cette charité impuissante à résoudre le grand problème, on vous empêche de la faire. Elle paraît subversive, et cependant! Mais après avoir brisé vos efforts, on vous brisera vous-même. Et vous direz une fois de plus: Amen...

—Oui, que la volonté de Dieu soit faite, soupira l’abbé Pellegrin.

—C’est facile. D’ailleurs, cette volonté, est-elle vraiment celle que vous croyez?

—On le verra bien. Faut pas s’en faire...

Mais le pauvre homme se montrait de plus en plus troublé... D’inquiétantes rumeurs lui parvenaient de l’évêché. Son déplacement, exigé par Mme Cousinet, ne pouvait tarder. Il n’était plus question d’une retraite temporaire dans quelque asile pour ecclésiastiques fatigués ou mis en disgrâce. Mgr Sibuë se proposait d’éloigner définitivement du diocèse ce gêneur, ce fauteur de désordres et de scandales: n’était-il pas, en Italie, des couvents mystérieux, des in pace où finissaient, bientôt oubliés, les prêtres et les moines qui, pour des motifs divers, avaient fait trop de bruit dans le siècle? L’abbé Lanthier était allé à Sableuse pour dire au curé d’un air doucereux:

—Monseigneur ne veut pas sévir... Il fait la part de votre tempérament et reconnaît même que vous avez commis non pas des fautes mais des imprudences. Il y a eu cette guerre qui a troublé tant d’esprits!

—C’est ça, Sa Grandeur me prend pour un dingo!

—Non, pour un excellent homme qui ne résiste pas assez à certaines impulsions généreuses sans doute, mais dangereuses aussi. Et voyez, on abuse de vous, de votre manque d’expérience, de circonspection, de...

—Dites que je suis une gourde, quoi!

—Mon cher curé, Monseigneur ne veut que votre bien. Il pense à vous faire faire un beau voyage... Cela vous reposerait, vous changerait les idées. Vous ne connaissez pas l’Italie?

—J’ai failli y aller pendant la guerre, mais mon régiment a été expédié à Verdun. C’était moins rigolo.

—Vous iriez cette fois dans ce beau pays et dans des conditions très agréables. Vous seriez reçu d’une façon parfaite... Monseigneur vous recommanderait à Rome où l’on s’occuperait de vous, soyez tranquille. Voyons, cela ne vous dit rien?

—Ma foi, non.

—Pourquoi?

—Je n’aime pas assez le macaroni pour en manger tous les jours jusqu’à la fin de mon existence.

Et, sans vouloir en entendre davantage, le curé de Sableuse alluma sa pipe dont il se mit à tirer, silencieusement, d’énormes bouffées.

Deux jours après, il recevait l’ordre de se rendre à l’évêché. Mais Mgr Sibuë ne le reçut pas lui-même. C’est encore l’abbé Lanthier qui lui fit part des décisions prises.

—Monseigneur va confier, provisoirement, votre curé à un desservant des environs. Quant à vous, Sa Grandeur vous prouve ses sentiments de paternelle affection en vous rapprochant d’elle: vous serez attaché au chanoine Delagrange qui s’occupe de l’organisation des pèlerinages...

—Ça y est, me voilà de l’état-major!

—Êtes-vous content?

—Je n’ai rien d’un scribouillard. Je ne me vois pas bien dans un burlingue... Et je comprends qu’on veut me mettre à l’arrière. Il y en a qui aiment ça, rapport au confort et à l’avancement. Mais moi je préfère rester avec les camarades, à l’avant. C’est la place d’un prêtre qui a été poilu... Collez-moi plutôt comme vicaire où vous voudrez...

—Monseigneur en a ainsi décidé et il veut être obéi.

Jeanne Réveil reparut une fois encore au presbytère de Sableuse.

—J’ai annoncé, dit-elle au curé, votre prochaine arrivée à Paris. Nos frères vous attendent...

—Ils m’attendent? Mais je ne leur ai pas promis ma visite.

—Vous viendrez. Il le faut...

Elle sentait que la résistance du prêtre faiblissait: elle le devinait inquiet, hésitant, troublé d’ailleurs par sa présence, par sa voix, par son regard...

—Vos amis, prononça-t-il, ne tarderaient sans doute pas à comprendre qu’entre eux et moi, il y a tout un réseau de barbelés. Je suis chrétien, catholique avant tout... Et qu’est-ce que vous en faites, de la religion, dans votre système? Vous ne supposez cependant pas que je vais laisser la mienne à la consigne, en débarquant à Paris? Non, mais!...

—Il dépend de vous, au contraire, de ramener le peuple à la foi chrétienne. Elle meurt d’avoir été mise au service des riches et des puissants... Le jour où un apôtre apportera de nouveau l’Évangile égalitaire aux esclaves, la doctrine du Christ retrouvera sans doute des millions d’adeptes convaincus.

—Je ne suis qu’un pauvre paysan.

—Vous êtes l’abbé Pellegrin et vous pouvez tout, si vous voulez.

—Dire que j’étais si tranquille autrefois!

—C’est fini. Vous êtes engagé, il faut combattre, il faut souffrir, mais la victoire est au bout, la victoire de cette humanité pour laquelle votre Dieu, lui, n’a pas hésité à donner sa vie.

Et, se rapprochant, la poitrine haletante, les mains tendues dans un geste de prière et de caresse, elle ajouta, à mi-voix:

—Je serai là pour vous aider... C’est moi qui serai votre servante!

—Ma servante? fit l’abbé en reculant. C’est très gentil, mais vous n’avez pas l’âge canonique!

Elle eut un regard singulier, où se mêlaient de l’ironie et de l’exaltation, et tendant au prêtre un numéro de l’Humanitaire, elle prononça:

—Vous y trouverez mon adresse... Allons, à bientôt, camarade!

IV
DANS LA NUIT

—J’ai à vous parler, monsieur le curé, dit Valérie avec une étrange et cérémonieuse gravité.

—Allez-y... Vous allez encore me faire un sermon, comme si c’était votre affaire! Car vous êtes comme les autres, ma pauvre Valérie, vous me jugez sévèrement.

—Bien pis, monsieur le curé, je vous quitte.

L’abbé Pellegrin, tout ému, s’exclama:

—Vous me lâchez? Ce n’est pas possible. Vous ne ferez pas ça!

—Si, que je le ferai. J’en suis toute retournée, mais il n’y a plus à y revenir. Je vous donne ma démission. Il se passe ici des choses... des choses qui sont escandaleuses. D’abord, il y a cette femme, cette Parisienne qui a un genre, un genre! Et vous la recevez, vous la laissez tenir devant vous des discours... Ah! je me demande si c’est Dieu possible!...

—Vous les avez donc écoutés?

—Non, mais le peu que j’ai entendu, par hasard, m’a suffi. Cette femme-là est une créature, et moi, je ne veux plus lui ouvrir votre porte: j’ai ma dignité.

—Non, mais, que croyez-vous donc, ma Valérie?

—Je crois ce que je crois et je ne suis pas seule de mon avis. Et il y a le reste, le procès, le bruit fait autour de nous, tous ces journalistes, tous ces va-nu-pieds dans la maison... Penser que moi j’aurais pu être placée chez un chanoine! Enfin, il y a que vous êtes de plus en plus mal noté à l’évêché. Des personnes renseignées m’ont tout dit... Et les bonnes des curés des environs m’ont fait savoir qu’elles ne me comprenaient pas de rester dans une place où je compromets peut-être mon salut.

—Vous ne parlez pas sérieusement, Valérie.

—Si, monsieur le curé... Je ne pense pas que mon âme soit en péril chez vous, mais je suis inquiète. Je préfère m’en aller... Ah! ça me fait beaucoup de peine, parce que vous êtes un brave homme, bien sûr, et même trop bon. Un peu original, c’est vrai...

—Dingo, quoi! Monseigneur l’a déjà dit.

—Seulement, moi, je suis pour la vie tranquille. Sans ça, je ne me serais pas mise bonne de curé, je me serais mariée! Ce ne sont pas les propositions qui m’ont manqué. Et voilà, je pars... Vrai, j’en ai des larmes aux yeux!

Valérie se tamponna les paupières avec son mouchoir, puis se moucha bruyamment.

L’abbé Pellegrin, lui, était redevenu impassible. Et c’est d’une voix presque dure qu’il répondit:

—Vous me reniez... C’est tout naturel. Il y en aura d’autres qui feront comme vous, je m’y attends, je m’y résigne. Il faut que cela soit ainsi. Quand partez-vous?

—Dès que vous me le permettrez, monsieur le curé.

—Alors, partez tout de suite.

Valérie refoula un dernier sanglot et, vexée, se récria:

—Tout de suite? Voilà tout ce que vous trouvez à me répondre? Oh! moi qui hésitais à m’en aller... Mais je sais pourquoi vous ne tenez pas à me garder plus longtemps.

Valérie était maintenant rouge de colère et elle haussait le ton.

—Pourquoi? demanda le prêtre avec douceur.

—Parce qu’elle vous l’a dit, l’autre, la créature, la Parisienne tondue comme un caniche, qu’elle serait votre servante. C’est du propre!

Et Valérie, qui croyait bien avoir foudroyé l’abbé Pellegrin, se retira fièrement.

D’autres abandons devaient affecter le pauvre homme: ses paroissiens de Sableuse, qui l’adoraient autrefois, lui faisaient grise mine et certains se montraient résolument hostiles... Au déjeuner traditionnel des curés du canton, il avait été reçu avec froideur; le doyen l’avait même traité assez durement, lui reprochant de rechercher une popularité de mauvais aloi et de jouer le rôle d’un Lamennais de village. Le docteur Profilex, vieux républicain anticlérical mais, au fond, très bourgeois, le désapprouvait nettement aussi.

—Vous finirez, lui disait-il, par mettre le feu à la Société: ce ne sera pas avec une torche, mais avec un cierge. Et le résultat sera le même!

Ainsi, l’abbé Pellegrin, dont la popularité grandissait toujours au loin, était, à Sableuse, de plus en plus délaissé, méconnu, suspecté: «On me traite de visionnaire, disait-il, avec amertume... Et nul n’est prophète en son patelin, je m’en aperçois!».

Un soir, le prêtre, accablé par le poids de la solitude, s’attarda plus longuement qu’à l’ordinaire dans son fauteuil préféré. Tout en fumant sa vieille pipe qui, elle au moins, lui était restée fidèle, il rêvait... Et des images, d’abord vagues, puis plus précises et bientôt comme vivantes, surgissaient dans son souvenir. Son enfance sauvage et mystique, ses années de séminaire, ses débuts dans le sacerdoce, tout ce passé déjà lointain se déroula devant lui, avec ses décors précis, ses personnages brusquement jaillis de l’ombre. Puis ce fut la guerre, avec ses scènes grandioses, affreuses, cocasses parfois: légions en marche sous la lueur des aubes menaçantes, ruées éperdues au milieu des éclatements d’obus, bruyantes rigolades dans les cantonnements remplis de pauvres bougres heureux de vivre encore, lentes agonies de blessés étendus, entre les lignes, dans la broussaille de fer, visages familiers, plaisanteries mille fois répétées de camarades disparus, tout cela revenait, ressuscitait dans la mémoire de l’ancien soldat. Mais bientôt, le rêve de l’abbé Pellegrin s’élargit encore... Maintenant, c’étaient des foules qui, sous un ciel bas troué de cheminées d’usines, erraient à la recherche d’une lumière depuis si longtemps annoncée: de ce troupeau humain montaient des plaintes, des appels, des chants aussi, des chants de révolte et de haine... Et le prêtre, ému par cette vision, parlait à mi-voix dans le grand silence de la nuit:

—Ce qu’il y en a, de la misère, de la souffrance, dans le monde! Partout l’injustice, la dureté de cœur, l’oubli des paroles divines. «Aimez-vous les uns les autres», a dit le Christ. Tu parles! Les enfants de Dieu, quelle famille! Ça n’a pas changé depuis Caïn et Abel... Alors, c’est donc la faillite? Non, pas possible... On s’y est mal pris, on a loupé la commande. Tout au moins, on a gâché ce qui avait été si bien commencé: il est vrai que Dieu s’en était occupé lui-même. Depuis, ah! depuis, il y a eu pas mal de gaffes commises... C’était si facile, cependant, de continuer dans le même esprit, l’esprit de l’Évangile, quoi! N’est-ce pas la doctrine fraternelle, égalitaire, rude aux riches et aux puissants, douce aux pauvres, aux humbles, aux simples qui s’est répandue, pendant les premiers siècles, à travers le monde? Tous les peuples en voulaient: quelques paroles semées dans le sol arrosé par le sang des martyrs, et ça germait, ça levait, ça fleurissait... Aujourd’hui, c’est midi sonné: les peuples ne croient plus à la bonne nouvelle et ce sont les pauvres, ces pauvres tant aimés par le Christ, qui, les premiers, plaquent la religion à laquelle se raccrochent par intérêt les pharisiens, les publicains et les mufles! On n’a pas idée de ça... Jésus lâché par les ouvriers et bientôt sans doute par les paysans! C’est bien la peine d’être le fils d’un charpentier et d’être né dans une étable!»

L’abbé Pellegrin leva les yeux vers le crucifix suspendu au-dessus de la cheminée où flambaient encore quelques sarments. Enveloppé d’ombre, le divin supplicié penchait sa tête dolente, couronnée d’épines, et à la lueur palpitante de la flamme, sa poitrine percée par le fer du prétorien semblait haleter dans les affres dernières.

—Mon Dieu, murmura le prêtre en s’agenouillant, vous êtes toujours cloué sur la croix... C’est donc qu’il faut que vous continuiez à souffrir pour nous, que nous ne sommes pas encore sauvés. Ah! bien sûr, vous en mettez tant que vous pouvez pour nous tirer d’affaire... Mais nous, pendant ce temps-là, qu’est-ce que nous fabriquons? Autant dire peau de balle. Il y a un tas de chrétiens qui ne s’en font pas une miette. C’est même tordant de penser à tous ces messieurs et dames qui posent leurs genoux délicats sur un coussin bien douillet pour raconter leurs petits chichis personnels à un Dieu plutôt mal installé sur ses deux madriers! Moi-même, c’est vrai, je me la coule douce ici, bien que, depuis le départ de Valérie, ce ne soit plus la vie pépère comme autrefois! En vous contemplant, Seigneur, je me dis que, puisque je me suis consacré à votre service, je dois combattre, souffrir et mourir comme vous pour répandre la parole de vérité, de bonté, de justice... Je suis comme qui dirait votre ordonnance. Et dame, je dois passer partout où vous êtes passé vous-même... N’est-ce pas que je dois aller, moi aussi, porter la bonne nouvelle à ceux qui l’attendent?

Les flammes s’étaient éteintes et, dans l’ombre que ne pouvaient dissiper les tisons rougeoyants, le Christ s’était comme effacé...

—Ça ne fait rien, reprit l’abbé Pellegrin. Les saints avaient des facilités pour se renseigner sur la vraie consigne... Le bon Dieu se dérangeait pour eux en ce temps-là ou, du moins, il leur envoyait un ange en belle liquette blanche qui leur disait: «Tu es chargé de remplir telle mission, vas-y et ne t’en fais pas pour le reste.» Les apparitions, les extases, c’était bien commode... Aujourd’hui, plus personne. Faut se débrouiller tout seul. Mais j’ai peut-être un certain culot, moi, simple trouffion, de réclamer pour moi un ordre exprès du G. Q. G.»

Le curé de Sableuse soupira profondément... Par la fenêtre entr’ouverte, l’haleine parfumée de cette nuit d’été pénétrait dans la pièce obscure: il y avait dans l’air comme une douceur enveloppante et voluptueuse.

L’abbé ferma les yeux... Dormait-il vraiment? Était-il plongé dans cette étrange torpeur où le corps s’immobilise mais où la pensée s’évade et, libre au pays des rêves, crée des mirages si précis qu’ils semblent des réalités? Sans doute, car soudain il vit devant lui Jeanne Réveil... Elle était accoudée sur la table et elle avançait, dans le halo de la lampe fumeuse, son visage étrange, saisissant, impérieux. Immobile et silencieuse, elle dardait son regard aigu sur le prêtre et elle souriait, mystérieusement.

—Vous ici? A cette heure? J’espère qu’on ne vous a pas vue entrer... D’autant plus que Valérie n’est plus là. Une femme au presbytère, en pleine nuit, alors que M. le curé est tout seul! C’est ça qui en ferait des histoires à l’évêché!...

Jeanne Réveil restait muette, sans un geste.

—Vous m’aviez dit que vous ne reviendriez plus, que vous m’attendriez à Paris. Ah! décidément, vous voulez que je rapplique là-bas et vous allez encore me parler de mon devoir. Mon devoir? Pendant la guerre, je n’avais pas besoin de me creuser le ciboulot pour savoir où il était. En face et tout droit! Maintenant, c’est plus difficile... Oui, je sais, il faut encore aller de l’avant pour faire le brancardier au milieu de la bataille, pour aller au secours des pauvres types qui appellent au secours et qui ont soif de justice. Je me souviens de tout ce que vous m’avez dit... Votre voix, je l’entends toujours. Mais, j’hésite et même, je l’avoue, j’ai les foies maintenant qu’il s’agit de sortir de mon abri. C’est qu’il faut y aller tout seul... Et depuis tant d’années déjà, je ne suis plus libre; j’en ai des fils à la patte, à la volonté, à la conscience. Et c’est dur à couper... Mon devoir? N’est-il pas plutôt ici, dans ma paroisse, à l’ombre de mon vieux clocher? J’ai trop fait parler de moi, sans le vouloir... Et c’est comme si j’avais trop bu de mon vin blanc: je n’y vois plus bien clair, je m’emballe, je crois que c’est arrivé ou que ça arrivera. Mon Dieu, que votre règne arrive! Mais, pour cela, je dois peut-être cultiver tout simplement mon petit jardin de curé de campagne: quelques âmes y fleuriront et ainsi je ferai du bon travail, celui qui est le mien et que je n’ai pas le droit de délaisser. Monseigneur m’a dit qu’il y avait de l’orgueil en moi. C’est vrai, il y a de l’orgueil à vouloir faire plus que son petit truc de tous les jours. Faudrait se méfier...

Jeanne Réveil, immobile, souriait, et son regard, qui ne quittait pas le visage du prêtre, était plus dominateur que jamais. Mais il s’y mêlait aussi une douceur caressante...

—Et puis, quand le bon Dieu envoie un de ses aviateurs célestes à celui qu’il a désigné pour faire un grand coup, son agent de liaison n’est pas fait comme vous, ma petite dame. Il n’a pas vos yeux, votre voix, votre sexe... Ah! pour composer un tableau de sainteté, nous sommes un peu là tous les deux. Et justement, c’est ça qui m’inquiète... Car je ne suis pas bien sûr que, dans toutes les idées qui me travaillent et où je m’embrouille, il n’y ait pas quelque chose que je n’ose regarder en face. Quelque chose ou quelqu’un. C’est de votre faute. Il ne fallait pas venir ici; surtout, il ne fallait pas revenir. Valérie avait peut-être raison... Oui, et moi, je ne devrais pas vous recevoir. Je sais bien que c’est pour parler des malheureux, mais vous n’avez pas tout à fait le genre d’une petite sœur des pauvres! Enfin, quoi, je suis curé et, je peux le dire, un curé qui a toujours résisté à la tentation.... Il est vrai que le pauvre type n’a jamais eu à lutter comme saint Antoine. Satan ne lui a jamais envoyé, jusqu’à présent, que de ces diablesses devant lesquelles on se dit que la chasteté est encore ce qu’il y a de facile comme vertu. Mais il faut prendre garde aux embûches de la chair... Vous souriez, et vous vous moquez de moi? Je comprends, il ne s’agit pas de ça. Et même, j’en ai de ces idées! Mais ce n’est plus de l’orgueil: plutôt de la vanité. Ah! que voulez-vous, j’ai mille choses qui vont et qui viennent dans mon imagination... N’importe, il vaut mieux que vous partiez. Laissez-moi, tenez, par bonté, par charité!

Jeanne Réveil restait toujours silencieuse, énigmatique, tyrannique.

—Le jour se lève... Et ma première messe est à six heures: je dois monter à l’autel avec une âme pure. Barrez-vous, quoi! Vous ne voyez pas que votre présence me trouble?... Avec ça que vous avez une façon de me regarder. Arrière, femme!...

Jeanne Réveil ne recula pas. Au contraire, son visage ardent se rapprocha plus encore de celui du prêtre qui, se levant brusquement, voulut la repousser d’un geste quasi-brutal. Mais les mains tendues de l’abbé Pellegrin ne rencontrèrent, de l’autre côté de la table, qu’une chaise vide qui se renversa bruyamment.

—Pas possible, fit-il en se frottant les yeux, j’ai dû m’endormir et rêver... Personne n’est entré ici. Je suis seul, absolument seul.

Une lumière blafarde s’insinuait dans la pièce où les choses prenaient un aspect irréel... L’abbé Pellegrin murmura:

—Le feu, la lampe et ma pipe, tout est éteint... Ah! j’ai un de ces cafards!

Il se sentait comme submergé par un découragement qui l’assaillait de ses vagues noires. «J’étais si tranquille, si heureux, songeait-il en contemplant par la fenêtre son jardin où traînaient, comme des écharpes transparentes, les vapeurs de l’aube. Et je sens que, maintenant, c’en est fait de mon repos... Car j’ai gâché la précieuse certitude que j’avais de remplir tout mon devoir de serviteur de Dieu. Une voix intérieure me dit qu’il faut faire plus, mieux et en vitesse.»

Au loin, lentement, l’Angelus tinta... Le curé de Sableuse se mit à genoux et pria. Mais, cette fois, la prière ne put rafraîchir son âme tourmentée et fiévreuse.

«Non mais, se dit-il avec angoisse, voilà la Sainte Vierge qui me lâche, elle aussi! Jusqu’à présent, elle m’avait à la bonne et je n’avais qu’à lui dire deux mots pour me sentir l’âme plus légère et le cœur moins gros. Pas d’erreur, elle m’en veut, elle me fait la tête. Faut reconnaître qu’il y a de quoi... Ah! cette nuit, vrai, j’ai eu des idées qui n’étaient pas faites pour lui plaire. Et ce rêve? Car enfin j’ai rêvé à une femme... Pas la peine de tricher, quand je me suis réveillé, j’ai regretté de ne pas la trouver là, devant moi, après avoir voulu cependant la jeter dehors. Et ces idées-là, c’est un péché... Pellegrin, tu n’as plus ton âme nette, bien astiquée, en tenue de sortie. Alors et ta messe de six heures? Tu n’auras sans doute pas le culot de te présenter à Dieu pour le servir avec une âme dans cet état-là? Tu te demandes ce que tu dois faire... Pourquoi chercher plus longtemps? Tu n’es déjà plus le curé de Sableuse, tu es un autre prêtre, un autre homme et tu commences une autre vie. Inutile de résister. Il faut, tu entends, il faut que tu changes de secteur... Tu n’as plus rien à faire ici, tandis que, là-bas, on t’attend. Non, non, ne raisonne pas... A quoi bon? Laisse tout tomber, vieux, et mets-toi en route sans même regarder en arrière.

L’abbé Pellegrin se versa un verre de vin blanc et, l’ayant bu d’un trait, se sentit tout ragaillardi.

«Ce n’est pas tout ça, monologua-t-il encore, puisque je mets les bâtons, il faut que je prévienne Monseigneur... Je ne veux pas avoir l’air de déserter. J’irai ce matin même à l’archevêché!»

Ce n’est pas sans peine qu’il parvint à se faire recevoir par le prélat.

—Monseigneur, prononça-t-il avec une assurance qui l’étonna lui-même, je viens vous demander de me remplacer à Sableuse.

—J’y pense, mon ami. Mais avant de vous donner un successeur, je veux régler votre situation... Et, je vous l’avoue, la question m’embarrasse fort. Vous êtes, de tous mes prêtres, le plus difficile à caser.

—Ça va s’arranger très bien... Je les mets. Je veux dire, Monseigneur, que je pars.

—Vous partez? Que voulez-vous dire?

—Je quitte le diocèse. Je vais à Paris.

Mgr Sibuë ajusta ses lunettes d’acier sur son nez mince et fixa l’abbé Pellegrin d’un air d’abord stupéfait, puis sévère.

—Vous allez à Paris? Par exemple! Encore quelque folie, sans doute?... Décidément, vous abusez, monsieur le curé!

—Monseigneur, il faut me pardonner, mais c’est ainsi: je vais à Paris où il paraît que je ferai du bon travail. La parole de Notre-Seigneur est oubliée ou ignorée, l’Évangile, qui contient le secret du bonheur ici-bas comme celui de l’éternelle félicité là-haut, l’Évangile passe pour une vieille balançoire et notre religion m’a tout l’air d’être dans les choux! Alors, j’ai pensé que je devais aller là-bas pour expliquer au populo que le Christ et lui sont faits pour s’entendre... En cela, Monseigneur, il me semble que je servirai encore et même mieux que jamais Dieu et son Église. C’est pourquoi je viens demander à votre Grandeur de m’autoriser à partir et même, si elle le juge à propos, de me balancer une bénédiction de première!

Mgr Sibuë avait écouté ce discours avec une moue méprisante... Il haussa les épaules et répondit:

—Je ne vous autorise nullement à partir et même je vous le défends... Vous n’irez pas à Paris, vous irez là où je vous enverrai, moi, votre évêque.

—J’ai une mission à remplir, Monseigneur.

—Vous avez perdu la tête, mon pauvre ami. Je ne veux même pas discuter les insanités que je viens d’entendre... Elles me feraient sourire, si votre égarement ne me faisait redouter un redoublement du scandale que, depuis trop longtemps, vous entretenez dans le diocèse.

—L’Église, Monseigneur, a été fondée par des gens qui faisaient scandale. Elle périt de la timidité, du respect humain, de ceux qui ont oublié qu’elle doit être militante pour être triomphante.

Inquiet, Mgr Sibuë pressa, d’un index osseux, le bouton de la sonnerie électrique qui communiquait avec le bureau de l’abbé Lanthier. Quand celui-ci apparut avec son visage neutre, son regard circonspect, le prélat parut soulagé et s’exclama, sarcastique:

—Mon cher Lanthier, vous ne saviez donc pas que nous possédons parmi nous un nouvel athlète de la foi, un apôtre qui va, d’un coup de sa puissante épaule, faire s’écrouler le temple de Baal?

Le secrétaire de l’évêque glissa vers le curé de Sableuse un regard torve et répondit en s’inclinant:

—Non, Monseigneur.

—Vous étiez bien mal renseigné, tout comme moi, d’ailleurs... Voici le phénomène: c’est M. l’abbé Pellegrin.

—Oh! Monseigneur, est-ce possible? fit l’abbé Lanthier avec un sourire complice.

—Oui, ce brave curé de Sableuse veut aller à Paris pour y combattre à sa manière le dragon de l’incrédulité. Que dites-vous de ce Saint-Michel?

—Je partage en tous points l’avis de votre Grandeur.

—N’est-ce pas, c’est comique?

—Très comique.

—M. Pellegrin estime que le clergé parisien, où abondent cependant les hommes éminents, n’est pas à la hauteur de sa tâche. Il veut aller au peuple et le réconcilier avec l’Église: il en fait son affaire. Vous voyez cela, mon cher Lanthier? L’Église attendait ce nouveau docteur et prophète pour triompher enfin de ses ennemis. Quelle gloire pour le diocèse! Et gardons-nous de tout scepticisme, de toute inquiétude... Ne craignons même pas le ridicule: M. le curé, qui ne doute pas de lui-même, ne doute non plus de rien!

—La foi, déclara l’abbé Pellegrin, transporte les montagnes!

Le secrétaire du prélat lança d’une voix acidulée:

—Oui, mais transportera-t-elle la butte Montmartre?

Mgr Sibuë avait repris son masque sévère et c’est avec dureté qu’il prononça:

—Nous avons connu des prêtres démocrates, esprits égarés par de puérils sophismes et aussi par le goût de la plus méprisable popularité. Vous, monsieur Pellegrin, c’est plus grave; vous êtes révolutionnaire. Car je lis fort bien, mieux que vous sans doute, dans votre cervelle troublée et tourmentée. Vous êtes devenu un adversaire de la Société: interprétant à votre manière les préceptes de Notre-Seigneur—qui ordonnait cependant de rendre à César ce qui est à César—vous prétendez trouver dans nos saints évangiles la justification des pires théories, cent fois condamnées par les conciles et les souverains pontifes. Aberration, hérésie, crime contre l’esprit! Mais si je ne puis consentir à discuter des idées aussi folles, je dois cependant avoir recours à toute mon autorité d’évêque pour vous empêcher de les répandre en abusant de votre caractère, voire de votre habit de prêtre catholique. Je crois d’ailleurs que vous êtes la victime d’une sorte d’intrigue habilement combinée par des gens qui veulent exploiter, je ne sais trop dans quel but, votre popularité, qui est leur œuvre, et votre orgueilleuse naïveté. Il me faut donc vous protéger contre eux autant que contre vous-même. Et puisque vous faites fi de mes injonctions paternelles, je n’hésite pas, quoique à regret, à recourir à la manière forte. Monsieur l’abbé Pellegrin, je vous ordonne, vous entendez, je vous ordonne de renoncer à vos projets et si vous ne me promettez pas, sur-le-champ, de m’obéir en toutes choses et sans aucune restriction, j’use contre vous sans pitié et sans délai, de toutes les rigueurs dont je dispose: le scandale est, de tous les maux, le plus exécrable et pour l’éviter ou le réduire, je suis prêt à tout!

 

L’abbé Pellegrin, qui avait baissé la tête sous l’orage, la releva lentement et répondit en rejetant la tête en arrière:

—Moi aussi, Monseigneur, je suis prêt à tout.

—Oh! se récria l’abbé Lanthier... Vous défiez Sa Grandeur!

L’évêque observait en silence le curé de Sableuse dont le visage avait pâli et dont les mains tremblaient. Enfin, il articula:

—Je vous le répète, le démon de l’orgueil est en vous... C’est le pire, car l’orgueil, c’est Satan lui-même!

Et d’un geste, il indiqua la porte au prêtre révolté.

V
SAINT PELLEGRIN CHEZ LES GENTILS

Tout en haut de la rue de Belleville, une bicoque dressait son étroite façade entièrement peinte en rouge sang de bœuf. Entre le premier et le deuxième étage s’inscrivait, en lettres noires, cette réclame:

L’HUMANITAIRE

 

Organe de la révolution mondiale

 

PARIAS

 

Lisez tous L’HUMANITAIRE

Au rez-de-chaussée, une boutique étalait les portraits de Proud’hon, Victor Considérant, Lassalle, Karl Marx, Ravachol, Émile Henry, Jean Jaurès, Anatole France, Lénine... Au milieu de cette galerie d’illustrations plus ou moins révolutionnaires, était exposée une image grossièrement bariolée représentant le Christ sur la croix, entouré de généraux plaqués de crachats, de bourgeois à têtes de financiers véreux, de femmes du monde largement décolletées et couvertes de perles, de juges à favoris et à robes fourrées d’hermine, de cardinaux et d’évêques ventrus qui, tous, semblaient narguer le supplicié... A droite et à gauche de celui-ci, crucifiés comme lui, un terrassier en large pantalon de velours et un chemineau loqueteux et barbu remplaçaient les deux larrons de l’Écriture. Un gendarme à bicorne et à longues bottes dirigeait la pointe de son grand sabre vers le flanc décharné du Christ et sous cette étrange gravure, une pancarte portait ces mots écrits en belle ronde et à l’encre rouge: Exécution du camarade Jésus condamné par les bourgeois.

Tout autour s’étageaient, s’alignaient des livres, des brochures, des tracts révolutionnaires aux couvertures uniformément écarlates et sur la vitrine même se lisaient ces inscriptions peintes aussi en rouge:

LIBRAIRIE DU PEUPLE

 

Parias, instruisez-vous!

 

SIÈGE CENTRAL DU PARTI DE LA RÉVOLUTION

HUMANITAIRE

Dans l’arrière-boutique, les dirigeants du parti s’étaient réunis et discutaient... Il y avait là, entre autres, Pierre Rouge, Jeanne Réveil et Raymond Maxy, un jeune camarade au profil sémitique, aux cheveux longs et crêpelés, aux yeux de gazelle comme embués de songe et de nostalgie.

—Voyons, disait Pierre Rouge d’une voix rude, nous ne sommes pas venus ici pour entendre parler seulement de questions d’argent... C’est entendu, l’Humanitaire est en progrès au point de vue des abonnements et de la vente au numéro; la publicité commence à donner et nos brochures ont du succès. Le business marche, tant mieux, mais cela ne suffit pas. Nous sommes installés dans une boutique: prenons garde de devenir des boutiquiers!

—C’est vrai, dit Jeanne Réveil, nous devons être autre chose que des marchands de papier.

Raymond Maxy lui lança un regard avivé par une flamme soudaine et prononça:

—Vous avez raison, Jeanne... Toutes ces questions commerciales ne nous intéressent pas.

—Facile à dire! s’exclama un personnage à lorgnons qui était l’administrateur de l’Humanitaire et de la librairie. Mais il faut vivre d’abord. Nous avons des frais... On voit bien que notre jeune camarade n’a pas l’habitude de s’embarrasser des questions d’argent: il est riche. En nous quittant, il remontera dans son auto qui l’attend à la porte et qui le reconduira chez son papa, le grand banquier!

Maxy rougit et allait répliquer sans doute avec violence, quand Pierre Rouge, lui imposant silence d’un geste, reprit:

—Raymond Maxy est avec nous et il faut lui en savoir gré... C’est un esprit libre, généreux, vraiment révolutionnaire: nous pouvons compter sur lui, j’en suis sûr. Mais laissez-moi reprendre le fil de mon discours. Il ne s’agit donc pas de limiter notre effort à la propagande par le journal et le livre. Nos idées se répandent, mais trop lentement. Et cependant, nous le sentons, elles possèdent une force qui n’attend qu’une occasion pour exploser et bouleverser une société à laquelle nous avons déclaré la guerre: cette occasion, il faut la chercher, la créer. Nous y avons pensé, Jeanne et moi, et je crois que nous avons trouvé...

Pierre Rouge observa pendant un instant ceux qui l’écoutaient, puis, baissant la voix, il s’expliqua:

—Notre plus redoutable adversaire, c’est l’Église. L’Église est le véritable rempart de cette société capitaliste et bourgeoise qui est cependant assez bête pour la renier et même la persécuter. L’Église nous offre un front d’autant plus puissant qu’elle nous combat avec une armée qui devrait être à nous: certes, ses effectifs ont diminué depuis quelques dizaines d’années, mais elle dispose encore de millions d’hommes. Elle les garde en les abusant de vaines promesses, d’illusions puériles, en leur prêchant la résignation pour cette vie et en leur faisant croire que là-haut, toutes les injustices dont ils souffrent seront splendidement réparées. Le truc a pris pendant des siècles et, s’il prend moins aujourd’hui, il reste cependant encore le principal des moyens employés contre nous. Eh bien, nous avons pensé qu’il fallait combattre l’Église avec ses propres armes... Elle nous les offre elle-même, car son évangile n’est, en somme, que l’histoire du plus grand révolutionnaire qui ait jamais existé, de ce Jésus qui haïssait les riches, les porteurs d’épée, les prêtres asservis à l’État, les Juges, tous les défenseurs de l’ordre qui était alors romain et qui, aujourd’hui, est capitaliste et bourgeois. La morale du Christ est avant tout destructrice et la preuve en est qu’elle a complètement anéanti une société plus fortement organisée que la nôtre... Ce sont les esclaves, les ouvriers, les pauvres gens qui, les premiers, ont accueilli avec enthousiasme l’évangile chrétien où tout parle d’égalité, de fraternité. Servons-nous donc, nous aussi, de ce merveilleux moyen de toucher le cœur du peuple moderne qui est tout pareil à la plèbe de l’antiquité. Ainsi nous arracherons à l’Église les esclaves qu’elle berne en leur cachant le véritable sens des paroles du camarade Jésus. Quand nous les aurons amenés à nous, nous aurons abattu la plus puissante des colonnes de la Société et nous pourrons enfin renverser l’édifice si savamment bâti contre lequel nous nous épuisons actuellement en assauts stériles!

Raymond Maxy s’écria, orgueilleusement:

—Les vrais révolutionnaires sont de ma race... Attendez le Juif qui reprendra l’œuvre du Juif Jésus!...

Mais Pierre Rouge répliqua:

—Non, j’ai un homme tout prêt et qui, peut-être, réussira. Il n’est pas juif... C’est même un prêtre catholique. Vous le connaissez de nom, car il est entre tous populaire: c’est l’abbé Pellegrin, le fameux curé de Sableuse!

Un militant gouailla:

—Pas de ratichons parmi nous!

Pierre Rouge répliqua, méprisant!:

—Camarade, vous pensez comme un petit bourgeois voltairien. Rien de plus plat, de plus rococo, de plus réactionnaire.

—Enfin, risqua un autre, il y aura tout de même un curé parmi nous... On dira que c’est notre aumônier et les camarades ne comprendront pas.

Mais Pierre Rouge, haussant les épaules, poursuivait:

—L’abbé Pellegrin est une force que nous devons employer. Cet homme pense comme nous sur l’essentiel, il est pour les parias contre les puissants, pour les pauvres contre les riches, et son action sur les foules peut être formidable, grâce à son genre d’éloquence, à son aspect, à sa sincérité, à son fluide... Quant à ses idées religieuses, qu’est-ce que vous voulez que cela nous fasse? Il est d’ailleurs probable que, parmi nous, ce curé de la Sociale ne les gardera pas longtemps. Mais je souhaite qu’il ne les abandonne pas trop vite, qu’il ne jette pas trop tôt sa soutane aux orties: nous avons besoin de l’abbé Pellegrin tel qu’il est pour nous amener les catholiques des usines et des champs, pour faire venir à nous les femmes, pour briser le bloc de résignations formé par l’Église... Tout cela agitera les esprits, fomentera des troubles, créera de l’inquiétude, de la peur chez nos ennemis et, ayant ainsi miné la citadelle capitaliste, nous la ferons sauter quand nous voudrons.

Maxy s’exclama:

—Au fond, ce sera encore une révolution née de la pensée juive. Le camarade Jésus va reprendre son œuvre de destruction. Décidément il n’y a que nous et nos élèves pour bien démolir!...

Un autre dirigeant du parti observa:

—La fin justifie les moyens et, pour ma part, j’approuve tout ce qui sera fait pour attirer dans nos rangs les nombreux prolétaires qui subissent encore, souvent même sans s’en douter, l’influence de la Sainte Église bourgeoise, capitaliste et conservatrice. Il y a peut-être là, en effet, un beau coup à faire et je crois même que la popularité extraordinaire du curé de Sableuse serait, dans notre jeu, un atout de premier ordre. Mais, ce curé, est-il notre homme?

—Oui, répondit Jeanne Réveil.

—Marchera-t-il avec nous?

—Oui.

—En êtes-vous bien sûre, Jeanne? Je n’y croirai que lorsque j’aurai vu l’abbé Pellegrin parmi nous, ici-même. Viendra-t-il?

Jeanne Réveil eut un sourire mystérieux et prononça:

—Il viendra, je vous le promets.

—Quand?

—Bientôt...

 

L’abbé Pellegrin arriva vers onze heures du matin à la gare Montparnasse. Une pluie fine s’éparpillait dans le vent aigre de cet été à caprices. Et le transfuge, que le voyage avait transi, éprouva, en faisant ses premiers pas sur le trottoir luisant, dans la cohue des indifférents, une désolante sensation de solitude et de découragement.

«Si je m’écoutais, se dit-il, je ferais demi-tour et je rappliquerais à Sableuse, en vitesse... Mais les premiers apôtres qui débarquèrent à Rome ne devaient pas rigoler non plus. Et encore, ils ne risquaient sans doute pas, comme moi, d’être écrasés par les autobus et les taxis! Ça ne fait rien, je ne suis pas dans mon assiette, ce matin... Pour me rattraper, je vais aller faire une bonne prière à l’église que je vois d’ici. M’étant remis l’âme d’aplomb, je m’occuperai du corps: je casserai la croûte et je boirai un bon coup de blanc. Après tout ça, c’est bien rare si je ne me sens pas d’attaque!»

Le curé de Sableuse s’agenouilla dans un coin de l’église Notre-Dame-des-Champs et fit cette oraison: «Mon Dieu, je ne sais pas trop ce que vous pensez de moi, mais je vous demande de ne pas me juger en cinq sec... Il est bien possible que je me mette le doigt dans l’œil en croyant que je vous servirai mieux dans ce grand Paname que dans mon petit village. Mais puisque vous voyez clair dans les consciences, vous ne pouvez douter de ma bonne volonté et de ma sincérité: je lâche un truc de tout repos pour un devoir qui ne me permettra pas d’engraisser tranquillement à l’ombre de votre croix... En somme, j’étais aussi à l’arrière dans mon presbytère de Sableuse, je me tenais à l’abri, sans m’en faire une miette: je me suis engagé pour aller au front, pour combattre en première ligne ceux que vous avez vous-même combattus, les mauvais riches, les faux docteurs, les pharisiens, les sales types, quoi! Ai-je eu tort? Avais-je le droit de choisir moi-même ma consigne? Vous voyez, déjà, je souffre, car c’est dur de ne pas être bien certain d’avoir raison de faire ce qu’on fait; et je me dis que ceux qui ne connaissent pas cette inquiétude-là sont des veinards. Mais je me dis aussi qu’il n’est pas possible que vous ayez fait de moi ce que je suis pour ne pas m’imposer un devoir plus grand et par conséquent, plus lourd. Si, pour tant de pauvres bougres de tous poils, l’abbé Pellegrin est le porteur de la bonne nouvelle depuis si longtemps attendue, c’est que vous l’avez voulu, et je ne pense pas que vous m’approuveriez de leur poser un lapin... Vous n’aviez qu’à me laisser dans mon coin, si j’étais fait pour confesser à perpète les bonnes femmes de Sableuse qui n’ont même pas besoin d’absolution vu qu’elles se vantent un peu en s’imaginant qu’elles peuvent être de vraies pécheresses. Ah! bien sûr, je regrette que vous m’ayez choisi dans le tas... Il y en avait d’autres plus maouss et plus dessalés que moi! Mais enfin, ça y est... Trop tard, maintenant! Il faut que je m’y colle. Mon Dieu, je vous offre tout ce que j’ai, ce n’est d’ailleurs pas grand chose: mes forces, mon cœur, ma vie... Mais faut pas que je vous fasse du boniment. Vous auriez le droit de vous gondoler, ô mon Dieu, si je vous disais «Comme martyr, je suis un peu là!» Je sais très bien que, quoi qu’il m’arrive, je ne serai pas boulotté par un tigre dans l’arène du Cirque Médrano... Votre service est moins aride et moins dangereux aujourd’hui qu’autrefois. Et c’est sans crainte d’être arrêté par les cognes de Néron que je vais aller en face boire un verre d’honnête pinard à la santé du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.»

L’abbé Pellegrin, ayant fait cette oraison, sortit de l’église, traversa le boulevard Montparnasse et entra chez un traiteur dont l’enseigne portait: Au rendez-vous des compagnons. C’était l’heure du déjeuner. L’étroite salle était remplie d’ouvriers maçons qui, avec leurs visages et leurs vêtements couverts de plâtre, semblaient autant de pierrots. L’apparition de l’homme noir au milieu de tous ces hommes blancs, produisit une certaine sensation. Tous les regards se dirigèrent, curieux, vers ce prêtre qui s’aventurait ainsi chez un simple mastroquet et qui, tranquillement, s’approchait du comptoir en disant:

—Avez-vous un coin pour moi? Ce serait pour casser la croûte...

Un silence stupéfait était tombé, brusquement. Mais, bientôt, une voix gouailleuse lança:

—Eh! le curé, tu dis donc la messe sur le zinc?

Le prêtre se retourna et, souriant:

—Si tu veux, l’ami... Mais tu me serviras d’enfant de chœur!

Un autre homme blanc s’écria:

—Les curés à la porte!

Des camarades l’approuvèrent en disant:

—Ce marchand d’oremus n’a rien à faire ici... Qu’il aille bouffer chez les patrons, chez les bourgeois!

—Les curés, ça se fout du peuple!

—Sortez-le, le ratichon!

L’abbé Pellegrin accrocha son parapluie au rebord du zinc, enleva son chapeau qu’il posa sur un siphon d’eau de seltz et articula en promenant son regard calme sur les compagnons:

—Qu’il s’amène celui qui veut me sortir...

Personne ne bougea. Mais des rires saluèrent la réplique du curé de Sableuse qui paraissait très décidé à se défendre. Cette attitude ne déplut pas: un revirement s’amorçait dans l’opinion des ouvriers qui cessèrent de railler. Cet abbé costaud, prêt à faire le coup de poing, les séduisait...

D’ailleurs, un des hommes blancs réclama le silence en vociférant:

—Vos gueules, tas de ballots!... Qu’est-ce qu’il vous a fait, ce curé-là? Et n’a-t-il pas le droit d’entrer ici, comme tout le monde? Moi, ça me fait même plaisir de l’y voir... Au moins, en voilà un qui n’est pas fier, qui n’a pas peur de se plâtrer la soutane en se rencontrant avec nos blouses, qui nous trouve assez chics pour être de sa compagnie. Il vient boulotter au «Rendez-vous des compagnons», ça, c’est gentil. Il y a des députés révolutionnaires qui n’en feront jamais autant: ce n’est pas leur genre de cuisine! Alors, les amis, foutez la paix à ce brave type... Et serrons-nous pour lui faire une place.

Aussitôt les hommes blancs qui avaient si mal accueilli l’homme noir s’écrièrent:

—Ici, le curé!

—Voici un bon coin.

—Non, vous serez mieux près de nous. Eh! la patronne, un couvert pour notre invité... Car c’est Populo qui régale!

—On y va, fit l’abbé Pellegrin.

Et il alla prendre place entre deux ouvriers qui lui recommandèrent, l’un le miroton, l’autre le bœuf bourguignonne.

—Entendu, je mangerai des deux, car j’ai une de ces dents... Mais j’ai la pépie aussi. Qu’on m’apporte un litre de blanc.

La bonne humeur, la simplicité populaire du nouveau venu enchantèrent ses voisins. Et quand il récita, à voix basse, le benedicite, personne ne broncha...

—C’est son idée, fit un compagnon, et ça ne gêne personne.

—Nous, dit un autre, on n’en veut qu’aux curés qui nous promettent de la brioche là-haut pour nous consoler de ne manger que du gros pain noir ici-bas.

—Mon vieux, répondit le prêtre, ton pain me paraît très appétissant et tu n’as pas l’air de te les caler avec des briques.

—Dame! On n’est pas des feignants, nous autres. Alors, c’est bien le moins qu’on se soigne un peu. Mais ça ne fait rien, nous avons le droit de nous plaindre: nous sommes des exploités. Il y a des ventrus qui boivent notre sueur...

—Moi, fit l’abbé Pellegrin, je préfère le pinard. Vous permettez, les amis: à votre santé!

Et d’un trait, il vida son verre.

—Vous avez l’air d’un bon zigue, dit un plafonneur au visage moucheté de plâtre, et bien que je n’aime pas les curés, j’avoue que s’il y en avait un peu plus qui viennent manger du miroton ou du bœuf bourguignonne au milieu des gens du peuple, je les aurais un peu moins dans le nez. Seulement, voilà, ils boulottent des ortolans chez les duchesses et ils voyagent en première dans le métro. Moi, ça me dégoûte de la religion...

L’abbé Pellegrin commanda d’une voix sonore:

—La patronne, envoyez-moi une portion de frites!

Puis, se tournant vers l’ouvrier qui venait de parler, il prononça, gravement:

—Le Christ était un ouvrier—et il était même, comme vous, un gars du bâtiment—il mangeait avec des ouvriers, des pêcheurs, des gens du peuple, quoi! Seulement, je ne garantis pas que c’était du miroton, du bœuf bourguignonne, ni même des frites. Il n’allait jamais dîner chez les duchesses et il ne voyageait pas en première dans le métro de Jérusalem, car il n’a été, toute sa vie, qu’un trimardeur, un chemineau qui s’en allait, pieds nus, le long des routes, pour prêcher aux hommes le mépris des richesses, la bonté, l’égalité, la fraternité...

—Oui, fit un compagnon, c’était un chic type, mais ses prêtres nous l’ont changé. Aujourd’hui, il est contre nous...

A ces mots, l’abbé Pellegrin se dressa, rouge d’indignation, et s’écria:

—Non, mais des fois! Vous l’abîmez... Tout ce que vous voudrez, mais pas ça! Où est-il, celui qui traite le Christ de lâcheur? Je vais lui casser la gueule, aussi vrai que je suis l’abbé Pellegrin!

A ce nom populaire, tout l’auditoire sursauta et des exclamations s’élevèrent de toutes parts:

—L’abbé Pellegrin! Le fameux curé de Sableuse!

—On aurait dû s’en douter!...

—C’est vrai, c’est bien lui! On a assez vu son portrait dans les journaux...

—Dire qu’on ne l’a pas reconnu avec sa bonne gueule. Il n’y a cependant que lui pour envoyer ces boniments-là...

Mais un ouvrier lança d’une voix sarcastique:

—Oui, c’est le curé qui pose au révolutionnaire pour nous reprendre ou pour mieux nous avoir, les amis. Chiqué! On la connaît.... Rien à faire avec nous! Votre Christ, votre Église, votre religion, vous-même, tout ça, nous le fourrons dans le même sac à malices: le peuple ne veut plus marcher... Il a été refait et, maintenant, il se rebiffe. Vous l’avez eu, vous ne l’aurez plus.

—Il a raison! firent des hommes blancs.

—Non, répliqua l’abbé Pellegrin avec force, il se gourre, le frère, et comment! Il croit qu’on envoie comme ça le bon Dieu à la gare? Ce serait trop commode... Et puis, vous ne pouvez vous passer de lui. Seulement, voilà, vous ne le connaissez pas, vous ne savez pas qu’il est votre meilleur ami, et que si son évangile était suivi dans son esprit comme dans sa lettre, il n’y aurait pas de guerres, pas de révolutions: pas la peine, puisque nous serions tous frères! Je suis venu à Paris pour vous réconcilier avec lui: il n’est pas possible que le peuple soit plus longtemps l’ennemi de Celui qui n’a aimé que les malheureux et les simples et qui a donné sa peau pour faire régner ici-bas la paix entre tous les hommes de bonne volonté.

—Amen! fit un loustic au milieu des rires.

Il y eut aussi des protestations. Mais les contradicteurs, les récalcitrants eux-mêmes le trouvaient sympathique, ce curé bon enfant chez qui tout était peuple et qui, les coudes sur la table de marbre, en face d’un café dans lequel il avait versé un petit verre de marc, tenait tête à tout le monde avec une éloquence à la fois émouvante et cocasse. L’abbé Pellegrin sentit ce contact: certes, il y avait de la résistance, mais enfin, il devinait autour de lui comme une amitié chaude qui naissait. Et il en tira une grande espérance, une grande promesse...

Les hommes blancs se levaient: l’heure était venue de reprendre le travail. Ils sortirent et plusieurs, en passant, serrèrent la main à l’abbé Pellegrin.

—Ah! dit l’un d’eux, avec vous, on pourrait peut-être s’entendre...

—On s’entendra, camarade!

—Vous reviendrez ici?

—Non, bien qu’on y bouffe pas mal du tout et que le vin se laisse glisser... Mais j’ai beaucoup de gens à voir, un peu partout. Il va même falloir que je me grouille. J’apporte quelque chose qui est attendu avec impatience par un tas de pauvres bougres.

—Quoi donc?

—La bonne nouvelle.

—Quelle bonne nouvelle?

—T’occupe pas... Tu ne tarderas pas à la connaître: on en parlera!

Le curé de Sableuse régla son addition, malgré la résistance de ses voisins et, ayant allumé sa pipe, sortit... Il remonta, à tout hasard, le boulevard Montparnasse: l’air vif, fouettant son visage quelque peu congestionné, lui faisait du bien.

Comme il passait au pied d’un échafaudage, un vieillard vêtu de haillons tendit devant lui une latte de bois en disant:

—Au large!...

Surpris, l’ecclésiastique questionna:

—Je n’ai pas le droit de passer?

—Si vous y tenez... Mais vous risquez de recevoir un moellon sur la tête. Passez plutôt sur la chaussée.

—Mais vous, vous êtes donc verni? Le moellon peut aussi bien vous dégringoler dessus que sur bibi...

—Oh! moi, je suis là pour me faire tuer à l’occasion, moyennant quatre francs par jour. Et encore, faut pas se plaindre: la place est recherchée...

Le bonhomme s’était approché de l’abbé Pellegrin, pour mieux le dévisager. Puis:

—Mais je vous reconnais... Vous sortez du «Rendez-vous des bons compagnons». J’y étais, dans un coin, en train de manger un «ordinaire»... Je m’offre ça les jours de paie, car pour moi, l’ordinaire, c’est du luxe. J’ai entendu ce que vous avez dit aux ouvriers. Ah! tenez, vous m’avez l’air d’un brave homme, bien que vous fassiez un drôle de métier. Eh bien, permettez-moi de vous donner mon avis: il n’y a rien à faire avec ces gens-là.

—Quelles gens?

—Les ouvriers d’aujourd’hui... Moi, je suis un ouvrier d’autrefois et, tel que vous me voyez, j’ai été un des compagnons du tour de France. Nous autres, les anciens, nous avions la fierté de notre travail: les jeunes, eux, ça les dégoûte de travailler, de porter une blouse, de se servir d’un outil... Ils ont la haine des bourgeois et cependant ils ont tous des goûts, des âmes de bourgeois. Vous croyez les intéresser avec vos histoires? Pour eux, rien ne compte que ce qui se touche, que ce qui se mange, que ce qui se met dans la poche ou dans le gosier... Autrefois, les compagnons s’emballaient pour des idées: c’est ainsi qu’ils ont fait la Commune... J’en étais! En ce temps-là, je ne tenais pas à la main un bout de bois mais un flingot: nous luttions pour un principe, quelque chose qui était au-dessus de nous et qui nous faisait battre le cœur. Maintenant, il y en a encore qui veulent marcher, mais c’est pour turbiner moins, pour rigoler plus, pour pouvoir s’offrir la poule qui passe et qui est trop chère pour eux. Et c’est à ces gens-là que vous vous adressez, vous qui ne leur promettez rien de tout ça? Ils ne vous comprennent pas... Ils n’écoutent que ceux qui leur disent: «A votre tour de rigoler... Faisons la révolution et après on fera la noce!» Proposez-leur ça, le curé, si vous l’osez, alors peut-être pourrez-vous vous faire écouter et vous faire suivre. Sinon, pas la peine, c’est comme, sauf votre respect, si vous pissiez dans un bénitier. Ah! c’est que je les connais, moi, un peu mieux que vous, et je sais ce qu’ils valent!

L’abbé répondit après avoir rallumé sa pipe:

—Eh bien, grand-père, moi, je suis certain qu’ils valent mieux que vous ne pensez. Et je parie qu’ils m’écouteront, bien que je ne sois pas venu chez eux pour leur parler bombe et ribouldingue. Ce sont de bons types et on trouve facilement le chemin de leur cœur. Le populo, il n’y a que lui pour comprendre, aujourd’hui comme il y a deux mille ans, la parole de Dieu. Allons, ne vous en faites pas pour lui, ni pour moi. J’ai bon espoir: le champ n’a pas été cultivé depuis longtemps, mais je vais m’y coller et comme la saison s’annonce bien, j’ai dans l’idée que la moisson sera belle. Au revoir, l’ancien!

Et le curé de Sableuse s’éloigna tandis que le vieux communard, le suivant des yeux, haussait les épaules avec un sourire désabusé.

Le nouvel évangéliste arriva dans les parages de la place Saint-Sulpice. Il se souvint de son séjour à l’hôtel du grand Fénelon[2], mais, secouant la tête, il songea: «Mieux vaut ne pas m’y risquer... Je ne suis pas en permission régulière et Mlle Badinois m’en ferait une tête! Mes confrères me regarderaient aussi d’un sale œil... Pensez donc, cet abbé Pellegrin dont on a tant parlé, ce mauvais esprit, ce phénomène, ce dingo, ce n’est pas un type à fréquenter. Il n’en faut pas dans la maison. Ah! c’est ça qui va être le plus dur à avaler, la réprobation, le mépris, la haine peut-être de ceux qui croient que je suis un déserteur passé à l’ennemi. Ce que je vais prendre, mes frères!» Et l’abbé Pellegrin, ouvrant son parapluie sous l’averse, sentit renaître en lui cette impression douloureuse où il y avait de l’angoisse et du découragement. Mais il la rejeta, d’un effort violent, et s’approchant d’un sergent de ville, il lui demanda son chemin pour aller rue de Belleville, aux bureaux de l’Humanitaire.

—Vous n’y êtes pas, répondit l’agent... C’est loin d’ici.


Voir Mon Curé chez les Riches (même éditeur).


—L’étape la plus longue et la plus dure est faite. Maintenant, ce n’est plus rien.

—Vous connaissez Paris, monsieur l’abbé?

—Non...

Vous voulez aller à Belleville à pied?

—J’aime autant me dérouiller les guibolles. Et puis, c’est plus dans mon genre. Je ne suis pas de ceux qui prennent une voiture pour aller au peuple.

—Il y a des autobus, le métro...

—A pattes, vous dis-je. Je n’ai pas la prétention de me comparer aux prophètes et aux apôtres, mais j’ai peut-être le devoir de les imiter de mon mieux: c’est en marchant qu’ils ont répandu la vérité, comme le semeur répand le grain.

L’agent, éberlué, indiqua d’un geste vague la rue Bonaparte en disant:

—Alors, descendez là, traversez la Seine et continuez dans la même direction... En demandant de temps en temps, vous finirez bien par arriver.

Et il ajouta, narquois:

—Tous les chemins conduisent à Rome...

Le bon curé se mit en route. Pendant plus d’une heure, il marcha au milieu de la cohue des gens qui se bousculaient, qui jouaient des coudes. Il lui parut tout d’abord que nombre de visages avaient une expression dure, hostile... «Ces Parisiens, se dit-il, semblent avoir le feu au derrière: ils n’ont vraiment pas l’air de s’en remettre à la Providence pour arranger leurs petites histoires... Que ces types-là ont l’air désagréable!» L’abbé Pellegrin avait besoin de sympathie, de cordialité et ce Paris américanisé, où la lutte pour la vie prenait un caractère si fiévreux, ce Paris prosaïque et brutal lui déplut, lui fit même un peu peur. «Jamais, songea-t-il, je n’arriverai à faire écouter la bonne parole par des gens aussi pressés. Et puis, il y a trop de boucan. Allez donc parler de bonté et de fraternité au milieu des tramways, des autobus et des camions! Notre sainte religion devait naître dans des pays où la vie est plus calme et plus facile: si c’était à refaire et s’il venait à Paris pour nous sauver—ce ne serait peut-être pas du luxe—je me demande comment Notre-Seigneur s’y prendrait pour se faire entendre dans les carrefours.» Mais après avoir traversé les quartiers où les affaires et les plaisirs avaient le même caractère rude et maussade, le prêtre arriva—non sans avoir demandé plusieurs fois sa route—dans ces faubourgs ou la bonne humeur populaire l’emporte encore sur la neurasthénie agressive du business moderne... Aussitôt, l’âme simple de l’abbé Pellegrin s’y trouva plus à l’aise. En gravissant la longue rue de Belleville, il redevint optimiste: «Chez ces bonnes gens, pensait-il, j’ai tout de suite l’impression que ça ira, qu’on m’écoutera tout au moins. Le populo est gai, il est nature et il a du cœur... Avec lui, on peut s’expliquer: n’est-ce pas au cœur que le Christ s’est toujours adressé? Le cœur est à Dieu, c’est couru, mais la cervelle est au diable.»

L’abbé s’attendrissait ainsi au spectacle du faubourg cordial et joyeux, quand un homme en casquette, ceinturé de rouge, et qui, un mégot collé à la lèvre, se dandinait sur le trottoir, s’arrêta brusquement devant lui en grasseyant:

—Quequ’ tu viens foutre chez nous, sale ratichon? Va-t’en chez les bourgeois, tes amis!

En même temps, du revers de la main, il frappa le prêtre au visage.

—Non, mais des fois! répliqua l’ancien poilu qui, bondissant sur l’apache, le saisit à bras le corps, le renversa dans le ruisseau et, le maintenant sur le sol, se mit en devoir de lui aplatir le nez à grands coups de poing...

Aussitôt, des badauds, vivement intéressés par ce spectacle sportif, s’amassèrent et firent cercle... Des exclamations fusèrent.

—Qu’est-ce qu’il prend, le frère mironton!

—Le curé est costaud... Garde voir s’il en met!

—Vas-y... Sonne-le!

—C’est l’autre qui a commencé. Je l’ai vu... il s’est posé devant le curé et il l’a attaqué. Mais il est tombé sur le bec...

Et une femme en cheveux qui s’était placée au premier rang, s’exclama:

—Ça fait plaisir de voir corriger une de ces gouapes de temps en temps... Y en a-t-il dans le quartier!

Pellegrin se redressa, laissant son insulteur sur le carreau. C’est alors qu’un jeune homme élégamment vêtu, au fin profil oriental, aux yeux de gazelle, s’avança et dit d’une voix douce:

—Oh! monsieur l’abbé, vous avez fait cela, vous, qui prétendez obéir aux préceptes de Jésus?

—Bien sûr, j’ai fait cela et je suis prêt à repiquer au truc. Ce salopiau s’est permis de m’allonger une tarte, à moi qui ne lui demandais pas l’heure qu’il est!

Le jeune homme, qui paraissait navré, reprit:

—Jésus a cependant dit, monsieur l’abbé: «Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui la joue gauche.»

Mais le curé de Sableuse répliqua, avec un gros rire auquel les badauds firent écho:

—Permettez, il y a de l’erreur, c’est sur la joue gauche que j’ai reçu la bâffe de ce zigotto... Et Notre-Seigneur n’a pas dit que, dans ce cas-là, il fallait présenter la joue droite!

Le boxeur en soutane, qui avait évidemment conquis les spectateurs de cette scène, ajouta, bonhomme:

—Du reste, je pardonne à ceux qui m’ont offensé. La preuve c’est que je ne lui en veux plus du tout à ce pauvre amoché. A propos, qu’est-il devenu? Tiens, il s’est barré. C’est dommage, car je lui aurais dit: «Quand on a les poings en mou de veau et les biceps en pâté de foie, on n’attaque pas les gens, on se tient peinard!» Mais ce n’est pas tout ça... Je cherche l’Humanitaire: est-ce encore loin d’ici?

—Vous allez à l’Humanitaire? se récria, surpris, le jeune homme aux yeux fendus en amande. Mais je m’y rends moi-même... C’est tout en haut de la rue de Belleville. Voulez-vous me permettre de vous y emmener?... Ma voiture est là.

Il désigna une limousine très longue et très basse qui stationnait le long du trottoir d’en face. L’abbé était las d’avoir tant marché, il oublia que les apôtres et les prophètes vont à pied, il voulait d’ailleurs s’éloigner d’une foule qui s’était encore accrue et qui menaçait de l’escorter: il monta donc dans la luxueuse automobile. Et cela lui fit perdre—d’un seul coup—sa popularité.

—Naturellement, dit un ouvrier en cotte bleue, le curé et le richard s’en vont ensemble. Toujours la même chose, quoi!

Et une huée s’éleva que le prêtre et son compagnon entendirent.

—Je crois bien qu’ils nous engueulent! fit le premier...

—Ils ne savent pas, répondit l’autre, qui je suis ni qui vous êtes... Je me présente: Raymond Maxy, membre du Comité directeur du parti de la Révolution humanitaire. Et vous, vous êtes l’abbé Pellegrin!

—Soi-même, répondit simplement l’ancien brancardier. Vous m’avez donc repéré?

—Ce qui m’étonne, c’est de ne l’avoir pas fait plus tôt... Les journaux ont publié assez souvent votre portrait! Et puis, je savais que vous deviez venir à l’Humanitaire.

—Oui, mais moi, je ne savais pas que j’y serais conduit dans une si belle voiture, par un jeune révolutionnaire qui m’a l’air d’être aux as et de ne pas aimer la manière forte.

—Je crois à la révolution par la douceur, par la bonté, par l’amour... Cependant, le moment venu, je ne désapprouverai pas une violence nécessaire, à la condition qu’elle soit scientifiquement organisée. Mais nous reparlerons de cela, monsieur l’abbé. Nous sommes arrivés.

Un instant après, guidé par Raymond Maxy, le curé de Sableuse pénétrait dans la boutique couleur sang de bœuf où fonctionnait l’état-major du parti de la révolution humanitaire. Dans la demi-obscurité, il aperçut des visages tourmentés, des silhouettes bizarres. Mais il n’avait pas le temps d’observer, de réfléchir. Déjà, il se sentait encerclé, embarqué: une force irrésistible l’entraînait...

Et soudain, une porte s’ouvrit, livrant passage à Jeanne Réveil qui, apercevant le prêtre, ne parut pas surprise le moins du monde. Elle lui tendit sa main nerveuse et fine en disant:

—Cher ami, je vous attendais.

VI
UNE SORTIE DE L’ABBÉ PELLEGRIN

—Ce n’est vraiment pas la peine, disait Mme Cousinet à son mari, d’avoir dépensé tant d’argent pour te faire élire et d’être ensuite passé de l’opposition dans la majorité pour décrocher finalement un sous-sous-secrétariat. Haut commissaire de l’éducation physique, cela te fait une belle jambe! Et à moi donc! J’espérais que tu obtiendrais une compensation: mon engagement à la Comédie-Française. Ce vieil idiot de président du Conseil ne veut rien savoir, sous prétexte que cela ferait scandale. Quel scandale? Ce qui est scandaleux, c’est que moi, Lisette de Lizac, je ne puisse entrer dans un théâtre subventionné parce que je suis ta femme... Ah! si j’étais ta maîtresse!

—Tu me l’as déjà dit, répliqua M. Cousinet, songeur.

—Sais-tu ce que je vais faire? Non? Eh bien, je suis fermement décidée à rentrer au Casino de Paris...

—Tu es folle, ma chérie!

—Mme Cousinet, épouse légitime du haut-commissaire de l’éducation physique, sur la scène du Casino! Qu’en penses-tu? Et je te prie de croire qu’on verra qu’elle est bien faite. Après tout, l’éducation physique, ça consiste à cultiver ses formes. Je te garantis que les miennes feront honneur à ton haut-commissariat!

—Je t’en prie...

—Il n’y a que moi, ici, pour prouver que l’éducation physique officielle n’est pas une blague... Je ne parle pas de toi: à force d’assister à des banquets sportifs, tu prends du ventre, tu t’alourdis, tu perds ce qui te restait de souffle, tu te décolles complètement. Et ta troupe de crabes ne vaut pas mieux. Tu n’as pas, dans toute ton administration, un seul homme présentable. Tous des astèques ou des pots à tabac!

—Je ne pouvais cependant pas prendre Georges Carpentier comme chef de cabinet!

—Pourquoi pas?... Enfin, ça aussi, ça été une déception pour moi.

M. Cousinet leva les bras au ciel et s’exclama:

—Veux-tu donc que je m’entoure de jolis garçons bien musclés avec lesquels je ne pourrai rien faire de bon?

Mme Cousinet lui lança un regard bizarre, puis, avec un sourire dédaigneux:

—Imbécile! dit-elle...

Elle soupira et reprit:

—Tu ne t’occupes pas de moi, tu ne cherches en rien à me faire plaisir. Je suis sacrifiée. Tiens, c’est comme ma décoration... Tu me l’as cependant promise, la croix de la Légion d’honneur!

—Ma chérie...

—Si j’étais ta chérie, tu m’aurais fait décorer le jour même où tu as été nommé haut-commissaire. C’était là ton premier devoir de mari et de bon Français!

—Comment, de bon Français?

—Mais oui. As-tu déjà oublié la guerre, toi aussi? Souviens-toi que j’ai été infirmière... Que dis-je, infirmière-major!

—Au casino de Deauville!

—C’était un hôpital très chic... Rien que des femmes du monde et des artistes. Ah! il y en avait des marquises, des comtesses, des ambassadrices, des personnes tout à fait bien! Et quelle tripotée de vedettes!... C’était épatant: tout Paris était là. Eh bien, il n’y a pas une des poules du monde qui n’ait reçu la Légion d’honneur. Les artistes, on leur a collé la médaille de la reconnaissance... Pourquoi pas la croix? Je prétends l’avoir méritée...

—Tu as soigné des blessés?

—Oui, des aviateurs. Ah! j’avais une salle superbe: des as partout.

M. Cousinet fit la grimace et dit:

—Je ne sais pas, mais j’aurais préféré que tu me dises: «Je soignais des territoriaux typhoïdiques.» Ces jeunes aviateurs...

—Tu ne vas pas être jaloux de ces héros? Ah! certes, il y en avait de gentils...

—Enfin, les soins, les vrais, ce n’est pas les ambassadrices et les vedettes qui les leur donnaient?

—Nous leur apportions ce dont ils avaient le plus besoin, la présence de femmes gaies, élégantes et, j’ose le dire, jolies. Tu ne crois pas que c’est du dévouement et que, même en tenant compte de la satisfaction du devoir accompli, cela mérite bien la Légion d’honneur? Enfin, quoi, je veux être décorée comme la marquise de Saint-Bégonia, comme la comtesse de Sombreval, comme la femme du sénateur Beaupoil, comme toutes ces dames qui en ont fait bien moins que moi... Je suis même furieuse d’avoir tant attendu!

—Écoute, ma chérie...

—Tu m’agaces avec ta «chérie»! Tu ne fais rien pour moi, rien...

M. Cousinet se tut. Il ne pouvait pas tout dire... Par exemple, que ses amis lui avaient conseillé de divorcer au plus tôt et par n’importe quel moyen: «Votre femme, affirmaient-ils, est un obstacle à votre carrière d’homme d’État. Certes, elle est charmante, mais enfin c’est une ancienne artiste de music-hall. Notre république est essentiellement bourgeoise, tout au moins en apparence... Elle tient au décorum extérieur. Vous êtes appelé au plus brillant avenir politique, mais il vous faut, avant tout, vous séparer de Lisette de Lizac... C’est dur, c’est cruel, mais c’est indispensable.»

Le haut-commissaire à l’éducation physique était devenu très ambitieux. L’ambition est un sentiment passionné qui, souvent, prend toute la place dans le cœur humain; l’amour même est expulsé.

Tel Napoléon, M. Cousinet avait résolu de répudier sa Joséphine: tout au moins, il songeait à divorcer... Mais Lisette n’était pas de ces femmes résignées qui se laissent immoler sur l’autel des intérêts supérieurs de l’État, à plus forte raison sur celui des intérêts particuliers d’un mari même «appelé au plus bel avenir»; ce bel avenir, elle prétendait en être, estimant qu’en sa qualité d’artiste célèbre, elle était tout indiquée pour devenir aussi une grande vedette sur la scène politique. Au surplus, les comédiennes, chanteuses et danseuses n’étaient-elles pas, en vertu d’une tradition remontant à l’ancien régime, associées à la fortune de la plupart des hommes qui gouvernent la France?

Mme Cousinet n’en put donc croire ses oreilles, le jour où son mari lui déclara dans un brusque accès de courage:

—Ma petite Lili, je vais peut-être te faire beaucoup de peine, mais il faut que je te parle franchement: écoute, nous devons nous séparer.

A ces mots, prononcés d’une voix mal assurée, Mme Cousinet sursauta, comme si elle eût posé le pied sur une pile électrique.

—Qu’est-ce que tu dis? se récria-t-elle... Nous séparer?

—Oui, mon chou, nous allons divorcer.

—En voilà une idée!... Ce n’est pas possible, tu es piqué!

—Pas du tout, je suis plein de bon sens. Il faut que nous divorcions...

—Et pourquoi? As-tu quelque chose à me reprocher? Je ne te fais pas cocu, je n’y pense même pas: cependant, ce ne sont pas les occasions qui me manquent... Alors, qu’est-ce qu’il y a?

Embarrassé, M. Cousinet bredouilla:

—C’est dans ton intérêt. Étant ma femme, tu ne peux rentrer au théâtre comme tu en meurs d’envie. Mme Cousinet gêne Lisette de Lizac...

—Pas le moins du monde.

—Si, si, et la preuve, c’est que ton engagement à la Comédie-Française serait chose faite si, précisément, tu n’étais pas la femme d’un homme politique en vue. Cesse d’être ma femme et deviens ma maîtresse: alors, tout s’arrangera admirablement. Comprends-tu, ma chérie?

Mais Lisette de Lizac, furieuse, répliqua:

—Tu veux me plaquer, voilà ce que je comprends. Et moi, je ne veux pas que tu me plaques... Comme tu vois, c’est très simple et tu dois le comprendre aussi.

Elle s’exclama, indignée:

—Me plaquer, moi, Lisette de Lizac! Ce serait un comble... Personne ne m’a jamais plaquée, mon cher, jamais! On ne fait pas ça à une femme comme moi...

—Mais puisque je te dis que tu seras ma maîtresse...

—Ta maîtresse? Tu ne t’es pas regardé, mon pauvre ami... Avec une tête comme la tienne, tu aurais la prétention de devenir mon amant? Mais tu n’es sortable qu’en mari...

Puis:

—Aurais-tu l’envie d’en épouser une autre? Quelque ridicule bourgeoise, sans doute, pareille à ces créatures mal fagotées qu’on voit au bras de tes amis de la politique!... Tu as la plus jolie femme du ministère et tu parles de divorcer?

M. Cousinet soupira et dit:

—Je ne songe à épouser personne... Ma vie sera entièrement consacrée à la France et à la République! Tout le monde me prédit un avenir splendide. Seulement...

—Je devine: seulement, il y a une paille, et cette paille, c’est moi. Imbécile! Mais, au contraire, c’est moi qui te ferai arriver... Déjà, je t’ai élevé au-dessus de ton milieu vulgaire en faisant de toi le mari d’une grande artiste! Je t’ai dessalé, mon petit... Va, tu peux devenir ministre, président du Conseil, qu’est-ce que je sais? je marquerai toujours mieux que toi, espèce d’idiot! A l’Élysée? Mais j’y serais épatante! J’ai joué au Casino de Paris des rôles de reine et même d’impératrice... C’est autre chose, je pense, qu’une panne de présidente de la République!

La discussion en resta là. Mais M. Cousinet ne renonça pas à son projet: «Puisque, se dit-il, l’énergie ne donne rien, employons la ruse... Lisette ne m’aime pas, c’est évident, et seul l’intérêt l’attache à moi. Si elle s’éprenait d’un homme riche qui lui rende la pareille, peut-être souhaiterait-elle ce divorce dont elle ne veut pas entendre parler en ce moment. Lisette doit bien me tromper de temps en temps... Tâchons que ce soit dans mon intérêt!»

Quelques jours après, le haut-commissaire dit à sa femme:

—Nous dînons demain chez Lazare Maxy, le banquier, dans son hôtel de l’avenue des Champs-Élysées.

Mme Cousinet parut hésiter, puis:

—Je n’irai pas, dit-elle.

—Pourquoi?

—Parce que.

—Mais encore...

—Tu veux savoir?

—Sans doute... Ce Lazare Maxy est un homme charmant. Et puis, c’est un de nos principaux financiers qui joue un rôle politique considérable: un peu bizarre, cependant, car enfin, avec tous ses millions, il passe pour un esprit très avancé. On dit même qu’il donne de l’argent aux journaux révolutionnaires... Mais je ne pense pas que ce soit pour cela que tu refuses à aller chez lui.

—Non, c’est tout simplement parce que Lazare Maxy a été autrefois mon amant. Là, te voilà renseigné!

—Ah! fit M. Cousinet avec un beau calme.

—Et s’il ne m’a pas épousée, c’est parce qu’il n’a pas pu.

—Vraiment?

—Voui, mon petit. Il était déjà marié... Nous nous sommes d’ailleurs séparés gentiment. Depuis, il a perdu sa femme. Mais c’était trop tard. Entre temps, j’étais devenue Mme Cousinet. Je te raconte tout ça pour t’expliquer... Il est impossible, c’est évident, que j’aille dîner chez lui. Et ce que j’en fais là, c’est pour toi.

Le haut-commissaire réfléchit un instant, puis:

—Je te remercie de ta franchise, mais, en vérité, je ne vois pas les choses comme toi. J’estime que nous pouvons parfaitement aller dîner chez Lazare Maxy. C’est un homme du monde, un Parisien, il a du tact. Et puis, tout ça, c’est du passé. De plus, c’est le haut-commissaire du gouvernement et sa femme qu’il invite, ce n’est pas M. et Mme Cousinet. A plus forte raison, n’est-ce pas Lisette de Lizac.

—Tu y tiens?

—Beaucoup.

—Tu ne crains pas son regard, son sourire peut-être...

—Je ne crains rien pour moi, ni même pour toi. La situation est d’ailleurs banale... Est-ce que, chaque soir, il n’y a pas à Paris mille dîners où ont lieu des rencontres de ce genre et même de plus étonnantes?

—Très bien. Je n’insiste pas... Nous irons dîner chez Maxy.

Le banquier reçut, en effet, le couple Cousinet avec un tact irréprochable. Il plaça Lisette de Lizac à sa droite, tandis que le haut-commissaire, assis en face, se voyait encadré par Lyonel Béchard, le tribun socialiste, et Mme Sergine Pincebœuf, vieille dame à tête de douairière du répertoire, qui publiait des romans à la fois anarchistes et obscènes. Autour de la longue table ornée de fleurs rouges et d’argenteries fastueuses, alternaient des financiers au visage maigre et tourmenté, des révolutionnaires gras et roses, des femmes du monde décolletées avec une audace presque effrayante et des intellectuelles révoltées vêtues comme des petites pensionnaires.

—Je suis heureux, dit Lazare Maxy à M. Cousinet, de vous voir chez moi, ainsi que votre charmante femme... Je constate que vous ne craignez pas de vous compromettre. Cependant, vous êtes, ce soir, chez celui qu’on a appelé le banquier de la Sociale!

—Je respecte toutes les convictions sincères, répliqua M. Cousinet... Et les vôtres le sont sans aucun doute, car quel intérêt avez-vous à préparer une révolution dont vous seriez, vous, grand banquier, une des premières victimes?

Maxy lança un regard narquois à M. Cousinet et dit:

—Bah! Nous verrons cela au grand soir...

—Vous y croyez, à ce grand soir?

—Je fais, en tout cas, comme s’il était probable ou simplement possible.

Le banquier se reprit et ajouta:

—Je crois que notre société est au bout de son rouleau et qu’il faut, dès maintenant, préparer la suite. Alors, je me tourne vers ceux qui organisent l’avenir et je les aide. Cela me paraît raisonnable et prudent...

Lyonel Béchard lança de sa voix de tribun:

—M. Maxy sera notre ministre des Finances, le moment venu. Bien loin de le pendre, nous l’emploierons. Car la société future aura surtout besoin de financiers, d’économistes... Voyez en Russie: les communistes rouvrent les banques et favorisent la reprise des affaires.

—Je ne suis candidat à rien, fit modestement Lazare. Mais il est vrai que la révolution devra tenir compte de certaines réalités: les Soviets ont fini par s’en rendre compte et il était grand temps. Je suis même en train de m’occuper d’eux, sur leur demande. Je mets sur pied un projet de réorganisation financière de la Russie...

—Très intéressant! fit le tribun socialiste. Je serais heureux d’en causer avec vous, car j’ai des idées...

M. Cousinet en avait aussi. La politique n’était pour lui qu’un puissant moyen d’étendre le cercle de ses affaires... Il se mit à parler avec Lyonel Béchard des «possibilités économiques de la Russie nouvelle».

Maxy s’était penché vers sa voisine Lisette de Lizac et sur le ton le plus banal, sans paraître songer le moins du monde au passé, il prononça:

—Nous ne vous verrons donc plus au théâtre, chère madame?

Mme Cousinet répondit, très digne:

—Cher monsieur, je me consacre tout entière à mes devoirs d’épouse. Lisette de Lizac n’est plus.

Elle chercha dans le regard du banquier un regard, un regret, mais ne l’y trouva pas: le masque de Lazare restait impassible. Avec une moue de dépit, elle ajouta:

—D’ailleurs, Lisette de Lizac est bien oubliée!

Puis, voulant rattacher quand même quelques fils, elle demanda:

—A propos, où est Raymond? Il était charmant, ce petit!

—Nous le verrons ce soir... Il doit venir avec un de ses amis. Et même, il m’a promis d’amener un type extraordinaire, un phénomène sans pareil. Devinez.

—Je ne sais pas, moi...

—Un homme dont tout le monde parle à Paris.

Et le banquier, s’adressant à ses invités:

—Je vous réserve une surprise... Tout à l’heure, ici-même, grande attraction: j’espère pouvoir vous montrer l’abbé Pellegrin en personne.

M. Cousinet se récria:

—Par exemple! Mais je ne connais que lui: c’est mon curé, à Sableuse!

Lyonel Béchard, déjà hostile, proféra:

—Cet abbé Pellegrin est un malin ou un fou; en tout cas, c’est un danger public!

Mme Sergine Pincebœuf, agitant son face-à-main, minauda:

—Je suis curieuse de voir ce personnage extravagant... Mais est-il vrai qu’il possède un fluide irrésistible? Je ne demande qu’à en faire l’expérience.

Lazare Maxy crut devoir expliquer:

—Mon fils, qui va peut-être un peu loin, mais il est très jeune, fréquente les gens du parti de la Révolution humanitaire... Des exaltés, des fumistes, avec quelques sincères peut-être. Ces gens-là ne sont pas dangereux. Ils n’ont aucune notion des conditions de la lutte et des réalités économiques. Ce sont des poètes, des poètes qui tiennent boutique cependant, une petite boutique. Leur idéologie ne pouvait que séduire et attirer cet abbé Pellegrin qui est un sentimental, un rêveur, un naïf. Un prêtre révolutionnaire devait, logiquement, rejoindre ces gens-là: leurs évangiles se ressemblent. Et comme mon fils est aussi un emballé, il n’a pas tardé à se lier avec ce camarade en soutane... Croyez-vous que c’est drôle?

Lyonel Béchard bougonna:

—Moins drôle que vous ne croyez, mon cher, et même je trouve que l’abbé Pellegrin devient redoutable. Il est très populaire, songez-y; il peut exercer une action puissante sur la foule qui aime les types pittoresques, un peu vulgaires et qui disent des vérités rudes aux riches et aux dirigeants. Je ne crois pas du tout que ce curé du Danube soit capable de précipiter les événements et provoquer la révolution... Il n’est pas de taille, mais son influence risque de raviver la sentimentalité religieuse dans les masses. Il fait, en somme, ce que l’Église aurait dû faire pour garder ou pour restaurer sa puissance: il va au peuple et lui tient des discours pareils à ceux du Christ... Vous voyez, cela prend toujours. Seulement, je crains que l’Église, qui réprouve en ce moment l’abbé Pellegrin, ne regagne finalement, grâce à lui, ce qu’elle a perdu d’autorité et de prestige dans les faubourgs.

—Bah! fit un convive, le peuple a horreur des curés!...

—Ne vous y fiez pas... Je le connais, moi, le peuple, et j’ai remarqué que pour le séduire, il suffisait d’adopter ses façons, de parler comme lui et surtout quand on est général, grand seigneur ou même curé. Le général psychologue qui, la pipe au bec, joue au bon type sans façons et le marquis roublard qui parle argot dans les réunions publiques deviennent aisément sympathiques. Le curé qui dit «Merde!»—pardon, Mesdames,—devait plaire aussi, surtout s’il le dit à ceux que déteste Populo.

Le tribun alluma un havane, puis il reprit, convaincu:

—Vous verrez que ce Pellegrin finira par faire des miracles... Car les miracles, c’est une question d’atmosphère, de chaleur communicative, d’emballement général: ce thaumaturge fera marcher des paralytiques, c’est la tradition. Ils le suivront, les foules aussi. Et qui sait où il les conduira!

—Non, fit Maxy, à Paris, de nos jours, ces choses-là sont impossibles.

—Je crois, répliqua Béchard, qu’elles sont plus possibles à Paris que partout ailleurs. Remarquez, nous-mêmes qui sommes des manières de prêtres, car le socialisme est une religion, nous en promettons, des miracles... Et c’est pour cela qu’on nous suit. Il faut des miracles pour le peuple!

Une jolie femme aux épaules ruisselantes de perles s’écria:

—Avec tout ça, il n’arrive pas, votre phénomène de curé! Et cependant, nous avons bien envie de rire un peu...

Les invités passèrent au salon pour prendre le café. Des groupes sympathiques s’étaient à peine formés que le jeune Raymond Maxy apparut...

—Eh bien? lui demanda son père, j’imagine que tu vas nous présenter ton bonhomme. Nous l’attendons tous avec impatience...

—J’ai eu toutes les peines du monde à l’amener jusqu’ici... Il prétend n’être pas venu à Paris pour aller dans le monde et j’ai eu beaucoup de mal à lui faire admettre que, chez nous, ce n’était pas le monde, mais un milieu où règnent des idées tout au moins voisines des siennes. Enfin, notre amie Jeanne Réveil ayant insisté, il s’est décidé à me suivre...

—Enfin! où est-il?

—Chez le concierge.

—Comment cela?

—Le concierge est, paraît-il, un de ses anciens camarades du front... L’ayant reconnu, il lui a sauté au cou, puis est entré dans la loge. Impossible de l’en faire sortir... Il est en train d’y boire du vin et prétend s’y trouver beaucoup mieux que partout ailleurs.

—Je le reconnais bien là, fit M. Cousinet avec une moue méprisante... Quel type populacier!

Les invités, désappointés, protestaient... Ils voulaient voir le fameux curé de Sableuse et, pour un peu, l’eussent réclamé sur l’air des Lampions. Lazare Maxy, un peu nerveux, articula:

—Je n’admets pas que mon concierge me fasse concurrence... Je vais lui téléphoner pour le rappeler à l’ordre.

Mme Cousinet, qui ne tenait pas autrement à revoir l’abbé Pellegrin, observait le fils du banquier... Il lui parut fort séduisant avec son visage pâle et passionné, ses lèvres rouges et ses yeux langoureux: elle retrouvait le Maxy qu’elle avait connu autrefois, mais celui-ci était plus fin et il avait trente ans de moins.

«Il est charmant, ce petit, se dit-elle... Tout à fait son père, mais en beaucoup mieux.»

Elle s’approcha de lui et dit avec un sourire un peu rosse:

—C’est très bien, à votre âge, de sortir encore avec un abbé... Tous mes compliments.

Raymond s’écria:

—Lisette de Lizac!...

—Vous me connaissez donc?

—Mais je vous ai vue autrefois... Voyons, quand vous étiez avec papa!

—Chut!...

—Pourquoi?

—Voici mon mari, M. Cousinet... Venez que je vous présente à M. le Haut-Commissaire à l’éducation physique. Je suis persuadée que vous lui plairez beaucoup... aussi.

Le mari de Lisette et le fils du banquier révolutionnaire échangèrent quelques propos courtois, mais, soudain, les portes s’ouvrirent à deux battants et un laquais en culotte annonça d’une voix retentissante, d’ailleurs teintée d’ironie:

—Monsieur l’abbé Pellegrin!

L’apparition du célèbre curé produisit un effet extraordinaire sur les invités, lesquels poussèrent ce «ah!» qui, au théâtre, salue les entrées sensationnelles. Et Lisette de Lizac qui, cette fois, était mêlée au public, songea, non sans quelque amertume: «Autrefois, c’était moi qui soulevais ce mouvement de curiosité et cette rumeur dans la salle.»

Lazare Maxy se précipitait, la main tendue:

—Comme c’est gentil d’être venu, Monsieur l’abbé!

Ébloui par les lumières, intimidé par cette galerie d’hommes en smoking et de femmes pour la plupart décolletées, le prêtre répondit d’une voix d’abord mal assurée:

—Oui, me voici... Mais, pour un peu, je ne serais pas venu. C’est que ce n’est pas mon genre de fréquenter les salons. Et puis, j’étais avec un copain... un chic type que j’ai connu dans les tranchées, votre concierge, quoi!

Puis, tranquillement, en appuyant sur les mots:

—Vous devriez bien le faire monter... Il prendrait quelque chose avec nous!

—Non, monsieur l’abbé, cela le gênerait, ce brave homme... Au fait, vous n’avez ici que des amis et nous sommes tous très heureux de vous voir.

L’abbé Pellegrin s’étant avancé jusqu’au milieu du salon, et, promenant son regard sur le cercle aussitôt formé autour de lui:

—Des amis? C’est bien possible. En tout cas, il y a des têtes que je reconnais. Voilà M. Cousinet, mon député, et même mon paroissien. Et j’aperçois Mme Cousinet... Comme on se retrouve!

Le haut-commissaire et sa femme serrèrent la main au curé qui, d’un air soudain préoccupé, le front plissé, prononça:

—Vous me faites penser à Sableuse. Je n’en suis parti que depuis trois semaines et il me semble qu’il y a si longtemps! Sableuse, comme c’est loin!...

Mais reprenant aussitôt son expression joviale, il tira de la poche de sa soutane une vieille pipe en disant:

—Vous permettez?... Je ne sors jamais sans elle et il faut lui être indulgents, comme à moi!

Posément, il bourra sa bouffarde qu’il alluma avec un briquet à mèche d’amadou. Les sourires de certains invités ne lui échappèrent pas et c’est avec une bonne humeur, peut-être quelque peu affectée, qu’il déclara:

—Oui, oui, je comprends, je suis chargé de vous faire amuser un brin... Au fait, pourquoi pas? Et n’en ai-je pas l’habitude? Impossible de montrer mon nez quelque part sans que chacun dise: «C’est un type... On va rigoler!» Je ne suis peut-être pas venu à Paris pour distraire les populations, mais enfin, si je peux chasser leur cafard pour quelques instants, je ne demande pas mieux. La gaieté est aussi une vertu chrétienne...

Et l’abbé Pellegrin soupira profondément.

Lyonel Béchard, qui l’observait avec curiosité, intervint:

—Monsieur le curé...

—Je ne suis plus curé.

—Enfin, monsieur l’abbé, je tiens à vous dire que je suis avec un vif intérêt votre action dans les milieux populaires et rien ne me paraît plus sérieux, ni même plus grave. Vous croyez que vous n’êtes plus curé? Je prétends que vous l’êtes plus que jamais et de la plus grande paroisse de France.

Une ombre passa dans le regard du prêtre qui murmura:

—Drôle de curé! Drôle de paroisse!

—Vos sermons obtiennent un succès inouï... Je me suis laissé dire qu’à la réunion du Vaux-Hall, plus de dix mille personnes vous avaient acclamé.

L’abbé eut un geste comme agacé, las peut-être...

—Et à la salle Baudin, dans le faubourg Saint-Antoine, vous avez enthousiasmé un auditoire d’ouvriers cependant peu favorables, d’ordinaire, à ceux qui portent votre costume... C’est un vrai tour de force et je m’y connais.

—Vous êtes de la partie? Vous prêchez, vous aussi?

Un peu vexé, le tribun répliqua:

—Vous ne savez donc pas qui je suis? Béchard, Lyonel Béchard...

—Ah! c’est vous?...

L’abbé Pellegrin resta un instant silencieux. Puis, avec un rire où il y avait du dédain et du sarcasme:

—L’as de la tribune! Le célèbre avocat! Le grand orateur qui se penche sur la misère du peuple... C’est gentil, ça! Mais ne vous penchez pas trop, vous pourriez tomber et vous casser quelque chose.

Un tel manque de respect stupéfia Béchard qui se tourna vers ses voisins comme pour les prendre à témoins de cette intolérable insolence. Mais ils paraissaient plutôt disposés à faire du succès à cette boutade du «phénomène» et l’«as de la tribune» prit le parti de sourire avec indulgence en disant:

—Je n’ai pas découvert la misère du peuple il y a trois semaines ou trois mois et je ne lui apporte pas des consolations mais des remèdes...

Pellegrin riposta d’une voix plus grave:

—Consoler, c’est parfois guérir.

Et comme un cérémonieux maître d’hôtel lui présentait un plateau chargé de coupes où moussait de l’extra-dry, il s’exclama:

—Non, mon vieux, je ne suis pas venu à Paname pour boire du champagne, même avec le camarade Lyonel Béchard... J’ai d’ailleurs déjà pris un verre de vin chez mon copain, le concierge, et il n’en faut pas plus pour mon bec.

—Au fait, demanda un invité, pourquoi donc êtes-vous venu à Paris?

—Pourquoi? Ah! ce n’est pas ici que je peux expliquer ça.

—Nous serions cependant très heureux de savoir ce qui a pu décider l’abbé Pellegrin à se transformer en... en...

—En agitateur révolutionnaire? Vous pouvez le dire, allez-y. Eh bien, vous ne tarderez peut-être pas à être renseigné.

Un invité prononça, ironique:

—M. l’abbé veut nous faire peur... Mais il aura beau faire, avec lui, nous sommes bien tranquilles. Entre nous, personne n’y croit, à cette révolution... Tenez, ils sont ici, les terribles organisateurs du grand soir et vous y êtes vous-même, Monsieur l’aumônier de la Sociale. Eh bien! voyons, pouvons-nous nous regarder sans rire? Le grand soir? Allons donc... Je dirais plutôt «Charmante soirée!» et vous avez grand tort, camarade curé, de ne pas sabler avec nous le champagne de notre ami Lazare Maxy, car enfin, nous y voyons clair, et nous savons bien que tout cela finira pour vous, comme pour tant d’autres, par un mandat de député. Un curé à l’extrême gauche, pourquoi pas? Et j’ajouterai même que rien ne serait plus rassurant pour ceux qui ne tiennent pas à ce que les choses aillent trop loin. La meilleure façon d’empêcher le peuple de commettre d’irréparables bêtises, ça consiste, non pas à lui tenir tête, mais au contraire à se mettre à sa tête. Vieille tactique et qui a toujours réussi. L’Église a sans doute fini par s’en apercevoir et elle a fort bien choisi l’homme qui doit assurer le succès de la manœuvre. L’abbé, vous nous jouez très bien ce petit jeu-là, mais il ne faut pas nous en conter.

Tout cela avait été dit sur un ton plaisant et il y eut des rires approbateurs. Mais Pellegrin s’était dressé, avec une poussée de sang au visage, et c’est d’une voix indignée qu’il protesta:

—Non mais, vous attigez... Moi député? Député comme Lyonel Béchard, député comme Cousinet? Vous ne m’avez pas regardé!...

Mme Sergine Pincebœuf, derrière son face-à-main, murmura:

—Ah! enfin! Je l’aime mieux comme ça!

—Alors, continuait le curé, vous croyez que c’est une combine? J’aurais quitté mon village, ma maison, mon église pour venir jouer je ne sais quelle farce à Paris? S’il en était ainsi, ah! je ne m’en ferais peut-être pas comme je m’en fais et je rigolerais d’un meilleur cœur. Mais vous me croyez aussi malin que vous, moi qui ne suis qu’un pauvre bonhomme tout simple et tout bête... Non, non, nous ne sommes pas de la même paroisse. Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi? Tout m’étonne ici, votre luxe, vos têtes, vos discours, mais ce qui m’épate le plus, c’est de m’y voir. Vrai, qu’est-ce que je fais ici, chez un financier qui donne un peu de sa galette à la Révolution comme on jette un os à un chien menaçant pour l’arrêter et avoir le temps de se barrer? Je devais y rencontrer des messieurs et dames qui aiment bien le peuple, mais à distance, parce que, malgré tout, il se tient assez mal, emploie des mots un peu crus et sent parfois le culot de pipe... Comme bibi, quoi! Et c’est à moi qu’on vient reprocher de la faire au chiqué? Permettez-moi de vous dire, avec beaucoup de respect et de considération, que vous avez un culot pas ordinaire!

—Très drôle! fit Sergine Pincebœuf.

Des invités, des invitées paraissaient s’amuser beaucoup aussi.

—Il est impayable! fit un poète bolchevik qui publiait des vers incendiaires dans des revues à tirage très limité imprimées sur papier de luxe.

—Très curieux, affirmait une vieille dame à cabochons, fort répandue dans les milieux artistiques et littéraires où s’ébattent des petits jeunes gens épris de toutes les anarchies, à commencer par l’anarchie sexuelle.

—C’est un naïf! décréta un personnage à profil levantin, sorte de marchand de tapis ou de perles qui passait pour être en France le répartiteur des fonds secrets de la propagande communiste.

—Un maboul! affirma le rédacteur en chef de la Cité future, grand journal révolutionnaire commandité par un consortium de banquiers cosmopolites et rédigé par une brillante pléiade de pamphlétaires venus d’incertaines Polognes, de douteuses Lithuanies et d’inquiétantes Silésies...

Mais Lazare Maxy commençait à trouver moins comiques les boutades de l’abbé Pellegrin. Il craignait que quelque invité ne prît la mouche et, dans cette réunion un peu mêlée, qui sait les proportions que pouvait prendre un incident?... Au surplus, ce curé manquait par trop de tenue et d’éducation: se conduire ainsi dans un salon où il était invité, où il avait pour premier devoir de ménager son hôte! Sans doute, c’était une attitude, un genre, une manière d’exhibition, mais, vraiment, la mesure était dépassée et il fallait, sans tarder, calmer le bonhomme ou le décider, avec art, à prendre la porte... «Mon fils, se dit le banquier, est le montreur de ce phénomène... Il va sauver la situation. Mais où est donc Raymond?»

Raymond avait disparu. Comme le financier parcourait les salons en s’informant auprès des domestiques, il rencontra M. Cousinet qui lui dit:

—Entre nous, je vous avouerai que j’aime autant ne pas entendre ce diable de curé. C’est bien assez de l’avoir supporté dans mon département! A Paris, je préfère autre chose.

—Excusez-moi, cher Monsieur Cousinet, si j’avais su...

—Je dois d’ailleurs prendre congé. J’ai à présider demain matin un concours athlétique à l’école de Joinville. Ah! ce n’est pas une sinécure d’être haut-commissaire de l’éducation physique: des banquets presque tous les soirs et il faut, le lendemain, se lever de bonne heure. N’importe, il s’agit des intérêts supérieurs du pays. Mais je cherche ma femme. Vous ne l’avez pas aperçue?...

—Moi, je cherche mon fils. Si je la rencontre, je vous la ramène, cher Monsieur Cousinet. Comptez sur moi.

Et songeant à Lisette de Lizac, Lazare dut s’empresser de quitter son successeur pour cacher une incompressible envie de rire.

Comme il passait devant un petit salon oriental riche en divans profonds comme des tombeaux, il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.

—C’est étrange, se dit le banquier. Ce salon est plongé dans l’obscurité et cependant, il y a du monde!

Une voix de femme, un peu essoufflée, murmurait:

—N’ayez donc pas peur, mon petit... Je ne vous mangerai pas! Dire que je vous ai connu avec des culottes courtes! C’est amusant!

Lazare souleva une portière de tapisserie, tourna le commutateur... et put ainsi surprendre, en pleine lumière, son fils et Mme Cousinet qui, très rapprochés l’un de l’autre, occupaient un divan surchargé de coussins en désordre. L’ancienne divette du Casino de Paris repoussa aussitôt le jeune Samuel qui, ahuri, ne put que s’écrier:

—Papa!...

Lazare Maxy, dont le masque de mage phénicien était resté impassible, prononça, simplement:

—Chère madame, je vous demande pardon, mais votre mari vous réclame...

—Il est assommant, fit Mme Cousinet en se redressant et en poussant un gros soupir... Les maris ont toujours besoin de leur femme quand leur femme n’a pas besoin d’eux. J’étais en train de discuter politique avec votre fils. Il en a des idées, ce jeune homme! Il veut tout mettre sens dessus dessous, tout saccager. Mais ce n’est que de la théorie: dans la pratique, il ne casse rien.

Le banquier répondit en s’inclinant:

—Je crains que M. Cousinet ne s’impatiente et ne se dirige de ce côté.

Lisette de Lizac lui lança un regard furieux et s’esquiva.

—Mon garçon, dit Lazare à son fils, tu pourrais choisir un autre moment, un autre endroit et même une autre femme. Je n’insiste pas: ma dignité paternelle me l’interdit et ton respect filial aurait dû mieux t’inspirer.

—Mme Cousinet ne m’a dit que du bien de toi, fit le jeune Raymond... Si tu avais pu nous entendre!

—Il me suffit de vous avoir vus. Et moi qui, par égard pour cet excellent M. Cousinet, avais affecté de rester neutre devant sa femme!

—Elle n’est pas restée neutre devant moi. C’est elle qui m’a entraîné... Et je t’assure, papa, je résistais!

—L’histoire de Joseph n’est pas de celles qui font le plus d’honneur à notre race, et un jeune homme prudent ne se met pas dans son cas. Au surplus, laissons cela... Je te cherche partout depuis dix minutes.

—Pourquoi donc?

Il s’agit de ton curé... Ce bonhomme ne tient compte de rien, ni de personne et il se répand en propos qui manquent de plus en plus de modération. Peut-être a-t-il bu trop de vin chez le concierge... Enfin, il faut nous en débarrasser. Tu nous l’as amené: remmène-le!

Mais l’écho de vociférations, de clameurs parvint aux oreilles des deux Maxy:

—Que se passe-t-il? fit Lazare étonné... Est-ce qu’on manifesterait sous mes fenêtres? Je consens à verser quelque argent à ces braves révolutionnaires, mais j’entends qu’ils ne viennent pas faire du potin dans ma rue...

Mais, en retournant vers le grand salon, il fut bientôt édifié sur l’origine de ce vacarme: c’était chez lui que des voix furieuses, mêlées d’éclats de rires, criaient:

—En voilà assez!

—Il est fou!

—A la porte!

Des femmes s’en mêlaient:

—Il nous insulte!

—C’est un scandale!

—Sortez-le!

Lazare Maxy, que suivait son fils, put assister à la fin de cette scène inouïe... Tenant tête à un groupe compact d’invités et d’invitées parmi lesquels Lyonel Béchard menait grand bruit avec force gestes, l’abbé Pellegrin, à la fois jovial et véhément, lançait ces invectives hachées de protestations, de sarcasmes, de menaces, de huées:

—Les fumistes, c’est vous, tas de pharisiens, tas de fricoteurs qui vous servez du peuple pour faire votre pelote. L’agiter avant de s’en servir, voilà le système et ça donne des résultats. On devient député, sénateur, ministre, parfois même président de la République! On gueule contre les bourgeois, mais on fait des affaires... Lequel d’entre vous, dites, a risqué quelque chose pour le populo? Quand est-ce que vous avez souffert, quand est-ce que vous avez trinqué, si ce n’est avec du champagne chez les banquiers auxquels vous avez promis votre protection pour le jour où, des fois, on ne sait jamais, il y aurait du vilain. Tenez, vous me dégoûtez tous... Je me demandais tout à l’heure pourquoi j’étais ici? C’est bien simple, je suis venu vous dire ce que je pense de vous. J’en avais gros sur la patate, il fallait que ça sorte. Maintenant que ça y est, je me sens mieux... Sur ce, messieurs et dames, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Et l’abbé Pellegrin, tranquillement, se dirigea vers la porte, tandis que Lyonel Béchard, affectant de dédaigner un tel adversaire, proclamait:

—Nous aurions tort, chers amis, de nous fâcher. Nous venons de voir et d’entendre ce comique de sacristie dans son répertoire. Mais son genre est un peu gros...

Un jeune anarchiste littéraire, qui avait les cheveux ondulés et les hanches ondulantes, susurra en pirouettant sur ses hauts talons:

—Je dirai à Raymond qu’il a des amis exagérément vulgaires... Les abbés, je ne les aime que lorsqu’ils sont galants et poudrés, comme au XVIIIIe siècle.

Une dame décolletée jusqu’au nombril et jusqu’aux lombes déclara:

—J’ai dîné l’autre soir avec le nonce... Quelle différence!

Lazare Maxy se prodiguait en excuses. Il était désolé... Mais pouvait-on supposer qu’un ecclésiastique se montrerait privé à ce point de la plus élémentaire éducation? Mieux valait d’ailleurs n’y plus penser. N’était-ce pas le moment d’improviser une petite sauterie?

—C’est cela, fit le directeur de la Cité future, dansons... Dansons sur le volcan allumé par ce bonhomme ridicule: au moins, comme cela, nous n’aurons pas froid aux pieds!

Pendant ce temps, l’abbé Pellegrin, à qui les domestiques de l’antichambre avaient rendu avec un clin d’œil approbateur son chapeau et son parapluie, descendait le bel escalier de marbre et d’onyx... «En ai-je eu une idée, se disait-il avec confusion, de m’amener dans ce palace à rastas de la Sociale!... Et qu’avais-je besoin de faire tant de pétard au milieu de gens qui me prennent évidemment pour un illuminé? Mon vieux Pellegrin, tu n’es pas fait pour les salons, même révolutionnaires. Reste donc avec tes pareils, les pauvres types, les bons bougres, ceux que le Christ aimait entre tous parce qu’ils avaient le cœur simple et ne faisaient pas de chichis.»

En repassant devant la loge, il aperçut le concierge et lui dit:

—J’aurais bien dû ne pas monter... Qu’est-ce que je suis allé faire chez ces gens-là?

Son ancien camarade du front lui répondit:

—Il n’y en a pas un là-dedans qui ait fait la guerre. Dans cette boîte, il n’y a que les domestiques qui aient marché. Aussi j’ai été étonné de te voir ici. Mais quoi, les curés, ça aime les riches...

—Pas tous, vieux frère.

L’air de la nuit rafraîchit le front brûlant de l’abbé Pellegrin qui se mit à descendre lentement les Champs-Élysées. Les rares passants se retournaient avec surprise sur ce prêtre noctambule qui semblait flâner dans l’avenue déserte.

—Eh! psst...

L’abbé, qui venait de traverser le rond-point, distingua, dans l’ombre projetée par les arbres, une silhouette féminine, et il pressa le pas... Mais bientôt une autre Madeleine errante lui lança son appel:

—Eh! psst!... Viens t’asseoir par ici, mon petit curé, personne ne nous verra... On sera bien tranquille sur un banc, tous les deux!

Un sentiment de douloureuse pitié envahit le brave Pellegrin qui songea: «Les pauvres femmes! Des victimes, elles aussi, de cette Société où il n’y a ni justice, ni bonté, ni charité... Est-il possible que, pour vivre, des malheureuses soient obligées de s’offrir ainsi au premier venu? Elles ont une âme immortelle, cependant, et même un ange gardien. A propos, cet ange gardien doit se sentir parfois un peu gêné quand il prend place, lui aussi, sur le banc...»

Comme il s’était arrêté pour réfléchir, une femme s’approcha et lui dit, carrément:

—Allons, viens donc, lui dit-elle... On sait bien que les curés sont des hommes comme les autres.

L’abbé, tout ému, répondit:

—Ma pauvre fille, vous me faites de la peine. Quelle existence est la vôtre! Comme vous devez souffrir!

—En hiver, oui, c’est dur. Mais ne t’en fais pas pour moi. Je ne demande pas la charité. Viens, je te dis, et tu verras...

—Non, mais, des fois! Vous en avez des idées!... Arrière, malheureuse!

—Comment, tu fais le dégoûté, espèce de ratichon?

—Le dégoûté? Non pas... Le péché ne me dégoûte pas, il m’attriste, surtout quand il a pour excuse la misère. Notre-Seigneur lui-même n’a pas été dégoûté par Madeleine...

—Je ne m’appelle pas Madeleine, mais Georgette. Et puis, je ne suis pas dans la misère. Je gagne ma vie, moi, et honnêtement, j’ose le dire. Il y a dix ans que je fais les Champs-Élysées et je n’ai jamais eu d’histoires. Alors, je te prie de me respecter. D’autant plus que je sais maintenant pourquoi tu te balades à cette heure-ci dans l’avenue... Pas la peine, tu n’y trouveras pas d’enfants de chœur!

—Je cherche à vous arracher, vous et vos pareilles, à votre esclavage. J’apporte à toutes les victimes la bonne parole attendue...

—Ça va! J’ai autre chose à faire qu’à écouter tes boniments de piqué!

Et la prostituée, avec un rire méprisant, rentra dans l’ombre.

L’abbé Pellegrin s’éloigna, non sans ressentir une impression d’amertume et de tristesse... Décidément, son apostolat rencontrait des becs de gaz. Et, tout en marchant, il songea: «Les Madeleines d’aujourd’hui n’essuieraient pas avec leurs cheveux les pieds divins de Notre Seigneur... D’autant plus qu’elles ont les tifs coupés!».

VII
LA CROIX DE MADAME COUSINET

Léa, femme de chambre et confidente de Mme Cousinet, annonça à sa maîtresse:

—Il y a là une espèce de poule pas ordinaire qui veut voir Madame.

—Encore quelque ancienne du Casino qui vient me taper. Je n’y suis pas.

—Elle m’a dit qu’elle ne s’en irait pas sans avoir vu Madame. C’est, paraît-il, pour une affaire très importante.

—Comment s’appelle-t-elle?

—Jeanne Réveil.

—Un nom d’artiste, évidemment. Mais je ne connais pas. Dites-lui que je suis avec M. Cousinet qui préside une fête de gymnastique en province.

Léa sortit mais revint bientôt en insistant:

—Rien à faire... Elle a vu Madame rentrer. Elle prétend que Madame la recevra quand elle saura qu’il s’agit...

Et Léa, avec un sourire discret, ajouta:

—Il s’agit de M. Raymond Maxy.

Mme Cousinet eut un mouvement de surprise inquiète, parut hésiter, puis:

—Faites-la entrer.

Un instant après, Jeanne Réveil et l’ancienne Lisette de Lizac se trouvaient en présence, l’une brune, mince, nerveuse, garçonnière, l’autre blonde épanouie, un peu molle, très féminine.

Les deux femmes échangèrent des regards pareillement scrutateurs, déjà hostiles... Elles étaient ennemies, instinctivement.

Jeanne Réveil attaqua, dès les premiers mots:

—Madame, dit-elle, vous êtes la maîtresse de Raymond Maxy. Il faut que cette liaison cesse... Je suis chargée de vous en informer.

—Vraiment? fit Mme Cousinet avec une ironie supérieure. Mais de quoi vous mêlez-vous? Auriez-vous des droits sur M. Maxy?

—J’en ai.

—Il a été votre amant? Il l’est peut-être encore?

—Personne n’a été mon amant.

—Ah!

—Il ne s’agit pas de moi, mais de vous... Je désire que vous me compreniez à demi-mot. Raymond Maxy ne peut vous appartenir... Il est à nous et vous nous l’avez pris. Il faut nous le rendre....

—Je ne comprends pas.

—C’est cependant très clair.

—Je devine peut-être quelque chose... Vous voulez me faire chanter. Mais je vous préviens que cet air-là n’est pas dans mon répertoire.

—Madame, répondit froidement Jeanne Réveil, nous userons de tous les moyens pour vous obliger à nous obéir. Rien ne nous arrêtera... Nous ne pouvons admettre, en effet, qu’un de nos camarades, un de ceux sur lesquels nous comptions le plus, nous soit enlevé par vous. Car vous nous l’avez enlevé physiquement et moralement... Raymond nous abandonne: il a été séduit, lui aussi, par une de ces femmes qui transforment les serviteurs de l’Idée en...

—Ah! ça, interrompit l’ex-Lisette de Lizac dans un éclat de rire, mais c’est fantastique, ce que vous me racontez là! On dirait, ma parole, que j’ai des comptes à vous rendre... Je ne sais pas si Raymond vous abandonne et si j’ai détourné un serviteur de l’Idée, comme vous dites, mais je suis sûre que vous m’ennuyez. Et je vous prie de vous retirer.

Jeanne Réveil, dont le regard était devenu plus dur, répliqua:

—Je vous déteste, je vous méprise.

—Vous osez venir m’insulter chez moi? Mais... Au fait, c’est bien simple et tout s’explique: vous êtes amoureuse de Raymond et vous me faites, tout bêtement, une scène de jalousie.

—Vous êtes ma rivale, oui, mais non pas pour ce que vous croyez. Je n’aime pas Maxy à votre façon... Pour moi, il était comme un disciple que j’avais formé, modelé, créé en quelque sorte. Nous vivions en parfaite communauté d’idées, prêts à tout, le moment venu, pour atteindre notre but. Il était le meilleur de notre élite... Depuis qu’il est votre amant, il est retombé dans sa classe sociale, il est repris par ses origines, son éducation, sa fortune. Il n’est plus avec nous...

—C’est ça, il est avec moi. Et après? Vous me parlez de ces choses en des termes que je ne comprends pas. Vous n’allez tout de même pas me tenir des discours politiques? Des femmes sont venues, parfois, me faire des scènes de jalousie, mais jamais dans le genre de celle-ci. Les idées de Maxy? Mais je ne m’en occupe pas... Croyez-vous donc que nous passons notre temps à parler de la question sociale? Nous avons mieux à faire, croyez-moi, ma petite.

Et Mme Cousinet se leva pour mettre fin à cet étrange entretien. Mais Jeanne Réveil, qui paraissait s’exalter de plus en plus, lança d’une voix frémissante:

—Vous n’êtes qu’une bourgeoise éprise de plaisirs et de luxe... Moi, je suis une révolutionnaire et je veux détruire cette société qui vous couvre de perles. Je vais dans la vie non pas avec de l’amour au cœur, mais avec de la haine... Et je vous hais, vous, parce que vous êtes une de ces femmes aux pieds desquelles certains hommes apportent l’argent gagné en exploitant le travail et la misère des autres. Vous êtes, vous aussi, une idole dressée au milieu de la foule des esclaves... Aussi, quand vous nous arrachez un des nôtres pour le joindre à votre troupeau d’adorateurs stupides, j’interviens et je vous ordonne de ne pas abuser à ce point de votre pouvoir malfaisant. Prenez garde!...

Lisette de Lizac avait écouté ces invectives avec un sourire de plus en plus dédaigneux.

—Vous m’amusez, fit-elle avec nonchalance.

—Comment, je vous amuse?

—Je vous trouve godiche.

—Oh!

Jeanne Réveil parut complètement désorientée... Godiche, elle qui se croyait pathétique et terrifiante!

—Oui, reprit Mme Cousinet, depuis que vous êtes ici, vous ne débitez que des bêtises... C’est vous, Jeanne Réveil, la révolutionnaire? Eh bien, laissez-moi vous dire que vous me faites l’effet d’une ingénue à la cervelle pleine de niaiseries. D’abord, vous venez me mettre en demeure de vous restituer un monsieur qui ne vous appartient pas: vous n’auriez quelque chose à réclamer—et encore—que si vous aviez couché ou si vous vouliez coucher avec lui. Les idées? Vous me faites rire... Vous croyez qu’une communion d’idées vous donne des droits? Les idées, mais ça se fourre dans la table de nuit, quand l’homme et la femme se mettent au lit pour faire l’amour... Vous avez cru tenir Raymond Maxy en lui parlant politique? Quelle naïveté! Moi, je le tiens, et solidement, quand je le serre dans mes bras. C’est le vrai moyen et il y a longtemps qu’il fait ses preuves...

Jeanne Réveil semblait avoir été touchée au vif: elle souffrait, visiblement. Et c’est d’une voix étouffée qu’elle prononça:

—Vous voulez me faire du mal...

—Moi? Pas du tout. Maxy, d’ailleurs, vous ne l’aimez pas. N’est-ce pas que vous ne l’aimez pas? Alors quel mal peut vous faire ce que je vous dis?

—Finissons-en... Je vous ai dit ce que j’avais à vous dire.

Mme Cousinet triomphait... Elle dominait cette cérébrale, cette créature qui luttait en vain contre son sexe et qui, en jouant les vierges fortes, venait de révéler sa secrète blessure et sa faiblesse...

L’ex-Lisette de Lizac se plaça devant la porte en disant:

—Maintenant, c’est moi qui trouve que cette conversation n’a pas assez duré! J’ai encore quelque chose à vous dire. Vous vous croyez une force destructrice? Pauvre petite, vous n’existez pas. Et ce sont des femmes comme moi qui font ce que vous êtes bien incapable de faire. Nous ne prononçons pas de discours, nous ne montrons pas le poing aux bourgeois, aux riches... Nous leur sourions, et c’est bien plus terrible pour eux. Nous sommes à Paris quelques milliers qui nous y entendons, à chambarder la famille, la propriété et le reste... Je vous assure que j’en ai fait, moi, des ravages dans la société! J’en ai démoli des façades imposantes et sans avoir l’air d’y toucher... C’est nous, les vraies révolutionnaires! Cela ne nous empêche pas d’avoir des perles... Au contraire! Chacune d’elles représente une reprise, comme vous dites dans vos boniments. Je reprends, je reprends tant que je peux. Et moi, je ne donne rien en échange, que du chiqué! Dame, je suis la fille d’une concierge de la rue Dancourt et je leur en fais voir, à tous ces types qui s’imaginent qu’avec leur galette, ils sont les maîtres. Non, il y a nous, et c’est nous qui les avons, alors qu’ils croient nous posséder. La voilà, vous ne trouvez pas, la revanche du peuple!

Mme Cousinet changea brusquement de ton pour ajouter, avec une gaieté désinvolte:

—Moi, maintenant, je n’en suis plus. J’ai fait ce que je pouvais. Aujourd’hui, je m’amuse... Par exemple, avec ce petit Raymond qui est gentil, passionné, tout neuf, quoi! L’amour pour l’amour est un plaisir de femme arrivée. Je m’offre ce luxe. C’est peut-être bien mon tour!

—Entre une femme comme vous, dit Jeanne Réveil, et une femme comme moi, il n’y a rien de commun. Nous ne sommes pas de la même race.

—Possible. Mais je me trouve très bien comme je suis. Et M. Maxy est de cet avis, croyez-moi.

—Je vous traiterai en ennemie.

—Dites plutôt «en rivale»... Si vous croyez que je ne vois pas clair! Mais vous n’êtes pas de taille...

L’autre, dont le visage dur avait pâli, fit un pas en avant, comme pour se jeter sur Lisette de Lizac, mais celle-ci venait de sonner, et déjà, Léa qui avait entendu le bruit de la discussion, entrait.

—Reconduisez mademoiselle, ordonna Mme Cousinet d’un air parfaitement calme.

Jeanne Réveil comprit qu’elle était vaincue: la sexuelle l’avait emporté sans peine, une fois de plus, sur la cérébrale.

Restée seule, l’ex-vedette du Casino de Paris alla se placer devant une glace, se mit du rouge aux lèvres, ébouriffa ses cheveux courts et, contente d’elle-même, murmura:

—Je n’ai pas trop mal joué cette scène-là!

 

Elle devait en jouer une autre, peu de jours après, avec Raymond Maxy et son mari.

M. Cousinet était sorti de l’hôtel de l’avenue de Messine en annonçant qu’une séance probablement mouvementée le retiendrait à la Chambre pendant tout l’après-midi.

«Une séance mouvementée à la Chambre, se dit Mme Cousinet. C’est dans le programme pour moi aussi... Mais le compte rendu n’en paraîtra pas au Journal Officiel

Vers cinq heures, le haut-commissaire à l’éducation physique rentra brusquement chez lui et, suivi de Léa qui s’efforçait en vain de l’arrêter, se précipita à la porte du studio de sa femme.

—Ouvrez! s’écria-t-il d’une voix tonnante, ouvrez ou je fais un malheur!

Une voix étouffée prononça dans le studio:

—Zut! C’est mon mari!

De longues minutes s’écoulèrent pendant lesquelles M. Cousinet tempêtait, sans souci des lamentations de Léa:

—Je m’en doutais... Tandis que je me consacre au service de la France et de la République, ma femme me fait cocu! Mais attendez, cela ne se passera pas ainsi. Foi de Cousinet, je vais me venger... Ouvrez, mais ouvrez donc, si vous ne voulez pas que je brise tout!

Enfin, la porte s’ouvrit, lentement... Et Mme Cousinet, souriante, dit à son mari avec un petit air espiègle:

—Qu’est-ce que tu as? Tu en fais, une tête!

M. Cousinet se précipita dans le studio où il trouva Raymond Maxy installé sur un canapé et contemplant avec une attention extraordinaire la première page de l’Illustration. C’était assez bien imité... Malheureusement, les bretelles du jeune homme—on ne pense pas à tout dans ces cas-là—s’étalaient, mauves et cyniques, sur un fauteuil.

M. Cousinet fit mine de s’élancer sur le fils du banquier, mais, le voyant se dresser d’un air résolu, il préféra se laisser retenir par sa femme qui, jouant l’étonnement, questionnait:

—Mais qu’est-ce qui te prend, mon chéri? Tu es fou! Enfin, tu ne supposes cependant pas que ce garçon... Voyons, c’est invraisemblable!

D’un geste noble, M. Cousinet montra les bretelles, puis:

—Madame, et ça?

Lisette de Lizac parut ne rien voir et répondit:

—Et ça... quoi?

—Ces bretelles!

—Il y a des bretelles?

—Oui, sur ce fauteuil...

—Ah! c’est curieux!

—Ce ne sont pas les miennes. Les vôtres non plus, je suppose... Ce sont donc celles de monsieur.

—Mon gros, écoute... En effet, je me souviens maintenant, M. Maxy s’est trouvé mal à l’aise tout à l’heure. Alors, je l’ai autorisé à...

—Il suffit, madame: je suis édifié!

Et s’adressant au jeune homme:

—Monsieur, vous pouvez vous retirer... en emportant vos bretelles. Vous n’avez plus rien à faire ici, je suppose. Quant à moi, j’ai à causer avec ma femme.

Raymond prit un air digne pour déclarer:

—Je ne m’en irai que si vous me jurez sur l’honneur de ne pas vous livrer sur madame à...

—Je ne me livrerai sur madame à rien du tout. Je ne suis pas une brute... Un homme de mon caractère et de ma situation n’oublie jamais qu’il doit donner l’exemple en toutes circonstances. Comptez sur moi... Monsieur, je vous salue.

Et comme le jeune Maxy se retirait—après avoir repris, d’un geste discret, ses bretelles—M. Cousinet lui dit en lançant un regard courroucé à sa femme:

—Mes souvenirs à monsieur votre père, je vous prie.

Resté seul avec Lisette de Lizac, le haut-commissaire à l’éducation physique s’exclama:

—Ouf! Enfin, ça y est! Ce n’est pas trop tôt...

L’ex-divette était en train de se composer un visage pathétique pour répondre aux invectives attendues de son mari, mais elle comprit qu’aucune espèce de drame n’était à prévoir: M. Cousinet, assis sur le canapé que venait de quitter le jeune Maxy, se frottait les mains d’un air infiniment satisfait.

—Ça y est... quoi? questionna-t-elle d’une voix douce.

—Nous divorçons.

—Comment, nous divorçons? En voilà, une idée!

—Oui, nous divorçons, et c’est précisément ce que je souhaitais. Tout s’arrange très bien.

Mme Cousinet répliqua, formelle:

—Mon petit, tu t’imagines qu’en te débarrassant de moi, tu feras plus rapidement ton chemin dans la carrière politique? Eh bien, pas du tout... Si tu insistes pour le divorce, je te couvrirai d’un tel ridicule que tu seras fini, complètement fini. Ah! tu ne me connais pas! D’abord, tout Paris saura que tu es cocu, et même cocu de père en fils, puisque j’ai couché avec MM. Lazare et Raymond Maxy! Je donnerai des détails, tous les détails... Ah! ce sera une affaire bien parisienne! Et j’en profiterai pour faire ma rentrée au music-hall... Elle sera sensationnelle, je te prie de le croire. On en parlera! Tu imagines l’effet produit sur tes amis, sur tes électeurs, sur tes collègues... Mon pauvre ami, tu ne pourras plus te montrer. Tu deviendras impossible à l’Éducation physique... L’éducation physique! Tu imagines les plaisanteries, la rigolade. Tu devras renoncer à toute ambition... Adieu, sous-secrétariats et ministères! Ton avenir politique sera fichu et moi, je serai vengée!

Et, après un court silence, elle ajouta:

—Dis, mon petit, as-tu pensé à tout ça?

M. Cousinet venait, en effet, d’y penser... Et son imagination, quoique peu vive, lui avait représenté, très nettement, cet avenir effroyable.

—Ma chérie, bredouilla-t-il d’un air accablé...

Mme Cousinet n’était pas femme à se contenter d’un tel succès. Elle voulut exploiter la victoire et lança, implacablement, sa cavalerie.

—Après tout, reprit-elle, tu as raison.

—Comment, j’ai raison?

—Mais oui, divorçons. C’est ça, divorçons et le plus tôt possible. J’en ai assez de cette existence de bourgeoise grotesque qui ne peut même pas s’offrir un amant sans que cela fasse un tas d’histoires. Divorçons, mon cher! j’ai hâte de reprendre ma liberté et de faire parler de moi... De toi aussi, par ricochet.

M. Cousinet était devenu lamentable.

—Non, balbutia-t-il, je ne veux pas... Je ne veux pas que nous divorcions.

—Moi, je veux.

—Je t’en supplie... Écoute, oublions cet incident; j’ai été un peu vif, je l’avoue, je te demande pardon.

Mme Cousinet se redressa, magnifique:

—T’accorder mon pardon? Soit, bien que tu ne le mérites guère... Mais il y a une condition.

—Tout ce que tu voudras.

—Je veux être décorée de la Légion d’honneur!

—Je t’ai déjà dit que...

—Il ne s’agit pas de ce que tu m’as dit, mais ce que je te dis, moi. Cette croix, je l’exige! Débrouille-toi pour me la faire donner, en vitesse. Au titre d’infirmière... infirmière-major! Je sais qu’une fournée est prochaine... Je veux en être. C’est bien mon tour, j’imagine, d’être embrassée par un maréchal de France!

—Tu veux être embrassée par un maréchal de France maintenant?

—Oh! pour le bon motif... Sur les deux joues, tout simplement. D’ailleurs, tu seras là, dans la cour d’honneur des Invalides, et j’espère que cette fois, tu ne me feras pas une ridicule scène de jalousie!

Les jours suivants, Mme Cousinet revint à la charge. Elle menaçait son mari de se livrer aux pires excentricités, de machiner les plus déplorables scandales, si elle ne décrochait pas enfin la croix qu’elle avait si glorieusement méritée en se prodiguant aux jeunes et gentils aviateurs soignés au Casino de Deauville.

Le haut-commissaire à l’éducation physique dut s’employer à fond pour réussir... Toutes les croix disponibles étaient déjà attribuées. Mais la politique est, en ces choses comme en bien d’autres, toute puissante. Au dernier moment, le nom de Mme Cousinet remplaça, sur la liste des élues, celui d’une certaine Mme Anatoline Leperchot, infirmière blessée dans une ambulance du front mais qui manquait évidemment d’utiles relations à Paris.

 

Tous les journaux—à commencer par Comœdia et à finir par la Semaine religieuse de Merville—annoncèrent que Mme Cousinet, la femme du haut-commissaire à l’éducation physique, l’héroïque infirmière, recevait enfin la juste récompense de son dévouement et que le maréchal Fabre lui remettrait l’étoile des braves dans la cour d’honneur des Invalides, au cours d’une cérémonie où devaient figurer nombre de blessés qui avaient obtenu la croix de guerre.

—Là aussi, dit Lisette de Lizac à son mari, j’ai la vedette... Veux-tu parier que la cour des Invalides sera trop petite, qu’on refusera du monde? Tout Paris viendra... Je vais m’occuper des invitations. Connais-tu le secrétaire général des Invalides?

L’abbé Pellegrin, qui avait lu la note publiée par les journaux, s’était récrié:

—Décidément cette poule-là se fourre du rouge partout. Et c’est aux Invalides qu’elle recevra la croix d’honneur des mains de ce pauvre maréchal Fabre. On va rigoler... Il faut que j’aille voir ça!

 

Ce fut, en effet, une solennité très parisienne... Le Tout-Paris des premières était venu voir Lisette de Lizac dans son rôle d’«héroïque infirmière». Naturellement les mauvaises langues allaient leur train.

—Ce que c’est tout de même que d’avoir épousé un politicien!

—Non, mais qu’a-t-elle fait pour être décorée, ma chère?

—Elle a tout fait, ma chère.

—Elle a soigné des aviateurs...

—Pauvres petits! Elle les achevait.

—C’est dégoûtant... Penser que tant de braves femmes, qui se sont vraiment dévouées dans les ambulances et les hôpitaux, n’ont pas obtenu quoi que ce soit!

—On a pensé que la satisfaction du devoir accompli leur suffisait largement.

—Il paraît que le maréchal qui va la décorer l’a connue alors qu’elle débutait à la Fourmi comme figurante et qu’il était simple capitaine... C’était bien entendu avant la guerre.

—Laquelle?

—Ça ne fait rien, quel scandale!

—Je vous assure, chère amie, que je suis enchantée de ne pas avoir la Légion d’honneur... Ça me vexerait de porter une décoration aussi galvaudée!

Le maréchal Fabre parut très embarrassé en s’approchant, une croix à la main, de Mme Cousinet qui, bombant la poitrine, les mains dans le rang, se tenait au garde-à-vous, entre un sous-intendant militaire et un médecin-major nommés ou promus dans l’ordre national. Le maréchal se souvenait, en effet, de la débutante de la Fourmi... N’allait-elle pas le reconnaître aussi? Et puis, cette croix, où l’attacher? La dame portait un corsage si largement échancré et, de plus, si léger, si transparent, qu’il était peut-être imprudent d’y risquer une épingle...

Les clairons sonnaient aux champs et les opérateurs de cinéma tournaient leurs manivelles.

—Au nom de la République française et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés...

Le maréchal parvint à attacher, sans effusion de sang, la croix d’honneur sur la poitrine haletante de Lisette de Lizac. Puis, d’un air décidé, il embrassa sur les deux joues l’«héroïque infirmière» qui eut le temps de lui dire, à voix basse:

—Oh! monsieur le Maréchal, autrefois, ce n’était pas là.

Le vieux militaire ne put que répondre en rougissant comme un saint-cyrien de première année:

—Très heureux, madame... Toutes mes félicitations... Vous êtes une bonne Française.

Un spectateur fit cette réflexion peut-être osée:

—Hein, croyez-vous que voilà un ruban bien placé! Que le corsage descende encore un peu et le maréchal pourrait dire à la poule: «Mais il me semble que vous avez déjà deux rosettes!»

Un monsieur qui avait entendu, recula vivement d’un pas en s’exclamant:

—Dites donc, c’est ma femme!

En effet, le haut-commissaire avait tenu à assister à cette manière d’apothéose de Mme Cousinet et il se rengorgeait, lui aussi... Mais la remarque du monsieur—qui avait pris la fuite après avoir commis cette irréparable gaffe—venait de gâcher son orgueilleux plaisir. Il eut même, brusquement, le sentiment du ridicule...

L’abbé Pellegrin, qui était parvenu à se faufiler au premier rang des invités, contemplait ce spectacle avec un sourire sarcastique... Une fois de plus, il assistait au triomphe du mensonge, du simulacre, du chiqué. A mi-voix, il murmura:

—Décidément, tout cela est très pharisien!

Un blessé, hospitalisé aux Invalides, l’avait entendu, sans d’ailleurs bien le comprendre. Mais il le devina et dit d’une voix amère:

—On finira par croire que c’est les poules de luxe, les profiteurs et les politiciens qui ont sauvé la France!

—Mon pauvre vieux... Qu’est-ce que t’as?

Le prêtre regarda son voisin, d’autant plus pitoyable qu’il était plus glorieux.

—Ce que j’ai, monsieur l’abbé?... Comme vous, la croix de guerre. Le ruban rouge, c’est trop chic pour nous.

—Tu te plains?

—Mais non... On me soigne aux Invalides et, par-dessus le marché, j’ai une belle pension: dix-huit cents balles. Une thune par jour... Et quoi encore?

—Écoute, fit le curé, tu n’as cependant pas la prétention, vieux frère, d’être traité comme la belle dame que tu viens de voir décorer. Des comme toi, et des comme moi, il y en a eu des tas et il y en aura toujours.

—N’en croyez rien. Si c’était à refaire...

—Tu le referais. Nous sommes là pour un coup, surtout si c’est un sale coup.

—On nous a pour pas cher, quoi. Ce n’est sans doute pas le cas de cette rombière...

—T’en fais pas. Tiens, moi, je connais un type qui en avait fait encore plus que toi... Il a donné sa vie, non seulement pour sauver la France, mais pour sauver le monde. Il est allé jusqu’au bout, celui-là. Et c’était plus dur qu’à Verdun.

—Non?

—Je te le dis...

—Et qu’est-ce qu’il a eu, pour la peine?

Le curé haussa les épaules et, promenant son regard gouailleur sur ceux qui, offusqués, l’écoutaient, il proféra:

—Mon vieux, il faut reconnaître qu’on a été très chic avec lui... On lui a foutu la croix!

VIII
L’AUMONIER DE LA SOCIALE

—Vous vivrez avec nous, avait dit Jeanne Réveil à l’abbé Pellegrin.

—Oui, insista Pierre Rouge, nous avons à l’Humanitaire des chambres où nous hébergeons les camarades qui viennent nous voir de la province ou de l’étranger. Vous y serez très bien... Et vous prendrez vos repas avec les militants.

—Qui paiera?

—La caisse du parti. Nous avons des amis, des gens qui nous aident. Et puis, il y a les cotisations...

Le curé secoua la tête et répliqua:

—Cette combine ne me va pas. Je ne veux pas vivre aux frais de la princesse, même si cette princesse est dans nos idées. Je consens à habiter ici, ma place n’étant plus dans les hôtels pour ecclésiastiques et ne pouvant pas être dans les hôtels pour laïques... Votre boîte est une espèce de couvent: j’y cantonnerai en attendant les événements. Pour le reste, je veux me débrouiller. Je pense, en effet, que je ne dois pas me faire entretenir par les camarades.

—Mais c’est ce que font les dirigeants, fit Pierre Rouge.

—Je le regrette pour eux, déclara Pellegrin... Les apôtres, ça ne doit pas devenir des fonctionnaires.

—Le prêtre vit cependant de l’autel, dit Jeanne Réveil avec un sourire ironique...

—Il en vit, d’ordinaire, assez mal... Mais, à mon avis, c’est encore trop. Et je peux le dire, car ma paroisse ne m’a jamais grassement entretenu. Je me serais mis souvent la ceinture, si je n’avais pas eu mon potager, mes abeilles et ma machine à tricoter. Car, le soir, parfois, je tricotais des chandails... Je ne me suis jamais plaint... J’aime assez que le curé gagne sa vie en dehors de son sacerdoce: comme ça, au moins, il n’a pas l’air de débiter de la religion comme de la bibine et de mettre une rallonge à la sainte table pour y faire servir son frichti.

—Soit, dit Jeanne Réveil, mais vous n’allez pas installer des ruches ici. Et le tricotage à la machine...

—Je pourrais me faire jardinier. Fallait voir mon potager, à Sableuse!

—A Paris, vous trouveriez difficilement à vous placer, objecta Pierre Rouge. Et puis, la propagande vous prendra de plus en plus. On nous demande d’organiser de nombreuses réunions: tout le monde veut vous entendre et comme vous faites faire de grands progrès à la cause, mieux vaut vous consacrer à votre tâche essentielle...

—Non, je veux, d’abord, gagner ma croûte. Quand on prétend avoir le droit de parler aux ouvriers, il faut pouvoir leur montrer ses mains en disant: «Vous voyez, ce ne sont pas celles d’un avocat... Elles ont tenu l’outil, levé le marteau, saisi la lourde pierre, elles portent les saints stigmates du travail, elles sont sœurs des vôtres. Dieu en avait de pareilles quand il prêchait l’Évangile au coin des rues. Car il ne faudrait pas croire tous ces sculpteurs et tous ces peintres qui représentent notre Sauveur avec des mains blanches et fines d’aristo ou de gentil petit vicaire pour dévotes de luxe. Il avait travaillé pendant vingt ans et plus comme compagnon charpentier. C’est un boulot qui abîme les pattes: aussi, pas d’erreur, sur le doigt de Dieu, il y a des durillons.»

Ces propos parurent gêner les dirigeants de l’Humanitaire, semi-intellectuels qui vivaient en parasites du parti, sortes de bureaucrates de la Sociale à qui ne manquaient même pas les manches de lustrine et le rond-de-cuir.

—Ce sacré curé, fit l’un d’eux après la sortie de Pellegrin, finira par gâter le métier!

Mais Jeanne Réveil n’était pas une révolutionnaire professionnelle; son enthousiasme, mystique aussi, s’accordait fort bien avec la foi austère du prêtre et elle répondit:

—Il en sera de notre religion comme de la sienne si les malins remplacent les sincères qui l’ont fondée.

Pierre Rouge approuva:

—La citoyenne a raison... Nous manquons de saints et même de martyrs. Il nous faudra, un jour, prouver notre sincérité en faisant quelque chose qui nous expose à un danger. Nous sommes trop sages, trop prudents. Nous n’agissons pas. L’acte seul est une preuve...

—Oui, dit Jeanne Réveil, mais que faire?

—J’ai une idée.

—Laquelle?

—Inutile d’en dire plus long puisque, le moment venu, nous ne trouverions pas le bras nécessaire.

—Ce bras existe.

—Celui de notre pauvre curé? Non, impossible...

—Il existe, vous dis-je.

—Faites voir...

—Le voici.

Et Jeanne Réveil montra son bras nu, maigre et nerveux.

L’abbé Pellegrin trouva sans difficultés—car la main-d’œuvre manquait—un emploi de laveur de voitures dans un garage d’automobiles. Vêtu en ouvrier, la casquette sur l’oreille, la pipe aux lèvres, il fut accueilli assez froidement par le chef d’équipe.

—Je n’aime pas les fantaisistes, lui annonça ce personnage... Ici, faut être sérieux.

—Je suis très sérieux.

—Vous n’en avez pas l’air, c’est tout ce que je peux vous dire. Mais je ne demande qu’à vous croire. Ça dépend de vous.

L’expérience prouva que le nouveau venu était un bûcheur infatigable: toujours de bonne humeur, content de son sort, il ne ressemblait en rien à ses camarades qui rechignaient à la besogne, se plaignaient sans cesse et le blâmaient de faire en conscience ce détestable métier. Un seul d’entre eux paraissait s’accommoder de sa destinée et cependant il paraissait fait pour mener un autre genre d’existence: il parlait peu, mais s’exprimait en termes choisis, prononcés avec l’accent slave, portait des vêtements qui, en des temps lointains, avaient dû être à la mode et mettait des gants pour manier brosses et chiffons.

Pellegrin et ce mystérieux bonhomme ne tardèrent pas à sympathiser. Ils s’étaient devinés réciproquement sous leurs masques: tous deux étaient évidemment des transfuges, des évadés ou des exclus.

—Tel que vous me voyez, fit l’étranger, j’ai eu mon auto: maintenant, je lave les autos des autres. Je suis le prince Serge Pakounine, ancien chambellan de Sa Majesté le tzar... J’ai été ruiné par la Révolution, mais je ne me plains pas trop, car j’aurais pu être fusillé. Je me suis réfugié en France où je croyais avoir quelques amis... Je me trompais: on se trompe souvent, car l’amitié s’imite fort bien et il faut la mettre à l’épreuve pour savoir si elle n’est pas en simili. J’ai donc vite constaté que je n’avais pas d’amis. Je suis tombé rapidement dans la misère et, pour vivre, j’ai dû faire tous les métiers. Enfin, j’ai trouvé ma voie... Laveur de voitures! Qui l’eût dit alors que je montais dans les carrosses de gala de la Cour impériale? Je ne veux d’ailleurs d’aucune pitié: somme toute, je ne suis pas tellement intéressant puisque je suis libre et que je mange tous les jours. Mais je pense à ceux des miens qui sont restés là-bas. Que sont-ils devenus? Morts sans doute dans quelque prison, ou exécutés, à moins que la faim... Et tant d’autres ont péri aussi! Monsieur, c’est affreux, une révolution! Cela fait couler trop de larmes, trop de sang... Et après, est-on plus heureux?

Comme Pellegrin ne répondait pas, il reprit:

—Vous devez avoir horreur aussi de ces convulsions... Vous avez l’air d’un brave homme, si différent de ceux qui nous entourent et qui sont des brutes!

—De pauvres diables, des ignorants...

—C’est cela, oui, des ignorants. Cependant, écoutez-les, ils disent aussi qu’ils veulent devenir les maîtres. Et penser que des hommes intelligents, instruits, qui ont lu l’Histoire, répètent à ces gens qu’ils ont raison, que leur heure est venue, que tout ira mieux quand ils auront tout détruit. Ce sont de grands coupables, des criminels, car eux, ils savent...

L’ancien curé de Sableuse parut gêné, mais il questionna:

—Vous êtes donc de cet avis que la justice règne et qu’il ne faut rien changer à ce qui est?

-Je pense, dit le prince Serge Pakounine, que la justice n’est jamais dans la violence et le meurtre... Et toutes les révolutions sont cruelles.

Il hésita, puis:

—Êtes-vous chrétien, monsieur?

Le prêtre sursauta et répondit:

—Certes...

—Eh bien, souvenez-vous que le Christ n’a voulu faire régner la justice que par la bonté, par l’amour... Nous l’avons tous oublié, les uns et les autres: ceux qui, lorsqu’ils étaient riches et puissants, manquaient de charité et ceux qui, les ayant remplacés, se montrent pires encore, car ils sont animés de l’esprit de vengeance. Excusez-moi, monsieur, de vous dire ces choses, d’autant plus, je le vois, qu’elles vous déplaisent.

—Pas du tout, fit Pellegrin, mais ne pensez-vous pas qu’une révolution peut être pacifique?

—J’en doute... Avez-vous lu les pensées de Rivarol?

—Non, vous savez, moi, je ne lis guère que mon...

L’abbé allait dire «mon bréviaire», mais il se reprit à temps et prononça: «mon feuilleton».

—Eh bien, continua le Russe, il y a une de ces pensées que je trouve admirable entre toutes. La voici: «Malheur à qui remue la lie d’une nation.»

Puis, empoignant une éponge, le prince Serge Pakounine se mit à laver avec entrain une splendide limousine.

—C’est la voiture d’une poule à la mode, lui dit le chef d’équipe... Gaby de Fontanges, tout le monde la connaît.

L’ancien chambellan du tsar parut ne pas avoir entendu, mais un sourire ironique plissa ses lèvres. Et s’adressant au curé qui astiquait le cuivre des phares, il s’exclama:

—Gaby de Fontanges? Une jolie fille... J’ai été dans ses bonnes grâces, autrefois. Elle m’a gentiment croqué un million, peut-être deux. A cette époque je ne comptais pas. Ce serait drôle, n’est-ce pas, si elle avait acheté, avec ce qui lui reste de mes roubles-or, cette limousine que je suis en train de nettoyer?

—Encore une conséquence de la Révolution!

—Celle-là, au moins, est amusante...

Et reprenant, non sans avoir poussé un soupir, son air impassible et mystérieux, le prince se remit au travail.

L’abbé Pellegrin n’avait pas écouté ces propos sans ressentir quelque trouble... Jusque-là, il avait entrevu la révolution sous l’aspect d’une métamorphose presque idyllique: les détails réalistes, il n’y songeait pas. Les émeutes dans la rue, les rencontres sanglantes, les exécutions en masse, tous ces à-côtés du drame, il ne les imaginait pas dans sa candeur évangélique, car, pour lui, la bonté et la fraternité devaient triompher sans lutte... Les hommes pouvaient-ils se refuser à la conquête du cœur? Non, certes, et le curé de Sableuse était persuadé que la bonne nouvelle serait accueillie avec joie par le peuple méconnu et persécuté: les martyrs, s’il devait y en avoir, se compteraient, non parmi les pharisiens et les mauvais riches, mais au contraire parmi les militants de la justice et de la vérité... Une fois de plus, les apôtres devaient souffrir et c’est du sol fécondé par leur sang que jaillirait la moisson promise aux heureux habitants de la Cité de Dieu.

Des femmes avaient été embauchées pour compléter l’équipe des laveurs qui, le plus souvent, s’absentaient sous des prétextes divers et même sans aucun prétexte. L’une d’elles, robuste et belle fille aux yeux hardis, à l’allure déhanchée, au verbe libre, s’adressa un jour à l’abbé Pellegrin et lui déclara carrément:

—Vous me plaisez.

—Ah!... Je n’ai rien fait pour ça.

—Justement. J’aime les types qui ne font pas de l’œil aux femmes. Mais on se comprend tout de même... Vous m’avez regardée et moi, je vous ai vu. Alors, pas la peine de tourner autour du pot. Je cherche un homme... Je suis dans mes meubles, j’ai un peu de linge et je ne demande qu’à me mettre en ménage. Ça vous dit?

—Il faut que je réfléchisse, fit Pellegrin, embarrassé.

—Vous savez, à part ça, je suis gentille... On ne s’embête pas avec Titine.

—Je n’en doute pas.

—Venez donc chez moi, un de ces soirs... On prendra le café.

Et comme Pellegrin rougissait, elle se mit à rire:

—Vous me trouvez bien hardie, n’est-ce pas? Mais pourquoi faire des chichis? C’est ainsi qu’on perd du temps et qu’on gâche à jamais sa jeunesse. Et puis, quoi, faut pas être timide comme ça avec les femmes. Voyons, approchez-vous donc un peu... On dirait que je vous fais peur.

—Non, mais...

—Mais quoi? Vous me trouvez moche? Vous seriez le premier, mon petit...

Cette incompréhensible froideur vexa Titine qui n’admettait pas que ses avances fussent ainsi éludées. Une occasion décisive se présenta... Le garage comportait une annexe où étaient remisées les autos qui ne devaient pas sortir de longtemps. Pellegrin, devenu homme de confiance, était chargé de leur entretien; parfois il se réfugiait dans cet endroit silencieux, prenait place sur les coussins d’une voiture et lisait tranquillement son bréviaire. C’était l’oasis de sa dure journée.

Un après-midi, comme l’ancien curé de Sableuse goûtait le charme reposant de cette retraite, la portière de la limousine qu’il avait choisie s’ouvrit brusquement et Titine, bondissant sur le marchepied, entra dans la place avec une autorité irrésistible.

—C’est comme ça, s’exclama-t-elle, qu’on bat la flemme dans les petits coins? Dites donc, vous devez vous ennuyer tout seul?

Pellegrin, ahuri, s’était redressé, mais, déjà, l’entreprenante gaillarde l’avait enlacé et lui tendant ses lèvres, murmurait:

—Allons, embrasse-moi.

Et comme celui qu’elle croyait avoir conquis se détournait en la repoussant, elle se récria:

—Grosse bête! Laisse-toi faire... On est bien ici: personne ne nous dérangera.

Elle s’était laissée tomber sur les coussins et, elle attirait Pellegrin en répétant à mi-voix:

—Profitons-en... L’amour en auto, j’ai toujours eu envie de ça. Et j’ai envie de toi aussi, parce que tu n’es pas comme les autres. Mais grouille-toi un peu... Ce que tu as l’air gourde!

Le prêtre s’était dégagé, presque violemment. Sur son visage se peignait un grand trouble, une sorte d’angoisse, et ses mains tremblaient... Il prononça d’une voix changée, presque rauque:

—Non, laissez-moi... Ne me tentez pas. C’est mal, ce que vous faites là!

—Qu’est-ce qu’il y a de mal? D’ailleurs, je n’ai rien fait et pour cause.

—Vous êtes une créature du diable!

—Moi, Titine? Depuis quand? Et en voilà des manières... Dirait-on pas?

La femme contemplait maintenant Pellegrin avec stupeur... Elle lui lança:

—Espèce de ballot!

Puis, méprisante:

—Fallait le dire tout de suite que tu ne peux pas... Va donc, eh! impuissant!

Mais Pellegrin venait de s’élancer hors de la voiture et fuyait, comme affolé, cette Mme Putiphar. Titine, furieuse, s’apprêtait à descendre à son tour quand elle aperçut un livre à fermoirs qui traînait sur la banquette. C’était le bréviaire de l’abbé. Elle le prit, l’ouvrit et de multiples images s’en échappèrent, éparpillant sur le tapis les effigies coloriées et dorées de toutes sortes de saints personnages. Elle murmura:

—Un livre de messe!...

Puis, se frappant le front:

—J’y suis, c’est un curé... Je comprends, maintenant!

Et Titine, qu’un tel échec avait blessée dans sa vanité féminine mais qui se trouvait maintenant réhabilitée, s’exclama en pouffant:

—Un curé! Ah! ça, par exemple, c’est rigolo!

 

L’abbé Pellegrin ne reparut plus au garage. Il se fit embaucher comme manœuvre dans un chantier de «bois et charbons» à Aubervilliers.

«Déguisé en nègre, se dit-il, je ne serai reconnu par personne... Vous parlez d’un filon!»

C’est que l’«aumônier de la Sociale» prenait la parole, de plus en plus souvent, dans des salles faubouriennes où s’entassaient d’enthousiastes auditeurs. Avec une éloquence drue, directe, brutale même, il dressait contre la Société un réquisitoire à la fois véhément et cocasse où se mêlaient l’esprit révolutionnaire et l’esprit évangélique. Ainsi devaient parler, devant la plèbe des villes, les premiers disciples d’un ouvrier juif, nommé Jésus, crucifié pour avoir prêché aux hommes la justice et la fraternité.

Mais le «camarade» Pellegrin avait remarqué, non sans en ressentir une certaine désillusion, que les foules populaires l’applaudissaient surtout quand il maudissait les riches, les patrons, les exploiteurs, quand il montrait le poing à la «société pourrie» et annonçait la prochaine révolution qui devait faire le bonheur du peuple... Plus il promettait de satisfactions matérielles et immédiates, plus il entraînait ceux qui, tour à tour hilares et animés d’une sombre fureur, acclamaient en lui le prophète de ce «grand soir» qui permettrait enfin aux déshérités, aux parias, de savourer des jouissances depuis si longtemps convoitées.

Un soir, dans la salle de l’Égalitaire, l’abbé Pellegrin s’était écrié:

—Croyez-vous donc que je vais vous emmener à la foire d’empoigne? Il ne faudrait tout de même pas croire que j’ai plaqué ma cure—où j’étais mieux qu’ici—pour venir à Paris en apôtre de la paresse et de la rigolade. Minute! Ne confondons pas autour avec alentour... Vous avez des droits mais vous ne les avez pas tous. Et ce ne serait pas la peine de remplacer une injustice par une autre.

Ces paroles inattendues soulevèrent des protestations. Le curé continua, imperturbable:

—Après tout, la révolution ne vous apportera qu’un bonheur matériel... Vous travaillerez peut-être moins, vous prendrez peut-être plus de bon temps... Mais quoi? C’est encore bien peu de chose en comparaison de la bonne vie que vous mènerez là-haut si, bien entendu, vous avez mérité d’être reçus dans le palace du bon Dieu!

La salle devint houleuse et un citoyen se dressa pour lancer d’une voix irritée:

—Le paradis là-haut et pour plus tard? Ah! non, très peu... On nous l’a déjà faite, celle-là. Et nous ne marchons plus. Nous voulons le paradis ici-bas et tout de suite.

Cette interruption fut applaudie frénétiquement. Et ce soir-là, l’orateur sentit son public lui échapper.

Pierre Rouge, qui assistait à la réunion, fit à l’abbé des reproches et lui donna des conseils.

—Vous allez tout gâter, lui dit-il, si vous prétendez faire accepter par les camarades cette idée qu’ils n’obtiendront vraiment ce qu’ils rêvent, ce qu’ils attendent, ce qu’ils exigent, que dans l’autre monde... Ça, c’est la vieille rengaine religieuse: souffrez ici-bas, ça ira mieux là-haut. Ne jouez pas de cette guitare-là!

—Cependant...

—Je connais le peuple: il faut lui promettre du solide. Un «prends», pour lui, vaut mieux que «deux tu l’auras».

—C’est une doctrine toute matérialiste et ce n’est pas pour la prêcher que je suis venu à Paris. Certes, le corps a de légitimes exigences et une société où certains ont trop alors que tant d’autres n’ont pas assez, cette société n’est pas chrétienne: c’est pourquoi je la combats. Mais il n’y a pas que le corps, il y a l’âme... L’âme aussi a faim et soif: seulement sa nourriture ne se vend pas au marché et elle ne va pas boire de l’espérance en chopine chez le bistro. Qu’est-ce qu’il y a pour elle sur votre menu révolutionnaire, camarade? Dites donc, je crois bien que vous l’avez oubliée... Alors, moi, je lui apporte ce qui doit la rassasier et la désaltérer: la foi dans la bonté divine, la certitude qu’il y a, dans le ciel, tout ce qu’il faut pour être heureux à perpète... Là-haut, les bons prolétaires se la couleront douce, le grand patron étant un chic type, tandis que les exploiteurs, les égoïstes, les mufles rôtiront dans les flammes de l’enfer. Car Notre-Seigneur l’a dit: «Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille.»

Pierre Rouge secoua la tête et répondit:

—Tout ce que vous voudrez, camarade curé, mais le prolétaire veut être servi le plus tôt possible. Alors, croyez-moi, si vous tenez à exercer sur lui une action réelle, parlez-lui le moins possible de compensations célestes: il vous prendrait pour un bourreur de crânes et vous ne pourriez plus vous faire écouter.

—L’Évangile...

—Prenez dans l’Évangile ce qui convient à l’heure présente. Après, on verra...

—Je veux réconcilier les pauvres, les malheureux, les victimes avec le Christ qui les a toujours aimés, pour qui il est mort, mais qu’ils ne connaissent plus parce qu’on le leur a changé... Voilà ma vraie mission, mon vrai boulot et il s’agit de ne pas mettre à côté.

—Non, dit Pierre Rouge, il s’agit de conquérir définitivement cette foule qui attend le miracle... Votre Dieu lui promettait aussi des tas de belles choses pour plus tard, beaucoup plus tard, mais il avait soin de lui donner, en attendant, le pain et le vin qui manquaient. Il ne disait pas au paralytique: «Tu marcheras quand tu seras au paradis», il le faisait marcher tout de suite... Le miracle, sous ses yeux, le peuple l’attend d’une minute à l’autre.

—Quel miracle?

—C’est un paralytique: il faut le faire marcher.

—Le faire marcher?

—Sans doute... Mais il y a deux façons de l’entendre.

Et Pierre Rouge, après un silence:

—Le miracle, c’est la Révolution. Tout l’annonce, tout le prépare... L’atmosphère commence à y être et vous savez que les miracles, c’est une question d’ambiance. Chauffez, mon cher, chauffez! La foule est femme: pour la séduire, il faut lui dire des choses qui lui plaisent, quitte, au moment psychologique, à la bousculer un peu...

—Dites donc, camarade, vous oubliez que je suis ecclésiastique et que l’art de séduire les femmes...

—Je ne l’oublie pas du tout, et c’est même parce qu’il me semble que vous redevenez parfois un peu trop curé que je vous rappelle notre vrai but en vous indiquant les bons moyens pour l’atteindre.

—Un peu trop curé? Moi, je commence à trouver, au contraire, que je ne le suis pas assez...

Et l’abbé Pellegrin, le front plissé, le regard lointain, parut comme assailli par une pensée douloureuse... C’est qu’il avait reçu, de l’évêque de Merville, des avertissements sévères, bientôt suivis d’impérieuses mises en demeure: il était menacé des pires sanctions s’il continuait à «compromettre l’Église, à laquelle il appartenait encore, dans la plus déplorable des aventures». La foudre épiscopale allait l’anéantir: l’interdiction qui fait du prêtre une manière de hors-la-loi religieuse, ne tenait plus, au-dessus de sa tête, qu’à un fil... Il fallait se soumettre sans retard, aller demander pardon à Mgr Sibuë et accepter, d’un cœur contrit, la pénitence infligée par Sa Grandeur ou rompre définitivement, non pas avec l’Église vivante et militante, que Pellegrin prétendait servir selon les vrais principes de l’Évangile, mais avec tout son passé, toute sa vie, et devenir un de ces lévites rebelles, condamnés et maudits, qui sont la honte et le scandale des diocèses. «Et cependant, se disait-il, sans pouvoir étouffer son angoisse, je ne fais pas de mal... J’apporte au peuple ce qui lui manque le plus. C’est vrai, la lettre, parfois, je l’oublie un peu, mais la lettre tue et si l’Église est en train de claboter, ce n’est pas pour autre chose; en revanche, l’esprit vivifie et il me semble, quand ces milliers de demi-païens m’écoutent, me comprennent, me suivent, malgré tout, sur la route qui conduit au royaume de Dieu, il me semble que je fais mon vrai truc de curé. Si je me trompe, oh! alors, c’est que l’Église doit être ce qu’elle est, une administration, et que le meilleur prêtre est comme qui dirait un saint dont l’auréole est un rond de cuir!»

Le fluide de l’abbé Pellegrin agissait sur les femmes avec une puissance extraordinaire. C’est que, chez elles, la foi n’est pas éteinte et que leur sexe ne résiste guère à l’emprise de ceux qui savent parler au cœur et mêler quelque idéalisme aux choses de la vie. Le prêtre gardait à leurs yeux un prestige que lui refusaient le scepticisme, la blague des hommes: ces Parisiennes de l’atelier et du faubourg riaient à ses brocards, à ses plaisanteries argotiques et crues, mais elles se livraient aussi à l’émotion puissante qui, parfois, vibrait dans son éloquence passionnée. Ainsi renaissait chez beaucoup d’entre elles la foi de leur enfance, mais il s’y mêlait un mysticisme nouveau, une sorte d’exaltation contagieuse qui parfois provoquait des incidents singuliers.

On avait vu, à la fin de certaines réunions, des femmes attendre l’abbé à la sortie de la salle pour se jeter à ses pieds, pour toucher sa soutane élimée, pour prendre ses mains et les baiser en s’écriant avec une ferveur étrange:

—Vous êtes un saint! Vous êtes venu pour nous sauver, pour nous arracher à notre misère, pour guérir nos maux!

Des mères lui présentaient leurs enfants en le suppliant de les bénir... L’une d’elles l’arrêta et, lui tendant un petit être livide, s’écria d’une voix pathétique:

—Il va mourir... Guérissez-le! Vous le pouvez, si vous voulez!

L’abbé Pellegrin se dit, embarrassé: «Ça y est... Me voilà obligé d’y aller d’un miracle. Mais, quoi qu’elles en disent, je ne suis pas un saint et je n’ai pas assez de culot pour essayer de ces coups-là! Mais, des fois, une prière...» Il joignit les mains et dit simplement:

—Mon Dieu, je ne voudrais pas vous forcer la main... Ce que vous faites est toujours bien fait, encore que, parfois, nous nous permettions de vous critiquer. Comme si nous étions plus malins que vous! Mais enfin, il est bien permis de vous exposer de temps en temps notre petit point de vue... Prier, c’est vous parler de nous, c’est vous demander quelque chose... Dans votre position, il faut s’attendre à n’avoir affaire qu’à des tapeurs. Alors, je vous demande de ne pas enlever cet enfant à sa mère. La vôtre a dû vous dire ce qu’elle a souffert quand elle vous a vu mourir sur votre croix... Et cependant, elle savait qu’elle vous reverrait trois jours après. Allons, un bon mouvement... Vous avez des floppées d’anges dans votre paradis... Un de plus, ça ne s’y verra pas. Seigneur, guérissez donc ce gosse-là, comme vous avez sauvé la fille de Jaïre. Amen!

Pellegrin s’était penché sur l’enfant: il lui toucha la joue, comme pour le caresser... Le petit malade ouvrit les veux, sourit et aussitôt son visage, jusque-là blafard, reprit les couleurs de la vie.

—Non? fit l’abbé, ahuri et cependant sceptique. Est-ce que le bon Dieu marcherait?

Mais la mère, comme folle de joie, s’écriait:

—Il est guéri! Mon enfant était condamné... Plus rien à faire, disaient les docteurs. Et voyez, le bon curé l’a sauvé... Je savais bien, moi, qu’il le guérirait!

—Ne vous emballez pas, la petite mère, dit Pellegrin... Je ne suis pas du tout sûr de mes effets. Faut attendre. En tout cas, le plus épaté, c’est moi!

Une autre fois, au Prolétair’s Palace, où plusieurs milliers de citoyens et de citoyennes avaient acclamé l’aumônier de la Sociale, celui-ci fut mis en demeure d’accomplir un nouveau miracle, cette fois plus net, plus évident et, par conséquent, d’une réussite plus difficile.

Un béquillard, qu’entourait une foule surexcitée, s’approcha péniblement du nouvel apôtre et lui dit:

—Vous seul pouvez me guérir... Cela vous est si facile de me rendre mes pauvres jambes... Vous voyez, elles ne me soutiennent plus.

—Si facile? Dites donc, vous en parlez à votre aise... Les miracles, ce n’est pas mon rayon!

—Guérissez-moi, je vous en supplie.

—J’aime mieux ne pas essayer... Supposez que ça rate. Un miracle loupé, c’est idiot.

—Cela ne sera pas, je le sens, j’en suis sûr. Vous ne pouvez m’abandonner... Par pitié, secourez-moi!

Ému, l’abbé Pellegrin prononça cette prière:

«Mon Dieu, si c’était un effet de votre bonté, rendez-lui donc ses guibolles, à ce pauvre type! Ça me gêne de vous taper encore... D’autant plus que je sais pas si vous ne me faites pas un peu la tête depuis que je me suis lancé dans cette bagarre, pour le bon motif, il est vrai. Mais, justement, voilà une bonne occasion de me faire savoir ce que vous pensez de moi... Si vous me laissez en carafe, c’est que vous me désapprouvez et qu’il faut que je renonce à ce que je crois être ma mission. Vous voyez, Seigneur, je joue franc jeu: pile ou face. Après tout, si je suis dans le bon chemin, c’est bien le moins que vous m’aidiez un peu, puisque, ce que j’en fais, c’est afin que votre règne arrive et que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.»

Et posant sa main sur l’épaule du paralytique, il ordonna:

—Allons, mon vieux, fous tes béquilles en l’air et marche!

L’homme obéit sans hésiter... Les jambes brusquement raffermies, il marcha en criant:

—Cela ne m’était plus arrivé depuis dix ans... Vive le curé! Vive le bon Dieu! Vive la sociale!

La foule poussait des clameurs enthousiastes et l’abbé Pellegrin, pressé de toutes parts par des fanatiques, répétait en s’épongeant le front avec son immense mouchoir à carreaux:

—Ça y est... Pas d’erreur! Je n’ai pas déraillé! Je suis dans la bonne voie et Notre-Seigneur ne me l’envoie pas dire!

Le «miraculé» s’était éclipsé en mettant ses béquilles sous le bras, non cependant sans avoir raconté son extraordinaire aventure aux journalistes qui suivaient, en grand nombre, les réunions où parlait l’ancien curé de Sableuse. Il retrouva, dans un cabaret désert, au bout d’une ruelle obscure, un homme qui l’attendait. C’était Pierre Rouge qui l’accueillit par ces mots, prononcés à voix basse:

—Eh bien, ça a pris?

—Admirablement! Il y en a un de nous deux, l’abbé et moi, qui a marché merveilleusement, mais ce n’est pas celui qu’on pense.

—Gros effet?

—Énorme. Surtout sur Pellegrin. Il n’en revenuit pas. Les journalistes m’ont interviewé... Un succès, quoi!

—Bravo!

—Ça ne fait rien, quelle singulière comédie!

—Vous comprendrez plus tard, mon cher... En attendant, tous mes compliments. Vous vous êtes très bien acquitté de votre mission.

Le faux béquillard parut très flatté, serra la main que Pierre Rouge lui tendait et s’en fut... Resté seul, le «militant» se frotta les mains en se disant: «Ce diable de curé semblait moins emballé depuis quelques semaines... Il avait des doutes, des inquiétudes, comme des envies de tout abandonner. Le voilà remonté pour longtemps. Il fait des miracles, donc, il est dans le vrai en prêchant la révolution au nom du bon Dieu. Et quel tintamarre à Paris! Demain, tous les journaux de Paris colleront ce miracle en première page. L’abbé Pellegrin se renouvelle... Il le faut pour entretenir une popularité comme la sienne. Mais nous n’en resterons pas là: nous créerons un grand, un formidable mouvement populaire. Et quand tout sera bien au point, quand il ne s’agira plus que de donner le signal attendu par les camarades, alors, oh! alors...»

 

Le nouvel évangéliste, rassuré par ces prodiges, marques évidentes de l’approbation divine, prononçait devant les foules frémissantes, des harangues plus incendiaires que jamais. La presse multipliait les échos de ces invectives, de ces sarcasmes, de ces menaces qui, parfois, atteignaient la grande éloquence religieuse, celle que devaient avoir les apôtres naïfs, ardents, fanatiques qui vomissaient à la face de la société antique des imprécations à la fois triviales et terrifiantes. Lui aussi reprenait l’anathème lancé par le révolutionnaire Jésus: «Malheur à vous, riches, parce que vous avez déjà reçu votre consolation! Malheur à vous qui êtes rassasiés maintenant, parce que vous aurez faim. Malheur à vous qui riez aujourd’hui parce que vous serez demain dans le deuil et dans les larmes!»

Et la foule l’acclamait...

Ce gros vin de la popularité le grisait, mais, lorsque dans le chantier où, inconnu de tous, il faisait son dur métier, le sentiment d’une réalité bien différente de son rêve l’assaillait... Et, songeant à l’œuvre entreprise, il se demandait si, malgré le secours visible de Dieu, il n’était pas condamné, lui aussi, à l’échec... Après tout, le Christ lui-même avait finalement été vaincu, puisque sa doctrine, déformée par les hommes, n’était plus qu’une sorte de morale utilitaire adaptée aux besoins d’une société dont les lois ne variaient pas à travers les révolutions religieuses et politiques.

L’abbé Pellegrin était de plus en plus frappé par ce fait que le peuple réclamait, avant tout, des satisfactions immédiates... Et se remémorant l’histoire de l’Église primitive, il constatait que le Sauveur avait dû, lui aussi, promettre à ceux qui l’écoutaient leur prompte entrée dans la Cité de Dieu. «Les temps sont proches, disait-il; que vos reins soient ceints et vos lampes allumées. Et soyez semblables à des hommes qui attendent le moment où leur maître reviendra des noces, afin de lui ouvrir dès qu’il arrivera et qu’il frappera. Heureux ces serviteurs que le maître, à son arrivée, trouvera veillant! En vérité, il les fera mettre à sa table, et viendra les servir. Qu’il arrive à la seconde ou à la troisième veille, s’il les trouve dans cet état, heureux ces serviteurs!» Il disait aussi: «Le Fils de l’Homme doit venir dans la gloire de son Père, avec ses anges, et alors, il rendra à chacun selon ses œuvres. En vérité, je vous le dis, quelques-uns de ceux qui sont ici présents ne mourront pas qu’ils n’aient vu le Fils de l’Homme venir dans son règne.» Et les premiers chrétiens attendirent avec impatience le retour du maître. Pour eux, le monde allait bientôt finir, Dieu devait leur apparaître, de leur vivant, dans toute sa gloire et donner, sans plus de retard, l’éternelle félicité.

«Rien n’est changé, se disait Pellegrin, seulement la félicité, c’est ici-bas qu’ils la veulent, ces paroissiens-là, et en vitesse. Pierre Rouge qui les connaît, m’a bien renseigné: ils exigent des miracles, des tas de miracles, à commencer par celui qui remplira toutes les poches et tous les ventres... Notre-Seigneur n’est pas allé jusque-là. Cependant, cela ne lui aurait rien coûté, et il avait les moyens!»

Cette révolution qu’il annonçait, qu’il préparait, il l’entrevoyait maintenant, telle qu’elle ne pouvait manquer d’être: non pas une magnifique éclosion de justice, de fraternité et d’amour, mais une immense ruée des appétits et des instincts, une ribouldingue monstre au milieu des ruines. Et une grande tristesse lui venait... Le contact avec les camarades de l’Humanitaire ne lui apportait aucun réconfort. Depuis qu’il voyait de près ces bergers du troupeau populaire, il n’était plus la dupe de leur pharisaïsme: la plupart cachaient et assez mal, sous une défroque empruntée au magasin des accessoires de la Sociale, une âme de petit bourgeois égoïste et timoré. La grande aventure dont ils parlaient avec lyrisme, ils en avaient, au fond, très peur, mais ils faisaient de la propagande payée en province, vendaient du papier imprimé, des bustes de révolutionnaires fameux, des insignes pour les militants, des images, des chansons, tenaient boutique, avec patente, comptabilité en partie double et caisse avec un grillage et une plaque de cuivre.

Seuls, Pierre Rouge et Jeanne Réveil semblaient garder, dans ce milieu infesté par le business, le feu sacré... Ils venaient d’ailleurs rarement à l’Humanitaire, Pierre Rouge étant le plus souvent chargé de missions mystérieuses et Jeanne Réveil paraissant prise par d’autres soucis qui rendaient plus sombre son regard, plus dur son visage pâle que les lèvres barraient d’un trait mince et rouge.

Jeanne Réveil avait suivi, au début, les réunions où l’abbé Pellegrin prenait la parole: assise sur l’estrade, au premier rang, elle observait les frémissements, les réactions de la foule et quand l’agitation des esprits atteignait son comble, elle souriait et un éclair passait dans ses yeux. Mais, brusquement, elle avait cessé de paraître à ces séances tumultueuses où une sorte de fièvre secouait l’immense public entassé dans des salles faubouriennes, enfumées, bariolées d’affiches de cinéma.

—Pourquoi ne venez-vous plus? demanda Pellegrin que cet abandon chagrinait.

—A quoi bon? Pour entendre des phrases? Vous êtes comme les autres, vous parlez... Et après?

—Après?

—Après, l’action s’impose... Il faut agir.

Et, le regard chargé de haine, elle prononça à mi-voix:

—J’y pense.

IX
LES DEUX ÉCOLES

Brusquement, l’abbé Pellegrin avait perdu le pouvoir qu’il croyait tenir de Dieu et qui lui permettait de faire des miracles.

En vain, il avait ordonné à un aveugle d’y voir... Le pauvre diable était resté dans sa nuit. Un paralytique avait bien «balancé» ses béquilles comme le lui avait dit l’ancien curé de Sableuse, mais au premier pas qu’il avait tenté, le malheureux s’était étalé de tout son long et n’avait pu se relever. Même insuccès avec une brave dame sourde qui, constatant que le miracle ne s’était pas accompli, en était devenue, par surcroît, muette.

«Décidément, se disait l’abbé Pellegrin, ça ne colle plus. Le bon Dieu n’a plus l’air de m’avoir à la bonne... Le malheur, c’est qu’il ne me dit pas pourquoi.»

Mais, du fond de sa conscience montaient des avertissements. Après avoir enthousiasmé ces foules qui l’écoutaient comme s’il eût été le Messie—et ne l’était-il pas pour nombre de ses sectateurs de plus en plus fanatisés?—il se demandait avec inquiétude s’il ne se laissait pas entraîner par le goût des applaudissements, par l’amour de la popularité. En somme, ce peuple, il le courtisait, lui aussi; comme les autres, il lui donnait raison en tout, il lui attribuait toutes les vertus, il le traitait en innocente victime et il se permettait de moins en moins souvent de lui lancer, parmi tant de flatteries et de promesses, quelques bribes de la dure vérité qu’il apercevait maintenant. Était-ce donc ainsi que les évangélistes, les apôtres, les premiers propagateurs de la foi avaient rempli leur mission? Non certes, car ils se souciaient peu de flagorner ceux qui les écoutaient; sans souci de l’accueil qui leur était fait, ils parlaient aux uns et aux autres avec la même franchise, la même rudesse. Et puis, ils ne promettaient que des félicités idéales qu’il fallait conquérir par des privations, des renoncements, des pénitences.

«Moi, songeait l’abbé Pellegrin, je canne quand il me vient à l’idée de leur faire l’éloge de la pauvreté... La pauvreté est une vertu chrétienne, le travail est saint et nous n’avons pas été tirés du limon uniquement pour faire la bringue. Il faut cependant que je me décide à leur envoyer ça un peu plus souvent, aux camarades. Après tout, si Notre-Seigneur a fait distribuer aux gens qui le suivaient des pains et des poissons, il ne leur a tout de même pas fait servir des poulets rôtis et du foie gras!»

Son indécision, son découragement n’échappaient pas à Jeanne Réveil qui, un jour, lui dit en le fixant de son regard pénétrant:

—Dites donc, vous n’allez pas nous abandonner, vous aussi?

—Quelle idée!

—Vous n’êtes plus le même... Vous changez. Je vous devine.

—Oh! ce n’est pas malin. Il n’y a pas moins compliqué, moins cachottier que moi.

—C’est que, déjà, Raymond Maxy nous a quittés. Il a déserté le parti, trahi la cause pour une femme, une ignoble créature couverte de fards et de perles.

—Je la connais. Pensez donc, elle a été ma paroissienne! Lisette de Lizac, aujourd’hui Mme Cousinet... Un phénomène!

La «vierge rouge» prononça d’une voix sourde:

—Je la hais... Et lui, je le méprise.

—Pourquoi? Parce qu’il nous à plaqués? Mais ce fils de banquier n’avait rien à faire parmi nous... Laissez-le donc où il est. Après tout, il est libre.

Et comme Jeanne Réveil paraissait secouée d’un frémissement de colère et de révolte, il questionna, innocemment:

—Vous y tenez donc tellement, à ce Maxy?

Elle ne répondit pas, mais l’aveu qu’elle ne pouvait faire, dans son orgueil, s’exprimait, aussi clairement que possible, sur son visage bouleversé.

Soudain, un sentiment inconnu surgit dans le cœur du prêtre, un sentiment violent, douloureux, insupportable; cette souffrance était à la fois aiguë et profonde, morale et physique et elle torturait tout l’être, férocement. L’abbé Pellegrin se raidit sous le choc et il questionna encore, d’une voix qu’il eût voulue indifférente:

—Je vois ce que c’est, car, moi aussi, je vous devine: vous l’aimez, ce garçon.

Et Jeanne Réveil s’obstinant à garder le silence, il ajouta:

—Je m’en doutais...

L’abbé Pellegrin venait d’être mordu par cette bête cruelle qui s’appelle la jalousie, mais, secouant la tête, il se refusa à reconnaître son mal. Avec une gaieté mal jouée, il plaisanta:

—Et moi qui vous croyais au-dessus de ces fariboles, moi qui vous prenais pour une femme éprise de la seule Idée... Alors, quoi, comme les autres?

Jeanne Réveil n’avait pas remarqué son émotion et c’est avec dureté qu’elle répliqua:

—De quoi vous mêlez-vous? Non, je ne suis pas comme les autres... Je n’ai pas de cœur, moi!

Mais, en même temps, une larme perla à sa paupière...

 

L’abbé Pellegrin entendait parfois parler, à l’Humanitaire, de Célestin Fleury, le théoricien socialiste qui avait été un des grands hommes du parti, mais qui, passé de mode, avait perdu tout prestige et toute autorité. Il lut quelques ouvrages du pontife dégommé: l’idéalisme généreux, éloquent, romanesque qu’il y trouva lui plut. Et il résolut d’aller rendre visite, un dimanche après-midi, à l’auteur de la Cité heureuse.

Célestin Fleury, vieillard maigre, pâle, au regard rêveur, aux cheveux rares mais très longs, le reçut avec empressement.

—Vous m’intéressez beaucoup, lui dit-il, et je voudrais aller vous entendre, mais mon âge et ma mauvaise santé ne me le permettent pas. On me dit que vous exercez une action extraordinaire sur la foule et, naturellement, avec des moyens très simples. Des gens s’étonnent et même s’indignent de voir un prêtre se transformer en propagandiste de la Sociale. Il y en aura sans doute d’autres que vous: vous êtes le premier, vous ouvrez la marche, car vous êtes dans la vraie ligne de votre religion qui a été fondée par un juif internationaliste et antimilitariste: vous voulez détruire, comme l’a fait votre maître.

L’abbé Pellegrin se récria:

—N’abîmez pas Notre-Seigneur. Il a prêché la bonté, la justice...

—Je respecte votre foi en regrettant de ne pas la partager. Je n’ai pas l’intention de vous offenser. Bien au contraire, je cherche à comprendre votre cas et je lui trouve l’explication la plus logique: vous avez pris dans la doctrine chrétienne ce qu’elle a de démocratique, de socialiste, de révolutionnaire même, vous êtes du peuple, vous avez une hérédité de plébéien et vous répandez à votre manière l’Évangile dans les faubourgs. C’est là un événement qui ne manque pas d’importance et vous êtes, monsieur le curé, un personnage très curieux, très original. Seulement, permettez-moi de vous donner mon avis: vous arrivez trop tard.

—Vous me dites que j’arrive le premier et vous trouvez que je retarde?

—Oui, religion mise à part, vous êtes, en somme, de mon école.

Et, avec un sourire amer, Célestin Fleury prononça:

—Mon école, c’est le vieux jeu... Le croirez-vous? On me traite de poète. Moi, poète? Et j’ai consacré mon existence à la sociologie!

—J’ai lu vos bouquins... Je les trouve épatants!

—Vous voyez, vous êtes dans mes idées. Malheureusement, mes idées n’ont plus cours. Oh! je le sais, vous allez me répondre que la foule vous écoute, vous applaudit, vous acclame... Ne vous y trompez pas, vous devez tout votre succès à votre soutane: vous seriez évêque, on vous applaudirait encore davantage. Mais, au fond, on ne vous suit pas... A part quelques centaines peut-être, quelques milliers de bonnes gens qui ont gardé la foi catholique ou quelque chose qui lui ressemble et que votre révolutionnarisme mystique émeut, à part ces fidèles conscients ou inconscients, vous n’avez personne avec vous. On va vous entendre, tenez, comme Mayol!

—Non, mais!...

—Vous êtes un comique.

—Ah! ça, dites donc...

—Je vous parle un peu rudement, mais vous ne devriez pas vous en plaindre, vous qui ne mâchez guère ce que vous avez à dire. Oui, la plus grande partie de cette foule immense vous échappe ou vous échappera quand vous oserez enfin remplir votre devoir de prêtre, c’est-à-dire lui parler de choses qui ne sont pas bassement matérielles, quand vous tâcherez de lui faire admettre que la vraie révolution à organiser est d’ordre moral, que l’homme est heureux par l’esprit et non par les sens, enfin quand vous lui parlerez de Dieu... Je lui en ai parlé, moi, seulement Dieu, je l’appelais Idéal, noblesse du cœur, amour de la vertu, sentiment du devoir. On m’a applaudi aussi, moins que vous, il y a très longtemps. Maintenant, si je me risquais à prêcher cet évangile-là, je serais hué. Et je ne voudrais pas d’une popularité conquise ou gardée en flattant les haines et les appétits de la masse. Voilà pourquoi on me traite de poète... C’est une injure en ces temps prosaïques.

Célestin Fleury, qui portait une cravate flottante et un veston de velours noir, promenait ses mains longues et fines dans sa barbe de vieil idéaliste. Il soupira et dit:

—Je rêvais d’une humanité rendue meilleure par l’art et par la science. Dans «ma» Cité future, il devait y avoir des musées, des académies, des bibliothèques, des temples élevés à la Fraternité, à la Beauté, à l’Amour. Le peuple, éduqué, intellectualisé, y eût retrouvé la liberté et le bonheur de l’âge d’or. Autrefois, ce projet que j’ai développé en dix-huit gros volumes, ravissait les masses. J’étais entouré de disciples et quand je prenais la parole à la Chambre—j’y ai siégé pendant seize ans—les tribunes étaient remplies de mes admirateurs et de mes admiratrices. Je peux le dire aujourd’hui sans passer pour un vaniteux, car il semble que je parle d’un autre homme, d’une autre époque, d’un autre monde. Et le fait est que tout est changé... Le voilà, le grand chambardement: le peuple a perdu la foi pure et généreuse qui l’élevait au-dessus du dégoûtant sensualisme des bourgeois, il réclame, il exige des plaisirs vulgaires, il veut travailler de moins en moins et godailler de plus en plus. Et quand on lui parle de ma Cité future, dont les frontons et les colonnades se profilent sur le ciel clair, l’ignoble plèbe moderne proteste ou se met à rire. Évidemment, pour elle la Cité future ne vaut pas la Cité présente, ce Paris où il y a tout ce qu’il faut pour amuser Trimalcion et où le peuple ne demande qu’à s’installer en maître, à la place toute chaude des jouisseurs qu’il envie...

L’abbé Pellegrin protesta:

—Vous l’arrangez bien, le populo! Il vaut mieux que ça...

—Non, non, je le connais. Et vous verrez que je n’exagère pas du tout.

—Alors, rien à faire?

—Si, le flatter dans ses passions, dans ses vices et en vivre, comme font vos amis de l’Humanitaire.

—Vous ne m’avez pas regardé!

—Ou lui tenir tête et être chassé, comme un courtisan qui a déplu. Moi, je suis parti avant...

Et Célestin Fleury, reconduisant l’abbé, ajouta:

—N’importe, l’expérience que vous avez tentée me paraît très curieuse. Je n’ai pour vous que de la sympathie, car vous, au moins, vous êtes un sincère... Mais, pour réussir, il faut que vous rendiez à vos contemporains l’âme qu’ils ont perdue. En voudront-ils encore? Permettez-moi d’en douter...

Le curé de Sableuse se sentit troublé par ces propos amers et désenchantés. Il comprenait que le plus dur de sa tâche restait à faire: bientôt, il lui faudrait s’élever au-dessus de son rôle trop facile d’agitateur de réunion publique pour remplir sa mission d’évangéliste des temps nouveaux... Il avait des vérités rudes à dire aux pauvres comme aux riches et sa popularité, qui n’était pas un but, mais un moyen, ne pouvait être mise en balance avec son vrai devoir: elle devait être sacrifiée, sans regret, si elle n’était que le salaire des flatteries et des complaisances exigées par la foule.

L’abbé Pellegrin alla voir, rue Vavin, non loin du boulevard Raspail, un autre docteur et prophète de la Sociale, mais celui-là n’était pas, comme Célestin Fleury, un vaincu, un oublié... Au contraire, Pétrow Stromsky passait pour le grand maître de la pensée révolutionnaire et ses adeptes fanatiques se multipliaient dans le monde entier.

Cet Oriental au teint jaune, aux veux légèrement bridés, au rictus mongol, reçut l’abbé Pellegrin dans une pièce décorée de tableaux cubistes, encombrée de livres et de brochures en toutes langues. Et lui ayant offert une tasse dé thé et des cigarettes, il lui dit, avec cet accent slave qui adoucit les paroles les plus dures:

—Je vous ai entendu deux ou trois fois... Mais je vous ai tout de suite compris: vous faites du socialisme chrétien à la mode de 1848. Votre Christ charpentier, votre évangélisme de faubourg, votre mélange de mysticisme et d’argot, tout cela, c’est connu; nous avons eu, nous aussi, en Russie, des popes qui travaillaient, comme vous, de leurs mains et qui parlaient avec exaltation aux moujiks d’un Dieu comme eux fils du peuple et ennemi des seigneurs, des barines, des riches... Après tout, Tolstoï s’est inspiré de ces idées puériles: il a cru à je ne sais quelle révolution humanitaire où tout le monde s’embrasserait en versant de douces larmes... Espèce de vieux rêveur! Espèce de romancier pour personnes sensibles! Celui-là aussi ignorait l’art de faire le bonheur du peuple. Rien n’est cependant plus simple: il faut user de la force, implacablement. Mes propagandistes, à moi, ce sont les mitrailleuses... Vous me faites rire avec votre Christ qui bavarde aux carrefours et qui ayant négligé d’organiser son groupe d’apôtres, d’armer ses disciples et de les réunir dans une maison fortifiée, se laisse arrêter par la police, condamner en deux temps trois mouvements, et crucifier bêtement au milieu d’une population prête à marcher pour lui. Ce genre de révolutionnaires poétiques, touchants, pleurnichards a fait son temps. Nous ne cherchons pas à convaincre: nous soumettons à notre loi la masse amorphe et méprisable en faisant répandre la terreur par une minorité décidée à tout. La force, monsieur le curé, la force, il n’y a jamais eu que cela de vrai, d’efficace, de créateur et tant qu’elle a osé ou pu l’employer, l’Église a été grande... Depuis qu’elle se contente de discutailler et de se plaindre, elle décline, elle dégringole: crois ou meurs, voilà le sermon qui porte... Tout le reste, c’est de la phraséologie superflue.

—Vous n’y allez pas avec le dos de la cuiller, fit l’abbé Pellegrin tout éberlué.

—Nous ne croyons pas à votre révolution sentimentale, romanesque, littéraire... La nôtre est scientifique.

—Alors, vous ne cherchez pas à convaincre? Et le peuple, pour vous, est un troupeau qu’il faut faire marcher à coups de trique?

—Le peuple est fait pour obéir, même sans comprendre.

—Notre Seigneur lui parlait, lui montrait, lui expliquait la vérité.

—Nous, nous la lui imposons. Et puis, qu’importe si nous atteignons notre but? La fin justifie les moyens. Je crois que cela se dit aussi chez vous.

L’abbé répliqua, bonhomme:

—Non, pas chez moi... Vous savez, je n’ai jamais été qu’un pauvre curé de campagne. Et je m’aperçois que je continue à manquer de dispositions pour devenir Jésuite...

Le camarade Stromsky haussa les épaules et prononça avec un sourire mince:

—N’importe, continuez votre besogne, monsieur l’abbé. Vous travaillez pour nous. Tout ce qui dissocie les éléments de la société actuelle nous aide. Vous êtes un merveilleux instrument de désagrégation et de désordre: l’Église tenait bon, et vous donnez de grands coups de hache dans cette maîtresse poutre... Vous annoncez le Christ des temps nouveaux, mais en jetant ainsi dans les esprits le grain révolutionnaire, vous préparez l’avènement de notre Messie à nous, celui qui fera régner sur le monde la vérité communiste... Vos miracles même nous servent. Troublez les cœurs et les cerveaux. Les peuples mystiques se livrent plus facilement à nous que les autres. Allez-y, camarade!

Et Stromsky se mit à rire, d’un rire silencieux, étrange, un peu effrayant.

Lorsque l’abbé Pellegrin se retrouva dans la rue, il sentit plus désorienté, plus troublé que jamais... Plus seul aussi. Il doutait maintenant de sa mission et de lui-même, il ressentait cruellement le besoin d’un réconfort, d’un conseil. Mais qui pouvait le lui donner? Il entra dans une église et y pria, longuement, mais aucune réponse ne fut faite à son invocation ardente. Il ne se sentit pas soulagé et c’est avec tristesse qu’il se dit: «Le bon Dieu me laisse tomber.» Un prêtre traversait la nef, un prêtre replet à face de sociétaire à part entière de la Comédie-Française et qui portait sous le bras l’Echo de la Bourse et de la Banque. L’abbé Pellegrin s’approcha de lui en demandant:

—Je voudrais voir M. le Curé.

—C’est moi... Vous désirez me parler? Tout à votre disposition... Allons à la sacristie.

Mais aussitôt, il s’exclama:

—Je vous reconnais... Vous êtes l’abbé Pellegrin!

—En effet...

—Vous êtes ce prêtre révolté qui a déserté son poste, qui mène une existence scandaleuse, qui répand dans le peuple d’affreuses théories, qui prétend mettre la religion au service des anarchistes? Retirez-vous, monsieur... Vous déshonorez la maison de Dieu!

—Mais...

—Non, non, ne me dites rien, je ne veux rien entendre. Sortez...

Des larmes jaillirent des yeux du pauvre abbé Pellegrin qui balbutia:

—Je vous demande un peu de charité.

—Repentez-vous d’abord.

—Je n’ai pas fait de mal... On ne fait pas le mal en aimant les pauvres, les misérables, en leur disant: «Le Christ était comme vous et il ne vous a jamais abandonnés malgré les apparences... Il est pour vous contre les pharisiens, les mauvais riches et la religion qu’il a fondée est avant tout celle de la Justice.»

Mais l’élégant ecclésiastique, ayant jeté un regard horrifié sur le «mauvais prêtre», s’éloigna précipitamment.

Encore tout étourdi par le choc, l’abbé Pellegrin sortit de l’église. Il souffrait atrocement et son découragement était extrême: «Dire que j’étais si bien, songea-t-il, dans mon presbytère de Sableuse, à l’ombre de ma vieille église où je n’avais qu’à faire mon petit truc de curé, à me laisser vivre et à m’engraisser pieusement avec l’approbation de toutes les personnes bien pensantes. J’ai cru que cela ne suffisait pas, que je devais redevenir poilu au service de Dieu, du vrai, celui qui a chassé les marchands du temple et fouaillé les dégoûtants. Paraît que je me suis trompé. Je m’aperçois maintenant que la route ne conduit pas ou je croyais... Ça ne fait rien, autrefois, il était plus commode de se faire apôtre: on recevait des tuyaux d’en haut et on ne risquait, en somme, que d’être boulotté par une bête féroce ou de servir d’allume-pipe à Néron. Aujourd’hui c’est autrement difficile: on ne rencontre personne sur le chemin de Damas!»

Le curé de Sableuse se mit à errer dans Paris et cette longue marche lui fit du bien. Parfois, des passants le reconnaissaient, le désignaient à d’autres en disant: «C’est lui, c’est l’abbé Pellegrin!». Mais cette popularité lui déplaisait maintenant, estimant qu’il l’avait trop facilement conquise. Un ouvrier lui tendit la main en disant:

—Ah! vous, vous êtes un copain... A quand la révolution? On leur passera quelque chose, à tous ces sales bourgeois!

Et ce prolétaire lui parut un peu ivre.

Mais, au long des rues qu’il suivait en flânant, le prêtre recueillit des impressions nouvelles où il espéra trouver comme une réponse aux questions dont il était obsédé... Dans cette soirée printanière, faite de douceur et de paix, Paris semblait avoir perdu de sa dureté: son masque de ville moderne, vouée à des travaux et à des plaisirs pareillement tyranniques, paraissait moins brutal... Et les gens qui passaient semblaient heureux: il y avait, dans l’air, de la joie de vivre. «Pourquoi leur proposer mieux, songea l’abbé Pellegrin, puisqu’ils ont l’air de trouver que tout va bien ainsi?... La Société ne doit pas être tellement mal faite: la preuve, c’est qu’ils s’y plaisent. Les restaurants débordent, les bistros sont envahis et on se bouscule à la porte de tous les cinémas... Ce n’est peut-être pas tout à fait la même chose à la porte des églises. Pas d’erreur, ces gens-là n’ont pas l’air de s’en faire une miette... Faut-il leur faire croire qu’ils sont malheureux? Et s’ils le sont, faut-il le leur rappeler?»

Le promeneur traversa d’autres quartiers où certaines rues avaient un aspect sinistre... Là, il aperçut, plus distinct, le visage de la misère, et il lui trouva une expression haineuse. Des sarcasmes, des injures le poursuivaient... Il eût voulu y répondre par des paroles qui pacifient les âmes, les consolent et les élèvent. Mais à quoi bon? Personne ne les eût comprises...

L’abbé Pellegrin, dont le désarroi moral s’accroissait, atteignit Montmartre. La nuit s’était faite et partout des enseignes éclatantes faisaient de l’œil aux chercheurs de plaisirs. Le prêtre regarda un instant le Moulin-Rouge dont les ailes tournaient, lumineuses, dans le ciel où s’effaçaient les étoiles superflues... «La voilà, se dit-il, l’église des temps nouveaux... Elle ne manque ni de paroissiens ni, surtout, de paroissiennes. Si j’allais leur faire un petit sermon? J’aurais pas mal de boniments à leur servir... L’aumônier du Moulin-Rouge, quel effet! On parlerait de moi dans les journaux, pour ne pas changer... Et après? Ce ne serait qu’un succès de plus, un succès de comique populaire, comme m’a dit Célestin Fleury qui, lui, n’a jamais dû faire rigoler personne... Et ça finirait peut-être au poste. Ainsi, du moins, je deviendrais martyr, et à peu de frais, car les sergots n’oseraient même pas me passer à tabac. Il y en a qui m’en offriraient pour bourrer ma pipe! Le martyre, aujourd’hui, ce n’est plus souffrir dans sa chair, mais dans son esprit, c’est douter de son devoir, c’est ne pas voir clair devant soi... On doit être heureux sur le gril, comme saint Laurent, quand on se dit: «Pas d’erreur, je suis dans le vrai... J’ai le derrière au chaud, mais mon âme est rafraîchie par la bienfaisante, douce, suave certitude... Et les ailes des anges me servent d’éventails!»

Le curé de Sableuse continua sa promenade nocturne. Autour de lui, le Montmartre des rastas et des filles étalait sa godaille insolente. Des nègres, entourés d’esclaves blanches, régnaient sur les trottoirs, encombraient les terrasses; ce n’étaient qu’Américains bruyants et hilares, Levantins au regard luisant, Chinois et Japonais discrets, insinuants, au sourire narquois. Et partout, des femmes maquillées, dont les visages violemment éclairés par les lumières multicolores de cette Cosmopolis sexuelle, semblaient des masques. «Mince de Madeleines! se dit Pellegrin. Seulement, elles ne sont pas repenties. Au fait, elles auraient plutôt le droit de se plaindre, car leurs fautes ne doivent pas les amuser beaucoup. Il y a des Pharisiennes qui les méprisent et qui cependant en font à peu près autant qu’elles, avec cette différence qu’elles n’y sont pas obligées et qu’elles goûtent la saveur du péché. Je comprends mieux le pardon de la pécheresse que celui de la femme adultère. J’espère que Notre-Seigneur ne m’en voudra pas, mais je me dis qu’en passant l’éponge sur les frasques de l’épouse coupable, il s’est conduit en célibataire que la question n’intéressait pas... On voudrait savoir ce qu’en a pensé le mari.» L’abbé Pellegrin regretta d’ailleurs aussitôt cette réflexion irrespectueuse. «Mon Dieu, fit-il en lui-même, je vais peut-être un peu fort... Et bien sûr, c’est vous qui avez raison: il faut pardonner aux faiblesses humaines, surtout quand elles sont, par surcroît, féminines... Après tout, j’ai bien donné l’absolution à des femmes adultères—elles ne manquent pas à Sableuse—et cela m’était d’autant plus facile que, moi non plus, je ne suis pas marié.»

Le bonhomme soliloquait ainsi, au milieu de la cohue des noctambules, quand une petite marchande de fleurs s’approcha de lui en disant:

—Achetez-moi des violettes, monsieur le curé.

L’enfant, qui était vêtue de haillons, avait un visage déjà flétri et son sourire était équivoque: beaucoup de misère et sans doute déjà un peu de vice.

L’abbé Pellegrin s’arrêta et acheta un petit bouquet.

—Quel âge as-tu? demanda-t-il.

—Onze ans.

—Tu as encore tes parents?

—Maman, oui, et un nouveau papa depuis la semaine dernière. Seulement, ils se flanquent déjà des coups...

—Vas-tu à l’école?

—Je me couche trop tard.

—As-tu fait ta première communion?

—Non... Mais j’aurais bien voulu, à cause de la robe blanche.

—Tu n’es pas malheureuse?

—Pas de trop... quand je rapporte assez d’argent à la maison.

—T’es-tu déjà demandé ce que tu feras plus tard, quand tu seras grande?

—Je ferai la noce...

—Tu n’as pas honte de dire ça?

—Pourquoi?... Ma grande sœur fait la noce et elle est bien habillée, elle va au restaurant, elle prend des taxis. Je voudrais bien être à sa place... Mais il faut que je grandisse encore un peu: c’est long.

—Pauvre gosse!... Si j’osais, je t’emmènerais avec moi.

—Ah! non, pas avec un curé... Merci! D’abord, on ne voudrait pas de nous à l’hôtel. Déjà, l’autre jour, avec un vieux type, ça a failli mal tourner. La patronne nous a fichus dehors...

L’abbé Pellegrin, attristé, prit dans son bréviaire une image de sainteté qu’il donna à la petite bouquetière, puis il voulut s’éloigner. Mais une jeune personne à la mise excentrique, à l’air canaille, l’arrêta:

—Et moi, m’sieu le curé? Je veux une image aussi...

—Ce n’est pas de refus, mon enfant.

Le prêtre lui remit en souriant un chromo qui représentait un Enfant-Jésus joufflu, rose, aux cheveux frisés...

—Ah! chic! fit la poule... Ce qu’il est gentil!

Et elle l’inséra, précieusement, dans son sac à main encombré, entre une boîte à poudre et un bâton de rouge...

—Eh bien, et moi?

—Et moi?

—Et nous?

D’autres petites femmes entouraient le curé de Sableuse, tendant leurs mains impatientes aux-doigts chargés de bagues, aux ongles peints...

—Non, vous blaguez? fit l’abbé en se défendant contre cet assaut.

Elles riaient en se bousculant... L’une d’elles prononça:

—Cela nous portera bonheur!

Il leur distribua les images qui lui restaient, non sans avoir dit:

—Vous savez, je n’en donne qu’aux enfants sages.

—Sages? On l’a été et on aurait bien continué si on avait pu... Même on le redeviendrait s’il y avait moyen. Mais ce n’est pas dans nos prix, c’est trop cher pour nous. Nous n’avons pas été faites pour ça, pas d’erreur.

—Vous devriez renoncer à ce triste métier, vous marier, vous faire une existence honnête...

Celle qui avait parlé gouailla:

—Nous marier, nous? C’est bien la première fois qu’on nous en parle... Il est tordant, le curé! Pas possible, il débarque de sa paroisse! Ça ne fait rien, il a une bonne tête!...

Et, soudain, le reconnaissant, elle s’exclama:

—C’est l’abbé Pellegrin! Sûrement, c’est lui, ce ne peut être que lui...

Les passants s’étaient attroupés et se répétaient le nom populaire. Mais un important monsieur en smoking et en pardessus clair qui venait de descendre d’une vaste limousine et qui était flanqué de deux femmes couvertes de perles et de cabochons, proféra sentencieusement:

—C’est indécent... Entre deux sermons révolutionnaires à Belleville, ce déplorable personnage vient faire la noce à Montmartre!

—Moi, je fais la noce à Montmartre? Dites donc, l’enflé, il me semble que vous allez un peu loin...

—C’est vous qui dépassez les bornes permises. Vous déshonorez une soutane que vous n’êtes plus digne de porter! Il n’y a donc pas de police pour mettre fin à ce scandale? Je vais l’inviter à intervenir.

Et, haussant le ton, il proféra:

—Je suis sénateur!

—Et moi, dit l’abbé, je suis missionnaire... Les missionnaires, ça va partout et ça ne craint pas les femmes sauvages. Justement vous en avez une à chaque bras. Regardez-moi ces museaux peints, ces tétons au vent, ces colliers et ces bracelets de verroterie...

—Il nous insulte! s’écria l’une des femmes sauvages.

—Il dit que nous portons du toc! ajouta l’autre, indignée.

Mais l’abbé Pellegrin continuait:

—Espèce de Pharisien, vous venez nous la faire à la décence, à la vertu? Non, mais, vous ne manquez pas d’astuce! Si mes sermons sont révolutionnaires, ils le sont moins, en tout cas, que le numéro que vous nous présentez en ce moment avec vos deux poules de luxe. Vous parlez d’un succès si vous vous exhibiez ainsi, monsieur le Sénateur, devant les bonnes gens qui viennent m’écouter au faubourg! Ah! je n’aurais pas besoin de l’ouvrir. Mais peut-être le populo se contenterait-il de rire, car il n’est pas méchant et ce qui devrait le faire ressauter, le plus souvent, ça l’amuse...

—Allons-nous en, dit le père conscrit en entraînant ses compagnes... Nous n’allons cependant pas discuter avec un fou!

Le trio s’éclipsa, non sans recevoir une nouvelle averse de brocards et l’abbé Pellegrin, qui avait décidément l’oreille de son singulier auditoire, déclara avec un bon rire:

—Est-ce que je lui demandais l’heure qu’il est, à ce vieux vadrouilleur? Ça ne fait rien, j’y reviendrai à Montmartre. C’est un pays de mission: il y a des tas de nègres et ce ne sont pas les petites esclaves qui manquent... Elles sont toutes à vendre. Malheureusement, je ne suis pas assez riche pour les racheter.

X
LA JUSTICIÈRE

Un soir, comme l’abbé Pellegrin, las d’une longue et dure journée de travail, rentrait à l’Humanitaire, un des «militants» lui dit d’un air grave et mystérieux:

—Nous allons peut-être avoir besoin de toi, camarade... Mais c’est au prêtre que nous ferons appel.

—C’est pour un baptême ou pour un mariage? plaisanta le curé...

—Non, ce sera sans doute pour confesser quelqu’un.

—Est-ce si pressé que cela? Le client ne peut-il pas attendre à demain? Il ira à l’église et y trouvera un confesseur de tout repos. Car moi...

—Impossible. C’est urgent.

—Il s’agit donc d’un malade?

—C’est cela, oui, d’un malade en danger de mort.

—Alors, allons-y... Je lui balancerai une absolution qui, sans doute, en vaudra bien une autre devant Dieu.

—Mais auparavant tu auras peut-être un autre office à remplir. Et il n’y a que toi, ici, qui puisse s’en charger. Suis-moi.

L’abbé Pellegrin fut conduit dans une arrière-salle du rez-de-chaussée où une demi-douzaine de révolutionnaires siégeaient autour d’une table: chacun d’eux avait devant lui un revolver.

Dans un angle de la pièce était assis un homme étroitement ligoté.

Cet homme était Pierre Rouge.

—Alors, quoi, qu’est-ce qu’il se passe? questionna l’abbé Pellegrin stupéfié par cet étrange spectacle.

—Camarade, fit un des révolutionnaires, nous sommes réunis pour juger un espion... Nous aurions pu l’exécuter purement et simplement, car nous sommes en état de guerre et nous avons le droit de supprimer ceux qui servent l’ennemi en abusant de notre confiance. Mais la justice du peuple veut rester humaine, malgré tout. Nous avons donc décidé que l’accusé aurait un défenseur... Acceptes-tu de plaider sa cause?

—Bien sûr... Mais ce n’est pas possible, vous blaguez. C’est une farce.

—Non, c’est un drame. Il y va pour cet homme de la vie...

—Ah! ça, vous m’en bouchez un coin!

—Les débats vont se dérouler devant toi, camarade. Tu sauras tout et ainsi tu pourras remplir ton rôle d’avocat selon ta conscience.

—Enfin, quoi, se révolta l’abbé, c’est bien Pierre Rouge que je vois là ficelé comme un saucisson? Pierre Rouge serait un espion, lui qui...?

—Silence! Tu parleras à ton tour, librement, quand le moment sera venu.

Et s’adressant au prisonnier qui, pendant ce dialogue était resté impassible, le président de cette cour martiale questionna d’une voix dure:

—Accusé, comment vous appelez-vous?

—Pierre Rouge, vous le savez.

—Je vous demande votre vrai nom. Allons, répondez franchement... C’est le meilleur moyen de sauver votre peau.

—Louis Maîtrot.

—Votre âge?

—Quarante-six ans.

—Votre profession?

L’homme hésita, puis relevant la tête avec une sorte d’orgueil:

—Brigadier de la Sûreté générale, service des renseignements politiques.

—Vous êtes accusé de vous être introduit dans nos milieux pour nous surveiller, pour nous entraîner à commettre des imprudences qui nous auraient exposés aux rigueurs de la justice bourgeoise. Vous nous avez espionnés, mouchardés, trahis. Plusieurs de nos camarades sont en prison: c’est vous qui, après les avoir conseillés et excités à faire œuvre de révolutionnaires, les avez livrés... Mais cela ne vous a pas suffi ou, si vous préférez, cela n’a pas suffi à vos chefs. Vous avez cherché à donner à notre mouvement un caractère de plus en plus menaçant pour la société. Vous nous reprochiez sans cesse d’être des «trouillards», c’est votre mot, et de reculer devant les actes nécessaires. Vous êtes allé jusqu’à ordonner à notre camarade Jeanne Réveil, qui avait confiance en vous, qui vous écoutait et qui, pour un peu, vous aurait obéi, vous êtes allé jusqu’à lui ordonner de tirer des coups de revolver sur le ministre de l’Intérieur, quitte, bien entendu, à intervenir au bon moment. «Cela devait, disiez-vous, donner le signal de la révolution.» Et cette révolution, vous prétendiez la préparer en créant de l’agitation dans les faubourgs. C’est dans ce but que vous avez attiré à l’Humanitaire le curé de Sableuse, ici présent. Vous vous souvenez, vous nous disiez: «Il nous servira, ce bonhomme... Il faut semer des grains de folie dans les masses pour faire lever la moisson révolutionnaire.» ... Ce sont là vos propres expressions. Nous les avons tous entendues ici... Et c’est vous—notre enquête nous l’a révélé—qui, avec des compères, avez combiné les fameux miracles de l’abbé Pellegrin. Les paralytiques, c’étaient aussi des roussins de la Sûreté générale!

L’abbé Pellegrin, qui n’en pouvait croire ses oreilles, se récria, douloureusement:

—Alors, quoi, j’ai été roulé? C’est moi qui ai marché, comme une tourte!

—Nous avons tous été roulés, reprit le président... Pierre Rouge avait très bien machiné son affaire: tout cela devait se terminer par un vaste coup de filet... Nous étions tous pris. Et après ce grand soir raté, la société bourgeoise, croyant avoir échappé à un danger mortel, prenait d’implacables mesures contre nos frères, contre ceux qui luttent pour faire triompher la cause du peuple. Voilà votre crime, Pierre Rouge, et nous ne l’avons découvert que parce que nous avons, nous aussi, nos agents d’information, nos espions. Il y en a même à la Sûreté générale, parmi vos collègues. Et maintenant que nous savons tout, que nous avons les preuves, nous vous jugeons... Avez-vous quelque chose à dire, non pour vous justifier—c’est impossible—mais pour vous soustraire au sort qui vous menace?

Pierre Rouge n’avait pas bronché. Il répliqua d’une voix ferme:

—Je ne nie rien et je ne vous demande pas grâce. En acceptant la mission qui m’était proposée, j’acceptais d’en courir les dangers... La partie m’intéressait, car ce que j’aime dans mon métier, c’est le risque: j’ai joué, j’ai failli gagner, j’ai perdu... Mais vous ne m’empêcherez pas de vous dire que je vous méprise. Vous êtes des farceurs et des lâches... Chaque fois que je vous ai parlé d’agir, vous avez canné. Évidemment votre peau, vous ne la risquez pas, vous! Chez vous, je n’ai trouvé que deux caractères et il n’y a qu’eux que je regrette d’avoir trompés, mais il le fallait: c’est l’abbé Pellegrin et Jeanne Réveil. Le grand soir? Ah! s’il n’y a que vous pour le faire, les bourgeois peuvent dormir tranquilles... Et je me suis parfois demandé pourquoi mes chefs vous prenaient tellement au sérieux: c’est que, sans doute, ils ne sont pas comme moi, ils ne vous ont pas vus de près, ils ne vous connaissent pas. Cela dit, jugez-moi, condamnez-moi, faites de moi ce que vous voudrez—vous êtes les plus forts—mais ne croyez pas que j’aie peur de vous... Je suis soldat à ma façon, je vous combats avec tous les moyens et je ne serais pas le premier dans la corporation qui montrerait comment un roussin meurt pour six cent cinquante francs par mois!

Puis, ayant promené son regard sur les six visages sombres qui se penchaient vers lui, il ajouta:

—Seulement, je vous préviens, prenez garde... Cela pourrait vous coûter plus cher!

Le président haussa les épaules et se tournant vers un de ses voisins lui dit:

—Tu es l’accusateur public... Parle.

Ce Fouquier-Tinville de la Sociale était un petit homme replet, au visage rond, aux yeux vifs cachés sous des lunettes rondes d’écaille. Il se leva et d’une voix posée, lentement, il prononça:

—L’affaire est très claire, camarades... Inutile de faire des phrases. Pour les espions, pas de pitié. Aussitôt pris, aussitôt supprimés. Je propose donc la peine de mort... Seulement, il s’agit de ne pas s’exposer aux représailles de la société bourgeoise. Le mieux serait, je crois, de faire faire au camarade une promenade à la campagne. Voici mon idée: à cette époque de l’année, il y a, dans la forêt de Montmorency, des endroits que je connais où il ne passe personne pendant de longs jours... Les amoureux eux-mêmes n’y vont pas: il fait trop froid. Dès ce soir, nous conduirons le condamné, après l’avoir bâillonné, dans un de ces coins discrets: nous ne manquons pas d’amis sûrs qui ont une auto et qui la mettront à notre disposition. Arrivés à l’endroit choisi, nous déshabillerons monsieur—s’il ne fait pas la mauvaise tête, nous lui laisserons sa chemise—nous l’attacherons, aussi confortablement que possible mais très solidement, à un arbre... Et, lui ayant souhaité bonne nuit, nous le laisserons à ses réflexions... Cinq ou six jours après—au maximum—il aura suffisamment joui du calme de la belle nature et il rendra son âme au dieu des flics. Qu’en dites-vous, camarades? Personne ne pourra prouver que c’est nous qui avons eu l’idée de cette petite partie de campagne et nous nous serons vengés non sans une élégance assez originale, nos ennemis eux-mêmes le reconnaîtront!

Pierre Rouge se dressa et, s’efforçant de rompre ses liens, s’écria:

—Tas de lâches!

Mais il ne pouvait rien et, vaincu, retomba sur sa chaise.

Le président de l’étrange tribunal se tourna vers l’abbé Pellegrin et lui dit d’un air parfaitement calme:

—A ton tour, camarade... Tu es le défenseur. Parle librement...

Mais l’avocat improvisé ne songeait guère à prononcer une plaidoirie en forme. Bouleversé par ce qu’il venait d’entendre, il ne put que s’exclamer:

—Non, mais ce n’est pas possible, vous ne pensez pas sérieusement à faire ce que vous dites!...

—Tout ce qui se passe ici est très sérieux, fit le président.

—J’ai à me plaindre plus que vous de Pierre Rouge... Il était avec Jeanne Réveil lorsqu’elle est venue à Sableuse. C’est poussée par lui—je comprends tout maintenant—qu’elle m’a parlé de ce qu’elle appelait mon vrai devoir, de ma mission... il s’est servi d’elle pour faire de moi ce que je suis aujourd’hui. C’est lui qui m’a conseillé de flatter les appétits et les passions de la foule, c’est lui qui m’a empêché plus d’une fois de parler à ceux qui m’écoutaient non pas seulement de leurs droits, mais aussi de leurs devoirs, c’est lui enfin—et ça c’est le plus dur à avaler—qui m’a fait faire des miracles à la noix de veau. Dire que j’ai cru à mon pouvoir surnaturel!... Non seulement, j’ai été gourde, mais encore, j’ai été orgueilleux... Car enfin qu’est-ce qui pouvait me donner le droit de supposer que moi, Jean-Joseph Pellegrin, un type quelconque, pas saint pour deux sous, j’étais capable de rendre leurs guibolles aux paralytiques ou leurs yeux aux aveugles? C’est Pierre Rouge qui m’a monté ce bateau-là... Je suis sa victime, mais ça ne fait rien, je lui pardonne.

—Ça te regarde, camarade. Mais nous, nous ne lui pardonnons pas...

—Et c’est vous, vous qui vous dites des humanitaires, qui faites les implacables?... Vous condamneriez cet homme à une mort horrible, car enfin, ce n’est pas rigolo de claboter à force d’avoir froid, d’avoir faim, comme qui dirait crucifié. Vous feriez ça, vous autres?

—Nous le ferons.

—Dieu a dit: «Tu ne tueras point.» Vous n’avez pas le droit de tuer...

—Nous le prendrons.

—Voilà ce que vous appelez la fraternité?

L’accusateur lança d’une voix sifflante:

—Et ça se dit révolutionnaire! Mais on en verra bien d’autres quand le moment sera venu. Est-ce que tu crois, camarade, que la révolution se fera gentiment, sans violence, sans exécutions, sans massacres? Pierre Rouge nous a dit que l’acte nous faisait peur... Nous lui prouverons avant peu que nous savons agir quand il le faut. Pas de sensiblerie! Quant à moi, je te dis, camarade curé, je ne reculerai devant rien pour faire régner dans le monde la Bonté et la Fraternité. Tel que tu me vois, je suis prêt à étrangler le dernier des bourgeois avec les boyaux du dernier des flics... La Révolution, vois-tu, ce sera beau, mais ce sera terrible, tiens, comme une vengeance!

—Une vengeance? Et moi qui la voyais comme une immense réconciliation des hommes dans la cité de Dieu!

—Tu n’y comprends rien, camarade.

—Non, fit le prêtre, je m’aperçois que je n’y ai rien compris.

Se dressant brusquement, il prononça avec force:

—Mais ce n’est pas la peine de plaider ni de discuter... J’en ai marre à la fin. Et je vous dis: vous ne toucherez pas à un cheveu de la tête de cet homme!

—Par exemple!...

—Je vous le défends, au nom de Celui que vous appelez le camarade Jésus.

Les six hommes s’étaient levés et Pierre Rouge s’écria:

—Vous ne pouvez rien... Ils sont trop!

—Je m’en fous! répliqua l’abbé Pellegrin... On fera de son mieux, mais je vous promets que, moi vivant, ils ne vous feront pas de mal. On m’a chargé de vous défendre... Soyez tranquille, je vous défendrai. Et quant à me faire faire, à moi aussi, une balade à la campagne, c’est midi sonné...

—Camarade, fit le président en saisissant son browning, laissez passer la justice du peuple.

—Ta gueule, fit simplement le curé.

Puis avec un bon sourire tranquille:

—Vous allez reposer ce joujou-là sur la table... Qu’est-ce que vous voulez en faire? Me tirer dessus? Dites donc, ça en ferait du potin dans la boîte, dans le quartier, dans Paris! Et vous parlez d’une publicité... Mes petits agneaux, vous attigez la cabane en ce moment et vous commencez à me courir sur le haricot!

Les révolutionnaires firent mine de se précipiter sur l’abbé, mais celui-ci avait empoigné une chaise et la faisait tournoyer avec une vigueur intimidante en criant:

—Qu’est-ce que vous voulez, fallait pas m’inviter à votre petite soirée. C’est mon habitude à moi, de me tenir mal, de me ruer dans les brancards...

Mais des coups de poings ébranlèrent la porte tandis qu’une voix criait:

—Ouvrez, camarades... Il y a du nouveau, des choses graves!

Le président alla lui-même tirer le verrou et un homme entra. Il était essoufflé et paraissait très ému. D’une voix haletante, il prononça:

—Jeanne Réveil vient de tuer Raymond Maxy! Elle lui a mis trois balles dans la peau. Après quoi, elle a disparu. Cela s’est passé dans un hôtel, rue de Turin... Maxy était avec une femme... On dit que c’est Mme Cousinet, la femme du député, mais ce n’est qu’un bruit.

Les camarades, abasourdis, se récrièrent:

—Pas possible!... En voilà, une histoire!... Jeanne Réveil a tué ce jeune idiot? Pourquoi?

—Pourquoi? intervint Pierre Rouge.

Et après un silence:

—C’est bien simple, parce qu’elle l’aimait!

L’abbé Pellegrin avait reposé la chaise sur le sol et tirant son vaste mouchoir à carreaux, s’essuyait le front en murmurant:

—C’était donc vrai?... Elle ne pensait qu’à lui. Mais ça, au moins, je m’en doutais.

—Camarades, reprit l’homme, la police va venir chercher Jeanne Réveil ici... D’une minute à l’autre, elle peut être à l’Humanitaire... Il faut vivement mettre nos papiers en sûreté et nous tenir prêts à tout. Car vous pensez bien que de ce drame passionnel, on fera une affaire politique...

—Mais qu’allons-nous faire de celui-là? demanda le président du «tribunal du peuple» en montrant Pierre Rouge. S’il parle, nous sommes perdus!

—Je m’en charge, répondit l’accusateur d’un air farouche en saisissant son browning. Tandis que vous vous préparerez à recevoir les flics, je le conduirai dans le sous-sol, et s’il bronche, c’est bien simple, je le supprime!

Les «humanitaires» sortirent en hâte, laissant seuls Pierre Rouge, le curé et le terrible Fouquier-Tinville. Aussitôt, celui-ci dit au prisonnier à voix basse:

—Ça va, chef... Je crois que nous pourrons nous en tirer.

—Ah! bien joué, mon vieux. Mais j’ai cru, à un certain moment, que l’affaire allait tourner mal.

—Non, cela se serait arrangé quand même, grâce à mon idée de la balade dans la forêt. Une heure après, vous étiez délivré. Mais vous auriez pu attraper un gros rhume...

L’abbé Pellegrin commençait seulement à comprendre.

—Alors, quoi, vous en êtes tous les deux? demanda-t-il de l’air d’un homme qui se réveille en plein rêve.

—Chut! fit Pierre Rouge... Mais ça ne fait rien, monsieur l’abbé, vous êtes un chic type. Aussi, qu’est-ce que vous faites au milieu de ces gens-là? Vous n’êtes pas comme eux, ni comme nous. Oui, qu’est-ce que vous faites ici?

—Je me le demande, répondit le curé.

Et tandis que «l’accusateur» desserrait les liens du chef en se gardant bien de les lui enlever, car les camarades pouvaient revenir, l’aumônier de la Sociale se dirigea vers la porte et sortit... Comme il quittait sans même songer à se retourner la maison couleur sang de bœuf, il vit descendre de deux taxis une demi-douzaine d’hommes, parmi lesquels plusieurs agents.

«Il y a du bon, se dit-il, pour Pierre Rouge et son copain... L’excursion dans la forêt est remise à plus tard. Tant mieux, car ce n’est pas un temps pour ce genre de balade, surtout en liquette.»

Et le curé s’éloigna à grandes enjambées... Mais au premier coin de rue, il rencontra Jeanne Réveil qui, seule, remontait la rue de Belleville. Le cœur battant, il s’arrêta devant elle et lui dit:

—Prenez garde... La police vient d’arriver à l’Humanitaire; elle vous cherche.

—Elle ne tardera pas à me trouver, répondit Jeanne Réveil avec un étrange sang-froid.

—Alors, c’est vrai, vous avez fait cela?

—Il le fallait.

—Il ne faut jamais tuer... Mais quelles raisons aviez-vous?

La meurtrière haussa les épaules et, le regard plus sombre, répondit:

—Maxy était des nôtres, nous comptions sur lui... Il nous avait quittés et quand je lui ai demandé de revenir, il m’a répondu qu’il n’avait plus rien de commun avec nous. Alors, j’ai résolu de le punir... C’est fait.

Elle avait dit cela d’une voix indifférente, comme une leçon apprise... Et l’abbé Pellegrin ressentit une impression de soulagement qui l’étonna mais dont il n’osa chercher l’explication. Doutant encore, il prononça:

—On ne tue pas un homme pour un motif aussi vague... Il doit y avoir autre chose.

—Il n’y a rien de plus, fit-elle en détournant les yeux.

—C’est bien la révolutionnaire qui a tué?

—Sans doute...

Mais, brusquement, l’expression du visage de Jeanne Réveil changea. Le masque était tombé et voici que se révélait une autre femme. L’intellectuelle orgueilleuse et impassible avait disparu. Devant le prêtre surgissait une créature ravagée par la passion: la haine et le désespoir éclataient en elle, la secouaient d’un frémissement invincible tandis que, d’une voix saccadée, elle avouait:

—Eh bien, non, ce n’est pas pour cela que je l’ai tué... C’est parce qu’il était devenu l’amant de cette grue. Ah! j’ai résisté tant que j’ai pu... Je me disais: «Ce serait indigne... Est-ce que la jalousie est un sentiment digne de Jeanne Réveil? Est-ce que je suis une femme comme les autres?» Il paraît que oui, puisque je l’aimais... Et l’idée du meurtre est entrée en moi. J’ai tout fait pour la chasser... Impossible! Moi! qui me croyais forte, qui me vantais de n’obéir qu’à ma propre loi, j’ai tué un homme par jalousie, comme font celles qui obéissent à l’instinct... Jeanne Réveil n’était que cela, une femme amoureuse! Je suis allée trouver ma rivale et elle a vu clair en moi, plus clair que je n’y voyais moi-même. Je suis allée supplier Raymond Maxy de rompre cette liaison... Je lui parlais de l’Idée comme si j’y croyais encore: il s’est moqué de moi en me disant qu’il se comportait en vrai militant puisqu’il avait fait sa maîtresse de la femme d’un politicien bourgeois! M’ayant ainsi bafouée, il m’a fait chasser par ses domestiques. Je devais me venger, cela me tenait, cela me brûlait... Mais je regrette de ne pas avoir pu l’abattre aussi, l’autre, cette ignoble créature, cette salope...

Elle chercha un mot plus méprisant encore et, l’ayant enfin trouvé, lança avec dégoût:

—Cette sexuelle!...

C’était pour elle, évidemment, la honte suprême.

Mais elle ajouta aussitôt:

—Sexuelle? Nous le sommes donc toutes?... Rien à faire: toujours, à un moment donné, nous redevenons femmes, rien que femmes!

Et, n’en pouvant plus, elle se mit à pleurer.

L’abbé Pellegrin souffrait aussi: une sorte d’amertume, mêlée de dépit, avivait cette douleur, la rendait comme physique. Et c’est avec une colère qu’il ne pouvait contenir qu’il prononça:

—Et dire, Jeanne, que j’ai cru en vous!... Vous étiez pour moi un être supérieur planant au-dessus de ces choses. Souvenez-vous de votre visite à Sableuse, la première fois. Pierre Rouge vous accompagnait, ce Pierre Rouge qui... Comme vous, il jouait un rôle. Vous m’avez trompé tous les deux. Et cela me fait du mal...

Jeanne Réveil ne répondant pas, il ajouta durement:

—Oui, vous êtes comme les autres, fourbe, vaniteuse, féroce... Vous avez tué ce malheureux parce qu’il vous préférait une rivale. Vous n’êtes plus maintenant qu’une poule qui, lâchée par son amant, l’a bousillé à coups de rigolo...

—Mon amant? Pour qui me prenez-vous? Je n’ai jamais eu d’amant!

La «Vierge Rouge» avait relevé son front orgueilleux et ainsi elle redevenait pour l’abbé Pellegrin la Jeanne Réveil des premiers jours. Il balbutia, s’accrochant à un espoir:

—Enfin, qu’allez-vous faire, maintenant?

—Me constituer prisonnière.

—Je voudrais vous tirer de là. Tenez...

Il fit un effort pour refouler, pour chasser l’idée qui lui était venue, pour retenir les mots qui allaient s’échapper de ses lèvres, mais il ne put, et il continua:

—Tenez, sauvons-nous ensemble. Nous nous débrouillerons...

Mais Jeanne Réveil, haussant les épaules:

—Monsieur le curé, sauvez-vous tout seul... Il est temps. Vous êtes plus en danger que moi...

Comme le pauvre homme restait devant elle, gauche, hésitant, à la fois pathétique et ridicule avec sa bonne grosse figure de pauvre type aussi peu fait que possible pour de telles aventures, elle lui ordonna:

—Fuyez, mais fuyez donc!

—Moi, que je foute le camp? Non, mais des fois... Ça ne m’est jamais arrivé.

Il avait l’air très malheureux et il transpirait, bêtement.

Alors, le quittant, elle reprit son chemin dans la direction de l’Humanitaire, de la maison couleur de sang, non sans avoir dit d’une voix sèche:

—Il est fou!...

Et lui, traduisant, se lamenta:

—Fou? Ce serait trop beau. Les premiers apôtres étaient peut-être des espèces de dingos sublimes... Mais moi, je n’ai été qu’un ballot.

XI
LA DERNIÈRE AUX CORINTHIENS

Sans même se retourner, l’abbé Pellegrin s’éloigna, las et désenchanté... Il lui semblait que chacun de ses pas le séparait un peu plus de ces idées, de ces illusions, de ces mirages auxquels, si naïvement, il avait cru. Le voile s’était déchiré: derrière, il n’y avait que mensonges et duperies. «J’ai été grisé, se disait le prêtre, je marchais de travers, au hasard, en me cognant aux becs de gaz que je prenais pour les langues de feu de la Pentecôte... Et maintenant que je retrouve mes idées, que mon ivresse se dissipe, j’ai comme qui dirait la migraine: je me sens vaseux. J’ai trop aimé le gros vin des ovations faciles, des popularités à prix réduits et j’en ai trop bu. Moi, un apôtre? Tu parles... J’ai flatté le peuple à qui je devais la vérité, et en cela, je l’ai trompé, je l’ai desservi, je l’ai traité au mépris de la vraie charité chrétienne. Je ne lui ai apporté, en fait de bonne nouvelle, que l’esprit de haine et de révolte... Je lui ai montré, comme Satan les montra à Notre Seigneur, les royaumes du monde, avec leurs palaces, leurs banques, leurs théâtres, leurs casinos, leurs bars plus ou moins américains, leurs autos, leurs poules de luxe et je lui ai dit: «Va, prends tout ça, c’est à toi... Qu’est-ce que tu attends pour t’asseoir ou te coucher à la place de ceux qui s’amusent?» Et j’ai cru, en parlant ainsi, que je me montrais juste, bon, fraternel. Mais on m’acclamait et ce vain bruit me troublait, m’empêchait de rentrer en moi-même, de comprendre... J’avais besoin de ces succès de bonisseur et plus j’étais applaudi, plus je croyais avoir raison... Comme si les diseurs de vérités étaient des types que la foule écoute avec plaisir, qu’elle trouve épatants, qu’elle porte en triomphe! Au contraire, les vérités, les vraies, celles qui ne sont pas servies sous forme de bonbons fondants, ont un goût amer, et c’est bien rare que les gens en redemandent, même si ça fait du bien par où ça passe... Ce qui prouve que je me mettais le doigt dans l’œil, c’est justement que je n’ai pas été engueulé. Ceux qui ont raison, on les flagelle, on les lapide, on leur crache dessus, on les met en croix. Il va falloir que je me rattrape...»

L’abbé Pellegrin se souvint que, ce soir-là, une réunion avait été organisée par l’Humanitaire à la salle des Mille Colonnes. Sans doute, n’avait-elle pas été décommandée malgré les événements de la journée: la foule y viendrait plus compacte encore que d’habitude. «Belle occasion, se dit le missionnaire, de me frapper la poitrine, d’avouer mes fautes devant une belle et nombreuse société et de varier un peu mon répertoire. Je ne sais pas ce que cela me donnera, mais je m’en moque. Cette fois, il faut que ça sorte et ça sortira!»

Les journaux du soir racontaient, brièvement, le drame de la rue de Turin: une jeune anarchiste, connue sous le pseudonyme de Jeanne Réveil, avait tué à coups de revolver Raymond Maxy, le fils du banquier, puis avait disparu... Et, déjà, le nom de l’abbé Pellegrin était mêlé au récit de la tragique aventure: le fameux curé de Sableuse, devenu un des plus véhéments meneurs révolutionnaires, n’était-il pas un des amis de cette femme mystérieuse? Les journaux encore mal renseignés, ne cherchaient d’ailleurs à ce meurtre que des raisons d’ordre politique...

—Des bobards! fit Pellegrin en se dirigeant avec une sorte de résolution farouche vers la salle faubourienne où l’attendaient plus impatients, plus fanatiques que jamais des milliers d’admirateurs.

Son apparition tardive fut saluée par des clameurs enthousiastes et aussi par quelques sifflets... Évidemment cette foule était nerveuse: des renseignés avaient propagé la nouvelle de l’arrestation de Jeanne Réveil et de la perquisition faite dans les locaux de l’Humanitaire. Des rumeurs circulaient: on annonçait que le gouvernement allait prendre des mesures rigoureuses contre les révolutionnaires, qu’une réaction implacable se préparait dont l’une des premières victimes serait l’abbé Pellegrin, agitateur désigné des premiers aux représailles de la société menacée par les organisateurs du «grand soir». Et cette fièvre créait dans la vaste salle enfumée comme des remous, propageait, jusqu’aux galeries surchargées, une houle de mer orageuse.

Des cris éclatèrent:

—Vive le camarade Pellegrin!

—Vive l’apôtre de la Sociale!

—Vive l’ennemi des patrons, des riches, des exploiteurs!

—Vive le curé des pauvres!

Une femme en cheveux se dressa en vociférant, au milieu des rires et des acclamations.

—Vive le bon curé!

Puis, se tournant vers un groupe de railleurs, elle ajouta avec une exaltation indicible:

—Vive saint Pellegrin!

D’un geste de la main, le missionnaire réclama le silence.

—Ça va, ça va, fit-il avec un peu d’agacement... N’en jetez plus, la petite mère! Je ne suis pas un saint et il n’est pas question de me prendre mesure pour une auréole.

Le curé de Sableuse promena son regard sur l’auditoire immense et, debout, bien calé sur ses jambes écartées, les mains passées dans sa ceinture, il prononça, tour à tour jovial et mordant, bonhomme et rude:

—Assez souvent, je vous ai dit ce que je pensais des mauvais riches et il n’y en a pas beaucoup de bons... L’argent ne donne aucun droit spécial à celui qui le détient: il lui crée, au contraire, des devoirs particuliers... Personne n’a rien à soi, puisque le moment arrive toujours où tout vous est repris, au plus tard quand vous vous allongez dans la boîte à dominos: la fortune c’est un dépôt qu’on ne doit pas planquer pour soi tout seul, dont on ne doit pas se servir exclusivement pour son agrément personnel... Être riche et égoïste, c’est commettre un absurde abus de confiance et Dieu dira à celui qui a eu le cœur plus dur que son or: «Qu’as-tu fait de la galette que je t’avais prêtée? Je vois à ton compte du côté des recettes, des millions... En face, il n’y a que les dépenses de ton luxe, de tes plaisirs, de tes vanités... Pour soulager la misère de tes semblables, qu’as-tu donné, spontanément, au pauvre Lazare? Peau de balle. Et tu crois que ça suffit? Tu as fait de mauvais placements... Maintenant, te voilà ruiné, tu n’as plus le rond, tandis que tes bonnes œuvres t’auraient rapporté plus gros que le Suez ou la Royal Dutch. Console-toi, de l’or, je vais t’en donner... Du bel or jaune, en fusion, que des diablotins, vêtus en garçons de banque, te verseront délicatement jusqu’à la consommation des siècles dans la bouche, le nez, les oreilles, le nombril et les autres orifices naturels que tu peux avoir. De l’or? Tu en auras plein toutes tes poches... Sur ce, tu peux passer à la caisse: j’ai donné des ordres!» Voilà comment sera traité le mauvais riche et ce sera au moins quelque chose qu’il n’a pas volé!

Des rires, des applaudissements éclatèrent... L’abbé Pellegrin continua:

—Cependant, il ne faudrait pas croire que, seul, le type aux as peut être égoïste et mufle. Les mauvais riches sont des tas, c’est vrai, mais il y a des floppées de mauvais pauvres. Ceux-là aussi seront mal reçus quand ils se présenteront devant Dieu pour se faire régler leur petit compte. Je l’entends d’ici, ce Juge qui pèse le bien et le mal dans une balance de précision à laquelle personne ne peut donner le coup de pouce. Je l’entends, il dit au mauvais pauvre: «Tu as été envieux, tu as jeté sur la table, l’auto, la femme ou la poule du riche un regard de convoitise haineuse et surtout, tu as considéré ta pauvreté comme une honte, une tare, un vice... Tu as été, en somme, comme le mauvais riche, un adorateur du veau d’or! Et tu n’as travaillé qu’avec dégoût, te disant: «Pourquoi ne suis-je pas comme celui qui va de plaisir en plaisir, qui n’a pas à gagner sa brioche chaude alors que moi, je dois arroser de ma sueur mon pain rassis?» Entre nous, c’est une façon comme une autre de le rendre moins sec... Tu t’imagines que tu avais raison de haïr ainsi et la loi du travail que j’ai édictée et la pauvreté que je trouve si noble, si belle, si sainte que, n’ayant qu’un fils, j’en ai fait, volontairement, un ouvrier, un prolétaire, un clochard? Et cependant, j’aurais pu lui donner plus de galette que n’en a Rothschild, car mes crédits sont illimités. Mais je n’ai pas voulu qu’il se balade sur les routes de Galilée dans une Rolls-Royce: il n’avait même pas de bécane, il allait à pied... La pauvreté, c’est ce que j’ai trouvé de mieux pour mon fils unique et tu rouspètes? Qu’est-ce qu’il te faut? Alors, ne t’étonne pas que je t’envoie rejoindre le mauvais riche au Lucifer Palace où c’est épatant comme chauffage central! Là, tu feras éternellement la noce. Ce sera même une noce infernale: tu boiras sans répit du champagne, tu danseras, non pas jusqu’à ce que mort s’ensuive, puisque tu ne peux pas dévisser deux fois ton billard, tu danseras sans repos ni trêve, aux sons d’un jazz-band diabolique, sur un parquet brûlant, avec des diablesses qui te serreront dans leurs bras de feu, tu tomberas de sommeil et tu ne pourras jamais dormir, tu auras tout le temps la gueule de bois et cent mille diablotins te taperont sur les tempes, sans s’arrêter, avec cent mille petits marteaux rougis au feu, pendant l’éternité! Va, maintenant tu es comme qui dirait un milliardaire américain condamné à Montmartre à perpétuité... Tu ne travailleras plus, idiot, tu rigoleras. Bon courage, camarade!

L’abbé Pellegrin se rapprocha du bord de l’estrade et, sans souci des exclamations qui s’élevaient dans la salle, il continua:

—Voilà ce qui attend le mauvais pauvre et il sera peut-être aussi mal, en enfer, que le mauvais riche. Ça a l’air de vous en boucher un coin, ce que je vous dis là... Je devine ce que vous pensez: «Voilà maintenant ce sacré curé qui tourne casaque. Il engueule les pauvres, les mauvais, c’est compris, mais il n’y a pas de mauvais pauvres, puisqu’ils sont, eux aussi, des victimes.» Ça dépend... Faudrait voir! On n’est pas une victime parce qu’on est obligé de travailler pour vivre. Dieu a dit à notre père Adam qui avait fait des bêtises pour une femme: «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.» Puis il l’a fichu, avec sa poule, à la porte du square où ils s’étaient mal tenus en dépit du règlement... Mais, entre nous, ça ne devait pas être rigolo de vivre au jardin d’acclimatation sans jamais rien faire du matin au soir. Le travail, c’est une des plus belles inventions de Dieu, qui, lui aussi, a mis la main à la pâte pour se désennuyer. Le travail est divin par ses origines et le Créateur n’est jamais si flatté que lorsqu’on l’appelle le «grand ouvrier». Aussi, qu’est-ce qu’ils nous chantent, ces fumistes qui traitent de parias tous ceux qui n’ont pas le moyen de se laisser pousser un poil dans la main? Les parias, ce sont ceux qui ont perdu la fierté de leur boulot, qui trouvent toujours l’outil trop lourd, qui se prennent eux-mêmes pour des esclaves... Ils souffrent de l’envie et de la haine qui leur rongent le cœur, ils ne connaissent pas le bonheur de leurs pères qui chantaient en maniant la lime, le rabot ou le marteau. Ah! bien sûr, il y en a pour qui notre fameux progrès n’a été, somme toute, qu’une sale blague: l’usine où l’homme est une simple machine aux rouages de chair, la chaufferie où de pauvres types méritent le paradis en vivant dans un enfer, la mine, la locomotive, l’égout, tout ça rend plus dure la loi du travail. Mais quoi, c’est le progrès, ce progrès matériel dont nous sommes si fiers et qui, au milieu de toutes ses mécaniques bien astiquées, se fout pas mal de ceux qu’il dévore. Seulement, à qui le devons-nous? Pas à celui qui nous a enseigné la simplicité et le renoncement, je suppose: il y a trop d’orgueil dans ce progrès-là pour que Satan ne s’en soit pas mêlé...

—N’insultez pas le progrès!... lança une voix... C’est lui qui, précisément, rendra l’effort humain de moins en moins pénible. Les machines nous aident et bientôt nous remplaceront!

—Vous me faites rigoler avec vos machines à faire le bonheur du peuple, riposta le curé. Les pays où il y a le plus de roues à engrenages sont ceux où l’on turbine le plus et où il y a le plus de malheureux. Vos mécaniques, ça fabrique surtout de la colère et de la révolte.

—Quand elles seront à nous, et non plus aux patrons, ça changera.

—Elles seront peut-être un jour à vous—pour ma part, je veux bien—mais vous n’échapperez pas à la loi du travail et c’est ce qui fera qu’il n’y aura, au fond, rien de changé. L’humanité est condamnée aux travaux forcés à perpète... Et c’est lui conter des boniments à la peau de toutou, que de lui parler d’une cité future où tout le monde mènera la bonne vie en se tournant les pouces, où il n’y aura pas des riches et des pauvres, où le programme sera: huit heures de flème, huit heures de roupillon et huit heures de bombe... Non, mais, chez qui?

L’auditoire n’était pas habitué à entendre de telles paroles, surtout prononcées par l’«aumônier de la Sociale». Et des protestations s’élevèrent:

—Le curé nous lâche...

—Il est passé à l’ennemi. Tous les mêmes, ces ratichons!

Une injure tomba de la galerie qui surplombait l’estrade:

—Renégat!...

L’abbé Pellegrin avait pâli... Cherchant du regard l’insulteur, il tendit le poing en disant:

—Descends donc, eh! feignant... Ou préfères-tu que je monte?

Mais aussitôt, par un héroïque effort de volonté, il se maîtrisa et c’est d’une voix calmée qu’il prononça:

—Non, mon vieux, pas «renégat»... Je suis toujours le même. Je suis toujours avec vous, et je ne passe pas à l’ennemi. Moi, filer chez ceux d’en face, moi, lâcher les copains? Pour qui me prenez-vous? Seulement, je trouve qu’il est grand temps que je vous dise non seulement ce que je pense, mais encore tout ce que je pense... Jusqu’à présent, j’ai hésité, j’ai manqué de cran. Et puis, peut-être, n’y voyais-je pas bien clair... J’étais entraîné, je croyais avoir raison parce que j’étais applaudi, parce que j’étais populaire. Et je me laissais aller, moi qui suis venu à Paris pour y parler le dur langage de la vérité! Mais c’est fini et je veux dire ce que personne n’ose plus vous dire parce que la foule est devenue, à son tour, une espèce de monarque qu’on berne, qu’on floue par derrière, mais qu’on flatte en face, par peur ou par intérêt. Ah! il y en a des courtisans autour de Sa Majesté Populo! Eh bien, je n’en suis pas. Alors que tout le monde vous fait du plat, vous parle sans cesse de vos droits, je vous rappellerai que vous avez aussi des devoirs. Cette pauvreté que vous maudissez et dont vous ne souffrez guère vraiment pour la plupart, il vous faut l’accepter, car elle est sainte, car elle est divine. Se révolter contre elle, c’est se révolter contre Dieu...

—Et après? questionna une voix au milieu de l’approbation générale. Qu’est-ce que votre bon Dieu qui donne tout aux uns et rien aux autres? On en a soupé... A la gare, le bon Dieu des curés, des patrons, des riches!

Mais l’abbé Pellegrin répondit:

—Il est, d’abord, le Dieu des pauvres, puisqu’il a été lui-même dans la mouise. Et ces pauvres, il les a aimés, entre tous. C’est toujours aux petites gens qu’il a parlé, c’est parmi les ouvriers et les paysans qu’il a vécu: les riches le chassaient, les docteurs s’efforçaient de le confondre, les puissants l’ont fait arrêter et les juges l’ont condamné à mort... Qu’est-ce que vous voulez de plus? Il disait à ses disciples de tout abandonner pour le suivre et il n’a enrichi personne.

—Pardon, fit un interrupteur, il a enrichi son Église!

L’évangéliste, haussant les épaules, riposta:

—Dites que l’Église s’est enrichie et, bien sûr, elle a eu tort. Si elle était restée dans la purée, elle serait plus vivante, plus militante, plus triomphante... Heureusement, les temps deviennent durs pour elle: il y a moins d’écus dans ses bas violets, dans ses bas rouges et c’est pour cela que ses actions remontent. Vous voyez, la pauvreté est, parfois, non seulement une vertu, mais encore une force...

—Alors, quoi, s’exclama un citoyen qui s’était dressé et qui paraissait furieux, vous nous refusez le droit d’améliorer notre sort?

—Pas du tout, mais je vous refuse le droit de parler de fraternité en enseignant la haine et d’invoquer la justice en organisant une espèce de foire d’empoigne que vous appelez «révolution».

—Cette révolution, vous l’avez prêchée!

—Non, pas celle-là... J’ai cru, en effet, qu’il fallait changer une société dure, brutale, où l’argent est roi, où l’homme est un loup pour l’homme et je crois encore que ce serait pain bénit—je m’y connais—si, en nous y collant tous, nous pouvions faire régner la justice qui ne va pas sans la bonté. Mais j’ai fini par comprendre que ce chambardement-là n’était pas au programme. Il ne s’agit pas de nous élever, mais de nous abaisser: on veut s’emparer de la caisse, on veut devenir des bourgeois... Vous parlez d’un avancement! La révolution annoncée par les bonisseurs qui attirent la foule dans la baraque de la Sociale, c’est le remplacement des mufles par d’autres mufles... Ote-toi de là que je m’y mette! Aboule ton pèze! A nous les poules et les poulardes! Moi, j’imaginais un immense et splendide mouvement d’enthousiasme, quelque chose comme une grande offensive des braves gens, des cœurs purs, des âmes généreuses contre un ennemi qui aurait bientôt fait camarade et à qui nous aurions dit: «Nous vous apportons cette fraternité que vous nous avez toujours refusée, nous ne demandons qu’à vous aimer... Sortez donc de vos trous et vive la paix, la paix juste, bienfaisante, divine, qui doit régner entre tous les hommes de bonne volonté!» Non mais, pensez-vous que j’en avais des idées! Ah! certes, je n’étais pas à la page... Et plus on criait: «Vive Pellegrin!» plus il se mettait à côté, plus il se fichait dedans... Dire que, moi aussi, j’ai été de ceux qui préparent la révolution des aigris et des méchants: sans le vouloir, sans le savoir, j’aidais à la victoire d’un matérialisme ignoble et dégoûtant qui ne fait même pas le bonheur du corps tout en tuant l’âme. Comme si cet évangile que je vous apportais pouvait devenir une doctrine de haine et de révolte, comme si le Sauveur ne nous avait pas enseigné, avant tout, ces vertus suprêmes qui sont l’humilité et la résignation!

Des interruptions fusèrent de toutes parts:

—Alors, quoi, faut se résigner à être des exploités?

—Le peuple a tous les torts et il ose se plaindre!

—L’abbé Pellegrin à jeté son masque de faux révolutionnaire!

—Il est, comme ses pareils, le défenseur des banques et des usines!

—Nous avons soif et il nous offre de l’eau bénite!

—Camarades, nous ne sommes pas invités au gala, mais le curé nous promet des strapontins au paradis!

—Il fait son métier!

—C’est un chien de garde engraissé par les capitalistes!

—A bas le curé!

Des furieux hurlaient:

—On va lui casser la gueule... Ça lui apprendra à insulter le peuple!

L’abbé Pellegrin s’était croisé les bras et reprenait:

—La résignation, oui... Et après l’avoir prêchée, c’est bien le moins que je donne l’exemple en la pratiquant... Venez me casser la gueule: je vous la livre, je ne me défendrai pas...

Il y eut des mouvements contradictoires dans la salle. Une femme s’écria:

—Tas de brutes! Vous croyez avoir raison parce que vous êtes les plus forts...

—Les plus forts? dit le prêtre en haussant les épaules. Non, les plus faibles. Ils font les costauds, les maouss, et ils ne sont que des enfants. Je leur pardonne, car ils ne savent ce qu’ils font.

Et, dans le silence brusquement tombé, il reprit, avec une émotion qui allait jusqu’aux larmes:

—Je te connais, bon et brave populo, et quoi que tu dises, quoi que tu fasses, je t’aime... Dans tes pires égarements, tu gardes une noblesse et une grandeur que n’ont pas ceux qui te haïssent ou te méprisent parce qu’ils t’ignorent. C’est de toi que tout vient, parce que tu es la terre, le limon fertile de l’humanité: les artistes, les savants, les martyrs, les héros, les dieux même sont de ta coterie et ce qui n’est pas, par quelque côté, populaire, n’est pas sain, n’est pas vigoureux, n’est pas grand. Mais prends garde, ce qui faisait ta noblesse et ta beauté est en train de foutre le camp... On t’a fait avaler je ne sais quel poison qui t’a gâté le cœur et troublé la cervelle. Tu n’as plus ta figure franche, ton rire sonore, ton regard clair, tu es sombre, tu es inquiet, tu as l’air d’un type qui ne peut pas secouer son cafard. Voilà ce qu’ils ont fait de toi, ceux qui ont remplacé ta vieille chanson par un hymne de haine et de désespoir. Ah! ils ont fait du joli travail et tu peux dire qu’ils t’ont bien arrangé... Populo, mon vieux, je me demande ce que tu vas devenir. On t’a tout pris en somme, tout ce qui pouvait te rendre heureux, la simplicité de la vie, la joie et la fierté du labeur, la foi dans un Dieu juste et réparateur, et on a remplacé tout ça par le besoin du luxe ou de ce qui lui ressemble, de la rigolade ou de ce qui s’appelle ainsi, par le dégoût du travail humiliant, par la conviction que rien n’existe que ce qui est matériel et immédiat, que tout finit avec nous et que, par conséquent, il n’y a de vrai que le vin qu’on liche, le gigot qu’on bouffe ou la femme qu’on pelote. Voilà où tu en es... Il y en a qui appellent ça l’éducation du peuple et qui disent: «La cité future? Ce n’est pas loin d’ici, camarades... Encore une étape et vous verrez si on la mènera la bonne vie!» Mince de cité future!... Je ne la vois pas d’ici et probable que l’étape sera longue, mais j’aime autant vous dire maintenant que je ne mettrai jamais les pieds dans ce bastringue et que ce n’est pas la peine de compter sur moi pour vous en montrer le chemin. Je ne vais pas de ce côté-là.

Une formidable huée monta vers le prêtre qui, tournant le dos à la foule mouvante, se dirigeait d’un pas tranquille vers la porte ouverte dans la coulisse... Mais un citoyen aux cheveux longs, à la face tourmentée d’intellectuel incompris, escalada la scène en criant:

—Ah! non, ne vous sauvez pas... J’ai un mot à vous dire!

L’abbé Pellegrin s’arrêta, fit face à l’assaillant et répliqua, jovial:

—Me sauver, moi? Tu m’as déjà vu foutre le camp, dis, espèce de zigotto à la noix?

Et d’une voix cinglante:

—Toi, tu n’as pas une gueule à avoir fait la guerre... Et tu prétends que je me débine?

Mais, l’homme chevelu s’écria d’une voix aigre:

—Il ne s’agit pas de la guerre... La diversion est trop commode! Je vous demande, citoyen curé, quel rôle vous avez joué jusqu’à présent et quel rôle vous jouez ce soir.

—Je n’ai plus rien à dire...

—Eh bien, moi, je vais répondre à votre place... Vous êtes et n’avez jamais cessé d’être un des agents de cette Église qui, ayant perdu son prestige et son pouvoir sur les prolétaires, s’efforce de les reconquérir. Vous êtes un faux démocrate et du peuple, vous n’en êtes pas, comme n’en sont pas tous vos pareils!

L’abbé Pellegrin se mit à rire et son rire était formidable.

—Et toi, lui demanda-t-il, en es-tu du peuple?

—Certainement... Je suis un membre de la Commission exécutive du parti révolutionnaire, rédacteur au Plébéien, ancien candidat au Conseil municipal... J’ai fait mes preuves.

—Tu appelles ça des preuves?

—Il me semble que...

—Montre tes mains!

—Mes mains?

—Montre tes mains, te dis-je...

D’une poigne vigoureuse, irrésistible, il s’empara de la dextre du «pur», l’ouvrit de force et l’exhiba à la foule en disant:

—Hein! croyez-vous qu’elle est blanche, qu’elle est délicate, qu’elle est mignonne, cette menotte-là?

Puis, ayant libéré les doigts meurtris de l’ancien candidat au Conseil municipal, il montra ses grosses pattes noueuses d’homme de la terre.

—Regardez-les bien, s’exclama-t-il, ce ne sont pas des mains de feignant. Il n’y a pas beaucoup de vos révolutionnaires professionnels qui pourraient en montrer de pareilles!...

—Pas beaucoup de curés non plus! lança une voix gouailleuse.

—Plus que tu ne crois, riposta l’abbé, mais moins que je ne voudrais. Trop de mains fines ou de mains potelées chez nous comme chez vous. Le Christ, lui, n’allait pas chez la manucure et il ne se servait pas souvent de la pâte des Prélats... Mais en voilà assez. Je me barre. Allons, au revoir, camarades, et bonne chance!

·     ·     ·     ·     ·     ·     ·     ·

L’abbé Pellegrin, d’abord suivi par des gens qui l’injuriaient, finit par se retrouver seul dans la rue.

Seul, effroyablement seul.

Qu’allait-il faire. Qu’allait-il devenir?

C’est alors qu’un homme que, tout d’abord, il ne reconnut pas dans l’ombre, s’approcha de lui, la main tendue, en disant:

—Bonsoir, mon cher curé...

—Le docteur Profilex! Quoi, vous ici?

—Comme vous voyez... De passage à Paris, j’ai voulu vous entendre.

—Eh bien, vous avez été servi. Mais vous vous y êtes pris juste à temps. C’est fini, j’y renonce... Je plaque!

Le docteur Profilex lui prit le bras et l’entraînant, lui demanda:

—Où alliez-vous?

—Nulle part... Je n’ai plus d’asile, plus d’illusions, plus d’amis.

—Et moi? Je vous emmène à mon hôtel... Venez, vous vous reposerez et, demain, nous causerons. Je connais d’ailleurs votre histoire en grande partie, car je vous ai suivi, par la pensée, dans cette aventure. Et ce que je ne sais pas, je crois bien le deviner.

—Je me suis trompé, ou bien je n’étais pas de taille.

—Non, mon pauvre ami, vous aviez fait un beau rêve...

·     ·     ·     ·     ·     ·     ·     ·

Le lendemain, les journaux consacraient de longues colonnes au drame de la rue de Turin et à l’arrestation de Jeanne Réveil. Le caractère passionnel du crime n’apparaissait pas encore nettement. Il était cependant question d’une certaine Mme C..., femme d’un homme politique et ancienne artiste de music-hall, qui n’avait échappé que par miracle aux balles du browning de la meurtrière. Mais Jeanne Réveil appartenait à un groupement révolutionnaire auquel sa victime, le fils du banquier Maxy, avait lui-même adhéré. L’affaire présentait donc un certain intérêt au point de vue politique: en tout cas, la police avait perquisitionné dans les bureaux de l’Humanitaire. Nombre de journaux mettaient le gouvernement en demeure de saisir cette occasion d’agir avec vigueur contre un organisme puissant qui ordonnait des «exécutions» sanglantes et entretenait dans les milieux ouvriers une agitation inquiétante avec le concours d’un prêtre dévoyé dont la popularité scandaleuse—disaient certains articles véhéments—était exploitée par des meneurs mystérieux.

—Je crois, dit le docteur Profilex à l’abbé Pellegrin, que vous agiriez sagement en quittant Paris, en vous faisant oublier...

—Je me propose de retourner à Sableuse.

—Vous n’y pensez pas!

—J’irai trouver Mgr Sibuë et je lui dirai...

—Trop tard. L’évêque de Merville vous recevrait fort mal.

—C’est assez son habitude.

—Ou plutôt, il ne vous recevrait pas du tout.

—Alors, à qui faut-il que je m’adresse pour m’expliquer, pour me justifier?

Le docteur Profilex, embarrassé, ne répondit pas.

—A qui? reprit l’abbé... Je ne peux cependant aller trouver le pape.

Puis, songeur:

—Au fait, pourquoi pas? Si je parviens à l’approcher, le Saint-Père m’écoutera, me comprendra, me jugera. Et les grands chefs sont toujours moins durs que les petits. C’est une idée: je vais me payer de culot et demander le rapport du généralissime!...

XII
MON CURÉ AU VATICAN

Le cardinal Volpini, secrétaire d’État, venait d’exposer au pape diverses questions d’ordre politique, diplomatique, financier... Il avait ouvert de nombreux dossiers gonflés de documents officiels: sur la table devant laquelle était assis le successeur de saint Pierre, des paperasses venues de tous les points du monde et que commentait de quelques mots son Éminence, mêlaient, dans un fatras bureaucratique, les prières, les vœux, les revendications, les plaintes, les peines et les joies des millions de fidèles qui composent l’univers catholique.

Le pape avait prononcé:

—J’étudierai tout cela... N’avez-vous rien de particulier à me dire?

Le cardinal hésita, puis:

—L’abbé Pellegrin est à Rome.

—Quoi, ce prêtre qui a tant fait parler de lui en France, qui se croyait un nouvel évangéliste et qui, s’obstinant dans ses erreurs, a troublé les âmes, ce prêtre qui nous a donné tant de soucis et qui aurait pu nous faire tant de mal, cet abbé Pellegrin est ici? Que veut-il? Songerait-il à venir créer quelque nouveau scandale sous nos yeux?

Le cardinal tira de son portefeuille une lettre qu’il présenta au Souverain Pontife et qui était ainsi conçue:

L’abbé Pellegrin, anciennement curé de Sableuse (France), décoré de la Croix de Guerre, au Pape, en son palais du Vatican, à Rome.

Saint-Père,

Je vous serais bien obligé de me recevoir un jour que vous ne serez pas trop occupé: j’ai des tas de choses à expliquer à Votre Sainteté.

Bien que je ne sois qu’un pauvre curé de campagne, je n’ai pas cru nécessaire de me faire pistonner pour être admis à votre rapport... On peu s’adresser directement à Dieu sans passer par la voie hiérarchique. J’ai pensé que son représentant sur la terre ne refuserait pas de m’écouter, d’autant plus qu’il s’agit de ma justification: j’ai été puni avec un sale motif, mais si j’ai fauté, c’est parce que je me suis comme qui dirait mis le doigt dans l’œil. Et ma conscience est nette comme un sou neuf.

J’ai besoin de me jeter à vos pieds, de vous dire ce que j’ai sur le cœur: vous êtes le Père et je suis un de vos plus malheureux enfants.

Attendant votre bonne réponse, je prie Votre Sainteté d’agréer les respects de votre bien dévoué en N.-S.

Abbé Jean-Joseph Pellegrin.

 

P.-S.—Je ferai prendre la réponse demain chez votre concierge.

L’Éminence, avec un sourire, ajouta:

—Cette lettre, que j’ai montrée à un cardinal français, comporte des réflexions irrespectueuses et son style manque d’élégance...

Le pape questionna:

—Comment est-elle parvenue?

—D’une façon très irrégulière... Ce prêtre français aurait dû nous faire transmettre sa demande d’audience particulière, soit par la voie diplomatique, soit par l’intermédiaire d’un prélat accrédité auprès de Votre Sainteté. Il dédaigne les règles ou affecte de les ignorer. Et cette lettre étonnante, il l’a remise lui-même à un garde suisse de service à la Porte de bronze en disant: «Allez porter ça au pape et au trot... C’est urgent!» Ce propos m’a été rapporté par le suisse lui-même que j’ai fait rechercher et que j’ai questionné... La lettre de M. l’abbé Pellegrin, passant de main en main, a fini par m’atteindre... Je l’ai ouverte et, vu la personnalité du signataire, Je me suis permis de vous en parler. Je croyais surtout amuser Votre Sainteté avec le post-scriptum: «Je ferai prendre la réponse demain chez votre concierge.» Ce bonhomme se fait d’étranges idées sur le Vatican...

—D’étranges idées, en effet, répéta le pape après un silence.

—Naturellement, reprit le cardinal, aucune suite ne sera donnée à cette lettre extravagante...

—Pourquoi?

—Saint-Père, l’abbé Pellegrin est un prêtre rebelle, condamné par son évêque, interdit.

—Il prétend avoir été injustement frappé.

—Qu’il s’adresse aux tribunaux ecclésiastiques et surtout qu’il reconnaisse ses fautes, qu’il abjure ses erreurs, qu’il se repente.

Le pape, qui paraissait préoccupé, relut l’étonnant message et répéta d’un air pensif:

—Il me dit que je suis le père et qu’il est le plus malheureux de mes enfants.

Le cardinal eut un geste agacé.

—Votre Sainteté ne peut s’occuper des cas particuliers. Elle veille aux intérêts généraux de l’Église...

Mais le pape, après un instant de réflexion:

—Je verrai ce pauvre homme.

—Saint-Père, vos journées sont très chargées.

—Je désire entendre l’abbé Pellegrin. Qu’il trouve une réponse favorable lorsqu’il se présentera, comme il dit, chez le concierge.

L’Éminence répondit d’un air pincé:

—Je lui ferai remettre, directement, mais ce sera contraire à toutes les règles, une lettre d’audience. Seulement, il ne pourra être reçu par Votre Sainteté avant une quinzaine de jours: de nombreuses audiences particulières ont déjà été promises.

—Puisque l’abbé Pellegrin doit venir aujourd’hui, je le recevrai aujourd’hui. Donnez des ordres pour qu’il soit conduit auprès de moi sans retard...

Le cardinal, qui désapprouvait visiblement cette entorse à l’étiquette de la cour pontificale, s’inclina sans répondre, reprit ses paperasses, esquissa une rapide génuflexion et se retira, non sans avoir entendu le pape murmurer:

—Même à cette Porte de bronze que, parfois, celui qui se présente, seul et malheureux, puisse vérifier la parole divine: «Frappez et on vous ouvrira...»

Il était trois heures quand l’abbé Pellegrin se présenta au garde suisse qui veillait devant l’imposante Porte de bronze, à l’extrémité d’un haut et vaste portique.

«Voilà, se dit-il, un camarade qui m’a l’air bien nourri et bien fringué... Ce que c’est que d’avoir trouvé le filon au G. Q. G.! On ne porte même pas la tenue de campagne!...»

Il demanda au garde de l’air le plus naturel:

—Vous avez ma réponse?

L’homme s’effaça et presque aussitôt, derrière lui, surgit un ecclésiastique vêtu d’une soutane noire à liseré violet.

—M. Pellegrin? demanda ce personnage à mi-voix.

—Soi-même...

—Suivez-moi.

Le curé, que cette aventure n’étonnait pas le moins du monde, emboîta le pas à son guide. Celui-ci glissait silencieusement, tandis que l’abbé faisait résonner ses grosses semelles sur les dalles de marbre. Ils longèrent un grand vestibule, gravirent un escalier monumental, traversèrent la cour Saint-Damase, escaladèrent encore trois étages...

—Où me conduisez-vous, Monseigneur? demanda l’abbé.

—D’abord chez le cardinal secrétaire d’État.

—Compris... Seulement, si j’avais su, j’aurais mis ma soutane numéro un. Voyez, je suis fichu comme l’as de pique...

Le guide ne répondit pas. Il venait de pousser la porte vitrée de l’immense salle Clémentine, tout éclatante de dorures. Et l’abbé Pellegrin, écrasé par ce faste, s’exclama:

—Vrai, on n’a pas regardé à la dépense pour nous en mettre plein la vue!

Et voyant les nombreux gardes suisses qui étaient assis sur des banquettes de velours écarlate, il ajouta:

—Vous parlez d’un cantonnement!

Un peu essoufflé, il traversa d’innombrables salles où se groupaient des domestiques vêtus d’un habit rouge brodé aux armes pontificales, où flânaient des gendarmes à la tunique bleu ciel, aux aiguillettes blanches, où conversaient des gardes palatins au shako emplumé de rouge, aux épaulettes d’or, où paradaient, casqués d’argent et couverts de passementeries, les gardes-nobles.

L’ancien poilu songea: «C’est soie-soie comme uniforme et comme équipement... Mais qu’est-ce qu’ils doivent s’envoyer comme astiquage, les frères, quand l’adjudant annonce une revue de détail!»

Toutes les salles qu’il traversait ainsi étaient remplies d’ecclésiastiques de couleurs diverses, mais le violet dominait. «On voit bien, se dit l’abbé, que l’avancement est rapide dans les états-majors. Je dois me faire remarquer, moi qui n’ai pas de galons!»

Le fait est que l’abbé Pellegrin ne passait pas inaperçu. Et des sourires le suivaient... Les élégants monsignores se montraient du regard, avec surprise, ce prêtre vêtu d’une soutane élimée, chaussé de brodequins dont les clous crissaient sur les dalles, armé d’un riflard verdâtre qu’il portait sous le bras sans trop de souci des orbites voisines...

«Plus on va, se disait ce curé du Danube, et plus ça devient chic... Y en a-t-il des peintures! Je n’y connais rien, mais comme cadres, je ne pense pas qu’on puisse faire mieux... C’est tout doré... Ah! ce n’est pas l’or qui manque dans la maison! Les tapis non plus... Les premiers apôtres qui s’en allaient pieds nus sur les routes marcheraient là-dessus avec plaisir: ça les changerait.»

En effet, de salle en salle, le luxe s’accroissait, multipliait les marbres, les bronzes, les damas, les frises, les guirlandes, les lustres, les festons et les astragales... Et toujours des uniformes étincelants, des casques à panache, des épées qui battaient des mollets gainés de soie... Dans la salle du trône, le curé s’arrêta un instant pour contempler le fauteuil doré, couvert de velours pourpre sous un majestueux baldaquin. «Si le divin charpentier revenait, pensa-t-il, jamais il n’oserait s’asseoir sur ce fauteuil-là... Mais les fauteuils, ça n’a pas été fait pour lui. Il devait s’asseoir de temps en temps sur le bord des routes ou dans les auberges, avec ses apôtres.» Dans cette vaste salle à la splendeur éblouissante, un camérier de cape et d’épée reçut les deux ecclésiastiques avec une hautaine politesse. «Le frère, se dit l’abbé Pellegrin, m’a tout l’air de se prendre au sérieux avec son complet de roi de carreau... Il n’y a pas à dire, comme planton, ça fait plus riche qu’un bibi de deuxième classe!»

Le guide de l’abbé avait dit quelques mots à voix basse au sévère personnage qui s’inclina, puis poussa une porte donnant accès à une petite antichambre très sobrement meublée. Là, un camérier secret accueillit les visiteurs avec un sourire entendu.

—Son Éminence ne tardera pas, dit-il en français au curé de Sableuse. Elle vous verra avant l’audience...

—Ça va, répondit Pellegrin qui, le cœur battant, s’épongeait le front avec un vaste mouchoir à carreaux.

De longues minutes s’écoulèrent... Soudain, une porte s’ouvrit et une haute silhouette écarlate apparut. C’était le cardinal secrétaire d’État du Saint-Siège. Il répondit d’un geste à la révérence des deux prêtres et s’adressant au Français:

—Vous êtes l’abbé Pellegrin?

—Oui, Éminence.

—Sa Sainteté a daigné vous accorder l’audience particulière que vous avez sollicitée en termes d’ailleurs singuliers... Qu’avez-vous l’intention de lui dire?

L’abbé Pellegrin était si ému qu’il répondit d’une voix mal assurée:

—Je ne sais pas.

—Comment, vous ne savez pas? Vous n’avez pas pensé aux paroles que vous prononcerez quand vous vous trouverez en face du Saint-Père qui, dans sa bonté, consent à vous recevoir?

—Pas la peine, Éminence. Puisqu’il est bon et puisque je suis un de ses enfants, eh bien, je lui servirai ma petite affaire comme ça me viendra. Oh! bien sûr, je ne vais pas lui en faire tout un plat...

Le cardinal questionna:

—Mais quel est donc ce langage? J’ai été nonce à Paris pendant plusieurs années et je prétends connaître parfaitement le français. Or, vous usez d’expressions que je n’ai jamais entendues, même dans les milieux politiques, lesquels sont cependant bien mal fréquentés!

Le curé, confus, expliqua:

—Pardon, excuse, Éminence. Il m’arrive, en effet, de parler comme les poilus avec lesquels j’ai vécu pendant la guerre. Ça me revient et ça me sort sans même que je m’en aperçoive...

Le cardinal eut un geste de réprobation.

—Au moins, reprit-il, n’allez pas parler cet argot à Sa Sainteté: ce serait indécent.

—Je me méfierai.

—Vous ferez bien... Et n’oubliez pas les trois génuflexions devant Sa Sainteté ainsi que le baisement de la mule.

—Que votre Éminence ne s’en fasse pas... On sera poli!

—Et je vous conseille, non pas d’apporter au Saint-Père des explications probablement bien embrouillées sur votre conduite—nous la connaissons,—mais de lui exprimer le plus humblement possible votre repentir. Soumettez-vous, monsieur! Après, lorsque vous aurez fait amende honorable, nous verrons à régler votre situation.

Le camérier secret s’approcha du prêtre et lui fit signe de le suivre.

Un instant après, l’abbé Pellegrin pénétrait dans la modeste chambre où, seul, debout, tout blanc, le pape l’attendait. Et le bonhomme était si troublé que, ne pensant plus aux trois génuflexions, il marcha droit vers le Souverain Pontife, puis, s’arrêtant brusquement, joignit les talons et fit un magnifique salut militaire.

Le pape stupéfait, peut-être aussi vaguement inquiet, était resté immobile... D’ailleurs, le pauvre abbé, s’efforçant en vain de rassembler ses esprits, recula aussitôt jusqu’à la porte en murmurant, affolé:

—Au temps!

Et, longuement, il se prosterna...

Mais il n’eut pas le temps de recommencer deux fois comme le voulait l’étiquette. Déjà, le Saint-Père allait vers lui, l’aidait à se relever en disant avec un sourire indulgent:

—Mon fils, soyez le bienvenu...

Pellegrin insista:

—Et la mule? Ah! y a pas, il faut que je baise la mule... C’est la consigne!

Le pape, amusé, répondit en le conduisant à un fauteuil:

—Inutile... Votre présence ici me suffit, mon fils. Puisque vous venez, c’est donc que vous n’avez pas rompu avec nous, que vous êtes toujours un bon prêtre, soumis à la loi divine.

—La loi divine?... Justement, Saint-Père, c’est la question. Tout est là... Si j’ai gaffé, c’est parce que j’ai cru que Dieu exigeait de moi plus que je n’en faisais. Je me suis dit: «Mon vieux Pellegrin, tu n’en mets pas assez... Tu as le dos au feu et le ventre à table, tu fais ton petit boulot en douce et Dieu, qui s’est donné tant de mal puisqu’il est mort à la peine, exige que tu te grouilles un peu, que...» Oh! Saint-Père, voilà que j’oublie la promesse faite au cardinal... Je devais vous envoyer tout ça en termes choisis et, au lieu de les choisir, je les prends comme ils me viennent. L’habitude du populo, quoi! Son Éminence a raison. C’est indécent! Et Votre Sainteté va me prendre pour un malappris, moi qui ai tant besoin d’être écouté par vous avec bonté...

Le pape secoua doucement la tête et dit:

—Je n’attache aux formes aucune importance... La forme n’est rien, c’est l’esprit qui est tout. Je vous comprends ou je vous devine, ce qui est peut-être mieux.

—Ce qu’on a dû vous faire des ragots sur moi!

—On m’a dit, en effet, bien de choses, monsieur l’abbé Pellegrin. Mais peu importe. Ici, devant moi, rien ne compte que votre sincérité, votre foi, ce qui est vraiment vous-même... Mais il y a des faits et il faut, tout d’abord, les rappeler: vous avez quitté sans autorisation votre cure pour vous rendre à Paris où, pendant plusieurs mois, vous avez été, consciemment ou non, un agent de désordre... Vous avez prononcé des paroles de haine contre la Société, vous avez prêché la révolte. Et ce qui, à mes yeux, est plus grave, vous avez troublé les esprits. Des chrétiens, des fidèles ont cru en vous, car votre influence sur le peuple est grande, paraît-il, et ils vous ont suivi sur le chemin de l’erreur... Voilà les fautes qui vous sont reprochées. Les niez-vous?

Le curé de Sableuse répondit d’une voix tremblante:

—Il y a de l’injustice dans le monde et je suis ministre du Christ qui a combattu les mauvais riches et les pharisiens... C’est l’Évangile à la main que je suis allé à Paris et que j’ai parlé aux pauvres, aux sacrifiés, aux parias. Je me disais: «Jésus n’a jamais été qu’un pauvre bougre et voilà qu’on en a fait une espèce de parvenu. On l’a brouillé avec ses copains, les malheureux, les clochards, les purotins, quoi! Pas possible que le peuple reste en froid avec Celui qui l’a tant aimé. C’est un malentendu... Faut tâcher d’arranger ça! J’ai plaqué mon presbytère où j’étais cependant très bien, surtout au temps de Valérie, je me suis fait ouvrier, mais en restant prêtre malgré tout, et j’ai dit aux foules qui m’écoutaient: «Cette société où règne l’iniquité n’est pas chrétienne; par conséquent, la combattre, ce n’est pas combattre Dieu, le Dieu des plébéiens. L’Église et la Société, ça fait deux: Faudrait voir à ne pas mélanger les torchons et les serviettes!» Voilà ce que je me suis dit, Saint-Père, et voilà ce que j’ai fait... Après—oh! après—ça n’a pas collé comme je croyais. J’ai été entraîné, j’en ai perdu le nord, j’ai moins parlé du paradis d’en haut que du paradis d’en bas. L’Évangile, des fois, je l’ai gardé dans le fond de ma poche, avec mon mouchoir par dessus. Un beau jour, mes yeux se sont ouverts... J’ai compris qu’il était temps d’arrêter les frais. Et, ne sachant plus, trompé, bafoué, le cœur meurtri et le cafard dans le ciboulot, je me suis senti seul, terriblement seul... Personne pour me comprendre, pour me plaindre, pour me repêcher! Alors je suis venu, j’ai frappé à votre porte qui, encore qu’elle soit en bronze, s’est ouverte... Et me voici, Saint-Père, me voici, saignant et douloureux, mais moins coupable cependant que vaincu. Je n’étais sans doute pas assez costaud pour la mission que je voulais remplir, mais je crois encore qu’il y avait quelque chose à faire... Le monde n’a jamais attendu avec tant d’impatience le retour du Dieu juste qui, une fois de plus, chassera les marchands du temple, de tous les temples...

Le pape, qui avait écouté d’un air ému cette sorte de confession, dit avec douceur:

—Vous avez eu la fièvre... Et je vois que vous n’êtes pas encore complètement guéri.

—La fièvre? Mais je n’ai jamais eu besoin de me faire porter malade!

—C’est une fièvre morale... Elle agite certains esprits et souvent même les plus religieux. Au fond, je préfère encore cette exaltation à la foi qui se contente de peu, qui va son petit train sur une route bien unie, bien plate. Dieu n’aime pas les tièdes... Mais il faut prendre garde à cette fièvre: elle peut devenir dangereuse et faire des ravages. Les exemples sont nombreux. Vous même...

Le Saint-Père avait posé sa main fine, qu’ornait le lourd anneau du Pêcheur, sur la bonne grosse patte du curé paysan et, à voix presque basse, il prononça:

—Croyez-vous que je ne souffre pas, moi aussi, en voyant les maux dont sont accablés tant de malheureux dans cette société de plus en plus cruelle? Encore n’avez-vous été révolté que par la dureté de cœur des mauvais riches... Hélas! de l’endroit où je suis placé, j’aperçois de plus grandes iniquités: vous vous apitoyez sur le sort du pauvre Lazare, mais, moi, j’entends la plainte des peuples. Vers le pauvre vieillard que je suis, monte une clameur douloureuse: des guerres se préparent, des révolutions s’organisent, les puissances d’argent, d’orgueil et de haine dominent le monde... Et il semble que l’Esprit du mal l’emporte. J’ai pensé, tout comme vous, à sortir de cette chambre où parfois j’étouffe, car c’est une prison, à aller, non pas seulement dans les faubourgs de Paris, mais dans les assemblées parlementaires, dans les conférences diplomatiques, dans les états-majors révolutionnaires, dans les palais royaux, dans les endroits mystérieux où se rencontrent et se concertent les grands financiers, ces monarques, ces tyrans nouveau, et là, tout seul, avec l’Évangile, prendre la défense des victimes...

—Ah! Saint-Père, c’est ça qui aurait été épatant. Vous auriez été le vrai pape chrétien!

—Chrétien? Non...

—Cependant, le Christ...

—Le Christ n’a pas combattu les forces matérielles. Il a dit: «Mon royaume n’est pas de ce monde.» Il a dit aussi: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.» Vous êtes prêtre, vous êtes curé, vous avez commenté ces paroles dans la chaire de vérité...

—Oui, Saint-Père, mais si César est injuste?

—Il est César et dans l’ordre terrestre, nous devons respecter son autorité qui, même si elle n’est pas ce que nous souhaitons, émane de Dieu. Savons-nous d’ailleurs si nous ne devons pas être persécutés pour notre bien?

—Alors, cette société mauvaise...

—Acceptons-la comme une épreuve. Ne nous révoltons pas... Et restons chacun là où nous avons été placés, vous, curé dans votre village, moi pape de l’univers catholique, à Rome. Ah! je le sais bien, c’est dur, et il en coûte parfois de n’être pas héros et martyr. Mais ce sont là des destinées exceptionnelles et nous ne pouvons les choisir; ce serait trop beau et, peut-être, trop commode. Le devoir humblement accepté n’est d’ailleurs pas moins beau et il est souvent plus difficile... Gardez-vous contre les dangers de l’imagination et craignez l’orgueil.

—L’orgueil? Cela m’a déjà été dit... Pauvre type que je suis, aurais-je donc été orgueilleux?

—Oui, puisque vous vous êtes cru appelé à remplir une mission qui vous élevait au milieu de ceux qui n’ont pas la prétention d’être marqués par un signe divin. Le champ fertile est couvert d’épis modestes mais lourds de grains, tandis que l’ivraie monte et balance sa tête orgueilleuse dans le vent. Soyez un bon épi,—comme les autres!

L’abbé Pellegrin baissa le front et dit:

—Qu’est-ce que je prends!

Puis:

—Alors, Saint-Père, il faut donc laisser flotter les rubans? Il n’y a rien à faire? Et pourtant, en voyant ce qui se passe, j’ai le cœur gros... Il y a tant de malheureux!

Le pape s’était dressé et, lentement, répondit:

—Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.

—Tant de pauvres bougres ne sont pas capables de se défendre contre leurs persécuteurs!

—Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre.

—Y en a-t-il des victimes de cette société qui broie les faibles, les timides, les poires, quoi!

—Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés.

—On cherche les bons, les généreux, ceux qui n’ont pas un cœur en ciment armé et il n’y en a pas des tas...

—Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.

—Partout des hypocrites, des dégoûtants, des sales types!

—Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu.

—Des guerres, des révolutions, voilà le programme. Les puissants, les durs nous font marcher les uns contre les autres et, quand on croit que c’est fini, ça recommence.

—Heureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés fils de Dieu.

—Les victimes sont innombrables. Qui s’en occupe, qui les protège?

—Heureux ceux qui sont persécutés pour la Justice, car le royaume des cieux est à eux.

Le curé s’était incliné et il se taisait... Mais, soudain, il s’exclama, douloureusement:

—Bien sûr, ça répond à tout... Mais on ne veut plus d’une religion qui garantit aux uns ce qu’ils possèdent et qui n’apporte rien à ceux qui doivent se mettre la ceinture. Les pauvres disent: «Cette religion-là, c’est un truc pour nous faire prendre patience, c’est un bobard!»

Le pape répondit:

—La foi est une consolation, un appui, une espérance...

—Ça ne leur suffit pas.

—Que veulent-ils de plus? Et dites-moi, mon fils, qu’est-ce qu’on a trouvé de mieux?

·     ·     ·     ·     ·     ·     ·     ·

L’abbé Pellegrin passa quelques mois à Rome dans une communauté religieuse française où chacun paraissait ignorer son histoire et où s’étaient réfugiés, dans le silence, d’autres inquiets, d’autres fiévreux.

«C’est comme qui dirait un dépôt d’éclopés, songeait-il. On n’y est pas mal, l’ordinaire est bon... Je préférerais cependant un peu moins de macaroni et un peu plus de pinard. Mais que la volonté de Dieu soit faite!»

Des lettres du docteur Profilex lui apprirent que Jeanne Réveil—et ce nom n’éveillait plus en lui que des souvenirs apaisés—avait été acquittée par le jury parisien après des débats tintamarresques. Les révolutionnaires de la rue de Belleville s’étaient décidés à fermer boutique et à s’éparpiller. M. Cousinet avait obtenu le divorce rêvé: las du Haut-Commissariat de l’Éducation physique et désireux de quitter Paris pour quelque temps, il venait de se faire nommer délégué adjoint à la Conférence de la paix où il se distinguait par sa compétence dans les questions économiques. Quant à Mme Cousinet, redevenue Lisette de Lizac, elle avait fait une rentrée sensationnelle au Casino dans une revue intitulée: Après nous le grand soir! Le bon docteur s’était même cru obligé d’ajouter: «Notre ancienne châtelaine a été acclamée, disent les journaux, dans la scène des Poils superflus; elle a joué aussi un sketch patriotique intitulé l’Étoile des Braves où le public pouvait admirer l’exacte reconstitution d’une remise de croix dans la cour d’honneur des Invalides, les invalides étant, pour la circonstance, remplacés par les Cocktails girls.

Le bon curé lut ces détails d’un regard distrait, leva les yeux au ciel et dit d’une voix douce:

—Qu’est-ce que ça peut bien nous foutre?

Puis, ayant allumé sa pipe, il reprit son bréviaire...

XIII
MON CURÉ CHEZ LES SAUVAGES

Le vieux valet de chambre eut un geste horrifié en reconnaissant l’abbé Pellegrin. Celui-ci n’en garda pas moins son sourire cordial en demandant:

—Monseigneur peut-il me recevoir?

—Vous... vous voulez voir Sa Grandeur? Mais...

—Ne vous en faites pas. On sait que je dois rappliquer, on m’attend.

Le domestique secoua la tête, soupira, puis disparut derrière une tapisserie. De longues minutes s’écoulèrent... Le revenant songeait: «C’est dur... Mais j’ai promis. Et puis, c’est le régime qui continue... Le cardinal m’a dit que je devais m’humilier. Exercices d’assouplissement, quoi! Gymnastique suédoise pour l’âme... Ça ne peut lui faire que du bien.»

Le valet de chambre revint et, onctueux et déférent, prononça:

—Si monsieur l’abbé veut bien me suivre... Monsieur l’abbé sera reçu d’abord par Monsieur le vicaire général.

—Ça colle.

Le nouveau vicaire général du diocèse était l’ancien abbé Lanthier, nommé chanoine par surcroît.

Il reçut le visiteur avec une sorte d’inquiétude. Mais Pellegrin lui tendant sa large main, s’exclama:

—Toutes mes félicitations, mon cher... Bel avancement! Vous voyez, je vous l’avais bien dit, que vous arriveriez... Brillant officier d’état-major! Et ce n’est qu’un commencement... Vous serez le plus jeune évêque de France!

Un peu gêné, le vicaire général répondit avec une fausse modestie:

—Je m’efforce d’être utile... Et ma meilleure récompense, c’est la satisfaction du devoir accompli.

L’abbé Pellegrin, rembruni:

—Ce n’est rien de remplir son devoir. Le plus pénible, c’est de le chercher...

Puis, respectueusement et le front baissé:

—Monsieur le vicaire général, pardonnez-moi, je viens ici en pénitent et...

Le chanoine l’interrompit avec une sorte de hautaine condescendance:

—Vous nous revenez comme un enfant prodigue et nous vous prouverons, comme toujours, que nous sommes animés en ce qui vous concerne des plus bienveillantes intentions. Nous avons reçu du Vatican une lettre du cardinal Volpini, secrétaire d’État, nous recommandant de vous accueillir avec bonté... Cette recommandation était peut-être inutile.

Mais il ajouta aussitôt:

—Le pape s’intéresse personnellement à vous, paraît-il... Vous avez obtenu une longue audience particulière, n’est-ce pas?

—Oui, le Saint-Père m’a reçu d’une façon épatante... Je n’en reviens pas et je ne suis, je crois, pas le seul.

Le vicaire général avait fait la grimace mais, reprenant son expression protocolaire:

—Vous allez voir Sa Grandeur qui vous recevra, elle aussi, d’une façon épatante, comme vous dites...

Un instant après, l’abbé Pellegrin était introduit dans le cabinet de Mgr Sibuë. Celui-ci l’attendait avec un visage impassible.

—Monseigneur, dit le prêtre qui, après avoir pâli, rougissait et dont le front, brusquement, s’était couvert de sueur, Monseigneur, j’ai reçu l’ordre de venir me jeter à vos pieds et de vous confesser mes fautes en sollicitant votre pardon...

Et joignant les mains, il s’agenouilla, sans pouvoir réprimer le tremblement qui le secouait.

—Je vous écoute, dit froidement l’évêque.

—J’avoue qu’il y a eu chez moi de l’orgueil... Vous l’aviez repéré et cependant je n’y croyais pas... J’avais oublié que le vrai devoir est l’humble devoir quotidien, que le bon soldat doit servir au poste où il a été placé. Moi aussi, j’ai voulu goûter au fruit de l’arbre de la science, c’est-à-dire de l’arbre de l’orgueil. Et peut-être Ève y a-t-elle été, une fois de plus, pour quelque chose, bien qu’elle n’ait séduit en moi que l’esprit... Et me trompant moi-même, j’ai été trompé par les autres. J’ai erré au hasard, ne retrouvant plus mon chemin. Le siècle est trop compliqué pour bibi. J’ai trinqué, j’ai souffert... Ah! cependant, je croyais bien que je la tenais, la vérité! Je m’adressais aux pauvres, aux dépossédés, aux victimes et je leur apportais, me semblait-il, l’amour d’un Dieu qu’ils ne connaissent plus. Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé? Je me suis monté le bourrichon et j’y ai été aidé; je me suis pris pour un as, alors que je n’ai jamais été que brancardier... Brancardier! C’est ça, mon vrai truc de prêtre... On ramasse les blessés dans les barbelés de l’existence, on les porte au poste de secours, on les sauve, quoi, car les pauvres types ne peuvent pas se sauver tout seuls. Mais j’ai voulu faire le malin... L’orgueil, pas d’erreur, l’orgueil! Monseigneur, je suis un grand coupable!

Mgr Sibuë lui tendit les mains, l’obligea à se relever et d’une voix adoucie:

—Calmez-vous... Maintenant, je lis mieux dans votre âme. L’orgueil que je vous ai reproché est peut-être semblable à celui qui, en d’autres temps, a fait faire de grandes choses, car il s’y mêle l’esprit de sacrifice et l’enthousiasme. Mais ce sont des vertus périlleuses...

Il hésita, puis:

—La prudence est la grande loi de l’Église.

L’abbé Pellegrin regimba encore, instinctivement:

—La prudence? Mais les saints...

L’évêque ajusta ses lunettes d’acier sur son nez mince et plus sèchement, avec un léger haussement d’épaules:

—Les saints sont là-haut, très haut, et nous, nous vivons sur la terre, parmi les hommes...

Le prêtre paysan se tut. Il réfléchissait, les sourcils froncés, des rides sur son front têtu.

—Je comprends, fit-il enfin avec un profond soupir.

Et, brusquement:

—Je demande à reprendre du service.

—L’interdiction qui vous a frappé, et je n’ai pris cette mesure qu’avec un profond chagrin, sera levée... Mais je ne puis vous réintégrer dans le clergé du diocèse... Si bonnes que soient vos nouvelles résolutions, vous seriez encore, dans notre tranquille bercail, un élément de trouble. Le temps, l’éloignement...

—Ça tombe à pic, monseigneur. Je veux m’éloigner pour toujours... Que Votre Grandeur me pistonne pour faciliter mon engagement dans l’infanterie coloniale.

—Dans l’infanterie coloniale? répéta l’évêque, stupéfait.

—Oui, dans le corps des missionnaires...

L’évêque respira.

—Je puis, en effet, vous aider à entrer dans un des ordres qui se chargent de répandre les vérités de l’Évangile parmi les infidèles...

Et l’abbé Pellegrin, joyeusement, s’écria:

—C’est ça... Je n’ai pas réussi à évangéliser les chrétiens: j’aurais peut-être plus de succès chez les sauvages!

FIN


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d'impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l'utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d'impression se produisent.

Une couverture a été créé pour cet eBook.

 

[Fin de Mon curé chez les pauvres par Clément Vautel]