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Title: Mon Curé chez les Riches

Date of first publication: 1923

Author: Clément Vautel, 1876-1954

Date first posted: Aug. 9, 2016

Date last updated: Aug. 9, 2016

Faded Page eBook #20160808

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MON CURÉ

CHEZ  LES

R I C H E S



DU MÊME AUTEUR


La Réouverture du Paradis Terrestre, roman.

Les Folies Bourgeoises, roman.

Mademoiselle Sans-Gêne, roman.


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY


CLÉMENT VAUTEL


 

 

 

MON CURÉ

CHEZ  LES

R I C H E S


 

 

 

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR

PARIS—22, RUE HUYGHENS—PARIS


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

 

VINGT-CINQ  EXEMPLAIRES  SUR

 

PAPIER  VERGÉ  PUR  FIL  DES

 

PAPETERIES LAFUMA NUMÉROTÉS

 

A  LA  PRESSE  DE  1  A  25.

Droits de traduction et de reproduction

réservés pour tous pays.

Copyright 1923, by Albin Michel.


Mon curé chez les riches

I
NOIR, VIOLET, ROUGE

—Qui annoncerai-je à Monseigneur?

—Vous direz que c’est l’abbé Pellegrin, curé de Sableuse... D’ailleurs, je suis convoqué.

Le vieux valet de chambre, à mine circonspecte, s’inclina, puis, d’un pas glissant, il se dirigea vers une portière de peluche élimée qu’il écarta et derrière laquelle il disparut comme une ombre.

Resté seul dans la vaste antichambre que décoraient quelques photographies jaunies de tableaux de sainteté, l’abbé Pellegrin s’était assis, son parapluie à la main, sur une dure banquette... Le curé de Sableuse était très ému: pourquoi Mgr Sibuë, évêque de Césarée, coadjuteur du cardinal-archevêque de Merville, l’avait-il convoqué, toutes affaires cessantes?

Ce prélat qui, en réalité, exerçait le pouvoir à la place de Son Éminence vieillie et fatiguée, passait pour manquer totalement de douceur évangélique: en quelques mois, il s’était affirmé comme un chef exigeant et sévère, et déjà quelques prêtres avaient encouru, pour des vétilles, sa disgrâce redoutable.

Le curé de Sableuse, le cœur battant, se demandait en quoi il avait pu déplaire à Monseigneur... Ne remplissait-il pas dignement les devoirs de son sacerdoce? Avait-il commis quelque faute dans ses rapports avec l’autorité laïque? Les quêtes au bénéfice des œuvres patronnées par l’archevêché n’étaient-elles pas assez fructueuses? L’abbé Pellegrin cherchait sans trouver... Perplexe, il haussa les épaules et, à mi-voix, il prononça:

—Ah! Et puis, on verra bien... Faut pas s’en faire!

A ce moment, la portière se souleva et un abbé très élégant parut...

—Ce cher Pellegrin! s’exclama-t-il en se dirigeant, la main tendue, vers le curé de Sableuse.

—Tiens, ce vieux Lanthier!

Les deux prêtres échangèrent un cordial shake-hand.

—Vous êtes donc à l’archevêché? questionna l’abbé Pellegrin.

—Mais oui, depuis quelques jours... Je suis le secrétaire de Mgr Sibuë.

—Ah! plaisanta le curé, c’est le filon!

L’autre fronça légèrement les sourcils et un sourire forcé passa sur ses lèvres minces.

—Que voulez-vous, répliqua-t-il d’une voix douce, je peux rendre ici plus de services que dans une paroisse...

—Bien sûr, dit l’abbé Pellegrin avec bonne humeur. Et puis, ici, c’est plus intéressant... Du moins, quand on se place à un certain point de vue. Un bon cantonnement, pas trop de boulot, l’existence pépère, quoi!

Ces propos parurent déplaire grandement au secrétaire de Mgr Sibuë. Il répondit avec froideur:

—On voit bien que vous n’avez jamais occupé un tel poste...

—Ma foi non... Moi, au lieu de travailler dans les bureaux du général, je veux dire de Monseigneur, je suis en première ligne: je baptise, je distribue le Bon Dieu, je marie, je confesse, j’enterre.... Je suis au front, quoi!

L’abbé Lanthier fit, cette fois, une franche grimace... Et le curé de Sableuse comprit, enfin, qu’il gaffait. Il se souvint, tout à coup, que ce prêtre, cependant plus jeune et aussi robuste que lui, n’avait été mobilisé que pendant quelques semaines, comme infirmier du service auxiliaire, dans la ville même qu’il habitait. Et il se reprocha de l’avoir offensé en plaisantant ainsi...

—Je blague un peu, reprit-il en rougissant... Vous ne m’en voulez pas, mon cher?

—Moi, vous en vouloir? articula l’abbé Lanthier d’une voix plus sèche... Et pourquoi donc? Je suis, je vous l’ai dit, ravi de vous revoir... C’est la première fois depuis l’armistice. Mais nous nous sommes rencontrés lors d’une de vos permissions... Au fait, j’y pense, il faut que je vous félicite: vous vous êtes très bien conduit.

—Oh! je n’en ai pas fait plus que les camarades... Plutôt même un peu moins. J’étais brancardier... Brancardier régimentaire, faut pas confondre.

—Vous avez été blessé?

—Oh! si peu... Ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

—Et vous avez ça...

De son index à l’ongle poli, l’abbé Lanthier montra le ruban déteint de la croix de guerre que portait le curé de Sableuse.

—Bah!... répliqua celui-ci, il y en a tant qui l’ont! Vraiment, c’est sans importance...

L’abbé Lanthier sourit, mais cette fois avec plus de bonne grâce.

L’abbé Pellegrin crut que le secrétaire de Monseigneur avait déjà oublié ses plaisanteries d’ailleurs innocentes et dit:

—Mais ce n’est pas tout ça... Je suis venu pour voir Mgr Sibuë.

—Monseigneur va vous recevoir. En ce moment, il est en conférence avec ces messieurs du Cercle de la Renaissance catholique...

—Vous savez que je suis convoqué?

—C’est moi qui vous ai envoyé la lettre...

—Vous pourriez peut-être me tuyauter.

—Comment dites-vous?

—Me renseigner... Qu est-ce qu’il me veut, le coadjuteur?

Le secrétaire lança au curé de Sableuse un regard dur et froid comme une lame et répondit:

—Je devrais me taire, mais, n’est ce pas, entre vieux amis... Eh bien! Monseigneur trouve que vous oubliez trop souvent le caractère dont vous êtes revêtu, que vous manquez de tenue...

—Moi?... s’écria l’abbé Pellegrin en pâlissant. Mais ce n’est pas sérieux! Voyons, mon vieux, il est impossible que...

Le vieux valet de chambre avait soulevé la portière, et prononçait:

—Monsieur le curé veut-il me suivre?...

—Vous allez être renseigné, dit l’abbé Lanthier d’une voix mielleuse. Je vous en prie, calmez-vous: Monseigneur, que je connais bien, est moins sévère qu’on ne le dit... Ayez confiance en sa bonté toute paternelle!

Mais le curé de Sableuse, qui du blanc avait passé au cramoisi, bougonnait, indigné:

—Par exemple!... Elle est raide, celle-là! Manquer de tenue... Non mais, des fois!

Il se dressa d’un air décidé et, sans lâcher son parapluie, il se dirigea vers la double porte qui s’entr’ouvrait derrière la portière. Sur les dalles de marbre, ses brodequins à clous faisaient un bruit crissant qui étonna et même agaça l’élégant abbé chaussé, lui, de fins souliers à boucles d’argent.

Mgr Sibuë attendait le curé dans son cabinet, pièce étroite, qu’encombrait une immense table couverte de paperasses. Aux murs, une vue de la basilique de Lourdes et un Christ d’ivoire... L’évêque in partibus, vêtu d’une soutane aux boutons violets, se tenait debout pour accueillir son visiteur: il le laissa s’agenouiller pour baiser l’anneau qu’il lui tendait, majestueusement, puis, prenant place lui-même dans un fauteuil, il l’invita à s’asseoir, en pleine lumière, sur une chaise de tapisserie.

—Votre Grandeur m’a convoqué, articula le prêtre qui, maintenant, avait perdu toute assurance...

—Oui, monsieur le curé, et voici pourquoi.

L’évêque de Césarée remonta sur son nez long et pointu des lunettes à monture d’acier et observa pendant un instant l’abbé Pellegrin dont l’inquiétude devenait une véritable angoisse.

Le coadjuteur reprit d’une voix lente qui décomposait les mots en appuyant sur certains:

—Vous êtes, je le sais, un prêtre vertueux, attaché à ses devoirs sacerdotaux et, certes, au point de vue religieux, je n’ai que des éloges à vous adresser. Mais... Il y a un «mais», monsieur le Curé, et, c’est ce qui m’oblige, à mon grand regret, à vous faire quelques observations d’un ordre assez délicat.

—Ma conduite est sans reproches, affirma l’abbé Pellegrin.

—Sans contredit, aussi n’est-ce pas de votre conduite qu’il s’agit, mais de votre façon de vous tenir, de vous exprimer... La guerre vous a changé, comme elle a changé beaucoup d’autres prêtres qui furent mobilisés. Les uns sont revenus avec des idées nouvelles, peu louables pour la plupart, comme il en est presque toujours des idées nouvelles; les autres... Mais il s’agit de vous, monsieur le Curé, et chez vous, la guerre a laissé—je vous parle nettement—un goût étrange pour cette vulgarité que nous tolérions et même que certains aimaient chez le troupier. Oui, vous affectez je ne sais quelle rondeur populaire, je dirai même populacière, vous employez des expressions qui, Dieu me pardonne, sont du véritable argot... Passe encore qu’au front—puisque vous y êtes allé—vous vous soyez abandonné à de telles intempérances de langage, bien que vous eussiez pu, j’imagine, vous défendre contre cette contagion... Mais après avoir repris votre soutane, vous deviez renoncer à ces allures, à ce vocabulaire et redevenir le prêtre discret, modeste, réservé que vous étiez avant la guerre. J’ai horreur, pour ma part, des prêtres pittoresques, des originaux, des types... Le prestige de l’Église n’y gagne rien. Aussi, j’entends que mon clergé soit correct... La correction doit être une des premières vertus de ceux qui remplissent notre saint ministère. Je regrette d’avoir à vous le rappeler et j’espère qu’il me suffira de vous avoir averti pour que vous vous comportiez désormais d’une façon plus digne, plus décente...

Une rougeur passa sur le front du curé de Sableuse qui répondit, avec un tremblement dans la voix:

—Monseigneur, je ne croyais pas avoir démérité à ce point. Votre Grandeur m’en fait tout un plat!

Ces mots firent sursauter le coadjuteur qui s’exclama:

—Encore une de ces expressions qui étonnent sur les lèvres d’un laïque et choquent sur celles d’un ecclésiastique!

—Elle m’est venue tout naturellement...

—C’est donc encore plus grave que je ne le craignais. Voyons, monsieur le Curé, vous vous croyez donc toujours au front, parmi ces gens mal élevés, ces...

—C’étaient des types épatants, Monseigneur, des espèces de saints!

—Entendu, fit l’évêque avec impatience, mais ces «types épatants», comme vous dites, ne sont pas des modèles qu’il convient de proposer aux membres du clergé. Vous voudrez bien, je l’espère, le reconnaître... Vous êtes démobilisé depuis de longs mois: la guerre est finie, bien finie. Ah! cette guerre, quel triste héritage elle nous aura laissé! Que de prêtres elle a gâtés! Je souffre en y pensant...

Mgr Sibuë remit une fois de plus ses lunettes d’aplomb, attendant les aveux et la promesse de s’amender du curé de Sableuse... Mais celui-ci ne paraissait pas disposé à se frapper la poitrine en s’accusant. Au contraire, la tête haute, le regard brillant, il répliqua:

—Je crois, Monseigneur, que la guerre a amélioré les bons et rendu pires les mauvais, qu’il s’agisse des clercs ou des laïques. En ce qui me concerne, sans me départir de l’humilité qui me convient, j’ose prétendre que les années que j’ai vécues au front, au milieu des poilus, m’ont rendu plus amendé comme chrétien et prêtre que toute une vie écoulée dans la paix de la sacristie et du presbytère... J’ai passé quatre ans au milieu des martyrs: n’est-ce pas la meilleure école pour nous, Monseigneur?

Interloqué, le coadjuteur resta un instant silencieux, puis:

—Ce n’est pas une raison pour fumer la pipe, comme vous le faites, en public.

—Je promets à Votre Grandeur de m’en abstenir désormais.

—S’il n’y avait que cela!...

Mgr Sibuë ouvrit un dossier et, d’un air scandalisé, continua:

—J’ai là quelques documents... Ainsi, le lundi de Pâques, après le Salut, vous avez réuni dans la salle du patronage quelques-uns de vos paroissiens et vous leur avez chanté vous-même, en vous accompagnant sur l’harmonium, une chanson... Ah! monsieur le Curé!... une chanson épouvantable!

—J’ai chanté la Madelon, avoua l’abbé Pellegrin.

—C’est indigne... Vous, un prêtre!

—Ce sont mes camarades du front qui m’en ont prié... J’ai une assez bonne voix et puis, cela leur faisait tant de plaisir!

—La Madelon! répéta Mgr Sibuë, suffoqué.

—Mais, Monseigneur, c’est une chanson très honnête... Et puis, elle a été chantée si souvent par des gens qui allaient mourir! Vrai, ces couplets-là ne peuvent pas déplaire au Bon Dieu!

—Le Bon Dieu! reprit le coadjuteur... Précisément, je trouve que vous lui attribuez des opinions, un peu hardies. Vous parlez de lui en termes inadmissibles. Par exemple, au cours de votre sermon de dimanche dernier sur la nécessité de la prière, n’avez-vous pas lancé, du haut de la chaire: «Il s’agit pas de bredouiller des pater et des ave, d’ânonner des litanies tout en ayant la tête ailleurs... Il faut prier avec son cœur, il faut s’adresser au Très-Haut comme un soldat s’adresse à son général. Quand on parle à son général, ce n’est pas pour lui dire n’importe quoi, en pensant à autre chose. Le général n’a pas le temps d’écouter les bavards... Le Seigneur non plus. Des prières comme celles que vous marmonnez sans même les comprendre, eh bien, voulez-vous que je vous dise, mes frères, le bon Dieu...»

Ici, le coadjuteur s’interrompit avec une mine dégoûtée, puis se tournant vers l’abbé Pellegrin, lui dit:

—Mes lèvres se refusent à prononcer ces mots affreux, ces mots sacrilèges...

Mais le curé de Sableuse, très calme, déclara:

—Ben quoi, Monseigneur, j’ai dit: «Des prières comme ça, mes frères, le bon Dieu s’en fout!»

—Oh!

Mgr Sibuë s’était dressé, frémissant d’indignation. Jusque-là, il s’était contenu, à grand’peine, il est vrai, mais, cette fois, c’en était trop et rien ne pouvait plus endiguer sa colère.

—De telles paroles, s’écria-t-il d’une voix sifflante, sont blasphématoires... Vous outragez la majesté divine!

—Dieu ne se frappe pas pour si peu.

—Vous avez perdu le respect de Celui que vous servez!

—Non, Monseigneur, je l’aime de tout mon cœur et je ne crois pas l’avoir offensé en disant un peu rudement leur fait aux fabricants de prières en série... Peut-être même écoute-t-il avec plus de plaisir la Madelon chantée par des soldats qui ont fait le sacrifice de leur vie pour défendre leur pays, que les cantiques glapis par des dévots qui ne risqueraient pas un cheveu de leur tête pour défendre leur religion.

Et le curé de Sableuse alla s’agenouiller devant le Christ pour lui adresser une fervente prière. Mais l’évêque de Césarée ne lui en laissa pas le temps...

—Allez-vous-en, lui lança-t-il avec une fureur mal contenue qui rendait plus pâle encore son visage maigre, allez-vous-en... Vous êtes pire que je ne croyais!

Le curé de Sableuse se releva et revint vers l’évêque devant lequel, prêt à s’humilier, à se repentir, il voulut aussi plier le genou.

—Non, non, sortez d’ici... Je ne veux plus vous voir!

Et comme l’abbé Pellegrin se dirigeait, d’un pas hésitant, vers la porte, le prélat ajouta:

—Je vais parler de vous à Son Éminence... Vous ne tarderez pas à avoir de mes nouvelles!

Le pauvre curé, désolé, retraversa l’antichambre où l’attendait l’abbé Lanthier.

—Eh bien? lui demanda celui-ci avec un sourire qu’il crut devoir remplacer aussitôt par une moue apitoyée.

Il n’en fallut pas plus pour que le curé de Sableuse se retrouvât aussitôt d’aplomb.

—Rien, répondit-il en haussant les épaules... Une simple averse! Heureusement, j’avais apporté mon parapluie!

Et, faisant grand bruit avec ses souliers à clous, il sortit de l’archevêché.

Mgr Sibuë s’était précipité chez le cardinal Arnaud de Blandignière qu’il trouva assis, comme d’habitude, dans un large fauteuil Louis XIII, devant sa cheminée où rougeoyait un assez maigre feu de bois. Son Éminence était vêtue d’une soutane noire, comme le plus modeste abbé: seule, une calotte écarlate indiquait son rang de prince de l’Église. Dans le vaste cabinet aux murs recouverts d’anciennes boiseries, elle passait chaque jour de longues heures à travailler à son Histoire des Gaules chrétiennes,—mais le plus souvent, disaient les mauvaises langues, elle sommeillait. Le cardinal de Blandignière avait une grande réputation d’érudition et d’éloquence, mais, depuis quelques années, il s’était effacé. On prétendait que l’âge—plus de quatre-vingts ans—avait éteint cette ardeur jadis si combative, cette intelligence si haute que tous, même les plus obstinés adversaires de l’Église, avaient admirée... Depuis quelques mois, un coadjuteur avait été donné—imposé, affirmaient les renseignés—au vieux cardinal qui ne vivait plus que dans le passé, laissant à Mgr Sibuë le soin de veiller aux intérêts spirituels et temporels de l’archevêché.

—Éminence, dit l’évêque de Césarée en s’avançant vers le vieillard qui était resté immobile en le voyant entrer, Éminence, je vais prendre une mesure rigoureuse contre un de nos prêtres... Il le faut, je n’ai que trop tardé.

Comme le cardinal restait silencieux, le coadjuteur continua:

—Il s’agit de l’abbé Pellegrin, curé de Sableuse... J’en ai déjà parlé à Votre Éminence. J’ai décidé de le déplacer.

Le cardinal, d’une voix menue, comme lointaine, demanda:

—Pourquoi? Qu’a-t-il fait?

—Il s’obstine à détonner dans notre clergé par son allure excentrique, son langage grossier, son manque absolu de mesure, de décence, de dignité... J’espère qu’une leçon sévère le décidera à s’amender.

Le cardinal questionna:

—N’est-ce pas ce prêtre qui est décoré de la croix de guerre?

—Oui, Éminence...

—Et qui prononce des sermons d’une éloquence si colorée, si originale?

—C’est lui qui se livre en chaire à des excentricités oratoires...

—Sa conduite n’est-elle pas celle d’un bon curé, attaché à ses devoirs sacerdotaux?

—Éminence, c’est moins le prêtre que je blâme, que l’homme.

—Pardon, cher ami, si l’abbé Pellegrin est un bon prêtre, il est aussi un brave homme. Voyons, que lui reprochez-vous? Une sorte d’originalité extérieure et un langage qui n’est pas toujours d’une élégance tout académique? C’est là peu de chose, me semble-t-il.

—L’abbé Pellegrin se complaît dans la vulgarité...

Le cardinal eut un fin sourire et, haussant imperceptiblement les épaules, répliqua:

—Je ne connais pas ce prêtre, mais je pense qu’il ne faut pas le juger trop sévèrement. Qui sait, d’ailleurs, si le défaut que vous lui reprochez ne sert pas, en fin de cause, les intérêts de la religion?... S’il me souvient bien, Sableuse est un village où l’élément ouvrier ne manque pas: des fabriques de papier s’y sont installées depuis quelques années. Dans ce milieu, un curé élégant, au langage choisi, ne réussirait probablement pas... Trop souvent, mon cher évêque, nous avons envoyé dans ces paroisses populaires, des prêtres trop raffinés, trop mondains qui, malgré la meilleure volonté du monde, n’arrivaient pas à obtenir la sympathie, la confiance des bonnes gens plutôt frustes auxquelles ils devaient expliquer l’Évangile et enseigner la morale chrétienne... Un curé au langage un peu vert, à la cordialité naïve et franche peut faire quelque bien à Sableuse: un abbé de salons y ferait peut-être beaucoup de mal.

Mgr Sibuë objecta:

—Sans doute, mais l’abbé Pellegrin exagère...

—Je me suis demandé souvent si l’Église ne devait pas regretter ces prédicateurs d’autrefois, ces hommes simples et rudes qui parlaient au peuple comme il faut lui parler... Nous serions sans doute effrayés si nous pouvions entendre leurs sermons qui démontraient les vérités éternelles avec la verve et le vocabulaire de Rabelais. Ah! ceux-là ne récitaient pas de froides homélies où la rhétorique remplace l’inspiration et peut-être la foi, et ils savaient tour à tour faire rire et trembler. Oui, cette éloquence-là, aujourd’hui perdue, allait au cœur de la foule: nos prédicateurs sont de savants avocats, ils plaident la cause de Dieu comme un procès d’affaires. Leurs discours élégants n’appartiennent pas, me semble-t-il, à la vraie tradition de l’éloquence religieuse. Les moines du moyen âge raisonnaient peut-être moins bien, mais ils savaient trouver le chemin des cœurs et, par conséquent, des âmes...

Le vieux cardinal se tut un instant, puis:

—Ne croyez-vous pas, Monseigneur, que Jésus parlait au peuple avec une verdeur d’expression que l’on retrouve, d’ailleurs, dans certains passages de l’Évangile? Ne pensez-vous pas qu’il a prononcé quelques gros mots en chassant les marchands du temple? Ses apôtres, en tout cas, parlaient en hommes simples qu’ils étaient... Peut-être même étaient-ils assez vulgaires—mais oui!—ces paysans, ces pêcheurs, ces ouvriers de Galilée. Ils ne s’adressaient pas aux docteurs, aux pharisiens, aux gens du monde: vêtus d’étoffes grossières, couverts de la poussière des routes, ils devaient, comme leur divin Maître, s’arrêter aux carrefours et parler avec une éloquence toute populaire... A Rome, saint Pierre et saint Paul ne convertirent pas les plébéiens, les esclaves en leur récitant des phrases apprêtées de rhéteurs: sans doute, l’Esprit-Saint n’oublia pas, le jour où parurent au-dessus de leurs têtes des langues de feu, de leur donner aussi la science des patois rustiques et des argots citadins.

Le cardinal observa en souriant Mgr Sibuë qui gardait un silence désapprobateur.

—Oui, reprit-il, il est probable qu’à Rome, la bonne parole fut prêchée tout d’abord dans le latin des faubourgs, c’est-à-dire en argot... Eh oui, mon cher ami, en argot! Ce pauvre curé de Sableuse n’est donc pas tellement blâmable.

—On voit bien que Votre Éminence ne l’a jamais entendu. Moi, j’ai des rapports... Je suis renseigné!

—C’est peut-être insuffisant. En tout cas, avant de prendre un parti, je vous demande de me fournir l’occasion d’entendre ce terrible homme.

—Je vais le faire comparaître devant Votre Éminence: elle sera bientôt édifiée.

—Non, cette épreuve ne serait pas décisive... J’ai trouvé mieux!

Le cardinal se frotta les mains d’un air réjoui et, comme s’il eût dit la chose la plus naturelle du monde, prononça d’une voix tranquille:

—Voulez-vous, mon cher ami, inviter l’abbé Pellegrin à prononcer un sermon dimanche prochain, à la cathédrale?

Le coadjuteur sursauta.

—Je dois avoir mal compris Votre Éminence, articula-t-il avec peine. L’abbé Pellegrin prêcherait à la cathédrale?

—Mais oui... Pourquoi pas? N’est-ce pas la meilleure façon de nous rendre compte?

—Par exemple!

—Monsieur mon coadjuteur, avisez-le, je vous prie... dès aujourd’hui.

Le cardinal Arnaud de Blandignière avait pris un ton décidé, impérieux... Et comme son interlocuteur esquissait un geste de protestation, le vieillard se redressa dans son fauteuil et dit:

—Je le veux!

Pâle de colère, Mgr Sibuë s’inclina et sortit sans ajouter un mot.


II
UNE CARTE DE VISITE

En sortant de l’archevêché, l’abbé Pellegrin se rendit à l’auberge où l’attendait, pour le ramener en automobile à Sableuse, son ami le docteur Profilex.

M. Profilex était établi depuis plus de trente ans dans le pays où son expérience dans l’art de guérir, son dévouement, sa générosité l’avaient rendu populaire... Dans un rayon de cinq lieues, personne ne naissait, ne mourait sans lui et il pouvait lancer, non sans une pointe d’orgueil, à l’abbé Pellegrin:

—Dites donc, Curé, c’est moi qui vous fournis les enfants que vous baptisez et les morts que que vous enterrez... Sans moi, vous fermeriez boutique!

Car le docteur Profilex se piquait d’esprit voltairien et s’il avait voué au curé de Sableuse une solide amitié, il ne lui faisait aucune concession sur ce qu’il appelait le «terrain des idées». Sa seule religion, disait-il, c’était le culte de la République,—et pour lui, la République était, en effet, une manière de divinité personnifiée dont il tolérait difficilement la négation ou simplement la critique. On trouve encore, dans les provinces, de ces mystiques qui croient à Marianne comme les dévotes croient à la Sainte Vierge. Le docteur Profilex n’avait d’ailleurs jamais rien demandé à la République, ni un mandat, ni une sinécure, ni même une décoration: ce vieux garçon vivait en sauvage, consacrant ses rares loisirs à la lecture de vieux bouquins sur la Révolution qu’il admirait même dans ses excès, lui qui n’arrachait pas une dent—car, à l’occasion, il était dentiste—sans plaindre de tout cœur son patient...

Le curé de Sableuse prit place sans mot dire dans la voiturette du docteur. A son air préoccupé, le docteur Profilex comprit que la visite à l’archevêché n’avait rien eu d’agréable et, avec sa brusquerie familière, il questionna:

—Eh bien, qu’a dit l’homme rouge?

Comme l’abbé ne répondait pas, il crut devoir s’excuser:

—Je suis peut-être indiscret... Mais vous savez, les médecins, c’est curieux, presque autant que les curés! Bah! Mettez que je n’ai rien dit... Et en route pour Sableuse! Le moteur a l’air tout guilleret... Nous arriverons dans trente-cinq minutes, montre en main!

Le docteur se mit au volant, le prêtre ayant pris place à ses côtés, et le tacot s’engagea avec un bruit de ferrailles secouées sur la route de Sableuse... Au sommet d’une côte, le panorama de la ville apparut dans une lumière grise, à travers une sorte de brume légère. Au milieu des toits d’ardoise que la dernière ondée avait rendu brillants, l’abbé Pellegrin, instinctivement, chercha le profil du palais de l’archevêché. Il le retrouva, massif et noir, au milieu des arbres centenaires qui dominaient les maisons basses aux cheminées fumantes. Et se souvenant de l’accueil que lui avait fait l’évêque de Césarée, il sentit au cœur un pincement douloureux... Mais aussitôt, son regard fut attiré par la silhouette élancée, aérienne du clocher de la cathédrale. Dans le ciel où le vent balayait les dernières nuées, cette flèche de granit s’élevait comme une prière...

Mais déjà l’auto redescendait le flanc de la colline sous le balancement des hauts peupliers et la vision réconfortante s’évanouissait. L’abbé Pellegrin s’était plongé dans la lecture de son bréviaire après avoir allumé sa vieille pipe avec un briquet d’amadou.

Une demi-heure après, Sableuse apparaissait à l’horizon, troupeau de maisons blanches autour de l’église trapue, surmontée d’une tour carrée, elle-même terminée par un clocheton aigu. A droite, dans la campagne, deux usines alignaient leurs bâtiments aux lignes géométriques, aux murs interminables, dressaient leurs hautes cheminées de ciment... A gauche, sur une hauteur verdoyante, s’érigeait le château, sorte de donjon modernisé aux tourelles coiffées d’un bonnet pointu d’ardoises.

Le docteur Profilex freina pour descendre une pente assez raide et, comme l’abbé refermait son bréviaire en marquant la page avec une petite image de sainteté, il lui demanda:

—Vous savez, les nouveaux propriétaires du château sont arrivés... Vous les avez vus?

—Première nouvelle. Je n’ai vu personne...

—Vous avez cependant entendu parler de ces gens-là?

—Bien sûr... Le bonhomme est un Parisien qui a fait sa pelote pendant la guerre. Il vendait je ne sais plus quoi, des pneumatiques ou des boîtes de conserve... Peut-être même remplissait-il celles-ci avec des morceaux de ceux-là. Quoi qu’il en soit, il a beaucoup de galette... Quand on s’est distingué sur le front économique, vous parlez qu’on l’a, la part du combattant!

Et le curé de Sableuse partit d’un rire sonore, bon enfant...

—Excellente affaire pour vous, répliqua le docteur Profilex. Ce nouveau riche va vous faire un paroissien intéressant. Pour réhabiliter ses billets de banque, il en lâchera bien quelques-uns au Bon Dieu, c’est-à-dire à son représentant dans le pays. Un profiteur qui veut se faire pardonner ou bien une vieille cocotte à la fois riche et repentie, voilà le rêve, n’est-ce pas, citoyen curé?

—L’un n’empêche pas l’autre, plaisanta l’abbé... Deux filons valent mieux qu’un.

Puis, changeant de ton:

—Mais vous me croirez si vous voulez, en ce qui me concerne, je ne demande ni l’un ni l’autre. Je vous dirai même que l’arrivée dans le patelin de ce M. Cousinet—il s’appelle Cousinet, paraît-il—ne me fait pas autrement rigoler... D’abord, rien ne me dit qu’il n’est pas un mécréant comme vous, mon vieux toubib. Et puis, même s’il est croyant et pratiquant, même s’il fait le bien et arrose la paroisse avec générosité, personne n’oubliera avant longtemps qu’il s’est installé au château uniquement parce que la guerre l’a enrichi en même temps qu’elle ruinait le comte de Sableuse... Ça nous dégoûtera toujours un peu de le voir là, et moi, je n’oublierai pas que M. et Mme de Sableuse, ruinés, ont été obligés de vendre à ce nouveau riche la demeure qui appartenait à leur famille depuis des siècles!

—Bah! fit le docteur Profilex, la main passe... Vos hobereaux avaient des idées de l’ancien temps. Je les ai bien connus, moi aussi... M. de Sableuse était royaliste: il avait fait partie de la maison du comte de Chambord, de Sa Majesté, comme il disait, à Frohsdorf. Quant à la comtesse...

—C’était une femme épatante! dit l’abbé Pellegrin. Mais faites attention, docteur, vous avez failli écraser le cabot du père Picassou... Vous n’êtes pas vétérinaire: vous n’avez le droit de tuer que vos semblables!

La voiturette longea la grande rue du village, tourna le coin de la place de l’Église et s’arrêta devant la cure, une vieille maison qui se cachait derrière un rideau de lauriers et de troènes, au fond d’un jardin quelque peu sauvage. L’abbé descendit de l’auto, remercia le docteur en lui serrant la main et poussa la porte de la grille rouillée et grinçante. Un énorme chien de berger briard se précipita vers lui en poussant des aboiements joyeux.

—Tout doux, Poilu, lui dit affectueusement le prêtre, en passant la main sur sa bonne grosse tête ébouriffée... Tu as donc oublié ton ancienne consigne: n’aboyer qu’à l’approche de l’ennemi? Et moi, je pense, tu me considères comme un copain!

Valérie, la vieille bonne, accueillit moins cordialement l’abbé Pellegrin.

—Si c’est permis, dit-elle en s’emparant du parapluie, du chapeau et de la douillette du curé, si c’est permis de rentrer à pareille heure! Vous n’y pensez pas, tout est brûlé. Moi qui avais préparé des artichauts farcis! Ne vous voyant pas venir, je m’étais dit que Monseigneur vous avait gardé à déjeuner...

—Monseigneur? Ah! bien oui...

L’abbé soupira et passa dans une petite salle à manger très simplement meublée, mais d’une propreté extrême. Il se déclara prêt à renoncer aux artichauts farcis puisqu’ils n’avaient pas consenti à l’attendre, mais les sinistres prédictions de Valérie n’étaient pas fondées: les artichauts parurent sur la table en dégageant, non pas une odeur de brûlé, mais le plus appétissant des parfums.

Hélas! malgré l’heure tardive, le curé n’avait pas le moindre appétit... Le souvenir des dures paroles de Mgr Sibuë lui revenait maintenant, tyrannique, et il se sentait envahi par cette étrange lassitude qu’on éprouve après avoir reçu un choc moral. Comme il était plongé dans ses réflexions mélancoliques, la porte de la salle à manger s’entr’ouvrit, et Poilu passa sa tête, timidement... Son regard limpide et bleu—d’un bleu d’opale—se fixa sur son maître qui, le front penché, restait immobile. Poilu n’était pas admis, d’ordinaire, dans la maison, car Valérie défendait contre lui ses carreaux savonnés, ses parquets cirés et c’était en vain que l’abbé Pellegrin s’efforçait de mettre fin à cette proscription implacable de son vieux camarade du front.

Le curé aperçut enfin le visiteur à quatre pattes et l’expression de ses yeux transparents le frappa.

—Mon pauvre clebs, lui dit-il, tu devines que ton maître a le cafard aujourd’hui... Et tu as l’air tout triste, toi aussi! Allons, entre: on ne peut pas mettre à la porte un ami qui vient partager votre peine!

Mais Valérie, le sourcil froncé, venait d’entrer:

—Partager votre peine? s’écria-t-elle... Pas du tout: ce brigand-là a plutôt envie de partager vos artichauts farcis!

Et, se dirigeant vers le chien, elle lui lança, furibonde:

—Allons, ouste, veux-tu bien te sauver, Poilu?...

Le curé fit un geste pour l’arrêter et, d’une voix singulièrement émue, demanda:

—Vous trouvez sans doute qu’il manque de correction, qu’il est déplacé, vulgaire, et que ses grosses pattes peuvent salir ce beau parquet ciré, presque aussi beau, aussi bien ciré que celui de l’archevêché?

Et comme Valérie, interdite, restait muette, il ajouta:

—Eh bien, moi, je trouve que Poilu est un bon et brave chien devant qui toutes les portes doivent s’ouvrir... Quand on a traîné ses pattes dans les tranchées, on a le droit de les poser partout. Viens ici, Poilu... Moi, je ne suis pas le coadjuteur, je ne t’engueule pas et je t’invite à déjeuner!

—Par exemple!...

Valérie était indignée et elle allait éclater en imprécations quand elle s’aperçut que le curé n’avait pas son expression placide et optimiste de tous les jours: évidemment, il valait mieux, pour cette fois, faire des concessions et filer doux... C’est donc d’un air faussement résigné qu’elle prononça:

Ça va bien... Après tout, vous êtes le maître! Et même, si vous voulez, je mettrai tous les jours le couvert de monsieur votre chien...

L’abbé Pellegrin haussa les épaules puis, à mi-voix, s’étant levé, il récita le Benedicite. Valérie joignit les mains et marmonna en même temps la prière, mais à peine les derniers mots furent-ils prononcés, qu elle s’exclama, en se frappant le front avec la main:

—Et moi qui oubliais!... J’ai quelque chose d’important à dire à monsieur le curé.

—Quoi donc?... La mère Lostellat ne va pas mieux? Elle s’est laissée glisser?... Je veux dire, elle a rendu son âme à Dieu?

—Non... La mère Lostellat nous enterrera tous. C’est autre chose.

Valérie prit un air dégoûté et dit à mi-voix, mystérieusement:

—Il est venu quelqu’un du château... Un drôle d’individu, avec un chapeau galonné, un gilet rouge et des guêtres jusqu’au-dessus des genoux.

Elle poussa un petit cri, se frappa de nouveau le front et reprit:

—Mais c’est vrai, il a laissé une lettre... Où donc ai-je la tête aujourd’hui?

Elle courut à la cuisine et revint bientôt avec un pli qui ne contenait d’ailleurs qu’une carte de visite sur laquelle le curé lut ceci à haute voix:

Mr & Mme ÉMILE COUSINET

prient Monsieur le Curé de vouloir bien venir prendre

le thé aujourd’hui, vers 5 heures, au château.

Ils ont une communication intéressante à lui faire.

—Le thé! s’exclama Valérie d’un ton sarcastique... Je vous demande un peu! En voilà des prétentions de parvenus...

L’abbé Pellegrin répondit, jovial:

—Apportez-moi toujours mon café... avec un peu de gnole, cela me remettra peut-être d’aplomb. Il faut ça après les coups durs!

Resté seul, il relut d’un air pensif la carte des châtelains et finit par murmurer:

—J’ai tort de me faire des idées... Ces gens-là sont probablement très bien. A peine installés, ils pensent à moi: bien d’autres à leur place n’en auraient pas fait autant. Et puis, cette proposition intéressante... Allons, j’irai!

Ayant avalé sa tasse de café, assaisonné de quelques gouttes d’armagnac, le curé remit son chapeau verdi par maintes ondées, prit sa canne à lanière de cuir et, suivi de Poilu, fit sa tournée habituelle dans le village.

Il alla voir la mère Lostellat qui, alitée depuis huit jours, s’étonnait d’en être là après quatre-vingt-sept années d’une santé de fer, sans autres bobos qu’un bras cassé, en 1853, et quatorze accouchements. Le docteur Profilex la traitait, d’ailleurs sans espoir, pour une congestion pulmonaire qu’aggravait la lassitude croissante du cœur.

La pauvre vieille, que soignaient les voisines entre deux bavardages et deux lessives, était seule dans sa masure... Elle parut se ranimer en voyant le prêtre, et, d’une voix presque imperceptible, elle dit:

—C’est p’t’ète ben mon tour, c’te fois... Mais ça m’fait point peur. Et puis, vous m’avez promis que j’irais au paradis tout drêt!

—Bien sûr, dit l’abbé en s’asseyant à son chevet... Mais vous savez, ça ne presse pas: votre place est retenue là-haut. Vous allez vous retaper, la mère, c’est certain!

—Non, j’sens ben que j’m’en vas... Mais j’en ai point de chagrin. Je ne laisse personne, si ce n’est la Noiraude avec son chevreau. Vous les prendrez chez vous, M’sieu le curé.

—Soyez tranquille.

—Mes enfants, j’en ai core cinq, sont à Paris: ils ne se dérangeront point. A quoi bon? Ça leur coûterait gros...

—Je leur écrirai, mais cela ne presse pas!

En réalité, le curé leur avait annoncé la maladie de leur mère en les invitant à venir au plus tôt, mais ils se faisaient attendre.

—Y a une chose qui m’ennuie, reprit la vieille... J’ai eu trois hommes, des braves qui sont morts à la peine: sûr qu’ils sont au paradis, à m’attendre... Qu’est-ce que je vais leur dire en arrivant? Ce ne sera point commode.

L’abbé Pellegrin la rassura:

—Vous en faites pas, la mère... Au paradis, tout s’arrange très bien. Vous verrez, vos trois maris vous recevront à bras ouverts, le plus ancien le premier bien entendu, et vous mènerez là-haut la bonne vie... Ce sera bien votre tour!

Il ne quitta l’octogénaire, après lui avoir donné un billet de cinq francs, une orange et une image de sainteté, que pour aller visiter la famille Planquart: une veuve et dix enfants dont l’aîné venait de faire sa première communion. La mère avait une assez mauvaise réputation dans le village: on disait que sa marmaille avait de nombreux pères, ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas d’être abandonnée de tous. L’abbé Pellegrin se souciait fort peu de ces commérages: il allait le plus souvent possible porter des secours dans cette maisonnette délabrée où grouillaient des moutards qui, en vérité, ne se ressemblaient guère, mais qui se portaient à merveille et braillaient à qui mieux mieux autour de leur mère échevelée et dépoitraillée...

Après avoir distribué quelques bonbons à ces petits sauvages et remis un peu d’argent à celle qui, au hasard de ses amours, leur avait donné la vie, le bon pasteur de Sableuse, toujours suivi de Poilu, prit le chemin du château... Comme il approchait de la longue et sombre avenue d’ormes centenaires, qui débouchait devant la grille principale du parc, il rencontra le maire de Sableuse, le père Blanchot, un vieux paysan dont on disait, dans le pays, qu’il avait, lui aussi, gagné gros pendant la guerre.

Blanchot et l’abbé Pellegrin vivaient en assez mauvais termes. Monsieur le maire n’aimait pas les curés, ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs d’aller à la messe, et le curé de Sableuse lui déplaisait entre tous à cause de la popularité qu’il s’était faite dans la commune... Mais lorsqu’ils se rencontraient, les deux hommes s’arrêtaient pour bavarder avec une cordialité fort bien jouée où, cependant, un observateur n’eût pas tardé à démêler une méfiance réciproque.

—Alors, dit le père Blanchot avec un rire muet qui plissait de mille rides son visage tanné, alors, on y va?...

Et comme le prêtre ne répondait pas tout de suite, il ajouta:

—Je pensais bien que vous iriez... Les châteaux, ça attire les curés! Ça ne fait rien, vous êtes bien pressé.

—Moi? je vous assure que ça ne me tient pas du tout d’aller voir M. Cousinet, d’autant plus que la montée est rude et qu’il fait chaud... Je vous dirai même que le souvenir de M. et madame de Sableuse me rendent encore cette étape plus pénible: ça me fait de la peine de penser à eux. Mais quoi, on m’invite et dame, je n’ai pas de raison de bouder.

—Ben sûr... Ce M. Cousinet est riche. Il a trois autos... Des grosses qui ne font pas de bruit et qui grimpent cette côte à toute vitesse, faut voir ça! Et puis...

Le père Blanchot se rapprocha de l’abbé Pellegrin et lui dit à voix basse:

—Et puis,... vous savez, Mme Cousinet est là depuis ce matin. Je l’ai vue comme elle traversait Sableuse... Ah! pour une belle femme, c’est une belle femme! Elle a des jupes qui ne lui dépassent pas les genoux et un corsage qui n’a pas dû lui coûter cher d’étoffe, car il lui laisse voir tous ses estomacs. Ces Parisiennes! Ça ne peut rien garder pour soi, ni pour son mari! Et ses cheveux! J’en ai jamais vu de cette couleur-là: c’est comme qui dirait rouquin, mais pas comme la tignasse de la mère Blanquart, bien sûr... C’est plus joli et puis, c’est frisé comme pour un mariage. Une belle femme, je vous dis... Et la figure blanche et rose comme une pêche: j’y aurais bien mordu, il y a trente ans!

Et Blanchot donna une bourrade familière au curé qui, tout en l’écoutant avec bonne humeur, s’épongeait le front avec un vaste mouchoir à carreaux.

—Monsieur le maire, vous n’êtes pas sérieux...

—Que si. Mais si je pouvais, je ferais bien encore mes farces, surtout avec Mme Cousinet! Enfin, vous allez la voir... Vous m’en donnerez des nouvelles!

Le curé prit le parti de rire et quittant le père Blanchot, il s’engagea dans l’allée haute et obscure comme une cathédrale gothique... Que de fois il l’avait suivie au temps du comte de Sableuse, alors qu’il allait enseigner les rudiments du latin au jeune fils de cet excellent homme! Bien des années s’étaient écoulées depuis cette époque... Pierre de Sableuse, qu’il avait connu tout enfant, était devenu un grand gaillard: au fait, ne l’avait-il pas retrouvé, pendant la guerre, dans un cantonnement de repos, sous l’uniforme de lieutenant de chasseurs à pied? Tout en évoquant ces souvenirs, l’abbé Pellegrin arriva devant le perron du château... Il en gravissait les marches usées et moussues quand un domestique en habit bleu à boutons dorés et en culotte de velours écarlate ouvrit la porte vitrée et s’avança en disant:

—Monsieur et Madame attendent monsieur le curé dans la galerie... Je vais me permettre de le conduire.

—Pas la peine... je connais le chemin!

Le vestibule qui, naguère, était nu, de cette magnifique nudité des pierres jaunies par le temps, ressemblait maintenant à un hall de palace: les murs avaient disparu sous des panneaux de bois sculpté et doré, sous des carpettes d’orient et de vastes toiles aux tons vifs qui représentaient des femmes nues dansant au milieu de paysages exotiques.

Le grand escalier, dont le noble marbre avait ignoré pendant trois siècles la vaine parure des tapis, avait pris aussi un aspect nouveau: il était vêtu d’une laine épaisse, noire et jaune... Les hautes murailles que décoraient, seules, sous la corniche, des bas-reliefs taillés en pleine pierre, étaient couvertes de tableaux baroques, de dessins montmartrois et d’affiches de théâtre où apparaissait, le plus souvent en costume sommaire, la même femme blonde, cambrée et provocante, dont le nom, Lisette de Lizac, fulgurait en lettres énormes...

—Ne regardez pas trop ces horreurs, fit une voix joyeuse... Il n’y a que ma femme pour trouver que cela lui ressemble!

Et descendant quelques marches, un gros homme chauve, au visage rond, ponctué, sous le nez, de deux petites touffes de poils gris, tendit au prêtre une large main chargée de bagues...

—Cousinet, fit-il avec cordialité, Cousinet lui-même... Enchanté de vous voir, mon cher curé. Venez donc, vous êtes attendu...


III
MONSIEUR ET MADAME COUSINET

Un instant après, l’ecclésiastique pénétrait dans la vaste galerie qui, elle aussi, avait bien changé... Partout des meubles dorés, des vases aux formes compliquées, des glaces immenses aux cadres brillants, des tentures de soie aux couleurs éclatantes, des bibelots innombrables dans des vitrines, sur des étagères, sur des tables de tous styles. Et les lustres aux pendeloques de cristal accrochaient les rayons du soleil qui fusaient à travers les rideaux de broderie...

Mais l’abbé Pellegrin ne put que jeter un regard ébloui sur toutes ces choses qui lui paraissaient merveilleuses: une femme blonde, à la démarche glissante et souple, s’avançait vers lui, souriante et empressée. Elle était vêtue d’une tunique qui semblait tissée avec de l’or et qui lui moulait la taille: ses bras et sa gorge étaient nus et l’une de ses jambes, gantées de soie transparente, apparaissait à chaque pas jusqu’au genou, dans l’audacieuse échancrure de la robe pailletée.

—Oh! monsieur le curé, dit-elle d’une voix musicale, que c’est gentil à vous d’être venu... Je suis ravie de vous voir, tout à fait ravie. Mais peut-être avons-nous été un peu indiscrets en vous invitant ainsi, sans autre forme, à venir au château. Et sans doute aurions-nous dû vous envoyer une auto, comme nous y avions pensé...

Le curé, intimidé par cette belle dame aux yeux brillants, tourna son chapeau entre les mains et bredouilla:

—Une auto?... Pensez-vous! Dieu merci, je tiens encore sur mes quilles.

—Vos quilles?

En répétant ces mots, Mme Cousinet se mit à rire, d’un rire bruyant, qui secouait sur sa poitrine poudrée un triple rang de grosses perles... Puis, se tournant vers M. Cousinet qui riait aussi, elle prononça:

—Hein? Qu’est-ce que tu en dis? N’est-ce pas que c’est amusant?

L’abbé Pellegrin allait se décider à prendre part à cette hilarité conjugale, quand, soudain, il parut inquiet et s’exclama:

—Et Poilu? Poilu m’a lâché... Sacré Poilu!

Mais, au même moment, le chien, que poursuivait le valet de chambre culotté d’écarlate, apparaissait à l’entrée de la galerie et s’élançait vers son maître en poussant des aboiements sonores et aussi en renversant une vitrine remplie de porcelaines de Saxe...

—Malheureux! s’écria l’abbé Pellegrin en levant les bras au ciel...

—Ce n’est rien, dit Cousinet avec une bonne humeur qui n’était pas feinte... Nous n’en sommes pas à ces babioles près. C’est votre chien, monsieur le curé?

—Devant ce désastre, je voudrais le renier.

—Pourquoi? Mais non... Quelle race?

—Je ne sais pas et ne m’en soucie guère. C’est un camarade du front, autrement dit, sa race est bonne. Mais peu importe... Ce clebs n’a rien à faire ici et je vais le reconduire dans le parc, où il m’attendra.

—Laissez donc, dit Mme Cousinet... Il est très sympathique, ce brave Poilu, comme son maître. Et j’entends qu’il reste avec nous, même s’il doit mettre toutes mes vieilles porcelaines en miettes.

Et elle passa sur la tête embroussaillée de l’animal sa main longue, aux ongles roses et miroitants.

L’abbé Pellegrin fut touché par cet accueil fait à son vieil ami: sans doute, Mme Cousinet était audacieusement vêtue et ses yeux peints lançaient des regards qui n’étaient pas ceux d’une chrétienne pudique, mais elle avait bon cœur et elle rachetait ses allures singulières par une simplicité que le prêtre trouva rassurante...

Mme Cousinet renvoya la soubrette qui s’apprêtait à verser le thé dans les tasses de vieux Chine.

—Laissez-nous, dit-elle, je servirai moi-même...

L’abbé Pellegrin avait pris place, avec M. et Mme Cousinet, devant une table chargée de mille objets brillants... «Tant de choses, songea-t-il, pour boire un peu d’eau chaude!» Et il se souvint qu’autrefois, M. de Sableuse, qui le connaissait bien, buvait avec lui un bon verre de ce vin mousseux qui était l’orgueil du pays.

—Combien de sucre, monsieur le curé?

—Faites comme pour vous, madame, et ça ira très bien.

La dame blonde sourit et prenant deux morceaux avec une pince d’or, elle les mit dans la tasse de l’invité... Puis, elle tendit aux deux hommes des assiettes chargées de gâteaux et ses bras nus et blancs faisaient au-dessus de la table fleurie de gracieuses arabesques.

—Hein, c’est un peu changé ici? dit M. Cousinet avec rondeur... Je parie que vous ne vous y reconnaissez plus!

—Si, mais tout d’abord je me suis demandé si j’étais bien dans l’ancien château de M. de Sableuse... Ainsi, cette galerie, où je suis venu bien des fois, a pris un aspect tout nouveau. Pensez donc, au temps de madame la comtesse, il n’y avait ici que quelques vieux meubles et des portraits de famille...

—Je les ai vus, dit M. Cousinet, ces portraits de famille... Un tas de types en perruque, certains même en complet de fer blanc, avec un panache sur la tête: des princes, des marquis, des barons. J’aurais peut-être pu les acheter, tellement le descendant de tous ces grands seigneurs avait besoin d’argent. Mais je n’y tenais pas. Je ne suis pas de ceux qui se paient une collection d’aïeux peints à l’huile et tout encadrés pour faire croire que leurs aïeules out couché avec Louis XIV. Non, dans ma famille, la noblesse n’est représentée que par Lisette de Lizac, ici présente, et encore, entre nous, c’est un nom qu’elle s’est fabriqué elle-même... Vous avez sans doute entendu parler de Lisette de Lizac? Voyons, la vedette du Casino de Paris? Mais, c’est vrai, vous ne pouvez pas être au courant...

—Monsieur le curé, dit Mme Cousinet, vit si en dehors de ces choses... D’ailleurs, moi aussi, car j’ai plaqué le théâtre depuis mon mariage.

Et prenant une expression aussi grave que le lui permettait son visage peinturluré, elle articula, lentement:

—J’ai renoncé à l’art pour me consacrer tout entière aux soins de mon intérieur.

—Oui, reprit son mari, elle est devenue Mme Cousinet, tout bonnement.

—Je l’en félicite, dit l’abbé.

—Eh bien, je vous assure qu’il y a quoi... Au fait, les Cousinet, c’est une aristocratie aussi, la noblesse nouvelle, celle de la galette. Et je suis fier de mes aïeux, qui valent ceux de n’importe qui. Il est vrai que les miens, je ne les connais pas: l’histoire de ma race ne remonte pas plus haut que le second empire... Avant, c’est le mystère, le néant: des gens qui faisaient partie de la foule, quoi! Mais j’ai les portraits des Cousinet qui sont sortis du rang, qui ont commencé à faire connaître notre nom... Tenez, les voici!

L’ex-vedette du Casino de Paris eut un geste agacé et dit:

—Mon chéri, laisse donc les Cousinet tranquilles... Tu rases monsieur le curé avec tes aïeux!

—Mais non, madame, je vous assure, ça ne me rase pas du tout.

—Venez, monsieur le curé, venez les voir... Ils ont pris la place des nobles ancêtres de votre comte de Sableuse, mais ils sont chez eux, puisque j’ai payé leurs places.

Et le nouveau châtelain montra une demi-douzaine de personnages en redingote, en jaquette, en veston qui, encadrés d’or, prenaient des attitudes très dignes de chaque côté de la galerie... M. Cousinet joua, à sa manière, la scène des portraits: celui-ci était son père, ancien entrepreneur de déménagements, officier d’académie; celui-là son oncle, qui fut constructeur de bicyclettes et prit part, d’ailleurs, à diverses courses sur routes, dont le premier Bordeaux-Paris où il arriva septième; ce vieillard à la haute cravate et au beau gilet de soie noire, était son grand’père, «un type épatant qui avait lancé en France, vers 1855, les conserves Cousinet, dont l’Empereur lui-même avait mangé officiellement aux Tuileries...»

Et quand fut terminée cette revue des grands hommes de sa famille, M. Cousinet s’exclama:

—Voilà mes aïeux et je m’en vante! Ceux-là ne descendent pas des croisés, ils n’ont même jamais descendu... Ils montaient, ils s’élevaient. Et moi, tel que vous me voyez, j’ai trente millions, qui valent bien, je suppose, un blason dédoré et piqué des vers!

—L’argent, répondit le curé, c’est comme la noblesse, comme l’intelligence, comme la beauté: cela ne vaut que par l’usage qu’on en fait.

—C’est vrai, dit madame Cousinet... La beauté, ça crée des devoirs.

M. Cousinet fit le geste de tirer un rideau de soie brochée qui recouvrait, semblait-il, un grand tableau accroché au milieu de la galerie, entre deux marbres représentant des nymphes aux bras chargés de fleurs...

Lisette de Lizac poussa un petit cri effarouché.

—Oh! non, s’écria-t-elle, pas cela... Qu’est-ce que monsieur le curé penserait de moi?

—Bah! C’est une œuvre d’art, une des meilleures toiles de Jean-Gabriel Domergue... Évidemment, son portrait n’est pas un tableau de sainteté, mais on sait bien que tu n’as pas la prétention d’être béatifiée comme la Pucelle. Et puis, monsieur le curé, vous devez aimer la peinture... Allons, je retire le voile qui vous cache votre nouvelle paroissienne!

M. Cousinet avait écarté le rideau, brusquement, et le bon curé vit surgir devant lui une espèce de sultane à peu près nue qui se tortillait, sur un sofa rose, le buste renversé, les jambes fantasques, les bras convulsés, le visage étrangement blanc, barré du rouge groseille des lèvres et dévoré par deux yeux démesurément agrandis par un halo bleuâtre.

M. Cousinet prit un temps, puis, d’une voix claironnante, prononça:

—Ma femme!

L’abbé Pellegrin, ahuri, se récria:

—C’est madame Cousinet?... Ah! ben... Dans ce costume et cette position-là! Vous parlez d’une secousse!

—N’est-ce pas que c’est original?

—A coup sûr, ce n’est pas ordinaire et j’avoue que je n’en ai jamais tant vu, si ce n’est dans ces journaux illustrés de Paris que les jeunes officiers me montraient parfois, au front, pour voir l’effet que cela me produirait... Moi, je regardais tout ça bien tranquillement, en fumant ma pipe, et je n’avais pas de mauvaises pensées à chasser quand je me remettais à lire mon bréviaire. Mais ici, je reconnais que ce n’est pas la même chose...

—Voyons, plaisanta M. Cousinet, vous n’allez pas me dire que vous êtes troublé par le portrait de ma femme?

—Non, mais chez qui?... En voilà une idée! Seulement, que voulez-vous, monsieur Cousinet, je me souviens qu’à cette même place, il y avait le portrait de madame de Sableuse... Ah! sûr qu’il y a du changement, et comme peinture, et comme modèle.

—Je la vois d’ici, votre comtesse! dit Mme Cousinet qui, bonne fille, avait pris le parti de rire des propos du bon curé. Une pimbêche, avec des coques de cheveux sur les oreilles, un nez en coupe-vent et une robe en soie-puce lui arrivant jusqu’au menton. Évidemment, son portrait ne devait pas ressembler au mien...

—C’est vrai, madame, répliqua l’abbé Pellegrin, et le vôtre produit assurément plus d’effet; je dirai même qu’il fait sensation... Et je suis persuadé que si vous l’exposiez en public, il y aurait une tapée de curieux pour l’examiner en détails: mais peut-être cela vous gênerait-il un peu...

—Moi? dit Lisette de Lizac... Mais pas du tout, je vous assure.

—Alors, votre mari?

—Pourquoi? demanda M. Cousinet... Ce portrait a figuré au salon et a été reproduit par l’Illustration, Fémina, un tas de journaux! On l’a même vendu en cartes postales... Tous mes amis m’ont félicité!

—Alors, tout va bien, fit l’abbé Pellegrin... Mais puisqu’il en est ainsi, je ne comprends pas que vous cachiez ce portrait sous un rideau. Vous baladez votre femme nue dans le monde, mais vous n’en laissez pas voir le bout du nez quand elle est chez elle, avouez que c’est rigolo!

—Mais c’est tout naturel, affirma madame Cousinet... Et ce que vous dites là n’est pas vrai seulement pour les femmes qui se font voir en peinture. Croyez-vous que cette comtesse de Sableuse...?

—Madame, interrompit le curé, elle n’avait pas, croyez-moi, le nez en coupe-vent et elle s’habillait très bien, du moins autant que j’en puis juger. C’était une femme très agréable, très simple et une bonne chrétienne...

—Une bonne chrétienne? Mais moi aussi, monsieur le curé, je suis une bonne chrétienne.

—Je vous en félicite!

—Quand j’habitais rue Pigalle, avant mon mariage, je ne ratais jamais la messe d’une heure, à Notre-Dame de Lorette... J’y serais plutôt allée en pyjama!

Puis, conduisant le curé de Sableuse devant un autre tableau placé entre deux fenêtres, presque en face de la sultane de music-hall:

—Eh bien, celle-là, vous la trouvez mieux?

C’était le portrait d’une infirmière se dressant toute blanche au milieu d’un blanc décor d’hôpital: sous la blouse étroite, légèrement décolletée, sous le voile qui tombait en plis droits comme celui d’une religieuse, elle semblait, avec son visage pâle, aux lignes pures, une créature idéale, immatérielle...

Et comme l’abbé Pellegrin restait muet, Lisette de Lizac s’exclama:

—N’est-ce pas qu’elle est bien?

—Oui, on dirait une sainte.

—Eh bien, la sainte, c’est moi... Vous ne me reconnaissez pas? Ah! c’est que rien ne change comme le costume. Me voilà en infirmière de l’hôpital de Deauville... Car j’ai soigné les blessés. J’ai eu dans mon service ce qu’il y avait de mieux, des aviateurs, des as... Ils étaient gentils, ces petits-là... Vous ne trouvez pas que le costume m’allait bien? Le blanc, vous savez, il n’y a rien de tel, quand on est mince, bien entendu. Vous voyez, monsieur le curé, il ne faut pas me juger d’après mon portrait en princesse persane... Et si je vous disais que je suis proposée pour la Légion d’honneur?

Le prêtre s’inclina en souriant:

—Madame, vous l’attacherez plus facilement à votre corsage d’infirmière qu’à celui que vous portez là...

Et il montra la poitrine quasi nue de l’Orientale. Mais, en se retournant, il aperçut Poilu qui, assis sur une chaise, devant la table chargée de gâteaux, se régalait avec un appétit et une dextérité remarquables...

—Dis-donc, Poilu, s’écria l’abbé Pellegrin, en se précipitant vers l’audacieux animal, nous ne sommes plus à la guerre ici... Fini le système D!

—Votre chien est dans le vrai, déclara M. Cousinet... Il tire parti de la situation. C’est le droit et même le devoir de chacun... Tenez, vous, monsieur le curé, vous auriez bien tort de vous gêner: maintenant que je suis installé à Sableuse, vous pouvez vous servir hardiment. Allez! Je ne demande que ça et j’ai apporté plus de gâteaux que vous n’en mangerez. Et nous voici où je voulais en venir... Mon cher curé, il faut que je vous dise ceci: je ne suis pas un mufle, malgré mes trente millions d’argent frais. Je sais que des fortunes comme la mienne doivent faire leur devoir. Alors, c’est bien simple, je veux que, bientôt, personne ne prononce mon nom à Sableuse sans ajouter: «Cousinet était un chic type!» Voilà mon programme...

Ému, le curé prononça:

—Ah! si vous vouiez faire le bien, ce n’est pas l’occasion qui vous en manquera ici... Nous avons malheureusement trop de pauvres gens qui doivent se mettre la ceinture plus souvent qu’à leur tour.

—La charité? dit M. Cousinet en haussant les épaules... Oui, c’est entendu, il faut donner et je donnerai, bien que ce ne soit guère dans mes principes, car j’estime que les vrais responsables de la misère, ce sont les miséreux!

—Hein? fit le prêtre, suffoqué.

—Oui, on n’a faim que si on le veut bien. Et quant à moi, je ne m’attendris pas sur le sort de tous ces idiots, tous ces flémards, tous ces inutiles qui se plaignent d’une société dont ils sont les parasites. Ma sympathie, je vous le dis carrément, va aux débrouillards, tenez, dans le genre de votre Poilu, aux esprits modernes qui ne tendent pas la main mais le poing....

—Il y a cependant des malheureux! dit le curé de Sableuse.

Et, se, tournant vers Lisette de Lizac, il insista.

—N’est-ce pas, madame?

—Possible! répliqua M. Cousinet. Vous indiquerez ceux que vous connaissez et je verrai ce que je peux faire pour eux...

Et sa femme, qui était en train de se passer un bâton de rouge sur les lèvres, ajouta:

—J’ai vu des camarades qui n’avaient pas de chance, comme elles disaient. Mais, en cherchant bien, on finissait toujours par découvrir que c’était de leur faute... Ou bien elles faisaient du théâtre alors qu’elles étaient plus indiquées pour laver la vaisselle chez de petits bourgeois, ou encore elles n’avaient aucune idée des moyens qu’il faut employer pour arriver: ainsi, elles s’emballaient pour des types qui ne pouvaient leur servir à rien... Vous ne trouvez pas que c’est du vice, ça, monsieur le curé?

L’ecclésiastique ne répondit pas. D’ailleurs, M. Cousinet avait repris son petit discours, qu’il prononçait avec une assurance admirable, en se dandinant, les mains dans les poches.

—Il y a, à Sableuse, deux choses qui se tiennent et se complètent: le château et l’église. Je n’ai peut-être pas toujours pensé ainsi, mais c’est la situation qui fait l’opinion: Cousinet millionnaire ne peut pas avoir les mêmes idées que Cousinet purotin... Le château et l’église, voilà les deux jambes de la société, j’ai compris ça, moi! Alors, je sais ce que je dois faire... Le château, je veux qu’il soit modernisé. Déjà, vous avez pu constater que l’intérieur a été transformé; il en sera de même pour l’extérieur. Je n’aime pas ces murs noircis, ces fenêtres étroites, ce perron aux marches brisées et moussues, ces tourelles moyenâgeuses... Je veux égayer tout ça! Je me suis entendu avec un architecte, garçon de talent, qui m’a promis de transformer ce castel ridicule en une résidence convenable, moitié palace, moitié villa suisse... Nous aurons ascenseur, chauffage central, électricité et cabinets à l’anglaise. Les cabinets à l’anglaise, voyons, c’est l’a b c du confort moderne... Je n’ai pas la prétention de rivaliser avec le comte de Sableuse au point de vue de la race, comme on dit, mais tout roturier que je suis, je ne m’accommode pas d’installations qui paraissaient bien suffisantes à ce gentilhomme. Voilà pour le château... Parlons maintenant de l’église. Je l’ai visitée l’autre jour. Eh bien, j’ai le regret de vous dire que je l’ai trouvée au-dessous de tout.

—Oh! s’exclama le curé... Il y a des excursionnistes qui la trouvent très bien avec ses colonnes romanes, ses boiseries du XVIe siècle, son portail renaissance...

—Ces gens-là ne sont pas difficiles. En tout cas, leur avis ne compte pas, puisqu’ils passent dans le pays sans esprit de retour. Moi, ce n’est pas la même chose... J’ai décidé d’aller à la messe chaque dimanche avec ma femme, c’est-à-dire que je veux fréquenter une église qui fasse riche. J’ai les moyens, je ne regarde pas à la dépense.

—Vous pourriez peut-être offrir un chemin de croix... J’en ai vu d’épatants dans un catalogue pour 1.800 francs.

—Ce n’est pas assez. Je veux faire mieux que cela... Qu’est-ce que vous diriez d’un chemin de croix peint par un artiste à la mode? Tenez, par l’auteur du portrait de ma femme en sultane? Hein, ce ne serait pas mal? Mais ce ne serait qu’un commencement: j’ai d’autres idées... Je la vois d’ici, votre église, avec du bois doré et du marbre partout, avec des lampadaires en cristal, avec un orgue électrique, avec des saints achetés chez les meilleurs fabricants de Paris. Voilà ce qu’il faut à Sableuse puisque j’y suis! Je veux que notre église soit la plus belle de la région et que tout le monde dise: «Ce sacré Cousinet fait bien les choses... Heureux le pays où il s’est installé: tout le monde en profite, même le Bon Dieu!» Qu’en pensez-vous, monsieur le curé?

Au fur et à mesure que parlait ce Mécène, l’abbé Pellegrin changeait de figure: ses sourcils se fronçaient et son sourire, d’ordinaire jovial, devenait sarcastique.

—Ce que j’en pense, dit le prêtre, c’est que le Bon Dieu ne doit pas tenir à ce qu’on lui change sa vieille cagna... Il s’en contente depuis sept siècles et il ne demande pas qu’on dépense des tas d’argent pour le loger dans un palace. Jésus est né aux champs, dans une étable: il a des goûts de paysan et il n’aime rien tant que se trouver dans une pauvre église de campagne, remplie de braves gens en sabots qui le prient de tout leur cœur. Quand ma pauvre petite église est pleine, elle est plus belle qu’une cathédrale où les chefs-d’œuvre remplacent les fidèles... Et puis, quoi, vous aurez beau lui payer des marbres, des vitraux, des lampadaires, des machins en or ou en argent, pour lui, qu’est-ce que c’est que tout ça? Il a cent mille fois mieux chez lui et tous ces cadeaux lui font moins plaisir qu’une bonne parole, une bonne pensée et surtout une bonne action.

—En tout cas, dit M. Cousinet d’un air vexé, ces cadeaux-là font plaisir au curé!

—J’accepterai avec reconnaissance tout ce que vous me donnerez pour mon église, mais vous parlez que je serai content si vous faites le bien dans le pays et si, comme M. et Mme de Sableuse, et comme vous en avez certainement l’intention, vous remplissez vos devoirs de bons chrétiens... Cela fera mieux dans le paysage qu’une église avec des murs plaqués de marbre précieux et un clocher ciselé à jour avec, sur sa pointe, un coq en or massif.

L’abbé Pellegrin était devenu tout rouge et ses yeux brillaient d’une façon singulière...

—Soyez tranquille, assura le châtelain, nous ferons tout ce qu’il faudra pour qu’on ne nous prenne pas pour des mécréants. Quant aux pauvres, je vous l’ai promis, je m’en occuperai... Je veux que tout le monde soit content de moi.

—Il le faut, intervint Lisette de Lizac, si tu veux devenir député!

M. Cousinet parut gêné, mais il reprit aussitôt son assurance:

—Au fait, c’est vrai, dit-il au curé, je ne vous en ai pas encore parlé... J’ai l’intention de me présenter aux prochaines élections, comme candidat républicain modéré, tout ce qu’il y a de plus modéré.

—Ah!...

—Oui, c’est-à-dire que je défendrai la bonne cause, celle de la famille, de la propriété, de la religion. Je n’ai pas d’attaches dans le pays, mais qu’est-ce que cela fait? Maintenant que je possède le château de Sableuse avec ses soixante hectares de terre, je peux me dire de l’endroit... D’ailleurs, parmi les députés sortants, il y a, au moins, deux Parisiens comme moi: Garchinel et Leperchon, des progressistes qui n’ont jamais su sur quel pied danser... Moi, au moins, j’ai des idées! J’ai choisi une opinion qui convient, je crois, parfaitement aux gens d’ici, j’ai une grosse situation, j’ai été décoré pour services rendus à la Défense nationale—pendant la guerre, j’avais plus de 3.000 ouvriers dans mes usines—et j’ai les plus belles relations à Paris. Quoi de mieux pour faire un député?

—Un député républicain conservateur, dit l’abbé Pellegrin avec un air bizarre.

—C’est bien cela: je suis conservateur, réactionnaire...

—Et comment!

—Calotin, quoi!

Et M. Cousinet se mit à rire, d’un rire bruyant qui agitait son large ventre sur lequel se tendait une fine chaîne de platine.

—Je vous vois très bien dans ce rôle-là, fit le curé de Sableuse: vous avez tout ce qu’il faut pour le jouer.

—N’est-ce pas? intervint Lisette de Lizac... Alors, nous comptons sur vous!

—Sur moi? pourquoi faire?

—Voyons, fit M. Cousinet, c’est cependant bien clair. Le château et l’église, les deux jambes de la société! Nous sommes alliés, nous nous soutenons l’un l’autre... Moi, je vous ouvre des crédits, je fais de votre cure une des meilleures du pays, nous nous mettons à votre disposition pour tout ce que vous voulez, moi pour porter le dais, si vous y tenez, le jour de la procession, ma femme, qui est musicienne et qui a une jolie voix, pour apprendre les cantiques à la mode aux enfants de Marie; vous, mon cher curé, vous travaillez pour moi, vous me faites de la propagande, vous me pistonnez auprès des électeurs influents... Le jour venu, je passe comme une lettre à la poste et je n’ai pas besoin de vous dire que M. Cousinet, député, ne sera pas un ingrat: je serai du parti où on fait les curés des grandes villes, les chanoines, les évêques!...

L’abbé Pellegrin répliqua, en haussant les épaules:

—Oh! moi, l’avancement... Au front, je n’ai même jamais voulu devenir cabot! Et puis, je crois qu’on vous a bourré le crâne: je ne suis qu’un pauvre petit curé de campagne... Je n’ai aucune influence.

—Allons donc, je me suis renseigné. Vous êtes populaire dans la région... Pour vous entendre prêcher, il vient à Sableuse des gens des villages voisins, même de la ville.

—Vous faites recette, dit madame Cousinet... Ah! vous le tenez, votre public. Tenez, comme moi, quand j’étais la grande vedette du Casino de Paris!

—Allons, c’est convenu? demanda le millionnaire en tendant la main au prêtre... Nous marchons ensemble?

L’abbé Pellegrin ne prit pas la main et ne répondit pas tout de suite. Du regard, il parcourut la galerie dont les mille bibelots précieux, les cadres dorés, les cristaux brillaient dans les derniers rayons du soleil. Dans une glace, il s’aperçut avec sa soutane roussâtre, tachée de boue, son allure rustique, son visage fatigué de pauvre homme... L’église et le château, le prêtre et le millionnaire? Cet assemblage lui parut baroque. «Non mais, se dit l’ancien soldat, qu’est-ce que je f... ici?» D’ailleurs, n’allait-il pas, en quelques mots détruire les espérances de ce bon M. Cousinet?

—Vous me croyez, lui dit-il, au mieux avec les personnages importants dont vous avez besoin... Eh bien, vous vous trompez et je vous conseille même de ne pas me compter comme un atout dans votre jeu... J’ai des tas d’ennemis précisément parmi ceux qui peuvent assurer votre élection: je suis même très mal noté à l’archevêché. Pas plus tard que ce matin, le coadjuteur m’a lavé la tête—un abatage de première!—et j’en suis à me demander si, dans quelques jours, je serai encore curé de Sableuse!

Cet aveu produisit, sur le ménage Cousinet, la plus fâcheuse impression... Lisette de Lizac fit une moue qui écailla quelque peu son émaillage et comme Poilu insistait pour obtenir d’autres gâteaux, elle le repoussa d’un geste agacé.

Un silence pénible régnait quand un valet de chambre pénétra dans la galerie... Il apportait, sur un plat de vermeil, un télégramme.

—C’est, expliqua-t-il, une dépêche pour Monsieur le curé... Ayant appris à la cure que Monsieur le curé était ici, le facteur l’a apportée en même temps que le courrier.

—Une dépêche? fit l’abbé Pellegrin avec inquiétude... Les pauvres gens ne reçoivent, par télégramme, que de mauvaises nouvelles. Quelque chose me dit que cela vient de l’archevêché... Qu’est-ce qui va me tomber sur le crâne!

Il décacheta le pli azuré et en lut le contenu d’un regard.

—Par exemple! s’exclama-t-il.

—Ça y est? demanda froidement M. Cousinet, vous êtes saqué?

—Ah! bien oui...

Et l’abbé murmura:

—C’est à se demander s’ils ne se paient pas ma cafetière à l’archevêché!...

Puis il lut à haute voix, lentement:

«Son Éminence vous désigne pour sermon dimanche grand’messe. Entière liberté sujet... Félicitations et amitiés.—Abbé Lanthier.»

—Ça y est, dit Mme Cousinet, vous voilà engagé à la Comédie-Française!

—Vous voyez bien, ajouta son mari, vous êtes au mieux avec le cardinal... Qu’est-ce que vous nous racontiez donc avec votre disgrâce?

Le curé de Sableuse avait reçu un choc et il en restait tout étourdi.

M. Cousinet lui saisit les mains et en disant:

—Je vous félicite... Nous irons vous entendre, ma femme et moi. Et je vous amènerai du monde, car j’attends des amis dimanche... des Parisiens, vous verrez, des gens qui s’y connaissent, qui apprécient le talent.

Mais l’abbé Pellegrin n’écoutait pas... Tenant à la main la dépêche ouverte, suivi de Poilu qui faisait des bonds redoutables pour les vitrines remplies de bibelots fragiles, il se précipitait vers la porte en monologuant d’un air égaré:

—C’est inouï!... Non, mais qu’est-ce qui m’arrive! Ben, si quelqu’un m’avait prédit ce coup-là!

Un instant après, M. et Mme Cousinet, stupéfaits, le voyaient traverser à grandes enjambées le parc, dans la direction de Sableuse dont l’église, au creux de la vallée, découpait son clocher rustique sur le fond assombri du ciel déjà piqué d’étoiles.


IV
UNE VOIX DANS LA CATHÉDRALE

Jusqu’au moment où le suisse, majestueux sous son tricorne emplumé, vint le chercher pour le conduire au pied de la chaire, l’abbé Pellegrin éprouva une angoisse pareille à celle qu’il ressentait, dans la tranchée, avant l’heure fixée pour l’attaque...

Agenouillé dans le sanctuaire, en face du trône de Son Éminence qui paraissait somnoler, non loin de Mgr Sibuë dont il apercevait le dur profil, l’abbé Pellegrin avait suivi la messe en s’efforçant de prier avec sa piété ordinaire, mais comment ne pas penser à la redoutable épreuve qu’il allait subir? Malgré toute son énergie, il n’arrivait pas à dominer le tremblement nerveux qui le secouait sous son surplis blanc, le plus beau de ceux qu’il possédait et que Valérie avait repassé la veille plus soigneusement que jamais.

Mais en suivant le suisse qui lui ouvrait le passage au milieu de la cohue attirée par l’annonce de ce sermon extraordinaire, l’abbé Pellegrin sentit qu’à chaque pas il recouvrait un peu de son sang-froid. Resté seul, il gravit le petit escalier de bois sculpté qui conduisait à la chaire et quand il mit, dans un geste familier, les deux mains sur le rebord de velours rouge, lorsque, d’un regard, il embrassa l’immense nef remplie d’une foule compacte, il se retrouva aussi calme qu’il l’était dans sa petite église de Sableuse, lorsqu’il lisait les publications de mariage à ses paroissiens.

S’étant tourné vers l’autel étincelant de lumière, il entrevit le cardinal vêtu d’écarlate qui maintenant se penchait dans sa direction pour mieux entendre; il distingua aussi le coadjuteur qui l’observait, immobile, et il devina l’expression de son regard derrière les brillantes lunettes d’acier. Devant la chaire, se tenaient au banc du chapitre les chanoines qui portaient le camail de soie noire bordé de violet...

Après le bruit des chaises que les fidèles retournaient pour s’asseoir sans perdre de vue le prédicateur, un silence tomba des hautes voûtes, impressionnant.

Et, aussitôt, sûr de lui-même, en pleine possession de ses moyens, le curé de campagne, ayant fait avec de larges gestes le signe de croix, se mit à parler...

Il avait annoncé au cardinal—qui l’avait reçu paternellement dans la sacristie, quelques minutes avant la messe,—qu’il développerait simplement l’Évangile du jour, lequel était le Xe dimanche après la Pentecôte.

Lentement, en appuyant sur les mots, il lut l’admirable récit:

«En ce temps-là, Jésus dit cette parabole à quelques-uns qui mettaient leur confiance en eux-mêmes, comme étant justes... Deux hommes montèrent au temple pour y prier: l’un était pharisien, et l’autre publicain. Le pharisien, se tenant debout, priait ainsi en lui-même: «Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères; ni même comme ce publicain. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède». Le publicain, au contraire, se tenant bien loin, n’osait seulement lever les yeux au ciel; mais il frappait sa poitrine en disant: «Mon Dieu, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur». Je vous déclare que celui-ci s’en retourna justifié, et non pas l’autre. Car quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé».

L’abbé Pellegrin prit un temps, puis, d’une voix forte, il lança:

«Combien y en a-t-il parmi nous, et je n’excepte personne, qui ne sont pas pareils à ce pharisien? Combien, de tous ceux qui sont ici, ne se sont pas agenouillés dans cette église en se disant: «Le bon Dieu doit être content de me voir, car je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères. En tout cas, si je vole, c’est bien peu et parce que tout le monde en fait autant; si je suis injuste, ce n’est pas de ma faute, mais parce que la justice, on l’exige pour soi, quitte à ne pas l’accorder aux autres; si je trompe ma femme—ou mon mari—c’est par hasard et personne n’en sait rien. A part cela, je vis honnêtement, j’obéis à la loi religieuse, quand elle ne me gêne pas trop, et avec d’autant plus de zèle que j’ai grand peur d’aller rôtir dans les flammes éternelles; j’obéis aussi à la loi humaine, quand il n’y a pas moyen de faire autrement, et parce que j’ai la frousse des gendarmes... Je paie à l’État ce que je lui dois d’impôts; je paie à Dieu ce que je lui dois d’orémus, de patenôtres et de génuflexions, sur une chaise d’ailleurs rembourrée. Et, de plus, je donne de temps en temps deux sous aux pauvres. Que veut-on de plus? Et combien de gens n’en font pas autant! Ne suis-je un brave homme? Ne fais-je pas partie de l’armée des honnêtes gens, de la phalange des bons chrétiens?» Voilà ce que vous vous dites, tas de pharisiens que vous êtes! Et vous vous croyez meilleurs que le publicain qui se tient là-bas, dans le fond de l’église, qui n’a pas de chaise avec une plaque gravée à son nom, qui ne débite pas des prières toutes faites, qui peut-être n’est pas entré dans une église depuis longtemps, mais qui, s’agenouillant sur la pierre, sans crainte pour le pli de son vieux phalzar, dit à Dieu: «Faut pas m’en vouloir... Ayez pitié de moi... Je sais bien que je me suis toujours comporté avec vous comme un dégoûtant!» Oui, vous croyez que c’est vous, les bons, les justes, les chouchoux de Dieu et que le publicain pourra se mettre la ceinture le jour où il se présentera à la distribution des récompenses célestes. Eh bien, mes chers frères, vous vous mettez le doigt dans l’œil... Vous n’y êtes pas du tout et j’ai comme une idée que vous trouverez un fameux bec de gaz dans la vallée de Josaphat!»

Ces mots prononcés d’une voix rude secouèrent les messieurs qui, au banc d’œuvre, alignaient leurs visages de notaires, de notables commerçants ou de fonctionnaires retraités; les dévotes qui, au pied de la chaire, levaient vers le prédicateur des yeux blancs, prirent des mines offusquées et quelques-unes échangèrent entre elles des réflexions probablement assez défavorables à ce curé du Danube dont le langage rappelait vraiment bien peu celui des onctueux chanoines du chapitre et moins encore l’éloquence académique du cardinal archevêque... Son Éminence ne parut cependant pas scandalisée: elle se tourna même avec un regard malicieux vers Mgr Sibuë qui, l’air revêche, ses doigts osseux entrelacés sur son ventre plat, dardait sur le curé de Sableuse un regard hostile.

L’abbé Pellegrin s’était bien promis, en préparant son sermon, de châtier son vocabulaire, de se garder de tout argument pittoresque, de ne pas s’adresser directement à ses auditeurs en leur faisant en quelque sorte jouer un rôle dans son argumentation: il voulait démontrer que, tout comme un autre, il savait plaider la cause de Dieu dans le langage fleuri qui plaît aux dames de la Société de l’Immaculée-Conception, aux messieurs du Cercle Saint-Joseph... Vaines résolutions! Le curé de Sableuse était bien incapable de faire un choix prudent, parmi les expressions que lui soufflait sa verve populaire: d’ailleurs, il avait déjà oublié la présence du cardinal Arnaud de Blandignière, de Mgr Sibuë, des membres du conseil de fabriqué, et dans cette cathédrale immense où sa voix prenait une sonorité formidable, il se sentait, au contraire, plus emporté que jamais par son inspiration ardente, brutale, pareille à celle des cordeliers du moyen âge qui, penchés au-dessus des foules tour à tour hilares ou terrifiées, parlaient avec une verdeur plébéienne du Dieu né dans une étable, élevé dans l’échoppe d’un charpentier.

L’abbé Pellegrin se mit donc à leur lancer des invectives, à ces pharisiens modernes qui, gonflés de l’orgueil de leur fausse vertu, se prétendent de bons chrétiens et imaginent être en règle avec leur créateur et leur juge... «Je te connais, s’écria-t-il, dévot égoïste pour qui Dieu est une espèce de haut fonctionnaire chargé de veiller à tes intérêts, de te mettre à l’abri des accidents, de procurer une fille avec dot à ton fils, de te fournir les moyens de faire ta pelote ici-bas en attendant que tu ailles te goberger, là-haut, à la table où les élus boivent le pinard divin dans des quarts en argent doré... Tu t’es fabriqué, à ton usage personnel, un Dieu bon à tout faire qui te coûte moins cher que ta bonne: tu ne lui parles que de toi, tu ne t’adresses à lui que pour demander quelque chose et quand il ne marche pas, quand il t’envoie dinguer, ou même simplement quand il te fait poireauter, tu rouspètes et tu dis: «Mon Dieu, vous n’êtes vraiment pas très gentil pour moi... Je vais cependant à la messe tous les dimanches et j’irais même aux vêpres, si à la même heure, il n’y avait pas le cinéma!» Non mais, mince de culot! Je te connais aussi, toi, l’homme au cœur de ciment armé, qui t’imagines que Dieu est un gendarme préposé à la garde de ton coffre-fort... Tu en as fait l’ami et le protecteur des riches: c’est un Dieu bien pensant qui est abonné à ton journal conservateur et qui, bien qu’il soit partout, ne siège qu’au centre et à droite à la Chambre et au Sénat. Ton bon Dieu à toi n’a pas une grande barbe comme dans les tableaux: il porte des favoris, il ressemble à ces vieux économistes qui, autrefois, défendaient, avec les bonnes idées, les intérêts des grandes banques et de la grande industrie. Et tu es persuadé, au fond, que s’il a voulu que son fils meure sur la croix, c’est pour sauver, non pas seulement ton âme, mais encore et surtout tes dividendes... Les apôtres, les martyrs, tu les as rangés, eux aussi, parmi les défenseurs de ta galette: c’est pour que tu jouisses en paix des biens de la terre, en attendant ceux du ciel, que l’Église a été fondée et, de toutes les vertus qu’elle recommande, c’est la résignation qui te paraît la plus nécessaire et la plus belle, parce que tu n’as rien à craindre de ceux qui la pratiquent... Ah! toi aussi tu aimes le bon Dieu pour les services qu’il te rend! Cela ne t’empêche pas de la faire au bon chrétien, parfois même au saint homme, comme Tartufe... C’est vrai, tu n’as pas de grands vices, pas plus que tu n’as de grandes vertus. Tout chez toi est moyen, tu es pour le juste milieu en toutes choses et tu crois que c’est ça, la vérité. Tout chez toi est tiède... Eh bien, Dieu a horreur des tièdes: il aime les emballés, ceux qui se donnent à lui sans penser à ce que cela leur rapportera et sans se dire qu’ils sont des zigottos comme on n’en fait plus. C’est pourquoi, il a préféré au pharisien le pauvre publicain qui, lui, ne se plante pas devant son miroir pour voir si, des fois, une auréole lui pousserait pas autour de la cafetière... Veux-tu que je te dise? Eh bien, tu le dégoûtes, le bon Dieu, comme le dégoûtent tous les hypocrites, tous les égoïstes, tous les mauvais riches, tous les salauds!»

Les messieurs assis au banc d’œuvre regardaient le prédicateur d’un air ahuri, voire révolté... L’un d’eux, un grand sec qui était le principal avoué de la ville, se pencha vers son voisin, ancien intendant militaire, et lui dit quelques mots à l’oreille, lesquels furent approuvés d’un énergique signe de tête. Les visages alignés au banc du chapitre exprimaient des sentiments divers, la surprise, la colère, la gêne, mais aussi l’approbation et la joie: un gros chanoine, entre autres, paraissait enchanté et certaines expressions du curé de Sableuse paraissaient l’amuser beaucoup.

Cependant l’orateur avait repris:

—Et vous, ma sœur, dont j’aperçois d’ici le visage pavoisé aux trois couleurs, du bleu autour des mirettes, du blanc sur les joues et du rouge au bec, vous, ma sœur, qui venez ici moins pour plaire à Dieu que pour plaire aux hommes, est-ce que vous ne méritez pas d’être abaissée, vous aussi, tandis que la pauvre créature, femme ou maîtresse du publicain, sera élevée?... Celle-là, au moins, n’en veut faire accroire à personne et ne se fourre pas dans la tête que Dieu la trouve épatante. Elle ne la fait pas, comme vous, à la vertu... Ce n’est pas une poule qui veut se faire passer pour une colombe! Cependant, elle ne dit pas plus de mal que vous de ses voisins et de ses copines, elle ne montre pas plus que vous ses nichons et ses guibolles. Et, si elle fait les affaires du Diable, au moins ce n’est pas en ayant l’air de faire celles du bon Dieu.

«Votre piété, ma sœur, votre piété est une élégance, un chiqué, un bourrage de crânes... Elle fait partie de votre existence mondaine, comme le flirt, le bridge ou le fox-trot. Elle vous amuse beaucoup moins, il est vrai, mais elle vous rassure quand vous vous demandez—pas souvent!—ce qu’il adviendra de vous le jour où votre gentil petit corps, tant admiré, tant aimé, tant peloté, sera livré aux asticots. Et pour vous, c’est ça la religion, une habitude et une vague assurance contre l’incendie, c’est-à-dire contre les flammes éternelles. Quelques petites prières lues dans votre paroissien parfumé, quelques agenouillements qui, vous le savez, mettent en valeur ce que vous avez de mieux, et voilà à peu près tout ce que vous faites pour garder le beau titre de chrétienne. Peut-être, si vous êtes zélée, si l’église n’est pas pour vous une espèce de théâtre où l’on va pour regarder ce que font les autres, peut-être vous occupez-vous de quelques œuvres... Vous organisez, sous la présidence de votre curé, des ventes de charité où se débitent des scapulaires, des flacons d’odeur, des chapelets et des jarretelles; vous administrez un bureau de placement pour nourrices qui allaitent avec le sein de l’Église, un patronage où vont les bonniches trop laides pour fréquenter le dancing... Enfin, vous êtes dame patronnesse et, en attendant les récompenses célestes—vous n’êtes pas pressée—vous goûtez toutes les rigolades que procure la charité mondaine, vous prenez le thé chez madame la marquise, vous baisez l’anneau de monseigneur, vous siégez autour d’un tapis vert les jours de comité, vous dirigez, vous discourez et vous obtenez—qui sait?—une mention dans le discours sur les prix de vertu!... Et vous croyez que c’est ça, la charité, comme vous croyez que c’est ça, la religion? Vous en avez une santé, mes petites brebis... Non, vrai, ce que le bon Dieu doit se tordre quand il vous voit jouer cette comédie! A moins cependant qu’il n’ait pas du tout envie de rigoler, car ce qu’il déteste c’est le maquillage de la conscience, le simili de la charité, le chiqué de la foi. Or, c’est ça qu’on trouve partout aujourd’hui... Où sont-ils les vrais chrétiens? Montrez-les moi les vraies chrétiennes? Vous me dites qu’il y en a... Où ça, que j’y coure! Moi, je vois surtout des profiteurs, des roublards, des types qui font un placement. La religion, c’est pour eux une combine: ici bas, elle rapporte à qui connaît l’art et la manière de s’en servir en se disant que là-haut,—qui sait?—c’est peut-être aussi la bonne affaire!...

L’abbé Pellegrin se pencha sur le rebord de la chaire et lança d’une voix furieuse:

—Tas de pharisiens!... C’est votre faute si l’Église est dépeuplée, si la parole de Dieu n’est plus écoutée. Vous avez transformé la religion de l’enthousiasme et des sacrifices en une alliée, une servante des esprits les plus étroits, les plus durs, vous avez fait du tabernacle le pendant de votre coffre-fort! Dieu vous demande la simplicité, l’humilité du cœur, et chez vous, tout n’est que calcul... Vous devriez être les soldats du Christ, tout donner, même votre vie, pour assurer la victoire, et vous n’êtes que des embusqués! Alors, quoi, c’est tout naturel que nous écopions, que nous ramassions la bûche, que l’ennemi, que Satan nous foute la râclée. C’est bien fait... Et il ne faut pas dire que Dieu nous lâche: c’est nous qui l’avons plaqué chaque fois qu’il fallait sortir de la tranchée pour en mettre un bon coup!

Le prédicateur s’échauffait de plus en plus... En lui ressuscitaient les moines prêcheurs d’autrefois, le frère Maillard, l’implacable père Menot, tous ces hommes rudes dont l’éloquence à la fois sublime et grossière secouait les foules dans ces cathédrales où se mêle aussi l’élan des colonnes, des arcatures, des tours, des flèches à la vulgarité des détails naïvement sculptés aux portails et aux chapiteaux.

Mais cette éloquence ardente et brutale, cet art mystique et naturaliste ne sont plus de notre temps, grand amateur de banalités quiètes, d’euphémismes circonspects, d’accommodements avec les hypocrisies nécessaires... Les voix dures détonnent et les vérités, lorsqu’elles ne sont pas dorées comme des pilules, ont de la peine à passer: ce prêtre qui, du haut de la chaire, lançait aux ouailles médusées des invectives et des menaces, ce père Duchêne en surplis choquait les belles dames accoutumées à la douceur vanillée des sermons à la guimauve, les vieilles dévotes qui aiment à être bercées par les phrases ronronnantes des beaux vicaires aux gestes arrondis... Les hommes ne désapprouvaient pas moins ces boutades de mauvais goût, ces emprunts au vocabulaire des pires faubourgs et ils s’étonnaient qu’un prédicateur osât, devant Son Éminence, traiter ainsi des personnes bien pensantes et bien élevées, ce qui est, en somme, la même chose.

Un vague murmure s’élevait de la foule qui donnait des signes d’agitation, mais l’abbé Pellegrin, emporté par sa fougue, repartait de plus belle et d’une voix plus impérieuse encore.

Ah! quelle joie de faire le procès de cette religion facile, émolliente, douceâtre, qui suffit à la plupart des chrétiens!

—Croyez-vous donc, s’écriait-il, que la religion née dans les larmes et le sang du fils de Dieu a quelque chose de commun avec celle que vous pratiquez? Vous vous êtes fabriqué une religion pépère où vous vous la coulez douce en vous disant: «C’est bien assez... Et puis, le bon Dieu est encore bien content de ce que nous faisons pour lui: il n’a plus l’habitude d’être gâté et aujourd’hui un rien lui fait plaisir!» Faudrait voir!... Et d’abord, qui vous dit que Dieu est si bon que ça? En tout cas, il n’est pas bon au point d’en être bête et on ne le roule pas aussi facilement que vous le supposez. J’ai comme une idée, au contraire, qu’il n’a rien d’une poire et qu’avec lui, les boniments ne prennent pas. Pour être bien avec lui, faut y mettre du sien, et beaucoup. Il faut l’aimer d’abord, l’aimer vraiment, pour lui-même! Il ne se contente pas de quelques simagrées, de quelques boniments... Il est exigeant et il en a le droit, car vous lui devez tout. Le pharisien en faisait beaucoup plus que vous et cependant il n’a pas été justifié... Alors pourquoi voulez-vous être mieux traités que lui? Le vrai chrétien c’est le soldat de la foi qui a mérité en combattant d’être admis là-haut dans le cantonnement où les bons poilus se la couleront douce pour l’éternité. Mais ne comptez pas y trouver le moindre petit coin, vous autres qui êtes restés peinards tandis que les autres se débattaient au milieu des barbelés... Non, non, il n’y aura rien pour vous qui n’avez pas été à la peine, pour vous qui n’avez pas pratiqué la sainte fraternité des tranchées, pour vous qui n’avez pas partagé le contenu de votre bidon ou de votre musette avec le camarade qui avait le gosier sec ou l’estomac creux... Vous ne serez pas du grand défilé sous l’Arc-de-Triomphe des élus!

Et le curé de Sableuse se mit à parler de l’enfer qui attendait tous ces tireurs au flanc, tous ces embusqués, tous ces mufles qui se sont cavalés chaque fois qu’ils devaient exposer, non pas même leur peau, mais un peu de leur tranquillité, de leurs jouissances, de leur galette... Il ne leur décrivit pas, comme les moines visionnaires du moyen âge, d’immenses chaudières remplies d’huile bouillante, des grils chauffés à blanc sur lesquels on rissole pendant l’éternité, des broches effroyables qui transpercent les damnés de part en part, comme des poulets à rôtir: cet enfer-là, bien fait pour inspirer les prédicateurs truculents, l’abbé Pellegrin l’avait remplacé, à l’intention des messieurs et dames qui l’écoutaient, par une géhenne peut-être plus effrayante parce que moins truquée, moins grandiose, moins bien organisée pour fournir aux réprouvés, comme dans les sept cercles de l’enfer dantesque, l’occasion de subir orgueilleusement un supplice sensationnel... Non, il inventa des souffrances moins théâtrales: il montra la bourgeoise vaniteuse transformée en souillon qui, dans les cuisines de Satan, lavé et relavé sans cesse de dégoûtantes écuelles, il montra le bourgeois au cœur sec, au ventre épanoui, travaillant sans répit dans d’affreuses usines sous le fouet de surveillants diaboliques, portant de lourds sacs d’or vers d’inaccessibles navires au long de quais dallés de plaques de fer brûlantes; il montra les mauvais juges comparaissant à leur tour devant des magistrats en robes couleur de feu et condamnés à des milliards d’années de prison et 50 francs d’amende au milieu des sarcasmes et des injures d’un public de diablotins; il montra les femmes et les filles folles de leur corps muées en lépreuses effroyables et obligées de se contempler pendant les siècles des siècles dans leur armoire à glace... L’abbé Pellegrin créait ainsi une manière d’enfer moderne et il mêlait à sa description un humour sarcastique, une jovialité féroce qui ajoutaient encore au fantastique de cette variation sur un thème cher aux prédicateurs populaires. Mais ces menaces ne parurent produire aucun effet sur l’auditoire; les dévotes les plus impressionnables craignaient moins, évidemment, cet enfer-là que l’autre, celui qui rougeoie dans les sous-sols de l’univers et où s’agitent, au milieu des flammes, sous la fourche de l’Archange rebelle, les pécheurs et les pécheresses condamnés par le Souverain Juge.

L’abbé Pellegrin comprit qu’à ces citadins il fallait le même enfer qu’aux bonnes gens de Sableuse.

—Eh bien, s’écria-t-il, vous serez brûlés, puisque vous préférez ça! Vous serez brûlés, si...

Et, changeant de ton, il se mit à leur parler avec douceur, mais toujours avec le même vocabulaire. Il leur demanda de s’inspirer du pauvre publicain, affirmant que pour plaire à Dieu l’humble aveu des faiblesses humaines valait mieux que cent pieuses vantardises. Il avait commencé par l’invective et la menace, il termina par des paroles de réconfort et d’espoir.

—Je ne veux pas, prononça-t-il, vous en faire tout un plat... Au fond, on ne vous en demande pas tant: un peu de bonté, un peu de justice, un peu de courage. Quoi, ça ne doit pas être tellement difficile quand on est chrétien, ou alors, vraiment, ce n’est pas la peine... Et même la bonne volonté suffit. C’est beaucoup d’avoir essayé ou même simplement d’avoir voulu essayer! Seulement, ne repoussez pas la perche qui vous est tendue, faites un effort pour la saisir et cela vous sera compté là-haut par le Dieu des bons bougres... Amen.

Et le curé de Sableuse, dans le bruit des chaises remuées, des exclamations étouffées, des réflexions échangées à mi-voix par les fidèles, redescendit, lentement, les degrés de la chaire, au bas de laquelle l’attendait, avec une moue désapprobatrice, le suisse empanaché.

Ayant repris sa place dans le chœur, il chercha le regard de Mgr Sibuë, mais ne le rencontra pas: le coadjuteur, plongé dans son bréviaire, avait l’air plus renfrogné que jamais. Quant au cardinal, il s’était tourné vers l’autel où l’officiant, avait repris le service divin, et la tête inclinée, les mains jointes, il priait, comme ployé sous sa pourpre, pareil aux suppliants hiératiques que l’on voit, taillés dans la pierre, sur les tombeaux d’autrefois...


V
LE TACOT ET LA TORPÉDO

Après la messe, l’abbé Pellegrin, qui avait regagné la sacristie, fut assailli par une foule de curieux où, certes, les admirateurs n’étaient pas en majorité: en vérité, ce sermon quoique sensationnel, avait déçu... Une telle éloquence ne pouvait plaire à des fidèles timorés et benoîts sur lesquels les prédicateurs font, d’ordinaire, ruisseler leurs homélies comme une eau tiède et fade. Mais on voulait voir de près ce «phénomène» que le cardinal, grand seigneur toujours original et quelque peu fantaisiste, avait distingué entre tous les prêtres de son clergé.

Gêné par cette cohue à laquelle s’étaient mêlés, avec des haussements d’épaules, les chanoines du chapitre, le curé de Sableuse allait se retirer, quand une femme audacieusement maquillée et décolletée fendit la presse en disant d’une voix sonore:

—Où est-il?... Je veux le voir!... Moi, je trouve qu’il a été très chic... Ou vous en fichera des prédicateurs comme lui!

C’était Mme Cousinet qui, suivie de son mari, s’élançait vers l’abbé Pellegrin... Dans un mouvement d’enthousiasme, elle tendit ses bras nus, cerclés d’or, d’ivoire et de bois, pour étreindre le prêtre, mais celui-ci recula d’un pas, l’air stupéfait.

—C’est vrai, dit l’ex-Lisette de Lizac, je perds la tête... L’habitude, entre artistes, de s’embrasser les soirs de générale quand la pièce a bien marché. Et vous savez, c’est un succès fantastique, un triomphe! J’étais dans la salle, je veux dire dans l’église... Ah! vous pouvez dire que vous leur avez bien envoyé ça!

—Je vous remercie, balbutia l’abbé qui reculait toujours, croyez que je...

Mais la dame reprenait de plus belle:

—Il y avait une cabale dans les coins, j’ai vu ça... Mais ça ne fait rien, mon cher curé, vous avez été étonnant, j’ai failli applaudir... Ah! quel talent vous avez! Vrai, à Paris, vous feriez salle comble tous les soirs, je veux dire tous les dimanches matin.

M. Cousinet, plus cérémonieux, serra la main à l’abbé en le félicitant «d’avoir si bien dit ce qu’il fallait dire»... En réalité, le nouveau châtelain de Sableuse n’en pensait pas un mot: cette éloquence triviale ne l’avait pas enchanté du tout et la froideur, la désapprobation de la plus grande partie de l’assistance ne lui avaient pas échappé: «Est-ce là, se demandait-il, le propagandiste qui convient pour faire réussir ma candidature? Il serait peut-être très bien comme agent politique socialiste... Soutane à part, il a tout ce qu’il faut pour séduire les révolutionnaires, mais, moi, je me présente comme conservateur: je suis le candidat des gens bien élevés, comme il faut, riches ou aisés pour la plupart... Ces électeurs-là, je viens de les voir dans la cathédrale: ils en ont fait, une tête, en écoutant le boniment de ce brave curé. Ah! non, je préfère me passer d’un bonhomme aussi compromettant. D’ailleurs, je demanderai conseil à Mgr Sibuë.»

Mais déjà le vide se faisait autour de l’abbé Pellegrin que madame Cousinet continuait à complimenter dans un langage de coulisses.

C’est à ce moment que l’abbé Lanthier s’approcha... Un sourire ironique errait sur ses lèvres minces et son regard, après avoir examiné avec quelque surprise mais aussi quelque intérêt, le visage peint de Lisette de Lizac, s’arrêta sur la bonne grosse figure, maintenant inquiète, du curé de Sableuse.

—Mon cher, prononça d’une voix douce le secrétaire du coadjuteur, je ne vous avais jamais entendu... Vraiment, c’est très curieux, très curieux. Ah! évidemment, cela nous change du genre d’éloquence qu’on nous enseignait au séminaire! Et cela vous vient tout seul, ces arguments, ces mots?

—Mais oui... Je dis les choses comme elles me viennent!

—Très curieux... Enfin! Mais je ne suis pas qualifié pour donner un avis sur votre façon de prêcher, mon cher curé... Monseigneur vient de rentrer à l’archevêché et me charge de vous dire que Son Éminence désire vous voir.

—Tout de suite?

—Elle vous attend...

Quelques minutes après, l’ancien brancardier régimentaire s’agenouillait devant le cardinal Arnaud de Blandignière... Mais aussitôt après l’avoir béni paternellement, le prélat lui tendait ses deux mains pour l’aider à se relever. Puis sans autre préambule, il lui demanda:

—Êtes-vous sincère?

A cette question, l’abbé Pellegrin eut un haut-le-corps... Il pâlit, puis rougit et, enfin, répliqua, d’une voix tremblante.

—J’espérais, au moins, une bonne parole de Votre Éminence... Il n’y avait que cela pour me remonter. Maintenant, je comprends... Pas la peine de chercher à me raccrocher: j’ai eu tort.

—Quel tort, mon enfant?

—Tort de monter dans cette chaire, trop haute pour moi, tort de parler à cette foule qui ne m’a pas compris, qui ne pouvait pas me comprendre. Mea culpa, c’est ma faute, ma très grande faute...

Le visage de l’abbé exprimait une telle douleur, humble et repentante, que le cardinal en fut ému.

—Si une faute a été commise, dit Son Éminence, elle ne l’a été que par moi... A moins, cependant, que dans cette chaire, où je vous ai prié de monter, vous ne vous soyez cru obligé de prendre une attitude, de jouer un rôle, de justifier une réputation que certains trouvent fâcheuse, mais qui m’intéresse et même me paraît sympathique. Votre sermon m’a touché, je vous l’avoue, mais, à un moment donné, je me suis repris en me disant: «N’est-ce pas une façon comme une autre de chercher le succès? Parle-t-il avec son cœur, cet homme qui me paraît naïf et rude? Et j’aurais horreur, je l’avoue, d’un menteur, d’un cabotin qui se couvrirait du sayon en poils de chèvre, qui se poudrerait la tête de la cendre des vrais prophètes.

Des larmes avaient jailli des yeux de l’abbé Pellegrin qui s’écria:

—Votre Éminence me soupçonne... Elle me prend pour un bourreur de crânes. Tout ce qu’elle voudra, mais pas ça!

Le cardinal l’observa en silence, pendant un instant, puis:

—Non, c’est impossible... Et ce serait dommage!

Il fit signe au prêtre de se rapprocher et, lentement, presque à voix basse, il articula:

—Ce serait dommage, oui, car l’Église manque de voix ardentes, bibliques comme la vôtre... Bibliques, je l’ai dit, car je crois que nos livres saints ne sont que les échos de paroles pareilles à celles que vous venez de prononcer. Ah! je me demande si la décadence de l’idée religieuse n’est pas due, précisément, à la mollesse, à la grisaille, au manque d’énergie de ceux qui sont chargés de la répandre... Née dans le peuple, la foi a perdu sa tradition vivifiante en devenant une espèce de philosophie académique que l’on explique, que l’on défend d’une voix mesurée, avec des arguments et des gestes d’avocats d’affaires... Moi-même, je me le reproche depuis longtemps, j’ai confondu cette religion essentiellement populaire avec je ne sais quelle littérature pour gens du monde. Trop de douceur, trop de cantiques, trop de couplets arrondis et de ritournelles faciles... Au fond, pour faire reculer le démon, il faut user d’invectives farouches, de menaces furieuses, et combattre avec la sainte colère des apôtres, lesquels ne se souciaient guère de plaire aux messieurs distingués et aux belles dévotes pour qui le Christ, sur sa croix, après trois jours d’agonie, ressemblait au joli garçon bien peigné qui fait des grâces sur les crucifix de la rue Saint-Sulpice. Mais rien ne serait plus odieux qu’une naïveté apprêtée, qu’une fausse véhémence, et voilà pourquoi je voulais m’assurer, mon fils, de votre sincérité.

Et comme le curé de Sableuse esquissait un geste de protestation contre ce doute qui le blessait au plus profond de lui-même, le cardinal ajouta:

—Non, je vous crois... Vous ne mentiriez pas à un vieillard comme moi qui vous ai défendu et qui, peut-être, vous défendra encore... Et puis, vous êtes un poilu!

—Éminence, dit simplement l’abbé, je suis venu, ce matin, à la cathédrale, en service commandé. Je ne demande rien, je n’ambitionne rien... Ici comme là-bas, je fais ce que je peux et l’estime de mes chefs, si je l’obtiens, me suffit.

—Vous avez, en tout cas, la mienne... Mais ce n’est pas en chef que je veux vous dire un dernier mot, c’est en ami. Un conseil: prenez garde, vous pouvez faire, sans le vouloir et même sans le savoir, beaucoup de mal à certaines des âmes que vous toucherez et que vous dominerez...

—Beaucoup de mal? se récria le curé de Sableuse, mais je ne veux jamais servir que la cause de Dieu et de l’Église.

Le cardinal lui prit les mains et dit:

—Soyez le bon prêtre qui distribue à tous, à tous, vous entendez, la vérité... Ne choisissez pas, dans votre troupeau, des brebis que vous chérirez et auxquelles vous passerez tout, tandis que vous traiterez durement les autres. Un danger vous menace et c’est celui de la popularité. La popularité, on l’obtient parfois sans rien renier de ce que l’on croit être vrai, mais on la garde rarement sans se composer une attitude, sans se mettre un masque, sans devenir injuste... Restez juste, même pour le pauvre pharisien dont Dieu n’a pas toujours parlé aussi sévèrement que vous. Allez, mon fils, je vous bénis...

Pendant que le vénérable cardinal s’entretenait ainsi avec le curé de Sableuse, M. et Mme Cousinet, qui s’étaient rendus aussi à l’archevêché, étaient reçus par Mgr Sibuë.

Le coadjuteur n’avait fait aucune difficulté pour ouvrir sa porte à ce couple que sa situation de fortune, son installation dans un château célèbre, avaient tout de suite classé parmi les plus notables habitants de la région. Mgr Sibuë, très renseigné sur tout ce qui touchait à la politique, savait aussi que M. Cousinet songeait à se présenter, comme candidat conservateur, aux prochaines élections, et c’était une raison de plus pour accueillir le mieux du monde cet important diocésain.

Lisette de Lizac avait approché, dans sa vie, maints personnages de marque, princes portugais, grands-ducs moscovites, ministres de la République, généraux, etc. Une vedette des music-halls parisiens n’est peut-être pas reçue partout, mais elle reçoit tout le monde, à commencer par le meilleur. Cependant pas le moindre prélat ne figurait dans sa collection et elle l’avoua, gentiment, en disant au grave coadjuteur:

—C’est rigolo, vous êtes mon premier évêque! A part, bien entendu, celui qui m’a flanqué une claque le jour de ma confirmation.

Mgr Sibuë prit le parti de sourire et ses lèvres se plissèrent avec une intention aimable.

—Madame, articula-t-il en serrant la main potelée et baguée de l’ancienne chanteuse, je suis heureux de faire votre connaissance, ainsi que celle de monsieur votre époux. Je sais quels sont vos mérites... J’ai entendu souvent parler de vous et dans les meilleurs termes.

—Ah! Votre Grandeur sait que j’ai été vedette au Casino de Paris? C’est vrai, j’étais très gobée du public...

—Non, madame, j’ignorais, je l’avoue, votre passé et vos succès d’artiste: je faisais allusion à l’affection, à l’estime que vous avez déjà su inspirer aux populations de ce pays. Vous êtes bonne, vous êtes charitable, vous êtes pieuse... C’est parfait et je vous en félicite, comme je félicite votre mari d’avoir, en votre personne, une épouse aussi accomplie...

M. Cousinet, d’abord un peu gêné par les inutiles indiscrétions de Lisette, s’inclina, la bouche en cœur...

—Monseigneur, dit-il, ma femme a été artiste et, vous le voyez, elle ne s’en cache pas... Quand on a eu sa situation au théâtre, on a peut-être le droit d’en être fière, même devant Votre Grandeur.

—Croyez, dit Mgr Sibuë, que je salue le talent partout où il se manifeste, surtout quand il est accompagné de la charité. Vous continuez la tradition de M. et Mme de Sableuse... Votre nom sera béni comme le leur.

—Et même un peu plus, je l’espère, dit M. Cousinet, car nous avons l’intention de faire plus largement les choses... Nous avons les moyens!

—Les occasions d’être généreux à bon escient ne vous manqueront pas.

—J’ai déjà décidé de retaper l’église de Sableuse...

—Excellente idée! La maison du Seigneur ne saurait être trop belle... Mais nous avons ici, à l’archevêché, des œuvres très intéressantes auxquelles, hélas! la dureté des temps porte un cruel préjudice. Cette loi de séparation...

—Quand je serai député, je n’aurai rien de plus pressé que de demander le rétablissement du Concordat, avec le remboursement de toute la galette qu’on a volée à l’Église.

—«Volée» est bien le mot, soupira Mgr Sibuë. Mais, en attendant, les temps sont difficiles.

—Comptez sur moi pour ce que vous voudrez, Monseigneur.

—Oui, Votre Grandeur peut y aller, ajouta Mme Cousinet, nous sommes prêts à arroser... Nous savons bien que la politique, c’est une question d’argent!

Le coadjuteur fronça légèrement les sourcils, mais aussitôt, il reprit son air aimable et déclara:

—Évidemment, madame, la défense d’une cause, si bonne soit-elle, comporte des sacrifices personnels... Ils trouvent d’ailleurs, le moment venu, leur récompense, soit ici-bas, soit là-haut. M. Cousinet sera, j’en suis sûr, parmi les élus et ici-bas, pour commencer. Alors, mon cher diocésain, votre nom figurera aux prochaines élections sur la liste conservatrice?

—Oui... La liste n’est pas encore composée, mais il y a un fait sûr et certain, c’est que je serai dessus. Et justement, Monseigneur, je venais vous demander un conseil... Dès maintenant—les élections ont lieu dans six mois—je dois préparer et pousser ma propagande: il ne faut pas que, le moment venu de choisir les candidats, le Comité central puisse me dire: «Mais on ne vous connaît pas!» J’ai donc pensé à me servir, pour faire mousser ma petite affaire, d’une personnalité populaire dans le pays... Votre Grandeur devine de qui je veux parler?

—Je ne vois pas, répondit l’évêque avec un geste évasif.

—C’est le curé de Sableuse que nous venons d’entendre à la cathédrale.

—Ah! fit Mgr Sibuë d’un air froid.

—N’est-ce pas une bonne idée?

Le prélat restant silencieux, M. Cousinet reprit:

—Oui, je comprends et votre pensée répond à la mienne... Après avoir entendu ce sermon, je me demande si M. l’abbé Pellegrin est bien indiqué pour me faire connaître des électeurs, moi, le propriétaire du château de Sableuse, un homme qui a une grosse situation et qui veut représenter à la Chambre les gens comme il faut...

Mgr Sibuë ne répondait toujours pas et M. Cousinet repartit de plus belle:

—Votre Grandeur est embarrassée, je le conçois, de me donner son opinion sur un des membres de son clergé!... Mais je devine ce qu’elle ne veut pas me dire: ce brave curé me compromettrait et finirait par me faire blackbouler.

Mgr Sibuë rajusta ses lunettes d’acier sur son nez pointu, puis, avec une sorte d’ironie amère, il répliqua:

—Pas du tout, monsieur, ce prêtre vous apporterait un concours infiniment précieux.

Ces mots enchantèrent Lisette de Lizac qui, battant des mains, se tourna vers son mari et s’exclama:

—Ah! tu vois, Émile, je te l’avais bien dit... Moi, je l’adore, ce curé!

Mgr Sibuë continuait:

—Je suis bien obligé de reconnaître que l’abbé Pellegrin exerce une grande influence, non seulement à Sableuse, mais encore à plusieurs lieues à la ronde... Ses allures, son langage plaisent aux paysans et surtout aux ouvriers, surtout à ceux qui ont fait la guerre: j’ai mon opinion sur son genre de popularité, mais enfin, je dois constater le fait. Évidemment, ce matin, le curé de Sableuse n’a pas séduit son auditoire et j’en suis désolé, je l’avoue, car j’aime ce prêtre simple, franc, vraiment évangélique, malgré son absence de douceur. Mais les citadins sont difficiles: on les a habitués à un style plus élevé... A la campagne, tels défauts deviennent des qualités. Je vous conseille donc, cher monsieur, d’utiliser les services réels que peut vous rendre cet excellent homme... Mais vous a-t-il promis son concours?

—A peu près, et je crois qu’en insistant...

—Parfait! je suis enchanté d’apprendre qu’il s’oriente vers le parti dont vous serez, je l’espère, un des élus les plus écoutés. Car, entre nous, je craignais de le voir évoluer vers les opinions soi-disant démocratiques... C’est ce qui arrive le plus souvent à ces prêtres qui se laissent entraîner par leur tempérament et griser par l’accueil qu’on leur fait dans certains milieux. Tant mieux donc si l’abbé Pellegrin marche avec vous et pour vous... Vous en tirerez profit tous les deux.

—Dites tous les trois, Monseigneur, plaisanta Mme Cousinet, car je serai la femme d’un député!

—Madame, fit le coadjuteur, disons plutôt que ce sera un excellent résultat pour nous tous, car le succès de la bonne cause, c’est le succès des honnêtes gens et notre pauvre France a bien besoin que le règne des impies prenne fin au plus tôt. Les épreuves de la guerre l’ont déjà purifiée, mais il nous faut de bonnes élections pour mériter les grâces de la Providence.

—C’est vrai, dit Mme Cousinet, il faut envoyer des honnêtes gens à la Chambre, des gens qui ont de la surface, qui savent ce que c’est que le maniement des affaires... Nous en avons assez d’être gouvernés par des sans-le-sou!

—La défense des idées religieuses et des intérêts, voilà mon programme! déclara Cousinet.

—Ceci ne va pas sans cela, fit Mgr Sibuë en reconduisant le couple qui paraissait enchanté de cette flatteuse réception. Et comme il soulevait lui-même la lourde portière qui cachait la porte de son cabinet, il ajouta:

—Madame, je compte sur vous pour nos œuvres... Nous en avons de très intéressantes. Je vous inscrirai parmi ces dames des comités: elles seront enchantées de vous accueillir. J’en parlerai à madame la marquise de Longpré...

Lisette de Lizac accepta avec ravissement et dès quelle eut repassé le seuil de l’archevêché, elle dit à M. Cousinet:

—Il est vraiment très gentil, Monseigneur! Vrai, ça vous change de ces malappris qu’on rencontre partout aujourd’hui.

La torpédo des nouveaux châtelains les attendait devant le palais épiscopal... A côté, stationnait le tacot du docteur Profilex, qui attendait l’abbé Pellegrin pour le ramener à Sableuse.

—Rentrons vite, dit Mme Cousinet, il est près de midi et nous ne serons pas à table avant une heure.

Suivie de son mari, elle se dirigeait vers sa voiture, quand l’abbé Pellegrin sortit à son tour de l’archevêché.

—Cela tombe bien, lui dit-elle... Mon cher curé, je vous enlève!

—Oui, dit Cousinet, nous vous emmenons...

Le curé, embarrassé, répondit:

—C’est que mon vieux copain, le toubib, est là avec sa bagnole... Je ne peux pas le plaquer!

—Bah! il ne vous en voudra pas pour cela... Je tiens à rentrer à Sableuse avec vous. Une idée!

—Madame...

—Tenez, je vais le dire à votre ami... C’est le docteur Profilex, n’est-ce pas, de Sableuse?

—Oui, vous ne le connaissez pas? Un brave type... Impossible de le laisser tomber.

Mais Mme Cousinet, avec l’allure et le sourire d’une grande dame qui consent à faire connaître sa volonté à un simple mortel, s’était approchée du tacot et s’adressant à son conducteur, disait:

—Docteur, nous sommes les nouveaux châtelains de Sableuse... Nous vous prenons M. le curé pour le reconduire chez lui. Voilà!

Le docteur Profilex n’eut qu’un regard froid pour cette femme oxygénée et maquillée qui, évidemment, croyait produire sur lui une vive impression. Il s’inclina, mais avant de répondre il lança à l’abbé Pellegrin:

—Est-ce vrai, curé, que vous préférez la 40 chevaux à mon vieux tacot?

L’abbé allait répondre «Non, mais des fois!» quand, Lisette de Lizac, tendant ses bras nus, le saisit et le poussa vers la torpédo.

—Allons, dit-elle, laissez-vous faire... C’est moi qui vous le demande. Vous n’allez pas faire le vilain!

Le curé de Sableuse n’osa pas résister à cette pression doucement tyrannique, mais avant de monter, il répondit au docteur Profilex:

—Excusez-moi... Vous voyez, je ne peux pas refuser.

Quelques secondes après, la robuste voiture se mettait en marche et, dans un élan souple et silencieux, filait vers Sableuse à toute allure.

Quant au docteur Profilex, il tournait la manivelle de son tacot pour réveiller, si possible, le moteur paresseux et il murmurait, avec un sourire de vieux philosophe:

—La torpédo du pharisien... Encore un sujet de sermon pour ce bon M. le curé!


VI
UN HOMME DU PASSÉ

Quelques jours après, l’abbé Pellegrin rentrait avec Poilu à sa cure après avoir fait une tournée chez les pauvres du village, quand Valérie, sa vieille bonne, qui l’attendait sur le seuil, lui dit en le débarrassant de son chapeau et de son parapluie:

—Eh ben, en v’là une nouvelle!

—Quoi donc?

—Monsieur le comte est revenu!... Il est à la Saulnaye, avec madame et M. Pierre.

—Pas possible... Il m’avait cependant assuré qu’il ne remettrait jamais les pieds dans le pays. Au fait, tant mieux... Mais qui vous a dit ça, Valérie?

—Évariste, vous le savez, le vieux domestique qu’ils avaient emmené à Paris... Il est venu, y a pas plus d’un petit quart d’heure, pour me dire: «Madame Valérie, nous voici... C’est nous. Monsieur le comte ne peut pas se faire à son appartement de Paris... Il étouffe. Quant à madame la comtesse, elle s’ennuie. Il n’y a que M. Pierre qui s’accommodait très bien de cette existence-là. Moi, je m’y faisais... Alors, puisque voici la belle saison, nous avons décidé de nous installer pour quelque temps à la Saulnaye. Ça ne vaut pas le château, mais on y est bien tout de même... Prévenez donc monsieur le curé et dites-lui que nous serions bien aises de le voir... La Saulnaye, c’est pas bien loin de Sableuse: deux coups de pédale et on est chez nous!» Sur ce, j’ai offert à M. Évariste, qui est un homme bien aimable, un petit verre de cassis...

L’abbé répondit simplement:

—J’y vais!

Et bientôt, toujours suivi de Poilu, il roulait à bicyclette vers le pavillon de la Saulnaye, situé à trois kilomètres du village... Tout en pédalant d’un jarret vigoureux, il se réjouissait à la pensée de revoir les anciens châtelains avec qui, pendant plus de dix ans, il avait entretenu d’affectueuses relations: les Sableuse étaient, à ses yeux et d’ailleurs à ceux de quiconque les connaissait, les plus braves gens du monde...

Sur la route, à mi-distance, il rencontra Pierre de Sableuse, l’ex-lieutenant de chasseurs à pied, le fils du comte Hector. Les deux hommes échangèrent une cordiale poignée de mains, puis, tout de suite, Pierre expliqua:

—Oui, nous nous installons à la Saulnaye, tout ce qui nous reste! L’air d’ici manquait à mes parents. Et moi, j’avoue que je ne suis pas fâché de me reposer un peu dans ce petit coin tranquille...

Et comme l’abbé Pellegrin se déclarait enchanté de cette décision, il reprit, après quelque hésitation:

—Qu’en pensera-t-on à Sableuse?

—Mais que vous avez bien fait, mon lieutenant... Vous savez que votre famille a laissé les meilleurs souvenirs dans le pays.

—Des souvenirs, oui, c’est bien cela. Au fond, on sera surpris de nous revoir, on dira: «Ils ne sont pas fiers de revenir après avoir vendu leur vieille maison.»

—Il n’y a ici que de braves gens et...

—Au fait, on dira ce qu’on voudra. D’ailleurs, moi, je ne verrai personne... Je me promènerai, je lirai, je travaillerai—vous savez que je me suis mis à faire mon droit—et, le moment venu, je chasserai. Le principal, c’est que mon père retrouve sa santé et que ma mère maintenant à peu près consolée d’avoir dû quitter à jamais le château de Sableuse, se repose ici à l’ombre de ces vieux arbres, les seuls qui, maintenant, soient encore à nous!

Pierre donna quelques tapes amicales à Poilu qui, tout de suite, l’avait reconnu.

—Toujours solide, ce rescapé de la grande bagarre?

—Oui, répliqua l’abbé, Poilu est toujours d’attaque... mais ce n’est plus, Dieu merci, une attaque de grand style, comme ils disaient. Aujourd’hui, nous l’avons, le vrai filon, nous sommes dans nos foyers!

—Tout le monde ne peut pas en dire autant, soupira le fils de l’ancien châtelain.

Mais ils arrivaient à la Saulnaye, ancien pavillon de chasse Louis XIII qui reflétait dans un étang bordé de vieux saules et de hautes herbes sa façade à moitié recouverte de glycines et de lierre...

Le comte de Sableuse apparut sur le seuil: à la vue du curé qui s’empressait vers lui, il fit quelques pas en avant, non sans s’appuyer sur une canne à forme de béquille et s’exclama, joyeusement:

—Ah! je savais bien que vous viendriez tout de suite, courtisan du malheur!

—Vous n’en doutiez pas, je suppose, répondit le prêtre en appuyant sa bicyclette contre le perron de pierre.

—Je vous attendais, dit le comte en lui tendant la main.

Le curé et le vieux gentilhomme, suivis de Pierre et de Poilu, pénétrèrent dans le pavillon. Mme de Sableuse, assise dans un fauteuil de tapisserie, au milieu d’une sorte de salon rempli de meubles disparates, fit un affectueux accueil au visiteur... Vêtue d’une robe noire, coiffée d’un bonnet de dentelles qui enserrait des bandeaux de cheveux gris, elle paraissait plus de soixante ans, bien qu’elle eût à peine atteint la cinquantaine: son visage était d’ailleurs celui d’une femme lasse et comme découragée. Elle n’en affirma d’ailleurs pas moins à l’abbé Pellegrin qu’elle se portait fort bien, surtout depuis son arrivée à la Saulnaye.

Le fait est, dit le comte, qu’installé ici depuis quarante-huit heures à peine, je me sens moi-même tout ragaillardi...

Il plaisanta:

—Et moi, je ne suis pas tout jeune comme ma femme... J’ai soixante-dix ans bien sonnés!

M. de Sableuse était un grand vieillard qui avait dû être beau et qui gardait une allure imposante malgré ses épaules voûtées et sa démarche difficile: son visage un peu rude quoique affiné par une moustache et une barbiche blanches à la Henri IV, était creusé de rides profondes, mais ses yeux d’un bleu transparent, avaient une charmante expression de douceur et de naïveté.

—Oui, déclara-t-il après les premières paroles de bienvenue, nous sommes revenus à la Saulnaye... Jadis ce n’était pour nous qu’une vieille baraque sans importance. Maintenant, c’est notre maison. Il est vraiment fort heureux que nous ne l’ayons pas vendue avec le château... Nous aurions été obligés de passer la belle saison dans ce Paris qui est devenu inhabitable depuis la guerre. Nous vivons là-bas dans un appartement qui nous paraît minuscule et qui coûte un prix fou... Ah! c’est que les temps sont difficiles pour ceux que la guerre n’a pas aussi bien traités que cet excellent M. Cousinet. A propos, l’avez-vous vu... chez lui?

—Je lui ai rendu visite, avoua l’abbé... Pas moyen de faire autrement.

—Mais c’est tout naturel... Il est un de vos paroissiens. Vous avez fait la connaissance de Mme Cousinet? Ah! reconnaissez qu’elle est plus gaie que nous... Un peu originale, peut-être, mais ne sommes-nous pas, nous aussi, des originaux à notre manière? Allons, mon cher curé, tout cela s’annonce très bien pour vous. Ces personnes sont riches et vos pauvres, pour qui vous plaidez si bien, connaîtront sans doute bientôt leur générosité.

Il y avait un peu d’amertume dans ces propos du vieux gentilhomme et sa femme d’une voix douce, comme lointaine, lui dit:

—Mon ami, ne nous plaignons de rien, ni de personne...

—Mais, repartit le vieillard, nous ne nous plaignons pas... Nous n’en avons pas le droit. Nous devons même, somme toute, nous estimer heureux d’avoir vendu Sableuse dans de bonnes conditions, à des gens qui nous ont payés rubis sur l’ongle. Ainsi, nous avons pu liquider une situation que la guerre avait encore aggravée... Quoi de mieux?

Mais le comte soupira profondément en prononçant ces mots, et, dans le silence qui était tombé, il reprit:

—Me plaindre? Pourquoi? Je dois avoir pris, depuis si longtemps, l’habitude de l’exil. J’ai d’ailleurs été à bonne école. Comme Mgr le comte de Chambord, que j’ai eu l’honneur de servir jusqu’à son dernier jour, j’ai toujours été exilé de mon époque; je le suis maintenant de ma maison... Je dois suivre la destinée de ceux que toutes sortes de Cousinets délogent et chassent de partout. Évidemment, il faut me soumettre à cette loi implacable qui a frappé de meilleurs que moi, à commencer par le Prince qui, né au palais des Tuileries, est mort dans une bicoque. Sa Saulnaye à lui! Encore n’était-elle pas en France. Me plaindre? Mais Monseigneur ne s’est jamais plaint... Et même il a eu cet admirable courage qui consiste à faire semblant d’espérer.

—Suivons donc cet exemple, dit madame de Sableuse.

Son fils avait eu un léger haussement d’épaules et c’est d’une voix claire, quasi joyeuse, qu’il s’exclama:

—A l’entendre, papa, on croirait que nous sommes finis... Quelle drôle d’idée! Le passé, toujours le passé...

—Nous sommes des gens du passé.

—Pas moi, fichtre, en tout cas! Nous ne pouvons cependant pleurer éternellement le comte de Chambord... C’est un peu comme si nous n’arrivions pas à nous consoler de la mort de Louis XVI! Je pense au contraire, qu’il faut, non pas regretter ce qui n’est plus et ne peut plus être, mais nous occuper du présent et lui tenir tête, carrément. Je t’assure qu’à la tête de ma compagnie de chasseurs, je se me sentais pas du tout un homme du passé... Et je ne me laissais pas déloger de ma tranchée! Allons, ne prenons pas des attitudes de vaincus... Moi, je suis de mon temps et je ne céderai pas devant tous les Cousinets de la terre!

—Possible, dit M. de Sableuse d’un air sombre, mais l’un d’eux est chez nous et il y est bien.

—Bah! nous arriverons peut-être à l’en faire sortir un jour ou l’autre... Et, en attendant, nous ne sommes pas mal ici!

L’abbé Pellegrin avait souvent entendu son vieil ami se lamenter sur la misère de ces temps où il ne suffit évidemment pas d’avoir fait partie de la petite cour de Frohsdorff pour jouer un rôle dans la société moderne; le bon curé savait que l’ancien gentilhomme d’honneur du dernier «roi légitime» de France vivait surtout de regrets sans cesse ravivés et que même à l’époque où le comte Hector habitait son château familial, il éprouvait une sorte de jouissance amère à se dire exclu d’un siècle où il n’avait d’ailleurs pas cherché à se faire une place.

Et, une fois de plus, l’abbé, qui ne comprenait pas cette sorte de répulsion inspirée par une époque vraiment digne d’être vécue, argumenta:

—Vous voilà encore dans vos idées noires, monsieur le comte... Et tout à l’heure vous me disiez que votre retour au pays vous avait ragaillardi! Chassez donc ce cafard-là! D’abord, il faut se dire que le bon Dieu a ses idées qui valent bien les nôtres... Avant de critiquer les ordres, faut savoir ce que donnera la manœuvre: nous jugeons trop vite les hommes et les événements et souvent, nous sommes obligés de reconnaître, par la suite, que le plan dont nous ne pensions rien de bon a donné d’excellents résultats. La cause que vous avez servie est perdue, M. Cousinet s’est installé en maître à Sableuse, les temps sont difficiles, c’est vrai... Et, certes, je m’en voudrais de trouver que c’est le rêve, mais, enfin, vous avez bien quelques raisons de remercier le Ciel, qui n’a tout de même pas été si rosse que ça avec vous... Vous avez perdu votre château, votre fortune, à cause de la guerre, mais vous avez gardé votre fils, alors que vous auriez pu le perdre aussi, par-dessus le marché. Songez donc, un chasseur à pied qui n’a lâché le front que juste le temps de se guérir de ses blessures! Cela pèse dans la balance, une veine comme celle-là! Ah! votre fils en a mis pour deux, lui, et bien loin de se tenir ou d’être tenu à l’écart de son époque, il s’est collé à la besogne, et comment! Ce n’est donc rien, cela, d’avoir un fils qui est revenu de la guerre avec tous ses membres, avec la croix d’honneur et la victoire? Le comte de Chambord, la légitimité, le retour du roi de France, faut y renoncer, rien à faire... Mais le présent devrait vous consoler de tout ça, monsieur de Sableuse, et, si j’étais à votre place, je remercierais le bon Dieu tous les jours, comme le fait sans doute madame la comtesse, laquelle, permettez-moi de vous le dire, est bien plus raisonnable que vous.

Et il s’exclama dans un gros rire cordial:

—Allons, faut pas vous en faire... Ça ne sert à rien! Je crois même que ça empêche plutôt les choses de s’arranger, parce que la Providence aime les gens de bonne volonté!

Le vieillard ne put s’empêcher de sourire en répliquant:

—Vous me faites du bien. Mon fils m’a dit qu’au front, vous avez toujours été de bonne humeur, même dans les pires moments.

—Oh! cela m’était facile... Moi, je pouvais faire le rigolo, je n’avais personne derrière moi, sinon cette pauvre Valérie qui me fait des scènes tous les jours mais qui, je crois, m’aurait bien pleuré, au moins jusqu’à l’arrivée de mon successeur. Sans compter que, dans le métier de brancardier, un peu de gaîté, c’est utile, ça ravigote les clients et, parfois, ça les empêche de se laisser glisser... Ah! c’est un peu comme brancardier que je viens chez vous et, vous voyez, mon petit truc réussit encore. Vous voilà moins triste que tout à l’heure, vous réagissez, il y a du bon!

Quand le curé de Sableuse, que ses devoirs rappelaient au village, eut réenfourché sa bicyclette et, suivi de Poilu, quitté la Saulnaye, le comte Hector dit à son fils:

—C’est vrai que ce brave curé apporte avec lui de l’optimisme et de la bonne humeur... La guerre l’a transformé, lui aussi: il a pris une rondeur populaire, une jovialité entraînante qui doivent le faire aimer plus encore.

—Oui, dit Mme de Sableuse, mais pourquoi emploie-t-il ces expressions triviales? Sans jouer à l’abbé de cour, il pourrait peut-être user d’un vocabulaire plus choisi.

—Bah! intervint Pierre, c’est une habitude prise pendant la guerre. Et, comme il ne fréquente guère les salons, à part le tien, maman...

—Et celui de Mme Cousinet! dit le comte.

—Oh! reprit Mme de Sableuse, je ne l’ai aperçue qu’une fois, pendant les pourparlers de la vente... Mais je ne crois pas qu’elle s’offusque du langage de ce brave curé. Moi non plus, au fait, d’autant plus que j’en ai entendu bien d’autres, à Paris, même dans le meilleur monde.

—Oui, déclara son mari, c’est le nouveau style... Évidemment, il n’est pas fait pour exprimer les idées que j’ai servies en l’auguste personne du comte de Chambord!

—Et pourquoi? protesta Pierre... On peut être traditionaliste en parlant argot. J’ai connu à Paris des royalistes qui n’ont rien d’académique, ni dans leur esprit, ni dans leur langage, ils engueulent la République et même ils annoncent, en propres termes, qu’ils vont la f...iche par terre.

—Peuh! des Orléanistes!...

Et il y avait tant de mépris dans cette exclamation du vieux fidèle de la légitimité défunte, que Pierre de Sableuse jugea prudent de ne pas insister.

Il sortit, se rendit à l’écurie, détacha son alezan et, s’étant mis en selle avec la souplesse d’un vrai cavalier, il poussa un galop jusqu’aux approches du parc de Sableuse.

Le soir tombait, un soir d’été que traversaient des brises tièdes et parfumées; sur le ciel rose, où des nuages frangés d’or s’allongeaient, les arbres centenaires découpaient en noir leurs branches entrelacées et leurs feuillages légers. Là-bas, par delà des haies vives, au pied du clocher de Sableuse, brillaient déjà les premières lumières du village et, plus loin encore, dans la plaine, les sirènes des usines lançaient dans l’air transparent, sous le déroulement des fumées, leur hululement qui annonçait la sortie des ateliers...

Pierre de Sableuse devinait, au sommet de la colline boisée, la silhouette du château qui, aujourd’hui, n’était plus le sien et cette vision lui gâtait quelque peu un décor familier qu’il avait cependant retrouvé avec joie.

Comme il longeait le parc, il vit venir vers lui, mais de l’autre côté de la clôture, une auto découverte dont le volant était tenu par une femme... «Notre remplaçante! se dit-il avec un sourire... Mme Cousinet fait son tour de propriétaire et, ma foi, elle à l’air de conduire avec une certaine maestria. N’importe, une chauffeuse dans ce vieux parc qui n’a vu que des amazones, c’est amusant! Mon père, lui, trouverait cela profondément triste...» Il s’apprêtait à saluer au passage Mme Cousinet, qu’il avait rencontrée à l’époque où s’était conclu l’achat de Sableuse, mais l’auto s’arrêta en quelques mètres et le jeune homme, qui s’était découvert en s’inclinant, entendit la nouvelle châtelaine lui dire avec une désinvolture d’ailleurs piquante:

—Tiens, vous voilà? Enchantée... Mais pourquoi n’êtes-vous pas entré?

Seule sur la voiture, ses bras appuyés sur le volant, elle était tête nue et le vent l’avait quelque peu décoiffée: ses cheveux blonds, trop blonds peut-être, s’ébouriffaient autour de son visage peint, mais qui, dans le crépuscule, paraissait d’une jeunesse et d’une beauté délicieuses.

—Madame, répondit Pierre, je ne me serai, pas permis... D’ailleurs, je vous l’avoue, je n’y ai pas songé.

—Ça n’est pas gentil! prononça-t-elle sur un ton de petite femme gâtée...

Puis, plus grave:

—Ah! oui, je comprends... Vous nous en voulez un peu, n’est-ce pas?

—Pas le moins du monde, madame.

—Bien vrai?

—Bien vrai.

—Alors, ça va...

Mme Cousinet examinait, d’un regard évidemment connaisseur, le jeune et élégant cavalier et après un court silence, elle lui dit avec la voix la plus naturelle:

—Savez-vous que vous faites très bien sur ce canard? Vous devriez vous exhiber au cirque Molier. Vous en auriez du succès, auprès de ces dames et, surtout, de ces demoiselles!

—Voilà, madame, une chose à laquelle je n’ai pas songé non plus.

—C’est dommage. Mais ici, à Sableuse, parler du cirque Molier, c’est fou! Nous sommes au bout du monde... Que voulez-vous, j’ai tant vécu à Paris!

—Vous allez bien vous ennuyer ici, madame?

—Mais non, c’est charmant! Moi, j’adore la campagne... Vous savez, comme toutes les artistes!

—Vous êtes artiste, madame?

—Je l’ai été et, moi, du moins, je ne m’en cache pas, je m’en vante! Voyons, Lisette de Lizac...

—Du Casino de Paris?

—C’est cela... Du Casino!

—Vous êtes Lisette de Lizac? Ah! ça, par exemple...

—Vous ne vous attendiez pas à celle-là!

—Mais aussi, je me disais le jour où je vous ai rencontrée pour la première fois en compagnie de votre mari: «Je n’ai jamais vu Mme Cousinet et cependant c’est une femme dont j’ai été amoureux!»

—Amoureux de moi?

—Non, madame, amoureux de Lisette de Lizac.

—Comme c’est amusant! Racontez-moi ça...

—Rien de plus simple. Étant en permission, je me suis arrêté à Paris et je suis allé vous applaudir. Vous jouiez dans une revue... Cela s’appelait, attendez donc...

—En quelle année?

—17...

—En 17, c’était T’en veux, chéri?

—En effet, il me semble me souvenir...

—J’étais la vedette. Je paraissais dans une scène d’apaches, dans une scène patriotique où je dansais le tango sur l’air de la Marseillaise et je terminais dans le Triomphe de la France... Je faisais la France, naturellement.

—Oui, et vous étiez superbe... Une ligne, un galbe, des jambes! Mais je vous demande pardon: j’ai tort de parler à Mme Cousinet des jambes de Lisette de Lizac!

—Pourquoi? Ce sont les mêmes.

—Et voilà pourquoi j’ai été amoureux de vous...

—A cause de mes jambes?

—A cause de tout.

Mme Cousinet se mit à rire:

—Il faut dire que je ne cachais pas grand chose!

—De retour dans ma tranchée, j’ai gardé longtemps en moi le souvenir de cette apparition... Oui, je me suis endormi plus d’une fois en pensant à Lisette de Lizac!

—Pauvre garçon!

—Pourquoi? On n’est pas à plaindre lorsqu’on a, au fond de soi, une jolie image qu’on peut contempler quand on veut, quand on est triste, quand on cherche à oublier une réalité affreuse... Lisette de Lizac m’a fait du bien: j’en remercie Mme Cousinet!

—C’est un succès et j’en suis fière! Mais il faut croire que vous avez perdu la jolie image, car vous ne m’avez pas reconnue...

—Elle s’était un peu effacée. Tant d’événements et cinq années! Et puis...

—Vous n’allez pas me dire, au moins, que j’ai beaucoup changé?

—Non certes... Mais, enfin, je ne m’attendais pas à vous retrouver chez un notaire sous les espèces d’une riche bourgeoise qui allait m’acheter le château de mes pères! Vous reconnaîtrez que de Sableuse au Casino de Paris, il y a loin...

—Eh bien, vous voyez, vous vous trompiez!

—Mais aujourd’hui la jolie image est redevenue très nette... Je vous revois telle que vous étiez ce soir-là et telle que je vous ai emportée dans ma cagna, en Argonne.

—Chut! Il faut déchirer cette image-là: on y voit trop mes jambes. Lisette de Lizac a quitté le théâtre, elle a renoncé à l’art, elle s’est transformée en Mme Cousinet.

—Je vous présente mes respects, madame, fit Pierre de Sableuse en affectant plaisamment un ton cérémonieux.

—Et dans quelques mois, je serai la femme de M. Cousinet, député.

—Ah! votre mari songe à faire de la politique?

—Dans sa situation, c’est tout indiqué.

—Où se présente-t-il?

—Ici... Il se fera inscrire sur la liste du département.

—La liste radicale, sans doute? Peut-être même socialiste. Dame, quand on est châtelain, il est assez dans la tradition de se montrer un peu révolutionnaire.

—Eh bien, pas du tout, nous sommes conservateurs. M. Cousinet veut défendre la bonne cause...

—Bravo! je voterai pour lui.

—Vous plaisantez? Mais c’est très sérieux...

—Je n’en doute pas, chère madame!

—Mon mari estime que c’est son devoir de servir le pays... il l’a fait pendant la guerre, dans ses usines, il le fera pendant la paix, à la Chambre.

—Noble ambition!

—N’est-ce pas que c’est bien de se dévouer ainsi? Seulement, voilà, ce n’est pas facile... Mon mari est nouveau venu dans le pays: on le connaît à peine. Et la grande affaire, pour lui, c’est de composer sa liste... Il lui faut des gens tout à fait bien,

—Ah! madame, je suis bien tranquille, votre mari en trouvera. M. Cousinet est un débrouillard... Mais ne parlons pas politique: j’ignore le premier mot de toutes ces questions!

Mme Cousinet parut songeuse; brusquement, elle demanda:

—Votre père ne s’est jamais présenté?

—Présenté à quoi, madame?

—Aux élections.

—Mon père ne rit pas souvent, mais il rirait bien s’il vous entendait.

Par-dessus la clôture, Lisette de Lizac tendit la main à Pierre de Sableuse qui y posa ses lèvres.

—Il se fait tard, dit-elle... Bonsoir, beau cavalier!

—Adieu, charmante chauffeuse!

—Adieu? Pourquoi? Vous m’en voulez de vous avoir parlé politique? Moi, je vous ai bien permis de me parler de mes jambes... Au revoir, mon cher!

Et, mettant sa voiture en marche, elle fit un rapide virage en poussant un éclat de rire... Elle était déjà loin, lorsque Pierre se décida à reprendre, au galop de son cheval impatient, le chemin de la Saulnaye.

Quelques minutes plus tard, Mme Cousinet rentrait au château et se mettait à table avec son mari pour dîner.

—J’ai trouvé ta tête de liste, dit-elle lorsque le maître d’hôtel se fut retiré.

—Pardon, il me semble que c’est à moi de...

—Non, il te faut un type épatant, un as, une vedette, quoi! Toi, tu seras, si tu veux, le deuxième de la distribution...

—Alors, à qui as-tu pensé?

—Au comte Hector de Sableuse! Hein, crois-tu que ça la posera un peu là, ta liste de conservateurs? Ce vieux bonhomme est très gobé dans le patelin, il a fait beaucoup de bien à des tas de gens et il ne leur a jamais rien demandé... S’il se présente, il sera élu et il fera élire les autres. N’est-ce pas que c’est une idée?

M. Cousinet, aussitôt séduit, s’exclama:

—En effet... Et dire que je n’y avais pensé! Mais je croyais le comte définitivement parti... Je n’ai appris que ce matin, par un garde-chasse, qu’il s’était installé à la Saulnaye. Évidemment, le comte Hector de Sableuse ferait très bien en tête de liste. Moi, Cousinet, je viens aussitôt après. Les trois autres, nous les trouverons sans peine. D’ailleurs, il est à peu près certain que seuls, les deux premiers seront élus... Oui, mais, voudra-t-il? Je me suis laissé dire que c’était un vieux sauvage...

—Bah! dit madame Cousinet, nous en avons conquis de plus sauvages que lui. Et puis, n’oublie pas ceci: il est pauvre.

—C’est vrai, dit l’homme riche, et un pauvre, ça ne résiste jamais bien longtemps. Et puis, pourquoi résisterait-il, celui-là? Un siège de député, un mandat tout cuit et qui ne coûte rien, ça ne se refuse pas. J’irai demain à la Saulnaye...

Le lendemain, M. Cousinet se présenta chez M. de Sableuse qui le reçut aussitôt avec une assez froide courtoisie. Mais le millionnaire était bien persuadé que sa proposition serait mieux accueillie et, après quelques banales formules de politesse, il la formula, carrément.

Le comte ne l’interrompit pas une seule fois et même ne lui répondit pas tout de suite.

—Vous consentez, n’est-ce pas? dit l’ambitieux châtelain... Il s’agit, je le répète, de former une liste d’honnêtes gens dont le programme est nettement conservateur.

—Conservateur! répliqua M. de Sableuse avec une inquiétante ironie... Mais, mon cher monsieur, qui vous a dit que je voulais conserver quoi que ce soit?

—Il s’agit de l’ordre, de...

—Non, vous voulez conserver ce que vous avez et voilà pourquoi, j’imagine, vous êtes conservateur. Moi, j’ai tout perdu. Ce ne serait rien encore, si tout ce que j’ai cru, défendu, aimé n’était perdu aussi... Je suis, monsieur, un homme du passé, d’un passé mort à jamais. Et je ne conserve que des souvenirs.

—Nous défendrons le passé, la tradition.

—A quoi bon? Je vous dis que c’est mort...

—Cependant, il y a un parti qui oppose à la Révolution une barrière. C’est le drapeau de ce parti que je vous demande de tenir aux prochaines élections.

—Le drapeau sous lequel j’ai servi à été déposé dans le cercueil du comte de Chambord, à Goritz: c’est le drapeau blanc. Personne n’ira jamais le chercher où il est... C’est un drapeau mort comme ce qu’il représente.

Le comte de Sableuse parlait lentement, d’une voix lointaine... Il se tenait debout, près d’une fenêtre presque entièrement obstruée par un lierre épais et dans cette pénombre, avec son visage émacié que prolongeait une barbe blanche, avec des yeux profondément enfoncés sous un front creusé de rides profondes, il prenait un aspect quasi-fantomatique... Vraiment, oui, ce grand vieillard avait l’air de sortir du passé. Et devant M. Cousinet, qui se demandait maintenant ce qu’il venait faire là, M. de Sableuse continua:

—Monsieur, j’ai renoncé à tout... Quand avec mes amis, de Blacas, du Bourg et quelques autres fidèles, j’ai posé mes lèvres pour la dernière fois sur la main inerte de mon roi, je ne me suis pas tourné vers l’avenir. A quoi bon? Il n’avait rien qui pût m’intéresser... Avec le comte de Chambord, quelques-uns d’entre nous ont enterré toutes leurs espérances: je suis de ceux-là. Depuis lors, je ne me suis mêlé de rien, je n’ai écouté aucun appel: je suis devenu un spectateur que la pièce ennuie, attriste ou dégoûte le plus souvent. Me mêler d’élections, moi un des derniers partisans du roi par la grâce de Dieu et maître absolu des biens et même de la vie de ses sujets? Vous n’y pensez pas... Monsieur Cousinet, j’excuse votre démarche, car j’imagine que vous ne me connaissiez pas avant de la tenter... S’il en était autrement, je considérerais cette offre comme une offense.

Le pauvre Cousinet, démonté, bredouilla:

—Et moi qui croyais vous faire plaisir en vous fournissant l’occasion de devenir député!

—Eh bien, admettons que c’est amusant et n’en parlons plus.

Lorsqu’il revit sa femme, M. Cousinet s’exclama tout d’abord:

—En voilà un vieux piqué!

—Il ne marche pas?

—J’ai vu le moment où il allait me flanquer à la porte.

—Qu’est-ce qu’il t’a dit?

—Des choses fantastiques... Il m’a parlé du comte de Chambord—le comte de Chambord, je te demande un peu!—du roi de France et de Navarre qui est le maître absolu, du drapeau blanc, du déluge et de la fin du monde...

—Alors, rien à faire?

—Rien du tout.

—Tu lui as parlé d’argent? demanda madame Cousinet...

—Jamais de la vie... C’est même la première fois que je me trouve en face d’un pauvre à qui je n’ose demander son prix, parce que je sens qu’il n’est pas à vendre. S’il y avait beaucoup de types comme ça, la vie deviendrait impossible.

—Alors?...

—Alors... Écoute, c’est à mon tour d’avoir une idée! Le vieux ne marche pas: j’ai peut-être trouvé quelqu’un pour le remplacer.

—Qui?

—Son fils.

Un sourire passa sur les lèvres peintes de Mme Cousinet.

—J’y pensais, dit-elle.


VII
IL FAUT QU’UNE PORTE...

Mme Cousinet avait trouvé Pierre de Sableuse très séduisant.

Le soir même de sa rencontre avec lui, s’étant déshabillée devant sa psyché, elle regarda ses jambes, longuement. «Il les a trouvées très bien, songea-t-elle, et certes, on ne fait pas mieux. D’autres, bien d’autres, me l’ont dit, mais jamais cela ne m’a fait autant de plaisir que cette fois-ci. Il en a rêvé... Cela m’amuserait qu’il en rêve encore!»

Son mari, qui se mettait en costume de nuit, lui demanda, en bâillant:

—Qu’est-ce que tu as, ce soir, à contempler tes guibolles d’un air pensif?

—Rien, mon ami...

—Les plus belles jambes de Paris! Hein, crois-tu que j’en ai de la veine d’être devenu leur propriétaire.

—Leur propriétaire? Tu crois donc que tout est à toi ici?

—Certainement: le château, le parc, les meubles, tes jambes... Tout ça est à moi, ma chérie, à moi, Cousinet!

—Tu as tout acheté?

—Mais... Au fait, dis donc, pourquoi me parles-tu sur ce ton revêche? Tu m’en veux, ma louloute adorée?

Il s’approcha d’elle pour l’embrasser. Elle recula vivement, les bras tendus, comme pour se défendre... Devant elle, M. Cousinet resta interloqué. En caleçon rose à pois verts, avec son bedon en pointe, ses jambes grêles, son visage mollasse et ses yeux ronds, il était à la fois très laid et très ridicule... L’ex-vedette du Casino de Paris en fut frappée comme elle ne l’avait jamais été. «Non, ce qu’il est moche!» se dit-elle... Et elle évoqua la silhouette fine du beau cavalier qui lui avait déclaré, quelques heures auparavant: «J’ai été amoureux de vous.» Son mari, qui voulait prendre sa revanche, avança vers elle, la bloqua dans un coin de la chambre et l’enlaça presque de force. Mais Mme Cousinet, excédée, se dégagea et le repoussa violemment en s’écriant:

—Ah! non, bas les pattes!...

—Ce n’est pas possible, tu plaisantes?

—Je te prie de me fiche la paix, tu entends?

C’en était trop. M. Cousinet, offensé, prit, autant que le lui permettait son caleçon rose à pois vert, une attitude digne et déclara:

—C’est bien, madame... J’irai donc coucher cette nuit dans la chambre Louis XIII.

Et, sa chemise de nuit sous le bras, d’un pas quelque peu solennel, il se retira.

—Ouf! soupira Lisette de Lizac qui ne s’endormit que très difficilement ce soir-là.

Au fond, elle commençait à s’ennuyer dans son château historique. Habituée à vivre au milieu d’une agitation bruyante et gaie, elle errait parfois comme une âme en peine dans les longs couloirs et les salles sonores où plusieurs générations de Sableuse avaient vécu... Impossible de rendre vraiment confortable cette résidence bâtie pour des gens qui, en hiver, se chauffaient devant d’énormes bûches, qui se soucient fort peu d’avoir de l’eau courante dans toutes les chambres, qui vivaient, en somme, comme des paysans. Impossible aussi—et c’était peut-être plus grave—d’animer cette vaste demeure en y faisant venir des amis. En vérité, les relations de M. et Mme Cousinet, très nombreuses mais peu reluisantes, devenaient impossibles à Sableuse...

—Ça va bien à Paris, disait le châtelain à sa femme. Là-bas, tout est permis. Tes camarades de théâtre, que tu tiens absolument à revoir, sont assez drôles dans notre hôtel de l’avenue de Villiers: ici, ils détonneraient... Songe donc que je vais être candidat conservateur, que je suis appelé à défendre au Palais-Bourbon la famille et la religion, sans parler, bien entendu, de la propriété.

—Mes amis valent bien les tiens, répliqua Lisette, vexée... Ce sont des artistes et ils peuvent être reçus partout! Tandis que, toi, tu ne m’as jamais présenté que des marchands de quelque chose, de vulgaires mercantis. Ah! en voilà qui feraient tache dans votre beau château, monsieur le baron de Cousinet!

—Ma chérie, je ne les invite pas non plus... Les uns et les autres me gêneraient dans ma nouvelle situation. Il me faut des relations qui me posent...

—Je les attends, tes gens du monde!

—Oh! si Paris n’était pas si loin, j’en ferais bien venir un stock. Ce ne serait pas difficile... Les gens du monde vont partout où il y a de l’argent: rien ne les attire comme le bruit des écus, je veux dire comme le frou-frou des billets de banque. Et plus ils sont du monde et plus vite ils accourent... Mais en somme ce qu’il me faut, c’est la belle société de la région.

—Le gratin de Merville, mazette!

—Ne blague pas... il est plus récalcitrant que celui de Paris. Tu t’en rends compte... Ces croquants résistent. On dirait, Dieu me pardonne, qu’ils se méfient! Nous sommes cependant des gens très bien... Mais encore faut-il qu’ils le sachent. Nous manquons de publicité. Quand te décideras-tu à te faire inscrire parmi ces dames des comités de l’archevêché? L’évêque t’y a invitée, et t’a promis que tu serais admirablement reçue.

—Oui, mais ça me barbe... Ces vieilles poules ne doivent pas être rigolotes du tout.

—Songe à ma candidature... Aide-moi!

—Je fais de mon mieux. Et toi, as-tu vu le jeune de Sableuse?

—Pas encore. Je n’ose retourner à la Saulnaye de peur de tomber sur la momie. Alors, j’attends une occasion... Heureusement, le fils m’a l’air plus maniable que le père. Nous pourrons peut-être en faire quelque chose? Qu’en penses-tu?

—Il faut essayer.

—Crois-tu qu’il se laissera séduire?

—Je l’espère, répondit Mme Cousinet d’un air assez bizarre.

—Écoute, ma chérie, il me semble que tu ne t’intéresses pas assez à ma candidature. Songe que tu es maintenant la compagne d’un homme politique, en attendant que je sois un homme d’État. Tu devrais être ma collaboratrice, m’aider de tout ton pouvoir, avec tous tes moyens. J’ai remarqué que tous ceux qui réussissent dans la politique ont des femmes qui marchent avec eux, qui marchent pour eux... Les femmes jouent un si grand rôle quand elles savent et quand elles veulent.

—Tu veux que je marche pour toi?

—Oui, comme une brave petite femme qui n’a qu’une idée en tête: «Mon mari veut être élu... Eh bien, je ferai tout ce que je peux pour qu’il le soit.»

—Entendu, mon ami... Je te promets de m’en occuper: si cela ne dépend que de moi, eh bien, tu peux en être sûr et certain, tu le seras!...

—Parfait... Commence donc par amener ici le jeune Pierre de Sableuse. Sois diplomate, use de la finesse naturelle de ton sexe. Tiens, tu pourrais employer un intermédiaire, ce brave curé qui est au mieux avec les Sableuse et qui, si tu t’en occupes un peu, sera bientôt au mieux avec nous.

—Non, répondit madame Cousinet, je n’ai besoin de personne... Laisse-moi faire et, tu verras, tu seras content du résultat.

Pierre avait gardé un capiteux souvenir de sa rencontre avec Lisette de Lizac... «Voilà, dit-il, de quoi meubler gentiment mes vacances. La Saulnaye manque d’agréments et les bouquins de droit sont bien ennuyeux... Ah! les jambes de Mme Cousinet! Vraiment, est-il possible de vivre à trois kilomètres d’elles sans être ému? J’entends encore ces mots: «Au revoir, mon cher». Je sais bien que l’ancienne vedette du Casino de Paris a la désinvolture et la hardiesse des artistes et que lorsqu’elle dit «mon cher», c’est tout comme si elle disait «monsieur». Mais, qui sait?... Et puis son mari me dégoûte: c’est un nouveau riche, un mufle. Raison de plus pour coucher avec sa femme!»

Pierre de Sableuse retourna à la même heure à l’endroit où il avait rencontré Lisette de Lizac. Il ne comptait guère que le hasard le favoriserait; aussi, après quelques minutes d’attente, et non sans se railler lui-même de jouer ainsi les collégiens amoureux, s’apprêtait-il à reprendre sa promenade, lorsqu’il entendit un bruit de moteur venant du parc... Il retint son cheval qui déjà s’élançait et vit presque aussitôt arriver l’auto de Mme Cousinet, laquelle était seule et conduisait elle-même, comme la première fois.

—Le hasard fait bien les choses! dit le jeune cavalier.

—Le hasard? répondit madame Cousinet en arrêtant sa voiture... Voilà une explication qui ne me plaît pas. Je croyais que vous étiez venu ici exprès pour me rencontrer.

—Sans doute, mais comme il n’y avait rien de convenu, je ne m’attendais pas...

—Il n’y avait rien de convenu, et voyez, nous sommes ici tous les deux, à l’endroit précis et à l’heure exacte que nous nous serions fixés si... Au fait, vous avez raison, il vaut mieux que cela soit le hasard: c’est plus convenable.

Elle eut un rire clair, un peu métallique, qui découvrait ses dents dont quelques-unes étaient métalliques aussi.

—Soyons sérieux, reprit-elle...

—Pourquoi? Je n’en ai pas la moindre envie.

—C’est un compliment ou une insolence. Mais peu importe. Je parie d’ailleurs que vous êtes très rosse avec les femmes.

—Cela aussi c’est une insolence ou un compliment.

—Une question: avez-vous une maîtresse?

—Non...

—Des maîtresses, alors?

—Pas même.

—J’entends bien que vous n’en avez pas à Sableuse, mais à Paris?

—Puisque vous voulez tout savoir, je vous répondrai que quelques femmes—oh! très peu—ont eu des bontés pour moi...

—Des femmes du monde, sans doute?

—Vous me flattez...

—Pas du tout: qu’est-ce qu’une femme du monde comparée à une artiste? Vous avez connu des artistes?

—Jamais...

Et, après un silence, il ajouta en cravachant une branche de noisetier:

—Je suis pauvre!

Lisette de Lizac fronça les sourcils puis, avec un haussement d’épaules:

—Ça, c’est une insolence ou une gaffe. Mais vous m’amusez. Il y a chez vous une jeunesse, une fraîcheur, une...

—Dites que je suis un paysan. Pour moi, c’est un compliment.

—Quel âge avez-vous?

—Vingt-sept ans, dont cinq ans de guerre qui comptent double.

—Cela ne fait rien, vous êtes un gosse.

Mme Cousinet descendit de l’auto et s’arrangea pour montrer, jusqu’au genou, une jambe fine et nerveuse sous la soie transparente d’un bas couleur chair. S’approchant de la clôture, elle dit à Pierre de Sableuse:

—Vous savez, mon mari m’a chargée de vous inviter à déjeuner demain, au château.

Le jeune homme secoua la tête, répliqua:

—Non, madame, excusez-moi... Mais c’est impossible.

—Pourquoi? Toujours cette rancune contre les nouveaux propriétaires de Sableuse? Et peut-être craignez-vous d’être réprimandé par monsieur votre papa?

—Quelle idée! vous plaisantez... Mon père me laisse libre de faire tout ce que je veux. Voyons, j’ai commandé une compagnie pendant la guerre...

—Alors, venez. Je vous le demande... Vous verrez, j’ai des choses à vous montrer, des portraits de moi. Tenez, il y en a un qui me représente avec le costume que je portais dans Tu veux, chéri? Vous vous souvenez?... Et puis, nous bavarderons en voisins, en amis. Mon mari est un si brave homme!... Il faut que vous le connaissiez, c’est indispensable.

—Indispensable?

—Mais oui... Quand je vous dis que vous êtes un gosse! Allons, c’est convenu pour demain?

Pierre de Sableuse s’inclina en disant:

—J’irai...

Elle lui fit signe d’approcher et lui tendit la main. Comme il se penchait pour y poser ses lèvres, elle fit en sorte que le baiser du jeune homme se logeât dans le pli de son bras nu... Puis, comme surprise, elle poussa un petit cri, mais elle laissa ce baiser s’attarder sur sa chair tiède et parfumée. Quand Pierre de Sableuse se releva, elle lut dans ses yeux le désir... L’effet cherché était obtenu. Tacticienne expérimentée de la coquetterie, elle prit aussitôt un air indifférent et, comme si elle avait mis fin à l’entretien le plus banal, elle prononça:

—Nous vous attendons demain, monsieur de Sableuse, à midi et demi...

Pierre, surpris de ce changement de ton, voulut la retenir encore, mais déjà, elle avait mis sa voiture en marche. Il reprit le chemin de la Saulnaye en se demandant avec inquiétude pourquoi Mme Cousinet s’était séparée de lui avec cette soudaine froideur. «Ai-je été trop loin? Ou bien au contraire, me suis-je comporté comme un niais et du bras, devais-je passer aux lèvres? Avec une femme du monde, je n’aurais pas hésité...»

Le lendemain, le jeune vicomte de Sableuse franchissait, non sans quelque émoi, le seuil de ce château où il était né, où il avait vécu sa jeunesse et où le nouveau propriétaire le recevait en invité.

—Il y a du changement! lui dit jovialement M. Cousinet, en lui faisant parcourir la galerie et diverses pièces meublées avec faste... Et ce n’est pas fini! J’ai commandé des tas de choses. Vous verrez ça!

Pierre de Sableuse s’arrêta devant le portrait de Mme Cousinet en infirmière.

—N’est-ce pas qu’elle est bien, ma femme? Tous les costumes lui vont... Tenez, la voilà encore!

Et il écarta le rideau qui recouvrait l’effigie de Mme Cousinet en sultane du bal des quat’z’arts,

—Hein? Croyez-vous qu’elle a du galbe?

Pierre de Sableuse acquiesça. Oui, décidément Mme Cousinet avait des jambes magnifiques... Et devant ce portrait où elle apparaissait en femme du monde, il était aisé de s’en assurer.

A table, où tous trois prirent place, l’heureux époux d’une femme si bien faite se mit bientôt à parler de la «situation politique»:

—Le refus de monsieur votre père est une tuile pour la noble cause que je veux défendre dans ce pays... Vous ne croyez pas qu’il reviendra sur sa décision?

—Jamais.

—Alors, je n’y vais pas par quatre chemins... Je vous demande de vous présenter avec moi.

—Me présenter?

A ce moment, le regard de Pierre de Sableuse rencontra celui de Mme Cousinet et il lui parut que ses yeux avaient une expression plus caressante. Mais, poursuivant son idée, il répondit:

—Vous n’y pensez pas! Après le refus de mon père...

—Bah! M. de Sableuse ne peut vous condamner à vivre comme lui dans la retraite... Vous êtes jeune, vous devez avoir de l’ambition. Être député, cela ne vous dit rien?

—Je n’y ai jamais pensé. Et puis, je n’entends rien à la politique...

—Ce n’est pas une raison pour ne pas en faire. J’organiserai la propagande, et je me charge de tous les frais. Vous n’aurez à vous occuper de rien...

Pierre de Sableuse allait répondre «non», quand il sentit sur son pied une pression légère, bientôt plus appuyée... En même temps, Mme Cousinet se pencha vers lui et, gentiment, supplia:

—Vous n’allez pas nous refuser cela?

—Madame, je regrette de...

La pression devint plus forte et Mme Cousinet insista:

—Mon mari compte sur vous. Vous lui êtes très sympathique...

—Et puis, reprit le mari, il s’agit, ne l’oubliez pas, de la bonne cause. Nous défendrons la famille...

—La famille! répéta l’ex-Lisette de Lizac en prenant le pied du jeune récalcitrant entre les siens.

—La religion, l’ordre, les anciennes traditions! déclama M. Cousinet. Avec un nom comme le vôtre, on se laisse faire quand il s’agit de ces grands principes.

—Oui, dit sa femme à mi-voix, on se laisse faire...

Et ses pieds emprisonnèrent plus étroitement celui de Pierre de Sableuse qui finit par répondre:

—Enfin, je verrai... je réfléchirai.

—C’est qu’il faut nous hâter de prendre nos dispositions. Les élections approchent...

Une jambe tiède frôla celle du jeune homme puis, lentement, avec des souplesses de liane, insista, pressa, encercla... Penchée vers son hôte, Mme Cousinet, décolletée et les bras nus, exhalait un parfum chaud, charnel.

—Voyons, dit le châtelain, vous ne pouvez hésiter quand il s’agit de la cause, de la bonne cause!

—Vous ne pouvez hésiter, fit Mme Cousinet.

—Eh bien, soit, j’accepte!

—Ah! s’exclama l’amphitryon... Je savais bien que je vous convaincrais en faisant appel à vos sentiments. Merci, mon cher... Car maintenant, nous sommes des amis, nous marchons la main dans la main.

Lisette de Lizac avait retiré sa jambe et souriait en maniant son collier de perles.

—Nous sommes faits pour lutter ensemble! déclara M. Cousinet... Je recruterai sans peine deux ou trois figurants pour compléter notre liste. Mais avant tout, j’irai à Paris pour recevoir le mot d’ordre du Comité directeur de la Ligue des bons Français. C’est son programme que nous défendons et c’est sous son patronage que nous engagerons la lutte. J’ai des amis à la Ligue, Tricoud, le grand entrepreneur, Mâchecolle, le sénateur, Bédarieux, le directeur de la Tradition, un canard que je commandite, d’autres encore. Avec eux cela ira tout seul!

—Quand pars-tu? demanda Mme Cousinet d’un air distrait.

—Pas plus tard que demain. Rassure-toi, je n’en ai que pour deux jours.

Pierre de Sableuse sentit de nouveau la pression savante du mollet de sa voisine et, pour cacher son trouble, s’exclama:

—Cher monsieur Cousinet, vous avez raison... Il faut que les honnêtes gens se défendent. Vos idées sont les miennes...

—Ce sont aussi les idées de ma femme!

—Oui, mon chéri, dit Lisette, et ce que je pense, quelque chose me dit que M. de Sableuse le pense aussi. N’est-ce pas, cher monsieur?

On prit le café dans la galerie. Mme Cousinet, qui avait allumé une cigarette, fit elle-même le service... Les vins avaient été généreux; les liqueurs furent prodigues. Pierre de Sableuse commençait à sympathiser avec ce brave Cousinet qui, en somme, lui offrait l’occasion de siéger à la Chambre et, par surcroît, de coucher avec sa femme. Aussi, c’est avec la meilleure impression sur son avenir politique et sentimental qu’il prit congé de ses hôtes, d’autant que l’un lui dit, d’une voix retentissante: «Vous verrez, nous réussirons», et l’autre, à voix basse: «Venez demain après-midi... Je serai seule!»

—En somme, dit M. Cousinet, je l’ai eu comme j’ai voulu, ce bon jeune homme! As-tu remarqué l’habileté avec laquelle je m’y suis pris?

—Je t’ai admiré... Vraiment, tu as été très éloquent!

—N’est-ce pas? Il est vrai que ces imbéciles de la noblesse, on en fait ce qu’on veut quand on les prend par les sentiments.

—C’est vrai, dit Mme Cousinet avec un sourire ironique, M. de Sableuse a été pris par les sentiments... Tu le tenais, il ne pouvait plus résister!

—Ah! vois-tu, ces gens-là n’existent plus quand ils sont en présence d’un gaillard comme moi, qui connaît la vie et à qui on n’en conte pas. Moi, je me suis fait moi-même, et je ne me laisse pas refaire... Il est temps, vraiment, que des lutteurs dans mon genre, des réalistes qui ont manié les affaires et les hommes, se décident à défendre la cause que tous ces imbéciles ont failli perdre. Pour sauver les bonnes idées, la famille, la propriété, la religion, il faut des types comme moi, nom de Dieu!... Ah! tu verras, tu verras, ma chérie, je suis de l’étoffe dont on fait les...

—Je t’y aiderai, sois tranquille! interrompit Mme Cousinet avec une bonne humeur charmante. Et quelque chose me dit que ce garçon y mettra du sien, lui aussi! Allons, tout cela va très bien et ce déjeuner a certainement arrangé et avancé beaucoup de choses. Émile, tu es un homme très fort!

Le jour suivant, tandis que M. Cousinet somnolait dans le rapide de Paris, Pierre de Sableuse et Lisette de Lizac, assis dans le petit salon situé à l’extrémité de la galerie, feuilletaient ensemble un album de photographies évidemment très intéressantes.

—Je vous l’avais promis, disait Mme Cousinet, que je vous ferais voir mes portraits dans mes plus jolies robes. Ce sont des souvenirs précieux de ma carrière artistique et je les montre avec fierté. D’ailleurs, je n’ai rien à cacher...

Le fait est que sur ces photographies elle ne cachait pas grand’chose: partout triomphaient ses seins qui eussent pu, comme ceux de Vénus, servir à mouler des coupes, ses hanches souples, ses reins cambrés, ses jambes nerveuses.

—Me voici, disait-elle, en Incroyable... C’était dans la revue de Pigeonneau et Saint-Marcel: Amène ta gosse! J’étais très bien dans cette scène-là. Et celle-ci? N’est-ce pas qu’elle est amusante, cette photo? Je suis en Reine des poules... Ah! mon costume se réduit à peu de chose: une crête, une ceinture et quelques plumes. Cela m’allait très bien, ici, je suis en Fée Coco... La coco, vous ne connaissez pas ça! Vous êtes tout simple, vous, tout naturel: ça se lit dans vos yeux... Ils sont épatants, vos yeux, d’une clarté, d’une jeunesse! Mais continuons... Ah! celle-ci, je ne devrais pas vous la montrer... Je suis toute nue, à part le cache-sexe, bien entendu. Tenez, regardez-la tout de même... Mais bien vite! J’étais ainsi dans la finale de T’en fais pas, une revue de Macache et Bono, deux idiots qui me faisaient chanter des insanités. Maintenant, vous me voyez en Messaline... Un rôle tout en or, celui-là, et où je faisais un effet fantastique. Cela se passait dans une maison de rendez-vous de... de... enfin, du Montmartre de ce temps-là.

—Suburre, sans doute? insinua Pierre que ces photos, ces propos et Lisette elle-même troublaient de plus en plus.

—Oui, quelque chose comme ça. Donc, je faisais mon entrée... Le plateau était rempli de femmes et d’hommes étendus sur des coussins: c’était très bien mis en scène et il y avait des effets de lumière tout à fait étonnants. Ma première réplique était: «J’ai soif d’amour... Vite, un mâle!» Alors, il y avait divers chichis, je ne sais plus lesquels. Ah! j’y suis. On se battait pour m’avoir. Et, finalement, un nègre m’emportait... Oui, il m’empoignait, dansait un pas avec moi, puis me jetait sur une peau de lion. C’était superbe! Aussi quel succès!... J’étais rappelée six fois tous les soirs avec mon nègre, un vrai, vous savez! Ah! quand je pense à tout ça! Tout ce passé me revient, maintenant. Il me semble que c’est d’hier... Tenez, le pas de Messaline, c’était comme ceci.

Mme Cousinet se dressa, puis se mit à esquisser une espèce de pas oriental: elle tendait les bras vers Pierre de Sableuse, se tortillait avec des frémissements, des ondulations qui faisaient saillir, sous la robe de satin, des seins restés très beaux et une croupe peut-être plus ronde, plus large que sur les photos de l’album, mais toujours d’une ligne voluptueuse.

Et, tout à coup, elle s’écria:

—Mais faites donc le nègre!...

—Madame, je...

—Ce n’est pas difficile, bon Dieu!... Tenez, vous me prenez par la taille... là, très bien... je me colle à vous... c’est dans mon rôle, je suis Messaline... Vous, vous me brutalisez... allez-y, n’ayez pas peur, Messaline aime ça... parfait... et maintenant, vous m’emportez sur le canapé... là, oui... Allez-y... Vas-y! Prends-moi... prends-moi!... Tu ne vois donc pas que je n’en peux plus?



Au moment où cette scène, très bien enlevée par Lisette de Lizac et par le futur candidat de la Ligue des bons Français, atteignait son maximum d’intensité, quelqu’un poussa timidement la porte du petit salon.

C’était le curé de Sableuse qui, introduit dans la galerie, avait entendu des soupirs, des plaintes, des cris étouffés, et, s’était dirigé vers l’endroit d’où provenaient ces bruits bizarres. «Il doit y avoir là, se disait-il, une personne qui souffre de quelque malaise... Mme Cousinet, peut-être!»

L’abbé put constater qu’il n’en était rien.

—Oh! s’exclama-t-il en se mettant les mains sur les yeux...

Mais il avait déjà reconnu le fils du comte Hector et il se récria:

—Non, mais!... Fornication et adultère!... Vous ne vous gênez pas, tous les deux!

Mme Cousinet avait repoussé son complice qui se réfugia derrière un meuble; elle se redressa en réparant le désordre de sa toilette—celle-ci était légère et vraiment très pratique en de telles occasions;—puis, retrouvant aussitôt sa dignité, elle déclara de l’air le plus naturel au pauvre abbé Pellegrin, qui, lui, cherchait à fuir:

—Monsieur le Curé, vous savez maintenant ce que je suis capable de faire pour les idées que nous aimons et que nous défendons.

—Madame, vous... Je... permettez-moi de...

—Si j’ai marché, eh bien, c’est pour la cause! Pour la cause, vous entendez! N’est-ce pas, monsieur de Sableuse?

Mais celui-ci n’eut pas à répondre, car l’abbé Pellegrin, n’écoutant plus, battait rapidement en retraite...


—C’est idiot! s’exclama Mme Cousinet. Quand une femme trompe son mari, elle oublie ses devoirs, c’est entendu, mais elle ne devrait jamais oublier de fermer la porte!

—Nous avons perdu la tête, dit Pierre de Sableuse. Que doit penser M. le Curé?

—En voilà une question! Moi, ce n’est pas l’opinion de ce bonhomme qui me préoccupe, c’est ce qu’il va faire... S’il allait tout dire à M. Cousinet!

—Rassurez-vous, il n’est pas bavard.

—Je ne m’y fie pas... Les prêtres sont un peu comme les femmes: quand on porte une jupe, on ne sait pas garder un secret.

La femme coupable fronça les sourcils, puis, soudain:

—Oh! j’ai une idée!... C’est vrai, comment n’y ai-je pas pensé tout de suite? Décidément, l’air de la province m’enlève mes moyens...

Une heure après, Mme Cousinet arrivait en auto au presbytère. Valérie eut à peine le temps de l’annoncer à l’abbé Pellegrin. Celui-ci, qui n’était pas encore tout à fait remis de son émotion, la reçut dans sa salle à manger d’un air qu’il eût voulu indifférent et banal, mais en vain! Il était très gêné et le laissait voir... En revanche, la châtelaine n’était pas embarrassée le moins du monde et c’est d’une voix calme, avec un sourire charmant, qu’elle prononça:

—Monsieur le Curé, je viens me confesser.

—Vous confesser, madame? Mais...

—Je sais que ce n’est ni l’heure, ni l’endroit, mais vous m’écouterez quand même, j’en suis sûre. J’ai péché, gravement péché...

Et, tranquillement, avec une grâce étudiée, elle s’agenouilla.

Mais l’abbé Pellegrin avait déjà deviné et il ne voulut pas être la dupe de cette comédie.

—Non, déclara-t-il, pas la peine d’user de ce truc-là... Pour qui me prenez-vous? Je n’ai rien vu, rien entendu, je ne sais rien...

Déjà, Mme Cousinet s’était redressée.

—Ah! merci, monsieur le Curé! fit-elle en joignant des mains potelées aux ongles polis.

—Vous avez donc cru que, moi, j’irais...?

—Oh! pardon! Vous savez, dans mon affolement...

—Oui, vous oubliez de fermer la porte et vous supposez que je suis un sale type. Mais il suffit... Ceci dit, madame, quand vous voudrez vous confesser, pour de bon, vous me trouverez à l’église, le matin à onze heures, et le soir, une heure avant le salut. En une heure, on peut déjà en raconter pas mal!

Sous le regard du bon curé, Lisette de Lizac perdit, brusquement! son assurance, sa désinvolture... Elle eut même la sensation—oubliée depuis bien des années—qu’elle rougissait et c’est d’une voix timide qu’elle répondit:

—Monsieur le Curé, je vous en prie, ne me jugez pas trop sévèrement.

—Je ne suis pas sans péché, madame; ce n’est donc pas moi qui vous jetterai la première pierre... Et puis, j’en ai vu bien d’autres!

Mais, à son tour, il rougit et balbutia tout en reconduisant sa visiteuse:

—C’est une façon de parler, bien entendu...


VIII
LA RELIGION, LA FAMILLE, LA PROPRIÉTÉ

M. Cousinet rentra de Paris en annonçant que ses négociations avaient réussi le mieux du monde.

—Pendant ces deux jours, fit-il joyeusement, j’ai eu une veine extraordinaire!

—Ça ne m’étonne pas, répondit sa femme d’un air innocent...

—Ah! Pourquoi?

—Parce que, mon chéri, la veine, tu as l’habitude de la dompter!

—C’est vrai... Je les ai fait marcher là-bas. Je suis allé voir Bédarieux, le directeur de la Tradition. Entre nous, une belle fripouille! Mais très intelligent et, surtout, très au courant de la situation... Il m’a donné des conseils, des tuyaux; il me soutiendra énergiquement.

—C’est bien le moins... Tu es dans sa commandite pour cinq cents gros billets!

—J’ai vu aussi les types de la Ligue des bons Français... Des amis!

—Je pense bien... A ce prix-là!

—Bah! Trois cent mille francs... Mais je savais bien ce que je faisais. Je les rattraperai quand je serai élu. A la Ligue j’ai vu Mâchecolle, le sénateur. Il m’a encouragé à me présenter... «Vous pouvez devenir, m’a-t-il dit, une des forces du parti, qui est celui des honnêtes gens. Un homme comme vous, un patriote qui a rendu tant de services à la France, doit servir la cause au premier rang». Mâchecolle connaît, justement, ce pays... Il m’a dit que le nom de Sableuse ferait très bien en tête de liste. Impossible de trouver mieux, vu la situation de cette famille que tout le monde vénère dans la région, même l’élément ouvrier.

—Oui, dit Mme Cousinet, ce sont des gens très sympathiques.

—Le fils est bien un peu insignifiant...

—C’est vrai.

—... Mais cela vaut mieux, je ne veux pas avoir de rival!

—Tu as raison, approuva Mme Cousinet en l’embrassant.

—Bref, tout va comme sur des roulettes... Ah! j’oubliais. Ces messieurs, Bédarieux, Mâchecolle, Tricoud—tu sais, l’entrepreneur,—le baron Kepler, secrétaire général de la Ligue, peut-être un ou deux autres, arriveront samedi prochain. Ils viennent pour examiner la situation sur le terrain, pour choisir les trois autres candidats qui compléteront la liste, pour prendre les premières dispositions en vue de la campagne qui ne tardera pas à s’ouvrir. Nous les logerons au château... Débrouille-toi!

—Sois tranquille, mon gros loup.

—As-tu vu le jeune de Sableuse?

—Vaguement...

—Tu as eu tort, mignonne. Je sais bien qu’il n’est pas très rigolo, mais tu dois m’aider à l’amadouer, à le tenir en laisse... Et le curé, est-il venu te voir?

—S’il est venu me voir? répéta madame Cousinet avec un sourire bizarre... Oh! oui!...

—Ah! très bien. Tu l’as bien reçu, au moins? Tu sais, il faut lui ouvrir notre porte, bien largement.

—Je ne l’avais pas fermée, tu peux en être sûr, mon chéri.

—Ce diable de curé est une force. Mâchecolle, qui le connaît, me l’a dit. Tâchons de le mettre dans notre jeu complètement, comme M. de Sableuse. Je compte beaucoup sur toi, pour cela!

—Je ferai de mon mieux, mais, avec lui, c’est plus difficile.

—Au contraire! Je vais commencer par lui lâcher quelque galette pour son église, pour ses pauvres, pour ce qu’il voudra. En même temps, je demanderai à l’archevêché de lui passer la consigne...

Et, partant d’un bon gros rire, il déclama:

—Pour Dieu, pour la patrie, pour M. Cousinet!...

Il embrassa bruyamment sa femme, puis lui dit tout bas à l’oreille:

—Nous nous coucherons de bonne heure, ce soir... Trois nuits sans amour! Ah! ma chérie, tu ne trouves pas que c’est long?

—Terriblement, mon loup! répondit Lisette de Lizac en lui rendant son baiser, du bout des lèvres, sur la joue.

Le curé de Sableuse ne tarda pas à recevoir une enveloppe contenant deux billets de cinq cents francs et la carte de M. Cousinet avec ces mots: Pour vos œuvres, mon cher ami, en attendant mieux.

A vrai dire, cette libéralité lui déplut: «Ça y est, se dit-il, on commence le bombardement par grosses pièces... Impossible de résister. Va falloir me rendre, c’est bien la première fois! Mais, quoi, il y a tant de pauvres gens dans le pays! Monsieur Cousinet, à ce prix-là, je suis votre homme.»

Sans tarder, il alla faire de la monnaie au bureau de poste, puis il entreprit une tournée chez les plus malheureux de ses paroissiens. Dans ce bourg mi-ouvrier, mi-paysan, les misères ne manquaient pas... Que de masures où grouillaient des marmailles affamées et loqueteuses, où des malades, des vieillards attendaient quelque secours! L’abbé Pellegrin passa partout, ajoutant aux bonnes paroles l’appoint nécessaire d’un billet de banque. La Planquart eut sa visite et reçut de quoi acheter des galoches à quelques-uns de ses «loupiots», comme il disait. La mère Lostellat, que l’abbé Pellegrin alla voir aussi, continuait à se débattre dans les bras de la mort.

—On verra ben, disait-elle parfois d’une voix sifflante, laquelle de nous deux lâchera la première: en attendant, je tiens bon!

A son chevet, le prêtre rencontra le docteur Profilex, qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs jours. Les deux hommes sortirent ensemble.

—De nos deux visites à cette pauvre vieille, dit le docteur, la mienne est assurément la moins utile.

—Vous voyez, plaisanta le curé, que je sers parfois à quelque chose.

—Oui, quand vous laissez quelque argent sur la table!

—Taisez-vous, vieux mécréant... A vous qui ne pouvez, avec vos drogues, sauver les corps, il va bien de railler les miennes, qui me permettent de sauver les âmes.

—Mettons qu’elles se valent, curé, et faisons la paix. Vous savez que le comte de Sableuse s’est installé à la Saulnaye?

—Je lui ai rendu visite.

—Moi aussi... Entre nous, M. de Sableuse ne va pas. Il a beaucoup vieilli depuis qu’il a quitté son château et je le trouve en mauvais état. Le moral est, chez lui, très atteint et comme le physique est aux ordres du moral...

—Je ne vous le fais pas dire.

—Je n’ai pas dit «l’âme»... Et cependant, c’est une belle âme que ce vieil aristocrate tout d’une pièce avec ses idées absolues, sa foi royaliste qui n’admet rien, ne concède rien. Tout nous sépare, mais je l’estime, ce bonhomme-là: il se tient droit. J’aime les gens qui ne transigent pas!

Après un instant de silence, le docteur Profilex reprit:

—Et que devient votre Cousinet?

—Mon Cousinet? Mais personne ne m’en a fait cadeau.

—Il paraît que vous êtes au mieux avec lui... Et le bruit court que vous allez l’aider à devenir député.

L’abbé, embarrassé, répondit à côté:

—M. et Mme Cousinet sont d’excellentes personnes qui font beaucoup de bien. Grâce à elles, je peux soulager bien des misères dans le pays. Le reste, ça ne compte pas!

—Si, ça compte, puisque ce reste, c’est la défense de la bonne cause... Oui, la cause des gens qui ont horreur de la République, de la «gueuse», la cause des partisans de l’ancien régime! Et le plus drôle, c’est que votre Cousinet en est, de ce parti-là, lui qui s’est servi de ses millions tout neufs pour déloger le comte de Sableuse de son château féodal... Ah! quelle époque!

L’abbé Pellegrin ne restait pas à court, d’ordinaire, dans ses discussions avec le docteur Profilex, mais cette fois, il ne trouva rien à répondre. D’ailleurs, son ami ne lui laissa pas le temps de chercher une riposte: déjà, en riant d’un air sarcastique il s’éloignait...

«Bah! se dit le curé, je ne me suis pas encore engagé... Laissons flotter les rubans. Tout se tasse ici-bas. Et en attendant, je pourrai distribuer aux pauvres un peu de la galette de Cousinet: c’est toujours ça de repris!»

Mais quelques jours après, il était convoqué à l’archevêché où Mgr Sibuë le reçut, cette fois, avec une surprenante bienveillance.

—Monsieur le curé, lui dit-il, nous avons besoin de vous... L’heure s’approche où les forces mauvaises vont tenter un assaut qu’elles croient décisif contre l’ordre établi. L’Église, vous le savez, est, avant tout, un élément de conservation sociale: elle oppose traditionnellement la digue religieuse au flot de la révolution impie... Elle prendra donc part, sinon ouvertement, du moins en sous-main, à la prochaine lutte électorale. Tous les fidèles et à plus forte raison, tous ceux qui portent notre saint habit doivent faire bloc contre l’ennemi... Vous, mon cher curé, qui disposez d’une réelle influence dans la région, vous vous mettrez, cela va sans dire, au service de la bonne cause... Une liste conservatrice et catholique va être formée par les soins d’un de vos meilleurs paroissiens, M. Cousinet. Vous le connaissez, je le connais-moi-même, c’est un homme aux idées excellentes et, de plus, en possession de moyens puissants. Très généreux aussi... Nos œuvres diocésaines ont déjà ressenti les effets de sa générosité chrétienne, dont madame Cousinet, admise dans nos comités, est la pieuse et zélée inspiratrice. M. Cousinet compte sur votre dévouement, nous y comptons nous-mêmes et, dès maintenant, cher monsieur le curé, je bénis vos efforts que, j’en suis sûr, la Providence saura rendre fructueux pour la cause des honnêtes gens!...

C’était, en somme, un ordre et l’abbé Pellegrin répondit:

—Ça va, Monseigneur... Je marcherai jusqu’à la gauche!

—Jusqu’à la gauche, c’est bien cela, fit le coadjuteur avec un sourire mince... Car je crois que c’est de ce côté que votre influence sur les brebis qui vous sont confiées s’exercera le plus utilement.

Peu de jours après cette entrevue, le curé de Sableuse reçut la visite d’un entrepreneur de Merville qui lui demanda:

—Quand commençons-nous les travaux?

—Quels travaux?

—La restauration du clocher de l’église... Je suis allé le voir: il ne tient plus guère. Un grand coup de vent et tout s’écroulera. Et puis, les embellissements intérieurs... Mais n’est-ce pas convenu avec M. Cousinet? Il m’a dit: «Mettez-vous à la disposition de M. le curé.» Me voici: nous commencerons quand vous voudrez. Tout est arrangé avec le conseil municipal.

—Soit... Mon clocher tient bon depuis six siècles, mais quelques soins ne lui feront pas de mal. Occupez-vous de lui d’abord. Après, nous verrons...

Et l’abbé Pellegrin, un peu surpris de se voir bousculé ainsi, songea: «Décidément, notre ami Cousinet bat le fer tant qu’il est chaud. Impossible de résister à cet homme-là!»

La semaine ne s’était pas écoulée que la nouvelle châtelaine lui apportait elle-même, en auto, un magnifique Saint-Joseph en plâtre peint:

—J’ai pensé, dit-elle, que cela vous ferait bien plaisir.

—Il est pépère, c’est vrai, mais j’en ai déjà un...

—Vous n’allez pas me le refuser? Regardez, comme il est gentil avec sa barbe frisée et ses yeux bleus qui regardent le ciel. C’est mon mari qui l’a choisi.

—Comment, c’est M. Cousinet qui...?

—Oui, pendant son séjour à Paris. Une idée qui lui est venue... en passant du côté de Saint-Sulpice.

—Saint Joseph est un grand saint, répliqua le bon curé, et qui a rempli dignement une mission bien ingrate. Enfin, madame, je vous remercie bien, comme je remercie votre mari... Je caserai votre Saint-Joseph dans l’église: cela nous en fera deux, mais on ne saurait trop honorer ce parfait modèle d’abnégation et d’obéissance à la volonté divine.

Madame Cousinet écoutait gravement, sans avoir le moins du monde l’air d’une femme coupable qui se livre à une plaisanterie irrespectueuse: évidemment, dans son esprit, elle ne faisait aucun rapprochement entre son mari et ce Saint-Joseph qu’il avait acheté peut-être à l’heure même où sa femme le faisait cocu. Le bon curé songea que les filles d’Ève avaient reçu de Dieu ou du diable, au grand dommage des fils d’Adam, l’étonnant pouvoir de se dédoubler pour oublier, au moment voulu, tout souvenir gênant et faire l’ange aussitôt après avoir fait la bête.

—Mais j’oubliais! dit l’ancienne vedette du Casino de Paris... Nous recevons, au château, samedi prochain, plusieurs messieurs de Paris, des membres du comité de la Ligue des bons Français. Ils viennent pour organiser la campagne électorale... M. Cousinet tient absolument à ce que vous les rencontriez. C’est très facile: venez dîner dimanche soir... C’est convenu, n’est-ce pas, cher ami?

Ce «cher ami», venant après le Saint-Joseph, était irrésistible. Le curé promit... D’ailleurs, maintenant qu’il était embarqué, à quoi bon se débattre? Et puisque la Ligue des bons Français patronnait le nouveau châtelain de Sableuse, vraiment, il n’avait plus le droit de douter et de résister. La Ligue des bons Français ne luttait que pour la foi et l’Église, et elle savait certes mieux que lui comment et avec qui il fallait les défendre.

Le dimanche suivant, à l’heure du dîner, l’abbé Pellegrin prenait place à la table de l’ex-Lisette de Lizac avec les éminents représentants de la Ligue des bons Français. Il y avait là le sénateur Mâchecolle, un vieux monsieur à favoris solennels, Tricoud, l’entrepreneur, un grand sec qui portait sur un nez formidable de rondes lunettes d’écaille, le baron Kepler, secrétaire général de la Ligue, un homme jeune encore à tête de monoclard mondain et Bédarieux, le directeur de la Tradition, organe officiel de la Ligue... Anselme Bédarieux n’avait vraiment rien de traditionnaliste dans son aspect: vêtu d’un complet de style britannique, le visage rouge et glabre, la mâchoire pavée de dents en or, il faisait penser à un book-maker ou à un manager de boxe.

M. Cousinet commença par expliquer l’absence de M. Pierre de Sableuse en disant:

—Ma femme l’avait invité... Mais il lui a répondu qu’il était souffrant. N’est-ce pas, chérie?

—Oui, il est venu me dire lui-même cet après-midi qu’il se sentait fatigué... très fatigué!

Le regard de l’abbé Pellegrin croisa celui de Mme Cousinet, mais celle-ci ne broncha pas et c’est avec une parfaite sérénité qu’elle ajouta:

—Ce garçon m’a paru, en effet, peu en train.

—Bah! dit son mari, nous n’avons pas besoin de lui pour causer politique... D’autant plus qu’il n’y connaît rien. Nous avons son nom et c’est l’essentiel!

—Un tel nom, dit Mâchecolle, nous sera fort utile. Sableuse, la tradition, Cousinet, le progrès: c’est admirable! Je crois au succès...

Des laquais en culotte de velours écarlate et en habit bleu-barbeau à boutons d’or servaient cérémonieusement un potage à la Montmorency dans une vaisselle dont M. Cousinet n’oublia pas de dire, d’un ton négligent, qu’elle était de Sèvres,—origine facile à vérifier, ajouta-t-il avec bonhomie, en montrant derrière son assiette le monogramme de la manufacture nationale.

Le homard à l’américaine parut et la conversation se trouva aiguillée sur la gastronomie et les restaurants parisiens où se conservent les bons principes de Brillat-Savarin. Bédarieux était des mieux renseignés sur ce chapitre et Mme Cousinet, qui avait beaucoup soupé en sa vie, fit preuve aussi d’une brillante documentation. Le baron Kepler vanta les cabarets de Montmartre: l’ancienne divette marqua, en quelques traits précis, leurs mérites respectifs... Mâchecolle cita un établissement «très rigolo» où il allait parfois passer la soirée avec des amis politiques, des électeurs influents. Tricoud lui-même, l’homme aux lunettes de mandarin, célébra diverses boîtes de la Butte où, vraiment, la chère était bonne et où il n’y avait pas moyen de s’embêter.

—Mais, remarqua à un moment donné le baron Kepler, il me semble que nous nous oublions un peu devant M. l’abbé.

—Allons donc, dit Cousinet, notre curé est un ancien poilu. Il y est peut-être allé, à Montmartre, en permission!

—Ma foi non, dit l’abbé... Paris nous était interdit, à nous autres, paysans. Et puis quand même, ma soutane, je la portais toujours, moralement. Et je n’ai point l’habitude de la balader dans ces endroits-là.

Des mets compliqués—à l’apparition desquels M. Cousinet vantait chaque fois la maîtrise de son «chef», ancien cuisinier du roi de Portugal—des mets compliqués, servis dans des plats en vermeil, se succédaient, arrosés de vins célèbres. On se mit à parler politique et, tout de suite, la question fut placée, par le sénateur Mâchecolle, sur le terrain des réalités.

—Nous avons, déclara-t-il, un programme habilement dosé qui doit valoir un grand nombre de sièges à la Ligue des bons Français. Ce programme, je l’ai composé avec nos amis... Ma vieille expérience politique, ma situation au Sénat, mes relations dans le monde des affaires, tout cela me permettait de tâter utilement le pouls à l’opinion publique et de choisir les remèdes qui peuvent la guérir de sa fièvre. En un mot, voici: il s’agit de défendre les intérêts que les menaces révolutionnaires inquiètent...

—C’est bien cela, dit Bédarieux. L’argent a peur, se terre et voilà pourquoi les temps sont difficiles. La Tradition fait beaucoup moins d’affaires de publicité que l’an dernier... Les couturiers se plaignent, les théâtres jouent devant des banquettes.

—Que fait le Casino de Paris? demanda Mme Cousinet.

—Des demi-salles tout au plus...

—Quand j’y jouais, c’était le maximum tous les soirs!

—Ceci explique cela, chère madame, fit le baron Kepler, galamment.

—Restaurer la confiance, voilà notre but, reprit Mâchecolle.

Le curé de Sableuse lança, ironique:

—Faire remonter les recettes du Casino de Paris!

—Quand les établissements de plaisir vont, mon cher curé, tout va...

—Soit, mais pour entraîner les électeurs de la région, il faudra leur parler d’autre chose.

—Évidemment... La situation est d’ailleurs très favorable, au point de vue électoral. Les paysans, qui se sont enrichis pendant la guerre, sont devenus conservateurs. On est toujours conservateur, quand on a quelque chose à conserver! Ces braves gens voteront pour la liste Cousinet—je dis la liste Cousinet, parce que notre ami est la vraie tête de liste—voteront pour la liste Cousinet comme un seul homme. La Ligue des bons Français—tout le monde sait ça—place au-dessus de tout la défense de l’agriculture, c’est-à-dire de la propriété agricole.

—Oui, dit le baron Kepler en ajustant son monocle, nous sommes, au fond, une ligue de paysans.

—Les hobereaux nous suivent aussi... La candidature de M. Pierre de Sableuse, fils d’un légitimiste intransigeant, les entraînera tous. Les industriels...

—Nous les tenons, interrompit l’entrepreneur Tricoud. Je peux vous en parler savamment. La Ligue des bons Français a obtenu, tout de suite, la sympathie et l’appui de ceux qui occupent des salariés... Nous prêchons la pacification sociale, c’est-à-dire la fin de cette agitation déplorable qui effraie les capitaux et compromet la prospérité nationale. L’industrie et surtout la grande industrie est avec nous... Elle sait que nous la soutenons.

—Comme elle nous soutient, dit Bédarieux. Notre ami Cousinet est précisément l’un de ces hommes d’action, de ces réalisateurs qui ont compris la nécessité d’organiser la lutte contre l’armée de la haine et de la révolte. Mais la Tradition n’est pas encore aidée comme il le faudrait!

—Les classes moyennes, reprit Mâchecolle, nous échappent en grande partie...

—Elles ne sont pas sympathiques, les classes moyennes, fit Tricoud. Elles sont, en somme, composées de ratés...

—De mauvais esprits, en tout cas, affirma le baron Kepler.

—D’aigris! insista Cousinet.

—Oui, résuma Mâchecolle, de gens qui ont des besoins mais qui ne savent pas gagner d’argent. Les classes moyennes fournissent leur personnel aux cadres de l’armée révolutionnaire: c’est un milieu interlope où foisonnent les intellectuels envieux, les avocats ambitieux, les raisonneurs, les idiots nourris d’idées générales... Moi, je ne voudrais voir que deux grandes catégories de Français: les chefs, ceux qui ont le nom, l’argent, la situation, la supériorité de fait et les paysans.

—Pardon, intervint le curé de Sableuse, qu’est-ce que vous faites des ouvriers?

—Les ouvriers? dit Mâchecolle... En effet, ils existent et nous devons compter avec eux.

—Hélas! soupira Tricoud.

—Eh bien, mon cher curé, j’allais justement vous en parler... Il y a beaucoup d’ouvriers dans ce pays et, dame, nous devons songer à eux. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, nous faisons appel à votre concours... Les ouvriers, c’est votre rayon!

—Ah! vous croyez! fit l’abbé à qui Mme Cousinet versait du champagne dans une coupe de cristal taillé et doré.

—Mais oui, voyons... Vous les aurez comme vous voudrez, les ouvriers. Vous les avez même déjà! Votre popularité est fantastique dans tout le pays... Ne dites pas non. Nous sommes au courant! Et c’est vous, vous seul, qui pouvez nous amener une partie, une bonne partie de ces gaillards-là... Ça vous est facile! Ah! si vous étiez un abbé pommadé, un prêtre qui ne sait pas parler au peuple le langage qu’il comprend, nous ne vous demanderions pas de marcher avec nous... Ce ne serait pas la peine, vous nous gêneriez! Mais, justement, vous avez tout ce qu’il faut pour enlever cette clientèle-la: le geste, l’allure, la voix, le ton...

—Vous me flattez! fit l’abbé Pellegrin avec bonne humeur.

—Je constate, tout simplement.

—Oui, fit le baron Kepler, vous êtes the right man in the right place.

—Vous savez, objecta le curé, que les ouvriers de Sableuse, pour ne nous occuper que de ceux-là, sont assez récalcitrants. Si je leur parle de la sécurité qu’il faut rendre aux capitaux, des intérêts de la grande industrie, de...

—Parbleu! s’exclama le sénateur Mâchecolle, mais aussi, vous avez bien soin de ne pas employer ces arguments-là. Ça ne prendrait pas. Non, vous leur direz...

—Quoi?

—Enfin, vous leur ferez des promesses... augmentation des retraites ouvrières... participation aux bénéfices... maintien des huit heures...

—Hum! dit Tricoud, c’est que ce n’est pas du tout dans nos idées.

—Je sais bien... Mais, mon cher, il faut promettre aux électeurs, si vous voulez qu’ils votent pour vous!

—Pardon, fit l’abbé, mais je ne peux cependant pas leur bourrer le crâne, aux ouvriers!

—Mon cher curé, j’ai tort de vous conseiller. Vous saurez, j’en suis sûr, émouvoir, emballer et faire marcher ces gens-là.

—Les faire marcher? Je comprends... Mais il y a quelque chose dont nous n’avons pas encore parlé et qui a, je crois, sa petite importance.

—Laquelle? La question du journal local à créer?

—Non, pas cela.

—Le point de vue financier?... Notre ami Cousinet vous ouvrira les crédits nécessaires. N’est-ce pas, Cousinet?

—Ce n’est pas cela non plus... Il s’agit d’une question d’ordre général.

—Précisez, monsieur le curé.

—Eh bien, que faites-vous, dans tout ce beau programme, de la religion?

—La religion? Il est bien entendu que nous ne la négligeons pas. La Ligue des bons Français, vous le savez, est catholique... mais avec prudence, bien entendu. Pas d’excès de ce côté-là: ce serait extrêmement dangereux.

—Compris, dit l’abbé... Mais moi, je suis prêtre, je ne peux être catholique avec prudence: impossible de me camoufler. Quand je m’adresserai aux ouvriers, je leur parlerai, non pas des intérêts de la grand industrie ou des recettes du Casino de Paris, mais du bon Dieu.

—Du bon Dieu? Aïe!... Monsieur le curé, croyez-en mon expérience, les bonnes élections catholiques, ça ne se réussit que lorsqu’on ne parle pas du tout du bon Dieu.

—C’est ça, le bon Dieu vous gêne!

—Nous parlons sérieusement...

—Le bon Dieu, c’est très sérieux... même en temps d’élections!

M. Cousinet intervint et, naturellement, mit les pieds dans le plat:

—Enfin, il n’est pas question de dire la messe mais de récolter assez de voix pour être élu. Le reste ne compte pas!

Bédarieux voulut adoucir cette formule un peu rude, et prononça:

—Nous faisons de la politique, monsieur le curé, pas autre chose.

—Je pensais, dit le prêtre, que vous ne vous placiez pas seulement au point de vue des intérêts matériels...

—Doutez-vous, demanda Tricoud d’une voix creuse, de notre désir d’être utiles à l’Église? Elle nous aide, nous l’aiderons.

—Fort bien, mais je ne vous parle pas de l’Église, je vous parle de la religion.

Mâchecolle et ses amis parurent étonnés.

—Oui, continua l’abbé Pellegrin, vous oubliez que la solution de tous les problèmes humains est dans l’Évangile.

—L’Évangile? s’exclama le baron de Kepler dont le monocle venait de tomber.

—L’Évangile? fit Bédarieux en levant un petit verre de fine Napoléon.

—L’Évangile? répéta Mâchecolle qui s’apprêtait à allumer un havane gros comme une bûche.

Tricoud ne dit rien mais haussa les épaules, tandis que M. et Mme Cousinet échangeaient un regard inquiet.

—Certes, l’Évangile, affirma le prêtre, et c’est de son esprit qu’il faut nous inspirer... Nous sommes chrétiens, n’est-ce pas?

—Sans doute, dit Mâchecolle, mais je ne vois pas bien...

—Nous sommes chrétiens, votre Ligue est chrétienne, catholique et voilà qui éclaire tout. Laissons donc de côté les histoires de galette et parlons à nos frères selon la morale de notre Sauveur... Que cette morale divine triomphe et alors, il n’y aura plus de misère, plus de haines, plus de saloperies dans le monde.

Le silence qui révèle les gaffes suivit cette déclaration saugrenue; mais l’abbé Pellegrin ne s’en aperçut pas.

Bédarieux ne put cependant se contenir... il avait repris de la fine Napoléon et l’instinct de la discussion l’entraînait.

—Dites donc, l’abbé, s’exclama-t-il, mais vous croyez donc qu’on peut encore en pincer, de la guitare de l’Évangile? Ah! ça, mais vous êtes donc socialiste?

—Je suis croyant.

Mais Mâchecolle intervint, souriant:

—L’abbé est croyant... Nous sommes tous croyants. Moi, je siège à droite au Luxembourg et j’ai demandé le rétablissement du Concordat. Vous voyez! Et je crois que la foi ardente, militante de M. le curé peut nous être très utile. Un peu de socialisme—chrétien, bien entendu, c’est-à-dire respectueux du capital et de l’ordre public—un peu de démagogie bien pensante obtiendra grand succès auprès des ouvriers. Allez-y, monsieur le Curé, parlez-leur de justice, de fraternité, donnez-leur raison sur certains points de détail ou sur des principes vagues qui n’engagent à rien... Et vous nous attirerez des voix, j’en suis sûr!

—Non mais, dit l’abbé, il me semble que vous attigez la cabane!...

—Oh! très drôle! pouffa le baron Kepler.

—Il est certain, fit Tricoud, que ce langage pittoresque, employé par un ecclésiastique, obtiendra grand succès auprès des auditoires populaires.

—Oui, déclara Mâchecolle, cela prendra admirablement. Les gens du monde et les curés qui parlent argot sont toujours populaires. Tous les moyens sont bons pour faire triompher la cause! Et permettez-moi d’ajouter, monsieur le curé, qu’en collaborant à notre œuvre, vous serez vraiment dans votre rôle. Car, de tout temps, l’Église a défendu, en même temps que les intérêts spirituels, les intérêts matériels, c’est-à-dire, en définitive, les forces sociales...

—Ça dépend, répliqua le prêtre...

—Comment, ça dépend?

—Oui, quand les forces sociales sont égoïstes et mauvaises, elle les combat. Léon XIII...

—Ne nous parlez pas de ce pape révolutionnaire, déclara Bédarieux... il a fait plus d’une boulette et nous a beaucoup gênés.

—C’est mon avis, dit Tricoud. Il aurait fini par rendre la foi très embarrassante pour les gens qui occupent, comme moi, un nombreux personnel.

—Heureusement, reprit Mâchecolle, l’Église remplit aujourd’hui sa vraie mission... Les prêtres sont bien ce qu’ils doivent être: des gendarmes!

—Des gendarmes? se récria l’abbé... Moi, je suis un gendarme?

—Sans doute... Un prêtre vaut même toute une brigade de gendarmerie: c’est ce que notre stupide république de francs-maçons ne comprend pas! Dire qu’elle a trouvé que neuf cents francs par an, c’était trop cher pour avoir à sa disposition un incomparable défenseur de notre organisation sociale, de la famille, de la propriété, de la Rente!... Car, enfin, le prêtre la défend aussi, la Rente, comme il défend tout ce qui constitue la base même de la société!

—Oui, un gendarme! répéta le baron Kepler... Quoi de mieux? C’est beau, un gendarme!

—C’est noble, c’est grand, dit Tricoud.

—C’est utile! affirma Cousinet.

Mais le curé était devenu écarlate—d’autant plus qu’il avait avalé, sans s’en apercevoir, trois petits verres de fine Napoléon—et s’étant dressé, il s’écria:

—Moi, un gendarme?... Moi, qui suis allé au front? Moi qui ai été poilu?...

—Un gendarme moral, entendons-nous! précisa Mâchecolle.

—Eh bien, proféra le curé de Sableuse, vous n’avez pas la trouille!...

Mme Cousinet, qui voyait la discussion prendre une tournure dangereuse, proposa à ses invités, en regrettant de ne pas l’avoir fait au moment du café, de passer dans la galerie.

Rien de tel, en effet, qu’un changement d’air pour dissiper les nuées orageuses qui se forment au-dessus des tables chargées de bouteilles quand les convives se mettent à parler politique.

Cousinet et ses amis tenaient à l’appui du curé de Sableuse dont la hardiesse d’idées et de langage leur paraissaient d’un excellent emploi au cours d’une campagne électorale. De son côté, l’abbé Pellegrin, qui songeait à ses pauvres, à son clocher vermoulu, et même à son beau Saint-Joseph aux yeux doux, craignait d’avoir été trop loin: ces messieurs, qui dirigeaient une Ligue approuvée et patronnée par plusieurs prélats, ne pouvaient pas être pareils aux Pharisiens dont il avait parlé dans la chaire de la cathédrale de Merville. Le souvenir des instructions du coadjuteur lui revint aussi...

Et Mme Cousinet acheva de calmer les esprits en se mettant au piano et en chantant, d’une voix canaille, des airs à la mode.

—Je passerai quelques couplets, avait-elle dit avant de commencer... Ce serait trop leste pour M. le Curé!

Mais l’abbé Pellegrin, qui avait allumé sa pipe, répondit avec bonne humeur:

—Pensez-vous!... Nous autres, les ratichons, on est entraîné. Je peux tout entendre et même je peux tout voir... Pour l’effet que ça me fait!


IX
HISTOIRE DE LA PUCELLE

—C’est gentil, la campagne, disait Mme Cousinet, mais on y est bien mal pour tromper son mari.

Le fait est que Sableuse n’offrait aucune ressource aux couples qui cherchent à envelopper de mystère leurs voluptés coupables. Merville n’était guère plus accueillant aux amours défendues: son Hôtel du Doyenné et ses auberges bruyantes ne rappelaient en rien les maisons discrètes, à double issue, qui abondent dans certains quartiers de Paris et que Lisette de Lizac avait fréquentées pendant plusieurs lustres. Il ne restait que les champs, l’herbe tendre et l’auto... Or, madame Cousinet avait trente-huit ans, âge auquel les femmes ne font plus l’amour comme on satisfait une fringale: elle avait toujours beaucoup d’appétit et prenait grand plaisir à cocufier Cousinet avec un jeune et vigoureux lieutenant de chasseurs à pied, mais elle voulait du confort et de la tranquillité. Passe encore de faire fi de toute prudence et de tout raffinement lorsqu’il s’agit de marquer le premier point, mais, par la suite, l’amour demande de la quiétude et de l’art. L’ancienne vedette des music-halls parisiens n’appréciait même pas du tout la volupté du danger: à ce piment romanesque, elle préférait les douceurs d’un plaisir savamment assaisonné et sans appréhensions.

Il lui fallut, cependant, tromper M. Cousinet sous son toit... Dans le vaste château, des coins bien connus du fils de l’ancien propriétaire facilitaient de rapides étreintes auxquelles Pierre de Sableuse prenait plus de plaisir que sa maîtresse.

—Ah! mon chéri, soupirait-elle, nous gâchons notre bonheur... Dire qu’il y a ici tout ce qu’il faut pour nous adorer gentiment et que nous ne pouvons pas en profiter! Mes amis m’avaient bien dit qu’un mari, c’est embêtant, mais, vrai, à ce point-là, je ne l’aurais jamais cru!

Heureusement, M. Cousinet avait pris l’habitude d’aller à Merville deux ou trois fois par semaine, l’après-midi, pour préparer le terrain électoral, selon le plan qu’avaient établi sur place ses amis de la Ligue des bons Français, et avec la robuste confiance des maris certains de leur supériorité, par conséquent, de la fidélité de leur femme, il avait répété à Pierre de Sableuse:

—Ne vous occupez de rien—les élections, j’en fais mon affaire!—mais venez tenir compagnie à Mme Cousinet... Elle s’ennuie dans ce pays de sauvages. Si je vous disais que la pauvre n’est pas encore parvenue à se faire une relation intéressante!

—Vraiment?

—Pas une, vous entendez! Et cependant, c’est une femme très agréable... Vous verrez, vous verrez, quand vous la connaîtrez mieux!

M. Cousinet tenait beaucoup à ce qu’elle ne laissât pas «s’évaporer», comme il disait, ce gentilhomme frivole et quelque peu «gosse» qui n’avait pas l’air de prendre la politique très au sérieux.

—Tiens-le, lui disait-il avant de filer à Merville en quatrième vitesse, tiens-le bien!

—Sois tranquille, mon gros loup!

Et elle le tenait, en effet, de son mieux, c’est-à-dire très étroitement, dans son boudoir, dans son petit salon bleu, voire—certain jour d’orage—dans sa chambre... Les domestiques étaient à l’office, dans le sous-sol, et Léa, sa femme de chambre, une vieille confidente qu’elle avait gardée dans sa splendeur comme madame de Maintenon garda, à Versailles, la Nanon des mauvais jours, Léa savait s’éclipser, d’un air digne, au moment voulu.

—Cette Léa, disait la châtelaine à son amant, elle est épatante... Je l’ai depuis quinze ans, et elle m’a rendu bien des services. Mais elle n’en abuse pas, et ne vient que lorsque je la sonne. C’est une perle. Quand mon mari sera député de droite, je lui demanderai d’obtenir pour elle un prix Montyon à l’Académie française.

Pendant que ce couple, de plus en plus passionné, multipliait les exercices d’une gymnastique qui n’avait rien de suédois, M. Cousinet se lançait avec ardeur dans la «lutte des idées.» Il avait recruté trois candidats pour compléter la liste «républicaine conservatrice»,—c’était l’étiquette adoptée par la Ligue des bons Français. Ces comparses, un sous-intendant militaire retraité, un jeune avocat et un ex-lieutenant de louveterie, gendre d’un ancien zouave pontifical, étaient à peu près sacrifiés d’avance, mais le grand honneur d’être candidats leur suffisait, d’autant plus qu’ils n’avaient pas à contribuer aux frais de la campagne et que cette figuration les qualifiait pour les élections futures.

Le châtelain de Sableuse avait fondé un journal hebdomadaire intitulé, tout simplement, le Salut national, avec cette devise «Pour Dieu, pour l’Ordre, pour la Patrie.» Titre et devise lui avaient été soufflés par Bédarieux, qui, de plus, s’était chargé de lui fournir un rédacteur très au courant de la cuisine électorale.

—Vous lui donnerez, lui avait-il dit, vingt-cinq louis par mois... C’est un vieux routier, un type d’attaque qui engueulera vos adversaires comme personne.

Ce polémiste s’appelait Alcide Plumoiseau: depuis trente ans et plus, il écrivait pour très peu d’argent dans les journaux qui défendent la religion, la famille et surtout la propriété. Il était, avec sa figure usée, ses yeux brûlés par les veilles, son faux-col de celluloïd et son air triste, le type même du journaliste qui a crevé de faim toute sa vie en servant la cause des riches... Mais ce pauvre homme, que tout intimidait dans la vie, devenait d’une audace, d’une virulence extrêmes dès qu’il se trouvait, la plume à la main, devant une feuille de papier blanc. Il avait ce sens du sarcasme et de l’injure que possèdent les journalistes d’extrême droite ou d’extrême gauche, et rien ne pouvait être plus utile au cours d’une campagne électorale.

M. Cousinet traita ce plumitif si peu payé avec une bonhomie quelque peu dédaigneuse. Alcide Plumoiseau n’en fut ni surpris, ni froissé: quand on a passé sa vie dans les journaux conservateurs, où seuls comptent les parlementaires, les financiers et les académiciens, on a pris l’habitude de la résignation et on se console de tout en roulant une cigarette de gros tabac.

M. Cousinet était pour lui un patron comme tous les autres; l’égoïsme étalé, la suffisance épanouie de ce gros homme riche et ambitieux ne pouvaient l’étonner le moins du monde.

Il se mit donc à la besogne, fabriquant le Salut national avec un grand article truffé d’invectives à l’adresse des adversaires de la Ligue des bons Français, avec une série d’échos rosses sur ces mêmes personnages, puis, pour boucler le numéro, avec une «Variété historique», des faits divers régionaux et un bulletin très complet des Marchés. Tout cela imprimé avec des têtes de clous sur un papier à chandelles.

Ayant lu le premier article de Plumoiseau, M. Cousinet se montra inquiet.

—Il me semble, dit-il à l’auteur, que vous allez un peu fort... Vous traitez les députés sortants de «tristes individus» et «de lamentables fripouilles.» Ils vont se fâcher et, peut-être m’envoyer des témoins... Cela me serait très désagréable de me battre en duel!

—Non, monsieur, rassurez-vous, répondit le journaliste d’une voix douce, c’est moi qui irai sur le terrain. Je me suis déjà battu cinq fois au cours de périodes électorales: j’ai même reçu plusieurs coups d’épée et une balle... C’est dans mes attributions.

—Oh! alors, fit le candidat, ne vous gênez pas, mon ami... Mettez-leur le nez dans leurs ordures, à ces salauds-là!

M. Cousinet était au mieux avec Mgr Sibuë qu’il allait voir fréquemment à l’archevêché:

—Eh bien, lui demandait le coadjuteur, voyez-vous se dessiner à l’horizon la victoire des braves gens?

—J’ai grand espoir, monseigneur. Mais nous avons du temps devant nous, plusieurs mois!

—Il est vrai... Vous n’en préparerez que mieux l’écrasement de ces misérables qui menacent l’ordre social et l’Église. Êtes-vous satisfait de M. l’abbé Pellegrin, cher monsieur Cousinet?

—Il n’a fait jusqu’à présent, que de vagues allusions à la lutte qui va s’engager. C’est au cours de son prône, le dimanche, qu’il a dit quelques mots des élections... «Je ne vous donnerai jamais qu’un conseil, a-t-il déclaré dans son langage bizarre, c’est celui de voter pour les bons bougres, contre les mufles!»

—Évidemment, cela pourrait s’énoncer en termes plus choisis, mais enfin, c’est très clair et vous devez être satisfait. Mais il faudra, le moment venu, que ce brave curé marche à fond... Je le secouerai, soyez tranquille!

M. Cousinet ne cessait aussi de répéter à sa femme:

—Tu t’endors... Il faut te remuer!...

Et se tournant vers Pierre de Sableuse, il ne manquait pas d’ajouter:

—N’est-ce pas, cher ami, qu’elle ne se remue pas assez?

Ce à quoi le comte, un peu embarrassé, répondait:

—Mais si, je vous assure, votre femme se remue quand il faut!

Mais le châtelain ne se le tenait pas pour dit. Il insistait auprès de Mme Cousinet:

—Mgr Sibuë t’a bombardée dame patronnesse d’un tas d’œuvres très chics; il t’a fourrée dans des comités où il y a les dames les plus influentes de Merville... Il faut y aller plus souvent, ma chérie, il faut te faire voir, parler de moi, de ma candidature. C’est très important, la propagande dans ce monde-là! Dis, elles te reçoivent bien, au moins?

—Oh! très bien... Toutes ces poules me parlent de Paris, des théâtres, des music-halls, de Montmartre. Elles veulent tout savoir! Un jour, nous devions nous occuper du prochain pèlerinage de Lourdes et, pendant toute la séance, je leur ai montré comment on danse le shimmy. Ah! ce n’est pas tout à fait comme ça que je les voyais, les bigotes de province! Mais c’est la nouvelle couche...

—En somme, ces dames te traitent gentiment?

—On ne peut mieux... Mme la chanoinesse de Charmeroy m’a dit, tout de suite: «Vous êtes Lisette de Lizac? Ah! chic! on va rigoler!» La baronne de la Brette a fait mieux: tandis que ces dames brodaient la bannière du Sacré-Cœur, elle s’est mise à chanter mes airs à succès, Moi, j’veux tout qu’il veut, Victor, tu vas fort, C’est ça qu’est bon... Et, ma foi, elle ne s’en tire pas mal du tout. Comme tu vois, ce ne sont pas des pimbêches.

—Raison de plus pour les fréquenter, ma chérie! C’est de la bonne propagande.

Mais Mme Cousinet préférait la compagnie de Pierre de Sableuse à celle de ces provinciales qui tenaient avant tout à passer pour des Parisiennes. Au fait, ne servait-elle pas ainsi la cause de la famille, de la religion, de la propriété? Le fils de l’ancien propriétaire du château manquait d’enthousiasme politique et répétait volontiers à sa maîtresse:

—Si je m’écoutais, je renoncerais à ma candidature... Je ne tiens pas du tout à être député.

—Ne fais pas cela, mon petit: si tu plaques mon mari, nous ne pourrons plus nous voir...

—J’y ai pensé. Et c’est bien pour cela que je consens à figurer sur la liste républicaine conservatrice...

Mme Cousinet, qui n’avait guère de remords, il est vrai, pouvait donc se dire: «En somme, si je fais mon mari cocu, c’est aussi dans son intérêt. Je ne peux pas me passer de Pierre... Mais lui non plus!»

Les semaines s’écoulaient et les polémiques électorales devenaient de plus en plus aigres: Plumoiseau, rompu à ce genre d’escrime, reprochait à tous les adversaires possibles, probables ou certains, diverses vétilles telles que le vagabondage spécial, l’inceste et la trahison.

—C’est très bien, lui disait M. Cousinet, mais vous devriez garder ces arguments-là pour la fin de la campagne... Jamais vous ne trouverez mieux au moment décisif!

—Tranquillisez-vous, répondait timidement Plumoiseau, je ne suis pas au bout de mon roulleau! J’ai l’habitude des luttes d’idées... Vous verrez quand je m’y mettrai!

L’abbé Pellegrin, à qui Mgr Sibuë avait fait envoyer une lettre pressante signée par le cardinal Arnaud de Blandignières, se décidait à prendre une part plus active aux premières escarmouches électorales... Et cependant la candidature de Pierre lui avait tout d’abord déplu: cette association avec un homme qui, fort de ses millions, s’était installé au château, lui paraissait indigne d’un Sableuse, d’autant plus qu’elle se complétait d’une liaison coupable avec Mme Cousinet. «Ah! se disait le bon curé, c’est toujours l’histoire de cette coquine d’Ève... Faut-il tout de même que les hommes aient envie de croquer la pomme, même quand elle est un peu blette!» Une fois seulement, l’abbé avait parlé au vieux comte de Sableuse de la candidature de son fils. L’ancien fidèle de Henri IV l’avait arrêté dès les premiers mots en disant:

—Cette compromission m’est pénible... Mais c’est en vain que j’ai cherché à l’empêcher. Pierre m’affirme qu’il est de son devoir d’aider au triomphe de la bonne cause et c’est pour cela que, si souvent, il va passer de longues heures dans ce château qui fut le nôtre. La bonne cause! Mais il n’y en a jamais eu qu’une et elle est à jamais perdue, puisque le dernier roi légitime de France dort pour l’éternité dans les plis du drapeau blanc. Je l’ai dit à mon fils, il ne m’a pas compris... C’est bien: c’est notre sort, à nous, qui sommes d’un autre âge, de ne pas être compris, même par nos enfants!

Puis, tristement, il ajouta:

—Vous aussi, monsieur le curé, vous servez ces gens-là!...

L’abbé Pellegrin s’attendait à ce reproche: il y répondit en faisant valoir la générosité de M. Cousinet qui lui donnait beaucoup d’argent pour ses pauvres et pour la restauration du clocher. Et puis, c’était la consigne donnée par l’archevêché...

—Oui, fit le comte avec amertume, l’Église nous a reniés, elle aussi... Elle va vers le succès, vers l’argent. Ce n’est plus le trône et l’autel, mais l’autel et le coffre-fort. Pauvre Henri V! De là-haut, où il a rejoint Saint-Louis, que doit-il penser de cette alliance?

La comtesse, d’ordinaire silencieuse, n’intervenait que pour parler avec une mine dégoûtée de Mme Cousinet, cette «créature maquillée et à moitié nue» dont la présence «déshonorait» le château de Sableuse.

—Quand je pense, disait-elle à l’abbé, que mon fils rencontre cette femme, qu’il lui parle, qu’il a même dîné chez elle! Heureusement, Pierre est un garçon qui se respecte: il a de qui tenir! Nous l’avons élevé dans les bons principes et s’il fait des concessions aux idées du siècle, il n’en fera pas à ses mauvaises mœurs.

L’abbé Pellegrin revit la scène du petit salon bleu, et répondit en cachant sa gêne:

—Ne vous frappez, madame la comtesse... S’il y avait quelque chose de ce côté-là, je vous ferais signe! Mais je n’ai jamais rien vu...

En sa qualité de vieil ami de la famille, le prêtre avait cru pouvoir reprocher à Pierre de Sableuse ses amours avec Mme Cousinet, mais ses observations avaient été aussi mal accueillies que possible.

—Je vous assure, lui avait dit l’ex-lieutenant, que je n’ai aucun remords... Ce bonhomme, qui s’est enrichi pendant que nous étions au front, a une femme qu’il a payée très cher et qui me plaît: je la prends, cela me paraît tout naturel. «Ils ont des droits sur nous», ont dit les civils pendant la guerre. Sur eux, ça m’est égal. Mais je pense que ça signifie aussi, mon vieux Pellegrin, que nous avons des droits sur leurs femmes!

—Oh! fit le curé en rougissant.

—En prend qui en veut... Mais celui qui s’abstient n’a pas à en dégoûter les autres!

Il était inutile d’insister et l’abbé se le tint pour dit, d’autant plus que s’il jugeait sévèrement la dureté de cœur et le «chiqué» des vertus mondaines, il avait, lui, l’homme chaste, une secrète indulgence pour le péché de la chair... Il s’en voulait un peu, maintenant, d’avoir dramatisé la scène du petit salon bleu: «Après tout, se disait-il, les histoires de maris cocus ont toujours fait rire les bons chrétiens... C’est même une tradition du moyen âge, époque où régnait la foi la plus sincère et où je regrette de ne pas avoir vécu. Considérons donc ce Cousinet comme un cornard du xiiie siècle et n’en parlons plus!»

Mais on commençait à bavarder dans le pays, et beaucoup...

Il était bien difficile à Pierre et à Lisette de filer le parfait amour sans faire jaser... Les domestiques qui, à part la fidèle Léa, ne restaient guère longtemps au château, ne s’en allaient pas sans raconter aux fournisseurs que Madame savait employer ses après-midi, pendant l’absence de Monsieur. Lisette de Lizac faisait d’ailleurs scandale avec ses décolletés, ses bras nus, ses bas transparents, son maquillage: cette Parigote-là, bien sûr, n’était qu’une grue et, vraiment, il fallait à son cocu de mari une fameuse santé pour se présenter aux élections comme champion de la famille française!

De telles rumeurs devaient venir aux oreilles des adversaires politiques de M. Cousinet. Un jour, le Vrai Républicain publia cette petite note:

SIMPLES QUESTIONS

«Est-il vrai qu’un candidat bien pensant ferait mieux de s’occuper de la chose privée que de la chose publique?

«Est-il vrai que ce défenseur de la tradition a épousé une espèce de rosière de Montmartre, laquelle trouve le moyen de ne pas s’embêter pendant que Monsieur fait de la politique?

«Est-il vrai que le plus redoutable de ses rivaux figure sur sa propre liste?»

LE FURET.

Ayant lu ces lignes, dans la salle de rédaction du Salut national, M. Cousinet demanda à Plumoiseau d’une voix inquiète:

—De qui s’agit-il?

—Je l’ignore...

—Eh bien, quelque chose me dit qu’il s’agit de moi. C’est épouvantable!

—Bah! fit Plumoiseau, c’est un petit malheur. J’ai été trompé, moi aussi, par une femme que j’adorais!

—Comment, vous croyez donc que c’est vrai? Ai-je une tête de cocu, moi? Quand je dis: «C’est épouvantable», j’exprime cette pensée qu’une polémique ainsi conduite dépasse les bornes... Oser mêler ma femme, ma chère petite femme, à ces saloperies! La traiter de «rosière de Montmartre», elle, une artiste! Plumoiseau, vous allez répondre, vous entendez...

—Permettez, répondit le rédacteur du Salut national... Vous savez que je suis pour la manière forte, mais en cette circonstance, il vaut mieux ne pas relever tout de suite cette... cette... insinuation.

—Pourquoi?

—Parce que si nous nous reconnaissons dans le personnage visé, il faudra y aller carrément et jusqu’au bout.

—Parfait!

—C’est-à-dire que, nous devrons envoyer nos témoins au directeur du Vrai Républicain.

—Bravo! Envoyez-les...

—Pardon, Monsieur, quand je dis «nous», c’est de vous que je parle...

—De moi? Mais il me semble que les duels, c’est aussi votre rayon.

—Oui, quand il s’agit des principes, des idées. Mais ce n’est pas le cas... Il s’agit de votre honneur de mari et de la réputation de votre femme: cela ne me regarde pas!

A ces mots, M. Cousinet parut très ému... Il resta silencieux, puis, reprenant le Vrai Républicain, il relut l’entrefilet, lentement. Enfin, il haussa les épaules et dit:

—En somme, ce sont des questions, de simples questions. En admettant que je sois visé, l’auteur de ces lignes n’affirme rien: il cherche à savoir, il s’informe... Il a même plutôt l’air de ne pas croire que la chose soit possible. «Est-il vrai?...» écrit-il. Après tout, on peut en demander autant à propos de n’importe quel mari. On ne sait jamais... Vous avez raison, Plumoiseau: il ne faut pas attacher d’importance à ce qu’insinuent ces imbéciles. Je suis au-dessus de cela, Dieu merci.

Déchirant le Vrai Républicain, il en jeta les morceaux sur le parquet, les piétina et s’exclama:

—Voilà tout le cas que je fais de cette ordure!

Puis, il soupira:

—Cherchez donc à faire le bonheur de vos concitoyens! Vrai, c’est décourageant...

M. Plumoiseau eut un sourire fugitif et répliqua de sa voix fluette:

—Attendez... Nous allons bientôt commencer notre série de réunions contradictoires. Ce sera, vous verrez, beaucoup plus amusant.

Ce jour-là, M. Cousinet rentra à Sableuse beaucoup plus tôt que d’habitude. Pourquoi? Non certes, parce qu’il doutait de la fidélité de sa femme—il s’en savait aimé comme le méritait un homme supérieur tel que lui—mais parce que, tout de même, il se reprochait de délaisser quelque peu cette délicieuse créature qui, elle, avait renoncé, pour vivre avec lui, à son étincelante carrière artistique. «La politique, se disait-il en roulant à soixante à l’heure sur la route de Sableuse, la politique me prend trop... Et Lisette finira par m’en vouloir!»

Le klaxon de la longue, noire et luisante limousine annonça au château l’arrivée du mari et c’est fort heureux, car Mme Cousinet était précisément dans la bibliothèque où elle se livrait, avec son amant, à des recherches aussi peu historiques que possible.

Léa, la fidèle femme de chambre, avait l’expérience de ces retours intempestifs. Elle alla frapper à la porte derrière laquelle il se passait certainement quelque chose.

—Madame! Madame!

—Quoi? Qu’est-ce qu’il y a?

—Il y a que Monsieur vient de rentrer...

—Comment, déjà? Ah! Flûte!...

Léa redescendit, rencontra, dans le hall d’entrée, M. Cousinet qui lui demanda:

—Où est Madame?

—Dans sa chambre, Monsieur, je crois...

—J’y monte...

M. Cousinet ne trouva personne dans la chambre, non plus que dans le boudoir, le petit, le grand salon, la galerie. A tout hasard, il ouvrit la porte de la bibliothèque: sa femme était là, le nez plongé dans un énorme volume, tandis que Pierre de Sableuse, juché au sommet d’une échelle, portait dans ses bras une pile de bouquins poudreux.

—Qu’est-ce que vous fabriquez là-dedans? demanda-t-il avec la surprise d’un homme pour qui les bibliothèques sont des endroits où il est vraiment étrange qu’on s’aventure...

—Nous travaillons, mon chéri. Figure-toi que M. de Sableuse a eu l’idée d’écrire un article historique pour ton journal. Un article sur... sur... sur la Pucelle!

—C’est cela, bafouilla Pierre de Sableuse, une étude sur Jeanne d’Arc. Quoi de mieux dans le Salut national? Alors, vous voyez, nous bouquinons...

—Ah! très bien, répliqua le mari qui se pencha sur le gros livre que sa femme feuilletait d’un air infiniment sérieux.

—Mais, s’exclama-t-il, c’est le Bottin que tu tiens-là?

—Oui, tu vois, le Bottin des départements... On y trouve des tas de choses très intéressantes.

—Sur Jeanne d’Arc?

—Sur n’importe qui et n’importe quoi.

M. Cousinet ne répondit pas et un silence tomba, gênant... Pierre de Sableuse, du sommet de l’échelle, questionna, à tout hasard:

—Rien de nouveau à Merville?

—Si... Maintenant que les élections sont proches, nos adversaires sortent de leur torpeur. La lutte devient plus sévère... Il va falloir, mon cher ami, que vous vous en mêliez.

—Je ne demande pas mieux. Jusqu’à présent, si je n’ai pas bougé, c’est parce que vous ne m’y avez pas invité.

—Oui, mais j’ai maintenant besoin de vous. Nous allons avoir des réunions contradictoires... Vous êtes tête de liste: il faut vous montrer.

—Je me montrerai.

—Nous devons nous faire entendre dans tout le département. Nos amis nous disent que soixante réunions, ce sera un minimum. Vous voyez, ce n’est pas une petite affaire... Pendant trois mois, nous mènerons une existence de vagabonds.

—Tu m’emmènes? demanda madame Cousinet, câline.

—Tu n’y penses pas, ma chérie.

—J’ai déjà fait des tournées... Je connais ça!

—Oui, mais il s’agit, cette fois, de palabrer dans les cabarets et sur les marchés, de coucher dans des auberges, au hasard des routes... Non, non, tu n’y résisterais pas et tu nous gênerais. Et puis, pendant ce temps-là, tu travailleras pour nous, à Merville, dans les comités de l’archevêché...

Cette perspective parut désoler Mme Cousinet qui se mit à mordre son mouchoir de l’air d’une femme prête à verser des larmes. Et M. Cousinet se dit avec une quiétude plus grande que jamais: «Comme elle m’aime!»

Dès lors, la pensée qu’elle allait être bientôt séparée de son amant ne quitta plus Lisette de Lizac, plus amoureuse, plus passionnée que jamais... Encore si elle avait pu mettre les baisers doubles en attendant, mais son mari ne quittait plus guère le château et quand il se décidait à se rendre à Merville, il emmenait Pierre de Sableuse «pour le mettre au courant.»

Pendant quinze longs jours, Mme Cousinet ne put tromper son mari une seule fois: cette existence devenait intenable.

—Je vois bien que Madame s’ennuie, lui disait Léa, discrètement.

—Ah! tu te souviens de notre entresol de la rue de Douai?... On s’y embêtait moins qu’ici et, au moins, on y était libre!

—J’ai toujours pensé que Madame regretterait Montmartre...

La première réunion électorale organisée par l’abbé Pellegrin devait avoir lieu à Sableuse, dans le local du patronage.

—Il convient, avait dit M. Cousinet, que je parle d’abord à mes concitoyens. Et comme j’habite le château, l’église, qui lui fait pendant, doit être pour moi. Mon cher curé, je compte sur vous...

A cette nouvelle, Valérie qui, en sa qualité de «gouvernement» de M. le curé, avait son franc-parler, s’exclama en mettant ses poings sur ses larges hanches:

—Comment, vous allez aider ce nouveau riche à devenir not’ député? Ah! tenez, j’aurais jamais cru ça de vous!

—M. Cousinet, répondit l’abbé, est le défenseur de la bonne cause...

—C’est pas possible qu’une cause soit bonne quand elle est défendue par des gens comme ça!

—M. Pierre de Sableuse en est aussi.

—Eh ben, ça m’étonne tout autant. Le fils de M. le comte, un si digne homme, de Mme la Comtesse, une femme si convenable, devenir l’ami de ce profiteur qui s’est payé le château de Sableuse avec de l’argent râflé pendant la guerre? Ah! vrai, c’est à n’y rien comprendre!

—M. Cousinet donne beaucoup pour l’église, pour les pauvres...

—Oui, il jette du lest. Mais ça n’empêche personne d’avoir son idée... il n’y a que vous, monsieur le curé, qui vous y laissez prendre. Et vous savez, ça surprend bien du monde.

—Faites comme moi, Valérie, laissez dire...

Et le bon curé, un peu gêné, appela Poilu; mais par une coïncidence bizarre, le chien ne se précipita pas comme d’habitude pour poser ses larges pattes sur les genoux de son maître.

—Vous voyez, dit Valérie, jusqu’à ce brave Poilu qui vous dit à sa façon ce qu’il en pense.

D’autres poilus—les camarades du soldat Pellegrin—répondirent assez mal à l’invitation du curé.

—Eh! les copains, leur avait-il demandé avec une jovialité moins naturelle que d’ordinaire, vous viendrez à la réunion?

—On ira... Mais pas la peine que votre profiteur nous demande de voter pour lui. Et puisque vous nous en parlez, monsieur le curé, faut vous le dire, on s’étonne, nous autres, que vous, un soldat du front, vous marchiez avec un type qui a gagné ses millions en exploitant notre misère. C’est pas chic!

Un mutilé qui n’allait jamais à la messe ajouta.

—Tiens, c’est tout naturel, t’as changé d’uniforme... En bleu, tu pensais comme nous: en noir, tu penses comme eux.

—Comme eux?

—Oui, comme les riches, quoi! N’as-tu pas repris ton métier de curé?

Le docteur Profilex ne se montra pas plus encourageant.

—Il était très bien, lui dit-il, votre sermon à la cathédrale... Ah! vous l’avez bien arrangé, le pharisien! je croyais entendre un bon père capucin d’autrefois. Mais ce n’était qu’un monologue pittoresque... Je n’aime pas beaucoup les capucins, mais je reconnais qu’ils étaient démocrates: ils étaient du peuple et vivaient avec lui. Et quand ils avaient prêché, ils n’allaient pas faire leur cour au seigneur... Ah! curé, c’est à un bourgeois au gros ventre que vous faites la vôtre!

L’abbé Pellegrin répliqua, offensé:

—Je ne fais la cour à personne, croyez-moi.

—En tout cas, vous vous êtes mis au service de ce Cousinet.

—Non, je sers les idées qu’il représente.

—Les idées? Vous voulez dire les intérêts...

Le docteur Profilex mit sa main sur l’épaule du prêtre et dit:

—L’église et le château, toujours la vieille alliance!

—Vous ne me le reprochiez pas quand le châtelain était M. de Sableuse.

—Ce n’était pas la même chose.

—Je ne vous comprends pas, docteur... Vous êtes républicain, et vous m’en voulez de marcher pour M. Cousinet, qui est républicain aussi, tandis que vous ne m’avez jamais reproché d’être l’ami de M. de Sableuse qui est royaliste.

—C’est vrai, mais dans ma république, on préfère les royalistes honnêtes aux républicains fripouillards. Ceux-ci, mon système ne les admet pas. Au fait, vous y croyez, vous, au républicanisme de Cousinet? Ce bonhomme est, pour ce que vous appelez «la bonne République», celle qui entoure les coffre-forts de gendarmes et de prêtres... La mienne ne ressemble pas à celle-là!

Le curé de Sableuse répondit, après un silence:

—Et puis, quoi, je ne suis pas libre... J’ai reçu des instructions de l’archevêché. Service commandé!

Le docteur Profilex lui tendit la main:

—Allons, ne vous excusez pas, mon cher curé... Quant à votre réunion, eh bien, j’irai. Vous, vous me ferez peut-être de la peine, mais j’ai comme une idée que votre Cousinet m’amusera!

Cette réunion devait être des plus mouvementées. Les ouvriers des papeteries étaient venus en grand nombre, fermement résolus à empêcher Cousinet de parler. Plumoiseau, qui accompagnait le châtelain, avait dit en entrant dans la salle: «Je m’y connais... Cela va chauffer». En effet, dès le début, ce fut un charivari assourdissant... Le bureau, composé de comparses, fut à grand’peine constitué. M. Cousinet comptait que la popularité de l’abbé lui servirait de paravent, mais il ne tarda pas à constater que, ce soir-là, le curé de Sableuse n’avait pas l’oreille de ses paroissiens. Au surplus, le prêtre qui, d’ordinaire, avait le verbe sonore et savoureux, qui savait dominer son auditoire, parut manquer de ses moyens habituels. Il prononça quelques phrases qui se perdirent dans le tumulte, puis, quittant l’estrade, il alla s’asseoir dans la salle.

M. Cousinet, déçu, se dit que, peut-être, Pierre de Sableuse parviendrait à remonter le courant... Mais où était-il? Personne ne l’avait vu et Plumoiseau, envoyé aux nouvelles, était revenu bredouille: M. de Sableuse, qui avait cependant formellement promis d’assister à la réunion, restait introuvable.

Le châtelain dut se résoudre à prendre la parole. Il se mit donc à réciter le discours-programme que lui avait fabriqué Plumoiseau, mais sa voix ne portait pas et bientôt elle fut couverte par les interruptions:

—Nouveau riche!

—Profiteur!

—Où les as-tu volés, tes millions?

Un individu à face blême, aux yeux brillants, escalada l’estrade et vociféra d’une voix ardente:

—Le curé veut nous faire voter pour le millionnaire... Camarades, nous pendrons l’un à son clocher et l’autre à son donjon!

Dans le fond de la salle, des voix approuvèrent bruyamment, tandis que des protestations s’élevaient, mêlées de clameurs indistinctes et de coups de sifflets.

M. Cousinet, ahuri, continuait cependant à bafouiller des phrases que, seuls, les auditeurs les plus rapprochés parvenaient à percevoir par fragments:

«—L’ordre dans le travail... le travail dans l’ordre... l’équilibre de nos finances... l’agriculture et l’industrie dont les intérêts doivent être défendus... la prospérité publique, produit de la collaboration fraternelle du capital et du travail...»

—La barbe!

«Tous mes efforts pour que les légitimes revendications des travailleurs...»

—Ferme ça, eh! mercanti!

«—... Mon dévouement... mon zèle... mon amour des petits et des humbles...»

—Ta gueule!

«—... Notre chère patrie... nos mutilés... nos morts...»

Un homme, amputé du bras droit, se dressa et clama d’une voix furieuse:

—Parle pas de ça, eh! salaud! Est-ce que ça te regarde?

Et se tournant vers l’abbé Pellegrin, assis à côté de lui, il demanda:

—Vous ne trouvez pas qu’il va un peu fort, votre copain? La patrie, les mutilés, les morts... Est-ce qu’il les a achetés aussi, dites, monsieur le Curé, pour les faire servir à son élection?

Cette question à laquelle le prêtre n’eut pas le temps de répondre, déchaîna un vacarme inouï. M. Cousinet, effrayé, se pencha vers Plumoiseau qui, un énigmatique sourire aux lèvres, contemplait ce spectacle pour lui banal, et lui dit à l’oreille:

—Ils vont nous écharper!

—C’est bien possible... Ce sont les risques du métier.

—Allons-nous en.

—Moi, je reste... Je n’ai jamais battu en retraite devant des électeurs. Et voici ma septième campagne!

Plumoiseau était admirable... Mais un groupe d’assaillants se précipitaient vers le bureau en brandissant des chaises et des débris de banquettes. Le président et ses assesseurs avaient pris la fuite et M. Cousinet allait en faire autant, quand le curé de Sableuse, retrouvant sa voix sonore, s’écria:

—Ben quoi, les gars, nous nous laissons assommer chez nous?

Aussitôt, ses fidèles répondirent à son appel. Ils escaladèrent à leur tour sur l’estrade pour en chasser les envahisseurs. Pris entre deux feux, M. Cousinet fut renversé, piétiné... Mais, l’abbé Pellegrin s’élança à son secours: les manches relevées, sa soutane retroussée, il se mit à jouer des pieds et des poings avec une vigueur et une souplesse extraordinaires... Ayant dégagé le candidat, il le releva puis, au milieu du cercle formé par les combattants tout à coup calmés, il lui ordonna:

—Suffit... Maintenant faut les mettre.

—Les mettre? bégaya le millionnaire.

—Oui, les bâtons, et en vitesse. Sinon ça va faire du vilain!

Et, suivi de Plumoiseau, M. Cousinet, qui ne demandait pas mieux, fila au milieu des coups de sifflets et des huées.


La soirée avait mal commencé pour M. Cousinet; elle devait finir plus mal encore.

Quand, se frottant les côtes, le pauvre homme pénétra dans le vestibule du château, il vit se diriger vers lui un cérémonieux laquais porteur d’un plateau d’argent.

Sur ce plateau, il y avait une lettre.

Et cette lettre, que M. Cousinet lut avec une stupeur bien compréhensible, était ainsi conçue:

«Cher ami,

«Un meau en hâte pour t’informer que je part ce soir à Paris avec M. de Sableuse, qui est mon amant, et Léa.

«J’en ai souppé de cette existance... Moi, je suis faitte pour l’art et pour l’amour.

«Tu n’as jamais rien comprit à mes aspirations, tu n’as jamais lu dans mon cœur de femme et de grande vedette.

«Mieux vaut donc que je refasse une fois de plus ma vie avec l’homme que j’aime.

«Adieu et bien sincérement,

«Lisette de Lizac

—Ah! ça, c’est le bouquet! s’écria M. Cousinet en s’appuyant contre Plumoiseau pour ne pas tomber.

—Quoi? Qu’est-ce qu’il y a? demanda le rédacteur en chef du Salut national.

—Il y a que... Lisez plutôt!

Plumoiseau prit connaissance de la lettre fatale, puis, d’une voix calme, proféra:

—C’est très ennuyeux. J’ai vu bien des choses en période électorale, mais c’est la première fois que je vois une tête de liste se comporter de cette façon-là! Quel atout pour nos adversaires!

—Cocu et battu, voilà mon sort!...

—Oui, mais vous n’êtes pas content et je comprends ça... N’importe, il ne faut désespérer de rien.

—Ce Pierre de Sableuse est un misérable! Voilà comment il me récompense, moi qui voulais assurer sa fortune politique! Que faire, mon bon Plumoiseau?

—Cacher cette histoire, à tout prix... Sinon, nous nous écroulons dans le ridicule. Voyez-vous cela, un pareil scandale dans le parti qui défend les vieilles traditions de la famille française!

—Ah! peu importe, maintenant... La réunion de ce soir prouve bien que je serai blackboulé!

—Non, nous aurons plus de succès auprès des paysans... Les paysans sont avec nous! Mais il faut sauver la face, avant tout.

—Vous avez une idée, Plumoiseau?

—Aucune.

—Moi non plus... Ce coup m’abat! Et cependant, je suis un lutteur. Mais être berné ainsi, moi, Cousinet, c’est inimaginable!

—Ne nous attardons pas, dit Plumoiseau de sa voix douce, à disserter sur les surprises du mariage, l’infidélité des femmes et l’ingratitude des amis. Nous ne dirions rien de bien neuf et cela ne nous avancerait pas. Allons nous coucher... La nuit porte conseil.

Tandis que le vieux journaliste gagnait la mansarde où M. Cousinet l’avait plusieurs fois hébergé, celui-ci pénétrait, les reins endoloris et le cœur brisé, dans la chambre conjugale, effroyablement vide.

—Plaquer un homme comme moi pour suivre ce freluquet, cet inutile, ce sans-le-sou! s’exclama-t-il, s’asseyant sur le lit trop vaste, trop bas et trop doré...

Après un long silence, M. Cousinet murmura:

—Mon histoire est celle de Napoléon, de Victor Hugo, de tous les hommes supérieurs... Les femmes ne nous comprennent pas!

Puis, ayant ruminé cette pensée consolante, il se coucha.


X
POUR LA CAUSE

En arrivant à la gare Montparnasse vers dix heures du soir, le curé de Sableuse se souvint des sombres pronostics de Valérie:

—Si c’est Dieu possible de vous lancer dans une aventure pareille!... Vous n’en reviendrez point tout entier, c’est bien sûr! A Paris, on est écrasé à tous les coins de rue... De plus, vous serez roulé, volé par toutes sortes de filous! Enfin, qu’est-ce que ça peut vous faire que cette Mme Cousinet soit partie avec le fils de M. le comte? Si son mari ne peut pas se passer d’elle, qu’il aille donc la rechercher lui-même... Un curé n’est pas fait pour courir après les cocottes! Et puis, vous ne la retrouverez point dans cette ville où vous n’avez jamais mis les pieds qu’entre deux trains, quand vous étiez en permission!

L’abbé Pellegrin sentait bien, certes, que sa mission était difficile, délicate, dangereuse... Mais comment résister aux supplications de M. Cousinet? «Vous avez connu Pierre de Sableuse tout enfant, lui disait-il... Il vous écoutera si vous allez lui redemander ma femme. Moi, vous comprenez, je préfère ne pas le rencontrer en ce moment. Je me connais: je serais capable de faire un malheur. Et je le crois très violent aussi... Mieux vaut que les choses s’arrangent gentiment, sans bruit. D’autre part, c’est d’une bonne œuvre qu’il s’agit... Vous ramènerez une égarée dans le chemin du devoir conjugal. Sans compter que, si le scandale éclate, le parti des bons Français sera battu aux prochaines élections! Tout cela se tient, comme vous voyez... Vous seul pouvez tout sauver, mon cher ami! Partez vite... Je vais demander par téléphone à Mgr Sibuë qu’il vous désigne un remplaçant pour quelques jours!» Impossible de refuser... D’ailleurs, en apprenant la fugue de son fils, Mme de Sableuse avait eu la même idée: «Allez le rechercher, dit-elle à l’abbé Pellegrin... Seul, vous pouvez l’arracher à cette créature diabolique qui a certainement abusé de sa jeunesse, de sa naïveté!» Évidemment, la bonne dame se faisait des illusions sur la candeur de l’ex-lieutenant de chasseurs à pied, mais que lui répondre? Il est vrai que M. de Sableuse avait exprimé une autre opinion en disant à l’abbé: «Moi, je trouve que tout est bien ainsi... Ce Cousinet m’a pris mon château: mon fils lui a pris sa femme. Ce n’est pas grand’chose, évidemment, mais c’est toujours ça!»

Son parapluie dans une main, son sac en tapisserie dans l’autre, le curé de Sableuse, encore tout ébaubi de cette aventure, descendait la rue de Rennes... Maintenant qu’il foulait de ses gros souliers l’asphalte parisien, il avait perdu de son optimisme et de son assurance et il se demandait comment finirait une aussi singulière expédition. Mais il voulut réagir et il y parvint en se disant: «Faut pas s’en faire... Mieux vaut chercher deux amoureux dans Paris que des blessés dans les fils de fer barbelés. J’emploierai le système D et j’implorerai le secours de la Providence!»

Tout en réfléchissant, l’abbé s’était arrêté au coin d’une rue obscure, ne sachant d’ailleurs pas bien où diriger ses pas. Deux femmes qui arpentaient le trottoir l’aperçurent et l’une d’elles prononça, avec un rire canaille:

—Dis donc, un ratichon qui débarque et qui a l’air de chercher... Des fois, c’est bon!

Elle s’approcha et dit à l’abbé Pellegrin:

—Alors, comme ça, on a besoin d’un petit renseignement? Vous savez, m’sieu le curé, je peux vous rendre service, je suis bien gentille!

Le prêtre se découvrit et répliqua:

—Ça tombe bien, mam’zelle. J’allais justement vous adresser la parole...

—Voyez-vous ça! Eh bien, suivez-moi.

—Où ça?

—A l’hôtel, parbleu!... Où voulez-vous que ce soit?

—Vous avez donc deviné que je cherchais un hôtel? Ces Parisiennes, tout de même... Mais je n’ai pas besoin de vous dire que je cherche un hôtel convenable, un hôtel pour ecclésiastiques. On m’a dit qu’il y en a du côté de l’église Saint-Sulpice. Pourriez-vous m’en indiquer un? Pas trop cher, bien entendu, car je ne suis qu’un pauvre curé de campagne!

La fille, surprise, se rapprocha du curé de Sableuse. Elle observa ce bon visage aux yeux d’enfant, au sourire ingénu et s’exclama:

—Ben, zut alors! j’allais faire une belle gaffe!

Et, adoucissant sa voix éraillée, elle ajouta:

—Tenez, m’sieu le curé, suivez jusqu’à la rue du Vieux-Colombier, la deuxième à droite... Elle donne sur la place Saint-Sulpice. Vous y trouverez l’Hôtel du Grand-Fénelon... C’est une boîte sérieuse: vous y serez bien!

Et, tandis que l’abbé Pellegrin, après avoir remercié cérémonieusement, s’éloignait, la pierreuse rejoignit sa camarade pour lui dire:

—Tu n’as pas idée de la bonne gueule qu’il a... Heureusement, il n’était pas à la page. J’aurais dû lui demander une petite médaille. Ça m’aurait peut-être porté bonheur!

L’Hôtel du Grand-Fénelon était, en effet, une maison des mieux tenues: on n’y voyait guère que des ecclésiastiques, lesquels échangeaient de grands saluts dans l’escalier obscur, dans le salon austère, dans la salle à manger quelque peu monacale, ornée d’un portrait chromolithographié du Cygne de Cambrai et d’un buste en plâtre colorié du pape.

Cet établissement, situé entre deux magasins d’articles religieux, était tenu par Mlle Badinois, personne d’âge, au visage sévère, et qui gouvernait avec autorité des garçons aux allures glissantes de bedeaux. Elle reçut sans trop de façons ce curé campagnard aux brodequins cloutés: c’est qu’elle avait souvent l’honneur d’héberger des prêtres élégants, des chanoines à la soutane lisérée de violet, voire des évêques qui daignaient, entre deux dîners en ville, apprécier les menus de sa table d’hôte.

—Sans doute, dit-elle à son nouveau client, sans doute, monsieur l’abbé vient assister, comme beaucoup de ces messieurs, au Congrès des Zélateurs du Culte de Saint-Antoine de Padoue?

L’abbé Pellegrin, qui avait allumé sa pipe, répondit:

—Pas du tout, la patronne... Je suis venu à Paname pour repérer? une femme mariée qui s’est trottée en douce avec un ancien lieutenant de chasseurs à pied. Au fait, dites donc, ils sont peut-être chez vous!

Mlle Badinois, que ce langage avait tout d’abord interloquée, sursauta en entendant ces derniers mots. Elle répliqua, indignée:

—Vous n’y pensez pas... L’Hôtel du Grand-Fénelon ne reçoit pas de couples, même mariés. Ma maison est décente!

—Ça va, ça va... Je pensais bien que je ne les trouverais pas ainsi tout de suite. Mais le bon Dieu me guidera... En attendant, je voudrais bien me fourrer au plumard: j’ai une de ces envies de pioncer!

Mlle Badinois le regarda avec inquiétude... Jamais, au grand jamais, elle n’avait entendu un prêtre s’exprimer de la sorte. Mais, soudain, elle se toucha le front comme une personne qui a trouvé l’explication d’un mystère, et elle s’exclama:

—Je devine... Vous êtes un prêtre des missions. Vous arrivez d’un pays de sauvages!

—Vous l’avez dit... De vrais sauvages! Mais, vous savez, de bons types tout de même, quand on sait les prendre!

Du coup, Mlle Badinois se sentit rassurée et, tendant au curé un bougeoir de cuivre, elle lui dit d’une voix chaleureuse:

—Je vais vous donner une bonne chambre... Un prêtre des missions doit en effet avoir besoin de repos!

—En fait de mission, répliqua l’abbé Pellegrin, j’en ai une qui n’est pas ordinaire... Mais enfin, on verra. Dieu soit avec vous, la petite mère!

Et il suivit le garçon à qui Mlle Badinois avait donné ses ordres.

Avant de se coucher, il tira de son sac en tapisserie les provisions préparées par Valérie et, son couteau de poche à la main, en bon paysan qu’il était, il croqua avec son appétit d’optimiste une aile de poulet et un énorme morceau de pain. De temps en temps, il buvait une lampée de vin à son bidon de poilu. Réconforté, il ne tarda pas à penser que son expédition commençait le mieux du monde.

Après avoir passé une excellente nuit, le curé de Sableuse prit son petit déjeuner en compagnie d’un élégant chanoine à qui sa cordialité et son vocabulaire déplurent visiblement. Puis, armé de son inséparable parapluie, il se mit en route pour l’avenue de Villiers. Là se trouvait l’hôtel particulier des Cousinet et le mari délaissé lui avait conseillé d’aller tout d’abord à cette adresse: peut-être y trouverait-il quelque indice sur le couple fugitif, car Lisette de Lizac n’avait sans doute pas manqué d’y passer en arrivant à Paris, ne fut-ce que pour reprendre possession de ses bibelots personnels.

Il y a loin de la place Saint-Sulpice à l’avenue de Villiers: le bon curé, qui demandait son chemin à chaque coin de rue, se compara plus d’une fois, en traversant les carrefours encombrés d’autos, à Daniel dans la fosse aux lions.

A l’hôtel de l’avenue de Villiers, un concierge à favoris et à livrée déclara d’un air surpris:

—Madame? Non, elle n’est pas rentrée... Madame est toujours avec Monsieur à la campagne. Peut-être venez-vous pour quelque œuvre charitable?

L’abbé répliqua, jovial:

—Vous l’avez dit... Je m’occupe d’une bonne œuvre!

—Il faudra que vous voyiez Madame en personne.

—Justement, je cours après.

—Vous pourriez peut-être lui écrire.

—Oui, mais à quelle adresse?

—Au château de Sableuse, près de Merville.

—C’est une idée, mon vieux! Mais ça ne fait rien, si votre patronne passait ici un de ces jours, vous lui diriez que... Au fait, non. Pas la peine... Ça pourrait tout gâter. Je reviendrai, à tout hasard.

Une adresse lui avait été donnée par M. Cousinet. «Si vous ne trouvez rien ni personne avenue de Villiers, lui confia-t-il, vous irez aux nouvelles rue de Douai, no 47, juste en face du bal Tabarin. Ma femme a gardé là son appartement d’artiste... Une fantaisie, disait-elle. Mais, je le comprends maintenant, c’était une précaution. Et dire que c’est moi qui payais le terme!»

Le bon curé se mit donc en devoir de gagner la rue de Douai... Une pluie fine s’étant mise à tomber, il ouvrit son immense parapluie de toile brune et, sans même s’apercevoir que les passants le regardaient avec surprise, il déambula le long des trottoirs luisants. Il entendit cependant ces mots: «Tiens, l’abbé Constantin!», mais il pensa qu’on le confondait avec quelque ecclésiastique de ce nom.

En approchant de Montmartre, il admira l’imposante silhouette de la basilique du Sacré-Cœur, toute blanche sur le fond ardoise du ciel, et il constata que les cinémas, les music-halls, les théâtres devenaient nombreux. «J’ai entendu plus d’une fois, songea-t-il, Mme Cousinet parler de ce Montmartre en soupirant... Évidemment, cela ne ressemble guère à Sableuse. Mais je m’en faisais tout de même une autre idée... Comme c’est gris, comme c’est sale, comme c’est moche! Les voilà donc, ces lieux de perdition qu’elle regrettait et auxquels rêvent, paraît-il, tant de chrétiens et de chrétiennes dans le monde, sans parler bien entendu des païens! Ben, ma foi, le diable ne se met pas en grands frais pour les tenter!» Des petites femmes décolletées, aux jambes gantées de soie transparente, éclataient de rire en le voyant passer sous son invraisemblable riflard, mais cette bonne humeur ne lui déplut pas le moins du monde. Et même, il arrêta une de ces irrespectueuses Montmartroises pour lui demander, le plus naturellement du monde:

—Pourriez-vous m’indiquer le bal Tabarin?

—Ben, vous en avez une santé! Et vous en aurez un succès!... Mais Tabarin est fermé à cette heure-ci.

—Ma petite demoiselle, je cherche une personne qui habite juste en face, car vous parlez que je ne vais pas au bal, même si on y gigote pour le bon motif et en tenant compte du mandement de Monseigneur sur ces danses indécentes que le diable a inventées pour induire en tentation les créatures de Dieu.

—Oh! vous savez, monsieur le curé, répondit la petite femme, nous autres, nous ne dansons pas toujours pour notre plaisir...

Ayant obtenu le renseignement désiré, l’abbé Pellegrin arriva enfin à l’adresse que lui avait donnée le châtelain de Sableuse.

Dans la loge de la concierge, une jeune personne à l’air fatal et en jupon court vociférait devant sa glace en brandissant un revolver:

—Monsieur le duc, vous avez outragé en moi la noble descendante de deux connétables, de trois maréchaux et de plusieurs favorites des rois de France... Vous avez abusé de ma faiblesse, vous m’avez déshonorée! La mort seule peut laver cette souillure. Je vais me tuer... Soyez maudit, monsieur le duc, et que mon sang retombe sur votre tête infââââme!...

Et la victime de monsieur le duc appuya le revolver sur sa tempe en poussant une clameur effrayante.

Le curé se précipita vers elle en criant:

—Arrêtez! Arrêtez!... C’est affreux! C’est idiot!

Et il allait lui arracher l’arme fatale, quand la jeune désespérée, le repoussant d’une bourrade vigoureuse, lui lança d’un air impatienté:

—Non mais... De quoi vous mêlez-vous?

—Je ne veux pas que vous vous fassiez sauter le ciboulot... D’abord, c’est un grand péché!

—Ah! ça, vous ne voyez donc pas que j’étudie un rôle?... Je suis artiste! Je débute la semaine prochaine au théâtre Moncey, dans un grand drame, le Satyre en habit noir!

—Je vous demande bien pardon, mon enfant.

—De rien... Mais qu’est-ce qu’il y a pour votre service, monsieur l’abbé?

—Je voudrais savoir si Mme Cousinet est rentrée.

—Mme Cousinet? Nous n’avons pas ce numéro-là ici... Du moins, je ne crois pas. Moi, vous savez, je suis la fille de la concierge et je ne connais pas toutes les locataires. Mme Cousinet? Ce n’est pas un nom dans le genre de la maison...

Et s’approchant d’un casier rempli de lettres multicolores, elle lut à haute voix les étiquettes: Gladys de Valrose, Elyane de Beaumont, Gaby de Champdyver, Monette de Mésange, Josyane de Saint-Amour, Irène de Chantilly, Maud de Frontenac...

—Votre maison est bien habitée, dit l’abbé Pellegrin... Vous n’avez ici que des dames de la noblesse!

—En effet! dit la jeune comédienne avec un sourire... Moi-même j’ai un chic nom, Denise de Villetaneuse!

—Pauvre demoiselle! Vos parents sont ruinés, sans doute?

—Et comment! Mais je continue l’appel... Il en reste trois: Pervenche des Mirettes, Patricia de Toledo et Lisette de Lizac!

—Lisette de Lizac? s’exclama l’abbé... Mais c’est elle, c’est Mme Cousinet!

—Ah!... Maman doit être au courant, mais moi, je ne sais rien.

—Si, si, c’est bien elle, je la connais...

—Tout le monde connaît Lisette de Lizac, sinon Mme Cousinet. Elle en a eu un succès, pendant la guerre, au Casino! Ce n’est qu’une chanteuse de music-hall, elle n’a jamais joué des œuvres littéraires comme le Satyre en habit noir, mais enfin...

—Est-elle chez elle? interrompit le curé de Sableuse impatient.

—Elle n’y est jamais.

—Vous ne l’avez pas vue depuis deux jours?

—Ni depuis deux jours, ni depuis deux ans.

—Quel malheur! soupira l’abbé... Et moi qui croyais la repérer ici!

Comme il prononçait ces mots, la porte de la loge s’ouvrit et Léa entra...

—Monsieur le curé! s’écria la femme de chambre de Mme Cousinet.

—Mademoiselle Léa!

—Par exemple! Et je parie que vous venez pour voir madame!... Quelle idée! Qui vous envoie? Comment savez-vous? Mais c’est madame qui ne va pas aimer ça, elle qui ne veut plus entendre parler des gens de Sableuse!

—Ça dépend. Elle fait bien, au moins, une exception!

Léa ne répondit pas. Se tournant vers la fille de la concierge, elle déclara:

—Madame m’envoie chercher quelques objets dans son appartement... Je monte!

Puis elle dit à l’abbé:

—Venez avec moi... Nous serons mieux à l’entresol pour causer.

L’appartement de Lisette de Lizac n’était certes pas délaissé, car lorsque Léa eut tourné quelques commutateurs électriques, il n’offrit pas l’aspect poussiéreux et mélancolique des lieux où n’entrent plus la lumière et la vie... Ce n’étaient que chaises et fauteuils fragiles auxquels se nouaient des rubans roses, bleu-clair, jaune paille; canapés bas, divans chargés de coussins, tapis épais, peaux d’ours, rideaux lourds, paravents, bibelots en fouillis sur les guéridons, les cheminées, les étagères, les bonheur-du-jour... Partout des statuettes de femmes nues, d’amours tendant leur carquois, de faunes lutinant des bacchantes; aux murs, des tableaux et des gravures évoquaient des galanteries du XVIIIe siècle, couchers de mariées, escarpolettes libertines, baigneuses comparant leurs charmes potelés. Et Léa, montrant l’une de ces estampes en lut la légende d’un air narquois:

—Qu’en dit l’abbé?

—Moi? répliqua le curé de Sableuse en tirant sa pipe de sa poche... Je trouve que votre patronne est bien logée, mais elle ne vient sans doute pas ici pour faire oraison.

—C’est son appartement d’artiste.

—Bien sûr que ce n’est pas son appartement de bourgeoise mariée à un futur député de la Ligue des bons Français.

—Pourquoi pas?... Il est venu ici des sénateurs, des généraux, des académiciens, même des grands-ducs.

—Entendu. Mais avouez que c’est la première fois qu’on y voit un curé!

Et l’abbé Pellegrin, s’installant dans un fauteuil, alluma sa pipe.

—Oui, répondit Léa... Il faut pour cela des événements extraordinaires.

Le bonhomme lança une bouffée de fumée au nez d’une Vénus de marbre qui se tortillait sur une sellette de bois doré et, après un silence, demanda d’un air décidé:

—Enfin, quoi, où sont-ils?

La femme de chambre répondit sur un ton mi-narquois, mi-sérieux:

—Je n’ai pas confessé madame, mais les secrets qu’elle me confie, je les garde.

—Très bien. Je ne démarre pas d’ici avant de l’avoir vue avec celui qui l’aide à commettre le péché d’adultère.

—Eh bien, vous attendrez longtemps.

—Aussi longtemps qu’il faudra.

—Madame n’habite pas ici. Nous ne sommes pas assez naïves, elle et moi, pour nous exposer à recevoir la visite de M. Cousinet. Les hommes, c’est si encombrant, quand on ne les aime plus!

Le curé de Sableuse était devenu grave et c’est d’une voix sévère qu’il prononça:

—Mademoiselle, vous vous rendez complice d’une vilaine action, d’un grand péché... Votre patronne a trompé et quitté son mari, profanant ainsi un sacrement. De plus, elle a séduit et entraîné avec elle un jeune homme naïf et confiant, un vrai gosse. Dieu sait où elle est capable de l’entraîner. Je suis venu pour le lui reprendre et si vous êtes une brave et honnête fille, vous devez m’aider.

Léa haussa les épaules:

—M. Pierre, dit-elle, n’est pas un enfant... Dirait-on pas! Mais madame en a eu de plus jeunes. Et puis, nous ne sommes pas des femmes perdues. Nous sommes artiste, nous avons un nom, une situation, des relations et nous faisons vraiment beaucoup d’honneur à un petit provincial sans le sou en quittant pour lui un mari qui est encore très présentable et qui a beaucoup de galette... Enfin, je dois veiller sur le bonheur de madame. Je l’ai toujours fait et je continuerai. Voilà!

—Vous ne rougissez pas en parlant ainsi?

—Pourquoi? C’est vous, monsieur le curé, qui devriez être gêné en venant vous mêler de ces choses-là... Est-ce que cela vous regarde? Est-ce que votre place est ici?

L’abbé s’était levé. Un léger embarras se peignit sur son visage.

Mais aussitôt, se ressaisissant, il répondit:

—Ma place est partout où je peux faire quelque bien... Si je ramène Mme Cousinet à son mari, si je décide Pierre de Sableuse à mettre fin à une aventure dangereuse, j’estime que j’aurai rempli mon devoir.

Il promena son regard sur les tableaux libertins, les estampes grivoises, la Vénus aux formes provocantes et ajouta, en haussant les épaules:

—Le reste, croyez-moi, je m’en fous complètement!

Et remettant son parapluie sous le bras, il se retira, laissant la camériste tout interloquée.

En repassant devant la loge dont la porte vitrée permettait d’entrevoir et d’entendre la jeune artiste du théâtre Moncey, le curé de Sableuse songeait que, tout de même, cette deuxième démarche n’avait pas été complètement inutile. Mme Cousinet et son amant étaient à Paris, puisque Léa y était. Il tenait un bout du fil... Que la Providence l’aidât un peu dans cette mission décidément épineuse et il ne pouvait manquer d’atteindre son but.

Le brave homme se sentit tout ragaillardi par ce raisonnement optimiste et il décida d’interrompre ses investigations, d’autant plus que son estomac criait famine. «Ce n’est pas tout ça, se dit le curé, il faut trouver un endroit pour croûter... Un endroit convenable, bien entendu, et pas trop cher. Bien sûr que ça ne manque pas dans le quartier!»

Il se mit à la recherche d’un restaurant à enseigne rassurante... Mais, par une fatalité singulière, les établissements d’aspect modeste s’intitulaient «chez Gaby», «Poul’s bar», «Le Mirliton», «Montmartr’s suppers», ou bien affichaient des prix fantastiques; quant aux bouillons populaires, où abondent les festons et les astragales, l’abbé n’osa même pas s’en approcher, car il les prenait pour des restaurants accessibles aux seuls milliardaires américains.

Comme il passait place Pigalle, il poussa un cri:

—Voilà mon affaire!

Il venait de lire cette enseigne: «Abbaye de Thélème». Quoi de mieux pour un digne curé à la recherche d’un restaurant? Évidemment, cette maison aux fenêtres voilées de rideaux discrets, à la façade quelque peu provinciale était, comme l’hôtel du grand Fénelon, fréquentée plus particulièrement par une clientèle ecclésiastique... Et, plein d’assurance, l’abbé Pellegrin entra dans le fameux restaurant montmartrois.

Il fut accueilli par un maître d’hôtel dont l’habit noir, le ventre proéminent et la bonne figure de bedeau lui produisirent la meilleure impression. «Pas d’erreur, se dit-il, je suis dans une boîte sérieuse... Mais ça a l’air d’être beaucoup mieux que place Saint-Sulpice.»

Le maître d’hôtel s’était avancé et, d’un air surpris, articula:

—Vous demandez, monsieur le curé?

—Je demande à boulotter.

—Mais...

—En vitesse, car je commence à avoir l’estomac dans les talons.

Et comme le maître d’hôtel semblait perplexe, il reprit:

—Vous devez être nouveau dans la maison... Mais rassurez-vous, je ne suis pas difficile. Une bonne soupe, un morceau de n’importe quoi et un litre d’honnête pinard, voilà tout ce qu’il me faut.

—C’est que...

—Vrai, vous n’avez pas l’air bien dessalé à l’abbaye de Thélème! A l’hôtel du Grand-Fénelon, vous savez, place Saint-Sulpice, eh bien, on est un peu plus dégourdi!

Le maître d’hôtel s’inclina, disparut pendant une minute, puis revint, suivi d’un personnage en jaquette qui, ayant observé le curé de Sableuse d’un regard perspicace, sourit et prononça:

—Ce n’est pas la première fois... Conduisez monsieur l’abbé au no 8. Et soignez-le.

—Ah! enfin! dit le bonhomme... Mais, vrai, vous en faites des histoires pour un pauvre curé de campagne! Qu’est-ce qu’il doit y avoir comme remue-ménage quand il vous arrive un évêque!

Le maître d’hôtel installa le client inattendu dans un cabinet particulier et lui fit servir un déjeuner de premier ordre, arrosé d’une bouteille de Nuits, suivi d’un moka parfumé, d’une vieille fine et d’un havane. «On est tout de même mieux ici que chez mademoiselle Badinois, se dit l’abbé Pellegrin... Et ces gens-là sont devenus d’un prévenant! Mais ce qu’il y a de rigolo, c’est que chaque fois qu’on m’apporte quelque chose, c’est une tête nouvelle qui se présente. Ça ne fait rien, la maison est bonne et comme le curé-doyen du canton doit venir prochainement à Paris pour acheter une statue de sainte Jeanne d’Arc, je lui recommanderai l’abbaye de Thélème!»

Le maître d’hôtel vint lui demander s’il était satisfait.

—Enchanté! répondit-il... Vous avez une cuisinière qui pourrait en remontrer à Valérie. Mais ce n’est pas tout: donnez-moi votre petite note!

—Je vais vous l’envoyer, monsieur l’abbé.

La «petite note» ne comportait que cette indication: «Un déjeuner, dix francs.»

Le curé de Sableuse songea: «Ce n’est pas trop cher. Et puis, une fois en passant, on peut bien faire une petite folie!»

Il joignit à son billet de banque cinquante centimes, et dit au garçon avec un bon sourire:

—Voici votre petit bénéfice!

En sortant de cette accueillante abbaye, il descendit plusieurs rues encombrées et bruyantes. Puis il entra dans l’église Notre-Dame de Lorette où il s’agenouilla et pria. Comme il allait se retirer, une jeune femme s’approcha de lui et lui demanda, timidement:

—Monsieur l’abbé, un petit renseignement, s’il vous plaît?

—Avec plaisir.

—Voici... Je suis de la paroisse—j’habite rue Labruyère—et j’appartiens au corps de ballet de l’Opéra. Je vais passer un examen pour être admise dans le premier quadrille. C’est très difficile. Et moi, je n’ai pas d’ami influent...

—Ce n’est pas moi qui puis vous pistonner.

—Bien sûr, monsieur l’abbé. Mais croyez-vous qu’il me soit permis d’adresser une prière à saint Joseph pour qu’il me protège et me fasse bien danser devant ces messieurs du jury? J’ai peur qu’il ne me prenne pas au sérieux ou qu’il ne se montre vexé... Une danseuse! Ça ne doit pas être très bien considéré là-haut et cependant, je vous assure, je suis très sage... Dites, monsieur l’abbé, est-ce que saint Joseph fera quelque chose pour moi?

Le curé de Sableuse commença par se moucher dans un vaste mouchoir à carreaux, puis, avec un bon sourire, répondit:

—Toute prière qui vient du cœur est bien accueillie... Saint Joseph vous écoutera, j’en suis sûr, et il fera ce qu’il pourra. C’est un bon bougre de saint qui comprend et admet bien des choses. Mais peut-être auriez-vous bien fait de vous adresser aussi à sainte Marie l’Égyptienne... Elle n’était pas danseuse, mais elle s’est mise toute nue pour récompenser les bateliers qui lui faisaient passer une rivière. Ce qui m’étonne même c’est qu’elle n’ait pas son église à Paris... Tenez, dans cette paroisse!

La ballerine se récria:

—Oh! moi, je danse en maillot!

—Eh bien, Marie l’Égyptienne est tout de même au paradis, parmi les bienheureuses... Ne vous en faites donc pas: vous serez entendue là-haut et on s’occupera de vous. Il y a plus de joie au ciel pour une humble et naïve prière de petite danseuse que pour cent mille chapelets ânonnés par de vieilles bigotes égoïstes et médisantes... Allez, mon enfant, vous en serez, de ce premier quadrille!

Et tirant une petite image de sainteté de son bréviaire, il la donna à la ballerine toute réconfortée.

L’après-midi fut consacré à la visite de la basilique du Sacré-Cœur: le curé de Sableuse la trouva très belle et elle l’est, en effet. Dans la nef imposante, un pèlerinage se déroulait, chantant des cantiques. Puis, un prédicateur monta en chaire et aux paysans, aux paysannes qui l’écoutaient, il adressa une homélie hérissée de citations latines, bourrée d’arguments purement théologiques, empêtrée de phrases redondantes et nébuleuses. Un ennui pesant tombait de la haute coupole byzantine: toute cette pieuse éloquence endormait les pèlerins fatigués.

Et le curé de Sableuse songea: «Si les apôtres avaient parlé comme ça, sûr qu’ils n’auraient pas converti le populo et que notre sainte religion, au lieu de se répandre dans le monde, serait restée dans les choux.»

Le soir, il dîna à l’hôtel du grand Fénelon. Mlle Badinois lui indiqua son couvert tout au bout de la table d’hôte que présidait un monsignor imposant et qu’entouraient des ecclésiastiques d’importance et d’âges divers. Après le benedicite qu’expédia le prélat, les convives, qui faisaient pour la plupart grand honneur au menu d’ailleurs excellent, se mirent à converser, par groupes sympathiques, à mi-voix... Le curé de Sableuse, qui avait grand’faim et grand’soif, mettait les bouchées doubles et les gorgées triples. Quand cette offensive gastronomique marqua un temps d’arrêt, il prêta l’oreille aux propos que tenait le monsignor. Ce digne personnage expliquait à ses voisins qu’il dirigeait, à Lyon, une espèce de bazar où les missions étrangères se procuraient les accessoires nécessaires à leur apostolat.

—Je vends, disait-il, des articles d’église, des cotonnades pour sauvages, des objets d’équipement, des catéchismes dans n’importe quelle langue, des perles de verre, des phonographes, des chapelets, enfin, de tout. C’est une œuvre très intéressante et très utile, montée par actions et bénie par bref spécial de Sa Sainteté. Je suis venu à Paris pour me ravitailler... Les sauvages deviennent très difficiles: il faut que je crée sans cesse de nouveaux rayons!

Non loin de lui, un jeune abbé racontait avec complaisance:

—Je crois que ma pièce sera bien montée à l’Odéon. C’est une pièce à costumes, avec danses et musique. J’aurai Mlle Florange pour jouer Salomé. Elle sera très bien...

Un ecclésiastique aux épaules larges, au teint coloré, disait à un vieux prêtre décoré des palmes académiques:

—Voyez-vous, c’est par le sport que nous les gagnons et que nous les retenons. Dommage que vous ne puissiez pas venir dimanche prochain à Buffalo. Vous verriez mon équipe des Enfants de Jeanne d’Arc! Elle est classée en première catégorie... Des as, je vous dis!

—De mon temps, disait le vieux prêtre, nous organisions des patronages où les jeunes gens jouaient de petites comédies honnêtes...

—Fini! Aujourd’hui, il n’y a que le sport... J’ai des sauteurs à la perche qui franchissent trois mètres cinquante, des coureurs qui s’alignent avec des champions du Racing et du Scuf! J’ai même créé une section féminine... Ah! Quel succès! Mes jeunes paroissiennes galopent, sautent, lancent le javelot et jouent au foot-ball. Évidemment, cela nous change un peu des Enfants de Marie... Mais que voulez-vous? Il faut marcher et même courir avec son temps!

L’abbé au ruban violet répondit d’un air quelque peu dédaigneux:

—Moi, depuis que j’ai renoncé au ministère paroissial, je me consacré à des travaux historiques... C’est très intéressant. Je recherche, dans les archives publiques et privées, les documents qui permettent de restituer à certaines familles une noblesse perdue à travers les guerres et les révolutions. Il faut, pour réussir, du flair, de la patience et même quelque ingéniosité... Tant d’arbres généalogiques ont été foudroyés, ou, simplement, sont morts de vieillesse! Mais je retrouve des titres qu’on croyait perdus à jamais... Tel que vous me voyez, j’ai pu—avec l’aide de la divine Providence—faire rentrer dans les rangs de l’aristocratie dix-sept barons, huit comtes et trois marquis. En cela, j’ai bien servi la cause de l’Église, car les bourgeois plutôt libres-penseurs qui sont ainsi devenus gentilshommes, n’ont pas manqué de retourner aussitôt à la religion de leurs ancêtres... Noblesse oblige!

—Ils vous sont reconnaissants, au moins?

—Pas tous, soupira le vieux prêtre... Ce métier d’héraldiste est dur et peu lucratif. Cependant, depuis la guerre, c’est meilleur... Beaucoup de nouveaux riches veulent un blason, un blason authentique. J’ai des commandes! Malheureusement, ma vue faiblit et je déchiffre avec peine les vieux parchemins... En ce moment, je travaille à la Bibliothèque nationale: il s’agit de trouver des aïeux nobles à un M. Taupin qui est très pressé... J’y arriverai, mais c’est difficile!

Le curé de Sableuse, un peu surpris, écoutait ces conversations et regrettait les histoires assez salées, mais peut-être plus vraiment chrétiennes, qu’il entendait lorsqu’il déjeunait chez le doyen avec les curés du canton. Il en contait d’ailleurs lui-même, selon la tradition rabelaisienne des prêtres du bon vieux temps... Et il se souvenait des sonores éclats de rire de ces braves curés de campagne qui, certes, n’avaient pas grand’chose de commun avec la plupart des clients de Mlle Badinois.

D’habitude, il s’attardait volontiers à table, mais ce milieu ne lui plaisait guère et le café à peine servi—il n’osa pas demander un verre de cognac—il se leva et monta se coucher.

Le programme de sa journée du lendemain comportait une visite à l’adresse de M. et Mme de Sableuse, rue de Verneuil.

La mère de Pierre lui avait dit:

—Peut-être mon fils est-il passé à la maison... Le concierge pourra sans doute vous dire quelque chose.

La rue de Verneuil ne ressemble guère à la rue de Douai: tout un demi-monde les sépare. La maison où pénétra l’abbé Pellegrin était une antique, sombre et silencieuse bâtisse où l’on s’étonnait de ne pas rencontrer des dames sévères, drapées de cachemire, des messieurs, sans doute membres de l’Académie des Sciences morales et politiques, et cravatés à six tours.

La loge de la concierge était entièrement occupée par un lit que recouvrait un énorme édredon écarlate: au mur, deux lithographies représentant Poniatowski se noyant dans l’Elster et le Supplice de Mazeppa. Décor traditionnel, reposant, rassurant... Mais une étrange jeune personne surgit devant l’ecclésiastique: elle avait des cheveux jaune paille qui moussaient d’une façon extraordinaire, des yeux d’une grandeur exorbitante, des lèvres d’un rouge agressif et son visage, d’ailleurs blafard, exprimait avec une intensité saisissante l’inquiétude, l’angoisse, la terreur.

—Mademoiselle, balbutia l’abbé, je vous en prie... Remettez-vous. Je viens tout bonnement vous demander un petit tuyau.

A ces mots, la jeune personne changea d’expression. Une joie prodigieuse se peignit sur sa figure et ses mains se tendirent dans un geste charmant qui signifiait évidemment: «Parlez, parlez, je vous écoute!»

—M. Pierre de Sableuse est-il venu ces jours-ci?

Le nom de Pierre de Sableuse provoqua une nouvelle transformation de la physionomie de cette bizarre créature. Ses yeux devinrent langoureux et ses lèvres s’entr’ouvrirent légèrement, avec une expression de ravissement céleste. Mais, à la fin de la phrase, c’est une tristesse effrayante qui se peignit sur les traits de la jeune fille dont la poitrine, assez décolletée, se gonfla d’un long soupir. Puis, ayant fait un signe de tête négatif, la pauvre enfant se laissa tomber dans un fauteuil Voltaire recouvert d’une tapisserie au crochet et cachant son visage dans ses mains, elle se mit à sangloter silencieusement.

Le curé de Sableuse, navré, se lamenta:

—Oh! mon Dieu!... Si j’avais su!... Mademoiselle, je vous en prie, excusez-moi!

Mais, comme mue par un ressort, la jeune personne se redressa en poussant un éclat de rire et en battant des mains.

—Ça y est, s’exclama-t-elle, vous avez marché, monsieur le curé... Hein, croyez-vous que je l’ai jouée, cette scène-là! Mary Pickford, Lilian Gish elles-mêmes n’auraient pas mieux fait... Ah! Quel dommage que vous ne soyez pas metteur en scène: vous m’auriez engagée et je serais devenue une star!

—Comment, c’était une comédie... Encore?

—Je me destine au cinéma, car je suis photogénique... Alors, j’étudie mes expressions et je joue des petites scènes comme ça, selon l’occasion qui se présente! N’est-ce pas que, celle-là, on aurait pu la tourner?

—Et moi qui croyais...

L’abbé se dit: «A Paris, toutes les filles de concierges se destinent donc au théâtre ou au cinéma?» et il se demanda si le curé sportif de la table d’hôte n’eût pas recruté plus de jeunes paroissiennes pour son patronage en ouvrant un cours d’art dramatique et cinématographique.

—Vous demandiez M. Pierre de Sableuse? reprit la future vedette de l’écran... Nous ne l’avons pas aperçu depuis plusieurs mois. Il doit être à la campagne avec ses parents.

—Si, par hasard, il venait ici, voulez-vous lui dire d’aller voir l’abbé Pellegrin à l’hôtel du Grand-Fénelon, place Saint-Sulpice?

Et sans grand espoir d’obtenir de ce côté quelque renseignement utile, le brave homme sortit de la vieille maison—si différente du splendide hôtel de M. Cousinet!—où les Sableuse cachaient, en hiver, leur existence de nouveaux pauvres.

Il renonça à poursuivre ses recherches ce jour-là et alla visiter Notre-Dame dont la beauté vraiment chrétienne l’émut, puis, après avoir longé les quais et traversé la place de la Concorde, la Madeleine qui lui parut peu faite pour la prière et la parole sacrée... «Je ne m’en ressens pas, se dit-il, pour prêcher là-dedans... Au fait, qu’est-ce qu’elles diraient, les belles madames de Paris, si elles m’entendaient? Je préfère ma vieille église de village à ce temple de Jupiter. Là, au moins, je peux parler à mes paroissiens comme cela me vient et à l’occasion, les engueuler comme ils le méritent.»

L’abbé écrivit à M. Cousinet pour l’informer de l’insuccès de ses démarches. Et, par retour du courrier il reçut cette réponse:

Merville le 18 septembre 192—.

Le Salut national

Journal hebdomadaire

  «Religion, Famille, Propriété

sont les trois mamelles de la

France.»

Cousinet.

«Cher monsieur le Curé,

«M. Cousinet a reçu et lu votre lettre. Il me prie de vous remercier et aussi de vous répondre, car il part aujourd’hui même avec deux de ses colistiers pour une nouvelle tournée électorale. A ce propos, j’ai le plaisir de vous apprendre que les fâcheux incidents de la réunion de Sableuse ne se sont pas renouvelés dans les diverses communes où nous avons exposé, ces derniers jours, notre programme. La candidature de M. Cousinet semble particulièrement sympathique aux paysans qui reconnaissent en lui un homme d’ordre, résolument hostile à toutes mesures qui pourraient inquiéter la propriété, surtout quand elle est rurale.

«En ce qui concerne l’affaire dont vous vous occupez en ce moment à Paris, M. Cousinet croit que vous obtiendriez des indications probablement précieuses en vous adressant au Casino de Paris, établissement où la personne en question a conservé de nombreuses relations et où il est probable qu’elle songe à rentrer pour reprendre le cours de ses succès, éventualité dont vous pressentez les dangers au point de vue de notre position électorale. Je vous signalerai, en passant, la campagne de plus en plus perfide du Vrai Républicain qui semble malheureusement très renseigné sur les complications où nous nous débattons en ce moment.

«Je vous avoue, monsieur le Curé, qu’en ma qualité de journaliste conservateur, nourri (assez mal) depuis si longtemps dans le sérail traditionnaliste, je remplis avec quelque gêne la mission, dont m’a chargé M. Cousinet... Vous envoyer au Casino de Paris! Mais votre dévouement à la bonne cause est infini, comme le mien. Quand il s’agit de la bonne cause, vous êtes toujours prêt. Moi aussi... C’est pourquoi je n’hésite pas à vous faire part de ce désir de M. Cousinet qui attend impatiemment de vos nouvelles.

«En hâte et croyez, monsieur le curé, à mes sentiments très déférents et très sympathiques.

Signé: «Plumoiseau

Après avoir lu lentement cette lettre, l’abbé se dit: «Le vin est tiré, il faut le boire... Trop tard pour reculer. Pourquoi, au fait, n’irais-je pas au Casino de Paris? Mes intentions sont pures, Dieu le sait, et c’est dans un but louable que je me risquerai dans ce lieu de perdition, où ne se perdent, d’ailleurs, que ceux qui le veulent bien.»

Et c’est sans penser le moins du monde à mal, que l’excellent abbé dit à Mlle Badinois:

—Je vais au Casino de Paris... Vous devez connaître ça, vous, une Parisienne? Indiquez-moi donc le secteur!

A ces mots, la propriétaire de l’hôtel du Grand-Fénelon écarquilla les yeux, poussa un petit cri scandalisé, puis s’exclama:

—C’est épouvantable! Si ces messieurs vous entendaient...

—Moi, je les entends, et je vous assure que, parfois, ça me choque!

—Monsieur, fit sèchement Mlle Badinois, ne comptez pas sur moi pour obtenir de tels renseignements.

—Ça va... On se débrouillera. Vous frappez pas, la petite mère!

«La petite mère!» Mlle Badinois, indignée, voulut protester contre cette appellation outrageante... Mais déjà le curé de Sableuse, son inséparable riflard sous le bras, quittait le bureau de l’hôtel. Il parvint sans trop d’encombre rue de Clichy.

Le concierge du music-hall ne fut pas peu surpris—et sans doute y avait-il de quoi—en voyant entrer dans sa loge un ecclésiastique... Mais il lui trouva une silhouette si pittoresque qu’il le prit pour un artiste grimé en curé de campagne et qui, entre deux scènes de la revue en répétition, venait lui demander quelque service.

Aussi lui répondit-il avec un rire jovial:

—Lisette de Lizac? Il y a belle lurette que nous ne l’avons pas vue ici... Allez donc vous renseigner à la Régie.

Et il ajouta:

—Ça ne fait rien, ce que vous êtes rigolo dans ce costume-là. Ma parole, je ne vous reconnais pas!

—La Régie? Où ça se passe-t-il?

—Voyons, vous le savez bien... Au premier, à droite, en passant par le hall.

L’abbé se perdit dans les couloirs obscurs et bientôt, ne sachant plus que devenir, il se dirigea vers une porte entrouverte qu’il poussa, après avoir vainement frappé. Mais il recula aussitôt, car il venait d’apercevoir une douzaine de petites femmes en culotte qui, aux sons d’un air baroque tout à coup martelé par un pianiste hirsute, s’étaient mises à danser avec des attitudes et des gestes de poupées mécaniques.

En faisant demi-tour précipitamment, il se heurta à un homme vêtu d’une longue redingote noire, cravaté de blanc et qui avait un visage sévère.

—Oh! pardon... fit le curé de Sableuse.

Excuse me, répondit l’inconnu qui, reconnaissant un prêtre, ajouta aussitôt avec un fort accent anglais: «Aoh! c’est extraordinaire... Je n’ai jamais vu ici un ministre papiste! Very glad, mon cher collègue!»

L’abbé Pellegrin se confondit en salutations.

—Je pense, continua l’autre, que vous venez rappeler aux girls catholiques les principes de leur religion.

—Je voudrais savoir ce qu’est devenue Lisette de Lizac.

—Je ne la connais pas... Mais, moi, je recherche trois danseuses qui ont quitté notre maison: Lotty, Dorothy et Gipsy. Ce Paris est décidément très dangerous pour la continence des girls. Je suis le pasteur Hercule Allan Patterson, de l’église anglicane, directeur de la Girls-House, fondée, rue Pigalle, par Sa Grâce l’ambassadrice d’Angleterre. Là, il y a toujours cent cinquante danseuses britanniques... Je les surveille, car il faut bien protéger ces enfants, qui sont si exposées, contre la french immorality. Et je viens précisément adresser quelques paroles morales aux Cocktail-girls dont le mauvais exemple de Lotty, Dorothy et Gypsy, pourrait troubler l’âme innocente.

L’abbé Pellegrin assez surpris, questionna:

—Vous êtes comme qui dirait l’aumônier des danseuses?

Yes, exactly...

—Ça ne doit pas être une petite affaire!

—C’est une tâche peut-être moins compliquée que celle du vice-roi des Indes, mais elle est très importante. Ces enfants sont des sujettes de Sa Majesté et des chrétiennes, même quand elles dansent sur la scène d’un music-hall parisien. Et c’est pourquoi notre gouvernement et notre église ne les abandonnent jamais... D’autant plus que beaucoup d’entre elles se marieront avec des lords et seront présentées à la Cour. Ces girls sont les futures grandes dames d’Angleterre!

—Je comprends, fit l’abbé en riant, vos duchesses et vos comtesses sortent du music-hall comme les nôtres sortaient autrefois du couvent des Oiseaux!

—Êtes-vous chargé de moraliser les danseuses françaises?

—Moi? Grand merci... Ce n’est pas tout à fait mon genre de paroissiennes! J’en ai une cependant qui est un peu de cette partie-là... Eh bien, elle me donne plus de soucis à elle seule que toutes mes ouailles réunies!

Et saluant le pasteur Hercule A. Patterson, le curé de Sableuse retourna sur ses pas à travers des couloirs encombrés de décors, tapissés d’affiches dont quelques-unes représentaient Lisette de Lizac... Enfin, il parvint dans un magasin où se combinaient l’odeur de la naphtaline et une sorte de parfum composite et fade. Une femme y maniait des étoffes dont les paillettes scintillaient sous l’unique lampe électrique qui éclairait ce décrochez-moi ça. L’apparition du curé ne parut pas l’étonner le moins du monde et quand elle eut entendu prononcer le nom de Lisette de Lizac, elle s’exclama:

—Mais elle est mariée depuis longtemps et avec un archimillionnaire, un nouveau riche! Elle n’a plus rien à fricoter ici: elle a fait sa pelote, celle-là! C’est maintenant une bonne bourgeoise, une honnête femme, quoi! Quand je pense... Et dire que nous avons débuté ensemble! En 1897, à l’Eldo! Seulement, moi, je n’ai pas fait la noce, j’ai épousé un camarade, un brave garçon qui n’avait pas le sou. Et, naturellement, je ne suis arrivée à rien! Pour arriver, faut pas coucher avec un seul... Oh! pardon! Enfin, me voilà employée au magasin des costumes... Qu’en pensez-vous, monsieur le curé? Est-ce vrai que la vertu est toujours récompensée?

—Toujours.

—Et le vice puni?

—Toujours.

—Ah! monsieur le curé, c’était peut-être vrai à l’Ambigu, autrefois... Mais le répertoire a changé!

—Ne vous en faites pas, ma bonne dame: le bon Dieu est là, et même un peu là, pour remettre les choses en ordre quand elles sont vraiment trop de travers. Tenez, cette Lisette de Lizac est en train de tout perdre et c’est même pour cela que... Mais suffit.

—Ah! tenez, je voudrais la voir ici, comme moi, chargée de retaper ces costumes... Alors, j’y croirais, à la justice de votre bon Dieu!

Mais l’abbé s’enfuyait en se disant que toutes ces conversations n’avançaient guère ses affaires. Heureusement la Providence veillait... Elle le conduisit, à travers un dédale de couloirs et d’escaliers obscurs, jusqu’à une porte sur laquelle il lut ces mots: «Secrétariat général.»

Un jeune homme extrêmement élégant parut quelque peu interloqué en voyant entrer cet ecclésiastique dans son cagibi. Mais il se ressaisit aussitôt et, s’empressant, il demanda:

—Vous venez sans doute de la part de Son Éminence?

Et comme l’abbé n’avait pas l’air de comprendre, il ajouta:

—Je suis M. Abraham Jacob Levysohn, secrétaire général du Casino de Paris et informateur religieux de la Gaule catholique. Vous pouvez donc, monsieur l’abbé, me faire cette communication en toute confiance... Il faut qu’elle soit importante et urgente pour que vous n’ayez pas craint de vous aventurer jusqu’ici...

A vrai dire, le confident de l’archevêque ne reconnaissait pas en ce curé au visage rude, à la soutane mal coupée, au parapluie monumental, le type en quelque sorte classique des abbés bien parisiens qui forment l’état-major du cardinal-archevêque.

—Non, répondit le visiteur, je ne suis pas dans les huiles. Je viens tout simplement vous demander des nouvelles de Mme Cousinet.

—Connais pas, fit M. Levysohn d’un air désappointé.

—Je veux dire Lisette de Lizac...

—Ah! J’y suis. Lisette? Mais elle n’est plus de la maison... Nous ne l’avons pas revue ici depuis son mariage. Un beau mariage, ma foi... A Saint-Philippe-du-Roule, avec le concours de Mgr Lobien, évêque de Palmyre.

Et le secrétaire général du Casino de Paris ajouta, négligemment:

—Un de mes amis!

—Décidément, murmura l’abbé Pellegrin, c’est la poisse... Impossible de la repérer, cette poule-là!

Un tel langage ne pouvait que choquer l’élégant M. Abraham Jacob Levysohn et, voyant l’effet produit, l’ancien brancardier s’excusa:

—Faites pas attention... Ce sont des revenez-y du temps où je vivais avec les poilus. L’argot, c’est contagieux et on ne s’en guérit pas facilement.

Déjà, il se disposait à sortir, quand l’informateur religieux de la Gaule catholique prit sur son bureau un exemplaire de ce journal mondain et s’exclama:

—Mais, au fait, c’est vrai... Je n’y pensais pas! Nous en parlions ce matin, de Lisette de Lizac!

Et parcourant la Gaule catholique d’un regard d’aigle, il y trouva cet entrefilet qu’il cherchait et qu’il fit lire au curé de Sableuse:

Toujours les colliers de perles.

«Mlle Lisette de Lizac, l’artiste bien connue que les Parisiens regrettent de ne plus pouvoir applaudir depuis trop longtemps, vient d’être à son tour la victime d’un de ces vols de bijoux où l’audace le dispute au parisianisme.

«Un mystérieux rat d’hôtel s’est emparé du magnifique collier de perles, évalué à plus de 200.000 francs, qu’elle avait oublié dans son cabinet de toilette, au Mirific-Palace.

«Mlle Lisette de Lizac, que nous avons pu interwiever, nous a déclaré...»

 

L’abbé ne lut pas plus avant.

—Le Mirific-Palace? s’écria-t-il... Où ça que j’y coure?

—Avenue des Champs-Élysées, près de l’Étoile.

Quelques minutes après, le digne homme, qui avait pris un taxi, arrivait au Mirific-Palace. C’était l’heure du thé et des limousines basses qui s’arrêtaient devant le péristyle illuminé descendaient, pareillement longues, souples et vêtues de noir, des élégantes dévotement suivies par des messieurs évidemment négligeables et qui, eux aussi, se ressemblaient tous avec leur air morose, leurs moustaches en brosse à dents et leurs binocles d’écaille. Des jeunes gens sveltes et glabres, cambrés dans leur veston cintré, arrivaient en même temps, mais à pied... Cette foule, franchissant le hall égypto-munichois, pénétrait dans de vastes salons qu’éclairaient des guirlandes de lampes électriques et d’où s’échappaient les sonorités sauvages d’un jazz-band.

En entendant ce vacarme, le bon curé crut tout d’abord à une bagarre et il songeait déjà à reprendre son ancien emploi de brancardier, quand, s’étant approché de l’entrée d’un des salons, il put apercevoir des nègres vêtus de casaques écarlates qui tapaient à tour de bras sur les diverses pièces d’une batterie de cuisine.

«C’est une musique de ce genre, songea-t-il, qui doit couvrir dans l’enfer les cris des damnés... Les gens que je vois ici cherchent sans doute à s’y habituer dès maintenant.»

Une espèce d’amiral bolivien couvert de décorations et brodé d’or sur toutes les coutures le dirigea vers l’office de renseignements où un personnage à visage circonspect de diplomate lui répondit, quand il eut demandé à voir Mme Lisette de Lizac:

—Elle doit être au dancing. A moins cependant, qu’en raison de cette déplorable histoire de collier... Je vais téléphoner au bureau de l’étage. Voulez-vous me donner votre nom?

L’abbé se dit que Mme Cousinet allait peut-être refuser de le recevoir. Et, usant d’un subterfuge, il répondit, en rougissant:

—Pas la peine... Mon nom n’a aucune importance. Dites à cette dame que je viens précisément au sujet du collier... Ce que j’ai à lui raconter l’intéressera.

Mme Cousinet était dans sa chambre et bientôt le curé de Sableuse, qui avait été confié à l’amiral bolivien en personne, était introduit auprès d’elle.

Un cri de surprise l’accueillit, puis:

—Non?... Vous ici!

Mais, tout d’abord, l’abbé ne la reconnut pas. Était-ce vraiment la châtelaine de Sableuse, cette créature bizarre qui portait des cheveux courts et qui était vêtue d’un costume masculin en étoffe bariolée? Et comme il paraissait hésiter, elle s’exclama:

—Ça me change, n’est-ce pas, les cheveux courts? Et puis, je suis en pyjama... Si j’avais su que c’était vous, monsieur le curé!

—Ça va... Je vous retrouve maintenant. Et pas sans peine, Mme Cousinet!

—Je suis ravie de vous revoir...

—Il faut, tout d’abord, que je vous avoue quelque chose: je n’ai rien à vous dire au sujet du collier! Mais, vous comprenez, je voulais être reçu...

—Quelle idée! Mais vous l’auriez été sans cela. Voyons, vous, le seul type sympathique que j’aie connu à Sableuse!

Maintenant qu’il était dans la place, le bon curé se sentait embarrassé: il ne savait comment s’y prendre pour aborder le plus délicat des sujets, il ne trouvait pas ses mots... Mais Mme Cousinet, qui l’observait en souriant, lui tendit la perche:

—Avez-vous lu la Dame aux Camélias, monsieur le curé?

—Non... Moi, vous savez, je ne lis guère que mon bréviaire.

—On a tiré une pièce de ce roman: Sarah-Bernhardt y était épatante! Surtout dans une scène qui ressemble étonnamment à celle que nous jouons en ce moment. Moi, je suis la Dame aux Camélias et vous, vous êtes le père Duval qui vient me réclamer son fils... N’est-ce pas, c’est à peu près ça: vous venez me demander de lâcher Pierre?

—Ma foi...

—Eh bien, moi qui n’ai rien de Sarah, je ne vais pas pousser des cris de désespoir et je ne verserai pas une larme. Je ne mourrai pas non plus dans une dernière quinte de toux au cinquième acte. Qu’est-ce que vous voulez? Moi, je suis une comique, une fantaisiste et je serais mauvaise dans ce rôle-là. Aussi, savez-vous ce que je vous réponds, papa Duval?

Et, comme le curé de Sableuse restait interdit, elle lança, en, mettant les mains dans ses poches et faisant une pirouette:

—Votre bon jeune homme? Reprenez-le... Je vous le rends!

—Comment, vous...?

—Oui, j’en ai assez! A Sableuse, il faisait très bien en jeune provincial, en gentilhomme campagnard: il avait des naïvetés, des gaucheries charmantes et même son accent me plaisait. Mais à Paris, ah! non! Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ce garçon qui n’est au courant de rien, qui ne sait pas danser le Shimmy, qui n’a aucun chic en smoking et qui me parle à chaque instant de sa mère. Fini! le charme est rompu... Remmenez-le, monsieur le curé, remmenez-le!

—Entendu, madame, fit le brave homme, un peu étonné, tout de même, d’entendre parler avec un tel dédain de ce Pierre de Sableuse qui était à ses yeux le plus accompli des jeunes hommes.

—Il ne tardera pas à rentrer, ajouta madame Cousinet... Si je vous disais qu’il m’a quittée, cet après-midi, pour aller voir un camarade de régiment! D’ailleurs, il vous suivra sans difficulté... Je devine qu’il regrette son escapade, comme il dit.

—Bien, prononça l’abbé, tout s’arrange de ce côté-là. Mais ce n’est pas tout.

—Ah! qu’est-ce qu’il y a encore?

—Il y a vous.

—Moi?

Avec une vive appréhension, le curé de Sableuse articula:

—Oui, et sans plus de boniment, je vous dirai que je suis chargé aussi de vous faire rappliquer auprès de votre mari qui vous pardonne et vous attend.

Mme Cousinet répondit simplement:

—Mais je l’espère bien? Il ne manquerait plus qu’il la fasse au type jaloux... J’ai horreur de ça c’est ridicule, c’est idiot. M. Cousinet n’a pas à se plaindre de moi: il y a trois ans que nous sommes mariés et c’est la première fois que je le fais cocu, moi, une indépendante, une artiste, une grande vedette! Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de bourgeoises qui pourraient en dire autant?


L’abbé Pellegrin et Pierre de Sableuse retournèrent ensemble à Sableuse.

Mme Cousinet rentra avec Léa.

Son mari l’accueillit avec d’autant plus de satisfaction—tout en gardant une attitude très digne de mari magnanime—qu’elle avait retrouvé son collier de perles dans une boîte à poudre, au fond d’une malle.

—Je ne veux te reprocher qu’une chose, lui dit M. Cousinet.

—Quoi donc, mon gros chéri?

—Tes cheveux courts... Ils vont me gêner au point de vue électoral. Songe que je suis le candidat de la famille, des traditions! Que mes adversaires publient le portrait de Mme Cousinet avec ces cheveux-là et je suis fichu!

Le millionnaire et Pierre de Sableuse se rencontrèrent dans les bureaux du Salut national sous les auspices de Plumoiseau qui s’était chargé de préparer cette réconciliation indispensable au succès de la bonne cause.

Leur première entrevue après des événements d’un ordre si délicat fut naturellement assez froide, du moins au commencement. A vrai dire, c’est M. de Sableuse qui se montra quelque peu guindé, allant même jusqu’à déclarer en serrant du bout des doigts la main tendue de M. Cousinet:

—J’en ai assez... J’y renonce!

—A ma femme! Mais je n’en doute pas.

—Non, à la politique... Cela m’entraîne décidément trop loin!

—Vous me lâcheriez, moi? Mais ce serait le comble!... Vous reconnaîtrez que j’ai quelques raisons de me plaindre de vous. Vous me devez une compensation... Restez candidat! Il le faut. Faites cela pour moi, pour la cause! Et puis, vous êtes gentilhomme, vous êtes officier: vous n’allez pas déserter avant la bataille... Une bataille qui sera certainement gagnée. N’est-ce pas, Plumoiseau?

—Nous avons beaucoup de chances, fit le vieux lutteur. Mais à la condition que monsieur le vicomte reste notre tête de liste...

—Vous voyez, cher ami!

—Au surplus, reprit Plumoiseau, il sera probablement nécessaire d’intervenir énergiquement auprès de la rédaction du Vrai Républicain qui m’a l’air de mijoter des révélations très désagréables...

—Oui, déclara M. Cousinet, ces misérables vont tout raconter si nous ne les menaçons pas de notre épée ou de notre pistolet. Mon cher ami, vous êtes tout indiqué pour cela. Après tout, n’est-ce pas avec vous que ma femme est partie? C’est donc à vous d’agir, s’il y a lieu. Qui cassé les œufs les paie!

—C’est entendu, fit le vicomte en souriant... A vous non plus, il n’y a pas moyen de résister!

A ce moment, Plumoiseau insinua:

—Puisque tout est arrangé, si nous nous occupions de l’affiche-programme que réclament nos comités locaux?... C’est urgent.

—Bonne idée! acquiesça Cousinet en allumant un énorme cigare. Nous allons nous y atteler...

Et tous trois se mirent à combiner un texte éloquent, ronflant, vraiment très entraînant, qui commençait par ces phrases:

Citoyens!

Il est temps vraiment de revenir à ces nobles traditions qui ont été pendant tant de siècles la force et l’honneur de notre chère patrie.

Restaurons tout d’abord les bonnes mœurs sans lesquelles une nation ne peut vivre et que menace de détruire l’immoralité encouragée par les suppôts d’un matérialisme abominable...

Place au père de famille!

Place à l’honnête femme!

Place aux braves gens!

 

M. de Sableuse approuvait tout d’un air indifférent, M. Cousinet avait presque la larme à l’œil et Plumoiseau, qui écrivait, souriait d’une façon bizarre...


XI
LES DEUX PURS

Bien qu’étant le serviteur d’un Dieu de mansuétude et de pardon, le curé de Sableuse trouva que cette réconciliation, cet oubli du passé étaient venus bien vite... Malgré les invites répétées de M. Cousinet, il n’était pas retourné au château et il avait laissé sans réponse une lettre de l’abbé Lanthier qui l’invitait, de la part de Mgr Sibuë, à prendre une part plus active à la campagne électorale.

«Tous ces gens-là me dégoûtent», se disait-il en caressant la grosse tête de Poilu qui, pendant l’absence de son maître, n’avait touché qu’à peine aux plus succulentes pâtées. Au vicaire qui, par ordre de l’archevêché, l’avait remplacé et qui lui demandait ses impressions parisiennes, l’abbé Pellegrin avait répondu, non sans quelque mauvaise humeur:

—Ne parlons pas de ce voyage... Si c’était à refaire, je ne marcherais plus!

—Il s’agissait, m’a-t-on dit, d’une mission très importante pour le succès de la bonne cause.

—Peut-être, mais il y a des jours où j’en ai soupé, de la bonne cause!

—Que me dites-vous là?

—Sinon de la bonne cause, du moins de certains types qui la représentent... Et si je ne regrette pas trop ce voyage à Paname, c’est uniquement parce que j’y ai rencontré une chrétienne dont la foi naïve m’a ému.

—Ah! Qui était-ce, cette pieuse personne?

—Une danseuse... Oui, une danseuse de l’Opéra! J’ai prié pour elle... Et j’espère qu’elle y a été admise, dans son premier quadrille!

—Oh! monsieur le curé...

—Mais oui, cela m’intéresse autrement que l’entrée de M. Cousinet à la Chambre des députés: c’est plus moral.

Le vicaire se hâta de prendre congé: décidément, l’abbé Pellegrin n’avait pas volé sa réputation d’original!

Suivi de Poilu qui gambadait en poussant des cris joyeux, le curé s’en alla voir le docteur Profilex. A ce moment de la journée—il était près de deux heures de l’après-midi—son vieil ami parvenait parfois à prendre quelque repos avant de recommencer sa tournée. L’espoir du prêtre ne fut pas déçu... Le docteur Profilex était assis dans sa bibliothèque et lisait un gros livre illustré de gravures sur bois.

—C’est la bible? plaisanta l’abbé en entrant... Ah! il est temps que vous vous convertissiez, mauvais esprit que vous êtes.

—Vous l’avez dit, curé. C’est la Bible de l’Humanité, par Michelet: un livre admirable!

—Possible, mais elle ne vaut pas l’autre... Michelet écrit bien, mais Dieu écrit mieux. D’ailleurs, il a plus de succès. Il n’y a plus que vous pour ouvrir ces bouquins-là!

Tandis que le docteur lui servait un petit verre de vieux kirsch, l’ecclésiastique lisait, à haute voix, avec une solennité ironique, les titres des ouvrages qui tapissaient tout un mur de la grande pièce:

Histoire des Girondins, de Lamartine; la Révolution, d’Edgar Quinet; l’Histoire de la Révolution, de Michelet; Histoire de dix ans, de Louis Blanc; Histoire de la Révolution française, par Mignet; Quatre-vingt-treize, Histoire d’un Crime, Napoléon-le-Petit, les Châtiments, de Victor Hugo; Histoire de la Révolution française, de M. Thiers; Géographie universelle, d’Élisée Reclus; les Discours, de Raspail; l’Encyclopédie; l’Essai sur le Tiers-État, d’Augustin Thierry; les Discours, de Robespierre; la Philosophie positiviste, d’Auguste Comte; les Chansons, de Béranger; les Œuvres complètes, de Barbès; De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, de Proud’hon... Eh bien, docteur, on ne dira pas que vous lisez des auteurs rigolos!

Le vieux médecin répondit:

—Ne raillez pas mes dieux!

—Vous blaguez bien le mien...

—Non, car le Christ était républicain. Je critique son Église, ou plutôt—car elle n’est pas la sienne—l’Église qui prétend défendre et répandre ses théories... Allons, curé, goûtez-moi ce kirsch-là. En fait de bon Dieu, on croirait en avaler un, en culotte de velours!

L’abbé mira son petit verre avec gravité, le réchauffa dans sa main fermée, puis, les yeux clos, en avala une petite gorgée, voluptueusement. Enfin, d’une voix émue, il prononça:

—Ce que je ne comprends pas, c’est qu’après avoir savouré cette merveille, on n’élève pas pieusement sa pensée reconnaissante vers le divin Créateur...

—Le fait est qu’une seule goutte de ce vieux kirsch vaut dix barriques d’eau bénite!

—Vous êtes un mécréant et vous mourrez dans l’impénitence finale.

—C’est probable.

—Mais je pense que Dieu vous absoudra parce que vous êtes un brave homme, secourable aux malheureux, et aussi parce que vous avez une bonne cave!

Les deux amis eurent un bon rire sonore, puis, chacun ayant allumé sa pipe, ils restèrent silencieux pendant plusieurs minutes...

—Et ces élections? questionna enfin le docteur...

L’abbé eut un geste de lassitude et ne répondit pas.

—On me dit qu’elles s’annoncent bien pour vous... Je veux dire pour M. Cousinet et ses amis! Mais c’est tout un, puisque vous servez en eux la bonne cause qui vous est chère.

—Moi? Mais j’ai laissé tout tomber.

—Ah! je croyais que...

—Cela ne me dit plus rien. Après tout, on veut me faire jouer un rôle qui n’est pas celui d’un prêtre, d’un pasteur d’âmes... Non vrai, j’ai soupé de ces gens-là. Ils sont plus hypocrites, plus mufles que les pharisiens dont parle l’Écriture et, cette bonne cause dont ils parlent, ils finiront par la rendre odieuse.

Le docteur Profilex secoua la tête:

—Ils sont pareils, répondit-il, à tous ceux qui s’emparent d’une idée pour la transporter dans la vie. L’idée n’est belle que lorsqu’elle est pure: la réalité la salit. Aussi, ma république, à moi, n’existe pas et je dirai même qu’elle ne peut pas exister: c’est pour cela qu’elle est belle. Je la vois, je l’admire, je l’aime dans ces livres qui nous entourent... Elle vit dans les pages poétiques de Michelet, dans les théories de Quinet, dans certaines phrases de Lamartine, certains vers de Hugo, certains refrains de Béranger, mais que je tente de l’arracher à ces pages imprimées pour la réaliser, et je la flétrirai et je deviendrai pareil à ces politiciens dont vous vous écartez avec dégoût. La «bonne cause»—quelle qu’elle soit—est toujours gâtée, enlaidie par la politique agissante et militante. Tous les Évangiles sont sublimes, car il n’y a pas que le vôtre, mais il faut se contenter de les lire et d’y rêver...

—Et l’action? demanda l’abbé Pellegrin.

—J’y ai cru, autrefois, il y a très longtemps... J’ai même agi, oui, lors des défauts de cette république que j’ai vu naître. J’étais l’ami de ses fondateurs... J’ai servi, à leurs cotés, cette «bonne cause»-là! Eh bien, non, je n’ai pas tardé à m’apercevoir qu’il était impossible de modeler le buste de la Marianne que j’avais imaginée: Je me suis obstiné, car je croyais à l’utilité de l’effort... D’année en année, j’ai vu que toute œuvre est faite de concessions, de renoncements, d’abdications: il y a terriblement loin de l’idée à la vie... Alors, j’ai préféré retourner à mes livres, à mes poètes, car tous ces historiens, tous ces philosophes, tous ces sociologues si sérieux, si convaincus de la netteté de leurs conceptions, sont des rêveurs, des créateurs de mirages. Je le sais, j’en ai fait l’expérience, mais je ne les en aime que plus. Je vis parmi eux, je les écoute en fermant ma fenêtre aux vaines rumeurs du dehors. Je suis le républicain d’une république idéale, impossible...

—Une vieille barbe, quoi! gouailla l’abbé.

—Oui, mais une vraie...

—Dire que vous auriez pu être conseiller général, député, sénateur!

—Moi, siéger dans une de ces assemblées de fantoches? Vous n’y pensez pas, curé... Je laisse cet honneur à votre ami Cousinet et à votre jeune vicomte de Sableuse. Moi, je prends part chaque jour aux débats de la Convention, je siège au comité du salut public, j’entends Saint-Just, Couthon, Robespierre, je vis les grands jours où la République fut vraiment grande et belle... Je retrouve ces voix puissantes et ces grandes ombres dans les livres qui nous entourent et voilà pourquoi il n’en faut pas rire, citoyen curé!

Puis, changeant de ton, il demanda:

—Allons, encore un petit verre?...

Et tandis que l’abbé Pellegrin buvait religieusement le vieil élixir, le docteur Profilex lui dit:

—Vous savez, le comte Hector de Sableuse ne va pas fort.

—Je l’ai vu il y a quelques jours et il se plaignait, en effet.

—C’est un homme usé, fini...

—Vous êtes inquiet?

—Je crois qu’il ne durera plus longtemps. La flamme baisse à vue d’œil. Je m’efforce bien de la remonter, mais il n’y a pas grand’chose à faire. La volonté de vivre n’y est plus et, dame, quand le principal intéressé se laisse aller...

—J’irai voir M. de Sableuse, cet après-midi, fit l’abbé que ces paroles avaient affecté.

Étant repassé au presbytère, il y trouva Mme Cousinet installée dans son propre fauteuil, la cigarette au bec. Elle était plus décolletée que jamais et ses jambes croisées se découvraient à peu près jusqu’aux genoux. Elle tendit sa main étincelante de cabochons à l’abbé Pellegrin en disant:

—Votre chien me reçoit poliment, mais votre vieille bonne est bien désagréable... Quelle différence avec Léa!

Et comme le curé cherchait quelque excuse, elle reprit, avec bonne humeur:

—Nous ne nous sommes pas revus depuis notre conversation au Mirific-Palace. Vous nous lâchez, ce n’est pas gentil!

—J’ai eu beaucoup à faire.

—Oui, je sais, des baptêmes, des enterrements, des mariages. Mais à l’occasion, vous vous occupez aussi de divorces...

Elle eut un rire sonore qui découvrit ses dents éclatantes (deux brillaient d’autant plus qu’elles étaient en or) et fit tressauter son triple rang d’énormes perles.

—Ah! s’exclama-t-elle, vous n’avez pas eu à me prêcher bien longtemps. Ce pauvre Pierre! Un garçon charmant, en province mais bien nul à Paris! Aussi rassurez-vous, tout est fini et bien fini... M. Cousinet a été parfait. C’est un mari qui s’est beaucoup amélioré: il s’est conduit en cette affaire comme un véritable homme du monde! A propos, c’est de sa part que je viens vous voir, monsieur le curé... Il m’a chargé devons remettre ceci, pour vos pauvres.

Et, tirant de son sac une enveloppe volumineuse, elle la tendit au prêtre... Celui-ci eut instinctivement, un mouvement de recul: pendant deux secondes, il eut envie de refuser cet argent qui semblait le prix de services rendus ou à rendre. Mais aussitôt, il songea aux malheureux qui attendaient sa bienfaisante visite, à la mère Lostellat que tous, sauf le docteur Profilex et lui, avaient abandonnée, à la famille Planquart qui venait de s’accroître d’une nouvelle unité (un moutard dont les yeux bridés s’expliquaient par la présence aux usines de Sableuse d’une équipe d’ouvriers chinois), enfin à toute la misère de cette paroisse industrielle où le chômage, les grèves et l’alcool conjuguaient leurs ravages... Le brave homme prit, avec des paroles reconnaissantes, l’enveloppe qui dégageait un parfum quelque peu agressif, mais il se dit, que, dans un pareil cas, l’argent non plus n’a pas d’odeur.

Mme Cousinet, qui était décidément de bonne humeur, s’exclama en secouant la tête pour éparpiller ses boucles folles:

—Vous savez, mes cheveux courts? Eh bien, ils ont un succès énorme... Mon mari croyait qu’ils allaient faire du scandale et même qu’ils compromettraient le succès de la bonne cause. Au contraire!

—Ils vont nous aider? fit l’abbé, un peu surpris.

—Parfaitement. Toutes ces dames des comités trouvent que cette coiffure rajeunit d’une façon extraordinaire et elles n’ont rien eu de plus pressé que de m’imiter. La baronne de la Brette, qui préside les zélatrices de l’Adoration perpétuelle, la comtesse de Rochefeu, qui s’occupe des poules repenties, et même la vieille chanoinesse de Charmeroy se coiffent maintenant à la Ninon... Et ça leur va, faut voir ça! M. Cousinet avait donc bien tort de s’inquiéter... Moi, je suis d’ailleurs de cet avis que nos idées feraient bien plus de progrès dans l’opinion si ceux et celles qui les défendent suivaient d’un peu plus près le mouvement moderne.

—Vous croyez que la coiffure à la Ninon...

—Je crois qu’il en faudrait quelques-unes comme moi pour secouer toutes les vieilles momies de votre parti, monsieur le Curé. Et savez-vous à quoi je pense? A créer un dancing à Merville, un dancing religieux, placé sous le patronage de l’archevêché... Qu’en dites-vous? Cela distraira ces pauvres enfants de Marie qui, entre nous, ne doivent pas beaucoup s’amuser... Et on ne dira plus que nous sommes un parti de gens ennuyeux!

—Je comprends, madame... Montmartre, quoi!

—C’est-à-dire...

—Oui, Montmartre... sans le Sacré-Cœur, bien entendu.

—Monsieur le Curé...

—Et vous croyez que Son Éminence vous approuvera?

—Oh! le cardinal est vieux jeu! Mais j’en ai parlé à Mgr Sibuë, son coadjuteur... Il est, comme moi, d’avis que nous devons marcher et même, à l’occasion, danser avec notre temps. C’est un évêque moderne, celui-là! Aussi, le moment venu, nous le pousserons et nous en ferons un cardinal. C’est bien le moins, car il s’intéresse beaucoup à l’élection de M. Cousinet... Et quand nous serons à la Chambre, nous n’oublierons pas nos amis.

Lisette de Lizac bavardait, interminablement, et l’abbé se demandait comment il allait s’en débarrasser quand Valérie entra et, après avoir lancé, en dessous, un regard hostile à la «créature», prononça:

—Il y a là un domestique qui vient de la Saulnaye... M. de Sableuse ne va pas du tout et madame la comtesse fait demander à monsieur le curé d’y aller tout de suite.

—Dites que j’y cours...

Mme Cousinet s’était levée et, avec, une intonation théâtrale, s’exclama:

—Le pauvre homme!... Un vieux monsieur si chic! Ah! vraiment, cela me fait de la peine, beaucoup de peine.

Puis, s’étant remis du rouge sur les lèvres et mouillé du doigt le coin des yeux pour étendre le khol, elle prit congé en poussant un profond soupir, un soupir de théâtre.

Le curé de Sableuse enfourcha sa bicyclette et pédala vigoureusement jusqu’à la Saulnaye où il rencontra le docteur Profilex qui sortait de la chambre du malade.

—Eh bien? lui demanda-t-il, anxieusement.

—Mon rôle est terminé, le vôtre commence... Je reviendrai dans une heure, car on ne meurt pas qu’ici.

Le docteur Profilex affectait l’impassibilité, mais il était visiblement ému.

Le curé entra dans la chambre où le comte de Sableuse s’éteignait lentement... A son chevet se tenaient debout et silencieux Mme de Sableuse et son fils.

—C’est vous, monsieur le Curé? murmura le moribond. Je crois que vous arrivez à temps...

D’une voix plus faible encore, il dit à sa femme:

—Chère amie, laissez-moi pendant quelques minutes...

Puis, à son fils:

—Pierre, je te reverrai tout à l’heure.

Resté seul avec le prêtre, le vieux gentilhomme se confessa sans se départir d’un calme saisissant. Aux paroles entrecoupées du prêtre, il répondit: «J’espère retrouver là-haut celui que j’ai aimé et servi, mon roi... Dieu me sera indulgent, je l’espère, car j’ai été fidèle, malgré tout.»

Mme de Sableuse et son fils reprirent leur place au chevet du mourant qui avait demandé un portrait du comte de Chambord et, les yeux mi-clos, le contemplait en prononçant d’un air extasié:

—Mon roi... mon roi...

Le prêtre récitait la prière des agonisants; la comtesse, le vicomte de Sableuse et le vieux valet de chambre, qui avait été appelé, s’étaient agenouillés aussi et pleuraient...

La porte s’ouvrit et le docteur Profilex reparut. A sa vue, le comte Hector fit un effort pour se soulever, mais il était, trop faible et sa tête pâle, sur laquelle s’étendait l’ombre de la mort, retomba sur l’oreiller.

—Ah! Docteur, articula-t-il d’une voix étouffée approchez, approchez...

Et le médecin ayant obéi, M. de Sableuse, lui dit, dans un souffle douloureux:

—Merci, mon cher docteur, mon cher ami... Nous avons souvent discuté ensemble... Mais, au fond, nous sommes les mêmes hommes... nous avons vécu d’espérances... de déceptions... de regrets... Maintenant, il me semble que je vois plus clair, que je comprends mieux... Oui, j’ai rêvé... Ce n’était qu’un rêve... Ce royaume-là ne peut plus être de ce monde...

—Ma république non plus! répondit le vieux médecin.

Depuis quelques minutes, un hymne lent et grave prolongeait au loin ses notes assourdies... C’était l’Internationale que chantaient, à Sableuse, les ouvriers des usines convoqués à un meeting révolutionnaire.

—Des fous! prononça encore le mourant.

—Des imbéciles! fit le docteur.

—Des malheureux! murmura le prêtre.

M. de Sableuse se tourna vers sa femme, lui tendit une main déjà glacée et prononça quelques paroles indistinctes... La mort entrait, et comme l’abbé Pellegrin recommençait à prier, le docteur Profilex, dont les lèvres ne remuaient cependant pas, plia le genou...


XII
POILU

A Sableuse et aux environs, les élections s’annonçaient assez mal pour M. Cousinet et ses amis: l’élément ouvrier l’emportait, tout au moins dans le bourg même, et il l’avait bien prouvé à l’unique réunion organisée par les candidats du Salut national. Mais dans le reste du département, la situation s’affirmait excellente... Les paysans se ralliaient en masse au parti qui promettait, s’il triomphait, de tarifer le blé au plus haut prix et de soustraire les bénéfices agricoles aux reprises du fisc. Au surplus, les fermiers enrichis et les nouveaux propriétaires du sol étaient pour la plupart quelque peu dévots et la Ligue des bons Français, patronnée par le clergé, n’avait pas grand effort à tenter pour obtenir leurs suffrages.

Cependant, M. Cousinet se montrait inquiet: il vivait à Sableuse dans une atmosphère hostile et souvent, lorsqu’il se promenait dans «son» parc ou s’accoudait au balcon de «son» château, des bouffées d’Internationale montaient jusqu’à lui et troublaient fâcheusement sa digestion.

Mais Plumoiseau le rassurait:

—J’ai l’habitude de tâter le pouls à l’opinion publique... Tout va très bien: nous tenons le bon bout. Enfin, je vais assister à des élections réconfortantes et voir triompher la cause des honnêtes gens. Ce sera la première fois, car d’habitude, nous sommes blackboulés... Ah! dans notre parti, nous n’avons pas été gâtés depuis vingt ans et plus! Maintenant, j’ai le sentiment que ça y est, que nous allons nous emparer du pouvoir.

—Je ne vous oublierai pas, mon brave Plumoiseau, répondait M. Cousinet, tout ragaillardi.

—Eh bien, permettez-moi de vous dire que cela m’étonnerait.

—Comment cela?

—Chez les conservateurs, il est de tradition de nous considérer, nous, journalistes, comme des manœuvres qu’on paie le moins possible et qu’on renvoie sans aucun égard dès qu’on n’a plus besoin d’eux. Et quand je dis: «Comme des manœuvres», j’ai tort, car les manœuvres, ça ne se laisse pas traiter comme des journalistes!

—Voyons, Plumoiseau, vous n’allez cependant pas me prendre pour un ingrat! Tenez, si je suis élu, eh bien, je vous prends comme secrétaire... Mais savez-vous taper à la machine?

Le vieil écrivain qui avait passé sa vie à défendre les châteaux, les usines, les coffres-forts des autres, répliqua, sarcastique:

—Non, mais j’apprendrai!

Le jour des élections arriva. Il fut assez mouvementé à Sableuse.

La matin, à la grand’messe, le curé se contenta de dire au commencement de son prône:

—Mes frères, ce n’est sans doute pas la peine que je vous donne des conseils sur ce que vous avez à faire aujourd’hui... Je vous parle du haut de la chaire de vérité: c’est une tribune qui n’est pas faite pour les boniments et les bobards de la politique!


Dès neuf heures du soir, les premiers résultats du scrutin parvenaient à M. Cousinet et ses amis qui étaient réunis dans les bureaux du Salut National.

A Merville même, l’Ordre triomphait. La liste des «Bons Français» l’emportait avec une majorité écrasante.

—Ouf! fit Plumoiseau... Je doutais un peu des citadins. Quant aux paysans, ils sont avec nous. Il n’y a que les ouvriers qui résistent. Bah! nous nous en passerons!

Les messages transmis par la Préfecture se multipliaient presque tous favorables. Le Préfet lui-même—présage de victoire—prit la peine de téléphoner à M. Cousinet:

—Cela va très bien... Les campagnes donnent admirablement. Vous l’emportez, cher ami!

«Cher ami!» En entendant ces mots, Plumoiseau, qui s’était emparé d’un récepteur, s’écria:

—Ça y est!... Nous sommes élus!

Et d’une voix émue, il ajouta:

—Voici ma cinquième campagne électorale... C’est la première fois qu’un préfet de la République nous appelle «cher ami!» Les temps seraient-ils venus?

Mme Cousinet exultait.

—Je savais bien, disait-elle, que le parti des braves gens l’emporterait... Du champagne! Qu’on apporte du champagne comme s’il en pleuvait!

Le baron Kepler, secrétaire général de la Ligue des bons Français, était venu à Merville pour suivre de près les péripéties de cette élection caractéristique. Depuis trois jours il ne quittait plus M. Cousinet et surtout Lisette de Lizac... Évidemment, celle-ci le trouvait très bien avec son allure de cercleux à monocle, elle riait aux éclats à chacune de ses plaisanteries, indice d’un trouble qui, chez les femmes, se manifeste plus souvent par une hilarité nerveuse que par des soupirs romantiques.

Pierre de Sableuse, un peu agacé par cet avantageux baron, affectait cependant une complète indifférence et lisait d’un air détaché les télégrammes de la préfecture.

—Vous voyez, lui dit Cousinet avec une joie débordante, j’ai tenu ma promesse!...

—Quelle promesse?

—Je vous avais dit que je vous ferais député!...

Et se tournant vers sa femme:

—C’est un peu ton œuvre aussi... Ce garçon te doit sa situation! Sans toi, il ne serait rien... Ah! il te doit une fameuse chandelle!... Et dire, mon petit Sableuse, que vous avez failli gâcher tout ça!

Mme Cousinet ne parut pas entendre ces paroles de son époux que la victoire avait quelque peu étourdi... Assise auprès du baron Kepler, elle pouffait aux propos que celui-ci lui tenait à voix basse d’un air infiniment sérieux.

Vers dix heures, une nouvelle fâcheuse fut transmise aux bureaux du Salut National: à Sableuse, la liste révolutionnaire l’emportait...

—Je m’y attendais, dit Plumoiseau. Mais cela ne change rien à l’ensemble de la situation...

—Un pays où j’ai dépensé tant d’argent! soupira M. Cousinet.

—Ce sont des ingrats! Faites du bien à des vilains... Et puis nous avons été lâchés par le curé.

M. Cousinet fronça les sourcils et, la lèvre amère, prononça:

—Oui, cet abbé Pellegrin nous a tiré dans les jambes... Ou, du moins, il n’a pas rempli son devoir envers nous, qui sommes les défenseurs de la bonne cause. Depuis un mois, il s’est comporté d’une façon indigne... Nous laisser tomber en pleine lutte! Et dire que son église a été réparée à mes frais, que j’ai arrosé ses pauvres! C’était bien la peine... Mais je me plaindrai à Mgr Sibuë: nous lui montrerons de quel bois nous nous chauffons, à ce bonhomme! Des prêtres comme ça, c’est du chiendent... Où irions-nous si, dans la société, les hommes d’ordre tels que nous ne pouvaient compter sur le concours absolu de l’Église?

M. Cousinet était indigné... Heureusement, d’autres nouvelles, excellentes celles-là, le consolèrent bientôt. Dès onze heures, le préfet lui téléphona:

—Mon cher député...

MM. de Sableuse et Cousinet étaient élus. Les autres candidats de la liste des Bons Français obtenaient un chiffre de voix considérable mais succombaient, victimes du quorum, du quotient, d’une arithmétique compliquée mêlée à l’art d’accommoder les restes.

Dans la rue, la foule s’était amassée devant le transparent lumineux du Salut National. En voyant apparaître les deux portraits des vainqueurs, elle poussa des cris enthousiastes...

Les bureaux du journal étaient envahis par une cohue délirante. La comtesse de Rochefeu, la baronne de la Brette et jusqu’à la chanoinesse de Charmeroy étaient venues prendre part à la joie générale et le fait est qu’elles étaient gaies comme des petites folles.

Émoustillées par le champagne, leurs boucles courtes éparpillées au vent de la victoire, elles criaient:

—Vive l’ordre! Vive la famille! Vive la religion!

La chanoinesse alla même jusqu’à proposer:

—Si l’on dansait?...

Et Mme Cousinet, ravie, glissait dans l’oreille du baron Kepler:

—Croyez-vous que je les ai dessalées, ces provinciales?

De la rue montaient des clameurs bruyantes. Plumoiseau conseilla à M. Cousinet:

—Il faut «leur» dire quelques mots... Cela s’impose.

Le nouveau député venait de boire plusieurs coupes de champagne: il sentait jaillir en lui comme un torrent d’éloquence. Parler au peuple? Mais sans doute...

Et il se précipita sur le balcon.

—Citoyens, s’écria-t-il, j’ai compté sur vous et je n’ai pas eu tort. Vous pouvez compter sur moi et vous aurez raison!... L’heure était venue de faire triompher les idées qui nous sont chères, ces idées qui... que...

L’air vif avait saisi M. Cousinet et le vin de champagne, soudain, faisait des siennes dans cette cervelle troublée.

—Citoyens... Merci!... Tous pour un, un pour tous... politique de liberté dans l’ordre et d’ordre dans la liberté...

—Vive Cousinet!

—Je... Je... Fils de mes œuvres... Prêt à tout pour la bonne cause... la vôtre... la mienne... rassurer les fortunes... protéger le travail... Heu! Heu!

L’élu, complètement gris, bafouillait de plus en plus.

Plumoiseau lui souffla:

—Parlez de l’arrêt des express à Merville... Dites un mot sur la famille.

—La famille... Oui, la famille... les traditions... la... la...

—Vive not’ député!

Lisette de Lizac et le baron Kepler ne s’étaient pas précipités, comme tout le monde, aux fenêtres ou sur le balcon. S’étant réfugiés dans le cabinet de Plumoiseau, ils semblaient se préoccuper de tout autre chose que du triomphe de la bonne cause. Et comme le nouveau député, luttant vainement contre les vapeurs du champagne, bafouillait de plus en plus en s’efforçant de prononcer l’éloge des vieilles traditions et de la famille, sa femme se pencha brusquement vers le secrétaire général de la Ligue des bons Français et lui tendit ses lèvres peintes.


L’abbé Pellegrin avait passé la soirée chez lui, en compagnie de son ami le docteur Profilex.

Vers minuit, comme le vieux médecin allait se retirer, on sonna à la grille du presbytère. Valérie qui était allée ouvrir, reparut bientôt en disant avec mauvaise humeur:

—C’est un cycliste qui revient de Merville... Paraît que le Cousinet est élu. C’est du propre!

Les deux hommes se regardèrent et sourirent en haussant les épaules.

—Parbleu! fit le docteur Profilex. Vous êtes content, curé?

—Moi? je m’en fous! répondit l’abbé d’une voix douce.

Il accompagna le docteur jusqu’à la grille du jardin.

Poilu gambadait autour des deux amis en poussant des aboiements joyeux. La porte ayant été ouverte, le chien s’élança dans la rue déserte et se mit à bondir en tous sens avec l’allégresse d’un animal qui se sent libre.

—Toujours jeune, ce brave Poilu! dit le médecin. En somme, quel âge a-t-il?

—Dans les huit ans... il devait en avoir au moins deux quand j’ai fait sa connaissance, là-bas, au front. Pauvre clebs! Je l’ai trouvé dans une tranchée, blessé à l’épaule par un éclat d’obus. Le médecin-chef du régiment l’a soigné dans la cagna du colon... Puis on me l’a confié pour la recherche des blessés. Ah! il en a dégotté plus d’un... Il était connu dans toute la division et le général lui-même lui a serré la patte, après une revue.

Soudain, des bruits de trompes, de klaxons se firent entendre au loin, sur la route de Merville: c’était un véritable charivari fait évidemment pour réveiller le village.

—Les voilà, je parie, dit le docteur... Ah! ils n’ont pas la victoire discrète!

Déjà, la lumière des phares trouait la nuit et trois autos s’engageaient dans le village à toute vitesse.

—Ici, Poilu! cria l’abbé.

Les limousines éclairées intérieurement passèrent devant les deux amis qui purent apercevoir des hommes et des femmes qui gesticulaient avec une gaieté folle. Ils reconnurent, dans la première voiture, M. Cousinet qui, penché à la portière, poussait des cris en agitant son chapeau et, dans la dernière, il leur sembla bien distinguer Mme Cousinet qui, à demi-renversée sur la banquette, avait passé son bras nu autour d’un homme amoureusement penché sur elle.

—On rigole! fit le curé.

—Grande et belle journée pour la République! railla le docteur.

—Poilu! Veux-tu venir. Poilu?...

Mais le chien n’obéissait pas. Dans la nuit qui, après le passage des autos aux phares éblouissants, paraissait plus compacte, la silhouette bondissante de Poilu restait maintenant invisible.

—Allons, Poilu! insista l’abbé qui se mit à siffler avec un commencement d’impatience.

Puis, suivi du médecin, il s’avança dans la rue obscure...

—C’est bizarre, fit-il, je ne l’entends plus... Se serait-il éloigné?

Mais le docteur Profilex le saisit par le bras et lui dit d’une voix troublée:

—Écoutez...

Une sorte de plainte, de râle plutôt s’élevait dans le silence.

—Un blessé! fit le prêtre... Je connais ça.

—Poilu!... C’est Poilu!...

En faisant encore quelques pas, il heurta du pied un corps étendu et frémissant... Il se pencha, tendit les mains, toucha ce corps dont il ne pouvait distinguer la forme. Mais il ne pouvait plus douter: c’était Poilu qui gisait là, sur la route, dans son sang.

—Écrasé! s’écria le curé de Sableuse... Ils ont écrasé Poilu!

Et prenant son fidèle ami dans ses bras, il s’écria:

—Ah! les salauds!...

—Vite, portez-le chez vous, dit le docteur... Nous allons l’examiner à la lumière. Peut-être n’est-il blessé que légèrement.

L’abbé Pellegrin sentit, tout en marchant, que le pauvre animal était à peu près inerte... Dans le vestibule de la cure, sous la lampe que Valérie, éperdue, venait d’apporter, Poilu apparut sanglant, les yeux déjà embués par la mort prochaine. En apercevant son maître, il remua faiblement la tête et s’efforça, dans un effort suprême, de lui lécher la main.

Le docteur le palpa légèrement et dit:

—Rien à faire... Il a le ventre broyé.

Le chien voulut se dresser, il poussa une sorte d’aboiement lugubre et s’affaissa: il était mort.

—Poilu! s’écria l’abbé Pellegrin... Ben quoi, mon vieux Poilu?...

Et voyant que tout était fini, il s’agenouilla comme au chevet d’un être humain et d’une voix entrecoupée de sanglots, prononça:

—Mon clebs! mon copain! mon vieux frère!

Le lendemain, vers le soir, les anciens soldats de Sableuse étaient réunis dans le jardin du presbytère: il y avait parmi eux des médaillés militaires, des décorés de la croix de guerre, et plusieurs étaient mutilés.

Ils faisaient le cercle autour d’un trou creusé au milieu d’un terre-plein gazonné, auprès d’un vieil arbre dont les dernières feuilles étaient arrachées par le vent d’automne.

Une bruine froide commençait à tomber du ciel bas et sombre.

La porte de la cure s’ouvrit.

Le curé de Sableuse parut, suivi du docteur Profilex. Ils portaient une manière de caisse de bois peint sur laquelle un pinceau maladroit avait tracé, en lettres noires, ce nom: poilu. Lentement, solennellement, ils s’avancèrent jusqu’au milieu du cercle formé par les spectateurs de cette scène étrange et avec des gestes précautionneux, ils déposèrent le cercueil à côté de la fosse béante. Tous ceux qui étaient là connaissaient Poilu et l’aimaient: ils savaient que ce chien avait été, comme eux, là-bas, qu’il avait couru leurs dangers, qu’il avait été blessé... C’était un camarade, et bien qu’il n’y eût là que des paysans, d’ordinaire assez rudes dans leurs rapports avec les animaux, des yeux parurent humides, des lèvres tremblèrent et toutes les têtes se découvrirent.

L’abbé Pellegrin, très pâle, restait immobile, tandis que le docteur Profilex reculait de quelques pas... Seul devant le petit cercueil, le prêtre avait joint les mains, dans un geste de prière.

Priait-il?

Non... Prie-t-on pour l’âme des chiens?

D’ailleurs, ont-ils une âme?

Le curé de Sableuse devait répondre à ces questions avec toute l’ingénuité d’un autre saint François d’Assise.

Dans le silence qui était tombé, il parla d’une voix que l’émotion rendait sourde et saccadée, mais il n’avait pas l’éloquence fleurie de celui qui prêcha devant une assemblée d’oiseaux aux ailes palpitantes.

«Avais-tu une âme, pauvre clebs? fit-il en se penchant vers celui qui avait été son ami... Moi, je suis certain que tu en avais une et il y a des êtres humains dont je n’en dirais pas autant. Je ne prie pas pour elle, non parce que je crois que ce serait sacrilège, mais parce que je suis certain que ce serait une prière gâchée: les âmes des bêtes n’ont rien à se faire pardonner: elles sont pures, elles sont innocentes comme celles des gosses. Inutile de raser le bon Dieu pour qu’il t’admette dans son paradis... Bien sûr que tu y as été reçu par saint Pierre, même si tu as levé la patte sur les portes d’or et de diamant de l’hosto céleste. Et tu as été tout de suite casé dans une de ces niches bien chaudes, garnies de coussins de velours, où les bons cabots, en attendant leur patron, mangent des pâtées préparées par les anges! Sois tranquille, mon vieux, si je reçois aussi ma feuille de route pour le ciel—on ne sait jamais!—j’irai te réclamer tout de suite. En arrivant, je crierai: «Poilu!» et ayant reconnu ma voix, tu te précipiteras au-devant de moi, en aboyant joyeusement, comme tu faisais de ton vivant. Si je dois tirer un certain temps au purgatoire, tu prendras patience... Et peut-être voudras-tu venir me rejoindre quand même. Pas plus dans l’autre monde que dans celui-ci, les chiens ne jugent ceux qu’ils aiment... Ça ne m’étonnerait pas d’apprendre qu’il y a même des cabots en enfer. Oh! pas un seul n’a jamais mérité d’aller rôtir dans les flammes éternelles. Mais il y en a qui out demandé à aller consoler leurs maîtres au séjour des réprouvés. Et ça doit leur faire du bien, aux pauvres damnés sans espoir, quand ils sentent tout à coup que leurs mains dévorées par le feu sont léchées par leur chien fidèle...

«Prier pour toi, bon Poilu? Non, pas la peine... L’âme du plus admirable saint paraîtrait horriblement souillée s’il était permis de la comparer à celle d’un simple barbet, même très crotté...

«Toi, Poilu, tu as été quelque chose comme un saint parmi les cabots et tu aurais même, là-haut, une auréole sur la tête que ça ne m’étonnerait pas. Car tu n’as pas eu seulement les vertus naturelles de ton espèce: tu n’as pas été simplement bon, honnête et rigolo quand il y avait des soldats ou des petits enfants à amuser... Tu n’as pas fait le beau dans les salons: tu as été superbe, et pas pour un morceau de sucre, sur le champ de bataille. Tu as cherché, sous les obus, sous les rafales des mitrailleuses, les blessés qui attendaient du secours et ton sang de chien s’est mêlé au sang des hommes... Le tien et le leur sont du même rouge et je trouve qu’il y a des moments où ils se valent.

«Tu as bien porté le nom que nous t’avions donné... Vraiment, tu avais une bonne gueule de poilu et pour mériter tout à fait ton nom, tu as été la victime d’un de ces mufles qui ont fait leur pelote pendant la guerre. Les poilus qui vont à pattes ne sont pas tous écrasés comme toi par les profiteurs qui se baladent en auto, mais c’est un fait qu’ils sont tout au moins bousculés, roulés, jetés au ruisseau: la grosse limousine de la société nouvelle passe en vitesse au milieu de la foule des bons bougres qui continuent à être dans la biffe. C’est toujours les mêmes qui trinquent en temps de paix comme en temps de guerre. On leur passe dessus... Place au gros monsieur qui rentre à son château, qui va à sa banque, qui se précipite à la Chambre!... Garez-vous, les poilus!

«Toi, mon pauvre vieux, tu t’es laissé surprendre, comme beaucoup d’autres... Et maintenant, te voilà dans la boîte à dominos. Tu vas être enterré dans ce jardin que tu remplissais de tes cris et même que tu saccageais parfois en bondissant comme un fou. Mais ce n’est pas toi qui les as le plus piétinés, les bégonias! Nous ne t’entendrons plus bagoter à ta manière avec tes copains qui, de loin, te répondaient dans le grand silence du soir. Tu devais leur raconter tes campagnes, comme un ancien à la manche chevronnée. Mais c’est pas sûr que tu les intéressais, ces cabots restés à la niche tandis que toi tu pataugeais, là-bas, dans la gadouille. Les histoires de la guerre, ça n’intéresse plus les hommes: y a des chances pour que ça n’intéresse pas non plus les clebs. Des fois, les autres se taisaient, alors tu aboyais tout seul, dans le crépuscule... C’est ce que font un tas d’autres poilus que personne n’écoute: les chiens de garde, ça gueule comme ça ou ça grogne, seulement on sait bien que ça n’a pas d’importance et que le moment vient toujours où, découragés, ils la ferment...

«Maintenant, c’est fini, mon bon Poilu... Mais je crois fermement qu’on se retrouvera dans le céleste cantonnement, celui où on est au repos pour de bon et où les gens et les bêtes qui se sont aimés sur la terre se retrouvent pour mener la bonne vie, la vie pépère, la vie de ceux qui n’ont plus à s’en faire une miette car ils sont assis, pour l’éternité, à la cantine du bon Dieu!

«Au revoir, Poilu!»

Le curé de Sableuse prit dans ses mains jointes un peu de terre humide et noire et la jeta sur le cercueil qui venait d’être déposé dans la fosse... Le docteur Profilex l’imita, puis, un après l’autre, tous les anciens soldats en firent autant, en silence, gravement, tandis que s’épaississaient les ombres de la nuit.

 

Ce soir-là, un domestique de M. Cousinet apporta à la cure ce billet:

 

«J’apprends l’accident dont votre chien a été la victime. Désolé! Je voudrais vous indemniser... Que puis-je vous offrir? Mais peut-être préférez-vous que je vous envoie un autre chien qui remplacerait celui qui s’est si malencontreusement jeté sous les roues de ma voiture. Je mets à votre disposition un animal de race, un véritable berger allemand dont vous serez certainement satisfait. Vous savez que c’est un chien très à la mode.

«Un mot et c’est fait.

«Bien à vous.

«Cousinet,

Député

—On attend la réponse, fit Valérie.

Le prêtre déchira la lettre et prononça:

—Dites qu’il n’y en a pas.


XIII
LE COUPABLE

—M. le curé de Sableuse est là, annonça l’abbé Lanthier avec un sourire entendu...

—Qu’il entre! ordonna Mgr Sibuë en ajustant ses lunettes d’acier sur son nez mince... Et laissez-moi seul avec lui.

Le coadjuteur avait son visage dur, fermé, des plus mauvais jours. Et quand l’abbé Pellegrin entra, il lui lança un regard terrible... Il le laissa s’agenouiller et une longue minute s’était écoulée, lorsqu’il lui dit d’une voix sèche: «Relevez-vous», sans lui avoir permis de baiser l’améthyste de sa bague pastorale.

—Vous m’avez convoqué, Monseigneur? fit le curé en obéissant.

—Oui... Et, cette fois, vous devinez sans doute de quoi il s’agit?

—Pas du tout, Monseigneur.

—Vous n’imaginez pas que c’est pour recevoir mes félicitations?

L’abbé Pellegrin ne répondit pas.

—Eh bien, monsieur, j’ai à vous dire ceci: vous êtes devenu la honte, le scandale du diocèse!

—Qu’est-ce que j’ai fait?

—Vous le demandez? Quoi, vous n’avez pas de remords?

—Je jure à Votre Grandeur...

Mgr Sibuë leva les bras au ciel et s’exclama:

—Vous avez perdu tout sens moral! C’est abominable... Enfin, je vais vous rappeler vos fautes, sans même espérer que vous manifesterez le moindre repentir: plongé dans le péché, vous y persévérez avec un cynisme sans exemple.

Un flux de sang monta au visage du prêtre qui fut pris d’un tremblement nerveux. Mais le prélat ne parut pas s’en apercevoir et il reprit:

—Vous êtes un déserteur!

—Moi? Oh!...

Le curé passa la main sur son front couvert de sueur et des larmes jaillirent de ses yeux.

—Un déserteur, je l’ai dit et je le répète... Vous avez même déserté en plein combat et ce n’est vraiment pas votre faute si, malgré tout, nous avons remporté la victoire. Enfin, monsieur, vous avais-je donné l’ordre de soutenir énergiquement la candidature de M. Cousinet, un excellent homme, un Français modèle, un chrétien prêt à se sacrifier pour défendre la bonne cause? Vous aviez le devoir de l’aider, de mettre à son service cette influence que vous avez acquise sur une partie de la population et cela par des allures, par un langage que je n’approuve d’ailleurs pas. Mais c’était précisément une façon de vous réhabiliter: la fin aurait justifié les moyens. Certes, nous avons triomphé quand même, Dieu a béni nos efforts et désigné M. Cousinet, ainsi que M. le vicomte de Sableuse, pour lutter au Parlement contre le désordre et l’impiété. Mais vous, monsieur, vous avez à me rendre compte de votre trahison... Enfin, dites quelque chose, justifiez-vous, si vous le pouvez!

L’abbé prononça, lentement:

—Ma conscience... J’ai obéi à ma conscience!

A ces mots, le coadjuteur parut révolté. Il se pencha vers le prêtre et lui lança d’une voix sifflante:

—Votre conscience!... Je n’aime pas ce mot-là. C’est un mot de révolté.

—Cependant...

—Non, monsieur. Ne me parlez pas de votre conscience, devant moi, qui suis votre évêque. Je vous le défends, vous entendez...

Et comme l’abbé baissait la tête, il continua:

—J’ai d’autres fautes graves à vous reprocher. Vous êtes allé à Paris il y a quelques semaines?

—Oui, Monseigneur! j’avais été chargé par M. Cousinet de...

—Il ne s’agit pas de l’objet de la mission que vous avez remplie mais de la conduite que vous avez eue à Paris.

—Je n’ai rien fait de mal, bien sûr!

—Je suis renseigné... Vous êtes descendu dans un hôtel de la place Saint-Sulpice, l’hôtel du Grand-Fénelon, tenu par Mlle Badinois. Vous voyez, je précise... Eh bien, vous avez tenu dans cette pieuse maison des propos qui ont scandalisé les dignes ecclésiastiques qui la fréquentent.

—Moi? Non mais...

—Vous avez demandé un jour à Mlle Badinois l’adresse du Casino de Paris.

—Bien sûr, puisque...

—Vous avouez être allé dans cet antre diabolique, affreux réceptacle de tous les vices?

—Dame!

—Et vous étiez revêtu de votre soutane?

—Oui, mais...

—Je connais d’ailleurs d’autres détails de votre voyage, car une honorable personne que vos allures intriguaient vous a suivi et m’a renseigné comme c’était son devoir. Elle vous a vu pénétrer dans un établissement qui porte cette enseigne significative: «Abbaye de Thélème.» C’est un endroit fréquenté par les filles perdues et les malheureux qui partagent leurs tristes passions!

—Monseigneur, c’est pas possible!... C’est une auberge très convenable. J’ai été reçu avec beaucoup d’égards et conduit dans une petite salle où j’ai mangé tout seul et très bien pour pas cher.

—Quelle audace! Et votre longue conversation, à l’église Notre-Dame de Lorette, avec une créature qui, habilement questionnée après votre départ, a fini par reconnaître qu’elle était danseuse. Vous, un prêtre, dans le temple même du Seigneur, vous avez osé... Honte! Honte!

—Pardon...

—Une danseuse!

—C’est vrai, même que je lui ai promis que saint Joseph la ferait passer dans le premier quadrille de l’Opéra!

Mgr Sibuë se laissa tomber, comme accablé, dans son fauteuil et s’exclama:

—C’est inouï! C’est inouï!

Mais il se dressa de nouveau et continua:

—Vous avez fait pis encore!... A Sableuse même, vous vous êtes livré à une manifestation indécente sur laquelle un témoin m’a fourni des détails incroyables.

Et comme le curé écarquillait les yeux, de l’air d’un homme qui ne devine pas, Sa Grandeur repartit de plus belle:

—Voyons, auriez-vous déjà oublié l’enterrement de votre chien, cette cérémonie sacrilège à laquelle vous avez presque donné le caractère d’obsèques religieuses. Vous avez prononcé des paroles impies. Une bête, ce n’est rien aux yeux de l’Église, et vous vous êtes permis...!

Cette fois, l’abbé Pellegrin ne put se contenir. Il répliqua, indigné:

—Ah! non, faut pas parler ainsi de mon clebs!

—Comment? Que dites-vous?

—Je dis qu’il faut respecter la mémoire de Poilu!... Tout ce que vous voudrez, mais pas ça! Poilu était mon ami et je l’ai enterré honorablement, comme il le méritait. Nous foutons bien souvent des Dies iræ, des boniments, des fleurs et des couronnes à des macchabés qui ne méritent même pas les petits égards que j’ai eus pour la dépouille de mon pauvre cabot!

Le prélat ne prit même plus la peine de lever les bras au ciel ou de paraître scandalisé. C’est d’une voix douce, avec calme, en manipulant la belle croix d’or et d’émail qui pendait sur sa poitrine, que Sa Grandeur prononça:

—Je prévoyais que rien ne pourrait vous amener à reconnaître vos fautes. Vous gardez votre superbe, vous persévérez dans le mal. C’en est assez... Mon devoir est cruel, mais je le remplirai. Je décide donc que vous cesserez, dès à présent, de desservir l’église paroissiale de Sableuse. Et je vous ordonne de vous rendre à Ligueul-les-Pins, dans notre maison de retraite où son directeur, M. l’abbé Perdrix, qui a de l’autorité, saura, je l’espère, vous guider sur le chemin du repentir.

L’abbé Pellegrin avait pâli. Il protesta:

—Je n’ai rien fait qui mérite pareil traitement.

—Allez, monsieur, et obéissez!

—Je sais bien pourquoi, au fond, on me balance.

—Parce que vous êtes un mauvais prêtre!

—Non, monseigneur, parce que je ne suis pas un bon gendarme.

Et sans souci de ce que le coadjuteur penché sur son bureau, le bras tendu, l’index pointé, lui lançait d’une voix furieuse, il sortit.

—Y a pas, fit le curé de Sableuse, faut que je parle à Son Éminence... Je demande le rapport du cardinal: c’est un saint homme qui a toujours été bon pour moi... Quand il m’aura entendu, il me donnera raison!

Dans le couloir, il se heurta à l’abbé Lanthier qui se promenait de long en large, prêt sans doute à intervenir en cas de besoin et qui lui demanda:

—C’est fini?

—Pas du tout... Je veux voir son Éminence!

-Voir son Éminence? N’y comptez pas.

—Je vous dis que je veux la voir et que je la verrai.

—Le cardinal ne peut pas vous recevoir.

—Quand il saura que je demande une audience, il me l’accordera, tout de suite.

—Non.

—Pourquoi?

—Parce que c’est impossible!

—Nous allons bien voir... Je sais où le trouver: je connais la boîte!

L’abbé Pellegrin s’élança, bouscula l’abbé Lanthier et le vieux valet de chambre qui voulaient l’empêcher de passer, puis, d’un geste brusque, ouvrant une double porte ornée de boiseries dorées, pénétra dans le cabinet du cardinal Arnaud de Blandignière.

Le vieillard, vêtu de rouge, était assis dans un fauteuil, devant la cheminée où brûlaient d’énormes bûches: il regarda le prêtre qui s’était jeté à ses pieds, mais son visage diaphane resta impassible, ses yeux ne reflétèrent aucune impression.

—Éminence, s’écria le prêtre d’un ton pathétique, je viens vous demander protection et justice, comme un fils pourrait les demander à son père.

—Mon fils... mon fils! murmura le cardinal d’une voix lointaine.

—Votre Éminence me connaît... Elle sait que je suis digne de sa confiance, que j’ai toujours rempli mes devoirs sacerdotaux, que je suis un bon prêtre!

Le cardinal n’avait pas l’air de comprendre. De ses mains tremblantes, tout en souriant, il caressait ses genoux d’un geste circulaire, automatique, et son regard vague, se détournant du prêtre, se fixait maintenant sur les flammes dansantes du foyer.

L’abbé Pellegrin parlait avec une émotion profonde: il se défendait contre les calomnies, il protestait contre les mensonges et il attendait une parole encourageante, rassurante du vieillard. Mais celui-ci s’était mis à sourire; tout à coup, se penchant vers la bûche flamboyante, il prononça difficilement:

—J’ai froid... Vous ne trouvez pas qu’il fait froid ici?

—Éminence, continua le curé de Sableuse, je n’ai plus d’espoir qu’en votre sereine impartialité... Je suis certain que le cardinal Arnaud de Blandignière ne me laissera pas tomber.

—Le cardinal?... Ah! il est bien vieux, le cardinal, bien vieux... Et il a bien froid!

—Éminence, secourez-moi! implora le prêtre.

A ces mots, le vieillard se retourna vers l’abbé Pellegrin, le contempla et une lueur fugace passa dans ses yeux.

—Ah! oui, fit-il, oui, je crois bien vous reconnaître... Mais je ne puis plus rien pour vous... plus rien... Vous savez, je vais mourir... Je suis déjà comme mort... Je ne compte plus... Je ne puis plus rien, que ceci...

Et d’une main qui obéissait mal à sa volonté défaillante, il bénit le prêtre agenouillé.

Celui-ci comprit que la grande intelligence du célèbre orateur s’était évanouie, que ce prince de l’Église n’était plus guère qu’une manière d’effigie recouverte de pourpre et qu’il ne fallait attendre de cette ruine humaine aucun appui, aucun secours. Le cardinal Arnaud de Blandignière, membre de l’Académie française, auteur de l’Histoire des Gaules chrétiennes, semblait avoir déjà oublié la présence de celui qui était encore à ses pieds et bientôt, il s’endormit.

Le curé de Sableuse se releva et murmura:

—Pas la peine!

Accablé, il se retira. De secours, il n’en avait à attendre de personne, il était vaincu, brisé...

Et comme il retraversait l’antichambre, il aperçut M. Cousinet, important, et Mme Cousinet, empanachée, qui, introduits respectueusement par le vieux valet de chambre, pénétraient dans le cabinet de Mgr Sibuë.

L’ex-curé de Sableuse eut même le temps de voir l’évêque de Césarée qui, les deux mains tendues, s’élançait vers le couple en disant:

—Mon cher député... Bien chère madame Cousinet!

FIN


TABLE

Pages
I.—  Noir, violet, rouge7
II.—  Une carte de visite27
III.—  M. et madame Cousinet45
IV.—  Une voix dans la cathédrale70
V.—  Le tacot et la torpédo89
VI.—  Un homme du passé107
VII.—  Il faut qu’une porte133
VIII.—  La Religion, la Famille, la Propriété157
IX.—  Histoire de la Pucelle184
X.—  Pour la cause217
XI.—  Les deux purs268
XII.—  Poilu283
XIII.—  Le coupable303


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY



Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

Une couverture a été créé pour cet eBook.

 

[Fin de Mon Curé chez les Riches par Clément Vautel]