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Title: le Cabinet des Fées tome 2

Date of first publication: 1785

Author: Charles-Joseph de Mayer

Date first posted: Apr. 4, 2016

Date last updated: Apr. 4, 2016

Faded Page eBook #20160404

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La couverture a été créée par le transcripteur et est placée dans le domaine public.
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[Pg 1]

LE
CABINET
DES FÉES.



TOME SECOND.




 

[Pg 2]



CE VOLUME CONTIENT

Les Contes des Fées, par madame la comtesse d'Aulnoy.

Savoir:

Gracieuse & Percinet, la Belle aux Cheveux d'Or, l'Oiseau Bleu, le Prince Lutin, la Princesse Printanière, la Princesse Rosette, le Rameau d'Or, l'Oranger & l'Abeille, la Bonne Petite Souris, Don Gabriel Ponce de Léon, le Mouton, Finette Cendron.


[Pg 3]

LE CABINET
DES FÉES,
OU
COLLECTION CHOISIE
DES CONTES DES FÉES,
ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX.



TOME SECOND.



A GENÈVE,

Chez Barde, Manget & Compagnie,
Imprimeurs-Libraires.
& se trouve à PARIS,
Chez Cuchet, Libraire, rue & hôtel Serpente



M. DCC. LXXXV.


Contes des Fées, par madame la comtesse d'Aulnoy

 

[Pg 4]

GRACIEUSE ET PERCINET

 

[Pg 5]




GRACIEUSE
ET
PERCINET,
CONTE.



Il y avoit une fois un roi & une reine, gui n'avoient qu'une fille. Sa beauté, sa douceur & son esprit, qui étoient incomparables, la firent nommer Gracieuse. Elle faisoit toute la joie de sa mère. Il n'y avoit point de matin qu'on ne lui apportât une belle robe, tantôt de brocard d'or, de velours ou de satin. Elle étoit parée à merveille, sans en être ni plus fière, ni plus glorieuse. Elle passoit la matinée avec des personnes savantes, qui lui apprenoient toutes sortes de sciences; & l'après dîner elle travailloit auprès de la reine. Quand il étoit temps de faire colation, on lui servoit des bassins pleins de dragées, & plus de vingt pots de confitures: aussi disoit-on partout quelle étoit la plus heureuse princesse de l'univers.

[Pg 6]

Il y avoit dans cette même cour une vieille fille fort riche, appelée la duchesse Grognon, qui étoit affreuse de tout point: ses cheveux étoient d'un roux couleur de feu; elle avoit le visage épouvantablement gros & couvert de boutons; de deux yeux qu'elle avoit eus autrefois, il ne lui en restoit qu'un chassieux; sa bouche étoit si grande, qu'on eût dit qu'elle vouloit manger tout le monde: mais comme elle n'avoit point de dents, on ne la craignoit pas; elle étoit bossue devant & derrière, & boiteuse des deux côtés. Ces sortes de monstres portent envie à toutes les belles personnes: elle haïssoit mortellement Gracieuse, & se retira de la cour pour n'en entendre plus dire de bien. Elle fut dans un château à elle, qui n'étoit pas éloigné. Quand quelqu'un l'alloit voir, & qu'on lui racontoit des merveilles de la princesse, elle s'écrioit en colère: Vous mentez, vous mentez; elle n'est point aimable; j'ai plus de charmes dans mon petit doigt, qu'elle n'en a dans toute sa personne.

Cependant la reine tomba malade, & mourut. La princesse Gracieuse pensa mourir aussi de douleur, d'avoir perdu une si bonne mère; le roi regrettoit beaucoup une si bonne femme. Il demeura près d'un an enfermé[Pg 7] dans son palais. Enfin les médecins craignant qu'il ne tombât malade, lui ordonnèrent de se promener & de se divertir. Il fut à la chasse, & comme la chaleur étoit grande, en passant par un gros château qu'il trouva sur son chemin, il y entra pour se reposer.

Aussitôt la duchesse Grognon, avertie de l'arrivée du roi, (car c'étoit son château,) vint le recevoir, & lui dit que l'endroit le plus frais de la maison, c'étoit une grande cave bien voûtée, fort propre, où elle le prioit de descendre. Le roi y fut avec elle; & voyant deux cent tonneaux rangés les uns sur les autres, il lui demanda si c'étoit pour elle seule qu'elle faisoit une si grande provision: Oui, sire, dit-elle, c'est pour moi seule; je serai bien aise de vous en faire goûter; voilà du Canarie, du Saint-Laurent, du Champagne, de l'Hermitage, du Rivesalte, du Rossolis, Persicot, Fenouillet; duquel voulez-vous? Franchement, dit le roi, je tiens que le vin de Champagne vaut mieux que tous les autres. Aussitôt Grognon prit un petit marteau, & frappa, toc, toc; il sort du tonneau un millier de pistoles. Qu'est-ce que cela signifie, dit-elle en souriant? Elle cogne l'autre tonneau, toc, toc; il en sort un boisseau de doubles louis d'or. Je[Pg 8] n'entends rien à cela, dit-elle encore, en souriant plus fort. Elle passe à un troisième tonneau, & cogne, toc, toc; il en sort tant de perles & de diamans, que la terre en étoit toute couverte. Ah! s'écria-t-elle, je n'y comprends rien; sire, il faut qu'on m'ait volé mon bon vin, & qu'on ait mis à la place ces bagatelles. Bagatelles! dit le roi qui étoit bien étonné; vertuchou, madame Grognon, appelez-vous cela des bagatelles? Il y en a pour acheter dix royaumes grands comme Paris. Hé bien! dit-elle, sachez que tous ces tonneaux sont pleins d'or & de pierreries: je vous en ferai le maître, à condition que vous m'épouserez. Ah! répliqua le roi, qui aimoit uniquement l'argent, je ne demande pas mieux; dès demain si vous voulez. Mais, dit-elle, il y a encore une condition, c'est que je veux être maîtresse de votre fille comme l'étoit sa mère; qu'elle dépende entièrement de moi, & que vous m'en laissiez la disposition. Vous en serez la maîtresse, dit le roi, touchez-là. Grognon mit la main dans la sienne; ils sortirent ensemble de la riche cave, dont elle lui donna la clef.

Aussitôt il revint à son palais. Gracieuse entendant le roi son père, courut au-devant[Pg 9] de lui; elle l'embrassa, & lui demanda s'il avoit fait une bonne chasse. J'ai pris, dit-il, une colombe toute en vie. Ah! sire, dit la princesse, donnez-la moi, je la nourrirai. Cela ne se peut, continua-t-il; car, pour m'expliquer plus intelligiblement, il faut vous dire que j'ai rencontré la duchesse Grognon, & que je l'ai prise pour ma femme. O ciel! s'écria Gracieuse dans son premier mouvement, peut-on l'appeler une colombe? C'est bien plutôt une chouette. Taisez-vous, dit le roi en se fâchant, je prétends que vous l'aimiez & la respectiez autant que si elle étoit votre mère: allez promptement vous parer; car je veux retourner dès aujourd'hui au-devant d'elle.

La princesse étoit fort obéissante; elle entra dans sa chambre, afin de s'habiller. Sa nourrice connut bien sa douleur à ses yeux. Qu'avez-vous, ma chère petite, lui dit-elle? vous pleurez. Hélas! ma chère nourrice, répliqua Gracieuse, qui ne pleureroit? Le roi me va donner une marâtre; & pour comble de disgrâce, c'est ma plus cruelle ennemie; c'est en un mot l'affreuse Grognon. Quel moyen de la voir dans ces beaux lits que la reine ma bonne mère avoit si délicatement brodés de ses mains? Quel moyen de caresser une[Pg 10] magote qui voudroit m'avoir donné la mort? Ma chère enfant, répliqua la nourrice, il faut que votre esprit vous élève autant que votre naissance; les princesses comme vous doivent de plus grands exemples que les autres. Et quel plus bel exemple y a-t-il que d'obéir à son père, & de se faire violence pour lui plaire? Promettez-moi donc que vous ne témoignerez point à Grognon la peine que vous avez. La princesse ne pouvoit s'y résoudre; mais la sage nourrice lui dit tant de raisons, qu'enfin elle s'engagea de faire bon visage, & d'en bien user avec sa belle-mère.

Elle s'habilla aussitôt d'une robe verte à fond d'or; elle laissa tomber ses blonds cheveux sur ses épaules, flottans au gré du vent, comme c'étoit la mode en ce temps-là; & elle mit sur sa tête une légère couronne de roses & de jasmins, dont toutes les feuilles étoient d'émeraudes. En cet état Vénus, mère des amours, auroit été moins belle; cependant la tristesse qu'elle ne pouvoit surmonter paroissoit sur son visage.

Mais pour revenir à Grognon; cette laide créature étoit bien occupée à se parer. Elle se fit faire un soulier plus haut de demi-coudée que l'autre, pour paroître un peu moins boiteuse; elle se fit faire un corps[Pg 11] rembouré sur une épaule pour cacher sa bosse; elle mit un œil d'émail le mieux fait qu'elle put trouver; elle se farda pour se blanchir; elle teignit ses cheveux roux en noir; puis elle mit une robe de satin amarante, doublée de bleu, avec une jupe jaune & des rubans violets. Elle voulut faire son entrée à cheval, parce qu'elle avoit ouï dire que les reines d'Espagne faisoient ainsi la leur.

Pendant que le roi donnoit ses ordres, & que Gracieuse attendoit le moment de partir pour aller au-devant de Grognon, elle descendit toute seule dans le jardin, & passa dans un petit bois fort sombre, où elle s'assit sur l'herbe. Enfin, dit-elle, me voici en liberté, je peux pleurer tant que je voudrai sans qu'on s'y oppose; aussitôt elle se prit à soupirer & à pleurer tant & tant, que ses yeux paroissoient deux fontaines d'eau vive. En cet état elle ne songeoit plus à retourner au palais, quand elle vit venir un page vêtu de satin vert, qui avoit des plumes blanches & la plus belle tête du monde; il mit un genou en terre, & lui dit: Princesse, le roi vous attend. Elle demeura surprise de tous les agrémens qu'elle remarquoit en ce jeune page; & comme elle ne le connoissoit point, elle crut qu'il devoit être du train de Grognon. Depuis quand, lui dit-[Pg 12]elle, le roi vous a-t-il reçu au nombre de ses pages? Je ne suis pas au roi, madame, lui dit-il, je suis à vous, & je ne veux être qu'à vous. Vous êtes à moi, répliqua-t-elle toute étonnée, & je ne vous connois point! Ah princesse! lui dit-il, je n'ai encore osé me faire connoître; mais les malheurs dont vous êtes menacée par le mariage du roi, m'obligent à vous parler plutôt que je n'aurois fait: j'avois résolu de laisser au temps & à mes services le soin de vous déclarer ma passion, &... Quoi! un page, s'écria la princesse, un page a l'audace de me dire qu'il m'aime! Voici le comble à mes disgrâces. Ne vous effrayez point, belle Gracieuse, lui dit-il d'un air tendre & respectueux; je suis Percinet, prince assez connu par mes richesses & mon savoir, pour que vous ne trouviez point d'inégalité entre nous. Il n'y a que votre mérite & votre beauté qui puissent y en mettre: je vous aime depuis long-temps; je suis souvent dans les lieux où vous êtes sans que vous me voyiez. Le don de féerie que j'ai reçu en naissant m'a été d'un grand secours pour me procurer le plaisir de vous voir; je vous accompagnerai aujourd'hui partout sous cet habit, & j'espère ne vous être pas tout-à-fait inutile. A mesure qu'il parloit, la princesse le regardoit dans un [Pg 13]étonnement dont elle ne pouvoit revenir. C'est vous, beau Percinet, lui dit-elle, c'est vous que j'avois tant d'envie de voir, dont on raconte des choses si surprenantes! Que j'ai de joie que vous vouliez être de mes amis! Je ne crains plus la méchante Grognon, puisque vous entrez dans mes intérêts. Ils se dirent encore quelques paroles, & puis Gracieuse fut au palais, où elle trouva un cheval tout harnaché & caparaçonné, que Percinet avoit fait entrer dans l'écurie, & que l'on crut qui étoit pour elle. Elle monta dessus. Comme c'étoit un grand sauteur, le page le prit par la bride & le conduisoit, se tournant à tous momens vers la princesse, pour avoir le plaisir de la regarder.

Je ne suis pas au Roi Madame, je suis à vous et je ne veux être qu'à vous.

Quand le cheval qu'on menoit à Grognon parut auprès de celui de Gracieuse, il avoit l'air d'une franche rosse; & la housse du beau cheval étoit si éclatante de pierreries, que celle de l'autre ne pouvoit entrer en comparaison. Le roi, qui étoit occupé de mille choses, n'y prit pas garde; mais tous les seigneurs n'avoient des yeux que pour la princesse, dont ils admiroient la beauté, & pour son page vert, qui étoit lui seul plus joli que tous ceux de la cour.

On trouva Grognon en chemin, dans une[Pg 14] calèche découverte, plus laide & plus mal bâtie qu'une paysanne. Le roi & la princesse l'embrassèrent. On lui présenta son cheval pour monter dessus; mais voyant celui de Gracieuse: Comment, dit-elle, cette créature aura un plus beau cheval que moi! j'aimerois mieux n'être jamais reine & retourner à mon riche château, que d'être traitée d'une telle manière. Le roi aussitôt commanda à la princesse de mettre pied à terre, & de prier Grognon de lui faire l'honneur de monter sur son cheval. La princesse obéit sans répliquer. Grognon ne la regarda ni ne la remercia; elle se fit guinder sur le beau cheval: elle ressembloit à un paquet de linge sale. Il y avoit huit gentilshommes qui la tenoient, de peur qu'elle ne tombât. Elle n'étoit pas encore contente; elle gromeloit des menaces entre ses dents. On lui demanda ce qu'elle avoit. J'ai, dit-elle, qu'étant la maîtresse, je veux que le page vert tienne la bride de mon cheval, comme il faisoit quand Gracieuse le montoit. Le roi ordonna au page vert de conduire le cheval de la reine. Percinet jeta les yeux sur sa princesse, & elle sur lui sans dire un pauvre mot: il obéit, & toute la cour se mit en marche; les tambours & les trompettes faisoient un bruit désespéré.[Pg 15] Grognon étoit ravie: avec son nez plat & sa bouche de travers, elle ne se seroit pas changée pour Gracieuse.

Mais dans le temps que l'on y pensoit le moins, voilà le beau cheval qui se met à sauter, à ruer & à courir si vîte, que personne ne pouvoit l'arrêter. Il emporta Grognon. Elle se tenoit à la selle & aux crins; elle crioit de toute sa force; enfin elle tomba le pied pris dans l'étrier. Il la traîna bien loin sur des pierres, sur des épines & dans la boue, où elle resta presque ensévelie. Comme chacun la suivoit, on l'eut bientôt jointe. Elle étoit toute écorchée; sa tête cassée en quatre ou cinq endroits, un bras rompu. Il n'a jamais été une mariée en plus mauvais état.

Le roi paroissoit au désespoir. On la ramassa comme un verre brisé en pièces; son bonnet étoit d'un côté, ses souliers de l'autre. On la porta dans la ville, on la coucha, & l'on fit venir les meilleurs chirurgiens. Toute malade qu'elle étoit, elle ne laissoit pas de tempêter: Voilà un tour de Gracieuse, disoit-elle; je suis certaine qu'elle n'a pris ce beau & méchant cheval que pour m'en faire envie, & qu'il me tuât. Si le roi ne m'en fait pas raison, je retournerai dans mon riche château, & je ne le verrai de mes jours. L'on fut dire[Pg 16] au roi la colère de Grognon. Comme sa passion dominante étoit l'intérêt, la seule idée de perdre les mille tonneaux d'or & de diamans le fit frémir, & l'auroit porté à tout. Il accourut auprès de la crasseuse malade; il se mit à ses pieds, & lui jura qu'elle n'avoit qu'à prescrire une punition proportionnée à la faute de Gracieuse, & qu'il l'abandonnoit à son ressentiment. Elle lui dit que cela suffisoit, qu'elle l'alloit envoyer querir.

En effet, on vint dire à la princesse que Grognon la demandoit. Elle devint pâle & tremblante, se doutant bien que ce n'étoit pas pour la caresser. Elle regarda de tous côtés si Percinet ne paroissoit point; elle ne le vit pas, & elle s'achemina bien triste vers l'appartement de Grognon. A peine y fut-elle entrée, qu'on ferma les portes; puis quatre femmes, qui ressembloient à quatre furies, se jetèrent sur elle par l'ordre de leur maîtresse, lui arrachèrent ses beaux habits, & déchirèrent sa chemise. Quand ses épaules furent découvertes, ces cruelles mégères ne pouvoient soutenir l'éclat de leur blancheur; elles fermoient les yeux comme si elles eussent regardé long-temps de la neige. Allons, allons, courage, crioit l'impitoyable Grognon du fond de son lit, qu'on me l'écorche, & qu'il[Pg 17] ne lui reste pas un petit morceau de cette peau blanche qu'elle croit si belle.

En toute autre détresse, Gracieuse auroit souhaité le beau Percinet; mais se voyant presque nue, elle étoit trop modeste pour vouloir que ce prince en fût témoin; & elle se préparoit à tout souffrir comme un pauvre mouton. Les quatre furies tenoient chacune une poignée de verges épouvantables; elles avoient encore de gros balais pour en prendre de nouvelles; de sorte qu'elles l'assommoient sans quartier; & à chaque coup, la Grognon disoit: plus fort, plus fort, vous l'épargnez.

Il n'y a personne qui ne croie, après cela, que la princesse étoit écorchée depuis la tête jusques aux pieds: l'on se trompe toutefois; car le galant Percinet avoit fasciné les yeux de ces femmes: elles pensoient avoir des verges à la main, c'étoient des plumes de mille couleurs; & dès qu'elles commencèrent, Gracieuse les vit, & cessa d'avoir peur, disant tout bas: Ah! Percinet, vous m'êtes venu secourir bien généreusement! Qu'aurois-je fait sans vous? Les fouetteuses se lassèrent tant, qu'elles ne pouvoient plus remuer les bras. Elles la tamponèrent dans ses habits, & la mirent dehors avec mille injures.

[Pg 18]

Elle revint dans sa chambre, feignant d'être bien malade; elle se mit au lit, & commanda qu'il ne restât auprès d'elle que sa nourrice, à qui elle conta toute son aventure. A force de conter elle s'endormit: la nourrice s'en alla; & en se réveillant elle vit dans un petit coin le page vert, qui n'osoit par respect s'approcher. Elle lui dit qu'elle n'oublieroit de sa vie les obligations qu'elle lui avoit; qu'elle le conjuroit de ne la pas abandonner à la fureur de son ennemie, & de vouloir se retirer, parce qu'on lui avoit toujours dit qu'il ne falloit pas demeurer seule avec les garçons. Il répliqua qu'elle pouvoit remarquer avec quel respect il en usoit; qu'il étoit bien juste, puisqu'elle étoit sa maîtresse, qu'il lui obéit en toutes choses, même aux dépens de sa propre satisfaction. Là dessus il la quitta, après lui avoir conseillé de feindre d'être malade du mauvais traitement qu'elle avoit reçu.

Grognon fut si aise de savoir Gracieuse en cet état, qu'elle en guérit la moitié plutôt qu'elle n'auroit fait; & les noces s'achevèrent avec une grande magnificence. Mais comme le roi savoit que par-dessus toutes choses Grognon aimoit à être vantée pour belle, il fit faire son portrait, & ordonna un tournois, où six des plus adroits chevaliers de la cour[Pg 19] devoient soutenir, envers & contre tous, que la reine Grognon étoit la plus belle princesse de l'univers. Il vint beaucoup de chevaliers & d'étrangers pour soutenir le contraire. Cette magote étoit présente à tout, placée sur un grand balcon tout couvert de brocard d'or, & elle avoit le plaisir de voir que l'adresse de ses chevaliers lui faisoit gagner sa méchante cause. Gracieuse étoit derrière elle, qui s'attiroit mille regards: Grognon, folle & vaine, croyoit qu'on n'avoit des yeux que pour elle.

Il n'y avoit presque plus personne qui osât disputer sur la beauté de Grognon, lorsqu'on vit arriver un jeune chevalier qui tenoit un portrait dans une boîte de diamans. Il dit qu'il soutenoit que Grognon étoit la plus laide de toutes les femmes; & que celle qui étoit peinte dans sa boîte étoit la plus belle de toutes les filles. En même temps il court contre les six chevaliers, qu'il jette par terre; il s'en présente six autres, & jusqu'à vingt-quatre, qu'il abattit tous. Puis il ouvrit sa boîte, & il leur dit que pour les consoler il alloit leur montrer ce beau portrait. Chacun le reconnut pour être celui de la princesse Gracieuse: il lui fit une profonde révérence, & se retira sans avoir voulu dire son nom; mais elle ne douta point que ce ne fût Percinet.

[Pg 20]

La colère pensa suffoquer Grognon: la gorge lui enfla; elle ne pouvoit prononcer une parole. Elle faisoit signe que c'étoit à Gracieuse qu'elle en vouloit; & quand elle put s'en expliquer, elle se mit à faire une vie de désespérée. Comment, disoit-elle, oser me disputer le prix de la beauté! faire recevoir un tel affront à mes chevaliers! Non, je ne puis le souffrir; il faut que je me venge ou que je meure. Madame, lui dit la princesse, je vous proteste que je n'ai aucune part à ce qui vient d'arriver; je signerai de mon sang, (si vous voulez) que vous êtes la plus belle personne du monde, & que je suis un monstre de laideur. Ah! vous plaisantez, ma petite mignonne, répliqua Grognon; mais j'aurai mon tour avant peu. L'on alla dire au roi les fureurs de sa femme, & que la princesse mourroit de peur; qu'elle le supplioit d'avoir pitié d'elle, parce que s'il l'abandonnoit à la reine, elle lui feroit mille maux. Il ne s'en émut pas davantage, & répondit seulement: je l'ai donnée à sa belle-mère, elle en fera ce qu'il lui plaira.

La méchante Grognon attendoit la nuit impatiemment. Dès qu'elle fut venue, elle fit mettre les chevaux à sa chaise roulante; l'on obligea Gracieuse d'y monter, & sous[Pg 21] une grosse escorte on la conduisit à cent lieues de-là, dans une grande forêt, où personne n'osoit passer, parce qu'elle étoit pleine de lions, d'ours, de tigres & de loups. Quand ils eurent percé jusqu'au milieu de cette horrible forêt, ils la firent descendre & l'abandonnèrent, quelque prière qu'elle pût leur faire d'avoir pitié d'elle. Je ne vous demande pas la vie, leur disoit-elle, je ne vous demande qu'une prompte mort; tuez-moi pour m'épargner tous les maux qui vont m'arriver. C'étoit parler à des sourds; ils ne daignèrent pas lui répondre, & s'éloignant d'elle d'une grande vîtesse, ils laissèrent cette belle & malheureuse fille toute seule. Elle marcha quelque temps sans savoir où elle alloit; tantôt se heurtant contre un arbre, tantôt tombant, tantôt embarrassée dans les buissons; enfin, accablée de douleur, elle se jeta par terre, sans avoir la force de se relever. Percinet, s'écrioit-elle quelquefois, Percinet, où êtes-vous? Est-il possible que vous m'ayez abandonnée? Comme elle disoit ces mots, elle vit tout d'un coup la plus belle & la plus surprenante chose du monde: c'étoit une illumination si magnifique, qu'il n'y avoit pas un arbre dans la forêt où il n'y eût plusieurs lustres remplis de bougies: & dans le fond[Pg 22] d'une allée, elle apperçut un palais tout de crystal, qui brilloit autant que le soleil. Elle commença de croire qu'il entroit du Percinet dans ce nouvel enchantement, elle sentit une joie mêlée de crainte. Je suis seule, disoit-elle; ce prince est jeune, aimable, amoureux; je lui dois la vie. Ah! c'en est trop, éloignons-nous de lui: il vaut mieux mourir que de l'aimer. En disant ces mots, elle se leva, malgré sa lassitude & sa foiblesse; & sans tourner les yeux vers le beau château, elle marcha d'un autre côté, si troublée & si confuse, dans les différentes pensées qui l'agitoient, qu'elle ne savoit pas ce qu'elle faisoit.

Dans ce moment elle entendit du bruit derrière elle: la peur la saisit: elle crut que c'étoit quelque bête féroce qui l'alloit dévorer. Elle regarda en tremblant, & elle vit le prince Percinet aussi beau que l'on dépeint l'amour. Vous me fuyez, lui dit-il, ma princesse; vous me craignez quand je vous adore. Est-il possible que vous soyez si peu instruite de mon respect, que de me croire capable d'en manquer pour vous? Venez, venez sans alarme dans le palais de féerie, je n'y entrerai pas si vous me le défendez; vous y trouverez la reine ma mère, & mes sœurs, qui vous[Pg 23] aiment déjà tendrement, sur ce que je leur ai dit de vous. Gracieuse charmée de la manière soumise & engageante dont lui parloit son jeune amant, ne put refuser d'entrer avec lui dans un petit traîneau peint & doré, que deux cerfs tiroient d'une vîtesse prodigieuse; de sorte qu'en très-peu de temps il la conduisit en mille endroits de cette forêt, qui lui semblèrent admirables. On voyoit clair partout; il y avoit des bergers & des bergères vêtus galamment, qui dansoient au son des flûtes & des musettes. Elle voyoit en d'autres lieux, sur le bord des fontaines, des villageois avec leurs maîtresses, qui mangeoient & qui chantoient gaiement. Je croyois, lui dit-elle, cette forêt inhabitée; mais tout m'y paroît peuplé & dans la joie. Depuis que vous y êtes, ma princesse, répliqua Percinet, il n'y a dans cette sombre solitude que des plaisirs & d'agréables amusemens: les amours vous accompagnent, les fleurs naissent sous vos pas. Gracieuse n'osa répondre; elle ne vouloit point s'embarquer dans ces sortes de conversations, & elle pria le prince de la mener auprès de la reine sa mère.

Aussitôt il dit à ses cerfs d'aller au palais de féerie. Elle entendit en arrivant une mu[Pg 24]sique admirable, & la reine avec deux de ses filles, qui étoient toutes charmantes, vinrent au-devant d'elle, l'embrassèrent & la menèrent dans une grande salle, dont les murs étoient de crystal de roche: elle y remarqua avec beaucoup d'étonnement, que son histoire jusqu'à ce jour y étoit gravée, & même la promenade qu'elle venoit de faire avec le prince dans le traîneau, mais cela étoit d'un travail si fini, que les Phidias, & tout ce que l'ancienne Grèce nous vante, n'en auroient pu approcher. Vous avez des ouvriers bien diligens, dit Gracieuse à Percinet, à mesure que je fais une action & un geste, je le vois gravé. C'est que je ne veux rien perdre de tout ce qui a quelque rapport à vous, ma princesse, répliqua-t-il: hélas! en aucun endroit je ne suis ni heureux ni content. Elle ne lui répondit rien, & remercia la reine de la manière dont elle la recevoit. On servit un grand repas, où Gracieuse mangea de bon appétit; car elle étoit ravie d'avoir trouvé Percinet au lieu des ours & des lions qu'elle craignoit dans la forêt. Quoiqu'elle fût bien lasse, il l'engagea de passer dans un sallon tout brillant d'or & de peintures, où l'on représenta un opéra: c'étoit les amours de Psyché & de Cupidon, mêlés[Pg 25] de danses & de petites chansons. Un jeune berger vint chanter ces paroles:

L'on vous aime, Gracieuse, & le dieu d'amour même
Ne sauroit pas aimer au point que l'on vous aime.
Imitez pour le moins les tigres & les ours,
Qui se laissent dompter aux plus petits amours.
Des plus fiers animaux le naturel sauvage,
S'adoucit aux plaisirs où l'amour les engage:
Tous parlent de l'amour & s'en laissent charmer;
Vous seule êtes farouche & refusez d'aimer.

Elle rougit de s'être ainsi entendue nommer devant la reine & les princesses: elle dit à Percinet qu'elle avoit quelque peine que tout le monde entrât dans leurs secrets. Je me souviens là-dessus d'une maxime, continua-t-elle, qui m'agrée fort.

Ne faites point de confidence,
Et soyez sûr que le silence
A pour moi des charmes puissans.
Le monde a d'étranges maximes;
Les plaisirs les plus innocens
Passent quelquefois pour des crimes.

Il lui demanda pardon d'avoir fait une chose qui lui avoit déplu. L'opéra finit, & la reine l'envoya conduire dans son appartement par les deux princesses. Il n'a jamais été rien de plus magnifique que les meubles, ni de si galant que le lit & la chambre où elle devoit[Pg 26] coucher. Elle fut servie par vingt-quatre filles vêtues en nymphes; la plus vieille avoit dix-huit ans, & chacune paroissoit un miracle de beauté. Quand on l'eut mise au lit, l'on commença une musique ravissante pour l'endormir; mais elle étoit si surprise qu'elle ne pouvoit fermer les yeux. Tout ce que j'ai vu, disoit-elle, sont des enchantemens. Qu'un prince si aimable & si habile est à redouter! Je ne peux m'éloigner trop tôt de ces lieux. Cet éloignement lui faisoit beaucoup de peine: quitter un palais si magnifique pour se mettre entre les mains de la barbare Grognon, la différence étoit grande, on hésiteroit à moins. D'ailleurs elle trouvoit Percinet si engageant, qu'elle ne vouloit pas demeurer dans un palais dont il étoit le maître.

Lorsqu'elle fut levée, on lui présenta des robes de toutes les couleurs, des garnitures de pierreries de toutes les manières, des dentelles, des rubans, des gants & des bas de soie; tout cela d'un goût merveilleux: rien n'y manquoit. On lui mit une toilette d'or ciselé; elle n'avoit jamais été si bien parée & n'avoit jamais paru si belle. Percinet entra dans sa chambre, vêtu d'un drap d'or & vert; (car le vert étoit sa couleur, parce que Gracieuse l'aimoit.) Tout ce qu'on nous vante de mieux[Pg 27] fait & de plus aimable, n'approchoit pas de ce jeune prince. Gracieuse lui dit qu'elle n'avoit pu dormir, que le souvenir de ses malheurs la tourmentoit, & qu'elle ne pouvoit s'empêcher d'en appréhender les suites. Qu'est-ce qui peut vous alarmer, madame, lui dit-il? Vous êtes souveraine ici, vous y êtes adorée; voudriez-vous m'abandonner pour votre cruelle ennemie? Si j'étois la maîtresse de ma destinée, lui dit-elle, le parti que vous me proposez seroit celui que j'accepterois; mais je suis comptable de mes actions au roi mon père, il vaut mieux souffrir que manquer à mon devoir. Percinet lui dit tout ce qu'il put au monde pour la persuader de l'épouser, elle n'y voulut point consentir; & ce fut presque malgré elle qu'il la retint huit jours, pendant lesquels il imagina mille nouveaux plaisirs pour la divertir.

Elle disoit souvent au prince, je voudrois bien savoir ce qui se passe à la cour de Grognon, & comment elle s'est expliquée de la pièce qu'elle m'a faite. Percinet lui dit qu'il y enverroit son écuyer, qui étoit homme d'esprit. Elle répliqua qu'elle étoit persuadée qu'il n'avoit besoin de personne pour être informé de ce qui se passoit, & qu'ainsi il pouvoit le lui dire. Venez donc avec moi, lui dit-il, dans la[Pg 28] grande tour, & vous le verrez vous-même. Là-dessus il la mena au haut d'une tour prodigieusement haute, qui étoit toute de crystal de roche, comme le reste du château: il lui dit de mettre son pied sur le sien, & son petit doigt dans sa bouche; puis de regarder du côté de la ville. Elle apperçut aussitôt que la vilaine Grognon étoit avec le roi, & qu'elle lui disoit: cette misérable princesse s'est pendue dans la cave, je viens de la voir, elle fait horreur; il faut vîtement l'enterrer, & vous consoler d'une si petite perte. Le roi se mit à pleurer la mort de sa fille. Grognon lui tournant le dos, se retira dans sa chambre, & fit prendre une bûche, que l'on ajusta de cornettes, & bien enveloppée, on la mit dans le cercueil; puis par l'ordre du roi, on lui fit un grand enterrement, où tout le monde assista en pleurant, & maudissant la marâtre qu'ils accusoient de cette mort; chacun prit le grand deuil, elle entendoit les regrets qu'on faisoit de sa perte; qu'on disoit tout bas: Quel dommage que cette belle & jeune princesse soit périe par les cruautés d'une si mauvaise créature! Il faudroit la hacher, & en faire un pâté. Le roi ne pouvant ni boire ni manger, pleuroit de tout son cœur.

Gracieuse voyant son père si affligé: Ah![Pg 29] Percinet, dit-elle, je ne puis souffrir que mon père me croie plus long-temps morte; si vous m'aimez, ramenez-moi. Quelque chose qu'il pût lui dire, il fallut obéir, quoiqu'avec une répugnance extrême. Ma princesse, lui disoit-il, vous regretterez plus d'une fois le palais de féerie; car pour moi je n'ose croire que vous me regrettiez, vous m'êtes plus inhumaine que Grognon ne vous l'est. Quoi qu'il pût lui dire, elle s'entêta de partir; elle prit congé de la mère & des sœurs du prince. Il monta avec elle dans le traîneau, les cerfs se mirent à courir; & comme elle sortoit du palais, elle entendit un grand bruit: elle regarda derrière elle, c'étoit tout l'édifice qui tomboit en mille morceaux. Que vois-je! s'écria-t-elle; il n'y a plus ici de palais! Non, répliqua Percinet, mon palais sera parmi les morts; vous n'y entrerez qu'après votre enterrement. Vous êtes en colère, lui dit Gracieuse en essayant de le radoucir; mais, au fond, ne suis-je pas plus à plaindre que vous?

Quand ils arrivèrent, Percinet fit que la princesse, lui & le traîneau devinrent invisibles. Elle monta dans la chambre du roi, & fut se jeter à ses pieds. Lorsqu'il la vit, il eut peur, & voulut fuir, la prenant pour un fantôme; elle le retint, & lui dit qu'elle n'étoit point[Pg 30] morte; que Grognon l'avoit fait conduire dans la forêt sauvage; qu'elle étoit montée au haut d'un arbre, où elle avoit vécu de fruits; qu'on avoit fait enterrer une bûche à sa place; & qu'elle lui demandoit en grâce de l'envoyer dans quelqu'un de ses châteaux, où elle ne fût plus exposée aux fureurs de sa marâtre.

Le roi, incertain si elle lui disoit vrai, envoya déterrer la bûche, & demeura bien étonné de la malice de Grognon. Tout autre que lui l'auroit fait mettre à la place; mais c'étoit un pauvre homme foible, qui n'avoit pas le courage de se fâcher tout de bon: il caressa beaucoup sa fille, & la fit souper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui dire le retour de la princesse, & qu'elle soupoit avec le roi, elle commença de faire la forcenée; & courant chez lui, elle lui dit qu'il n'y avoit point à balancer; qu'il falloit lui abandonner cette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour ne revenir de sa vie; que c'étoit une supposition de croire qu'elle fût la princesse Gracieuse; qu'à la vérité elle lui ressembloit un peu, mais que Gracieuse s'étoit pendue; qu'elle l'avoit vue de ses yeux; & que si l'on ajoutoit foi aux impostures de celle-ci, c'étoit manquer de considération & de confiance pour elle. Le roi, sans dire[Pg 31] un mot, lui abandonna l'infortunée princesse, croyant ou feignant de croire que ce n'étoit pas sa fille.

Grognon, transportée de joie, la traîna, avec le secours de ses femmes, dans un cachot, où elle la fit déshabiller. On lui ôta ses riches habits, & on la couvrit d'un pauvre guenillon de grosse toile, avec des sabots dans ses pieds, & un capuchon de bure sur sa tête. A peine lui donna-t-on un peu de paille pour se coucher, & du pain bis.

Dans cette détresse, elle se prit à pleurer amèrement, & à regretter le château de féerie; mais elle n'osoit appeler Percinet à son secours, trouvant qu'elle en avoit trop mal usé pour lui, & ne pouvant se promettre qu'il l'aimât assez pour lui aider encore. Cependant la mauvaise Grognon avoit envoyé querir une Fée, qui n'étoit guères moins malicieuse qu'elle: Je tiens ici, lui dit-elle, une petite coquine, dont j'ai sujet de me plaindre; je veux la faire souffrir, & lui donner toujours des ouvrages difficiles, dont elle ne puisse venir à bout, afin de la pouvoir rouer de coups sans qu'elle ait lieu de s'en plaindre; aidez-moi à lui trouver chaque jour de nouvelles peines. La Fée répliqua qu'elle y rêveroit, & qu'elle reviendroit le lendemain. Elle n'y manqua[Pg 32] pas; elle apporta un écheveau de fil gros comme quatre personnes, si délié, que le fil se cassoit à souffler dessus; & si mêlé, qu'il étoit en un tapon, sans commencement ni fin. Grognon ravie, envoya querir sa belle prisonnière, & lui dit: çà, ma bonne commère, apprêtez vos grosses pattes pour dévider ce fil; & soyez assurée que si vous en rompez un seul brin, vous êtes perdue, car je vous écorcherai moi-même; commencez quand il vous plaira; mais je veux l'avoir dévidé avant que le soleil se couche. Puis elle l'enferma sous trois clefs dans une chambre.

La princesse n'y fut pas plutôt, que regardant ce gros écheveau, le tournant & retournant, cassant mille fils pour un, elle demeura si interdite, qu'elle ne voulut pas seulement tenter d'en rien dévider; & le jetant au milieu de la place: Va, dit-elle, fil fatal, tu seras cause de ma mort: ah Percinet, Percinet! si mes rigueurs ne vous ont point trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez secourir, mais tout au moins venez recevoir mon dernier adieu. Là-dessus elle se mit à pleurer si amèrement, que quelque chose moins sensible qu'un amant en auroit été touché. Percinet ouvrit la porte avec la[Pg 33] même facilité que s'il en eût gardé la clef dans sa poche: Me voici, ma princesse, lui dit-il, toujours prêt à vous servir; je ne suis point capable de vous abandonner, quoique vous reconnoissiez mal ma passion. Il frappa trois coups de sa baguette sur l'écheveau, les fils aussitôt se rejoignirent les uns aux autres; & en deux autres coups tout fut dévidé d'une propreté surprenante. Il lui demanda si elle souhaitoit encore quelque chose de lui, & si elle ne l'appelleroit jamais que dans ses détresses. Ne me faites point de reproches, beau Percinet, dit-elle, je suis déjà assez malheureuse. Mais, ma princesse, il ne tient qu'à vous de vous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la victime; venez avec moi, faisons notre commune félicité. Que craignez-vous? Que vous ne m'aimiez pas assez, répliqua-t-elle: je veux que le temps me confirme vos sentimens. Percinet, outré de ces soupçons, prit congé d'elle & la quitta.

Le soleil étoit sur le point de se coucher, Grognon en attendoit l'heure avec mille impatiences; enfin elle la devança, & vint avec ses quatre furies, qui l'accompagnoient partout; elle mit les trois clefs dans les trois serrures, & disoit en ouvrant la porte: Je gage[Pg 34] que cette belle paresseuse n'aura fait œuvre de ses dix doigts; elle aura bien mieux aimé dormir pour avoir le teint frais.

Quand elle fut entrée, Gracieuse lui présenta le peloton de fil, où rien ne manquoit. Elle n'eut pas autre chose à dire, sinon qu'elle l'avoit sali, qu'elle étoit une mal-propre, & pour cela elle lui donna deux soufflets, dont ses joues blanches & incarnates devinrent bleues & jaunes. L'infortunée Gracieuse souffrit patiemment une insulte qu'elle n'étoit pas en état de repousser; on la ramena dans son cachot, où elle fut bien enfermée.

Grognon, chagrine de n'avoir pas réussi avec l'écheveau de fil, envoya querir la Fée, & la chargea de reproches. Trouvez, lui dit-elle, quelque chose de plus mal-aisé, pour qu'elle n'en puisse venir à bout. La Fée s'en alla, & le lendemain elle fit apporter une grande tonne pleine de plumes. Il y en avoit de toutes sortes d'oiseaux, de rossignols, de sereins, de tarins, de chardonnerets, linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux, colombes, autruches, outardes, paons, alouettes, perdrix: je n'aurois jamais fait si je voulois tout nommer. Ces plumes étoient mêlées les unes parmi les autres; les oiseaux mêmes n'auroient pu les reconnoître. Voici,[Pg 35] dit la fée, en parlant à Grognon, de quoi éprouver l'adresse & la patience de votre prisonnière; commandez-lui de tirer ces plumes, de mettre celles des paons à part, des rossignols à part, & qu'ainsi, de chacune elle fasse un monceau: une Fée y seroit assez nouvelle. Grognon pâma de joie en se figurant l'embarras de la malheureuse princesse; elle l'envoya querir, lui fit ses menaces ordinaires, & l'enferma avec la tonne dans la chambre des trois serrures, lui ordonnant que tout l'ouvrage fût fini au coucher du soleil.

Gracieuse prit quelques plumes; mais lui étant impossible de connoître la différence des unes aux autres, elle les rejeta dans la tonne. Elle les prit encore; elle essaya plusieurs fois; & voyant qu'elle tentoit une chose impossible: Mourons, dit-elle d'un ton & d'un air désespéré; c'est ma mort que l'on souhaite, c'est elle qui finira mes malheurs: il ne faut plus appeler Percinet à mon secours; s'il m'aimoit, il seroit déjà ici. J'y suis, ma princesse, s'écria Percinet, en sortant du fond de la tonne où il étoit caché, j'y suis pour vous tirer de l'embarras où vous êtes; doutez, après tant de preuves de mon attention, que je vous aime plus que ma vie. Aussitôt il frappa trois coups de la baguette, & les plumes sortant à milliers[Pg 36] de la tonne, se rangeoient d'elles-mêmes par petits monceaux tout autour de la chambre. Que ne vous dois-je point, seigneur, lui dit Gracieuse, sans vous j'allois succomber; soyez certain de toute ma reconnoissance. Le prince n'oublia rien pour lui persuader de prendre une ferme résolution en sa faveur: elle lui demanda du temps, & quelque violence qu'il se fît, il lui accorda ce qu'elle vouloit.

Grognon vint; elle demeura si surprise de ce qu'elle voyoit, qu'elle ne savoit plus qu'imaginer pour désoler Gracieuse: elle ne laissa pas de la battre, disant que les plumes étoient mal arrangées. Elle envoya querir la fée, & se mit dans une colère horrible contr'elle. La fée ne savoit que lui répondre; elle demeuroit confondue. Enfin elle lui dit qu'elle alloit employer toute son industrie à faire une boîte qui embarrasseroit bien sa prisonnière, si elle s'avisoit de l'ouvrir; &, quelques jours après, elle lui apporta une boîte assez grande. Tenez, dit-elle à Grognon, envoyez porter cela quelque part par votre esclave; défendez-lui bien de l'ouvrir; elle ne pourra s'en empêcher, & vous serez contente. Grognon ne manqua à rien: Portez cette boîte, dit-elle, à mon riche château, & la mettez sur la table du cabinet; mais je vous défends, sous[Pg 37] peine de mourir, de regarder ce qui est dedans.

Gracieuse partit avec ses sabots, son habit de toile & son capuchon de laine; ceux qui la rencontroient disoient: Voilà quelque déesse déguisée; car elle ne laissoit pas d'être d'une beauté merveilleuse. Elle ne marcha guères sans se lasser beaucoup. En passant dans un petit bois, qui étoit bordé d'une prairie agréable, elle s'assit pour respirer un peu. Elle tenoit la boîte sur ses genoux, & tout d'un coup l'envie la prit de l'ouvrir. Qu'est-ce qui m'en peut arriver, disoit-elle? Je n'y prendrai rien, mais tout au moins je verrai ce qui est dedans. Elle ne réfléchit pas davantage aux conséquences, elle l'ouvrit; & aussitôt il en sort tant de petits hommes & de petites femmes, de violons, d'instrumens, de petites tables, petits cuisiniers, petits plats; enfin le géant de la troupe étoit haut comme le doigt. Ils sautent dans le pré, ils se séparent en plusieurs bandes, & commencent le plus joli bal que l'on ait jamais vu; les uns dansoient, les autres faisoient la cuisine, & les autres mangeoient: les petits violons jouoient à merveille. Gracieuse prit d'abord quelque plaisir à voir une chose si extraordinaire; mais quand elle fut un peu délassée, & qu'elle voulut les obliger de[Pg 38] rentrer dans la boîte, pas un seul ne le voulut; les petits messieurs & les petites dames s'enfuyoient, les violons de même, & les cuisiniers, avec leurs marmites sur leurs têtes & les broches sur l'épaule, gagnoient le bois quand elle entroit dans le pré, & passoient dans le pré quand elle venoit dans le bois. Curiosité trop indiscrète, disoit Gracieuse en pleurant, tu vas être bien favorable à mon ennemie! le seul malheur dont je pouvois me garantir m'arrive par ma faute: non, je ne puis assez me le reprocher. Percinet, s'écria-t-elle, Percinet, s'il est possible que vous aimiez encore une princesse si imprudente, venez m'aider dans la rencontre la plus fâcheuse de ma vie. Percinet ne se fit pas appeler jusqu'à trois fois; elle l'apperçut avec son riche habit vert. Sans la méchante Grognon, lui dit-il, belle princesse, vous ne penseriez jamais à moi. Ah! jugez mieux de mes sentimens, répliqua-t-elle, je ne suis ni insensible au mérite, ni ingrate aux bienfaits; il est vrai que j'éprouve votre constance; mais c'est pour la couronner quand j'en serai convaincue. Percinet plus content qu'il n'eût encore été, donna trois coups de baguette sur la boîte; aussitôt petits hommes, petites femmes, violons, cuisiniers & rôti, tout s'y plaça comme[Pg 39] s'il ne s'en fût pas déplacé. Percinet avoit laissé dans le bois son chariot; il pria la princesse de s'en servir pour aller au riche château: elle avoit bien besoin de cette voiture en l'état où elle étoit; de sorte que la rendant invisible, il la mena lui-même, & il eut le plaisir de lui tenir compagnie: plaisir auquel ma chronique dit qu'elle n'étoit pas indifférente dans le fond de son cœur, mais elle cachoit ses sentimens avec soin.

Elle arriva au riche château; & quand elle demanda, de la part de Grognon, qu'on lui ouvrît son cabinet, le gouverneur éclata de rire. Quoi, lui dit-il, tu crois en quittant tes moutons, entrer dans un si beau lieu; va, retourne où tu voudras, jamais sabots n'ont été sur un tel plancher. Gracieuse le pria de lui écrire un mot, comme quoi il la refusoit; il le voulut bien; & sortant du riche château, elle trouva l'aimable Percinet qui l'attendoit, & qui la ramena au palais. Il seroit difficile d'écrire tout ce qu'il lui dit pendant le chemin, de tendre & de respectueux, pour la persuader de finir ses malheurs. Elle lui répliqua que si Grognon lui faisoit encore un mauvais tour, elle y consentiroit.

Lorsque cette marâtre la vit revenir, elle se jeta sur la Fée, qu'elle avoit retenue; elle[Pg 40] l'égratigna, & l'auroit étranglée; si une Fée étoit étranglable. Gracieuse lui présenta le billet du gouverneur & la boîte; elle jeta l'un & l'autre au feu, sans daigner les ouvrir, & si elle s'en étoit crue, elle y auroit bien jeté la princesse; mais elle ne différoit pas son supplice pour long-temps.

Elle fit faire un grand trou dans le jardin, aussi profond qu'un puits; l'on posa dessus une grosse pierre. Elle s'alla promener, & dit à Gracieuse, & à tous ceux qui l'accompagnoient: Voici une pierre sous laquelle je suis avertie qu'il y a un trésor, allons, qu'on la lève promptement; chacun y mit la main, & Gracieuse comme les autres: c'étoit ce qu'on vouloit. Dès qu'elle fut au bord, Grognon la poussa rudement dans le puits, & on laissa retomber la pierre qui le fermoit.

Pour ce coup-là il n'y avoit plus rien à espérer; où Percinet l'auroit-il pu trouver? au fond de la terre. Elle en comprit bien les difficultés, & se repentit d'avoir attendu si tard à l'épouser. Que ma destinée est terrible, s'écria-t-elle! je suis enterrée toute vivante! ce genre de mort est plus affreux qu'aucun autre. Vous êtes vengé de mes retardemens, Percinet, mais je craignois que vous ne fussiez de l'humeur légère des autres[Pg 41] hommes, qui changent quand ils sont certains d'être aimés. Je voulois enfin être sûre de votre cœur; mes justes défiances sont cause de l'état où je me trouve; encore, continuoit-elle, si je pouvois espérer que vous donnassiez des regrets à ma perte, il me semble qu'elle me seroit moins sensible. Elle parloit ainsi pour soulager sa douleur, quand elle sentit ouvrir une petite porte qu'elle n'avoit pu remarquer dans l'obscurité. En même-temps elle apperçut le jour & un jardin rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, de grottes, de statues, de bocages & de cabinets; elle n'hésita point à y entrer. Elle s'avança dans une grande allée, rêvant dans son esprit quelle fin auroit ce commencement d'aventure; en même-temps elle découvrit le château de féerie: elle n'eut pas de peine à le reconnoître, sans compter que l'on n'en trouve guères tout de crystal de roche, & qu'elle y voyoit ses nouvelles aventures gravées. Percinet parut avec la reine sa mère & ses sœurs: ne vous en défendez plus, belle princesse, dit la reine à Gracieuse, il est temps de rendre mon fils heureux, & de vous tirer de l'état déplorable où vous vivez sous la tyrannie de Grognon. La princesse reconnoissante se jeta[Pg 42] à ses genoux, & lui dit qu'elle pouvoit ordonner de sa destinée, & qu'elle lui obéiroit en tout; qu'elle n'avoit pas oublié la prophétie de Percinet, lorsqu'elle partit du palais de féerie, quand il lui dit, que ce même palais seroit parmi les morts, & qu'elle n'y entreroit qu'après avoir été enterrée; qu'elle voyoit avec admiration son savoir, & qu'elle n'en avoit pas moins pour son mérite; qu'ainsi elle l'acceptoit pour époux. Le prince se jeta à son tour à ses pieds; en même-temps le palais retentit de voix & d'instrumens, & les noces se firent avec la dernière magnificence. Toutes les fées de mille lieues à la ronde y vinrent avec des équipages somptueux; les unes arrivèrent dans des chars tirés par des cygnes, d'autres par des dragons, d'autres sur des nues, d'autres dans des globes de feu. Entre celles-là parut la fée qui avoit aidé Grognon à tourmenter Gracieuse; quand elle la reconnut, l'on n'a jamais été plus surpris; elle la conjura d'oublier ce qui s'étoit passé, & qu'elle chercheroit les moyens de réparer les maux qu'elle lui avoit fait souffrir. Ce qui est vrai, c'est qu'elle ne voulut pas demeurer au festin, & que remontant dans son char attelé de deux terribles serpens, elle vola au palais du roi; en ce lieu elle cher[Pg 43]cha Grognon, & lui tordit le col sans que ses gardes ni ses femmes l'en pussent empêcher.

C'est toi, triste & funeste envie,
Qui cause les maux des humains,
Et qui de la plus belle vie,
Trouble les jours les plus sereins.
C'est toi, qui contre Gracieuse
De l'indigne Grognon animas le courroux;
C'est toi qui conduisis les coups,
Qui la rendirent malheureuse.
Hélas! quel eût été son sort,
Si de son Percinet la constance amoureuse
Ne l'avoit tant de fois dérobée à la mort.
Il méritoit la récompense
Que reçut enfin son ardeur.
Lorsque l'on aime avec constance,
Tôt ou tard on se voit dans un parfait bonheur.

LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR

 

[Pg 44]




LA BELLE
AUX
CHEVEUX D'OR,
CONTE.


Il y avoit une fois la fille d'un roi, qui étoit si belle qu'il n'y avoit rien de si beau au monde; & à cause qu'elle étoit si belle, on la nommoit la Belle aux Cheveux d'Or, car ses cheveux étoient plus fins que de l'or, & blonds par merveille, tous frisés, qui lui tomboient jusques sur les pieds. Elle alloit toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête, & des habits brodés de diamans & de perles; tant y a qu'on ne pouvoit la voir sans l'aimer.

Il y avoit un jeune roi de ses voisins qui n'étoit point marié, & qui étoit bien fait & bien riche. Quand il eut appris tout ce qu'on disoit de la Belle aux Cheveux d'Or, bien qu'il ne l'eût point encore vue, il se prit à l'aimer si fort, qu'il en perdoit le boire &[Pg 45] le manger, & il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un carrosse magnifique à son ambassadeur; il lui donna plus de cent chevaux & cent laquais, & lui recommanda bien de lui amener la princesse.

Quand il eut pris congé du roi & qu'il fut parti, toute la cour ne parloit d'autre chose; & le roi qui ne doutoit pas que la Belle aux Cheveux d'Or ne consentît à ce qu'il souhaitoit, lui faisoit déjà faire de belles robes, & des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étoient occupés à travailler, l'ambassadeur arrivé chez la Belle aux Cheveux d'Or, lui fit son petit message; mais soit qu'elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l'ambassadeur qu'elle remercioit le roi, & qu'elle n'avoit point envie de se marier.

L'ambassadeur partit de la cour de cette princesse, bien triste de ne la pas amener avec lui; il rapporta tous les présens qu'il lui avoit portés de la part du roi; car elle étoit fort sage, & savoit bien qu'il ne faut pas que les filles reçoivent rien des garçons; aussi elle ne voulut jamais accepter les beaux diamans & le reste; & pour ne pas mécontenter le roi,[Pg 46] elle prit seulement un quarteron d'épingles d'Angleterre.

Quand l'ambassadeur arriva à la grande ville du roi, où il étoit attendu si impatiemment, chacun s'affligea de ce qu'il n'amenoit point la Belle aux Cheveux d'Or, & le roi se prit à pleurer comme un enfant: on le consoloit sans en pouvoir venir à bout.

Il y avoit un jeune garçon à la cour qui étoit beau comme le soleil, & le mieux fait de tout le royaume: à cause de sa bonne grâce & de son esprit, on le nommoit Avenant. Tout le monde l'aimoit, hors les envieux, qui étoient fâchés que le roi lui fît du bien, & qu'il lui confiât tous les jours ses affaires.

Avenant se trouva avec des personnes qui parloient du retour de l'ambassadeur, & qui disoient qu'il n'avoit rien fait qui vaille; il leur dit, sans y prendre trop garde: si le roi m'avoit envoyé vers la Belle aux Cheveux d'Or, je suis certain qu'elle seroit venue avec moi. Tout aussitôt ces méchantes gens vont dire au roi: Sire, vous ne savez pas ce que dit Avenant? Que si vous l'aviez envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, il l'auroit ramenée. Considérez bien sa malice; il prétend être plus beau que vous, & qu'elle l'auroit tant aimé, qu'elle l'aurait suivi par-tout. Voilà le roi qui[Pg 47] se met en colère, en colère tant & tant, qu'il étoit hors de lui. Ha, ha, dit-il, ce joli mignon se moque de mon malheur, & il se prise plus que moi; allons, qu'on le mette dans ma grosse tour, & qu'il y meure de faim.

Les gardes du roi furent chez Avenant, qui ne pensoit plus à ce qu'il avoit dit; ils le traînèrent en prison, & lui firent mille maux. Ce pauvre garçon n'avoit qu'un peu de paille pour se coucher; & il seroit mort, sans une petite fontaine qui couloit dans le pied de la tour, dont il buvoit un peu pour se rafraîchir; car la faim lui avoit bien séché la bouche.

Un jour qu'il n'en pouvoit plus, il disoit en soupirant: De quoi se plaint le roi? Il n'a point de sujet qui lui soit plus fidelle que moi; je ne l'ai jamais offensé. Le roi par hasard passoit proche de la tour; & quand il entendit la voix de celui qu'il avoit tant aimé, il s'arrêta pour l'écouter, malgré ceux qui étoient avec lui, qui haïssoient Avenant, & qui disoient au roi: A quoi vous amusez-vous, sire? Ne savez-vous pas que c'est un fripon? Le roi répondit: Laissez-moi là, je veux l'écouter. Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui en vinrent aux yeux; il ouvrit la porte de la tour, & l'appela. Avenant vint tout triste se mettre à genoux devant lui, & baisa ses pieds: Que vous ai-je[Pg 48] fait, sire, lui dit-il, pour me traiter si rudement? Tu t'es moqué de moi & de mon ambassadeur, dit le roi. Tu as dit que si je t'avois envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, tu l'aurois bien amenée. Il est vrai, sire, répondit Avenant, que je lui aurois si bien fait connoître vos grandes qualités, que je suis persuadé qu'elle n'auroit pu s'en défendre; & en cela je n'ai rien dit qui ne vous dût être agréable. Le roi trouva qu'effectivement il n'avoit point de tort; il regarda de travers ceux qui lui avoient dit du mal de son favori, & il l'emmena avec lui, se repentant bien de la peine qu'il lui avoit faite.

Après l'avoir fait souper à merveille, il l'appela dans son cabinet, & lui dit: Avenant, j'aime toujours la Belle aux Cheveux d'Or, ses refus ne m'ont point rebuté; mais je ne sais comment m'y prendre pour qu'elle veuille m'épouser: j'ai envie de t'y envoyer pour voir si tu pourras réussir. Avenant répliqua qu'il étoit disposé à lui obéir en toutes choses, qu'il partiroit dès le lendemain. Ho! dit le roi, je veux te donner un grand équipage. Cela n'est point nécessaire, répondit-il, il ne me faut qu'un bon cheval avec des lettres de votre part. Le roi l'embrassa; car il étoit ravi de le voir sitôt prêt.

[Pg 49]

Ce fut un lundi matin qu'il prit congé du roi & de ses amis, pour aller à son ambassade, tout seul, sans pompe & sans bruit. Il ne faisoit que rêver aux moyens d'engager la Belle aux Cheveux d'Or d'épouser le roi; il avoit une écritoire dans sa poche; & quand il lui venoit quelque belle pensée à mettre dans sa harangue, il descendoit de cheval, & s'asseyoit sous des arbres pour écrire, afin de ne rien oublier. Un matin qu'il étoit parti à la petite pointe du jour, en passant dans une grande prairie, il lui vint une pensée fort jolie; il mit pied à terre, & se plaça contre des saules & des peupliers, qui étoient plantés le long d'une petite rivière qui couloit au bord du pré. Après qu'il eut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un si bel endroit. Il apperçut sur l'herbe une grosse carpe dorée, qui bâilloit, & qui n'en pouvoit plus; car ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avoit sauté si haut hors de l'eau, qu'elle s'étoit élancée sur l'herbe, où elle étoit prête à mourir. Avenant en eut pitié; &, quoiqu'il fût jour maigre, & qu'il eût pu l'emporter pour son dîner, il fut la prendre, & la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe sentit la fraîcheur de l'eau, elle commence à se réjouir, & se laisse couler[Pg 50] jusqu'au fond; puis, revenant toute gaillarde au bord de la rivière: Avenant, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous venez de me faire; sans vous je serois morte, & vous m'avez sauvée: je vous le revaudrai. Après ce petit compliment, elle s'enfonça dans l'eau, & Avenant demeura bien surpris de l'esprit & de la grande civilité de la carpe.

Un autre jour qu'il continuoit son voyage, il vit un corbeau bien embarrassé; ce pauvre oiseau étoit poursuivi par un gros aigle, (grand mangeur de corbeaux,) il étoit prêt de l'attraper, & il l'auroit avalé comme une lentille, si Avenant n'eût eu compassion du malheur de cet oiseau. Voilà, dit-il, comme les plus forts oppriment les plus foibles; quelle raison a l'aigle de manger le corbeau? Il prend son arc, qu'il portoit toujours, & une flèche; puis, mirant bien l'aigle, croc, il lui décoche la flèche dans le corps, & le perce de part en part; il tombe mort, & le corbeau ravi vint se percher sur un arbre: Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreux de m'avoir secouru, moi qui ne suis qu'un misérable corbeau; mais je n'en demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai.

Avenant admira le bon esprit du corbeau, & continua son chemin. En entrant dans un[Pg 51] grand bois, si matin qu'il ne voyoit qu'à peine à se conduire, il entendit un hibou qui crioit en hibou désespéré. Ouais, dit-il, voilà un hibou bien affligé, il pourroit s'être laissé prendre dans quelques filets; il chercha de tous côtés, & enfin il trouva de grands filets que les oiseleurs avoient tendus la nuit pour attraper les oisillons. Quelle pitié! dit-il, les hommes ne font faits que pour s'entretourmenter, ou pour persécuter de pauvres animaux qui ne leur font ni tort ni dommage; il tira son couteau, & coupa les cordelettes. Le hibou prit l'essor; mais revenant à tire d'aîles: Avenant, dit-il, il n'est pas nécessaire que je vous fasse une longue harangue, pour vous faire comprendre l'obligation que je vous ai; elle parle assez d'elle-même: les chasseurs alloient venir, j'étois pris, j'étois mort sans votre secours; j'ai le cœur reconnoissant, je vous le revaudrai.

Voilà les trois plus considérables aventures qui arrivèrent à Avenant dans son voyage: il étoit si pressé d'arriver, qu'il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle aux Cheveux d'Or. Tout y étoit admirable; l'on y voyoit les diamans entassés comme des pierres; les beaux habits, le bonbon, l'argent; c'étoit des choses merveilleuses; & il pensoit en lui-même, que si elle quittoit tout cela pour venir[Pg 52] chez le roi son maître, il faudroit qu'il jouât bien de bonheur. Il prit un habit de brocard, des plumes incarnates & blanches; il se peigna, se poudra, se lava le visage; il mit une riche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, & dedans un beau petit chien, qu'il avoit acheté en passant à Boulogne. Avenant étoit si bien fait, si aimable; il faisoit toutes choses avec tant de grâce, que lorsqu'il se présenta à la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence; & l'on courut dire à la Belle aux Cheveux d'Or, qu'Avenant, ambassadeur du roi son plus proche voisin, demandoit à la voir.

Sur ce nom d'Avenant, la princesse dit: cela me porte bonne signification; je gagerois qu'il est joli, & qu'il plaît à tout le monde. Vraiment oui, madame, lui dirent toutes ses filles d'honneur, nous l'avons vu du grenier où nous accommodions votre filasse; &, tant qu'il a demeuré sous les fenêtres, nous n'avons pu rien faire. Voilà qui est beau, répliqua la Belle aux Cheveux d'Or, de vous amuser à regarder les garçons. Ça, que l'on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, & que l'on éparpille bien mes blonds cheveux; que l'on me fasse des guirlandes de fleurs nouvelles, que l'on me donne mes souliers hauts[Pg 53] & mon éventail; que l'on balaie ma chambre & mon trône; car je veux qu'il dise partout que je suis vraiment la Belle aux Cheveux d'Or.

Voilà toutes ses femmes qui s'empressoient de la parer comme une reine; elles étoient si hâtées, qu'elles s'entrecognoient & n'avançoient guères. Enfin la princesse passa dans sa galerie aux grands miroirs, pour voir si rien ne lui manquoit; & puis elle monta sur son trône d'or, d'ivoire & d'ébène, qui sentoit comme baume; & elle commanda à ses filles de prendre des instrumens, & de chanter tout doucement pour n'étourdir personne.

L'on conduisit Avenant dans la salle d'audience; il demeura si transporté d'admiration, qu'il a dit depuis bien des fois, qu'il ne pouvoit presque parler; néanmoins il prit courage, & fit sa harangue à merveille: il pria la princesse qu'il n'eût pas le déplaisir de s'en retourner sans elle. Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes les raisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, & je vous assure que je serois bien aise de vous favoriser plus qu'un autre; mais il faut que vous sachiez qu'il y a un mois que je fus me promener sur la rivière avec toutes mes dames, &, comme l'on me servit la colation, en ôtant mon gant, je tirai[Pg 54] de mon doigt une bague qui tomba par malheur dans la rivière: je la chérissois plus que mon royaume; je vous laisse juger de quelle affliction cette perte fut suivie: j'ai fait serment de n'écouter jamais aucunes propositions de mariage, que l'ambassadeur qui me proposera un époux ne me rapporte ma bague. Voyez à présent ce que vous avez à faire là-dessus; car, quand vous me parleriez quinze jours & quinze nuits, vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment.

Avenant demeura bien étonné de cette réponse, il lui fit une profonde révérence, & la pria de recevoir le petit chien, le panier & l'écharpe; mais elle lui répliqua qu'elle ne vouloit point de présens, & qu'il songeât à ce qu'elle venoit de lui dire.

Quand il fut retourné chez lui, il se coucha sans souper; & son petit chien, qui s'appeloit Cabriole, ne voulut pas souper non plus: il vint se mettre auprès de lui. Tant que la nuit fut longue, Avenant ne cessa point de soupirer. Où puis-je prendre une bague tombée depuis un mois dans une grande rivière, disoit-il, c'est toute folie de l'entreprendre. La princesse ne m'a dit cela que pour me mettre dans l'impossibilité de lui obéir: il sou[Pg 55]piroit & s'affligeoit très-fort. Cabriole qui l'écoutoit, lui dit: mon cher maître, je vous prie, ne désespérez point de votre bonne fortune; vous êtes trop aimable pour n'être pas heureux: allons dès qu'il sera jour au bord de la rivière. Avenant lui donna deux petits coups de la main, & ne répondit rien; mais tout accablé de tristesse, il s'endormit.

Cabriole voyant le jour, cabriola tant qu'il l'éveilla, & lui dit: mon maître, habillez-vous & sortons. Avenant le voulut bien; il se lève, s'habille & descend dans le jardin, & du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, où il se promenoit son chapeau sur les yeux, & les bras croisés l'un sur l'autre, ne pensant qu'à son départ; quand tout d'un coup il entendit qu'on l'appeloit: Avenant, Avenant! Il regarde de tous côtés, & ne voit personne; il crut rêver. Il continue sa promenade; on le rappelle: Avenant, Avenant! Qui m'appelle? dit-il. Cabriole, qui étoit fort petit, & qui regardoit de près dans l'eau, lui répliqua: ne me croyez jamais, si ce n'est une carpe dorée que j'apperçois. Aussitôt la grosse carpe paroît, & lui dit: vous m'avez sauvé la vie dans le pré des alisiers, où je serois restée sans vous: je vous promis de vous le revaloir: tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux[Pg 56] Cheveux d'Or. Il se baissa, & la prit dans la gueule de ma commère la carpe, qu'il remercia mille fois.

Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le petit Cabriole, qui étoit bien aise d'avoir fait venir son maître au bord de l'eau. L'on alla dire à la princesse qu'il demandoit à la voir: hélas! dit-elle, le pauvre garçon, il vient prendre congé de moi; il a considéré que ce que je veux est impossible, & il va le dire à son maître. L'on fit entrer Avenant, qui lui présenta sa bague, & lui dit: Madame la princesse, voilà votre commandement fait; vous plaît-il recevoir le roi mon maître pour époux? Quand elle vit sa bague où il ne manquoit rien, elle resta si étonnée, si étonnée, qu'elle croyoit rêver. Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, il faut que vous soyez favorisé de quelque Fée, car naturellement cela n'est pas possible. Madame, dit-il, je n'en connois aucune, mais j'avois bien envie de vous obéir. Puisque vous avez si bonne volonté, continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre service, sans lequel je ne me marierai jamais. Il y a un prince qui n'est pas éloigné d'ici, appelé Galifron, lequel s'étoit mis dans l'esprit de m'épouser. Il me fit déclarer son[Pg 57] dessein avec des menaces épouvantables, que si je le refusois, il désoleroit mon royaume. Mais jugez si je pouvois l'accepter; c'est un géant qui est plus haut qu'une haute tour; il mange un homme comme un singe mange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans ses poches de petits canons, dont il se sert au lieu de pistolets; & lorsqu'il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennent sourds. Je lui mandai que je ne voulois point me marier, & qu'il m'excusât; cependant il n'a point laissé de me persécuter; il tue tous mes sujets; & avant toutes choses il faut vous battre contre lui & m'apporter sa tête.

Avenant demeura un peu étourdi de cette proposition; il rêva quelque temps, & puis il dit: Hé bien, madame, je combattrai Galifron; je crois que je serai vaincu, mais je mourrai en brave homme. La princesse resta bien étonnée: elle lui dit mille choses pour l'empêcher de faire cette entreprise. Cela ne servit de rien; il se retira pour aller chercher des armes & tout ce qu'il lui falloit. Quand il eut tout ce qu'il vouloit, il remit le petit Cabriole dans son panier, il monta sur son beau cheval, & fut dans le pays de Galifron. Il demandoit de ses nouvelles à ceux qu'il[Pg 58] rencontroit, & chacun lui disoit que c'étoit un vrai démon, dont on n'osoit approcher. Plus il entendoit dire cela, plus il avoit peur. Cabriole le rassuroit, & lui disoit: Mon cher maître, pendant que vous vous battrez, j'irai lui mordre les jambes; il baissera la tête pour me chasser, & vous le tuerez. Avenant admiroit l'esprit du petit chien; mais il savoit assez que son secours ne réussiroit pas.

Enfin il arriva proche du château de Galifron: tous les chemins étoient couverts d'os & de carcasses d'hommes, qu'il avoit mangés ou mis en pièces. Il ne l'attendit pas long-temps. Il le vit venir à travers d'un bois; sa tête passoit les plus grands arbres, & il chantoit d'une voix épouvantable:

Où sont les petits enfans,
Que je les croque à belles dents?
Il m'en faut tant, tant, & tant,
Que le monde n'est suffisant.

Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le même air:

Approche, voici Avenant,
Qui t'arrachera les dents;
Bien qu'il ne soit pas des plus grands,
Pour te battre il est suffisant.

Les rimes n'étoient pas bien régulières,[Pg 59] mais il fit la chanson fort vîte, & c'est même un miracle s'il ne la fit pas plus mal; car il avoit horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles, il regarda de tous côtés, & il apperçut Avenant l'épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l'irriter. Il n'en fallut pas tant, il se mit dans une colère effroyable; & prenant une massue toute de fer, il auroit assommé du premier coup le gentil Avenant, sans un corbeau, qui vint se mettre sur le haut de sa tête, & qui avec son bec lui donna si juste dans les yeux, qu'il les creva; son sang couloit sur son visage, il étoit comme un désespéré, frappant de tous côtés. Avenant l'évitoit, & lui portoit de grands coups d'épée qu'il enfonçoit jusqu'à la garde, & qui lui faisoient mille blessures, par où il perdit tant de sang qu'il tomba. Aussitôt Avenant lui coupa la tête, bien ravi d'avoir été si heureux; & le corbeau qui s'étoit perché sur un arbre, lui dit: Je n'ai pas oublié le service que vous me rendîtes en tuant l'aigle qui me poursuivoit; je vous promis de m'en acquitter, je crois l'avoir fait aujourd'hui. C'est moi qui vous dois tout, monsieur du corbeau, répliqua Avenant, je demeure votre serviteur. Il monta aussitôt à cheval, chargé de l'épouvantable tête de Galifron.

[Pg 60]

Quand il arriva dans la ville, tout le monde le suivoit, & crioit: Voici le brave Avenant, qui vient de tuer le monstre; de sorte que la princesse qui entendit bien du bruit, & qui trembloit qu'on ne lui vînt apprendre la mort d'Avenant, n'osoit demander ce qui lui étoit arrivé; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas de lui faire encore peur, bien qu'il n'y eût plus rien à craindre. Madame, lui dit-il, votre ennemi est mort, j'espère que vous ne refuserez plus le roi mon maître. Ah! si fait, dit la Belle aux Cheveux d'Or, je le refuserai, si vous ne trouvez moyen, avant mon départ, de m'apporter de l'eau de la grotte ténébreuse.

Il y a proche d'ici une grotte profonde qui a bien six lieues de tour; on trouve à l'entrée deux dragons qui empêchent qu'on n'y entre, ils ont du feu dans la gueule & dans les yeux; puis lorsqu'on est dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut descendre: il est plein de crapauds, de couleuvres & de serpens. Au fond de ce trou, il y a une petite cave où coule la fontaine de beauté & de santé: c'est de cette eau que je veux absolument. Tout ce qu'on en lave devient merveilleux; si l'on est belle, on demeure toujours belle; si on est laide, on devient belle; si[Pg 61] l'on est jeune, on reste jeune; si l'on est vieille, on devient jeune. Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sans en emporter.

Madame, lui dit-il, vous êtes si belle, que cette eau vous est bien inutile; mais je suis un malheureux ambassadeur dont vous voulez la mort: je vais vous aller chercher ce que vous désirez, avec la certitude de n'en pouvoir revenir. La Belle aux Cheveux d'Or ne changea point de dessein, & Avenant partit avec le petit chien Cabriole, pour aller à la grotte ténébreuse chercher de l'eau de beauté. Tous ceux qu'il rencontroit sur le chemin disoient: c'est une pitié de voir un garçon si aimable s'aller perdre de gaieté de cœur; il va seul à la grotte, & quand il iroit lui centième, il n'en pourroit venir à bout. Pourquoi la princesse ne veut-elle que des choses impossibles? Il continuoit de marcher, & ne disoit pas un mot; mais il étoit bien triste.

Il arriva vers le haut d'une montagne, où il s'assit pour se reposer un peu, & il laissa paître son cheval & courir Cabriole après des mouches. Il savoit que la grotte ténébreuse n'étoit pas loin de-là, il regardoit s'il ne la verroit point; enfin il apperçut un vilain rocher noir comme de l'encre, d'où sortoit[Pg 62] une grosse fumée, & vit au bout d'un moment un des dragons qui jetoit du feu par les yeux & par la gueule; il avoit le corps jaune & vert, des griffes & une longue queue qui faisoit plus de cent tours. Cabriole vit tout cela, il ne savoit où se cacher, tant il avoit de peur.

Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée, & descendit avec une fiole que la Belle aux Cheveux d'Or lui avoit donnée pour la remplir de l'eau de beauté. Il dit à son petit chien Cabriole: c'est fait de moi! je ne pourrai jamais avoir de cette eau gardée par les dragons; quand je serai mort, remplis la fiole de mon sang, & la porte à la princesse, pour qu'elle voie ce qu'elle me coûte; & puis va trouver le roi mon maître, & lui conte mon malheur. Comme il parloit ainsi, il entendit qu'on l'appeloit Avenant, Avenant! Il dit: Qui m'appelle? & il vit un hibou dans le trou d'un vieux arbre, qui lui dit: vous m'avez retiré du filet des chasseurs où j'étois pris, & vous me sauvâtes la vie; je vous promis que je vous le revaudrois, en voici le temps. Donnez-moi votre fiole; je sais tous les chemins de la grotte ténébreuse, je vais vous querir l'eau de beauté. Dame, qui fut bien aise? je vous le laisse à penser.[Pg 63] Avenant lui donna vîte sa fiole, & le hibou entra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d'un quart d'heure, il revint rapporter la bouteille bien bouchée. Avenant fut ravi, il le remercia de tout son cœur; & remontant la montagne, il prit le chemin de la ville bien joyeux.

Il alla droit au palais, il présenta la fiole à la Belle aux Cheveux d'Or qui n'eut plus rien à dire. Elle remercia Avenant, & donna ordre à tout ce qu'il lui falloit pour partir; puis elle se mit en voyage avec lui. Elle le trouvoit bien aimable, & elle lui disoit quelquefois: si vous aviez voulu, je vous aurois fait roi; nous ne serions point partis de mon royaume; mais il répondoit: je ne voudrois pas faire un si grand déplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoique je vous trouve plus belle que le soleil.

Enfin, ils arrivèrent à la grande ville du roi, qui sachant que la Belle aux Cheveux d'Or venoit, alla au-devant d'elle, & lui fit les plus beaux présens du monde. Il l'épousa avec tant de réjouissances, que l'on ne parloit d'autre chose; mais la Belle aux Cheveux d'Or qui aimoit Avenant dans le fond de son cœur, n'étoit bien aise que quand elle le voyoit, & elle le louoit toujours. Je[Pg 64] ne serois point venue sans Avenant, disoit-elle au roi; il a fallu qu'il ait fait des choses impossibles pour mon service: vous lui devez être obligé; il m'a donné de l'eau de beauté, je ne vieillirai jamais; je serai toujours belle.

Les envieux qui écoutoient la reine, dirent au roi: vous n'êtes point jaloux, & vous avez sujet de l'être; la reine aime si fort Avenant, qu'elle en perd le boire & le manger; elle ne fait que parler de lui, & des obligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriez envoyé n'en eût pas fait autant. Le roi dit: vraiment, je m'en avise; qu'on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds & aux mains. L'on prit Avenant; & pour sa récompense d'avoir si bien servi le roi, on l'enferma dans la tour avec les fers aux pieds & aux mains. Il ne voyoit personne que le geolier, qui lui jetoit un morceau de pain noir par un trou, & de l'eau dans une écuelle de terre; pourtant son petit chien Cabriole ne le quittoit point, il le consoloit, & venoit lui dire toutes les nouvelles.

Quand la Belle aux Cheveux d'Or sut sa disgrâce, elle se jeta aux pieds du roi, & toute en pleurs, elle le pria de faire sortir Avenant de prison. Mais plus elle le prioit, plus il se[Pg 65] fâchoit; songeant qu'elle l'aimoit: il n'en voulut rien faire; elle n'en parla plus, mais elle étoit bien triste.

Le roi s'avisa qu'elle ne le trouvoit peut-être pas assez beau; il eut envie de se frotter le visage avec de l'eau de beauté, afin que la reine l'aimât plus qu'elle ne faisoit. Cette eau étoit dans la fiole sur le bord de la cheminée de la chambre de la reine: elle l'avoit mise pour la regarder plus souvent; mais une de ses femmes de chambre voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui se cassa, & toute l'eau fut perdue. Elle balaya vîtement, & ne sachant que faire, elle se souvint qu'elle avoit vu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable, pleine d'eau claire comme étoit l'eau de beauté; elle la prit adroitement sans rien dire, & la porta sur la cheminée de la reine.

L'eau qui étoit dans le cabinet du roi servoit à faire mourir les princes & les grands seigneurs quand ils étoient criminels; au lieu de leur couper la tête ou de les pendre, on leur frottoit le visage de cette eau, ils s'endormoient & ne se réveilloient plus. Un soir donc le roi prit la fiole, & se frotta bien le visage; puis il s'endormit & mourut. Le petit[Pg 66] chien Cabriole l'apprit des premiers & ne manqua pas de l'aller dire à Avenant, qui lui dit d'aller trouver la Belle aux Cheveux d'Or, & de la faire souvenir du pauvre prisonnier.

Cabriole se glissa doucement dans la presse, car il y avoit grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit à la reine: Madame, n'oubliez pas le pauvre Avenant. Elle se souvint aussitôt des peines qu'il avoit souffertes à cause d'elle, & de sa grande fidélité: elle sortit sans parler à personne, & fut droit à la tour, où elle ôta elle-même les fers des pieds & des mains d'Avenant; & lui mettant une couronne d'or sur la tête, & le manteau royal sur les épaules, elle lui dit: Venez, aimable Avenant, je vous fais roi, & vous prends pour mon époux: il se jeta à ses pieds & la remercia. Chacun fut ravi de l'avoir pour maître; il se fit la plus belle noce du monde, & la Belle aux Cheveux d'Or vécut long-temps avec le bel Avenant, tous deux heureux & satisfaits.

Si par hasard un malheureux
Te demande ton assistance,
Ne lui refuse point un secours généreux:
Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense.
Quand Avenant, avec tant de bonté,
[Pg 67]
Servoit carpe & corbeau; quand jusqu'au hibou même,
Sans être rebuté de sa laideur extrême,
Il conservoit la liberté;
Auroit-on pu jamais le croire,
Que ces animaux quelque jour
Le conduiroient au comble de la gloire
Lorsqu'il voudroit du roi servir le tendre amour?
Malgré tous les attraits d'une beauté charmante,
Qui commençoit pour lui de sentir des désirs,
Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs,
Une fidélité constante.
Toutefois, sans raison, il se voit accusé:
Mais quand à son bonheur il paroît plus d'obstacle,
Le ciel lui devoit un miracle,
Qu'à la vertu jamais le ciel n'a refusé.

L'OISEAU BLEU

 




L'OISEAU BLEU,
CONTE.


Il étoit une fois un roi fort riche en terres & en argent: sa femme mourut, il en fut inconsolable. Il s'enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, où il se cassoit la tête contre les murs, tant il étoit affligé. On craignit qu'il ne se tuât: on mit des matelas entre la tapisserie & la muraille, de sorte qu'il avoit beau se frapper, il ne se faisoit plus de mal. Tous ses[Pg 68] sujets résolurent entr'eux de l'aller voir, & de lui dire tout ce qu'ils pourroient de plus propre à soulager sa tristesse. Les uns préparoient des discours graves & sérieux, d'autres d'agréables, & même de réjouissans; mais cela ne faisoit aucune impression sur son esprit, à peine entendoit-il ce qu'on lui disoit. Enfin il se présenta devant lui une femme si couverte de crêpes noirs, de voiles, de mantes, de longs habits de deuil, & qui pleuroit & sanglottoit si fort & si haut, qu'il en demeura surpris. Elle lui dit, qu'elle n'entreprendroit point comme les autres de diminuer sa douleur, qu'elle venoit pour l'augmenter, parce que rien n'étoit plus juste que de pleurer une bonne femme: que pour elle, qui avoit eu le meilleur de tous les maris, elle faisoit bien son compte de pleurer tant qu'il lui resteroit des yeux à la tête. Là-dessus elle redoubla ses cris, & le roi à son exemple se mit à hurler.

Il la reçut mieux que les autres; il l'entretint des belles qualités de sa chère défunte, & elle renchérit sur celles de son cher défunt: ils causèrent tant & tant qu'ils ne savoient plus que dire sur leur douleur. Quand la fine veuve vit la matière presqu'épuisée, elle leva un peu ses voiles, & le roi affligé se récréa la vue à regarder cette pauvre affligée, qui[Pg 69] tournoit & retournoit fort à propos deux grands yeux bleus, bordés de longues paupières noires: son teint étoit assez fleuri. Le roi la considéra avec beaucoup d'attention; peu-à-peu il parla moins de sa femme, puis il n'en parla plus du tout. La veuve disoit qu'elle vouloit toujours pleurer son mari, le roi la pria de ne point immortaliser son chagrin. Pour conclusion, l'on fut tout étonné qu'il l'épousât, & que le noir se changeât en vert & en couleur de rose: il suffit très-souvent de connoître le foible des gens pour entrer dans leur cœur, & pour en faire tout ce que l'on veut.

Le roi n'avoit qu'une fille de son premier mariage, qui passoit pour la huitième merveille du monde; on la nommoit Florine, parce qu'elle ressembloit à Flore, tant elle étoit fraîche, jeune & belle. On ne lui voyoit guères d'habits magnifiques; elle aimoit les robes de taffetas volant, avec quelques agraffes de pierreries, & force guirlandes de fleurs, qui faisoient un effet admirable quand elles étoient placées dans ses beaux cheveux. Elle n'avoit que quinze ans lorsque le roi se remaria.

La nouvelle reine envoya querir sa fille, qui avoit été nourrie chez sa marraine la fée Soussio; mais elle n'en étoit ni plus gracieuse, ni plus belle. Soussio y avoit voulu travailler,[Pg 70] & n'avoit rien gagné; elle ne laissoit pas de l'aimer chèrement: on l'appeloit Truitonne, car son visage avoit autant de taches de rousseurs qu'une truite; ses cheveux noirs étoient si gras & si crasseux, que l'on n'y pouvoit toucher, & sa peau jaune distilloit de l'huile. La reine ne laissoit pas de l'aimer à la folie; elle ne parloit que de la charmante Truitonne; & comme Florine avoit toutes sortes d'avantages au-dessus d'elle, la reine s'en désespéroit; elle cherchoit tous les moyens possibles de la mettre mal auprès du roi, il n'y avoit point de jour que la reine & Truitonne ne fissent quelque pièce à Florine. La princesse, qui étoit douce & spirituelle, tâchoit de se mettre au-dessus de ce mauvais procédé.

Le roi dit un jour à la reine, que Florine & Truitonne étoient assez grandes pour être mariées, & que le premier prince qui viendroit à la cour, il falloit faire en sorte de lui donner l'une des deux. Je prétends, répliqua la reine, que ma fille soit la première établie; elle est plus âgée que la vôtre, & comme elle est mille fois plus aimable, il n'y a point à balancer là-dessus. Le roi, qui n'aimoit point la dispute, lui dit qu'il le vouloit bien, & qu'il l'en faisoit la maîtresse.

[Pg 71]

A quelque temps de-là l'on apprit que le roi Charmant devoit arriver. Jamais prince n'a porté plus loin la galanterie & la magnificence: son esprit & sa personne n'avoient rien qui ne répondît à son nom. Quand la reine sut ces nouvelles, elle employa tous les brodeurs, tous les tailleurs & tous les ouvriers à faire des ajustemens à Truitonne: elle pria le roi que Florine n'eût rien de neuf; & ayant gagné ses femmes, elle lui fit voler tous ses habits, toutes ses coiffures & toutes ses pierreries le jour même que Charmant arriva; de sorte que lorsqu'elle se voulut parer, elle ne trouva pas un ruban. Elle vit bien d'où lui venoit ce bon office; elle envoya chez les marchands pour avoir des étoffes: ils répondirent que la reine avoit défendu qu'on lui en donnât; elle demeura donc avec une petite robe fort crasseuse, & sa honte étoit si grande, qu'elle se mit dans le coin de la salle lorsque le roi Charmant arriva.

La reine le reçut avec de grandes cérémonies; elle lui présenta sa fille plus brillante que le soleil, & plus laide par ses parures qu'elle ne l'étoit ordinairement. Le roi en détourna les yeux; la reine vouloit se persuader qu'elle lui plaisoit trop, & qu'il crai[Pg 72]gnoit de s'engager; de sorte qu'elle la faisoit toujours mettre devant lui. Il demanda s'il n'y avoit pas encore une autre princesse appelée Florine? Oui, dit Truitonne, en la montrant avec le doigt; la voilà qui se cache, parce qu'elle n'est pas brave. Florine rougit, & devint si belle, si belle, que le roi Charmant demeura comme un homme ébloui. Il se leva promptement, & fit une profonde révérence à la princesse: Madame, lui dit-il, votre incomparable beauté vous pare trop, pour que vous ayez besoin d'aucun secours étranger. Seigneur, répliqua-t-elle, je vous avoue que je suis peu accoutumée à porter un habit aussi mal-propre que l'est celui-ci; & vous m'auriez fait plaisir de ne vous pas appercevoir de moi. Il seroit impossible, s'écria Charmant, qu'une si merveilleuse princesse pût être en quelque lieu, & que l'on eût des yeux pour d'autres que pour elle. Ah! dit la reine irritée: je passe bien mon temps à vous entendre; croyez-moi, seigneur, Florine est déjà assez coquette, elle n'a pas besoin qu'on lui dise tant de galanteries. Le roi Charmant démêla aussitôt les motifs qui faisoient ainsi parler la reine; mais comme il n'étoit pas de condition à se contraindre, il laissa paroître toute son admiration pour[Pg 73] Florine, & l'entretint trois heures de suite.

La reine au désespoir, & Truitonne inconsolable de n'avoir pas la préférence sur la princesse, firent de grandes plaintes au roi, & l'obligèrent de consentir que pendant le séjour du roi Charmant, l'on enfermeroit Florine dans une tour, où ils ne se verroient point. En effet, aussitôt qu'elle fut retournée dans sa chambre, quatre hommes masqués la portèrent au haut de la tour, & l'y laissèrent dans la dernière désolation, car elle vit bien que l'on n'en usoit ainsi que pour l'empêcher de plaire au roi, qui lui plaisoit déjà fort, & qu'elle auroit bien voulu pour époux.

Comme il ne savoit pas les violences que l'on venoit de faire à la princesse, il attendoit l'heure de la revoir avec mille impatiences; il voulut parler d'elle à ceux que le roi avoit mis auprès de lui pour lui faire plus d'honneur; mais par l'ordre de la reine, ils lui en dirent tout le mal qu'ils purent; qu'elle étoit coquette, inégale, de méchante humeur; qu'elle tourmentoit ses amis & ses domestiques; qu'on ne pouvoit être plus mal-propre, & qu'elle poussoit si loin l'avarice, qu'elle aimoit mieux être habillée comme une petite bergère, que d'acheter de riches étoffes de[Pg 74] l'argent que lui donnoit le roi son père. A tout ce détail, Charmant souffroit, & se sentoit des mouvemens de colère qu'il avoit bien de la peine à modérer. Non, disoit-il en lui-même, il est impossible que le ciel ait mis une ame si mal-faite dans le chef-d'œuvre de la nature: je conviens qu'elle n'étoit pas proprement mise quand je l'ai vue; mais la honte qu'elle en avoit, prouve assez qu'elle n'est point accoutumée à se voir ainsi. Quoi! elle seroit mauvaise avec cet air de modestie & de douceur qui enchante? Ce n'est pas une chose qui me tombe sous le sens; il m'est bien plus aisé de croire que c'est la reine qui la décrie ainsi: l'on n'est pas belle-mère pour rien; & la princesse Truitonne est une si laide bête, qu'il ne seroit point extraordinaire qu'elle portât envie à la plus parfaite de tous les créatures.

Pendant qu'il raisonnoit là-dessus, les courtisans qui l'environnoient, devinoient bien à son air qu'ils ne lui avoient pas fait plaisir de parler mal de Florine. Il y en eut un plus adroit que les autres, qui, changeant de ton & de langage pour connoître les sentimens du prince, se mit à dire des merveilles de la princesse. A ces mots, il se réveilla comme d'un profond sommeil, il entra dans la conversa[Pg 75]tion, la joie se répandit sur son visage, amour, que l'on te cache difficilement! tu parois partout, sur les lêvres d'un amant, dans ses yeux, au son de sa voix: lorsque l'on aime, le silence, la conversation, la joie ou la tristesse, tout parle de ce qu'on ressent.

La reine, impatiente de savoir si le roi Charmant étoit bien touché, envoya querir ceux qu'elle avoit mis dans sa confidence, & elle passa le reste de la nuit à les questionner: tout ce qu'ils lui disoient ne servoit qu'à confirmer l'opinion où elle étoit, que le roi aimoit Florine. Mais que vous dirai-je de la mélancolie de cette pauvre princesse? Elle étoit couchée par terre dans le donjon de cette terrible tour, où les hommes masqués l'avoient emportée. Je serois moins à plaindre, disoit-elle, si l'on m'avoit mise ici avant que j'eusse vu cet aimable roi: l'idée que j'en conserve ne peut servir qu'à augmenter mes peines. Je ne dois pas douter que c'est pour m'empêcher de le voir davantage, que la reine me traite si cruellement. Hélas! que le peu de beauté dont le ciel m'a pourvue, coûtera cher à mon repos! Elle pleuroit ensuite si amèrement, si amèrement, que sa propre ennemie en auroit eu pitié si elle avoit été témoin de ses douleurs.

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C'est ainsi que la nuit se passa. La reine qui vouloit engager le roi Charmant par tous les témoignages qu'elle pourroit lui donner de son attention, lui envoya des habits d'une richesse & d'une magnificence sans pareille, faits à la mode du pays, & l'ordre des chevaliers d'amour, qu'elle avoit obligé le roi d'instituer le jour de leurs noces. C'étoit un cœur d'or émaillé de couleur de feu, entouré de plusieurs flèches, percé d'une, avec ces mots: Une seule me blesse. La reine avoit fait tailler pour Charmant un cœur d'un rubis gros comme un œuf d'autruche; chaque flèche étoit d'un seul diamant, longue comme le doigt; & la chaîne où ce cœur tenoit, étoit faite de perles, dont la plus petite pesoit une livre; enfin depuis que le monde est monde, il n'avoit rien paru de tel.

Le roi à cette vue demeura si surpris, qu'il fut quelque temps sans parler; on lui présenta en même temps un livre, dont les feuilles étoient de vélin, avec des miniatures admirables; la couverture d'or, chargée de pierreries, & les statuts de l'ordre des chevaliers d'amour y étoient écrits d'un style fort tendre & fort galant. L'on dit au roi que la princesse qu'il avoit vue le prioit d'être son chevalier, & qu'elle lui envoyoit ce présent. A ces mots,[Pg 77] il osa se flatter que c'étoit celle qu'il aimoit. Quoi! la belle princesse Florine, s'écria-t-il, pense à moi d'une manière si généreuse & si engageante? Seigneur, lui dit-on, vous vous méprenez au nom; nous venons de la part de l'aimable Truitonne. C'est Truitonne qui me veut pour son chevalier, dit le roi d'un air froid & sérieux, je suis fâché de ne pouvoir accepter cet honneur; mais un souverain n'est pas assez maître de lui pour prendre les engagemens qu'il voudroit. Je sais ceux d'un chevalier, je voudrois les remplir tous; & j'aime mieux ne pas recevoir la grâce qu'elle m'offre, que m'en rendre indigne. Il remit aussitôt le cœur, la chaîne & le livre dans la même corbeille; puis il renvoya tout chez la reine, qui pensa étouffer de rage avec sa fille, de la manière méprisante dont le roi étranger avoit reçu une faveur si particulière.

Lorsqu'il put aller chez le roi & la reine, il se rendit dans leur appartement: il espéroit que Florine y seroit; il regardoit de tous côtés pour la voir. Dès qu'il entendoit entrer quelqu'un dans la chambre, il tournoit la tête brusquement vers la porte; il paroissoit inquiet & chagrin. La malicieuse reine devinoit assez ce qui se passoit dans son ame, mais elle[Pg 78] n'en faisoit pas semblant. Elle ne lui parloit que de parties de plaisir; il lui répondoit tout de travers; enfin il demanda où étoit la princesse Florine. Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roi son père, a défendu qu'elle sorte de chez elle, jusqu'à ce que ma fille soit mariée. Et quelle raison, répliqua le roi, peut-on avoir de tenir cette belle personne prisonnière? Je l'ignore, dit la reine; & quand je le saurois, je pourrois me dispenser de vous le dire. Le roi se sentoit dans une colère inconcevable; il regardoit Truitonne de travers, & songeoit en lui-même que c'étoit à cause de ce petit monstre, qu'on lui déroboit le plaisir de voir la princesse. Il quitta promptement la reine; sa présence lui causoit trop de peine.

Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit à un jeune prince qui l'avoit accompagné, & qu'il aimoit fort, de donner tout ce qu'on voudroit au monde pour gagner quelqu'une des femmes de la princesse, afin qu'il pût lui parler un moment. Ce prince trouva aisément des dames du palais qui entrèrent dans la confidence; il y en eut une qui l'assura que le soir même Florine seroit à une petite fenêtre basse qui répondoit sur le jardin, & que par-là elle pourroit lui parler, pourvu qu'il prît de[Pg 79] grandes précautions afin qu'on ne le sût pas; car, ajouta-t-elle, le roi & la reine sont si sévères, qu'ils me feroient mourir s'ils découvroient que j'eusse favorisé la passion de Charmant. Le prince, ravi d'avoir amené l'affaire jusques-là, lui promit tout ce qu'elle vouloit, & courut faire sa cour au roi, en lui annonçant l'heure du rendez-vous. Mais la mauvaise confidente ne manqua pas d'aller avertir la reine de ce qui se passoit, & de prendre ses ordres. Aussitôt elle pensa qu'il falloit envoyer sa fille à la petite fenêtre: elle l'instruisit bien; & Truitonne ne manqua à rien, quoiqu'elle fût naturellement une grande bête.

La nuit étoit si noire, qu'il auroit été impossible au roi de s'appercevoir de la tromperie qu'on lui faisoit, quand bien même il n'auroit pas été aussi prévenu qu'il l'étoit; de sorte qu'il s'approcha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables: il dit à Truitonne tout ce qu'il auroit dit à Florine, pour la persuader de sa passion. Truitonne, profitant de la conjoncture, lui dit qu'elle se trouvoit la plus malheureuse personne du monde d'avoir une belle-mère si cruelle, & qu'elle auroit toujours à souffrir jusqu'à ce que sa fille fût mariée. Le roi l'assura que si elle le vouloit pour son époux, il seroit ravi de partager avec[Pg 80] elle sa couronne & son cœur; là-dessus il tira sa bague de son doigt, & la mettant à celui de Truitonne, il ajouta que c'étoit un gage éternel de sa foi, & qu'elle n'avoit qu'à prendre l'heure pour partir en diligence. Truitonne répondit le mieux qu'elle put à ses empressemens: il s'appercevoit bien qu'elle ne disoit rien qui vaille; & cela lui auroit fait de la peine, tant il se persuadoit que la crainte d'être surprise par la reine, lui ôtoit la liberté de son esprit: il ne la quitta qu'à condition de revenir le lendemain à pareille heure; ce qu'elle lui promit de tout son cœur.

La reine ayant su l'heureux succès de cette entrevue, elle s'en promit tout. Et en effet, le jour étant concerté, le roi vint la prendre dans une chaise volante, traînée par des grenouilles aîlées: un enchanteur de ses amis lui avoit fait ce présent. La nuit étoit fort noire; Truitonne sortit mystérieusement par une petite porte, & le roi qui l'attendoit la reçut entre ses bras, & lui jura cent fois un fidélité éternelle. Mais comme il n'étoit pas d'humeur à voler long-temps dans sa chaise volante, sans épouser la princesse qu'il aimoit, il lui demanda où elle vouloit que les noces se fissent. Elle lui dit qu'elle avoit pour marraine une Fée, qu'on nommoit Soussio, qui étoit[Pg 81] fort célèbre; qu'elle étoit d'avis d'aller à son château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il n'eut qu'à dire à ses grosses grenouilles de l'y conduire; elles connoissoient la carte générale de l'univers, & en peu de temps elles rendirent le roi & Truitonne chez Soussio.

Le château étoit si bien éclairé, qu'en arrivant le roi auroit connu son erreur, si la princesse ne s'étoit soigneusement couverte de son voile. Elle demanda sa marraine; elle lui parla en particulier, & lui conta comment elle avoit attrapé Charmant, & la prioit de l'appaiser. Ha! ma fille, dit la Fée, la chose ne sera pas facile; il aime trop Florine: je suis certaine qu'il va nous faire désespérer. Cependant le roi les attendoit dans une salle, dont les murs étoient de diamans, si clairs & si nets, qu'il vit au travers Soussio & Truitonne causer ensemble. Il croyoit rêver. Quoi! disoit-il? ai-je été trahi? les démons ont-ils apporté cette ennemie de notre repos? Vient-elle pour troubler mon mariage? Ma chère Florine ne paroît point! son père l'a peut-être suivie! Il pensoit mille choses qui commençoient à le désoler. Mais ce fut bien pis quand elles entrèrent dans la salle, & que Soussio lui dit d'un ton absolu: Roi Charmant, voici la princesse Truitonne à laquelle vous[Pg 82] avez donné votre foi; elle est ma filleule, & je souhaite que vous l'épousiez tout-à-l'heure. Moi, s'écria-t-il, moi, j'épouserois ce petit monstre! vous me croyez d'un naturel bien docile quand vous me faites de telles propositions: sachez que je ne lui ai rien promis; si elle dit autrement, elle en a..... N'achevez pas, interrompit Soussio, & ne soyez jamais assez hardi pour me manquer de respect. Je consens, répliqua le roi, de vous respecter autant qu'une Fée est respectable, pourvu que vous me rendiez ma princesse. Est-ce que je ne la suis pas, parjure, dit Truitonne en lui montrant sa bague? A qui as-tu donné cet anneau pour gage de ta foi? A qui as-tu parlé à la petite fenêtre, si ce n'est à moi? Comment donc, reprit-il, j'ai été déçu & trompé? Non, non, je n'en serai point la dupe: Allons, allons, mes grenouilles, mes grenouilles, je veux partir tout-à-l'heure.

Ho! ce n'est pas une chose en votre pouvoir, si je n'y consens, dit Soussio; elle le toucha, & ses pieds s'attachèrent au parquet, comme si on les y avoit cloués. Quand vous me lapideriez, lui dit le roi, quand vous m'écorcheriez, je ne serai point à une autre qu'à Florine; j'y suis résolu, & vous pouvez après cela user de votre pouvoir à votre gré. Soussio[Pg 83] employa la douceur, les menaces, les promesses, les prières. Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha, s'appaisa. Le roi ne disoit pas un mot, & les regardant toutes deux avec l'air du monde le plus indigné, il ne répondoit rien à tous leurs verbiages.

Il se passa ainsi vingt jours & vingt nuits, sans qu'elles cessassent de parler, sans manger, sans dormir & sans s'asseoir. Enfin, Soussio à bout & fatiguée, dit au roi: Ho bien, vous êtes un opiniâtre, qui ne voulez pas entendre raison: choisissez, ou d'être sept ans en pénitence, pour avoir donné votre parole sans la tenir, ou d'épouser ma filleule. Le roi, qui avoit gardé un profond silence, s'écria tout d'un coup: Faites de moi tout ce que vous voudrez, pourvu que je sois délivré de cette maussade. Maussade vous-même, dit Truitonne en colère; je vous trouve un plaisant roitelet, avec votre équipage marécageux, de venir jusqu'en mon pays me dire des injures, & manquer à votre parole: si vous aviez pour quatre deniers d'honneur, en useriez-vous ainsi? Voilà des reproches touchans, dit le roi d'un ton railleur. Voyez-vous qu'on a tort de ne pas prendre une si belle personne pour sa femme? Non, non, elle ne la sera pas, s'écria Soussio en colère, tu n'as qu'à t'envoler par[Pg 84] cette fenêtre, si tu veux, car tu sera sept ans Oiseau Bleu.

En même-temps le roi change de figure; ses bras se couvrent de plumes, & forment des aîles; ses jambes & ses pieds deviennent noirs & menus; il lui croît des ongles crochus, son corps s'apetisse; il est tout garni de longues plumes fines & mêlées de bleu céleste; ses yeux s'arrondissent, & brillent comme des soleils; son nez n'est plus qu'un bec d'ivoire, il s'élève sur sa tête une aigrette blanche, qui forme une couronne, il chante à ravir, & parle de même. En cet état, il jette un cri douloureux de se voir ainsi métamorphosé, & s'envole à tire d'aîle, pour fuir le funeste palais de Soussio.

Dans la mélancolie qui l'accable, il voltige de branche en branche, & ne choisit que les arbres consacrés à l'amour ou à la tristesse, tantôt sur les myrthes, tantôt sur les cyprès; il chante des airs pitoyables, où il déplore sa méchante fortune & celle de Florine. En quel lieu ses ennemis l'ont-ils cachée, disoit-il? Qu'est devenue cette belle victime? La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore respirer? Où la chercherai-je? Suis-je condamné à passer sept ans sans elle? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, & que je perdrai pour[Pg 85] jamais l'espérance qui soutient ma vie. Ces différentes pensées affligeoient l'Oiseau Bleu à tel point, qu'il vouloit se laisser mourir.

D'un côté, la Fée Soussio renvoya Truitonne à la reine, qui étoit bien inquiète comment les noces se seroient passées. Mais quand elle vit sa fille, & qu'elle lui raconta tout ce qui venoit d'arriver, elle se mit dans une colère terrible, dont le contre-coup retomba sur la pauvre Florine. Il faut, dit-elle, qu'elle se repente plus d'une fois d'avoir su plaire à Charmant. Elle monta dans la tour avec Truitonne, qu'elle avoit parée de ses plus riches habits: elle portoit une couronne de diamans sur sa tête, & trois filles des plus riches barons de l'état tenoient la queue de son manteau royal; elle avoit au pouce l'anneau du roi Charmant, que Florine remarqua le jour qu'ils parlèrent ensemble: elle fut étrangement surprise de voir Truitonne dans un si pompeux appareil. Voilà ma fille qui vient vous apporter des présens de sa noce, dit la reine; le roi Charmant l'a épousée: il l'aime à la folie; il n'a jamais été des gens plus satisfaits. Aussitôt on étale devant la princesse des étoffes d'or & d'argent, des pierreries, des dentelles, des rubans, qui étoient dans de grandes corbeilles de filigranes d'or. En lui présentant toutes ces choses,[Pg 86] Truitonne ne manquoit pas de faire briller l'anneau du roi; de sorte que la princesse Florine ne pouvant plus douter de son malheur, s'écria, d'un air désespéré, qu'on ôtât de ses yeux tous ces présens si funestes; qu'elle ne vouloit plus porter que du noir, ou plutôt qu'elle vouloit présentement mourir. Elle s'évanouit, & la cruelle reine, ravie d'avoir si bien réussi, ne permit pas qu'on la secourût: elle la laissa seule dans le plus déplorable état du monde, & fut conter malicieusement au roi, que sa fille étoit si transportée de tendresse, que rien n'égaloit les extravagances qu'elle faisoit; qu'il falloit bien se donner de garde de la laisser sortir de la tour. Le roi lui dit qu'elle pouvoit gouverner cette affaire à sa fantaisie, & qu'il en seroit toujours satisfait.

Lorsque la princesse revint de son évanouissement, & qu'elle réfléchit sur la conduite qu'on tenoit avec elle, aux mauvais traitemens qu'elle recevoit de son indigne marâtre, & à l'espérance qu'elle perdoit pour jamais d'épouser le roi Charmant, sa douleur devint si vive qu'elle pleura toute la nuit; en cet état elle se mit à sa fenêtre, où elle fit des regrets fort tendres & fort touchans. Quand le jour approcha, elle la ferma, & continua de pleurer.

La nuit suivante elle ouvrit la fenêtre, elle[Pg 87] poussa de profonds soupirs & des sanglots, elle versa un torrent de larmes: le jour vint; elle se cacha dans sa chambre. Cependant le roi Charmant, ou pour mieux dire le bel Oiseau Bleu, ne cessoit point de voltiger autour du palais: il jugeoit que sa chère princesse y étoit renfermée, & si elle faisoit de tristes plaintes, les siennes ne l'étoient pas moins: il s'approchoit des fenêtres le plus qu'il pouvoit, pour regarder dans les chambres; mais la crainte que Truitonne ne l'apperçut, & ne se doutât que c'étoit lui, l'empêchoit de faire ce qu'il auroit voulu. Il y va de ma vie, disoit-il en lui-même; si ces mauvaises princesses découvroient où je suis, elles voudroient se venger; il faudroit que je m'éloignasse, ou que je fusse exposé aux derniers dangers. Ces raisons l'obligèrent à garder de grandes mesures, & d'ordinaire il ne chantoit que la nuit.

Il y avoit vis-à-vis de la fenêtre où Florine se mettoit, un cyprès d'une hauteur prodigieuse, l'Oiseau Bleu vint s'y percher. Il y fut à peine, qu'il entendit une personne qui se plaignoit: souffrirai-je encore long-temps, disoit-elle? La mort ne viendra-t-elle point à mon secours? Ceux qui la craignent, ne la voient que trop tôt; je la désire, & la cruelle me fuit. Ah! barbare reine, que t'ai-je fait, pour[Pg 88] me retenir dans une captivité si affreuse? N'as-tu pas assez d'autres endroits pour me désoler? Tu n'as qu'à me rendre témoin du bonheur que ton indigne fille goûte avec le roi Charmant? L'Oiseau Bleu n'avoit pas perdu un mot de cette plainte, il en demeura bien surpris, & il attendoit le jour avec la dernière impatience, pour voir la dame affligée; mais avant qu'il vint, elle avoit fermé la fenêtre, & s'étoit retirée.

L'Oiseau curieux ne manqua pas de revenir la nuit suivante; il faisoit clair de lune; il vit une fille à la fenêtre de la tour, qui commençoit ses regrets: Fortune, disoit-elle, toi qui me flattois de régner, toi qui m'avois rendue l'amour de mon père; que t'ai-je fait pour me plonger tout d'un coup dans les plus amères douleurs? Est-ce dans un âge aussi tendre que le mien qu'on doit commencer à ressentir ton inconstance? Reviens, barbare, reviens s'il est possible; je te demande, pour toutes faveurs, de terminer ma fatale destinée. L'Oiseau Bleu écoutoit; & plus il écoutoit, plus il se persuadoit que c'étoit son aimable princesse qui se plaignoit; il lui dit: Adorable Florine, merveille de nos jours! pourquoi voulez-vous finir si promptement les vôtres? Vos maux ne sont point sans remède. Hé! qui[Pg 89] me parle, s'écria-t-elle, d'une manière si consolante? Un roi malheureux, reprit l'Oiseau, qui vous aime, & n'aimera jamais que vous. Un roi qui m'aime, ajouta-t-elle! Est-ce ici un piège que me tend mon ennemie? Mais au fond, qu'y gagnera-t-elle? Si elle cherche à découvrir mes sentimens, je suis prête à lui en faire l'aveu. Non, ma princesse, répondit-il, l'amant qui vous parle n'est point capable de vous trahir: en achevant ces mots il vola sur la fenêtre. Florine eut d'abord grande peur d'un Oiseau si extraordinaire, qui parloit avec autant d'esprit que s'il avoit été homme, quoiqu'il conservât le petit son de voix d'un rossignol, mais la beauté de son plumage & ce qu'il lui dit la rassura. M'est-il permis de vous revoir, ma princesse, s'écria-t-il? Puis-je goûter un bonheur si parfait sans mourir de joie? Mais, hélas! que cette joie est troublée par votre captivité, & l'état où la méchante Soussio m'a réduit pour sept ans. Et qui êtes-vous, charmant Oiseau, dit la princesse, en le caressant? Vous avez dit mon nom, ajouta le roi, & vous feignez de ne me pas connoître. Quoi! le plus grand roi du monde! Quoi! le roi Charmant, dit la princesse, seroit le petit oiseau que je tiens? Hélas! belle Florine, il n'est que trop vrai; reprit-[Pg 90]il; & si quelque chose m'en peut consoler, c'est que j'ai préféré cette peine à celle de renoncer à la passion que j'ai pour vous. Pour moi, dit Florine! Ah! ne cherchez point à me tromper! Je sais, je sais que vous avez épousé Truitonne; j'ai reconnu votre anneau à son doigt, je l'ai vue toute brillante des diamans que vous lui avez donnés: elle est venue m'insulter dans ma triste prison, chargée d'une riche couronne & d'un manteau royal, qu'elle tenoit de votre main, pendant que j'étois chargée de chaînes & de fers.

Vous avez vu Truitonne en cet équipage, interrompit le roi; sa mère & elle ont osé vous dire que ces joyaux venoient de moi? O ciel! est-il possible que j'entende des mensonges si affreux, & que je ne puisse m'en venger aussitôt que je le souhaite! Sachez qu'elles ont voulu me décevoir; qu'abusant de votre nom, elles m'ont engagé d'enlever cette laide Truitonne; mais aussitôt que je connus mon erreur, je voulus l'abandonner, & je choisis enfin d'être Oiseau Bleu sept ans de suite, plutôt que de manquer à la fidélité que je vous ai vouée.

Florine avoit un plaisir si sensible d'entendre parler son aimable amant, qu'elle ne se souvenoit plus des malheurs de sa prison. Que ne lui dit-elle pas pour le consoler de sa triste aven[Pg 91]ture, & pour le persuader qu'elle ne feroit pas moins pour lui qu'il avoit fait pour elle! Le jour paroissoit, la plupart des officiers étoient déjà levés, que l'Oiseau Bleu & la princesse parloient encore ensemble: ils se séparèrent avec mille peines, après s'être promis que toutes les nuits ils s'entretiendroient ainsi.

La joie de s'être trouvés étoit si extrême, qu'il n'est point de termes capables de l'exprimer; chacun de son côté remercioit l'amour & la fortune. Cependant Florine s'inquiétoit pour l'Oiseau Bleu: qui le garantira des chasseurs, disoit-elle, ou de la serre aiguë de quelque aigle, ou de quelque vautour affamé, qui le mangera avec autant d'appétit que si ce n'étoit pas un grand roi? O Ciel! que deviendrois-je, si ses plumes légères & fines, poussées par le vent, venoient jusques dans ma prison m'annoncer le désastre que je crains? Cette pensée empêcha que la pauvre princesse fermât les yeux; car lorsque l'on aime, les illusions paroissent des vérités, & ce que l'on croyoit impossible dans un autre temps, semble aisé en celui-là; de sorte qu'elle passa le jour à pleurer, jusqu'à ce que l'heure fût venue de se mettre à sa fenêtre.

Le charmant Oiseau, caché dans le creux d'un arbre, avoit été tout le jour occupé à[Pg 92] penser à sa belle princesse. Que je suis content, disoit-il, de l'avoir retrouvée! qu'elle est engageante! que je sens vivement les bontés qu'elle me témoigne! ce tendre amant comptoit jusqu'aux moindres momens de la pénitence qui l'empêchoit de l'épouser, & jamais l'on n'en a désiré la fin avec plus de passion. Comme il vouloit faire à Florine toutes les galanteries dont il étoit capable, il vola jusqu'à la ville capitale de son royaume: il fut à son palais, il entra dans son cabinet par une vitre qui étoit cassée; il prit des pendans d'oreilles de diamans, si parfaits & si beaux, qu'il n'y en avoit point au monde qui en approchassent: il les apporta le soir à Florine, & la pria de s'en parer. J'y consentirois, lui dit-elle, si vous me voyiez le jour; mais puisque je ne vous parle que la nuit; je ne les mettrai pas. L'Oiseau lui promit de prendre si bien son temps, qu'il viendroit à la tour à l'heure qu'elle voudroit: aussitôt elle mit les pendans d'oreilles, & la nuit se passa à causer comme s'étoit passée l'autre.

Le lendemain l'Oiseau Bleu retourna dans son royaume, il fut à son palais; il entra dans son cabinet par la vitre rompue, & il en apporta les plus riches bracelets que l'on eût encore vus: ils étoient d'une seule émeraude,[Pg 93] taillés en facettes, creusés par le milieu, pour y passer la main & le bras. Pensez-vous, lui dit la princesse, que mes sentimens pour vous aient besoin d'être cultivés par des présens? Ah! que vous les connoîtriez mal! Non, madame, répliqua-t-il, je ne crois pas que les bagatelles que je vous offre soient nécessaires pour me conserver votre tendresse; mais la mienne seroit blessée si je négligeois aucune occasion de vous marquer mon attention; & quand vous ne me voyez point, ces petits bijoux me rappellent à votre souvenir. Florine lui dit là-dessus mille choses obligeantes, auxquelles il répondit par mille autres, qui ne l'étoient pas moins.

La nuit suivante, l'Oiseau amoureux ne manqua pas d'apporter à sa belle une montre d'une grandeur raisonnable, qui étoit dans une perle: l'excellence du travail surpassoit celle de la matière. Il est inutile de me régaler d'une montre, dit-elle galamment; quand vous êtes éloigné de moi, les heures me paroissent sans fin; quand vous êtes avec moi, elles passent comme un songe: ainsi je ne puis leur donner une juste mesure. Hélas! ma princesse, s'écria l'Oiseau Bleu, j'en ai la même opinion que vous, & je suis persuadé que je renchéris encore sur la délicatesse. Après ce que vous souffrez pour me conserver votre cœur, répliqua-t-elle, je[Pg 94] suis en état de croire que vous avez porté l'amitié & l'estime aussi loin qu'elles peuvent aller.

Dès que le jour paroissoit, l'Oiseau voloit dans le fond de son arbre, où des fruits lui servoient de nourriture; quelquefois encore il chantoit de beaux airs, sa voix ravissoit les passans: ils l'entendoient & ne voyoient personne; aussi il étoit conclu que c'étoit des esprits. Cette opinion devint si commune, que l'on n'osoit entrer dans le bois: on rapportoit mille aventures fabuleuses qui s'y étoient passées; & la terreur générale fit la sûreté particulière de l'Oiseau Bleu.

Il ne se passoit aucun jour sans qu'il fît un présent à Florine; tantôt un collier de perles, ou des bagues des plus brillantes & des mieux mises en œuvre, des attaches de diamans, des poinçons, des bouquets de pierreries qui imitoient la couleur des fleurs, des livres agréables, des médailles; enfin, elle avoit un amas de richesses merveilleuses: elle ne s'en paroit jamais que la nuit pour plaire au roi, & le jour, n'ayant point d'endroit à les mettre, elle les cachoit soigneusement dans sa paillasse.

Deux années s'écoulèrent ainsi sans que Florine se plaignît une seule fois de sa captivité. Et comment s'en seroit-elle plainte? elle avoit[Pg 95] la satisfaction de parler toute la nuit à ce qu'elle aimoit: il ne s'est jamais dit tant de jolies choses. Bien qu'elle ne vît personne, & que l'Oiseau passât le jour dans le creux d'un arbre, ils avoient mille nouveautés à se raconter; la matière étoit inépuisable, leur cœur & leur esprit fournissoient abondamment des sujets de conversation.

Cependant la malicieuse reine, qui la retenoit si cruellement en prison, faisoit d'inutiles efforts pour marier Truitonne; elle envoyoit des ambassadeurs la proposer à tous les princes dont elle connoissoit le nom: dès qu'ils arrivoient on les congédioit brusquement. S'il s'agissoit de la princesse Florine, vous seriez reçus avec joie, leur disoit-on; mais pour Truitonne, elle peut rester vestale sans que personne s'y oppose. A ces nouvelles, sa mère & elle s'emportoient de colère contre l'innocente princesse qu'elles persécutoient. Quoi! malgré sa captivité, cette arrogante nous traversera, disoient-elles? Quel moyen de lui pardonner les mauvais tours qu'elle nous fait? Il faut qu'elle ait des correspondances secrètes dans les pays étrangers: c'est tout au moins une criminelle d'état; traitons-la sur ce pied, & cherchons tous les moyens possibles de la convaincre.

[Pg 96]

Elles finirent leur conseil si tard, qu'il étoit près de minuit lorsqu'elles résolurent de monter dans la tour pour l'interroger. Elle étoit avec l'Oiseau Bleu à la fenêtre, parée de ses pierreries, coëffée de ses beaux cheveux, avec un soin qui n'est pas naturel aux personnes affligées; sa chambre & son lit étoient jonchés de fleurs, & quelques pastilles d'Espagne qu'elle venoit de brûler, répandoient une odeur excellente. La reine écouta à la porte; elle crut entendre chanter un air à deux parties: car Florine avoit une voix presque céleste; en voici les paroles, qui lui parurent tendres:

Que notre sort est déplorable,
Et que nous souffrons de tourment!
Pour nous aimer trop constament!
Mais c'est en vain qu'on nous accable;
Malgré nos cruels ennemis
Nos cœurs seront toujours unis.

Quelques soupirs finirent leur petit concert.

Ah! ma Truitonne; nous sommes trahies, s'écria la reine, en ouvrant brusquement la porte, & se jetant dans la chambre. Que devint Florine à cette vue? Elle poussa promptement sa petite fenêtre, pour donner le temps à l'Oiseau royal de s'envoler. Elle étoit bien[Pg 97] plus occupée de sa conservation que de la sienne propre; mais il ne se sentit pas la force de s'éloigner: ses yeux perçans lui avoient découvert le péril où sa princesse étoit exposée. Il avoit vu la reine & Truitonne; quelle affliction de n'être pas en état de défendre sa maîtresse! Elles s'approchèrent d'elle comme des furies qui vouloient la dévorer. L'on fait vos intrigues contre l'état, s'écria la reine; ne pensez pas que votre rang vous sauve des châtimens que vous méritez. Et avec qui, madame, répliqua la princesse? N'êtes-vous pas ma geolière depuis deux ans? Ai-je vu d'autres personnes que celles que vous m'avez envoyées? Pendant qu'elle parloit, la reine & sa fille l'examinoient avec une surprise sans pareille; son admirable beauté & son extraordinaire parure les éblouissoient. Et d'où vous viennent, madame, dit la reine, ces pierreries qui brillent plus que le soleil? Nous ferez-vous accroire qu'il y en a des mines dans cette tour? Je les y ai trouvées, répliqua Florine; c'est tout ce que j'en sais: la reine la regardoit attentivement pour pénétrer jusqu'au fond de son cœur ce qui s'y passoit. Nous ne sommes pas vos dupes, dit-elle, vous pensez nous en faire accroire; mais, princesse, nous savons ce que vous faites depuis le matin jusqu'au soir.[Pg 98] On vous a donné tous ces bijoux dans la seule vue de vous obliger à vendre le royaume de votre père. Je serois fort en état de le livrer, répondit-elle, avec un sourire dédaigneux; une princesse infortunée, qui languit dans les fers depuis si long-temps, peut beaucoup dans un complot de cette nature. Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vous coiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d'odeurs, & votre personne si magnifique, qu'au milieu de la cour vous seriez moins parée? J'ai assez de loisir, dit la princesse, il n'est pas extraordinaire que j'en donne quelques momens à m'habiller; j'en passe tant d'autres à pleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher. Ça, ça, voyons, dit la reine, si cette innocente personne n'a point quelque traité fait avec les ennemis: elle chercha elle-même partout, & venant à la paillasse, qu'elle fit vider, elle y trouva une si grande quantité de diamans, de perles, de rubis, d'émeraudes & de topazes, qu'elle ne savoit d'où cela venoit. Elle avoit résolu de mettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse; dans le temps qu'on n'y prenoit pas garde, elle en cacha dans la cheminée; mais par bonheur l'Oiseau Bleu étoit perché au-dessus, qui voyoit mieux qu'un lynx, & qui écoutoit[Pg 99] tout; il s'écria: Prends garde à toi, Florine, voilà ton ennemie qui veut te faire une trahison. Cette voix si peu attendue, épouvanta à tel point la reine, qu'elle n'osa faire ce qu'elle avoit médité. Vous voyez, madame, dit la princesse, que les esprits qui volent en l'air me sont favorables. Je crois, dit la reine, outrée de colère, que les démons s'intéressent pour vous; mais malgré eux votre père saura se faire justice. Plût au ciel, s'écria Florine, n'avoir à craindre que la fureur de mon père! Mais la vôtre, madame, est plus terrible.

La reine la quitta, troublée de tout ce qu'elle venoit de voir & d'entendre; elle tint conseil sur ce qu'elle devoit faire contre la princesse: on lui dit que si quelque Fée ou quelque Enchanteur la prenoient sous leur protection, le vrai secret pour les irriter seroit de lui faire de nouvelles peines, & qu'il seroit mieux d'essayer de découvrir son intrigue. La reine approuva cette pensée; elle envoya coucher dans sa chambre une jeune fille, qui contrefaisoit l'innocente: elle eut ordre de lui dire qu'on la mettoit auprès d'elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dans un panneau si grossier? La princesse la regarda comme son espionne; l'on n'en peut ressentir une douleur plus violente. Quoi! je ne parlerai plus à cet Oi[Pg 100]seau qui m'est si cher, disoit-elle? Il m'aidoit à supporter mes malheurs, je soulageois les siens; notre tendresse nous suffisoit. Que va-t-il faire? Que ferai-je moi-même? En pensant à toutes ces choses, elle versoit des ruisseaux de larmes.

Elle n'osoit plus se mettre à la petite fenêtre, quoiqu'elle l'entendît voltiger autour, elle mouroit d'envie de lui ouvrir; mais elle craignoit d'exposer la vie de ce cher amant. Elle passa un mois entier sans paroître; l'Oiseau Bleu se désespéroit: quelles plaintes ne faisoit-il pas? Comment vivre sans voir sa princesse? Il n'avoit jamais mieux ressenti les maux de l'absence & ceux de sa métamorphose: il cherchoit inutilement des remèdes à l'un & à l'autre: après s'être creusé la tête, il ne trouvoit rien qui le soulageât.

L'espionne de la princesse, qui veilloit jour & nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu'enfin elle s'endormit profondément. Florine s'en apperçut; elle ouvrit sa petite fenêtre, & dit:

Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.

Ce sont-là ses propres paroles, auxquelles l'on n'a voulu rien changer. L'Oiseau les[Pg 101] entendit si bien, qu'il vint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir! Qu'ils avoient de choses à se dire! Les amitiés & les protestations de fidélité se renouvelèrent mille & mille fois: la princesse n'ayant pu s'empêcher de répandre des larmes, son amant s'attendrit beaucoup, & la consola de son mieux. Enfin l'heure de se quitter étant venue, sans que la geolière se fût réveillée, ils se dirent l'adieu du monde le plus touchant. Le lendemain encore l'espionne s'endormit, la princesse diligemment se mit à la fenêtre, puis elle dit, comme la première fois:

Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.

Aussitôt l'Oiseau vint, & la nuit se passa comme l'autre, sans bruit & sans éclat, dont nos amans étoient ravis: ils se flattoient que la surveillante prendroit tant de plaisir à dormir, qu'elle en feroit autant toutes les nuits. Effectivement la troisième se passa encore très-heureusement; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayant entendu quelque bruit, elle écouta sans faire semblant de rien; puis elle regarda de son mieux, & vit au clair de la lune le plus bel oiseau de l'univers qui parloit à la princesse, qui la caressoit avec sa patte, qui[Pg 102] la béquetoit doucement; enfin elle entendit plusieurs choses de leur conversation, & demeura très-étonnée; car l'oiseau parloit comme un amant, & la belle Florine lui répondoit avec tendresse.

Le jour parut; ils se dirent adieu; & comme s'ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrace, ils se quittèrent avec une peine extrême. La princesse se jeta sur son lit toute baignée de ses larmes, & le roi retourna dans le creux de son arbre. Sa geolière courut chez la reine; & lui apprit tout ce qu'elle avoit vu & entendu. La reine envoya querir Truitonne & ses confidentes; elles raisonnèrent long-temps ensemble, & conclurent que l'Oiseau Bleu étoit le roi Charmant. Quel affront, s'écria la reine! quel affront, ma Truitonne! Cette insolente princesse, que je croyois si affligée, jouissoit en repos des agréables conversations de notre ingrat. Ah! je me vengerai d'une manière si sanglante, qu'il en sera parlé. Truitonne la pria de n'y perdre pas un moment; & comme elle se croyoit plus intéressée dans l'affaire que la reine, elle mouroit de joie lorsqu'elle pensoit à tout ce qu'on feroit pour désoler l'amant & la maîtresse.

La reine renvoya l'espionne dans la tour; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon,[Pg 103] ni curiosité, & de paroître plus endormie qu'à l'ordinaire. Elle se coucha de bonne heure; elle ronfla de son mieux; & la pauvre princesse déçue ouvrant la petite fenêtre, s'écria:

Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.

Mais elle l'appela toute la nuit inutilement; il ne parut point; car la méchante reine avoit fait attacher au cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, des poignards; & lorsqu'il vint à tire d'aîles s'abattre dessus, ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds; il tomba sur d'autres, qui lui coupèrent les aîles; & enfin tout percé, il se sauva avec mille peines jusqu'à son arbre, laissant une longue trace de sang.

Que n'étiez-vous là, belle princesse, pour soulager cet oiseau royal! Mais elle seroit morte, si elle l'avoit vu dans un état si déplorable. Il ne vouloit prendre aucun soin de sa vie, persuadé que c'étoit Florine qui lui avoit fait jouer ce mauvais tour. Ah! barbare, disoit-il douloureusement, est-ce ainsi que tu payes la passion la plus pure & la plus tendre qui sera jamais? Si tu voulois ma mort, que ne me la demandois-tu toi-même; elle m'auroit été chère de ta main? Je venois te trouver avec[Pg 104] tant d'amour & de confiance! Je souffrois pour toi, & je souffrois sans me plaindre! Quoi! tu m'as sacrifié à la plus cruelle des femmes! Elle étoit notre ennemie commune; tu viens de faire ta paix à mes dépens. C'est toi, Florine, c'est toi qui me poignardes! Tu as emprunté la main de Truitonne, & tu l'as conduite jusques dans mon sein! Ces funestes idées l'accablèrent à tel point, qu'il résolut de mourir.

Mais son ami l'Enchanteur, qui avoit vu revenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot, sans que le roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvoit lui être arrivé, qu'il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sans qu'il lui fût possible de le trouver. Il faisoit son neuvième tour, lorsqu'il passa dans le bois où il étoit; &, selon les règles qu'il s'étoit prescrites, il sonna du cor assez long-temps, & puis il cria cinq fois de toute sa force: Roi Charmant, roi Charmant, où êtes-vous? Le roi reconnut la voix de son meilleur ami. Approchez, lui dit-il, de cet arbre, & voyez le malheureux roi que vous chérissez, noyé dans son sang. L'Enchanteur tout surpris regardoit de tous côtés sans rien voir. Je suis Oiseau Bleu, dit le roi, d'une voix foible & languissante. A ces mots, l'En[Pg 105]chanteur le trouva sans peine dans son petit nid. Un autre que lui auroit été étonné plus qu'il ne le fut; mais il n'ignoroit aucun tour de l'art nécromancien: il ne lui en coûta que quelques paroles pour arrêter le sang qui couloit encore; & avec des herbes qu'il trouva dans le bois, & sur lesquelles il dit deux mots de grimoire, il guérit le roi aussi parfaitement que s'il n'avoit pas été blessé.

Il le pria de lui apprendre ensuite par quelle aventure il étoit devenu oiseau, & qui l'avoit blessé si cruellement. Le roi contenta sa curiosité: il lui dit que c'étoit Florine qui avoit décelé le mystère amoureux des visites secrètes qu'il lui rendoit; & que pour faire sa paix avec la reine, elle avoit consenti à laisser garnir le cyprès de poignards & de rasoirs, par lesquels il avoit été presque haché: il se récria mille fois sur l'infidélité de cette princesse, & dit qu'il s'estimeroit heureux d'être mort avant que d'avoir connu son méchant cœur. Le magicien se déchaîna contre elle & contre toutes les femmes; il conseilla au roi de l'oublier. Quel malheur seroit le vôtre, lui dit-il, si vous étiez capable d'aimer plus long-temps cette ingrate? Après ce qu'elle vient de vous faire, l'on en doit tout craindre. L'Oiseau Bleu n'en put demeurer d'accord; il aimoit encore[Pg 106] trop chèrement Florine; & l'Enchanteur, qui connut ses sentimens, malgré le soin qu'il prenoit de les cacher, lui dit d'une manière agréable:

Accablé d'un cruel malheur,
En vain l'on parle & l'on raisonne;
On n'écoute que sa douleur,
Et point les conseils qu'on nous donne.
Il faut laisser faire le temps,
Chaque chose a son point de vue;
Et quand l'heure n'est pas venue,
On se tourmente vainement.

Le royal oiseau en convint, & pria son ami de le porter chez lui, & de le mettre dans une cage, où il fut à couvert de la patte du chat & de toute arme meurtrière. Mais, lui dit l'Enchanteur, resterez-vous encore cinq ans dans un état si déplorable & si peu convenable à vos affaires & à votre dignité? Car enfin, vous avez des ennemis qui soutiennent que vous êtes mort; ils veulent envahir votre royaume: je crains bien que vous ne l'ayez perdu avant d'avoir recouvré votre première forme. Ne pourrois-je pas, répliqua-t-il, aller dans mon palais, & gouverner tout comme je faisois ordinairement?

Oh! s'écria son ami, la chose est difficile! Tel qui veut obéir à un homme, ne veut pas[Pg 107] obéir à un perroquet; tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur & de faste, qui vous arrachera toutes les plumes vous voyant un petit oiseau. Ah! foiblesse humaine, brillant extérieur, s'écria le roi! encore que tu ne signifies rien pour le mérite & pour la vertu, tu ne laisses pas d'avoir des endroits décevans, dont on ne sauroit presque se défendre! Hé bien, continua-t-il, soyons philosophes, méprisons ce que nous pouvons obtenir, notre parti ne sera point le plus mauvais. Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien, j'espère de trouver quelques bons expédiens.

Florine, la triste Florine, désespérée de ne voir plus le roi, passoit les jours & les nuits à sa fenêtre, répétant sans cesse:

Oiseau Bleu, couleur du temps,
Vole à moi promptement.

La présence de son espionne ne l'en empêchoit point; son désespoir étoit tel, qu'elle ne ménageoit plus rien. Qu'êtes-vous devenu, roi Charmant, s'écrioit-elle? Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir les cruels effets de leur rage? Avez-vous été sacrifié à leurs fureurs? Hélas! hélas! n'êtes-vous plus? Ne dois-je plus vous voir, ou, fatigué de mes malheurs, m'avez-vous abandonnée à la dureté[Pg 108] de mon sort? Que de larmes, que de sanglots suivoient ses tendres plaintes! Que les heures étoient devenues longues par l'absence d'un amant si aimable & si cher! La princesse, abattue, malade, maigre & changée, pouvoit à peine se soutenir; elle étoit persuadée que tout ce qu'il y a de plus funeste étoit arrivé au roi.

La reine & Truitonne triomphoient; la vengeance leur faisoit plus de plaisir que l'offense ne leur avoit fait de peine. Et au fond, de quelle offense s'agissoit-il? Le roi Charmant n'avoit pas voulu épouser un petit monstre, qu'il avoit mille sujets de haïr. Cependant le père de Florine, qui devenoit vieux, tomba malade, & mourut. La fortune de la méchante reine & de sa fille changea de face. Elles étoient regardées comme des favorites qui avoient abusé de leur faveur. Le peuple mutiné courut au palais demander la princesse Florine, la reconnoissant pour souveraine. La reine, irritée, voulut traiter l'affaire avec hauteur; elle parut sur un balcon, & menaça les mutins. En même temps la sédition devint générale; on enfonce les portes de son appartement, on le pille, & on l'assomme à coups de pierres. Truitonne s'enfuit chez sa marraine la Fée Soussio; elle ne couroit pas moins de danger que sa mère.

[Pg 109]

Les grands du royaume s'assemblèrent promptement, & montèrent à la tour, où la princesse étoit fort malade. Elle ignoroit la mort de son père, & le supplice de son ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pas qu'on ne vînt la prendre pour la faire mourir; elle n'en fut point effrayée. La vie lui étoit odieuse depuis qu'elle avoit perdu l'Oiseau Bleu. Mais ses sujets s'étant jetés à ses pieds, lui apprirent le changement qui venoit d'arriver à sa fortune. Elle n'en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais, & la couronnèrent.

Les soins infinis que l'on prit de sa santé, & l'envie qu'elle avoit d'aller chercher l'Oiseau Bleu, contribuèrent beaucoup à la rétablir, & lui donnèrent bientôt assez de force pour nommer un conseil, afin d'avoir soin de son royaume en son absence; ensuite elle prit pour des mille millions de pierreries, & elle partit une nuit toute seule, sans que personne sût où elle alloit.

L'Enchanteur, qui prenoit soin des affaires du roi Charmant, n'ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce que Soussio avoit fait, s'avisa de l'aller trouver, & de lui proposer quelque accommodement, en faveur duquel elle rendroit au roi sa figure naturelle. Il prit[Pg 110] les grenouilles, & vola chez la Fée, qui causoit dans ce moment avec Truitonne. D'un Enchanteur à une Fée il n'y a que la main; ils se connoissoient depuis cinq ou six cents ans, & dans cet espace de temps, ils avoient été mille fois bien & mal ensemble. Elle le reçut très-agréablement. Que veut mon compère, lui dit-elle? (c'est ainsi qu'ils se nomment tous). Y a-t-il quelque chose pour son service qui dépende de moi? Oui, ma commère, dit le magicien, vous pouvez tout pour ma satisfaction; il s'agit du meilleur de mes amis, d'un roi que vous avez rendu infortuné. Ha, ha, je vous entends, compère, s'écria Soussio, j'en suis fâchée; mais il n'y a point de grâce à espérer pour lui, s'il ne veut épouser ma filleule; la voilà belle & jolie, comme vous voyez: qu'il se consulte.

L'Enchanteur pensa demeurer muet, tant il la trouva laide; cependant il ne pouvoit se résoudre à s'en aller sans régler quelque chose avec elle, parce que le roi avoit couru mille risques depuis qu'il étoit en cage. Le clou qui l'accrochoit s'étoit rompu; la cage étoit tombée, & sa majesté emplumée souffrit beaucoup de cette chûte; Minet, qui se trouva dans la chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffe dans l'œil, dont il pensa[Pg 111] rester borgne. Une autre fois on avoit oublié de lui donner à boire; il alloit le grand chemin d'avoir la pepie, quand on l'en garantit par quelques gouttes d'eau. Un petit coquin de singe s'étant échappé, attrapa ses plumes au travers des barreaux de la cage, & il l'épargna aussi peu qu'il auroit fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela, c'est qu'il étoit sur le point de perdre son royaume; ses héritiers faisoient tous les jours des fourberies nouvelles pour prouver qu'il étoit mort. Enfin l'Enchanteur conclut avec sa commère Soussio, qu'elle méneroit Truitonne dans le palais du roi Charmant; qu'elle y resteroit quelques mois, pendant lesquels il prendroit sa résolution de l'épouser, & qu'elle lui rendroit sa figure: quitte à reprendre celle d'oiseau, s'il ne vouloit pas se marier.

La Fée donna des habits tout d'or & d'argent à Truitonne; puis elle la fit monter en trousse derrière elle sur un dragon, & elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venoit d'y arriver avec son fidelle ami l'Enchanteur. En trois coups de baguette, il se vit le même qu'il avoit été, beau, aimable, spirituel & magnifique; mais il achetoit bien cher le temps qu'on diminuoit de sa pénitence: la seule pensée d'épouser Truitonne le faisoit fré[Pg 112]mir. L'Enchanteur lui disoit les meilleures raisons qu'il pouvoit; elles ne faisoient qu'une médiocre impression sur son esprit; & il étoit moins occupé de la conduite de son royaume, que des moyens de prolonger le terme que Soussio lui avoit donné pour épouser Truitonne.

Cependant la reine Florine, déguisée sous un habit de paysanne, avec ses cheveux épars & mêlés, qui cachoient son visage, un chapeau de paille sur la tête, un sac de toile sur son épaule, commença son voyage, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt par mer, tantôt par terre: elle faisoit toute la diligence possible; mais ne sachant où elle devoit tourner ses pas, elle craignoit toujours d'aller d'un côté, pendant que son aimable roi seroit de l'autre. Un jour qu'elle s'étoit arrêtée au bord d'une fontaine, dont l'eau argentée bondissoit sur de petits cailloux, elle eut envie de se laver les pieds; elle s'assit sur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, & mit ses pieds dans le ruisseau. Elle ressembloit à Diane, qui se baigne au retour d'une chasse. Il passa dans cet endroit une petite vieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton; elle s'arrêta, & lui dit: Que faites-vous là, ma belle fille, vous êtes bien seule? Ma bonne mère, dit la reine, je ne laisse pas d'être en grande com[Pg 113]pagnie; car j'ai avec moi les chagrins, les inquiétudes & les déplaisirs. A ces mots, ses yeux se couvrirent de larmes: Quoi! si jeune vous pleurez! dit la bonne femme. Ah! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi ce que vous avez sincèrement, & j'espère vous soulager. La reine le voulut bien: elle lui conta ses ennuis, la conduite que la Fée Soussio avoit tenue dans cette affaire, & enfin comme elle cherchoit l'Oiseau Bleu.

La petite vieille se redresse, s'agence, change tout d'un coup de visage, paroît belle, jeune, habillée superbement, & regardant la reine avec un souris gracieux: Incomparable Florine, lui dit-elle, le roi que vous cherchez n'est plus oiseau; ma sœur Soussio lui a rendu sa première figure, il est dans son royaume; ne vous affligez point, vous y arriverez, & vous viendrez à bout de votre dessein. Voilà quatre œufs; vous les casserez dans vos pressans besoins, & vous y trouverez des secours qui vous seront utiles. En achevant ces mots, elle disparut.

Florine se sentit fort consolée de ce qu'elle venoit d'entendre; elle mit ces œufs dans son sac, & tourna ses pas vers le royaume de Charmant.

Après avoir marché huit jours & huit nuits[Pg 114] sans s'arrêter, elle arrive au pied d'une montagne prodigieuse par sa hauteur, toute d'ivoire, & si droite que l'on n'y pouvoit mettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentatives inutiles, elle glissoit, elle se fatiguoit; & désespérée d'un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de la montagne, résolue de s'y laisser mourir, quand elle se souvint des œufs que la Fée lui avoit donnés. Elle en prit un: Voyons, dit-elle, si elle ne s'est point moquée de moi, en me promettant les secours dont j'aurois besoin. Dès qu'elle l'eut cassé, elle y trouva des petits crampons d'or, qu'elle mit à ses pieds & à ses mains. Quand elle les eut, elle monta la montagne d'ivoire sans aucune peine; car les crampons entroient dedans, & l'empêchoient de glisser. Lorsqu'elle fut tout au haut, elle eut de nouvelles peines pour descendre; toute la vallée étoit d'une seule glace de miroir. Il y avoit autour plus de soixante mille femmes qui s'y miroient avec un plaisir extrême, car ce miroir avoit bien deux lieues de large & six de haut: chacune s'y voyoit selon ce qu'elle vouloit être. La rousse y paroissoit blonde, la brune avoit les cheveux noirs, la vieille croyoit être jeune, la jeune n'y vieillissoit point; enfin tous les défauts y étoient si bien cachés, que l'on y[Pg 115] venoit des quatre coins du monde. Il y avoit de quoi mourir de rire, de voir les grimaces & les minauderies que la plupart de ces coquettes faisoient. Cette circonstance n'y attiroit pas moins d'hommes; le miroir leur plaisoit aussi. Il faisoit paroître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute & mieux prise, l'air martial, & meilleure mine. Les femmes dont ils se moquoient, ne se moquoient pas moins d'eux; de sorte que l'on appeloit cette montagne de mille noms différens. Personne n'étoit jamais parvenu jusques au sommet; & quand on y vit Florine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir: Où va cette mal-avisée, disoient-elles? Sans doute qu'elle a assez d'esprit pour marcher sur notre glace; du premier pas elle brisera tout; elles faisoient un bruit épouvantable.

La reine ne savoit comment faire, car elle voyoit un grand péril à descendre par-là; elle cassa un autre œuf, dont il sortit deux pigeons & un chariot, qui devint en même temps assez grand pour s'y placer commodément; puis les pigeons descendirent légèrement avec la reine, sans qu'il lui arrivât rien de fâcheux. Elle leur dit: Mes petits amis, si vous vouliez me conduire jusques au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n'obligeriez point une[Pg 116] ingrate. Les pigeons civils & obéissans ne s'arrêtent ni jour ni nuit qu'ils ne fussent arrivés aux portes de la ville. Florine descendit, & leur donna à chacun un doux baiser, plus estimable qu'une couronne.

Oh! que le cœur lui battoit en entrant: elle se barbouilla le visage pour n'être point connue. Elle demanda aux passans où elle pouvoit voir le roi? Quelques uns se prirent à rire: Voir le roi? lui dirent-ils! hé, que veux-tu, ma mie Souillon? Va, va te décrasser, tu n'as pas les yeux allez bons pour voir un tel monarque. La reine ne répondit rien; elle s'éloigna doucement, & demanda encore à ceux qu'elle rencontra, où elle se pourroit mettre pour voir le roi? Il doit venir demain au temple avec la princesse Truitonne, lui dit on; car il consent enfin à l'épouser.

Ciel, quelles nouvelles! Truitonne, l'indigne Truitonne sur le point d'épouser le roi! Florine pensa mourir; elle n'eut plus de force pour parler ni pour marcher: elle se mit sous une porte, assise sur des pierres, bien cachée de ses cheveux & de son chapeau de paille. Infortunée que je suis, disoit-elle! je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale, & me rendre témoin de sa satisfaction! C'étoit[Pg 117] donc à cause d'elle que l'Oiseau Bleu cessa de me venir voir! C'étoit pour ce petit monstre qu'il faisoit la plus cruelle de toutes les infidélités, pendant qu'abîmée dans la douleur, je m'inquiétois pour la conservation de sa vie! Le traître avoit changé; & se souvenant moins de moi que s'il ne m'avoit jamais vue, il me laissoit le soin de m'affliger de sa trop longue absence, sans se soucier de la mienne.

Quand on a beaucoup de chagrin, il est rare d'avoir bon appétit; la reine chercha où se loger, & se coucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut au temple; elle n'y entra qu'après avoir essuyé mille rebuffades des gardes & des soldats. Elle vit le trône du roi & celui de Truitonne, qu'on regardoit déjà comme la reine. Quelle douleur pour une personne aussi tendre & aussi délicate que Florine! Elle s'approcha du trône de sa rivale; elle se tint debout, appuyée contre un pilier de marbre. Le roi vint le premier, plus beau & plus aimable qu'il eût été de sa vie. Truitonne parut ensuite richement vêtue, & si laide, qu'elle en faisoit peur. Elle regarda la reine en fronçant le sourcil: Qui es-tu, lui dit-elle, pour oser t'approcher de mon excellente figure, & si près de mon trône d'or? Je me nomme Mie-Souillon, répondit-elle; je[Pg 118] viens de loin pour vous vendre des raretés: elle fouilla aussitôt dans son sac de toile, elle en tira les bracelets d'émeraudes que le roi Charmant lui avoit donnés. Ho, ho, dit Truitonne, voilà de jolies verrines! en veux-tu une pièce de cinq sols? Montrez-les, Madame, aux connoisseurs, dit la reine, & puis nous ferons notre marché. Truitonne qui aimoit le roi plus tendrement qu'une telle bête n'en étoit capable, étant ravie de trouver des occasions de lui parler, s'avança jusqu'à son trône, & lui montra les bracelets, le priant de lui en dire son sentiment. A la vue de ces bracelets, il se souvint de ceux qu'il avoit donnés à Florine; il pâlit, il soupira, & fut long-temps sans répondre; enfin, craignant qu'on ne s'apperçût de l'état où ses différentes pensées le réduisoient, il se fit un effort, & lui répliqua: Ces bracelets valent je crois, autant que mon royaume; je pensois qu'il n'y en avoit qu'une paire au monde, mais en voilà de semblables.

Truitonne revint dans son trône, où elle avoit moins bonne mine qu'une huître à l'écaille; elle demanda à la reine combien, sans surfaire, elle vouloit de ces bracelets? Vous auriez trop de peine à me les payer, Madame, dit-elle, il vaut mieux vous proposer un autre marché:[Pg 119] si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans le cabinet des échos qui est au palais du roi, je vous donnerai mes émeraudes. Je le veux bien, Mie-Souillon, dit Truitonne, en riant comme une perdue, & montrant des dents plus longues que les défenses d'un sanglier.

Le roi ne s'informa point d'où venoient ces bracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentoit (bien qu'elle ne fût guères propre à faire naître la curiosité), que par un éloignement invincible qu'il sentoit pour Truitonne. Or il est à propos qu'on sache que pendant qu'il étoit Oiseau Bleu, il avoit conté à la princesse qu'il y avoit sous son appartement un cabinet, qu'on appeloit le cabinet des échos, qui étoit si ingénieusement fait, que tout ce qui s'y disoit fort bas étoit entendu du roi lorsqu'il étoit couché dans sa chambre; & comme Florine vouloit lui reprocher son infidélité, elle n'en avoit point imaginé de meilleur moyen.

On la mena dans le cabinet par ordre de Truitonne: elle commença ses plaintes & ses regrets. Le malheur dont je voulois douter n'est que trop certain, cruel Oiseau Bleu, dit-elle! tu m'as oublié, tu aimes mon indigne rivale! Les bracelets que j'ai reçus de ta dé[Pg 120]loyale main, n'ont pu me rappeler à ton souvenir, tant j'en suis éloignée! Alors les sanglots interrompirent ses paroles; & quand elle eut assez de force pour parler, elle se plaignit encore, & continua jusqu'au jour. Les valets-de-chambre l'avoient entendue toute la nuit gémir & soupirer: ils le dirent à Truitonne qui lui demanda quel tintamarre elle avoit fait? La reine lui dit, qu'elle dormoit si bien, qu'ordinairement elle rêvoit & qu'elle parloit très-souvent tout haut. Pour le roi, il ne l'avoit point entendue, par une fatalité étrange. C'est que depuis qu'il avoit aimé Florine, il ne pouvoit plus dormir; & lorsqu'il se mettoit au lit pour prendre quelque repos, on lui donnoit de l'opium.

La reine passa une partie du jour dans une étrange inquiétude. S'il m'a entendue, disoit-elle, se peut-il une indifférence plus cruelle? S'il ne m'a pas entendue, que ferai-je pour parvenir à me faire entendre? Il ne se trouvoit plus de raretés extraordinaires, car des pierreries sont toujours belles; mais il falloit quelque chose qui piquât le goût de Truitonne: elle eut recours à ses œufs. Elle en cassa un; aussitôt il en sortit un petit carrosse d'acier poli, garni d'or de rapport: il étoit attelé de six souris vertes, conduites par un raton[Pg 121] couleur de rose & le postillon, qui étoit aussi de famille ratonnienne, étoit gris-de-lin. Il y avoit dans ce carrosse quatre marionnettes plus fringantes & plus spirituelles que toutes celles qui paroissent aux foires Saint-Germain & Saint-Laurent; elles faisoient des choses surprenantes particulièrement deux petites égyptiennes, qui pour danser la sarabande & le passe-pied, ne l'auroient pas cédé à Leance.

La reine demeura ravie de ce nouveau chef-d'œuvre de l'art nécromancien; elle ne dit mot jusqu'au soir, qui étoit l'heure que Truitonne alloit à la promenade; elle se mit dans une allée, faisant galopper ces souris, qui traînoient le carrosse, les ratons & les marionnettes. Cette nouveauté étonna si fort Truitonne, qu'elle s'écria deux ou trois fois: Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinq sols du carrosse & de ton attelage souriquois? Demandez aux gens-de-lettres & aux docteurs de ce royaume, dit Florine, ce qu'une telle merveille peut valoir, & je m'en rapporterai à l'estimation du plus savant. Truitonne, qui étoit absolue en tout, lui répliqua: Sans m'importuner plus long-temps de ta crasseuse présence, dis-m'en le prix? Dormir encore dans le cabinet des échos, dit-elle, est tout ce que je demande. Va, pauvre bête, répliqua Trui[Pg 122]tonne, tu n'en seras pas refusée; & se tournant vers ses dames: Voilà une sotte créature, dit-elle, de retirer si peu d'avantage de ses raretés.

La nuit vint. Florine dit tout ce qu'elle put imaginer de plus tendre, & elle le dit aussi inutilement qu'elle avoit déjà fait, parce que le roi ne manquoit jamais de prendre son opium. Les valets-de-chambre disoient entr'eux: Sans doute cette paysanne est folle; qu'est-ce qu'elle raisonne toute la nuit? Avec cela, disoient les autres, il ne laisse pas d'y avoir de l'esprit & de la passion dans ce qu'elle conte. Elle attendoit impatiemment le jour, pour voir quel effet ses discours auroient produit. Quoi! ce barbare est devenu sourd à ma voix, disoit-elle? Il n'entend plus sa chère Florine! Ah! quelle foiblesse de l'aimer encore! que je mérite bien les marques du mépris qu'il me donne! Mais elle y pensoit inutilement; elle ne pouvoit se guérir de sa tendresse. Il n'y avoit plus qu'un œuf dans son sac dont elle dût espérer du secours; elle le cassa, il en sortit un pâté de six oiseaux qui étoient bardés, cuits & fort bien apprêtés; avec cela ils chantoient merveilleusement bien, disoient la bonne aventure, & savoient mieux la médecine qu'Esculape. La reine resta charmée d'une[Pg 123] chose si admirable; elle fut avec son pâté parlant dans l'anti-chambre de Truitonne.

Comme elle attendoit qu'elle passât, un des valets-de-chambre du roi s'approcha d'elle, & lui dit: Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que si le roi ne prenoit pas de l'opium pour dormir, vous l'étourdiriez assurément; car vous jasez la nuit d'une manière surprenante. Florine ne s'étonna plus de ce qu'il ne l'avoit pas entendue; elle fouilla dans son sac, & lui dit: Je crains si peu d'interrompre le repos du roi, que si vous voulez ne lui point donner d'opium ce soir, en cas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles & tous ces diamans seront pour vous. Le valet-de-chambre y consentit, & lui en donna sa parole.

A quelques momens de là Truitonne vint; elle apperçut la reine avec son pâté, qui feignoit de le vouloir manger: Que fais-tu là, Mie-Souillon, lui dit-elle? Madame, répliqua Florine, je mange des astrologues, des musiciens & des médecins. En même-temps tous les oiseaux se mettent à chanter plus mélodieusement que des sirènes; puis ils s'écrièrent: Donnez la pièce blanche, & nous vous dirons votre bonne aventure. Un canard qui dominoit, dit plus haut que les autres, can, can, can; je suis médecin, je guéris de tous[Pg 124] maux & de toute sorte de folie, hormis de celle d'amour. Truitonne plus surprise de tant de merveilles quelle l'eût été de ses jours, jura: Par la vertuchou, voilà un excellent pâté! je le veux avoir; çà, çà, Mie-Souillon, que t'en donnerai-je? Le prix ordinaire, dit-elle; coucher dans le cabinet des échos, & rien davantage. Tiens, dit généreusement Truitonne (car elle étoit de belle humeur par l'acquisition d'un tel pâté), tu en auras une pistole. Florine, plus contente qu'elle l'eût encore été, parce qu'elle espéroit que le roi l'entendroit, se retira en la remerciant.

Dès que la nuit parut, elle se fit conduire dans le cabinet, souhaitant avec ardeur que le valet de chambre lui tînt parole, & qu'au lieu de donner de l'opium au roi, il lui présentât quelque autre chose qui pût le tenir éveillé. Lorsqu'elle crut que chacun s'étoit endormi, elle commença ses plaintes ordinaires. A combien de périls me suis-je exposée, disoit-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis, & que tu veux épouser Truitonne? Que t'ai-je donc fait, cruel! pour oublier tes sermens? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés, de nos tendres conversations: elle les répéta presque toutes, avec une mémoire qui prouvoit assez que[Pg 125] rien ne lui étoit plus cher que ce souvenir.

Le roi ne dormoit point, & il entendoit si distinctement la voix de Florine & toutes ses paroles, qu'il ne pouvoit comprendre d'où elles venoient; mais son cœur, pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l'idée de son incomparable princesse, qu'il sentit sa séparation avec la même douleur, qu'au moment où les couteaux l'avoient blessé sur le cyprès; il se mit à parler de son côté comme la reine avoir fait du sien: Ah! princesse, dit-il, trop cruelle pour un amant qui vous adoroit! est-il possible que vous m'ayez sacrifié à nos communs ennemis! Florine entendit ce qu'il disoit, & ne manqua pas de lui répondre, & de lui apprendre que s'il vouloit entretenir la Mie-Souillon, il seroit éclairci de tous les mystères qu'il n'avoit pu pénétrer jusqu'alors. A ces mots le roi impatient appela un de ses valets de chambre, & lui demanda s'il ne pouvoit point trouver Mie-Souillon & l'amener? Le valet-de-chambre répliqua, que rien n'étoit plus aisé, parce qu'elle couchoit dans le cabinet des échos.

Le roi ne savoit qu'imaginer: Quel moyen de croire qu'une si grande reine que Florine fût déguisée en Souillon? Et quel moyen de[Pg 126] croire que Mie-Souillon eût la voix de la reine, & sût des secrets si particuliers, à moins que ce ne fût elle-même? Dans cette incertitude il se leva, & s'habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobé dans le cabinet des échos, dont la reine avoit ôté la clef; mais le roi en avoit une qui ouvroit toutes les portes du palais.

Il la trouva avec une légère robe de taffetas blanc, qu'elle portoit sous ses vilains habits; ses beaux cheveux couvroient ses épaules; elle étoit couchée sur un lit de repos, & une lampe un peu éloignée ne rendoit qu'une lumière sombre. Le roi entra tout d'un coup, & son amour l'emportant sur son ressentiment, dès qu'il la reconnut il vint se jeter à ses pieds, il mouilla ses mains de ses larmes, & pensa mourir de joie, de douleur, & de mille pensées différentes qui lui passèrent en même-temps dans l'esprit.

La reine ne demeura pas moins troublée; son cœur se serra; elle pouvoit à peine soupirer: elle regardoit fixement le roi sans lui rien dire; & quand elle eut la force de lui parler, elle n'eut pas celle de lui faire des reproches; le plaisir de le revoir lui fit oublier pour quelques temps les sujets de plaintes qu'elle croyoit avoir. Enfin ils s'éclaircirent,[Pg 127] ils se justifièrent, leur tendresse se réveilla; & tout ce qui les embarrassoit, c'étoit la Fée Soussio.

Mais dans ce moment, l'Enchanteur qui aimoit le roi, arriva avec une Fée fameuse: c'étoit justement celle qui avoit donné les quatre œufs à Florine. Après les premiers complimens, l'Enchanteur & la Fée déclarèrent que leur pouvoir étant uni en faveur du roi & de la reine, Soussio ne pouvoit rien contr'eux, & qu'ainsi leur mariage ne recevroit aucun retardement.

Il est aisé de se figurer la joie de ces deux jeunes amans: dès qu'il fut jour on la publia dans tout le palais, & chacun étoit ravi de voir Florine. Ces nouvelles allèrent jusqu'à Truitonne; elle accourut chez le roi: quelle surprise d'y trouver sa belle rivale! Dès qu'elle voulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l'Enchanteur & la Fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu'il lui restât au moins une partie de son nom & de son naturel grondeur: elle s'enfuit toujours grognant jusques dans la basse-cour, où de longs éclats de rire que l'on fit sur elle, achevèrent de la désespérer.

Le roi Charmant & la reine Florine, délivrés d'une personne si odieuse, ne pensèrent[Pg 128] plus qu'à la fête de leurs noces; la galanterie & la magnificence y parurent également: il est aisé de juger de leur félicité, après de si longs malheurs.

Quand Truitonne aspiroit à l'hymen de Charmant,
Et que, sans avoir su lui plaire,
Elle vouloit former ce triste engagement
Que la mort seule peut défaire,
Qu'elle étoit imprudente! Hélas!
Sans doute elle ignoroit qu'un pareil mariage
Devient un funeste esclavage,
Si l'amour ne le forme pas.
Je trouve que Charmant fut sage.
A mon sens il vaut beaucoup mieux
Etre Oiseau Bleu, corbeau, devenir hibou même,
Que d'éprouver la peine extrême
D'avoir ce que l'on hait toujours devant ses yeux.
En ces sortes d'hymens notre siècle est fertile:
Les hymens seroient plus heureux
Si l'on trouvoit encor quelque Enchanteur habile
Qui voulût s'opposer à ces coupables nœuds,
Et ne jamais souffrir que l'hymenée unisse,
Par intérêt ou par caprice,
Deux cœurs infortunés, s'ils ne s'aiment tous deux.

LE PRINCE LUTIN

 

[Pg 129]




LE PRINCE LUTIN,
CONTE.


Il étoit une fois un roi & une reine qui n'avoient qu'un fils qu'ils aimoient passionnément, bien qu'il fût très-mal fait. Il étoit aussi gros que le plus gros homme, & aussi petit que le plus petit nain. Mais ce n'étoit rien de la laideur de son visage & de la difformité de son corps, en comparaison de la malice de son esprit: c'étoit une bête opiniâtre qui désoloit tout le monde. Dès sa plus grande enfance le roi le remarqua bien, mais la reine en étoit folle; elle contribuoit encore à le gâter par des complaisances outrées, qui lui faisoient connoître le pouvoir qu'il avoit sur elle; & pour faire sa cour à cette princesse, il falloit lui dire que son fils étoit beau & spirituel. Elle voulut lui donner un nom qui inspirât du respect & de la crainte. Après avoir long-temps cherché, elle l'appela Furibon.

Quand il fut en âge d'avoir un gouverneur, le roi choisit un prince qui avoit d'anciens droits sur la couronne, qu'il auroit soutenus en homme de courage, si ses affaires avoient été[Pg 130] en meilleur état; mais il y avoit long-temps qu'il n'y pensoit plus: toute son application étoit à bien élever son fils unique.

Il n'a jamais été un plus beau naturel, un esprit plus vis & plus pénétrant, plus docile & plus soumis; tout ce qu'il disoit avoit un tour heureux & une grâce particulière: sa personne étoit toute parfaite.

Le roi ayant choisi ce grand Seigneur pour conduire la jeunesse de Furibon, il lui commanda d'être bien obéissant; mais c'étoit un indocile que l'on fouettoit cent fois sans le corriger de rien. Le fils de son gouverneur s'appeloit Léandre: tout le monde l'aimoit. Les dames le voyoient très-favorablement; mais il ne s'attachoit à pas une: elles l'appeloient le bel indifférent. Elles lui faisoient la guerre sans le faire changer de manière: il ne quittoit presque point Furibon; cette compagnie ne servoit qu'à le faire trouver plus hideux. Il ne s'approchoit des dames que pour leur dire des duretés; tantôt elles étoient mal habillées, une autre fois elles avoient l'air provincial: il les accusoit devant tout le monde d'être fardées. Il ne vouloit savoir leurs intrigues que pour en parler à la reine, qui les grondoit; & pour les punir, elle les faisoit jeûner. Tout cela étoit cause que l'on haïssoit mortellement[Pg 131] Furibon; il le voyoit bien, & s'en prenoit presque toujours au jeune Léandre: Vous êtes fort heureux, lui disoit-il, en le regardant de travers; les dames vous louent & vous applaudissent, elles ne sont pas de même pour moi. Seigneur, répliquoit-il modestement, le respect qu'elles ont pour vous les empêche de se familiariser. Elles font fort bien, disoit-il, car je les battrois comme plâtre, pour leur apprendre leur devoir.

Un jour qu'il étoit arrivé des ambassadeurs de bien loin, le prince, accompagné de Léandre, resta dans une galerie pour les voir passer. Dès que les ambassadeurs apperçurent Léandre, ils s'avancèrent, & vinrent lui faire de profondes révérences, témoignant par des signes leur admiration; puis regardant Furibon, ils crurent que c'étoit son nain; ils le prirent par le bras, le firent tourner & retourner en dépit qu'il en eût.

Léandre étoit au désespoir; il se tuoit de leur dire que c'étoit le fils du roi; ils ne l'entendoient point; par malheur l'interprête étoit allé les attendre chez le roi. Léandre connoissant qu'ils ne comprenoient rien à ses signes, s'humilioit encore davantage auprès de Furibon; & les ambassadeurs, aussi bien que ceux de leur suite, croyant que c'étoit un jeu,[Pg 132] rioient à s'en trouver mal, & vouloient lui donner des croquignoles & des nazardes à la mode de leur pays. Ce prince désespéré tira sa petite épée, qui n'étoit pas plus longue qu'un éventail; il auroit fait quelque violence, sans le roi qui vint au-devant des ambassadeurs, & qui demeura bien surpris de cet emportement. Il leur en demanda excuse, car il savoit leur langue; ils lui répliquèrent que cela ne tiroit point à conséquence, qu'ils avoient bien vu que cet affreux petit nain étoit de mauvaise humeur. Le roi fut fort affligé que la méchante mine de son fils & ses extravagances le fissent méconnoître.

Quand Furibon ne les vit plus, il prit Léandre par les cheveux, il lui en arracha deux ou trois poignées: il l'auroit étranglé s'il avoit pu; il lui défendit de paroître jamais devant lui. Le père de Léandre offensé du procédé de Furibon, envoya son fils dans un château qu'il avoit à la campagne. Il ne s'y trouva point désœuvré; il aimoit la chasse, la pêche, la promenade, il savoit peindre, il lisoit beaucoup, & jouoit de plusieurs instrumens. Il s'estima heureux de n'être plus obligé de faire la cour à son fantasque prince, & malgré la solitude, il ne s'ennuyoit pas un moment.

Un jour qu'il s'étoit promené long-temps dans[Pg 133] ses jardins, comme la chaleur augmentoit, il entra dans un petit bois dont les arbres étoient si hauts & si touffus, qu'il se trouva agréablement à l'ombre. Il commençoit à jouer de la flûte pour se divertir, lorsqu'il sentit quelque chose qui faisoit plusieurs tours à sa jambe, & qui la serroit très-fort. Il regarda ce que ce pouvoit être, & fut bien surpris de voir une grosse couleuvre; il prit son mouchoir, & l'attrapant par la tête, il alloit la tuer; mais elle entortilla encore le reste de son corps autour de son bras, & le regardant fixement, elle sembloit lui demander grâce. Un de ses jardiniers arriva là-dessus; il n'eut pas plutôt apperçu la couleuvre, qu'il cria à son maître, seigneur, tenez-là bien, il y a une heure que je la poursuis pour la tuer; c'est la plus fine bête qui soit au monde, elle désole nos parterres. Léandre jeta encore les yeux sur la couleuvre, qui étoit tachetée de mille couleurs extraordinaires, & qui, le regardant toujours, ne remuoit point pour se défendre. Puisque tu voulois la tuer, dit-il à son jardinier, & qu'elle est venue se réfugier auprès de moi, je te défends de lui faire aucun mal, je veux la nourrir; & quand elle aura quitté sa belle peau, je la laisserai aller. Il retourna chez lui, il la mit dans une grande chambre,[Pg 134] dont il garda la clef; il lui fit apporter du son, du lait, des fleurs & des herbes, pour la nourrir & pour la réjouir: voilà une couleuvre fort heureuse! Il alloit quelquefois la voir, dès qu'elle l'appercevoit, elle venoit au-devant de lui, rampant & faisant toutes les petites mines & les airs gracieux dont une couleuvre est capable. Ce prince en étoit surpris; mais cependant il n'y faisoit pas une grande attention.

Toutes les dames de la cour étoient affligées de son absence; on ne parloit que de lui; on désiroit son retour: Hélas! disoient-elles, il n'y a plus de plaisir à la cour, depuis que Léandre en est parti: le méchant Furibon en est cause. Faut-il qu'il lui veuille du mal d'être plus aimable & plus aimé que lui? Faut-il que pour lui plaire il se défigure la taille & le visage? Faut-il que pour lui ressembler il se disloque les os, qu'il se fende la bouche jusqu'aux oreilles, qu'il s'appetisse les yeux, qu'il s'arrache le nez? Voilà un petit magot bien injuste! Il n'aura jamais de joie en sa vie; car il ne trouvera personne qui ne soit plus beau que lui.

Quelques méchans que soient les princes, ils ont toujours des flatteurs; & même les méchans en ont plus que les autres. Furibon avoit[Pg 135] les siens; son pouvoir sur l'esprit de la reine le faisoit craindre. On lui conta ce que les dames disoient; il se mit dans une colère qui alloit jusqu'à la fureur. Il entra ainsi dans la chambre de la reine, & lui dit qu'il alloit se tuer à ses yeux, si elle ne trouvoit le moyen de faire périr Léandre. La reine qui le haïssoit, parce qu'il étoit plus beau que son singe de fils, répliqua qu'il y avoit long-temps qu'elle le regardoit comme un traître; qu'elle donneroit volontiers les mains à sa mort. Qu'il falloit qu'il allât avec ses plus confidens à la chasse, que Léandre y viendroit, & qu'on lui apprendroit bien à se faire aimer de tout le monde.

Furibon fut donc à la chasse, quand Léandre entendit des chiens & des cors dans ses bois, il monta à cheval, & vint voir qui c'étoit. Il demeura fort surpris de la rencontre inopinée du prince; il mit pied à terre, & le salua respectueusement; il le reçut mieux qu'il ne l'espéroit, & lui dit de le suivre. Aussitôt il se détourna, faisant signe aux assassins de ne pas manquer leur coup. Il s'éloignoit très-vite, lorsqu'un lion d'une grandeur prodigieuse sortit du fond de sa caverne, & se lançant sur lui, le jeta par terre. Ceux qui l'accompagnoient prirent la fuite; Léandre resta seul à[Pg 136] combattre ce furieux animal. Il fut à lui l'épée à la main, il hasarda d'en être dévoré, & par sa valeur & son adresse il sauva son plus cruel ennemi. Furibon s'étoit évanoui de peur; Léandre le secourut avec des soins merveilleux. Lorsqu'il fut un peu revenu, il lui présenta son cheval pour monter dessus: tout autre qu'un ingrat auroit ressenti jusqu'au fond du cœur des obligations si vives & si récentes, & n'auroit pas manqué de faire & de dire des merveilles. Point du tout, il ne regarda pas seulement Léandre, & il ne se servit de son cheval que pour aller chercher les assassins, auxquels il ordonna de le tuer. Ils environnèrent Léandre, & il auroit été infailliblement tué s'il avoit eu moins de courage. Il gagna un arbre, il s'y appuya pour n'être pas attaqué par derrière, il n'épargna aucuns de ses ennemis, & combattit en homme désespéré. Furibon le croyant mort, se hâta de venir pour se donner le plaisir de le voir; mais il eut un autre spectacle que celui où il s'attendoit, tous ces scélérats rendoient les derniers soupirs. Quand Léandre le vit, il s'avança, & lui dit: seigneur, si c'est par votre ordre que l'on m'assassine, je suis fâché de m'être défendu. Vous êtes un insolent, répliqua le prince en colère; si jamais[Pg 137] vous paroissez devant moi, je vous ferai mourir.

Léandre ne lui répliqua rien; il se retira fort triste chez lui, & passa la nuit à songer à ce qu'il devoit faire, car il n'y avoit pas d'apparence de tenir tête au fils du roi. Il résolut de voyager par le monde; mais étant prêt de partir, il se souvint de la couleuvre; il prit du lait & des fruits qu'il lui porta. En ouvrant la porte, il apperçut une lueur extraordinaire qui brilloit dans un des coins de la chambre; il y jeta les yeux, & fut surpris de la présence d'une dame, dont l'air noble & majestueux ne laissoit pas douter de la grandeur de sa naissance; son habit étoit de satin amarante, brodé de diamans & de perles. Elle s'avança vers lui d'un air gracieux, & lui dit: Jeune prince, ne cherchez point ici la couleuvre que vous y avez apportée, elle n'y est plus; vous me trouvez à sa place pour vous payer ce qu'elle vous doit; mais il faut vous parler plus intelligiblement. Sachez que je suis la Fée Gentille, fameuse à cause des tours de gaieté & de souplesse que je sais faire; nous vivons cent ans sans vieillir, sans maladies, sans chagrins & sans peines. Ce terme expiré, nous devenons couleuvres pendant huit jours: c'est ce temps seul qui nous est fatal; car alors nous[Pg 138] ne pouvons plus prévoir ni empêcher nos malheurs; & si l'on nous tue, nous ne ressuscitons plus: ces huit jours expirés, nous reprenons notre forme ordinaire, avec notre beauté, notre pouvoir & nos trésors. Vous savez à présent, seigneur, les obligations que je vous ai, il est bien juste que je m'en acquitte; pensez à quoi je peux vous être utile, & comptez sur moi.

Le jeune prince, qui n'avoit point eu jusques-là de commerce avec les Fées, demeura si surpris, qu'il fut long-temps sans pouvoir parler. Mais lui faisant une profonde révérence: madame, dit-il, après l'honneur que j'ai eu de vous servir, il me semble que je n'ai rien à souhaiter de la fortune. J'aurois bien du chagrin, répliqua-t-elle, que vous ne me missiez pas en état de vous être utile; considérez que je peux vous faire un grand roi, prolonger votre vie, vous rendre plus aimable, vous donner des mines de diamans & des maisons pleines d'or; je peux vous rendre excellent orateur, poëte, musicien & peintre; je peux vous faire aimer des dames, augmenter votre esprit; je peux vous faire lutin aërien, aquatique & terrestre. Léandre l'interrompit en cet endroit: Permettez-moi, madame, de vous demander, lui dit-il, à[Pg 139] quoi me serviroit d'être lutin? A mille choses utiles & agréables, repartit la Fée. Vous êtes invisible quand il vous plaît, vous traversez en un instant le vaste espace de l'Univers, vous vous élevez sans avoir des aîles, vous allez au fond de la terre sans être mort; vous pénétrez les abîmes de la mer sans vous noyer, vous entrez partout, quoique les fenêtres & les portes soient fermées, & dès que vous le jugez à propos, vous vous laissez voir sous votre forme naturelle. Ah! madame, s'écria-t-il, je choisis d'être Lutin; je suis sur le point de voyager, j'imagine des plaisirs infinis dans ce personnage, & je le préfère à toutes les autres choses que vous m'avez si généreusement offertes. Soyez Lutin, répliqua Gentille, en lui passant trois fois la main sur les yeux & sur le visage; soyez Lutin aimé, soyez Lutin aimable, soyez Lutin lutinant; ensuite elle l'embrassa, & lui donna un petit chapeau rouge, garni de deux plumes de perroquet. Quand vous mettrez ce chapeau, continua-t-elle, vous serez invisible; quand vous l'ôterez, on vous verra.

Léandre ravi, enfonça le petit chapeau rouge dans sa tête, & souhaita d'aller dans la forêt cueillir des roses sauvages qu'il y avoit remarquées. En même temps son corps de[Pg 140]vint aussi léger que sa pensée; il se transporta dans la forêt, passant par la fenêtre, & voltigeant comme un oiseau. Il ne laissa pas de sentir de la crainte lorsqu'il se vit si élevé, & qu'il traversoit la rivière; il appréhendoit de tomber dedans, & que la Fée n'eût pas le pouvoir de l'en garantir. Mais il se trouva heureusement au pied du rosier; il prit trois roses, & revint sur le champ dans la chambre où la Fée étoit encore: il les lui présenta, étant ravi que son petit coup d'essai eût si bien réussi. Elle lui dit de garder ces roses; qu'il y en avoit une qui lui fourniroit tout l'argent dont il auroit besoin; qu'en mettant l'autre sur la gorge de sa maîtresse, il connoîtroit si elle étoit fidelle, & que la dernière l'empêcheroit d'être malade. Puis sans attendre ses remercîmens, elle lui souhaita un heureux voyage, & disparut.

Il se réjouit infiniment du beau don qu'il venoit d'obtenir. Aurois-je pu penser, disoit-il, que pour avoir sauvé une pauvre couleuvre des mains de mon jardinier, il m'en seroit revenu des avantages si rares & si grands! O que je vais me réjouir! que je passerai d'agréables momens! que je saurai de choses! Me voilà invisible; je serai informé des aventures les plus secrètes. Il songea aussi qu'il se feroit[Pg 141] un ragoût sensible de prendre quelque vengeance de Furibon. Il mit promptement ordre à ses affaires, & monta sur le plus beau cheval de son écurie, appelé Gris-de-lin, suivi de quelques-uns de ses domestiques, vêtus de sa livrée, pour que le bruit de son retour fût plutôt répandu.

Il faut savoir que Furibon, qui étoit un grand menteur, avoit dit que sans son courage Léandre l'auroit assassiné à la chasse; qu'il avoit tué tous ses gens, & qu'il vouloit qu'on en fît justice. Le roi importuné par la reine, donna ordre qu'on allât l'arrêter; de sorte que lorsqu'il vint d'un air si résolu, Furibon en fut averti. Il étoit trop timide pour l'aller chercher lui-même; il courut dans la chambre de sa mère, & lui dit que Léandre venoit d'arriver, qu'il la prioit qu'on l'arrêtât. La reine diligente pour tout ce que pouvoit désirer son magot de fils, ne manqua pas d'aller trouver le roi; & le prince impatient de savoir ce qui seroit résolu, la suivit sans dire mot. Il s'arrêta à la porte, il en approcha l'oreille, & releva ses cheveux pour mieux entendre. Léandre entra dans la grande salle du palais avec le petit chapeau rouge sur sa tête: le voilà devenu invisible. Dès qu'il apperçut Furibon qui écoutoit, il prit un clou[Pg 142] avec un marteau, il y attacha rudement son oreille.

Furibon se désespère, enrage, frappe comme un fou à la porte, poussant de hauts cris. La reine à cette voix courut l'ouvrir, elle acheva d'emporter l'oreille de son fils; il saignoit comme si on l'eût égorgé, & faisoit une fort laide grimace. La reine inconsolable le met sur ses genoux, porte la main à l'oreille, la baise & l'accommode. Lutin se saisit d'une poignée de verges dont on fouettoit les petits chiens du roi, & commença d'en donner plusieurs coups sur les mains de la reine & sur le museau de son fils: elle s'écrie qu'on l'assassine, qu'on l'assomme. Le roi regarde, le monde accourt, l'on n'apperçoit personne; l'on dit tout bas que la reine est folle, & que cela ne lui vient que de douleur de voir l'oreille de Furibon arrachée. Le roi est le premier à le croire, il l'évite quand elle veut l'approcher: cette scène étoit fort plaisante. Enfin le bon Lutin donne encore mille coups à Furibon, puis il sort de la chambre, passe dans le jardin, & se rend visible. Il va hardiment cueillir les cerises, les abricots, les fraises & les fleurs du parterre de la reine: c'étoit elle seule qui les arrosoit; il y alloit de la vie d'y toucher. Les jardiniers bien surpris, vinrent[Pg 143] dirent à leurs majestés que le prince Léandre dépouilloit les arbres de fruits, & le jardin de fleurs. Quelle insolence, s'écria la reine! Mon petit Furibon! mon cher Poupar! oublie pour un moment ton mal d'oreille, & cours vers ce scélérat; prends nos gardes, nos mousquetaires, nos gendarmes, nos courtisans; mets-toi à leur tête, attrape-le, & fais-en une capilotade.

Furibon animé par sa mère, & suivi de mille hommes bien armés, entre dans le jardin, & voit Léandre sous un arbre, qui lui jette une pierre, dont il lui casse le bras, & plus de cent oranges au reste de sa troupe. On voulut courir vers Léandre, mais en même temps on ne le vit plus. Il se glissa derrière Furibon, qui étoit déjà bien mal; il lui passa une corde dans les jambes: le voilà tombé sur le nez; on le relève, & on le porte dans son lit bien malade.

Léandre, satisfait de cette vengeance, retourna où ses gens l'attendoient; il leur donna de l'argent, & les renvoya dans son château, ne voulant mener personne avec lui, qui pût connoître les secrets du petit chapeau rouge & des roses. Il n'avoit point déterminé où il vouloit aller; il monta sur son beau cheval, appelé Gris-de-lin, & le laissa marcher[Pg 144] à l'aventure. Il traversa des bois, des plaines, des côteaux & des vallées sans compte & sans nombre; il se reposoit de temps en temps, mangeoit & dormoit sans rencontrer rien digne de remarque. Enfin il arriva dans une forêt, où il s'arrêta pour se mettre un peu à l'ombre, car il faisoit fort chaud.

Au bout d'un moment il entendit soupirer & sanglotter; il regarda de tous côtés, il apperçut un homme qui couroit, qui s'arrêtoit, qui crioit, qui se taisoit, qui s'arrachoit les cheveux, qui se meurtrissoit de coups; il ne douta point que ce ne fût quelque malheureux insensé. Il lui parut bien fait & jeune; ses habits avoient été magnifiques, mais ils étoient tous déchirés. Le prince, touché de compassion, l'aborda: je vous vois dans un état, lui dit-il, si pitoyable, que je ne peux m'empêcher de vous en demander le sujet, en vous offrant mes services. Ah! seigneur, répondit ce jeune homme, il n'y a plus de remède à mes maux: c'est aujourd'hui que ma chère maîtresse va être sacrifiée à un vieux jaloux qui a beaucoup de bien, mais qui la rendra la plus malheureuse personne du monde! Elle vous aime donc, dit Léandre? Je puis m'en flatter, répliqua-t-il. Et dans quel lieu est-elle, continua le prince? Dans un château[Pg 145] au bout de cette forêt, répondit l'amant. Hé bien, attendez-moi, dit encore Léandre, je vous en donnerai de bonnes nouvelles avant qu'il soit peu. En même temps il mit le petit chapeau rouge, & se souhaita dans le château. Il n'y étoit pas encore, qu'il entendit l'agréable bruit de la symphonie. En arrivant tout retentissoit de violons & d'instrumens. Il entre dans un grand salon rempli des parens & des amis du vieillard & de la jeune demoiselle: rien n'étoit plus aimable qu'elle; mais la pâleur de son teint, la mélancolie qui paroissoit sur son visage, & les larmes qui lui couvroient les yeux de temps en temps, marquoient assez sa peine.

Léandre étoit alors Lutin, il resta dans un coin pour connoître une partie de ceux qui étoient présens. Il vit le père & la mère de cette jolie fille, qui la grondoient tout bas de la mauvaise mine qu'elle faisoit; ensuite ils retournèrent à leur place. Lutin se mit derrière la mère, & s'approchant de son oreille, il lui dit: Puisque tu contrains ta fille de donner sa main à ce vieux magot, assure-toi qu'avant huit jours tu en seras punie par ta mort. Cette femme effrayée d'entendre une voix & de n'appercevoir personne, & encore plus de la menace qui lui étoit faite, jeta un grand[Pg 146] cri, & tomba de son haut. Son mari lui demanda ce qu'elle avoit? Elle s'écria qu'elle étoit morte si le mariage de sa fille s'achevoit; qu'elle ne le souffriroit pas pour tous les trésors du monde. Le mari voulut se moquer d'elle, il la traitoit de visionnaire; mais Lutin s'en approcha, & lui dit: Vieil incrédule, si tu ne crois ta femme, il t'en coûtera la vie; romps l'hymen de ta fille, & la donne promptement à celui qu'elle aime. Ces paroles produisirent un effet admirable; on congédia sur-le-champ le fiancé, on lui dit qu'on ne rompoit que par des ordres d'en-haut. Il en vouloit douter & chicaner, car il étoit Normand; mais Lutin lui fit un si terrible hou hou dans l'oreille, qu'il en pensa devenir sourd; & pour l'achever, il lui marcha si fort sur ses pieds goutteux, qu'il les écrasa.

Ainsi on courut chercher l'amant du bois, qui continuoit de se désespérer. Lutin l'attendoit avec mille impatiences, & il n'y avoit que sa jeune maîtresse qui pût en avoir davantage. L'amant & la maîtresse furent sur le point de mourir de joie; le festin qui avoit été préparé pour les noces du vieillard, servit à celles de ces heureux amans; & Lutin se délutinant, parut tout d'un coup à la porte de la salle, comme un étranger qui étoit attiré par le[Pg 147] bruit de la fête. Dès que le marié l'apperçut, il courut se jeter à ses pieds, le nommant de tous les noms que sa reconnoissance pouvoit lui fournir. Il passa deux jours dans ce château; & s'il avoit voulu il les auroit ruinés, car ils lui offrirent tout leur bien: il ne quitta une si bonne compagnie qu'avec regret.


Il continua son voyage, & se rendit dans une grande ville, où étoit une reine qui se faisoit un plaisir de grossir sa cour des plus belles personnes de son royaume. Léandre en arrivant se fit faire le plus grand équipage que l'on eût jamais vu; mais aussi il n'avoit qu'à secouer sa rose, & l'argent ne lui manquoit point. Il est aisé de juger qu'étant beau, jeune, spirituel, & surtout magnifique, la reine & toutes les princesses le reçurent avec mille témoignages d'estime & de considération.


Cette cour étoit des plus galantes; n'y point aimer, c'étoit se donner un ridicule. Il voulut suivre la coutume, & pensa qu'il se feroit un jeu de l'amour, & qu'en s'en allant il laisseroit sa passion comme son train. Il jeta les yeux sur une des filles d'honneur de la reine, qu'on appeloit la Belle-Blondine. C'étoit une personne fort accomplie; mais si froide & si[Pg 148] sérieuse, qu'il ne savoit pas trop par où s'y prendre pour lui plaire.

Il lui donnoit des fêtes enchantées, le bal & la comédie tous les soirs; il lui faisoit venir des raretés des quatre parties du monde: tout cela ne pouvoit la toucher; & plus elle lui paroissoit indifférente, plus il s'obstinoit à lui plaire. Ce qui l'engageoit davantage, c'est qu'il croyoit qu'elle n'avoit jamais rien aimé. Pour être plus certain, il lui prit envie d'éprouver sa rose. Il la mit en badinant sur la gorge de Blondine: en même temps, de fraîche & d'épanouie qu'elle étoit, elle devint sèche & fanée. Il n'en fallut pas davantage pour faire connoître à Léandre qu'il avoit un rival aimé. Il le ressentit vivement; & pour en être convaincu par ses yeux, il se souhaita le soir dans la chambre de Blondine. Il y vit entrer un musicien de la plus méchante mine qu'il est possible; il lui hurla trois ou quatre couplets qu'il avoit faits pour elle, dont les paroles & la musique étoient détestables; mais elle s'en récréoit comme de la plus belle chose qu'elle eût entendue de sa vie. Il faisoit des grimaces de possédé, qu'elle louoit, tant elle étoit folle de lui; & enfin elle permit à ce crasseux de lui baiser la main pour sa peine. Lutin outré se jeta sur l'impertinent musicien,[Pg 149] & le poussant rudement contre un balcon, il le jeta dans le jardin, où il se cassa ce qui lui restoit de dents.

Si la foudre étoit tombée sur Blondine, elle n'auroit pas été plus surprise; elle crut que c'étoit un esprit. Lutin sortit de la chambre sans se laisser voir, & sur-le-champ il retourna chez lui, où il écrivit à Blondine tous les reproches qu'elle méritoit. Sans attendre sa réponse, il partit, laissant son équipage à ses écuyers & à ses gentilshommes; il récompensa le reste de ses gens. Il prit le fidelle Gris-de-lin & monta dessus, bien résolu de ne plus aimer après un tel tour.

Léandre s'éloigna d'une vîtesse extrême. Il fut long-temps chagrin; mais sa raison & l'absence le guérirent. Il se rendit dans une autre ville ou il apprit en arrivant qu'il y avoit ce jour-là une grande cérémonie pour une fille qu'on alloit mettre parmi les vestales, quoiqu'elle n'y voulût point entrer. Le prince en fut touché; il sembloit que son petit chapeau rouge ne lui devoit servir que pour réparer les torts publics, & pour consoler les affligés. Il courut au temple; la jeune enfant étoit couronnée de fleurs, vêtue de blanc, couverte de ses cheveux; deux de ses frères la conduisoient par la main, & sa mère la suivoit avec[Pg 150] une grosse troupe d'hommes & de femmes. La plus ancienne des vestales attendoit à la porte du temple. En même temps Lutin cria à tue-tête: Arrêtez, arrêtez, mauvais frères, mère inconsidérée, arrêtez! le ciel s'oppose à cette injuste cérémonie. Si vous passez outre, vous serez écrasés comme des grenouilles. On regardoit de tous côtés sans voir d'où venoient ces terribles menaces. Les frères dirent que c'étoit l'amant de leur sœur, qui s'étoit caché au fond de quelque trou pour faire ainsi l'oracle; mais Lutin, en colère, prit un long bâton, & leur en donna cent coups. On voyoit hausser & baisser le bâton sur leurs épaules, comme un marteau dont on auroit frappé l'enclume; il n'y avoit plus moyens de dire que les coups n'étoient pas réels. La frayeur saisit les vestales; elles s'enfuirent; chacun en fit autant. Lutin resta avec la jeune victime. Il ôta promptement son petit chapeau, & lui demanda en quoi il pouvoit la servir. Elle lui dit, avec plus de hardiesse qu'on n'en auroit attendu d'une fille de son âge, qu'il y avoit un cavalier qui ne lui étoit pas indifférent, mais qu'il lui manquoit du bien. Il leur secoua tant la rose de la Fée Gentille, qu'il leur laissa dix millions: ils se marièrent, & vécurent très-heureux.

[Pg 151]

La dernière aventure qu'il eut fut la plus agréable. En entrant dans une grande forêt, il entendit les cris plaintifs d'une jeune personne; il ne douta point qu'on ne lui fît quelque violence. Il regarda de tous côtés, & enfin il apperçut quatre hommes bien armés, qui emmenoient une fille, qui paroissoit avoir treize ou quatorze ans. Il s'approcha au plus vîte, & leur cria: Que vous a fait cet enfant pour la traiter comme un esclave? Ha, ha, mon petit seigneur, dit le plus apparent de la troupe, de quoi vous mêlez-vous? Je vous ordonne; ajouta Léandre, de la laisser tout-à-l'heure. Oui, oui, nous n'y manquerons pas, s'écrièrent-ils en riant. Le prince en colère se jette par terre, & met le petit chapeau rouge, car il ne trouvoit pas trop nécessaire d'attaquer lui seul quatre hommes, qui étoient assez forts pour en battre douze.

Quand il eut son petit chapeau, bien fin qui l'auroit vu. Les voleurs dirent: Il a fui, ce n'est pas la peine de le chercher; attrapons seulement son cheval. Il y eu eut un qui resta avec la jeune fille pour la garder, pendant que les trois autres coururent après Gris-de-lin, qui leur donnoit bien de l'exercice: la petite fille continuoit de crier & de se plaindre. Hélas! ma belle princesse, disoit-elle, que[Pg 152] j'étois heureuse dans votre palais! comment pourrois-je vivre éloignée de vous? Si vous saviez ma triste aventure, vous enverriez vos Amazones après la pauvre Abricotine. Léandre l'écoutoit, & sans tarder, il saisit le bras du voleur qui la retenoit, & l'attacha contre un arbre, sans qu'il eût le temps ni la force de se défendre; car il ne voyoit pas même celui qui le lioit. Aux cris qu'il fit, il y eut un de ses camarades qui vint tout essoufflé, & lui demanda qui l'avoit attaché? Je n'en sais rien, dit-il, je n'ai vu personne. C'est pour t'excuser dit l'autre; mais je sais depuis long-temps que tu n'es qu'un poltron; je vais te traiter comme tu le mérites: il lui donna une vingtaine de coups d'étrivières.

Lutin se divertissoit fort à le voir crier; puis s'approchant du second voleur, il lui prit les bras, & l'attacha vis-à-vis de son camarade. Il ne manqua pas alors de lui dire: Hé bien! brave homme, qui vient donc de te garotter? N'es-tu pas un grand poltron de l'avoir souffert? L'autre ne disoit mot & baissoit la tête de honte, ne pouvant imaginer par quel moyen il avoit été attaché sans avoir vu personne.

Cependant Abricotine profita de ce moment pour fuir, sans savoir même où elle alloit. Léandre ne la voyant plus, appela trois fois Gris-[Pg 153]de-lin, qui se sentant pressé d'aller trouver son maître, se défit en deux coups de pieds des deux voleurs qui l'avoient poursuivi; il cassa la tête de l'un, & trois côtes de l'autre. Il n'étoit plus question que de rejoindre Abricotine, car elle avoit parut fort jolie à Lutin, il souhaita d'être où étoit cette jeune fille. En même temps il y fut; il la trouva si lasse, si lasse, qu'elle s'appuyoit contre les arbres, ne pouvant se soutenir. Lorsqu'elle apperçut Gris-de-lin qui venoit si gaillardement, elle s'écria: Bon, bon, voici un joli cheval qui reportera Abricotine au palais des Plaisirs. Lutin l'entendoit bien, mais elle ne le voyoit pas. Il s'approche; Gris-de-lin s'arrête; elle se jette dessus. Lutin la serre entre ses bras, & la met doucement devant lui. O qu'Abricotine eut de peur de sentir quelqu'un & de ne voir personne! Elle n'osoit remuer; elle fermoit les yeux crainte d'appercevoir un esprit; elle ne disoit pas un pauvre petit mot. Le prince, qui avoit toujours dans ses poches les meilleures dragées du monde, lui en voulut mettre dans la bouche; mais elle serroit les dents & les lèvres.

Enfin il ôta son petit chapeau, & lui dit: Comment, Abricotine, vous êtes bien timide de me craindre si fort; c'est moi qui vous[Pg 154] ai tirée de la main des voleurs! Elle ouvrit les yeux & le reconnut. Ah, seigneur, dit-elle, je vous dois tout! Il est vrai que j'avois grande peur d'être avec un invisible. Je ne suis point invisible, répliqua-t-il; mais apparemment que vous aviez mal aux yeux, & que cela vous empêchoit de me voir. Abricotine le crut, quoique d'ailleurs elle eût beaucoup d'esprit. Après avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, Léandre la pria de lui apprendre son âge, son pays, & par quel hasard elle étoit tombée entre les mains des voleurs. Je vous ai trop d'obligation, dit-elle, pour refuser de satisfaire votre curiosité; mais, seigneur, je vous supplie de songer moins à m'écouter, qu'à avancer notre voyage.

Une Fée dont le savoir n'a rien d'égal, s'entêta si fort d'un certain prince, qu'encore qu'elle fût la première Fée qui eût eu la foiblesse d'aimer, elle ne laissa pas de l'épouser en dépit de toutes les autres, qui lui représentoient sans cesse le tort qu'elle faisoit à l'ordre de féerie: elles ne voulurent plus qu'elle demeurât avec elles; & tout ce qu'elle put faire, ce fut de se bâtir un grand palais proche de leur royaume. Mais le prince qu'elle avoit épousé se lassa d'elle: il étoit au désespoir de ce qu'elle devinoit tout ce qu'il fai[Pg 155]soit. Dès qu'il avoit le moindre penchant pour une autre, elle lui faisoit le sabat, & rendoit laide à faire peur la plus jolie personne du monde.

Ce prince se trouvant gêné par l'excès d'une tendresse si incommode, partit un beau matin sur des chevaux de poste, & s'en alla bien loin, bien loin, se fourrer dans un grand trou, au fond d'une montagne, afin qu'elle ne pût le trouver. Cela ne réussit pas; elle le suivit, & lui dit qu'elle étoit grosse; qu'elle le conjuroit de revenir à son palais, qu'elle lui donneroit de l'argent, des chevaux, des chiens, des armes; qu'elle feroit faire un manége, un jeu de paume & un mail pour le divertir. Tout cela ne put le persuader; il étoit naturellement opiniâtre & libertin. Il lui dit cent duretés; il l'appela vieille Fée & loup-garou. Tu es bien heureux, lui dit-elle, que je sois plus sage que tu n'es fou; car je ferois de toi, si je voulois, un chat criant éternellement sur les goutières, ou un vilain crapaud barbottant dans la boue, ou une citrouille, ou une chouette; mais le plus grand mal que je puisse te faire, c'est de t'abandonner à ton extravagance. Reste dans ton trou, dans ta caverne obscure avec les ours; appelle les bergères du voisinage; tu connoîtras avec le[Pg 156] temps, la différence qu'il y a entre des gredines & des paysannes, ou une Fée comme moi, qui peut se rendre, aussi charmante qu'elle veut.

Elle entra aussitôt dans son carrosse volant, & s'en alla plus vîte qu'un oiseau. Dès qu'elle fut de retour, elle transporta son palais; elle en chassa les gardes & les officiers: elle prit des femmes de race d'amazones; elle les envoya autour de son isle pour y faire une garde exacte, afin qu'aucun homme n'y pût entrer. Elle nomma ce lieu l'isle des Plaisirs tranquilles; elle disoit toujours qu'on n'en pouvoit avoir de véritables quand on faisoit quelque société avec les hommes: elle éleva sa fille dans cette opinion. Il n'a jamais été une plus belle personne; c'est la princesse que je sers; & comme les plaisirs règnent avec elle, on ne vieillit point dans son palais: telle que vous me voyez, j'ai plus de deux cents ans. Quand ma maîtresse fut grande, sa mère la Fée lui laissa son isle; elle lui donna des leçons excellentes pour vivre heureuse: elle retourna dans le royaume, de féerie; & la princesse des Plaisirs tranquilles gouverne son état d'une manière admirable.

Il ne me souvient pas, depuis que je suis au monde, d'avoir vu d'autres hommes que[Pg 157] les voleurs qui m'avoient enlevée, & vous, seigneur. Ces gens-là m'ont dit qu'ils étoient envoyés par un certain laid & mal bâti, appelé Furibon, qui aime ma maîtresse, & n'a jamais vu que son portrait. Ils rodoient autour de l'isle sans oser y mettre le pied: nos amazones sont trop vigilantes pour laisser entrer personne; mais comme j'ai soin des oiseaux de la princesse, je laissai envoler son beau perroquet; & dans la crainte d'être grondée, je sortis imprudemment de l'isle pour l'aller chercher; ils m'attrapèrent, & m'auroient emmenée avec eux sans votre secours.

Si vous êtes sensible à la reconnoissance, dit Léandre, ne puis-je pas espérer, belle Abricotine, que vous me ferez entrer dans l'isle des Plaisirs tranquilles, & que je verrai cette merveilleuse princesse qui ne vieillit point: Ah! seigneur, lui dit-elle, nous serions perdus, vous & moi, si nous faisions une telle entreprise! Il vous doit être aisé de vous passer d'un bien que vous ne connoissez point; vous n'avez jamais été dans ce palais, figurez-vous qu'il n'y en a point. Il n'est pas si facile que vous le pensez, répliqua le prince, d'ôter de sa mémoire les choses qui s'y placent agréablement; & je ne conviens pas avec vous que ce soit un moyen[Pg 158] bien sûr pour avoir des plaisirs tranquilles, d'en bannir absolument notre sexe. Seigneur, répondit-elle, il ne m'appartient pas de décider là-dessus; je vous avoue même que si tous les hommes vous ressembloient, je serois bien d'avis que la princesse fît d'autres loix, mais puisque n'en ayant jamais vu que cinq, j'en ai trouvé quatre si méchans, j'en conclus que le nombre des mauvais est supérieur à celui des bons, & qu'il vaut mieux les bannir tous.

En parlant ainsi ils arrivèrent au bord d'une grosse rivière. Abricotine sauta légèrement à terre: Adieu, seigneur, dit-elle au prince, en lui faisant une profonde révérence; je vous souhaite tant de bonheur, que toute la terre soit pour vous l'isle des plaisirs: retirez-vous promptement, crainte que nos amazones ne vous apperçoivent. Et moi, dit-il, belle Abricotine, je vous souhaite un cœur sensible, afin d'avoir quelquefois part dans votre souvenir.

En même temps il s'éloigna, & fut dans le plus épais d'un bois qu'il voyoit proche de la rivière; il ôta la selle & la bride à Gris-de-lin, pour qu'il pût se promener & paître l'herbe. Il mit le petit chapeau rouge, & se souhaita dans l'isle des Plaisirs tranquilles. Son[Pg 159] souhait s'accomplit sur-le-champ; il se trouva dans le lieu du monde le plus beau & le moins commun.

Le palais étoit d'or pur. Il s'élevoit dessus des figures de crystal & de pierreries, qui représentoient le zodiaque & toutes les merveilles de la nature, les sciences & les arts, les élémens, la mer & les poissons, la terre & les animaux, les chasses de Diane avec ses nymphes, les nobles exercices des Amazones, les amusemens de la vie champêtre, les troupeaux des bergères & leurs chiens, les soins de la vie rustique, l'agriculture, les moissons, les jardins, les fleurs, les abeilles, & parmi tant de différentes choses, il n'y paroissoit ni hommes, ni garçons, pas un pauvre petit amour. La Fée avoit été trop en colère contre son léger époux, pour faire grâce à son sexe infidelle.

Abricotine ne m'a point trompé, dit le prince en lui-même; l'on a banni de ces lieux jusqu'à l'idée des hommes. Voyons donc s'ils y perdent beaucoup. Il entra dans le palais, & rencontroit à chaque pas des choses si merveilleuses, que, lorsqu'il y avoit une fois jeté les yeux, il se faisoit une violence extrême pour les en retirer. L'or & les diamans étoient bien moins rares par leurs qualités, que par[Pg 160] la manière dont ils étoient employés. Il voyoit de tous côtés de jeunes personnes d'un air doux, innocent, riant, & belles comme le beau jour. Il traversa un grand nombre de vastes appartemens; les uns étoient remplis de ces beaux morceaux de la Chine dont l'odeur, jointe à la bizarrerie des couleurs & des figures, plaisent infiniment; d'autres étoient de porcelaines si fines, que l'on voyoit le jour au travers des murailles qui en étoient faites; d'autres étoient de crystal de roche gravé; il y en avoit d'ambre & de corail, de lapis, d'agathe, de cornaline; & celui de la princesse étoit tout entier de grandes glaces de miroirs: car on ne pouvoit trop multiplier un objet si charmant.

Son trône étoit fait d'une seule perle, creusée en coquille, où elle s'asseyoit fort commodément; il étoit environné de girandoles garnies de rubis & de diamans; mais c'étoit moins que rien auprès de l'incomparable beauté de la princesse. Son air enfantin avoit toutes les grâces des plus jeunes personnes, avec toutes les manières de celles qui sont déjà formées. Rien n'étoit égal à la douceur & à la vivacité de ses yeux; il étoit impossible de lui trouver un défaut. Elle sourioit gracieusement à ses filles d'honneur, qui s'étoient[Pg 161] ce jour-là vêtues en nymphes pour la divertir.

Comme elle ne voyoit point Abricotine, elle leur demanda où elle étoit. Les nymphes répondirent qu'elles l'avoient cherchée inutilement, qu'elle ne paroissoit point. Lutin mourant d'envie de causer, prit un petit ton de voix de perroquet, (car il y en avoit plusieurs dans la chambre), & dit: Charmante princesse, Abricotine reviendra bientôt; elle couroit grand risque d'être enlevée, sans un jeune prince qu'elle a trouvé. La princesse demeura surprise de ce que lui disoit le perroquet, car il avoit répondu très-juste. Vous êtes bien joli, petit perroquet, lui dit-elle, mais vous avez l'air de vous tromper; & quand Abricotine sera venue, elle vous fouettera. Je ne serai point fouetté, répondit Lutin, contrefaisant toujours le perroquet; elle vous contera l'envie qu'avoit cet étranger de pouvoir venir dans ce palais, pour détruire dans votre esprit les fausses idées que vous avez prises contre son sexe. En vérité, perroquet, s'écria la princesse, c'est dommage que vous ne soyez pas tous les jours aussi aimable, je vous aimerois chèrement. Ah! s'il ne faut que causer pour vous plaire, répliqua Lutin, je ne cesserai pas un moment de parler. Mais, continua la princesse, ne jure[Pg 162]riez-vous pas que perroquet est sorcier? Il est bien plus amoureux que sorcier, dit-il. Dans ce moment Abricotine entra; & vint se jeter aux pieds de sa belle maîtresse. Elle lui apprit son aventure, & lui fit le portrait du prince avec des couleurs fort vives & fort avantageuses.

J'aurois haï tous les hommes, ajouta-t-elle, si je n'avois pas vu celui-là. Ah! madame, qu'il est charmant! Son air & toutes ses manières ont quelque chose de noble de spirituel; & comme tout ce qu'il dit plaît infiniment, je crois que j'ai bien fait de ne le pas emmener. La princesse ne répliqua rien là-dessus, mais elle continua de questionner Abricotine sur le prince; si elle ne savoit point son nom, son pays, sa naissance, d'où il venoit, où il alloit; & ensuite elle tomba dans une profonde rêverie.

Lutin examinoit tout, & continua de parler comme il avoit commencé: Abricotine est une ingrate, madame, dit-il; ce pauvre étranger mourra de chagrin s'il ne vous voit pas. Hé bien, perroquet, qu'il en meure, répondit la princesse en soupirant; & puisque tu te mêles de raisonner en personne d'esprit, & non pas en petit oiseau, je te défends de me parler jamais de cet inconnu.

[Pg 163]

Léandre étoit ravi de voir que le récit d'Abricotine, & celui du perroquet, avoient fait tant d'impression sur la princesse; il la regardoit avec un plaisir qui lui fit oublier ses sermens de n'aimer de sa vie: il n'y avoit aussi aucune comparaison à faire entr'elle & la coquette Blondine. Est-il possible, disoit-il en lui-même, que ce chef-d'œuvre de la nature, que ce miracle de nos jours, demeure éternellement dans une isle, sans qu'aucun mortel ose en approcher! Mais continuoit-il, de quoi m'importe que tous les autres en soient bannis, puisque j'ai l'honneur d'y être, que je la vois, que je l'entends, que je l'admire, & que je l'aime déjà éperdûment.

Il étoit tard, la princesse passa dans un salon de marbre & de porphyre, où plusieurs fontaines jaillissantes entretenoient une agréable fraîcheur. Dès qu'elle fut entrée, la symphonie commença, & l'on servit un souper somptueux. Il y avoit dans les côtés de la salle de longues volières remplies d'oiseaux rares, dont Abricotine prenoit soin.

Léandre avoit appris dans ses voyages la manière de chanter comme eux; il en contrefit même qui n'y étoit pas. La princesse écoute, regarde, s'émerveille, sort de table & s'approche. Lutin gasouille la moitié plus[Pg 164] sort & plus haut; & prenant la voix d'un serin de Canarie, il dit ces paroles, où il fit un air impromptu.

Les plus beaux jours de la vie
S'écoulent sans agrément,
Si l'amour n'est de la partie
On les passe tristement:
Aimez, aimez tendrement,
Tout ici vous y convie;
Faites le choix d'un amant,
L'amour même vous en prie.

La princesse encore plus surprise, fit venir Abricotine, & lui demanda si elle avoit appris à chanter à quelqu'un de ses serins? Elle lui dit que non; mais qu'elle croyoit que les serins pouvoient bien avoir autant d'esprit que les perroquets. La princesse sourit, & s'imagina qu'Abricotine avoit donné des leçons à la gente volatille; elle se remit à table pour achever son souper.

Léandre avoit fait assez de chemin pour avoir bon appétit; il s'approcha de ce grand repas, dont la seule odeur réjouissoit. La princesse avoit un chat bleu fort à la mode, qu'elle aimoit beaucoup; une de ses filles d'honneur le tenoit entre ses bras. Elle lui dit: madame, je vous avertis que Bluet a faim. On le mit à table avec une petite assiette[Pg 165] d'or, & dessus une serviette à dentelle bien pliée: il avoit un grelot d'or, avec un collier de perles; & d'un air de rominagrobis, il commença à manger. Ho, ho, dit Lutin en lui-même, un gros matou bleu, qui n'a peut-être jamais pris de souris, & qui n'est pas assurément de meilleure maison que moi, a l'honneur de manger avec ma belle princesse! Je voudrois bien savoir s'il l'aime autant que je le fais, & s'il est juste que je n'avale que de la fumée, quand il croque de bons morceaux? il ôta tout doucement le chat bleu, il s'assit dans le fauteuil, & le mit sur lui. Personne ne voyoit Lutin; comment l'auroit-on vu? il avoit le petit chapeau rouge. La princesse mettoit perdraux, cailleteaux, faisandeaux sur l'assiette d'or de Bluet; perdraux, cailleteaux, faisandeaux disparoissent en un moment; toute la cour disoit: jamais chat bleu n'a mangé d'un si grand appétit. Il y avoit des ragouts excellens; Lutin prenoit une fourchette, & tenant la patte du chat, il tatoit aux ragoûts. Il la tiroit quelquefois un peu trop, Bluet n'entendoit point raillerie, il miauloit, & vouloit égratigner comme un chat désespéré. La princesse disoit, Que l'on approche cette tourte ou cette fricassée au pauvre Bluet; voyez comme il[Pg 166] crie pour en avoir! Léandre rioit tout bas d'une si plaisante aventure; mais il avoit grande soif, n'étant point accoutumé à faire de si longs repas sans boire; il attrapa un gros melon avec la patte du chat, qui le désaltéra un peu; & le souper étant presque fini; il courut au buffet, & prit deux bouteilles d'un nectar délicieux.

La princesse entra dans son cabinet; elle dit à Abricotine de la suivre, & de fermer la porte: Lutin marchoit sur ses pas, & se trouva en tiers sans être apperçu. La princesse dit à sa confidente: Avoue-moi que tu as exagéré en me faisant le portrait de cet inconnu; il n'est pas, ce me semble, possible qu'il soit si aimable: je vous proteste, madame, répliqua-t-elle, que si j'ai manqué en quelque chose, c'est à n'en avoir pas dit assez. La princesse soupira, & se tut pour un moment; puis reprenant la parole: Je te sais bon gré, dit-elle, de lui avoir refusé de l'amener avec toi. Mais, madame, répondit Abricotine (qui étoit une franche finette, & qui pénétroit déjà les pensées de sa maîtresse), quand il seroit venu admirer les merveilles de ces beaux lieux, quel mal vous en pouvoit-il arriver? Voulez-vous être éternellement inconnue dans un coin du monde,[Pg 167] cachée au reste des mortels? De quoi vous sert tant de grandeur, de pompe, de magnificence, si elle n'est vue de personne? Tais-toi, tais-toi, petite causeuse, dit la princesse, ne trouble point l'heureux repos dont je jouis depuis six cents ans. Penses-tu que si je menois une vie inquiète & turbulente, j'eusse vécu un si grand nombre d'années? Il n'y a que les plaisirs innocens & tranquilles qui puissent produire de tels effets. N'avons-nous pas lu dans les plus belles histoires les révolutions des plus grands états, les coups imprévus d'une fortune inconstante, les désordres inouis de l'amour, les peines de l'absence ou de la jalousie? Qu'est-ce qui produit toutes ces alarmes & toutes ces afflictions? Le seul commerce que les humains ont les uns avec les autres. Je suis, grâces aux soins de ma mère, exempte de toutes ces traverses; je ne connois ni les amertumes du cœur, ni les désirs inutiles, ni l'envie, ni l'amour, ni la haine. Ah! vivons, vivons toujours avec la même indifférence!

Abricotine n'osa répondre, la princesse attendit quelque temps; puis elle lui demanda si elle n'avoit rien à dire? Elle répliqua, qu'elle pensoit qu'il étoit donc bien inutile d'avoir envoyé son portrait dans plusieurs[Pg 168] cours, où il ne serviroit qu'à faire des misérables; que chacun auroit envie de la voir, & que n'y pouvant réussir, ils se désespéreroient. Je t'avoue, malgré cela, dit la princesse, que je voudrois que mon portrait tombât entre les mains de cet étranger dont je ne sais point le nom. Hé! madame, répondit-elle, n'a-t-il pas déjà un désir assez violent de vous voir; voudriez-vous l'augmenter? Oui, s'écria la princesse, un certain mouvement de vanité qui m'avoit été inconnu jusqu'à présent, m'en a fait naître l'envie. Lutin écoutoit tout sans en perdre un mot; il y en avoit plusieurs qui lui donnoient de flatteuses espérances, & quelques autres les détruisoient absolument.

Il étoit tard, la princesse entra dans sa chambre pour se coucher. Lutin auroit bien voulu la suivre à sa toilette; mais encore qu'il le pût, le respect qu'il avoit pour elle l'en empêcha; il lui sembloit qu'il ne devoit prendre que les libertés qu'elle auroit bien voulu lui accorder; & sa passion étoit si délicate & si ingénieuse, qu'il se tourmentoit sur les plus petites choses.

Il entra dans un cabinet proche de la chambre de la princesse, pour avoir au moins le plaisir de l'entendre parler. Elle demandoit[Pg 169] dans ce moment à Abricotine, si elle n'avoit rien vu d'extraordinaire dans son petit voyage. Madame, lui dit-elle, j'ai passé par une forêt où j'ai vu des animaux qui ressembloient à des enfans; ils sautent & dansent sur les arbres comme des écureuils; ils sont fort laids, mais leur adresse est sans pareille. Ah! que j'en voudrois avoir, dit la princesse; s'ils étoient moins légers, on en pourroit attraper.

Lutin, qui avoit passé par cette forêt, se douta bien que c'étoit des singes. Aussitôt il s'y souhaita; il en prit une douzaine de gros, de petits, & de plusieurs couleurs différentes; il les mit avec bien de la peine dans un grand sac, puis il se souhaita à Paris, où il avoit entendu dire que l'on trouvoit tout ce qu'on vouloit pour de l'argent. Il fut acheter chez Dautel, qui est un curieux, un petit carrosse tout d'or, où il fit atteler six singes verts, avec de petits harnois de marroquin couleur de feu, garnis d'or. Il alla ensuite chez Brioché, fameux joueur de marionnettes; il y trouva deux singes de mérite: le plus spirituel s'appeloit Briscambille, & l'autre Perceforêt, qui étoient très-galans & bien élevés. Il habilla Briscambille en roi, & le mit dans le carrosse; Perceforêt servoit de cocher, les autres singes étoient vêtus en[Pg 170] pages: jamais rien n'a été plus gracieux. Il mit le carrosse & les singes bottés dans le même sac; & comme la princesse n'étoit pas encore couchée, elle entendit dans sa galerie le bruit du petit carrosse, & ses nymphes vinrent lui conter l'arrivée du roi des Nains. En même-temps le carrosse entra dans sa chambre avec le cortége singenois, & les singes de campagne ne laissoient pas de faire des tours de passe-passe, qui valoient bien ceux de Briscambille & de Perceforêt: pour dire la vérité, Lutin conduisoit toute la machine. Il tira le magot du petit carrosse d'or, lequel tenoit une boîte couverte de diamans, qu'il présenta de fort bonne grâce à la princesse. Elle l'ouvrit promptement, & trouva dedans un billet, où elle lut ces vers:

Que de beautés! que d'agrémens!
Palais délicieux, que vous êtes charmant!
Mais vous ne l'êtes pas encore
Autant que celle que j'adore.
Bienheureuse tranquillité,
Qui régnez dans ce lieu champêtre,
Je perds chez vous ma liberté,
Sans oser en parler, ni me faire connoître!

Il est aisé de juger de sa surprise; Briscambille fit signe à Perceforêt de venir danser avec lui: tous les fagotins si renommés n'appro[Pg 171]chent en rien de l'habileté de ceux-ci. Mais la princesse inquiète de ne pouvoir deviner d'où venoient ces vers, congédia les baladins plutôt qu'elle n'auroit fait, quoiqu'ils la divertissoient infiniment, & qu'elle eût fait d'abord des éclats de rire à s'en trouver mal. Enfin elle s'abandonna toute entière à ses réflexions, sans qu'elle pût démêler un mystère si caché.


Léandre, content de l'attention avec laquelle ces vers avoient été lus, & du plaisir que la princesse avoit pris à voir les singes, ne songea qu'à prendre un peu de repos, car il en avoit un grand besoin; mais il craignoit de choisir un appartement occupé par quelqu'une des nymphes de la princesse. Il demeura quelque temps dans la grande galerie du palais, ensuite il descendit. Il trouva une porte ouverte; il entra sans bruit dans un appartement bas, le plus beau & le plus agréable que l'on ait jamais vu; il y avoit un lit de gaze, or & vert, relevé en festons, avec des cordons de perles, & des glands de rubis & d'émeraudes: il faisoit déjà assez de jour pour pouvoir admirer l'extraordinaire magnificence de ce meuble. Après avoir fermé la porte, il s'endormit; mais le souvenir de sa belle princesse le réveilla plusieurs fois, & il[Pg 172] ne put s'empêcher de pousser d'amoureux soupirs vers elle.

Il se leva de si bonne heure, qu'il eut le temps de s'impatienter jusqu'au moment qu'il pouvoit la voir; & regardant de tous côtés, il apperçut une toile préparée & des couleurs; il se souvint en même-temps de ce que sa princesse avoit dit à Abricotine sur son portrait, & sans perdre un moment, (car il peignoit mieux que les plus excellens maîtres) il s'assit devant un grand miroir, & fit son portrait; il peignit dans un ovale celui de la princesse, l'ayant si vivement dans son imagination, qu'il n'avoit pas besoin de la voir pour cette première ébauche. Il perfectionna ensuite l'ouvrage sur elle sans qu'elle s'en apperçût; & comme c'étoit l'envie de lui plaire qui le faisoit travailler, jamais portrait n'a été mieux fini. Il s'étoit peint un genou en terre, soutenant le portrait de la princesse d'une main, & de l'autre un rouleau, où il y avoit écrit:

Elle est mieux dans mon cœur.

Lorsqu'elle entra dans son cabinet, elle fut étonnée d'y voir le portrait d'un homme; elle y attacha ses yeux avec une surprise d'autant plus grande, qu'elle y reconnut aussi le[Pg 173] sien, & que les paroles qui étoient écrites sur le rouleau, lui donnoient une ample matière de curiosité & de rêverie. Elle étoit seule dans ce moment, elle ne savoit que juger d'une aventure si extraordinaire; mais elle se persuadoit que c'étoit Abricotine qui lui avoit fait cette galanterie: il ne lui restoit qu'à savoir si le portrait de ce cavalier étoit l'effet de son imagination, ou s'il avoit un original; elle se leva brusquement, & courut appeler Abricotine. Lutin étoit déjà avec le petit chapeau rouge dans le cabinet, fort curieux d'entendre ce qui s'alloit passer.

La princesse dit à Abricotine de jeter les yeux sur cette peinture, & de lui en dire son sentiment. Dès qu'elle l'eut regardée, elle s'écria: Je vous proteste, madame, que c'est le portrait de ce généreux étranger auquel je dois la vie: oui, c'est lui, je n'en puis douter; voilà ses traits, sa taille, ses cheveux, & son air. Tu feins d'être surprise, dit la princesse en souriant; mais c'est toi qui l'as mis ici. Moi, madame, reprit Abricotine! je vous jure que je n'ai vu de ma vie ce tableau; serois-je assez hardie pour vous cacher une chose qui vous intéresse? Et par quel miracle seroit-il entre mes mains? Je ne sais point peindre, il n'a jamais entré d'homme dans[Pg 174] ces lieux; le voilà cependant peint avec vous. Je suis saisie de peur, dit la princesse; il faut que quelque démon l'ait apporté. Madame, dit Abricotine, ne seroit-ce point l'amour? Si vous le croyez comme moi, j'ose vous donner un conseil; brûlons-le tout-à-l'heure. Quel dommage, dit la princesse en soupirant! il me semble que mon cabinet ne peut être mieux orné que par ce tableau: elle le regardoit en disant ces mots; mais Abricotine s'opiniâtra à soutenir qu'elle devoit brûler une chose qui ne pouvoit être venue là que par un pouvoir magique. Et ces paroles:

Elle est mieux dans mon cœur.

dit la princesse, les brûlerons-nous aussi? Il ne faut faire grâce à rien, répondit Abricotine, pas même à votre portrait.

Elle courut sur-le-champ querir du feu. La princesse s'approcha d'une fenêtre, ne pouvant plus regarder un portrait qui faisoit tant d'impression sur son cœur; mais Lutin ne voulant pas souffrir qu'on le brûlât, profita de ce moment pour le prendre, & pour se sauver sans qu'elle s'en apperçût. Il étoit à peine sorti de son cabinet, qu'elle se tourna pour voir encore ce portrait enchanteur qui lui plaisoit si fort. Quelle fut sa surprise de ne le trouver[Pg 175] plus? Elle cherche de tous côtés. Abricotine rentre, elle lui demande si c'est elle qui vient de l'ôter. Elle l'assure que non; & cette dernière aventure achève de les effrayer.

Aussitôt il cacha le portrait, & revint sur ses pas: il avoit un extrême plaisir d'entendre & de voir si souvent sa belle princesse. Il mangeoit tous les jours à sa table avec chat bleu, qui n'en faisoit pas meilleure chère; cependant il manquoit beaucoup à la satisfaction de Lutin, puisqu'il n'osoit ni parler, ni se faire voir; & il est rare qu'un invisible se fasse aimer.

La princesse avoit un goût universel pour les belles choses: dans la situation où étoit son cœur, elle avoit besoin d'amusement. Comme elle étoit un jour avec toutes ses nymphes, elle leur dit qu'elle auroit un grand plaisir de savoir comme les dames étoient vêtues dans les différentes cours de l'Univers, afin de s'habiller de la manière la plus galante. Il n'en fallut pas davantage pour déterminer Lutin à courir l'Univers; il enfonce son petit chapeau rouge, & se souhaite en Chine; il achète-là les plus belles étoffes, & prend un modèle d'habits. Il vole à Siam, où il en use de même; il parcourt toutes les quatre parties du monde en trois jours: à[Pg 176] mesure qu'il étoit chargé, il venoit au palais des plaisirs tranquilles cacher dans une chambre tout ce qu'il en apportoit. Quand il eut ainsi rassemblé un nombre de raretés infinies (car l'argent ne lui coûtoit rien, & sa rose en fournissoit sans cesse), il fut acheter cinq ou six douzaines de poupées, qu'il fit habiller à Paris; c'est l'endroit du monde où les modes ont le plus de cours: il y en avoit de toutes les manières, & d'une magnificence sans pareille. Lutin les arrangea dans le cabinet de la princesse.

Lorsqu'elle y entra, l'on n'a jamais été plus agréablement surpris. Chacune tenoit un présent, soit montres, bracelets, boutons de diamans, colliers; la plus apparente avoit une boîte de portrait. La princesse l'ouvrit, & trouva celui de Léandre; l'idée qu'elle conservoit du premier, lui fit reconnoître le second. Elle fit un grand cri; puis regardant Abricotine, elle lui dit: Je ne sais que comprendre à tout ce qui se passe depuis quelque temps dans ce palais; mes oiseaux y sont pleins d'esprit, il semble que je n'aye qu'à former des souhaits pour être obéie, je vois deux fois le portrait de celui qui t'a sauvée de la main des voleurs; voilà des étoffes, des diamans, des broderies, des dentelles,[Pg 177] & des raretés infinies. Quelle est donc la Fée, quel est donc le démon qui prend soin de me rendre de si agréables services? Léandre l'entendant parler, écrivit ces mots sur ces tablettes, & les jeta aux pieds de la princesse.

Je ne suis ni démon, ni Fée,
Je suis un amant malheureux
Qui n'ose paroître à vos yeux:
Plaignez du moins ma destinée.
le Prince Lutin.

Les tablettes étoient si brillantes d'or & de pierreries, qu'aussitôt elle les apperçut; elle les ouvrit, & lut avec le dernier étonnement ce que Lutin avoit écrit. Cet invisible est donc un monstre, disoit-elle, puisqu'il n'ose se montrer; mais s'il étoit vrai qu'il eût quelque attachement pour moi, il n'auroit guères de délicatesse de me présenter un portrait si touchant: il faut qu'il ne m'aime point, d'exposer mon cœur à cette épreuve, ou qu'il ait bonne opinion de lui-même de se croire encore plus aimable. J'ai entendu dire, madame, répliqua Abricotine, que les lutins sont composés d'air & de feu; qu'ils n'ont point de corps, & que c'est seulement leur esprit & leur volonté qui agit. J'en suis très-aise,[Pg 178] répliqua la princesse; un tel amant ne peut guères troubler le repos de ma vie.

Léandre étoit ravi de l'entendre, & de la voir si occupée de son portrait. Il se souvint qu'il y avoit dans une grotte où elle alloit souvent, un piédestal sur lequel on devoit poser une Diane, qui n'étoit pas encore finie; il s'y plaça avec un habit extraordinaire, couronné de lauriers, & tenant une lyre à la main, dont il jouoit mieux qu'Apollon. Il attendoit impatiemment que sa princesse s'y rendît, comme elle faisoit tous les jours. C'étoit le lieu où elle venoit rêver à l'inconnu. Ce que lui en avoit dit Abricotine, joint au plaisir qu'elle avoit à regarder le portrait de Léandre, ne lui laissoit plus guères de repos. Elle aimoit la solitude, & son humeur enjouée avoit si fort changé, que ses nymphes ne la reconnoissoient plus.

Lorsqu'elle entra dans la grotte, elle fit signe qu'on ne la suivît pas. Ses nymphes s'éloignèrent chacune dans des allées séparées. Elle se jeta sur un lit de gazon; elle soupira; elle répandit quelques larmes; elle parla même, mais c'étoit si bas, que Lutin ne put l'entendre. Il avoit mis le petit chapeau rouge pour qu'elle ne le vît pas d'abord; ensuite il l'ôta. Elle l'apperçut avec une surprise ex[Pg 179]trême. Elle s'imagina que c'étoit une statue, car il affectoit de ne point sortir de l'attitude qu'il avoit choisie. Elle le regardoit avec une joie mêlée de crainte. Cette vision si peu attendue l'étonnoit; mais au fond le plaisir chassoit la peur, & elle s'accoutumoit à voir une figure si approchante du naturel, lorsque le prince, accordant sa lyre à sa voix, chanta ces paroles:

Que ce séjour est dangereux!
Le plus indifférent y deviendroit sensible.
En vain j'ai prétendu n'être plus amoureux,
J'en perds ici l'espoir: la chose est impossible!
Pourquoi dit-on que ce palais
Est le lieu des plaisirs tranquilles?
J'y perds ma liberté sitôt que j'y parois,
Et pour m'en garantir, mes soins sont inutiles.
Je cède à mon ardent amour,
Et voudrois être ici jusqu'à mon dernier jour.

Quelque charmante que fût la voix de Léandre, la princesse ne put résister à la frayeur qui la saisit; elle pâlit tout d'un coup, & tomba évanouie. Lutin, allarmé, sauta du piédestal à terre, & remit son petit chapeau rouge pour n'être vu de personne. Il prit la princesse entre ses bras; il la secourut avec un zèle & une ardeur sans pareille. Elle ouvrit ses beaux yeux; elle regarda de tous[Pg 180] côtés comme pour le chercher; elle n'apperçut personne, mais elle sentit quelqu'un auprès d'elle qui lui prenoit les mains, qui les baisoit, qui les mouilloit de larmes. Elle fut long-temps sans oser parler; son esprit agité flottoit entre la crainte & l'espérance; elle craignoit Lutin, mais elle l'aimoit quand il prenoit la figure de l'inconnu. Enfin elle s'écria: Lutin, galant Lutin, que n'êtes-vous celui que je souhaite! A ces mots, Lutin alloit se déclarer, mais il n'osa encore le faire. Si j'effraie l'objet que j'adore, disoit-il, si elle me craint, elle ne voudra point m'aimer. Ces considérations le firent taire, & l'obligèrent de se retirer dans un coin de la grotte.

La princesse croyant être seule appela Abricotine, & lui conta les merveilles de la statue animée; que sa voix étoit céleste, & que dans son évanouissement, Lutin l'avoit fort bien secourue. Quel dommage, disoit-elle, que ce Lutin soit difforme & affreux! car se peut-il des manières plus gracieuses & plus aimables que les siennes? Et qui vous a dit, madame, répliqua Abricotine, qu'il soit tel que vous vous le figurez? Psyché ne croyoit-elle pas que l'amour étoit un serpent? Votre aventure a quelque chose de semblable à la sienne, vous n'êtes pas moins belle. Si c'étoit[Pg 181] Cupidon qui vous aimât, ne l'aimeriez-vous point? Si Cupidon & l'inconnu sont la même chose, dit la princesse en rougissant, hélas! je veux bien aimer Cupidon! Mais que je suis éloignée d'un pareil bonheur! Je m'attache à une chimère; & ce portrait fatal de l'inconnu, joint à ce que tu m'en as dit, me jettent dans des dispositions si opposées aux préceptes que j'ai reçus de ma mère, que je ne peux trop craindre d'en être punie. Hé! madame, dit Abricotine, en l'interrompant, n'avez-vous pas déjà assez de peines; pourquoi prévoir des malheurs qui n'arriveront jamais? Il est aisé de s'imaginer tout le plaisir que cette conversation fit à Léandre.

Cependant le petit Furibon, toujours amoureux de la princesse sans l'avoir vue, attendoit impatiemment le retour de ses quatre hommes qu'il avoit envoyés à l'isle des plaisirs tranquilles; il en revint un, qui lui rendit compte de tout. Il lui dit qu'elle étoit défendue par des Amazones; & qu'à moins de mener une grosse armée, il n'entreroit jamais dans l'isle.

Le roi son père venoit de mourir; il se trouva maître de tout. Il assembla plus de quatre cent mille hommes, & partit à leur tête. C'étoit-là un beau général; Briscam[Pg 182]bille ou Perceforêt auroient mieux fait que lui: son cheval de bataille n'avoit pas une demie-aune de haut. Quand les Amazones apperçurent cette grande armée, elles en vinrent donner avis à la princesse, qui ne manqua pas d'envoyer la fidelle Abricotine au royaume des Fées, pour prier sa mère de lui mander ce qu'elle devoit faire pour chasser le petit Furibon de ses états. Mais Abricotine trouva la Fée fort en colère: Je n'ignore rien de ce que fait ma fille, lui dit-elle, le prince Léandre est dans son palais; il l'aime, il en est aimé. Tous mes soins n'ont pu la garantir de la tyrannie de l'amour; la voilà sous son fatal empire. Hélas! le cruel n'est pas content des maux qu'il m'a faits, il exerce encore son pouvoir sur ce que j'aimois plus que ma vie! Tels sont les décrets du destin, je ne puis m'y opposer. Retirez-vous, Abricotine, je ne veux plus entendre parler de cette fille, dont les sentimens me donnent tant de chagrin!

Abricotine vint apprendre à la princesse ces mauvaises nouvelles; il ne s'en fallut presque rien qu'elle ne se désespérât. Lutin étoit auprès d'elle sans qu'elle le vît: il connoissoit avec une peine extrême l'excès de sa douleur. Il n'osa lui parler dans ce moment; mais il se[Pg 183] souvint que Furibon étoit fort intéressé, & qu'en lui donnant bien de l'argent, peut-être qu'il se retireroit.

Il s'habilla en Amazone, il se souhaita dans la forêt pour reprendre son cheval. Dès qu'il l'eut appelé Gris-de-lin, Gris-de-lin vint à lui, sautant & bondissant; car il s'étoit bien ennuyé d'être si long-temps éloigné de son cher maître. Mais quand il le vit vêtu en femme, il ne le reconnoissoit plus, & craignoit d'être trompé. Léandre arriva au camp de Furibon: tout le monde le prit pour une Amazone, tant il étoit beau. On fut dire au roi qu'une jeune dame demandoit à lui parler de la part de la princesse des plaisirs tranquilles. Il prit promptement son manteau royal, & se mit sur son trône: l'on eût dit que c'étoit un gros crapaud qui contrefaisoit le roi.

Léandre le harangua, & lui dit que la princesse préférant une vie douce & paisible aux embarras de la guerre, elle lui envoyoit offrir de l'argent autant qu'il en voudroit, pour qu'il la laissât en paix; qu'à la vérité, s'il refusoit cette proposition, elle ne négligeroit rien pour se défendre. Furibon répliqua qu'il vouloit bien avoir pitié d'elle; qu'il lui accordoit l'honneur de sa protection, & qu'elle n'avoit qu'à[Pg 184] lui envoyer cent mille mille mille millions de pistoles, qu'aussitôt il retourneroit dans son royaume. Léandre dit que l'on seroit trop long-temps à compter cent mille mille mille millions de pistoles, qu'il n'avoit qu'à dire combien il en vouloit de chambres pleines, & que la princesse étoit assez généreuse & assez puissante pour n'y pas regarder de si près. Furibon demeura bien étonné, qu'au lieu de demander à rabattre, on lui proposa d'augmenter; il pensa en lui-même qu'il falloit prendre tout l'argent qu'il pourroit, puis arrêter l'Amazone & la tuer y pour qu'elle ne retournât point vers sa maîtresse.

Il dit à Léandre qu'il vouloit trente chambres bien grandes, toutes remplies de pièces d'or, & qu'il donnoit sa parole royale qu'il s'en retourneroit. Léandre fut conduit dans les chambres qu'il devoit remplir d'or, il prit la rose, & la secoua, la secoua tant & tant, qu'il en tomba pistoles, quadruples, louis, écus d'or, noble à la rose, souverains, guinées, sequins, cela tomboit comme une grosse pluie: il y a peu de chose dans le monde qui soit plus joli.

Furibon se ravissoit, s'extasioit; & plus il voyoit d'or, plus il avoit envie de prendre l'Amazone, & d'attraper la princesse. Dès[Pg 185] que les trente chambres furent pleines, il cria à ses gardes, arrêtez, arrêtez cette friponne, c'est de la fausse monnoie quelle m'apporte. Tous les gardes se voulurent jeter sur l'Amazone; mais en même-temps le petit chapeau rouge fut mis, & Lutin disparut. Ils crurent qu'il étoit sorti; ils coururent après lui, & laissèrent Furibon seul. Dans ce moment Lutin le prit par les cheveux, & lui coupa la tête comme à un poulet, sans que le petit malheureux roi vît la main qui l'égorgeoit.

Quand Lutin eut sa tête, il se souhaita dans le palais des plaisirs. La princesse se promenoit, rêvant tristement à ce que sa mère lui avoit mandé, & aux moyens de repousser Furibon, qu'elle imaginoit difficiles, étant seule avec un petit nombre d'Amazones, qui ne pourroient la défendre contre quatre cent mille hommes. Elle vit tout d'un coup une tête en l'air, sans que personne la tînt. Ce prodige l'étonna si fort, qu'elle ne savoit qu'en penser. Ce fut bien pis quand on posa cette tête à ses pieds, sans qu'elle vît la main qui la tenoit. Aussitôt elle entendit une voix, qui lui dit:

Ne craignez plus, charmante princesse, Furibon ne vous fera jamais de mal.

[Pg 186]

Abricotine reconnut la voix de Léandre, & s'écria: je vous proteste, madame, que l'invisible qui parle, est l'étranger qui m'a secourue. La princesse parut étonnée & ravie: Ah, dit-elle, s'il est vrai que Lutin & l'étranger soient une même chose, j'avoue que j'aurois bien du plaisir de lui témoigner ma reconnoissance! Lutin repartit: Je veux encore travailler à la mériter. En effet, il retourna à l'armée de Furibon, où le bruit de sa mort venoit de se répandre. Dès qu'il y parut avec ses habits ordinaires, chacun vint à lui; les capitaines & les soldats l'environnèrent, poussant de grands cris de joie: ils le reconnurent pour leur roi, & que la couronne lui appartenoit. Il leur donna libéralement à partager entr'eux les trente chambres pleines d'or; de manière que cette armée fut riche à jamais. Et après quelques cérémonies qui assuroient Léandre de la foi des soldats, il retourna encore vers sa princesse, ordonnant à son armée de s'en aller à petite journée dans son royaume. La princesse s'étoit couchée; & le profond respect que ce prince avoit pour elle l'empêcha d'entrer dans sa chambre; il se retira dans la sienne, car il avoit toujours couché en bas. Il étoit lui-même assez fatigué pour avoir besoin de repos; cela fit qu'il[Pg 187] ne pensa point à fermer la porte aussi soigneusement qu'il le faisoit d'ordinaire.

La princesse mouroit de chaud & d'inquiétude; elle se leva plus matin que l'aurore, & descendit en déshabillé dans son appartement bas. Mais quelle surprise fut la sienne, d'y trouver Léandre endormi sur un lit! Elle eut tout le temps de le regarder sans être vue, & de se convaincre que c'étoit la personne dont elle avoit le portrait dans sa boîte de diamans. Il n'est pas possible, disoit-elle, que ce soit ici Lutin; car les lutins dorment-ils? Est-ce là un corps d'air & de feu, qui ne remplit aucun espace, comme le dit Abricotine? Elle touchoit doucement ses cheveux, elle l'écoutoit respirer, elle ne pouvoit s'arracher d'auprès de lui; tantôt elle étoit ravie de l'avoir trouvé, tantôt elle en étoit allarmée. Dans le temps qu'elle étoit plus attentive à le regarder, sa mère la Fée entra, avec un bruit si épouvantable, que Léandre s'éveilla en sursaut. Quelle surprise & quelle affliction pour lui, de voir sa princesse dans le dernier désespoir. Sa mère l'entraînoit, la chargeant de mille reproches. O quelle douleur pour ces jeunes amans! Ils se trouvoient sur le point d'être séparés pour jamais. La princesse n'osoit rien dire à la terrible Fée; elle jetoit[Pg 188] les yeux sur Léandre, comme pour lui demander quelque secours.

Il jugea bien qu'il ne pouvoit pas la retenir malgré une personne si puissante; mais il chercha dans son éloquence & dans sa soumission les moyens de toucher cette mère irritée. Il courut après elle, il se jeta à ses pieds; il la conjura d'avoir pitié d'un jeune roi, qui ne changeroit jamais pour sa fille, & qui seroit sa souveraine félicité de la rendre heureuse. La princesse, encouragée par son exemple, embrassa aussitôt les genoux de sa mère, & lui dit: Que sans le roi elle ne pouvoit être contente, & qu'elle lui avoit de grandes obligations. Vous ne connoissez pas les disgrâces de l'amour, s'écria la Fée, & les trahisons dont ces aimables trompeurs sont capables; ils ne nous enchantent que pour nous empoisonner; je l'ai éprouvé. Voulez-vous avoir une destinée semblable à la mienne? Ah, madame, répliqua la princesse, n'y a-t-il point d'exception? Les assurances que le roi vous donne, & qui paroissent si sincères, ne semblent-elles pas me mettre à couvert de ce que vous craignez?

L'opiniâtre Fée les laissoit soupirer à ses pieds; c'étoit inutilement qu'ils mouilloient ses mains de leurs larmes, elle y paroissoit in[Pg 189]sensible; & sans doute elle ne leur auroit point pardonné, si l'aimable Fée Gentille n'eût paru dans la chambre, plus brillante que le soleil. Les Grâces l'accompagnoient; elle étoit suivie d'une troupe d'Amours, de Jeux & de Plaisirs, qui chantoient mille chansons agréables & nouvelles: ils folâtroient comme des enfans.

Elle embrassa la vieille Fée: Ma chère sœur, lui dit-elle, je suis persuadée que vous n'avez pas oublié les bons offices que je vous rendis lorsque vous voulûtes revenir dans notre royaume; sans moi vous n'y auriez jamais été reçue, & depuis ce temps-là je ne vous ai demandé aucun service; mais enfin le temps est venu de m'en rendre un essentiel. Pardonnez à cette belle princesse, consentez que ce jeune roi l'épouse, je vous réponds qu'il ne changera point pour elle. Leurs jours seront filés d'or & de soie; cette alliance vous comblera de satisfaction, & je n'oublierai jamais le plaisir que vous m'aurez fait. Je consens à tout ce que vous souhaitez, charmante Gentille, s'écria la Fée: venez, mes enfans, venez entre mes bras, recevoir l'assurance de mon amitié. A ces mots elle embrassa la princesse & son amant. La Fée Gentille ravie de joie, & toute la troupe com[Pg 190]mencèrent les chants d'hymenée; & la douceur de cette symphonie ayant éveillé toutes les nymphes du palais, elles accoururent avec de légères robes de gaze, pour apprendre ce qui se passoit.

Quelle agréable surprise pour Abricotine! Elle eut à peine jeté les yeux sur Léandre qu'elle le reconnut; & lui voyant tenir la main de la princesse, elle ne douta point de leur commun bonheur. C'est ce qui lui fut confirmé, lorsque la mère Fée dit qu'elle vouloit transporter l'isle des Plaisirs tranquilles, le château, & toutes les merveilles qu'il renfermoit, dans le royaume de Léandre; qu'elle y demeureroit avec eux, & qu'elle leur feroit encore de plus grands biens. Quelque chose que votre générosité vous inspire, madame, lui dit le roi, il est impossible que vous puissiez me faire un présent qui égale celui que je reçois aujourd'hui; vous me rendez le plus heureux de tous les hommes, & je sens bien que je suis aussi le plus reconnoissant. Ce petit compliment plut fort à la Fée: elle étoit du vieux temps, où l'on complimentoit tout un jour sur le pied d'une mouche.

Comme Gentille pensoit à tout, elle avoit fait transporter, par la vertu de Brelic-breloc,[Pg 191] les généraux & les capitaines de l'armée de Furibon au palais de la princesse, afin qu'ils fussent témoins de la galante fête qui alloit se donner. Elle en prit soin en effet; & cinq ou six volumes ne suffiroient point pour décrire les comédies, les opéras, les courses de bagues, les musiques, les combats de gladiateurs, les chasses, & les autres magnificences qu'il y eut à ces charmantes noces. Le plus singulier de l'aventure, c'est que chaque nymphe trouva parmi les braves que Gentille avoit attirés dans ces beaux lieux, un époux aussi passionné que s'ils s'étoient vus depuis dix ans. Ce n'étoit néanmoins qu'une connoissance au plus de vingt-quatre heures; mais la petite baguette produit des effets encore plus extraordinaires.

Qu'est devenu cet heureux temps,
Où, par le pouvoir d'une Fée,
L'innocence étoit délivrée
Des périls les plus évidens;
Par le secours puissant d'un chapeau, d'une rose,
On voyoit arriver mainte métamorphose.
Voyant tout, & sans être vu,
Un mortel parcouroit le monde,
Et trouvoit dans les airs un chemin inconnu.
Léandre possédoit une rose féconde,
Qui versoit dans ses mains, au gré de ses désirs,
Ce métal précieux d'où naissent les plaisirs.
Par le pouvoir d'une seconde,
[Pg 192]
D'une santé parfaite il goûtoit la douceur;
La troisième, à mon sens, étoit moins désirable;
D'un objet qu'il aimoit il découvroit le cœur;
Il savoit s'il brûloit d'une ardeur véritable,
Ou si c'étoit un feu trompeur.
Hélas! sur le fait des maîtresses,
Heureux qui peut être ignorant;
Telle vous comble de caresses,
Qui n'a qu'un amour apparent.

LA PRINCESSE PRINTANIERE

 




LA PRINCESSE
PRINTANIERE,
CONTE.


Il étoit une fois un roi & une reine qui avoient eu plusieurs enfans; mais ils mouroient tous, & le roi & la reine en étoient si fâchés, si fâchés, que rien plus; car ils avoient des biens de reste; il ne leur manquoit que des enfans. Il y avoit cinq ans que la reine n'en avoit eu; tout le monde croyoit qu'elle n'en auroit plus, parce qu'elle s'affligeoit trop quand elle pensoit à tous ses petits princes si jolis qui étoient morts.

Enfin la reine devint grosse; elle ne faisoit[Pg 193] que songer nuit & jour comment elle feroit pour conserver la vie à la petite créature qu'elle devoit avoir, au nom qu'elle porteroit, aux habits, aux poupées, aux joujoux qu'elle lui donneroit.

On avoit sonné à son de trompe, & affiché dans tous les carrefours, que les meilleures nourrices eussent à se présenter devant la reine, parce qu'elle en vouloit choisir une pour son enfant. Voici qu'il en vint des quatre coins du monde; ce n'étoit que nourrices avec leurs pouparts. Un jour donc que la reine prenoit le frais dans un grand bois, elle s'assit, & dit au roi: sire, faisons venir toutes nos nourrices, choisissons-en une; car nos vaches n'ont pas assez de lait pour fournir de la bouillie à tant de petits enfans. Très-volontiers, ma mie, dit le roi: allons, que l'on appelle les nourrices. Les voilà toutes qui viennent l'une après l'autre, faisant une belle révérence au roi & à la reine; puis elles se mettent en haie, chacune contre un arbre. Après qu'elles se furent rangées, & que l'on eût admiré leur teint frais, leurs belles dents, & leur sein rempli de bon lait, l'on voit venir dans une brouette, poussée par deux vilains petits nains, une laideron qui avoit les pieds de travers, les genoux sous le menton, une grosse bosse,[Pg 194] les yeux louches, & la peau plus noire que l'encre; elle tenoit entre ses bras un petit magot de singe, à qui elle donnoit à teter, & elle parloit un jargon que l'on n'entendoit pas. Elle vint à son tour pour s'offrir; mais la reine la repoussant: allez, grosse laide, lui dit-elle, vous n'êtes qu'une mal apprise, de venir devant moi faite comme vous voilà; si vous y restez davantage, je vous en ferai bien ôter. Cette maussade passa, grommelant bien fort, & traînée par ses affreux petits nains; elle fut se ficher dans le creux d'un gros arbre, d'où elle pouvoit tout voir.

La reine, qui ne songeoit plus à elle, choisit une belle nourrice; mais dès qu'elle l'eut nommée, voilà qu'un horrible serpent, qui étoit caché sous les herbes, la pique au pied; elle tombe comme morte. La reine, bien chagrine de cet accident, jette les yeux sur une autre; aussitôt passe un aigle volant, qui tenoit une tortue, il la laisse tomber sur la tête de la pauvre nourrice, qui fut cassée en pièces comme un verre. La reine encore plus affligée, appela une troisième nourrice, qui voulant s'avancer au plus vîte, se laisse cheoir contre un buisson plein de longues épines, & se crêve l'œil. Ah! s'écria la reine, il y a aujourd'hui bien du malheur dans mon affaire![Pg 195] il n'est pas possible que je choisisse une nourrice sans lui porter guignon! J'en laisserai le soin à mon médecin. En se levant pour retourner au palais, elle entend rire à gorge déployée; elle regarde, & voit derrière elle la méchante bossue, qui étoit comme une guenon avec son fagotin de singe dans la brouette; dame, elle se moquoit de toute la compagnie, & particulièrement de la reine. Cette princesse en eut si grand dépit, qu'elle voulut aller à elle pour la battre, se doutant bien qu'elle étoit cause du mal des nourrices; mais la bossue ayant frappé trois coups de sa baguette, les nains furent changés en griffons aîlés, la brouette en chariot de feu, & tout s'envola dans l'air, faisant des menaces & de grands cris.

Hélas! ma mie, nous sommes perdus, dit le roi, c'est ici la Fée Carabosse; la méchante me haïssoit dès le temps que j'étois petit garçon, pour une espiéglerie que je lui fis avec du soufre dans son potage; depuis cela elle a toujours cherché à s'en venger. La reine se prit à pleurer: Si j'avois pu deviner son nom, dit-elle, j'aurois tâché de m'en faire une amie; je crois que je voudrois être morte. Quand le roi la vit si affligée, il lui dit: mamour, allons tenir le conseil sur ce[Pg 196] que nous avons à faire. Il l'emmena par-dessous les bras; car elle trembloit encore de la peur que lui avoit fait Carabosse.

Quand le roi & la reine furent dans la chambre, ils firent appeler leurs conseillers; l'on ferma bien les portes & les fenêtres pour n'être pas entendus, & l'on prit la résolution de convier à la naissance de l'enfant, toutes les Fées à mille lieues à la ronde. L'on fit partir en même temps des couriers, & l'on écrivit aux Fées de belles lettres fort civiles, pour qu'elles prissent la peine de venir aux couches de la reine, & de tenir l'affaire secrète; car l'on trembloit de peur que Carabosse n'en fût avertie, & qu'elle ne vînt faire du grabuge. Pour récompense de leurs peines, on leur promettoit une hongreline de velours bleu, un cotillon de velours amarante, des pantoufles de satin cramoisi tailladé, de petits ciseaux dorés, & un étui plein de fines aiguilles.

Dès que les couriers furent partis, la reine commença de travailler avec ses demoiselles & ses servantes à tout ce qu'elle avoit promis aux Fées; elle en connoissoit plusieurs, mais il n'en vint que cinq. Elles arrivèrent dans le moment que la reine venoit d'avoir une petite princesse. Voilà qu'elles s'enferment[Pg 197] vîtement pour la douer. La première la doua d'une beauté parfaite, la seconde, d'avoir infiniment de l'esprit; la troisième, de chanter merveilleusement bien; la quatrième, de faire des ouvrages en prose & en vers.

Comme la cinquième ouvroit la bouche pour parler, l'on entendit dans la cheminée un bruit, comme d'une grosse pierre qui tomberoit du haut d'un clocher, & Carabosse parut toute barbouillée de suie, criant à tue-tête: Je doue cette petite créature,

De guignon guignonnant,
Jusqu'à l'âge de vingt ans.

A ces mots, la reine qui étoit dans son lit se prit à pleurer, & à prier Carabosse d'avoir pitié de la petite princesse. Toutes les Fées lui disoient: Hélas! ma sœur, déguignonnez-la; que vous a-t-elle fait? Mais cette laide Fée hongnoit, & ne répondoit point; de sorte que la cinquième, qui n'avoit pas parlé, tâcha de raccommoder l'affaire, & la doua d'une longue vie pleine de bonheur, après que le temps de la malédiction seroit passé. Carabosse n'en fit que rire, & elle se mit à chanter vingt chansons ironiques, en regrimpant par le même chemin. Toutes les Fées en demeurèrent dans une grande consternation,[Pg 198] mais particulièrement la pauvre reine. Elle ne laissa pas de leur donner ce qu'elle avoit promis; elle y ajouta même des rubans, qu'elles aiment beaucoup. On leur fit grande chère; & la plus vieille dit en partant, qu'elle étoit d'avis qu'on mît la princesse, jusqu'à l'âge de vingt-ans, en quelque lieu où elle ne vît personne que les femmes qu'on lui donneroit, & qu'elle fût bien enfermée.

Là-dessus, le roi fit bâtir une tour couverte, où il n'y avoit point de fenêtre; l'on n'y voyoit clair qu'avec de la bougie. On y arrivoit par une voûte, qui alloit une lieue sous terre; c'étoit par-là que l'on apportoit aux nourrices & aux gouvernantes tout ce qu'il leur falloit. Il y avoit de vingt pas en vingt pas de grosses portes qui fermoient bien, & des gardes par-tout.

L'on avoit nommé la jeune princesse Printanière, parce qu'elle avoit un teint de lys & de roses, plus frais & plus fleuri que le Printemps. Elle se rendoit admirable dans toutes les choses qu'elle disoit ou qu'elle faisoit; elle apprenoit les sciences les plus difficiles comme les plus aisées; & elle devenoit si grande & si belle, que le roi & la reine ne la voyoient jamais sans pleurer de joie. Elle les prioit quelquefois de rester avec elle, ou de[Pg 199] l'emmener avec eux, car elle s'ennuyoit, sans bien savoir pourquoi; mais ils différoient toujours.

Sa nourrice, qui ne l'avoit point quittée, & qui ne manquoit pas d'esprit, lui contoit quelquefois comme le monde étoit fait; & elle le comprenoit aussitôt, avec autant de facilité que si elle l'eût vu. Le roi disoit souvent à la reine: ma mie, Carabosse en sera la dupe; nous sommes plus fins qu'elle; notre Printanière sera heureuse en dépit de ses prédictions; & la reine rioit jusqu'aux larmes, de songer au dépit de la méchante Fée. Ils avoient fait peindre Printanière, & envoyé ses portraits par toute la terre; car le temps de la retirer de la tour approchoit: ils vouloient la marier. Il ne restoit plus que quatre jours pour accomplir les vingt ans; la cour & la ville étoient dans une grande joie de la prochaine liberté de la princesse, & elle fut augmentée, par la nouvelle que le roi Merlin vouloit l'avoir pour son fils, & qu'il envoyoit son ambassadeur Fanfarinet pour en faire la demande.

La nourrice, qui disoit tout à la princesse, lui conta ceci, & qu'il n'y auroit rien au monde de si beau que l'entrée de Fanfarinet. Ah! que je suis infortunée, s'écria-t-elle; on[Pg 200] me retient dans une sombre tour, comme si j'avois commis quelque grand crime; je n'ai jamais vu le ciel, le soleil & les étoiles, dont on dit tant de merveilles; je n'ai jamais vu un cheval, un singe, un lion, si ce n'est en peinture. Le roi & la reine disent qu'ils me retireront d'ici quand j'aurai vingt ans; mais ils veulent m'amuser pour me faire prendre patience, & je sais fort bien qu'ils m'y veulent laisser périr, sans que je les aie offensés en rien. Là-dessus elle se prit à pleurer, à pleurer, tant & tant, qu'elle en avoit les yeux gros comme le poing; & la nourrice, & la sœur de lait, & la remueuse, & la berceuse, & la mie, qui l'aimoient toutes passionnément, se mirent aussi à pleurer tant & tant, qu'on n'entendoit que des sanglots & des soupirs; elles pensèrent en étouffer: c'étoit une grande désolation.

Quand la princesse les vit en si bon train de s'affliger, elle prit un couteau, & dit tout haut: Çà, çà, je suis résolue de me tuer tout-à-l'heure, si vous ne trouvez le moyen de me faire voir la belle entrée de Fanfarinet; jamais le roi ni la reine ne le sauront: avisez ensemble si vous aimez mieux que je m'égorge dans cette place, que de me donner cette satisfaction. A ces mots, la[Pg 201] nourrice & les autres recommencèrent à pleurer encore plus fort; & toutes résolurent de lui faire voir Fanfarinet, ou de mourir à la peine. Elles passèrent le reste de la nuit à proposer des expédiens, sans en trouver; & Printanière, qui se désespéroit, disoit sans cesse: ne me faites plus accroire que vous m'aimez, vous trouveriez bien de bons moyens: j'ai lu que l'amour & l'amitié viennent à bout de tout.

Enfin, elles conclurent qu'il falloit faire un trou à la tour, du côté de la ville, par où Fanfarinet devoit venir. Elles dérangèrent le lit de la princesse, & aussitôt elles se mirent toutes à travailler sans cesse jour & nuit. A force de grater, elles ôtoient le plâtre, & puis les petites pierres. Elles en ôtèrent tant, qu'elles firent un trou par où l'on pouvoit passer une petite aiguille avec bien de la peine.

Ce fut par-là que Printanière apperçut le jour pour la première fois: elle en demeura éblouie; & comme elle regardoit sans cesse au petit trou, elle vit paroître Fanfarinet à la tête de toute sa troupe. Il étoit monté sur un cheval blanc, qui dansoit au son des trompettes, & qui sautoit à merveille; six joueurs de flûtes alloient devant: ils jouoient les plus beaux airs de l'opéra, & six hautbois répon[Pg 202]doient par échos; puis les trompettes & les timbales faisoient grand bruit. Fanfarinet avoit un habit tout en broderie de perles, des bottes d'or, des plumes incarnates, des rubans par-tout, & tant de diamans (car le roi Merlin en avoit des chambres pleines) que le soleil brilloit moins que lui. Printanière à cette vue se sentit si hors d'elle, qu'elle n'en pouvoit plus; & après y avoir un peu pensé, elle jura qu'elle n'auroit point d'autre mari que le beau Fanfarinet; qu'il n'y avoit aucune apparence que son maître fût aussi aimable; qu'elle ne connoissoit point l'ambition; que puisqu'elle avoit bien vécu dans une tour, elle vivroit bien, s'il le falloit, dans quelque château à la campagne avec lui; qu'il lui sembloit que du pain & de l'eau valoient mieux avec lui, que des poulets & du bonbon avec un autre. Enfin elle en dit tant, que ses femmes étoient bien en peine où elle en avoit appris la quatrième partie; & lorsqu'elles voulurent lui représenter son rang, & le tort qu'elle se feroit, elle les fit taire, sans daigner les écouter.

Dès que Fanfarinet fut arrivé dans le palais du roi, la reine vint querir sa fille. Toutes les rues étoient tapissées, & les dames aux fenêtres; les unes tenoient des corbeilles pleines[Pg 203] de fleurs, d'autres pleines de perles; ce qui étoit bien meilleur, d'excellentes dragées, pour jeter sur elle quand elle passeroit.

L'on commençoit à l'habiller, lorsqu'il arriva à la tour un nain, monté sur un éléphant; il venoit de la part des cinq bonnes Fées qui l'avoient douée le jour de sa naissance. Elles lui envoyoient une couronne, un sceptre, une robe de brocard d'or, une jupe d'aîles de papillons d'un travail merveilleux, avec une cassette encore plus merveilleuse, tant elle étoit pleine de pierreries: aussi la disoit-on sans prix, & l'on n'a jamais vu tant de richesses ensemble. A cette vue la reine se pâmoit d'admiration; pour la princesse elle regardoit tout cela assez indifféremment, parce qu'elle ne songeoit qu'à Fanfarinet.

On remercia le nain; il eut une pistole pour boire, & plus de mille aunes de nompareille de toutes les couleurs, dont il se fit de belles jarretières, un nœud à sa cravate & à son chapeau. Ce nain étoit si petit, que quand il eut tous ces rubans on ne le voyoit plus. La reine lui dit qu'elle chercheroit quelque belle chose pour renvoyer aux Fées; & la princesse, qui étoit fort généreuse, leur fit présent de plusieurs rouets d'Allemagne, avec des quenouilles de bois de cèdre.

[Pg 204]

L'on mit à la princesse tout ce que le nain avoit apporté de plus rare; elle parut à tout le monde d'une si grande beauté, que le soleil s'en cacha de dépit, & la lune, qui n'est pas trop honteuse, n'osa paroître tant qu'elle fut en chemin. Elle alloit à pied par les rues, marchant sur de riches tapis: le peuple assemblé en foule crioit autour d'elle: Ah! qu'elle est belle, ah! qu'elle est belle!

Comme elle alloit dans ce pompeux appareil, entre la reine & quatre ou cinq douzaines de princesses du sang, sans compter plus de dix douzaines qui étoient venues des états voisins pour assister à cette fête, le ciel commença de s'obscurcir, le tonnerre grondoit, & la pluie, mêlée de grêle, tomboit par torrens. La reine mit son manteau royal sur sa tête; toutes les dames y mirent leurs jupes. Printanière en alloit faire autant, quand on entendit dans l'air plus de mille corbeaux, chouettes, corneilles, & autres oiseaux d'un sinistre augure, qui, par leurs croassemens, n'annonçoient rien de bon. En même temps un vilain hibou, d'une grandeur prodigieuse, vint à tire d'aîle, tenant dans son bec une écharpe de toile d'araignée, brodée d'aîles de chauve-souris: il laissa tomber cette écharpe sur les épaules de Printanière; & l'on en[Pg 205]tendit de longs éclats de rire, qui signifioient assez que c'étoit-là une mauvaise plaisanterie de la façon de Carabosse.

A cette lugubre vision, tout le monde se mit à pleurer, & la reine, plus affligée que personne, voulut arracher l'écharpe noire; mais elle sembloit clouée sur les épaules de sa fille. Ah! dit-elle, voilà un tour de notre ennemie; rien ne peut l'appaiser: je lui ai envoyé inutilement plus de cinquante livres de confitures, autant de sucre royal, & deux jambons de Mayence; elle n'en a tenu compte.

Pendant qu'elle se lamentoit, on se mouilloit jusqu'aux os. Printanière, entêtée de l'ambassadeur, gagnoit toujours pays, & sans dire un seul mot; elle songeoit que pourvu qu'elle pût lui plaire, elle ne se soucioit ni de Carabosse, ni de son écharpe de triste présage. Elle s'étonnoit en elle-même qu'il ne vînt point au-devant d'elle, quand tout d'un coup elle le vit paroître à côté du roi. Aussitôt les trompettes, les tambours & les violons firent un bruit agréable; les cris du peuple redoublèrent: enfin la joie parut extraordinaire.

Fanfarinet avoit beaucoup d'esprit: mais quand il vit la belle Printanière avec tant de grâces & de majesté, il demeura si ravi,[Pg 206] qu'au lieu de parler, il ne faisoit plus que bégayer; l'on auroit dit qu'il étoit ivre, quoique certainement il n'eût pris qu'une tasse de chocolat. Il se désespéroit d'avoir oublié, en un clin-d'œil, une harangue qu'il répétoit tous les jours depuis plusieurs mois, & qu'il savoit assez bien pour la dire en dormant.

Pendant qu'il donnoit la question à sa mémoire pour la recouvrer, il faisoit de profondes révérences à la princesse, qui, de son côté, en fit une demi-douzaine sans aucune réflexion. Enfin elle prit la parole, & pour le tirer de l'embarras où elle le voyoit, elle lui dit: Seigneur Fanfarinet, je connois sans peine que tout ce que vous pensez est charmant; je vous tiens compte d'avoir tant d'esprit: mais hâtons-nous de gagner le palais; il pleut à verse; c'est la méchante Carabosse qui nous inonde; quand nous serons à couvert, elle en sera la dupe. Il lui répliqua galamment que la Fée avoit sagement prévu l'incendie que ses beaux yeux alloient faire; & que pour le tempérer, elle répandoit des déluges d'eau.

Après ce peu de mots, il lui présenta la main pour l'aider à marcher. Elle lui dit tout bas: J'ai pour vous des sentimens que vous ne devineriez jamais, si je ne vous les expliquois[Pg 207] moi-même; cela ne laisse pas de me faire de la peine, mais honny soit qui mal y pense. Sachez donc, M. l'ambassadeur, que je vous ai vu avec admiration monté sur votre beau cheval qui danse; j'ai regretté que vous vinssiez ici pour un autre que pour vous. Nous ne laisserons pas, si vous avez autant de courage que moi, d'y trouver du remède: au lieu de vous épouser au nom de votre maître, je vous épouserai au vôtre. Je sais que vous n'êtes pas prince: vous me plaisez autant que si vous l'étiez. Nous nous sauverons ensemble dans quelque coin du monde. On en causera d'abord; & puis quelqu'autre fera comme moi, ou peut-être pis; on me laissera en repos pour parler de celle-là, & j'aurai le plaisir de vivre avec vous.

Fanfarinet crut rêver, car Printanière étoit une princesse si merveilleuse, qu'à moins d'un étrange caprice, il ne pouvoit jamais espérer cet honneur; il n'eut pas même la force de lui répondre. S'ils avoient été seuls, il se seroit jeté à ses pieds; mais il prit la liberté de lui serrer la main si fort, qu'il lui fit grand mal au petit doigt, sans qu'elle criât, tant elle en étoit affolée. Quand elle entra dans le palais, il retentit de mille sortes d'instrumens de musique, auxquels des voix presque[Pg 208] célestes se joignirent si juste, que l'on n'osoit respirer, crainte de faire trop de bruit.

Après que le roi eut baisé sa fille au front & aux deux joues, il lui dit: Ma petite brebiette, (car il lui donnoit toutes sortes de noms d'amitié) ne veux-tu pas bien épouser le fils du grand roi Merlin? Voici le seigneur Fanfarinet qui fera la cérémonie pour lui, & qui t'emmènera dans le plus beau royaume du monde. Oui-da, mon père, dit-elle en faisant une profonde révérence, je veux tout ce qu'il vous plaira, pourvu que ma bonne maman y consente. J'y consens, ma mignonne, dit la reine en l'embrassant: allons, que l'on couvre les tables; ce qu'on fit en diligence. Il y en avoit cent dans une grande galerie; & de mémoire d'homme l'on a tant mangé, excepté Printanière & Fanfarinet, qui ne songeoient qu'à se regarder, & qui rêvoient si fort, qu'ils en oublioient tout.

Après le repas, il y eut bal, ballet & comédie; mais il étoit déjà si tard, & l'on avoit tant mangé, que, malgré qu'on en eût, on dormoit tout debout Le roi & la reine, saisis de sommeil, se jetèrent sur un canapé; la plupart des dames & des cavaliers ronfloient, les musiciens détonnoient, & les comédiens ne savoient ce qu'ils disoient; nos[Pg 209] amans seuls étoient éveillés comme des souris, & se faisoient cent petites mines. La princesse voyant qu'il n'y avoit rien à craindre, & que les gardes, couchés sur leurs paillasses, dormoient à leur tour, elle dit à Fanfarinet: Croyez-moi, profitons d'une occasion si favorable; car si j'attends la cérémonie des épousailles, le roi me donnera des dames pour me servir, & un prince pour m'accompagner chez votre roi Merlin; il vaut donc mieux nous en aller à présent, le plus vîte que nous pourrons.

Elle se leva, prit le poignard du roi, qui étoit tout rempli de diamans, & le couvre-chef que la reine avoit ôté pour dormir plus à son aise. Elle donna sa main blanche à Fanfarinet pour sortir; il la prit, & mettant un genou à terre: Je jure, dit-il, à votre altesse, une fidélité & une obéissance éternelle. Grande princesse, vous faites tout pour moi, que ne voudrois-je pas faire pour vous! Ils sortirent du palais; l'ambassadeur portoit une lanterne sourde; & par des rues fort crottées, ils furent au port; ils entrèrent dans un petit bateau, où il y avoit un pauvre vieux batelier qui dormoit. Ils l'éveillèrent; & quand il vit Printanière si belle & si brave, avec tant de diamans & son écharpe de toile d'araignée,[Pg 210] il la prit pour la déesse de la nuit, & se mit à genoux devant elle; mais comme il ne falloit pas s'amuser, elle lui ordonna de partir: c'étoit beaucoup hasarder, car on ne voyoit ni la lune, ni les étoiles; le temps étoit encore couvert de la pluie que Carabosse avoit excitée. Il est vrai qu'il y avoit une escarboucle au couvre-chef de la reine, qui brilloit plus que cinquante flambeaux allumés; & Fanfarinet (à ce qu'on dit), se seroit bien passé de la lanterne sourde: il y avoit aussi une pierre qui rendoit invisible.

Fanfarinet demanda à la princesse où elle vouloit aller: Hélas! dit-elle, je veux aller avec vous; je n'ai que cela dans l'esprit. Mais, lui dit-il, madame, je n'ose vous conduire chez le roi Merlin; je n'y vaudrois pas à pendre. Hé bien, répliqua-t-elle, allons à l'isle déserte des Ecureuils; elle est assez éloignée pour qu'on ne vous y suive pas. Elle commanda au marinier de partir; & bien qu'il n'eût qu'un petit bateau, il obéit.

Comme le jour approchoit, le roi, la reine & tout le monde ayant un peu secoué les oreilles & frotté leurs yeux, ils ne songèrent qu'à conclure le mariage de la princesse. La reine empressée, demanda son riche couvre-chef pour se coiffer. On le chercha depuis[Pg 211] les cabinets jusques dans les poëlons, mais le couvre-chef n'y étoit point. La reine, inquiète, couroit en bas, couroit en haut, à la cave, au grenier: il ne se pouvoit trouver.

Le roi voulut à son tour mettre son brillant poignard; l'on commença tout de même à fureter par-tout, & l'on ouvrit tels coffres & telles cassettes, dont il y avoit plus de cent ans que les clefs étoient perdues; l'on y trouva mille raretés, des poupées qui remuoient la tête & les yeux, des brebis d'or avec leurs petits agneaux, de bonnes écorces de citron, & des noix confites; mais cela ne pouvoit consoler le roi. Son désespoir étoit si grand, qu'il s'arrachoit la barbe; la reine par compagnie s'arrachoit les cheveux; car en vérité le couvre-chef & le poignard valoient plus que dix villes grandes comme Madrid.

Quand le roi vit qu'il n'y avoit point d'espérance de rien retrouver, il dit à la reine: Mamour, prenons courage, & nous dépêchons d'achever la cérémonie qui nous coûte déjà si cher. Il demanda où étoit la princesse; sa nourrice s'avança, & lui dit: Monseigneur, je vous assure qu'il y a plus de deux heures que je la cherche sans la pouvoir trouver. Ces paroles mirent le comble à la douleur du[Pg 212] roi & de la reine; elle se prit à crier comme un aigle à qui l'on a ravi ses petits, & tomba évanouie. Il n'a jamais rien été de si pitoyable; on jeta plus de deux seaux d'eau de la reine d'Hongrie sur le visage de sa majesté avant de la pouvoir faire revenir. Les dames & les demoiselles pleuroient; & tous les valets disoient: Quoi! la fille du roi est donc perdue? Le roi voyant que la princesse ne paroissoit plus, il dit à son grand page: Allez chercher Fanfarinet qui dort dans quelque coin, pour qu'il vienne s'affliger avec nous. Le page fut par-tout, par-tout, & le trouva aussi peu que l'on avoit trouvé Printanière, le couvre-chef & le poignard. Voilà encore un surcroît d'affliction, qui acheva de désoler leurs majestés.

Le roi fit appeler tous ses conseillers & ses gendarmes. Il entra avec la reine dans une grande salle, que l'on avoit promptement tendue de noir: ils avoient quitté leurs beaux habits, & pris chacun une longue robe de deuil, ceinte d'une corde. Quand on les vit en cet état, il n'y eut cœur si dur qui ne fût prêt à crever: la salle retentissoit de sanglots & de soupirs; les ruisseaux de larmes couloient sur le plancher. Comme le roi n'avoit pas eu le temps de préparer sa haran[Pg 213]gue, il demeura trois heures sans rien dire; enfin il commença ainsi:

Or écoutez petits & grands, j'ai perdu ma chère fille Printanière; je ne sais si elle est fondue, ou si on me l'a dérobée. Le couvre-chef de la reine & mon poignard, qui valent leur pesant d'or, sont aussi disparus avec elle; & qui pis est, l'ambassadeur Fanfarinet n'y est plus. Je crains bien que le roi son maître, n'en recevant point de nouvelles, ne vienne le chercher parmi nous, & qu'il ne nous accuse de l'avoir haché comme chair à pâté; encore prendrois-je patience si j'avois de l'argent, mais je vous avoue que les fraix de la noce m'ont ruiné. Avisez donc, mes chers sujets, ce que je peux faire pour recouvrer ma fille, Fanfarinet, & le reste.

Chacun admira la belle harangue du roi (il n'en avoit jamais fait de si éloquente.) Le seigneur Gambille, chancelier du royaume, prit la parole, & dit:

Sire, nous sommes tous bien fâchés de votre fâcherie, & nous voudrions avoir donné jusqu'à nos femmes & nos petits enfans, & que vous n'eussiez pas un si grand sujet de vous fâcher; mais apparemment c'est un tour de la Fée Carabosse. Les vingt ans de la princesse n'étoient pas encore accomplis; & puisqu'il[Pg 214] faut tout dire, j'ai remarqué qu'elle regardoit à tous momens Fanfarinet, & qu'il la regardoit aussi: peut-être que l'amour a fait là quelque tour de son métier.

A ces mots, la reine qui étoit fort prompte l'interrompit: Prenez garde à ce que vous avancez, lui dit-elle, seigneur Gambille; sachez que la princesse n'est pas d'humeur à s'emmouracher de Fanfarinet, je l'ai trop bien élevée. Là-dessus la nourrice, qui écoutoit tout, vint se mettre à genoux devant le roi & la reine: Je viens, dit-elle, vous avouer ce qui est arrivé. La princesse eut envie de voir Fanfarinet, ou de mourir; nous fîmes un petit trou, par lequel elle l'apperçut; & sur le champ elle jura qu'elle n'en auroit jamais d'autre. A ces nouvelles chacun s'affligea; l'on connut bien que le chancelier Gambille avoit beaucoup de pénétration. La reine toute dépitée gronda tant la nourrice, la sœur de lait, la remueuse, la berceuse, la mie, que pour les étrangler l'on n'en auroit pas dit davantage.

L'amiral Chapeau-pointu interrompant la reine, s'écria: Allons, allons après Fanfarinet: il n'en faut point douter, ce godenot a enlevé notre princesse. Tout le monde battit des mains, & répondit, allons. Voilà que les[Pg 215] uns se mirent sur la mer, & que les autres allèrent de royaume en royaume, battant le tambour & sonnant la trompette; puis quand on s'amassoit autour d'eux, ils crioient: Qui veut gagner une belle poupée, des confitures sèches & liquides, de petits ciseaux, une robe d'or, un beau bonnet de satin, n'a qu'à nous enseigner la princesse Printanière que Fanfarinet emmène. Chacun répondoit: Allez ailleurs, nous ne les avons point vus.

Ceux qui poursuivoient la princesse par mer furent plus heureux; car après une assez longue navigation, ils apperçurent pendant une nuit quelque chose qui brilloit devant eux comme un grand feu. Ils n'osèrent en approcher, ne sachant ce que ce pouvoit être; mais tout d'un coup cette lumière s'arrêta dans l'isle déserte des Ecureuils: car c'étoit en effet la princesse & son amant, avec l'escarboucle qui brilloit. Ils descendirent; & après avoir donné cent écus d'or au bonhomme qui les avoit amenés, ils lui dirent adieu, lui défendirent, sur les yeux de sa tête, de parler de rien à personne.

La première chose qu'il rencontra, ce fut les vaisseaux du roi, qu'il n'eut pas plutôt reconnus, qu'il les voulut éviter. Mais l'amiral l'ayant apperçu, dépêcha une barque[Pg 216] après; & le bonhomme étoit si vieux & si foible, qu'il n'avoit pas assez de force pour ramer. On le joignit, & on l'amena devant l'amiral, qui le fit fouiller: on lui trouva les cent écus d'or tout neufs, car on avoit battu monnoie pour les noces de la princesse. L'amiral le questionna; & pour n'être point obligé de répondre, il feignoit d'être sourd & muet. Çà, çà, dit l'amiral, que l'on m'attache ce muet au grand mât, & qu'on lui donne les étrivières; il n'y a rien de meilleur pour les muets. Quand le vieillard vit que c'étoit tout de bon, il avoua qu'une fille plus céleste qu'humaine, & un gentil cavalier, lui avoient commandé de les conduire dans l'isle déserte des Ecureuils. A ces mots l'amiral jugea bien que c'étoit la princesse; il fit avancer la flotte pour entourer l'isle.

Cependant Printanière, fatiguée de la mer, ayant trouvé un gazon verd sous des arbres épais, se coucha dessus, & s'endormit doucement; mais Fanfarinet, qui avoit plus de faim que d'amour, ne la laissa pas long-temps en repos. Croyez-vous, madame, lui dit-il en l'éveillant, que je puisse demeurer long-temps ici? Je n'y vois rien à manger. Quand vous seriez plus belle que l'aurore, cela ne me suffiroit pas, il faut de quoi se[Pg 217] nourrir; j'ai les dents bien longues, & l'estomac bien vide. Quoi! Fanfarinet, répliqua-t-elle, est-il possible que les marques de mon amitié ne vous tiennent lieu de rien? Est-il possible que vous ne soyez pas occupé de votre bonne fortune? Je le suis bien plutôt de mon malheur, s'écria-t-il: plût au ciel que vous fussiez encore dans votre noire tour! Beau chevalier, lui dit-elle gracieusement, je vous prie de ne vous point fâcher, je vais chercher par-tout, peut-être que je trouverai des fruits. Puissiez-vous, lui dit-il, trouver un loup qui vous mange. La princesse, affligée, courut dans le bois, déchirant ses beaux habits aux ronces, & sa peau blanche aux épines; elle étoit égratignée comme si elle avoit joué avec des chats, (voilà ce que c'est d'aimer les garçons, il n'en arrive que des peines). Après avoir été par-tout, elle revint bien triste vers Fanfarinet, lui dit qu'elle n'avoit rien trouvé. Il lui tourna le dos, & s'éloigna d'elle, grommelant entre ses dents.

Ils cherchèrent le lendemain aussi inutilement; de sorte qu'ils restèrent trois jours sans manger que des feuilles & quelques hannetons. La princesse ne s'en plaignoit point, quoiqu'elle fût bien plus délicate. Je serois[Pg 218] contente, lui disoit-elle, si je souffrois seule; & je ne me soucierois pas de mourir de faim, pourvu que vous eussiez de quoi faire bonne chère; il me seroit indifférent, répliqua-t-il, que vous mourussiez, si j'avois ce qu'il me faut. Est-il possible, ajouta-t-elle, que vous seriez si peu touché de ma mort? Sont-ce là les sermens que vous m'avez faits? Il y a grande différence, dit-il, d'un homme à son aise, qui n'a ni faim ni soif, ou d'un malheureux prêt à expirer dans une isle déserte. Je suis dans le même danger, continua-t-elle, & je ne m'en plains pas. Vous y auriez bonne grâce, reprit-il brusquement; vous avez voulu quitter père & mère pour venir courir la pretentaine. Nous voilà fort à notre aise! Mais c'est pour l'amour de vous, Fanfarinet, dit-elle, en lui tendant la main. Je m'en serois bien passé, dit-il; & là-dessus il lui tourna le dos.

La belle princesse, outrée de douleur, se prit à pleurer tant & tant, qu'elle auroit attendri un rocher. Elle s'assit au pied d'un buisson chargé de roses blanches & vermeilles. Après les avoir regardées quelque temps, elle leur dit:

Que vous êtes heureuses, jeunes fleurs, les zéphirs vous caressent, la rosée vous[Pg 219] humecte, le soleil vous embellit, les abeilles vous chérissent, vos épines vous défendent, chacun vous admire. Hélas! faut-il que vous soyez plus tranquilles que moi? Cette réflexion lui fit répandre une si grande abondance de larmes que le pied du rosier en étoit tout mouillé. Elle vit alors avec un grand étonnement que le buisson s'agitoit, que les roses s'épanouissoient, & que la plus belle lui dit: Si tu n'avois pas aimé, ton sort seroit aussi digne d'envie que le mien: qui aime, s'expose aux derniers malheurs. Pauvre princesse! prends dans le creux de cet arbre un rayon de miel; mais ne sois pas assez simple pour en donner à Fanfarinet. Elle courut à l'arbre, ne sachant encore si elle rêvoit ou si elle étoit bien éveillée. Elle trouva le miel; & dès qu'elle l'eut, elle le porta à son ingrat amant. Voici, dit-elle, un rayon de miel; j'aurois pu le manger seule, mais j'aime mieux le partager avec vous. Sans la remercier, ni la regarder, il le lui arracha, & le mangea tout entier, refusant de lui en donner un petit morceau. Il ajouta même la raillerie à la brutalité: il lui dit que cela étoit trop sucré, qu'elle se gâteroit les dents, & cent autres impertinences semblables.

Printanière, plus affligée qu'elle l'eût encore[Pg 220] été, s'assit sous un chêne, & lui fit à peu-près un compliment semblable à celui qu'elle avoit fait au rosier. Le chêne, ému de compassion, baissa vers elle quelques-unes de ses branches, & lui dit: Ce seroit dommage que tu cessasses de vivre, belle Printanière; prends cette cruche de lait & la bois, sans en donner une goutte à ton ingrat amant. La princesse, tout étonnée, regarda derrière elle; aussitôt elle vit une grande cruche pleine de lait. Elle ne se souvint alors que de la soif que Fanfarinet pouvoit avoir, après avoir mangé plus de quinze livres de miel: elle courut lui porter sa cruche. Désaltérez-vous, beau Fanfarinet, dit-elle, & souvenez-vous de m'en garder, car je meurs de faim & de soif. Il prit rudement la cruche; il but tout d'un trait; puis la jetant sur des pierres, la mit en morceaux, disant avec un sourire malin: Quand on n'a pas mangé, l'on n'a pas de soif.

Désaltérez-vous, beau Fanfarinet et Souvenez-vous de m'en garder, car je meurs de faim et de soif

La princesse joignit ses mains l'une dans l'autre; & levant ses beaux yeux au ciel: Ah! s'écria-t-elle, je l'ai bien mérité; voilà une juste punition pour avoir quitté le roi & la reine, pour avoir aimé si inconsidérément un homme que je ne connoissois point, pour avoir fui avec lui, sans me souvenir de mon rang, ni des malheurs dont j'étois menacée[Pg 221] par Carabosse. Elle se prit encore à pleurer plus amèrement qu'elle eût fait de sa vie; & s'enfonçant dans le plus épais du bois, elle tomba de foiblesse au pied d'un ormeau, sur lequel étoit perché un rossignol qui chantoit à merveille; il disoit ces paroles en battant des aîles, comme s'il ne les eût chantées que pour Printanière: il les avoit apprises exprès d'Ovide.

L'Amour est un méchant; jamais le petit traître
Ne vous fait des faveurs qu'il ne les fasse en maître,
Et que, sous les appas de ses fausses douceurs,
Ses traits envenimés n'empoisonnent les cœurs.

Qui le peut mieux savoir que moi, s'écria-t-elle en l'interrompant? Hélas! je ne connois que trop toute la cruauté de ses traits & celle de mon sort. Prends courage, lui dit l'amoureux rossignol, & cherche dans ce buisson, tu y trouveras des dragées & des tartelettes de chez le Coq; mais ne sois plus assez imprudente pour en donner à Fanfarinet. La princesse n'avoit pas besoin de cette défense pour s'en garder; elle n'avoit pas encore oublié les deux derniers tours qu'il lui avoit faits, & puis elle avoit si grand besoin de manger, qu'elle croqua toute seule les amandes & les tartelettes. Le goulu Fanfarinet[Pg 222] l'ayant apperçue manger sans lui, entra dans une si grande colère, qu'il accourut les yeux étincelans de rage, & l'épée à la main pour la tuer. Elle découvrit promptement la pierre du couvre-chef, qui rendoit invisible, & s'éloignant de lui, elle lui reprocha son ingratitude dans des termes qui faisoient assez connoître qu'elle ne pouvoit encore le haïr.

Cependant l'amiral Chapeau-pointu avoit dépêché Jean Caquet, botté de paille, courier ordinaire du cabinet, pour aller dire au roi que la princesse & Fanfarinet étoient descendus dans l'isle des Ecureuils; mais que ne connoissant pas le pays, il craignoit les embuscades. A ces nouvelles, qui donnèrent beaucoup de joie à leurs majestés, le roi se fit apporter un grand livre, dont chaque feuillet avoit huit aunes de long: c'étoit le chef-d'œuvre d'une savante Fée, où étoit la description de toute la terre. Il connut aussitôt que l'isle des Ecureuils n'étoit pas habitée: Va, dit-il à Jean Caquet, ordonner de ma part à l'amiral de descendre promptement; il se seroit bien passé, & moi aussi, de laisser ma fille si long-temps avec Fanfarinet.

Dès que Jean Caquet fut arrivé à la flotte, l'amiral fit battre les tambours, les timbales;[Pg 223] l'on sonne les trompettes, l'on joue du hautbois, de la flûte, du violon, de la vielle, des orgues, de la guitare; voilà un tintamare désespéré: car tous ces instrumens de guerre & de paix se faisoient entendre par toute l'isle. A ce bruit la princesse alarmée courut vers son amant, pour lui offrir son secours. Il n'étoit pas brave; le péril commun les reconcilia bien vîte: tenez-vous derrière moi, lui dit-elle; je marcherai devant; je découvrirai la pierre invisible, & je prendrai le poignard de mon père pour tuer les ennemis, pendant que vous les tuerez avec votre épée.

La princesse invisible s'avança parmi les gens d'armes; Fanfarinet & elle tuoient tout sans être vus; l'on n'entendoit autre chose que crier: je suis mort, je me meurs. Les soldats avoient beau tirer, ils n'attrapoient rien; car la princesse & son amant faisoient le plongeon comme des canes, & les coups passoient par-dessus leurs têtes. Enfin l'amiral affligé de perdre tant de monde d'une manière si extraordinaire, sans savoir qui l'attaquoit, ni comment se défendre, fit sonner la retraite, & retourna dans ses vaisseaux pour tenir conseil.

La nuit étoit déjà bien avancée: la prin[Pg 224]cesse & Fanfarinet allèrent se réfugier dans le plus épais du bois. Elle étoit si lasse qu'elle se coucha sur l'herbe, & commençoit à dormir, lorsqu'elle entendit une petite voix douce qui lui dit à l'oreille: Sauve-toi, Printanière, car Fanfarinet veut te tuer & te manger. Ouvrant vîte les yeux, elle apperçut à la lueur de son escarboucle, que le méchant Fanfarinet avoit le bras levé, prêt à lui percer le sein de son épée; car la voyant si grassette & si blanchette, & ayant bon appétit, il vouloit la tuer pour la manger. Elle ne délibéra plus sur ce qu'elle devoit faire, elle tira doucement son poignard, qu'elle avoit gardé depuis la bataille, & elle lui en donna un si furieux coup dans l'œil, qu'il mourut sur-le-champ. Va, ingrat, s'écria-t-elle, reçois cette dernière faveur comme celle que tu as le mieux méritée; sers à l'avenir d'exemple aux perfides amans, & que ton cœur déloyal ne jouisse d'aucun repos.

Lorsque les premiers mouvemens de colère furent passés, & qu'elle pensa à l'état où elle étoit, elle demeura presque aussi morte que celui qu'elle venoit de tuer. Que deviendrai-je? s'écrioit-elle en pleurant; je suis seule dans cette isle, les bêtes sauvages me vont dévorer, ou je mourrai de faim: elle regret[Pg 225]toit presque de ne s'être pas laissée manger à Fanfarinet. Elle s'assit toute tremblante, attendant le jour, qu'elle souhaitoit bien fort; car elle craignoit les esprits, & sur-tout le cochemar.

Comme elle étoit appuyée contre un arbre, & qu'elle regardoit en l'air, elle apperçut d'un côté un beau chariot d'or, tiré par six grosses poules huppées; un coq servoit de cocher, & un poulet gras de postillon. Il y avoit dans le chariot une dame si belle, si belle, qu'elle ressembloit au soleil; son habit étoit tout brodé de paillettes d'or & de barres d'argent. Elle vit un autre chariot attelé de six chauve-souris; un corbeau servoit de cocher, & un escarbot de postillon. Il y avoit dedans une petite magotine affreuse, dont l'habit étoit de peau de serpent, & sur sa tête un gros crapaud qui servoit de fontange.

Jamais, au grand jamais, l'on n'a été si étonné que le fut la jeune princesse. Comme elle considéroit ces merveilles, elle vit tout d'un coup les chariots s'avancer l'un vers l'autre; & la belle dame tenant une lance dorée, & la laide une pique rouillée, elles commencèrent un rude combat, qui dura plus d'un quart-d'heure; enfin la belle fut victorieuse, la laide s'enfuit avec ses chauve-souris. En[Pg 226] même temps la belle descendit jusqu'à terre, & s'adressant à Printanière:

Ne craignez point, aimable princesse, lui dit-elle, je ne viens en ces lieux que pour vous obliger; le combat que j'ai eu contre Carabosse n'a été que pour l'amour de vous. Elle vouloit avoir l'autorité de vous donner le fouet, parce que vous êtes sortie de la tour quatre jours avant les vingt ans; mais vous avez vu que j'ai pris votre parti, & que je l'ai chassée; jouissez du bonheur que je vous ai acquis. La princesse reconnoissante se prosterna devant elle: Grande reine des Fées, lui dit-elle, votre générosité me ravit, je ne sais comment vous remercier; mais je sens bien que je n'ai pas une goutte de ce sang que vous venez de conserver, qui ne soit à votre service. La Fée l'embrassa trois fois, & la rendit encore plus belle qu'elle n'étoit (en cas que ce fût une chose possible). Elle ordonna à son coq d'aller aux vaisseaux du roi, dire à l'amiral de venir sans crainte; & elle envoya le poulet gras à son palais, querir les plus beaux habits du monde pour Printanière.

L'amiral, aux nouvelles que lui dit le coq, demeura si ravi, qu'il en pensa être malade. Il vint promptement dans l'isle avec tous ses gens, & jusqu'à Jean Caquet, qui, voyant[Pg 227] la précipitation avec laquelle chacun descendoit des vaisseaux, se hâta comme les autres, & prit sur son épaule une broche qui étoit toute chargée de gibier.

A peine l'amiral Chapeau-pointu eut-il fait une lieue, qu'il vit dans une grande route du bois le chariot aux poules, & les deux dames qui se promenoient. Il reconnut la princesse, & vint se mettre à ses pieds; mais elle lui dit que tous les honneurs étoient dûs à la généreuse Fée qui l'avoit garantie des griffes de Carabosse; de sorte qu'il lui baisa le bas de sa robe, & lui fit le plus beau compliment qui se soit jamais prononcé en pareille occasion. Pendant qu'il parloit, la Fée l'interrompit, & s'écria: Je vous jure que je sens du rôt. Oui, madame, répliqua Jean Caquet, en montrant la broche chargée d'excellens petits-pieds, il ne tiendra qu'à votre grandeur d'en tâter; très-volontiers, dit-elle, moins pour l'amour de moi que pour l'amour de la princesse, qui a besoin de faire un beau repas. En même temps l'on fut querir aux vaisseaux toutes les choses nécessaires; & la joie d'avoir retrouvé la princesse, jointe à la bonne chère, ne laissèrent rien à souhaiter.

Le repas étant fini, & le poulet gras de retour, la Fée habilla Printanière d'une robe de[Pg 228] brocard or & vert, semée de rubis & de perles; elle noua ses beaux cheveux blonds avec des cordes de diamans & d'émeraude, elle la couronna de fleurs; & la faisant monter dans son chariot, toutes les étoiles qui la virent passer crurent que c'étoit l'Aurore qui ne s'étoit pas encore retirée; & elles lui disoient en passant: bon jour l'Aurore.

Après de grands adieux de la part de la Fée & de celle de la princesse, elle lui dit: Hé quoi! madame, ne dirai-je point à la reine, ma mère, qui m'a fait tant de bien? Belle princesse, répliqua-t-elle, embrassez-la pour moi, & lui dites que je suis la cinquième Fée qui vous doua à votre naissance.

La princesse étant dans le vaisseau, l'on tira tout le canon, & plus de mille fusées. Elle arriva très-heureusement au port; & trouva le roi & la reine qui l'attendoient avec tant de bontés, qu'ils ne lui laissèrent pas le temps de leur demander pardon de ses extravagances passées, quoiqu'elle se fût jetée à leurs pieds dès qu'elle les avoit vus; mais la tendresse paternelle l'avoit prévenue, & l'on mit tout sur la vieille Carabosse.

Dans le même temps, le fils du grand roi Merlin arriva, inquiet de ne recevoir aucunes nouvelles de son ambassadeur. Il avoit[Pg 229] mille chevaux, & trente laquais bien habillés de rouge, avec de riches galons d'or: il étoit cent fois plus aimable que l'ingrat Fanfarinet. L'on n'eut garde de lui conter l'aventure de l'enlèvement, cela lui auroit peut-être donné quelques soupçons; on lui dit d'un air fort sincère, que son ambassadeur ayant soif, & voulant tirer de l'eau pour boire, étoit tombé dans le puits, & s'y étoit noyé. Il le crut sans peine, & l'on fit la noce, où la joie fut si grande qu'elle effaça tous les chagrins passés.

A quelle chose qu'Amour nous puisse assujettir,
Des règles du devoir on ne doit point sortir;
Et malgré le penchant qui souvent nous entraîne,
Je veux que la raison soit toujours souveraine;
Que toujours maîtresse du cœur,
Elle règle à son gré nos vœux & notre ardeur.

LA PRINCESSE ROSETTE

 

[Pg 230]




LA PRINCESSE
ROSETTE,
CONTE.


Il étoit une fois un roi & une reine qui avoient deux beaux garçons. Ils croissoient comme le jour, tant ils se faisoient bien nourrir. La reine n'avoit jamais d'enfans qu'elle n'envoyât convier les Fées à leur naissance; elle les prioit toujours de lui dire ce qui leur devoit arriver.

Elle devint grosse, & fit une belle petite fille, qui étoit si jolie qu'on ne pouvoit la voir sans l'aimer. La reine ayant bien régalé toutes les Fées qui étoient venues la voir, quand elles furent prêtes à s'en aller, elle leur dit: N'oubliez pas votre bonne coutume, & dites-moi ce qui arrivera à Rosette (c'est ainsi que l'on appeloit la petite princesse.) Les Fées lui dirent qu'elles avoient oublié leur grimoire à la maison; qu'elles reviendroient une autre fois la voir. Ah! dit la reine, cela ne m'annonce rien de bon; vous ne voulez pas m'affliger par une mauvaise prédiction:[Pg 231] mais je vous prie que je sache tout, ne me cachez rien. Elles s'en excusoient bien fort; & la reine avoit encore bien plus d'envie de savoir ce que c'étoit. Enfin la principale lui dit: Nous craignons, madame, que Rosette ne cause un grand malheur à ses frères; qu'ils ne meurent dans quelque affaire pour elle. Voilà tout ce que nous pouvons deviner sur cette belle petite fille; nous sommes bien fâchées de n'avoir pas de meilleures nouvelles à vous apprendre. Elles s'en allèrent; & la reine resta si triste, si triste, que le roi le connut à sa mine. Il lui demanda ce qu'elle avoit. Elle répondit qu'elle s'étoit approchée trop près du feu, & qu'elle avoit brûlé tout le lin qui étoit sur sa quenouille. N'est-ce que cela, dit le roi? Il monta dans son grenier, & lui apporta plus de lin qu'elle n'en pouvoit filer en cent ans.

La reine continua d'être triste: il lui demanda ce qu'elle avoit. Elle lui dit qu'étant au bord de la rivière, elle avoit laissé tomber dedans sa pantoufle de satin vert. N'est-ce que cela, dit le roi? Il envoya querir tous les cordonniers de son royaume, & lui apporta dix mille pantoufles de satin vert.

Elle continua d'être triste. Il lui demanda ce qu'elle avoit. Elle lui dit qu'en mangeant[Pg 232] de trop bon appétit, elle avoit avalé sa bague de noce, qui étoit à son doigt. Le roi connut qu'elle étoit menteuse; car il avoit serré cette bague; & il lui dit: Ma chère femme, vous mentez; voilà votre bague que j'ai serrée dans ma bourse. Dame, elle fut bien attrapée d'être prise à mentir, (car c'est la chose la plus laide du monde,) & elle vit que le roi boudoit; c'est pourquoi elle lui dit ce que les Fées avoient prédit de la petite Rosette, & que s'il savoit quelque bon remède, il le dît. Le roi s'attrista beaucoup; jusques-là qu'il dit une fois à la reine: Je ne sais point d'autre moyen de sauver nos deux fils, qu'en faisant mourir la petite pendant qu'elle est au maillot. Mais la reine s'écria qu'elle souffriroit plutôt la mort elle-même; qu'elle ne consentiroit point à une si grande cruauté, & qu'il pensât à une autre chose.

Comme le roi & la reine n'avoient que cela dans l'esprit, on apprit à la reine qu'il y avoit dans un grand bois proche de la ville un vieil hermite qui couchoit dans le tronc d'un arbre, que l'on alloit consulter de par-tout. Elle dit: Il faut que j'y aille aussi; les Fées m'ont dit le mal, mais elles ont oublié le remède. Elle monta de bon matin sur une belle petite mule blanche, toute ferrée d'or, avec deux de ses[Pg 233] demoiselles, qui avoient chacune un joli cheval. Quand elles furent auprès du bois, la reine & ses demoiselles descendirent de cheval par respect, & furent à l'arbre où l'hermite demeuroit. Il n'aimoit guère à voir des femmes; mais quand il vit que c'étoit la reine, il lui dit: Vous, soyez la bien venue; que me voulez-vous? Elle lui conta ce que les Fées avoient dit de Rosette, & lui demanda conseil. Il lui dit qu'il falloit mettre la princesse dans une tour, sans qu'elle en sortît jamais. La reine le remercia, lui fit une bonne aumône, & revint tout dire au roi.


Quand le roi sut ces nouvelles, il fit vîtement bâtir une grosse tour. Il y mit sa fille; & pour qu'elle ne s'ennuyât point, le roi, la reine & les deux frères l'alloient voir tous les jours. L'aîné s'appeloit le grand prince, & le cadet le petit prince. Ils aimoient leur sœur passionnément, car elle étoit la plus belle & la plus gracieuse que l'on eût jamais vue, & le moindre de ses regards valoit mieux que cent pistoles. Quand elle eut quinze ans, le grand prince disoit au roi: Mon papa, ma sœur est assez grande pour être mariée; n'irons-nous pas bientôt à la noce? Le petit prince en disoit autant à la reine, & leurs majes[Pg 234]tés les amusoient, sans rien répondre sur le mariage.

Enfin le roi & la reine tombèrent bien malades, & moururent presqu'en un même jour. Voilà tout le monde fort triste; l'on s'habille de noir, & l'on sonne les cloches par-tout. Rosette étoit inconsolable de la mort de sa bonne maman.

Quand le roi & la reine eurent été enterrés, les marquis & les ducs du royaume firent monter le grand prince sur un trône d'or & de diamans, avec une belle couronne sur sa tête, & des habits de velours violet, chamarrés de soleils & de lunes; & puis toute la cour cria trois fois: Vive le roi. L'on ne songea plus qu'à se réjouir.

Le roi & son frère s'entredirent: A présent que nous sommes les maîtres, il faut retirer notre sœur de la tour, où elle s'ennuie depuis long-temps. Ils n'eurent qu'à traverser le jardin pour aller à la tour, qui étoit bâtie au coin, toute la plus haute que l'on avoit pu; car le roi & la reine défunts vouloient qu'elle y demeurât toujours. Rosette brodoit une belle robe sur un métier qui étoit là devant elle; mais quand elle vit ses frères, elle se leva, & fut prendre la main du roi, lui disant: Bon jour, sire, vous êtes à présent le roi, &[Pg 235] moi votre petite servante; je vous prie de me retirer de la tour, où je m'ennuie bien fort; & là-dessus elle se mit à pleurer. Le roi l'embrassa, & lui dit de ne point pleurer; qu'il venoit pour l'ôter de la tour, & la mener dans un beau château. Le prince avoit tout plein ses pochettes de dragées, qu'il donna à Rosette: Allons, lui dit-il, sortons de cette vilaine tour, le roi te mariera bientôt, ne t'afflige point.

Quand Rosette vit le beau jardin tout rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, elle demeura si étonnée; qu'elle ne pouvoit pas dire un mot, car elle n'avoit encore jamais rien vu. Elle regardoit de tous côtés, elle marchoit, elle s'arrêtoit, elle cueilloit des fruits sur les arbres, & des fleurs dans le parterre; son petit chien, appelé Fretillon, qui étoit vert comme un perroquet, qui n'avoit qu'une oreille, & qui dansoit à ravir, alloit devant elle, faisant jap, jap, jap, avec mille sauts & mille cabriolles.

Fretillon réjouissoit fort la compagnie. Il se mit tout d'un coup à courir dans un petit bois. La princesse le suivit, & jamais l'on n'a été plus émerveillé qu'elle le fut, de voir dans ce bois un grand paon qui faisoit la roue, & qui lui parut si beau, si beau, si beau, qu'elle[Pg 236] n'en pouvoit retirer ses yeux. Le roi & le prince arrivèrent auprès d'elle, & lui demandèrent à quoi elle s'amusoit? Elle leur montra le paon, & leur demanda ce que c'étoit que cela? Ils lui dirent que c'étoit un oiseau dont on mangeoit quelquefois. Quoi, dit-elle, l'on ose tuer un si bel oiseau & le manger? Je vous déclare que je ne me marierai jamais qu'au roi des paons; & quand j'en serai la reine, j'empêcherai bien que l'on en mange. L'on ne peut dire l'étonnement du roi: Mais ma sœur, lui dit-il, où voulez-vous que nous trouvions le roi des paons? Où il vous plaira, sire; mais je ne me marierai qu'à lui.


Après avoir pris cette résolution, les deux frères l'emmenèrent à leur château, où il fallut apporter le paon, & le mettre dans sa chambre, (car elle l'aimoit beaucoup.) Toutes les dames qui n'avoient point vu Rosette, accoururent pour la saluer & lui faire la cour; les unes lui apportoient des confitures, les autres du sucre, les autres des robes d'or, de beaux rubans, des poupées, des souliers en broderie, des perles, des diamans; on la régaloit par-tout; & elle étoit si bien apprise, si civile, baisant la main, faisant la révérence quand on lui donnoit quelque belle chose,[Pg 237] qu'il n'y avoit ni monsieur, ni madame qui ne s'en retournassent contens.

Pendant qu'elle causoit avec bonne compagnie, le roi & le prince songeoient à trouver le roi des paons, s'il y en avoit un au monde. Ils s'avisèrent qu'il falloit faire un portrait de la princesse Rosette; & ils le firent faire si beau, qu'il ne lui manquoit que la parole, & lui dirent: Puisque vous ne voulez épouser que le roi des paons, nous allons partir ensemble, & vous l'aller chercher par toute la terre. Si nous le trouvons, nous serons bien aises; prenez soin de notre royaume, en attendant que nous revenions.

Rosette les remercia de la peine qu'ils prenoient; elle leur dit qu'elle gouverneroit bien le royaume, & qu'en leur absence tout son plaisir seroit de regarder le beau paon, & de faire danser Fretillon. Ils ne purent s'empêcher de pleurer en se disant adieu.

Voilà les deux princes partis, qui demandoient à tout le monde: Ne connoissez-vous point le roi des paons? Chacun disoit: Non, non. Ils passoient & alloient encore plus loin. Comme cela ils allèrent si loin, si loin, que personne n'a jamais été si loin.

Ils arrivèrent au royaume des hannetons: il ne s'en est point encore tant vu; ils faisoient[Pg 238] un si grand bourdonnement, que le roi avoit peur de devenir sourd. Il demanda à celui de tous qui lui parut le plus raisonnable, s'il ne savoit point en quel endroit il pourroit trouver le roi des paons? Sire, lui dit le hanneton, son royaume est à trente mille lieues d'ici; vous avez pris le plus long pour y aller. Et comment savez-vous cela, dit le roi? C'est, répondit le hanneton, que nous vous connoissons bien, & que nous allons tous les ans passer deux ou trois mois dans vos jardins. Voilà le roi & son frère qui embrassent le hanneton bras dessus, bras dessous; ils se firent grande amitié, & dînèrent ensemble; ils virent, avec admiration, toutes les curiosités de ce pays-là, où la plus petite feuille d'arbre vaut une pistole. Après cela, ils partirent pour achever leur voyage; & comme ils savoient le chemin, ils ne furent pas long-temps sans arriver. Ils voyoient tous les arbres chargés de paons; & tout en étoit si rempli, qu'on les entendoit crier & parler de deux lieues.

Le roi disoit à son frère: si le roi des paons est un paon lui-même, comment notre sœur prétend-elle l'épouser? Il faudroit être fou pour y consentir. Voyez la belle alliance qu'elle nous donneroit; des petits paoneaux pour neveux. Le prince n'étoit pas moins en peine;[Pg 239] c'est-là, dit-il, une malheureuse fantaisie qui lui est venue dans l'esprit, je ne sais où elle a été deviner qu'il y a dans le monde un roi des paons.

Quand ils arrivèrent à la grande ville, ils virent qu'elle étoit pleine d'hommes & de femmes; mais qu'ils avoient des habits faits de plumes de paons, & qu'ils en mettoient par-tout comme une fort belle chose. Ils rencontrèrent le roi qui s'alloit promener dans un beau petit carrosse d'or & de diamans, que douze paons menoient à toute bride. Ce roi des paons étoit si beau, si beau, que le roi & le prince en furent charmés; il avoit de longs cheveux blonds & frisés, le visage blanc, une couronne de queue de paon. Quand il les vit, il jugea que puisqu'ils avoient des habits d'une autre façon que les gens du pays, il falloit qu'ils fussent étrangers; & pour le savoir, il arrêta son carrosse, & les fit appeler.

Le roi & le prince vinrent à lui. Ayant fait la révérence, ils lui dirent: Sire, nous venons de bien loin pour vous montrer un beau portrait: ils tirèrent de leur valise le grand portrait de Rosette. Lorsque le roi des paons l'eut bien regardé: Je ne peux croire, dit-il, qu'il y ait au monde une si belle fille. Elle est encore cent fois plus belle, dit le roi: Ah![Pg 240] vous vous moquez, répliqua le roi des paons. Sire, dit le prince, voilà mon frère qui est roi comme vous, il s'appelle le roi, & moi je me nomme le prince; notre sœur, dont voici le portrait, est la princesse Rosette: nous vous venons demander si vous la voulez épouser; elle est belle & bien sage, & nous lui donnerons un boisseau d'écus d'or. Oui-da, dit le roi, je l'épouserai de bon cœur; elle ne manquera de rien avec moi, je l'aimerai beaucoup; mais je vous assure que je veux qu'elle soit aussi belle que son portrait, & que s'il s'en manque la moindre petite chose, je vous ferai mourir. Hé bien, nous y consentons, dirent les deux frères de Rosette. Vous y consentez, ajouta le roi? Allez donc en prison, & vous y tenez jusqu'à ce que la princesse soit arrivée. Les princes le firent sans difficulté; car ils étoient bien certains que Rosette étoit plus belle que son portrait.

Lorsqu'ils furent dans la prison, le roi les envoya servir à merveille; il les alloit voir souvent, & il avoit dans son château le portrait de Rosette, dont il étoit si assolé, qu'il ne dormoit ni jour, ni nuit. Comme le roi & son frère étoient en prison, ils écrivirent par la poste à la princesse de faire vîtement son paquet, & de venir en diligence, parce qu'enfin[Pg 241] le roi des paons l'attendoit. Ils ne lui mandèrent pas qu'ils étoient prisonniers, de peur de l'inquiéter trop.

Quand elle reçut cette lettre, elle fut tellement transportée de joie, qu'elle en pensa mourir. Elle dit à tout le monde que le roi des paons étoit trouvé, & qu'il vouloit l'épouser. On alluma des feux de joie, on tira le canon, l'on mangea des dragées & du sucre par-tout; l'on donna à tous ceux qui vinrent voir la princesse, pendant trois jours, une beurrée de confiture, du petit métier, & de l'hypocras. Après qu'elle eut fait ainsi des libéralités, elle laissa ses belles poupées à ses bonnes amies, & le royaume de son frère entre les mains des plus sages vieillards de la ville. Elle leur recommanda bien d'avoir soin de tout, de ne guères dépenser, d'amasser de l'argent pour le retour du roi; elle les pria de conserver son paon, & ne voulut mener avec elle que sa nourrice & sa sœur de lait, avec le petit chien vert Fretillon.

Elles se mirent dans un bateau sur la mer. Elles portoient le boisseau d'écus d'or, & des habits pour dix ans, à en changer deux fois par jour. Elles ne faisoient que rire & chanter. La nourrice demandoit au batelier: Approchons-nous, approchons-nous du royaume des[Pg 242] paons? Il lui disoit: Non, non. Une autrefois elle lui demandoit: Approchons-nous, approchons-nous? Il lui disoit: Bientôt, bientôt. Une autre fois elle lui dit: Approchons-nous, approchons-nous? Il répliqua: Oui, oui. Et quand il eut dit cela, elle se mit au bout du bateau, assise auprès de lui; & lui dit: Si tu veux tu seras riche à jamais. Il répondit: Je le veux bien. Elle continua: Si tu veux tu gagneras de bonnes pistoles. Il répondit: Je ne demande pas mieux. Hé bien, dit-elle, il faut que cette nuit, pendant que la princesse dormira, tu m'aides à la jeter dans la mer. Après qu'elle sera noyée, j'habillerai ma fille de ses beaux habits, & nous la mènerons au roi des paons, qui sera bien aise de l'épouser; & pour ta récompense, nous te donnerons ton plein cou chargé de diamans.

Le batelier fut bien étonné de ce que lui proposoit la nourrice. Il lui dit que c'étoit dommage de noyer une si belle princesse, qu'elle lui faisoit pitié; mais elle prit une bouteille de vin, & le fit tant boire, qu'il ne savoit plus la refuser.

La nuit étant venue, la princesse se coucha comme elle avoit accoutumé; son petit Fretillon étoit joliment couché au fond du lit, sans remuer ni pieds ni pattes. Rosette dor[Pg 243]moit de toute sa force, quand la méchante nourrice, qui ne dormoit pas, s'en alla querir le batelier. Elle le fit entrer dans la chambre de la princesse; puis sans la réveiller, ils la prirent avec son lit de plume, son matelas, ses draps, ses couvertures: la sœur de lait aidoit de toute sa force; ils jetèrent tout cela dans la mer; & la princesse dormoit de si bon sommeil, qu'elle ne se réveilla point.

Mais ce qu'il y eut d'heureux, c'est que son lit de plume étoit fait de plumes de phénix, qui sont fort rares, & qui ont cette propriété, qu'elles ne vont jamais au fond de l'eau; de sorte qu'elle nageoit dans son lit, comme si elle eût été dans un bateau. L'eau pourtant mouilloit peu à peu son lit de plume, puis le matelas; & Rosette sentant l'eau, elle eut peur d'avoir fait pipi au dodo, & d'être grondée.

Comme elle se tournoit d'un côté sur l'autre, Fretillon s'éveilla. Il avoit le nez excellent; il sentoit les soles & les morues de si près, qu'il se mit à japper, à japper tant, qu'il éveilla tous les autres poissons. Ils commencèrent à nager; les gros poissons donnoient de la tête contre le lit de la princesse, qui, ne tenant à rien, tournoit & retournoit comme une pirouette. Dame, elle étoit bien[Pg 244] étonnée! Est-ce que notre bateau danse sur l'eau, disoit-elle? Je n'ai point accoutumée d'être si mal à mon aise que je suis cette nuit; & toujours Fretillon qui jappoit, & qui faisoit une vie de désespéré. La méchante nourrice & le batelier l'entendoient de bien loin, & disoient: Voilà ce petit drôle de chien qui boit à notre santé avec sa maîtresse; dépêchons-nous d'arriver, car ils étoient tout contre la ville du roi des paons.

Il avoit envoyé au bord de la mer cent carrosses, tirés par toutes sortes de bêtes rares: il y avoit des lions, des ours, des cerfs, des loups, des chevaux, des bœufs, des ânes, des aigles, des paons; & le carrosse où la princesse Rosette devoit se mettre étoit traîné par six singes bleus, qui sautoient, qui dansoient sur la corde, qui faisoient mille tours agréables: ils avoient de beaux harnois de velours cramoisi, avec des plaques d'or. On voyoit soixante jeunes demoiselles que le roi avoit choisies pour la divertir; elles étoient habillées de toutes sortes de couleurs, & l'or & l'argent étoient la moindre chose.

La nourrice avoit pris grand soin de parer sa fille; elle lui mit les diamans de Rosette à la tête & par-tout, & sa plus belle robe. Mais elle étoit, avec ses ajustemens, plus laide[Pg 245] qu'une guenon; ses cheveux d'un noir gras, les yeux de travers, les jambes tortues, une grosse bosse au milieu du dos, de méchante humeur & maussade, qui grognoit toujours.


Quand tous les gens du roi des paons la virent sortir du bateau, ils demeurèrent si surpris, si surpris, qu'ils ne pouvoient parler. Qu'est-ce que cela, dit-elle? Est-ce que vous dormez? Allons, allons, que l'on m'apporte à manger; vous êtes de bonnes canailles, je vous ferai tous pendre. A cette nouvelle ils se disoient: Quelle vilaine bête! Elle est aussi méchante que laide! Voilà notre roi bien marié, je ne m'étonne point; ce n'étoit pas la peine de la faire venir du bout du monde. Elle faisoit toujours la maîtresse; & pour moins que rien elle donnoit des soufflets & des coups de poings à tout le monde.


Comme son équipage étoit fort grand, elle alloit doucement: elle se carroit comme une reine dans son carrosse. Mais tous les paons qui s'étoient mis sur les arbres pour la saluer en passant, & qui avoient résolu de crier: Vive la belle reine Rosette; quand ils l'apperçurent si horrible, ils crioient: Fi, fi, qu'elle est laide. Elle enrageoit de dépit, & disoit à ses gardes: Tuez ces coquins de paons qui me[Pg 246] chantent injures. Les paons s'envoloient bien vîte, & se moquoient d'elle.

Le fripon de batelier qui voyoit tout cela, disoit tout bas à la nourrice: Commère, nous ne sommes pas bien; votre fille devroit être plus jolie. Elle lui répondit: Tais-toi, étourdi, tu nous porteras malheur.

L'on fut avertir le roi que la princesse approchoit. Hé bien, dit-il, ses frères m'ont-ils dit vrai? Est-elle plus belle que son portrait? Sire, dit-on, c'est bien assez qu'elle soit aussi belle. Oui-da, dit le roi, j'en serai bien content: allons la voir; car il entendit par le grand bruit que l'on faisoit dans la cour, qu'elle arrivoit; & il ne pouvoit rien distinguer de ce que l'on disoit, sinon, fi, fi, qu'elle est laide! Il crut qu'on parloit de quelque naine ou de quelque bête qu'elle avoit peut-être amenée avec elle; car il ne pouvoit lui entrer dans l'esprit que ce fût effectivement d'elle-même.

L'on portoit le portrait de Rosette au bout d'un grand bâton tout découvert, & le roi marchoit grâvement après, avec tous ses barons & tous ses paons, puis les ambassadeurs des royaumes voisins. Le roi des paons avoit grande impatience de voir sa chère Rosette; dame, quand il l'apperçut, à peu tint qu'il[Pg 247] ne mourût sur la place; il se mit dans la plus grande colère du monde, il déchira ses habits, il ne vouloit pas l'approcher: elle lui faisoit peur.

Comment, dit-il, ces deux marauds que je tiens dans mes prisons ont bien de la hardiesse de s'être moqués de moi, & de m'avoir proposé d'épouser une magotte comme cela; je les ferai mourir. Allons, que l'on enferme tout-à-l'heure cette pimbèche, sa nourrice, & celui qui les amène; qu'on les mette au fond de ma grande tour.

D'un autre côté, le roi & son frère, qui étoient prisonniers, & qui savoient que leur sœur devoir arriver, s'étoient faits braves pour la recevoir. Au lieu de venir ouvrir la prison & les mettre en liberté, ainsi qu'ils l'espéroient, le geolier vint avec des soldats, & les fit descendre dans une cave toute noire, pleine de vilaines bêtes, où ils avoient de l'eau jusqu'au cou: l'on n'a jamais été plus étonné ni plus triste. Hélas! disoient-ils l'un à l'autre, voilà de tristes noces pour nous! Qu'est-ce qui peut nous procurer un si grand malheur? Ils ne savoient au monde que penser, sinon qu'on vouloit les faire mourir; & ils en étoient tout-à-fait fâchés.

Trois jours se passèrent sans qu'ils enten[Pg 248]dissent parler de rien. Au bout de trois jours, le roi des paons vint leur dire des injures par un trou. Vous avez pris le titre de roi & de prince, leur cria-t-il, pour m'attraper, & pour m'engager à épouser votre sœur; mais vous n'êtes tous que des gueux, qui ne valez pas l'eau que vous buvez. Je vais vous donner des juges, qui feront bien vîte votre procès; l'on file déjà la corde dont je vous ferai pendre. Roi des paons, répondit le roi en colère, n'allez pas si vîte dans cette affaire, car vous pourriez vous en repentir. Je suis roi comme vous, j'ai un beau royaume, des habits & des couronnes, & de bons écus; j'y mangerois jusqu'à ma chemise: Ho, ho, que vous êtes plaisant de nous vouloir faire pendre, est-ce que nous avons volé quelque chose?

Quand le roi l'entendit parler si résolument, il ne savoit où il en étoit, & il avoit quelquefois envie de les laisser aller avec leur sœur, sans les faire mourir; mais son confident, qui étoit un vrai flatteur, l'encouragea; lui disant que s'il ne se vengeoit, tout le monde se moqueroit de lui, & qu'on le prendroit pour un petit roitelet de quatre deniers. Il jura de ne leur point pardonner, & il commanda que l'on fît leur procès. Cela ne dura guères; il n'y eut qu'à voir le portrait de la véritable[Pg 249] princesse Rosette auprès de celle qui étoit venue, & qui disoit l'être; de sorte qu'on les condamna d'avoir le col coupé, comme étant menteurs, puisqu'ils avoient promis une belle princesse au roi, & qu'ils ne lui avoient donné qu'une laide paysanne.

L'on fut à la prison en grand appareil leur lire cet arrêt; & ils s'écrièrent qu'ils n'avoient point menti; que leur sœur étoit princesse, & plus belle que le jour; qu'il y avoit quelque chose là-dessous qu'ils n'entendoient pas, & qu'ils demandoient encore sept jours, avant qu'on les fît mourir; que peut-être dans ce temps leur innocence seroit reconnue. Le roi des paons, qui étoit fort en colère, eut beaucoup de peine à leur accorder cette grâce; mais enfin il le voulut bien.

Pendant que toutes ces affaires se passoient à la cour, il faut dire quelque chose de la pauvre princesse Rosette. Dès qu'il fut jour elle demeura bien étonnée, & Fretillon aussi, de se voir au milieu de la mer sans bateau & sans secours. Elle se prit à pleurer, à pleurer tant & tant, qu'elle faisoit pitié à tous les poissons: elle ne savoit que faire, ni que devenir. Assurément, disoit-elle, j'ai été jetée dans la mer par l'ordre du roi des paons; il s'est repenti de m'épouser, & pour se défaire[Pg 250] honnêtement de moi, il m'a fait noyer: Voilà un étrange homme, continua-t-elle! Je l'aurois tant aimé! Nous aurions fait si bon ménage! Là-dessus elle pleuroit plus fort; car elle ne pouvoit s'empêcher de l'aimer.

Elle demeura deux jours ainsi flottante d'un côté & de l'autre de la mer, mouillée jusqu'aux os, enrhumée à mourir, & presque transie; si ce n'avoit été le petit Fretillon, qui lui réchauffoit un peu le cœur, elle seroit morte cent fois: elle avoit une faim épouvantable. Elle vit des huîtres à l'écaille, elle en prit tant qu'elle en voulut, & elle en mangea: Fretillon ne les aimoit guères, il fallut pourtant bien qu'il s'en nourrît. Quand la nuit venoit, la grande peur prenoit à Rosette; & elle disoit à son chien: Fretillon, jappe toujours, de crainte que les soles ne nous mangent.

Il avoit jappé toute la nuit, & le lit de la princesse n'étoit pas loin du bord de l'eau. En ce lieu-là il y avoit un bon vieillard qui vivoit tout seul dans une petite chaumière, où personne n'alloit jamais: il étoit fort pauvre, & ne se soucioit pas des biens du monde. Quand il entendit japper Fretillon, il fut tout étonné, car il ne passoit guères de chiens par-là; il crut que quelques voyageurs se se[Pg 251]roient égarés, il sortit pour les remettre charitablement dans leur chemin. Tout d'un coup il apperçut la princesse & Fretillon qui nageoient sur la mer; & la princesse le voyant, lui tendit les bras, & lui cria: Bon vieillard, sauvez-moi, car je périrai ici; il y a deux jours que je languis.

Lorsqu'il l'entendit parler si tristement, il en eut grande pitié, & rentra dans sa maison pour prendre un grand crochet. Il s'avança dans l'eau jusqu'au cou, & pensa deux ou trois fois être noyé; enfin il tira tant, qu'il amena le lit jusqu'au bord de l'eau. Rosette & Fretillon furent bien-aises d'être sur la terre; elle remercia bien fort le bonhomme, & prit sa couverture dont elle s'enveloppa; puis toute nud-pied elle entra dans la chaumière, où il lui alluma un petit feu de paille sèche, & tira de son coffre le plus bel habit de feu sa femme, avec des bas & des souliers, dont la princesse s'habilla. Ainsi vêtue en paysanne, elle étoit belle comme le jour, & Fretillon dansoit autour d'elle pour la divertir.

Le vieillard voyoit bien que Rosette étoit quelque grande dame, car les couvertures de son lit étoient toutes d'or & d'argent, & son matelas de satin. Il la pria de lui conter son histoire, & qu'il n'en diroit mot si elle vou[Pg 252]loit. Elle lui apprit tout, d'un bout à l'autre, pleurant bien fort; car elle croyoit toujours que c'étoit le roi des paons qui l'avoit fait noyer. Comment ferons-nous, ma fille, lui dit le vieillard? Vous êtes une si grande princesse, accoutumée à manger de bons morceaux, & moi je n'ai que du pain noir & des raves, vous allez faire méchante chère; & si vous m'en vouliez croire, j'irois dire au roi des paons que vous êtes ici; certainement s'il vous avoit vue il vous épouseroit. Ah! c'est un méchant, dit Rosette, il me feroit mourir; mais si vous avez un petit panier, il faut l'attacher au cou de mon chien, & il y aura bien du malheur s'il ne rapporte la provision.


Le vieillard donna un panier à la princesse, elle l'attacha au cou de Fretillon, & lui dit: Va-t-en au meilleur pot de la ville, & me rapporte ce qu'il y a dedans. Fretillon court à la ville; comme il n'y avoit point de meilleur pot que celui du roi, il entre dans sa cuisine, il découvre le pot, prend adroitement tout ce qui étoit dedans, & revient à la maison. Rosette lui dit: retourne à l'office, & prends ce qu'il y aura de meilleur. Fretillon retourne à l'office, & prend du pain blanc, du vin muscat, toutes sortes de fruits[Pg 253] & de confitures: il étoit si chargé, qu'il n'en pouvoit plus.

Quand le roi des paons voulut dîner, il n'y avoit rien dans son pot ni dans son office; chacun se regardoit, & le roi étoit dans une colère horrible. Oh bien, dit-il, je ne dînerai donc point; mais que ce soir on mette la broche au feu, & que j'aie de bons rôts. Le soir étant venu, la princesse dit à Fretillon: Va-t-en à la ville, entre dans la meilleure cuisine, & m'apporte de bons rôts. Fretillon fit comme sa maîtresse lui avoit commandé; & ne sachant point de meilleure cuisine que celle du roi, il y entra tout doucement, pendant que les cuisiniers avoient le dos tourné; il prit tout le rôt qui étoit à la broche; il avoit une mine excellente, & à voir seulement, faisoit appétit. Il rapporta son panier plein à la princesse; elle le renvoya aussitôt à l'office, & il apporta toutes les compotes & les dragées du roi.

Le roi qui n'avoit pas dîné, ayant grand faim, voulut souper de bonne heure, mais il n'y avoit rien; il se mit dans une colère effroyable, & s'alla coucher sans souper. Le lendemain au dîner & au souper, il en arriva tout autant; de sorte que le roi resta trois jours sans boire ni manger, parce que quand[Pg 254] il alloit se mettre à table, l'on trouvoit que tout étoit pris. Son confident fort en peine, craignant la mort du roi, se cacha dans un petit coin de la cuisine, & il avoit toujours les yeux sur le pot qui bouilloit. Il fut bien étonné de voir entrer tout doucement un petit chien vert, qui n'avoit qu'une oreille, qui découvroit le pot, & mettoit la viande dans son panier. Il le suivit, pour savoir où il iroit; il le vit sortir de la ville. Le suivant toujours, il fut chez le bon vieillard. En même temps il vint tout conter au roi: que c'étoit chez un pauvre paysan que son bouilli & son rôti alloient soir & matin.

Le roi demeura bien étonné: il dit qu'on l'allât querir. Le confident, pour faire sa cour, y voulut aller lui-même, & mena des archers; ils le trouvèrent qui dînoit avec la princesse, & qu'il mangeoit le bouilli du roi. Il les fit prendre, & lier de grosses cordes, & Fretillon aussi.

Quand ils furent arrivés, on l'alla dire au roi, qui répondit: C'est demain qu'expire le septième jour que j'ai accordé à ces affronteurs; je les serai mourir avec les voleurs de mon dîner: puis il entra dans sa salle de justice. Le vieillard se mit à genoux, & dit qu'il alloit lui conter tout. Pendant qu'il parloit, le roi[Pg 255] regardoit la belle princesse, & il avoit pitié de la voir pleurer; puis quand le bonhomme eut déclaré que c'étoit elle qui se nommoit la princesse Rosette, qu'on avoit jetée dans la mer; malgré la foiblesse où il étoit d'avoir été si long-temps sans manger, il fit trois sauts tout de suite, & courut l'embrasser, & lui détacher les cordes dont elle étoit liée, lui disant qu'il l'aimoit de tout son cœur.

On fut en même temps querir les princes, qui croyoient que c'étoit pour les faire mourir, & qui venoient fort tristes, baissant la tête; l'on alla de même querir la nourrice & sa fille. Quand ils se virent, ils se reconnurent tous; Rosette sauta au cou de ses frères: la nourrice & sa fille avec le batelier se jetèrent à genoux, & demandèrent grâce. La joie étoit si grande, que le roi & la princesse leur pardonnèrent, & le bon vieillard fut récompensé largement: il demeura toujours dans le palais.

Enfin le roi des paons fit toutes sortes de satisfactions au roi & à son frère, témoignant sa douleur de les avoir maltraités. La nourrice rendit à Rosette ses beaux habits & son boisseau d'écus d'or; la noce dura quinze jours. Tout fut content, jusqu'à Fretillon, qui ne mangeoit plus que des aîles de perdrix.

[Pg 256]

Le ciel veille pour nous; & lorsque l'innocence
Se trouve en un pressant danger,
Il sait embrasser sa défense,
La délivrer & la venger.
A voir la timide Rosette,
Ainsi qu'un Alcion, dans son petit berceau,
Au gré des vents voguer sur l'eau,
On sent en sa faveur une pitié secrète;
On craint qu'elle ne trouve une tragique fin
Au milieu des flots abîmée;
Et qu'elle n'aille faire un fort léger festin
A quelque baleine affamée.
Sans le secours du ciel, sans doute, elle eût péri.
Fretillon sut jouer son rôle
Contre la morue & la sole;
Et quand il s'agissoit aussi
De nourrir sa chère maîtresse.
Il en est bien en ce temps-ci
Qui voudroient rencontrer des chiens de cette espèce!
Rosette échappée au naufrage,
Aux auteurs de ses maux accorde le pardon.
O vous! à qui l'on fait outrage,
Qui voulez en tirer raison,
Apprenez qu'il est beau de pardonner l'offense,
Après que l'on a su vaincre ses ennemis,
Et qu'on en peut tirer une juste vengeance:
C'est ce que notre siècle admire dans Louis.

LE RAMEAU D'OR.

 

[Pg 257]




LE RAMEAU D'OR.
CONTE.


Il étoit une fois un roi dont l'humeur austère & chagrine inspiroit plutôt de la crainte que de l'amour. Il se laissoit voir rarement; & sur les plus légers soupçons, il faisoit mourir ses sujets. On le nommoit le roi Brun, parce qu'il fronçoit toujours le sourcil. Le roi Brun avoit un fils qui ne lui ressembloit point. Rien n'égaloit son esprit, sa douceur, sa magnificence & sa capacité; mais il avoit les jambes tortues, une bosse plus haute que sa tête, les yeux de travers, la bouche de côté; enfin c'étoit un petit monstre, & jamais une si belle ame n'avoit animé un corps si mal fait. Cependant, par un sort singulier, il se faisoit aimer jusqu'à la folie des personnes auxquelles il vouloit plaire; son esprit étoit si supérieur à tous les autres, qu'on ne pouvoit l'entendre avec indifférence.

La reine sa mère voulut qu'on l'appelât Torticoli; soit qu'elle aimât ce nom, ou qu'étant effectivement tout de travers, elle crut avoir rencontré ce qui lui convenoit davantage. Le roi Brun, qui pensoit plus à sa[Pg 258] grandeur qu'à la satisfaction de son fils, jeta les yeux sur la fille d'un puissant roi, qui étoit son voisin, & dont les états, joints aux siens, pouvoient le rendre redoutable à toute la terre. Il pensa que cette princesse seroit fort propre pour le prince Torticoli parce qu'elle n'auroit pas lieu de lui reprocher sa difformité & sa laideur, puisqu'elle étoit pour le moins aussi laide & aussi difforme que lui. Elle alloit toujours dans une jatte, elle avoit les jambes rompues. On l'appeloit Trognon. C'étoit la créature du monde la plus aimable par l'esprit; il sembloit que le ciel avoit voulu la récompenser du tort que lui avoit fait la nature.

Le roi Brun ayant demandé & obtenu le portrait de la princesse Trognon, le fit mettre dans une grande salle sous un dais, & il envoya querir le prince Torticoli, auquel il commanda de regarder ce portrait avec tendresse, puisque c'étoit celui de Trognon, qui lui étoit destinée. Torticoli y jeta les yeux, & les détourna aussitôt avec un air de dédain qui offensa son père. Est-ce que vous n'êtes pas content, lui dit-il d'un ton aigre & fâché? Non, seigneur, répondit-il; je ne serai jamais content d'épouser un cul de jatte. Il vous sied bien, dit le roi Brun, de trouver des défauts en cette princesse, étant vous-même un[Pg 259] petit monstre qui fait peur! C'est par cette raison, ajouta le prince, que je ne veux point m'allier avec un autre monstre; j'ai assez de peine à me souffrir: que seroit-ce si j'avois une telle compagnie? Vous craignez de perpétuer la race des magots, répondit le roi d'un air offensant; mais vos craintes sont vaines, vous l'épouserez. Il suffit que je l'ordonne pour être obéi. Torticoli ne répliqua rien; il fit une profonde révérence, & se retira.

Le roi Brun n'étoit point accoutumé à trouver la plus petite résistance; celle de son fils le mit dans une colère épouvantable. Il le fit enfermer dans une tour qui avoit été bâtie exprès pour les princes rebelles, mais il ne s'en étoit point trouvé depuis deux cent ans; de sorte que tout y étoit en assez mauvais ordre. Les appartemens & les meubles y paroissoient d'une antiquité surprenante. Le prince aimoit la lecture. Il demanda des livres; on lui permit d'en prendre dans la bibliothèque de la tour. Il crut d'abord que cette permission suffisoit. Lorsqu'il voulut les lire, il en trouva le langage si ancien, qu'il n'y comprenoit rien. Il les laissoit, puis il les reprenoit, essayant d'y entendre quelque chose, ou tout au moins de s'amuser avec.

Le roi Brun, persuadé que Torticoli se las[Pg 260]seroit de sa prison, agit comme s'il avoit consenti à épouser Trognon; il envoya des ambassadeurs au roi son voisin, pour lui demander sa fille, à laquelle il promettoit une félicité parfaite. Le père de Trognon fut ravi de trouver une occasion si avantageuse de la marier; car tout le monde n'est pas d'humeur de se charger d'un cul de jatte. Il accepta la proposition du roi Brun; quoiqu'à dire vrai, le portrait du prince Torticoli, qu'on lui avoit apporté, ne lui parût pas fort touchant. Il le fit placer à son tour dans une galerie magnifique; l'on y apporta Trognon. Lorsqu'elle l'apperçut, elle baissa les yeux & se mit à pleurer. Son père, indigné de la répugnance qu'elle témoignoit, prit un miroir. Le mettant vis-à-vis d'elle: Vous pleurez, ma fille, lui dit-il; ah! regardez-vous, & convenez après cela qu'il ne vous est pas permis de pleurer. Si j'avois quelque empressement d'être mariée, seigneur, lui dit-elle, j'aurois peut-être tort d'être si délicate; mais je chérirai mes disgrâces, si je les souffre toute seule; je ne veux partager avec personne l'ennui de me voir. Que je reste toute ma vie la malheureuse princesse Trognon, je serai contente, ou tout au moins je ne me plaindrai point. Quelques bonnes que pussent être ses raisons,[Pg 261] le roi ne les écouta pas; il fallut partir avec les ambassadeurs qui l'étoient venus demander.

Pendant qu'elle fait son voyage dans une litière, où elle étoit comme un vrai Trognon, il faut revenir dans la tour, & voir ce que fait le prince. Aucun de ses gardes n'osoit lui parler. On avoit ordre de le laisser ennuyer, de lui donner mal à manger, & de le fatiguer par toute sorte de mauvais traitemens. Le roi Brun savoit se faire obéir: si ce n'étoit pas par amour, c'étoit au moins par crainte; mais l'affection qu'on avoit pour le prince, étoit cause qu'on adoucissoit ses peines autant qu'on le pouvoit.

Un jour qu'il se promenoit dans une grande galerie, pensant tristement à sa destinée, qui l'avoit fait naître si laid & si affreux, & qui lui faisoit rencontrer une princesse encore plus disgraciée, il jeta les yeux sur les vîtres, qu'il trouva peintes de couleurs si vives, & les desseins si bien exprimés, qu'ayant un goût particulier pour ces beaux ouvrages, il s'attacha à regarder celui-là; mais il n'y comprenoit rien, car c'étaient des histoires qui étoient passées depuis plusieurs siècles. Il est vrai que ce qui le frappa, ce fut de voir un homme qui lui ressembloit si fort, qu'il paroissoit que c'étoit son portrait. Cet homme étoit dans le donjon de[Pg 262] la tour, & cherchoit dans la muraille, où il trouvoit un tire-boure d'or, avec lequel il ouvroit un cabinet. Il y avoit encore beaucoup d'autres choses qui frappèrent son imagination; & sur la plupart des vîtres, il voyoit toujours son portrait. Par quelle aventure, disoit-il, me fait-on faire ici un personnage, moi qui n'étois pas encore né? Et par quelle fatale idée le peintre s'est-il diverti à faire un homme comme moi? Il voyoit sur ces vîtres une belle personne, dont les traits étoient si réguliers, & la physionomie si spirituelle, qu'il ne pouvoit en détourner les yeux. Enfin il y avoit mille objets différens, & toutes les passions y étoient si bien exprimées, qu'il croyoit voir arriver ce qui n'étoit représenté que par le mélange des couleurs.

Il ne sortit de la galerie que lorsqu'il n'eut plus assez de jour pour distinguer ces peintures. Quand il fut retourné dans sa chambre, il prit un vieux manuscrit qui lui tomba le premier sous la main; les feuilles en étoient de vélin, peintes tout autour, & la couverture d'or émaillé de bleu, qui formoit des chiffres. Il demeura bien surpris d'y voir les mêmes choses qui étoient sur les vîtres de la galerie; il tâchoit de lire ce qui étoit écrit; il n'en put venir à bout. Mais tout d'un coup[Pg 263] il vit que dans un des feuillets où l'on représentoit des musiciens, ils se mirent à chanter; & dans un autre feuillet, où il y avoit des joueurs de bassette & de tric-trac, les cartes & les dez alloient & venoient. Il tourna le vélin; c'étoit un bal où l'on dansoit; toutes les dames étoient parées, & d'une beauté merveilleuse. Il tourna encore le feuillet: il sentit l'odeur d'un excellent repas; c'étoient les petites figures qui mangeoient. La plus grande n'avoit pas un quartier de haut. Il y en eut une qui se tournant vers le Prince: A ta santé, Torticoli, lui dit-elle, songe à nous rendre notre reine, si tu le fais, tu t'en trouveras bien; si tu y manques, tu t'en trouveras mal.

A ces paroles, le prince fut saisi d'une si violente peur, car il y avoit déjà quelque temps qu'il commençoit à trembler, qu'il laissa tomber le livre d'un côté, & il tomba de l'autre comme un homme mort. Au bruit de sa chûte, ses gardes accoururent; ils l'aimoient chèrement, & ne négligèrent rien pour le faire revenir de son évanouissement. Lorsqu'il se trouva en état de parler, ils lui demandèrent ce qu'il avoit; il leur dit qu'on le nourrissoit si mal qu'il n'y pouvoit résister, & qu'ayant la tête pleine d'imaginations, il s'étoit figuré de voir & d'entendre des choses si surprenan[Pg 264]tes dans ce livre, qu'il avoit été saisi de peur. Ses gardes affligés lui donnèrent à manger, malgré toutes les défenses du roi Brun. Quand il eut mangé, il reprit le livre devant eux, & ne trouva plus rien de ce qu'il avoit vu; cela lui confirma qu'il s'étoit trompé.

Il retourna le lendemain dans la galerie; il vit encore les peintures sur les vîtres, qui se remuoient, qui se promenoient dans des allées, qui chassoient des cerfs & des lièvres, qui pêchoient, ou qui bâtissoient de petites maisons; car c'étoient des miniatures fort petites, & son portrait étoit toujours par-tout. Il avoit un habit semblable au sien, il montoit dans le donjon de la tour, & il y trouvoit le tire-boure d'or. Comme il avoit bien mangé, il n'y avoit plus lieu de croire qu'il entrât de la vision dans cette affaire. Ceci est trop mystérieux, dit-il, pour que je doive négliger les moyens d'en savoir davantage; peut-être que je les apprendrai dans le donjon. Il y monta, & frappant contre le mur, il lui sembla qu'un endroit étoit creux; il prit un marteau, il démaçonna cet endroit, & trouva un tire-boure d'or fort proprement fait. Il ignoroit encore à quel usage il devoit lui servir, lorsqu'il apperçut dans un coin du donjon une vieille armoire de méchant bois. Il voulut l'ouvrir,[Pg 265] mais il ne put trouver de serrures; de quelque côté qu'il la tournât, c'étoit une peine inutile. Enfin il vit un petit trou, & soupçonnant que le tire-boure lui seroit utile, il l'y mit; puis tirant avec force, il ouvrit l'armoire. Mais autant qu'elle étoit vieille & laide par dehors, autant étoit-elle belle & merveilleuse par dedans; tous les tiroirs étoient de crystal de roche gravé, ou d'ambre, ou de pierres précieuses; quand on en avoit tiré un, l'on en trouvoit de plus petits aux côtés, dessus, dessous & au fond, qui étoient séparés par de la nacre de perle. On tiroit cette nacre, & les tiroirs ensuite; chacun étoit rempli des plus belles armes du monde, de riches couronnes, de portraits admirables. Le prince Torticoli étoit charmé; il tiroit toujours sans se lasser. Enfin il trouva une petite clef, faite d'une seule émeraude, avec laquelle il ouvrit un guichet d'or qui étoit dans le fond; il fut éblouï d'une brillante escarboucle qui formoit une grande boîte. Il la tira promptement du guichet; mais que devint-il, lorsqu'il la trouva toute pleine de sang, & la main d'un homme qui étoit coupée, laquelle tenoit encore une boîte de portrait.

A cette vue Torticoli frémit, ses cheveux se hérissèrent, ses jambes mal-assurées le sou[Pg 266]tenoient avec peine. Il s'assit par terre, tenant encore la boîte, détournant les yeux d'un objet si funeste; il avoit grande envie de la remettre où il l'avoit prise, mais il pensoit que tout ce qui s'étoit passé jusqu'alors n'étoit point arrivé sans de grands mystères. Il se souvenoit de ce que la petite figure du livre lui avoit dit: que selon qu'il en useroit, il s'en trouveroit bien ou mal; il craignoit autant l'avenir que le présent. Et venant à se reprocher une timidité indigne d'une grande ame, il fit un effort sur lui-même; puis attachant les yeux sur cette main: O main infortunée! dit-il, ne peux-tu par quelques signes m'instruire de ta triste aventure? Si je suis en état de te servir, assure-toi de la générosité de mon cœur.

Cette main à ces paroles parut agitée, & remuant les doigts, elle lui fit des signes, dont il entendit aussi bien le discours, que si une bouche intelligente lui eût parlé. Apprends, dit la main, que tu peux tout pour celui dont la barbarie d'un jaloux m'a séparée. Tu vois dans ce portrait l'adorable beauté qui est cause de mon malheur: va sans différer dans la galerie, prends garde à l'endroit où le soleil darde ses plus ardens rayons, cherche, & tu trouveras mon trésor. La main cessa alors[Pg 267] d'agir; le prince lui fit plusieurs questions, à quoi elle ne répondit point. Où vous remettrai-je, lui dit-il? Elle lui fit de nouveaux signes; il comprit qu'il falloit la remettre dans l'armoire: il n'y manqua pas. Tout fut refermé; il serra le tire-boure dans le même mur où il l'avoit pris, & s'étant un peu aguerri sur les prodiges, il descendit dans la galerie.

A son arrivée les vîtres commencèrent à faire un cliquetis & un trémoussement extraordinaire; il regarda où les rayons du soleil donnoient; il vit que c'étoit sur le portrait d'un jeune adolescent, si beau & d'un si grand air qu'il en demeura charmé. En levant ce tableau, il trouva un lambris d'ébène avec des filets d'or, comme dans tout le reste de la galerie: il ne savoit comment l'ôter, & s'il devoit l'ôter. Il regarda sur les vîtres, il connut que le lambris se levoit; aussitôt il le lève, & il se trouve dans un vestibule tout de porphyre, orné de statues; il monte un large degré d'agathe, dont la rampe étoit d'or de rapport; il entre dans un sallon tout de lapis, & traversant des appartemens sans nombre, où il restoit ravi de l'excellence des peintures & de la richesse des meubles, il arriva enfin dans une petite chambre, dont tous les ornemens étoient de turquoise, & il vit sur un[Pg 268] lit de gaze bleue & or, une dame qui sembloit dormir. Elle étoit d'une beauté incomparable; ses cheveux plus noirs que l'ébène relevoient la blancheur de son teint; elle paroissoit inquiète dans son sommeil; son visage avoit quelque chose d'abattu & d'une personne malade.

Le prince craignant de la réveiller, s'approcha doucement; il entendit qu'elle parloit, & prêtant une grande attention à ses paroles, il ouït ce peu de mots, entre-coupés de soupirs: Penses-tu, perfide, que je puisse t'aimer, après m'avoir éloignée de mon aimable Trasimène? Quoi! à mes yeux tu as osé séparer une main si chère, d'un bras qui doit t'être toujours redoutable? Est-ce ainsi que tu prétends me prouver ton respect & ton amour? Ah! Trasimène, mon cher amant, ne dois-je plus vous voir? Le prince remarqua que les larmes cherchoient un passage entre ses paupières fermées, & que coulant sur ses joues, elles ressembloient aux pleurs de l'aurore.

Il restoit au pied de son lit comme immobile, ne sachant s'il devoit l'éveiller ou la laisser plus long-temps dans un sommeil si triste; il comprenoit déjà que Trasimène étoit son amant, & qu'il en avoit trouvé la main[Pg 269] dans le donjon; il rouloit mille pensées confuses sur tant de différentes choses, quand il entendit une musique charmante; elle étoit composée de rossignols & de serins, qui accordoient si bien leur ramage, qu'ils surpassoient les plus agréables voix. Aussitôt un aigle, d'une grandeur extraordinaire, entra; il voloit doucement, & tenoit dans ses serres un rameau d'or chargé de rubis, qui formoient des cerises. Il attacha fixement ses yeux sur la belle endormie; il sembloit voir son soleil; & déployant ses grandes aîles, il planoit devant elle, tantôt s'élevant, & tantôt s'abaissant jusqu'à ses pieds.

Après quelques momens, il se tourna vers le prince, & s'en approcha, mettant dans sa main le rameau d'or cerisé; les oiseaux qui chantoient poussèrent alors des tons qui percèrent les voûtes du palais. Le prince appliqua si bien son esprit aux différentes choses qui s'entre-succédoient, qu'il jugea que cette dame étoit enchantée, & que l'honneur d'une aventure si glorieuse lui étoit réservé; il s'avance vers elle, il met un genou en terre, il la frappe avec le rameau, lui dit: Belle & charmante personne, qui dormez par un pouvoir qui m'est inconnu, je vous conjure au nom de Trasimène de rentrer dans toutes les[Pg 270] fonctions de la vie, qu'il semble que vous avez perdue. La dame ouvre les yeux, apperçoit l'aigle, & s'écrie: Arrêtez, cher amant, arrêtez; mais l'oiseau royal jette un cri aussi aigu que douloureux, & il s'envole avec ses petits musiciens emplumés.

La dame se tournant en même-temps vers Torticoli: J'ai écouté mon cœur plutôt que ma reconnoissance, lui dit-elle; je sais que je vous dois tout, & que vous me rappelez à la lumière, que j'ai perdue depuis deux cent ans. L'enchanteur qui m'aimoit, & qui m'a fait souffrir tant de maux, vous avoit réservé cette grande aventure; j'ai le pouvoir de vous servir, j'en ai un désir passionné. Voyez ce que vous souhaitez; j'emploierai l'art de féerie, que je possède souverainement, pour vous rendre heureux. Madame, répondit le prince, si votre science vous fait pénétrer jusqu'aux sentimens du cœur, il vous est aisé de connoître que, malgré les disgrâces dont je suis accablé, je suis moins à plaindre qu'un autre. C'est l'effet de votre bon esprit, ajouta la Fée; mais enfin ne me laissez pas la honte d'être ingrate à votre égard. Que souhaitez-vous? Je peux tout: demandez. Je souhaiterois, répondit Torticoli, vous rendre le beau Trasimène, qui vous coûte de si[Pg 271] fréquens soupirs. Vous êtes trop généreux, lui dit-elle, de préférer mes intérêts aux vôtres; cette grande affaire s'achèvera par une autre personne: je ne m'explique pas davantage. Sachez seulement qu'elle ne vous sera pas indifférente; mais ne me refusez pas plus long-temps le plaisir de vous obliger. Que désirez-vous? Madame, dit le prince, en se jetant à ses pieds, vous voyez mon affreuse figure, on me nomme Torticoli par dérision; rendez-moi moins ridicule: Va, prince, lui dit la Fée, en le touchant trois fois avec le rameau d'or, va, tu seras si accompli & si parfait, que jamais homme, devant ni après toi, ne t'égalera; nomme toi Sans-Pair, tu porteras ce nom à juste titre.

Le prince reconnoissant embrassa ses genoux, & par un silence qui expliquoit sa joie, il lui laissoit deviner ce qui se passoit dans son ame. Elle l'obligea de se relever; il se mira dans les glaces qui ornoient cette chambre, & Sans-Pair ne reconnut plus Torticoli. Il étoit grandi de trois pieds; il avoit des cheveux qui tomboient par grosses boucles sur ses épaules, un air plein de grandeur & de grâces, des traits réguliers, des yeux d'esprit; enfin c'étoit le digne ouvrage d'une Fée bienfaisante & sensible. Que ne m'est-il permis,[Pg 272] lui dit-elle, de vous apprendre votre destinée! de vous instruire des écueils que la fortune mettra en votre chemin! de vous enseigner les moyens de les éviter! Que j'aurois de satisfaction de joindre ce bon office à celui que je viens de vous rendre! mais j'offenserois le Génie supérieur qui vous guide: Allez, prince, fuyez de la tour, & souvenez-vous que la Fée Bénigne sera toujours de vos amies. A ces mots, elle, le palais & les merveilles que le prince avoit vues, disparurent: il se trouva dans une épaisse forêt; à plus de cent lieues de la tour où le roi Brun l'avoit fait mettre.

Laissons-le revenir de son juste étonnement, & voyons deux choses; l'une, ce qui se passe entre les gardes que son père lui avoit donnés, & l'autre, ce qui arrive à la princesse Trognon. Ces pauvres gardes, surpris que leur prince ne demandât point à souper, entrèrent dans sa chambre, & ne l'ayant pas trouvé, ils le cherchèrent par-tout avec une extrême crainte qu'il ne se fût sauvé. Leur peine étant inutile, ils pensèrent se désespérer; car ils appréhendoient que le roi Brun, qui étoit si terrible, ne les fît mourir. Après avoir agité tous les moyens propres à l'appaiser, ils conclurent qu'il falloit qu'un d'entr'eux se mît au[Pg 273] lit, & ne se laissât point voir; qu'ils diroient que le prince étoit bien malade, que peu après ils le feindroient mort, & qu'une bûche ensévelie & enterrée les tireroit d'intrigue. Ce remède leur parut infaillible; sur le champ ils le mirent en pratique. Le plus petit des gardes, à qui l'on fit une grosse bosse, se coucha. On fut dire au roi que son fils étoit bien malade; il crut que c'étoit pour l'attendrir, & ne voulut rien relâcher de sa sévérité: c'étoit justement ce que les timides gardes souhaitoient; & plus ils faisoient paroître d'empressemens, plus le roi Brun marquoit d'indifférence.

Pour la princesse Trognon, elle arriva dans une petite machine qui n'avoit qu'une coudée de haut, & la machine étoit dans une litière. Le roi Brun alla au-devant d'elle; lorsqu'il la vit si difforme, dans une jatte, la peau écaillée comme une morue, les sourcils joints, le nez plat & large, & la bouche proche des oreilles, il ne put s'empêcher de lui dire: En vérité, princesse Trognon, vous êtes gracieuse de mépriser mon Torticoli; sachez qu'il est bien laid, mais sans mentir il l'est moins que vous. Seigneur, lui dit-elle, je n'ai pas assez d'amour propre pour m'offenser des choses désobligeantes que vous me dites, je ne sais[Pg 274] cependant si vous croyez que ce soit un moyen sûr pour me persuader d'aimer votre charmant Torticoli; mais je vous déclare, malgré ma misérable jatte, & les défauts dont je suis remplie, que je ne veux point l'épouser, & que je préfère le titre de princesse Trognon, à celui de reine Torticoli.


Le roi Brun s'échauffa fort de cette réponse. Je vous assure, lui dit-il, que je n'en aurai pas le démenti; le roi votre père doit être votre maître, & je le suis devenu depuis qu'il vous a mise entre mes mains. Il est des choses, dit-elle, sur lesquelles nous pouvons opter; c'est en dépit de moi qu'on m'a conduite ici, je vous en avertis; & je vous regarderai comme mon plus mortel ennemi, si vous me faites violence. Le roi encore plus irrité la quitta, & lui donna un appartement dans son palais, avec des dames qui avoient ordre de lui persuader que le meilleur parti à prendre, pour elle, étoit d'épouser le prince.


Cependant les gardes, qui craignoient d'être découverts, & que le roi ne sût que son fils s'étoit sauvé, se hâtèrent de lui aller dire qu'il étoit mort. A ces nouvelles il ressentit une douleur dont on le croyoit incapable; il cria, il hurla, & se prenant à Trognon de[Pg 275] la perte qu'il venoit de faire, il l'envoya dans la tour à la place de son cher défunt.

La pauvre princesse demeura aussi triste qu'étonnée de se trouver prisonnière; elle avoit du cœur, & elle parla comme elle devoit d'un procédé si dur. Elle croyoit qu'on le diroit au roi; mais personne n'osa l'en entretenir. Elle croyoit aussi qu'elle pouvoit écrire à son père les mauvais traitemens qu'elle souffroit, & qu'il viendroit la délivrer. Ses projets de ce côté-là furent inutiles; on interceptoit ses lettres, & on les donnoit au roi Brun.

Comme elle vivoit dans cette espérance, elle s'affligeoit moins, & tous les jours elle alloit dans la galerie regarder les peintures qui étoient sur les vîtres; rien ne lui paroissoit plus extraordinaire que ce nombre de choses différentes qui y étoient représentées, & de s'y voir dans sa jatte. Depuis que je suis arrivée en ce pays-ci, les Peintres, disoit-elle, ont pris un étrange plaisir à me peindre; est-ce qu'il n'y a pas assez de figures ridicules sans la mienne? ou veulent-ils par des oppositions faire éclater davantage la beauté de cette jeune bergère, qui me semble charmante? Elle regardoit ensuite le portrait d'un berger qu'elle ne pouvoit assez louer. Que[Pg 276] l'on est à plaindre, disoit-elle, d'être disgraciée de la nature au point que je le suis! Eh que l'on est heureuse quand on est belle! En disant ces mots, elle avoit les larmes aux yeux; puis se voyant dans un miroir, elle se tourna brusquement; mais elle fut bien étonnée de trouver derrière elle une petite vieille, coëffée d'un chaperon, qui étoit la moitié plus laide qu'elle; & la jatte où elle se trainoit, avoit plus de vingt trous, tant elle étoit usée.

Princesse, lui dit cette vieillote, vous pouvez choisir entre la vertu & la beauté; vos regrets sont si touchans, que je les ai entendus. Si vous voulez être belle, vous serez coquette, glorieuse & très-galante; si vous voulez rester comme vous êtes, vous serez sage, estimée & fort humble. Trognon regarda celle qui lui parloit; & lui demanda si la beauté étoit incompatible avec la sagesse? Non, lui dit la bonne femme; mais à votre égard il est arrêté que vous ne pouvez avoir que l'un des deux. Hé bien, s'écria Trognon d'un air ferme, je préfére ma laideur à la beauté. Quoi! vous aimez mieux effrayer ceux qui vous voient, reprit la vieille? Oui, madame, dit la princesse, je choisis plutôt tous les malheurs ensemble, que de manquer[Pg 277] de vertu. J'avois apporté exprès mon manchon jaune & blanc, dit la Fée; en soufflant du côté jaune, vous seriez devenue semblable à cette admirable bergère qui vous a paru si charmante, & vous auriez été aimée d'un berger dont le portrait a arrêté vos yeux plus d'une fois: en soufflant du côté blanc, vous pourrez vous affermir encore dans le chemin de la vertu, où vous entrez si courageusement. Hé! madame, reprit la princesse, ne me refusez pas cette grâce, elle me consolera de tout le mépris que l'on a pour moi. Le petite vieille lui donna le manchon de vertu & de beauté; Trognon ne se méprit point, elle souffla par le côté blanc, & remercia la Fée, qui disparut aussitôt.

Elle étoit ravie du bon choix qu'elle avoit fait; & quelque sujet qu'elle eût d'envier l'incomparable beauté de la bergère peinte sur les vîtres, elle pensoit, pour s'en consoler, que la beauté passe comme un songe; que la vertu est un trésor éternel & une beauté inaltérable, qui dure plus que la vie: elle espéroit toujours que le roi son père se mettroit à la tête d'une grosse armée, & qu'il la tireroit de la tour. Elle attendoit le moment de le voir avec mille impatiences, & elle mouroit d'envie de monter au donjon pour[Pg 278] voir arriver le secours qu'elle attendoit. Mais comment grimper si haut? Elle alloit dans sa chambre moins vîte qu'une tortue; & pour monter, c'étoit ses femmes qui la portoient.

Cependant elle en trouva un moyen assez particulier. Elle sut que l'horloge étoit dans le donjon; elle ôta les poids, & se mit à la place. Lorsqu'on monta l'horloge, elle fut guindée jusqu'en haut; elle regarda promptement à la fenêtre qui donnoit sur la campagne, mais elle ne vit rien venir, & elle s'en retira pour se reposer un peu. En s'appuyant contre le mur que Torticoli, ou pour mieux dire le prince Sans-Pair, avoit défait & racommodé assez mal, le plâtre tomba & le tire-boure d'or, qui fit tin, tin, près de Trognon. Elle l'apperçut, & après l'avoir ramassé, elle examina à quoi il pouvoit servir. Comme elle avoit plus d'esprit qu'une autre, elle jugea bien vîte que c'étoit pour ouvrir l'armoire, où il n'y avoit point de serrure; elle en vint à bout, & elle ne fut pas moins ravie que le prince l'avoit été, de tout ce qu'elle y rencontra de rare & de galant. Il y avoit quatre mille tiroirs, tous remplis de bijoux antiques & modernes; enfin elle trouve le guichet d'or, la boîte d'escarboucle, & la main qui nageoit dans[Pg 279] le sang. Elle en frémit, & voulut la jeter; mais il ne fut pas en son pouvoir de la laisser aller, une puissance secrète l'en empêchoit. Hélas! que vais-je faire, dit-elle tristement? J'aime mieux mourir que de rester davantage avec cette main coupée. Dans ce moment elle entendit une voix douce & agréable, qui lui dit: Prends courage, princesse, ta félicité dépend de cette aventure. Hé! que puis-je faire, répondit-elle en tremblant? Il faut, lui dit la voix, emporter cette main dans ta chambre, la cacher sous ton chevet; & quand tu verras un aigle, la lui donner sans tarder un moment.


Quelque effrayée que fût la princesse, cette voix avoit quelque chose de si persuasif, qu'elle n'hésita pas à obéir; elle replaça les tiroirs & les raretés comme elle les avoit trouvés, sans en prendre aucune. Ses gardes, qui craignoient qu'elle ne leur échappât à son tour, ne l'ayant point vue dans sa chambre, la cherchèrent & demeurèrent surpris de la rencontrer dans un lieu où elle ne pouvoit, disoient-ils, monter que par enchantement.


Elle fut trois jours sans rien voir; elle n'osoit ouvrir la belle boîte d'escarboucle,[Pg 280] parce que la main coupée lui faisoit trop grand peur. Enfin, une nuit elle entendit du bruit contre sa fenêtre; elle ouvrit son rideau, & elle apperçut au clair de la lune un aigle qui voltigeoit. Elle se leva comme elle put, & se traînant dans la chambre, elle ouvrit la fenêtre. L'aigle entra, faisant grand bruit avec ses aîles, en signe de réjouissance; elle ne différa pas à lui présenter la main, qu'il prit avec ses serres, & un moment après elle ne l'apperçut plus; il y avoit à sa place un jeune homme, le plus beau & le mieux fait qu'elle eût jamais vu; son front étoit ceint d'un diadême, son habit couvert de pierreries. Il tenoit dans sa main un portrait; & prenant le premier la parole: princesse, dit-il à Trognon, il y a deux cent ans qu'un perfide enchanteur me retient en ces lieux. Nous aimions l'un & l'autre l'admirable Fée Bénigne; j'étois souffert, il étoit jaloux. Son art surpassoit le mien; & voulant s'en prévaloir pour me perdre, il me dit d'un air absolu, qu'il me défendoit de la voir davantage. Une telle défense ne convenoit ni à mon amour, ni au rang que je tenois: je le menaçai; & la belle que j'adore se trouva si offensée de la conduite de l'enchanteur, qu'elle lui défendit à son tour de[Pg 281] l'approcher jamais. Ce cruel résolut de nous punir l'un & l'autre.


Un jour que j'étois auprès d'elle, charmé du portrait qu'elle m'avoit donné, & que je regardois, le trouvant mille fois moins beau que l'original, il parut, & d'un coup de sabre il sépara ma main de mon bras. La Fée Bénigne (c'est le nom de ma reine) ressentit plus vivement que moi la douleur de cet accident; elle tomba évanouie sur son lit, & sur-le-champ je me sentis couvert de plumes; je fus métamorphosé en aigle. Il m'étoit permis de venir tous les jours voir la reine, sans pouvoir en approcher ni la réveiller; mais j'avois la consolation de l'entendre sans cesse pousser de tendres soupirs, & parler en rêvant de son cher Trasimène. Je savois encore qu'au bout de deux cent ans un prince rappelleroit Bénigne à la lumière, & qu'une princesse, en me rendant ma main coupée, me rendroit ma première forme. Une Fée qui s'intéresse à votre gloire, a voulu que cela fût ainsi; c'est elle qui a si soigneusement enfermé ma main dans l'armoire du donjon; c'est elle qui m'a donné le pouvoir de vous marquer aujourd'hui ma reconnaissance. Souhaitez, princesse, ce qui[Pg 282] peut vous faire le plus de plaisir, & sur-le-champ vous l'obtiendrez.

Grand roi, répliqua Trognon, (après quelques momens de silence) si je ne vous ai pas répondu promptement, ce n'est point que j'hésite; mais je vous avoue que je ne suis pas aguerrie sur des aventures aussi surprenantes que celle-ci, & je me figure que c'est plutôt un rêve qu'une vérité. Non, madame, répondit Trasimène, ce n'est point une illusion; vous en ressentirez les effets, dès que vous voudrez me dire quel don vous désirez. Si je demandois tous ceux dont j'aurois besoin pour être parfaite, dit-elle, quelque pouvoir que vous ayez, il vous seroit difficile d'y satisfaire; mais je m'en tiens au plus essentiel: rendez mon ame aussi belle que mon corps est laid & difforme. Ah! princesse, s'écria le roi Trasimène, vous me charmez par un choix si juste & si élevé; mais qui est capable de le faire est déjà accomplie: votre corps va donc devenir aussi beau que votre ame & que votre esprit. Il toucha la princesse avec le portrait de la Fée; elle entend cric, croc dans tous ses os; ils s'allongent, ils se remboîtent; elle se lève, elle est grande, elle est belle, elle est droite, elle a le teint plus blanc que du lait, tous les[Pg 283] traits réguliers, un air majestueux & modeste, une physionomie fine & agréable. Quel prodige! s'écrie-t-elle. Est-ce moi? Est-ce une chose possible? Oui, madame, reprit Trasimène, c'est vous; le sage choix que vous avez fait de la vertu vous attire l'heureux changement que vous éprouvez. Quel plaisir pour moi, après ce que je vous dois, d'avoir été destiné pour y contribuer! Mais quittez pour toujours le nom de Trognon; prenez celui de Brillante, que vous méritez par vos lumières & par vos charmes. Dans ce moment il disparut; & la princesse, sans savoir par quelle voiture elle étoit allée, se trouva au bord d'une petite rivière, dans un lieu ombragé d'arbres, le plus agréable de la terre.

Elle ne s'étoit point encore vue; l'eau de cette rivière étoit si claire, qu'elle connut avec une surprise extrême qu'elle étoit la même bergère dont elle avoit tant admiré le portrait sur les vîtres de la galerie. En effet, elle avoit comme elle un habit blanc, garni de dentelles fines, le plus propre qu'on eût jamais vu à aucunes bergères; sa ceinture étoit de petites roses & de jasmins, ses cheveux ornés de fleurs; elle trouva une houlette peinte & dorée auprès d'elle, avec un trou[Pg 284]peau de moutons qui paissoient le long du rivage, & qui entendoient sa voix; jusqu'au chien du troupeau, il sembloit la connoître, & la caressoit.

Quelles réflexions ne faisoit-elle point sur des prodiges si nouveaux! Elle étoit née, & elle avoit vécu jusqu'alors, la plus laide de toutes les créatures; mais elle étoit princesse. Elle devenoit plus belle que l'astre du jour; elle n'étoit plus qu'une bergère, & la perte de son rang ne laissoit pas de lui être sensible.

Ces différentes pensées l'agitèrent jusqu'au moment où elle s'endormit. Elle avoit veillé toute la nuit, (comme je l'ai déjà dit), & le voyage qu'elle avoit fait, sans s'en appercevoir, étoit de cent lieues: de sorte qu'elle s'en trouvoit un peu lasse. Ses moutons & son chien, rassemblés à ses côtés, sembloient la garder, & lui donner les soins qu'elle leur devoit. Le soleil ne pouvoit l'incommoder, quoiqu'il fût dans toute sa force; les arbres touffus l'en garantissoient; & l'herbe fraîche & fine, sur laquelle elle s'étoit laissée tomber, paroissoit orgueilleuse d'une charge si belle. C'est-là

Qu'on voyoit les violettes,
A l'envi des autres fleurs,
[Pg 285]
S'élever sur les herbettes
Pour répandre leurs odeurs.

Les oiseaux y faisoient de doux concerts, & les zéphirs retenoient leur haleine, dans la crainte de l'éveiller. Un berger, fatigué de l'ardeur du soleil, ayant remarqué de loin cet endroit, s'y rendit en diligence; mais lorsqu'il vit la jeune Brillante, il demeura si surpris, que sans un arbre contre lequel il s'appuya, il seroit tombé de toute sa hauteur. En effet, il la reconnut pour cette même personne dont il avoit admiré la beauté sur les vîtres de la galerie & dans le livre de vélin; car le lecteur ne doute pas que ce berger ne soit le prince Sans-Pair. Un pouvoir inconnu l'avoit arrêté dans cette contrée; il s'étoit fait admirer de tous ceux qui l'avoient vu. Son adresse en toutes choses, sa bonne mine & son esprit, ne le distinguoient pas moins entre les autres bergers, que sa naissance l'auroit distingué ailleurs.

Il attacha ses yeux sur Brillante avec une attention & un plaisir qu'il n'avoit point ressenti jusqu'alors. Il se mit à genoux auprès d'elle; il examinoit cet assemblage de beauté qui la rendoit toute parfaite; & son cœur[Pg 286] fut le premier qui paya le tribut qu'aucun autre depuis n'osa lui refuser. Comme il rêvoit profondément, Brillante s'éveilla; & voyant Sans-Pair proche d'elle avec un habit de pasteur extrêmement galant, elle le regarda, & rappela aussitôt son idée, parce qu'elle avoit vu son portrait dans la tour. Aimable bergère, lui dit-il, quelle heureuse destinée vous conduit ici? Vous y venez, sans doute, pour recevoir notre encens & nos vœux. Ah! je sens déjà que je serai le plus empressé à vous rendre mes hommages. Non, berger, lui dit-elle, je ne prétends point exiger des honneurs qui ne me sont pas dûs; je veux demeurer simple bergère, j'aime mon troupeau & mon chien. La solitude a des charmes pour moi, je ne cherche qu'elle. Quoi! jeune bergère, en arrivant en ces lieux vous y apportez le dessein de vous cacher aux mortels qui les habitent! Est-il possible, continua-t-il, que vous nous vouliez tant de mal? Tout du moins exceptez moi, puisque je suis le premier qui vous ai offert ses services. Non, reprit Brillante, je ne veux point vous voir plus souvent que les autres, quoique je sente déjà une estime particulière pour vous; mais enseignez-moi quelque sage bergère, chez qui je puisse[Pg 287] me retirer; car étant inconnue ici, & dans un âge à ne pouvoir demeurer seule, je serai bien aise de me mettre sous sa conduite. Sans-Pair fut ravi de cette commission. Il la mena dans une cabane si propre, qu'elle avoit mille agrémens dans sa simplicité. Il y avoit une petite vieillote qui sortoit rarement, parce qu'elle ne pouvoit presque plus marcher. Tenez, ma bonne mère, dit Sans-Pair en lui présentant Brillante, voici une fille incomparable, dont la seule présence vous rajeunira. La vieille l'embrassa, & lui dit d'un air affable qu'elle étoit la bien venue; qu'elle avoit de la peine de la loger si mal, mais que tout au moins elle la logeroit fort bien dans son cœur. Je ne pensois pas, dit Brillante, trouver ici un accueil si favorable, & tant de politesse; je vous assure, ma bonne mère, que je suis ravie d'être auprès de vous. Ne me refusez pas, continua-t-elle, en s'adressant au berger, de me dire votre nom, pour que je sache à qui je suis obligée d'un tel service. On m'appelle Sans-Pair, répondit le prince; mais à présent je ne veux point d'autre nom que celui de votre esclave. Et moi, dit la petite vieille, je souhaite aussi de savoir comment on appelle la bergère pour[Pg 288] qui j'exerce l'hospitalité. La princesse lui dit qu'on la nommoit Brillante. La vieille parut charmée d'un si aimable nom, & Sans-Pair dit cent jolies choses là-dessus.

La vieille bergère ayant peur que Brillante n'eût faim, lui présenta dans une terrine fort propre, du lait doux, avec du pain bis, des œufs frais, du beurre nouveau battu, & un fromage à la crême. Sans-Pair courut dans sa cabane; il en apporta des fraises, des noisettes, des cerises & d'autres fruits, tous entourés de fleurs; & pour avoir lieu de rester plus long-temps auprès de Brillante, il lui demanda permission d'en manger avec elle. Hélas! qu'il lui auroit été difficile de la lui refuser. Elle le voyoit avec un plaisir extrême; & quelque froideur qu'elle affectât, elle sentoit bien que sa présence ne lui seroit point indifférente.

Lorsqu'il l'eut quittée, elle pensa encore long-temps à lui, & lui à elle. Il la voyoit tous les jours, il conduisoit son troupeau dans le lieu où elle faisoit paître le sien, il chantoit auprès d'elle des paroles passionnées: il jouoit de la flûte & de la musette pour la faire danser, & elle s'en acquittoit avec une grâce & une justesse qu'il[Pg 289] ne pouvoit assez admirer. Chacun de son côté faisoit réflexion à cette suite surprenante d'aventures qui leur étoient arrivées, & chacun commençoit à s'inquiéter. Sans-Pair la cherchoit soigneusement par-tout.

Enfin, toutes les fois qu'il la trouva seulette,
Il lui parla tant d'amourette,
Il lui peignit si bien son feu, sa passion,
Et ce qui de deux cœurs fait la douce union,
Qu'elle reconnut dans son ame
Que ce petit je ne sais quoi
Qu'elle sentoit pour lui, sans bien savoir pourquoi,
Etoit une amoureuse flâme.
Alors connoissant le danger
Où, pour son peu d'expérience,
Elle exposoit son innocence,
Elle évite avec soin cet aimable berger;
Mais ce fut pour elle
Une peine cruelle!
Et que souvent son cœur, soupirant en secret,
Lui reprocha de fuir un amant si discret!
Sans-Pair, qui ne pouvoit comprendre
Ce qui causoit ce cruel changement,
Cherche par-tout un moment pour l'apprendre;
Mais il le cherche vainement,
Brillante ne veut plus l'approcher ni l'entendre.

Elle l'évitoit avec soin, & se reprochoit sans cesse ce qu'elle ressentoit pour lui. Quoi! j'ai le malheur d'aimer, disoit-elle, & d'aimer un malheureux berger! Quelle destinée est[Pg 290] la mienne? J'ai préféré la vertu à la beauté: il semble que le ciel, pour me récompenser de ce choix, m'avoit voulu rendre belle; mais que je m'estime malheureuse de l'être devenue! Sans ces inutiles attraits, le berger que je fuis ne seroit point attaché à me plaire, & je n'aurois pas la honte de rougir des sentimens que j'ai pour lui. Ses larmes finissoient toujours par de si douloureuses réflexions, & ses peines augmentoient par l'état où elle réduisoit son aimable berger.

Il étoit de son côté accablé de tristesse; il avoit envie de déclarer à Brillante la grandeur de sa naissance, dans la pensée qu'elle seroit peut-être piquée d'un sentiment de vanité, & qu'elle l'écouteroit plus favorablement; mais il se persuadoit ensuite qu'elle ne le croiroit pas, & que si elle lui demandoit quelque preuve de ce qu'il lui diroit, il étoit hors d'état de lui en donner. Que mon sort est cruel, s'écrioit-il! quoique je fusse affreux, je devois succéder à mon père. Un grand royaume répare bien des défauts. Il me seroit à présent inutile de me présenter à lui ni à ses sujets, il n'y en a aucuns qui puissent me reconnoître; & tout le bien que m'a fait la Fée Bénigne, en m'ôtant mon nom & ma laideur, con[Pg 291]siste à me rendre berger, & à me livrer aux charmes d'une bergère inexorable, qui ne peut me souffrir. Etoile barbare, disoit-il en soupirant, deviens-moi plus propice, ou rends-moi ma difformité avec ma première indifférence!

Voilà les tristes regrets que l'amant & la maîtresse faisoient sans se connoître. Mais comme Brillante s'appliquoit à fuir Sans-Pair, un jour qu'il avoit résolu de lui parler, pour en trouver un prétexte qui ne l'offensât point, il prit un petit agneau, qu'il enjoliva de rubans & de fleurs; il lui mit un collier de paille peinte, travaillé si proprement, que c'étoit une espèce de chef-d'œuvre; il avoit un habit de taffetas couleur de rose, couvert de dentelles d'Angleterre, une houlette garnie de rubans, une panetière; & en cet état tous les Céladons du monde n'auroient osé paroître devant lui. Il trouva Brillante assise au bord d'un ruisseau, qui couloit lentement dans le plus épais du bois; ses moutons y paissoient épars. La profonde tristesse de la bergère ne lui permettoit pas de leur donner ses soins. Sans-Pair l'aborda d'un air timide; il lui présenta le petit agneau; & la regardant tendrement: Que vous ai-je donc fait, belle[Pg 292] bergère, lui dit-il, qui m'attire de si terribles marques de votre aversion? Vous reprochez à vos yeux le moindre de leurs regards; vous me fuyez. Ma passion vous paroît-elle si offensante? En pouvez-vous souhaiter une plus pure & plus fidelle? Mes paroles, mes actions n'ont-elles pas toujours été remplies de respect & d'ardeur? Mais, sans doute, vous aimez ailleurs; votre cœur est prévenu pour un autre. Elle lui repartit aussitôt:

Berger, lorsque je vous évite,
Devez-vous vous en alarmer?
On connoît assez par ma fuite
Que je crains de vous trop aimer.
Je fuirois avec moins de peine,
Si la haine me faisoit fuir;
Mais lorsque la raison m'entraîne,
L'amour cherche à me retenir.
Tout m'alarme; en ce moment même,
Je sens que vos regards affoiblissent mon cœur.
Je reste toutefois; quand l'amour est extrême,
Berger, que le devoir paroît plein de rigueur!
Et qu'on fuit lentement, quand on fuit ce qu'on aime!
Adieu; si vous m'aimez, hélas!
Mon repos en dépend, gardez-vous de me suivre.
Peut-être que sans vous, je ne pourrai plus vivre;
Mais toutefois, berger, ne suivez point mes pas.

En achevant ces mots, Brillante s'éloigna. Le prince amoureux & désespéré voulut la[Pg 293] suivre; mais sa douleur devint si forte, qu'il tomba sans connoissance au pied d'un arbre. Ah! vertu sévère & trop farouche, pourquoi redoutez-vous un homme qui vous a chérie dès sa plus tendre enfance? Il n'est point capable de vous méconnoître, & sa passion est toute innocente. Mais la princesse se défioit autant d'elle que de lui; elle ne pouvoit s'empêcher de rendre justice au mérite de ce charmant berger, & elle savoit bien qu'il faut éviter ce qui nous paroît trop aimable.

On n'a jamais tant pris sur soi qu'elle y prit dans ce moment; elle s'arrachoit à l'objet le plus tendre & le plus chèrement aimé qu'elle eût vu de sa vie. Elle ne put s'empêcher de tourner plusieurs fois la tête, pour regarder s'il la suivoit; elle l'apperçut tomber demi-mort. Elle l'aimoit, & elle se refusa la consolation de le secourir. Lorsqu'elle fut dans la plaine, elle leva pitoyablement les yeux; & joignant ses bras l'un sur l'autre: O vertu! ô gloire, ô grandeur! je te sacrifie mon repos, s'écria-t-elle: ô destin! ô Trasimène! je renonce à ma fatale beauté; rends-moi ma laideur, ou rends-moi, sans que j'en puisse rougir, l'amant que j'abandonne! Elle s'arrêta à ces mots, incertaine si elle continueroit de fuir y ou si elle retourneroit sur ses pas. Son[Pg 294] cœur vouloit qu'elle rentrât dans le bois ou elle avoit laissé Sans-Pair; mais sa vertu triompha de sa tendresse. Elle prit la généreuse résolution de ne le plus voir.

Depuis qu'elle avoit été transportée dans ces lieux, elle avoit entendu parler d'un célèbre enchanteur, qui demeuroit dans un château qu'il avoit bâti avec sa sœur aux confins de l'isle. On ne parloit que de leur savoir; c'étoit tous les jours de nouveaux prodiges. Elle pensa qu'il ne falloit pas moins qu'un pouvoir magique pour effacer de son cœur l'image du charmant berger; & sans en rien dire à sa charitable hôtesse, qui l'avoit reçue & qui la traitoit comme sa fille, elle se mit en chemin, si occupée de ses déplaisirs, qu'elle ne faisoit aucune réflexion au péril qu'elle couroit, étant belle & jeune, de voyager toute seule. Elle ne s'arrêtoit ni jour ni nuit; elle ne buvoit ni ne mangeoit, tant elle avoit envie d'arriver au château pour guérir de sa tendresse. Mais en passant dans un bois, elle ouït quelqu'un qui chantoit; elle crut entendre prononcer son nom, & reconnoître la voix d'une de ses compagnes. Elle s'arrêta pour l'écouter; elle entendit ces paroles:

Sans-Pair, de son hameau,
Le mieux fait, le plus beau,
[Pg 295]
Aimoit la bergère Brillante,
Aimable, jeune & belle, enfin toute charmante.
Par mille petits soins, ce berger, chaque jour,
Lui déclaroit assez ce qu'il sentoit pour elle,
Mais la jeune rebelle
Ignoroit ce que c'est qu'amour.
Son cœur plein de tristesse
Soupiroit toutefois loin du berger absent:
Ce qui marque de la tendresse,
Et ce qu'on ne fait pas pour un indifférent.
Il est vrai qu'à notre bergère,
De tels chagrins n'arrivoient guère;
Car son amant la suivoit en tous lieux,
(Elle ne demandoit pas mieux).
Souvent couchés dessus l'herbette,
Il lui chantoit des vers de sa façon;
La belle avec plaisir écoutoit sa musette,
Et même apprenoit sa chanson.

Ah! c'en est trop, dit-elle, en versant des larmes; indiscret berger, tu t'es vanté des faveurs innocentes que je t'ai accordées! Tu as osé présumer que mon foible cœur seroit plus sensible à ta passion qu'à mon devoir! Tu as fait confidence de tes injustes désirs, & tu es cause que l'on me chante dans les bois & dans les plaines! Elle en conçut un dépit si violent, qu'elle se crut en état de le voir avec indifférence, & peut-être avec de la haine. Il est inutile, continua-t-elle, que j'aille plus loin pour chercher des remèdes à[Pg 296] ma peine; je n'ai rien à craindre d'un berger en qui je connois si peu de mérite. Je vais retourner au hameau avec la bergère que je viens d'entendre. Elle l'appela de toute sa force, sans que personne lui répondît, & cependant elle entendoit de temps en temps chanter assez proche d'elle. L'inquiétude & la peur la prirent. En effet, ce bois appartenoit à l'enchanteur, & l'on n'y passoit point sans avoir quelque aventure.

Brillante, plus incertaine que jamais, se hâta de sortir du bois. Le berger que je craignois, disoit-elle, m'est-il devenu si peu redoutable, que je doive m'exposer à le revoir? N'est-ce point plutôt que mon cœur, d'intelligence avec lui, cherche à me tromper? Ah! fuyons, fuyons, c'est le meilleur parti pour une princesse aussi malheureuse que moi. Elle continua son chemin vers le château de l'enchanteur; elle y parvint, & elle y entra sans obstacle. Elle traversa plusieurs grandes cours, où l'herbe & les ronces étoient si hautes, qu'il sembloit qu'on n'y avoit pas marché depuis cent ans; elle les rangea avec ses mains, qu'elle égratigna en plus d'un endroit. Elle entra dans une salle où le jour ne venoit que par un petit trou: elle étoit tapissée d'aîles de chauve-souris. Il y avoit douze chats pendus[Pg 297] au plancher, qui servoient de lustres, & qui faisoient un miaulis à faire perdre patience; & sur une longue table, douze grosses souris attachées par la queue, qui avoient chacune devant elles un morceau de lard, où elles ne pouvoient atteindre; de sorte que les chats voyoient les souris sans les pouvoir manger; les souris craignoient les chats, & se désespéroient de faim près d'un bon morceau de lard.

La princesse considéroit le supplice de ces animaux, lorsqu'elle vit entrer l'enchanteur avec une longue robe noire. Il avoit sur sa tête un crocodile qui lui servoit de bonnet; & jamais il n'a été une coiffure si effrayante. Ce vieillard portoit des lunettes, & un fouet à la main d'une vingtaine de longs serpens tous en vie. O! que la princesse eut de peur! qu'elle regretta dans ce moment son berger, ses moutons & son chien! Elle ne pensa qu'à fuir; & sans dire mot à ce terrible homme, elle courut vers la porte; mais elle étoit couverte de toiles d'araignées. Elle en leva une, & elle en trouva une autre, qu'elle leva encore, & à laquelle une troisième succéda; elle la lève, il en paroît une nouvelle, qui étoit devant une autre; enfin ces vilaines portières de toiles d'araignées étoient sans compte & sans nombre. La pauvre princesse n'en pouvoit[Pg 298] plus de lassitude; ses bras n'étaient pas assez forts pour soutenir ces toiles. Elle voulut s'asseoir par terre afin de se reposer un peu, elle sentit de longues épines qui la pénétroient. Elle fut bientôt relevée, & se mit encore en devoir de passer; mais toujours il paroissoit une toile sur l'autre. Le méchant vieillard, qui la regardoit, faisoit des éclats de rire à s'en engouer. A la fin il l'appela, & lui dit: Tu passerois-là le reste de ta vie sans en venir à bout; tu me sembles jeune & plus belle que tout ce que j'ai vu de plus beau; si tu veux, je t'épouserai. Je te donnerai ces douze chats que tu vois pendus au plancher, pour en faire tout ce que tu voudras, & ces douze souris qui sont sur cette table seront tiennes aussi. Les chats sont autant de princes, & les souris autant de princesses. Les friponnes, en différens temps, avoient eu l'honneur de me plaire (car j'ai toujours été aimable & galant); aucune d'elles ne voulut m'aimer. Ces princes étoient mes rivaux, & plus heureux que moi. La jalousie me prit; je trouvai le moyen de les attirer ici, & à mesure que je les ai attrapés, je les ai métamorphosés en chats & en souris. Ce qui est plaisant, c'est qu'ils se haïssent autant qu'ils se sont aimés, & que l'on ne peut trouver une vengeance plus[Pg 299] complète. Ah! seigneur, s'écria Brillante, rendez-moi souris; je ne le mérite pas moins que ces pauvres princesses. Comment, dit le magicien, petite bergeronnette, tu ne veux donc pas m'aimer? J'ai résolu de n'aimer jamais dit-elle. O! que tu es simple, continua-t-il! je te nourrirai à merveille, je te ferai des contes, je te donnerai les plus beaux habits du monde; tu n'iras qu'en carrosse & en litière, tu t'appelleras madame. J'ai résolu de n'aimer jamais, répondit encore la princesse. Prends garde à ce que tu dis, s'écria l'enchanteur en colère; tu t'en repentiras pour long-temps. N'importe, dit Brillante, j'ai résolu de n'aimer jamais. Ho bien, trop indifférente créature, dit-il en la touchant, puisque tu ne veux pas aimer, tu dois être d'une espèce particulière: tu ne seras donc à l'avenir ni chair ni poisson, tu n'auras ni sang ni os, tu seras verte, parce que tu es encore dans ta verte jeunesse; tu seras légère & fringante, tu vivras dans les prairies comme tu vivois; on t'appellera sauterelle. Au même moment, la princesse Brillante devint la plus jolie sauterelle du monde; & jouissant de la liberté, elle se rendit promptement dans le jardin.

Dès qu'elle fut en état de se plaindre, elle[Pg 300] s'écria douloureusement: Ah! ma jatte, ma chère jatte, qu'êtes-vous devenue? Voilà donc l'effet de vos promesses, Trasimène? Voilà donc ce qu'on me gardoit depuis deux cent ans avec tant de soin? Une beauté aussi peu durable que les fleurs du Printemps; & pour conclusion, un habit de crêpe verd, une petite figure singulière, qui n'est ni chair ni poisson, qui n'a ni os ni sang. Je suis bien malheureuse! Hélas! une couronne auroit caché tous mes défauts, j'eusse trouvé un époux digne de moi; & si j'étois restée bergère, l'aimable Sans-Pair ne souhaitoit que la possession de mon cœur: il n'est que trop vengé de mes injustes dédains. Me voilà sauterelle, destinée à chanter jour & nuit, quand mon cœur rempli d'amertume m'invite à pleurer! C'est ainsi que parloit la sauterelle, cachée entre les herbes fines qui bordoient un ruisseau.

Mais que faisoit le prince Sans-Pair, absent de son adorable Bergère? La dureté avec laquelle elle l'avoit quitté le pénétra si vivement, qu'il n'eut pas la force de la suivre. Avant qu'il l'eût jointe, il s'évanouit, & il resta long-temps sans aucune connoissance au pied de l'arbre où Brillante l'avoit vu tomber. Enfin la fraîcheur de la terre, ou quelque puissance inconnue, le fit revenir[Pg 301] à lui: il n'osa aller ce jour-là chez elle; & repassant dans son esprit les derniers vers qu'elle lui avoit dit,

Et pour fuir un amant
Tendre, jeune & constant,
On ne prend guères tant de peine,
Quand on ne le fait que par haine.

il en prit des espérances assez flatteuses; il se promit du temps & de ses soins un peu de reconnoissance. Mais que devint-il, lorsqu'ayant été chez la vieille bergère où Brillante se retiroit, il apprit qu'elle n'avoit point paru depuis la veille? Il pensa mourir d'inquiétude. Il s'éloigna, accablé de mille pensées différentes; il s'assit tristement au bord de la rivière: il fut prêt cent fois de s'y jeter, & de chercher dans la fin de sa vie celle de ses malheurs. Enfin il prit un poinçon, & grava ces vers sur l'écorce d'un alisier.

Belle fontaine, clair ruisseau,
Vallons délicieux, & vous, fertiles plaines,
Séjour que je trouvois si beau,
Hélas! vous augmentez mes peines.
Le tendre objet de mon amour,
Dont vous empruntez tous vos charmes,
Pour fuir un malheureux, vous quitte sans retour.
Vous ne me verrez plus que répandre des larmes.
[Pg 302]
Quand l'aurore aux mortels vient annoncer le jour,
Elle me voit plongé dans ma douleur profonde;
Le soleil chaque instant est témoin de mes pleurs,
Et quand il est caché dans l'onde,
Je n'interromps point mes douleurs.
O toi! tendre arbrisseau, pardonne les blessures
Que pour graver mes maux j'ose faire à ton sein.
Ce sont de légères peintures,
De ce qu'a fait au mien cet objet inhumain.
La pointe de ce fer ne t'ôte point la vie;
Des chiffres de son nom tu paroîtras plus beau,
Mais, hélas! ma plus chère envie,
Lorsque je perds Brillante, est d'entrer au tombeau.

Il n'en put écrire davantage, parce qu'il fut abordé par une petite vieille, qui avoit une fraise au cou, un vertugadin, un moule sous ses cheveux blancs, un chaperon de velours; & son antiquité avoit quelque chose de vénérable. Mon fils, lui dit-elle, vous poussez des regrets bien amers; je vous prie de m'en apprendre le sujet. Hélas! ma bonne mère, lui dit Sans-Pair, je déplore l'éloignement d'une aimable bergère qui me fuit; j'ai résolu de l'aller chercher par toute la terre, jusqu'à ce que je l'aie trouvée. Allez de ce côté-là, mon enfant, lui dit-elle, en lui montrant le chemin du château où la pauvre Brillante étoit devenue sauterelle. J'ai un pressentiment que vous ne la chercherez pas[Pg 303] long-temps. Sans-Pair la remercia, & pria l'amour de lui être favorable.

Le prince n'eut aucune rencontre sur sa route digne de l'arrêter, mais en arrivant dans le bois, proche le château du Magicien & de sa sœur, il crut voir sa bergère; il se hâta de la suivre: elle s'éloigna. Brillante, lui crioit-il, Brillante que j'adore, arrêtez un peu, daignez m'entendre. Le fantôme fuyoit encore plus fort; & dans cet exercice, le reste du jour se passa. Lorsque la nuit fut venue, il vit beaucoup de lumières dans le château: il se flatta que sa bergère y pouvoit être. Il y court; il entre sans aucun empêchement. Il monte, & trouva dans un sallon magnifique une grande & vieille Fée d'une horrible maigreur. Ses yeux ressembloient à deux lampes éteintes; on voyoit le jour au travers de ses joues. Ses bras étoient comme des lattes, ses doigts comme des fuseaux, une peau de chagrin noir couvroit son squelette; avec cela elle avoit du rouge, des mouches, des rubans verts & couleur de rose; un manteau de brocard d'argent, une couronne de diamans sur sa tête, & des pierreries par-tout.

Enfin prince, lui dit-elle, vous arrivez dans un lieu où je vous souhaite depuis long-[Pg 304]temps. Ne songez plus à votre petite bergère; une passion si disproportionnée vous doit faire rougir. Je suis la reine des Météores; je vous veux du bien, & je puis vous en faire d'infinis si vous m'aimez. Vous aimer, s'écria le prince, en la regardant d'un œil indigné, vous aimer, madame! Hé! suis-je maître de mon cœur! Non, je ne saurois consentir à une infidélité; & je sens même que si je changeois l'objet de mes amours, ce ne seroit pas vous qui le deviendriez. Choisissez dans vos Météores quelqu'influence qui vous accommode; aimez l'air, aimez les vents, & laissez les mortels en paix.

La Fée étoit fière & colère; en deux coups de baguette elle remplit la galerie de monstres affreux, contre lesquels il fallut que le jeune prince exerçât son adresse & sa valeur. Les uns paroissoient avec plusieurs têtes & plusieurs bras, les autres avoient la figure d'un centaure ou d'une sirène, plusieurs lions à la face humaine, des sphinx & des dragons volans. Sans-Pair n'avoit que sa seule houlette, & un petit épieu, dont il s'étoit armé en commençant son voyage. La grande Fée faisoit cesser de temps en temps le chamaillis, & lui demandoit s'il vouloit l'aimer? Il disoit toujours qu'il se[Pg 305] vouoit à l'amour fidelle, qu'il ne pouvoit changer. Lassée de sa fermeté, elle fit paroître Brillante: Hé bien, lui dit-elle, tu vois ta maîtresse au fond de cette galerie, songe à ce que tu vas faire; si tu refuses de m'épouser, elle sera déchirée & mise en pièces à tes yeux par des tigres. Ah! madame, s'écria le prince en se jetant à ses pieds, je me dévoue volontiers à la mort pour sauver ma chère maîtresse; épargnez ses jours en abrégeant les miens. Il n'est pas question de ta mort, répliqua la Fée; traître, il est question de ton cœur & de ta main. Pendant qu'ils parloient, le prince entendoit la voix de sa bergère qui sembloit se plaindre. Voulez-vous me laisser dévorer, lui disoit-elle? Si vous m'aimez, déterminez-vous à faire ce que la reine vous ordonne.

Le pauvre prince hésitoit: Hé quoi! Bénigne, s'écria-t-il, m'avez-vous donc abandonné, après tant de promesses? Venez, venez nous secourir. Ces mots furent à peine prononcés, qu'il entendit une voix dans les airs, qui prononçoit distinctement ces paroles:

Laisse agir le destin; mais sois fidelle, & cherche le Rameau d'Or.

La grande Fée, qui s'étoit crue victorieuse[Pg 306] par le secours de tant de différentes illusions, pensa se désespérer de trouver en son chemin un aussi puissant obstacle que la protection de Bénigne. Fuis ma présence, s'écria-t-elle, prince malheureux & opiniâtre; puisque ton cœur est rempli de tant de flammes, tu seras un grillon, ami de la chaleur & du feu.

Sur-le-champ, le beau & merveilleux prince Sans-Pair devint un petit grillon noir, qui se seroit brûlé tout vif dans la première cheminée ou le premier four, s'il ne s'étoit pas souvenu de la voix favorable qui l'avoit rassuré. Il faut, dit-il, chercher le Rameau d'Or, peut-être que je me dégrillonnerai. Ah! si j'y trouvois ma bergère, que manqueroit-il à ma félicité?

Le grillon se hâta de sortir du fatal palais; & sans savoir où il falloit aller, il se recommanda aux soins de la belle Fée Bénigne, puis partit sans équipage & sans bruit; car un grillon ne craint ni les voleurs, ni les mauvaises rencontres. Au premier gîte, qui fut dans le trou d'un arbre, il trouva une sauterelle fort triste; elle ne chantoit point. Le grillon ne s'avisant pas de soupçonner que ce fût une personne toute pleine d'esprit & de raison, lui dit: Où va ainsi ma commère la sauterelle? Elle lui répondit aussitôt: Et[Pg 307] vous, mon compère le grillon, où allez-vous? Cette réponse surprit étrangement l'amoureux grillon. Quoi! vous parlez, s'écria-t-il? Hé! vous parlez bien, s'écria-t-elle! Pensez-vous qu'une sauterelle ait des privilèges moins étendus qu'un grillon? Je puis bien parler, dit le grillon, puisque je suis un homme. Et par la même règle, dit la sauterelle, je dois encore plus parler que vous, puisque je suis une fille. Vous avez donc éprouvé un sort semblable au mien, dit le grillon. Sans doute, dit la sauterelle. Mais encore, où allez-vous? Je serois ravi, ajouta le grillon, que nous fussions long-temps ensemble. Une voix qui m'est inconnue, répliqua-t-il, s'est fait entendre dans l'air. Elle a dit:

Laisse agir le destin, & cherche le Rameau d'Or.

Il m'a semblé que cela ne pouvoit être dit que pour moi. Sans hésiter, je suis parti, quoique j'ignore où je dois aller.


Leur conversation fut interrompue par deux souris qui couroient de toute leur force, & qui voyant un trou au pied de l'arbre, se jetèrent dedans la tête la première, & pensèrent étouffer le compère grillon & la commère sauterelle. Ils se rangèrent de leur mieux[Pg 308] dans un petit coin. Ah! madame, dit la plus grosse souris, j'ai mal au côté d'avoir tant couru; comment se porte votre altesse? J'ai arraché ma queue, répliqua la plus jeune souris; car sans cela je tiendrois encore sur la table de ce vieux sorcier. Mais as-tu vu comme il nous a poursuivies? Que nous sommes heureuses d'être sauvées de son palais infernal! Je crains un peu les chats & les ratières, ma princesse, continua la grosse souris, & je fais des vœux ardens pour arriver bientôt au Rameau d'Or. Tu en sais donc le chemin, dit l'altesse sourissonne? Si je le sais, madame! comme celui de ma maison, répliqua l'autre. Ce Rameau est merveilleux; une seule de ses feuilles suffit pour être toujours riche; elle fournit de l'argent, elle désenchante, elle rend belle, elle conserve la jeunesse; il faut, avant le jour, nous mettre en campagne. Nous aurons l'honneur de vous accompagner, un honnête grillon que voici & moi, si vous le trouvez bon, mesdames, dit la sauterelle; car nous sommes, aussi-bien que vous, pélerins du Rameau d'Or. Il y eut alors beaucoup de complimens faits de part & d'autre; les souris étoient les princesses que ce méchant enchanteur avoit liées sur la table; & pour le[Pg 309] grillon & la sauterelle, ils avoient une politesse qui ne se démentoit jamais.

Chacun d'eux s'éveilla très-matin; ils partirent de compagnie fort silencieusement, car ils craignoient que des chasseurs à l'affût les entendant parler, ne les prissent pour les mettre en cage. Ils arrivèrent ainsi au Rameau d'Or. Il étoit planté au milieu d'un jardin merveilleux; au lieu de sable, les allées étoient remplies de petites perles orientales plus rondes que des pois; les roses étoient de diamans incarnats, & les feuilles d'émeraudes; les fleurs des grenades, de grenats; les soucis, de topazes; les jonquilles, de brillans jaunes; les violettes, de saphirs; les bluets, de turquoises; les tulipes, d'amètistes, opales & diamans; enfin, la quantité & la diversité de ces belles fleurs brilloit plus que le soleil.

C'étoit donc là, (comme je l'ai déjà dit), qu'étoit le Rameau d'Or, le même que le Prince Sans-Pair reçut de l'aigle, & dont il toucha la Fée Bénigne lorsqu'elle étoit enchantée. Il étoit devenu aussi haut que les plus grands arbres, & tout chargé de rubis, qui formoient des cerises. Dès que le grillon, la sauterelle & les deux souris s'en furent approchés, ils reprirent leur forme naturelle.[Pg 310] Quelle joie! quels transports ne ressentit point l'amoureux prince à la vue de sa belle bergère? Il se jeta à ses pieds; il alloit lui dire tout ce qu'une surprise si agréable & si peu espérée lui faisoit ressentir, lorsque la reine Bénigne & le roi Trasimène parurent dans une pompe sans pareille; car tout répondoit à la magnificence du jardin. Quatre amours armés de pied en cap, l'arc au côté, le carquois sur l'épaule, soutenoient avec leurs flèches un petit pavillon de brocard or & bleu, sous lequel paroissoient deux riches couronnes. Venez, aimables amans, s'écria la reine, en leur tendant les bras, venez recevoir de nos mains les couronnes que votre vertu, votre naissance & votre fidélité méritent; vos travaux vont se changer en plaisirs. Princesse Brillante, continua-t-elle, ce berger si terrible à votre cœur, est le prince qui vous fut destiné par votre père & par le sien. Il n'est point mort dans la tour. Recevez-le pour époux, & me laissez le soin de votre repos & de votre bonheur. La princesse, ravie, se jeta au cou de Bénigne; & lui laissant voir les larmes qui couloient de ses yeux, elle connut par son silence que l'excès de sa joie lui ôtoit l'usage de la parole. Sans-Pair s'étoit mis aux genoux de cette généreuse[Pg 311] Fée; il baisoit respectueusement ses mains, & disoit mille choses sans ordre & sans suite. Trasimène lui faisoit de grandes caresses, & Bénigne leur conta, en peu de mots, qu'elle ne les avoit presque point quittés; que c'étoit elle qui avoit proposé à Brillante de souffler dans le manchon jaune & blanc; qu'elle avoit pris la figure d'une vieille bergère pour loger la princesse chez elle; que c'étoit encore elle qui avoit enseigné au prince de quel côté il falloit suivre sa bergère. A la vérité, continua-t-elle, vous avez eu des peines que je vous aurois évitées, si j'en avois été la maîtresse; mais enfin, les plaisirs d'amour veulent être achetés.

L'on entendit aussitôt une douce symphonie qui retentit de tous côtés; les amours se hâtèrent de couronner les jeunes amans. L'hymen se fit; & pendant cette cérémonie, les deux princesses qui venoient de quitter la figure de souris, conjurèrent la Fée d'user de son pouvoir, pour délivrer du château de l'enchanteur les souris & les chats infortunés qui s'y désespéroient. Ce jour-ci est trop célèbre, dit-elle, pour vous rien refuser. En même temps elle frappe trois fois le Rameau d'Or, & tous ceux qui avoient été retenus dans le château parurent; chacun sous sa[Pg 312] forme naturelle y retrouva sa maîtresse. La Fée, libérale, voulant que tout se ressentît de la fête, leur donna l'armoire du donjon à partager entr'eux. Ce présent valoit plus que dix royaumes de ce temps-là. Il est aisé d'imaginer leur satisfaction & leur reconnoissance. Bénigne & Trasimène achevèrent ce grand ouvrage par une générosité qui surpassoit tout ce qu'ils avoient fait jusqu'alors, déclarant que le palais & le jardin du Rameau d'Or seroient à l'avenir au roi Sans-Pair & à la reine Brillante; cent autres rois en étoient tributaires, & cent royaumes en dépendoient.

Lorsqu'une Fée offroit son secours à Brillante,
Qui ne l'étoit pas trop pour lors;
Elle pouvoit, d'une beauté charmante,
Demander les rares trésors;
C'est une chose bien tentante!
Je n'en veux prendre pour témoins,
Que les embarras & les soins,
Dont pour la conserver le sexe se tourmente.
Mais Brillante n'écouta pas
Le désir séducteur d'obtenir des appas,
Elle aima mieux avoir l'esprit & l'ame belle:
Les roses & les lis d'un visage charmant,
Comme les autres fleurs, passent en un moment,
Et l'ame demeure immortelle.

L'ORANGER ET L'ABEILLE

 

[Pg 313]




L'ORANGER
ET
L'ABEILLE,
CONTE.


Il étoit une fois un roi & une reine, auxquels il ne manquoit rien pour être heureux que d'avoir des enfans. La reine étoit déjà vieille; elle n'en espéroit plus, quand elle devint grosse, & qu'elle mit au monde la plus belle petite fille qu'on ait jamais vue. La joie fut extrême dans la maison royale. Chacun s'empressa de chercher un nom à la princesse, qui exprimât ce qu'on sentoit pour elle. Enfin on l'appela Aimée. La reine fit graver sur un cœur de turquoise le nom d'Aimée, fille du roi de l'Isle-Heureuse. Elle l'attacha au cou de la princesse, croyant que la turquoise lui porteroit bonheur: mais la règle là-dessus se démentit beaucoup, car un jour que pour divertir la nourrice, on l'avoit menée sur la mer, par le plus beau temps de l'été, il sur[Pg 314]vint tout d'un coup une si épouvantable tempête, qu'il fut impossible de la descendre à terre; & comme elle étoit dans un petit vaisseau qui ne servoit qu'à se promener le long du rivage, il fut bientôt brisé en pièces. La nourrice & tous les matelots périrent. La petite princesse, qui dormoit dans son berceau, demeura flottante sur l'eau, & enfin la mer la jeta dans un pays assez agréable, mais qui n'étoit presque plus habité, depuis que l'ogre Ravagio & sa femme Tourmentine y étoient venus demeurer; ils mangeoient tout le monde. Les ogres sont de terribles gens; quand une fois ils ont croqué de la chair-fraîche (c'est ainsi qu'ils appellent les hommes), ils ne sauroient presque plus manger autre chose; & Tourmentine trouvoit toujours le secret d'en faire venir quelqu'un, car elle étoit demi-Fée.


Elle sentit d'une lieue la pauvre petite princesse; elle accourut sur le rivage pour la chercher avant que Ravagio l'eût trouvée. Ils étoient aussi goulus l'un que l'autre, & jamais il n'y eut de plus hideuses figures, avec leur œil louche, placé au milieu du front, leur bouche grande comme un four, leur nez large & plat, leurs longues oreilles[Pg 315] d'âne, leurs cheveux hérissés, & leur bosse devant & derrière.

Cependant, lorsqu'elle vit Aimée dans son riche berceau, enveloppée de langes de brocard d'or, qui jouoit avec ses menotes, dont les joues étoient semblables à des roses blanches mêlées d'incarnat, & sa petite bouche vermeille & riante, demi-ouverte, qui sembloit sourire à ce vilain monstre qui venoit pour la dévorer, Tourmentine, touchée d'une pitié dont elle n'avoit jamais été capable, résolut de la nourrir, & si elle avoit à la manger, de ne pas la manger sitôt.

Elle la prit entre ses bras; elle lia le berceau sur son dos, & en cet équipage elle revint dans sa caverne. Tiens, Ravagio, dit-elle à son mari, voici de la char-frache, bien grassette, bien douillette, mais par mon chef tu n'en croqueras que d'une dent; c'est une belle petite fille; je veux la nourrir, nous la marierons avec notre ogrelet, ils feront des ogrichons d'une figure extraordinaire; cela nous réjouira dans notre vieillesse. C'est bien dit, répliqua Ravagio; tu as plus d'esprit que tu n'es grosse. Laisse-moi regarder cet enfant; il me semble beau à merveille. Ne vas pas le manger, lui dit Tourmentine, en mettant la petite entre ses grandes griffes. Non,[Pg 316] non, dit-il, je mourrois plutôt de faim. Voilà donc Ravagio, Tourmentine & l'ogrelet à caresser Aimée d'une manière si humaine, que c'étoit une espèce de miracle.

Mais la pauvre enfant, qui ne voyoit que ces difformes magots autour d'elle, & qui n'appercevoit pas le teton de sa nourrice, commença de faire une petite mine, & puis elle cria de toute sa force; la caverne de Ravagio en retentissoit. Tourmentine, craignant que cela ne le fâchât, la prit & la porta dans le bois, où ses ogrelets la suivirent; elle en avoit six plus affreux les uns que les autres. Elle étoit demi-Fée comme je l'ai déjà dit; son savoir consistoit à tenir la baguette d'ivoire & à souhaiter quelque chose. Elle prit donc la baguette, & dit: Je souhaite, au nom de la royale Fée Trusio, qu'il vienne tout-à-l'heure la plus belle biche de nos forêts, douce & paisible, qui laisse son faon & nourrisse cette mignonne créature que la fortune m'a donnée. En même temps une biche paroît; les ogrelets lui font fête. Elle s'approche, & se laisse teter par la princesse; puis Tourmentine la rapporte dans sa grotte; la biche court après, saute & gambade; l'enfant la regarde & la caresse. Quand elle est dans son berceau, & qu'elle pleure, la biche[Pg 317] a du lait tout prêt, & les ogrichons la bercent.

C'est ainsi que la fille du roi fut élevée, pendant qu'on la pleuroit nuit & jour, & que la croyant abîmée au fond des eaux, il songeoit à choisir un héritier. Il en parla à la reine, qui lui dit de faire ce qu'il jugeroit à propos; que sa chère Aimée étoit morte, qu'elle n'espéroit plus d'enfans; qu'il avoit assez attendu, & que depuis quinze ans qu'elle avoit eu le malheur de la perdre, il y auroit de l'extravagance à se promettre de la revoir. Le roi délibéra donc de mander à son frère qu'il choisît entre ses fils celui qu'il croyoit le plus digne de régner, & de le lui envoyer en diligence. Les ambassadeurs ayant reçu leur dépêche & toutes les instructions nécessaires partirent. Il y avoit bien loin; on les fit embarquer sur de bons vaisseaux; le vent leur fut favorable; ils arrivèrent en peu de temps chez le frère du roi, qui possédoit un grand royaume. Il les reçut fort bien; & quand ils lui demandèrent un de ses fils pour l'amener avec eux, afin de succéder au roi leur maître, il se prit à pleurer de joie, & leur dit, que puisque son frère lui en laissoit le choix, il lui enverroit celui qu'il auroit pris pour lui-même, qui étoit le second de ses fils, dont les inclinations[Pg 318] répondoient si bien à la grandeur de sa naissance, qu'il n'avoit jamais rien souhaité en lui qu'il ne l'y eût trouvé dans la dernière perfection.

L'on alla quérir le prince Aimé, (c'est ainsi qu'on le nommoit); & quelques prévenus que fussent les ambassadeurs, quand ils le virent, ils en restèrent surpris. Il avoit dix-huit ans. Amour, le tendre amour a moins de beauté; mais ce n'étoit point une beauté qui diminuât rien de cet air noble & martial qui inspire du respect & de la tendresse. Il sut l'empressement du roi son oncle de l'avoir auprès de lui, l'intention du roi son père de le faire partir en diligence. On prépara son équipage; il fit ses adieux, s'embarqua, & cingla en pleine mer.

Laissons-le aller. Que la fortune le guide. Retournons chez Ravagio voir à quoi s'occupe notre jeune princesse. Elle croît en beauté comme en âge, & c'est bien d'elle qu'on peut dire que l'amour, les grâces & toutes les déesses rassemblées n'ont jamais eu tant de charmes. Il sembloit, quand elle étoit dans cette profonde caverne avec Ravagio, Tourmentine & les ogrelets, que le soleil, les étoiles, les cieux y étoient descendus. La cruauté qu'elle voyoit à ces monstres la[Pg 319] rendoit plus douce; & depuis qu'elle connut leur terrible inclination pour la char-frache, elle n'étoit occupée qu'à faire sauver les malheureux qui tomboient entre leurs mains: de sorte que, pour les garantir, elle s'exposoit souvent à toutes leurs fureurs. Elle les auroit éprouvées à la fin, si l'ogrelet ne l'avoit pas chérie comme son œil. Hé! que ne peut pas une forte passion! car ce petit monstre avoit pris un caractère de douceur, en voyant & en aimant la belle princesse.

Mais, hélas! quelle étoit sa douleur, quand elle pensoit qu'il falloit épouser ce détestable amant? Quoiqu'elle ne sût rien de sa naissance, elle avoit bien jugé, par la richesse de ses langes, la chaîne d'or & la turquoise, qu'elle venoit de bon lieu; & elle en jugeoit encore mieux par les sentimens de son cœur. Elle ne savoit ni lire, ni écrire, ni aucunes langues; elle parloit le jargon d'ogrelie; elle vivoit dans une parfaite ignorance de toutes les choses du monde; elle ne laissoit pas d'avoir d'aussi bons principes de vertu, de douceur & de naturel, que si elle avoit été élevée dans la cour de l'univers la mieux polie.

Elle s'étoit fait un habit de peau de tigre: ses bras étoient demi-nus: elle portoit un[Pg 320] carquois & des flèches sur son épaule, un arc à sa ceinture. Ses cheveux blonds n'étoient attachés qu'avec un cordon de jonc marin, & flottoient au gré du vent sur sa gorge & sur son dos; elle avoit aussi des brodequins du même jonc. En cet équipage, elle traversoit les bois comme une seconde Diane; & elle n'auroit point su qu'elle étoit belle, si le crystal des fontaines ne lui avoit pas offert d'innocens miroirs, où ses yeux s'attachoient sans la rendre ni plus vaine, ni plus prévenue en sa faveur. Le soleil faisoit sur son teint l'effet qu'il produit sur la cire, il le blanchissoit, & l'air de la mer ne le pouvoit noircir. Elle ne mangeoit jamais que ce qu'elle prenoit à la chasse, à la pêche; & sur ce prétexte, elle s'éloignoit souvent de la terrible caverne, pour s'ôter la vue des plus difformes objets qui fussent dans la nature. Ciel, disoit-elle, en versant des larmes, que t'ai-je fait pour m'avoir destinée à ce cruel ogrelet? que ne me laissois-tu périr dans la mer! Pourquoi m'as-tu conservé une vie que je dois passer d'une manière si déplorable? N'auras-tu pas quelque compassion de ma douleur? Elle s'adressoit ainsi aux dieux, & leur demandoit du secours.

Lorsque le temps étoit rude, & qu'elle[Pg 321] pouvoit croire que la mer avoit jeté des malheureux sur le rivage, elle s'y rendoit soigneusement pour les secourir, & pour faire en sorte qu'ils n'avançassent point jusqu'à la caverne des ogres. Il avoit fait toute la nuit un vent épouvantable; elle se leva dès qu'il fut jour, & courut vers la mer: elle apperçut un homme qui tenoit une planche entre ses bras, & qui essayoit de gagner le rivage malgré la violence des vagues qui le repoussoient. La princesse auroit bien voulu lui aider; elle lui faisoit des signes pour lui marquer les endroits les plus aisés, mais il ne la voyoit ni ne l'entendoit: il venoit quelquefois si près, qu'il sembloit n'avoir qu'un pas à faire, puis une lame d'eau le couvroit, & il ne paroissoit plus. Enfin, il fut poussé sur le sable, & il y demeura étendu sans aucun mouvement. Aimée s'en approcha, & malgré la pâleur qui lui faisoit craindre sa mort, elle lui donna tout le secours qu'elle put; elle portoit toujours de certaines herbes dont l'odeur étoit si forte qu'elle faisoit revenir des plus longs évanouissemens: elle les pressa dans ses mains, elle lui en frotta les lèvres & les tempes. Il ouvrit les yeux, & demeura si surpris de la beauté & de l'habillement de la princesse, qu'il ne pouvoit presque déter[Pg 322]miner si c'étoit un songe ou une réalité. Il lui parla le premier; elle lui parla à son tour: ils s'entendoient aussi peu l'un que l'autre, & se regardoient avec une attention mêlée d'étonnement & de plaisir. La princesse n'avoit vu que quelques pauvres pêcheurs que les ogres avoient attrapés, & qu'elle avoit fait sauver, comme je l'ai déjà dit. Que put-elle donc penser, quand elle vit l'homme du monde le mieux fait, & le plus magnifiquement vêtu? Car enfin, c'étoit le prince Aimé, son cousin-germain, dont la flotte battue d'une furieuse tempête s'étoit brisée contre des écueils, & chacun poussé au gré des vents avoit péri, ou étoit arrivé à quelques plages, pour la plupart inconnues.

Le jeune prince de son côté admiroit que sous des habits si sauvages & dans un pays qui paroissoit désert, il s'y pût trouver une si merveilleuse personne; & l'idée récente des princes & des dames qu'il avoit vues, ne servoit qu'à lui persuader que celle qu'il voyoit alors ne pouvoit être égalée par aucune autre. Dans cette mutuelle surprise, ils continuoient de se parler sans s'entendre; leurs yeux & quelques gestes servoient d'interprêtes à leurs pensées. La princesse passa ainsi plusieurs momens; mais faisant tout d'un coup[Pg 323] réflexion au péril où cet étranger alloit être exposé, elle tomba dans une mélancolie & dans un abattement qui parurent aussitôt sur son visage. Le prince craignant qu'elle ne se trouvât mal, s'empressoit auprès d'elle, & vouloit lui prendre les mains, elle le repoussoit, & lui montroit, comme elle pouvoit, qu'il s'en allât. Elle se mettoit à courir devant lui, elle revenoit sur ses pas, elle lui faisoit signe d'en faire autant, il fuyoit & revenoit. Quand il revenoit, elle se fâchoit; elle prenoit ses flèches, elle les portoit sur son cœur, pour lui signifier qu'on le tueroit. Il croyoit qu'elle vouloit le tuer, il mettoit un genou en terre & il attendoit le coup; quand elle voyoit cela, elle ne savoit plus que faire, ni comment s'exprimer, & le regardant tendrement: quoi, disoit-elle, tu seras donc la victime de mes affreux hôtes! quoi! des mêmes yeux dont j'ai le plaisir de te regarder, je te verrai déchirer en morceaux & dévorer sans miséricorde? Elle pleuroit, & le prince interdit ne pouvoit rien comprendre à tout ce qu'elle faisoit.

Cependant, elle réussit à lui faire entendre qu'elle ne vouloit pas qu'il la suivît: elle le prit par la main, elle le mena dans un rocher dont l'ouverture donnoit du côté de la mer,[Pg 324] il étoit très-profond; elle y alloit souvent pleurer ses disgraces; elle y dormoit quelquefois quand le soleil étoit trop ardent pour retourner à la caverne, & comme elle avoit beaucoup de propreté & d'adresse, elle l'avoit meublé d'un tissu d'aîles de papillons de plusieurs couleurs; & sur des cannes pliées & passées les unes dans les autres, qui formoient une espèce de lit de repos, elle y avoit étendu un tapis de jonc marin; elle mettoit dans de grandes & profondes coquilles des branches de fleurs, cela faisoit comme des vases, qu'elle remplissoit d'eau pour conserver ses bouquets: il y avoit mille gentillesses qu'elle travailloit, tantôt avec des arrêtes de poisson & des coquilles, tantôt avec le jonc marin & les cannes; & ces petits ouvrages, malgré leur simplicité, avoient quelque chose de si délicat, qu'il étoit aisé de juger par eux du bon goût & de l'adresse de la princesse.


Le prince demeura surpris de tant de propreté, il crut que c'étoit en ce lieu qu'elle se retiroit; il étoit ravi de s'y trouver avec elle; & quoiqu'il ne fût pas assez heureux pour lui pouvoir faire entendre les sentimens d'admiration qu'elle lui inspiroit, il sembloit déjà qu'il préféroit de la voir & de vivre auprès[Pg 325] d'elle à toutes les couronnes où sa naissance & la volonté de ses proches l'appeloient.

Elle l'obligea de s'asseoir; & pour lui marquer qu'elle souhaitoit qu'il restât-là jusqu'à ce qu'elle lui eût porté à manger, elle défit le cordon qui tenoit une partie de ses cheveux, elle l'attacha au bras du prince & le lia au petit lit, puis elle s'en alla: il mouroit d'envie de la suivre, mais il craignoit de lui déplaire, & il commença de s'abandonner à des réflexions dont la présence de la princesse l'avoit distrait. Où suis-je, disoit-il? En quel pays la fortune m'a-t-elle conduit? Mes vaisseaux sont péris, mes gens noyés, tout me manque; je trouve au lieu de la couronne qui m'étoit offerte, un triste rocher où je cherche une retraite! Que dois-je devenir ici? Quel peuple y trouverai-je? Si j'en juge par la personne qui m'a secourue, ce sont des divinités; mais la crainte qu'elle avoit que je ne la suivisse, ce langage dur & barbare qui sonne si mal dans sa belle bouche, me laissent craindre quelqu'aventure encore plus funeste que celle qui m'est déjà arrivée! Ensuite il mettoit toute son application à repasser dans son esprit les beautés incomparables de la jeune sauvage: son cœur s'échauffoit, il s'impatientoit de ne la voir point revenir, &[Pg 326] son absence lui sembloit le plus grand de tous les maux.

Elle revint avec tout l'empressement possible; elle n'avoit pas cessé de songer au prince, & elle étoit si nouvelle sur les tendres sentimens, qu'elle n'étoit point en garde contre ceux qu'il lui inspiroit; elle remercioit le ciel de l'avoir sauvé du péril de la mer; elle le conjuroit de le préserver de celui qu'il couroit si proche des ogres. Elle étoit si chargée, & elle avoit marché si vite, qu'en arrivant elle se trouva un peu mal sous la grosse peau de tigre qui lui servoit de manteau. Elle s'assit, le prince se mit à ses pieds, fort ému de ce qu'elle souffroit; il étoit assurément plus malade qu'elle; enfin elle revint de sa foiblesse, aussitôt elle lui montra tous les petits ragoûts qu'elle lui avoit apportés, entr'autres, quatre perroquets & six écureuils cuits au soleil, des fraises, des cerises, des framboises, & d'autres fruits; les assiettes étoient de bois de cèdre & de canambour; le couteau de pierre; les serviettes de grandes feuilles d'arbres fort douces & maniables, une coquille pour boire, & de belle eau dans une autre.

Le prince lui témoignoit sa reconnoissance par tous les signes de tête & de mains qu'il pouvoit lui faire, & elle, avec un doux sou[Pg 327]rire, lui laissoit connoître que tout ce qu'il faisoit lui étoit agréable. Mais l'heure de se séparer étant venue, elle lui fit si bien entendre qu'elle s'en alloit, qu'ils se prirent tous deux à soupirer, & se cachèrent leurs larmes l'un à l'autre, chacun pleuroit tendrement. Elle se leva & voulut sortir; le prince fit un grand cri & se jeta à ses pieds, la priant de rester: elle voyoit bien ce qu'il souhaitoit, mais elle le repoussa, prenant un petit air sévère: il connut qu'il falloit s'accoutumer de bonne heure à lui obéir.

Il faut dire la vérité, il passa une terrible nuit; celle de la princesse n'eut rien de moins triste. Quand elle arriva à la caverne, & qu'elle se trouva au milieu des ogres & des ogrichons, qu'elle regardoit l'affreux ogrelet comme le monstre qui seroit son mari, qu'elle pensoit aux charmes de l'étranger qu'elle venoit de quitter, elle étoit sur le point de s'aller jeter la tête la première dans la mer. Il faut ajouter à cela la crainte que Ravagio ou Tourmentine ne sentissent la char-frache, & qu'ils n'allassent droit au rocher dévorer le prince Aimé.

Ces différentes alarmes la tinrent éveillée toute la nuit: elle se leva avec le jour, & prit le chemin du rivage; elle y courut, elle[Pg 328] y vola, chargée de perroquets, de singes & d'une outarde, de fruits, de lait, & de tout ce qu'elle avoit pu croire de meilleur. Le prince ne s'étoit point déshabillé; il avoit souffert tant de fatigue sur la mer, & il avoit si peu dormi, que vers le jour il fit un léger somme.

Comment, dit-elle, en le réveillant, j'ai pensé toujours à vous depuis que je vous ai quitté, je n'ai pas même fermé les yeux, & vous êtes capable de dormir? Le prince la regardoit & l'écoutoit sans l'entendre: Il lui parla à son tour. Quelle joie, ma chère enfant, lui disoit-il, en baisant ses mains; quelle joie de vous revoir! Il me semble qu'il y avoit un siècle que vous étiez partie de ce rocher. Il lui parla long-temps sans réfléchir qu'elle ne l'entendoit point, lorsqu'il s'en souvint, il soupira tristement & se tût. Elle prit la parole, & lui dit qu'elle avoit de cruelles inquiétudes, que Ravagio & Tourmentine le découvrissent, qu'elle n'osoit espérer qu'il fût long-temps en sûreté dans ce rocher, que son éloignement la feroit mourir; mais qu'elle y consentoit plutôt que de l'exposer à être dévoré; qu'elle le conjuroit de s'enfuir. En cet endroit ses yeux se couvrirent de larmes; elle joignit ses mains devant lui d'une[Pg 329] manière suppliante: il ne comprit point ce qu'elle vouloit, il en étoit au désespoir & se jeta à ses pieds. Enfin elle lui montra si souvent le chemin, qu'il entendit une partie de ses signes, & lui fit entendre à son tour qu'il mourroit plutôt que de l'abandonner. Elle sentit si vivement ce témoignage de l'amitié du prince, que pour lui marquer à quel point elle en étoit touchée, elle détacha de son bras la chaîne d'or & le cœur de Turquoise que la reine sa mère lui avoit attachés au cou, & elle l'attacha au bras du prince de la manière du monde la plus gracieuse. Quelque transporté qu'il fût de cette faveur, il ne laissa pas d'appercevoir les caractères qui étoient gravés sur la Turquoise, il les regarda avec attention, & lut:

Aimée, fille du roi de l'Isle-Heureuse.

Il n'a jamais été un étonnement semblable au sien; il savoit que la petite princesse qui avoit péri se nommoit Aimée; il ne douta point que ce cœur n'eût été à elle y mais il ignoroit encore si la belle Sauvage étoit la princesse, ou si la mer avoit jeté ce bijou sur le sable. Il regardoit Aimée avec une attention extraordinaire; & plus il la regardoit, plus il lui sembloit découvrir un certain air de famille & de certains traits, & particulièrement des mou[Pg 330]vemens de tendresse dans son ame, qui l'assuroient que la Sauvage étoit sa cousine.

Elle examinoit avec surprise les actions qu'il faisoit, levant les yeux au ciel, comme pour lui rendre grâces, la regardant & pleurant, lui prenant les mains & les baisant de tout son cœur; il la remercia de la libéralité qu'elle venoit de lui faire; & les lui remettant au bras, il lui fit connoître qu'il aimoit mieux un de ses cheveux, qu'il lui demanda, & qu'il eut bien de la peine à obtenir.

Quatre jours se passèrent ainsi: la princesse portoit dès le matin tout ce qu'il lui falloit pour sa nourriture; elle demeuroit avec lui le plus long-temps qu'elle pouvoit, & les heures s'écouloient aussi bien vîte, quoiqu'ils n'eussent pas le plaisir de s'entretenir.

Un soir qu'elle revint assez tard, & qu'elle craignoit d'être grondée par la terrible Tourmentine, elle fut très-surprise d'en recevoir un accueil favorable, & de trouver une table toute chargée de fruits; elle demanda permission d'en prendre quelques-uns. Ravagio lui dit, qu'ils étoient là pour elle; que son ogrelet les étoit allé chercher; & qu'enfin il étoit temps de le rendre heureux; qu'il vouloit dans trois jours qu'elle l'épousât. Quelles nouvelles! S'en peut-il au monde de plus fu[Pg 331]nestes pour cette aimable princesse? Elle en pensa mourir d'effroi & de douleur; mais cachant son affliction, elle répondit qu'elle leur obéiroit sans répugnance, pourvu qu'ils voulussent prolonger un peu le temps prescrit. Ravagio se fâcha & s'écria: A quoi tient-il que je ne te mange? La pauvre princesse tomba évanouie de peur entre les griffes de Tourmentine & de l'ogrelet, qui l'aimoit fort, & qui pria tant Ravagio, qu'il s'appaisa.


Aimée ne dormit pas un moment, elle attendoit le jour avec impatience: dès qu'il parut, elle fut au rocher, & quand elle vit le prince, elle poussa des cris douleureux & versa un ruisseau de larmes. Il demeura presqu'immobile; sa passion pour la belle Aimée avoit fait plus de progrès en quatre jours, que les passions ordinaires n'en font en quatre ans; il se tuoit de lui demander ce qu'elle avoit; elle connoissoit bien qu'il ne le comprenoit point, elle ne savoit comment se faire entendre. Enfin, elle abattit ses longs cheveux; elle mit une couronne de fleurs sur sa tête, & touchant de sa main celle d'Aimé, auquel elle faisoit signe qu'elle en useroit ainsi avec un autre, il comprit le[Pg 332] malheur dont il étoit menacé, & qu'on alloit la marier.

Il fut sur le point d'expirer à ses pieds; il ne savoit ni les routes, ni les moyens de se sauver, elle ne les savoit pas non plus, ils pleuroient, ils se regardoient & se marquoient mutuellement qu'il valoit mieux mourir ensemble que de se séparer. Elle demeura avec lui jusqu'au soir; mais comme la nuit étoit venue plutôt qu'ils ne l'attendoient, & que, toute pensive, elle ne prenoit pas garde aux sentiers qu'elle suivoit, elle s'avança dans une route du bois peu fréquentée, où il lui entra dans le pied une longue épine qui le perçoit de part-en-part; heureusement pour elle, il n'y avoit pas loin de-là jusqu'à la caverne; elle eut beaucoup de peine à s'y rendre, son pied étoit tout en sang. Ravagio, Tourmentine & les ogrichons la secoururent; elle souffrit de grandes douleurs, quand il fallut arracher cette épine; ils pilèrent des herbes, ils les mirent sur son pied, & elle se coucha avec l'inquiétude que l'on peut s'imaginer pour son cher prince. Hélas! disoit-elle, je ne pourrai marcher demain, que pensera-t-il de ne me pas voir? je lui ai fait entendre que l'on me va marier; il croira que je n'ai pu m'en défendre; qui le nour[Pg 333]rira? De quelque manière que ce soit, il va mourir! s'il vient me chercher, il est perdu; si j'envoie un ogrelet vers lui, Ravagio en sera informé. Elle fondoit en larmes, elle soupiroit, & voulut se lever de bon matin, mais il lui fut impossible de marcher; sa blessure étoit trop grande; & Tourmentine qui l'apperçut sortir, l'arrêta, & lui dit que si elle faisoit un pas, elle alloit la manger.

Cependant le prince, qui voyoit passer l'heure où elle avoit accoutumé de venir, commença de s'affliger & de craindre; plus le temps s'avançoit, plus ses alarmes s'augmentoient: tous les supplices du monde lui auroient paru moins terribles que les inquiétudes auxquelles son amour le livroit; il se faisoit la dernière violence pour attendre, plus il attendoit, moins il espéroit. Enfin il se dévoua à la mort, & sortit résolu d'aller chercher son aimable princesse.

Il marchoit sans savoir où il alloit: il suivit un sentier battu qu'il trouva à l'entrée du bois; après avoir marché une heure, il entendit quelque bruit, & il apperçut la caverne, d'où il sortoit une épaisse fumée; il se promit d'apprendre là quelques nouvelles; il entra; & il n'eut guère avancé, qu'il vit[Pg 334] Ravagio, qui, le saisissant tout-d'un-coup d'une force épouvantable, alloit le dévorer, si les cris qu'il faisoit en se débattant n'eussent frappé les oreilles de sa chère amante. A cette voix, elle ne ressentit plus rien qui pût l'arrêter: elle sortit de son trou, elle entra dans celui où Ravagio tenoit le pauvre prince; elle étoit pâle & tremblante comme s'il eût voulu la manger elle-même; elle se jeta à genoux devant lui, & le conjura de garder cette char-frache pour le jour de ses noces avec l'ogrelet, & qu'elle lui promettoit d'en manger. A ces mots, Ravagio fut si content de penser que la princesse vouloit prendre ses coutumes, qu'il lâcha le prince, & l'enferma dans le trou où les ogrichons couchoient.

Aimée demanda permission de le bien nourrir, afin qu'il ne maigrît point, & qu'il fît honneur au repas: l'ogre y consentit. Elle porta au prince tout ce qu'elle put trouver de meilleur. Quand il la vit entrer il en eut une joie qui diminua son déplaisir, mais lorsqu'elle montra la blessure de son pied, sa douleur prit de nouvelles forces. Ils pleurèrent long-temps, le prince ne pouvoit manger, & sa chère maîtresse coupoit de ses mains délicates de petits morceaux qu'elle[Pg 335] lui présentoit de si bonne grâce qu'il ne lui étoit pas possible de les refuser.

Elle fit apporter par les ogrichons de la mousse fraîche, qu'elle couvrit d'un tapis de plumes d'oiseaux, & elle fit entendre au prince que c'étoit-là son lit. Tourmentine l'appela, elle ne put lui faire d'autre adieu que de lui tendre la main; il la baisa avec des transports de tendresse qu'on ne sauroit redire. Elle laissa à ses yeux le soin de lui exprimer ce qu'elle pensoit.

Ravagio, Tourmentine & la princesse couchoient dans une des concavités de la caverne; l'ogrelet & cinq ogrichonnaux couchoient dans une autre, où le prince coucha aussi. Or, c'est la coutume en ogrichonnie, que tous les soirs, l'ogre, l'ogresse & les ogrichons, mettent sur leur tête une belle couronne d'or, avec laquelle ils dorment: voilà leur seule magnificence, mais ils aimeroient mieux être pendus & étranglés que d'y avoir manqué.

Lorsque tout le monde fut endormi, la princesse, qui pensoit à son aimable amant, fit réflexion que malgré la parole que Ravagio & Tourmentine lui avoient donnée de ne le pas manger, s'ils avoient faim pendant la nuit (ce qui leur arrivoit presque toujours[Pg 336] quand ils avoient de la char-frache) c'étoit fait de lui, & l'inquiétude qu'elle en eut commença de lui livrer de si rudes assauts, qu'elle en pensa mourir d'effroi. Après avoir rêvé quelque temps, elle se leva, se couvrit à la hâte de sa peau de tigre, & tâtonnant sans faire de bruit, elle alla dans la caverne où les ogrichons dormoient: elle prit la couronne du premier qu'elle trouva, & la posa sur la tête du prince, qui étoit bien éveillé, & qui n'osa en faire semblant, ne sachant pas qui lui faisoit cette cérémonie; ensuite la princesse retourna dans son petit lit.

Elle s'y étoit à peine fourrée, que Ravagio songeant au bon repas qu'il auroit fait du prince, & son appétit augmentant à mesure qu'il y pensoit, il se leva à son tour, & fut dans le trou où les ogrichons dormoient. Comme il ne voyoit point clair, crainte de s'y méprendre, il tâta avec la main, & se jetant sur celui qui n'avoit point de couronne, il le croqua comme un poulet. La pauvre princesse, qui entendoit le bruit des os du malheureux qu'il mangeoit, pâmoit, mouroit de peur que ce ne fût son amant; & le prince de son côté qui en étoit encore plus proche, ressentoit toutes les alarmes qu'on peut avoir en pareille occasion.

[Pg 337]

Le jour tira la princesse d'une terrible peine; elle se hâta d'aller chercher le prince, & lui fit assez connoître par ses signes, ses craintes & son impatience de le voir à couvert des dents meurtrières de ces monstres; elle lui fit des amitiés, & il lui en auroit fait mille à son tour, sans l'ogresse, qui étant venue pour voir ses enfans, apperçut le sang dont la caverne étoit pleine, & trouva qu'il lui manquoit son plus petit ogrichon. Elle poussa des cris affreux; Ravagio comprit assez le beau coup qu'il avoit fait, mais le mal étoit sans remède. Il lui dit, à l'oreille, qu'ayant eu faim il s'étoit mépris au choix, qu'il avoit cru manger de la char-frache. Tourmentine feignit de s'appaiser, car Ravagio étoit cruel, & si elle n'avoit pas pris ses excuses en bonne part, il l'auroit peut-être mangée elle-même.

Mais, hélas! que la belle princesse souffroit d'étranges inquiétudes! elle ne cessoit point de rêver aux moyens de sauver le prince. Et que ne pensoit-il pas de son côté de l'endroit affreux où vivoit cette aimable fille? Il ne pouvoit se résoudre à s'en éloigner tant qu'elle y seroit; la mort lui auroit paru plus douce que cette séparation. Il le lui faisoit entendre, lorsque par des signes[Pg 338] réitérés, elle le conjuroit de fuir, & de mettre sa vie en sûreté; ils pleuroient ensemble, ils se prenoient les mains; chacun en sa langue se juroit une foi réciproque & un amour éternel. Elle ne put s'empêcher de lui montrer les langes qu'elle avoit quand Tourmentine la trouva, & le berceau dans lequel elle étoit. Le prince y reconnut les armes & la devise du roi de l'île heureuse. Cette vue le ravit, il marqua des transports de joie à la princesse, qui lui firent juger qu'il s'instruisoit de quelque chose d'important par la vue de ce berceau. Elle mouroit d'envie d'en être informée; mais quelque peine qu'il y prît, comment lui faire comprendre de qui elle étoit fille, & la proximité qui étoit entr'eux? Tout ce qu'elle pénétroit, c'est qu'elle avoit sujet d'en être bien aise. L'heure vint de se retirer, & l'on se coucha comme l'on avoit fait la nuit précédente. La princesse saisie des mêmes inquiétudes, se releva sans bruit, entra dans la caverne où étoit le prince, prit doucement la couronne d'une ogrelette, & la mit sur la tête de son amant, qui n'osa l'arrêter, quelque désir qu'il en eût; mais le respect qu'il avoit pour elle, & la crainte de lui déplaire, l'en empêchèrent.

[Pg 339]

La princesse n'avoit jamais été mieux inspirée que d'aller mettre la couronne sur la tête d'Aimé. Sans cette précaution, c'étoit fait de lui; la barbare Tourmentine se réveilla en sursaut, & rêvant au prince qu'elle avoit trouvé beau comme le jour & fort appétissant, il lui prit une si grande peur que Ravagio ne l'allât manger tout seul, qu'elle crut que le meilleur étoit de le prévenir. Elle se glissa sans dire mot, dans le trou des ogrichons, elle toucha doucement ceux qui avoient des couronnes, (le prince étoit de ce nombre) & une des ogrelettes passa le pas en trois bouchées. Aimé & sa maîtresse entendoient tout & trembloient de peur; mais Tourmentine ayant fait cette expédition, ne demandoit plus qu'à dormir, ils furent en sûreté le reste de la nuit.

Ciel, disoit la princesse, secourez-nous! inspirez-moi ce que nous devons faire dans une extrémité si pressante. Le prince ne prioit pas avec moins d'ardeur, & quelquefois il avoit envie d'attaquer ces deux monstres & de les combattre, mais quel moyen d'espérer quelque avantage sur eux? Ils étoient hauts comme des géans; & leur peau étoit à l'épreuve du pistolet; de sorte qu'il pensoit fort prudemment qu'il n'y avoit que[Pg 340] l'adresse qui pût les tirer de cet affreux endroit.

Dès qu'il fut jour & que Tourmentine eut trouvé les os de son ogrelette, elle remplit l'air de hurlemens épouvantables. Ravagio ne parut pas moins désespéré; ils furent cent fois prêts de se jeter sur le prince & sur la princesse, & de les égorger sans miséricorde; ils étoient cachés dans un petit coin obscur; mais les mangeurs de char-frache ne savoient que trop où ils étoient, & de tous les périls qu'ils avoient courus, celui-là paroissoit le plus évident.

Aimée rêvant & se creusant la tête, vint tout-d'un-coup à se souvenir que la baguette d'ivoire dont Tourmentine se servoit faisoit des espèces de prodiges, & qu'elle-même n'en pouvoit dire la raison. Si malgré son ignorance, disoit-elle, il ne laisse pas d'arriver des choses si surprenantes, pourquoi mes paroles n'auront-elles pas autant de vertu? Remplie de cette idée, elle courut dans la caverne où Tourmentine couchoit, elle chercha la baguette qui étoit cachée dans le fond d'un trou; & lorsqu'elle la tint, elle s'écria: je souhaite au nom de la royale Fée Trusio, de parler le langage que parle celui que j'aime. Elle auroit fait bien d'au[Pg 341]tres souhaits, mais Ravagio entra, la princesse se tut, & remettant la baguette, elle vint tout doucement auprès du prince. Cher étranger, lui dit-elle, vos peines me touchent plus sensiblement que les miennes propres. A ces mots le prince demeura étonné & confus. Je vous entends, adorable princesse, dit-il; vous parlez ma langue, & je puis espérer que vous entendez à votre tour que je souffre moins pour moi que pour vous; que vous m'êtes plus chère que ma vie, que la lumière & que tout ce qu'il y a de plus aimable dans la nature. Mes expressions sont plus simples, répliqua la princesse, mais elles ne seront pas moins sincères. Je sens que je donnerois tout ce que j'ai dans le rocher de la mer, mes moutons, mes agneaux, enfin ce que je possède, pour le seul plaisir de vous voir. Le prince lui rendit mille grâces de ses bontés, & la conjura de lui apprendre qui lui avoit enseigné en si peu de temps, tous les termes & toutes les délicatesses d'une langue qui lui avoit été inconnue jusqu'alors? Elle lui raconta le pouvoir de la baguette enchantée, & il l'informa de sa naissance & de leur parenté. La princesse se sentoit transportée de joie: comme elle avoit naturellement un esprit merveilleux,[Pg 342] elle disoit des choses si fines & si bien tournées, que le prince sentit un violent accroissement à sa passion.

Ils n'avoient pas de temps à perdre pour régler leurs affaires; il étoit question de fuir des monstres irrités, & de chercher promptement un asyle à leurs innocentes amours. Ils promirent de s'aimer éternellement, & d'unir leurs destinées dès qu'ils seroient en état de s'épouser. La princesse dit à son amant que lorsqu'elle verroit Ravagio & Tourmentine endormis, elle iroit quérir leur grand chameau, & qu'ils monteroient dessus pour s'en aller où il plairoit au ciel de les conduire. Le prince étoit si aise, qu'il pourvoit à peine contenir sa joie, & quelque sujet qu'il eût d'avoir encore beaucoup de frayeur, les charmantes idées de l'avenir effaçoient une partie des maux présens.

Cette nuit si désirée arriva: la princesse prit de la farine, & pétrit de ses mains blanches un gâteau où elle mit une fêve, puis elle dit en tenant la baguette d'ivoire: O fêve, petite fêve, je souhaite au nom de la royale Fée Trusio, que tu parles, s'il le faut, jusqu'à ce que tu sois cuite. Elle mit ce gâteau sous les cendres chaudes, & fut prendre le prince, qui l'attendoit bien impa[Pg 343]tiemment dans le vilain gîte des ogrichons; Partons, lui dit-elle, le chameau est lié dans le bois. Que l'amour & la fortune nous conduisent, répondit tout bas le jeune prince: Allons, allons, mon Aimée, allons chercher un séjour heureux & tranquille. Il faisoit clair de lune; elle s'étoit saisie de la secourable baguette d'ivoire. Ils trouvèrent le chameau & se mirent en chemin, sans savoir où ils alloient.

Cependant Tourmentine, qui avoit la tête remplie de chagrin, se tournoit & retournoit sans pouvoir dormir; elle allongea le bras pour sentir si la princesse étoit déjà dans le petit lit, & ne la trouvant point, elle s'écria d'une voix de tonnerre: Où es-tu donc, fille? Me voici auprès du feu, répondit la fêve. Viendras-tu te coucher, dit Tourmentine? Tout-à-l'heure, répondit la fêve, dormez, dormez. Tourmentine ayant peur de réveiller son Ravagio, ne parla plus; mais à deux heures de-là elle tâta encore dans le petit lit d'Aimée, & s'écria: Quoi, petite pendarde! tu ne veux donc pas te coucher? Je me chauffe tant que je peux, répond la fêve. Je voudrois que tu fusses au milieu du feu pour ta peine, ajouta l'ogresse. J'y suis aussi, dit la fêve, & l'on ne s'est jamais[Pg 344] chauffé de plus près. Elles firent encore beaucoup d'autres discours, que la fêve soutint en fêve très-habile. Conclusion: vers le jour, Tourmentine appela encore la princesse; mais la fêve, qui étoit cuite, ne répliqua rien. Ce silence l'inquiète; elle se lève fort émue, regarde, parle, s'alarme & cherche par-tout. Point de princesse, plus de prince, ni de petite baguette. Elle s'écrie d'une telle force, que les bois & les vallons en retentissoient. Réveille-toi, mon poupard; réveille-toi, beau Ravagio, ta Tourmentine est trahie, nos chars-fraches ont pris la fuite.

Ravagio ouvre son œil, saute au milieu de la caverne comme un lion; il rougit, il beugle, il hurle, il écume. Allons, allons, dit-il, mes bottes de sept lieues, mes bottes de sept lieues, que je poursuive nos fuyards; j'en ferai bonne curée & gorge chaude avant qu'il soit peu. Il met ses bottes avec lesquelles une seule de ses jambes l'avançoit de sept lieues. Hélas! quel moyen d'aller assez vîte pour se garantir d'un tel courier! On s'étonnera qu'avec la baguette d'ivoire, ils n'alloient pas encore plus vîte que lui: mais la belle princesse étoit neuve dans l'art de féerie; elle ne savoit pas tout ce qu'elle pouvoit faire avec une telle ba[Pg 345]guette, & il n'y avoit que les grandes extrémités qui pussent lui donner des lumières tout-d'un-coup.

Flattés du plaisir d'être ensemble, de celui de s'entendre, & de l'espoir de n'être point poursuivis, ils avançoient leur chemin, lorsque la princesse, qui apperçut la première le terrible Ravagio, s'écria, prince, nous sommes perdus! voyez cet affreux monstre qui vient vers nous comme un tonnerre! Qu'allons-nous faire, dit le prince? Qu'allons-nous devenir? Ah! si j'étois seul, je ne regretterois point ma vie; mais la vôtre, ma chère maîtresse, est exposée.

Je suis sans consolation, si la baguette ne nous garantit pas, ajoute Aimée en pleurant; il faut nous résoudre à la mort. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale Fée Trusio, que notre chameau devienne un étang, que le prince soit un bateau, & moi une vieille batelière qui le conduirai. En même temps l'étang, le bateau & la batelière se forment, & Ravagio arriva sur le bord. Il crie: Hola, ho, vieille mère éternelle! n'avez-vous pas vu passer un chameau, un jeune homme & une fille? La batelière, qui se tenoit au milieu de l'étang, mit ses lunettes sur son nez, & regardant[Pg 346] Ravagio, elle lui fit signe qu'elle les avoit vus, & qu'ils étoient passés dans la prairie. L'ogre la crut; il prit la gauche. La princesse souhaita de reprendre sa forme naturelle; elle toucha trois fois avec sa baguette; elle en frappa le bateau & l'étang; elle redevint belle & jeune, ainsi que le prince. Ils montèrent sur le chameau, & tournèrent à droite pour ne pas rencontrer leur ennemi.

Pendant qu'ils s'avançoient diligemment, & qu'ils souhaitoient de trouver quelqu'un à qui demander le chemin de l'Isle-Heureuse, ils vivoient des fruits de la campagne, ils buvoient de l'eau des fontaines, & couchoient sous les arbres, bien inquiets que les bêtes sauvages ne vinssent pour les dévorer. Mais la princesse avoit son arc & des flèches, dont elle auroit essayé de se défendre. Le péril ne les effrayoit pas si fort, qu'ils ne ressentissent vivement le plaisir d'être échappés de la caverne, & de se trouver ensemble. Depuis qu'ils s'entendoient, ils se disoient les plus jolies choses du monde; l'amour donne ordinairement de l'esprit. A leur égard, ils n'avoient pas besoin de ce secours, ayant mille agrémens naturels, & des pensées toujours nouvelles.

Le prince témoignoit à sa princesse l'ex[Pg 347]trême impatience qu'il avoit d'arriver bientôt chez le roi son père, ou chez le sien, puisqu'elle lui avoit promis qu'avec leur consentement elle le recevroit pour époux. Ce qu'on ne croira peut-être pas sans peine, c'est qu'en attendant cet heureux jour, il vivoit avec elle dans les bois, dans la solitude, & maître de lui proposer tout ce qu'il auroit voulu, d'une manière si respectueuse & si sage, qu'il ne s'est jamais trouvé tant de passion & tant de vertu ensemble.

Après que Ravagio eut parcouru les monts, les forêts & les plaines, il retourna à sa caverne, où Tourmentine & les ogrichons l'attendoient impatiemment. Il étoit chargé de cinq ou six personnes qui étoient tombées malheureusement sous ses griffes. Hé bien! lui cria Tourmentine, les as-tu trouvés & mangés, ces fuyards, ces voleurs, ces chars-fraches? Ne m'en as-tu gardé ni pieds ni pattes? Je crois qu'ils sont envolés, répondit Ravagio; j'ai couru comme un loup de tous côtés, sans les rencontrer, & j'ai vu seulement une vieille dans un bateau sur un étang, qui m'en a dit des nouvelles. Et que t'en a-t-elle dit, répliqua l'impatiente Tourmentine? Qu'ils avoient tourné à gauche, ajouta Ravagio. Par mon chef, dit-elle, tu en es[Pg 348] la dupe! j'ai dans la tête que tu parlois à eux-mêmes. Retourne, & si tu les attrapes, ne leur fais pas quartier d'un moment.

Ravagio graissa ses bottes de sept lieues, & partit comme un désespéré. Nos jeunes amans sortoient d'un bois, où ils avoient passé la nuit. Quand ils l'apperçurent, ils s'effrayèrent également. Mon Aimée, dit le prince, voici notre ennemi, je me sens assez de courage pour le combattre, n'en aurez-vous pas assez pour fuir toute seule? Non, s'écria-t-elle, je ne vous abandonnerai point; cruel! doutez-vous ainsi de ma tendresse? Mais ne perdons pas un moment, la baguette nous sera peut-être d'un grand secours. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale Fée Trusio, que le prince soit métamorphosé en portrait, le chameau en pilier, & moi en nain. Le changement se fit, & le nain se mit à sonner du cor. Ravagio, qui s'avançoit à grand pas, lui dit: Apprends-moi, petit avorton de la nature, si tu n'as point vu passer un beau garçon, une jeune fille, & un chameau? Ors vous le dirai, répondit le nain: Jaçoient que soyez en quête d'un gentil damoisel, d'une émerveillable dame & de leur monture, je les avisai hier à cet ére, qui se pavanoient tous coyent & réjouis; icel[Pg 349] gentil chevalier reçut le los & guerdon des joûtes & tournoiemens qui se firent à l'honneur de Merlusine, quillec voyez dépeinte en sa vive ressemblance; moult hauts prud'hommes & bons chevaliers y dérompirent lances, hauberts, salades & pavois; le conflict fut rude, & le guerdon un moult beau fermeillet d'or, accoutré de perles & diamans. Au départir, la dame inconnue me dit: Nain, mon ami, sans plus longs parlemens, je te requiers un don, au nom de ta plus douce amie; (si n'en serez éconduite, lui dis-je, & vous l'octroie, à celle condition qu'il soit en mon pouvoir); au cas, dit-elle, qu'aviser tu puisse le grand & décommunal géant, qui œil porte droit par le milieu du front, prie-le moult accortement qu'il voise en paix, & nous y laisse; puis elle chassa son palefroi, & ils s'éloignèrent. Par où, dit Ravagio? Jus cette verdoyante prairie, à l'orée du bois, dit le nain. Si tu mens, répliqua l'ogre, sois assuré, petit crasseux, que je te mangerai, toi, ton pilier & ton portrait de Merluche. Oncque vilenie ni fallace n'y eut en moi, dit le nain; ma bouche n'est mie mensongère; homme vivant ne me peut trouver en fraude: mais allez vite, si quérez les occire avant soleil couché. L'ogre s'éloigna; le nain[Pg 350] reprit sa figure, & toucha le portrait & le pilier, qui devinrent ce qu'ils devoient être.

Quelle joie pour l'amant & pour la maîtresse! Non, disoit le prince, je n'ai jamais ressenti de si vives alarmes, ma chère Aimée. Comme ma passion pour vous prend à tous momens de nouvelles forces, mes inquiétudes augmentent quand vous êtes en péril. Et moi, lui dit-elle, il me semble que je n'avois point de peur, parce que Ravagio ne mange pas les tableaux; que j'étois seule exposée à sa fureur, que ma figure étoit peu appétissante, & qu'enfin je donnerois ma vie pour conserver la vôtre.

Ravagio courut inutilement; il ne trouva ni l'amant ni la maîtresse; il étoit las comme un chien; il reprit le chemin de sa caverne. Quoi! tu reviens sans nos prisonniers, s'écria Tourmentine, en arrachant ses crins hérissés? Ne m'approche pas, ou je t'étrangle. Je n'ai rencontré, dit-il, qu'un Nain, un pilier & un tableau. Par mon chef, continua-t-elle, ce les étoit! Je suis bien folle de te confier le soin de ma vengeance, comme si j'étois trop petite pour le prendre moi-même! Çà, çà, j'y vas; je veux me botter à mon tour, & je n'irai pas avec moins de[Pg 351] diligence que toi. Elle mit les bottes de sept lieues, & partit. Quel moyen que le prince & la princesse allassent assez vîte pour s'échapper de ces monstres, avec leurs maudites bottes de sept lieues? Ils virent venir Tourmentine, vêtue de peau de serpent, dont les couleurs bigarrées surprenoient. Elle portoit sur son épaule une massue de fer d'une terrible pesanteur; & comme elle regardoit soigneusement de tous côtés, elle auroit apperçu le prince & la princesse, s'ils n'avoient été dans le fond d'un bois.

L'affaire est sans retour, dit Aimée en pleurant; voici la cruelle Tourmentine, dont l'aspect me glace le sang; elle est plus adroite que Ravagio. Si l'un de nous deux lui parle, elle nous reconnoitra, & commencera notre procès par nous manger; il finira bien-tôt, comme vous le pouvez croire. Amour, amour, s'écria le prince, ne nous abandonne point: est-il sous ton empire des cœurs plus tendres & des feux plus purs que les nôtres? Ah! ma chère Aimée, continua-t-il, en prenant ses mains & les baisant avec ardeur, êtes-vous destinée à périr d'une manière si barbare? Non, dit-elle, non, je sens de certains mouvemens de courage & de fermeté qui me rassurent: allons, petite baguette,[Pg 352] fais ton devoir. Je souhaite au nom de la royale Fée Trusio, que le chameau soit une caisse, que mon cher prince devienne un bel oranger, & que métamorphosée en abeille, je vole autour de lui. Elle frappa à son ordinaire les trois coups sur chacun d'eux, & le changement fut assez-tôt fait, pour que Tourmentine, qui arriva en ce lieu, ne s'en apperçût point.

L'affreuse Mégère étoit essoufflée, elle s'assit sous l'oranger. La princesse Abeille se donna le plaisir de la piquer en mille endroits; quelque dure que fût sa peau, elle la dardoit, & la faisoit crier. Il sembloit à la voir se rouler & se débattre sur l'herbe, d'un taureau ou d'un jeune lion assailli par les mouches; car celle-ci en valoit cent. Le prince Oranger mouroit de peur qu'elle ne se laissât attraper, & qu'elle ne la tuât. Enfin Tourmentine tout en sang s'éloigna, & la princesse alloit reprendre sa première forme, quand malheureusement des voyageurs passèrent par le bois; ayant apperçu la baguette d'yvoire, qui étoit fort propre, ils la ramassèrent & l'emportèrent. Il n'y a guères de contre-temps plus fâcheux que celui-là. Le prince & la princesse n'avoient pas perdu l'usage de la parole: mais que c'étoit un foible secours en l'état où ils[Pg 353] se voyoient! Le prince, accablé de douleur, poussoit des regrets qui augmentoient sensiblement le déplaisir de sa chère Aimée; il s'écrioit quelquefois:

Je touchois au moment où ma belle princesse
Devoit couronner ma tendresse;
Ce doux espoir enchantoit tous mes sens.
Amour! qui fais tant de merveilles,
Et dont les traits sont si puissans,
Conserve-moi ma chère Abeille:
Fais que son cœur ne change pas;
Et malgré la métamorphose
Que notre infortune nous cause,
Qu'elle m'aime jusqu'au trépas.

Que je suis malheureux, continuoit-il, je me trouve resserré sous l'écorce d'un arbre; me voilà Oranger, je n'ai aucun mouvement, que deviendrai-je si vous m'abandonnez, ma chère petite Abeille! Mais, ajoutoit-il, pourquoi vous éloigneriez-vous de moi? Vous trouverez sur mes fleurs une agréable rosée, & une liqueur plus douce que le miel: vous pourrez vous en nourrir. Mes feuilles vous serviront de lit de repos, où vous n'aurez rien à craindre de la malice des araignées. Dès que l'Oranger finissoit ses plaintes, l'Abeille lui répondoit ainsi:

Prince, ne craignez pas que jamais je vous quitte,
Rien ne peut ébranler mon cœur;
[Pg 354]
Faites que rien ne vous agite,
Que le doux souvenir d'en être le vainqueur.

Elle ajoutoit à cela, n'appréhendez pas que je vous laisse jamais; ni les lys, ni les jasmins, ni les roses, ni toutes les fleurs des plus charmans parterres, ne pourroient me faire commettre une telle infidélité; vous me verrez sans cesse voltiger autour de vous, & vous connoîtrez que l'Oranger n'est pas moins cher à l'abeille, que le prince Aimé l'étoit à la princesse Aimée. En effet, elle s'enferma dans une des plus grosses fleurs, comme dans un palais; & la véritable tendresse, qui trouve des ressources par-tout, ne laissoit pas d'avoir les siennes dans cette union.

Le bois où l'Oranger étoit, servoit de promenade à une princesse qui demeuroit dans un palais magnifique; elle avoit de la jeunesse, de la beauté, de l'esprit: on l'appelloit Linda. Elle ne vouloit point se marier, parce qu'elle craignoit de n'être pas toujours aimée de celui qu'elle choisiroit pour époux. Et comme elle avoit de grands biens, elle fit bâtir un château somptueux, & elle n'y recevoit que des dames & des vieillards, plus philosophes que galans, sans permettre qu'aucuns autres cavaliers en approchassent. La chaleur du jour l'ayant arrêtée dans son appartement plus long-[Pg 355]temps qu'elle n'auroit voulu, elle sortit sur le soir avec toutes ses dames, & vint se promener dans le bois. L'odeur de l'Oranger la surprit; elle n'en avoit jamais vu, & elle resta charmée de l'avoir trouvé. On ne comprenoit point par quel hasard il se rencontroit dans un lieu comme celui-là; il fut bien vîte entouré de toute cette grande compagnie. Linda défendit qu'on cueillît une seule fleur, & on le porta dans son jardin, où la fidelle abeille le suivit. Linda, ravie de son excellente odeur, s'assit dessous; & sur le point de rentrer dans le palais, elle alloit prendre quelques fleurs, lorsque la vigilante abeille sortit, bourdonnant dessous les feuilles où elle se tenoit en sentinelle, & piqua la princesse d'une telle force, qu'elle pensa s'évanouir. Il ne fut plus question de dépouiller l'oranger de ses fleurs. Linda revint chez elle toute malade.

Quand le prince put parler en liberté à Aimée: Quel chagrin vous a pris, ma chère abeille, lui dit-il, contre la jeune Linda? Vous l'avez cruellement piquée. Pouvez-vous me faire une telle question, répondit-elle? N'êtes-vous pas assez délicat pour comprendre que vous ne devez avoir des douceurs que pour moi; que tout ce qui est vous m'appartient, & que je défends mon bien, quand je[Pg 356] défends vos fleurs? Mais, lui dit-il, vous en voyez tomber sans peine; ne vous seroit-il pas égal que la princesse s'en fût parée? qu'elle les eût passées dans ses cheveux ou mises sur son sein? Non, lui dit l'abeille, d'un ton assez aigre, la chose ne m'est point égale; je connois, ingrat, que vous êtes plus touché pour elle que pour moi! Il y a aussi une grande différence entre une personne polie, richement vêtue, qui tient un rang considérable, ou une princesse infortunée, que vous avez vue couverte d'une peau de tigre, au milieu de plusieurs monstres, qui ne lui ont donné que des manières dures & barbares, & dont la beauté est trop médiocre pour vous arrêter. Elle pleura en cet endroit, autant qu'une abeille est capable de pleurer; quelques fleurs de l'amoureux oranger en furent mouillées, & son déplaisir d'avoir chagriné sa princesse alla si loin, que toutes ses feuilles jaunirent, plusieurs branches séchèrent, & il en pensa mourir. Qu'ai-je donc fait, s'écria-t-il, belle abeille? Qu'ai-je fait pour m'attirer votre couroux? Ah! vous voulez, sans doute, m'abandonner; vous êtes déjà lasse de vous être attachée à un malheureux comme moi! la nuit se passa en reproches; mais au point du jour un zéphir obligeant, qui les avoit écou[Pg 357]tés, les obligea de se racommoder: il ne pouvoit leur rendre un service plus agréable.

Cependant Linda, qui mouroit d'envie d'avoir un bouquet de fleurs d'orange, se leva fort matin; elle descendit dans son parterre, & fut pour en cueillir. Mais comme elle avançoit la main, elle se sentit piquer si violemment par la jalouse abeille, que le cœur lui en manqua. Elle rentre dans sa chambre de fort mauvaise humeur: Je ne comprends point, dit-elle, ce que c'est que l'arbre que nous avons trouvé: mais aussitôt que j'en veux prendre le plus petit bouton, des mouches qui le gardent, me pénètrent de leurs piqûres.

Une de ses filles, qui avoit de l'esprit, & qui étoit fort gaie, lui dit en riant: Je suis d'avis, madame, que vous vous armiez comme une amazone; & qu'à l'exemple de Jason, lorsqu'il fut conquérir la Toison d'or, vous alliez courageusement prendre les plus belles fleurs de ce joli arbre. Linda trouva quelque chose de plaisant dans cette idée; & sur le champ elle se fit faire un casque couvert de plumes, une légère cuirasse, des gantelets; & au son des trompettes, des timbales, des fifres & des hautbois, elle entra dans son jardin, suivie de toutes ses dames,[Pg 358] qui s'étoient armées à son exemple, & qui appeloient cette fête, la guerre des mouches & des amazones. Linda tira son épée de fort bonne grâce; puis frappant sur la plus belle branche de l'oranger: Paroissez, terribles abeilles, s'écria-t-elle, paroissez, je viens vous défier; serez-vous assez vaillantes pour défendre ce que vous aimez?

Mais que devint Linda, & toutes celles qui l'accompagnoient, lorsqu'elles entendirent sortir du tronc de l'oranger un hélas pitoyable, suivi d'un profond soupir, & qu'elles virent couler du sang de la branche coupée. Ciel! s'écria-t-elle, qu'ai-je fait? Quel prodige! Elle prit la branche ensanglantée, elle la rapprocha inutilement pour la rejoindre; elle se sentit saisir d'une frayeur & d'une inquiétude épouvantable.

La pauvre petite abeille, désespérée de l'aventure funeste de son cher Oranger, pensa paroître pour chercher la mort dans la pointe de cette fatale épée, voulant venger son cher prince, mais elle aima mieux vivre pour lui; & songeant au remède dont il avoit besoin, elle le conjura de vouloir bien qu'elle volât en Arabie pour lui rapporter du baume. En effet, après qu'il y eut consenti, & qu'ils se furent dit un adieu tendre & touchant, elle[Pg 359] s'achemina dans cette partie du monde, où son seul instinct la guidoit. Mais pour parler plus juste, l'amour l'y mena; & comme il va plus vîte que les plus diligentes mouches, il lui fournit le moyen de faire promptement ce grand voyage. Elle rapporta du baume merveilleux sur ses aîles & au bout de ses petits pieds, dont elle guérit son prince. Il est vrai que ce fut bien moins par l'excellence du baume, que par le plaisir qu'il eut de voir la princesse abeille prendre tant de soin de son mal. Elle y mettoit tous les jours de son baume, & il en avoit bien besoin, car la branche coupée étoit un de ses doigts; de sorte que, pour peu qu'on l'eût maltraité comme avoit fait Linda, il ne lui seroit demeuré ni bras ni jambes. O que l'abeille ressentoit vivement les souffrances de l'oranger! Elle se reprochoit d'en être la cause par l'empressement qu'elle avoit eu de défendre ses fleurs.

Linda, épouvantée de ce qu'elle avoit vu, ne dormoit & ne mangeoit plus. Enfin, elle résolut d'envoyer chercher des Fées, pour tâcher d'être éclaircie sur une chose qui lui paroissoit si extraordinaire; elle dépêcha des ambassadeurs, & les chargea de grands présens, pour les convier de venir à sa cour.

Entre celles qui arrivèrent chez Linda, la[Pg 360] reine Trusio vint une des premières. Il n'a jamais été une personne plus savante dans l'art de féerie. Elle examina la branche & l'Oranger; elle en sentit les fleurs, & démêla une odeur humaine qui la surprit. Elle ne négligea aucunes conjurations, & elle en fit de si fortes, que tout-d'un-coup l'Oranger disparoissant, on apperçut le prince plus beau & mieux fait qu'aucun autre. A cette vue, Linda demeura immobile; elle se sentit frappée d'admiration, & de quelque chose de si particulier pour lui, qu'elle avoit déjà perdu sa première indifférence, lorsque le jeune prince, occupé de son aimable Abeille, se jeta aux pieds de Trusio. Grande reine, lui dit-il, je te dois infiniment; tu me rends l'usage de la vie, en me rendant ma première forme; mais si tu veux que je te doive mon repos, ma joie, enfin plus que le jour auquel tu me rappelles, rends-moi ma princesse. En achevant ces paroles, il prit la petite Abeille, sur laquelle il avoit toujours les yeux. Tu seras content, répondit la généreuse Trusio. Elle recommença ses cérémonies, & la princesse Aimée parut avec tant de charmes, qu'il n'y eut pas une des dames qui ne lui portât envie.

Linda hésitoit dans son cœur, si elle devoit avoir de la joie ou du chagrin d'une aven[Pg 361]ture si extraordinaire, & particulièrement de la métamorphose de l'Abeille. Enfin la raison l'emporta sur la passion, qui n'étoit encore que naissante; elle fit mille caresses à Aimée, & Trusio la pria de lui conter ses aventures. Elle lui avoit trop d'obligation pour différer ce qu'elle souhaitoit d'elle. La grâce & le bon air dont elle parloit intéressa toute l'assemblée; & lorsqu'elle dit à Trusio qu'elle avoit fait tant de merveilles par la vertu de son nom & de sa baguette, il s'éleva un cri de joie dans la salle, & chacun pria la Fée d'achever ce grand ouvrage.

Trusio, de son côté, ressentoit un plaisir extrême de tout ce qu'elle entendoit; elle serra étroitement la princesse entre ses bras. Puisque je vous ai été si utile sans vous connoître, lui dit-elle, jugez, charmante Aimée, à présent que je vous connois, de ce que je veux faire pour votre service. Je suis amie du roi votre père, & de la reine votre mère. Allons promptement dans mon char volant à l'Isle-Heureuse, où vous serez reçus comme vous le méritez l'un & l'autre.

Linda les pria de rester un jour chez elle, pendant lequel elle leur fit de riches présens; & la princesse Aimée quitta sa peau de tigre pour prendre des habits d'une beauté incom[Pg 362]parable. Que l'on comprenne à présent la joie de nos tendres amans: oui, qu'on la comprenne si l'on peut; mais il faudroit pour cela s'être trouvé dans les mêmes malheurs, avoir été parmi les ogres, & s'être métamorphosé tant de fois. Enfin ils partirent. Trusio les conduisit au travers de l'air dans l'Isle-Heureuse. Ils furent reçus du roi & de la reine comme les personnes du monde qu'ils espéroient le moins de revoir, & qu'ils revoyoient avec la plus grande satisfaction. La beauté & la sagesse d'Aimée, jointes à son esprit, la rendirent l'admiration de son siècle. Sa chère mère l'aimoit éperduement. Les grandes qualités du prince Aimé ne charmoient pas moins que sa bonne mine. Leur mariage se fit. Rien n'a jamais été si pompeux; les grâces y vinrent en habits de fêtes, les amours s'y trouvèrent sans même en avoir été priés; & par un ordre exprès de leur part, on nomma le fils aîné du prince & de la princesse, amour fidelle.

L'on ajouta depuis beaucoup de titres à celui-ci; & sous tous ces différens titres, l'on a bien de la peine à le retrouver tel qu'il est né de ce charmant mariage. Heureux qui le rencontre sans s'y méprendre.

[Pg 363]

Avec un tendre amant, seule au milieu des bois,
Aimée eut en tout temps une extrême sagesse;
Toujours de la raison elle écouta la voix,
Et sut de son amant conserver la tendresse.
Beautés! ne croyez pas, pour captiver les cœurs,
Que les plaisirs soient nécessaires;
L'Amour souvent s'éteint au milieu des douceurs;
Soyez fières, soyez sévères,
Et vous inspirerez d'éternelles ardeurs.

LA BONNE PETITE SOURIS

 




LA BONNE
PETITE SOURIS,
CONTE.


Il y avoit une fois un roi & une reine qui s'aimoient si fort, si fort, qu'ils faisoient la félicité l'un de l'autre. Leurs cœurs & leurs sentimens se trouvoient toujours d'intelligence; ils alloient tous les jours à la chasse tuer des lièvres & des cerfs; ils alloient à la pêche prendre des soles & des carpes; au bal, danser la bourée & la pavanne; à de grands festins, manger du rôt & des dragées; à la[Pg 364] comédie & à l'opéra. Ils rioient, ils chantoient, ils se faisoient mille pièces pour se divertir; enfin c'étoit le plus heureux de tous les temps. Leurs sujets suivoient l'exemple du roi & de la reine; ils se divertissoient à l'envi l'un de l'autre. Par toutes ces raisons, l'on appeloit ce royaume le pays de joie.

Il arriva qu'un roi voisin du roi Joyeux vivoit tout différemment. Il étoit ennemi déclaré des plaisirs; il ne demandoit que plaies & bosses; il avoit une mine refrognée, une grande barbe, les yeux creux; il étoit maigre & sec, toujours vêtu de noir, des cheveux hérissés, gras & crasseux. Pour lui plaire, il falloit tuer & assommer les passans. Il pendoit lui-même les criminels; il se réjouissoit à leur faire du mal. Quand une bonne maman aimoit bien sa petite fille ou son petit garçon, il l'envoyoit querir, & devant elle il lui rompoit les bras ou lui tordoit le cou. On nommoit ce royaume le pays des larmes.

Le méchant roi entendit parler de la satisfaction du roi Joyeux; il lui porta grande envie, & résolut de faire une grosse armée, & d'aller le battre tout son saoul, jusqu'à ce qu'il fût mort ou bien malade. Il envoya de tous côtés pour amasser du monde & des armes; il faisoit faire des canons. Chacun trem[Pg 365]bloit. L'on disoit: sur qui se jettera le méchant roi? il ne fera point de quartier.

Lorsque tout fut prêt, il s'avança vers le pays du roi Joyeux. A ces mauvaises nouvelles il se mit promptement en défense; la reine mouroit de peur, elle lui disoit en pleurant: Sire, il saut nous enfuir: tâchons d'avoir bien de l'argent, & nous en allons tant que terre nous pourra porter. Le roi répondoit: fi, madame, j'ai trop de courage; il vaudroit mieux mourir que d'être un poltron. Il ramassa tous ses gens d'armes, dit un tendre adieu à la reine, monta sur un beau cheval, & partit.

Quand elle l'eut perdu de vue, elle se mit à pleurer douloureusement; & joignant ses mains, elle disoit: hélas, si je suis grosse; si le roi est tué à la guerre, je serai veuve & prisonnière, le méchant roi me fera dix mille maux; cette pensée l'empêchoit de manger & de dormir. Il lui écrivoit tous les jours; mais un matin qu'elle regardoit par-dessus les murailles, elle vit venir un courrier qui couroit de toute sa force, elle l'appela: hô, courrier, hô, quelle nouvelle? Le roi est mort, s'écria-t-il, la bataille est perdue, le méchant roi arrivera dans un moment.

La pauvre reine tomba évanouïe; on la[Pg 366] porta dans son lit, & toutes ses dames étoient autour d'elle, qui pleuroient, l'une son père, l'autre son fils; elles s'arrachèrent les cheveux, c'étoit la chose du monde la plus pitoyable.

Voilà que tout-d'un-coup l'on entend, au meurtre, au larron; c'étoit le méchant roi qui arrivoit avec tous ses malheureux sujets, ils tuoient pour oui & pour non, ceux qu'ils rencontroient. Il entra tout armé dans la maison du roi, & monta dans la chambre de la reine. Quand elle le vit entrer, elle eut si grande peur, qu'elle s'enfonça dans son lit, & mit la couverture sur sa tête. Il l'appela deux ou trois fois, mais elle ne disoit mot; il se fâcha, & bien fâché, il dit: Je crois que tu te moques de moi; sais-tu que je peux t'égorger tout-à-l'heure? Il la découvrit, lui arracha ses cornettes, ses beaux cheveux tombèrent sur ses épaules; il en fit trois tours à sa main, & la chargea sur son dos comme un sac de bled: il l'emporta ainsi, & monta sur son grand cheval qui étoit tout noir. Elle le prioit d'avoir pitié d'elle, il s'en moquoit, & lui disoit: Crie, plains-toi, cela me fait rire & me divertit.

Il l'emmena en son pays, & jura pendant tout le chemin qu'il étoit résolu de la[Pg 367] pendre; mais on lui dit que c'étoit dommage, & qu'elle étoit grosse.

Quand il vit cela, il lui vint dans l'esprit que si elle accouchoit d'une fille, il la marieroit avec son fils; & pour savoir ce qui en étoit, il envoya querir une Fée, qui demeuroit près de son royaume. Etant venue, il la régala mieux qu'il n'avoit de coutume; ensuite il la mena dans une tour, au haut de laquelle la pauvre reine avoit une chambre bien petite & bien pauvrement meublée. Elle étoit couchée par terre, sur un matelas qui ne valoit pas deux sols, où elle pleuroit jour & nuit.

La Fée en la voyant fut attendrie; elle lui fit la révérence, & lui dit tout bas en l'embrassant: Prenez courage, madame, vos malheurs finiront; j'espère y contribuer. La reine un peu consolée de ces paroles, la caressoit, & la prioit d'avoir pitié d'une pauvre princesse qui avoit joui d'une grande fortune, & qui s'en voyoit bien éloignée. Elles parloient ensemble, quand le méchant roi dit: Allons, point tant de complimens; je vous ai amenée ici pour me dire si cette esclave est grosse d'un garçon ou d'une fille. La Fée répondit: Elle est grosse d'une fille, qui sera la plus belle princesse & la mieux[Pg 368] apprise que l'on ait jamais vue: elle lui souhaita ensuite des biens & des honneurs infinis. Si elle n'est pas belle & bien apprise, dit le méchant roi, je la pendrai au cou de sa mère, & sa mère à un arbre, sans que rien m'en puisse empêcher. Après cela il sortit avec la Fée, & ne regarda pas la bonne reine, qui pleuroit amèrement; car elle disoit en elle-même: Hélas! que ferai-je? Si j'ai une belle petite fille, il la donnera à son magot de fils; & si elle est laide, il nous pendra toutes deux. A quelle extrémité suis-je réduite? Ne pourrai-je point la cacher quelque part, afin qu'il ne la vît jamais.

Le temps que la petite princesse devoit venir au monde approchoit, & les inquiétudes de la reine augmentoient: elle n'avoit personne avec qui se plaindre & se consoler. Le geolier qui la gardoit, ne lui donnoit que trois pois cuits dans l'eau pour toute la journée, avec un petit morceau de pain noir. Elle devint plus maigre qu'un hareng: elle n'avoit plus que la peau & les os.

Un soir qu'elle filoit (car le méchant roi, qui étoit fort avare, la faisoit travailler jour & nuit), elle vit entrer par un trou une petite souris, qui étoit fort jolie. Elle lui dit: Hélas! ma mignonne, que viens-tu[Pg 369] chercher ici? Je n'ai que trois pois pour toute ma journée; si tu ne veux jeûner, va-t-en. La petite Souris couroit deçà, couroit delà, dansoit, cabrioloit comme un petit singe; & la reine prenoit un si grand plaisir à la regarder, qu'elle lui donna le seul pois qui restoit pour son souper. Tiens, mignonne, dit-elle, mange, je n'en ai pas davantage, & je te le donne de bon cœur. Dès qu'elle eut fait cela, elle vit sur sa table une perdrix excellente, cuite à merveille, & deux pots de confitures. En vérité, dit-elle, un bienfait n'est jamais perdu; elle mangea un peu, mais son appétit étoit passé à force de jeûner. Elle jeta du bonbon à la Souris, qui le grignota encore; & puis elle se mit à sauter mieux qu'avant le souper.

Le lendemain matin le geolier apporta de bonne heure les trois pois de la reine, qu'il avoit mis dans un grand plat pour se moquer d'elle; la petite Souris vint doucement, & les mangea tous trois, & le pain aussi. Quand la reine voulut dîner, elle ne trouva plus rien; la voilà bien fâchée contre la Souris. C'est une méchante petite bête, disoit-elle, si elle continue, je mourrai de faim. Comme elle voulut couvrir le grand plat qui étoit vide, elle trouva dedans toutes sortes de[Pg 370] bonnes choses à manger: elle en fut bien-aise, & mangea; mais en mangeant, il lui vint dans l'esprit que le méchant roi feroit peut-être mourir dans deux ou trois jours son enfant, & elle quitta la table pour pleurer; puis elle disoit, en levant les yeux au ciel: Quoi! n'y a-t-il point quelque moyen de se sauver? En disant cela, elle vit la petite Souris qui jouoit avec de longs brins de paille; elle les prit, & commença de travailler. Si j'ai assez de paille, dit-elle, je ferai une corbeille couverte pour mettre ma petite fille, & je la donnerai par la fenêtre à la première personne charitable qui voudra en avoir soin.

Elle se mit donc à travailler de bon courage; la paille ne lui manquoit point, la Souris en traînoit toujours par la chambre, où elle continuoit de sauter; & aux heures des repas, la reine lui donnoit ses trois pois, & trouvoit en échange cent sortes de ragoûts. Elle en étoit bien étonnée; elle songeoit sans cesse qui pouvoit lui envoyer de si excellentes choses.

La reine regardoit un jour à la fenêtre, pour voir de quelle longueur elle feroit la corde, dont elle devoit attacher cette corbeille pour la descendre. Elle apperçut en bas une[Pg 371] vieille petite bonne femme qui s'appuyoit sur un bâton, & qui lui dit: Je sais votre peine, madame; si vous voulez je vous servirai. Hélas! ma chère amie, lui dit la reine, vous me ferez un grand plaisir; venez tous les soirs au bas de la tour, je vous descendrai mon pauvre enfant; vous le nourrirez, & je tâcherai, si je suis jamais riche, de vous bien payer. Je ne suis pas intéressée, répondit la vieille, mais je suis friande; il n'y a rien que j'aime tant qu'une souris grassette & dodue. Si vous en trouvez dans votre galetas; tuez-les & me les jetez; je n'en serai point ingrate, votre poupard s'en trouvera bien.

La reine l'entendant se mit à pleurer sans rien répondre; & la vieille, après avoir un peu attendu, lui demanda pourquoi elle pleuroit. C'est, dit-elle, qu'il ne vient dans ma chambre qu'une seule souris, qui est si jolie, si joliette, que je ne puis me résoudre à la tuer. Comment, dit la vieille en colère, vous aimez donc mieux une friponne de petite souris, qui ronge tout, que l'enfant que vous allez avoir? Hé bien, madame, vous n'êtes pas à plaindre, restez en si bonne compagnie, j'aurai bien des souris sans vous, je ne m'en soucie guères: elle s'en alla grondant & marmotant.

[Pg 372]

Quoique la reine eût un bon repas, & que la souris vînt danser devant elle, jamais elle ne leva les yeux de terre, où elle les avoit attachés, & les larmes couloient le long de ses joues.

Elle eut cette même nuit une princesse, qui étoit un miracle de beauté; au lieu de crier comme les autres enfans, elle rioit à sa bonne maman, & lui tendoit ses petites menottes, comme si elle eût été bien raisonnable. La reine la caressoit & la baisoit de tout son cœur, songeant tristement. Pauvre mignnone! chère enfant! si tu tombes entre les mains du méchant roi, c'est fait de ta vie. Elle l'enferma dans la corbeille, avec un billet attaché sur son maillot, où étoit écrit:

Cette infortunée petite fille a nom Joliette.

Et quand elle l'avoit laissée un moment sans la regarder, elle ouvroit encore la corbeille, & la trouvoit embellie; puis elle la baisoit & pleuroit plus fort, ne sachant que faire.

Mais voici la petite Souris qui vient, & qui se met dans la corbeille avec Joliette. Ah! petite bestiole, dit la reine, que tu me coûtes cher pour te sauver la vie! Peut-être que je perdrai ma chère Joliette! une autre que moi t'auroit tuée, & donnée à la vieille friande;[Pg 373] je n'ai pu y consentir. La Souris commence à dire: ne vous en repentez point, madame, je ne suis pas si indigne de votre amitié que vous le croyez. La reine mouroit de peur d'entendre parler la Souris; mais sa peur augmenta bien quand elle apperçut que son petit museau prenoit la figure d'un visage, que ses pattes devinrent des mains & des pieds, & quelle grandit tout-d'un-coup. Enfin la reine n'osant presque la regarder, la reconnut pour la Fée qui l'étoit venue voir avec le méchant roi, & qui lui avoit fait tant de caresses.

Elle lui dit: J'ai voulu éprouver votre cœur; j'ai reconnu qu'il est bon, & que vous êtes capable d'amitié. Nous autres Fées, qui possédons des trésors & des richesses immenses, nous ne cherchons pour la douceur de la vie que de l'amitié, & nous en trouvons rarement. Est-il possible, belle dame, dit la reine en l'embrassant, que vous ayez de la peine à trouver des amies, étant si riches & si puissantes? Oui, répliqua-t-elle; car on ne nous aime que par intérêt, & cela ne nous touche guères; mais quand vous m'avez aimée en petite souris, ce n'étoit pas un motif d'intérêt. J'ai voulu vous éprouver plus fortement; j'ai pris la figure d'une vieille; c'est moi qui vous ai parlé au bas de la tour, &[Pg 374] vous m'avez toujours été fidelle. A ces mots elle embrassa la reine; puis elle baisa trois fois le béco vermeil de la petite princesse, & elle lui dit: Je te doue, ma fille, d'être la consolation de ta mère, & plus riche que ton père; de vivre cent ans toujours belle, sans maladie, sans rides & sans vieillesse. La reine toute ravie la remercia, & la pria d'emporter Joliette, & d'en prendre soin, ajoutant qu'elle la lui donnoit pour être sa fille.

La Fée l'accepta, & la remercia; elle mit la petite dans la corbeille, qu'elle descendit en bas; mais s'étant un peu arrêtée à reprendre sa forme de petite souris, quand elle descendit après elle par la cordelette, elle ne trouva plus l'enfant; & remontant fort effrayée: Tout est perdu, dit-elle à la reine, mon ennemie Cancaline vient d'enlever la princesse! Il faut que vous sachiez que c'est une cruelle Fée qui me hait; & par malheur, étant mon ancienne, elle a plus de pouvoir que moi. Je ne sais par quel moyen retirer Joliette de ses vilaines griffes.

Quand la reine entendit de si tristes nouvelles, elle pensa mourir de douleur; elle pleura bien fort, & pria sa bonne amie de tâcher de ravoir la petite, à quelque prix que ce fût.

[Pg 375]

Cependant le geolier vint dans la chambre de la reine; il vit qu'elle n'étoit plus grosse; il fut le dire au roi, qui accourut pour lui demander son enfant; mais elle dit qu'une Fée, dont elle ne savoit pas le nom, l'étoit venue prendre par force. Voilà le méchant roi qui frappoit du pied, & qui rongeoit ses ongles jusqu'au dernier morceau: Je t'ai promis, dit-il, de te pendre; je vais tenir ma parole tout-à-l'heure. En même-temps il traîne la pauvre reine dans un bois, grimpe sur un arbre, & l'alloit pendre, lorsque la Fée se rendit invisible, & le poussant rudement, elle le fit tomber du haut de l'arbre; il se cassa quatre dents. Pendant qu'on tâchoit de les raccommoder, la Fée enleva la reine dans son char volant, & elle l'emporta dans un beau château. Elle en prit grand soin; & si elle avoit eu la princesse Joliette, elle auroit été contente; mais on ne pouvoit découvrir en quel lieu Cancaline l'avoit mise, bien que la petite souris y fît tout son possible.

Enfin le temps se passoit, & la grande affliction de la reine diminuoit. Il y avoit quinze ans déjà, lorsqu'on entendit dire que le fils du méchant roi s'alloit marier à sa dindonnière, & que cette petite créature n'en vouloit point. Cela étoit bien surprenant[Pg 376] qu'une dindonnière refusât d'être reine; mais pourtant les habits de noces étoient faits, & c'étoit une si belle noce, qu'on y alloit de cent lieues à la ronde. La petite souris s'y transporta; elle vouloit voir la dindonnière tout à son aise. Elle entra dans le poulaillier, & la trouva vêtue d'une grosse toile, nuds pieds, avec un torchon gras sur sa tête. Il y avoit là des habits d'or & d'argent, des diamans, des perles, des rubans, des dentelles qui traînoient à terre; les dindons se huchoient dessus, les crottoient & les gâtoient. La dindonnière étoit assise sur une grosse pierre; le fils du méchant roi, qui étoit tortu, borgne & boiteux, lui disoit rudement: Si vous me refusez votre cœur, je vous tuerai. Elle lui répondoit fièrement: Je ne vous épouserai point, vous êtes trop laid, vous ressemblez à votre cruel père. Laissez-moi en repos avec mes petits dindons; je les aime mieux que toutes vos braveries.

La petite souris la regardoit avec admiration; car elle étoit aussi belle que le soleil. Dès que le fils du méchant roi fut sorti, la Fée prit la figure d'une vieille bergère, & lui dit: Bon jour, ma mignonne, voilà vos dindons en bon état. La jeune dindonnière regarda cette vieille avec des yeux pleins de[Pg 377] douceur, & lui dit: L'on veut que je les quitte pour une méchante couronne; que m'en conseillez-vous? Ma petite fille, dit la Fée, une couronne est fort belle; vous n'en connoissez pas le prix ni le poids. Mais si fait, je le connois, repartit promptement la dindonnière, puisque je refuse de m'y soumettre; je ne sais pourtant qui je suis, ni où est mon père, ni où est ma mère; je me trouve sans parens & sans amis. Vous avez beauté & vertu, mon enfant, dit la sage Fée, qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vous prie, qui vous a donc mise ici, puisque vous n'avez ni père, ni mère, ni parens, ni amis? Une Fée, appelée Cancaline, est cause que j'y suis venue; elle me battoit; elle m'assommoit sans sujet & sans raison. Je m'enfuis un jour, & ne sachant où aller, je m'arrêtai dans un bois. Le fils du méchant roi s'y vint promener; il me demanda si je voulois servir à sa basse cour. Je le voulus bien; j'eus soin des dindons; il venoit à tout moment les voir, & il me voyoit aussi. Hélas! sans que j'en eusse envie, il se mit à m'aimer tant & tant, qu'il m'importune fort.

La Fée, à ce récit, commença de croire que la dindonnière étoit la princesse Joliette. Elle lui dit: Ma fille, apprenez-moi votre[Pg 378] nom? Je m'appelle Joliette, pour vous rendre service, dit-elle. A ce mot la Fée ne douta plus de la vérité; & lui jetant les bras au cou, elle pensa la manger de caresses; puis elle lui dit: Joliette, je vous connois il y a long-temps, je suis bien aise que vous soyez si sage & si bien apprise; mais je voudrois que vous fussiez plus propre, car vous ressemblez à une petite souillon; prenez les beaux habits que voilà, & vous accommodez.

Joliette, qui étoit fort obéissante, quitta aussitôt le torchon gras qu'elle avoit dessus la tête, & la secouant un peu, elle se trouva toute couverte de ses cheveux, qui étoient blonds comme un bassin, & déliés comme fils d'or. Ils tomboient par boucles jusqu'à terre. Puis prenant dans ses mains délicates de l'eau à une fontaine qui couloit proche le poulailler, elle se débarbouilla le visage, qui devint aussi clair qu'une perle orientale. Il sembloit que des roses s'étoient épanouies sur ses joues & sur sa bouche; sa douce haleine sentoit le thim & le serpolet; elle avoit le corps plus droit qu'un jonc; en temps d'hiver, l'on eût pris sa peau pour de la neige; en temps d'été, c'étoit des lys.

Quand elle fut parée des diamans & des belles robes, la Fée la considéra comme une[Pg 379] merveille; elle lui dit: Qui croyez-vous être, ma chère Joliette, car vous voilà bien brave? Elle répliqua: En vérité, il me semble que je suis la fille de quelque grand roi. En seriez-vous bien aise, dit la Fée? Oui, ma bonne mère, répondit Joliette, en faisant la révérence; j'en serois fort aise. Hé bien, dit la Fée, soyez donc contente; je vous en dirai davantage demain.

Elle se rendit en diligence à son beau château, où la reine étoit occupée à filer de la soie. La petite souris lui cria: Voulez-vous gager, madame la reine, votre quenouille & votre fuseau, que je vous apporte les meilleures nouvelles que vous puissiez jamais entendre? Hélas! répliqua la reine, depuis la mort du roi Joyeux & la perte de ma Joliette, je donnerois bien toutes les nouvelles de ce monde pour une épingle. Là, là, ne vous chagrinez point, dit la Fée, la princesse se porte à merveille; je viens de la voir; elle est si belle, si belle, qu'il ne tient qu'à elle d'être reine. Elle lui conta tout le conte d'un bout à l'autre, & la reine pleuroit de joie de savoir sa fille si belle, & de tristesse qu'elle fût dindonnière. Quand nous étions de grands rois dans notre royaume, disoit-elle, & que nous faisions tant de bombance, le pauvre[Pg 380] défunt & moi, nous n'aurions pas cru voir notre enfant dindonnière. C'est la cruelle Cancaline, ajouta la Fée, qui sachant comme je vous aime, pour me faire dépit, l'a mise en cet état; mais elle en sortira, ou j'y brûlerai mes livres. Je ne veux pas, dit la reine, qu'elle épouse le fils du méchant roi; allons dès demain la querir, & l'amenons ici.


Or, il arriva que le fils du méchant roi étant tout-à-fait fâché contre Joliette, fut s'asseoir sous un arbre, où il pleuroit si fort, si fort, qu'il hurloit. Son père l'entendit; il se mit à la fenêtre, & lui cria: Qu'est-ce que tu as à pleurer? Comme tu fais la bête! Il répondit: C'est que notre dindonnière ne veut pas m'aimer. Comment! elle ne veut pas t'aimer, dit le méchant roi! Je veux qu'elle t'aime ou qu'elle meure. Il appela ses gens d'armes, & leur dit: allez la querir; car je lui ferai tant de mal, qu'elle se repentira d'être opiniâtre.


Ils furent au poulailler, & trouvèrent Joliette qui avoit une belle robe de satin blanc, toute en broderie d'or, avec des diamans rouges, & plus de mille aunes de rubans par-tout. Jamais, au grand jamais, il ne[Pg 381] s'est vu une si belle fille; ils n'osoient lui parler, la prenant pour une princesse. Elle leur dit fort civilement: Je vous prie, dites-moi qui vous cherchez ici? Madame, dirent-ils, nous cherchons une petite malheureuse, qu'on appelle Joliette. Hélas! c'est moi, dit-elle; qu'est-ce que vous me voulez? Ils la prirent vîtement, lièrent ses pieds & ses mains avec de grosses cordes, de peur qu'elle ne s'enfuît. Ils la menèrent de cette manière au méchant roi, qui étoit avec son fils. Quand il la vit si belle, il ne laissa pas d'être un peu ému, sans doute qu'elle lui auroit fait pitié, s'il n'avoit pas été le plus méchant & le plus cruel du monde. Il lui dit: Ha, ha, petite friponne, petite crapaude, vous ne voulez donc pas aimer mon fils? Il est cent fois plus beau que vous; un seul de ses regards vaut mieux que toute votre personne. Allons, aimez-le tout-à-l'heure, ou je vais vous écorcher. La princesse, tremblante comme un petit pigeon, se mit à genoux devant lui, & lui dit: Sire, je vous prie de ne me point écorcher, cela fait trop de mal; laissez-moi un ou deux jours pour songer à ce que je dois faire, & puis vous serez le maître. Son fils, désespéré, vouloit qu'elle fût écorchée. Ils conclurent ensemble de l'enfermer dans[Pg 382] une tour, où elle ne verroit pas seulement le soleil.

Là-dessus, la bonne Fée arriva dans le char-volant avec la reine; elles apprirent toutes ces nouvelles; aussitôt la reine se mit à pleurer amèrement, disant qu'elle étoit toujours malheureuse, & qu'elle aimeroit mieux que sa fille fût morte, que d'épouser le fils du méchant roi. La Fée lui dit: Prenez courage; je vais tant les fatiguer, que vous serez contente & vengée.

Comme le méchant roi alloit se coucher, la Fée se met en petite souris, & se fourre sous le chevet du lit: dès qu'il voulut dormir, elle lui mordit l'oreille; le voilà bien fâché; il se tourna de l'autre côté, elle lui mord l'autre oreille; il crie au meurtre, il appelle pour qu'on vienne; on vient, on lui trouve les deux oreilles mordues, qui saignoient si fort qu'on ne pouvoit arrêter le sang. Pendant qu'on cherchoit par-tout la souris, elle en fut faire autant au fils du méchant roi: il fait venir ses gens, & leur montre ses oreilles qui étoient toutes écorchées; on lui met des emplâtres dessus. La petite souris retourna dans la chambre du méchant roi, qui étoit un peu assoupi; elle mord son nez & s'attache à le ronger; il y porte les[Pg 383] mains, & elle le mord & l'égratigne. Il crie, miséricorde, je suis perdu! Elle entre dans sa bouche & lui grignotte la langue, les lèvres, les joues. L'on entre, on le voit épouvantable, qui ne pouvoit presque plus parler, tant il avoit mal à la langue; il fit signe que c'étoit une souris; on cherche dans la paillasse, dans le chevet, dans les petits coins, elle n'y étoit déjà plus; elle courut faire pis au fils, & lui mangea son bon œil (car il étoit déjà borgne). Il se leva comme un furieux, l'épée à la main; il étoit aveugle, il courut dans la chambre de son père, qui de son côté avoit pris son épée, tempêtant & jurant qu'il alloit tout tuer, si l'on n'attrapoit la souris.

Quand il vit son fils si désespéré, il le gronda, & celui-ci qui avoit les oreilles échauffées, ne reconnut pas la voix de son père, il se jeta sur lui. Le méchant roi, en colère, lui donna un grand coup d'épée, il en reçut un autre; ils tombèrent tous deux par terre, saignant comme des bœufs. Tous leurs sujets, qui les haïssoient mortellement, & qui ne les servoient que par crainte, ne les craignant plus, leur attachèrent des cordes aux pieds, & les traînèrent dans la rivière, disant qu'ils étoient bienheureux d'en être quittes.

[Pg 384]

Voilà le méchant roi tout mort & son fils aussi. La bonne Fée qui savoit cela, fut querir la reine, elles allèrent à la tour noire, où Joliette étoit enfermée sous plus de quarante clefs. La Fée frappa trois fois avec une petite baguette de coudre à la grosse porte qui s'ouvrit, & les autres de même; elles trouvèrent la pauvre princesse bien triste, qui ne disoit pas un petit mot. La reine se jeta à son cou: ma chère mignonne, lui dit-elle, je suis ta maman la reine Joyeuse, elle lui conta le conte de sa vie. O bon Dieu! quand Joliette entendit de si belles nouvelles, à peu tint qu'elle ne mourût de plaisir; elle se jeta aux pieds de la reine, elle lui embrassoit les genoux, elle mouilloit ses mains de ses larmes, & les baisoit mille fois; elle caressoit tendrement la Fée, qui lui avoit porté des corbeilles pleines de bijoux sans prix, d'or & de diamans; des brasselets, des perles, & le portrait du roi Joyeux entouré de pierreries, qu'elle mit devant elle. La Fée dit, ne nous amusons point, il faut faire un coup d'état: allons dans la grande salle du château, haranguer le peuple.

Elle marcha la première, avec un visage grave & sérieux, ayant une robe qui traînoit de plus de dix aunes; & la reine une autre[Pg 385] de velours bleu, toute brodée d'or, qui traînoit bien davantage. Elles avoient apporté leurs beaux habits avec elles; puis elles avoient des couronnes sur la tête, qui brilloient comme des soleils; la princesse Joliette les suivoit avec sa beauté & sa modestie, qui n'avoient rien que de merveilleux. Elles faisoient la révérence à tous ceux qu'elles rencontroient par le chemin, aux petits comme aux grands. On les suivoit, fort empressés de savoir qui étoient ces belles dames. Lorsque la salle fut toute pleine, la bonne Fée dit aux sujets du méchant roi, qu'elle vouloit leur donner pour reine, la fille du roi Joyeux qu'ils voyoient, qu'ils vivroient contens sous son empire; qu'ils l'acceptassent, qu'elle lui chercheroit un époux aussi parfait qu'elle, qui riroit toujours, & qui chasseroit la mélancolie de tous les cœurs. A ces mots chacun cria: Oui, oui, nous le voulons bien; il y a trop long-temps que nous sommes tristes & misérables. En même temps cent sortes d'instrumens jouèrent de tous côtés; chacun se donna la main & dansa en danse ronde, chantant autour de la reine, de sa fille & de la bonne Fée: Oui, oui, nous le voulons bien.

Voilà comme elles furent reçues. Jamais joie n'a été égale. On mit les tables, l'on[Pg 386] mangea, l'on but, & puis on se coucha pour bien dormir. Au réveil de la jeune princesse, la Fée lui présenta le plus beau prince qui eût encore vu le jour. Elle l'étoit allé querir dans le char-volant jusqu'au bout du monde; il étoit tout aussi aimable que Joliette. Dès qu'elle le vit, elle l'aima. De son côté, il en fut charmé, & pour la reine, elle étoit transportée de joie. On prépara un repas admirable & des habits merveilleux. Les noces se firent avec des réjouissances infinies.

Cette princesse infortunée,
Dont tu viens de voir les malheurs,
Dans sa prison abandonnée,
Eût d'un destin cruel éprouvé les rigueurs;
Elle eût pleuré, dès sa naissance,
Joliette exposée à la mort,
Si sa juste reconnoissance
N'eût intéressé dans son sort
Cette prudente & sage Fée,
Qui, par un généreux effort,
Quand du plus grand péril la reine est ménacée,
Sait la conduire dans le port.
Tout ceci n'est rien qu'une fable,
Faite pour amuser quiconque la lira;
Toutefois on y trouvera
Une morale véritable.
A qui t'a fait une faveur,
Montre une ame reconnoissante;
C'est la vertu la plus puissante
Pour toucher & gagner le cœur.

LES CONTES DES FÉES.

 

[Pg 387]




LES CONTES
DES FÉES.


Après avoir éprouvé tout ce qu'un long hiver a de plus rigoureux, le retour de la belle saison invita plusieurs personnes d'esprit & de bon goût d'aller à Saint Cloud. Tout y fut admiré, tout y fut loué. Madame D..... qui s'étoit lassée plus vîte que le reste de la compagnie, s'assit au bord d'une fontaine. Laissez-moi ici, dit-elle, peut-être que quelque Sylvain ou quelque Dryade ne dédaignera pas de venir m'entretenir. Chacun lui fit la guerre sur sa paresse; cependant l'impatience de voir mille belles choses qui s'offroient aux yeux, l'emporta sur l'envie qu'on auroit eue de rester avec elle. Comme la conversation que vous méditez avec les hôtes de ces bois n'est pas bien certaine, lui dit M. de Saint-P......, je vais vous donner les contes des Fées, qui vous occuperont agréablement. Il faudroit que je ne les eusse pas écrits, répliqua madame D....., pour me laisser au moins prévenir par les grâces de la[Pg 388] nouveauté; mais laissez-moi ici sans scrupule, je n'y serai point désœuvrée.

Elle continua ses instances là-dessus d'une manière si pressante, que cette charmante troupe s'éloigna; après avoir tout parcouru, elle revint dans l'allée sombre, où madame D.... l'attendoit.

Ha! que vous avez perdu, s'écria la comtesse de F..... en l'abordant, ce que nous venons de voir est merveilleux. Ce qui vient de m'arriver, lui répliqua-t-elle, ne l'est pas moins. Sachez donc que jetant les yeux de tous côtés pour distinguer mille objets différens que j'admirois; j'ai vu tout d'un coup une jeune nymphe proche de moi, dont les yeux doux & brillans, l'air enjoué & spirituel, les manières gracieuses & polies, m'ont causé autant de satisfaction que de surprise. La robe légère qui la couvroit laissoit voir la proportion de sa taille; un nœud de ruban arrêtoit à sa ceinture les nattes de ses cheveux; la régularité de ses traits n'avoit rien qui ne fît plaisir. J'allois lui parler, lorsqu'elle m'a interrompue par ces vers:

Quand un auguste prince habite ce séjour,
Quand ce palais superbe & ces jardins tranquilles,
Souvent de sa pompeuse cour
Sont les agréables asyles,
[Pg 389]
De tout ce qui s'offre à vos yeux,
Est-il rien qui doive surprendre?
Et ne devroit-on pas s'attendre
A voir tant de trésors enrichir ces beaux lieux?
On fait régner ici les heureux jours de Rhée;
Les chagrins en craignent l'entrée,
Ils en sont pour jamais bannis.
L'innocence, les jeux, les plaisirs & les ris
Y règnent partout à leur place;
Ces bocages charmans, ces parterres fleuris,
Ne craignent point l'effort de la saison de glace.
Voyez que le ciel est serein;
Jamais un importun nuage,
Du soleil, en ces lieux, ne couvre le visage,
Mille couleurs de Flore embellissent le sein;
Voyez quelle vive verdure
De tant d'aimables fleurs relève la peinture.
Dans ces bois enchantés écoutez les oiseaux;
Voyez dans ces fertiles plaines
Errer ces paisibles troupeaux,
Et sur l'émail des prés serpenter les fontaines;
Voyez jusques aux cieux ces bondissantes eaux,
Jusqu'au fond des vallons ces bruyantes cascades,
Ces ténébreuses promenades
Dont tous ces bois sont embellis.
Les bergers y sont plus polis,
Les bergères plus gracieuses.
On cesse de vanter, en voyant ces beaux lieux,
Les retraites délicieuses
Qu'habitoient autrefois les dieux.
Dans le sein d'une paix durable,
Ici règne la majesté;
Ici, d'une auguste bonté,
La grandeur est inséparable.
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Mais rien toutefois d'admirable
Ne vient ici frapper mes yeux,
Que la princesse incomparable
Pour qui s'embellissent ces lieux.

La nymphe de Saint-Cloud se lassoit aussi peu de parler que moi de l'entendre, continua madame D....., lorsqu'elle m'a semblé inquiète du bruit que vous faisiez en vous approchant. Adieu, m'a-t-elle dit, je vous croyois seule; mais puisque vous êtes en compagnie, je vous reverrai une autre fois. En disant ces mots, elle est disparue. Je vous avoue que je n'ai point été trop fâchée de vous voir approcher, car je commençois à m'effrayer d'une telle aventure. Vous êtes trop heureuse, s'écria la marquise de...., d'être dans un commerce si agréable, tantôt avec les Muses, tantôt avec les Fées; vous ne pouvez pas vous ennuyer; & si je savois autant de contes que vous, je me trouverois une fort grande dame. Ce sont des trésors, répliqua madame D.... avec lesquels on manque ordinairement de bien des choses nécessaires; toutes mes bonnes amies les Fées m'ont été jusqu'à présent peu prodigues de leurs faveurs; je vous assure aussi que je suis résolue de les négliger, comme elles me négligent. Ha! madame, dit la comtesse de F.....[Pg 391] en l'interrompant, je vous demande grâces pour elles; vous nous devez encore quelques-unes de leurs aventures: voici un lieu tout propre à nous les apprendre, & vous n'avez jamais été écoutée avec plus d'attention que vous le serez aujourd'hui. Il semble, dit madame D....., que j'avois deviné une partie de ce que vous souhaitez. Voici un cahier tout prêt à vous lire; & pour le rendre plus agréable, j'y ai joint une nouvelle espagnole, qui est très-vraie, & que je sais d'original.


DOM GABRIEL PONCE DE LÉON




DOM GABRIEL
PONCE DE LÉON,
NOUVELLE ESPAGNOLE.


Dom Félix Sarmiento étoit un homme de qualité & de mérite, du royaume de Galice. Il avoit épousé dona Henrica de Palacios, dont la maison n'étoit pas moins noble que la sienne. Il eut de ce mariage un fils bien fait & fort honnête homme, appelé don Louis,[Pg 392] & deux filles si parfaites, que pour l'esprit & la beauté, l'on n'avoit rien vu dans la province qui les égalât.

La vertu & le mérite de leur mère l'avoient rendue recommandable à tout le monde; elle fut surprise dans une de ses terres d'une maladie si prompte & si violente, qu'elle eut à peine le temps d'envoyer querir sa belle-sœur, pour remettre ses filles entre ses mains. Il n'a jamais été un dépôt aussi cher que celui que je vous confie, lui dit-elle; mais, ma chère sœur, promettez-moi que mes filles retrouveront auprès de vous tout ce qu'elles vont perdre en me perdant; aimez Isidore & Melanie pour l'amour de moi & pour l'amour d'elles-mêmes; elles ont un excellent naturel; cultivez-le. Je m'étois promis de ne rien oublier pour leur éducation; mais hélas! il faut nous séparer. Elle fut interrompue en cet endroit par les pleurs & par les sanglots de ces aimables personnes. Chacune étoit à genoux proche de son lit, lui tenant les mains & fondant en larmes; elles les baisoient avec tant de respect & d'amour, qu'il sembloit qu'elles ne pouvoient plus s'en séparer. Quoi! leur dit-elle, mes chères filles, vous cherchez à m'attendrir; il semble que vous me voulez faire regretter une vie que je suis sur le[Pg 393] point de laisser par les ordres de la Providence; bien loin de m'affoiblir, encouragez-moi. Ma sœur, continua-t-elle, en s'adressant à dona Juana, je vous supplie de ne point les mettre de trop bonne heure sur le théâtre du monde; l'on y doit craindre tant de choses, il a tant de charmes, il est si dangereux, qu'il faut beaucoup d'esprit & de raison pour le connoître & pour s'en défendre.

Dona Juana étoit une vieille fille, plus sévère que toutes les duegnes d'Espagne ensemble; elle fut ravie d'entendre les dernières volontés de sa belle-sœur; & sans répondre à tout ce qu'elle lui avoit dit de tendre, je vous assure, s'écria-t-elle, que vos filles n'auront pas même la liberté de voir le soleil; je les garderai si bien, qu'on ne saura pas qu'elles sont au monde; puisque vous m'en chargez, je leur serai mille fois plus sévère que vous ne leur auriez été.

Une grande foiblesse dont la malade fut surprise, l'empêcha de répondre & de modérer des résolutions si dures; ses filles étoient trop occupées de leur douleur pour entendre ce que leur tante disoit, & elles pensèrent mourir avec leur mère.

Après lui avoir rendu les derniers devoirs, dona Juana les mena dans une autre maison[Pg 394] de campagne proche de Compostelle, qui étoit à leur père. Il commandoit en ce temps-là un terce espagnol en Flandres. Il apprit la mort de sa femme, & la disposition qu'elle avoit faite de ses filles; il s'affligea beaucoup de l'un, & ne parut guères content de l'autre, car il connoissoit le caractère de sa sœur; son esprit dur, inflexible & défiant, lui faisoit prévoir que ses filles trouveroient une grande différence entre la conduite de leur mère & celle de leur tante.

Mais comme il se trouvoit éloigné, & que ses filles étoient fort jeunes & fort belles, après avoir examiné s'il ne seroit point mieux de les mettre dans un couvent, il se détermina de les laisser à dona Juana. Leur frère se trouva à Cadix lorsqu'il reçut la nouvelle de la mort de sa mère; il prit la poste, & vint mêler ses larmes à celles de ses sœurs. J'ai déjà dit qu'il étoit un très-honnête homme & fort bien fait; sa présence adoucit en quelque manière l'amertume de leur douleur, car il y avoit une étroite union entr'eux. Dès qu'elles purent l'entretenir en particulier, elles lui dirent que dona Juana étoit de très-mauvaise humeur, que tout lui déplaisoit, qu'elle ne sortoit jamais, qu'elle ne vouloit voir personne, qu'elle grondoit toujours, & qu'elles avoient de grands[Pg 395] sujets de ressentir la perte qu'elles avoient faite.

Il est vrai, dit don Louis, que dona Juana a du mérite & de la vertu, mais ce n'est point une vertu sociable, ni un mérite aisé; & comme elle n'est ni belle ni jeune, & qu'elle n'a jamais inspiré de tendres sentimens, elle ne peut souffrir que l'on prenne devant elle la plus innocente liberté. J'appréhende qu'à la fin elle ne devienne jalouse du jour qui vous éclaire, puisqu'elle m'a déjà dit qu'elle ne vous laissera sortir que très-rarement; & que, lorsqu'elle ne pourra s'en dispenser, ce sera sous tant de précautions, qu'il sera impossible de vous voir. Je vous assure, mon frère, dit Isidore, qu'elle peut suivre là-dessus tous ses caprices, sans que je m'y oppose; je n'ai rien dans le cœur qui m'engage dans le commerce du monde qu'elle craint si fort; & pourvu qu'elle me traite plus doucement, je serai contente. A mon égard, ajouta Melanie, je lui laisse le champ libre, je n'ai encore rien vu d'assez aimable pour regretter de ne voir personne.

Don Louis les consola le mieux qu'il put; il leur fit venir des livres agréables pour les occuper; & après un mois de séjour chez elles, il les quitta pour retourner à Cadix, où ses affaires & ses plaisirs le rappeloient.

[Pg 396]

Il y avoit plusieurs amis qui s'étoient déjà apperçus de son absence, & chacun souhaitoit son retour; mais Gabriel-Ponce de Léon & le comte d'Aguilar son cousin en témoignoient plus d'empressement que les autres; ils envoyèrent tous les jours chez lui, & il n'y avoit pas une heure qu'il étoit arrivé, qu'ils s'y rendirent. Les premiers momens de leur conversation furent tristes, parce que don Louis leur raconta la mort de sa mère; venant ensuite à parler de ses sœurs, il leur dit avec quelle sévérité dona Juana les gardoit; qu'elles commençoient à s'ennuyer, & que c'étoit dommage que leur tante les traitât ainsi, parce qu'elles étoient fort aimables; il s'étendit sur leur mérite avec la sincérité d'un honnête homme, plutôt qu'avec la modestie d'un frère; & le portrait qu'il en fit ne pouvoit être plus avantageux.

Ponce de Léon se garda bien de marquer à don Louis l'attention qu'il faisoit à son discours; & parlant tout d'un coup d'autre chose: Je suis surpris, lui dit-il, que vous ne m'ayez pas encore demandé des nouvelles de la belle Lucile. Vous croyez bien, répliqua don Louis, que ce n'est point par indifférence; mes sentimens pour elle sont trop vifs & trop affermis pour changer; mais j'ai cru que je devois com[Pg 397]mencer à vous parler de ma famille, puisque vous vous en informiez.

Lucile a perdu son frère par un accident très-funeste, dit le comte d'Aguilar; elle est allée à Seville pour recueillir sa succession, & je ne crois pas qu'elle revienne sitôt à Cadix. Puisqu'elle n'est point ici, continua don Louis, je n'y ferai pas un long séjour; il faut que je parte dès demain. Voilà un empressement extraordinaire, répondit Ponce de Léon; mais, songez-vous que vous nous devez quelque chose, & qu'encore que ce soit beaucoup moins qu'à elle, il y a de l'injustice de donner tout à l'une & rien aux autres. Vos droits sont réglés dans mon cœur, répliqua don Louis en souriant; vous savez que ce qu'on ressent pour sa maîtresse est si différent de ce qu'on ressent pour ses amis, que ces divers sentimens ne se détruisent point. Oui, dit le comte d'Aguilar, en riant à son tour, vous nous aimez beaucoup; mais vous nous quittez demain pour aller chercher Lucile. En vérité, les droits que vous nous laissez dans votre cœur sont trop bornés, & les siens trop étendus; ne pourriez-vous pas, sans offenser cette belle, attendre son retour ici? Non, seigneur, répondit don Louis, je ne le pourrois faire sans la chagriner, & je mourrois si[Pg 398] je l'avois chagrinée. Mais comme l'amitié est plus raisonnable que l'amour, elle laisse une plus grande liberté: je vous quitterai donc sans vous déplaire, j'en suis certain, & je vous retrouverai toujours les mêmes pour moi. Ha! que je suis heureux, s'écria Ponce de Léon, que je suis heureux de jouir de toute ma liberté, & de pouvoir faire à l'égard des belles ce que font les papillons qui voltigent dans un parterre émaillé de fleurs; ils s'approchent de toutes, & ne s'attachent à pas une. Don Louis soupira à ces mots, soit qu'il regrettât de n'être pas aussi tranquille que son ami, ou qu'il eût voulu déjà être aux pieds de celle qui troubloit sa tranquillité.

Ils se séparèrent avec mille protestations d'amitié. Don Louis partit pour Seville, comme il l'avoit résolu, & Ponce de Léon demeura à Cadix avec le comte d'Aguilar: car ils logeoient ensemble, & n'avoient rien de caché l'un pour l'autre. Ponce de Léon devint si rêveur, il parloit si peu, il répondoit avec tant de distraction, que son cousin ne reconnoissoit plus son humeur. Il voulut plusieurs fois lui en demander la raison; mais jugeant qu'il avoit peut-être pris quelqu'engagement dont il vouloit lui faire un mystère, & que le pressant là-dessus, il en auroit de la peine,[Pg 399] il garda avec lui toutes les mesures que la discrétion exige. Comme il ne laissoit pas de chercher les moyens d'en découvrir la vérité, il dit à un de ses gens, qui étoit fort adroit, de suivre don Gabriel de Léon partout où il iroit, & de lui rendre compte, autant qu'il le pourroit, de sa conduite.

Aguilar ayant pris cette voie, il se crut bien assuré de savoir des nouvelles de son cousin: il feignoit exprès d'avoir des affaires, il sortoit sans lui, pour le laisser dans une entière liberté; mais son valet-de-chambre n'avoit rien à lui dire le soir, sinon qu'il s'alloit promener dans un jardin fort solitaire, qui donnoit sur la mer, ou qu'il restoit tout le jour enfermé dans son cabinet, & qu'assurément il ne parloit à personne. Cette conduite surprit le comte; & après avoir attendu trois semaines, espérant qu'il se lasseroit de garder le silence, enfin il le rompit lui-même, & lui dit que depuis quelque temps il remarquoit dans ses manières des choses si différentes de son procédé ordinaire, qu'il ne pouvoit plus résister à l'inquiétude qu'il en ressentoit; que si c'étoit une mélancolie sans sujet qui le mît en cet état, il falloit craindre une grande maladie, & la prévenir; que s'il étoit arrivé quelque changement dans sa fortune,[Pg 400] il lui offroit de partager la sienne avec lui, comme avec un autre lui-même; & qu'enfin s'il avoit quelque autre peine, il ne devoit point la lui cacher, puisqu'il connoissoit son cœur & sa discrétion.

Ponce de Léon ne lui répondit que par un profond soupir, & le comte, qui l'examinoit & le regardoit avec la dernière attention, continuant son discours: Que pouvez-vous avoir, lui dit-il? Vous êtes l'homme du monde le plus accompli; votre naissance est si illustre, qu'il suffit de dire votre nom pour inspirer du respect; votre père a de grands biens, il vous en fait déjà une part assez considérable pour vous satisfaire. Enfin, êtes-vous amoureux? êtes-vous maltraité?

Ha! mon cher cousin, répliqua Don Gabriel, que vous êtes pressant! Ne pouvez-vous pas m'aimer sans me donner la question? Mais continua-t-il, après quelques momens de silence; j'abuse de votre bonté, rien n'est plus engageant que ce que vous venez de me dire, je le sens vivement; & si j'ai résisté à vous avouer mon secret, c'est par la seule envie de conserver votre estime: Hélas! pourrez-vous en avoir pour moi, quand je vous aurai fait l'aveu de mes extravagances? Oui, je suis amoureux, j'en conviens, &[Pg 401] cette passion est d'autant plus dangereuse, que j'ignore encore si la personne qui cause mon inquiétude mérite tout ce que je souffre pour elle. C'est Isidore que j'aime, c'est cette sœur de don Louis, que je n'ai jamais vue & que je ne verrai peut-être jamais, puisque sa tante est jalouse du soleil qui l'éclaire, & qu'elle la tient à la campagne, sans lui laisser aucune liberté.

Le comte d'Aguilar écoutoit son cousin avec le dernier étonnement. Si vous aviez vu Isidore, lui dit-il, on parle d'elle d'une manière qui ne me surprendroit point quand vous l'aimeriez; mais il est singulier, qu'après le long séjour que vous avez fait à Madrid, qu'après vos voyages d'Italie, de France & de Flandres, où vous avez vu des personnes merveilleuses, sans avoir eu pour elles le moindre attachement, vous veniez échouer tout-d'un-coup, & vous livrer sans rien savoir de la beauté, de l'esprit & de l'humeur de celle que vous vous avisez d'aimer. C'est ce qui fait ma honte & mon déplaisir, reprit Ponce de Léon, c'est ce qui fait que je n'osois vous découvrir mon secret; dans l'excès de ce malheur, je ne connoissois aucun remède que de combattre ma passion. Ha! mon cher parent, dit le comte, ne vous y fiez pas, je[Pg 402] vois bien que votre heure est venue, vous êtes un rebelle qui vous croyez insensible; l'amour a voulu vous punir, il vous a donné de la tendresse pour ce que vous n'avez point encore vu. De grâce, ne me plaisantez pas, répondit Ponce de Léon, je n'ai jamais eu moins d'envie de rire; & si vous ne voulez pas traiter cette affaire-ci sérieusement, j'aime mieux que nous cessions d'en parler.

Le comte d'Aguilar lui dit que ce qui le réjouissoit, c'étoit qu'Isidore n'étoit ni infante d'Espagne, ni souveraine, & que selon toutes les apparences, lorsqu'il voudroit la demander, on ne la lui refuseroit point. Je le crois comme vous, reprit don Gabriel; mais j'ai une autre chimère dans l'esprit, aussi difficile à combattre que ma passion; c'est que si mes services ne lui agréent pas, si elle ne m'aime avant que de me connoître, sa possession ne me peut rendre heureux, j'aurois toujours à me dire que je la devrois à son obéissance pour ses proches, à ma qualité, à mon bien; non, je la veux devoir à sa tendresse, ou je ne serai jamais content.

Tout ce qui occupe votre esprit & votre cœur, lui dit Aguilar, me paroît fort singulier; je vous plains, je me plains moi-même, de voir vos peines sans les pouvoir diminuer;[Pg 403] & ce que je dirai toute ma vie, est que je suis absolument à vous; que si vous imaginez quelque moyen pour arriver à ce que vous désirez, & que je vous y sois utile, vous devez compter sur moi. A ces mots, don Gabriel ne put s'empêcher d'embrasser étroitement son cousin; souvenez-vous, lui dit-il, de la parole que vous me donnez ce soir, car avant qu'il soit peu, je vous mettrai à l'épreuve.

Il étoit si tard qu'ils se séparèrent. Ponce de Léon s'estima moins malheureux, puisqu'il avoit trouvé un confident, & le comte fut ravi de connoître ce qui occupoit son cousin, pour servir ou pour combattre sa passion, selon le penchant qu'il lui verroit. Après ce premier aveu, don Gabriel n'eut plus de peine à parler de ses sentimens avec son ami; il le cherchoit par-tout comme un soulagement à ses maux, & il étoit ravi de ne lui pas trouver un esprit de contradiction qui l'auroit désolé, car il n'est rien de si désespérant, quand on a le cœur véritablement touché, de trouver en son chemin des remontrances continuelles.

Ponce de Léon avoit voulu attendre quelque temps, pour voir si la raison ne remédieroit point aux désordres de son cœur; mais[Pg 404] voyant qu'elle s'affoiblissoit par les combats qu'elle avoit déjà soutenus, & que l'idée qu'il s'étoit faite d'Isidore, bien loin de lui laisser quelque repos, continuoit de le persécuter, il se résolut de l'aller chercher & de la voir; il étoit à peine jour, qu'il entra dans la chambre du comte d'Aguilar, & lui dit: Il faut partir, mon cher cousin, il faut passer en Galice. Je vous entends, répliqua le comte, il est question d'Isidore, mais qu'imaginez-vous, pour parvenir à ce que vous souhaitez? J'imagine, dit don Gabriel, qu'étant arrivé secrètement chez elle, nous mettrons le feu à la maison, que nous entrerons dans sa chambre à la faveur du désordre que ces sortes d'accidens entraînent avec eux, que nous la sauverons, que je l'emporterai dans mes bras. Bon Dieu, continua-t-il, comprenez-vous l'excès du plaisir que je ressentirai dans ce moment! Ha! qu'il me paiera avec usure ceux de tristesse que je passe à présent. En vérité, don Gabriel, lui dit le comte, vous n'êtes pas sage, de vouloir débuter par un incendie si préjudiciable au meilleur de vos amis; considérez-vous qu'en brûlant la maison de don Louis, qui est une des plus belles de la province, vous ne sauriez lui jouer un plus mauvais tour! Considérez-vous que votre chère[Pg 405] Isidore sera peut-être étouffée par la fumée & par les flammes, avant que vous soyez parvenu à sa chambre pour la sauver? qu'il arriveroit telle chose que vous y péririez tous deux, & que voilà le plus funeste expédient que vous puissiez trouver de vos jours.

J'avois pensé, reprit don Gabriel, qu'en demandant cette terre pour une partie de la dot d'Isidore, je n'aurois point fait tort à don Louis; mais enfin, vous me paroissez si contraire à cette proposition, que je l'abandonne, pourvu que vous trouviez un meilleur expédient, & que rien ne retarde notre voyage. Voici mon sentiment, dit le comte: nous prendrons la poste jusqu'au lieu le plus proche de ce château, nous porterons avec nous des habits de pélerins, nous nous habillerons de manière à n'être reconnus de personne; l'on ne sera point surpris que sur le chemin de Compostelle il se trouve des gens qui s'arrêtent dans une maison considérable, & qui y séjournent au moins quelques heures. Quelques heures, s'écria don Gabriel, quelques heures, comment prétendez-vous que je parvienne à me faire aimer en si peu de temps? Je m'avise d'une chose admirable, dit le comte en riant, c'est qu'il faut vous y faire enterrer; quand on vous croira mort, per[Pg 406]sonne ne vous pressera d'en partir. Ponce de Léon pensa n'entendre pas aussi bien raillerie qu'il avoit accoutumé de le faire: je connois bien, répliqua-t-il d'un air chagrin, que vous me tournez en ridicule; mais pour éviter ce malheur, je saurai me taire.

Le comte avoit senti, mais trop tard, qu'il est quelquefois mal-à-propos de s'abandonner à la tentation de dire une plaisanterie, & faisant réflexion qu'il vaut toujours mieux sacrifier le bon mot à son ami, que son ami au bon mot, il pria son cousin de lui pardonner cette saillie; & pour en revenir à ce qui vous occupe, continua-t-il, il me semble qu'il faudroit feindre que l'un de nous deux a été blessé, peut-être que la vieille tante, plus charitable pour les pélerins que pour les autres gens, nous garderoit chez elle. Don Gabriel approuva fort cette pensée; il ne perdit pas un moment à donner les ordres nécessaires pour les habits, & deux jours après il partit avec son cousin. Au reste, le comte d'Aguilar ne cédoit, ni en bonne mine, ni en belle taille, à Ponce de Léon; ils avoient l'un & l'autre l'air grand & noble, la tête admirable, avec toute la vivacité d'esprit, & toute la politesse qui est si naturelle aux espagnols. Don Gabriel chantoit si bien, que les meilleurs maî[Pg 407]tres se taisoient devant lui; le comte jouoit de la harpe & de la guitare aussi parfaitement qu'homme du monde; ils avoient appris à monter à cheval & à danser en France; ils savoient plusieurs langues comme la leur propre: & enfin l'on auroit cherché inutilement des cavaliers plus accomplis.

Tels que je les représente, ils se rendirent proche de la maison de dona Juana, avec leurs cheveux cachés sous de grands chapeaux couverts de coquilles, le bourdon, les calebasses, la cape, & tout l'équipage nécessaire à leur pélerinage. Ils avoient laissé un valet-de-chambre à Ciudad-Rodrigo; c'est une ville proche de-là; & comme ils vouloient arriver le soir, pour être plus facilement reçus, ils se rendirent dans un bois dont les avenues avoient été ménagées pour servir de promenades au château; elles étoient coupées par des ruisseaux dont la fraîcheur entretenoit le gazon toujours vert en cet endroit; les arbres, aussi vieux que les siècles, offroient mille asyles aux oiseaux, & leurs branches entrelacées garantissoient des ardeurs du plus ardent soleil.

Quel séjour, s'écria Ponce de Léon, en parlant au comte! quel séjour, mon cousin! Heureux si je pouvois, comme dit la chanson de Clélie, y

[Pg 408]

Vivre avec mon Iris dans une paix profonde,
Et ne compter pour rien tout le reste du monde.

Mais que cette fâcheuse pensée me mèneroit loin, si je ne me souvenois que jusqu'à présent je n'ai rien à prétendre de ma passion, & que ce sera peut-être encore pis dans la suite. Il ne faut pas désespérer de votre bonne fortune, répliqua le comte; sans l'espèce de caprice que vous avez de vous faire aimer avant que de vous faire connoître, il est bien certain que votre nom applaniroit les plus grandes difficultés, & vous ne seriez pas long-temps sans être heureux. Que voulez-vous, dit Ponce de Léon, je ne suis point le maître d'en user autrement; ce me seroit un sujet de doute qui me tourmenteroit le reste de ma vie; il faut que je fasse quelques progrès auprès d'Isidore avant qu'elle sache qui je suis.

Le comte d'Aguilar mouroit d'envie de rire; cependant il ne voulut pas le faire; & continuant de se promener, ils arrivèrent vis-à-vis d'un petit pavillon qui paroissoit détaché du château, & terminoit le parc du côté du bois; il étoit orné d'un grand balcon doré, auquel dona Juana avoit fait mettre des jalousies, parce que ses nièces y alloient assez souvent; les barreaux en étoient si serrés, qu'elles déroboient beaucoup à la vue.

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Le silence régnoit déjà par-tout; nos pélerins s'approchèrent sans bruit; ils se placèrent sous les fenêtres qui étoient ouvertes, & ils entendirent plusieurs personnes qui parloient; mais il étoit impossible de comprendre ce qu'elles disoient. Quand elles eurent fini leur discours, une des dames dit assez haut: nous aurions bien de bonnes choses à dire là-dessus, si ma tante n'étoit pas seule, mais elle aime trop les romances pour lui dérober le plaisir d'en parler ailleurs qu'avec elle. Aussitôt elles se levèrent, & elles partoient, lorsque Ponce de Léon, qui avoit grande envie de retenir ces dames, & de lier conversation avec elles, dit au comte d'Aguilar: je vais chanter quelques amoureuses plaintes, peut-être que ma voix nous fera faire connoissance.

Vous avez oublié, repartit le comte, qu'un de nous deux doit feindre d'être blessé, & la manière de se plaindre & de demander du secours seroit nouvelle. Il est vrai, dit don Gabriel; mais il me sera toujours plus aisé d'attirer la curiosité par un bel air que par des gémissemens; avec tout cela, continua-t-il, je dois suivre notre premier projet; car si mes desseins n'avoient pas un heureux succès, il sembleroit que j'en serois cause. Pour tirer avantage de tout, dit le comte, il faut que[Pg 410] ce soit moi qui soit le blessé, & vous serez l'Orphée. Commencez à chanter, peut-être que nos affaires iront mieux que nous n'osons l'espérer.

Ponce de Léon chercha l'air le plus touchant & les paroles les plus tendres qu'il sût, puis élevant peu-à-peu sa belle voix, il sembloit que les échos hésitoient à répondre, crainte de l'interrompre; tout étoit dans un silence merveilleux; les rossignols écoutoient, & les zéphirs retenoient leur haleine. Le comte d'Aguilar ne reconnoissoit presque plus la voix de son cousin, tant elle lui paroissoit embellie.

Après avoir chanté ce bel air, il en dit un autre sur lequel il avoit fait ces paroles:

Pour embrâser une ame
L'amour ne veut qu'un moment;
Mais on souffre un long tourment,
Lorsqu'il faut éteindre sa flâme.

Je comprends assez pour qui vous avez fait ces vers, dit le comte en l'interrompant, & je suis persuadé que vous avez rendu plus d'un combat contre la violence d'une passion si bizarre. Ma raison, comme vous le savez, répliqua-t-il, m'a été jusqu'à cette heure d'un secours très-utile. Peut-être, ajouta le comte,[Pg 411] qu'en voyant celle que vous aimez, il vous sera plus facile de guérir. Ha! je ne m'en flatte point, dit don Gabriel; & que sais-je même si je la verrai? J'espérois que mes chansons produiroient quelque bon effet, cependant rien ne paroît, rien ne parle. Il faut recommencer dit le comte, sans vous lasser. Quoi! vous prétendez, s'écria Ponce de Léon, que je chanterai toute la nuit! Vous n'êtes pas moins amoureux que les rossignols, répliqua le comte, vous ne devez pas aussi chanter moins qu'eux. Ponce de Léon dit aussitôt ce complet:

L'amour n'exempte point ces lieux
Des troubles & des soins qu'on trouve en son empire;
Le cœur le plus fier y soupire,
Et connoît les ennuis que causent deux beaux yeux.

Isidore, Melanie & une jeune fille de condition qui étoit auprès d'elles, nommée Rose, étoient descendues, & s'avançoient doucement vers le château; mais aussitôt qu'elles entendirent cette voix, elle leur parut si merveilleuse, qu'elles coururent de toutes leurs forces jusqu'au pavillon; elles montèrent dans la chambre. Elles s'approchèrent des fenêtres avec tant de précipitation, que Ponce de Léon & le comte ne doutèrent point qu'on ne fût venu pour les entendre.

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Il est aisé de croire que notre amant ne négligea rien pour charmer ces dames; mais il disoit de temps en temps à son cousin: Je vous avoue que j'aurois grand regret à la peine que je prends, si Isidore n'étoit pas là. Comme il lui parloit tout bas, ils demeurèrent agréablement surpris d'un petit concert qui commença tout d'un coup. C'étoit Isidore qui jouoit de la harpe, Melanie de la guitare, & Rose de la violle. La chambre parut fort éclairée. Don Gabriel pensa expirer de joie; il se flatta qu'il avoit part à la symphonie & à l'illumination; mais il ne lui suffisoit pas d'entendre, il falloit trouver quelque moyen de voir. Sa légéreté lui fut fort utile dans cette occasion. Il monta sur un arbre, & il remarqua sans peine les dames qui tenoient des instrumens. A la vérité il étoit trop loin, & les jalousies trop épaisses pour avoir le plaisir de bien discerner les traits les unes des autres.

Elles jouèrent peu, aimant mieux entendre la belle voix qui venoit de les charmer, que de s'entendre elles-mêmes. Elles écoutoient, lorsque le comte d'Aguilar commença à se plaindre assez haut. Que je souffre, mon frère, disoit-il; les douleurs de ma blessure augmentent, & s'il faut que nous passions ici la nuit, je serai mort demain. Hélas! que pou[Pg 413]vons-nous faire, répliqua don Gabriel, que d'aller à ce château pour y demander du secours! Ils parloient assez haut afin d'être entendus. Ce sont sans doute des voyageurs, dit Isidore; comme les milices marchent vers Tuy, quelques soldats les auront attaqués. Ah! ma sœur, s'écria Melanie, il n'est pas possible que nous manquions de charité pour des gens que l'on peut assassiner cette nuit sous nos fenêtres; il faut leur parler, afin de les instruire de ce qu'ils doivent faire.

Isidore aussitôt élevant un peu sa voix, leur dit: Vous devriez songer à sortir de ce bois, car il est souvent dangereux. Ponce de Léon se hâta de lui répondre: Nous revenons de Saint-Jacques, madame; des voleurs nous ont attaqués, & mon frère a reçu un coup d'épée dans le côté; malgré cela, il a marché encore quelque temps, mais enfin ses forces l'ont abandonné, je l'ai couché sous ces arbres, ne sachant que devenir pendant une nuit si obscure. Vous nous faites beaucoup de pitié, continua Isidore; il ne tiendra pas à nous que vous ne soyez reçus céans, & que l'on ne laisse à votre frère le temps de guérir. Que le ciel en soit votre récompense, répliqua le comte; veuillez, madame, nous dire à qui nous nous adresserons. Avancez vers le château, dit[Pg 414] Melanie, demandez l'aumônier, il a ordre de fournir un logement aux pélerins, & nous vous enverrons les secours que nous pourrons; sur-tout gardez-vous bien de dire que nous vous avons parlé, & si vous savez quelques romances, ne les oubliez pas, car on les aime fort ici.

En achevant ces mots, elles fermèrent leurs fenêtres, les bougies s'éteignirent, & elles coururent dans la chambre de dona Juana, pour savoir comment l'affaire des pélerins alloit se passer. Il y avoit peu qu'elles y étoient, lorsque l'aumônier lui vint dire que deux jeunes hommes, dont l'un avoit reçu un coup d'épée par des voleurs en revenant de Saint Jacques, demandoient le couvert, ajoutant à cela qu'il n'avoit jamais vu de si belles physionomies, & qu'à juger de leur condition par leurs personnes, ils devoient avoir de la naissance. Sont-ce des espagnols? Non, madame, continua l'aumônier, ils sont flamands. Ah! s'écria-t-elle, la chose est heureuse, peut-être qu'ils auront vu mon frère, & qu'ils m'en diront des nouvelles, je suis très en peine de lui; s'ils savoient avec cela des romances, il ne leur manqueroit rien pour me plaire. Ils se vantent d'en savoir d'admirables, reprit l'aumônier. Elle commanda qu'on les fît promp[Pg 415]tement venir. Mais, madame, dit l'aumônier, celui qui est blessé ne pourra être long-temps sans se mettre au lit. Hé bien, dit-elle, il faut faire une œuvre de charité; qu'on leur donne une chambre dans le château, nous irons les servir à table. C'étoit-là en effet une des principales dévotions de Juana.

L'aumônier, qui étoit déjà prévenu d'affection pour ces pélerins, retourna où ils l'attendoient, & les conduisit dans un appartement fort joli, qui étoit celui de don Louis lorsqu'il alloit à cette terre; il ordonna un bon souper pour eux, & leur dit que dona Juana & ses nièces avoient tant de pitié, qu'elles viendroient les servir.

Après qu'il les eut quittés: Hé bien, dit le comte d'Aguilar à son cousin, mon cher frère, car il faut nous appeler ainsi, nous voilà dans ce château inaccessible, où vous désespériez presque de pouvoir jamais entrer. Des commencemens si heureux ne vous font-ils pas bien augurer de vos desseins; Hélas! mon cher comte, répliqua Ponce de Léon, je n'ose encore m'abandonner à des présages si flatteurs; j'éprouve bien que l'amour n'est point sans crainte & sans troubles. C'est chercher de gaieté de cœur à se tourmenter, ajouta le comte: voyez s'il y aura rien de plus joli,[Pg 416] que d'avoir ces belles personnes à notre souper; l'une coupera vos morceaux, l'autre nous versera à boire. Ne vous semble-t-il pas que nous sommes des Amadis, ou tout au moins don Quichotte; que nous arrivons dans un palais enchanté, que nous en chassons les fées qui le gardent depuis deux ou trois cent ans, & que les princesses viennent ensuite nous baiser les mains & nous désarmer. Que vous êtes gai, dit don Gabriel en soupirant, il paroît bien que vous n'aimez rien. Je vous aime, dit le comte, & cela me suffit. Mais à-propos, je ne suis point satisfait d'avoir dit que c'est moi qui suis le blessé, il faut que je prenne un air triste, & par-dessus le tout, que je ne mange guères, moi qui meurs de faim; n'auroit-il pas été mille fois mieux que vous eussiez joué ce personnage, car je suis certain que la présence d'Isidore vous tiendra lieu de tout. S'il y avoit moyen, répliqua don Gabriel en souriant, de dire que nous nous sommes mépris, & que c'est moi qui suis le blessé, j'y consentirois volontiers pour vous tirer de l'embarras où vous êtes; mais la faute en est faite, ne l'augmentez pas en négligeant rien de ce qui dépend de vous, pour persuader que vous êtes fort mal. Pour fort mal, s'écria le comte, je vous demande quartier, trouvez[Pg 417] bon que le coup d'épée soit léger, & que j'en garde peu le lit.

En achevant ces mots, il se jeta sur celui qu'on venoit de préparer, & un moment après ils entendirent assez de bruit pour croire que c'étoient les dames. En effet, ils ne se trompoient pas; dona Juana entra, tenant une serviette; Isidore avoit sur une assiette une écuelle de vermeil doré, avec un bouillon; & Melanie portoit sur une autre deux œufs frais. Voici pour le pélerin blessé, dit Juana en s'approchant du lit où le comte étoit: il choisira du bouillon ou des œufs. Madame, lui dit-il, après vous avoir remercié très-humblement de la charité que vous avez pour un pauvre étranger, qui vous est inconnu, je prendrai, s'il vous plaît, le bouillon & les œufs avec du pain, & je pourrai même manger un peu de viande, car j'ai perdu beaucoup de sang; si je ne reprends des forces, je ne pourrai jamais m'en aller. A Dieu ne plaise, dit dona Juana, qu'ayant reçu un si grand coup d'épée, je vous laisse prendre tout ce que vous voulez, la fièvre continue vous auroit bientôt tué; avalez un jaune d'œuf, laissez le blanc, & buvez un verre de tisanne. A cette ordonnance, le comte frémit depuis la[Pg 418] tête jusqu'aux pieds; & Ponce de Léon, qui s'étoit retiré respectueusement dans un coin, ne put s'empêcher de rire de tout son cœur, bien que ce fût assez bas pour n'être point entendu.

Voici pour le Pélerin blessé, il choisira du Bouillon ou des Œufs.

Dona Juana avoit été si surprise de la bonne mine du comte d'Aguilar, de sa manière de parler, qu'elle ne songeoit plus à demander des nouvelles de son frère. Elle étoit ravie de sentir des mouvemens si tendres; elle les attribuoit à la seule compassion de voir un homme blessé, loin de son pays, & malheureux; de sorte qu'au lieu de les étouffer, elle s'en applaudissoit en secret, & disoit en elle-même: Que je suis bonne, que je suis charitable! Qui en feroit autant que moi? Elle lui prit le bras pour tâter son pouls, elle fit apporter une bougie pour voir ce pauvre moribond; & trouva dans ses yeux un feu qui l'éblouissoit & sur son teint un incarnat merveilleux, elle soutint que l'on ne pouvoit les avoir si brillans sans une fièvre effroyable; elle commença de s'inquiéter terriblement de l'état où elle trouvoit son malade. Je suis au désespoir, lui dit-elle, que vous ayez avalé un œuf, il ne falloit rien prendre du tout; je veux vous gouverner à ma mode, personne au monde[Pg 419] ne s'y entend comme moi. Ecoutez, dit-elle, à ses nièces & aux gens qui l'avoient suivie, je vous déclare que si quelqu'un lui donne à manger que par mon ordre, on s'en trouvera mal; les blessures demandent une grandissime diette. Hé! madame, répliqua tristement le comte, je deviendrai fou, je ne suis point accoutumé aux manières des personnes de qualité; mon tempérament est si opposé au leur, que ce qui leur rendroit la santé me fera mourir. Tout au moins, ajouta-t-elle, j'en ferai l'expérience, & cela m'instruira pour l'avenir.

Après cette conversation, elle s'assit auprès du comte, tenant toujours son bras pour sentir les accidens de la fièvre prétendue; & tournant les yeux, elle apperçut Ponce de Léon dans le coin où il étoit retranché. Approchez-vous, lui dit-elle, ne craignez point des dames qui exercent le droit d'hospitalité avec beaucoup de joie. Don Gabriel vint lui faire une profonde révérence, avec une grâce si particulière, qu'elle & ses nièces en demeurèrent surprises. Etes-vous frères, lui dit-elle? Oui, madame, dit-il. Comment vous nommez-vous? Mon frère, reprit-il, s'appelle don Estève, & moi don Gabriel. Vous êtes de Flandres? Nous som[Pg 420]mes de Bruxelles, répliqua-t-il, fils d'un maître de musique, faiseur de contes, de romances & de chansons. Des romances, s'écria-t-elle? Quoi! des romances des fées? Oui, madame; répliqua-t-il, des contes des fées, vieux & modernes. Ha! dès ce soir, ajouta-t-elle, il m'en faut dire un, ou je ne dormirois pas. Mais à propos, n'avez-vous point vu auprès du gouverneur des Pays-Bas don Félix Sarmiento? J'ai eu cet honneur, madame, dit don Gabriel, il commande un terce espagnol; c'est un fort galant homme, qui vit en grand seigneur; & si mon père avoit voulu nous éloigner de sa maison, il nous avoit recommandé à lui pour nous envoyer en Andalousie chez sa sœur & ses filles. Pourquoi faire, reprit avec chaleur dona Juana? Il disoit, madame, continua don Gabriel, que sa femme étoit morte depuis peu, & que ses filles demeuroient dans je ne sais quelle campagne, où nous leur apprendrions à chanter, à jouer des instrumens, & à danser.

Cela est merveilleux, dit-elle en regardant ses nièces, comme les choses se rencontrent, savez-vous bien que je suis sa sœur, & que voici ses filles? Vous vous êtes seulement trompés sur le pays, car nous som[Pg 421]mes en Galice, & vous disiez en Andalousie. Madame, dit don Gabriel, ces sortes de fautes sont pardonnables aux étrangers; nous sommes trop heureux de nous trouver en pays de connoissance. Par quel hasard, ajouta-t-elle, êtes-vous venus à Saint-Jacques? Par un sentiment de dévotion, dit-il, & par un désir de voyager à peu de fraix, mais ajouta Juana, comment votre père, qui vous avoit refusé à mon frère, vous a-t-il laissé partir? Ho! madame, répondit don Gabriel un peu embarrassé de tant de questions, c'est un fort homme de bien, qui se feroit un scrupule d'empêcher une si bonne œuvre.

Pendant tout ce discours, le comte, que je nommerai quelquefois don Estève, ne disoit pas un mot, car dona Juana lui avoit défendu de parler; & dès qu'il ouvroit la bouche, elle lui mettoit sa main dessus avec tant de force, qu'il appréhendoit beaucoup cette manière de le faire taire; il se désespéroit de n'avoir pas laissé à son cousin le soin de contrefaire le malade.

On apporta le souper de Ponce de Léon; il voulut, par respect, aller manger dans l'anti-chambre, mais dona Juana lui ordonna de rester, & à ses nièces de le faire man[Pg 422]ger, pendant quelle continueroit d'examiner le pouls de don Estève, qui lui sembloit intercadent. Si elle avoit tenu celui de don Gabriel, elle ne l'auroit pas trouvé en meilleur état.

Il s'étoit formé une idée charmante d'Isidore; cependant il la trouvoit autant au-dessus de cette idée que le soleil est au-dessus des étoiles; quelque soin qu'il prît de s'étudier, & de ne se point abandonner à tout le plaisir qu'il ressentoit de la voir, il ne laissoit pas quelquefois d'attacher les yeux sur elle d'un air si passionné, que dona Juana, qui l'observoit de temps en temps, l'ayant remarqué, lui dit: Vous regardez beaucoup ma nièce, j'en voudrois bien savoir la raison? Madame, dit-il, sans s'embarrasser, je suis un peu physionomiste, j'ai toujours eu pour l'astrologie une passion dominante, & j'ose dire que si je réussis à quelque chose, c'est aux horoscopes. Mon dieu, lui dit Isidore, que j'aurai de satisfaction de vous entretenir; j'ai toujours souhaité de trouver quelqu'un qui m'instruisît de ma fortune. Ha! madame, s'écria don Gabriel, n'étant presque plus maître de lui, quand on est faite comme vous, que n'a-t-on pas lieu de s'en promettre? Comment donc, dit dona Juana, voyez-vous sur son visage un[Pg 423] heureux établissement? J'y vois les plus belles choses du monde, répliqua-t-il; je n'ai jamais rien vu d'égal; j'en suis frappé d'une surprise qui va jusqu'au ravissement. Voilà une science, dit Juana, dont les termes n'ont rien de farouche ni de barbare; il faudra aussi que je vous parle, car je veux être savante sur ma bonne fortune.

Cependant le comte se trouvoit mal de faim, de chaud & d'ennui, car la vieille l'avoit empêché de manger, comme je l'ai déjà dit; elle l'avoit fait couvrir à l'étouffer, & il ne pouvoit plus la souffrir auprès de lui sans le dernier chagrin; pour s'en défaire, il la pria de trouver bon qu'il se levât un peu. J'y consens, dit-elle, pourvu que votre frère m'assure qu'il ne vous donnera rien de son souper. Don Gabriel s'engagea volontiers à ce qu'elle vouloit; & bien qu'il vît partir Isidore avec beaucoup de regrets, & que le comte n'en eût guères moins pour dona Melanie, ils furent si aises de se délivrer de l'importune tante, qu'ils les pressèrent de s'en aller, autant que le personnage qu'ils jouoient, & le respect qui leur étoit dû, le pouvoit permettre.

Ils restèrent seuls avec l'aumônier, & lui firent comprendre par de bonnes raisons, qu'il falloit manger ou mourir. Les manières[Pg 424] des pélerins lui plaisoient fort, il étoit homme d'esprit, & n'ayant pas soupé lui-même, il se mit en tiers avec eux. Le comte se récompensa à la table de tout ce qu'il venoit de souffrir au lit, & don Gabriel, qui n'avoit pas mangé un morceau de bon appétit devant Isidore, imita si bien son cousin, qu'il n'y eut rien de reste.

Quand ils furent dans une entière liberté de parler, don Gabriel demanda au comte s'il avoit jamais rien vu qui égalât Isidore. Elle est d'une beauté parfaite, répondit-il, mais Melanie, à mes yeux, a des trésors de grâces & d'agrémens inépuisables; la finesse de sa taille, la vivacité de son teint, l'émail de ses dents, le lustre de ses cheveux noirs, cet air d'esprit & de joie répandu dans toute sa personne, m'a paru aussi touchant que la douce langueur d'Isidore. Je suis bien aise, reprit Ponce de Léon, que vous n'ayez pas fait attention à son incomparable beauté. Je ne dis pas cela, répliqua le comte; bien éloigné, je conviens qu'elle est toute parfaite, mais je suis ravi d'être sensible au mérite de sa sœur. Voudriez-vous que je devinsse votre rival? A dieu ne plaise! s'écria don Gabriel, je crois que j'aimerois autant mourir. A propos, reprit le comte, vous voilà sur le[Pg 425] pied d'être un habile astrologue; quand vous ferez vos prédictions, servez-moi auprès de Melanie. Que je vous serve, dit Ponce de Léon en riant? Est-ce que vous voulez l'aimer? Je n'en ai pas envie, répliqua le comte, mais, à tout hasard, servez-moi. Si vous pouvez garder votre liberté, dit don Gabriel, gardez-la. Hé! que voulez-vous que j'en fasse ici, reprit le comte d'un ton de colère fort plaisant? Quoi! je n'aurai rien qui me dédommage de tout ce qu'il faut que je souffre avec dona Juana! Car, ne vous y trompez pas, ajouta-t-il, elle prépare de l'exercice à ma patience, & l'intérêt qu'elle prend à ma santé ne m'en instruit déjà que trop.

Il étoit si tard qu'ils finirent leur conversation. Ils avoient chacun une chambre qui n'étoit séparée que par une grande salle. Ils dormirent peu, & s'éveillèrent de bon matin, comme les gens qui commencent d'aimer font ordinairement.

Isidore & Melanie suivirent leur tante jusqu'à sa chambre; elles passèrent ensuite dans la leur, & couchèrent ensemble. Elles l'avoient fait dans le dessein de parler une partie de la nuit, cependant elles ne se disoient rien, se tournant & retournant comme des personnes plus inquiètes qu'endormies. Pourquoi ne dormez-[Pg 426]vous pas, ma chère sœur; êtes-vous malade, dit Isidore? Mais vous-même, répliqua Melanie, qu'est-ce qui vous empêche de reposer? Isidore ayant poussé un profond soupir, lui répondit en deux mots, je n'en sais rien. Leur silence recommença.

Cependant au bout de quelque temps Melanie entendoit que sa sœur soupiroit encore. Ah! qu'est-ce que ceci, Isidore, lui dit-elle en l'embrassant? Vous avez de la tristesse & vous me la voulez cacher? Manquez-vous de confiance pour moi? Ce seroit la première fois de ma vie, lui dit-elle, que cela me seroit arrivé; mais il est des larmes si indignes, qu'on ne les répand point sans honte. Que vous m'effrayez, dit Melanie en s'attendrissant, bien que je ne comprenne pas ce que vous me voulez dire, je suis persuadée que vous n'avez point de chagrin sans sujet. Si vous m'aimez, confiez-le moi, & ne me laissez pas davantage dans l'inquiétude où vous m'avez mise. Je vous jure, ma sœur, répliqua Isidore, que je ne vous ai point trompée, quand j'ai répondu que je ne sais ce que j'ai; mais puisque vous voulez quelque chose de plus particulier, je vous avoue qu'après avoir été quelque temps dans la chambre de ces voyageurs, je me suis trouvée si inquiète pour[Pg 427] celui qui est blessé, il m'a paru si aimable sous ces méchans habits, que je me disois malgré moi, que seroit-ce si ce jeune homme étoit de qualité, & qu'il fût vêtu magnifiquement, puisqu'il a une mine si haute & si noble, étant d'une condition si médiocre? Je ne laissois pas de me flatter qu'il avoit peut-être plus de naissance qu'il n'en vouloit faire paroître, lorsque, pour mon malheur, son frère a expliqué à ma tante tout ce qui les concerne. Ce sont des musiciens, ma chère Melanie; un coup de poignard & cela n'est-ce pas la même chose? Moi, moi, dis-je, me trouver de l'inclination pour un homme qui m'est si inférieur, moi qui n'ai jamais ressenti la plus légère foiblesse pour personne!

Ha! ma sœur; s'écria Melanie, le moment dont vous vous plaignez n'a pas eu moins de fatalité pour moi que pour vous. Don Gabriel m'avoit déjà plu par la beauté de sa voix: que suis-je devenue, lorsque j'ai remarqué, à travers ce ridicule habit de pélerin, une taille avantageuse, des traits réguliers, & de si bon air, que les personnes les plus distinguées les ont à peine. Quelqu'aimables qu'ils soient, reprit Isidore, le ciel nous préserve de les regarder jamais autrement que comme des musiciens; je crois même que nous de[Pg 428]vons presser leur départ. Vous voulez donc que ce pauvre blessé meure, dit Melanie? Non, reprit-elle, je veux qu'il guérisse & qu'il s'en aille, étant persuadée que le meilleur parti pour nous, c'est d'éloigner les personnes qui pourroient nous causer de la peine. Hélas! j'y consens, répliqua Melanie, & je vous seconderai volontiers dans ce dessein. Elles parloient ainsi, quand elles virent paroître le jour, & qu'elles essayèrent de prendre quelques momens de repos.

Dona Juana passa d'assez méchantes heures, par la seule appréhension que le pélerin ne fût encore plus mal qu'elle ne l'avoit laissé; il étoit si tard lorsqu'il arriva, qu'il n'y avoit pas eu moyen d'envoyer querir un chirurgien pour le panser, mais elle en demanda deux des plus habiles de Ciudad Real; & à peine furent-ils arrivés, qu'elle les mena dans la chambre du comte.

Il étoit resté au lit, fort chagrin de cette contrainte; Ponce de Léon lui tenoit compagnie, lorsque Juana entra avec deux hommes à sa suite. Il ne savoit d'abord s'ils étoient ses domestiques; mais elle dit au comte qu'il falloit se préparer à tout événement; qu'il seroit peut-être nécessaire de lui couper des chairs ou de lui faire des incisions; qu'il n'ap[Pg 429]préhendât point, parce qu'elle le mettoit entre les mains des plus habiles gens de l'Europe.

Pendant qu'elle parloit, un des chirurgiens se hâtoit de faire de la charpie, & l'autre arrangeoit sur la table ses lancettes, rasoirs, ciseaux, bistouris, & cinq ou six boîtes pleines d'onguents. Il n'est pas possible de comprendre sans rire l'embarras & la colère du comte; il regardoit don Gabriel avec des yeux furieux, & lui faisoit assez entendre que tout alloit être découvert. Don Gabriel étoit pour le moins aussi embarrassé que lui, lorsqu'il s'avisa de dire à dona Juana: Nous ne voyageons jamais, madame, sans porter une petite provision de poudre de sympathie, dont les effets sont toujours merveilleux; j'en mis hier au soir sur la blessure de mon frère, j'ai lieu de croire qu'il sera bientôt guéri. Les chirurgiens entendant cela, & voyant qu'ils n'y trouvoient pas leur compte, se recrièrent contre un secret si pernicieux; ils dirent même qu'il y entroit un peu de sortilège, & que la sainte inquisition ne souffriroit pas qu'il guérît. Dona Juana fut sur le point de prendre la fuite au redoutable nom de l'inquisition; mais le comte la rassura; il lui dit que cette poudre étoit composée avec des simples,[Pg 430] que c'étoit lui qui l'avoit faite, & que si elle vouloit, il lui en donneroit le secret.

Tout au moins, répliqua-t-elle, permettez que les chirurgiens voient votre blessure. Si elle est en bon état, ils ne l'empireront pas. Je n'en sais rien, lui dit-il tout bas & avec un air de confidence qui lui fit plaisir; car vous savez, madame, le caractère de ces sortes de gens. Elle en convint, & paya si libéralement leurs peines, qu'ils s'en allèrent très-satisfaits.

Comme elle n'avoit pas envie de quitter sitôt le comte d'Aguilar, elle chercha un prétexte qui pût l'arrêter auprès de lui; & s'adressant à Ponce de Léon: Puisque vous savez des romances, lui dit-elle, vous me ferez un singulier plaisir de m'en raconter une, car je les aime beaucoup. Je vais vous obéir, madame, répliqua-t-il d'un air respectueux. Aussitôt il commença ainsi.


LE MOUTON

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LE MOUTON,
CONTE.


Dans l'heureux temps où les Fées vivoient, régnoit un roi qui avoit trois filles; elles étoient belles & jeunes; elles avoient du mérite: mais la cadette étoit la plus aimable & la mieux aimée; on la nommoit Merveilleuse. Le roi son père lui donnoit plus de robes & de rubans en un mois, qu'aux autres en un an; & elle avoit un si bon petit cœur, qu'elle partageoit tout avec ses sœurs, de sorte que l'union étoit grande entr'elles.

Le roi avoit de mauvais voisins, qui, las de le laisser en paix, lui firent une si forte guerre, qu'il craignit d'être battu, s'il ne se défendoit. Il assembla une grosse armée, & se mit en campagne. Les trois princesses restèrent avec leur gouverneur dans un château, où elles apprenoient tous les jours de bonnes nouvelles du roi, tantôt qu'il avoit pris une ville, puis gagné une bataille; enfin, il fit tant qu'il vainquit ses ennemis, & les chassa de ses états; puis il revint bien vîte dans son château, pour revoir sa petite Merveilleuse[Pg 432] qu'il aimoit tant. Les trois princesses s'étoient fait faire trois robes de satin, l'une verte, l'autre bleue, & la dernière blanche; leurs pierreries revenoient aux robes: la verte avoit des émeraudes, la bleue des turquoises, la blanche des diamans; & ainsi parées, elles furent au-devant du roi, chantant ces vers qu'elles avoient composés sur ses victoires:

Après tant d'illustres conquêtes,
Quel bonheur de revoir & son père & son roi!
Inventons des plaisirs, célébrons mille fêtes,
Que tout ici se soumette à sa loi,
Et tâchons de prouver quelle est notre tendresse,
Par nos soins empressés & nos chants d'allégresse.

Lorsqu'il les vit si belles & si gaies, il les embrassa tendrement, & fit à Merveilleuse plus de caresses qu'aux autres.

On servit un magnifique repas; le roi & ses trois filles se mirent à table; & comme il tiroit des conséquences de tout, il dit à l'aînée: Ça, dites-moi, pourquoi avez-vous pris une robe verte? Monseigneur, dit-elle, ayant su vos exploits, j'ai cru que le vert signifieroit ma joie & l'espoir de votre retour. Cela est fort bien dit, s'écria le roi. Et vous, ma fille, continua-t-il, pourquoi avez-vous pris une robe bleue? Monseigneur, dit la princesse, pour marquer qu'il falloit sans[Pg 433] cesse implorer les dieux en votre faveur, & qu'en vous voyant, je crois voir le ciel & les plus beaux astres. Comment, dit le roi, vous parlez comme un oracle. Et vous, Merveilleuse, quelle raison avez-vous eue pour vous habiller de blanc? Monseigneur, dit-elle, parce que cela me sied mieux que les autres couleurs. Comment, dit le roi fort fâché, petite coquette, vous n'avez eu que cette intention? J'avois celle de vous plaire, dit la princesse, il me semble que je n'en dois point avoir d'autre. Le roi, qui l'aimoit, trouva l'affaire si bien raccommodée, qu'il dit que ce petit tour d'esprit lui plaisoit; & qu'il y avoit même de l'art à n'avoir pas déclaré tout-d'un-coup sa pensée. Ho ça, dit-il, j'ai bien soupé, je ne veux pas me coucher sitôt; contez-moi les rêves que vous avez faits la nuit qui a précédé mon retour.


L'aînée dit qu'elle avoit songé qu'il lui apportoit une robe, dont l'or & les pierreries brilloient plus que le soleil. La seconde, qu'elle avoit songé qu'il lui apportoit une robe & une quenouille d'or pour lui filer des chemises. La cadette dit qu'elle avoit songé qu'il marioit sa seconde sœur, & que le jour des noces, il tenoit une éguiére d'or, &[Pg 434] qu'il lui disoit; venez, Merveilleuse, venez que je vous donne à laver.

Le roi indigné de ce rêve fronça le sourcil, & fit la plus laide grimace du monde; chacun connut qu'il étoit fâché. Il entra dans sa chambre; il se mit brusquement au lit; le songe de sa fille lui revenoit toujours dans la tête. Cette petite insolente, disoit-il, voudroit me réduire à devenir son domestique! Je ne m'étonne pas si elle a pris la robe de satin blanc, sans penser à moi; elle me croit indigne de ses réflexions; mais je veux prévenir son mauvais dessein avant qu'il ait lieu.

Il se leva tout en furie; & quoiqu'il ne fût pas encore jour, il envoya querir son capitaine des gardes, & lui dit: vous avez entendu le rêve que Merveilleuse a fait, il signifie des choses étranges contre moi. Je veux que vous la preniez tout-à-l'heure, que vous la meniez dans la forêt, & que vous l'égorgiez; ensuite vous m'apporterez son cœur & sa langue; car je ne prétends pas être trompé, ou je vous ferai cruellement mourir. Le capitaine des gardes fut bien étonné d'entendre un ordre si barbare. Il ne voulut point contrarier le roi, crainte de l'aigrir davantage, & qu'il ne donnât cette commission à quelqu'autre. Il lui dit qu'il alloit emmener[Pg 435] la princesse, qu'il l'égorgeroit & lui apporteroit son cœur & sa langue.

Il alla aussitôt dans sa chambre, qu'on eut bien de la peine à lui ouvrir; car il étoit fort matin. Il dit à Merveilleuse que le roi la demandoit. Elle se leva promptement. Une petite moresse, appelée Patypata, prit la queue de sa robe; sa guenuche & son doguin, qui la suivoient toujours, coururent après elle. Sa guenuche se nommoit Grabugeon, & le doguin Tintin.

Le capitaine des gardes obligea Merveilleuse de descendre, & lui dit que le roi étoit dans le jardin pour prendre le frais: elle y entra. Il fit semblant de le chercher, & ne l'ayant point trouvé: sans doute, dit-il, le roi a passé jusqu'à la forêt. Il ouvrit une petite porte, & la mena dans la forêt. Le jour paroissoit déjà un peu; la princesse regarda son conducteur: il avoit les larmes aux yeux, & il étoit si triste, qu'il ne pouvoit parler. Qu'avez-vous, lui dit-elle avec un air de bonté charmant, vous me paroissez bien affligé? Ha! madame, qui ne le seroit, s'écria-t-il, de l'ordre le plus funeste qui ait jamais été donné. Le roi veut que je vous égorge ici, & que je lui porte votre cœur & votre langue; si j'y manque, il me fera mourir. La pauvre princesse effrayée[Pg 436] pâlit & commença à pleurer tout doucement; elle sembloit un petit agneau qu'on alloit immoler. Elle attacha ses beaux yeux sur le capitaine des gardes, & le regardant sans colère: aurez-vous bien le courage, lui dit-elle, de me tuer, moi, qui ne vous ai jamais fait de mal, & qui n'ai dit au roi que du bien de vous? Encore si j'avois mérité la haine de mon père, j'en souffrirois les effets sans murmurer. Hélas! je lui ai tant témoigné de respect & d'attachement, qu'il ne peut se plaindre sans injustice. Ne craignez pas aussi, belle princesse, dit le capitaine des gardes, que je sois capable de lui prêter ma main pour une action si barbare, je me résoudrois plutôt à la mort dont il me menace; mais quand je me poignarderois, vous n'en seriez pas plus en sûreté; il faut trouver moyen que je puisse retourner auprès du roi, & lui persuader que vous êtes morte.

Quel moyen trouverons-nous, dit Merveilleuse; car il veut que vous lui portiez ma langue & mon cœur, sans cela il ne vous croira point? Patypata, qui avoit tout écouté, & que la princesse ni le capitaine des gardes n'avoient pas même apperçue, tant ils étoient tristes, s'avança courageusement & vint se jeter aux pieds de Merveilleuse: Ma[Pg 437]dame, lui dit-elle, je viens vous offrir ma vie; il faut me tuer: je serai trop contente de mourir pour une si bonne maîtresse. Ha! je n'ai garde, ma chère Patypata, dit la princesse en la baisant; après un si tendre témoignage de ton amitié, ta vie ne me doit pas être moins précieuse que la mienne propre. Grabugeon s'avança & dit: Vous avez raison, ma princesse, d'aimer une esclave aussi fidelle que Patypata; elle vous peut être plus utile que moi; je vous offre ma langue & mon cœur avec joie, voulant m'immortaliser dans l'empire des magots. Ha! ma mignonne Grabugeon, répliqua Merveilleuse, je ne puis souffrir la pensée de t'ôter la vie. Il ne seroit pas supportable pour moi, s'écria Tintin, qu'étant aussi bon doguin que je le suis, un autre donnât sa vie pour ma maîtresse, je dois mourir ou personne ne mourra. Il s'éleva là-dessus une grande dispute entre Patypata, Grabugeon & Tintin; l'on en vint aux grosses paroles: enfin Grabugeon, plus vive que les autres, monta au haut d'un arbre, & se laissa tomber la tête la première, ainsi elle se tua, & quelque regret qu'en eût la princesse, elle consentit, puisqu'elle étoit morte, que le capitaine des gardes prît sa langue; mais elle se trouva si petite (car en tout elle n'étoit pas[Pg 438] plus grosse que le poing), qu'ils jugèrent avec une grande douleur que le roi n'y seroit point trompé.

Hélas! ma chère petite guenon, te voilà donc morte, dit la princesse, sans que ta mort mette ma vie en sûreté. C'est à moi que cet honneur est réservé, interrompit la moresse, En même-temps, elle prit le coûteau dont on s'étoit servi pour Grabugeon, & se l'enfonça dans la gorge. Le capitaine des gardes voulut emporter sa langue, mais elle étoit si noire, qu'il n'osa se flatter de tromper le roi avec. Ne suis-je pas bien malheureuse, dit la princesse en pleurant, je perds tout ce que j'aime, & ma fortune ne change point. Si vous aviez voulu, dit Tintin, accepter ma proposition, vous n'auriez eu que moi à regretter, & j'aurois l'avantage d'être seul regretté.

Merveilleuse baisa son petit doguin, en pleurant si fort qu'elle n'en pouvoit plus: elle s'éloigna promptement; de sorte que lorsqu'elle se retourna, elle ne vit plus son conducteur; elle se trouva au milieu de sa moresse, de sa guenuche & de son doguin. Elle ne put s'en aller qu'elle ne les eût mis dans une fosse, quelle trouva par hasard au pied d'un arbre, ensuite elle écrivit ces paroles sur l'arbre.

[Pg 439]

Ci gît un mortel, deux mortelles,
Tous trois également fidelles,
Qui voulant conserver mes jours,
Des leurs ont avancé le cours.

Elle songea enfin à sa sûreté; & comme il n'y en avoit point pour elle dans cette forêt, qui étoit si proche du château de son père, que les premiers passans pouvoient la voir & la reconnoître, ou que les lions & les loups pouvoient la manger comme un poulet, elle se mit à marcher tant quelle put; mais la forêt étoit si grande, & le soleil si ardent, qu'elle mouroit de chaud, de peur & de lassitude. Elle regardoit de tous côtés, sans voir le bout de la forêt. Tout l'effrayoit: elle croyoit toujours que le roi couroit après elle pour la tuer: il est impossible de redire ses tristes plaintes.

Elle marchoit sans suivre aucune route certaine; les buissons déchiroient sa belle robe, & blessoient sa peau blanche. Enfin elle entendit bêler un mouton; sans doute, dit-elle, qu'il y a des bergers ici avec leurs troupeaux; ils pourront me guider à quelque hameau, où je me cacherai sous l'habit d'une paysanne. Hélas! continua-t-elle, ce ne sont pas les souverains & les princes qui sont toujours les plus heureux. Qui croiroit dans tout ce royau[Pg 440]me que je suis fugitive, que mon père, sans sujet ni raison, souhaite ma mort, & que pour l'éviter, il faut que je me déguise!

En faisant ces réflexions, elle s'avançoit vers le lieu où elle entendoit bêler; mais quelle fut sa surprise, en arrivant dans un endroit assez spacieux, tout entouré d'arbres, de voir un gros mouton plus blanc que la neige, dont les cornes étoient dorées, qui avoit une guirlande de fleurs autour de son col, les jambes entourées de fils de perles d'une grosseur prodigieuse, quelques chaînes de diamans sur lui, & qui étoit couché sur des fleurs d'oranges; un pavillon de drap d'or suspendu en l'air empêchoit le soleil de l'incommoder; une centaine de moutons parés étoient autour de lui, qui ne paissoient point l'herbe, mais les uns prenoient du café, du sorbet, des glaces, de la limonade, les autres des fraises, de la crême & des confitures; les uns jouoient à la bassette, d'autres au lansquenet, plusieurs avoient des colliers d'or enrichis de dévises galantes, les oreilles percées, des rubans & des fleurs en mille endroits. Merveilleuse demeura si étonnée, qu'elle resta presque immobile. Elle cherchoit des yeux le berger d'un troupeau si extraordinaire, lorsque le plus beau mouton vint à[Pg 441] elle, bondissant & sautant. Approchez, divine princesse, lui dit-il, ne craignez point des animaux aussi doux & pacifiques que nous. Quel prodige! des moutons qui parlent! Ha! madame, reprit-il, votre guenon & votre doguin parloient si joliment, avez-vous moins de sujet de vous en étonner? Une Fée, répliqua Merveilleuse, leur avoit fait don de la parole, c'est ce qui rendoit le prodige plus familier. Peut-être qu'il nous est arrivé quelque aventure semblable, répondit le mouton en souriant à la moutonne. Mais, ma princesse, qui conduit ici vos pas? Mille malheurs, seigneur mouton, lui dit-elle; je suis la plus infortunée personne du monde, je cherche un asyle contre les fureurs de mon père. Venez, madame, répliqua le mouton, venez avec moi, je vous en offre un qui ne sera connu que de vous, & vous y serez la maîtresse absolue. Il m'est impossible de vous suivre, dit Merveilleuse; je suis si lasse que j'en mourrois.

Le mouton aux cornes dorées commanda qu'on fût querir son char. Un moment après l'on vit venir six chèvres attelées à une citrouille d'une si prodigieuse grosseur, que deux personnes pouvoient s'y asseoir très-commodément. La citrouille étoit sèche, il y avoit[Pg 442] dedans de bons carreaux de duvet & de velours par-tout. La princesse s'y plaça, admirant un équipage si nouveau. Le maître mouton entra dans la citrouille avec elle, & les chèvres coururent de toute leur force jusques à une caverne, dont l'entrée se fermoit par une grosse pierre.

Le mouton doré la toucha avec son pied, aussitôt elle tomba. Il dit à la princesse d'entrer sans crainte; elle croyoit que cette caverne n'avoit rien que d'affreux, & si elle eût été moins alarmée, rien n'auroit pu l'obliger de descendre; mais dans la force de son appréhension, elle se seroit même jetée dans un puits.

Elle n'hésita donc pas à suivre le mouton, qui marchoit devant elle: il la fit descendre si bas, si bas, qu'elle pensoit aller tout au moins aux antipodes; & elle avoit peur quelquefois qu'il ne la conduisît au royaume des morts. Enfin elle découvrit tout-d'un-coup une vaste plaine émaillée de mille fleurs différentes, dont la bonne odeur surpassoit toutes celles qu'elle avoit jamais senties; une grosse rivière d'eau de fleurs d'oranges couloit autour, des fontaines de vin d'Espagne, de rossolis, d'hippocras & de mille autres sortes de liqueurs formoient des cascades & de petits ruisseaux charmans. Cette plaine étoit couverte d'arbres singuliers;[Pg 443] il y avoit des avenues toutes entières de perdreaux, mieux piqués & mieux cuits que chez la Guerbois, & qui pendoient aux branches; il y avoit d'autres allées de cailles & de lapereaux, de dindons, de poulets, de faisans & d'ortolans; en de certains endroits où l'air paroissoit plus obscur, il y pleuvoit des bisques d'écrevisses, des soupes de santé, des foies gras, des ris de veau mis en ragoûts, des boudins blancs, des saucissons, des tourtes, des pâtés, des confitures sèches & liquides, des louis d'or, des écus, des perles & des diamans. La rareté de cette pluie, & tout ensemble l'utilité, auroient attiré la bonne compagnie, si le gros mouton avoit été un peu plus d'humeur à se familiariser; mais toutes les chroniques qui ont parlé de lui, assurent qu'il gardoit mieux sa gravité qu'un sénateur romain.

Comme l'on étoit dans la plus belle saison de l'année, lorsque Merveilleuse arriva dans ces beaux lieux, elle ne vit point d'autre palais qu'une longue suite d'orangers, de jasmins, de chevrefeuilles & de petites roses muscades, dont les branches entrelacées les unes dans les autres formoient des cabinets, des salles & des chambres toutes meublées de gaze d'or & d'argent, avec de grands miroirs, des lustres & des tableaux admirables.

[Pg 444]

Le maître mouton dit à la princesse qu'elle étoit souveraine dans ces lieux, que depuis quelques années il avoit eu des sujets sensibles de s'affliger & de répandre des larmes, mais qu'il ne tiendrait qu'à elle de lui faire oublier ses malheurs. La manière dont vous en usez, charmant mouton, lui dit-elle, a quelque chose de si généreux, & tout ce que je vois ici me paroît si extraordinaire, que je ne sais qu'en juger.

Elle avoit à peine achevé ces paroles, qu'elle vit paraître devant elle une troupe de nymphes d'une admirable beauté. Elles lui présentèrent des fruits dans des corbeilles d'ambre; mais lorsqu'elle voulut s'approcher d'elles, insensiblement leurs corps s'éloignèrent; elle allongea le bras pour les toucher, elle ne sentit rien, & reconnut que c'étoient des fantômes. Ha! qu'est ceci? s'écria-t-elle? Avec qui suis-je? Elle se prit à pleurer; & le roi Mouton, (car on le nommoit ainsi), qui l'avoit laissée pour quelques momens, étant revenu auprès d'elle, & voyant couler ses larmes, en demeura si éperdu, qu'il pensa mourir à ses pieds.

Qu'avez-vous, belle princesse, lui dit-il? A-t-on manqué dans ces lieux au respect qui vous est dû? Non, lui dit-elle, je ne me plains point, je vous avoue seulement que je[Pg 445] ne suis pas accoutumée à vivre avec les morts & avec les moutons qui parlent. Tout me fait peur ici; & quelque obligation que je vous aie de m'y avoir amenée, je vous en aurai encore davantage de me remettre dans le monde.

Ne vous effrayez point, répliqua le mouton, daignez m'entendre tranquillement, & vous saurez ma déplorable aventure.

Je suis né sur le trône. Une longue suite de rois que j'ai pour aïeux, m'avoit assuré la possession du plus beau royaume de l'univers; mes sujets m'aimoient; j'étois craint & envié de mes voisins, & estimé avec quelque justice. On disoit que jamais roi n'avoit été plus digne de l'être. Ma personne n'étoit pas indifférente à ceux qui me voyoient; j'aimois fort la chasse; & m'étant laissé emporter au plaisir de suivre un cerf qui m'éloigna un peu de tous ceux qui m'accompagnoient, je le vis tout-d'un-coup se précipiter dans un étang; j'y poussai mon cheval avec autant d'imprudence que de témérité; mais en avançant un peu, je sentis, au lieu de la fraîcheur de l'eau, une chaleur extraordinaire; l'étang tarit; & par une ouverture dont il sortoit des feux terribles, je tombai au fond d'un précipice où l'on ne voyoit que des flammes.

[Pg 446]

Je me croyois perdu, lorsque j'entendis une voix qui me dit: Il ne faut pas moins de feux, ingrat, pour échauffer ton cœur. Hé! qui se plaint ici de ma froideur, m'écriai-je? Une personne infortunée, répliqua la voix, qui t'adore sans espoir. En même temps les feux s'éteignirent; je vis une Fée que je connoissois dès ma plus tendre jeunesse, dont l'âge & la laideur m'avoient toujours épouvanté. Elle s'appuyoit sur une jeune esclave d'une beauté incomparable; elle avoit des chaînes d'or qui marquoient assez sa condition. Quel prodige se passe ici, Ragotte, lui dis-je, (c'est le nom de la Fée)? Seroit-ce bien par vos ordres? Hé, par l'ordre de qui donc, répliqua-t-elle? N'as-tu point connu jusqu'à présent mes sentimens? Faut-il que j'aie la honte de m'en expliquer? Mes yeux, autrefois si sûrs de leurs coups, ont-ils perdu tout leur pouvoir? Considère où je m'abaisse, c'est moi qui te fais l'aveu de ma foiblesse; car encore que tu sois un grand roi, tu es moins qu'une fourmi devant une Fée comme moi.

Je suis tout ce qu'il vous plaira, lui dis-je, d'un air & d'un ton impatient; mais enfin, que me demandez-vous? Est-ce ma couronne, mes villes, mes trésors? Ha! malheureux, reprit-elle dédaigneusement, mes marmitons,[Pg 447] quand je voudrai, seront plus puissans que toi. Je demande ton cœur; mes yeux te l'ont demandé mille & mille fois; tu ne les a pas entendus, ou pour mieux dire, tu n'as pas voulu les entendre. Si tu étois engagé avec une autre, continua-t-elle, je te laisserois faire des progrès dans tes amours; mais j'ai eu trop d'intérêt à t'éclairer, pour n'avoir pas découvert l'indifférence qui règne dans ton cœur. Hé bien, aime-moi, ajouta-t-elle, en serrant la bouche pour l'avoir plus agréable, & roulant les yeux, je serai ta petite Ragotte, j'ajouterai vingt royaumes à celui que tu possèdes, cent tours pleines d'or, cinq cent pleines d'argent; en un mot, tout ce que tu voudras.

Madame Ragotte, lui dis-je, ce n'est point dans le fond d'un trou où j'ai pensé être rôti, que je veux faire une déclaration à une personne de votre mérite; je vous supplie, par tous les charmes qui vous rendent aimable, de me mettre en liberté, & puis nous verrons ensemble ce que je pourrai pour votre satisfaction. Ha! traître, s'écria-t-elle, si tu m'aimois, tu ne chercherois point le chemin de ton royaume; dans une grotte, dans une renardière, dans les bois, dans les déserts, tu serois content. Ne crois pas que je sois novice; tu songes à t'esquiver, mais je t'avertis qu'il faut[Pg 448] que tu restes ici; & la première chose que tu feras, c'est de garder mes moutons: ils ont de l'esprit, & parlent pour le moins aussi bien que toi.

En même temps elle s'avança dans la plaine où nous sommes, & me montra son troupeau. Je le considérai peu; cette belle esclave qui étoit auprès d'elle m'avoit semblé merveilleuse; mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte y prenant garde, se jeta sur elle, & lui enfonça un poinçon si avant dans l'œil, que cet objet adorable perdit sur-le-champ la vie. A cette funeste vue, je me jetai sur Ragotte, & mettant l'épée à la main, je l'aurois immolée à des manes si chères, si par son pouvoir elle ne m'eût rendu immobile. Mes efforts étant inutiles, je tombai par terre, & je cherchois les moyens de me tuer pour me délivrer de l'état où j'étois, quand elle me dit avec un sourire ironique: Je veux te faire connoître ma puissance; tu es un lion à présent, tu vas devenir un mouton.

Aussitôt elle me toucha de sa baguette, & je me trouvai métamorphosé comme vous voyez. Je ne perdis point l'usage de la parole, ni les sentimens de douleur que je devois à mon état. Tu seras cinq ans mouton, dit-elle, & maître absolu de ces beaux lieux; pendant[Pg 449] qu'éloignée de toi, & ne voyant plus ton agréable figure, je ne songerai qu'à la haine que je te dois.

Elle disparut. Et si quelque chose avoit pu adoucir ma disgrâce, ç'auroit été son absence. Les moutons parlans, qui sont ici, me reconnurent pour leur roi; ils me racontèrent qu'ils étoient des malheureux qui avoient déplu par plusieurs sujets différens à la vindicative Fée, & qu'elle en avoit composé un troupeau; que leur pénitence n'étoit pas aussi longue pour les uns que pour les autres. En effet, ajouta-t-il, de temps en temps ils redeviennent ce qu'ils ont été, & quittent le troupeau. Pour les autres, ce sont des rivales ou des ennemies de Ragotte, qu'elle a tuées pour un siècle ou pour moins, & qui retourneront ensuite dans le monde. La jeune esclave dont je vous ai parlé est de ce nombre; je l'ai vue plusieurs fois de suite avec plaisir, quoiqu'elle ne me parlât point, & qu'en voulant l'approcher, il me fût fâcheux de connoître que ce n'étoit qu'une ombre; mais ayant remarqué un de mes moutons assidu près de ce petit fantôme, j'ai su que c'étoit son amant, & que Ragotte, susceptible des tendres impressions, avoit voulu le lui ôter.

Cette raison m'éloigna de l'ombre esclave;[Pg 450] & depuis trois ans je n'ai senti aucun penchant pour rien que pour ma liberté.

C'est ce qui m'engage d'aller quelquefois dans la forêt. Je vous y ai vue, belle princesse, continua-t-il, tantôt sur un chariot que vous conduisiez vous-même avec plus d'adresse que le soleil n'en a lorsqu'il conduit les siens, tantôt à la chasse sur un cheval qui sembloit indomptable à tout autre qu'à vous; puis courant légèrement dans la plaine avec les princesses de votre cour, vous gagniez le prix comme une autre Atalante. Ah! princesse, si dans tous ces temps, où mon cœur vous rendoit des vœux secrets, j'avois osé vous parler, que ne vous aurois-je point dit? Mais comment auriez-vous reçu la déclaration d'un malheureux mouton comme moi?

Merveilleuse étoit si troublée de tout ce qu'elle avoit entendu jusqu'alors, qu'elle ne savoit presque plus lui répondre; elle lui fit cependant des honnêtetés qui lui laissèrent quelque espérance, & dit qu'elle avoit moins de peur des ombres, puisqu'elles devoient revivre un jour. Hélas! continua-t-elle, si ma pauvre Patypata, ma chère Grabugeon & le joli Tintin, qui sont morts pour me sauver, pouvoient avoir un sort semblable, je ne m'ennuirois plus ici.

[Pg 451]

Malgré la disgrâce du roi Mouton, il ne laissoit pas d'avoir des privilèges admirables. Allez, dit-il à son grand écuyer (c'étoit un mouton de fort bonne mine), allez querir la moresse, la guenuche & le doguin, leurs ombres divertiront notre princesse. Un instant après, Merveilleuse les vit, & quoiqu'ils ne l'approchassent pas d'assez près pour en être touchés, leur présence lui fut d'une consolation infinie.

Le roi Mouton avoit tout l'esprit & toute la délicatesse qui pouvoit former d'agréables conversations. Il aimoit si passionnément Merveilleuse, qu'elle vint aussi à le considérer, & ensuite à l'aimer. Un joli mouton bien doux, bien caressant, ne laisse pas de plaire, surtout quand on sait qu'il est roi, & que la métamorphose doit finir. Ainsi la princesse passoit doucement ses beaux jours, attendant un sort plus heureux. Le galant mouton ne s'occupoit que d'elle: il faisoit des fêtes, des concerts, des chasses; son troupeau le secondoit, jusqu'aux ombres, elles y jouoient leurs personnages.

Un soir que les courriers arrivèrent, car il envoyoit soigneusement aux nouvelles, & il en savoit toujours des meilleures; on vint lui dire que la sœur aînée de la princesse Merveil[Pg 452]leuse alloit épouser un grand prince, & que rien n'étoit plus magnifique que tout ce qu'on préparoit pour les noces. Ha! s'écria la jeune princesse, que je suis infortunée de ne pas voir tant de belles choses; me voilà sous la terre avec des ombres & des moutons, pendant que ma sœur va paroître parée comme une reine; chacun lui fera sa cour, je serai la seule qui ne prendra point de part à sa joie. De quoi vous plaignez-vous, madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refusé d'aller à la noce? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi parole de revenir; si vous n'y consentez pas, vous m'allez voir expirer à vos pieds; car l'attachement que j'ai pour vous est trop violent pour que je puisse vous perdre sans mourir.


Merveilleuse, attendrie, promit au mouton que rien au monde ne pourroit empêcher son retour. Il lui donna un équipage proportionné à sa naissance; elle s'habilla superbement, & n'oublia rien de tout ce qui pouvoit augmenter sa beauté; elle monta dans un char de nacre de perle, traîné par six hyppogryphes isabelle, nouvellement arrivés des antipodes; il la fit accompagner par un grand nombre d'officiers richement vêtus & admirablement[Pg 453] bien faits; il les avoit envoyés chercher fort loin pour faire le cortège.

Elle se rendit au palais du roi son père, dans le moment qu'on célébroit le mariage; dès qu'elle entra, elle surprit par l'éclat de sa beauté & par celui de ses pierreries tous ceux qui la virent; elle n'entendoit autour d'elle que des acclamations & des louanges; le roi la regardoit avec une attention & un plaisir qui lui fit craindre d'en être reconnue; mais il étoit si prévenu de sa mort, qu'il n'en eut pas la moindre idée.

Cependant l'appréhension d'être arrêtée l'empêcha de rester jusqu'à la fin de la cérémonie; elle sortit brusquement, & laissa un petit coffre de corail, garni d'émeraudes; on voyoit écrit dessus en pointes de diamans: pierreries pour la mariée. On l'ouvrit aussitôt, & que n'y trouva-t-on pas? Le roi, qui avoit espéré de la rejoindre & qui brûloit de la connoître, fut au désespoir de ne la plus voir; il ordonna absolument, que si jamais elle revenoit, on fermât toutes les portes sur elle, & qu'on la retînt.

Quelque courte que fut l'absence de Merveilleuse, elle avoit semblé au mouton de la longueur d'un siècle. Il l'attendoit au bord d'une fontaine, dans le plus épais de la forêt;[Pg 454] il y avoit fait étaler des richesses immenses, pour les lui offrir en reconnoissance de son retour. Dès qu'il la vit, il courut vers elle, sautant & bondissant comme un vrai mouton; il lui fit mille tendres caresses, il se couchoit à ses pieds, il baisoit ses mains, il lui racontoit ses inquiétudes & ses impatiences; sa passion lui donnoit une éloquence dont la princesse étoit charmée.

Au bout de quelque temps, le roi maria sa seconde fille. Merveilleuse l'apprit, & elle pria le mouton de lui permettre d'aller voir, comme elle avoit déjà fait, une fête où elle s'intéressoit si fort. A cette proposition, il sentit une douleur dont il ne fut point le maître, un pressentiment secret lui annonçoit son malheur; mais comme il n'est pas toujours en nous de l'éviter, & que sa complaisance pour la princesse l'emportoit sur tous ses autres intérêts, il n'eut pas la force de la refuser. Vous voulez me quitter, madame, lui dit-il; cet effet de mon malheur vient plutôt de ma mauvaise destinée que de vous. Je consens à ce que vous souhaitez, & je ne puis jamais vous faire un sacrifice plus complet.

Elle l'assura qu'elle tarderoit aussi peu que la première fois; qu'elle ressentiroit vivement tout ce qui pourroit l'éloigner de lui, & qu'elle[Pg 455] le conjuroit de ne se pas inquiéter. Elle se servit du même équipage qui l'avoit déjà conduite, & elle arriva comme la cérémonie commençoit: malgré l'attention que l'on y avoit, sa présence fit élever un cri de joie & d'admiration, qui attira les yeux de tous les princes sur elle; ils ne pouvoient se lasser de la regarder, & ils la trouvoient d'une beauté si peu commune, qu'ils étoient prêts à croire que ce n'étoit pas une personne mortelle.

Le roi se sentit charmé de la revoir; il n'ôta les yeux de sur elle, que pour ordonner que l'on fermât bien toutes les portes pour la retenir. La cérémonie étant sur le point de finir, la princesse se leva promptement, voulant se dérober parmi la foule, mais elle fut extrêmement surprise & affligée de trouver les portes fermées.

Le roi l'aborda avec un grand respect & une soumission qui la rassura. Il la pria de ne leur pas ôter sitôt le plaisir de la voir & d'être du célèbre festin qu'il donnoit aux princes & aux princesses. Il la conduisit dans un sallon magnifique où toute la cour étoit; il prit lui-même un bassin d'or & un vase plein d'eau, pour laver ses belles mains. Dans ce moment, elle ne fut plus maîtresse de son transport, elle se jeta à ses pieds, & embrassant ses genoux:[Pg 456] Voilà mon songe accompli, dit-elle; vous m'avez donné à laver le jour des noces de ma sœur, sans qu'il vous en soit rien arrivé de fâcheux.

Le roi la reconnut avec d'autant moins de peine, qu'il avoit trouvé plus d'une fois qu'elle ressembloit parfaitement à Merveilleuse. Ha! ma chère fille, dit-il, en l'embrassant & versant des larmes, pouvez-vous oublier ma cruauté? J'ai voulu votre mort, parce que je croyois que votre songe signifioit la perte de ma couronne. Il la signifioit aussi, continua-t-il; voilà vos deux sœurs mariées; elles en ont chacune une, & la mienne sera pour vous. Dans le même moment il se leva & la mit sur la tête de la princesse, puis il cria: Vive la reine Merveilleuse; toute la cour cria comme lui: les deux sœurs de cette jeune reine vinrent lui sauter au cou, & lui faire mille caresses. Merveilleuse ne se sentoit pas, tant elle étoit aise: elle pleuroit & rioit tout-à-la-fois; elle embrassoit l'une, elle parloit à l'autre, elle remercioit le roi, & parmi toutes ces différentes choses, elle se souvenoit du capitaine des gardes, auquel elle avoit tant d'obligation, & elle le demandoit avec instance, mais on lui dit qu'il étoit mort; elle ressentit vivement cette perte.

[Pg 457]

Lorsqu'elle fut à table, le roi la pria de raconter ce qui lui étoit arrivé depuis le jour où il avoit donné des ordres si funestes contre elle. Aussitôt elle prit la parole avec une grâce admirable, & tout le monde attentif l'écoutoit.

Mais pendant qu'elle s'oublioit auprès du roi & de ses sœurs, l'amoureux mouton voyoit passer l'heure du retour de la princesse, & son inquiétude devenoit si extrême, qu'il n'en étoit point le maître. Elle ne veut plus revenir, s'écria-t-il, ma malheureuse figure de mouton lui déplaît. Ha! trop infortuné amant, que serai-je sans Merveilleuse? Ragotte, barbare Fée, quelle vengeance ne prends-tu point de l'indifférence que j'ai pour toi? Il se plaignit long-temps, & voyant que la nuit approchoit, sans que la princesse parût, il courut à la ville. Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleuse; mais comme chacun savoit déjà son aventure, & qu'on ne vouloit plus qu'elle retournât avec le mouton, on lui refusa durement de la voir; il poussa des plaintes, & fit des regrets capables d'émouvoir tout autre que les suisses qui gardoient la porte du palais. Enfin, pénétré de douleur, il se jeta par terre & y rendit la vie.

[Pg 458]

Le roi & Merveilleuse ignoroient la triste tragédie qui venoit de se passer. Il proposa à sa fille de monter dans un char, & de se faire voir par toute la ville, à la clarté de mille & mille flambeaux, qui étoient aux fenêtres & dans les grandes places; mais quel spectacle pour elle, de trouver, en sortant de son palais, son cher mouton étendu sur le pavé, qui ne respiroit plus! Elle se précipita du charriot, elle courut vers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que son peu d'exactitude avoit causé la mort du mouton royal. Dans son désespoir, elle pensa mourir elle-même. L'on convint alors que les personnes les plus élevées sont sujettes, comme les autres, aux coups de la fortune, & que souvent elles éprouvent les plus grands malheurs dans le moment où elles se croyent au comble de leurs souhaits.

Souvent les plus beaux dons des cieux
Ne servent qu'à notre ruine:
Le mérite éclatant que l'on demande aux Dieux,
Quelquefois de nos maux est la triste origine.
Le roi mouton eût moins souffert,
S'il n'eût point allumé cette flâme fatale
Que Ragotte vengea sur lui, sur sa rivale:
C'est son mérite qui le perd.
Il devoit éprouver un destin plus propice.
Ragotte & ses présens ne purent rien sur lui,
[Pg 459]
Il haïssoit sans feinte, aimoit sans artifice,
Et ne ressembloit pas aux hommes d'aujourd'hui.
Sa fin même pourra nous paroître fort rare.
Et ne convient qu'au roi Mouton.
On n'en voit point dans ce canton
Mourir quand leur brebis s'égare.

Dona Juana qui se connoissoit en romances, donna de grands applaudissemens à celle-ci; elle plaignit le sort du mouton infortuné, & blâma la paresse de Merveilleuse. Elle n'avoit jamais été de meilleure humeur.


Enfin elle se retira, il étoit l'heure de se mettre à sa toilette; elle consulta tous les miroirs de son appartement avec une attention qu'elle n'avoit peut-être jamais eue; elle s'habilla en diligence; & passant dans la chambre de ses nièces qui sortoient du lit: Que vous êtes paresseuses, leur dit-elle, j'ai déjà vu les pélerins. J'ai entendu la plus jolie romance du monde, & fait cinquante tours dans la maison: si vous étiez charitables, vous m'auriez imitée, & vous n'auriez pas les yeux si bouffis de dormir, voyez les miens comme ils sont éveillés. Isidore & Melanie eurent beaucoup de peine à s'empêcher de rire, car dona Juana les avoit si petits & si creux, que[Pg 460] s'ils eussent été moins rouges, l'on auroit eu, sans exagération, de la peine à les voir.

Elles lui dirent qu'elles avoient mal à la tête, & qu'elles ignoroient qu'elles dussent retourner dans la chambre de ces étrangers. Vous voilà déjà lasses d'eux, reprit Juana, parce que ce ne sont pas de grands seigneurs; pour moi je les aime à cause de leur pauvreté. Se peut-il rien de plus touchant, que de se trouver éloigné de son pays, attaqué par des voleurs, & blessé? J'avoue que cela me pénètre, & que pour leur faire regagner l'argent qu'on leur a pris, je suis résolue de les retenir quelque temps ici, afin de vous montrer tout ce que mon frère avoit envie qu'ils vinssent vous apprendre.

Quoi! madame, s'écria Isidore, vous voulez garder des gens que vous ne connoissez point, qui sont peut-être des ignorans dans leurs professions, & qui nous feront plus aisément oublier ce que nous savons déjà, que de nous enseigner ce que nous ne savons pas? Vous vous êtes opposées à tout ce que je souhaite, mes nièces, dit dona Juana en colère, je ne prétends pas vous donner des maîtres malgré vous, mais tout au moins, vous me permettrez d'en prendre pour moi, je serai bien aise de pouvoir chanter un air[Pg 461] avec quelque petite méthode, & de me remettre à jouer de la guitare; il y a cinquante ans que j'en jouois fort joliment, pour peu que j'étudie, je retrouverai ce que je savois; vous serez bien aises alors de m'entendre.

Comme elle étoit assez ménagère, Isidore crut avoir un moyen sûr de faire renvoyer les pélerins, en lui disant qu'il n'y avoit rien de plus ridicule que de les trouver dans son appartement, chantant ou touchant des instrumens, avec un roquet de cuir, des coquilles, un chapeau affreux & des callebasses, & qu'il falloit donc les habiller. Vous seriez bien aises qu'ils restassent ainsi, reprit-elle, pour en railler; mais votre frère a laissé des habits fort propres, je prétends les leur donner. Mon frère n'est peut-être pas si charitable que vous, madame, ajouta Melanie. Tant pis pour lui, repartit brusquement la vieille, il est de mon devoir de le faire aller en paradis, si je puis: & le moyen le plus sûr, c'est de distribuer des charités à ses dépens.

Elle sortit aussitôt, & ses deux nièces restèrent ensemble. Ha! ma chère sœur, dit Melanie, notre tante perd l'esprit; à son âge, elle veut des maîtres à chanter & à danser, se peut-il rien de plus bizarre? Il est certain qu'elle aime un de ces étrangers: voilà un[Pg 462] prodige dont on ne sauroit s'étonner assez. Que voulez-vous, reprit tristement Isidore, c'est notre malheur qui en est cause; si nous n'avions pas d'intérêt dans cette affaire, elle tourneroit tout autrement; enfin, il faut trouver dans notre courage toutes les forces dont nous avons besoin.

Pendant qu'elles s'habilloient, dona Juana fut livrer une bataille contre le comte, qui vouloit se lever & prendre quelque chose de plus solide que l'eau de poulet qu'elle lui apporta avec des herbes rafraîchissantes & purgatives. A ce dernier mot, il pensa perdre l'esprit, & regardant son cousin de travers: Oui, dit-il, si la poudre de sympathie ne me guérit, dès aujourd'hui je deviendrai fou. Dona Juana le voyant si fâché, se fâcha à son tour, & lui dit qu'il auroit de la peine à retrouver sa santé, qu'elle lui prédisoit une fièvre maligne, que la vivacité de ses yeux en étoit un indice assuré; qu'apparemment il avoit en tête de mourir, qu'elle en avoit fait l'acquit de sa conscience, qu'il se purgeroit ou non, tout comme il voudroit.

Il vit bien à son air sombre qu'elle n'étoit pas contente; il lui répliqua que bien éloigné de vouloir mourir, il n'avoit jamais tant aimé la vie, que depuis qu'elle daignoit s'y intéres[Pg 463]ser; qu'il en souhaitoit la conservation pour lui rendre ses très-humbles services, & pour publier par-tout sa générosité. Elle s'appaisa aisément; & pour lui faire voir qu'elle ne lui vouloit rien donner qu'elle ne prît elle-même; elle avala devant lui le bouillon qui avoit causé leur dispute; elle en pensa crever, tant il fit d'effet; elle commença de s'en appercevoir au bout d'un moment, il fallut qu'elle quittât la partie pour retourner dans sa chambre.

Hé bien! s'écria le comte, dès qu'il ne la vit plus, est-il une furie semblable, & un malheur égal au mien, d'être exposé à tous ses caprices? s'ils durent & que vous n'en deveniez pas l'objet à votre tour, j'en serai au désespoir. Mon cher cousin, dit don Gabriel en riant, vous m'avez bien l'air d'éprouver quelquefois qu'elle s'intéresse plus pour vous que pour moi; mais au fond, auriez-vous été si malade quand vous auriez pris de l'eau de poulet, mêlée de quelques petites drogues purgatives? Oui, dit le comte, en colère, mêlée de l'enfer & de tous les démons: je vous proteste que si je n'avois point vu Melanie, & que je n'eusse pas un grand désir de la revoir, vous auriez beau dire & beau faire, je vous abandonnerais dans votre entreprise. Hélas! continua-t-il, je ne parlois[Pg 464] que trop juste, quand je disois que ce château étoit habité par une Fée; mais j'ajoutois que nous l'avions chassée, & pour mes péchés, nous l'y retenons.

Vous faites d'étranges lamentations, reprit don Gabriel; demeurez en repos, je vous promets que ma poudre vous aura guéri ce soir & que la blessure sera si bien fermée, qu'on n'en verra pas même la cicatrice. Plût au ciel, s'écria le comte, que vous fussiez aussi habile pour les blessures du cœur; car, je vous le répète, je sens bien que celle qu'on me fit hier au soir est profonde & durera long-temps. Que je vous aime, s'écria Ponce de Léon, d'avouer si franchement votre défaite! Vous connoîtrez par expérience que j'ai quelquefois mérité votre pitié, dans le temps où vous aviez grande envie de me la refuser.

L'heure de dîner étant venue, dona Juana ne se trouva pas en état d'aller dans la chambre des pélerins; mais comme l'appréhension que son malade ne mangeât trop la tourmentoit encore plus que la médecine qu'elle avoit prise, elle fit appeler ses nièces pour leur commander d'y mettre ordre. Ne sortez pas de sa chambre, ajouta-t-elle, que son frère ne soit hors de table. Mais, madame, dit Isidore, il me semble que votre aumônier[Pg 465] est bien plus propre que nous à prendre ces sortes de soins; nous l'en chargerons, s'il vous plaît. Quoi! s'écria dona Juana, toujours opposées à mes volontés, sans charité pour les pauvres, sans bonté pour les étrangers, sans obéissance pour votre tante! Elle étoit si en colère, que ses nièces n'attendirent pas tout ce qu'elle vouloit encore leur dire: elles sortirent promptement.

Elles s'arrêtèrent dans une gallerie, qu'il falloit traverser pour se rendre dans la chambre du comte, & se regardant d'un air triste: Se peut-il une bizarrerie semblable à celle de notre tante, dit Isidore à sa sœur? Elle s'obstine à nous faire voir les gens du monde qui nous paroissent les plus dangereux; s'ils avoient de la naissance, du bien & de l'attachement pour nous, elle voudroit nous cacher au fond d'un puits. Mais, ma sœur, interrompit Melanie ce qu'elle en fait n'est pas dans la vue d'exposer notre cœur, je suis sûre qu'elle seroit au désespoir de nous rencontrer en son chemin. Elle prétend que nous ne sommes faites que pour servir ses inclinations: elle aime don Estève; jamais le feu n'a pris plus vîte dans une matière combustible qu'il a pris dans son cœur; elle veut même apprendre à chanter & à jouer de la guitare.[Pg 466] Est-ce qu'on pourroit se défendre d'en mourir de rire, si l'on n'avoit d'ailleurs mille sujets de chagrin?


Ce que vous dites est vrai, reprit Isidore: mais comment nous défendrons-nous de rendre justice au mérite de ces étrangers? Il faut avoir toujours dans l'esprit, continua Melanie, qu'ils sont si fort au-dessous de nous, qu'il est impossible que nos cœurs soient faits les uns pour les autres, & qu'il vaudroit mieux mourir, que d'avoir quelque chose à se reprocher. Elles se trouvèrent dans ce moment si fortifiées contre leur propre penchant, qu'elles entrèrent hardiment dans la chambre des pélerins.


Le comte étoit au lit, moins semblable à un pauvre voyageur, qu'à un homme de qualité; son linge étoit parfaitement beau, ils en avoient une assez bonne provision dans une petite valise; & comme les musiciens sont presque toujours avec des personnes de qualité, ils sont ordinairement fort propres; de manière qu'il ne cacha point ses dentelles, & qu'il laissa voir du ruban de couleur de feu à son cou & à ses manchettes. Don Gabriel avoit quitté aussi sa cape de pélerin, & donné deux coups de peigne à ses cheveux, qui[Pg 467] étoient très-beaux, de sorte qu'il n'attiroit pas moins l'attention que son cousin.

Bien qu'Isidore & sa sœur fussent suivies de leurs femmes, & qu'elles eussent mandé à l'Aumônier de venir, elles ne laissèrent pas de se trouver embarrassées dans la chambre de deux hommes qui n'étoient point leurs proches parens: c'est une chose si extraordinaire en Espagne, qu'il ne falloit pas moins que l'entêtement de leur tante, pour applanir là-dessus toutes les difficultés.

Melanie dit au comte en souriant, que dona Juana s'intéressoit à tel point à sa guérison, qu'elle lui avoit ordonné de le faire mourir de faim, & qu'elle venoit exprès pour l'empêcher de manger. Dona Juana, lui dit-il, en la regardant avec autant de tendresse que de respect, m'empêchera aisément de manger, si elle me l'envoie défendre par vous, madame; mais je doute qu'en vous voyant ma guérison soit bien assurée. Et pour moi, dit don Gabriel à Isidore, je trouve que l'on a ici tant de compassion pour les malades, que je ne crains plus de le devenir. Y sentez-vous quelques dispositions, reprit Melanie avec empressement? Oui, madame, répliqua-t-il, j'ai une inquiétude & un mal de cœur continuel.[Pg 468] Voilà un vrai contre-temps, ajouta Isidore, car nous espérions que vous chanteriez quelqu'un de ces beaux airs qui nous ravirent hier au soir. Ha! madame, reprit-il, je trouverai toujours des forces pour vous obéir; il suffit que vous me commandiez quelque chose. Mais, continua-t-elle, ne pouvons-nous point entendre bientôt don Estève accorder sa harpe avec votre voix? Ce sera dès ce soir, madame, lui dit-il, car ma blessure va si bien, que je me lèverai sans peine. Voici l'heure, continua Melanie, où l'on va vous faire dîner; dès que vous aurez mangé, nous nous retirerons. Quoi! madame, dit le comte en l'interrompant, nous passerons tout le jour sans vous voir? Je vous déclare qu'il me sera impossible de me porter aussi-bien ce soir que je vous l'avois promis. A moins que dona Juana ne prenne en gré de nous renvoyer ici, répondit Isidore, je doute que nous y revenions.

L'on apporta à dîner à don Gabriel; mais il étoit si occupé du plaisir de regarder & d'entendre celle qu'il aimoit, qu'il n'avoit aucun appétit. Dona Melanie le pressoit de manger, & Isidore continuoit de parler au comte; enfin elles crurent qu'elles empêchoient don Gabriel de dîner, & le comte[Pg 469] de se lever. Comme elles étoient moins partisanes du jeûne que leur tante, & qu'elles croyoient que le malade pouvoit avoir besoin de prendre un peu de nourriture, elles se retirèrent.

Cependant Juana, qui songeoit à tout, leur envoya les habits de son neveu; il les avoit fait faire pour la campagne, c'est-à-dire, à la Françoise. Ils ne firent aucune difficulté de les mettre, & riant de tout leur cœur: don Louis, disoient-ils, seroit un habile homme, s'il pouvoit deviner que nous portons à l'heure qu'il est ses habits, & que nous sommes chez lui. Ils plaisantèrent quelque temps là-dessus; mais don Gabriel changeant tout-d'un-coup de discours: Avez-vous remarqué, dit-il, avec quelle indifférence la belle Isidore me traite? Elle daigne à peine me répondre, & j'ai surpris deux ou trois fois ses yeux attachés sur vous d'une manière si obligeante, que je m'estimerois trop heureux si elle m'avoit regardé de même.

Voilà une pure vision, répliqua le comte; mais ce qui n'en est point une, c'est que dona Melanie fait à votre égard ce que vous croyez qu'Isidore fait au mien; elle loue votre voix jusqu'à l'exagération, elle admire tout ce que vous dites. Ha! mon cousin, que[Pg 470] j'appréhende que vous ne fassiez ici deux conquêtes pour une. Je suis de meilleure foi que vous, répondit don Gabriel, car je vous avoue qu'il m'a semblé qu'elle avoit pour moi des manières assez gracieuses, mais Isidore vous en récompense avec usure. Je conclus avec tout cela, dit le comte, que nous ne sommes agréables ni à l'une, ni à l'autre; je n'en serois ni surpris, ni alarmé, continua-t-il aussitôt, l'on ne fait pas tant de progrès en si peu de temps. J'ai une cruelle inquiétude, ajouta Ponce de Léon; c'est que si vous avez toujours l'opiniâtreté de vouloir guérir ce soir, il ne faille partir demain; car sur quel prétexte resterons-nous? Je vous assure, répondit le comte, que je ne prétends plus m'exposer à l'importune charité de dona Juana: si elle avoit voulu vous faire mourir de faim, vous rendre muet, vous livrer à des bourreaux de chirurgiens, & pour comble de disgraces, vous donner son eau de poulet à boire; je suis persuadé que vous y entendriez aussi peu raillerie que moi.

Et vous dites que vous êtes touché des charmes de Melanie, dit Ponce de Léon en le regardant fixement? bon Dieu que votre passion est foible! Cette aimable personne me plairoit infiniment, reprit le comte, si je pou[Pg 471]vois me flatter de lui plaire; mais je vous avoue que quelque bonté qu'elle eût pour moi, je ne saurois demeurer davantage au lit; mettez-vous y à votre tour, jetez les hauts cris, plaignez-vous d'un mal de côté; je dirai que c'est une pleurésie, dona Juana vous fera charitablement saigner jusqu'à vous tuer. Quelque fâché que fût don Gabriel, il ne put s'empêcher de rire d'une telle imagination. J'ai besoin, dit-il, de toutes mes forces pour soutenir la froideur d'Isidore. Pour ne pas perdre les miennes, répliqua le comte, je vais dîner; Ponce de Léon lui tint compagnie, mangea plutôt en voyageur affamé, qu'en homme fort amoureux.

Les deux sœurs se rendirent dans la chambre de Juana pour faire leur cour, en l'informant de la bonne santé des pélerins; la sienne commençoit d'être un peu meilleure, car elle avoit étrangement souffert toute la matinée. Elle leur dit, que s'il étoit vrai que la poudre de sympathie mît si promptement un homme blessé en état de se lever, elle ne se serviroit jamais d'autre chose dans ses maladies; qu'elle en vouloit apprendre le secret, & en faire pour elle & pour tous ses amis. Mais, continua-t-elle, croyez-vous que ce pauvre blessé puisse venir dans ma chambre[Pg 472] sur le soir? Je n'en doute point, madame, lui dit Melanie, il a le meilleur visage du monde; & je suis trompée, s'ils ne font un petit concert pour vous divertir. Que je suis heureuse, s'écria-t-elle, que le hasard ait tourné leurs pas vers ce château! il faut qu'ils y reçoivent de si bons traitemens, qu'ils aient lieu de s'en louer par-tout.

Ses nièces passèrent dans leur appartement, & après avoir dîné, elles s'enfermèrent ensemble. Apprenez-moi de vos nouvelles, dit Melanie à Isidore, quelle est votre situation, êtes-vous plus forte ou plus foible? Je suis la plus malheureuse personne du monde, répondit-elle, je n'ai pas moins de dépit que de honte, de ne pouvoir haïr un homme qui vient troubler mon repos; vous avez remarqué, continua-t-elle, que je parlois peu & que je rêvois beaucoup, j'examinois mes sentimens, &...... Non, je n'en veux plus parler. Elle se tut. Melanie la regarda assez long-temps sans rien répliquer. Vous avez pitié de moi, n'est-il pas vrai, continua Isidore? Quelque pitié que j'aie de vous, repartit Melanie, elle ne sauroit égaler celle que j'ai de moi-même, car je sens mieux la grandeur de mon mal, & je vous crois plus de courage. Ah! ma sœur, de quoi sert le[Pg 473] courage, s'écria Isidore, quand il est combattu par notre inclination? Mais, ajouta Melanie, ne croyez-vous pas que ces étrangers seront ravis de rester céans? Leur fortune est si bornée, dit Isidore, que cela ne me surprendra point. J'ignore s'ils sont riches ou pauvres, ajouta Melanie; ce qui est constant, c'est qu'à juger d'eux par leur personne & par leur esprit, on les prendroit plutôt pour des princes que pour des gens ordinaires. Trève de visions, ma pauvre Melanie, dit Isidore en l'interrompant; ce ne sont que des musiciens, ils nous l'ont appris sans vouloir nous laisser dans une agréable incertitude, & j'admire la sincérité qu'ils ont eue. Je vous proteste, reprit Melanie, que je ne puis les en croire; seroit-ce la première fois que l'on auroit déguisé sa naissance? Non, dit sa sœur, on s'en donne ordinairement une plus illustre qu'elle ne l'est en effet; mais on ne voit point que l'on se dise roturier, lorsqu'on est gentilhomme.

Juana s'étant trouvée beaucoup mieux, elle envoya savoir si les pélerins vouloient venir dans sa chambre, parce qu'elle seroit bien aise de les voir, pourvu que don Estève n'en souffrît pas. A ce compliment, ils s'inquiétèrent l'un & l'autre. Que j'appréhende,[Pg 474] dit don Gabriel, qu'il ne s'agisse de nous congédier, j'ai bien envie de me mettre au lit. Oh! vous avez attendu trop tard, reprit le comte en riant, vous viendrez, mais que ce soit sans crainte; il n'y a aucune apparence, qu'après m'avoir trouvé hier au soir le pouls intercadent, elle veuille nous mettre aujourd'hui à la porte, & je ne me connois point en Virtuosa, ou celle-là n'a point de haine pour nous.


Ainsi don Gabriel rassuré suivit celui qui les étoit venu querir; le comte n'alloit qu'au petit pas, de peur, disoit-il, de faire rouvrir sa blessure. Dès que dona Juana les apperçut, elle prit un air de gaîté dont toutes ses femmes restèrent étonnées; elles les fit placer auprès d'elle, quelques bonnes raisons qu'ils alléguassent pour ne pas prendre cette liberté; elle les pria de lui faire le plaisir de chanter: Le comte ne s'en acquitoit guères moins bien que Ponce de Léon; ayant apperçu une harpe dans le coin de la chambre, il demanda à dona Juana si elle trouveroit bon qu'il en jouât? Elle lui dit qu'elle en seroit ravie. L'on alla par son ordre avertir ses nièces: dès qu'elles furent venues, le comte commença de chanter ces paroles qu'il avoit faites ex[Pg 475]près, pour toucher en leur faveur la pitoyable Juana.

O ciel! banissez nos alarmes,
Arrêtez le cours de nos larmes;
Avec tous nos malheurs,
Finissez nos douleurs.
Dans nos dangers, quelle puissance
Prendra notre défense?
Qui nous délivrera des voleurs furieux
Qui désolent ces lieux?
O ciel! bannissez nos alarmes,
Arrêtez le cours de nos larmes;
Avec tous nos malheurs,
Finissez nos douleurs.

Dona Juana, transportée d'admiration d'entendre chanter si parfaitement le jeune musicien & de connoître en même-temps qu'il étoit poëte, l'interrompit en cet endroit. Par saint-Jacques, protecteur d'Espagne, s'écria-t-elle, vous ne devez plus craindre les voleurs, vous êtes en bonne maison, vous n'en partirez pas sitôt, & lorsque cela arrivera, vous aurez une si grosse escorte, qu'ils auront plus sujet d'avoir peur que vous. A ces mots, les deux pélerins lui firent des révérences & des remercîmens sans compte & sans nombre. Elle les pria de continuer leur concert; & ils le firent de leur mieux.

Il est aisé de croire que les dames étoient[Pg 476] si favorablement prévenues pour les pélerins, qu'elles les entendirent avec un plaisir extrême; mais ils ne laissèrent pas d'être tous mécontens, car leurs yeux & leurs soupirs n'étoient point d'intelligence. Ponce de Léon n'avoit des égards que pour Isidore, elle tournoit les siens vers le comte; celui-ci voyoit Melanie avec un plaisir extrême; Melanie ne pensoit qu'à don Gabriel: & pour dona Juana, elle loua le comte, & le persécuta inutilement, il ne lui dit rien d'obligeant.

Elle se flatta plus que les autres, croyant que c'étoit un effet de son respect, & qu'il n'osoit écouter les mouvemens de son cœur; mais pour nos amans ils ne s'y trompèrent point, & s'affligèrent beaucoup. Dès qu'ils eurent cessé de chanter, elle leur demanda s'ils vouloient entreprendre de lui montrer la musique & à jouer des instrumens, peut-être même, continua-t-elle, que j'apprendrai à danser, dès que je serai guérie d'une goutte sciatique qui me tourmente depuis trente ans, & ne pensez pas que je me rebute, je vous garderai vingt ans s'il le faut. Ils lui dirent qu'elle leur faisoit trop d'honneur, qu'ils accepteroient avec plaisir de passer toute leur vie à son service; mais qu'avant de s'engager, ils la prioient de trouver bon qu'ils écrivis[Pg 477]sent à leur père pour savoir sa volonté. Bien loin de s'y opposer, elle les en loua extrêmement.

Aussitôt elle prit une guitare, & fit quelques accords de ses mains maigres & sèches; les doigts lui trembloient quand elle vouloit tirer le son d'une corde. Il falloit avoir de grandes raisons de ne pas rire, pour ne point éclater, mais le comte, qu'elle n'avoit pas manqué de choisir pour son maître, réprimoit toute sa gaîté, quand il pensoit à l'indifférence de la jeune Melanie. Les deux pélerins ayant fini le concert, se retirèrent parce qu'il étoit déjà fort tard, & les dames entrèrent dans leur appartement.

Isidore voyant sa sœur dans une profonde tristesse; je ne vous demande point, lui dit-elle, ce que vous avez, ma chère Melanie; je juge de l'état de votre cœur par celui du mien. Nous aimons, & comme si ce malheur n'étoit pas assez grand, nous ne trouvons point de reconnoissance dans les sentimens de ces étrangers. Il ne faut pas croire qu'ils soient insensibles pour nous, reprit Melanie; mais par une fatalité sans égale, leurs cœurs ou les nôtres se sont mépris; nous n'aimons point celui qui nous aime, nous aimons celui qui ne nous aime pas. Ah! ma sœur, ah! ma sœur,[Pg 478] interrompit Isidore, que vous avez bien dit; notre cœur s'est mépris: à quoi, grand dieu, s'est-il abaissé! Et devrions-nous être fâchées du contre-temps qui nous arrive? Ce sera un moyen de guérir. Si leur attachement avoit répondu à notre estime, nous aurions eu bien plus de combats à rendre, au lieu que nous nous dirons l'une à l'autre, cessons, cessons de vouloir du bien à des ingrats. Pourquoi les nommez-vous ingrats, s'écria Melanie, ils sont plus à plaindre qu'à blâmer; peut-être même que c'est par politique qu'ils en usent ainsi. La prudence en cet endroit me paroît bien hors d'œuvre, dit Isidore, ils en auroient eu beaucoup de ne marquer aucune passion; mais sitôt qu'ils veulent en témoigner, par quels motifs trahiroient-ils leurs pensées? Non, non, ma chère, c'est une erreur; don Estève vous aime, & don Gabriel ne me hait pas; pour ma tante, elle est une rivale; je ne lui avois vu, en aucun temps, tourner les yeux comme elle les a tournés ce soir; je craignois quelquefois que cela n'allât jusqu'à la convulsion. Hé bien! s'écria Melanie après avoir un peu rêvé, que le dépit fasse ce que la fierté n'a pu faire; puisque ces étrangers ne savent pas nous aimer comme ils le doivent; évitons-les, sans chercher de gaîté de cœur à nous faire souffrir.[Pg 479] Isidore en convint avec elle. Hélas! elles le vouloient l'une & l'autre; il n'étoit plus question que d'en avoir la force.

Ponce de Léon & le comte se plaignoient aussi bien qu'elles de la fatalité de leur destinée. Ils s'estimoient heureux de s'attirer l'attention d'Isidore & de Melanie; mais ils ne vouloient point devenir rivaux, ni changer le premier objet qui les avoit charmés. Ne suis-je pas bien payé, disoit don Gabriel, de la passion que j'ai prise pour Isidore? Quand je la regarde, elle attache les yeux sur vous, il semble qu'elle vous demande raison de la liberté que je prends. Melanie tient la même conduite, répliqua le comte; je n'ai pu encore m'attirer une honnêteté de sa part; à l'entendre, il y a autant de différence entre nous, que du phénix au corbeau. Vous avez vu de quelle manière dona Juana en a pris l'affirmative pour moi. Elle est bien votre partisane, dit Ponce de Léon, & il ne tiendra pas à elle de vous consoler. C'est une augmentation de chagrin qu'il faut que je supporte seul, reprit le comte; car je serai obligé d'avoir une complaisance pour elle, qui ne réjouit point, lorsqu'on a d'ailleurs la tête remplie d'inquiétude.

Il se passa plusieurs jours sans que Ponce de Léon ni le comte hasardassent de déclarer à[Pg 480] Isidore ni à Melanie les sentimens qu'ils avoient pour elles. J'aurois déjà parlé, disoit don Gabriel à son cousin, si je savois ce que je dois espérer de mon aveu. Je ne vois que trop que je ne suis pas aimé de celle que j'aime. Et moi, je n'ose rien dire, répondit le comte; sans compter sur l'indifférence de Melanie, que me puis-je promettre du personnage que je joue? Un musicien est-il né pour une fille de qualité & de mérite? Pourquoi voulez-vous rester plus long-temps inconnu? Commençons par les informer de notre naissance, peut-être qu'elles nous traiteront plus favorablement? Quoi! vous voulez, interrompit Ponce de Léon, ajouter à nos déplaisirs celui d'être rebutés sous notre propre nom? Vous estimez donc votre nom plus que votre cœur, lui dit brusquement le comte, puisque vous ménagez l'un plus que l'autre? Mais enfin vous serez satisfait; je vous ai promis de me conduire par vos lumières, il faut que vous nous tiriez avec honneur de cette affaire-ci. Je crains tout & j'espère peu, répliqua don Gabriel, & quelque utile que vous me soyez, je voudrais pour la moitié de ma vie que vous ne fussiez pas venu ici. Plût au ciel, s'écria le comte; j'étois tranquille, j'étois content, je me serois fort bien passé d'être amoureux. Comme il[Pg 481] achevoit ces mots assez haut, & qu'il entendit du bruit, il eut peur que quelqu'un ne se fût rencontré proche de sa chambre; pour s'en éclaircir, il se leva, & regardant vers la porte, il demeura surpris de voir dona Juana. Elle mit un doigt sur sa bouche, & lui faisant signe de la suivre, elle entra dans la galerie.

Il étoit aisé de connoître à l'air de son visage, qu'il se passoit quelque chose dans son esprit qui l'agitoit. Le comte sentit bien alors que Melanie lui étoit extrêmement chère; il craignoit que Juana n'eût entendu son secret, & qu'elle ne l'obligeât de s'éloigner. Il étoit si troublé, qu'il pensa vingt fois s'accuser lui-même & se faire connoître; enfin il attendit qu'elle parlât.

Vous aimez, lui dit-elle, don Estève; je ne suis point surprise que votre cœur n'ait pas consulté votre raison, & que l'inégalité qui se trouve entre la personne aimée & vous n'ait pu vous rebuter; vous êtes d'un âge où l'ambition ne sied point mal; mais pourquoi faites-vous confidence à votre frère d'une chose que vous devez cacher à tout le monde? La manière dont Juana parloit paroissoit si obligeante, & si éloignée de celle qu'elle auroit eue si elle avoit su que sa nièce étoit l'objet[Pg 482] de cette passion, qu'il commença de douter si elle avoit tout entendu; & ne voulant pas aider à sa condamnation, il poussa un profond soupir sans lui répondre. Je n'entends que trop ce soupir, continua-t-elle en se radoucissant; il devroit me fâcher, si j'étois capable de colère contre vous. Mais enfin, quelles vues pouvez-vous avoir? Une personne de ma naissance ne peut épouser un homme qui lui est inférieur.

Tout le sérieux du comte pensa échouer, quand il connut de quoi il étoit question. Les sentimens du cœur, lui dit-il, ne dépendent pas toujours de nous, Madame; je sais assez à quoi mon malheur me condamne; je mourrai: c'est le seul remède que j'envisage. Vous n'en envisagez point d'autre, reprit-elle en le regardant avec ses petits yeux rouges? En vérité, vous me faites grande pitié; je m'intéresse trop à ce qui vous touche, pour.... Elle alloit s'expliquer en sa faveur, lorsque Melanie entra. Dès qu'elle apperçut le comte avec sa tante, elle voulut s'éloigner, mais Juana l'appelant: Venez, ma nièce, lui dit-elle, écoutez la romance que j'ai promis l'autre jour de conter; je la commençois;...... je l'ai apprise d'une vieille esclave Arabe; elle savoit mille fables de ce vieux Locman, si[Pg 483] célèbre dans tout l'orient, & que l'on tient n'avoir été autre qu'Esope. Ce caractère si naïf & si enfantin qu'ont les romances, ne plaît pas également à tout le monde; beaucoup de bons esprits les regardent comme des ouvrages qui conviennent mieux à des nourrices & à des gouvernantes qu'à des gens délicats. Je ne laisse pas d'être persuadée qu'il y a de l'art dans cette sorte de simplicité, & j'ai connu des personnes de fort bon goût, qui en faisoient quelquefois leur amusement favori. Je n'en suis pas surpris, madame, répliqua le comte, l'esprit se plaît dans la variété. Qui ne voudroit lire ni entendre réciter que des contes, se rendroit ridicule; qui les proposeroit même comme des choses fort grâves, manqueroit de jugement; & qui voudroit toujours les écrire ou les lire d'un style enflé & pompeux, leur ôteroit trop du caractère qui leur est propre; mais je suis persuadé qu'après une occupation sérieuse, l'on peut badiner avec. Il me semble, ajouta Melanie, qui n'avoit pas encore parlé, qu'il ne faut les rendre ni empoulés ni rampans, qu'ils doivent tenir un milieu qui soit plus enjoué que sérieux, qu'il y faut un peu de morale, & surtout les proposer comme une bagatelle où l'auditeur a seul droit de mettre le prix.[Pg 484] Voici une romance des plus simples que je vais vous conter, reprit Juana, vous y mettrez le prix qu'il vous plaira; mais je ne puis m'empêcher de dire que ceux qui les composent sont capables de choses plus importantes, quand ils veulent s'en donner la peine.


FINETTE CENDRON




FINETTE
CENDRON,
CONTE.


Il étoit une fois un roi & une reine qui avoient mal fait leurs affaires. On les chassa de leur royaume. Ils vendirent leurs couronnes pour vivre, puis leurs habits, leurs linges, leurs dentelles & tous leurs meubles, pièce à pièce. Les fripiers étoient las d'acheter, car tous les jours ils vendoient chose nouvelle. Quand le roi & la reine furent bien pauvres, le roi dit à sa femme: Nous voilà hors de notre royaume, nous n'avons plus rien, il faut gagner notre vie & celle de nos[Pg 485] pauvres enfans; avisez un peu ce que nous avons à faire; car jusqu'à présent je n'ai su que le métier de roi, qui est fort doux.

La reine avoit beaucoup d'esprit; elle lui demanda huit jours pour y rêver. Au bout de ce temps, elle lui dit: Sire, il ne faut point nous affliger; vous n'avez qu'à faire des filets dont vous prendrez des oiseaux à la chasse & des poissons à la pêche. Pendant que les cordelettes s'useront, je filerai pour en faire d'autres. A l'égard de nos trois filles, ce sont de franches paresseuses, qui croyent encore être de grandes dames; elles veulent faire les demoiselles. Il faut les mener si loin, si loin, qu'elles ne reviennent jamais; car il seroit impossible que nous pussions leur fournir assez d'habits à leur gré.

Le roi commença de pleurer, quand il vit qu'il falloit se séparer de ses enfans. Il étoit bon père, mais la reine étoit la maîtresse. Il demeura donc d'accord de tout ce qu'elle vouloit; il lui dit, levez-vous demain de bon matin, & prenez vos trois filles, pour les mener où vous jugerez à propos. Pendant qu'ils complotoient cette affaire, la princesse Finette, qui étoit la plus petite des filles, écoutoit par le trou de la serrure; & quand elle eut découvert le dessein de son papa &[Pg 486] de sa maman, elle s'en alla tant vite qu'elle put à une grande grotte fort éloignée de chez eux, où demeuroit la Fée Merluche, qui étoit sa marraine.

Finette avoit pris deux livres de beurre frais, des œufs, du lait & de la farine pour faire un excellent gâteau à sa marraine, afin d'en être bien reçue. Elle commença gaîment son voyage; mais plus elle alloit, plus elle se lassoit. Ses souliers s'usèrent jusqu'à la dernière semelle; & ses petits pieds mignons s'écorchèrent si fort que c'étoit grande pitié; elle n'en pouvoit plus. Elle s'assit sur l'herbe, pleurant.

Par-là passa un beau cheval d'Espagne, tout sellé, tout bridé; il y avoit plus de diamans à sa housse, qu'il n'en faudroit pour acheter trois villes; & quand il vit la princesse, il se mit à paître doucement auprès d'elle; ployant le jarrêt, il sembloit lui faire la révérence; aussitôt elle le prit par la bride: Gentil dada, dit-elle, voudrois-tu bien me porter chez ma marraine la Fée? Tu me feras un grand plaisir, car je suis si lasse que je vais mourir; mais si tu me sers dans cette occasion, je te donnerai de bonne avoine & de bon foin; tu auras de la paille fraîche pour te coucher. Le cheval se baissa presque à terre[Pg 487] devant elle, & la jeune Finette sauta dessus; il se mit à courir si légèrement, qu'il sembloit que ce fût un oiseau. Il s'arrêta à l'entrée de la grotte, comme s'il en avoit su le chemin; & il le savoit bien aussi, car c'étoit Merluche qui, ayant deviné que sa filleule la vouloit venir voir, lui avoit envoyé ce beau cheval.

Quand elle fut entrée, elle fit trois grandes révérences à sa marraine, & prit le bas de sa robe qu'elle baisa; & puis elle lui dit: Bon jour, ma marraine; comment vous portez-vous? voilà du beurre, du lait, de la farine & des œufs que je vous apporte pour vous faire un bon gâteau à la mode de notre pays. Soyez la bien venue, Finette, dit la Fée; venez que je vous embrasse. Elle l'embrassa deux fois, dont Finette resta très-joyeuse; car madame Merluche n'étoit pas une Fée à la douzaine. Elle dit: Çà, ma filleule, je veux que vous soyez ma petite femme-de-chambre; décoiffez-moi & me peignez. La princesse la décoiffa & la peigna le plus adroitement du monde. Je sais bien, dit Merluche, pourquoi vous venez ici; vous avez écouté le roi & la reine qui veulent vous mener perdre, & vous voulez éviter ce malheur. Tenez, vous n'avez qu'à prendre ce peloton,[Pg 488] le fil n'en rompra jamais; vous attacherez le bout à la porte de votre maison, & vous le tiendrez à votre main. Quand la reine vous aura laissée, il vous sera aisé de revenir en suivant le fil.

La princesse remercia sa marraine, qui lui remplit un sac de beaux habits, tous d'or & d'argent. Elle l'embrassa; elle la fit remonter sur le joli cheval, & en deux ou trois momens, il la rendit à la porte de la maisonnette de leurs majestés. Finette dit au cheval: Mon petit ami, vous êtes beau & très-sage; vous allez plus vîte que le soleil; je vous remercie de votre peine; retournez d'où vous venez. Elle entra tout doucement dans la maison, cachant son sac sous son chevet; elle se coucha sans faire semblant de rien. Dès que le jour parut, le roi éveilla sa femme: Allons, allons, madame, lui dit-il, apprêtez-vous pour le voyage. Aussitôt elle se leva, prit ses gros souliers, une juppe courte, une camisole blanche & un bâton. Elle fit venir l'aînée de ses filles qui s'appeloit Fleur-d'Amour, la seconde Belle-de-Nuit, & la troisième Fine-Oreille: c'est pourquoi on la nommoit ordinairement Finette. J'ai rêvé cette nuit, dit la reine, qu'il faut que nous allions voir ma sœur, elle nous régalera bien;[Pg 489] nous mangerons & nous rirons tant que nous voudrons. Fleur-d'Amour, qui se désespéroit d'être dans un désert, dit à sa mère: Allons, madame, où il vous plaira, pourvu que je me promène, il ne m'importe. Les deux autres en dirent autant. Elles prennent congé du roi, & les voilà toutes quatre en chemin. Elles allèrent si loin, si loin, que Fine-Oreille avoit grande peur de n'avoir pas assez de fil; car il y avoit près de mille lieues. Elle marchoit toujours derrière ses sœurs, passant le fil adroitement dans les buissons.

Quand la reine crut que ses filles ne pourroient plus retrouver le chemin, elle entra dans un grand bois, & leur dit: Mes petites brebis, dormez; je serai comme la bergère qui veille autour de son troupeau, crainte que le loup ne le mange. Elles se couchèrent sur l'herbe, & s'endormirent. La reine les quitta, croyant ne les revoir jamais. Finette fermoit les yeux, & ne dormoit pas. Si j'étois une méchante fille, disoit-elle, je m'en irois tout-à-l'heure, & je laisserois mourir mes sœurs ici; car elles me battent & m'égratignent jusqu'au sang. Malgré toutes leurs malices, je ne les veux pas abandonner.

Elle les réveille, & leur conte toute l'histoire; elles se mettent à pleurer, & la prient[Pg 490] de les mener avec elle, qu'elles lui donneront leurs belles poupées, leur petit ménage d'argent, leurs autres jouets & leurs bonbons. Je sais assez que vous n'en ferez rien, dit Finette, mais je n'en serai pas moins bonne sœur; & se levant, elle suivit son fil, & les princesses aussi; de sorte qu'elles arrivèrent presqu'aussitôt que la reine.

En s'arrêtant à la porte, elles entendirent que le roi disoit: J'ai le cœur tout saisi de vous voir revenir seule. Bon, dit la reine, nous étions trop embarrassés de nos filles; encore, dit le roi, si vous aviez ramené ma Finette, je me consolerois des autres, car elles n'aiment rien. Elles frappèrent, toc, toc. Le roi dit, qui va-là? Elles répondirent: ce sont vos trois filles, Fleur-d'Amour, Belle-de-Nuit & Fine-Oreille. La reine se mit à trembler: n'ouvrez pas, disoit-elle, il faut que ce soit des esprits: car il est impossible qu'elles fussent revenues. Le roi étoit aussi poltron que sa femme, & il disoit: vous me trompez, vous n'êtes point mes filles, mais Fine-Oreille, qui étoit adroite, lui dit, mon papa, je vais me baisser, regardez-moi par le trou du chat, & si je ne suis pas Finette, je consens d'avoir le fouet. Le roi regarda comme elle lui avoit dit, & dès qu'il l'eut reconnue,[Pg 491] il leur ouvrit. La reine fit semblant d'être bien aise de les revoir; elle leur dit qu'elle avoit oublié quelque chose, qu'elle l'étoit venu chercher; mais qu'assurément elle les auroit été retrouver. Elles feignirent de la croire, & montèrent dans un beau petit grenier où elles couchoient.

Çà, dit Finette, mes sœurs, vous m'avez promis une poupée, donnez-la moi. Vraiment tu n'as qu'à t'y attendre, petite coquine, dirent-elles, tu es cause que le roi ne nous regrette pas; là-dessus prenant leurs quenouilles, elles la battirent comme plâtre. Quand elles l'eurent bien battue, elle se coucha; & comme elle avoit tant de plaies & de bosses, elle ne pouvoir dormir, elle entendit que la reine disoit au roi: Je les ménerai d'un autre côté, encore plus loin, & je suis certaine qu'elles ne reviendront jamais. Quand Finette entendit ce complot, elle se leva tout doucement pour aller voir encore sa marraine. Elle entra dans le poulailler, elle prit deux poulets & un maître coq, à qui elle tordit le cou, puis deux petits lapins que la reine nourrissoit de choux, pour s'en régaler dans l'occasion; elle mit le tout dans un panier & partit. Mais elle n'eut pas fait une lieue à tâtons, mourant de peur, que le cheval d'Espagne vint au galop, ron[Pg 492]flant & hennissant; elle crut que c'étoit fait d'elle, que quelques gens-d'armes l'alloient prendre. Quand elle vit le joli cheval tout seul, elle monta dessus, ravie d'aller si à son aise: elle arriva promptement chez sa marraine.

Après les cérémonies ordinaires, elle lui présenta les poulets, le coq & les lapins, & la pria de l'aider de ses bons avis, parce que la reine avoit juré qu'elle les méneroit jusqu'au bout du monde. Merluche dit à sa filleule de ne pas s'affliger; elle lui donna un sac tout plein de cendre: Vous porterez le sac devant vous, lui dit-elle, vous le secouerez, vous marcherez sur la cendre, & quand vous voudrez revenir, vous n'aurez qu'à regarder l'impression de vos pas; mais ne ramenez point vos sœurs, elles sont trop malicieuses, & si vous les ramenez, je ne veux plus vous voir. Finette prit congé d'elle, emportant, par son ordre, pour trente ou quarante millions de diamans en une petite boîte, qu'elle mit dans sa poche: le cheval étoit tout prêt, & la rapporta comme à l'ordinaire. Au point du jour, la reine appela les princesses; elles vinrent, & elle leur dit: Le roi ne se porte pas trop bien; j'ai rêvé cette nuit qu'il faut que j'aille lui cueillir des fleurs[Pg 493] & des herbes en un certain pays où elles sont fort excellentes, elles le feront rajeunir; c'est pourquoi allons-y tout-à-l'heure. Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit, qui ne croyoient pas que leur mère eût encore envie de les perdre, s'affligèrent de ces nouvelles. Il fallut pourtant partir; & elles allèrent si loin, qu'il ne s'est jamais fait un si long voyage. Finette, qui ne disoit mot, se tenoit derrière les autres, & secouoit sa cendre à merveille, sans que le vent ni la pluie y gâtassent rien. La reine étant persuadée qu'elles ne pourroient retrouver le chemin, remarqua un soir que ses trois filles étoient bien endormies; elle prit ce temps pour les quitter, & revint chez elle. Quand il fut jour, & que Finette connut que sa mère n'y étoit plus, elle éveilla ses sœurs: Nous voici seules, dit-elle, la reine s'en est allée. Fleur-d'Amour & Belle-de-nuit se prirent à pleurer: elles arrachoient leurs cheveux, & meurtrissoient leur visage à coups de poings. Elles s'écrioient: hélas! qu'allons-nous faire? Finette étoit la meilleure fille du monde; elle eut encore pitié de ses sœurs. Voyez à quoi je m'expose, leur dit-elle; car lorsque ma marraine m'a donné le moyen de revenir, elle m'a défendu de vous enseigner le chemin; & que si je lui[Pg 494] désobéissois, elle ne vouloit plus me voir. Belle-de-Nuit se jette au cou de Finette, autant en fit Fleur-d'Amour; elles la caressèrent si tendrement, qu'il n'en fallut pas davantage pour revenir toutes trois ensemble chez le roi & la reine.

Leurs majestés furent bien surprises de revoir les princesses; ils en parlèrent toute la nuit, & la cadette qui ne se nommoit pas Fine-Oreille pour rien, entendoit qu'ils faisoient un nouveau complot, & que le lendemain, la reine se remettroit en campagne. Elle courut éveiller ses sœurs. Hélas! leur dit-elle, nous sommes perdues, la reine veut absolument nous mener dans quelque désert, & nous y laisser. Vous êtes cause que j'ai fâché ma marraine, je n'ose l'aller trouver, comme je faisois toujours. Elles restèrent bien en peine, & se disoient l'une à l'autre: que ferons-nous, ma sœur, que ferons-nous? Enfin, Belle-de-Nuit dit aux deux autres: Il me faut pas s'embarrasser, la vieille Merluche n'a pas tant d'esprit qu'il n'en reste un peu aux autres: nous n'avons qu'à nous charger de pois; nous les sèmerons le long du chemin & nous reviendrons. Fleur-d'Amour trouva l'expédient admirable; elles se chargèrent de pois, elles remplirent leurs poches; pour[Pg 495] Fine-Oreille, au lieu de prendre des pois, elle prit le sac aux beaux habits, avec la petite boîte de diamans, & dès que la reine les appela pour partir, elles se trouvèrent toutes prêtes.

Elle leur dit, j'ai rêvé cette nuit qu'il y a dans un pays, qu'il n'est pas nécessaire de nommer, trois beaux princes qui vous attendent pour vous épouser; je vais vous y mener, pour voir si mon songe est véritable. La reine alloit devant & ses filles après, qui semoient des pois sans s'inquiéter, car elles étoient certaines de retourner à la maison. Pour cette fois la reine alla plus loin encore qu'elle n'étoit allée: mais pendant une nuit obscure, elle les quitta & revint trouver le roi; elle arriva fort lasse & fort aise de n'avoir plus un si grand ménage sur les bras.

Les trois princesses ayant dormi jusqu'à onze heures du matin se reveillèrent; Finette s'apperçut la première de l'absence de la reine; bien qu'elle s'y fût préparée, elle ne laissa pas de pleurer, se confiant davantage pour son retour à sa marraine la Fée, qu'à l'habileté de ses sœurs. Elle fut leur dire toute effrayée, la reine est partie, il faut la suivre au plus vîte. Taisez-vous, petite babouine, répliqua Fleur-d'Amour, nous trouverons[Pg 496] bien le chemin quand nous voudrons, vous faites ici ma commère l'empressée mal-à-propos. Finette n'osa répliquer. Mais quand elles voulurent retrouver le chemin y il n'y avoit plus ni traces ni sentiers; les pigeons, dont il y a grand nombre en ce pays-là, étoient venus manger les pois; elles se mirent à pleurer jusqu'aux cris. Après avoir resté deux jours sans manger, Fleur-d'Amour dit à Belle-de-Nuit, ma sœur, n'as-tu rien à manger? Non dit-elle; elle dit la même chose à Finette: je n'ai rien non plus, répliqua-t-elle, mais je viens de trouver un gland. Ha! donnez-le moi, dit l'une; donnez-le moi, dit l'autre, chacune le vouloit avoir. Nous ne serons guères rassasiées d'un gland à nous trois, dit Finette; plantons-le, il en viendra un autre qui nous pourra servir; elles y consentirent, quoiqu'il n'y eût guères d'apparence qu'il vînt un arbre dans un pays où il n'y en avoit point, on n'y voyoit que des choux & des laitues, dont les princesses mangeoient; si elles avoient été bien délicates, elles seroient mortes cent fois; elles couchoient presque toujours à la belle étoile; tous les matins & tous les soirs elles alloient tour-à-tour arroser le gland, & lui disoient; croîs, croîs beau gland; il commença de croître à vue d'œil. Quand il[Pg 497] fut un peu grand, Fleur-d'Amour voulut monter dessus, mais il n'étoit pas assez fort pour la porter; elle le sentoit plier sous elle, aussitôt elle descendit; Belle-de-Nuit eut la même aventure; Finette plus légère s'y tint long-temps; & ses sœurs lui demandèrent, ne vois-tu rien ma sœur? Elle leur répondit, non, je ne vois rien. Ah! c'est que le chêne n'est pas assez haut, disoit Fleur-d'Amour; de sorte qu'elles continuoient d'arroser le gland & de lui dire, croîs, croîs beau gland. Finette ne manquoit jamais d'y monter deux fois par jour: un matin qu'elle y étoit, Belle-de-Nuit dit à Fleur-d'Amour, j'ai trouvé un sac que notre sœur nous a caché; qu'est-ce qu'il peut y avoir dedans? Fleur-d'Amour répondit, elle m'a dit que c'étoit de vieilles dentelles qu'elle raccommode, & moi, je crois que c'est du bonbon, ajouta Belle-de-Nuit; elle étoit friande, & voulut y voir; elle y trouva effectivement toutes les dentelles du roi & de la reine, mais elles servoient à cacher les beaux habits de Finette & la boîte de diamans. Hé bien! se peut-il une plus grande petite coquine, s'écria-t-elle, il faut prendre tout pour nous, & mettre des pierres à la place, elles le firent promptement. Finette revint sans s'appercevoir de la[Pg 498] malice de ses sœurs, car elle ne s'avisoit pas de se parer dans un désert; elle ne songeoit qu'au chêne, qui devenoit le plus beau de tous les chênes.

Une fois qu'elle y monta & que ses sœurs, selon leur coutume, lui demandèrent si elle ne découvroit rien, elle s'écria, je découvre une grande maison, si belle, si belle que je ne saurois assez le dire; les murs en sont d'émeraudes & de rubis, le toît de diamans: elle est toute couverte de sonnettes d'or, les girouettes vont & viennent comme le vent. Tu mens, disoient-elles, cela n'est pas si beau que tu le dis. Croyez-moi, répondit Finette, je ne suis pas menteuse, venez-y plutôt voir vous-mêmes, j'en ai les yeux tout éblouis. Fleur-d'Amour monta sur l'arbre: quand elle eut vu le château, elle ne s'en pouvoit taire. Belle-de-Nuit qui étoit fort curieuse, ne manqua pas de monter à son tour, elle demeura aussi ravie que ses sœurs; certainement, dirent-elles, il faut aller à ce palais, peut-être que nous y trouverons de beaux princes qui seront trop heureux de nous épouser. Tant que la soirée fut longue, elles ne parlèrent que de leur dessein, elles se couchèrent sur l'herbe; mais lorsque Finette leur parut fort endormie; Fleur-d'Amour dit à[Pg 499] Belle-de-Nuit, savez-vous ce qu'il faut faire, ma sœur; levons-nous & nous habillons des riches habits que Finette a apportés. Vous avez raison, dit Belle-de-Nuit; elles se levèrent donc, se frisèrent, se poudrèrent, puis elles mirent des mouches, & les belles robes d'or & d'argent toutes couvertes de diamans; il n'a jamais été rien de si magnifique.

Finette ignoroit le vol que ses méchantes sœurs lui avoient fait, elle prit son sac dans le dessein de s'habiller, mais elle demeura bien affligée de ne trouver que des cailloux; elle appercevoit en même-temps ses sœurs qui s'étoient accommodées comme des soleils. Elle pleura & se plaignit de la trahison qu'elles lui avoient faite; & elles d'en rire & de se moquer. Est-il possible, leur dit-elle, que vous ayez le courage de me mener au château sans me parer & me faire belle? Nous n'en avons pas trop pour nous, répliqua Fleur-d'Amour, tu n'auras que des coups si tu nous importunes. Mais, continua-t-elle, ces habits que vous portez sont à moi, ma marraine me les a donnés, ils ne vous doivent rien. Si tu parles davantage, dirent-elles, nous allons t'assommer, & nous t'enterrerons sans que personne le sache. La pauvre Finette n'eut garde de les agacer; elle les suivoit douce[Pg 500]ment & marchoit un peu derrière, ne pouvant passer que pour leur servante.

Plus elles approchoient de la maison, plus elle leur sembloit merveilleuse. Ha! disoient Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit, que nous allons nous bien divertir! que nous ferons bonne chère, nous mangerons à la table du roi, mais pour Finette elle lavera les écuelles dans la cuisine, car elle est faite comme une souillon, & si l'on demande qui elle est, gardons-nous bien de l'appeler notre sœur: il faudra dire que c'est la petite vachère du village. Finette, qui étoit pleine d'esprit & de beauté, se désespéroit d'être si maltraitée. Quand elles furent à la porte du château, elles frappèrent: aussitôt une vieille femme épouvantable leur vint ouvrir; elle n'avoit qu'un œil au milieu du front, mais il étoit plus grand que cinq ou six autres, le nez plat, le teint noir & la bouche si horrible, qu'elle faisoit peur; elle avoit quinze pieds de haut & trente de tour. O malheureuses! qui vous amène ici, leur dit-elle? Ignorez-vous que c'est le château de l'ogre, & qu'à peine pouvez-vous suffire pour son déjeûné; mais je suis meilleure que mon mari; entrez, je ne vous mangerai pas tout d'un coup, vous aurez la consolation de vivre deux ou trois jours[Pg 501] davantage. Quand elles entendirent l'ogresse parler ainsi, elles s'enfuirent, croyant se pouvoir sauver, mais une seule de ses enjambées en valoit cinquante des leurs; elle courut après & les reprit, les unes par les cheveux, les autres par la peau du cou; & les mettant sous son bras, elle les jeta toutes trois dans la cave, qui étoit pleine de crapauds & de couleuvres, & l'on ne marchoit que sur les os de ceux qu'ils avoient mangés.

Comme elle vouloit croquer sur le champ Finette, elle fut querir du vinaigre, de l'huile & du sel pour la manger en salade; mais elle entendit venir l'ogre, & trouvant que les princesses avoient la peau blanche & délicate, elle résolut de les manger toute seule, & les mit promptement sous une grande cuve où elles ne voyoient que par un trou.

L'ogre étoit six fois plus haut que sa femme; quand il parloit, la maison trembloit, & quand il toussoit, il sembloit des éclats de tonnerre; il n'avoit qu'un grand vilain œil, ses cheveux étoient tout hérissés, il s'appuyoit sur une bûche dont il avoit fait une canne; il avoit dans sa main un panier couvert; il en tira quinze petits enfans qu'il avoit volés par les chemins, & qu'il avala comme quinze œufs frais. Quand les trois princesses le virent, elles[Pg 502] trembloient sous la cuve, elles n'osoient pleurer bien haut, de peur qu'il ne les entendît; mais elles s'entredisoient tout bas: il va nous manger toutes en vie, comment nous sauverons-nous? L'ogre dit à sa femme: Vois-tu, je sens char-frache, je veux que tu me la donnes. Bon, dit l'ogresse, tu crois toujours sentir char-frache, & ce sont tes moutons qui sont passés par-là. Oh, je ne me trompe point, dit l'ogre, je sens char-frache assurément; je vais chercher par-tout. Cherche, dit-elle, & tu ne trouveras rien. Si je trouve, répliqua l'ogre, & que tu me le caches, je te couperai la tête pour en faire une boule. Elle eut peur de cette menace, & lui dit, ne te fâches point, mon petit ogrelet, je vais te déclarer la vérité. Il est venu aujourd'hui trois jeunes filles que j'ai prises, mais ce seroit dommage de les manger, car elles savent tout faire. Comme je suis vieille, il faut que je me repose; tu vois que notre belle maison est fort mal-propre, que notre pain n'est pas cuit, que la soupe ne te semble plus si bonne, & que je ne te parois plus si belle, depuis que je me tue de travailler; elles seront mes servantes; je te prie, ne les mange pas à présent; si tu en as envie quelque jour, tu en seras assez le maître.

[Pg 503]

L'ogre eut bien de la peine à lui promettre de ne les pas manger tout-à-l'heure. Il disoit, laisse-moi faire, je n'en mangerai que deux. Non, tu n'en mangeras pas. Hé bien, je ne mangerai que la plus petite. Et elle disoit, non, tu n'en mangeras pas une. Enfin après bien des contestations, il lui promit de ne les pas manger. Elle pensoit en elle-même, quand il ira à la chasse, je les mangerai, & je lui dirai qu'elles se sont sauvées.

L'ogre sortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui; les pauvres filles étoient presque mortes de peur, l'ogresse les rassura; & quand il les vit, il leur demanda ce qu'elles savoient faire? Elles répondirent qu'elles savoient balayer, qu'elles savoient coudre & filer à merveille, qu'elles faisoient de si bons ragoûts, que l'on mangeoit jusques aux plats, que pour du pain, des gâteaux & des pâtés, l'on en venoit chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L'ogre étoit friand, il dit: çà, çà, mettons vîte ces bonnes ouvrières en besogne; mais, dit-il à Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu savoir s'il est assez chaud? Monseigneur, répliqua-t-elle, j'y jette du beurre, & puis j'y goûte avec la langue. Hé bien, dit-il, allume donc le four. Ce four étoit aussi grand qu'une[Pg 504] écurie, car l'ogre & l'ogresse mangeoient plus de pain que deux armées. La princesse y fit un feu effroyable, il étoit embrasé comme une fournaise, & l'ogre qui étoit présent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux & cent petits cochons de lait. Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit accommodoient la pâte. Le maître ogre dit, hé bien, le four est-il chaud? Finette répondit, monseigneur, vous l'allez voir. Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, & puis elle dit, il faut tâter avec la langue, mais je suis trop petite. Je suis grand, dit l'ogre, & se baissant, il s'enfonça si avant qu'il ne pouvoit plus se retirer, de sorte qu'il brûla jusqu'aux os. Quand l'ogresse vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendres des os de son mari.

Fleur-d'Amour Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la consolèrent de leur mieux; mais elles craignoient que sa douleur ne s'appaisât trop tôt, & que l'appétit lui venant, elle ne les mît en salade, comme elle avoit déjà pensé faire. Elles lui dirent, prenez courage, Madame, vous trouverez quelque roi ou quelque marquis, qui seront heureux de vous épouser; elle sourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt.[Pg 505] Lorsqu'elles la virent de bonne humeur, Finette lui dit, si vous vouliez quitter ces horribles peaux d'ours, dont vous êtes habillée, vous mettre à la mode, nous vous coifferions à merveille, vous seriez comme un astre. Voyons, dit-elle, comme tu l'entends; mais assure-toi que s'il y a quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair à pâté. Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent son bonnet, & se mirent à la peigner & la friser; en l'amusant de leur caquet, Finette prit une hache, & lui donna par derrière un si grand coup, qu'elle sépara son corps d'avec sa tête.

Il ne fut jamais une telle allégresse; elles montèrent sur le toît de la maison pour se divertir à sonner les clochettes d'or, elles furent dans toutes les chambres, qui étoient de perles & de diamans, & les meubles si riches qu'elles mouroient de plaisir; elles rioient & chantoient, rien ne leur manquoit, du bled, des confitures, des fruits & des poupées en abondance. Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit se couchèrent dans des lits de brocard & de velours, & s'entredirent: nous voilà plus riches que n'étoit notre père quand il avoit son royaume, mais il nous manque d'être mariées, il ne viendra personne ici, cette mai[Pg 506]son passe assurément pour un coupe-gorge, car on ne sait point la mort de l'ogre & de l'ogresse. Il faut que nous allions à la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beaux habits; & nous n'y serons pas long-temps sans trouver de bons financiers qui seront bien aises d'épouser des princesses.

Dès qu'elles furent habillées, elles dirent à Finette qu'elles alloient se promener, qu'elle demeurât à la maison à faire le ménage & la lessive, & qu'à leur retour tout fût net & propre; que si elle y manquoit, elles l'assommeroient de coups. La pauvre Finette qui avoit le cœur serré de douleur, resta seule au logis, balayant, nettoyant, lavant sans se reposer, & toujours pleurant. Que je suis malheureuse! disoit-elle, d'avoir désobéi à ma marraine, il m'en arrive toutes fortes de disgraces; mes sœurs m'ont volé mes riches habits; ils servent à les parer; sans moi, l'ogre & sa femme se porteroient encore bien; de quoi me profite de les avoir fait mourir? N'aimerois-je pas autant qu'ils m'eussent mangée que de vivre comme je vis? Quand elle avoit dit cela, elle pleuroit à étouffer, puis ses sœurs arrivoient chargées d'oranges de Portugal, de confitures, de sucre, & elles lui disoient: Ah! que nous venons d'un beau bal! qu'il y avoit de monde![Pg 507] le fils du roi y dansoit; l'on nous a fait mille honneurs: allons, viens nous déchausser & nous décrotter, car c'est-là ton métier. Finette obéissoit; & si par hasard elle vouloit dire un mot pour se plaindre, elles se jetoient sur elle, & la battoient à la laisser pour morte.

Le lendemain encore elles retournoient & revenoient conter des merveilles. Un soir que Finette étoit assise proche du feu sur un monceau de cendres, ne sachant que faire, elle cherchoit dans les fentes de la cheminée; & cherchant ainsi elle trouva une petite clef si vieille & si crasseuse, qu'elle eut toutes les peines du monde à la nettoyer. Quand elle fut claire, elle connut qu'elle étoit d'or, & pensa qu'une clef d'or devoit ouvrir un beau petit coffre; elle se mit aussitôt à courir par toute la maison, essayant la clef aux serrures, & enfin elle trouva une cassette qui étoit un chef-d'œuvre. Elle l'ouvrit: il y avoit dedans des habits, des diamans, des dentelles, du linge, des rubans pour des sommes immenses: elle ne dit mot de sa bonne fortune; mais elle attendit impatiemment que ses sœurs sortissent le lendemain. Dès qu'elle ne les vit plus, elle se para, de sorte qu'elle étoit plus belle que le soleil & la lune.

Ainsi ajustée, elle fut au même bal où ses[Pg 508] sœurs dansoient; & quoiqu'elle n'eût point de masque, elle étoit si changée en mieux, qu'elles ne la reconnurent pas. Dès qu'elle parut dans l'assemblée, il s'éleva un murmure de voix, les unes d'admiration, & les autres de jalousie. On la prit pour danser, elle surpassa toutes les dames à la danse, comme elle les surpassoit en beauté. La maîtresse du logis vint à elle, & lui ayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire comment elle s'appeloit, afin de ne jamais oublier le nom d'une personne si merveilleuse. Elle lui répondit civilement qu'on la nommoit Cendron. Il n'y eut point d'amant qui ne fût infidelle à sa maîtresse pour Cendron, point de poëte qui ne rimât en Cendron; jamais petit nom ne fit tant de bruit en si peu de temps; les échos ne répétoient que les louanges de Cendron; l'on n'avoit pas assez d'yeux pour la regarder, assez de bouche pour la louer.

Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit, qui avoient fait d'abord grand fracas dans les lieux où elles avoient paru, voyant l'accueil que l'on faisoit à cette nouvelle venue, en crevoient de dépit; mais Finette se démêloit de tout cela de la meilleure grâce du monde; il sembloit, à son air, qu'elle n'étoit faite que pour commander.[Pg 509] Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit, qui ne voyoient leur sœur qu'avec de la suie de cheminée sur le visage, & plus barbouillée qu'un petit chien, avoient si fort perdu l'idée de sa beauté, qu'elles ne la reconnurent point du tout; elles faisoient leur cour à Cendron comme les autres. Dès qu'elle voyoit le bal prêt à finir, elle sortoit vite, revenoit à la maison, se déshabilloit en diligence, reprenoit ses guenilles; & quand ses sœurs arrivoient: Ah! Finette, nous venons de voir, lui disoient-elles, une jeune princesse qui est toute charmante; ce n'est pas une guenuche comme toi; elle est blanche comme la neige, plus vermeille que les roses; ses dents sont de perles, ses lèvres de corail; elle a une robe qui pèse plus de mille livres, ce n'est qu'or & diamans: qu'elle est belle! qu'elle est aimable! Finette répondoit entre ses dents: Ainsi j'étois, ainsi j'étois. Qu'est-ce que tu bourdonnes, disoient-elles? Finette répliquoit encore plus bas: Ainsi j'étois. Ce petit jeu dura long-temps; il n'y eut presque pas de jour que Finette ne changeât d'habits, car la cassette étoit Fée, & plus on y en prenoit, plus il en revenoit, & si fort à la mode, que les dames ne s'habilloient que sur son modèle.

Un soir que Finette avoit plus dansé qu'à[Pg 510] l'ordinaire, & qu'elle avoit tardé assez tard à se retirer, voulant réparer le temps perdu & arriver chez elle un peu avant ses sœurs, en marchant de toute sa force, elle laissa tomber une de ses mules, qui étoit de velours rouge, toute brodée de perles. Elle fit son possible pour la retrouver dans le chemin; mais le temps étoit si noir, qu'elle prit une peine inutile; elle rentra au logis, un pied chaussé & l'autre nud.


Le lendemain le prince Chéri, fils aîné du roi, allant à la chasse, trouve la mule de Finette; il la fait ramasser, la regarde, en admire la petitesse & la gentillesse, la tourne, retourne, la baise, la chérit & l'emporte avec lui. Depuis ce jour-là, il ne mangeoit plus, il devenoit maigre & changé, jaune comme un coing, triste, abattu. Le roi & la reine, qui l'aimoient éperduement, envoyoient de tous côtés pour avoir de bon gibier & des confitures; c'étoit pour lui moins que rien; il regardoit tout cela sans répondre à la reine quand elle lui parloit. L'on envoya querir des médecins partout, même jusqu'à Paris & à Montpellier. Quand ils furent arrivés, on leur fit voir le prince, & après l'avoir considéré trois jours & trois nuits sans le perdre de vue,[Pg 511] ils conclurent qu'il étoit amoureux, & qu'il mourroit si l'on n'y apportoit remède.

La reine, qui l'aimoit à la folie, pleuroit à fondre en eau, de ne pouvoir découvrir celle qu'il aimoit, pour la lui faire épouser. Elle amenoit dans sa chambre les plus belles dames, il ne daignoit pas les regarder. Enfin elle lui dit une fois: Mon cher fils, tu veux nous faire étouffer de douleur, car tu aimes, & tu nous cache tes sentimens; dis-nous qui tu veux, & nous te la donnerons, quand ce ne seroit qu'une simple bergère. Le prince, plus hardi par les promesses de la reine, tira la mule de dessous son chevet, & l'ayant montrée: Voilà, madame, lui dit-il, ce qui cause mon mal; j'ai trouvé cette petite pouponne, mignonne, jolie mule en allant à la chasse; je n'épouserai jamais que celle qui pourra la chausser. Hé bien, mon fils, dit la reine, ne t'afflige point, nous la ferons chercher. Elle fut dire au roi cette nouvelle; il demeura bien surpris, & commanda en même temps que l'on fût avec des tambours & des trompettes, annoncer que toutes les filles & les femmes vinssent pour chausser la mule, & que celle à qui elle seroit propre, épouseroit le prince. Chacune ayant entendu de quoi il étoit question, se décrassa les pieds avec tou[Pg 512]tes sortes d'eaux, de pâtes & de pommades. Il y eut des dames qui se les firent peler, pour avoir la peau plus belle; d'autres jeûnoient ou se les écorchoient, afin de les avoir plus petits. Elles alloient en foule essayer la mule, une seule ne la pouvoit mettre; & plus il en venoit inutilement, plus le prince s'affligeoit.

Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit se firent un jour si braves, que c'étoit une chose étonnante. Où allez-vous donc, leur dit Finette? Nous allons à la grande ville, répondirent-elles, où le roi & la reine demeurent, essayer la mule que le fils du roi a trouvée; car si elle est propre à l'une de nous deux, il l'épousera, & nous serons reines. Et moi, dit Finette, n'irai-je point? Vraiment, dirent-elles, tu es un bel oison bridé: va, va arroser nos choux, tu n'es propre à rien.

Finette songea aussitôt qu'elle mettroit ses plus beaux habits, & qu'elle iroit tenter l'aventure comme les autres, car elle avoit quelque petit soupçon qu'elle y auroit bonne part; ce qui lui faisoit de la peine, c'est qu'elle ne savoit pas le chemin, le bal où l'on alloit danser n'étoit point dans la grande ville. Elle s'habilla magnifiquement; sa robe[Pg 513] étoit de satin bleu, toute couverte d'étoiles & de diamans; elle avoit un soleil sur la tête, une pleine lune sur le dos; tout cela brilloit si fort, qu'on ne la pouvoit regarder sans clignoter les yeux. Quand elle ouvrit la porte pour sortir, elle resta bien étonnée de trouver le joli cheval d'Espagne qui l'avoit portée chez sa marraine. Elle le caressa & lui dit: Sois le bien-venu, mon petit dada; je suis obligée à ma marraine Merluche. Il se baissa; elle s'assit dessus comme une nymphe. Il étoit tout couvert de sonnettes d'or & de rubans; sa housse & sa bride n'avoient point de prix; Finette étoit trente fois plus belle que la belle Hélène.

Le cheval d'Espagne alloit légèrement, ses sonnettes faisoient din, din, din. Fleur-d'Amour & Belle-de-Nuit les ayant entendues, se retournèrent & la virent venir; mais dans ce moment quelle fut leur surprise? Elles la reconnurent pour être Finette Cendron. Elles étoient fort crottées, leurs beaux habits étoient couverts de boue: Ma sœur, s'écria Fleur-d'Amour, en parlant à Belle-de-Nuit, je vous proteste que voici Finette Cendron; l'autre s'écria tout de même, & Finette passant près d'elles, son cheval les éclaboussa, & leur fit un masque de crotte: elle se prit à[Pg 514] rire, & leur dit: Altesses, Cendrillon vous méprise autant que vous le méritez; puis passant comme un trait, la voilà partie. Belle-de-Nuit & Fleur-d'Amour s'entre-regardèrent; est-ce que nous rêvons, disoient-elles? qui est-ce qui peut avoir fourni des habits & un cheval à Finette? Quelle merveille! le bonheur lui en veut, elle va chausser la mule, & nous n'aurons que la peine d'un voyage inutile.

Pendant qu'elles se désespéroient, Finette arrive au palais; dès qu'on la vit, chacun crut que c'étoit une reine, les gardes prennent leurs armes, l'on bat le tambour, l'on sonne la trompette, l'on ouvre toutes les portes, & ceux qui l'avoient vue au bal, alloient devant elle, disant: place, place, c'est la belle Cendron, c'est la merveille de l'univers. Elle entre avec cet appareil dans la chambre du prince mourant; il jette les yeux sur elle, & demeure charmé, souhaitant qu'elle eût le pied assez petit pour chausser la mule: elle la mit tout-d'un-coup & montra la pareille, qu'elle avoit apportée exprès. En même-temps l'on crie: vive la princesse Chérie, vive la princesse qui sera notre reine. Le prince se leva de son lit, il vint lui baiser les mains, elle le trouva beau &[Pg 515] plein d'esprit: il lui fit mille amitiés. L'on avertit le roi & la reine, qui accoururent; la reine prend Finette entre ses bras, l'appelle sa fille, sa mignonne, sa petite reine, lui faisant des présens admirables, sur lesquels le roi libéral renchérit encore. L'on tire le canon; les violons, les musettes, tout joue; l'on ne parle que de danser & de se réjouir.

Le roi, la reine & le prince prient Cendron de se laisser marier. Non, dit-elle, il faut avant que je vous conte mon histoire: ce qu'elle fit en quatre mots. Quand ils surent qu'elle étoit née princesse, c'étoit bien une autre joie, il tint à peu qu'ils n'en mourussent; mais lorsqu'elle leur dit le nom du roi son père, de la reine sa mère, ils reconnurent que c'étoient eux qui avoient conquis leur royaume: ils le lui annoncèrent, & elle jura qu'elle ne consentiroit point à son mariage, qu'ils ne rendissent les états de son père; ils le lui promirent; car ils avoient plus de cent royaumes, un de moins n'étoit pas une affaire.

Cependant Belle-de-Nuit & Fleur-d'Amour arrivèrent. La première nouvelle fut que Cendron avoit mis la mule; elles ne savoient que faire, ni que dire, elles vouloient s'en retourner sans la voir; mais quand elle sut[Pg 516] qu'elles étoient là, elle les fit entrer, & au lieu de leur faire mauvais visage, & de les punir comme elles le méritoient, elle se leva, & fut au-devant d'elles les embrasser tendrement, puis elle les présenta à la reine, lui disant: Madame, ce sont mes sœurs qui sont fort aimables, je vous prie de les aimer. Elles demeurèrent si confuses de la bonté de Finette, qu'elles ne pouvoient proférer un mot. Elle leur promit qu'elles retourneroient dans leur royaume, que le prince le vouloit rendre à leur famille. A ces mots, elles se jetèrent à genoux devant elle, pleurant de joie.

Les noces furent les plus belles que l'on eût jamais vues. Finette écrivit à sa marraine, & mit sa lettre avec de grands présens sur le joli cheval d'Espagne, la priant de chercher le roi & la reine, de leur dire son bonheur, & qu'ils n'avoient qu'à retourner dans leur royaume.

La Fée Merluche s'acquitta fort bien de cette commission. Le père & la mère de Finette revinrent dans leurs états, & ses sœurs furent reines aussi-bien qu'elle.

Pour tirer d'un ingrat une noble vengeance,
De la jeune Finette imite la prudence,
Ne cesse point sur lui de verser des bienfaits;
Tous tes présens & tes services
[Pg 517]
Sont autant de vengeurs secrets,
Qui dans son cœur troublé préparent des supplices.
Belle-de-Nuit & Fleur-d'Amour
Sont plus cruellement punies,
Quand Finette leur fait des grâces infinies,
Que si l'Ogre cruel leur ravissoit le jour;
Suis donc en tout temps sa maxime,
Et songe en ton ressentiment,
Que jamais un cœur magnanime
Ne sauroit se venger plus généreusement.

Il est aisé de s'imaginer combien, par complaisance, le comte & Melanie se récrièrent sur la romance; il n'en avoit jamais été une si galante & surtout si bien racontée. Juana étoit ravie; vous voyez, ajouta-t-elle, qu'elle est aussi jolie que celle de don Gabriel. O! Madame, dit le comte, rien n'égale la vôtre. Il se seroit étendu davantage sur des louanges qui la réjouissoient fort, si on ne l'eût avertie que l'Archevêque de Compostelle venoit d'arriver & qu'il étoit déjà dans son appartement.

Elle se hâta de l'aller recevoir; Melanie vouloit la suivre, le comte ne put s'empêcher de la retenir. Vous m'allez trouver bien hardi, lui dit-il, madame, je ne vous arrête que pour vous parler de ma respectueuse passion. Oui, madame, je vous aime; il s'arrêta en cet en[Pg 518]droit; reprenant ensuite la parole, vous rougissez d'un aveu si hardi; mais ne jugez pas du cœur que je vous offre par mon peu de fortune; je suis certain qu'elle feroit des miracles en ma faveur, si vous aviez quelques bontés pour moi. Trève de visions, don Estève, lui dit-elle, en le regardant d'un air plein de mépris, le mieux qui vous puisse arriver de votre témérité, c'est que je la taise, & que je vous regarde à l'avenir comme un insensé. Le comte demeura frappé comme d'un coup de foudre; il fut sur le point de lui répliquer, que si don Gabriel lui avoit parlé dans les mêmes termes, elle n'auroit pas répondu avec tant d'aigreur. Il surmonta son dépit, & n'osa l'empêcher de sortir de la galerie.

Il s'y promenoit à grands pas, rêvant à son aventure, quand don Gabriel, inquiet de ce que dona Juana lui vouloit, vint le trouver; & le chagrin qui paroissoit sur son visage ne l'alarma pas médiocrement. Apprenez-moi notre destinée, lui dit-il. Je ne sais rien de la vôtre, répliqua le comte d'un air chagrin; pour la mienne, je n'ai pas assurément lieu d'en être satisfait. Melanie vient de me traiter comme un misérable; elle se retranche sur l'obscurité de ma naissance, mais c'est vous qui me mettez mal auprès d'elle. Hé! mon cousin, répliqua[Pg 519] Ponce de Léon, suis-je mieux dans mes affaires? Isidore me regarde avec un mépris insupportable; cependant je ne puis me passer de lui déclarer ma passion, dût-elle ajouter de nouveaux déplaisirs à ceux qu'elle me donne déjà. Vous êtes moins à plaindre que moi, continua le comte, Isidore est le seul objet de vos soins; mais à mon égard, il faut que j'aie des complaisances ridicules pour la vieille Juana, que je lui donne des momens que j'emploierois mieux; tout-à-l'heure, par exemple, elle m'a fait entendre qu'elle ne me hait point, & qu'elle est persuadée que je l'adore. Peut-on tomber dans une telle extravagance? Je ne crois pas que si Melanie continue de me maltraiter, je souffre patiemment les bons traitemens de sa tante.

Il continuoit de parler & Ponce de Léon ne lui répondit rien. Qu'est-ce donc que vous avez, dit le comte, vous rêvez beaucoup? Je faisois des couplets de chanson, sur l'air qu'Isidore aime tant, répliqua-t-il, quand ils seront achevés, vous m'en direz votre sentiment. Je ne vous conseille pas de vous arrêter à mon avis, ajouta le comte, je n'ai aucune liberté d'esprit à l'heure qu'il est.

Dans le temps qu'ils alloient sortir de la galerie, ils s'entendirent appeler par la princi[Pg 520]pale duegne de Juana; elle venoit les querir pour chanter devant l'archevêque de Compostelle, mais ils le connoissoient trop pour hasarder de paroître devant lui; ils s'excusèrent sur un rhume & un mal de tête violent; dans la crainte qu'on ne les pressât d'y aller, ils furent dans le parc, & montèrent dans la chambre qui regardoit sur le bois.

Elle rappela mille choses au souvenir de nos pélerins; l'un se plaignit d'être venu chercher des peines & des soucis, l'autre s'affligea d'avoir trouvé si peu de retour dans un cœur qui pouvoit faire la félicité de sa vie; ils regardèrent le bois, & convinrent qu'ils auroient été plus heureux d'y rester, que d'avoir une étoile si fatale dans leurs amours; car est-il une bizarrerie pareille, continua don Gabriel? Isidore vous regarde favorablement, Melanie recevroit mes vœux: ce n'est point à elle que je les adresse, & vous n'avez que de l'indifférence pour celle qui vous aime. Que ne pouvons-nous changer, dit le comte, notre félicité dépend encore de nous. Ha! quelle proposition, s'écria don Gabriel; seriez-vous capable de vouloir ce que vous dites? Oui assurément, reprit le comte, je le voudrois avec passion; mais mon cœur entend si mal ses intérêts, qu'il ne le veut pas.

[Pg 521]

Ils restèrent dans ce lieu jusqu'à ce qu'ils eussent entendu passer l'archevêque, qui retournoit à Compostelle. Aussitôt ils descendirent dans le parc, & traversant une des allées, ils apperçurent Isidore avec Melanie. Elles avoient été si long-temps dans la chambre de Juana, qu'elles furent bien aises de se venir promener.

Entrons dans le cabinet de verdure, dit Ponce de Léon à son cousin, je chanterai l'air qu'Isidore aime; peut-être qu'elle y viendra. Il ne se trompa point dans sa conjoncture. Mais comme Melanie étoit en colère contre le comte, elle pria sa sœur qu'elles s'arrêtassent proche du cabinet, & lui en dit la raison. Elles se glissèrent entre les arbres, mais ce ne fut pas si doucement que Ponce de Léon, attentif à ce qu'elles faisoient, ne les entendît proche de lui. Il ne tarda pas à chanter ces paroles.

Ne résistez point à l'amour,
Isidore, rendez les armes,
Tous les cœurs doivent, à leur tour,
Sentir le pouvoir de ses charmes.
Ce dieu tôt ou tard est vainqueur,
Et votre résistance est vaine;
Il vaut mieux lui donner son cœur,
Que d'attendre qu'il nous le prenne.
Que feriez-vous si les amours,
Pour punir votre résistance,
[Pg 522]
Venoient, au déclin de vos jours,
Vous faire sentir leur puissance?
Ne pouvant étouffer l'amour
Dont votre ame seroit atteinte,
On vous entendroit, chaque jour,
Pousser cette inutile plainte.
Hélas! puissant maître des dieux,
En qui tout mon espoir se fonde,
Rends quelques charmes à mes yeux,
Ou bien aveugle tout le monde.

Don Gabriel alloit continuer, lorsque dona Juana entra comme une furie; elle avoit été si inquiète du mal de tête de son cher pélerin, qu'à peine l'archevêque étoit en carrosse, qu'elle courut dans toutes les allées de son parc, où elle savoit qu'il étoit allé; la voix de don Gabriel l'attira. Elle s'étoit mise dans un petit bois, & elle avoit été surprise d'entendre nommer sa nièce dans le premier couplet; mais lorsqu'il dit ceux d'une vieille, elle ne douta point que ce ne fût pour elle; & se jetant dans le cabinet, comme je l'ai déjà dit: Ha! ha! dit-elle, don Gabriel, c'est par des chansons satyriques que vous payez le bon accueil que vous avez reçu de moi! vous donnez de jolis conseils à ma nièce, & vous me traitez d'une plaisante manière!

Il seroit difficile d'exprimer la surprise de[Pg 523] nos deux amans; l'on n'a jamais tant appréhendé les suites d'une colère si vive. C'est alors qu'ils sentirent tout ce qu'ils pouvoient perdre, si elle les obligeoit de s'éloigner. Le comte commençoit d'excuser don Gabriel, lorsqu'Isidore & Melanie, pressées d'une crainte dont elles n'étoient plus les maîtresses, vinrent se mêler dans la conversation. Quoi! madame, dirent-elles à leur tante, ne vous souvenez-vous plus que ma sœur & moi avons fait cette chanson dans votre chambre, qu'elle vous a divertie, & que vous vouliez que j'en fisse encore quelques couplets; je l'ai apprise à don Gabriel, & si elle vous chagrine à présent, c'est à nous qu'il faut défendre de la chanter.

Il étoit vrai que ces deux belles filles avoient fait des chansons, mais il étoit vrai aussi que ce n'étoit pas celle-là; cependant la manière dont elles l'assuroient persuada dona Juana; elle eut une extrême joie de n'être pas tournée en ridicule; & se radoucissant tout-d'un-coup: Je suis fâchée, dit-elle à Ponce de Léon, de vous avoir fait paroître de l'aigreur; mais mettez-vous à ma place; si ces couplets étoient pour moi, rien ne seroit plus désobligeant. Don Gabriel lui dit les choses du monde les plus honnêtes; & se tournant vers Isidore:[Pg 524] Que ne vous dois-je pas, madame, lui dit-il! vous m'avez justifié. Je mourrois de douleur si dona Juana m'avoit soupçonné d'ingratitude; ensuite lui parlant assez bas pour n'être entendu que d'elle: Oui, madame, continua-t-il, je serois mort de douleur, s'il avoit fallu m'éloigner de vous. Elle ne lui répondit que par un regard qui n'avoit rien de terrible.


Quand il fut retiré avec son cousin, ils s'embrassèrent, & le comte prenant la parole: Avouons la vérité, dit-il, notre vieille nous a fait grand peur. Je n'en suis pas encore bien remis, répliqua don Gabriel, & si je fais de ma vie des chansons où elle ait part, je veux..... Mais aussi, dit le comte en l'interrompant, quel verbiage inutile êtes-vous allé chercher? Au lieu de déclarer votre passion à Isidore, vous lui racontez les folies de sa tante. Oh! dit don Gabriel, la déclaration venoit à son tour; je n'ai pas eu le temps de la chanter. Croyez-moi, ajouta le comte en riant, faites-la en prose. Vous pensez donc, reprit don Gabriel que je dois être fâché d'avoir fait ces couplets; je vous assure pourtant, que soit qu'Isidore ait plus d'indulgence pour les poëtes que pour les autres gens, elle m'a regardé avec un air de bonté que je ne lui connoissois pas encore. Si[Pg 525] Melanie pouvoit être de la même humeur, dit le comte, je ferois jour & nuit des vers.

En effet, le lendemain, comme il chantoit des paroles fort tendres, elle lui donna ses tablettes, & le pria de les écrire dedans. Il rêva un moment, & profitant de cette occasion, au lieu d'y mettre ce qu'elle demandoit, il écrivit:

Le cœur le plus rebelle,
Peut-il résister si long-temps
Aux soins assidus & constans
Que lui rend un amant fidelle.

Elle lut ces vers, & prenant son mouchoir d'un air dédaigneux, elle les effaça. Le comte se sentit extrêmement piqué, mais sans en rien témoigner, vous m'avez bien puni, madame, lui dit-il, de cette petite supercherie; si vous avez agréable de me rendre vos tablettes, je vais y mettre ce que vous voulez. Elle les lui donna, & il écrivit ces paroles sur l'air d'un menuet qu'il lui avoit appris:

Vous méprisez un cœur fidelle,
Je ressens les rigueurs du plus terrible sort:
Ma douleur est plus que mortelle,
Et je ne puis trouver la mort.

Melanie parut bien plus offensée de ces der[Pg 526]niers vers que des premiers; & s'adressant à don Gabriel: Votre frère, lui dit-elle, en use avec moi d'une manière si familière, qu'il semble que nous sommes égaux. Je sais trop qui vous êtes & qui je suis, reprit le comte; mais madame, tout me rend criminel à vos yeux; vous me faites sentir durement le malheur que j'ai d'être sans mérite. Isidore, qui l'écoutoit, eut une maligne joie de sa peine; ma sœur est fière & un peu farouche, lui dit-elle en riant. Hélas! madame, ajouta Ponce de Léon, l'êtes-vous moins qu'elle? A cette question, elle demeura embarrassée; celui qui la faisoit ne lui étoit pas assez agréable pour qu'elle eût voulu y répondre d'une manière obligeante. C'est ainsi que ces quatre personnes, qui auroient pu faire la félicité les unes des autres, s'entre-tourmentoient par la bizarrerie de leur étoile.

Cependant dona Juana n'étoit occupée que de son entêtement pour le comte; elle le fit venir dans son cabinet; & après un préambule dont il attendoit la conclusion avec crainte: Don Estève, continua-t-elle, je vous trouve un si galant homme, qu'encore que j'eusse résolu de ne me soumettre jamais aux dures loix de l'hymenée, je crois que je peux prendre d'autres mesures sans rien[Pg 527] hasarder. Mon père ayant été gouverneur de Lima, il y acquit de grands biens, & m'en a plus laissé au Mexique qu'en Espagne. Si vous y voulez venir avec moi, je partagerai ma fortune avec vous, car je ne pourrois avec bienséance rester dans ce pays-ci après vous avoir épousé: mais, en celui-là, on ne saura point qui vous êtes, & nous y serons heureux. Examinez cette proposition: si elle vous convient, il faut s'embarquer bientôt, car les gallions sont sur le point de partir. Le comte demeura surpris d'une proposition si extravagante; il pensa qu'un refus seroit trop piquant, & qu'il falloit seulement éluder l'affaire. Je ne peux, madame, lui dit-il, vous marquer toute ma reconnoissance pour vos bontés, je sens bien que je ne serai jamais ingrat, & pour commencer de m'en rendre digne, je vais vous faire l'aveu de l'état de ma fortune.

Une jeune veuve fort riche, d'une qualité fort distinguée, ayant pris beaucoup d'amitié pour moi, me reçut souvent chez elle, & me proposa de l'épouser; j'acceptai ce parti avec joie; mon père en fut ravi; le contrat & les fiançailles se suivirent de près: enfin, le jour arrêté pour notre mariage, j'allai la trouver avec ma famille, & je[Pg 528] l'épousai dans une maison de campagne proche d'Anvers. Mais il n'y avoit pas huit jours que nous étions ensemble, que son premier mari arriva: on le croyoit péri depuis dix ans. Ma femme, ou pour mieux dire la sienne, feignit de le méconnoître. L'éclat de cette affaire fut si grand, & mon déplaisir si violent, que je laissai le soin de cette affaire à mon père, & je partis avec mon frère pour Saint-Jacques. Je vous supplie, madame, continua-t-il, de trouver bon que je sache ce qui aura été réglé, avant de partir pour le Mexique. Cela est bien juste, répliqua dona Juana, toute troublée; le succès m'en inquiète, & je vous avoue que si je vous avois cru marié, j'aurois étouffé de bonne heure les sentimens obligeans que j'ai eus pour vous; car enfin, vous aimez cette femme, vous aurez toujours du chagrin de l'avoir perdue. Ha! madame, que je trouverai aisément de quoi me consoler auprès de vous, lui dit-il en baisant sa main; mais vous voyez qu'il faut que mon mariage soit rompu. La bonne vieille en convint, bien que sa tendresse fût assez forte pour la faire passer par-dessus tous les scrupules de la poligamie.

Don Gabriel attendoit son cousin avec[Pg 529] la dernière inquiétude; il craignoit toujours que quelque malheureux contre-temps ne le fît connoître, & que dona Juana les forçât de s'éloigner; mais il se rassura lorsqu'il entendit que le comte en revenant chantoit ces paroles qu'il avoit fait pour Juana, & qu'il prononçoit peu distinctement à cause des conséquences:

Iris passe en dépit des ans
Pour la cadette du printemps;
Sans en chercher d'autres raisons,
Dans les métamorphoses,
Iris est pleine de boutons,
Et le printemps de roses.

J'étois alarmé, lui cria Ponce de Léon; mais vous me paroissez trop gai pour que mes craintes soient bien fondées. En effet, répliqua le comte, j'en ai un très-grand sujet, & vous en conviendrez, quand vous saurez que je viens vous prier de mes noces. De vos noces! interrompit Ponce de Léon tout alarmé, quoi! avec Isidore? Non, dit le comte en souriant, je ne suis pas de si méchant goût que de choisir une fille jeune & belle; je vous apprends que le mariage se fera au Mexique, dans la grande ville de Lima, avec très-aimable & très-charmante personne dona Juana. Depuis quand extravaguez-vous,[Pg 530] répondit don Gabriel? Trève d'extravagance, ajouta le comte, la chose est très-sérieuse; mais il se trouve une petite difficulté à notre mariage: c'est que ma femme, qui est à Bruxelles, pourroit bien ne pas entendre raillerie. Ponce de Léon éclata de rire; le comte ne put s'empêcher d'en faire autant. Il lui conta ensuite plus sérieusement ce qui s'étoit passé, & don Gabriel lui dit qu'il appréhendoit beaucoup le dénouement de toute cette intrigue.

Il étoit déjà si tard, que Ponce de Léon & le comte d'Aguilar ne voulurent pas se séparer; ils se mirent au lit ensemble. Le comte ne dormoit point encore, lorsqu'il entendit ouvrir doucement sa porte. Il demeura d'autant plus surpris; qu'il en ôtoit ordinairement la clef; mais il le fut bien davantage de voir entrer une femme & un homme. Il poussa son cousin; & sans lui rien dire de peur d'être entendu, il l'obligea de regarder. La lune éclairoit assez la chambre pour remarquer tout ce qui s'y passoit.

Ils crurent d'abord que c'étoit dona Juana qui venoit lutiner le comte; mais pourquoi amener un homme, & se tenir dans un coin? Don Gabriel se souvenoit qu'Isidore l'avoit regardé avec des yeux assez obligeans; il se[Pg 531] flattoit qu'elle s'étoit repentie de son indifférence, & qu'elle vouloit l'entretenir; cependant l'heure sembloit fort suspecte pour une personne si sage, & ce n'étoit pas dans la chambre du comte qu'elle devoit le venir chercher: il craignoit donc que si c'étoit elle effectivement, elle ne fût là pour son cousin, puisqu'elle lui avoit toujours témoigné plus de bontés qu'à lui.

Voilà ce qui se passoit dans leur esprit, quand cette dame, parlant d'une voix basse: Que je crains, don Louis, l'humeur de votre tante! De quel œil me verra-t-elle après ce que j'ai osé faire pour vous? Ne craignez rien, belle Lucile, lui dit-il, dona Juana sait vivre; mes sœurs n'oublieront rien pour vous plaire; vous êtes ici chez vous; mais il est trop tard pour les réveiller: c'est ce qui m'a obligé de vous arrêter dans ma chambre, afin que vous y passiez le reste de la nuit, & que je prenne les mesures pour qu'on ne sache point où nous sommes. En effet, dit-elle, la fureur de mes proches va être extrême; cette succession, qui m'enrichit, me rend plus considérable à leurs yeux que ma propre personne. Hélas! don Louis, que ferez-vous pour les appaiser? Je vous aimerai plus que toutes choses au monde, ma chère Lucile, continua-t-il, & j'espère de[Pg 532] leur faire connoître que c'est par les mouvemens d'une violente passion, que je me suis résolu à vous enlever; car enfin, j'ai assez de bien & de naissance pour.... Il n'acheva pas, car il prit une si violente envie au comte de tousser, qui s'en empêchoit depuis un quart d'heure, qu'enfin il fallut tousser malgré qu'il en eût. A ce bruit, Lucile, éperdue, se seroit sauvée, si don Louis, en entrant dans la chambre, n'eût pris la précaution d'en bien fermer la porte. Il fit quelques pas vers le lit, & demeura fort surpris de trouver sur des chaises des habits qu'il avoit laissés dans sa garderobe; il ne comprenoit point par quel esprit de familiarité on s'étoit avisé de les prendre & de les porter; car il connoissoit assez que celui qui venoit de tousser étoit le même qui mettoit ces habits.

Il alloit ouvrir le rideau, quand il s'arrêta tout-d'un-coup; puis retournant vers Lucile, je ne sais à quoi me résoudre, lui dit-il, peut-être que cet homme qui vient de tousser est endormi, qu'il ne nous a pas entendus; peut-être même qu'il est sourd: cela ne tombe point dans l'impossible. Mais quand il seroit sourd & endormi, reprit Lucile, ne faudra-t-il pas qu'il nous voie, étant dans cette chambre, à moins que Dieu ne nous fasse aussi la grâce qu'il soit[Pg 533] aveugle. A ces mots, Ponce de Léon & son cousin s'éclatèrent de rire, & tirant le rideau, don Louis, mon cher don Louis, dirent-ils, approchez de vos meilleurs amis, & sachez que nous n'avons pas moins besoin de votre discrétion que vous en avez de la nôtre. Don Louis reconnut la voix de ses amis avec d'autant plus d'étonnement, qu'il les avoit pleurés comme morts.

Depuis leur départ de Cadix, suivis seulement d'un valet-de-chambre, personne au monde n'en avoit eu de nouvelles; & comme il couroit dans le pays une troupe de voleurs, si cruels, qu'ils ne donnoient aucun quartier, on croyoit qu'ils étoient tombés entre leurs mains, & qu'ils avoient été assassinés; il étoit même aussi facile à don Louis de s'imaginer que leurs esprits revenoient de l'autre monde, que de les imaginer pleins de vie chez dona Juana, la plus sévère de toutes les filles, & qui captivoit davantage les personnes sur qui elle pouvoit étendre sa domination.

Lucile trembloit, & don Louis rêvoit à un événement si singulier, sans rien répondre. Approchez-vous, mon cher ami, reprit le comte, nous avons des mesures infinies à prendre avec vous. Don Louis, tout ému, courut à eux les bras ouverts. Comment vous[Pg 534] exposerai-je ma joie & ma surprise! lui dit-il, votre absence de Cadix m'a jeté dans la dernière inquiétude; je suis ravi que les bruits qui courent soient faux. Mais vous trouver dans ma chambre, quand je pense que je n'y suis qu'avec dona Lucile! vous trouver chez ma bourrue de tante! Qu'est-ce que cela veut dire? Mes sœurs y ont-elles part? Ne me déguisez rien. Oui, don Louis, s'écria don Gabriel, vos sœurs y ont part; je me suis senti si touché du mérite de l'aînée dont vous parlâtes, & dont on m'avoit fait une description très-avantageuse, que je n'ai été occupé que des moyens de la voir; je les aurois concertés avec vous, si vous n'étiez pas parti pour Seville; je regardois même l'exécution de mon dessein comme une chose impossible, par rapport à la garde trop sévère que dona Juana faisoit sur elles, & je crois que je n'aurois osé tenter l'aventure, si mon cousin, sensible à ma peine, n'avoit imaginé un déguisement, à la faveur duquel nous avons été reçus ici.

Le comte lui raconta alors tout ce qui s'étoit passé, sa passion pour Melanie, & jusques à la proposition que Juana lui avoit faite de la suivre aux Indes.

Don Louis les écouta avec beaucoup de[Pg 535] plaisir. Ses sœurs ne pouvoient espérer, sans un bonheur particulier, de trouver d'aussi bons partis. Il connoissoit leur mérite personnel, leur grande naissance & leur fortune. Il les embrassa de tout son cœur, témoignant la véritable joie qu'il ressentoit de les avoir retrouvés. Cependant, dit-il, je prévois quelques difficultés qu'il faut que le temps nous aide à surmonter. Vous me dites que le cœur de ces jeunes personnes n'est point disposé comme vous le souhaiteriez; celui de ma tante sera bien animé de courroux, quand elle se verra pour neveu un homme dont elle prétend faire son mari. Don Gabriel a un père qui le destine peut-être à quelqu'autre alliance; le mien est absent, & j'ai sur les bras une si grande affaire, à cause de Lucile, dont les parens vont me poursuivre, qu'il faudra peut-être que je passe en Portugal avec elle. Vous nous accablez, répliqua Ponce de Léon; votre prévoyance nous fait envisager des obstacles que notre amour nous avoit cachés; mais malgré tout ce que vous venez de nous dire, nous sommes résolus de persévérer, & de mourir plutôt que de manquer à notre passion.

Lucile n'avoit pas voulu s'approcher du comte, ni de Ponce de Léon, bien qu'elle les connût. Il ne lui sembloit pas bienséant de[Pg 536] les voir au lit; elle étoit toujours demeurée dans le lieu où elle s'étoit d'abord assise; & comme don Gabriel remarqua que don Louis avoit de l'inquiétude de lui voir passer une si mauvaise nuit, il lui conseilla de la conduire dans sa chambre; elle n'étoit séparée de celle où ils étoient que par une grande salle. Don Louis le proposa à cette aimable personne; elle en fut bien aise, & se jeta sur le lit toute habillée. Don Louis ayant fermé la porte sur elle, revint trouver ses amis; car il avoit une clef de cette chambre, & c'étoit ce qui lui en avoit donné si aisément l'entrée.

Ils arrêtèrent ensemble qu'il diroit à ses sœurs le secret du déguisement des pélerins, & qu'il les engageroit de faire quelque violence à leur penchant, pour accorder leur inclination à celles de don Gabriel & du comte; qu'aussitôt qu'elles y consentiroient, on écriroit aux pères de part & d'autre, pour avoir leur agrément, & que l'on se garderoit bien de faire connoître à dona Juana la supercherie qu'on lui faisoit, jusqu'à ce que les choses fussent en état de se conclure.

La conversation de ces trois amis les mena jusqu'à huit heures du matin. Don Louis, occupé de Lucile, entra doucement dans sa chambre; il vit qu'elle reposoit; il n'osa la[Pg 537] réveiller; & du même pas, il entra dans l'appartement de dona Juana. Toutes ces femmes demeurèrent surprises de le voir. On ne l'attendoit point; sa tante en fut la plus étonnée. Il la pria qu'il pût l'entretenir, & il lui raconta que depuis deux ans il étoit reçu chez Lucile, avec l'agrément de toute sa famille; qu'en ce temps-là, elle avoit peu de bien, qu'il ne l'aimoit aussi qu'à cause de sa vertu & de ses bonnes qualités; qu'elle n'ignoroit pas que son mariage avoit été résolu avec elle; mais que le frère de cette belle fille ayant été assassiné, elle étoit devenue une des plus riches héritières de l'Andalousie; que son grand-père ne voulant plus la lui donner, l'avoit fait passer de Cadix à Seville; qu'il la tenoit dans sa maison, afin de la marier avec le fils d'un de ses amis; qu'il n'avoit pu souffrir un affront qui le déshonoroit, en lui faisant perdre sa maîtresse; & que, d'intelligence avec elle, il l'avoit enlevée; qu'il la prioit de la bien recevoir, & de lui témoigner, dans une rencontre si pressante, les bontés qu'elle avoit toujours eues pour lui.

Dona Juana demeura fort incertaine sur le parti qu'elle devoit prendre; elle craignoit beaucoup les affaires, & elle ne doutoit point que les parens de Lucile ne lui en fissent une[Pg 538] de l'avoir reçue. A la vérité, le château où elle étoit n'étant pas le sien, il sembloit quelle ne devoit pas être responsable de ce qui s'y passoit; mais comme d'ailleurs elle ne pouvoit garder les musiciens sans que don Louis trouvât quelque chose à redire à cette conduite, & ne soupçonnât peut-être le dessein qu'elle avoit de passer aux Indes avec celui qu'elle aimoit, il lui vint une pensée qu'elle jugea fort bonne. Mon neveu, dit-elle à don Louis, si vous aviez pris mon avis avant l'exécution de votre projet, je n'aurois rien oublié pour vous en détourner. Quels avantages que vous imaginiez dans l'alliance que vous souhaitez, les suites m'en paroissent si périlleuses, tant que vous serez mal avec la famille de Lucile, que j'en crains tout. Voici donc le tempérament qu'il faut prendre. J'ai une maison proche de Seville; je m'y rendrai avec vos sœurs, & j'y ménagerai les esprits irrités, pendant que vous resterez ici. Il faut que vous épousiez Lucile dès que nous serons parties. Vous voyez par-là que l'on n'aura pas lieu de nous poursuivre, & que nous serons toujours en état de vous servir.

Don Louis ne put s'empêcher d'approuver le dessein de sa tante. Il comprit que c'étoit le meilleur moyen pour engager Lucile à ne point retarder son bonheur; car si elle n'avoit pas[Pg 539] été sa femme, de quelle manière auroit-elle pu rester seule avec un homme si aimable? Au lieu que demeurant auprès de dona Juana, elle auroit attendu la dernière volonté de ses parens. Il témoigna à sa tante qu'il goûtoit beaucoup cet expédient; & du même pas, il fut dans la chambre de ses sœurs, qu'il trouva déjà levées, & qui mouroient d'impatience de le voir.

Après s'être donné des marques d'une amitié réciproque, don Louis leur raconta les progrès de sa passion près de dona Lucile, & son enlèvement; elles l'interrompirent en cet endroit, pour lui témoigner l'inquiétude que cette affaire leur causoit, par toutes les suites fâcheuses qu'elle pourroit avoir. Il leur dit qu'il ne pouvoit même espérer que la mort le délivrât bientôt du plus cruel de ses ennemis, parce qu'il n'étoit point vieux, bien qu'il fût le grand-père de sa maîtresse. Dès que nous serons habillés, lui dirent-elles, nous irons la trouver, & vous devez être persuadé des soins que nous prendrons pour lui plaire. Vous ne serez guères ensemble, reprit don Louis, dona Juana veut partir incessamment pour l'Andalousie: elle craint qu'on ne lui fasse des affaires, & elle prétend qu'elle sera plus à la portée de me servir là qu'ailleurs. Elles en de[Pg 540]meurèrent d'accord à leur tour. Et don Louis continuant la conversation, dona Juana, leur dit-il, m'a parlé de deux Pélerins, qui, revenant de Saint Jacques, furent blessés proche cette maison, qu'elle les a reçus, & qu'ils savent assez bien la musique pour vous la montrer; s'ils étoient moins jeunes & moins bien faits, j'approuverois fort leur séjour auprès de vous; mais, en vérité, s'il est nécessaire que vous appreniez à chanter & à jouer des instrumens, il faut trouver des femmes qui puissent vous perfectionner, sans retenir des étrangers qui ne sont pas accoutumés aux manières espagnoles, qui se familiariseront trop, & que l'on sera au désespoir d'avoir gardé.

Pendant qu'il parloit, il étudioit le visage de ses sœurs, il les voyoit changer de couleur, & il en devinoit aisément la cause. Avez-vous dit cela à dona Juana, dit Isidore? Je n'y ai pas manqué, répliqua don Louis, & je lui ai trouvé quelque répugnance à les renvoyer: mais je lui ai dit si ferme qu'il le falloit, & que j'en prendrois le soin, qu'ayant peur que je ne les maltraite, elle m'a dit qu'elle veut le faire elle-même. Ils partiront donc bientôt, interrompit Melanie d'un air triste? Dès aujourd'hui à ce que j'espère, continua don Louis. Et que trouvez-vous de[Pg 541] dangereux à les laisser, dit Isidore; il faut que vous ayez bien méchante opinion de nous, pour croire que des gens d'une naissance si obscure fissent quelque impression désavantageuse dans notre esprit? Cela ne roule point sur votre compte, ma sœur, ajouta-t-il, je ne crains que le public, dont les jugemens souvent faux & de travers, ne laissent pas d'être décisifs & sans appel; je suis persuadé que vous approuverez ma conduite.

Isidore & Melanie, pénétrées de douleur, essayoient d'en cacher la cause à leur frère. Je ne vous ai jamais vues si mélancoliques, continua-t-il, mes chères sœurs, avez-vous quelque sorte de regret à ces étrangers? Nous sommes affligées, dit Isidore, de vos injurieux soupçons. Dites plutôt, reprit-il, que vous êtes affligées de l'inégalité qui se trouve entre vous & eux, & que d'ailleurs, ils vous paroissent assez aimables pour ne vous pas déplaire. En vérité, s'écria Melanie, vous avez entrepris de nous pousser à bout. Leur colère réjouissoit beaucoup don Louis. Faisons la paix, dit-il, en les embrassant tendrement, il faut vous développer ce mystère, c'est pour vous qu'ils sont devenus pélerins. Don Gabriel Ponce de Léon est d'une des plus illustres maisons que nous ayons en Europe.[Pg 542] Don Manuel Ponce de Léon, duc d'Arcor, qui descend des rois de Xerica, étoit son aïeul, & il avoit pour les siens les rois de Léon; ce fut ce don Manuel qui soutint l'innocence opprimée de la reine de Grenade, que son mari, le roi Chico, vouloit faire mourir. Alonso d'Aguilar combattoit aussi pour elle, il n'étoit inférieur ni en naissance, ni en mérite à aucun des plus grands seigneurs d'Andalousie; c'est de lui qu'est descendu Esteve, comte d'Aguilar, qui passe ici pour un musicien; leurs biens sont si considérables, qu'ils peuvent soutenir leur rang avec éclat; je n'ai point d'amis au monde qui me soient si chers qu'eux, & qui méritent davantage mon attachement; ils vous aiment, ils veulent vous épouser. Jugez de ma joie, mes chères sœurs, de pouvoir espérer une si belle alliance, & qu'ils vous rendront aussi heureuses que je l'ai toujours souhaité.

Il se tût en cet endroit. Mais au lieu de lui répondre, elles se regardoient, elles le regardoient ensuite, comme voulant pénétrer s'il leur avoit dit la vérité. Vous doutez de ma sincérité, continua-t-il, & la malice que je viens de vous faire vous en donne sujet. Cependant soyez certaines que je ne vous ai parlé de ma vie plus sérieusement; nous avons[Pg 543] passé la nuit ensemble; ils m'ont conté leur passion pour vous, vos manières pour eux, & les extravagances de dona Juana. Ah! mon frère, s'écria Isidore, je connois bien à présent que ceci n'est point un jeu! Qu'il seroit difficile aussi que des hommes aussi parfaits, si bien nés, avec tant d'esprit & de bonnes qualités, fussent ce qu'ils disoient être; il m'est venu vingt fois dans l'imagination qu'il y avoit quelque chose de caché sous ce pélerinage, dont je ne pouvois trouver le dénouement. Mais, interrompit Melanie, mon cher frère, puisque vous avez tant de part à l'amitié de don Gabriel, il vous a sans doute appris pour laquelle de nous il a le plus d'inclination? Oui, ma sœur, répliqua don Louis, il m'en a fait confidence; il se déclare pour Isidore, & le comte d'Aguilar pour vous.

A ces mots, ces deux belles filles pâlirent; leur cœur avoit déjà fait un choix, & chacune croyoit ne pouvoir changer. Don Louis les examina quelque temps; il ne lui étoit pas mal aisé de deviner ce qu'il savoit déjà; mais il n'en vouloit rien témoigner, de crainte qu'elles ne se plaignissent de l'indiscrétion de leurs amans. Il me paroît, leur dit-il, que vous avez quelque répugnance pour eux; de grâces, mes chères sœurs, prenez le parti[Pg 544] que la raison vous dicte; la fortune vous est favorable, ne la négligez point, aimez qui vous aime; je ne vous conseille pas seulement comme votre frère, je vous conseille comme votre ami, & je vous prie de vouloir bien vous expliquer assez favorablement avec eux, pour qu'ils puissent prendre des mesures justes, & faire agréer à leurs proches la chose du monde qu'ils désirent davantage, & qui vous rendra les plus heureuses.

La manière dont vous nous parlez est si obligeante, mon frère, reprit Isidore, qu'il n'y a plus moyen de vous cacher notre secret. Nous aimons, mais nous aimons ceux qui ne nous aiment pas; don Gabriel plaît à Melanie, le comte me paroît aimable; pouvons-nous prendre d'autres sentimens? Ah! si nous en avions été les maîtresses, nous n'aurions eu que de l'indifférence. Je veux croire, interrompit don Louis, que votre prévention n'est point si forte que vous ne puissiez changer, quand ce changement vous est si avantageux. Adieu, je vous quitte; faites vos réflexions; je vais trouver Lucile, & je vous attendrai dans sa chambre.

Don Louis étoit à peine sorti, qu'elles se mirent à pleurer. Se peut-il un sort plus bisarre, s'écria Isidore? ce qui devroit me[Pg 545] causer de la joie, m'afflige avec excès. J'apprends que ce prétendu musicien est un homme de la première qualité; cet heureux changement me combleroit de joie, si je n'apprenois en même-temps qu'il ne m'aime point, & qu'il ne songe qu'à vous. Je me plains autant de ma destinée, que vous faites de la vôtre, répondit Melanie; quelques propres à me faire rougir que fussent mes sentimens pour don Gabriel, je pouvois espérer que la reconnoissance, & même la vanité d'avoir engagé un cœur comme le mien, sauroient l'attacher & qu'il ne penseroit qu'à me plaire; à présent que je le connois, que puis-je espérer? il est digne de vous, il vous aime, vous l'aimerez, ma sœur, vous l'aimerez.

Isidore, sans rien répondre, tenoit sa tête penchée sur une de ses mains, & de l'autre elle essuyoit quelques larmes qu'elle ne pouvoit retenir. Enfin, elle leva la tête, & regardant sa sœur: Voulez-vous, lui dit-elle, que pour vous mettre en possession du bien que vous m'enviez, & qui m'est encore indifférent, je vous donne la plus forte marque de tendresse que l'on puisse se promettre d'une bonne sœur; je me ferai religieuse, il faudra bien alors que don Gabriel rende hommage à votre mérite, & qu'il m'oublie pour toujours.[Pg 546] A Dieu ne plaise, s'écria Melanie, que j'accepte une telle preuve de votre amitié, ma chère sœur, je vous suivrois bientôt dans une retraite que vous n'auriez choisie qu'à ma considération; & en supposant même que je fusse assez ingrate pour y consentir, don Gabriel me le pardonneroit-il? Il ignorera les motifs de ma retraite, reprit Isidore. Et quand il les ignoreroit, est-ce une conséquence que j'en posséderois plutôt son cœur, dit Melanie? Non, ma chère Isidore, je suis persuadée que le cœur veut être surpris, il est déjà accoutumé à me voir; mon visage, ma conversation, le tour de mon esprit ne lui est point nouveau; je vous perdrois & je ne le gagnerois pas. Mais, dit Isidore, s'il est vrai que les premiers momens de connoissance décident, selon vous, de la suite d'une passion, nous n'aimerons jamais ceux qui nous aiment, & nous continuerons d'aimer ceux qui ne nous aiment point. J'en espère autrement, interrompit Melanie, la métamorphose qui vient de se faire en faveur des Musiciens, disposera peut-être notre cœur à ce qu'ils désirent, & comme nous avons toujours pris soin de leur cacher nos sentimens, je ne laisse pas de croire qu'en les apprenant, ils en seront touchés. Hélas! que[Pg 547] vous êtes dans une grande erreur, de penser qu'ils n'ont point pénétré notre secret, continua Isidore; nos yeux ont parlé malgré nous, & le langage des yeux est souvent le plus intelligible.

Melanie alloit répliquer, lorsqu'on vint leur dire de s'habiller promptement; dona Juana vouloit qu'elles vinssent avec elle dans la chambre de Lucile, afin de lui offrir tout ce qui pouvoit dépendre de leurs soins pour sa satisfaction. Elles ne voulurent rien ajouter à leurs charmes naturels; elles nattèrent négligemment leurs cheveux, & y mêlant des jonquilles & des jasmins, elles étoient aussi brillantes que l'aurore; leur habit étoit d'une légère étoffe blanche; c'est le deuil le plus ordinaire des filles de qualité en Espagne, & la beauté de leur taille n'étant point cachée par la grande mante dont elles la couvrent quand elles sortent, elles l'avoient si majestueuse & si noble, qu'on ne pouvoit en avoir de plus parfaite; mais les larmes qu'elles avoient répandues, ôtoient à leurs yeux quelque chose de cette vivacité qui en rendoit les regards difficiles à soutenir.

Elles allèrent trouver leur tante, elle passa aussitôt dans la chambre de Lucile. Elle étoit sur son lit, abattue par la fatigue du chemin,[Pg 548] par le peu de repos qu'elle avoit pris depuis son départ de Séville; l'inquiétude n'étoit pas une des moindres causes qui changeoient son air de joie en un air de mélancolie qui ajoutoit à ses charmes; elle étoit jeune, bien faite, elle avoit de l'esprit, & toutes les manières d'une personne de qualité.

Dona Juana lui fit beaucoup d'amitié; elle lui dit que si elle entroit dans sa famille, elle y seroit chèrement aimée, qu'elle n'auroit pas lieu de regretter les démarches qu'elle avoit faites pour don Louis. Isidore & Melanie lui donnèrent les mêmes assurances d'un air si tendre & si engageant, qu'elles faisoient assez connoître l'amitié qu'elles avoient pour leur frère. Lucile, de son côté, ne perdit aucune occasion de leur témoigner la joie de se voir avec elles, & d'en être si bien reçue. Mais Juana interrompant la conversation: Parmi toutes les bonnes qualités qui vous rendent aimable, lui dit-elle, mon neveu m'en a appris une qui est bien de mon goût. Ah! je vous entends, madame, répliqua Lucile avec un sourire gracieux: il vous a dit, sans doute, que je suis une grande conteuse de romances. Il est vrai, continua Juana, que j'ai la folie de les aimer, comme si je n'avois que quatre ans, & je vous prierois dès l'instant[Pg 549] de m'en vouloir dire quelqu'une, si vous étiez moins lasse. Lucile répondit avec beaucoup de politesse, qu'à la vérité elle étoit assez fatiguée, mais que cependant elle ne vouloit pas différer le plaisir de lui donner des marques de sa complaisance. Elle rêva un moment, & commença ainsi.

Fin du second Volume.


TABLE DES CONTES du Tome Second

 

[Pg 550]



TABLE
DES CONTES
du Tome Second.


Contes des Fées, par madame la comtesse d'Aulnoy.

Gracieuse & Percinet,5
La Belle aux Cheveux d'or,44
L'Oiseau Bleu,67
Le Prince Lutin,129
La Princesse Printanière,192
La Princesse Rosette,230
Le Rameau d'Or,257
L'Oranger & l'Abeille,313
La Bonne Petite Souris,363
Les Contes des Fées,387
Don Gabriel Ponce de Léon,392
Le Mouton,431
Finette Cendron,484

Fin de la Table du Tome Second.


TABLE DES ILLUSTRATIONS du Tome Second

 



TABLE
DES ILLUSTRATIONS
du Tome Second.


Gracieuse & PercinetJe ne suis pas au Roi Madame, je suis à vous et je ne veux être qu'à vous.
La Princesse PrintanièreDésaltérez-vous, beau Fanfarinet et Souvenez-vous de m'en garder, car je meurs de faim et de soif
Don Gabriel Ponce de LéonVoici pour le Pélerin blessé, il choisira du Bouillon ou des Œufs.

Fin de la Table des illustrations du Tome Second.


[fin de le Cabinet des Fées tome 2 par Charles-Joseph de Mayer]