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Title: le Cabinet des Fées

Date of first publication: 1785

Author: Charles-Joseph de Mayer

Date first posted: Apr. 2, 2016

Date last updated: Apr. 2, 2016

Faded Page eBook #20160402

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La couverture a été créée par le transcripteur et est placée dans le domaine public.
The cover image was created by the transcriber and is placed in the public domain.

 [Pg i]

LE
CABINET
DES FÉES.



TOME PREMIER.




[Pg ii]



CE VOLUME CONTIENT

Les Contes des Fées, par Charles Perrault,
de l'Académie Françoise.

Savoir:

Le Chaperon Rouge, les Fées, la Barbe Bleue, la Belle au bois dormant, le Chat Botté, Cendrillon, Riquet à la houpe, le Petit Poucet, l'Adroite Princesse, Griselidis, Peau d'Ane, les Souhaits Ridicules.

Les Nouveaux Contes des Fées, par Madame
la Comtesse de Murat.

Savoir:

Le Parfait Amour, Anguillette, Jeune & Belle, le Palais de la Vengeance, le Prince des Feuilles, le Bonheur des Moineaux, l'Heureuse Peine.


 [Pg iii]

LE CABINET
DES FÉES,
OU
COLLECTION CHOISIE
DES CONTES DES FÉES,
ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX.



TOME PREMIER.



A GENÈVE,

Chez Barde, Manget & Compagnie,
Imprimeurs-Libraires.
& se trouve à PARIS,
Chez Cuchet, Libraire, rue & hôtel Serpente.



M. DCC. LXXXV.


LISTE COMPLÈTE DES OUVRAGES Qui composent le Cabinet des Fées.

 

[Pg iv][Pg v]




LISTE COMPLÈTE
DES OUVRAGES
Qui composent le Cabinet des Fées.

Contes des Fées, par Charles Perrault, de l'Académie Françoise, contenant:

Le Chaperon rouge.—​Les Fées.—​La Barbe bleue.—​La Belle au bois dormant.—​Le Chat botté.—​Cendrillon.—​Riquet à la houppe.—​Le petit Poucet.—​L'adroite Princesse.—​Griselidis.—​Peau-d'Ane.—​Les Souhaits ridicules.—

Nouveaux Contes des Fées, par Madame la Comtesse de Murat, contenant:

Le Parfait Amour.—​Anguillette.—​Jeune & Belle.—​Le Palais de la Vengeance.—​Le Prince des Feuilles.—​Le Bonheur des Moineaux.—​L'Heureuse Peine.—

Les Contes des Fées & les Fées à la mode, par Madame la Comtesse d'Aulnoy, contenant:

Gracieuse & Persinet.—​La Belle aux cheveux d'or.—​L'Oiseau bleu.—​Le Prince Lutin.—​La Princesse Printanière.—​La Princesse Rosette.—​Le Rameau d'or.—​L'Oranger & l'Abeille.—​La bonne petite Souris.—​Dom Gabriel Ponce de Léon.—​Le Mouton.—​Finette Cendron.—​Fortunée.—​Babiole.—​Don Fernand de Tolède.—​Le Nain jaune.—​Suite de Don Fernand de Tolède.—​Serpentin verd.—​La Princesse Carpillon.—​La Grenouille bienfaisante.—​La Biche au bois.—​Le nouveau Gentilhomme Bourgeois.—​La Chatte blanche.—​Belle-Belle, ou le Chevalier fortuné.—​Suite du Gentilhomme Bourgeois. Le Pigeon & la Colombe.—​Suite du Gentilhomme Bourgeois.—​La Princesse Belle-Etoile &[Pg vi] le Prince chéri.—​Suite du Gentilhomme Bourgeois.—​Le Prince Marcassin.—​Suite du Gentilhomme Bourgeois.—​Le Dauphin.—​Conclusion du Gentilhomme Bourgeois.—

Illustres Fées, contenant:

Blanche-Belle.—​Le Roi Magicien.—​Le Prince Roger.—​Fortunio.—​Le Prince Guerini.—​La Reine de l'Isle des Fleurs.—​Le Favori des Fées.—​Le Bienfaisant, ou Quiribirini.—​La Princesse couronnée par les Fées.—​La Supercherie malheureuse.—​L'Isle inaccessible.—

La Tyrannie des Fées détruite, par Madame la Comtesse d'Auneuil.

Contes moins Contes que les autres, par le sieur de Preschac, contenant:

Sans Parangon.—​La Reine des Fées.—

Fées, Contes des Contes, par Mademoiselle de Laforce, contenant:

Plus belle que Fée.—​Persinette.—​L'Enchanteur.—​Tourbillon.—​Verd & Bleu.—​Le Pays des Délices.—​La Puissance de l'Amour.—​La bonne Femme.—

Les Chevaliers errans & le Génie familier, par Madame la Comtesse d'Aulnoy.

Mille & une nuits.

La Tour ténébreuse & les Jours lumineux, par Mademoiselle Lhéritier, contenant:

din-Ricdon.—​La Robe de Sincérité.—

Les Aventures d'Abdalla.

Mille & un Jours.

Histoire de la Sultane de Perse & des Visirs, Contes Turcs.

Les Voyages de Zulma dans le pays des Fées.

[Pg vii]

Contes & Fables Indiennes, de Bidpaï & de Lokman, traduits d'Ali Tchelebi-ben-Saleh, Auteur Turc; par M. Galland.

Fables & Contes des Fées, composés pour l'éducation de feu Mgr. le Duc de Bourgogne, par Messire François de Salignac de la Motte-Fénélon.

Boca, ou la Vertu récompensée, par Madame Husson.

Contes Chinois, ou les Aventures du Mandarin Fum-Hoam.

Florine, ou la belle Italienne.

Le Bélier.—​Fleur-d'Epine.—​Les quatre Facardins, Contes, par M. le Comte Hamilton.

Les mille & un Quart d'Heures, Contes Tartares.

Les Sultanes de Guzaratte, ou les Songes des hommes évéillés, Contes Mogols, par M. Gueulette.

Le Prince des Aigues-marines, & le Prince invisible, par Madame Lévêque.

Féeries nouvelles, par M. le Comte de Caylus, contenant:

Le Prince Courte-Botte & la Princesse Zibeline.—​Rozanie.—​Le Prince Muguet & la Princesse Zara.—​Lourlou & Rirette.—​La Princesse Pimprenelle & le Prince Romarin.—​Les Dons.—​Nonchalante & Papillon.—​Le Palais des Idées.—​La Princesse Lumineuse.—​Bleuette & Coquelicot.—​Mignonette.—​L'Enchantement impossible.—​La Princesse Minutie & le Roi Floridor.—​La belle Hermine & le Prince Colibri.—

[Pg viii]

Contes Orientaux, par M. le Comte de Caylus.

Cadichon & Jeannette, par le même.

La Reine Fantasque, par J. J. Rousseau.

La Belle & la Bête, par Madame de Villeneuve.

Contes des Fées, par M. de Moncrif, de l'Académie Françoise, contenant:

Les Dons des Fées, ou le pouvoir de l'éducation.—​L'Isle de la Liberté.—​Les Aieux, ou le Mérite personnel.—​Alidor & Thersandre.—​Les Voyageuses.—​Les Ames rivales, histoire fabuleuse.—

Bibliothèque des Génies, contenant:

Merveilleux & Charmante.—​Grisdelin & Charmante.—​Le Prince Ananas & la Princesse Moustelle.—​Eritzine & Parelin.—​Minet bleu & Louvette.—​Caressant & Blanchette.—​Cornichon & Toupette.—​Néangir & ses frères.—​Argentine & ses sœurs.—​La Princesse Minon-Minette & le Prince Souci.—​Aphranor & Bellanire.—

Histoire du Prince Titi, par S. Hyacinthe.

Contes des Génies, ou les charmantes Leçons d'Horam, fils d'Asmar.

Un Volume de Discours, qui contiendra l'Origine des Contes des Fées, & les Notices sur les Auteurs des ouvrages ci-dessus; par M. de Mayer.


Contes et autres textes de Charles Perrault

PRÉCIS DE LA VIE ET DES OUVRAGES DE CHARLES PERRAULT, AVEC L'ANALYSE DE SES CONTES.

 

[Pg 1]




PRÉCIS
DE LA VIE ET DES OUVRAGES
DE CHARLES PERRAULT,
AVEC L'ANALYSE DE SES CONTES.



Deux frères ont rendu ce nom célèbre; leurs talens, leurs ouvrages, & les différentes qualités de leur esprit sont également connus. Les écrits de Claude Perrault sur la médecine & sur l'architecture, sa traduction de Vitruve, ses dessins, & surtout la façade du Louvre du côté de S. Germain-l'Auxerrois, lui ont mérité un nom immortel. Les vers satyriques de Despréaux contre Charles Perrault notre auteur, n'empêcheront jamais qu'on ne rende justice aux agrémens de son esprit, à l'étendue de ses connoissances, & à l'utilité même de la plupart de ses écrits; tels, par exemple, que son poëme sur la peinture, son parallèle des anciens & des modernes, &c. Cet académicien écrivit en vers comme en prose, & les trois Contes que nous réimprimons, sont écrits avec autant de facilité, d'agrément & d'ingénuité que les autres: ils ont aussi leur moralité, & ils seront pour les enfans une nouvelle source de plaisir & d'instruction.

[Pg 2]

Il est seulement bien étonnant qu'on les ait omis dans toutes les éditions qu'on en a faites jusqu'à présent; & si on a ajouté à ses Contes en prose, ce n'a été que pour donner des Contes qui n'étoient point de lui; comme la Veuve & ses deux Filles, &c. Il y a tout lieu de croire que les éditeurs ne connoissoient que ses Contes en prose, & ignoroient qu'il en eût donné d'autres en vers; ils eussent été encore long-temps ignorés, si M. le marquis de Paulmi, après les avoir annoncés & fait désirer dans plusieurs numéros de sa bibliothèque des romans, cadre charmant où il a fait revivre, par ses esquisses ingénieuses, tant de morceaux délaissés ou peu connus, ne s'étoit enfin décidé à faire lui-même réimprimer tout au long le conte de Peau d'Ane. Les difficultés que M. de Paulmi rencontra pour s'en procurer un exemplaire, retardèrent pendant quelque temps l'empressement du public, qui ne cessoit de demander ce conte; les mêmes raisons nous ont engagés à réimprimer, & à donner enfin une collection complète des Contes de Perrault.

Nous ne ferons donc point ici comme les éditeurs avides seulement d'imprimer tout ce qu'ils trouvent sous la main, mais peu soucieux de la gloire de leur auteur. Perrault n'aura plus ici le sort de Senecé, dont l'éditeur oublia aussi dans le recueil qu'il donna de ses poésies, son meilleur, son charmant conte du Kaïmac. Nous[Pg 3] donnerons donc le conte de Peau d'Ane; & malgré le ridicule du sujet, racheté par tant de jolis détails, on pourra répéter avec autant de bonne foi que La Fontaine, qui avoit le goût si sûr en ce genre:

«Si Peau d'Ane m'étoit conté.
«J'y prendrois un plaisir extrême.

Ce court éloge dit plus que nous n'en pourrions dire; & la plupart de nos lecteurs peuvent en porter le même jugement en le lisant.

Nous imprimons en même temps les Souhaits ridicules, conte qui a donné lieu au petit opéra-comique du Bûcheron; & Griselidis, conte tiré de Bocace, dont La Motte a aussi imité ces jolis vers:

Veut-on que je prenne une femme?
Je veux trouver ensemble & jeunesse, & beauté,
L'esprit bien fait, une belle ame,
Délicatesse avec simplicité;
Cœur sensible sans jalousie,
Vivacité sans fantaisie,
Sagesse, agrément & santé.
Enfin, pour la rendre parfaite,
A toutes les vertus joignez tous les appas;
Voilà celle que je souhaite:
Trop heureux cependant de ne la trouver pas.

Outre ces trois contes en vers, nous donnons le petit Chaperon rouge, les Fées, la Barbe bleue, la Belle au bois dormant, le Maître Chat ou le Chat botté, Cendrillon ou la petite Pantoufle de verre, Riquet à la Houpe, le petit Poucet, & l'adroite Princesse ou les Aventures de Finette, adressé à madame la comtesse de[Pg 4] Murat. On doute que ce dernier conte soit de Perrault, quoiqu'il soit d'une narration agréable & facile. Les autres, que le plus grand nombre de nos lecteurs connoit sans doute dès l'enfance, furent imprimés, pour la première fois, en 1697, & dédiés à Mademoiselle, sous le nom du jeune Perrault d'Armancour, encore enfant, fils du célèbre Charles Perrault l'académicien, qui en est le véritable auteur. Le ton naïf & familier, l'air de bonhomie, la simplicité, qui règnent dans ces fictions, étoient bien propres à leur acquérir la célébrité dont elles jouissent; & nous ne savons si tant de Contes écrits de nos jours avec plus de prétention, & d'un style plus brillant, plus noble & plus recherché, peuvent espérer la même fortune. Il y a dans les contes de Perrault une ingénuité qui met au niveau le conteur & l'enfant qui l'écoute: on croit ici les voir également affectés du merveilleux du récit, également simples dans la manière d'exprimer ce qui les affecte; de sorte que si le lecteur supposoit l'enfant qui lui raconte ce qu'il lit, il n'en auroit ni plus ni moins de plaisir qu'il en trouve en lisant l'académicien Perrault.

Chacun de ces Contes est terminé par une moralité en vers, quelquefois par deux. Ces moralités ont le même caractère de simplicité que les récits.

Les huit premiers de ces Contes sont si connus, qu'on se souvient, pour ainsi dire, de tout[Pg 5] ce qu'ils renferment, en les entendant nommer, tant ils firent d'impression dans la jeunesse: nous nous contenterons, par cette raison, de rappeler le but moral qu'eut l'auteur en les écrivant, & d'y ajouter quelques réflexions.

Le Petit Chaperon Rouge.

Le but de ce conte est d'apprendre aux jeunes personnes à se défier des charmes d'un entretien dont leur amour-propre est flatté. La jeunesse est l'âge de la confiance; ce sentiment est la source des dangers. On a dit avec esprit & avec vérité:

Quand on daigne écouter les sons de la musette,
On écoute bientôt les soupirs du Berger.

Les bergers sont les véritables loups. Une jeune personne frappée de voir une imprudente de treize ans dévorée par un loup rusé, dont elle a trop écouté les louanges ou les conseils, craindra d'écouter les discours de quiconque peut tromper sa crédulité; & la fable qui lui peint une catastrophe aussi effrayante, devient pour elle une vérité, en lui donnant tout-à-coup de l'expérience.

Les Fées.

Il s'agit de deux jeunes filles inégalement partagées du côté du caractère. L'une est douce & officieuse, l'autre est fière & désobligeante. Leur humeur influe sur leurs procédés. Elles trouvent toutes les deux le prix qui est dû à[Pg 6] leur différente manière d'agir, dans la même circonstance. Le conte dans lequel l'une est opposée à l'autre par la destinée, comme par la conduite, présente une double leçon. La mère des deux filles est idolâtre de celle que ses yeux ne devroient envisager qu'avec douleur: la plus aimable est l'objet de sa haine. Cet exemple est commun; les suites en sont ordinaires. La morale a souvent essayé de détruire ce scandale domestique, par l'usage de ses maximes respectables; le mal subsiste, & nous étonne tous les jours. L'auteur a cru qu'une action surnaturelle, racontée d'une manière naïve, entreroit plus utilement dans l'esprit, qu'une aventure plus ordinaire. La mère injuste, la fille orgueilleuse, sont toutes deux punies. C'est un petit cadre qui renferme un grand tableau.

La Barbe Bleue.

Un homme fort puissant & fort riche a une physionomie rebutante, & une barbe très-bleue. Ces défauts le rendent si laid, qu'il n'y a pas de fille qui puisse se flatter de l'aimer, en s'unissant à lui. De plus, il passe, avec raison, pour très-méchant; & les premières femmes qu'il a épousées ont disparu sans qu'on sache ce qu'elles sont devenues: cela est cause que toutes les filles à qui on le propose en mariage, refusent d'accepter sa main. Il a beau afficher la plus grande magnificence & faire parade de ses richesses, rien ne peut balancer ses défauts. La couleur de[Pg 7] sa barbe révolte plus que la grandeur de son château & l'étendue de ses domaines ne peuvent éblouir. Cependant une jeune imprudente, ne consultant que sa vanité, cède à l'éclat dont elle est frappée, & au charme des présens. On peut épouser un homme qui n'est point digne de trouver un cœur, lorsque des soins délicats & des galanteries intéressantes excitent la reconnoissance. Ce sentiment supplée à l'amour quand le cœur est bon, & que la raison est formée. Mais l'hymen n'est qu'un malheur, & qu'une source de repentirs, si la magnificence qui séduit n'intéresse que la vanité. C'est le sort qu'éprouva la jeune indiscrète, & c'est bien là le sujet d'une moralité. Son mari, qui joignoit à la brutalité une sorte de malice, feint d'être obligé de s'éloigner d'elle pour quelques jours, lui laissant l'absolue liberté de s'amuser, ne lui défendant que d'entrer dans un appartement dont il lui laisse cependant la clef. Elle promet, & ne tient point parole; la curiosité conduit à la désobéissance. Le mari, à son retour, convaincu de la faute qu'elle a commise, veut lui faire subir un châtiment affreux, dont elle éprouve toute l'horreur, & dont elle n'est sauvée que par un secours inespéré. Ce tableau terrible fait une impression profonde sur des enfans, & leur apprend à résister à une curiosité, à respecter leurs engagemens, & à n'en pas prendre légèrement. En même temps, rien n'est plus propre à développer dans un[Pg 8] jeune cœur le sentiment de pitié qui doit l'animer un jour en faveur des malheureux, s'il est heureusement formé, que la situation vraiment tragique que cette fiction leur présente.

Nous nous rappelons que ce sujet a été traité au théâtre: il est en effet très-théâtral. Le tableau qu'il renferme, & la moralité qui en résulte, ne sont pas plus étrangers aux personnes formées qu'aux enfans. Nous ignorons le nom de l'auteur, & ce qu'est devenue la pièce.

On peut ici s'adresser aux parens & aux instituteurs de la jeunesse, & leur dire: Voulez-vous connoître la trempe de l'ame du tendre objet que vous élevez? Présentez-lui le spectacle du supplice que va éprouver l'imprudente qui a donné lieu à ce conte tragique. Si l'enfant babille, s'il n'est pas effrayé, & si la terreur de la victime ne passe pas dans son cœur, & ne se peint point sur sa physionomie avec les traits de la pitié, c'est du marbre que vous formez.

La Belle au bois dormant.

Ce conte se divise naturellement en deux parties. Dans la première, l'Auteur semble n'avoir voulu offrir qu'un grand tableau à l'imagination des enfans. Dans la seconde, il a voulu, sans doute, leur faire sentir les charmes de la bienfaisance, en donnant un zèle toujours renaissant au maître-d'hôtel de la reine, en faveur des objets infortunés qu'elle veut tous les jours immoler à son appétit barbare.

[Pg 9]

Nous pourrions citer au moins trois tragédies bien applaudies au théâtre François, dont les auteurs ont profité de la pieuse infidélité du maître-d'hôtel, & de quelques autres circonstances de ce conte, qui, par ce moyen, fait pleurer les grands enfans comme les petits.

Le sommeil d'Epiménide a pu donner à Perrault l'idée de cette fiction.

Le Maître Chat ou le Chat Botté.

L'industrie & le savoir faire.
Valent mieux que des biens acquis.

C'est l'esprit de ce conte, dont le but, plus philosophique que moral, est d'apprendre à la jeunesse que l'étude, le travail, les talens sont l'équivalent de la fortune, quand on sait mettre à profit les avantages qui en résultent. Il ne suffit pas de savoir, il faut agir. L'inaction & l'indifférence sont imbécillité, lorsqu'on est né avec des dispositions, ou que l'on a acquis des talens qui peuvent réparer les rigueurs de la destinée. Le génie ne connoîtroit jamais la pauvreté, si la paresse ou l'étourderie n'étoit souvent le partage des esprits les plus propres à s'avancer heureusement dans le monde, par les dons naturels ou acquis. Des maximes disent les mêmes choses à l'esprit; mais un tableau parle aux sens; & les jeunes gens ont besoin, pour ainsi dire, de voir, pour penser & pour réfléchir. Ce conte, qui est tout en action, doit produire l'effet que l'auteur s'en est promis.

[Pg 10]

Cendrillon.

Un enfant maltraité dans le sein de sa famille, est souvent dans le cas d'éprouver la sensibilité des personnes étrangères. Cette sensibilité le console & l'encourage à cultiver avec modestie ses vertus & ses talens, pour mériter de plus en plus des dédommagemens aussi flatteurs.

Un autre enivré des preuves de tendresse, & même d'une admiration aveugle qu'il obtient de ses parens, conçoit un orgueil qu'il porte dans le monde, & qui l'y rend insupportable. L'ingratitude & l'indocilité sont le prix des bontés dont son amour-propre se nourrit. Il faut qu'un enfant sache que la modestie, au sein du bonheur, est encore plus touchante que les qualités les plus aimables; & que la meilleure manière de vaincre l'humeur des parens les plus injustes & les plus prévenus, c'est de conserver avec eux le caractère de soumission & de simplicité dont la nature a fait un devoir envers eux, tandis que l'accueil & les louanges des étrangers semblent dispenser de ce tribut nécessaire. C'est le but que l'auteur s'est proposé en écrivant ce conte, où le merveilleux ne sert qu'à relever, pour ainsi dire, les charmes de la simplicité.

Tout le monde connoît la pièce lyrique jouée avec succès sous ce titre: dans le conte, & dans l'opéra-comique, le bonheur de Cendrillon est l'effet d'un coup de baguette; des réflexions sages peuvent opérer, avec le temps, ce que la Fée[Pg 11] que la malheureuse Cendrillon intéresse, fait réussir tout d'un coup.

Riquet à la Houpe.

Si le plus grand plaisir est d'augmenter les avantages de ce que l'on aime, ou de réparer les outrages de la nature envers lui, quel moment que celui où son ingratitude lui fait oublier tout ce que la reconnoissance devoit lui inspirer en notre faveur! C'est bien connoître la jeunesse, que de lui présenter dans un petit cadre les objets de son instruction; & Riquet à la Houpe éprouvant, à quinze ans, l'ingratitude de la princesse à qui il a donné de l'esprit, touchera toujours plus des enfans de dix ans, qu'un grand personnage livré au malheur de la même situation. Si l'enfant qui lit ou écoute ce conte, est né avec du sentiment, l'instant où la jeune princesse consent enfin à exercer le pouvoir d'embellir Riquet, dont elle a presque méconnu le bienfait, n'effacera point le mépris que lui a inspiré son premier procédé.

Du reste, rien de si ingénieux que le fond & la première idée de cette fiction. Perrault n'en a pas tiré tout le parti possible; il n'a fait, en quelque façon, qu'un croquis. Madame de Villeneuve a mieux saisi cette idée dans ses contes marins; car le conte charmant de la Belle & la Bête en est le fruit. Le Procope & Romagnesi avoient suivi plus à la lettre le conte de Perrault, en donnant au théâtre Italien, sous le titre des[Pg 12] Fées, une comédie charmante, où les auteurs ont su répandre un intérêt délicat, qui n'est pas dans le conte; en convertissant, pour ainsi dire, en sentiment, l'esprit que reçoit la jeune personne. Cette comédie est du nombre de celles qu'en regrette de ne pouvoir plus voir qu'en province.

Le Petit Poucet.

Il semble que dans ce conte, Perrault, qui en vouloit à Homère, ait essayé de parodier quelques traits de l'Odyssée & de l'ancienne Mythologie. Le petit Poucet ramenant, au moyen des cailloux blancs qu'il avoit semés dans son chemin, ses frères du fond de la forêt où leurs parens les avoient abandonnés, est Ariane aidant Thésée à débrouiller les erreurs du labyrinthe, par le secours d'un fil. Le petit Poucet chez l'Ogre, est Ulysse chez Poliphême; & nous ne savons si la manière dont il délivre ses frères n'est pas aussi adroite que celle dont Ulysse s'y prend pour délivrer ses compagnons. Quoi qu'il en soit, l'auteur veut que des enfans sachent qu'à tout âge, avec de l'esprit, du courage & de la prudence, on peut échapper à la méchanceté des hommes; & la conduite du petit Poucet est ici un exemple d'autant plus capable de les instruire, qu'il est plus à leur portée. La meilleure manière de former la jeunesse, est de lui donner, pour ainsi dire, de grandes idées avec de petits moyens.

M. Carmontel a trouvé dans cette fiction le[Pg 13] sujet d'un proverbe dramatique, & en fait un usage conforme à l'opinion que l'on a de son goût & de ses talens.

L'adroite Princesse, ou les Aventures de Finette.

C'est ici le Conte que nous croyons n'être pas de Perrault, que l'on a ajouté dans l'édition de la Haye, & qui n'étoit point dans les éditions précédentes. Comme il est nécessairement moins connu que les huit premiers, nous croyons devoir nous attacher à développer l'objet moral que l'on s'est proposé, en donnant une certaine étendue à notre Extrait. L'Auteur met en action ces deux principes: Que l'oisiveté est mère de tous vices; que défiance est mère de sûreté.

Au temps des croisades, un roi qui alloit faire la guerre aux infidelles, après avoir remis son royaume entre les mains d'un sage ministre, alloit partir fort inquiet sur le sort de ses filles; Nonchalante, l'aînée; Babillarde, la cadette; Finette, la plus jeune. Quant à celle-ci, il étoit fort tranquille: active, adroite, elle réunissoit tous les talens & toutes les qualités.

Le roi pria une Fée, sa voisine, de lui faire trois quenouilles de verre. Il désira que chaque quenouille cassât sitôt que celle à qui elle appartiendroit feroit quelque chose de contraire à sa gloire. Lorsqu'il eut les trois quenouilles, il conduisit ses filles dans une tour bien haute, & dans un lieu désert; leur défendit d'en sortir, & d'y recevoir personne; présenta à chacune une quenouille; leur ôta tous leurs officiers; ferma la porte, prit les clefs, & partit.

[Pg 14]

Au haut de la tour, il y avoit une poulie, par le moyen de laquelle on faisoit parvenir aux princesses tout ce dont elles avoient besoin. C'étoient elles-mêmes qui tiroient la corde, & qui la lâchoient, pour éviter toute surprise.

Nonchalante & Babillarde s'ennuyoient, l'une d'être obligée de se servir, l'autre de n'avoir que ses sœurs avec qui parler. Pour Finette, elle se faisoit des amusemens de ses occupations, de ses talens, & de son esprit. Le ministre leur envoyoit tous les quinze jours un état de ce qui se passoit au-dedans & au-dehors du royaume: Finette le lisoit, & s'en occupoit; les autres ne s'en embarrassoient guères.

Un jour que Finette étoit occupée, Nonchalante & Babillarde virent au pied de la tour une pauvre femme toute déguenillée, qui les supplioit de lui permettre d'entrer, & qui offroit de les servir. Nonchalante & Babillarde y consentirent; elles descendirent leur corbillon, & le remontèrent. La vieille étoit sale & dégoûtante; mais Nonchalante voyoit en elle une femme qui la serviroit, & Babillarde une femme avec qui elle pourroit jaser. Quant à Finette, elle fut très-fâchée lorsqu'elle la vit; mais il n'y avoit plus de remède.

Il y avoit un prince nommé Riche-Cautèle, voisin & ennemi du père des princesses, dont il avoit juré de se venger; & ce prince étoit la vieille qui s'étoit introduite auprès des prison[Pg 15]nières. Quand la nuit fut venue, il quitta ses haillons, & parut en cavalier aux yeux des princesses, qui fuirent dans leurs chambres. Mais Nonchalante, qui ne marchoit pas vîte, fut bientôt jointe par Riche-Cautèle. Il l'assura que ce n'étoit que pour elle qu'il s'étoit déguisé, qu'il l'adoroit, & qu'il venoit lui offrir sa main, pour la délivrer de sa prison. Nonchalante se défendit d'abord, mais l'indolence ne sait pas disputer; elle lui promit sa foi, & le mariage fut conclu.

Il la conduisit dans une chambre, l'enferma, & alla faire les mêmes protestations à Babillarde à travers la serrure. Celle-ci, séduite par le plaisir de parler, ouvre la porte au séducteur, l'écoute avec trop de foiblesse, & sa quenouille cassa comme avoit fait celle de Nonchalante. Il restoit Finette à séduire. Celle-ci refusa obstinément d'ouvrir, & répondit avec colère à la proposition qui lui en fut faite. Le prince prit une bûche, & enfonça la porte. Finette indignée de son audace, s'arma d'un marteau, dont elle menaça de casser la tête au téméraire. Cependant, désirant de se venger de lui, elle feignit bientôt de l'écouter plus favorablement; & mettant à profit sa confiance, elle fit faire un lit sur l'ouverture d'un égoût qui donnoit dans une chambre du château: ce lit portoit sur deux bâtons croisés. Le lendemain, ce prince s'étant présenté à elle, elle feignit de consentir au mariage; le prince, sans se déshabiller, se jeta sur le lit, & s'enfonça[Pg 16] dans cet horrible égoût, meurtri & fracassé par tout, barbotant dans l'ordure, & passant de caverne en caverne, jusqu'à ce qu'enfin il trouva une issue qui donnoit sur le bord de la rivière. Mais quelle fut la douleur de Finette & de ses sœurs, lorsqu'elles connurent toute sa perfidie!

Cependant Riche-Cautèle songeoit à se venger, & imagina bien des moyens pour cela; mais Finette, conduite par la prudence, & animée par la haine, eut toujours l'avantage de triompher de ses artifices; & devenue plus furieuse lorsqu'elle eut vu les suites cruelles de la foiblesse de ses sœurs dans une grossesse déshonorante, elle fit éclater tous ses sentimens en exerçant son génie contre ce prince coupable, & il trouva enfin la mort dans les pièges qu'elle sut lui tendre.

Finette reçut la récompense de ses vertus des mains de l'amour même. Riche-Cautèle avoit un frère que la nature avoit formé avec complaisance, & qui unissoit les dons aimables aux qualités solides. Il admira Finette dans sa conduite avec son frère, & prit pour elle les sentimens les plus tendres. L'aveu qu'il en fit fut payé du retour dont il étoit digne. Lorsque le père des trois princesses fut revenu dans ses états, il confirma les sentimens de Finette, & accorda sa main à celui qui prétendoit moins honorer ses charmes que couronner ses vertus.


LE PETIT CHAPERON ROUGE

 

[Pg 17]




LE PETIT
CHAPERON ROUGE,
CONTE.


Il étoit une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir. Sa mère en étoit folle, & sa mère-grand' plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui séyoit si bien que partout on l'appeloit le petit Chaperon rouge.

Un jour sa mère ayant fait des galettes, lui dit: Va voir comment se porte ta mère-grand'; car on m'a dit quelle étoit malade: porte-lui une galette & ce petit pot de beurre. Le petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand', qui demeuroit dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger; mais il n'osa, à cause de quelques bûcherons qui étoient dans la forêt. Il lui demanda où elle alloit? La pauvre enfant, qui ne savoit pas qu'il étoit dangereux de s'arrêter à écouter un loup, lui dit: Je vais voir ma mère-grand', & lui porter une galette avec un petit pot de beurre[Pg 18] que ma mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin, lui dit le Loup? Oh oui, lui dit le petit Chaperon rouge; c'est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, là-bas, à la première maison du village. Eh bien, dit le Loup, je veux l'aller voir aussi; je m'y en vais par ce chemin-ci, & toi par ce chemin-là, & nous verrons à qui plutôt y sera. Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui étoit le plus court; & la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, & à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontroit. Le Loup ne fut pas long-temps à arriver à la maison de la mère-grand'; il heurte, toc, toc.—Qui est-là?—C'est votre fille le petit Chaperon rouge, dit le Loup en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette & un petit pot de beurre que ma mère vous envoie. La bonne mère-grand', qui étoit dans son lit à cause qu'elle se trouvoit un peu mal, lui cria: Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette, & la porte s'ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, & la dévora en moins de rien; car il y avoit plus de trois jours qu'il n'avoit mangé. Ensuite il ferma la porte, & s'en alla coucher dans le lit de la[Pg 19] mère-grand', en attendant le petit Chaperon rouge, qui, quelque temps après, vint heurter à la porte. Toc, toc.—Qui est-là? Le petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur d'abord; mais croyant que sa mère-grand' étoit enrhumée, répondit: C'est votre fille le petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette & un petit pot de beurre que ma mère vous envoie. Le Loup lui cria, en adoucissant un peu sa voix: Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le petit Chaperon rouge tira la chevillette, & la porte s'ouvrit. Le Loup la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture: Mets la galette & le petit pot de beurre sur la huche, viens te coucher avec moi. Le petit Chaperon rouge se déshabille, & va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa mère-grand' étoit faite en son déshabillé. Elle lui dit: Ma mère-grand', que vous avez de grands bras!—C'est pour mieux t'embrasser, ma fille!—Ma mère-grand', que vous avez de grandes jambes!—C'est pour mieux courir, mon enfant.—Ma mère-grand', que vous avez de grandes oreilles!—C'est pour mieux écouter, mon enfant.—Ma mère-grand', que vous avez de grands yeux!—C'est pour mieux voir,[Pg 20] mon enfant.—Ma mère-grand', que vous avez de grandes dents!—C'est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le petit Chaperon rouge, & la mangea.

MORALITÉ.

On voit ici que de jeunes enfans,
Surtout de jeunes filles,
Belles, bien faites, & gentilles,
Font très-mal d'écouter toutes sortes de gens;
Et que ce n'est pas chose étrange,
S'il en est tant que le loup mange.
Je dis le loup, car tous les loups
Ne sont pas de la même sorte;
Il en est d'une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel & sans courroux,
Qui, privés, complaisans & doux,
Suivent les jeunes demoiselles
Jusques dans les maisons, jusques dans les ruelles.
Mais, hélas! qui ne sait que ces loups doucereux,
De tous les loups sont les plus dangereux?

LES FÉES

 

[Pg 21]




LES FÉES,
CONTE.


Il étoit une fois une veuve qui avoit deux filles. L'aînée lui ressembloit si fort & d'humeur & de visage, que, qui la voyoit, voyoit la mère. Elles étoient toutes deux si désagréables & si orgueilleuses, qu'on ne pouvoit vivre avec elles. La cadette, qui étoit le vrai portrait de son père pour la douceur & pour l'honnêteté, étoit avec cela une des plus belles filles qu'on eût su voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mère étoit folle de sa fille aînée, & en même-temps avoit une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisoit manger à la cuisine, & travailler sans cesse.

Il falloit, entr'autres choses, que cette pauvre enfant allât deux fois le jour puiser de l'eau à une grande demi-lieue du logis; & qu'elle en rapportât plein une grande cruche. Un jour qu'elle étoit à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire. Oui-dà, ma bonne mère, dit cette belle fille; & rinçant aussi[Pg 22]tôt sa cruche, elle puisa de l'eau au plus bel endroit de la fontaine, & la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin qu'elle bût plus aisément. La bonne femme ayant bu, lui dit: Vous êtes si belle, si bonne & si honnête, que je ne puis m'empêcher de vous faire un don; (car c'étoit une Fée qui avoit pris la forme d'une pauvre femme de village, pour voir jusqu'où iroit l'honnêteté de cette jeune fille.) Je vous donne pour don, poursuivit la Fée, qu'à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou une fleur, ou une pierre précieuse. Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine. Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé si long-temps; & en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles & deux gros diamans. Que vois-je là, dit sa mère toute étonnée? je crois qu'il lui sort de la bouche des perles & des diamans. D'où vient cela, ma fille? (ce fut-là la première fois qu'elle l'appela sa fille.) La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce que lui étoit arrivé, non sans jeter une infinité de diamans. Vraiment, dit la mère? il faut que j'y envoie ma fille. Tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la[Pg 23] bouche de votre sœur quand elle parle: ne seriez-vous pas bien aise d'avoir le même don? Vous n'avez qu'à aller puiser de l'eau à la fontaine, & quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement. Il me feroit beau voir, répondit la brutale, aller à la fontaine! Je veux que vous y alliez, reprit la mère, tout-à-l'heure. Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau flacon d'argent qui fût dans le logis. Elle ne fut pas plutôt arrivée à la fontaine, qu'elle vit sortir du bois une dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander à boire; c'était la même Fée qui avoit apparu à sa sœur, mais qui avoit pris l'air & les habits d'une princesse, pour voir jusqu'où iroit la malhonnêteté de cette fille. Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire? Justement, j'ai apporté un flacon d'argent tout exprès pour donner à boire à madame! j'en suis d'avis: buvez à même si vous voulez. Vous n'êtes guère honnête, reprit la Fée, sans se mettre en colère; eh bien, puisque vous êtes si peu obligeante, je vous donne pour don, qu'à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou un serpent, ou un cra[Pg 24]paud. D'abord que sa mère l'apperçut, elle lui cria: Hé bien, ma fille? Hé bien, ma mère, lui répondit la brutale, en jetant deux vipères & deux crapauds. O ciel! s'écria la mère, que vois-je là? c'est sa sœur qui en est cause, elle me le paiera? & aussitôt elle courut pour la battre. La pauvre enfant s'enfuit, & alla se sauver dans la forêt prochaine. Le fils du roi qui revenoit de la chasse, la rencontra, & la voyant si belle, lui demanda ce qu'elle faisoit là toute seule, & ce qu'elle avoit à pleurer? Hélas! monsieur, c'est ma mère qui m'a chassée du logis. Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles & autant de diamans, la pria de lui dire d'où cela lui venoit. Elle lui conta toute son aventure. Le fils du roi en devint amoureux, &, considérant qu'un tel don valoit mieux que tout ce qu'on pouvoit donner en mariage à une autre, l'emmena au palais du roi son père, où il l'épousa. Pour sa sœur, elle se fit tant haïr, que sa propre mère la chassa de chez elle; & la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulût la recevoir, alla mourir au coin d'un bois.

[Pg 25]

MORALITÉ.

Les diamans & les pistoles
Peuvent beaucoup sur les esprits;
Cependant les douces paroles
Ont encor plus de force, & sont d'un plus grand prix.

AUTRE MORALITÉ.

L'honnêteté coûte des soins,
Et veut un peu de complaisance;
Mais tôt ou tard elle a sa récompense,
Et souvent dans le temps qu'on y pense le moins.

LA BARBE BLEUE

 




LA BARBE BLEUE,
CONTE.


Il étoit une fois un homme qui avoit de belles maisons à la ville & à la campagne, de la vaisselle d'or & d'argent, des meubles en broderie, & des carrosses tout dorés; mais par malheur cet homme avoit la barbe bleue; cela le rendoit si laid & si terrible, qu'il n'étoit ni femme, ni fille qui ne s'enfuît de devant lui. Une de ses voisines, dame de[Pg 26] qualité, avoit deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, en lui laissant le choix de celle qu'elle voudroit lui donner. Elles n'en vouloient point toutes deux, & se le renvoyèrent l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtoit encore, c'est qu'il avoit déjà épousé plusieurs femmes, & qu'on ne savoit ce que ces femmes étoient devenues. La Barbe bleue, pour faire connoissance, les mena avec leur mère, & trois ou quatre de leurs meilleures amies & quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n'étoit que promenade, que parties de chasse & de pêche, que danses & festins, que colations: on ne dormoit point, & on passoit toute la nuit à se faire des malices les uns les autres; enfin tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avoit plus la barbe si bleue, & que c'étoit un fort honnête homme. Dès qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut. Au bout d'un mois, la Barbe bleue dit à sa femme, qu'il étoit obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence, qu'il la prioit de se bien divertir[Pg 27] pendant son absence, qu'elle fît venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne si elle vouloit; que par-tout elle fît bonne chère. Voilà, lui dit-il, les clefs de deux grands garde-meubles; voilà celles de la vaisselle d'or & d'argent qui ne sert pas tous les jours; voilà celles de mes coffres-forts, où est mon or & mon argent; celles des cassettes où sont mes pierreries; & voilà le passe-partout de tous les appartemens. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande gallerie de l'appartement bas; ouvrez tout, allez par-tout; mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, & je vous le défends de telle sorte, que s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. Elle promit d'observer exactement tout ce qui venoit de lui être ordonné; & lui, après l'avoir embrassée, il monte dans son carrosse & part pour son voyage. Les voisines & les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avoient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y étoit, à cause de sa barbe bleue qui leur faisoit peur. Les voilà aussitôt à par[Pg 28]courir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles & plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvoient assez admirer le nombre & la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons, des tables & des miroirs, où l'on se voyoit depuis les pieds jusqu'à la tête, & dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent & de vermeil doré, étoient les plus belles & les plus magnifiques qu'on eût jamais vues. Elles ne cessoient d'exagérer & d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertissoit point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avoit d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il étoit malhonnête de quitter sa compagnie, elle descendit par un escalier dérobé, & avec tant de précipitation, qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. Etant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avoit faite, & considérant qu'il pourroit lui arriver malheur d'avoir été désobéissante; mais la tentation étoit si forte, qu'elle ne put la surmonter: elle prit donc la petite[Pg 29] clef, & ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étoient fermées; après quelques momens, elle commença à voir que le plancher étoit tout couvert de sang caillé, dans lequel se miroient les corps de plusieurs femmes mortes & attachées le long des murs: c'étoient toutes les femmes que la Barbe bleue avoit épousées, & qu'il avoit égorgées l'une après l'autre. Elle pensa mourir de peur & la clef du cabinet, qu'elle venoit de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, & monta à sa chambre pour se remettre un peu mais elle n'en pouvoit venir à bout, tant elle étoit émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet étoit tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en alloit point: elle eut beau la laver, & même la frotter avec du sable & avec du grès, il y demeura toujours du sang; car la clef étoit fée, & il n'y avoit pas moyen de la nettoyer tout-à-fait: quand on ôtoit le sang d'un côté, il revenoit de l'autre. La Barbe bleue revint de son voyage dès le soir même, & dit qu'il avoit reçu des lettres dans le chemin, qui lui avoient appris que l'affaire pour laquelle[Pg 30] il étoit parti, venoit d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle étoit ravie de son prompt retour. Le lendemain il lui redemanda les clefs, & elle les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'étoit passé. D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres? Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table. Ne manquez pas, dit la Barbe bleue, de me la donner tantôt. Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe bleue l'ayant considérée, dit à sa femme: Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef? Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. Vous n'en savez rien, reprit la Barbe bleue? je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet. Hé bien, madame, vous y entrerez, & irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues. Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant & en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir de n'avoir pas été obéissante. Elle auroit attendri un rocher, belle & affligée comme elle étoit; mais la Barbe bleue avoit un cœur plus dur qu'un rocher. Il faut mourir, madame, lui dit-il,[Pg 31] & tout-à-l'heure. Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. Je vous donne un demi quart-d'heure, reprit la Barbe bleue, mais pas un moment davantage. Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa sœur, & lui dit: Ma sœur Anne, car elle s'appeloit ainsi, monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point: ils m'ont promis qu'ils me viendront voir aujourd'hui; &, si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. La sœur Anne monte sur le haut de la tour; & la pauvre affligée lui crioit de temps en temps: Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et la sœur Anne lui répondoit: Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, & l'herbe qui verdoie. Cependant la Barbe bleue, tenant un grand coutelas à sa main, crioit de toute sa force à sa femme: Descends vîte, ou je monterai là-haut. Encore un moment, s'il vous plaît? lui répondit sa femme; & aussitôt elle crioit tout bas: Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et la sœur Anne répondoit: Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, & l'herbe qui verdoie. Descends donc vîte, crioit la Barbe bleue, ou je monterai là-haut. Je m'en vais,[Pg 32] répondit la femme; & puis elle crioit: Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci.—Sont-ce mes frères?—Hélas non, ma sœur, je vois un troupeau de moutons. Ne veux-tu pas descendre, crioit la Barbe bleue? Encore un petit moment, répondit sa femme; & puis elle crioit: Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté, mais ils sont bien loin encore. Dieu soit loué, s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères; je leur fais signe tant que je puis de se hâter. La Barbe bleue se mit à crier si fort, que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, & alla se jeter à ses pieds toute éplorée & toute échevelée. Cela ne sert de rien, dit la Barbe bleue, il faut mourir; puis la prenant d'une main par les cheveux, & de l'autre levant le coutelas en l'air, il alloit lui abattre la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, & le regardant avec des yeux mourans, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu; & levant son bras..... Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe[Pg 33] bleue s'arrêta tout court: on ouvrit, & aussitôt on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe bleue. Il reconnut que c'étoient les frères de sa femme, l'un dragon, & l'autre mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver; mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, & le laissèrent mort. La pauvre femme étoit presque aussi morte que son mari, & n'avoit pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva que la Barbe bleue n'avoit point d'héritiers, & qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur Anne avec un jeune gentilhomme, dont elle étoit aimée depuis long-temps; une autre partie à acheter des charges de capitaines à ses deux frères; & le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avoit passé avec la Barbe bleue.

Recommande-toi bien à Dieu;

[Pg 34]

MORALITÉ.

La curiosité, malgré tous ses attraits,
Coûte souvent bien des regrets!
On en voit tous les jours mille exemples paroître.
C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger:
Dès qu'on le prend, il cesse d'être;
Et toujours il coûte trop cher.

AUTRE MORALITÉ.

Pour peu qu'on ait l'esprit sensé,
Et que du monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire
Est un conte du temps passé.
Il n'est plus d'époux si terrible,
Ni qui demande l'impossible:
Fût-il mal content & jaloux,
Près de sa femme on le voit filer doux,
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître.

LA BELLE AU BOIS DORMANT

 

[Pg 35]




LA BELLE
AU BOIS DORMANT,
CONTE.


Il y avoit une fois un roi & une reine, qui étoient si fâchés de n'avoir point d'enfans, si fâchés, qu'on ne sauroit dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde: vœux, pélérinages, tout fut mis en œuvre, & rien n'y faisoit. Enfin, pourtant la reine devint grosse, & accoucha d'une fille. On fit un beau baptême; on donna pour marraines à la petite princesse, toutes les fées qu'on put trouver dans le pays, (il s'en trouva sept) afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'étoit la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables. Après les cérémonies du baptême, toute la compagnie revint au palais du roi, où il y avoit un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avoit une cuiller, une fourchette & un couteau de fin or, garni de[Pg 36] diamans & de rubis. Mais, comme chacun prenoit sa place à table, on vit entrer une vieille fée qu'on n'avoit point priée, parce qu'il y avoit plus de cinquante ans qu'elle n'étoit sortie d'une tour, & qu'on la croyoit morte, ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert; mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avoit fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu'on la méprisoit, & grommela quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes fées, qui se trouva auprès d'elle, l'entendit; & jugeant qu'elle pourroit donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière & de pouvoir réparer, autant qu'il lui seroit possible, le mal que la vieille auroit fait. Cependant les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna pour don, qu'elle seroit la plus belle personne du monde; celle d'après, qu'elle auroit de l'esprit comme un ange; la troisième, qu'elle auroit une grâce admirable à tout ce qu'elle feroit; la quatrième qu'elle danseroit parfaitement bien; la cinquième, qu'elle chanteroit comme un rossignol; & la sixième,[Pg 37] qu'elle joueroit de toutes sortes d'instrumens dans la dernière perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la tête, avec plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se perceroit la main d'un fuseau, & qu'elle en mourroit. Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, & il n'y eut personne qui ne pleurât. Dans ce moment la jeune fée sortit de derrière la tapisserie, & dit tout haut ces paroles: Rassurez-vous, roi & reine, votre fille n'en mourra pas; il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait: la princesse se percera la main d'un fuseau; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un roi viendra la réveiller. Le roi, pour tâcher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un édit, par lequel il défendoit à toutes personnes de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi, sous peine de la vie. Au bout de quinze ou seize ans, le roi & la reine étant allés à une de leurs maisons de plaisance, il arriva que la jeune princesse courant un jour dans le château, & montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon, dans un petit gale[Pg 38]tas où une bonne vieille étoit seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme n'avoit point ouï parler des défenses que le roi avoit faites de filer au fuseau. Que faites-vous-là, ma bonne femme, dit la princesse? Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille, qui ne la connoissoit pas. Ha! que cela est joli! reprit la princesse: comment faites-vous? donnez-moi que je voie si j'en ferois bien autant. Elle n'eut pas plutôt pris le fuseau, que comme elle étoit fort vive, un peu étourdie, & que d'ailleurs l'arrêt des fées l'ordonnoit ainsi, elle s'en perça la main, & tomba évanouie. La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours: on vient de tous côtés; on jette de l'eau au visage de la princesse; on la délace; on lui frappe dans les mains; on lui frotte les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie: mais rien ne la faisoit revenir. Alors le roi, qui étoit monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées, & jugeant bien qu'il falloit que cela arrivât, puisque les fées l'avoient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d'or & d'argent. On l'eût dit un ange, tant elle étoit belle; car son évanouissement n'avoit pas ôté les couleurs vives de son teint:[Pg 39] ses joues étoient incarnates, & ses lèvres comme du corail; elle avoit seulement les yeux fermés, mais on l'entendoit respirer doucement, ce qui faisoit voir qu'elle n'étoit pas morte. Le roi ordonna qu'on la laissât dormir en repos, jusqu'à ce que son heure de se réveiller fût venue. La bonne fée qui lui avoit sauvé la vie, en la condamnant à dormir cent ans, étoit dans le royaume de Mataquin, à douze mille lieues de-là, lorsque l'accident arriva à la princesse; mais elle en fut avertie en un instant par un petit nain, qui avoit des bottes de sept lieues, (c'étoient des bottes avec lesquelles on faisoit sept lieues d'une seule enjambée.) La fée partit aussitôt, & on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avoit fait; mais, comme elle étoit grandement prévoyante, elle pensa que quand la princesse viendroit à se réveiller, elle seroit bien embarrassée toute seule dans ce vieux château: voici ce qu'elle fit. Elle toucha de sa baguette tout ce qui étoit dans ce château, (hors le roi & la reine) gouvernantes, filles d'honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, maîtres-d'hôtel, cuisi[Pg 40]niers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied; elle toucha aussi tous les chevaux qui étoient dans les écuries, avec les palfreniers, les gros mâtins de la basse-cour, & la petite Pouste, petite chienne de la princesse, qui étoit auprès d'elle sur son lit. Dès qu'elle les eut touchés, ils s'endormirent tous pour ne se réveiller qu'en même temps que leur maîtresse, afin d'être tous prêts à la servir quand elle en auroit besoin. Les broches mêmes qui étoient au feu toutes pleines de perdrix & de faisans s'endormirent, & le feu aussi. Tout cela se fit en un moment: les fées n'étoient pas longues à leur besogne. Alors le roi & la reine, après avoir baisé leur chère enfant, sans qu'elle s'éveillât, sortirent du château, & firent publier des défenses à qui que ce soit d'en approcher. Ces défenses n'étoient pas nécessaires, car il crût dans un quart-d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres & de petits, de ronces & d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y auroit pu passer: ensorte qu'on ne voyoit plus que le haut des tours du château, encore n'étoit-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait-là un tour de son métier, afin que la princesse, pen[Pg 41]dant qu'elle dormiroit, n'eût rien à craindre des curieux.

Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnoit alors, & qui étoit d'une autre famille que la princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'étoit que des tours qu'il voyoit au-dessus d'un grand bois fort épais. Chacun lui répondit selon qu'il en avoit ouï parler: les uns disoient que c'étoit un vieux château où il revenoit des esprits; les autres, que tous les sorciers de la contrée y faisoient leur sabbat. La plus commune opinion étoit qu'un Ogre y demeuroit, & que là il emportoit tous les enfans qu'il pouvoit attraper, pour les pouvoir manger à son aise & sans qu'on le pût suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois. Le prince ne savoit qu'en croire, lorsqu'un vieux paysan prit la parole, & lui dit: mon prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai ouï dire à mon père, qu'il y avoit dans ce château une princesse, la plus belle qu'on eût su voir; qu'elle y devoit dormir cent ans, & qu'elle seroit réveillée par le fils d'un roi, à qui elle étoit réservée. Le jeune prince à ce discours se sentit tout de feu; il crut sans balancer qu'il mettroit fin à une si belle aventure; &,[Pg 42] poussé par l'amour & par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qui en étoit. A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces & ces épines s'écartèrent d'elles-mêmes pour le laisser passer. Il marche vers le château qu'il voyoit au bout d'une grande avenue où il entra; & ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avoient pu suivre, parce que les arbres s'étoient rapprochés dès qu'il avoit été passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin: un prince jeune & amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour, où tout ce qu'il vit d'abord étoit capable de le glacer de crainte. C'étoit un silence affreux: l'image de la mort s'y présentoit partout; & ce n'étoient que des corps étendus d'hommes & d'animaux, qui paroissoient morts. Il reconnut pourtant bien aux nés bourgeonnés & à la face vermeille des suisses, qu'ils n'étoient qu'endormis; & leurs tasses où il y avoit encore quelques gouttes de vin, montroient assez qu'ils s'étoient endormis en buvant. Il passa une grande cour pavée de marbre: il monte l'escalier; il entre dans la salle des gardes qui étoient rangés en haie, la carabine sur l'épaule, & ronflant de leur mieux. Il traverse plusieurs cham[Pg 43]bres pleines de gentilshommes & de dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis. Il entre dans une chambre toute dorée; & il vit sur un lit, dont les rideaux étoient ouverts de deux côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu: une princesse qui paroissoit avoir quinze ou seize ans, & dont l'éclat resplendissant avoit quelque chose de lumineux & de divin. Il s'approcha en tremblant & en admirant, & se mit a genoux auprès d'elle. Alors, comme la fin de l'enchantement étoit venue, la princesse s'éveilla; &, le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne sembloit le permettre: Est-ce vous, mon prince, lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre. Le prince, charmé de ces paroles, & plus encore de la manière dont elles étoient dites, ne savoit comment lui témoigner sa joie & sa reconnoissance; il l'assura qu'il l'aimoit plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés; ils en plurent davantage: peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il étoit plus embarrassé qu'elle, & l'on ne doit pas s'en étonner: elle avoit eu le temps de songer à ce qu'elle auroit à lui dire; car il y a apparence (l'histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée, pendant un si long som[Pg 44]meil, lui avoit procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avoit quatre heures qu'ils se parloient, & ils ne s'étoient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avoient à se dire.

Cependant tout le palais s'étoit réveillé avec la princesse: chacun songeoit à faire sa charge; &, comme ils n'étoient pas tous amoureux, ils mouroient de faim. La dame d'honneur, pressée comme les autres, s'impatienta, & dit tout haut à la princesse que la viande étoit servie. Le prince aida à la princesse à se lever: elle étoit toute habillée, & fort magnifiquement; mais il se garda bien de dire qu'elle étoit habillée comme ma mère-grand', & qu'elle avoit un collet monté: elle n'en étoit pas moins belle. Ils passèrent dans un sallon de miroirs, & y soupèrent, servis par les officiers de la princesse. Les violons & les hautbois jouèrent de vieilles pièces, mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on ne les jouât plus; & après soupé, sans perdre de temps, le grand aumônier les maria dans la chapelle du château, & la dame d'honneur leur tira le rideau. Ils dormirent peu: la princesse n'en avoit pas grand besoin; & le prince la quitta dès le matin pour retourner à la ville, où son père[Pg 45] devoit être en peine de lui. Le prince lui dit, qu'en chassant il s'étoit perdu dans la forêt, & qu'il avoit couché dans la huche d'un charbonnier, qui lui avoit fait manger du pain noir & du fromage. Le roi son père, qui étoit bon homme, le crut; mais sa mère n'en fut pas bien persuadée; & voyant qu'il alloit presque tous les jours à la chasse, & qu'il avoit toujours une raison en main pour s'excuser, quand il avoit couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette; car il vécut avec la princesse plus de deux ans entiers, & en eut deux enfans, dont le premier, qui fut une fille, fut nommée l'Aurore, & le second un fils, qu'on nomma le Jour, parce qu'il paroissoit encore plus beau que sa sœur. La reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire expliquer, qu'il falloit se contenter dans la vie; mais il n'osa jamais se fier à elle de son secret: il la craignoit, quoiqu'il l'aimât; car elle étoit de race ogresse, & le roi ne l'avoit épousée qu'à cause de ses grands biens. On disoit même tout bas à la cour qu'elle avoit les inclinations des ogres, & qu'en voyant passer de petits enfans, elle avoit toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux: ainsi le prince ne voulut jamais[Pg 46] rien dire. Mais quand le roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, & qu'il se vit le maître, il déclara publiquement son mariage, & alla en grande cérémonie querir la reine sa femme dans son château. On lui fit une entrée magnifique dans la ville capitale, où elle entra au milieu de ses deux enfans. Quelque temps après, le roi alla faire la guerre à l'empereur Cantalabutte, son voisin. Il laissa la régence du royaume à la reine sa mère, & lui recommanda fort sa femme & ses enfans. Il devoit être à la guerre tout l'été; & dès qu'il fut parti, la reine-mère envoya sa bru & ses enfans à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie. Elle y alla quelques jours après, & dit un soir à son maître-d'hôtel: Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore. Ah! madame, dit le maître-d'hôtel. Je le veux, dit la reine, (& elle le dit d'un ton d'ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche,) & je la veux manger à la sauce robert. Ce pauvre homme voyant bien qu'il ne falloit pas se jouer à une ogresse, prit son grand couteau, & monta à la chambre de la petite Aurore: elle avoit pour lors quatre ans, & vint en sautant & en riant[Pg 47] se jeter à son cou, & lui demander du bonbon. Il se mit à pleurer: le couteau lui tomba des mains; & il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, & lui fit une si bonne sauce, que sa maîtresse l'assura qu'elle n'avoit jamais rien mangé de si bon. Il avoit emporté en même temps la petite Aurore, & l'avoit donnée à sa femme, pour la cacher dans le logement qu'elle avoit au fond de la basse-cour. Huit jours après, la méchante reine dit à son maître-d'hôtel: Je veux manger à mon soupé le petit Jour. Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois. Il alla chercher le petit Jour, & le trouva avec un petit fleurer à la main, dont il faisoit des armes avec un gros singe: il n'avoit pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme, qui le cacha avec la petite Aurore, & donna, à la place du petit Jour, un petit chevreau fort tendre, que l'Ogresse trouva admirablement bon.

Cela étoit fort bien allé jusques-là; mais un soir cette méchante reine dit au maître-d'hôtel: Je veux manger la reine à la même sauce que ses enfans. Ce fut alors que le pauvre maître-d'hôtel désespéra de la pouvoir encore tromper. La jeune reine avoit vingt ans passés, sans compter les cent ans qu'elle[Pg 48] avoit dormi; sa peau étoit un peu dure, quoique belle & blanche, & le moyen de trouver dans la ménagerie une bête aussi dure que cela! Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, & monta dans sa chambre, dans l'intention de n'en pas faire à deux fois. Il s'excitoit à la fureur, & entra le poignard à la main dans la chambre de la jeune reine; il ne voulut point la surprendre, & il lui dit avec beaucoup de respect l'ordre qu'il avoit reçu de la reine-mère. Faites, faites, lui dit-elle, en lui tendant le cou; exécutez l'ordre qu'on vous a donné; j'irai revoir mes enfans, mes pauvres enfans que j'ai tant aimés; elle les croyoit morts depuis qu'on les avoit enlevés sans lui rien dire. Non, non, madame, lui répondit le pauvre maître-d'hôtel tout attendri, vous ne mourrez point, & vous ne laisserez pas d'aller revoir vos enfans; mais ce sera chez moi où je les ai cachés, & je tromperai encore la reine, en lui faisant manger une jeune biche en votre place. Il la mena aussitôt à sa chambre, où, la laissant embrasser ses enfans & pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea à son soupé, avec le même appétit que si ç'eût été la jeune reine. Elle étoit bien contente de sa cruauté; & elle se[Pg 49] préparoit à dire au roi, à son retour, que les loups enragés avoient mangé la reine sa femme & ses deux enfans.

Un soir qu'elle rodoit à son ordinaire dans les cours & basse-cours du château, pour y halener quelque viande fraîche, elle entendit dans une salle basse le petit Jour qui pleuroit, parce que la reine sa mère le vouloit faire fouetter, à cause qu'il avoit été méchant; & elle entendit aussi la petite Aurore qui demandoit pardon pour son frère. L'ogresse reconnut la voix de la reine & de ses enfans; & furieuse d'avoir été trompée, elle commanda dès le lendemain au matin, avec une voix épouvantable qui faisoit trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de crapauds, de vipères, de couleuvres & de serpens, pour y faire jeter la reine & ses enfans, le maître-d'hôtel, sa femme & sa servante; elle avoit donné ordre de les amener les mains liées derrière le dos. Ils étoient là, & les bourreaux se préparoient à les jeter dans la cuve, lorsque le roi, qu'on n'attendoit pas sitôt, entra dans la cour à cheval; il étoit venu en poste, & demanda tout étonné ce que vouloit dire cet horrible spectacle. Personne n'osoit l'en instruire, quand[Pg 50] l'ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyoit, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, & fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avoit fait mettre. Le roi ne laissa pas d'en être fâché, elle étoit sa mère; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme & ses enfans.

MORALITÉ.

Attendre quelque temps pour avoir un époux
Riche, bien fait, galant & doux,
La chose est assez naturelle;
Mais l'attendre cent ans, & toujours en dormant,
On ne trouve plus de femelle
Qui dormît fi tranquillement.
La Fable semble encor vouloir nous faire entendre,
Que souvent de l'hymen les agréables nœuds,
Pour être différés, n'en sont pas moins heureux,
Et qu'on ne perd rien pour attendre;
Mais le sexe, avec tant d'ardeur
Aspire à la foi conjugale,
Que je n'ai pas la force, ni le cœur,
De lui prêcher cette morale.

LE MAITRE CHAT, OU LE CHAT BOTTÉ

 

[Pg 51]




LE MAITRE CHAT,
OU
LE CHAT BOTTÉ,
CONTE.


Un meûnier ne laissa pour tous biens, à trois enfans qu'il avoit, que son moulin, son âne & son chat. Les partages furent bientôt faits; ni le notaire, ni le procureur n'y furent point appelés; ils auroient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine. L'aîné eut le moulin, le second eut l'âne, & le plus jeune n'eut que le chat. Ce dernier ne pouvoit se consoler d'avoir un si pauvre lot: Mes frères, disoit-il, pourront gagner leur vie honnêtement, en se mettant ensemble; pour moi, lorsque j'aurai mangé mon chat, & que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim. Le chat qui entendoit ce discours, mais qui n'en fit pas semblant, lui dit d'un air posé & sérieux. Ne vous affligez point, mon maître; vous n'avez qu'à me donner un sac, & me faire[Pg 52] faire une paire de bottes pour aller dans les broussailles, & vous verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez. Quoique le maître du chat ne fît pas grand fond là-dessus, il lui avoit vu faire tant de tours de souplesse pour prendre des rats & des souris, comme quand il se pendoit par les pieds, ou qu'il se cachoit dans la farine pour faire le mort, qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère. Lorsque le chat eut ce qu'il avoit demandé, il se botta bravement, & mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, & s'en alla dans une garenne où il y avoit grand nombre de lapins. Il mit du son & des lacerons dans son sac, & s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vint se fourrer dans son sac, pour manger ce qu'il y avoit mis. A peine fut-il couché, qu'il eut contentement: un jeune étourdi de lapin entra dans son sac; & le maître chat, tirant aussitôt les cordons, le prit, & le tua sans miséricorde. Tout glorieux de sa proie, il s'en alla chez le roi, & demanda à lui parler. On le fit monter à l'appartement de sa majesté, où étant entré, il fit une grande[Pg 53] révérence au roi, & lui dit: Voilà, sire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas, (c'étoit le nom qu'il lui prit en gré de donner à son maître) m'a chargé de vous présenter de sa part. Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie, & qu'il me fait plaisir. Un autre fois il alla se cacher dans un bled, tenant toujours son sac ouvert; & lorsque deux perdrix y furent entrées, il tira les cordons, & les prit toutes deux. Il alla ensuite les présenter au roi, comme il avoit fait le lapin de garenne. Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, & lui fit donner pour boire. Le chat continua ainsi pendant deux ou trois mois, de porter de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son maître. Un jour qu'il sut que le roi devoit aller à la promenade sur le bord de la rivière, avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maître, si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite; vous n'avez qu'à vous baigner dans la rivière, à l'endroit que je vous montrerai, & ensuite me laisser faire. Le marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseilloit, sans savoir à quoi cela seroit bon. Dans le temps qu'il se baignoit, le roi vint à passer; & le chat se mit à crier de toute sa force:[Pg 54] Au secours! au secours! voilà M. le marquis de Carabas qui se noie. A ce cri le roi mit la tête à la portière, &, reconnoissant le chat qui lui avoit apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu'on allât vite au secours de M. le marquis de Carabas. Pendant qu'on retiroit le pauvre marquis de la rivière, le chat, s'approchant du carrosse, dit au roi que dans le temps que son maître se baignoit, il étoit venu des voleurs qui avoient emporté ses habits, quoiqu'il eût crié au voleur de toute sa force; le drôle les avoit cachés sous une grosse pierre. Le roi ordonna aussitôt aux officiers de sa garde-robe d'aller quérir un de ses plus beaux habits pour M. le marquis de Carabas. Le roi lui fit mille caresses; &, comme les beaux habits qu'on venoit de lui donner relevoient sa bonne mine (car il étoit beau & bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré; & le marquis de Carabas ne lui eut pas plutôt jeté deux ou trois regards respectueux & un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie. Le roi voulut qu'il montât dans son carrosse & qu'il fût de la promenade. Le chat, ravi de voir que son dessein commençoit à réussir, prit les devans, & ayant ren[Pg 55]contré des paysans qui fauchoient un pré, il leur dit: Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré que vous fauchez appartient à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hâchés menu comme chair à pâté. Le roi ne manqua pas à demander aux faucheurs, à qui étoit ce pré qu'ils fauchoient? C'est à M. le marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble; car la menace du chat leur avoit fait peur. Vous avez là un bel héritage, dit le roi au marquis de Carabas. Vous voyez, sire, répondit le marquis; c'est un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années. Le maître chat qui alloit toujours devant, rencontra des moissonneurs, & leur dit: Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces bleds appartiennent à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hâchés menu comme chair à pâté. Le roi qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenoient tous les bleds qu'il voyoit? C'est à M. le marquis de Carabas, répondirent les moissonneurs, & le roi s'en réjouit encore avec le marquis. Le chat, qui alloit devant le carrosse, disoit toujours la même chose à tous ceux qu'il rencontroit, & le roi étoit étonné des grands biens de M. le marquis de Carabas.[Pg 56] Le maître chat arriva enfin dans un beau château, dont le maître étoit un ogre, le plus riche qu'on ait jamais vu; car toutes les terres par où le roi avoit passé étoient de la dépendance de ce château. Le chat eut soin de s'informer qui étoit cet ogre, & ce qu'il savoit faire, & demanda à lui parler, disant qu'il n'avoit pas voulu passer si près de son château, sans avoir l'honneur de lui faire la révérence. L'ogre le reçut aussi civilement que le peut un ogre, & le fit reposer. On m'a assuré, dit le chat, que vous aviez le don de vous changer en toutes sortes d'animaux; que vous pouviez, par exemple, vous transformer en lion, en éléphant? Cela est vrai, répondit l'ogre brusquement, & pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir lion. Le chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine & sans péril, à cause de ses bottes qui ne valoient rien pour marcher sur les tuiles. Quelque temps après, le chat ayant vu que l'ogre avoit quitté sa première forme, descendit, & avoua qu'il avoit eu bien peur. On m'a assuré encore, dit le chat, mais je ne saurois le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits[Pg 57] animaux; par exemple, de vous changer en un rat, en une souris. Je vous avoue que je tiens cela tout-à-fait impossible. Impossible, reprit l'ogre? vous allez voir; & en même temps il se changea en une souris, qui se mit à courir sur le plancher. Le chat ne l'eut pas plutôt apperçue, qu'il se jeta dessus & la mangea. Cependant le roi, qui vit en passant le beau château de l'ogre, voulut entrer dedans. Le chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passoit sur le pont-levis, courut au devant, & dit au roi: Votre majesté soit la bien venue dans le château de M. le marquis de Carabas. Comment, M. le marquis, s'écria le roi, ce château est encore à vous? Il ne se peut rien de plus beau que cette cour, & que tous ces bâtimens qui l'environnent; voyons les dedans, s'il vous plaît. Le marquis donna la main à la jeune princesse, &, suivant le roi, qui montoit le premier, ils entrèrent dans une grande salle où ils trouvèrent une magnifique collation, que l'ogre avoit fait préparer pour ses amis qui le devoient venir voir ce même jour-là, mais qui n'avoient pas osé entrer, sachant que le roi y étoit. Le roi, charmé des bonnes qualités de M. le marquis de Carabas, de même que sa fille[Pg 58] qui en étoit folle, & voyant les grands biens qu'il poffédoit, lui dit, après avoir bu cinq ou six coups: Il ne tiendra qu'à vous, M. le marquis, que vous ne soyez mon gendre. Le marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisoit le roi; & dès le même jour il épousa la princesse. Le chat devint grand seigneur, & ne courut plus après les souris que pour se divertir.

MORALITÉ.

Quelque grand que soit l'avantage
De jouir d'un riche héritage,
Venant à nous de père en fils;
Aux jeunes gens, pour l'ordinaire,
L'industrie & le savoir-faire
Valent mieux que des biens acquis.

AUTRE MORALITÉ.

Si le fils d'un meûnier, avec tant de vîtesse
Gagne le cœur d'une Princesse,
Et s'en fait regarder avec des yeux mourans;
C'est que l'habit, la mine & la jeunesse,
Pour inspirer de la tendresse.
Ne sont pas des moyens toujours indifférens.

CENDRILLON, OU LA PETITE PANTOUFLE DE VERRE

 

[Pg 59]




CENDRILLON,
OU LA PETITE
PANTOUFLE DE VERRE,
CONTE.


Il étoit une fois un gentilhomme, qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine & la plus fière qu'on eût jamais vue. Elle avoit deux filles de son humeur, & qui lui ressembloient en toutes choses. Le mari avoit de son côté une jeune fille, mais d'une douceur & d'une bonté sans exemple: elle tenoit cela de sa mère, qui étoit la meilleure personne du monde. Les noces ne furent pas plutôt faites, que la belle-mère fit éclater sa mauvaise humeur, elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendoient ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la maison: c'étoit elle qui nettoyoit la vaisselle & les montées, qui frottoit la chambre de madame, & celles de mesdemoiselles ses filles; elle couchoit tout au haut de la maison dans[Pg 60] un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses sœurs étoient dans des chambres parquetées, où elles avoient des lits des plus à la mode, & des miroirs où elles se voyoient depuis les pieds jusques à la tête. La pauvre fille souffroit tout avec patience, & n'osoit se plaindre à son père qui l'auroit grondée, parce que sa femme le gouvernoit entièrement. Lorsqu'elle avoit fait son ouvrage, elle s'alloit mettre au coin de la cheminée, & s'asseoir dans les cendres; ce qui faisoit qu'on l'appeloit communément dans le logis Cucendron; la cadette, qui n'étoit pas si malhonnête que son aînée, l'appeloit Cendrillon. Cependant Cendrillon, avec ses méchans habits, ne laissoit pas d'être cent fois plus belle que ses sœurs, quoique vêtues très-magnifiquement.

Il arriva que le fils du roi donna un bal, & qu'il en pria toutes les personnes de qualité: nos deux demoiselles en furent aussi priées; car elles faisoient grande figure dans le pays. Les voilà bien-aises, & bien occupées à choisir les habits & les coiffures qui leur siéroient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon; car c'étoit elle qui repassoit le linge de ses sœurs, & qui godronnoit leurs manchettes. On ne parloit que de la manière[Pg 61] dont on s'habilleroit. Moi, dit l'aînée, je mettrai mon habit de velours rouge, & ma garniture d'Angleterre. Moi, dit la cadette, je n'aurai que ma jupe ordinaire, mais en récompense je mettrai mon manteau à fleurs d'or, & ma barrière de diamans, qui n'est pas des plus indifférentes. On envoya quérir la bonne coiffeuse, pour dresser les cornettes à deux rangs, & on fit acheter des mouches de la bonne faiseuse. Elles appellèrent Cendrillon pour lui demander son avis; car elle avoit le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, & s'offrit même à les coiffer, ce qu'elles voulurent bien. Et les coiffant, elles lui disoient: Cendrillon, serois-tu bien-aise d'aller au bal? Hélas, mesdemoiselles, vous vous mocquez de moi: ce n'est pas-là ce qu'il me faut. Tu as raison; on riroit bien si on voyoit un Cucendron aller au bal. Une autre que Cendrillon les auroit coiffées de travers; mais elle étoit bonne, & elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étoient transportées de joie; on rompit plus de douze lacets à force de les serrer pour leur rendre la taille plus menue, & elles étoient toujours devant leur miroir. Enfin l'heureux jour arriva; on partit, & Cendrillon les sui[Pg 62]vit des yeux le plus longtemps quelle put; lorsqu'elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer. Sa marraine qui la vit toute en pleurs, lui demanda ce qu'elle avoit. Je voudrois bien ..... Je voudrois bien..... Elle pleuroit si fort, qu'elle ne put achever. Sa marraine, qui étoit fée, lui dit: Tu voudrois bien aller au bal, n'est-ce pas? Hélas oui, dit Cendrillon en soupirant. Hé bien: seras-tu bonne fille, dit sa marraine, je t'y ferai aller? Elle la mena dans sa chambre, & lui dit: Va dans le jardin, & apporte-moi une citrouille. Cendrillon alla aussitôt cueillir la plus belle qu'elle put trouver & la porta à sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourroit faire aller au bal. Sa marraine la creusa, & n'ayant laissé que l'écorce, la frappa de sa baguette, & la citrouille fut aussitôt changée en un beau carrosse tout doré. Ensuite elle alla regarder dans sa souricière, où elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit à Cendrillon de lever un peu la trappe de la souricière, & à chaque souris qui sortoit, elle lui donnoit un coup de sa baguette, & la souris étoit aussitôt changée en un beau cheval, ce qui fit un bel attelage de six chevaux, d'un beau gris de souris pommelé. Comme elle étoit en peine de quoi elle feroit un cocher.[Pg 63] Je vais voir, dit Cendrillon, s'il n'y a point quelque rat dans la ratière; nous en ferons un cocher. Tu as raison, dit sa marraine, va voir. Cendrillon lui apporta la ratière, où il y avoit trois gros rats. La fée en prit un d'entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe; & l'ayant touché, il fut changé en un gros cocher, qui avoit une des plus belles moustaches qu'on ait jamais vues. Ensuite elle lui dit: Va dans le jardin, tu y trouveras six lézards derrière l'arrosoir, apporte-les moi. Elle ne les eut pas plutôt apportés, que la marraine les changea en six laquais, qui montèrent aussitôt derrière le carrosse avec leurs habits chamarrés, & qui s'y tenoient attachés, comme s'ils n'eussent fait autre chose toute leur vie. La fée dit alors à Cendrillon: Hé bien, voilà de quoi aller au bal; n'es-tu pas bien-aise? Oui; mais est-ce que j'irai comme cela avec mes vilains habits? Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, & en même temps ses habits furent changés en des habits de drap d'or & d'argent tout chamarrés de pierreries: elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde. Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse; mais sa marraine lui recommanda sur toutes choses de[Pg 64] ne pas passer minuit, l'avertissant que si elle demeuroit au bal un moment davantage, son carrosse redeviendroit citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards, & que ses vieux habits reprendroient leur première forme. Elle promit à sa marraine qu'elle ne manqueroit pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie. Le fils du roi, qu'on alla avertir qu'il venoit d'arriver une grande princesse qu'on ne connoissoit point, courut la recevoir, il lui donna la main à la descente du carrosse, & la mena dans la salle où étoit la compagnie. Il se fit alors un grand silence; on cessa de danser, & les violons ne jouèrent plus, tant on étoit attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue; on n'entendoit qu'un bruit confus: ha, qu'elle est belle! Le roi même, tout vieux qu'il étoit, ne laissoit pas de la regarder, & de dire tout bas à la reine, qu'il y avoit long-temps qu'il n'avoit vu une si belle & si aimable personne. Toutes les dames étoient attentives à considérer sa coiffure & ses habits, pour en avoir dès le lendemain de semblables, pourvu qu'il se trouvât des étoffes assez belles & des ouvriers assez habiles. Le fils du roi la mit à la place la plus honorable,[Pg 65] & ensuite la prit pour la mener danser: elle dansa avec tant de grâce, qu'on l'admira encore davantage. On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il étoit occupé à la considérer. Elle alla s'asseoir auprès de ses sœurs, & leur fit mille honnêtetés: elle leur fit part des oranges & des citrons que le prince lui avoit donnés, ce qui les étonna fort; car elles ne la connoissoient point. Lorsqu'elles causoient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts; elle fit aussitôt une grande révérence à la compagnie, & s'en alla le plus vîte qu'elle put. Dès qu'elle fut arrivée, elle alla trouver sa marraine, &, après l'avoir remerciée, elle lui dit qu'elle souhaiteroit bien aller encore le lendemain au bal, parce que le fils du roi l'en avoit priée. Comme elle étoit occupée à raconter à sa marraine tout ce qui s'étoit passé au bal, les deux sœurs heurtèrent à la porte: Cendrillon leur alla ouvrir. Que vous êtes long-temps à revenir, leur dit-elle, en bâillant, en se frottant les yeux, & en s'étendant comme si elle n'eût fait que de se réveiller! Elle n'avoit cependant pas eu envie de dormir, depuis qu'elles s'étoient quittées. Si tu étois venue au bal, lui dit une de ses sœurs,[Pg 66] tu ne t'y serois pas ennuyée: il y est venu la plus belle princesse, la plus belle qu'on puisse jamais voir; elle nous a fait mille civilités; elle nous a donné des oranges & des citrons. Cendrillon ne se sentoit pas de joie: elle leur demanda le nom de cette princesse; mais elles lui répondirent qu'on ne la connoissoit pas, que le fils du roi en étoit fort en peine, & qu'il donneroit toutes choses au monde pour savoir qui elle étoit. Cendrillon sourit, & leur dit: Elle étoit donc bien belle? Mon Dieu, que vous êtes heureuses! Ne pourrois-je point la voir? Hélas! mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jaune que vous mettez tous les jours. Vraiment, dit mademoiselle Javotte, je suis de cet avis! prêtez votre habit à un vilain Cucendron comme cela! il faudroit que je fusse bien folle. Cendrillon s'attendoit bien à ce refus, & elle en fut bien aise; car elle auroit été grandement embarrassée si sa sœur eût bien voulu lui prêter son habit. Le lendemain les deux sœurs furent au bal, & Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la première fois. Le fils du roi fut toujours auprès d'elle, & ne cessa de lui conter des douceurs. La jeune demoiselle ne s'ennuyoit point, & oublia ce que sa marraine lui[Pg 67] avoit recommandé; de sorte quelle entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu'elle ne croyoit pas qu'il fût encore onze heures, elle se leva, & s'enfuit aussi légèrement qu'auroit fait une biche. Le prince la suivit, mais il ne put l'attraper; elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement. Cendrillon arriva chez elle bien essoufflée, sans carrosse, sans laquais & avec ses méchants habits, rien ne lui étant resté de toute sa magnificence, qu'une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu'elle avoit laissé tomber. On demanda aux gardes de la porte du palais, s'ils n'avoient point vu sortir une princesse; ils dirent qu'ils n'avoient vu sortir personne, qu'une fille fort mal vêtue, & qui avoit plus l'air d'une paysanne, que d'une demoiselle. Quand les deux sœurs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles s'étoient encore bien diverties, & si la belle dame y avoit été; elles lui dirent que oui, mais qu'elle s'étoit enfuie lorsque minuit avoit sonné, & si promptement, qu'elle avoit laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde, que le fils du roi l'avoit ramassée, qu'il n'avoit fait que la regarder tout le reste du bal, & qu'assurément il étoit[Pg 68] fort amoureux de la belle personne à qui appartenoit la petite pantoufle. Elles dirent vrai, car peu de jours après, le fils du roi fit publier à son de trompe qu'il épouseroit celle dont le pied seroit bien juste à la pantoufle. On commença à l'essayer aux princesses, ensuite aux duchesses, & à toute la cour; mais inutilement. On la porta chez les deux sœurs, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle; mais elles ne purent en venir à bout. Cendrillon, qui les regardoit, & qui reconnut sa pantoufle, dit en riant, que je voie si elle ne me seroit pas bonne. Ses sœurs se mirent à rire & à se mocquer d'elle. Le gentilhomme qui faisoit l'essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, & la trouvant fort belle, dit que cela étoit très-juste, & qu'il avoit ordre de l'essayer à toutes les filles. Il fit asseoir Cendrillon, & approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu'elle y entroit sans peine, & qu'elle y étoit juste comme de cire. L'étonnement des deux sœurs fut grand, mais plus grand encore, quand Cendrillon tira de sa poche l'autre petite pantoufle qu'elle mit à son pied. Là-dessus arriva la marraine, qui, ayant donné un coup de sa baguette sur les habits de Cen[Pg 69]drillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres.

Alors ses deux sœurs la reconnurent pour la belle personne qu'elles avoient vue au bal. Elles se jetèrent à ses pieds, pour lui demander pardon de tous les mauvais traitemens qu'elles lui avoient fait souffrir. Cendrillon les releva, & leur dit, en les embrassant, qu'elle leur pardonnoit de bon cœur, & qu'elle les prioit de l'aimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, parée comme elle étoit: il la trouva encore plus belle que jamais, & peu de jours après il l'épousa. Cendrillon, qui étoit aussi bonne que belle, fit loger ses deux sœurs au palais, & les maria dès le jour même à deux grands seigneurs de la cour.

MORALITÉ.

La beauté pour le sexe est un rare trésor;
De l'admirer jamais on ne se lasse.
Mais ce qu'on nomme bonne grâce,
Est sans prix, & vaut mieux encor.
C'est ce qu'à Cendrillon fit avoir sa marraine,
En la dressant, en l'instruisant
Tant & si bien, qu'elle en fit une reine;
Car ainsi sur ce Conte on va moralisant.
Belles, ce don vaut mieux que d'être bien coiffées.
Pour engager un cœur, pour en venir à bout,
La bonne grâce est le vrai don des fées;
Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout.

[Pg 70]

AUTRE MORALITÉ.

C'est sans doute un grand avantage
D'avoir de l'esprit, du courage,
De la naissance, du bon sens,
Et d'autres semblables talens,
Qu'on reçoit du ciel en partage:
Mais vous aurez beau les avoir;
Pour votre avancement ce seront choses vaines,
Si vous n'avez, pour les faire valoir,
Ou des parrains, ou des marraines.

RIQUET A LA HOUPE

 




RIQUET A LA HOUPE,
CONTE.


Il étoit une fois une reine qui accoucha d'un fils si laid & si mal fait, qu'on douta long-temps s'il avoit forme humaine. Une fée, qui se trouva à sa naissance, assura qu'il ne laisseroit pas d'être aimable, parce qu'il auroit beaucoup d'esprit: elle ajouta même qu'il pourroit, en vertu du don qu'elle venoit de lui faire, donner autant d'esprit qu'il en auroit, à la personne qu'il aimeroit le mieux. Tout cela consola un peu la pauvre reine,[Pg 71] qui étoit bien affligée d'avoir mis au monde un si vilain marmot. Il est vrai que cet enfant ne commença pas plutôt à parler, qu'il dit mille jolies choses, & qu'il avoit dans toutes ses actions je ne sais quoi de si spirituel, qu'on en étoit charmé. J'oubliois de dire qu'il vint au monde avec une petite houpe de cheveux sur la tête, ce qui fit qu'on le nomma Riquet à la Houpe; car Riquet étoit le nom de la famille.

Au bout de sept ou huit ans, la reine d'un royaume voisin accoucha de deux filles. La première qui vint au monde étoit plus belle que le jour: la reine en fut si aise, qu'on appréhenda que la trop grande joie qu'elle en avoit, ne lui fît mal. La même fée qui avoit assisté à la naissance du petit Riquet à la Houpe étoit présente; & pour modérer la joie de la reine, elle lui déclara que cette petite princesse n'auroit point d'esprit, & qu'elle seroit aussi stupide qu'elle étoit belle. Cela mortifia beaucoup la reine, mais elle eut, quelques momens après, un bien plus grand chagrin; car la seconde fille dont elle accoucha, se trouva extrêmement laide. Ne vous affligez pas tant, madame, lui dit la fée, votre fille sera récompensée d'ailleurs, & elle aura tant d'esprit, qu'on ne s'apperce[Pg 72]vra presque pas qu'il lui manque de la beauté. Dieu le veuille, répondit la reine! mais n'y auroit-il point moyen de faire avoir un peu d'esprit à l'aînée qui est si belle? Je ne puis rien pour elle, madame, du côté de l'esprit, lui dit la fée, mais je puis tout du côté de la beauté; & comme il n'y a rien que je ne veuille faire pour votre satisfaction, je vais lui donner pour don, de pouvoir rendre beau ou belle la personne qui lui plaira. A mesure que ces deux princesses devinrent grandes, leurs perfections crûrent aussi avec elles, & on ne parloit partout que de la beauté de l'aînée & de l'esprit de la cadette. Il est vrai que leurs défauts augmentèrent beaucoup avec l'âge. La cadette enlaidissoit à vue d'œil, & l'aînée devenoit plus stupide de jour en jour; ou elle ne répondoit rien à ce qu'on lui demandoit, ou elle disoit une sottise. Elle étoit avec cela si mal-adroite, qu'elle n'eût pu ranger quatre porcelaines sur le bord d'une cheminée sans en casser une, ni boire un verre d'eau sans en répandre la moitié sur ses habits. Quoique la beauté soit un grand avantage dans une jeune personne, cependant la cadette l'emportoit presque toujours sur son aînée dans toutes les compagnies. D'abord on alloit du côté de la plus[Pg 73] belle, pour la voir & pour l'admirer: mais bientôt après on alloit à celle qui avoit le plus d'esprit, pour lui entendre dire mille choses agréables; & on étoit étonné qu'en moins d'un quart d'heure l'aînée n'avoit plus personne auprès d'elle, & que tout le monde s'étoit rangé autour de la cadette. L'aînée, quoique fort stupide, le remarqua bien; & elle eût donné sans regret toute sa beauté, pour avoir la moitié de l'esprit de sa sœur. La reine, toute sage qu'elle étoit, ne put s'empêcher de lui reprocher plusieurs fois sa bêtise; ce qui pensa faire mourir de douleur cette pauvre princesse. Un jour qu'elle s'étoit retirée dans un bois pour y plaindre son malheur, elle vit venir à elle un petit homme fort désagréable, mais vêtu très-magnifiquement. C'étoit le jeune prince Riquet à la Houpe, qui, étant devenu amoureux d'elle sur ses portraits, qui couroient par tout le monde, avoit quitté le royaume de son père pour avoir le plaisir de la voir & de lui parler. Ravi de la rencontrer ainsi toute seule, il l'aborde avec tout le respect & toute la politesse imaginables. Ayant remarqué, après lui avoir fait les complimens ordinaires, qu'elle étoit fort mélancolique, il lui dit: Je ne comprends point, madame, comment[Pg 74] une personne aussi belle que vous l'êtes, peut être aussi triste que vous le paroissez; car, quoique je pusse me vanter d'avoir vu une infinité de belles personnes, je puis dire que je n'en ai jamais vu dont la beauté approche de la vôtre. Cela vous plaît à dire, monsieur, lui répondit la princesse, & elle en demeura-là. La beauté, reprit Riquet à la Houpe, est un si grand avantage, qu'il doit tenir lieu de tout le reste; & quand on le possède, je ne vois pas qu'il y ait rien qui puisse vous affliger beaucoup. J'aimerois mieux, dit la princesse, être aussi laide que vous & avoir de l'esprit, que d'avoir de la beauté comme j'en ai, & être bête autant que je le suis. Il n'y a rien, madame, qui marque davantage qu'on a de l'esprit, que de croire n'en pas avoir; & il est de la nature de ce bien-là, que plus on en a, plus on croit en manquer. Je ne sais pas cela, dit la princesse, mais je sais bien que je suis fort bête; & c'est de-là que vient le chagrin qui me tue. Si ce n'est que cela, madame, qui vous afflige, je puis aisément mettre fin à votre douleur. Et comment ferez-vous, dit la princesse? J'ai le pouvoir, madame, dit Riquet à la Houpe, de donner de l'esprit autant qu'on en sauroit avoir, à la personne que je dois aimer[Pg 75] le plus; & comme vous êtes, madame, cette personne, il ne tiendra qu'à vous que vous n'ayez autant d'esprit qu'on en peut avoir, pourvu que vous vouliez bien m'épouser. La princesse demeura toute interdite, & ne répondit rien. Je vois, reprit Riquet à la Houpe, que cette proposition vous fait de la peine, & je ne m'en étonne pas; mais je vous donne un an tout entier pour vous y résoudre. La princesse avoit si peu d'esprit, & en même temps une si grande envie d'en avoir, qu'elle s'imagina que la fin de cette année ne viendroit jamais; de sorte qu'elle accepta la proposition qui lui étoit faite. Elle n'eut pas plutôt promis à Riquet à la Houpe qu'elle l'épouseroit dans un an à pareil jour, qu'elle se sentit toute autre qu'elle n'étoit auparavant: elle se trouva une facilité incroyable à dire tout ce qui lui plaisoit, & à le dire d'une manière fine, aisée & naturelle. Elle commença dès ce moment une conversation galante & soutenue avec Riquet à la Houpe, où elle babilla d'une telle force, que Riquet à la Houpe crut lui avoir donné plus d'esprit qu'il ne s'en étoit réservé pour lui-même. Quand elle fut retournée au palais, toute la cour ne savoit que penser d'un changement si subit & si extraordinaire; car,[Pg 76] autant on lui avoit ouï dire d'impertinences auparavant, autant lui entendoit-on dire des choses bien sensées & infiniment spirituelles. Toute la cour en eut une joie qui ne se peut imaginer; il n'y eut que sa cadette qui n'en fut pas bien aise, parce que, n'ayant plus sur son aînée l'avantage de l'esprit, elle ne paroissoit plus auprès d'elle qu'une guenon fort désagréable. Le roi se conduisoit par ses avis, & alloit même quelquefois tenir le conseil dans son appartement. Le bruit de ce changement s'étant répandu, tous les jeunes princes des royaumes voisins firent leurs efforts pour s'en faire aimer, & presque tous la demandèrent en mariage; mais elle n'en trouvoit point qui eût assez d'esprit, & elle les écoutoit tous sans s'engager à aucun d'eux. Cependant il en vint un si puissant, si riche, si spirituel & si bien fait, qu'elle ne put s'empêcher d'avoir de la bonne volonté pour lui. Son père s'en étant apperçu, lui dit qu'il la faisoit la maîtresse sur le choix d'un époux, & qu'elle n'avoit qu'à se déclarer. Comme plus on a d'esprit, & plus on a de peine à prendre une ferme résolution sur cette affaire, elle demanda, après avoir remercié son père, qu'il lui donnât du temps pour y penser. Elle alla par hasard se promener dans le même[Pg 77] bois où elle avoit trouvé Riquet à la Houpe, pour rêver plus commodément à ce quelle avoit à faire. Dans le temps qu'elle se promenoit, rêvant profondément, elle entendit un bruit sourd sous ses pieds, comme de plusieurs personnes qui vont & viennent, & qui agissent. Ayant prêté l'oreille plus attentivement, elle ouït que l'un disoit: apporte-moi cette marmite; l'autre, donne-moi cette chaudière; l'autre, mets du bois dans ce feu. La terre s'ouvrit dans le même temps, & elle vit sous ses pieds comme une grande cuisine pleine de cuisiniers, de marmitons, & de toutes fortes d'officiers nécessaires pour faire un festin magnifique. Il en sortit une bande de vingt ou trente rôtisseurs qui allèrent se camper dans une allée du bois autour d'une table fort longue, & qui, tous la lardoire à la main & la queue de renard sur l'oreille, se mirent à travailler en cadence au son d'une chanson harmonieuse. La princesse, étonnée de ce spectacle, leur demanda pour qui ils travailloient. C'est, madame, lui répondit le plus apparent de la bande, pour le prince Riquet à la Houpe, dont les noces se feront demain. La princesse encore plus surprise qu'elle ne l'avoit été, & se ressouvenant tout-à-coup qu'il y avoit un an qu'à[Pg 78] pareil jour elle avoit promis d'épouser le prince Riquet à la Houpe, pensa tomber de son haut. Ce qui faisoit qu'elle ne s'en souvenoit pas, c'est que, quand elle fit cette promesse, elle étoit une bête, & qu'en prenant le nouvel esprit que le prince lui avoit donné, elle avoit oublié toutes ses sottises. Elle n'eut pas fait trente pas en continuant sa promenade, que Riquet à la Houpe se présenta à elle, brave, magnifique & comme un prince qui va se marier. Vous me voyez, dit-il, madame, exact à tenir ma parole; & je ne doute point que vous ne veniez ici pour exécuter la vôtre, & me rendre, en me donnant la main, le plus heureux de tous les hommes. Je vous avouerai franchement, répondit la princesse, que je n'ai pas encore pris ma résolution là-dessus, & que je ne crois pas pouvoir jamais la prendre telle que vous la souhaitez. Vous m'étonnez, madame, dit Riquet à la Houpe. Je le crois, dit la princesse; & assurément si j'avois affaire à un brutal, à un homme sans esprit, je me trouverois bien embarrassée. Une princesse n'a que sa parole, me diroit-il; & il faut que vous m'épousiez, puisque vous me l'avez promis: mais comme celui à qui je parle est l'homme du monde qui a le plus d'esprit, je suis sûre qu'il entendra raison.[Pg 79] Vous savez que quand je n'étois qu'une bête, je ne pouvois néanmoins me résoudre à vous épouser; comment voulez-vous qu'ayant l'esprit que vous m'avez donné, qui me rend encore plus difficile en gens que je n'étois, je prenne aujourd'hui une résolution que je n'ai pu prendre dans ce temps-là? Si vous pensiez tout de bon à m'épouser, vous avez eu grand tort de m'ôter ma bêtise, & de me faire voir plus clair que je ne voyois. Si un homme sans esprit, répondit Riquet à la Houpe, seroit bien reçu, comme vous venez de le dire, à vous reprocher votre manque de parole, pourquoi voulez-vous, madame, que je n'en use pas de même dans une chose où il y va de tout le bonheur de ma vie? Est-il raisonnable que les personnes qui ont de l'esprit, soient d'une pire condition que ceux qui n'en ont pas? Le pouvez-vous prétendre, vous qui en avez tant, & qui avez tant souhaité d'en avoir? Mais venons au fait, s'il vous plaît. A la réserve de ma laideur, y a-t-il quelque chose en moi qui vous déplaise? Etes-vous mécontente de ma naissance, de mon esprit, de mon humeur & de mes manières? Nullement, répondit la princesse; j'aime en vous tout ce que vous venez de me dire. Si cela est ainsi, reprit Riquet à la Houpe,[Pg 80] je vais être heureux, puisque vous pouvez me rendre le plus aimable de tous les hommes. Comment cela se peut-il faire, lui dit la princesse? Cela se fera, répondit Riquet à la Houpe, si vous m'aimez assez pour souhaiter que cela soit; & afin, madame, que vous n'en doutiez pas, sachez que la même fée qui, au jour de ma naissance, me fit le don de pouvoir rendre spirituelle la personne qu'il me plairoit, vous a aussi fait le don de pouvoir rendre beau celui que vous aimerez, & à qui vous voudrez bien faire cette faveur. Si la chose est ainsi, dit la princesse, je souhaite de tout mon cœur que vous deveniez le prince du monde le plus aimable, & je vous en fais le don autant qu'il est en moi. La princesse n'eut pas plutôt prononcé ces paroles, que Riquet à la Houpe parut à ses yeux l'homme du monde le plus beau, le mieux fait, & le plus aimable qu'elle eût jamais vu. Quelques-uns affirment que ce ne furent point les charmes de la fée qui opérèrent, mais que l'amour seul fit cette métamorphose. Ils disent que la princesse, ayant fait réflexion sur la persévérance de son amant, sur sa discrétion, & sur toutes les bonnes qualités de son ame & de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps ni la laideur de son visage; que[Pg 81] sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d'un homme qui fait le gros dos; & qu'au lieu que jusqu'alors elle l'avoit vu boiter effroyablement, elle ne lui trouva plus qu'un certain air penché qui la charmoit. Ils disent encore que ses yeux, qui étoient louches, ne lui en parurent que plus brillans; que leur déréglement passa dans son esprit pour la marque d'un violent excès d'amour; qu'enfin son gros nez rouge eut pour elle quelque chose de martial & d'héroïque. Quoi qu'il en soit, la princesse lui promit sur le champ de l'épouser, pourvu qu'il en obtînt le consentement du roi son père. Le roi ayant su que sa fille avoit beaucoup d'estime pour Riquet à la Houpe, qu'il connoissoit d'ailleurs pour un prince très-spirituel & très-sage, le reçut avec plaisir pour son gendre. Dès le lendemain les noces furent faites, ainsi que Riquet à la Houpe l'avoit prévu, & selon les ordres qu'il en avoit donnés long-temps auparavant.

MORALITÉ.

Ce que l'on voit dans cet écrit,
Est moins un conte en l'air que la vérité même:
Tout est beau dans ce que l'on aime,
Tout ce qu'on aime a de l'esprit.

[Pg 82]

AUTRE MORALITÉ.

Dans un objet où la nature
Aura mis de beaux traits, & la vive peinture
D'un teint où jamais l'art ne sauroit arriver,
Tous ces dons pourront moins pour rendre un cœur sensible,
Qu'un seul agrément invisible
Que l'Amour y fera trouver.

LE PETIT POUCET

 




LE PETIT POUCET,
CONTE.


Il étoit une fois un bucheron & une bucheronne qui avoient sept enfans, tous garçons: l'aîné n'avoit que dix ans, & le plus jeune n'en avoit que sept. On s'étonnera que le bucheron ait eu tant d'enfans en si peu de temps; mais c'est que sa femme alloit vîte en besogne, & n'en faisoit pas moins de deux à la fois. Ils étoient fort pauvres, & leurs sept enfans les incommodoient beaucoup, parce qu'aucun d'eux ne pouvoit encore gagner sa vie. Ce qui les chagrina encore, c'est que le plus jeune étoit fort délicat, & ne disoit[Pg 83] mot, prenant pour bêtise ce qui étoit une marque de la bonté de son esprit. Il étoit fort petit, & quand il vint au monde il n'étoit guères plus gros que le pouce; ce qui fit que l'on l'appela le petit Poucet. Ce pauvre enfant étoit le souffre-douleurs de la maison, & on lui donnoit toujours le tort. Cependant il étoit le plus fin & le plus avisé de tous ses frères; & s'il parloit peu, il écoutoit beaucoup. Il vint une année très-fâcheuse, & la famine fut si grande, que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfans. Un fois que ces enfans étoient couchés, & que le bucheron étoit auprès du feu avec sa femme, il lui dit, le cœur serré de douleur: tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfans; je ne saurois les voir mourir de faim devant mes yeux, & je suis résolu de les mener perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé; car, tandis qu'ils s'amuseront à fagoter, nous n'avons qu'à nous enfuir sans qu'ils nous voient. Ah! s'écria la bucheronne, pourrois-tu bien toi-même mener perdre tes enfans? Son mari avoit beau lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvoit y consentir: elle étoit pauvre, mais elle étoit leur mère. Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui seroit de les voir mourir de[Pg 84] faim, elle y consentit, & alla se coucher en pleurant. Le petit poucet ouït tout ce qu'ils dirent; car, ayant entendu de dedans son lit qu'ils parloient d'affaires, il s'étoit levé doucement, & s'étoit glissé sous l'escabelle de son père, pour les écouter sans être vu. Il alla se recoucher, & ne dormit point du reste de la nuit, songeant à ce qu'il avoit à faire. Il se leva de bon matin, & alla au bord d'un ruisseau où il remplit ses poches de petits cailloux blancs, & ensuite revint à la maison. On partit, & le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il savoit à ses frères. Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où, à dix pas de distance, on ne se voyoit pas l'un l'autre. Le bucheron se mit à couper du bois, & ses enfans à ramasser des broussailles pour faire des fagots. Le père & la mère les voyant occupés à travailler, s'éloignèrent d'eux insensiblement, & puis s'enfuirent tout-à-coup par un petit sentier détourné. Lorsque ces enfans se virent seuls, ils se mirent à crier & à pleurer de toute leur force. Le petit Poucet les laissoit crier, sachant bien par où il reviendroit à la maison; car, en marchant, il avoit laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avoit dans ses poches. Il leur dit donc: ne craignez point, mes frères,[Pg 85] mon père & ma mère nous ont laissés ici, mais je vous ramènerai bien au logis; suivez-moi seulement. Ils le suivirent, & il les mena jusqu'à leur maison, par le même chemin qu'ils étoient venus dans la forêt. Ils n'osèrent d'abord entrer; mais ils se mirent tout contre la porte, pour écouter ce que disoient leur père & leur mère.

Dans le moment que le bucheron & la bucheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus qu'il leur devoit il y avoit long-temps, & dont ils n'espéroient plus rien. Cela leur redonna la vie; car les pauvres gens mouroient de faim. Le bucheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie. Comme il y avoit long-temps qu'ils n'avoient mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en falloit pour le soupé de deux personnes. Lorsqu'ils furent rassasiés, la bucheronne dit: hélas! où sont maintenant nos pauvres enfans? Ils feroient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c'est toi qui les as voulu perdre; j'avois bien dit que nous nous en repentirions: que sont-ils maintenant dans cette forêt? Hélas! mon Dieu, les loups les ont peut-être déjà mangés: tu es bien inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfans. Le bucheron s'impatienta à la fin; car[Pg 86] elle redit plus de vingt fois qu'ils s'en repentiroient, & qu'elle l'avoit bien dit. Il la menaça de la battre, si elle ne se taisoit. Ce n'est pas que le bucheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme; mais c'est qu'elle lui rompoit la tête, & qu'il étoit de l'humeur de beaucoup d'autres gens qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très-importunes celles qui ont toujours bien dit. La bucheronne étoit toute en pleurs: hélas! où sont maintenant mes enfans, mes pauvres enfans? Elle le dit une fois si haut, que les enfans qui étoient à la porte l'ayant entendue, se mirent à crier tous ensemble: nous voilà! nous voilà! elle courut vite leur ouvrir la porte, & leur dit en les embrassant: que je suis aise de vous revoir, mes chers enfans! vous êtes bien las, & vous avez bien faim: & toi, Pierrot, comme te voilà crotté! viens que je te débarbouille. Ce Pierrot étoit son fils aîné qu'elle aimoit plus que tous les autres, parce qu'il étoit un peu rousseau, & qu'elle étoit un peu rousse. Ils se mirent à table, & mangèrent d'un appétit qui faisoit plaisir au père & à la mère, à qui ils racontoient la peur qu'ils avoient eue dans la forêt, en parlant presque toujours tous ensemble. Ces bonnes gens étoient ravis de revoir leurs en[Pg 87]fans avec eux, & cette joie dura tant que les dix écus durèrent: mais lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, & résolurent de les perdre encore; &, pour ne pas manquer le coup, de les mener bien plus loin que la première fois. Ils ne purent parler de cela si secrètement qu'ils ne fussent entendus par le petit Poucet, qui fit son compte de sortir d'affaire comme il avoit déjà fait: mais quoiqu'il se fût levé de bon matin pour aller ramasser de petits cailloux, il ne put en venir à bout; car il trouva la porte de la maison fermée à double tour. Il ne savoit que faire, lorsque la bucheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeûné, il songea qu'il pourroit se servir de son pain au lieu de cailloux, en le jetant par miettes le long des chemins où ils passeroient: il le serra donc dans sa poche. Le père & la mère les menèrent dans l'endroit de la forêt le plus épais & le plus obscur, & dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant & les laissèrent là. Le petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup, parce qu'il croyoit retrouver aisément son chemin, par le moyen de son pain qu'il avoit semé partout où il avoit passé: mais il fut bien surpris lorsqu'il ne put en retrouver une seule[Pg 88] miette; les oiseaux étoient venus, qui avoient tout mangé. Les voilà donc bien affligés; car plus ils s'égaroient, & plus ils s'enfonçoient dans la forêt. La nuit vint, & il s'éleva un grand vent qui leur faisoit des peurs épouvantables. Ils croyoient n'entendre de tous côtés que des hurlemens de loups qui venoient à eux pour les manger. Ils n'osoient presque se parler ni tourner la tête. Il survint une pluie qui les perça jusqu'aux os; ils glissoient à chaque pas, tomboient dans la boue d'où ils se relevoient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains. Le petit Poucet grimpa au haut d'un arbre pour voir s'il ne découvriroit rien: ayant tourné la tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme d'une chandelle, mais qui étoit bien loin par-delà la forêt. Il descendit de l'arbre; & lorsqu'il fut à terre, il ne vit plus rien: cela le désola. Cependant ayant marché quelque temps avec ses frères du côté qu'il avoit vu la lumière, il la revit en sortant du bois. Ils arrivèrent enfin à la maison où étoit cette chandelle, non sans bien des frayeurs; car souvent ils la perdoient de vue, ce qui leur arrivoit toutes les fois qu'ils descendoient dans quelques fonds. Ils heurtèrent à la porte, & une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils vou[Pg 89]loient. Le petit Poucet lui dit, qu'ils étoient de pauvres enfans qui s'étoient perdus dans la forêt, & qui demandoient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, & leur dit: Hélas! mes pauvres enfans, où êtes-vous venus? Savez-vous bien que c'est ici la maison d'un ogre qui mange les petits enfans? Hélas! madame, lui répondit le petit Poucet, qui trembloit de toute sa force aussi bien que ses frères, que ferons-nous? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit, si vous ne voulez pas nous retirer chez vous; & cela étant, nous aimons mieux que ce soit monsieur qui nous mange; peut-être qu'il aura pitié de nous, si vous voulez bien l'en prier. La femme de l'ogre, qui crut qu'elle pourroit les cacher à son mari jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer, & les mena se chauffer auprès d'un bon feu; car il y avoit un mouton tout entier à la broche pour le soupé de l'ogre. Comme ils commençoient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte: c'étoit l'ogre qui revenoit. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte. L'ogre demanda d'abord si le soupé étoit prêt & si on avoit tiré du vin, & aussitôt il se mit[Pg 90] à table. Le mouton étoit encore tout sanglant; mais il ne lui en sembla que meilleur. Il fleuroit à droite & à gauche, disant qu'il sentoit la chair fraîche. Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller que vous sentiez. Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'ogre, en regardant sa femme de travers, & il y a ici quelque chose que je n'entends pas: en disant ces mots, il se leva de table & alla droit au lit. Ah! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi: bien t'en prend d'être une vieille bête. Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours-ci. Il les tira de dessous le lit l'un après l'autre. Ces pauvres enfans se mirent à genoux en lui demandant pardon; mais ils avoient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d'avoir de la pitié, les dévoroit déjà des yeux, & disoit à sa femme que ce seroient là de friands morceaux lorsqu'elle leur auroit fait une bonne sauce. Il alla prendre un grand couteau; &, en approchant de ces pauvres enfans, il l'aiguisoit sur une longue pierre qu'il tenoit à sa main gauche. Il en avoit déjà empoigné un lorsque sa femme[Pg 91] lui dit: Que voulez-vous faire à l'heure qu'il est? N'aurez-vous pas assez de temps demain? Tais-toi, reprit l'ogre; ils en seront plus mortifiés. Mais vous avez encore tant de viande, reprit sa femme: voilà un veau, deux moutons, & la moitié d'un cochon. Tu as raison, dit l'ogre: donne-leur bien à souper afin qu'ils ne maigrissent pas, & va les mener coucher. La bonne femme fut ravie de joie, & leur porta bien à souper, mais ils ne purent manger, tant ils étoient saisis de peur. Pour l'ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups plus qu'à l'ordinaire; ce qui lui donna un peu dans la tête, & l'obligea de s'aller coucher.

Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois Ogres de mes amis.

L'ogre avoit sept filles qui n'étoient encore que des enfans. Ces petites ogresses avoient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeoient de la chair fraîche comme leur père; mais elles avoient de petits yeux gris & tout ronds, le nez crochu, & une fort grande bouche, avec de longues dents fort aiguës & fort éloignées l'une de l'autre. Elles n'étoient pas encore bien méchantes; mais elles promettoient beaucoup, car elles mordoient déjà les petits enfans pour en sucer le sang. On les avoit fait coucher de bonne heure, & elles[Pg 92] étoient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or sur la tête. Il y avoit dans la même chambre un autre lit de la même grandeur: ce fut dans ce lit que la femme de l'ogre mit coucher les sept petits garçons, après quoi elle s'alla coucher auprès de son mari. Le petit Poucet, qui avoit remarqué que les filles de l'ogre avoient des couronnes d'or sur la tête, & qui craignoit qu'il ne prît à l'ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit, & prenant les bonnets de ses frères & le sien, il alla tout doucement les mettre sur la tête des sept filles de l'ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d'or, qu'il mit sur la tête de ses frères & sur la sienne, afin que l'ogre les prît pour ses filles, & ses filles pour les garçons qu'il vouloit égorger. La chose réussit comme il l'avoit pensé; car l'ogre s'étant éveillé sur le minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvoit exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, & prenant son grand couteau: Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles; n'en faisons pas à deux fois. Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, & s'approcha du lit où étoient les petits garçons, qui dormoient tous, excepté[Pg 93] le petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu'il sentit la main de l'ogre qui lui tâtoit la tête, comme il avoit tâté celle de tous ses frères. L'ogre qui sentit les couronnes d'or: Vraiment, dit-il, j'allois faire là un bel ouvrage; je vois bien que je bus trop hier au soir. Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons: Ah! les voilà, dit-il, nos gaillards; travaillons hardiment. En disant ces mots, il coupa sans balancer, la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme. Aussitôt que le petit Poucet entendit ronfler l'ogre, il réveilla ses frères, & leur dit de s'habiller promptement & de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin, & sautèrent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant & sans savoir où ils alloient. L'ogre, s'étant éveillé, dit à sa femme: Va-t-en là-haut habiller ces petits drôles d'hier au soir. L'ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière qu'il entendoit qu'elle les habillât; & croyant qu'il lui ordonnoit de les aller vêtir, elle monta en haut, où elle fut bien surprise, lorsqu'elle apperçut ses sept filles égorgées & nageant dans leur sang. Elle commença par s'évanouir[Pg 94] (car c'est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres). L'ogre, craignant que sa femme ne fût trop long-temps à la besogne dont il l'avoit chargée, monta en haut pour lui aider. Il ne fut pas moins étonné que sa femme, lorsqu'il vit cet affreux spectacle. Ah! qu'ai-je fait là, s'écria-t-il? Ils me le payeront, les malheureux, & tout-à-l'heure. Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme; & l'ayant fait revenir: Donne-moi vîte mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper. Il se mit en campagne; & après avoir couru de tous côtés, enfin il entra dans le chemin où marchoient ces pauvres enfans, qui n'étoient plus qu'à cent pas du logis de leur père. Ils virent l'ogre qui alloit de montagne en montagne, & qui traversoit des rivières aussi aisément qu'il auroit fait le moindre ruisseau. Le petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étoient, y fit cacher ses six frères, & s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l'ogre deviendroit. L'ogre, qui se trouvoit fort las du long chemin qu'il avoit fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme) voulut se reposer; & par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étoient cachés.[Pg 95] Comme il n'en pouvoit plus de fatigue, il s'endormit après s'être reposé quelque temps, & vint à ronfler si effroyablement, que les pauvres enfans n'en eurent pas moins de peur que quand il tenoit son grand couteau pour leur couper la gorge. Le petit Poucet en eut moins de peur, & dit à ses frères de s'enfuir promptement à la maison pendant que l'ogre dormoit bien fort, & qu'ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, & gagnèrent vîte la maison. Le petit Poucet s'étant approché de l'ogre, lui tira doucement ses bottes, & les mit aussitôt. Les bottes étoient fort grandes & fort larges: mais comme elles étoient fées, elles avoient le don de s'aggrandir & de s'appetisser selon la jambe de celui qui les chaussoit; de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds & à ses jambes, que si elles avoient été faites pour lui. Il alla droit à la maison de l'ogre, où il trouva sa femme qui pleuroit auprès de ses filles égorgées. Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout son or & tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenoient le poignard sur la gorge, il m'a apperçu, & m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, & de vous[Pg 96] dire de me donner tout ce qu'il a vaillant, sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, & aussi afin que vous ne croyez pas que je sois un affronteur. La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avoit; car cet ogre ne laissoit pas d'être fort bon mari, quoiqu'il mangeât les petits enfans. Le petit Poucet étant donc chargé de toutes les richesses de l'ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie.

Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonstance, & qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'ogre; qu'à la vérité il n'avoit pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servoit que pour courir après les petits enfans. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, & même pour avoir bu & mangé dans la maison du bucheron. Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'ogre, il s'en alla à la cour, où il savoit qu'on étoit fort en peine d'une armée qui étoit à deux cent lieues de là, & du succès d'une bataille qu'on avoit donnée. Il alla, disent-ils, trouver[Pg 97] le roi, & lui dit que s'il le souhaitoit, il lui rapporteroit des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent s'il en venoit à bout. Le petit Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même; & cette première course l'ayant fait connoître, il gagnoit tout ce qu'il vouloit: car le roi payoit parfaitement bien pour porter ses ordres à l'armée; & une infinité de dames lui donnoient tout ce qu'il vouloit pour avoir des nouvelles de leurs amans, & ce fut là son plus grand gain. Il se trouvoit quelques femmes qui le chargeoient de lettres pour leurs maris; mais elles le payoient si mal, & cela alloit à si peu de chose, qu'il ne daignoit pas mettre en ligne de compte ce qu'il gagnoit de ce côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de coureur, & y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père & pour ses frères; & par là ils les établit tous, & fit parfaitement bien sa cour en même temps.

[Pg 98]

MORALITÉ.

On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfans,
Quand ils sont tous beaux, bien faits & bien grands,
Et d'un extérieur qui brille;
Mais si l'un d'eux est foible, on ne dit mot;
On le méprise, on le raille, on le pille:
Quelquefois cependant, c'est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille.

L'ADROITE PRINCESSE, OU LES AVENTURES DE FINETTE

 




L'ADROITE PRINCESSE,
OU
LES AVENTURES DE FINETTE,
NOUVELLE.


A madame, la comtesse de Murat.

Vous faites les plus jolies nouvelles du monde en vers; mais en vers aussi doux que naturels. Je voudrois bien, charmante comtesse, vous en dire une à mon tour; cependant je ne sais si vous pourrez vous en divertir. Je suis aujourd'hui de l'humeur du bourgeois gentilhomme; je ne voudrois ni vers, ni prose pour vous la conter: point de grands[Pg 99] mots, point de brillans; point de rimes; un tour naïf m'accommode mieux; en un mot, un récit sans façon & comme on parle: je ne cherche que quelque moralité.

Mon historiette en fournit assez, & par-là elle pourra vous être agréable. Elle roule sur deux proverbes au lieu d'un: c'est la mode; vous les aimez: je m'accommode à l'usage avec plaisir. Vous y verrez comment nos aïeux savoient insinuer qu'on tombe dans mille désordres quand on se plaît à ne rien faire, ou, pour parler comme eux, qu'oisiveté est la mère de tous vices; & vous aimerez sans doute leur manière de persuader. Le second proverbe est, qu'il faut être toujours sur ses gardes: vous voyez bien que je veux dire, que la défiance est la mère de sûreté.

Non, l'amour ne triomphe guères
Que des cœurs qui n'ont point d'affaires.
Vous, qui craignez que d'un adroit vainqueur
Votre raison ne devienne la dupe,
Beautés, si vous voulez conserver votre cœur,
Il faut que votre esprit s'occupe.
Mais si, malgré vos soins, votre sort est d'aimer
Gardez du moins de vous laisser charmer,
Sans connoître
Celui que votre cœur se veut donner pour maître.
Craignez les blondins doucereux
Qui fatiguent les ruelles,
[Pg 100]
Et, ne sachant que dire aux belles,
Soupirent sans être amoureux.
Défiez-vous des conteurs de fleurettes;
Connoissez bien le fond de leurs esprits:
Auprès de toutes les Iris
Ils débitent mille sornettes.
Défiez-vous enfin de ces brusques amans,
Qui se disent en feu dès les premiers momens,
Et jurent une vive flâme;
Moquez-vous de ces vains sermens:
Pour bien assujétir une âme
Il faut qu'il en coûte du temps.
Gardez qu'un peu de complaisance
Ne désarme trop tôt votre austère fierté;
De votre juste défiance
Dépend votre repos & votre sûreté.

Mais je n'y songe pas, madame; j'ai fait des vers: au lieu de m'en tenir au goût de monsieur Jourdain, j'ai rimé sur le ton de Quinault. Je reprends le tour simple au plus vîte, de peur d'avoir part aux vieilles haines qu'on eût pour cet agréable moraliseur, & de peur qu'on ne m'accuse de le piller & de le mettre en pièces, comme tant d'auteurs impitoyables font tous les jours.

Du temps des premières croisades, un roi de je ne sais quel royaume de l'Europe, se résolut d'aller faire la guerre aux infidelles dans la Palestine. Avant que d'entreprendre un si long voyage, il mit un si bon ordre aux affai[Pg 101]res de son royaume, & il en confia la régence à un ministre si habile, qu'il fut en repos de ce côté-là. Ce qui inquiétoit le plus ce prince, c'étoit le soin de sa famille. Il avoit perdu la reine son épouse depuis assez peu de temps: elle ne lui avoit point laissé de fils; mais il se voyoit père de trois jeunes princesses à marier. Ma chronique ne m'a point appris leur véritable nom; je sais seulement que, comme en ces temps heureux la simplicité des peuples donnoit, sans façon, des surnoms aux personnes éminentes, suivant leurs bonnes qualités ou leurs défauts, on avoit surnommé l'aînée de ses princesses, Nonchalante, ce qui signifie indolente en style moderne; la seconde, Babillarde; & la troisième, Finette: noms qui avoient tous un juste rapport aux caractères de ces trois sœurs.

Jamais on n'a rien vu de si indolent qu'étoit Nonchalante. Tous les jours elle n'étoit pas éveillée à une heure après midi: on la traînoit à l'église telle qu'elle sortoit de son lit, sa coëffure en désordre, sa robe détachée, point de ceinture, & souvent une mule d'une façon & une de l'autre. On corrigeoit cette différence durant la journée; mais on ne pouvoit résoudre cette princesse à être jamais autrement qu'en mules; elle trouvoit une[Pg 102] fatigue insupportable à mettre des souliers. Quand Nonchalante avoit dîné, elle se mettoit à sa toilette, où elle étoit jusqu'au soir: elle employoit le reste de son temps, jusqu'à minuit, à jouer & à souper, ensuite on étoit presque aussi long-temps à la déshabiller, qu'on avoit été à l'habiller: elle ne pouvoit jamais parvenir à aller se coucher qu'au grand jour.

Babillarde menoit une autre sorte de vie. Cette princesse étoit fort vive, & n'employoit que peu de temps pour sa personne; mais elle avoit une envie de parler si étrange, que depuis qu'elle étoit éveillée jusqu'à ce qu'elle fût endormie, la bouche ne lui fermoit pas. Elle savoit l'histoire des mauvais ménages, des liaisons tendres, des galanteries, non seulement de toute la cour, mais des plus petits bourgeois. Elle tenoit régistre de toutes les femmes qui exerçoient certaines rapines dans leur domestique, pour se donner une parure plus éclatante, & étoit informée précisément de ce que gagnoit la suivante de la comtesse une telle, & le maître d'hôtel du marquis un tel. Pour être instruite de toutes ces petites choses, elle écoutoit sa nourrice & sa couturière avec plus de plaisir qu'elle n'auroit fait un ambassadeur, & ensuite elle étourdissoit de ces belles histoires, depuis le roi son père jus[Pg 103]qu'à ses valets de pied; car, pourvu qu'elle parlât, elle ne se soucioit pas à qui. La démangeaison de parler produisit encore un autre mauvais effet chez cette princesse. Malgré son haut rang, ses airs trop familiers donnèrent la hardiesse aux blondins de la cour de lui débiter des douceurs. Elle écouta leurs fleurettes sans façon, pour avoir le plaisir de leur répondre; car, à quelque prix que ce fût, il falloit que, du matin au soir, elle écoutât ou caquetât. Babillarde, non plus que Nonchalante, ne s'occupoit jamais, ni à penser, ni à faire aucune réflexion, ni à lire; elle s'embarrassoit aussi peu d'aucun soin domestique, ni des amusemens que produit l'aiguille & le fuseau. Enfin ces deux sœurs, dans une éternelle oisiveté, ne faisoient jamais agir ni leur esprit, ni leur main.

La sœur cadette de ces deux princesses étoit d'un caractère bien différent. Elle agissoit incessamment de l'esprit & de sa personne: elle avoit une vivacité surprenante, & elle s'appliquoit à en faire un bon usage. Elle savoit parfaitement bien danser, chanter, jouer des instrumens; réussissoit avec une adresse admirable à tous les petits travaux de la main, qui amusent d'ordinaire les personnes de son sexe; mettoit l'ordre & la règle dans la maison du[Pg 104] roi, & empêchoit, par ses soins, les pilleries des petits officiers; car dès ce temps-là ils se mêloient de voler les princes.

Ses talens ne se bornoient pas là; elle avoit beaucoup de jugement, & une présence d'esprit si merveilleuse, qu'elle trouvoit sur-le-champ des moyens pour sortir de toutes sortes d'affaires. Cette jeune princesse avoit découvert, par sa pénétration, un piége dangereux qu'un ambassadeur de mauvaise foi avoit tendu au roi son père, dans un traité que ce prince étoit tout prêt de signer. Pour punir la perfidie de cet ambassadeur & de son maître, le roi changea l'article du traité; & en le mettant dans les termes que lui avoit inspirés sa fille, il trompa à son tour le trompeur même. La jeune princesse découvrit encore un tour de fourberie qu'un ministre vouloit jouer au roi; & par le conseil qu'elle donna à son père, il fit retomber l'infidélité de cet homme-là sur lui-même. La princesse donna, en plusieurs autres occasions, des marques de sa pénétration & de sa finesse d'esprit; elle en donna tant, que le peuple lui donna le nom de Finette. Le roi l'aimoit beaucoup plus que ses autres filles; & il faisoit un si grand fonds sur son bon sens, que s'il n'avoit point eu d'autre enfant[Pg 105] qu'elle, il seroit parti sans inquiétude: mais il se défioit autant de la conduite de ses autres filles, qu'il se reposoit sur celle de Finette. Ainsi, pour être sûr des démarches de sa famille, comme il se croyoit sûr de celles de ses sujets, il prit les mesures que je vais dire.

Vous, qui êtes si savante dans toutes sortes d'antiquités, je ne doute pas, comtesse charmante, que vous n'ayez cent fois entendu parler du merveilleux pouvoir des fées. Le roi dont je vous parle, étant ami intime d'une de ces habiles femmes, alla trouver cette amie; il lui représenta l'inquiétude où il étoit touchant ses filles. Ce n'est pas, lui dit ce prince, que les deux aînées dont je m'inquiète, aient jamais fait la moindre chose contre leur devoir; mais elles ont si peu d'esprit, elles sont si imprudentes, vivent dans une si grande désoccupation, que je crains que, pendant mon absence, elles n'aillent s'embarrasser dans quelque folle intrigue pour trouver de quoi s'amuser. Pour Finette, je suis sûr de sa vertu; cependant je la traiterai comme les autres, pour faire tout égal: c'est pourquoi, sage fée, je vous prie de me faire trois quenouilles de verre pour mes filles, qui soient faites avec un tel art, que chaque quenouille ne manque point de se casser, sitôt que celle à qui[Pg 106] elle appartiendra fera quelque chose contre sa gloire.

Comme cette fée étoit des plus habiles, elle donna à ce prince trois quenouilles enchantées, & travaillées avec tous les soins nécessaires pour le dessein qu'il avoit. Mais il ne fut pas content de cette précaution; il mena les princesses dans une tour fort haute, qui étoit bâtie dans un lieu bien désert. Le roi dit à ses filles, qu'il leur ordonnoit de demeurer dans cette tour pendant tout le temps de son absence, & qu'il leur défendoit d'y recevoir aucune personne que ce fût. Il leur ôta tous leurs officiers de l'un & de l'autre sexe; &, après leur avoir fait présent des quenouilles enchantées, dont il leur expliqua les qualités, il embrassa les princesses, & ferma les portes de la tour, dont il prit lui-même les clefs; puis il partit.

Vous allez peut-être croire, madame, que ces princesses étoient-là en danger de mourir de faim. Point du tout: on avoit eu soin d'attacher une poulie à une des fenêtres de la tour, & on y avoit mis une corde, à laquelle les princesses attachoient un corbillon, qu'elles descendoient chaque jour. Dans ce corbillon on mettoit leurs provisions pour la journée, & quand elles l'avoient remonté,[Pg 107] elles retiroient avec soin la corde dans la chambre.

Nonchalante & Babillarde menoient dans cette solitude une vie qui les désespéroit: elles s'ennuyoient à un point qu'on ne sauroit exprimer; mais il falloit prendre patience, car on leur avoit fait la quenouille si terrible, qu'elles craignoient que la moindre démarche un peu équivoque ne la fît casser.

Pour Finette, elle ne s'ennuyoit point du tout: son fuseau, son aiguille, & ses instrumens de musique, lui fournissoient des amusemens; &, outre cela, par l'ordre du ministre qui gouvernoit l'état, on mettoit, dans le corbillon des princesses, des lettres qui les informoient de tout ce qui se passoit au-dedans & au-dehors du royaume. Le roi l'avoit permis ainsi; & le ministre, pour faire sa cour aux princesses, ne manquoit par d'être exact sur cet article. Finette lisoit toutes ces nouvelles avec empressement, s'en divertissoit. Pour ses deux sœurs, elles ne daignoient pas y prendre la moindre part: elles disoient qu'elles étoient trop chagrines pour avoir la force de s'amuser de si peu de chose; il leur falloit au moins des cartes, pour se désennuyer pendant l'absence de leur père.

Elles passoient donc ainsi tristement leur vie[Pg 108] en murmurant contre leur destin; & je crois qu'elles ne manquèrent pas de dire: Qu'il vaut mieux être né heureux, que d'être né fils de roi. Elles étoient souvent aux fenêtres de leur tour, pour voir du moins ce qui se passeroit dans la campagne. Un jour, comme Finette étoit occupée dans sa chambre à quelque joli ouvrage, ses sœurs, qui étoient à la fenêtre, virent au pied de leur tour une pauvre femme vêtue de haillons déchirés, qui leur crioit sa misère fort pathétiquement; elle les prioit à mains jointes de la laisser entrer dans leur château, leur représentant qu'elle étoit une malheureuse étrangère qui savoit mille sortes de choses, & qu'elle leur rendroit service avec la plus exacte fidélité. D'abord les princesses se souvinrent de l'ordre qu'avoit donné le roi leur père, de ne laisser entrer personne dans la tour; mais Nonchalante étoit si lasse de se servir elle-même, & Babillarde si ennuyée de n'avoir que ses sœurs à qui parler, que l'envie qu'eut l'une d'être coëffée en détail, & l'empressement qu'eut l'autre d'avoir une personne de plus pour jaser, les engagea à se résoudre de laisser entrer la pauvre étrangère.

Pensez-vous, dit Babillarde à sa sœur que, la défense du roi s'étende sur des gens comme[Pg 109] cette malheureuse? Je crois que nous la pouvons recevoir sans conséquence. Vous ferez ce qu'il vous plaira, ma sœur, répondit Nonchalante. Babillarde, qui n'attendoit que ce consentement, descendit aussitôt le corbillon: la pauvre femme se mit dedans, & les princesses la montèrent avec le secours de la poulie.

Quand cette femme fut devant leurs yeux, l'horrible mal-propreté de ses habits les dégoûta: elles voulurent lui en donner d'autres; mais elle leur dit qu'elle en changeroit le lendemain, & que pour l'heure qu'il étoit, elle alloit songer à les servir. Comme elle achevoit de parler, Finette revint de sa chambre. Cette princesse fut étrangement surprise de voir cette inconnue avec ses sœurs; elles lui dirent pour quelles raisons elles l'avoient fait monter; & Finette, qui vit que c'étoit une chose faite, dissimula le chagrin qu'elle eut de cette imprudence.

Cependant la nouvelle officière des princesses fit cent tours dans le château, sous prétexte de leur service, mais en effet pour observer la disposition du dedans: car, madame, je ne sais si vous ne vous en doutez point déjà; mais cette gueuse prétendue étoit aussi dangereuse dans le château, que le fut[Pg 110] le comte Ory dans le couvent où il entra déguisé en abbesse fugitive.

Pour ne vous pas tenir davantage en suspens, je vous dirai que cette créature couverte de haillons, étoit le fils aîné d'un puissant roi, voisin du père des princesses. Ce jeune prince, qui étoit un des plus artificieux esprits de son temps, gouvernoit entièrement le roi son père; & il n'avoit pas besoin de beaucoup de finesse pour cela: car ce roi étoit d'un caractère si doux et si facile, qu'on lui en avoit donné le surnom de Moult-benin. Pour le jeune prince, comme il n'agissoit que par artifices & par détours, les peuples l'avoient surnommé Riche-en-cautèle, & pour abréger, on disoit Riche-cautèle.

Il avoit un frère cadet qui étoit aussi rempli de belles qualités, que son aîné l'étoit de défauts: cependant, malgré la différence d'humeurs, on voyoit entre ces deux frères une union si parfaite, que tout le monde en étoit surpris. Outre les bonnes qualités de l'ame qu'avoit le prince cadet, la beauté de son visage & la grâce de sa personne étoient si remarquables, qu'elles l'avoient fait nommer Bel-à-voir. C'étoit le prince Riche-cautèle qui avoit inspiré à l'ambassadeur du roi son père ce trait de mauvaise foi, que l'adresse[Pg 111] de Finette avoit fait tomber sur eux. Riche-cautèle, qui n'aimoit déjà guères le roi père des princesses, avoit achevé par-là de le prendre en aversion; ainsi quand il sut les précautions que ce prince avoit prises à l'égard de ses filles, il se fit un pernicieux plaisir de tromper la prudence d'un père si soupçonneux. Riche-cautèle obtint permission du roi son père, d'aller faire un voyage, sous des prétextes qu'il inventa, & il prit des mesures qui le firent parvenir à entrer dans la tour des princesses, comme vous avez vu.

En examinant le château, ce prince remarqua qu'il étoit facile aux princesses de se faire entendre des passans, & il en conclut qu'il devoit rester dans son déguisement pendant tout le jour, parce qu'elles pourroient bien, si elles s'en avisoient, appeler du monde & le faire punir de son entreprise téméraire. Il conserva donc toute la journée les habits & le personnage d'une gueuse de profession; & le soir, lorsque les trois sœurs eurent soupé, Riche-cautèle jeta les haillons qui le couvroient, & laissa voir des habits de cavalier tout couverts d'or & de pierreries. Les pauvres princesses furent si épouvantées de cette vue, que toutes se mirent à fuir avec précipitation. Finette & Babillarde, qui étoient agi[Pg 112]les, eurent bientôt gagné leur chambre; mais Nonchalante, qui avoit à peine l'usage de marcher, fut en un instant atteinte par le prince.

Aussitôt il se jeta à ses pieds, lui déclara qui il étoit, & lui dit que la réputation de sa beauté & ses portraits l'avoient engagé à quitter une cour délicieuse, pour lui venir offrir ses vœux & sa foi. Nonchalante fut d'abord si éperdue, qu'elle ne pouvoit répondre au prince qui étoit toujours à genoux; mais comme en lui disant mille douceurs & lui faisant mille protestations, il la conjuroit avec ardeur de le recevoir pour époux dès ce moment-là même, sa mollesse naturelle ne lui laissant pas la force de disputer, elle dit nonchalamment à Riche-cautèle qu'elle le croyoit sincère, & qu'elle acceptoit sa foi. Elle n'observa pas de plus grandes formalités que celles-là dans la conclusion de ce mariage; mais aussi elle en perdit sa quenouille, qui se brisa en mille morceaux.

Cependant Babillarde & Finette étoient dans des inquiétudes étranges: elles avoient gagné séparément leurs chambres, & elles s'y étoient enfermées. Ces chambres étoient assez éloignées l'une de l'autre; &, comme chacune de ces princesses ignoroit entière[Pg 113]ment le destin de ses sœurs, elles passèrent la nuit sans fermer l'œil. Le lendemain, le pernicieux prince mena Nonchalante dans un appartement bas qui étoit au bout du jardin; & là cette princesse témoigna à Riche-cautèle l'inquiétude où elle étoit de ses sœurs, quoiqu'elle n'osât se présenter devant elles, dans la crainte qu'elles ne blâmassent fort son mariage. Le prince lui dit qu'il se chargeoit de le leur faire approuver; & après quelques discours il sortit, & enferma Nonchalante sans qu'elle s'en apperçût; ensuite il se mit à chercher les princesses avec soin. Il fut quelque temps sans pouvoir découvrir dans quelles chambres elles étoient enfermées. Enfin, l'envie qu'avoit Babillarde de toujours parler, étant cause que cette princesse parloit toute seule en se plaignant, le prince s'approcha de la porte de sa chambre, & la vit par le trou de la serrure.

Riche-cautèle lui parla au travers de la porte, & lui dit, comme il avoit dit à sa sœur, que c'étoit pour lui offrir son cœur & sa foi qu'il avoit fait l'entreprise d'entrer dans la tour. Il louoit avec exagération sa beauté & son esprit; & Babillarde, qui étoit très-persuadée qu'elle possédoit un mérite extrême, fut assez folle pour croire ce que le prince lui[Pg 114] disoit: elle lui répondit un flux de paroles qui n'étoient pas trop désobligeantes. Il falloit que cette princesse eût une étrange fureur de parler, pour s'en acquitter comme elle faisoit dans ces momens; car elle étoit dans un abattement terrible, outre qu'elle n'avoit rien mangé de la journée, par la raison qu'il n'y avoit rien dans sa chambre propre à manger. Comme elle étoit d'une paresse extrême, & qu'elle ne songeoit jamais à rien qu'à toujours parler, elle n'avoit pas la moindre prévoyance: quand elle avoit besoin de quelque chose, elle avoit recours à Finette; & cette aimable princesse, qui étoit aussi laborieuse & prévoyante que ses sœurs l'étoient peu, avoit toujours dans sa chambre une infinité de massepains, de pâtes, & de confitures sèches & liquides qu'elle avoit faites elle-même. Babillarde donc, qui n'avoit pas un pareil avantage, se sentant pressée par la faim & par les tendres protestations que lui faisoit le prince au travers de la porte, l'ouvrit enfin à ce séducteur; & quand elle eût ouvert, il fit encore parfaitement le comédien auprès d'elle: il avoit bien étudié son rôle.

Ensuite ils sortirent tous deux de cette chambre, & s'en allèrent à l'office du château, où ils trouvèrent toutes sortes de rafraî[Pg 115]chissemens; car le corbillon en fournissoit toujours les princesses d'avance. Babillarde continuoit d'abord à être en peine de ce qu'étoient devenues ses sœurs; mais elle s'alla mettre dans l'esprit, sur je ne sais quel fondement, qu'elles étoient sans doute toutes deux enfermées dans la chambre de Finette, où elles ne manquoient de rien. Riche-cautèle fit tous ses efforts pour la confirmer dans cette pensée, & lui dit qu'ils iroient trouver ces princesses vers le soir: elle ne fut pas de cet avis; elle répondit qu'il falloit les aller chercher quand ils auroient mangé.

Enfin le prince & la princesse mangèrent ensemble de fort bon accord; &, après qu'ils eurent achevé, Riche-cautèle demanda à aller voir le bel appartement du château: il donna la main à la princesse, qui le mena dans ce lieu; & quand il y fut, il recommença à exagérer la tendresse qu'il avoit pour elle, & les avantages qu'elle trouveroit en l'épousant. Il lui dit, comme il avoit dit à Nonchalante, qu'elle devoit accepter sa foi au moment même, parce que, si elle alloit trouver ses sœurs avant que de l'avoir reçu pour époux, elles ne manqueroient pas de s'y opposer, puisqu'étant sans contredit le plus puissant prince voisin, il paroissoit plus[Pg 116] vraisemblablement un parti pour l'aînée que pour elle; qu'ainsi cette princesse ne consentiroit jamais à une union qu'il souhaitoit avec toute l'ardeur imaginable. Babillarde, après bien des discours qui ne signifioient rien, fut aussi extravagante qu'avoit été sa sœur; elle accepta le prince pour époux, & ne se souvint des effets de sa quenouille de verre qu'après que cette quenouille fut cassée en cent pièces.

Vers le soir, Babillarde retourna dans sa chambre avec le prince; & la première chose que vit cette princesse, ce fut sa quenouille de verre en morceaux. Elle se troubla à ce spectacle: le prince lui demanda le sujet de son trouble. Comme la rage de parler la rendoit incapable de rien taire, elle dit sottement à Riche-cautèle le mystère des quenouilles; & ce prince eut une joie de scélérat, de ce que le père des princesses seroit par-là entièrement convaincu de la mauvaise conduite de ses filles.

Cependant Babillarde n'étoit plus en humeur d'aller chercher ses sœurs: elle craignoit avec raison qu'elles ne pussent approuver sa conduite; mais le prince s'offrit de les aller trouver, & dit qu'il ne manqueroit pas de moyens pour les persuader de l'approuver. Après cette assurance, la princesse, qui n'avoit point[Pg 117] dormi la nuit, s'assoupit; & pendant qu'elle dormoit, Riche-cautèle l'enferma à la clef, comme il avoit fait Nonchalante.

N'est-il pas vrai, belle comtesse, que ce Riche-cautèle étoit un grand scélérat, & ces deux princesses, de lâches & imprudentes personnes? Je fuis fort en colère contre tous ces gens-là, & je ne doute pas que vous n'y soyez beaucoup aussi: mais ne vous inquiétez point; ils seront tous traités comme ils méritent. Il n'y aura que la sage & courageuse Finette qui triomphera.

Quand ce prince perfide eut enfermé Babillarde, il alla dans toutes les chambres du château les unes après les autres; &, comme il les trouva toutes ouvertes, il conclut qu'une seule, qu'il voyoit fermée par dedans, étoit assurément celle où s'étoit retirée Finette. Comme il avoit composé une harangue circulaire, il s'en alla débiter à la porte de Finette les mêmes choses qu'il avoit dites à ses sœurs. Mais cette princesse, qui n'étoit pas une dupe comme ses aînées, l'écouta assez long-temps sans lui répondre. Enfin, voyant qu'il étoit éclairci qu'elle étoit dans cette chambre, elle lui dit, que s'il étoit vrai qu'il eût une tendresse aussi forte & aussi sincère pour elle qu'il vouloit le lui persuader,[Pg 118] elle le prioit de descendre dans le jardin, & d'en fermer la porte sur lui; & qu'après elle lui parleroit tant qu'il voudroit par la fenêtre de sa chambre, qui donnoit sur ce jardin.

Riche-cautèle ne voulut point accepter ce parti; &, comme la princesse s'opiniâtroit toujours à ne point vouloir ouvrir, ce méchant prince, outré d'impatience, alla quérir une bûche & enfonça la porte. Il trouva Finette armée d'un gros marteau, qu'on avoit laissé par hasard dans une garde-robe qui étoit proche de sa chambre. L'émotion animoit le teint de cette princesse; &, quoique ses yeux fussent pleins de colère, elle parut à Riche-cautèle d'une beauté à enchanter. Il voulut se jeter à ses pieds; mais elle lui dit fièrement en se reculant: prince, si vous approchez de moi, je vous fendrai la tête avec ce marteau. Quoi! belle princesse, s'écria Riche-cautèle de son ton d'hypocrite, l'amour qu'on a pour vous s'attire une si cruelle haine? Il se mit à lui prôner de nouveau, mais d'un bout de la chambre à l'autre, l'ardeur violente que lui avoit inspiré la réputation de sa beauté & de son esprit merveilleux. Il ajouta, qu'il ne s'étoit déguisé que pour venir lui offrir avec respect son cœur & sa main, & lui dit qu'elle devoit pardonner à la violence[Pg 119] de sa passion, la hardiesse qu'il avoit eue d'enfoncer sa porte. Il finit en lui voulant persuader, comme il avoit fait à ses sœurs, qu'il étoit de son intérêt de le recevoir pour époux au plus vite. Il dit encore à Finette, qu'il ne savoit pas où s'étoient retirées les princesses ses sœurs, parce qu'il ne s'étoit pas mis en peine de les chercher, n'ayant songé qu'à elle. L'adroite princesse, feignant de se radoucir, lui dit qu'il falloit chercher ses sœurs, & qu'après on prendroit des mesures tous ensemble; mais Riche-cautèle lui répondit qu'il ne pouvoit se résoudre à aller trouver les princesses, qu'elle n'eût consenti à l'épouser, parce que ses sœurs ne manqueroient pas de s'y opposer, à cause de leur droit d'aînesse.

Finette, qui se défioit avec raison de ce prince perfide, sentit redoubler ses soupçons par cette réponse; elle trembla de ce qui pouvoit être arrivé à ses sœurs, & se résolut de les venger du même coup qui lui feroit éviter un malheur pareil à celui qu'elle jugeoit qu'elles avoient eu. Cette jeune princesse dit donc à Riche-cautèle, qu'elle consentoit sans peine à l'épouser; mais qu'elle étoit persuadée que les mariages qui se faisoient le soir, étoient toujours malheureux; qu'ainsi elle le prioit[Pg 120] de remettre la cérémonie de se donner une foi réciproque au lendemain matin: elle ajouta, qu'elle l'assuroit de n'avertir les princesses de rien, & lui dit qu'elle le prioit de la laisser un peu de temps seule pour penser au ciel; qu'ensuite elle le meneroit dans une chambre où il trouveroit un fort bon lit, & qu'après elle reviendroit s'enfermer chez elle jusqu'au lendemain.

Riche-cautèle, qui n'étoit pas un fort courageux personnage, & qui voyoit toujours Finette armée du gros marteau, dont elle badinoit comme on fait d'un éventail; Riche-cautèle, dis-je, consentit à ce que souhaitoit la princesse, se retira pour la laisser quelque temps méditer. Il ne fut pas plutôt éloigné, que Finette courut faire un lit sur le trou d'un égoût qui étoit dans une chambre du château: cette chambre étoit aussi propre qu'une autre; mais on jetoit dans le trou de cet égoût, qui étoit fort spacieux, toutes les ordures du château. Finette mit sur ce trou deux bâtons croisés très-foibles; puis elle fit bien proprement un lit par-dessus, & s'en retourna aussitôt dans sa chambre. Un moment après Riche-cautèle y revint, & la princesse le conduisit où elle venoit de faire le lit, & se retira. Le prince, sans se désha[Pg 121]biller, se jeta sur le lit avec précipitation; & sa pesanteur ayant fait tout-d'un-coup rompre les petits bâtons, il tomba au fond de l'égoût, sans pouvoir se retenir, en se faisant vingt bosses à la tête, & en se fracassant de tous côtés. La chûte du prince fit un grand bruit dans le tuyau: d'ailleurs il n'étoit pas éloigné de la chambre de Finette; elle sut aussitôt que son artifice avoit eu tout le succès qu'elle s'étoit promis, & elle en ressentit une joie secrète qui lui fut extrêmement agréable. On ne peut pas décrire le plaisir qu'elle eut de l'entendre barboter dans l'égoût. Il méritoit bien cette punition, & la princesse avoit raison d'en être satisfaite.

Mais sa joie ne l'occupoit pas si fort qu'elle ne pensât plus à ses sœurs. Son premier soin fut de les chercher. Il lui fut facile de trouver Babillarde. Riche-cautèle, après avoir enfermé cette princesse à double tour, avoit laissé la clef à sa chambre. Finette entra dans cette chambre avec empressement, & le bruit qu'elle fit réveilla sa sœur en sursaut. Elle fut bien confuse en la voyant. Finette lui raconta de quelle manière elle s'étoit défaite du prince fourbe qui étoit venu pour les outrager. Babillarde fut frappée de cette nouvelle comme d'un coup de foudre; car,[Pg 122] malgré son caquet, elle étoit si peu éclairée, qu'elle avoit cru ridiculement tout ce que Riche-cautèle lui avoit dit. Il y a encore des dupes comme celle-là au monde. Cette princesse, dissimulant l'excès de sa douleur, sortit de sa chambre pour aller avec Finette chercher Nonchalante. Elles parcoururent toutes les chambres du château, sans trouver la sœur; enfin, Finette s'avisa qu'elle pouvoit bien être dans l'appartement du jardin: elles l'y trouvèrent en effet, demi-morte de désespoir & de foiblesse; car elle n'avoit pris aucune nourriture de la journée. Les princesses lui donnèrent tous les secours nécessaires; ensuite elles firent ensemble des éclaircissemens qui mirent Nonchalante & Babillarde dans une douleur mortelle: puis toutes trois s'allèrent reposer.

Cependant Riche-cautèle passa la nuit fort mal à son aise; & quand le jour fut venu, il ne fut guères mieux. Ce prince se trouvoit dans des cavernes dont il ne pouvoit pas voir toute l'horreur, parce que le jour n'y donnoit jamais. Néanmoins, à force de se tourmenter, il trouva l'issue de l'égoût, qui donnoit dans une rivière assez éloignée du château. Il trouva moyen de se faire entendre à des gens qui pêchoient dans cette[Pg 123] rivière, dont il fut tiré dans un état qui fit compassion à ces bonnes gens.

Il se fit transporter à la cour du roi son père pour se guérir à loisir; & la disgrace qui lui étoit arrivée lui fit prendre une si forte haine contre Finette, qu'il songea moins à se guérir, qu'à se venger d'elle.

Cette princesse passoit des momens bien tristes: la gloire lui étoit mille fois plus chère que la vie; & la honteuse foiblesse de ses sœurs la mettoit dans un désespoir dont elle avoit peine à se rendre maîtresse. Cependant la mauvaise santé de ces deux princesses, qui étoit causée par les suites de leurs mariages indignes, mit encore la confiance de Finette à l'épreuve. Riche-cautèle, qui étoit déjà un habile fourbe, rappela tout son esprit depuis son aventure pour devenir fourbissime. L'égoût, ni les contusions ne lui donnoient pas tant de chagrin, que le dépit d'avoir trouvé quelqu'un plus fin que lui. Il se douta des suites de ses deux mariages; &, pour tenter les princesses malades, il fit porter sous les fenêtres de leur château de grandes caisses remplies d'arbres tout chargés de beaux fruits. Nonchalante & Babillarde, qui étoient souvent aux fenêtres, ne manquèrent pas de voir ces fruits: aussitôt il leur prit une[Pg 124] envie violente d'en manger, & elles persécutèrent Finette de descendre dans le corbillon pour en aller cueillir. La complaisance de cette princesse fut assez grande pour vouloir bien contenter ses sœurs; elle descendit, & leur rapporta de ces beaux fruits, quelles mangèrent avec la dernière avidité.

Le lendemain il parut des fruits d'une autre espèce. Nouvelle envie des princesses: nouvelle complaisance de Finette; mais des officiers de Riche-cautèle, cachés, & qui avoient manqué leur coup la première fois, ne le manquèrent pas celle-ci: ils se saisirent de Finette, & l'emmenèrent aux yeux de ses sœurs, qui s'arrachoient les cheveux de désespoir.

Les satellites de Riche-cautèle firent si bien, qu'ils menèrent Finette dans une maison de campagne où étoit le prince pour achever de se remettre en santé. Comme il étoit transporté de fureur contre cette princesse, il lui dit cent choses brutales, à quoi elle répondit toujours avec une fermeté & une grandeur d'ame digne d'une héroïne comme elle étoit. Enfin, après l'avoir gardée quelques jours prisonnière, il la fit conduire au sommet d'une montagne extrêmement haute, & il y arriva lui-même un[Pg 125] moment après elle. Dans ce lieu, il lui annonça qu'on l'alloit faire mourir d'une manière qui le vengeroit des tours qu'elle lui avoit faits. Ensuite ce perfide prince montra barbarement à Finette un tonneau tout hérissé par dedans de canifs, de rasoirs & de clous à crochet, & lui dit que pour la punir comme elle méritoit, on l'alloit jeter dans ce tonneau, puis le rouler du haut de la montagne en bas. Quoique Finette ne fût pas romaine, elle ne fut pas plus effrayée du supplice qu'on lui préparoit, que Regulus l'avoit été autrefois à la vue d'un destin pareil. Cette jeune princesse conserva toute sa fermeté, & même toute sa présence d'esprit. Riche-cautèle, au lieu d'admirer son caractère héroïque, en prit une nouvelle rage contre elle, & songea à hâter sa mort. Dans cette vue, il se baissa vers l'entrée du tonneau, qui devoit être l'instrument de sa vengeance, pour examiner s'il étoit bien fourni de toutes ses armes meurtrières. Finette, qui vit son persécuteur attentif à regarder, ne perdit point de temps: elle le jeta habilement dans le tonneau, & elle le fit rouler du haut de la montagne en bas, sans donner au prince le temps de se reconnoître. Après ce coup elle prit la fuite; & les officiers du prince, qui avoient[Pg 126] vu avec une extrême douleur la manière cruelle dont leur maître vouloit traiter cette aimable princesse, n'eurent garde de courir après elle pour l'arrêter. D'ailleurs, ils étoient si effrayés de ce qui venoit d'arriver à Riche-cautèle, qu'ils ne purent songer à autre chose qu'à tâcher d'arrêter le tonneau qui rouloit avec violence; mais leurs soins furent inutiles: il roula jusqu'au bas de la montagne, & ils en tirèrent leur prince couvert de mille plaies.

L'accident de Riche-cautèle mit au désespoir le roi Moult-benin & le prince Bel-à-voir. Pour les peuples de leurs états, ils n'en furent point touchés. Riche-cautèle en étoit très-haï, & même l'on s'étonnoit de ce que le jeune prince, qui avoit des sentimens si nobles & si généreux, pût tant aimer cet indigne aîné. Mais tel étoit le bon naturel de Bel-à-voir, qu'il s'attachoit fortement à tous ceux de son sang; & Riche-cautèle avoit toujours eu l'adresse de lui témoigner tant d'amitié, que ce généreux prince n'auroit jamais pu se pardonner de n'y pas répondre avec vivacité. Bel-à-voir eut donc une douleur violente des blessures de son frère, & il mit tout en usage pour tâcher de les guérir promptement; cependant, malgré les soins[Pg 127] empressés que tout le monde en prit, rien ne soulageoit Riche-cautèle; au contraire ses plaies sembloient toujours s'envenimer de plus en plus, & le faire souffrir long-temps.

Finette, après s'être dégagée de l'effroyable danger qu'elle avoit couru, avoit encore regagné heureusement le château où elle avoit laissé ses sœurs, & n'y fut pas long-temps sans être livrée à de nouveaux chagrins. Les deux princesses mirent au monde chacune un fils, dont Finette se trouva fort embarrassée. Cependant le courage de cette princesse ne s'abattit point: l'envie qu'elle eut de cacher la honte de ses sœurs, la fit résoudre à s'exposer encore une fois, quoiqu'elle en vît bien le péril. Elle prit, pour faire réussir le dessein qu'elle avoit, toutes les mesures que la prudence peut inspirer: elle se déguisa en homme, enferma les enfans de ses sœurs dans des boîtes, & elle y fit de petits trous vis-à-vis la bouche de ces enfans, pour leur laisser la respiration: elle prit un cheval, emporta ces boîtes & quelques autres; & dans cet équipage elle arriva à la ville capitale du roi Moult-benin, où étoit Riche-cautèle.

Quand Finette fut dans cette ville, elle[Pg 128] apprit que la manière magnifique dont le prince Bel-à-voir récompensoit les remèdes qu'on donnoit à son frère, avoit attiré à la cour tous les charlatans de l'Europe: car dès ce temps-là il y avoit quantité d'aventuriers sans emploi, sans talent, qui se donnoient pour des hommes admirables, qui avoient reçu des dons du ciel pour guérir toutes sortes de maux. Ces gens, dont la seule science étoit de fourber hardiment, trouvoient toujours beaucoup de croyance parmi les peuples. Ils savoient leur imposer par leur extérieur extraordinaire, & par les noms bizarres qu'ils prenoient. Ces sortes de médecins ne restent jamais dans le lieu de leur naissance; & la prérogative de venir de loin leur tient souvent lieu de mérite chez le vulgaire.

L'ingénieuse princesse, bien informée de tout cela, se donna un nom parfaitement étranger pour ce royaume-là: ce nom étoit Sanatio; puis elle fit annoncer de tous côtés que le chevalier Sanatio étoit arrivé avec des secrets merveilleux, pour guérir toutes sortes de blessures les plus dangereuses & les plus envenimées. Aussitôt Bel-à-voir envoya quérir le prétendu chevalier. Finette vint, fit le médecin empirique le mieux du[Pg 129] monde; débita cinq ou six mots de l'art d'un air cavalier: rien n'y manquoit. Cette princesse fut surprise de la bonne mine & des manières agréables de Bel-à-voir; &, après avoir raisonné quelque temps avec ce prince au sujet des blessures de Riche-cautèle, elle dit qu'elle alloit quérir une bouteille d'une eau incomparable, & que cependant elle laissoit deux boîtes qu'elle avoit apportées, qui contenoient des onguens excellens, propres au prince blessé.

Là-dessus le prétendu médecin sortit; il ne revenoit point: l'on s'impatientoit beaucoup de le voir tant tarder. Enfin, comme on alloit envoyer le presser de revenir, on entendit des cris de petits enfans dans la chambre de Riche-Cautèle. Cela surprit tout le monde, car il ne paroissoit point d'enfans. Quelqu'un prêta l'oreille, & on découvrit que ces cris venoient des boîtes de l'empirique.

C'étoient en effet les neveux de Finette. Cette princesse leur avoit fait prendre beaucoup de nourriture avant que de venir au palais; mais comme il y avoit déjà long-temps ils en souhaitoient de nouvelle, & ils expliquoient leurs besoins en chantant sur un ton dolent. On ouvrit les boîtes, & l'on[Pg 130] fut fort surpris d'y voir bien effectivement deux marmots qu'on trouva fort jolis. Riche-cautèle se douta aussitôt que c'était encore un nouveau tour de Finette: il en conçut une fureur qu'on ne peut pas dire, & ses maux en augmentèrent à un tel point, qu'on vit bien qu'il falloit qu'il en mourût.

Bel-à-voir en fut pénétré de douleur; & Riche-cautèle, perfide jusqu'à son dernier moment, songea à abuser de la tendresse de son frère. Vous m'avez toujours aimé, prince, lui dit-il, & vous pleurez ma perte. Je n'ai plus besoin des preuves de votre amitié, par rapport à la vie. Je meurs; mais si je vous ai été véritablement cher, promettez-moi de m'accorder la prière que je vais vous faire.

Bel-à-voir, qui, dans l'état où il voyoit son frère, se sentoit incapable de lui rien refuser, lui promit avec les plus terribles sermens, de lui accorder tout ce qu'il lui demanderait. Aussitôt que Riche-cautèle eut entendu ces sermens, il dit à son frère en l'embrassant: Je meurs consolé, prince, puisque je serai vengé; car la prière que j'ai à vous faire, c'est de demander Finette en mariage aussitôt que je serai mort. Vous obtiendrez sans doute cette maligne princesse,[Pg 131] & dès qu'elle sera en votre pouvoir, vous lui plongerez un poignard dans le sein. Bel-à-voir frémit d'horreur à ces mots: il se repentit de l'imprudence de ses sermens; mais il n'étoit plus temps de se dédire, & il ne voulut rien témoigner de son repentir à son frère, qui expira peu de temps après. Le roi Moult-benin en eut une sensible douleur. Pour son peuple, loin de regretter Riche-cautèle, il fut ravi que sa mort assurât la succession du royaume à Bel-à-voir, dont le mérite étoit chéri de tout le monde.

Finette, qui étoit encore une fois heureusement retournée avec ses sœurs, apprit bientôt la mort de Riche-cautèle, &, peu de temps après, on annonça aux trois princesses le retour du roi leur père. Ce prince vint avec empressement dans leur tour, & son premier soin fut de demander à voir les quenouilles de verre. Nonchalante alla quérir la quenouille de Finette, la montra au roi; puis ayant fait une profonde révérence, elle reporta la quenouille où elle l'avoit prise. Babillarde fit le même manège, & Finette à son tour apporta sa quenouille; mais le roi, qui étoit soupçonneux, voulut voir les trois quenouilles à-la-fois. Il n'y eut que Finette qui pût montrer la sienne; & le roi entra dans une telle fureur[Pg 132] contre ses deux filles aînées, qu'il les envoya à l'heure même à la fée qui lui avoit donné les quenouilles, en la priant de les garder toute leur vie auprès d'elle, & de les punir comme elles le méritoient.

Pour commencer la punition des princesses, la fée les mena dans une gallerie de son château enchanté, où elle avoit fait peindre l'histoire d'un nombre infini de femmes illustres, qui s'étoient rendues célèbres par leurs vertus & par leur vie laborieuse. Par un effet merveilleux de l'art de féerie, toutes ces figures avoient du mouvement, & étoient en action depuis le matin jusqu'au soir. On voyoit de tous côtés des trophées & des devises à la gloire de ces femmes vertueuses; & ce ne fut pas une légère mortification pour les deux sœurs, de comparer le triomphe de ces héroïnes, avec la situation méprisable où leur malheureuse imprudence les avoit réduites. Pour comble de chagrin, la fée leur dit avec gravité, que si elles s'étoient aussi bien occupées que celles dont elles voyoient les tableaux, elles ne seroient pas tombées dans les indignes égaremens où elles s'étoient perdues; mais que l'oisiveté étoit la mère de tous vices & la source de tous les malheurs. La fée ajouta que pour[Pg 133] les empêcher de retomber jamais dans des malheurs pareils, & pour leur faire réparer le temps qu'elles avoient perdu, elle alloit les occuper d'une bonne manière. En effet, elle obligea les princesses de s'employer aux travaux les plus grossiers & les plus vils; &, sans égard pour leur teint, elle les envoyoit cueillir des pois dans ses jardins & en arracher les mauvaises herbes. Nonchalante ne put résister au désespoir qu'elle eut de mener une vie si peu conforme à ses inclinations: elle mourut de chagrin & de fatigue. Babillarde, qui trouva moyen, quelque temps après, de s'échapper la nuit du château de la fée, se cassa la tête contre un arbre, & mourut de cette blessure entre les mains des paysans.

Le bon naturel de Finette lui fit ressentir une douleur bien vive du destin de ses sœurs; & au milieu de ses chagrins, elle apprit que le prince Bel-à-voir l'avoit fait demander en mariage au roi son père, qui l'avoit accordée sans l'en avertir; car dès ce temps-là, l'inclination des parties étoit la moindre chose que l'on considéroit dans les mariages. Finette trembla à cette nouvelle; elle craignoit avec raison que la haine que Riche-cautèle avoit pour elle, n'eût passé dans le cœur d'un frère[Pg 134] dont il étoit si chéri; & elle appréhenda que ce jeune prince ne voulût l'épouser pour la sacrifier à son frère. Pleine de cette inquiétude, la princesse alla consulter la sage fée, qui l'estimoit autant qu'elle avoit méprisé Nonchalante & Babillarde.

La fée ne voulut rien révéler à Finette; elle lui dit seulement: Princesse, vous êtes sage & prudente; vous n'avez pris jusqu'ici des mesures si justes pour votre conduite, qu'en vous mettant toujours dans l'esprit que la défiance est mère de sûreté. Continuez de vous souvenir vivement de l'importance de cette maxime, & vous parviendrez à être heureuse sans le secours de mon art. Finette n'ayant pu tirer d'autre éclaircissement de la fée, s'en retourna au palais dans une extrême agitation.

Quelques jours après, cette princesse fut épousée par un ambassadeur, au nom du prince Bel-à-voir, & on l'emmena trouver son époux dans un équipage magnifique. On lui fit des entrées de même dans les deux premières villes frontières du roi Moult-benin; & dans la troisième, elle trouva Bel-à-voir qui étoit venu au-devant d'elle par l'ordre de son père. Tout le monde étoit surpris de voir la tristesse de ce jeune prince[Pg 135] aux approches d'un mariage qu'il avoit témoigné souhaiter: le roi même lui en faisoit la guerre, & l'avoit envoyé malgré lui au-devant de la princesse.

Quand Bel-à-voir la vit, il fut frappé de ses charmes: il lui en fit compliment, mais d'une manière si confuse, que les deux cours, qui savoient combien ce prince étoit spirituel & galant, crurent qu'il en étoit si vivement touché, qu'à force d'être amoureux il perdoit sa présence d'esprit. Toute la ville retentissoit de cris de joie, & l'on n'entendoit de tous côtés que des concerts & des feux d'artifice. Enfin, après un souper magnifique, on songea à mener les deux époux dans leur appartement.

Finette, qui se souvenoit toujours de la maxime que la fée lui avoit renouvelée dans l'esprit, avoit son dessein en tête. Cette princesse avoit gagné une de ses femmes qui avoit la clef du cabinet de l'appartement qu'on lui destinoit, & elle avoit donné ordre à cette femme, de porter dans ce cabinet de la paille, une vessie, du sang de mouton & les boyaux de quelques-uns des animaux qu'on avoit mangé au soupé. La princesse passa dans ce cabinet sous quelque prétexte, & composa une figure de paille, dans laquelle[Pg 136] elle mit les boyaux & la vessie pleine de sang. Ensuite elle ajusta cette figure en déshabillé de femme & en bonnet de nuit. Lorsque Finette eut achevé cette belle marionnette, elle alla rejoindre la compagnie, & peu de temps après on conduisit la princesse & son époux dans leur appartement. Quand on eut donné à la toilette le temps qu'il lui falloit donner, la dame d'honneur emporta les flambeaux & se retira. Aussitôt Finette jeta la femme de paille dans le lit, & se cacha dans un des coins de la chambre.

Le prince, après avoir soupiré deux ou trois fois fort haut, prit son épée & la passa au travers du corps de la prétendue Finette. Au même moment il sentit le sang ruisseler de tous côtés, & trouva la femme de paille sans mouvement. Qu'ai-je fait? s'écria Bel-à-voir! Quoi! après tant de cruelles agitations! quoi! après avoir tant balancé si je garderois mes sermens aux dépens d'un crime, j'ai ôté la vie à une charmante princesse que j'étois né pour aimer! Ses charmes m'ont ravi dès le moment que je l'ai vue; cependant je n'ai pas eu la force de m'affranchir d'un serment qu'un frère possédé de fureur avoit exigé de moi par une indigne surprise! Ah ciel! peut-[Pg 137]on songer à vouloir punir une femme d'avoir trop de vertu? Hé bien, Riche-cautèle, j'ai satisfait ton injuste vengeance; mais je vais venger Finette à son tour par ma mort. Oui, belle princesse, il faut que de la même épée.... A ces mots Finette entendit que le prince, qui dans son transport, avoit laissé tomber son épée, la cherchoit pour se la passer au travers du corps: elle ne voulut pas qu'il fît une pareille sottise; ainsi elle lui cria: prince, je ne suis point morte. Votre bon cœur m'a fait deviner votre repentir; &, par une tromperie innocente, je vous ai épargné un crime.

Là-dessus Finette raconta à Bel-à-voir la prévoyance qu'elle avoit eue touchant la femme de paille. Le prince, transporté de joie d'apprendre que la princesse vivoit, admira la prudence qu'elle avoit en toutes sortes d'occasions, & lui eut une obligation infinie de lui avoir épargné un crime auquel il ne pouvoit penser sans horreur, & il ne comprenoit pas comment il avoit eu la foiblesse de ne pas voir la nullité des malheureux sermens qu'on avoit exigés de lui par artifice.

Cependant, si Finette n'eût pas toujours été bien persuadée que défiance est mère de[Pg 138] sûreté, elle eût été tuée, & sa mort eût été cause de celle de Bel-à-voir; & puis on auroit raisonné à loisir sur la bisarrerie des sentimens de ce prince. Vive la prudence & la présence d'esprit! elles préservèrent ces deux époux de malheurs bien funestes, pour les réserver à un destin le plus doux du monde. Ils eurent toujours l'un pour l'autre une tendresse extrême, & passèrent une longue suite de beaux jours dans une gloire & dans une félicité qu'on auroit peine à bien décrire.

Voilà, madame, la très-merveilleuse histoire de Finette. Je vous avoue que je l'ai brodée, & que je vous l'ai contée un peu au long, mais quand on dit des contes, c'est une marque que l'on n'a pas beaucoup d'affaires; on cherche à s'amuser, & il me paroît qu'il ne coûte pas plus de les allonger, pour faire durer davantage la conversation. D'ailleurs, il me semble que les circonstances font le plus souvent l'agrément de ces histoires badines. Vous pouvez croire, charmante comtesse, qu'il est facile de les réduire en abrégé. Je vous assure que quand vous voudrez, je vous dirai les aventures de Finette en fort peu de mots. Cependant ce n'est pas ainsi que l'on me les racontoit quand j'étois[Pg 139] enfant: le récit en duroit au moins une bonne heure.

Je ne doute pas que vous ne sachiez que ce conte est très-fameux; mais je ne sais si vous êtes informée de ce que la tradition nous dit de son antiquité. Elle nous assure que les troubadours, ou conteurs de Provence, ont inventé Finette, bien long-temps devant qu'Abeilard, ni le célèbre comte Thibaud de Champagne eussent produit des romans. Ces sortes de fables renferment une bonne morale. Vous avez remarqué, avec beaucoup de justesse, qu'on fait parfaitement bien de les raconter aux enfans, pour leur inspirer l'amour de la vertu. Je ne sais si dans cet âge on vous a parlé de Finette; mais pour moi,

Cent & cent fois ma gouvernante,
Au lieu de fables d'animaux,
M'a raconté les traits moraux
De cette histoire surprenante.
On y voit accablé de maux
Un prince dangereux, qu'une noire malice
Entraîna dans l'horreur du vice.
On y voit naturellement
Que deux imprudentes princesses,
Qui passoient tous les jours dans de vaines mollesses,
Et tombèrent indignement
Dans un affreux égarement,
[Pg 140]
Reçurent pour le prix de leurs lâches foiblesses,
Un prompt & juste châtiment.
Mais, autant que l'on voit dans cette belle histoire
Le vice puni, malheureux,
Autant on voit les vertueux,
Triomphans & couverts de gloire.
Après mille incidens qu'on ne sauroit prévoir,
La sage & prudente Finette
Et le généreux Bel-à-voir
Goûtent une gloire parfaite.
Oui, ces contes frappent beaucoup
Plus que ne font les faits & du singe & du loup.
J'y prenois un plaisir extrême;
Tous les enfans en font de même:
Mais ces fables plairont jusqu'aux plus grands esprits,
Si vous voulez, belle comtesse,
Par vos heureux talens orner de tels récits,
L'antique Gaule vous en presse,
Daignez donc mettre dans leurs jours,
Les contes ingénus, quoique remplis d'adresse,
Qu'ont inventés les Troubadours.
Le sens mystérieux que leur tour enveloppe,
Egale bien celui d'Esope.

A MADEMOISELLE ***.

 

[Pg 141]



A MADEMOISELLE ***.

En vous offrant, jeune & sage beauté,
Ce modèle de patience,
Je ne me suis jamais flatté
Que par vous de tout point il seroit imité;
C'en seroit trop, en conscience.
Mais Paris, où l'homme est poli,
Où le beau sexe, né pour plaire,
Trouve son bonheur accompli,
De tous côtés est si rempli
D'exemples du vice contraire,
Qu'on ne peut en toute saison,
Pour s'en garder ou s'en défaire,
Avoir trop de contre-poison.
Une dame aussi patiente
Que celle dont ici je relève le prix,
Seroit partout une chose étonnante;
Mais ce seroit un prodige à Paris.
Les femmes y sont souveraines,
Tout s'y règle selon leurs vœux;
Enfin, c'est un climat heureux
Qui n'est habité que de reines.
Ainsi je vois que, de toutes façons,
Griselidis y sera peu prisée,
Et qu'elle y donnera matière de risée,
Par ses trop antiques leçons.
Ce n'est pas que la patience
Ne soit une vertu des dames de Paris;
Mais, par un long usage, elles ont la science
De la faire exercer par leurs propres maris.

GRISELIDIS

 

[Pg 142]




GRISELIDIS,
NOUVELLE.


Au pied des célèbres montagnes
Où le Pô, s'échappant de dessous ses roseaux,
Va dans le sein des prochaines campagnes
Promener ses naissantes eaux,
Vivoit un jeune & vaillant prince,
Les délices de sa province.
Le ciel, en le formant, sur lui tout à la fois
Versa ce qu'il a de plus rare,
Ce qu'entre ses amis d'ordinaire il sépare,
Et qu'il ne donne qu'aux grands rois.
Comblé de tous les dons & du corps, & de l'ame,
Il fut robuste, adroit, propre au métier de Mars,
Et, par l'instinct secret d'une divine flamme,
Avec ardeur il aima les beaux arts.
Il aima les combats, il aima la victoire,
Les grands projets, les actes valeureux,
Et tout ce qui fait vivre un beau nom dans l'histoire;
Mais son cœur, tendre & généreux,
Fut encor plus sensible à la solide gloire
De rendre ses peuples heureux.
Ce tempérament héroïque
Fut obscurci d'une sombre vapeur,
Qui, chagrine & mélancolique,
Lui faisoit voir dans le fond de son cœur,
Tout le beau sexe infidelle & trompeur.
Dans la femme où brilloit le plus rare mérite,
[Pg 143]
Il voyoit une ame hypocrite,
Un esprit d'orgueil enivré,
Un cruel ennemi, qui sans cesse n'aspire
Qu'à prendre un souverain empire
Sur l'homme malheureux qui lui sera livré.
Le fréquent usage du monde,
Où l'on ne voit qu'époux subjugués ou trahis,
Joint à l'air jaloux du pays,
Accrut encor cette haine profonde.
Il jura donc plus d'une fois,
Que quand même le ciel, pour lui plein de tendresse,
Formeroit une autre Lucrèce,
Jamais de l'hyménée il ne suivroit les loix.
Ainsi, quand le matin, qu'il donnoit aux affaires,
Il avoit réglé sagement
Toutes les choses nécessaires
Au bonheur du gouvernement;
Que du foible orphelin, de la veuve oppressée
Il avoit conservé les droits,
Ou banni quelqu'impôt qu'une guerre forcée
Avoit introduit autrefois;
L'autre moitié de la journée
A la chasse étoit destinée,
Où les sangliers & les ours,
Malgré leur fureur & leurs armes,
Lui donnoient encor moins d'alarmes
Que le sexe charmant qu'il évitoit toujours.
Cependant ses sujets, que leur intérêt presse
De s'assurer d'un successeur
Qui les gouverne un jour avec même douceur,
A leur donner un fils le convioient sans cesse.
Un jour dans le palais ils vinrent tous en corps
Pour faire leurs derniers efforts.
Un orateur d'une grave apparence,
[Pg 144]
Et le meilleur qui fût alors,
Dit tout ce qu'on peut dire en pareille occurrence;
Il marqua leur désir pressant
De voir sortir du prince une heureuse lignée
Qui rendît à jamais leur état florissant;
Il lui dit même en finissant,
Qu'il voyoit un astre naissant,
Issu de son chaste hyménée,
Qui faisoit pâlir le croissant.
D'un ton plus simple & d'une voix moins forte,
Le prince à ses sujets répondit de la sorte:
Le zèle ardent, dont je vois qu'en ce jour
Vous me portez aux nœuds du mariage,
Me fait plaisir, & m'est de votre amour
Un agréable témoignage;
J'en suis sensiblement touché,
Et voudrois dès demain pouvoir vous satisfaire:
Mais, à mon sens, l'hymen est une affaire
Où, plus l'homme est prudent, plus il est empêché.
Observez bien toutes les jeunes filles;
Tant qu'elles sont au sein de leurs familles,
Ce n'est que vertu, que bonté,
Que pudeur, que sincérité;
Mais sitôt que le mariage
Au déguisement a mis fin,
Et qu'ayant fixé leur destin,
Il n'importe plus d'être sage;
Elles quittent leur personnage,
Non, sans avoir beaucoup pâti;
Et chacun dans son ménage,
Selon son gré prend son parti.
L'une d'humeur chagrine, & que rien ne récrée,
Devient une dévote outrée,
Qui crie & gronde à tous momens;
[Pg 145]
L'autre se façonne en coquette,
Qui sans cesse écoute ou caquette,
Et n'a jamais assez d'amans:
Celle-ci, des beaux-arts follement curieuse,
De tout décide avec hauteur,
Et, critiquant le plus habile auteur,
Prend la forme de précieuse;
Cette autre s'érige en joueuse,
Perd tout, argent, bijoux, bagues, meubles de prix,
Et même jusqu'à ses habits.
Dans la diversité des routes qu'elles tiennent,
Il n'est qu'une chose où je voi
Qu'enfin toutes elles conviennent,
C'est de vouloir donner la loi;
Or, je suis convaincu que dans le mariage
On ne peut jamais vivre heureux,
Quand on y commande tous deux,
Si donc vous souhaitez qu'à l'hymen je m'engage;
Cherchez une jeune beauté
Sans orgueil & sans vanité,
D'une obéissance achevée,
D'une patience éprouvée,
Et qui n'ait point de volonté;
Je la prendrai quand vous l'aurez trouvée.
Le prince, ayant mis fin à ce discours moral,
Monte brusquement à cheval,
Et court joindre, à perte d'haleine,
Sa meute qui l'attend au milieu de la plaine.
Après avoir passé des prés & des guérets,
Il trouve ses chasseurs couchés sur l'herbe verte;
Tous se lèvent, & tous alerte,
Font trembler de leurs cors les hôtes des forêts.
Des chiens courans l'aboyante famille,
Deçà, delà, parmi le chaume brille;
[Pg 146]
Et les limiers à l'œil ardent,
Qui du fort de la bête à leur poste reviennent,
Entraînent en les regardant
Les forts valets qui les retiennent.
S'étant instruit par un des siens,
Si tout est prêt, si l'on est sur la trace,
Il ordonne aussitôt qu'on commence la chasse,
Et fait donner le cerf aux chiens.
Le son des cors qui retentissent,
Le bruit des chevaux qui hennissent,
Et des chiens animés les pénétrans abois,
Remplissent la forêt de tumulte & de trouble;
Et, pendant que l'écho sans cesse les redouble,
S'enfoncent avec eux dans les plus creux du bois.
Le prince par hasard, ou par sa destinée,
Prit une route détournée,
Où nul des chasseurs ne le suit;
Plus il court, plus il s'en sépare.
Enfin, à tel point il s'égare,
Que des chiens & des cors il n'entend plus le bruit.
L'endroit où le mena sa bizarre aventure,
Clair de ruisseaux & sombre de verdure,
Saisissoit les esprits d'une secrète horreur;
La simple & naïve nature
S'y faisoit voir, & si belle & si pure,
Que mille fois il bénit son erreur.
Rempli des douces rêveries
Qu'inspirent les grands bois, les eaux & les prairies,
Il sent soudain frapper & son cœur & ses yeux
Par l'objet le plus agréable,
Le plus doux & le plus aimable
Qu'il eût jamais vu sous les cieux.
C'étoit une jeune bergère
Qui filoit au bord d'un ruisseau,
[Pg 147]
Et qui, conduisant son troupeau,
D'une main sage & ménagère
Tournoit son agile fuseau.
Elle auroit pu dompter les cœurs les plus sauvages;
Des lys son teint a la blancheur,
Et sa naturelle fraîcheur
S'étoit toujours sauvée à l'ombre des boccages:
Sa bouche, de l'enfance avoit tout l'agrément;
Et ses yeux, qu'adoucit une brune paupière,
Plus bleus que n'est le firmament,
Avoient aussi plus de lumière.
Le prince, avec transport dans le bois se glissant,
Contemple les beautés dont son ame est émue;
Mais le bruit qu'il fait en passant,
De la belle sur lui fit détourner la vue.
Dès qu'elle se vit apperçue,
D'un brillant incarnat la prompte & vive ardeur,
De son beau teint redoubla la splendeur,
Et sur son visage épandue,
Y fit triompher la pudeur.
Sous le voile innocent de cette honte aimable,
Le prince découvrit une simplicité,
Une douceur, une sincérité,
Dont il croyoit le beau sexe incapable,
Et qu'il voit là dans toute leur beauté.
Saisi d'une frayeur pour lui toute nouvelle,
Il s'approche interdit & plus timide qu'elle.
Lui dit d'une tremblante voix,
Que de tous ses veneurs il a perdu la trace,
Et lui demande si la chasse
N'a point passé quelque part dans le bois.
Rien n'a paru, seigneur, dans cette solitude,
Dit-elle, & nul ici que vous seul n'est venu;
Mais n'ayez point d'inquiétude,
[Pg 148]
Je remettrai vos pas sur un chemin connu.
De mon heureuse destinée
Je ne puis, lui dit-il, trop rendre grâce aux dieux:
Depuis long-temps je fréquente ces lieux;
Mais j'avois ignoré, jusqu'à cette journée,
Ce qu'ils ont de plus précieux.
Dans ce temps elle voit que le prince se baisse
Sur le moite bord du ruisseau,
Pour étancher dans le cours de son eau
La soif ardente qui le presse.
Seigneur, attendez un moment,
Dit-elle; & courant promptement
Vers sa cabane, elle y prend une tasse,
Qu'avec joie & de bonne grâce
Elle présente à son nouvel amant.
Les vases précieux de crystal & d'agate,
Où l'or en mille endroits éclate,
Et qu'un art curieux avec soin façonna,
N'eurent jamais pour lui, dans leur pompe inutile,
Tant de beauté, que le vase d'argile
Que la bergère lui donna.
Cependant, pour trouver une route facile
Qui mène le prince à la ville,
Ils traversent des bois, des rochers escarpés,
Et de torrens entrecoupés.
Le prince n'entre point dans de route nouvelle,
Sans en bien observer tous les lieux d'alentour;
Et son ingénieux amour,
Qui songeoit au retour,
En fit une carte fidelle.
Dans un boccage sombre & frais,
Enfin la bergère le mène,
Où, de dessous ses branchages épais,
Il voit au loin dans le sein de la plaine
[Pg 149]
Les toits dorés de son riche palais.
S'étant séparé de la belle,
Touché d'une vive douleur,
A pas lents il s'éloigne d'elle,
Chargé du trait qui lui perce le cœur.
Le souvenir de sa tendre aventure,
Avec plaisir le conduisit chez lui;
Mais dès le lendemain il sentit sa blessure,
Et se vit accablé de tristesse & d'ennui.
Dès qu'il le peut il retourne à la chasse,
Où de sa suite adroitement
Il s'échappe & se débarrasse,
Pour s'égarer heureusement.
Des arbres & des monts les cimes élevées,
Qu'avec grand soin il avoit observées,
Et les avis secrets de son fidelle amour,
Le guidèrent si bien, que, malgré les traverses
De cent routes diverses,
De sa jeune bergère il trouva le séjour.
Il sait qu'elle n'a plus que son père avec elle;
Que Griselidis on l'appelle;
Qu'ils vivent doucement du lait de leurs brebis;
Et que de leur toison qu'elle seule elle file,
Sans avoir recours à la ville,
Ils font eux-mêmes leurs habits.
Plus il la voit, plus il s'enflamme
Des vives beautés de son ame;
Il connoît, en voyant tant de dons précieux,
Que si la bergère est si belle,
C'est qu'une légère étincelle
De l'esprit qui l'anime a passé dans ses yeux.
Il ressent une joie extrême
D'avoir si bien placé ses premières amours.
Ainsi, sans plus tarder, il fit dès le jour même
[Pg 150]
Assembler son conseil, & lui tint ce discours:
Enfin aux loix de l'hyménée,
Suivant vos vœux, je me vais engager:
Je ne prends point ma femme en pays étranger;
Je la prends parmi vous, belle, sage, bien née,
Ainsi que mes aïeux ont fait plus d'une fois;
Mais j'attendrai cette grande journée
A vous informer de mon choix.
Dès que la nouvelle fut sue,
Par-tout elle fut répandue.
On ne peut dire avec combien d'ardeur
L'alégresse publique
De tous côtés s'explique;
Le plus content fut l'orateur,
Qui, par son discours pathétique,
Croyoit d'un si grand bien être l'unique auteur.
Qu'il se trouvoit homme de conséquence!
Rien ne peut résister à la grande éloquence,
Disoit-il sans cesse en son cœur.
Le plaisir fut de voir le travail inutile
Des belles de toute la ville,
Pour s'attirer & mériter le choix
Du prince, leur seigneur, qu'un air chaste & modeste
Charmoit uniquement, & plus que tout le reste,
Ainsi qu'il l'avoit dit cent fois.
D'habit & de maintien toutes elles changèrent;
D'un ton dévot elles toussèrent,
Elles radoucirent leurs voix;
De demi-pied les coëffures baissèrent;
La gorge se couvrit, les manches s'allongèrent;
A peine on leur voyoit le petit bout des doigts.
Dans la ville avec diligence,
Pour l'hymen dont le jour s'avance,
On voit travailler tous les arts;
[Pg 151]
Ici, se font de magnifiques chars
D'une forme toute nouvelle,
Si beaux & si bien inventés,
Que l'or, qui par-tout étincelle,
En fait la moindre des beautés.
Là, pour voir aisément & sans aucun obstacle
Toute la pompe du spectacle,
On dresse de longs échafauds;
Ici de grands arcs triomphaux,
Où du prince guerrier se célèbre la gloire,
Et de l'amour sur lui l'éclatante victoire.
Là, sont forgés d'un art industrieux,
Ces feux qui, par les coups d'un innocent tonnerre,
En effrayant la terre,
De mille astres nouveaux embellissent les cieux.
Là, d'un ballet ingénieux
Se concerte avec soin l'agréable folie;
Et là, d'un opéra peuplé de mille dieux,
Le plus beau que jamais ait produit l'Italie,
On entend répéter les airs mélodieux.
Enfin du fameux hyménée
Arriva la grande journée.
Sur le fond d'un ciel vif & pur
A peine l'aurore vermeille
Confondoit l'or avec l'azur,
Que par-tout en sursaut le beau sexe s'éveille.
Le peuple curieux s'épand de tous côtés;
En différens endroits des gardes sont postés
Pour contenir la populace,
Et la contraindre à faire place.
Tout le palais retentit de clairons,
De flûtes, de hautbois, de rustiques musettes;
Et l'on n'entend aux environs
Que des tambours & des trompettes.
[Pg 152]
Enfin, le prince sort entouré de sa cour;
Il s'élève un long cri de joie:
Mais on est bien surpris, quand, au premier détour,
De la forêt prochaine on voit qu'il prend la voie,
Ainsi qu'il faisoit chaque jour.
Voilà, dit-on, son penchant qui l'emporte;
Et de ses passions, en dépit de l'amour,
La chasse est toujours la plus forte.
Il traverse rapidement
Les guérets de la plaine; &, gagnant la montagne,
Il entre dans le bois, au grand étonnement
De la troupe qui l'accompagne.
Après avoir passé par différens détours,
Que son cœur amoureux se plaît à reconnoître,
Il trouve enfin la cabane champêtre
Où logent ses tendres amours.
Griselidis, de l'hymen informée
Par la voix de la renommée,
En avoit pris son bel habillement;
Et, pour en aller voir la pompe magnifique,
De dessous sa case rustique
Sortoit en ce même moment.
Où courez-vous, si prompte & si légère?
Lui dit le prince en l'abordant,
Et tendrement la regardant.
Cessez de vous hâter, trop aimable bergère;
La noce où vous allez, & dont je suis l'époux,
Ne sauroit se faire sans vous.
Oui; je vous aime, & je vous ai choisie
Entre mille jeunes beautés,
Pour passer avec vous le reste de ma vie,
Si toutefois mes vœux ne sont pas rejetés.
Ah! dit-elle, Seigneur, je n'ai garde de croire
Que je sois destinée à ce comble de gloire;
[Pg 153]
Vous cherchez à vous divertir.
Non, non, dit-il, je suis sincère;
J'ai déjà pour moi votre père:
(Le prince avoit eu soin de l'en faire avertir)
Daignez, bergère, y consentir;
C'est-là tout ce qui reste à faire.
Mais, afin qu'entre nous une solide paix
Eternellement se maintienne,
Il faudroit me jurer que vous n'aurez jamais
D'autre volonté que la mienne.
Je le jure, dit-elle, & je vous le promets;
Si j'avois épousé le moindre du village,
J'obéirois, son joug me seroit doux:
Hélas! combien donc davantage,
Si je viens à trouver en vous
Et mon seigneur & mon époux!
Ainsi le prince se déclare;
Et pendant que la cour applaudit à son choix,
Il porte la bergère à souffrir qu'on la pare
Des ornemens qu'on donne aux épouses des rois.
Celles qu'à cet emploi leur devoir intéresse,
Entrent dans la cabane, & là diligemment
Mettent tout leur savoir & toute leur adresse
A donner de la grâce à chaque ajustement.
Dans cette hutte où l'on se presse,
Les dames admirent sans cesse
Avec quel art la pauvreté
S'y cache sous la propreté;
Et cette rustique cabane,
Que couvre & rafraîchit un spacieux platane,
Leur semble un séjour enchanté.
Enfin de ce réduit sort pompeuse & brillante
La bergère charmante:
Ce ne sont qu'applaudissemens
[Pg 154]
Sur sa beauté, sur ses habillemens;
Mais, sous cette pompe étrangère,
Déjà plus d'une fois le prince a regretté
Des ornemens de la bergère
L'innocente simplicité.
Sur un grand char d'or & d'ivoire,
La bergère s'assied, pleine de majesté;
Le prince y monte avec fierté,
Et ne trouve pas moins de gloire
A se voir comme amant assis à son côté,
Qu'à marcher en triomphe après une victoire,
La cour les suit, & tous gardent le rang
Que leur donne leur charge, ou l'éclat de leur sang.
La ville, dans les champs presque toute sortie,
Couvroit les plaines d'alentour;
Et, du choix du prince avertie,
Avec impatience attendoit son retour.
Il paroît, on le joint. Parmi l'épaisse foule
Du peuple qui se fend, le char à peine roule;
Par les longs cris de joie à tout coup redoublés,
Les chevaux émus & troublés,
Se cabrent, trépignent, s'élancent,
Et reculent plus qu'ils n'avancent.
Dans le temple on arrive enfin;
Et là, par la chaîne éternelle,
D'une promesse solemnelle,
Les deux époux unissent leur destin:
Ensuite au palais ils se rendent,
Où mille plaisirs les attendent;
Où la danse, les jeux, les courses, les tournois
Répandent l'allégresse en différens endroits.
Sur le soir, le blond hyménée
De ses chastes douceurs couronna la journée.
Le lendemain les différens états
[Pg 155]
De toute la province
Accourent haranguer la princesse & le prince
Par la voix de leurs magistrats.
De ses dames environnée,
Griselidis, sans paroître étonnée,
En princesse les entendit,
En princesse leur répondit.
Elle fit toute chose avec tant de prudence,
Qu'il sembla que le ciel eût versé ses trésors
Avec encor plus d'abondance
Sur son ame que sur son corps.
Par son esprit, par ses vives lumières,
Du grand monde aussitôt elle prit les manières;
Et même dès le premier jour,
Des talens, de l'humeur des dames de sa cour
Elle se fit si bien instruire,
Que son bon sens, jamais embarrassé,
Eut moins de peine à les conduire,
Que ses brebis du temps passé.
Avant la fin de l'an, des fruits de l'hyménée
Le ciel bénit leur couche fortunée.
Ce ne fut pas un prince, on l'eût bien souhaité;
Mais la jeune princesse avoit tant de beauté,
Que l'on ne songea plus qu'à conserver sa vie.
Le père qui lui trouve un air doux & charmant,
La venoit voir de moment en moment,
Et la mère, encor plus ravie,
La regardoit incessamment.
Elle voulut la nourrir elle-même:
Ah! dit-elle, comment m'exempter de l'emploi
Que ses cris demandent de moi,
Sans une ingratitude extrême?
Par un motif de nature ennemi,
Pourrois-je bien vouloir, de mon enfant que j'aime,
[Pg 156]
N'être la mère qu'à demi?
Soit que le prince eût l'ame un peu moins enflammée
Qu'aux premiers jours de son ardeur,
Soit que de sa maligne humeur
La masse se fût rallumée,
Et de son épaisse fumée
Eût obscurci ses sens & corrompu son cœur;
Dans tout ce que fait la princesse,
Il s'imagine voir peu de sincérité;
Sa trop grande vertu le blesse,
C'est un piége qu'on tend à sa crédulité.
Son esprit inquiet, & de trouble agité,
Croit tous les soupçons qu'il écoute,
Et prend plaisir à révoquer en doute
L'excès de sa félicité.
Pour guérir les chagrins dont son ame est atteinte,
Il la suit, il l'observe, il aime à la troubler
Par les ennuis de la contrainte,
Par les alarmes de la crainte,
Par tout ce qui peut démêler
La vérité d'avec la feinte.
C'est trop, dit-il, me laisser endormir;
Si ses vertus sont véritables,
Les traitemens insupportables
Ne feront que les affermir.
Dans son palais il la tient resserrée,
Loin de tous les plaisirs qui naissent à la Cour;
Et dans sa chambre, où seule elle vit retirée,
A peine il laisse entrer le jour.
Persuadé que la parure
Et le superbe ajustement
Du sexe, que pour plaire a formé la nature,
Est le plus doux enchantement,
Il lui demande avec rudesse
[Pg 157]
Les perles, les rubis, les bagues, les bijoux
Qu'il lui donna pour marque de tendresse,
Lorsque de son amant il devint son époux.
Elle, dont la vie est sans tache,
Et qui n'a jamais eu d'attache
Qu'à s'acquitter de son devoir,
Les lui donne sans s'émouvoir;
Et même, le voyant se plaire à les reprendre,
N'a pas moins de joie à les rendre
Qu'elle en eut à les recevoir.
Pour m'éprouver mon époux me tourmente,
Dit-elle, je vois bien qu'il ne me fait souffrir,
Qu'afin de réveiller ma vertu languissante,
Qu'un doux & long repos pourroit faire périr.
S'il n'a pas ce dessein, du moins suis-je assurée
Que telle est du seigneur la conduite sur moi,
Et que de tant de maux l'ennuyeuse durée
N'est que pour exercer ma constance & ma foi.
Pendant que tant de malheureuses
Errent au gré de leurs désirs,
Par mille routes dangereuses,
Après de faux & vains plaisirs;
Pendant que le seigneur dans sa lente justice
Les laisse aller au bords du précipice,
Sans prendre part à leur danger;
Par un pur mouvement de sa bonté suprême,
Il me choisit comme un enfant qu'il aime,
Il s'applique à me corriger.
Aimons donc sa rigueur utilement cruelle;
On n'est heureux qu'autant qu'on a souffert,
Aimons sa bonté paternelle,
Et la main dont elle se sert.
Le prince a beau la voir obéir sans contrainte
A tous ses ordres absolus:
[Pg 158]
Je vois le fondement de cette vertu feinte,
Dit-il, & ce qui rend tous mes coups superflus:
C'est qu'ils n'ont porté leur atteinte
Qu'à des endroits où son amour n'est plus.
Dans son enfant, dans la jeune princesse,
Elle a mis toute sa tendresse:
A l'éprouver si je veux réussir,
C'est-là qu'il faut que je m'adresse;
C'est-là que je puis m'éclaircir.
Elle venoit de donner la mammelle
Au tendre objet de son amour ardent
Qui, couché sur son sein, se jouoit avec elle,
Et rioit en la regardant.
Je vois que vous l'aimez, lui dit-il; cependant
Il faut que je vous l'ôte en cet âge encor tendre,
Pour lui former les mœurs, & pour la préserver
De certains mauvais airs qu'avec vous l'on peut prendre:
Mon heureux sort m'a fait trouver
Une Dame d'esprit qui saura l'élever
Dans toutes les vertus & dans la politesse
Que doit avoir une princesse.
Disposez-vous à la quitter,
On va venir pour l'emporter.
Il la laisse à ces mots, n'ayant pas le courage,
Ni les yeux assez inhumains,
Pour voir arracher de ses mains
De leur amour l'unique gage.
Elle, de mille pleurs se baigne le visage,
Et dans un morne accablement
Attend de son malheur le funeste moment.
Dès que d'une action, si triste & si cruelle,
Le ministre odieux à ses yeux se montra,
Il faut obéir, lui dit-elle;
Puis prenant son enfant qu'elle considéra,
[Pg 159]
Qu'elle baisa d'une ardeur maternelle,
Qui de ses petits bras tendrement la serra,
Toute en pleurs elle le livra.
Ah! que sa douleur fut amère!
Arracher l'enfant ou le cœur
Du sein d'une si tendre mère,
C'est la même douleur.
Près de la ville étoit un monastère
Fameux par son antiquité,
Où des Vierges vivoient dans une règle austère,
Sous les yeux d'une Abbesse, illustre en piété.
Ce fut-là que dans le silence,
Et sans déclarer sa naissance,
On déposa l'enfant, & des bagues de prix,
Sous l'espoir d'une récompense
Digne des soins que l'on en auroit pris.
Le prince, qui tâchoit d'éloigner par la chasse
Le vif remords qui l'embarrasse
Sur l'excès de sa cruauté,
Craignoit de revoir la princesse,
Comme on craint de revoir une fière tigresse
A qui son faon vient d'être ôté;
Cependant il en fut traité
Avec douceur, avec caresse,
Et même avec cette tendresse
Qu'elle eut aux plus beaux jours de sa prospérité.
Par cette complaisance & si grande, & si prompte,
Il fut touché de regret & de honte;
Mais son chagrin demeura le plus fort:
Ainsi deux jours après, avec des larmes feintes,
Pour lui porter encor de plus vives atteintes,
Il lui vint dire que la mort
De leur aimable enfant avoit fini le sort.
Ce coup inopiné mortellement la blesse;
[Pg 160]
Cependant, malgré sa tristesse,
Ayant vu son époux qui changeoit de couleur,
Elle parut oublier son malheur,
Et n'avoit même de tendresse
Que pour le consoler de sa fausse douleur.
Cette bonté, cette ardeur sans égale
D'amitié conjugale,
Du prince tout-à-coup désarmant la rigueur,
Le touche, le pénètre, & lui change le cœur,
Jusques-là qu'il prend envie
De déclarer que leur enfant
Jouit encore de la vie:
Mais sa bile s'élève, fière & lui défend
De rien découvrir du mystère
Qu'il peut être utile de taire.
Dès ce bienheureux jour, telle des deux époux
Fut la mutuelle tendresse,
Qu'elle n'est point plus vive aux momens les plus doux,
Entre l'amant & la maîtresse.
Quinze fois le soleil, pour former les saisons,
Habita tour-à-tour dans ses douze maisons,
Sans rien voir qui les désunisse:
Que si quelquefois par caprice
Il prend plaisir à la fâcher,
C'est feulement pour empêcher
Que l'amour ne se ralentisse:
Tel que le forgeron qui, pressant son labeur,
Répand un peu d'eau sur la braise
De sa languissante fournaise,
Pour en redoubler la chaleur.
Cependant la jeune princesse
Croissoit en esprit, en sagesse;
A la douceur, à la naïveté
Qu'elle tenoit de son aimable mère,
[Pg 161]
Elle joignit de son illustre père
L'agréable & noble fierté;
L'amas de ce qui plaît dans chaque caractère,
Fit une parfaite beauté.
Par-tout comme un astre elle brille;
Et par hasard, un seigneur de la cour,
Jeune, bien fait, & plus beau que le jour,
L'ayant vu paroître à la grille,
Conçut pour elle un violent amour.
Par l'instinct qu'au beau sexe a donné la nature,
Et que toutes les beautés ont,
De voir l'invincible blessure.
Que font leurs yeux, au moment qu'ils la font,
La princesse fut informée
Qu'elle étoit tendrement aimée.
Après avoir quelque temps résisté,
Comme on le doit, avant que de se rendre,
D'un amour également tendre
Elle l'aima de son côté.
Dans cet amant, rien n'étoit à reprendre;
Il étoit beau, vaillant, né d'illustres aïeux;
Et dès long-temps, pour en faire son gendre,
Sur lui le prince avoit jeté les yeux.
Ainsi donc avec joie il apprit la nouvelle
De l'ardeur tendre & mutuelle
Dont brûloient ces jeunes amans;
Mais il lui prit une bizarre envie
De leur faire acheter par de cruels tourmens,
Le plus grand bonheur de leur vie.
Je me plairai, dit-il, à les rendre contens;
Mais il faut que l'inquiétude
Par tout ce qu'elle a de plus rude,
Rende encor leurs feux plus constans:
De mon épouse en même-temps
[Pg 162]
J'exercerai la patience,
Non point, comme jusqu'à ce jour,
Pour rassurer ma folle défiance,
Je ne dois plus douter de son amour;
Mais pour faire éclater aux yeux de tout le monde
Sa bonté, sa douceur, sa sagesse profonde,
Afin que de ces dons si grands, si précieux,
La terre se voyant parée,
En soit de respect pénétrée,
Et par reconnoissance en rende grâce aux cieux.
Il déclare en public, que, manquant de lignée
En qui l'état un jour retrouve son seigneur,
Que la fille qu'il eut de son fol hyménée,
Etant morte aussitôt que née,
Il doit ailleurs chercher plus de bonheur.
Que l'épouse qu'il prend est d'illustre naissance,
Qu'en un couvent on l'a jusqu'à ce jour
Fait élever dans l'innocence,
Et qu'il va par l'hymen couronner son amour.
On peut juger à quel point fut cruelle
Aux deux jeunes amans cette affreuse nouvelle;
Ensuite, sans marquer ni chagrin, ni douleur,
Il avertit son épouse fidelle,
Qu'il faut qu'il se sépare d'elle
Pour éviter un extrême malheur;
Que le peuple, indigné de sa basse naissance,
Le force à prendre ailleurs une digne alliance.
Il faut, dit-il, vous retirer
Sous votre toit de chaume & de fougère,
Après avoir repris vos habits de bergère,
Que je vous ai fait préparer.
Avec une tranquille & muette constance,
La princesse entendit prononcer sa sentence:
Sous les dehors d'un visage serein
[Pg 163]
Elle dévoroit son chagrin;
Et, sans que la douleur diminuât ses charmes,
De ses beaux yeux tomboient de grosses larmes,
Ainsi que quelquefois, au retour du printemps,
Il fait soleil & pleut en même-temps.
Vous êtes mon époux, mon seigneur & mon maître,
(Dit-elle en soupirant, prête à s'évanouir)
Et, quelque affreux que soit ce que je viens d'ouïr,
Je saurai vous faire connoître
Que rien ne m'est si cher que de vous obéir.
Dans sa chambre aussitôt seule elle se retire,
Et là, se dépouillant de ses riches habits,
Elle reprend, paisible & sans rien dire,
Pendant que son cœur en soupire,
Ceux qu'elle avoit en gardant ses brebis.
En cet humble & simple équipage,
Elle aborde le prince & lui tient ce langage:
Je ne puis m'éloigner de vous,
Sans le pardon d'avoir su vous déplaire;
Je puis souffrir le poids de ma misère,
Mais je ne puis, Seigneur, souffrir votre courroux:
Accordez cette grâce à mon regret sincère;
Et je vivrai contente en mon triste séjour,
Sans que jamais le temps altère
Ni mon humble respect, ni mon fidelle amour.
Tant de soumission & tant de grandeur d'ame
Sous un si vil habillement,
Qui, dans le cœur du prince en ce même moment,
Réveilla tous les traits de sa première flâme,
Alloient casser l'arrêt de son bannissement.
Emu par de si puissans charmes,
Et prêt à répandre des larmes,
Il commençoit à s'avancer
Pour l'embrasser;
[Pg 164]
Quand tout-à-coup l'impérieuse gloire
D'être ferme en son sentiment,
Sur son amour remporta la victoire,
Et le fit en ces mots répondre durement:
De tout le temps passé j'ai perdu la mémoire,
Je suis content de votre repentir;
Allez, il est temps de partir.
Elle part aussitôt, & regardant son père
Qu'on avoit revêtu de son rustique habit,
Et qui, le cœur percé d'une douleur amère,
Pleuroit un changement si prompt & si subit,
Retournons, lui dit-elle, en nos sombres boccages,
Retournons habiter nos demeures sauvages,
Et quittons sans regret la pompe des palais;
Nos cabanes n'ont pas tant de magnificence,
Mais on y trouve, avec plus d'innocence,
Un plus ferme repos, une plus douce paix.
Dans son désert à grand'peine arrivée,
Elle reprend & quenouille & fuseaux,
Et va filer au bord des mêmes eaux
Où le prince l'avoit trouvée.
Là, son cœur tranquille & sans fiel,
Cent fois le jour demande au ciel
Qu'il comble son époux de gloire, de richesses,
Et qu'à tous ses désirs il ne refuse rien:
Un amour nourri de caresses
N'est pas plus ardent que le sien.
Ce cher époux qu'elle regrette,
Voulant encore l'éprouver,
Lui fait dire dans sa retraite,
Qu'elle ait à le venir trouver.
Griselidis, dit-il, dès qu'elle se présente,
Il faut que la princesse à qui je dois demain
Dans le temple donner la main,
[Pg 165]
De vous & de moi soit contente.
Je vous demande ici tous vos soins, & je veux
Que vous m'aidiez à plaire à l'objet de mes vœux;
Vous savez de quel air il faut que l'on me serve;
Point d'épargne, point de réserve,
Que tout sente le prince, & le Prince amoureux
Employez toute votre adresse
A parer son appartement;
Que l'abondance, la richesse,
La propreté, la politesse
S'y fassent voir également;
Enfin, songez incessamment
Que c'est une jeune princesse
Que j'aime tendrement.
Pour vous faire entrer davantage
Dans les soins de votre devoir,
Je veux ici vous faire voir
Celle qu'à bien servir mon ordre vous engage.
Telle qu'aux portes du levant
Se montre la naissante aurore,
Telle parut en arrivant
La princesse plus belle encore.
Griselidis à son abord
Dans le fond de son cœur sentit un doux transport
De la tendresse maternelle;
Du temps passé, de ses jours bienheureux
Le souvenir en son cœur se rappelle:
Hélas! ma fille, en soi-même dit-elle,
Si le ciel favorable eût écouté mes vœux,
Seroit presque aussi grande, & peut-être aussi belle.
Pour la jeune princesse en ce même moment
Elle prit un amour si vif, si véhément,
Qu'aussitôt qu'elle fut absente,
En cette sorte au Prince elle parla,
[Pg 166]
Suivant, sans le savoir, l'instinct qui s'en mêla:
Souffrez, Seigneur, que je vous représente,
Que cette princesse charmante
Dont vous allez être l'époux,
Dans l'aise, dans l'éclat, dans la pourpre nourrie,
Ne pourra supporter, sans en perdre la vie,
Les mêmes traitemens que j'ai reçus de vous.
Le besoin, ma naissance obscure,
M'avoient endurcie aux travaux,
Et je pouvois souffrir toutes sortes de maux
Sans peine, & même sans murmure;
Mais elle qui jamais n'a connu la douleur,
Elle mourra dès la moindre rigueur,
Dès la moindre parole un peu sèche, un peu dure.
Hélas! Seigneur, je vous conjure
De la traiter avec douceur.
Songez, lui dit le prince avec un ton sévère,
A me servir selon votre pouvoir;
Il ne faut pas qu'une simple bergère
Fasse des leçons & s'ingère
De m'avertir de mon devoir.
Griselidis à ces mots, sans rien dire,
Baisse les yeux & se retire.
Cependant pour l'hymen, les seigneurs invités
Arrivèrent de tous côtés;
Dans une magnifique salle
Où le Prince les assembla
Avant que d'allumer la torche nuptiale,
En cette sorte il leur parla:
Rien au monde, après l'espérance,
N'est plus trompeur que l'apparence;
Ici l'on en peut voir un exemple éclatant.
Qui ne croyoit que ma jeune maîtresse,
Que l'hymen va rendre princesse,
[Pg 167]
Ne soit heureuse & n'ait le cœur content?
Il n'en est rien pourtant.
Qui pourroit s'empêcher de croire
Que ce jeune guerrier amoureux de la gloire,
N'aime à voir cet hymen, lui qui dans les tournois
Va sur tous ses rivaux remporter la victoire?
Cela n'est pas vrai toutefois.
Qui ne croiroit encor qu'en sa juste colère,
Griselidis ne pleure & ne se désespère?
Elle ne se plaint point, elle consent à tout,
Et rien n'a pu pousser sa patience à bout.
Qui ne croiroit enfin que de ma destinée
Rien ne peut égaler la course fortunée,
En voyant les appas de l'objet de mes vœux?
Cependant, si l'hymen me lioit de ses nœuds,
J'en concevrois une douleur profonde,
Et de tous les princes du monde
Je serois le plus malheureux.
L'énigme vous paroît difficile à comprendre;
Deux mots vont vous la faire entendre,
Et ces deux mots feront évanouir
Tous les malheurs que vous venez d'ouïr.
Sachez, poursuivit-il, que l'aimable personne
Que vous croyez m'avoir blessé le cœur,
Est ma fille, & que je la donne
Pour femme à ce jeune seigneur
Qui l'aime d'un amour extrême,
Et dont il est aimé de même.
Sachez encor, que, touché vivement
De la patience & du zèle
De l'épouse sage & fidelle
Que j'ai chassée indignement,
Je la reprends, afin que je répare
Par tout ce que l'amour peut avoir de plus doux,
[Pg 168]
Le traitement dur & barbare
Qu'elle a reçu de mon esprit jaloux.
Plus grande sera mon étude
A prévenir tous ses désirs,
Qu'elle ne fut dans mon inquiétude
A l'accabler de déplaisir:
Et si dans tous les temps doit vivre la mémoire
Des ennuis dont son cœur ne fut point abattu,
Je veux que plus encore on parle de la gloire
Dont j'aurai couronné sa suprême vertu.
Comme quand un épais nuage
A le jour obscurci,
Et que le ciel, de toutes parts noirci,
Menace d'un affreux orage,
Si de ce voile obscur par les vents écarté,
Un brillant rayon de clarté
Se répand sur le paysage,
Tout rit & reprend sa beauté.
Telle dans tous les yeux où régnoit la tristesse,
Eclate tout-à-coup une vive allégresse.
Par ce prompt éclaircissement,
La jeune princesse ravie
D'apprendre que du prince elle a reçu la vie,
Se jete à ses genoux qu'elle embrasse ardemment.
Son père qu'attendrit une fille si chère,
La relève, la baise, & la mène à sa mère,
A qui trop de plaisir en un même moment,
Otoit presque tout sentiment.
Son cœur, qui tant de fois en proie
Aux plus cuisans traits du malheur,
Supporta si bien la douleur,
Succombe au doux poids de la joie;
A peine de ses bras pouvoit-elle serrer
L'aimable enfant que le ciel lui renvoie;
[Pg 169]
Elle ne pouvoit que pleurer.
Assez dans d'autres temps vous pourrez satisfaire,
Lui dit le prince, aux tendresses du sang;
Reprenez les habits qu'exige votre rang,
Nous avons des noces à faire.
Au temple on conduisit les deux jeunes amans,
Où la mutuelle promesse
De se chérir avec tendresse
Affermit pour jamais leurs doux engagemens.
Ce ne sont que plaisirs, que tournois magnifiques,
Que jeux, que danses, que musiques,
Et que festins délicieux,
Sur Griselidis se tournent tous les yeux;
Où sa patience éprouvée,
Jusques au ciel est élevée
Par mille éloges glorieux.
Des peuples réjouis la complaisance est telle
Pour leur prince capricieux,
Qu'ils vont jusqu'à louer son épreuve cruelle,
A qui d'une vertu si belle,
Si séante au beau sexe, & si rare en tous lieux,
On doit un si parfait modèle.

A MONSIEUR ***, EN LUI ENVOYANT GRISELIDIS

 

[Pg 170]



A MONSIEUR ***,
EN LUI ENVOYANT
GRISELIDIS.


Si je m'étois rendu à tous les différens avis qui m'ont été donnés sur l'ouvrage que je vous envoie, il n'y seroit rien demeuré que le Conte tout sec & tout uni; & en ce cas j'aurois mieux fait de n'y pas toucher & de le laisser dans son papier bleu, où il est depuis tant d'années. Je le lus d'abord à deux de mes amis. Pourquoi, dit l'un, s'étendre si fort sur le caractère de votre héros? Qu'a-t-on à faire de savoir ce qu'il faisoit le matin dans son conseil, & moins encore à quoi il se divertissoit l'après-dîné? Tout cela est bon à retrancher. Otez-moi, je vous prie, dit l'autre, la réponse enjouée qu'il fait aux députés de son peuple, qui le pressent de se marier; elle ne convient point à un prince grave & sérieux. Vous voulez bien encore, poursuit-il, que je vous conseille de supprimer la longue description de votre chasse. Qu'importe tout cela au fond de votre histoire? Croyez-moi, ce sont de vains & ambitieux ornemens qui appauvrissent[Pg 171] votre Poëme au lieu de l'enrichir. Il en est de même, ajouta-t-il, des préparatifs qu'on fait pour le mariage du prince; tout cela est oiseux & inutile. Pour vos dames qui rabaissent leurs coiffures, qui couvrent leurs gorges & qui alongent leurs manches; froide plaisanterie, aussi bien que celle de l'orateur qui s'applaudit de son éloquence. Je demande encore, reprit celui qui avoit parlé le premier, que vous ôtiez les réflexions chrétiennes de Griselidis, qui dit que c'est Dieu qui veut l'éprouver; c'est un sermon hors de sa place. Je ne saurois encore souffrir les inhumanités de votre prince; elles me mettent en colère, je les supprimerois. Il est vrai qu'elles sont de l'histoire, mais il n'importe. J'ôterois encore l'épisode du jeune seigneur, qui n'est là que pour épouser la jeune princesse; cela alonge trop votre Conte. Mais, lui dis-je, le Conte finiroit mal sans cela. Je ne saurois vous dire, répondit-il; je ne laisserois pas de l'ôter. A quelques jours de-là, je fis la même lecture à deux autres de mes amis, qui ne me dirent pas un seul mot sur les endroits dont je viens de parler, mais qui en reprirent quantité d'autres. Bien loin de me plaindre de la rigueur de votre critique, leur dis-je, je me plains de ce qu'elle n'est pas assez sévère; vous m'avez passé une infinité d'en[Pg 172]droits que l'on trouve très-dignes de censure. Comme quoi, dirent-ils? On trouve, leur dis-je, que le caractère du prince est trop étendu, & qu'on n'a que faire de savoir ce qu'il faisoit le matin, & encore moins l'après-dîné. On se moque de vous, dirent-ils tous deux ensemble, quand on vous fait de semblables critiques. On blâme, poursuis-je, la réponse que fait le prince à ceux qui le pressent de se marier, comme trop enjouée, & indigne d'un prince grave & sérieux. Bon, reprit l'un d'eux, & où est l'inconvénient qu'un jeune prince d'Italie, pays où l'on est accoutumé à voir les hommes les plus graves & les plus élevés en dignité, dire des plaisanteries, & qui d'ailleurs fait profession de mal parler & des femmes & du mariage, matières si sujettes à la raillerie, se soit un peu réjoui sur cet article? Quoi qu'il en soit, je vous demande grâce pour cet endroit, comme pour celui de l'orateur qui croyoit avoir converti le prince, & pour le rabaissement des coiffures; car ceux qui n'ont pas aimé la réponse enjouée du prince, ont bien la mine d'avoir fait main basse sur ces deux endroits-là. Vous l'avez deviné, lui dis-je. Mais d'un autre côté, ceux qui n'aiment que les choses plaisantes, n'ont pu souffrir les réflexions[Pg 173] chrétiennes de la princesse, qui dit que c'est Dieu qui la veut éprouver; ils prétendent que c'est un sermon hors de propos. Hors de propos? reprit l'autre; non-seulement ces réflexions conviennent au sujet, mais elles y sont absolument nécessaires. Vous aviez besoin de rendre croyable la patience de votre héroïne; & quel autre moyen aviez-vous, que de lui faire regarder les mauvais traitemens de son époux, comme venant de la main de Dieu? sans cela, on la prendroit pour la plus stupide de toutes les femmes, ce qui ne feroit pas assurément un bon effet. On blâme encore, leur dis-je, l'épisode du jeune seigneur qui épouse la jeune princesse. On a tort, reprit-il: comme votre ouvrage est un véritable Poëme, quoique vous lui donniez le titre de Nouvelle, il faut qu'il n'y ait rien à désirer quand il finit. Cependant si la jeune princesse s'en retournoit dans son couvent sans être mariée, après s'y être attendue, elle ne seroit point contente, ni ceux qui liroient la Nouvelle. Ensuite de cette conférence, j'ai pris le parti de laisser mon ouvrage tel à-peu-près qu'il a été lu dans l'Académie. En un mot, j'ai eu soin de corriger les choses qu'on m'a fait voir être mauvaises en elles-mêmes; mais à l'égard de celles que j'ai trouvé n'avoir[Pg 174] point d'autre défaut que de n'être pas au goût de quelques personnes peut-être un peu trop délicates, j'ai cru n'y devoir pas toucher.

Est-ce une raison décisive
D'ôter un bon mets d'un repas,
Parce qu'il s'y trouve un convive
Qui par malheur ne l'aime pas?
Il faut que tout le monde vive,
Et que les mets, pour plaire à tous,
Soient différens comme les goûts.

Quoi qu'il en soit, j'ai cru devoir m'en remettre au public, qui juge toujours bien. J'apprendrai de lui ce que j'en dois croire, & je suivrai exactement tous ses avis, s'il m'arrive jamais de faire une seconde édition de cet ouvrage.


PEAU D'ANE

 

[Pg 175]




PEAU D'ANE
CONTE.


Il est des gens de qui l'esprit guindé,
Sous un front jamais déridé
Ne souffre, n'approuve & n'estime
Que le pompeux & le sublime;
Pour moi, j'ose poser en fait,
Qu'en de certains momens l'esprit le plus parfait
Peut aimer sans rougir jusqu'aux marionettes;
Et qu'il est des temps & des lieux,
Où le grave & le sérieux
Ne valent pas d'agréables sornettes.
Pourquoi faut-il s'émerveiller
Que la raison la mieux sensée,
Lasse souvent de trop veiller,
Par des contes d'Ogre[1] & de Fée
Ingénieusement bercée,
Prenne plaisir à sommeiller?
Sans craindre donc qu'on me condamne
De mal employer mon loisir,
Je vais, pour contenter votre juste désir,
Vous raconter au long l'histoire de Peau d'Ane.

[1] Homme sauvage qui mangeoit les petits enfans.

Il étoit une fois un roi,
Le plus grand qu'il fut sur la terre,
Aimable en paix, terrible en guerre,
Seul enfin comparable à soi.
Ses voisins le craignoient, ses Etats étoient calmes;
Et l'on voyoit de toutes parts
[Pg 176]
Fleurir, à l'ombre de ses palmes,
Et les vertus & les beaux arts.
Son aimable moitié, sa compagne fidelle,
Etoit si charmante & si belle,
Avoit l'esprit si commode & si doux,
Qu'il étoit encore avec elle
Moins heureux roi, qu'heureux époux.
De leur tendre & chaste hyménée,
Plein de douceur & d'agrément,
Avec tant de vertus une fille étoit née,
Qu'ils se consoloient aisément
De n'avoir pas de plus ample lignée.
Dans son vaste & riche palais,
Ce n'étoit que magnificence;
Partout y fourmilloit une vive abondance
De courtisans & de valets:
Il avoit dans son écurie,
Grands & petits chevaux de toutes les façons,
Couverts de beaux caparaçons,
Roides d'or & de broderie;
Mais ce qui surprenoit tout le monde en entrant,
C'est qu'au lieu le plus apparent,
Un maître âne étaloit ses deux grandes oreilles.
Cette injustice vous surprend;
Mais lorsque vous saurez ses vertus nompareilles,
Vous ne trouverez pas que l'honneur fût trop grand.
Tel & si net le forma la nature,
Qu'il ne faisoit jamais d'ordure;
Mais bien beaux écus au soleil,
Et Louis de toute manière,
Qu'on alloit recueillir sur la blonde litière,
Tous les matins à son réveil.
Or le ciel, qui par fois se lasse
De rendre les hommes contens,
[Pg 177]
Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce,
Ainsi que la pluie au beau temps,
Permit qu'une âpre maladie
Tout-à-coup de la reine attaquât les beaux jours.
Partout on cherche du secours;
Mais ni Faculté qui le grec étudie,
Ni les charlatans ayant cours,
Ne purent tous ensemble arrêter l'incendie
Que la fièvre allumoit en s'augmentant toujours.
Arrivée à sa dernière heure,
Elle dit au roi son époux:
Trouvez bon qu'avant que je meure,
J'exige une chose de vous;
C'est que, s'il vous prenoit envie
De vous remarier quand je ne serai plus....
Ha! dit le roi, ces soins sont superflus,
Je n'y songerai de ma vie,
Soyez en repos là-dessus.
Je le crois bien, reprit la reine,
Si j'en prends à témoin votre amour véhément;
Mais pour m'en rendre plus certaine,
Je veux avoir votre serment,
Adouci toutefois par ce tempérament:
Que si vous rencontrez une femme plus belle
Mieux faite & plus sage que moi,
Vous pourrez franchement lui donner votre foi,
Et vous marier avec elle.
Sa confiance en ses attraits
Lui faisoit regarder une telle promesse
Comme un serment surpris avec adresse
De ne se marier jamais.
Le prince jura donc, les yeux baignés de larmes,
Tout ce que la reine voulut.
La reine entre ses bras mourut;
[Pg 178]
Et jamais un mari ne fit tant de vacarmes.
A l'ouir sangloter & les nuits & les jours,
On jugea que son deuil ne lui durerait guère,
Et qu'il pleuroit ses défuntes amours,
Comme un homme pressé qui veut sortir d'affaire.
On ne se trompa point Au bout de quelques mois,
Il voulut procéder à faire un nouveau choix;
Mais ce n'étoit pas chose aisée:
Il falloit garder son serment,
Et que la nouvelle épousée
Eût plus d'attraits & d'agrément
Que celle qu'on venoit de mettre au monument.
Ni la cour en beautés fertile,
Ni la campagne, ni la ville,
Ni les royaumes d'alentour,
Dont on alla faire le tour,
N'en purent fournir une telle;
L'infante seule étoit plus belle,
Et possédoit certains tendres appas
Que la défunte n'avoit pas.
Le roi le remarqua lui-même,
Et, brûlant d'un amour extrême,
Alla follement s'aviser
Que par cette raison il devoit l'épouser;
Il trouva même un casuiste
Qui jugea que le cas se pouvoit proposer.
Mais la jeune princesse, triste
D'ouir parler d'un tel amour,
Se lamentoit & pleuroit nuit & jour.
De mille chagrins l'ame pleine,
Elle alla trouver sa marraine
Loin dans une grotte à l'écart,
De nacre & de corail richement étoffée:
C'étoit une admirable Fée,
[Pg 179]
Qui n'eut jamais de pareille en son art.
Il n'est pas besoin qu'on vous die
Ce qu'étoit une Fée en ces bienheureux temps,
Car je suis sûr que votre mie
Vous l'aura dit dès vos plus jeunes ans.
Je sais, dit-elle, en voyant la princesse,
Ce qui vous fait venir ici,
Je sais de votre cœur la profonde tristesse;
Mais avec moi n'ayez plus de souci,
Il n'est rien qui vous puisse nuire,
Si par mes conseils vous vous laissez conduire.
Votre père, il est vrai, voudroit vous épouser;
Ecouter sa folle demande
Seroit une faute bien grande;
Mais sans le contredire on peut le refuser.
Dites-lui qu'il faut qu'il vous donne,
Pour rendre vos désirs contens,
Avant qu'à son amour votre cœur s'abandonne,
Une robe qui soit de la couleur du temps.
Malgré tout son pouvoir & toute sa richesse,
Quoique le ciel en tout favorise ses vœux,
Il ne pourra jamais accomplir sa promesse.
Aussitôt la jeune princesse
L'alla dire en tremblant à son père amoureux,
Qui dans le moment fit entendre
Aux tailleurs les plus importans,
Que s'ils ne lui faisoient, sans trop le faire attendre,
Une robe qui fût de la couleur du temps,
Ils pouvoient s'assurer qu'il les feroit tous pendre.
Le second jour ne luisoit pas encor,
Qu'on apporta la robe désirée;
Le plus beau bleu de l'empirée
N'est pas, lorsqu'il est ceint d'un gros nuage d'or,
D'une couleur plus azurée.
[Pg 180]
De joie & de douleur l'infante pénétrée,
Ne sait que dire, ni comment
Se dérober à son engagement.
Princesse, demandez-en une,
Lui dit sa marraine tout bas,
Qui, plus brillante & moins commune,
Soit de la couleur de la lune;
Il ne vous la donnera pas.
A peine la princesse en eut fait la demande,
Que le roi dit à son brodeur:
Que l'astre de la nuit n'ait pas plus de splendeur,
Et que dans quatre jours sans faute on me la rende.
Le riche habillement fut fait au jour marqué,
Tel que le roi s'en étoit expliqué.
Dans les cieux où la nuit a déployé ses voiles,
La lune est moins pompeuse en sa robe d'argent,
Lors même qu'au milieu de son cours diligent
Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.
La princesse admirant ce merveilleux habit,
Etoit à consentir presque délibérée;
Mais, par sa marraine inspirée,
Au prince amoureux elle dit:
Je ne saurois être contente,
Que je n'aie une robe encore plus brillante,
Et de la couleur du soleil.
Le prince, qui l'aimoit d'un amour sans pareil,
Fit venir aussitôt un riche lapidaire,
Et lui commanda de la faire
D'un superbe tissu d'or & de diamans,
Disant que s'il manquoit à le bien satisfaire,
Il le feroit mourir au milieu des tourmens.
Le prince fut exempt de s'en donner la peine;
Car l'ouvrier industrieux,
Avant la fin de la semaine,
[Pg 181]
Fit apporter l'ouvrage précieux,
Si beau, si vif, si radieux,
Que le blond amant de Climène,
Lorsque sur la voûte des cieux
Dans son char d'or il se promène,
D'un plus brillant éclat n'éblouit pas les yeux.
L'infante, que ces dons achèvent de confondre,
A son père, à son roi ne sait plus que répondre.
Sa marraine aussitôt la prenant par la main:
Il ne faut pas, lui dit-elle à l'oreille,
Demeurer en si beau chemin.
Est-ce une si grande merveille
Que tous ces dons que vous en recevez,
Tant qu'il aura l'âne que vous savez,
Qui d'écus d'or sans cesse emplit sa bourse?
Demandez-lui la peau de ce rare animal:
Comme il est toute sa ressource,
Vous ne l'obtiendrez pas, ou je raisonne mal.
Cette Fée étoit bien savante,
Et cependant elle ignoroit encor
Que l'amour violent, pourvu qu'on le contente,
Compte pour rien l'argent & l'or.
La peau fut galamment aussitôt accordée
Que l'infante l'eut demandée.
Cette peau, quand on l'apporta,
Terriblement l'épouvanta,
Et la fit de son sort amèrement se plaindre.
Sa marraine survint, & lui représenta
Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre;
Qu'il faut laisser penser au roi
Qu'elle est tout-à-fait disposée
A subir avec lui la conjugale loi;
Mais qu'au même moment, seule & bien déguisée,
Il faut qu'elle s'en aille en quelque état lointain,
[Pg 182]
Pour éviter un mal si proche & si certain.
Voici, poursuivit-elle, une grande cassette
Où nous mettrons tous vos habits,
Votre miroir, votre toilette,
Vos diamans, vos rubis.
Je vous donne encor ma baguette;
Et la tenant en votre main,
La cassette suivra votre même chemin,
Toujours sous la terre cachée;
Et lorsque vous voudrez l'ouvrir,
A peine mon bâton la terre aura touchée,
Qu'aussitôt à vos yeux elle viendra s'offrir.
Pour vous rendre méconnoissable,
La depouille de l'âne est un masque admirable:
Cachez-vous bien dans cette peau;
On ne croira jamais, tant elle est effroyable,
Qu'elle renferme rien de beau.
La princesse ainsi travestie,
De chez la sage Fée à peine fut sortie
Pendant la fraîcheur du matin,
Que le prince, qui pour la fête
De son heureux hymen s'apprête,
Apprend tout effrayé son funeste destin.
Il n'est point de maisons, de chemin, d'avenue,
Qu'on ne parcoure promptement;
Mais on s'agite vainement,
On ne peut deviner ce qu'elle est devenue.
Partout se répandit un triste & noir chagrin;
Plus de noces, plus de festin,
Plus de tarte, plus de dragées:
Les dames de la cour, toutes découragées,
N'en dînèrent point la plupart;
Mais du curé surtout la tristesse fut grande,
Car il en déjeûna fort tard,
[Pg 183]
Et qui pis est, n'eut point d'offrande.
L'infante cependant poursuivoit son chemin,
Le visage couvert d'une vilaine crasse;
A tous passans elle tendoit la main,
Et tâchoit pour servir de trouver une place;
Mais les moins délicats & les plus malheureux,
La voyant si maussade & si pleine d'ordure,
Ne vouloient écouter ni retirer chez eux
Une si sale créature.
Elle alla donc bien loin, bien loin, encore plus loin.
Enfin, elle arriva dans une métairie,
Où la Fermière avoit besoin
D'une souillon, dont l'industrie
Allât jusqu'à savoir bien laver des torchons,
Et nettoyer l'auge aux cochons.
On la mit dans un coin au fond de la cuisine,
Où les valets, insolente vermine,
Ne faisoient que la tirailler,
La contredire & la railler:
Ils ne savoient quelle pièce lui faire,
La harcelant à tout propos;
Elle étoit la butte ordinaire
De tous leurs quolibets & de tous leurs bons mots.
Elle avoit le dimanche un peu plus de repos;
Car, ayant du matin fait sa petite affaire,
Elle entroit dans sa chambre, & tenant son huis clos,
Elle se décrassoit, puis ouvroit sa cassette,
Mettoit proprement sa toilette,
Rangeoit dessus ses petits pots
Devant son grand miroir: contente & satisfaite,
De la lune tantôt la robe elle mettoit,
Tantôt celle où le feu du soleil éclatoit,
Tantôt la belle robe bleue,
Que tout l'azur des cieux ne sauroit égaler;
[Pg 184]
Avec ce chagrin seul, que leur traînante queue
Sur le plancher trop court ne pouvoit s'étaler.
Elle aimoit à se voir jeune, vermeille & blanche,
Et plus blanche cent fois que nulle autre n'étoit.
Ce doux plaisir la substantoit,
Et la menoit jusqu'à l'autre dimanche.
J'oubliois de dire en passant,
Qu'en cette grande métairie,
D'un roi magnifique & puissant
Se faisoit la ménagerie;
Que là, poules de Barbarie,
Rales, pintades, cormorans,
Oisons musqués, canes petières,
Et mille autres oiseaux de bizarres manières,
Entre eux presque tous différens,
Remplissoient à l'envi dix cours toutes entières.
Le fils du roi, dans ce charmant séjour,
Venoit souvent au retour de la chasse,
Se reposer, boire à la glace
Avec les seigneurs de sa cour.
Tel ne fut point le beau Céphale;
Son air étoit royal, sa mine martiale,
Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.
Peau d'Ane de fort loin le vit avec tendresse,
Et reconnut par cette hardiesse,
Que sous sa crasse & ses haillons
Elle gardoit encor le cœur d'une princesse.
Qu'il a l'air grand, quoiqu'il l'ait négligé;
Qu'il est aimable, disoit-elle,
Et que bienheureuse est la belle
A qui son cœur est engagé!
D'une robe de rien s'il m'avoit honorée,
Je m'en trouverois plus parée
Que de toutes celles que j'ai.
[Pg 185]
Un jour le jeune prince errant à l'aventure,
De basse-cour en basse-cour,
Passa dans une allée obscure,
Où de Peau d'Ane étoit l'humble séjour.
Par hasard il mit l'œil au trou de la serrure.
Comme il étoit fête ce jour,
Elle avoit pris une riche parure
Et ses superbes vêtemens,
Qui, tissus de fin or & de gros diamans,
Egaloient du soleil la clarté la plus pure.
Le prince, au gré de son désir,
La contemple, & ne peut qu'avec peine,
En la voyant, reprendre haleine,
Tant il est comblé de plaisir.
Quels que soient les habits, la beauté du visage,
Son beau tour, sa vive blancheur,
Ses traits fins, sa jeune fraîcheur
Le touchent cent fois davantage;
Mais un certain air de grandeur,
Plus encore une sage & modeste pudeur,
Des beautés de son cœur assuré témoignage,
S'emparèrent de tout son cœur.
Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,
Il voulut enfoncer la porte;
Mais croyant voir une divinité,
Trois fois par le respect son bras fut arrêté.
Dans le palais, pensif il se retire;
Et là, nuit & jour il soupire;
Il ne veut plus aller au bal,
Quoiqu'on soit dans le carnaval.
Il hait la chasse, il hait la comédie;
Il n'a plus d'appétit, tout lui fait mal au cœur;
Et le fond de sa maladie
Est une triste & mortelle langueur.
[Pg 186]
Il s'enquit quelle étoit cette nymphe admirable
Qui demeuroit dans une basse-cour,
Au fond d'une allée effroyable,
Où l'on ne voit goûte en plein jour.
C'est, lui dit-on, Peau d'Ane, en rien nymphe ni belle,
Et que Peau d'Ane l'on appelle,
A cause de la peau qu'elle met sur son cou.
De l'amour c'est le vrai remède,
La bête, en un mot, la plus laide
Qu'on puisse voir après le loup.
On a beau dire, il ne sauroit le croire;
Les traits que l'amour a tracés,
Toujours présens à sa mémoire,
N'en seront jamais effacés.
Cependant la reine sa mère,
Qui n'a que lui d'enfant, pleure & se désespère:
De déclarer son mal elle le presse en vain;
Il gémit, il pleure, il soupire;
Il ne dit rien, si ce n'est qu'il désire
Que Peau d'Ane lui fasse un gâteau de sa main;
Et la mère ne fait ce que son fils veut dire.
O ciel! madame, lui dit-on,
Cette Peau d'Ane est une noire taupe,
Plus vilaine encore & plus gaupe
Que le plus sale marmiton.
N'importe, dit la reine, il le faut satisfaire,
Et c'est à cela seul que nous devons songer:
Il auroit eu de l'or, tant l'aimoit cette mère,
S'il en avoit voulu manger.
Peau d'Ane donc prend sa farine,
Qu'elle avoit fait bluter exprès
Pour rendre sa pâte plus fine,
Son sel, son beurre & ses œufs frais;
Et, pour bien faire sa galette,
[Pg 187]
S'enferme seule en sa chambrette.
D'abord, elle se décrassa
Les mains, les bras & le visage;
Et prit un corps d'argent que vîte elle laça,
Pour dignement faire l'ouvrage
Qu'aussitôt elle commença.
On dit qu'en travaillant un peu trop à la hâte,
De son doigt par hasard il tomba dans la pâte
Un de ses anneaux de grand prix;
Mais ceux qu'on tient savoir le fin de cette histoire,
Assurent que par elle exprès il y fut mis;
Et pour moi, franchement, je l'oserois bien croire;
Fort sûr que quand le prince à sa porte aborda
Et par le trou la regarda,
Elle s'en étoit apperçue.
Sur ce point la femme est si drue,
Et son œil va si promptement,
Qu'on ne peut la voir un moment,
Qu'elle ne sache qu'on l'a vue.
Je suis bien sûr encore, & j'en ferois serment,
Qu'elle ne douta point que de son jeune amant
La bague ne fût bien reçue.
On ne pêtrit jamais un si friand morceau,
Et le prince trouva la galette si bonne,
Qu'il ne s'en fallut rien que d'une faim gloutonne
Il n'avalât aussi l'anneau.
Quand il en vit l'émeraude admirable,
Et du jonc le cercle étroit,
Qui marquoit la forme du doigt,
Son cœur en fut touché d'une joie incroyable;
Sous son chevet il le mit à l'instant;
Et son mal toujours augmentant,
Les médecins sages d'expérience,
En le voyant maigrir de jour en jour,
[Pg 188]
Jugèrent tous par leur grande science
Qu'il étoit malade d'amour.
Comme l'hymen, quelque mal qu'on en die,
Est un remède exquis pour cette maladie,
On conclut à le marier.
Il s'en fit quelque temps prier;
Puis dit: Je le veux bien, pourvu que l'on me donne
En mariage la personne
Pour qui cet anneau sera bon.
A cette bizarre demande,
De la reine & du roi la surprise fut grande;
Mais il étoit si mal, qu'on n'osa dire non.
Voilà donc qu'on se met en quête
De celle que l'anneau, sans nul égard du sang,
Doit placer dans un si haut rang.
Il n'en est point qui ne s'apprête
A venir présenter son doigt,
Ni qui veuille céder son droit.
Le bruit ayant couru que, pour prétendre au prince
Il faut avoir le doigt bien mince,
Tout charlatan, pour être bien venu,
Dit qu'il a le secret de le rendre menu.
L'une, en suivant son bizarre caprice,
Comme une rave le ratisse;
L'autre en coupe un petit morceau;
Un autre, en le pressant croit qu'elle l'appetisse;
Et l'autre, avec de certaine eau,
Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau:
Il n'est enfin point de manœuvre
Qu'une dame ne mette en œuvre
Pour faire que son doigt quadre bien à l'anneau.
L'essai fut commencé par les jeunes princesses,
Les marquises & les duchesses;
Mais leurs doigts, quoique délicats,
[Pg 189]
Etoient trop gros & n'entroient pas.
Les comtesses & les baronnes,
Et toutes les nobles personnes,
Comme elles tour-à-tour présentèrent leur main,
Et la présentèrent en vain.
Ensuite vinrent les grisettes,
Dont les jolis & menus doigts,
Car il en est de très-bien faites,
Semblèrent à l'anneau s'ajuster quelquefois;
Mais la bague toujours trop petite ou trop ronde,
D'un dédain presque égal rebutoit tout le monde.
Il fallut en venir enfin
Aux servantes, aux cuisinières,
Aux tortillons, aux dindonnières,
En un mot à tout le fretin,
Dont les rouges & noires pattes,
Non moins que les mains délicates,
Espéroient un heureux destin.
Il s'y présenta mainte fille
Dont le doigt gros & ramassé,
Dans la bague du prince eût aussi peu passé
Qu'un cable au travers d'une aiguille.
On crut enfin que c'étoit fait,
Car il ne restoit en effet
Que la pauvre Peau d'Ane au fond de la cuisine.
Mais comment croire, disoit-on,
Qu'à régner le ciel la destine?
Le prince dit: Et pourquoi non?
Qu'on la fasse venir. Chacun se prit à rire,
Criant tout haut: Que veut-on dire,
De faire entrer ici cette sale guenon?
Mais lorsqu'elle tira de dessous sa peau noire
Une petite main qui sembloit de l'ivoire
Qu'un peu de pourpre a coloré,
[Pg 190]
Et que de la bague fatale,
D'une justesse sans égale
Son petit doigt fut entouré;
La cour fut dans une surprise
Qui ne peut pas être comprise.
On la menoit au roi dans ce transport subit;
Mais elle demanda qu'avant que de paroître
Devant son seigneur & son maître,
On lui donnât le temps de prendre un autre habit.
De cet habit, pour la vérité dire,
De tous côtés on s'apprêtoit à rire;
Mais lorsqu'elle arriva dans les appartemens,
Et qu'elle eut traversé les salles,
Avec ses pompeux vêtemens
Dont les riches beautés n'eurent jamais d'égales;
Que ses aimables cheveux blonds,
Mêlés de diamans dont la vive lumière
En faisoient autant de rayons;
Que ses yeux bleus, grands, doux & longs,
Qui, pleins d'une majesté fière,
Ne regardent jamais sans plaire & sans blesser;
Et que sa taille enfin, si menue & si fine
Qu'avecque les deux mains on eût pu l'embrasser,
Montrèrent leurs appas & leur grâce divine;
Des dames de la cour & de leurs ornemens
Tombèrent tous les agrémens.
Dans la joie & le bruit de toute l'assemblée,
Le bon Roi ne se sentoit pas
De voir sa bru posséder tant d'appas:
La reine en étoit affolée;
Et le prince, son cher amant,
De cent plaisirs l'ame comblée,
Succomboit sous le poids de son ravissement.
Pour l'hymen aussitôt chacun prit ses mesures;
[Pg 191]
Le monarque en pria tous les rois d'alentour,
Qui tous brillans de diverses parures,
Quittèrent leurs états pour être à ce grand jour.
On en vit arriver des climats de l'aurore,
Montés sur de grands éléphans;
Il en vint du rivage More,
Qui, plus noirs & plus laids encore,
Faisoient peur aux petits enfans;
Enfin de tous les coins du monde
Il en débarque, & la cour en abonde.
Mais nul prince, nul potentat,
N'y parut avec tant d'éclat
Que le père de l'épousée,
Qui, d'elle autrefois amoureux,
Avoit avec le temps purifié les feux
Dont son ame étoit embrâsée:
Il en avoit banni tout désir criminel,
Et de cette odieuse flâme,
Le peu qui restoit dans son âme
N'en rendoit que plus vif son amour paternel.
Dès qu'il la vit: Que bénit soit le ciel
Qui veut bien que je te revoie,
Ma chère enfant, dit-il; &, tout pleurant de joie,
Courut tendrement l'embrasser.
Chacun à son bonheur voulut s'intéresser,
Et le futur époux étoit ravi d'apprendre
Que d'un Roi si puissant il devenoit le gendre.
Dans ce moment la marraine arriva,
Qui raconta toute l'histoire,
Et par son récit acheva
De combler Peau d'Ane de gloire.
Il n'est pas mal aisé de voir
Que le but de ce Conte est qu'un enfant apprenne
[Pg 192]
Qu'il vaut mieux s'exposer à la plus rude peine,
Que de manquer à son devoir;
Que la vertu peut être infortunée,
Mais qu'elle est toujours couronnée;
Que contre un fol amour & ses fougueux transports,
La raison la plus forte est une foible digue,
Et qu'il n'est point de si riches trésors
Dont un amant ne soit prodigue;
Que de l'eau claire & du pain bis
Suffisent pour la nourriture
De toute jeune créature,
Pourvu qu'elle ait de beaux habits;
Que sous le ciel il n'est point de femelle
Qui ne s'imagine être belle,
Et qui souvent ne s'imagine encor
Que, si des trois beautés la fameuse querelle
S'étoit démêlée avec elle,
Elle auroit eu la pomme d'or.
Le conte de Peau d'Ane est difficile à croire;
Mais tant que dans le monde on aura des enfans,
Des mères & des mères-grand's
On en gardera la mémoire.

ÉPITRE A MADEMOISELLE ÉLÉONORE DE HUBER.

 

[Pg 193]




ÉPITRE
A MADEMOISELLE
ÉLÉONORE DE HUBER.


Votre jeune, âge, Eléonore,
Vous permet les amusemens;
Vous y verrez assez de documens
Pour mériter qu'on s'en honore.
Quoique vous soyez à l'aurore
Du printemps de vos jeunes ans,
Déjà vous préférez des écrits pleins de sens,
A ceux que nous voyons éclore
D'un fade Auteur outrant le sentiment.
O vous, ma chère Eléonore,
Qui sentez tout si vivement,
Et dont le cœur encore ignore
Ce que les passions y causent de tourment,
Ignorez-le toujours! Peau d'Ane vous apprend
Qu'il est un don plus cher encore
Que la beauté, qui fuit rapidement;
La solide vertu, c'est des dons le plus grand.
Mais, hélas! c'est trop rarement
Que le foible mortel l'implore.

PEAU D'ANE

 

[Pg 194]




PEAU D'ANE,
CONTE.


Il étoit une fois un roi si grand, si aimé de ses peuples, si respecté de tous ses voisins & de ses alliés, qu'on pouvoit dire qu'il étoit le plus heureux de tous les monarques. Son bonheur étoit encore confirmé par le choix qu'il avoit fait d'une princesse aussi belle que vertueuse; & ces heureux époux vivoient dans une union parfaite. De leur chaste hymen étoit née une fille douée de tant de grâces & de charmes, qu'ils ne regrettoient point d'avoir une plus ample lignée.

La magnificence, le goût & l'abondance régnoient dans son palais; les ministres sages & habiles, les courtisans vertueux & attachés, les domestiques fidelles & laborieux; ses écuries vastes & remplies des plus beaux chevaux du monde, couverts de riches caparaçons. Mais ce qui étonnoit les étrangers qui venoient admirer ces belles écuries, c'est qu'au lieu le plus apparent, un maître âne étaloit de longues & grandes oreilles. Ce n'étoit pas par fantaisie, mais avec raison,[Pg 195] que le roi lui avoit donné une place particulière & distinguée. Les vertus de ce rare animal méritoient cette distinction, puisque la nature l'avoit formé si extraordinaire, que sa litière, au lieu d'être mal-propre, étoit couverte tous les matins, avec profusion, de beaux écus au soleil & de louis d'or de toute espèce, qu'on alloit recueillir à son réveil.

Or, comme les vicissitudes de la vie s'étendent aussi-bien sur les rois que sur les sujets, & que toujours les biens sont mêlés de quelques maux, le Ciel permit que la reine fût tout-à-coup attaquée d'une âpre maladie pour laquelle, malgré la science & l'habileté des médecins, on ne put trouver aucun secours. La désolation fut générale. Le roi, sensible & amoureux, malgré le proverbe fameux qui dit que l'hymen est le tombeau de l'amour, s'affligeoit sans modération, faisoit des vœux ardens à tous les temples de son royaume, offroit sa vie pour celle d'une épouse si chérie; mais les Dieux & les Fées étoient invoqués en vain. La reine, sentant sa dernière heure approcher, dit à son époux qui fondoit en larmes: trouvez bon, avant que je meure, que j'exige une chose de vous; c'est que s'il vous prenoit envie de vous remarier..... A ces mots, le roi fit des cris pitoyables, prit[Pg 196] les mains de sa femme, les baigna de pleurs; & l'assurant qu'il étoit superflu de lui parler d'un second hyménée: Non, non, dit-il enfin, ma chère reine, parlez-moi plutôt de vous suivre. L'état, reprit la reine, avec une fermeté qui augmentoit les regrets de ce prince, l'état, qui doit exiger des successeurs, & ne vous ayant donné qu'une fille, doit vous presser d'avoir des fils qui vous ressemblent; mais je vous demande instamment, par tout l'amour que vous avez eu pour moi, de ne céder à l'empressement de vos peuples que lorsque vous aurez trouvé une princesse plus belle & mieux faite que moi; j'en veux votre serment, & alors je mourrai contente. On présume que la reine, qui ne manquoit pas d'amour-propre, avoit exigé ce serment, pensant bien que, ne croyant pas qu'il fût au monde personne qui pût l'égaler, c'étoit s'assurer que le roi ne se remarieroit jamais. Enfin elle mourut. Jamais mari ne fit tant de vacarme; pleurer, sanglotter jour & nuit, menus droits du veuvage, furent son unique occupation.

Les grandes douleurs ne durent pas. D'ailleurs, les grands de l'état s'assemblèrent, & vinrent en corps demander au roi de se remarier. Cette proposition lui parut dure, & lui[Pg 197] fit répandre de nouvelles larmes. Il allégua le serment qu'il avoit fait à la reine, défiant tous ses conseillers de pouvoir trouver une princesse plus belle & mieux faite que feue sa femme, pensant que cela étoit impossible. Mais le conseil traita de babiole une telle promesse, & dit qu'il importoit peu de la beauté, pourvu qu'une reine fût vertueuse & point stérile; que l'état demandoit des princes pour son repos & sa tranquillité; qu'à la vérité, l'infante avoit toutes les qualités requises pour faire une grande reine, mais qu'il falloit lui choisir un étranger pour époux; & qu'alors, ou cet étranger l'emmèneroit chez lui, ou que, s'il régnoit avec elle, ses enfans ne seroient plus réputés du même sang, & que, n'y ayant point de prince de son nom, les peuples voisins pouvoient leur susciter des guerres qui entraîneroient la ruine du royaume. Le roi, frappé de ces considérations, promit qu'il songeroit à les contenter.

Effectivement, il chercha parmi les princesses à marier, qui seroit celle qui pourroit lui convenir. Chaque jour on lui portoit des portraits charmans; mais aucun n'avoit les grâces de la feue reine. Ainsi, il ne se déterminoit point. Malheureusement il s'avisa de trouver que l'infante sa fille étoit non-seule[Pg 198]ment belle & bien faite à ravir, mais qu'elle surpassoit encore de beaucoup la reine sa mère, en esprit & en agrément. Sa jeunesse, l'agréable fraîcheur de son beau teint, enflamma le roi d'un feu si violent, qu'il ne le put cacher à l'infante, & lui dit qu'il avoit résolu de l'épouser, puisqu'elle seule pouvoit le dégager de son serment.

La jeune princesse, remplie de vertu & de pudeur, pensa s'évanouir à cette horrible proposition. Elle se jeta aux pieds du roi son père, & le conjura avec toute la force qu'elle put trouver dans son esprit, de ne la pas contraindre à commettre un tel crime.

Le roi, qui s'étoit mis en tête ce bisarre projet, avoit consulté un vieux Druïde, pour mettre la conscience de la jeune princesse en repos. Ce Druïde, moins religieux qu'ambitieux, sacrifia à l'honneur d'être confident d'un grand roi, l'intérêt de l'innocence & de la vertu, & s'insinua avec tant d'adresse dans, l'esprit du roi, lui adoucit tellement le crime qu'il alloit commettre, qu'il lui persuada même que c'étoit une œuvre pie que d'épouser sa fille. Ce prince, flatté par les discours de ce scélérat, l'embrassa, & revint d'avec lui plus entêté que jamais de son projet: il fit donc ordonner à l'infante de se préparer à lui obéir.

[Pg 199]

La jeune princesse, outrée d'une vive douleur, n'imagina rien autre chose que d'aller trouver la fée des Lilas sa marraine. Pour cet effet, elle partit la même nuit dans un joli cabriolet attelé d'un gros mouton qui savoit tous les chemins. Elle y arriva heureusement. La fée, qui aimoit l'infante, lui dit qu'elle savoit tout ce quelle venoit lui dire, mais qu'elle n'eût aucun souci, rien ne lui pouvant nuire, si elle exécutoit fidellement ce qu'elle alloit lui prescrire. Car, ma chère enfant, lui dit-elle, ce seroit une grande faute que d'épouser votre père; mais, sans le contredire, vous pouvez l'éviter: dites-lui que pour remplir une fantaisie que vous avez, il faut qu'il vous donne une robe de la couleur du temps; jamais, avec tout son amour & son pouvoir, il ne pourra y parvenir. La princesse remercia bien sa marraine, & dès le lendemain matin elle dit au roi son père ce que la fée lui avoit conseillé, & protesta qu'on ne tireroit d'elle aucun aveu, qu'elle n'eût la robe couleur du temps. Le roi, ravi de l'espérance qu'elle lui donnoit, assembla les plus fameux ouvriers, & leur commanda cette robe, sous la condition que s'ils ne pouvoient réussir il les feroit tous pendre. Il n'eut pas le chagrin d'en venir à cette extrêmité: dès le second jour ils ap[Pg 200]portèrent la robe si désirée. L'empirée n'est pas d'un plus beau bleu, lorsqu'il est ceint de nuages d'or, que cette belle robe lorsqu'elle fut étalée. L'infante en fut toute contristée, & ne savoit comment se tirer d'embarras. Le roi pressoit la conclusion. Il fallut recourir encore à la marraine, qui, étonnée de ce que son secret n'avoit pas réussi, lui dit d'essayer d'en demander une de la couleur de la lune. Le roi, qui ne pouvoit lui rien refuser, envoya chercher les plus habiles ouvriers, & leur commanda si expressément une robe couleur de la lune, qu'entre ordonner & l'apporter, il n'y eut pas vingt-quatre heures. L'infante, plus charmée de cette superbe robe que des soins du roi son père, s'affligea immodérément lorsqu'elle fut avec ses femmes & sa nourrice. La fée des Lilas, qui savoit tout, vint au secours de l'affligée princesse, & lui dit: ou je me trompe fort, ou je crois que si vous demandez une robe couleur du soleil, nous viendrons à bout de dégoûter le roi votre père, car jamais on ne pourra parvenir à faire une pareille robe. L'infante en convint, demanda la robe; & l'amoureux roi donna sans regret tous les diamans & les rubis de sa couronne pour aider à ce superbe ouvrage, avec ordre de ne rien épargner pour[Pg 201] rendre cette robe égale au soleil. Aussi, dès qu'elle parut, tous ceux qui la virent déployée furent obligés de fermer les yeux, tant ils furent éblouis. C'est de ce temps que datent les lunettes vertes & les verres noirs. Que devint l'infante à cette vue! Jamais on n'avoit rien vu de si beau & de si artistement ouvré. Elle étoit confondue; & sous prétexte d'en avoir mal aux yeux, elle se retira dans sa chambre, ou la fée l'attendoit, plus honteuse qu'on ne peut dire. Ce fut bien pis; car en voyant la robe du soleil, elle devint rouge de colère. Oh! pour le coup, ma fille, dit-elle à l'infante, nous allons mettre l'indigne amour de votre père à une terrible épreuve. Je le crois bien entêté de ce mariage, qu'il croit si prochain; mais je pense qu'il sera un peu étourdi de la demande que je vous conseille de lui faire; c'est la peau de cet âne qu'il aime si passionnément, & qui fournit à toutes ses dépenses avec tant de profusion: allez, & ne manquez pas de lui dire que vous désirez cette peau. L'infante, ravie de trouver encore un moyen d'éluder un mariage qu'elle détestoit, & qui pensoit en même temps que son père ne pourroit jamais se résoudre à sacrifier son âne, vint le trouver, & lui exposa son désir pour la peau de ce bel[Pg 202] animal. Quoique le roi fût étonné de cette fantaisie, il ne balança pas à la satisfaire. Le pauvre âne fut sacrifié, & la peau galamment apportée à l'infante, qui, ne voyant plus aucun moyen d'éluder son malheur, s'alloit désespérer lorsque sa marraine accourut. Que faites-vous, ma fille? dit-elle, voyant la princesse déchirant ses cheveux & meurtrissant ses belles joues; voici le moment le plus heureux de votre vie. Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais, & allez tant que terre vous pourra porter: lorsqu'on sacrifie tout à la vertu, les Dieux savent en récompenser. Allez, j'aurai soin que votre toilette vous suive partout; en quelque lieu que vous vous arrêtiez, votre cassette, où seront vos habits & vos bijoux, suivra vos pas sous terre; & voici ma baguette que je vous donne: en frappant la terre quand vous aurez besoin de cette cassette, elle paroîtra devant vos yeux: mais hâtez-vous de partir, & ne tardez pas. L'infante embrassa mille fois sa marraine, la pria de ne pas l'abandonner, s'affubla de cette vilaine peau, après s'être barbouillée de suie de cheminée, & sortit de ce riche palais sans être reconnue de personne.

L'absence de l'infante causa une grande rumeur. Le roi, au désespoir, qui avoit fait[Pg 203] préparer une fête magnifique, étoit inconsolable. Il fit partir plus de cent gendarmes & plus de mille mousquetaires pour aller à la quête de sa fille; mais la fée, qui la protégeoit, la rendoit invisible aux plus habiles recherches; ainsi, il fallut bien s'en consoler.

Pendant ce temps l'infante cheminoit. Elle alla bien loin, bien loin, encore plus loin, & cherchoit partout une place; mais, quoique par charité on lui donnât à manger, on la trouvoit si crasseuse, que personne n'en vouloit. Cependant elle entra dans une belle ville, à la porte de laquelle étoit une métairie, dont la fermière avoit besoin d'un souillon pour laver les torchons, & nettoyer les dindons & l'auge des cochons. Cette femme, voyant cette voyageuse si mal-propre, lui proposa d'entrer chez elle; ce que l'infante accepta de grand cœur, tant elle étoit lasse d'avoir tant marché. On la mit dans un coin reculé de la cuisine, où elle fut, les premiers jours, en butte aux plaisanteries grossières de la valetaille, tant sa peau d'âne la rendoit sale & dégoûtante. Enfin, on s'y accoutuma; d'ailleurs elle étoit si soigneuse de remplir ses devoirs, que la fermière la prit sous sa protection. Elle conduisoit les moutons, les faisoit parquer au temps où il le falloit; elle[Pg 204] menoit les dindons paître avec une intelligence qui sembloit qu'elle n'eût jamais fait autre chose: aussi tout fructifioit sous ses belles mains.

Un jour qu'assise près d'une claire fontaine, où elle déploroit souvent sa triste condition, elle s'avisa de s'y mirer, l'effroyable peau d'âne, qui faisoit sa coiffure & son habillement, l'épouvanta. Honteuse de cet ajustement, elle se décrassa le visage & les mains, qui devinrent plus blanches que l'ivoire, & son beau teint reprit sa fraîcheur naturelle. La joie de se trouver si belle lui donna envie de s'y baigner, ce qu'elle exécuta; mais il fallut remettre son indigne peau pour retourner à la métairie. Heureusement le lendemain étoit un jour de fête; ainsi elle eut le loisir de tirer sa cassette, d'arranger sa toilette, de poudrer ses beaux cheveux, & de mettre sa belle robe couleur du temps. Sa chambre étoit si petite, que la queue de cette belle robe ne pouvoit pas s'étendre. La belle princesse se mira & s'admira elle-même avec raison, si bien qu'elle résolut, pour se désennuyer, de mettre tour-à-tour ses belles robes les fêtes & les dimanches, ce qu'elle exécuta ponctuellement. Elle mêloit des fleurs & des diamans dans ses beaux cheveux avec un art admi[Pg 205]rable; & souvent elle soupiroit de n'avoir pour témoin de sa beauté, que ses moutons & ses dindons qui l'aimoient autant avec son horrible peau d'âne, dont on lui avoit donné le nom dans cette ferme.

Un jour de fête que Peau-d'Ane avoit mis la robe couleur du soleil, le fils du roi à qui cette ferme appartenoit, vint y descendre pour se reposer en revenant de la chasse. Ce prince étoit jeune, beau & admirablement bien fait, l'amour de son père & de la reine sa mère, & adoré des peuples. On offrit à ce jeune prince une colation champêtre, qu'il accepta; puis il se mit à parcourir les basses-cours & tous leurs recoins. En courant ainsi de lieu en lieu, il entra dans une sombre allée, au bout de laquelle il vit une porte fermée. La curiosité lui fit mettre l'œil à la serrure. Mais que devint-il en appercevant la princesse si belle & si richement vêtue, qu'à son air noble & modeste il prit pour une divinité? L'impétuosité du sentiment qu'il éprouva dans ce moment, l'auroit porté à enfoncer la porte, sans le respect que lui inspira cette ravissante personne.

Il sortit avec peine de cette petite allée sombre & obscure, mais ce fut pour s'informer qui demeuroit dans cette petite chambre.[Pg 206] On lui répondit que c'étoit une souillon qu'on nommoit Peau-d'Ane, à cause de la peau dont elle s'habilloit; & qu'elle étoit si sale & si crasseuse, que personne ne la regardoit ni ne lui parloit, & qu'on ne l'avoit prise que par pitié pour garder les moutons & les dindons.

Le prince, peu satisfait de cet éclaircissement, vit bien que ces gens grossiers n'en savoient pas davantage, & qu'il étoit inutile de les questionner. Il revint au palais du roi son père, plus amoureux qu'on ne peut dire, ayant continuellement devant les yeux la belle image de cette divinité qu'il avoit vue par le trou de la serrure. Il se repentit de n'avoir pas heurté à la porte, & se promit bien de n'y pas manquer une autre fois. Mais l'agitation de son sang, causée par l'ardeur de son amour, lui donna, dans la même nuit, une fièvre si terrible, que bientôt il fut réduit à l'extrêmité. La reine sa mère, qui n'avoit que lui d'enfant, se désespéroit de ce que tous les remèdes étoient inutiles. Elle promettoit en vain les plus grandes récompenses aux médecins; ils y employoient tout leur art, mais rien ne guérissoit le prince. Enfin ils devinèrent qu'un mortel chagrin causoit tout ce ravage; ils en avertirent la reine, qui, toute pleine de ten[Pg 207]dresse pour son fils, vint le conjurer de dire la cause de son mal; & que quand il s'agiroit de lui céder la couronne, le roi son père descendroit de son trône sans regret pour l'y faire monter: que s'il désiroit quelque princesse, quand même on seroit en guerre avec le roi son père, & qu'on eût de justes sujets de s'en plaindre, on sacrifieroit tout pour obtenir ce qu'il désiroit; mais qu'elle le conjuroit de ne pas se laisser mourir, puisque de sa vie dépendoit la leur. La reine n'acheva pas ce touchant discours sans mouiller le visage du prince d'un torrent de larmes. Madame, lui dit enfin le prince, avec une voix fort foible, je ne suis pas assez dénaturé pour désirer la couronne de mon père; plût au ciel qu'il vive de longues années, & qu'il veuille bien que je sois long-temps le plus fidelle & le plus respectueux de ses sujets! Quant aux princesses que vous m'offrez, je n'ai point encore pensé à me marier; & vous pensez bien que, soumis comme je le suis à vos volontés, je vous obéirai toujours, quoi qu'il m'en coûte. Ah! mon fils, reprit la reine, rien ne nous coûtera pour te sauver la vie; mais, mon cher fils, sauve la mienne & celle du roi ton père, en me déclarant ce que tu désires, & sois bien assuré qu'il te sera accordé. Eh bien, ma[Pg 208]dame, dit-il, puisqu'il faut vous déclarer ma pensée, je vais vous obéir, je me ferois un crime de mettre en danger deux têtes qui me sont si chères. Oui, ma mère, je désire que Peau-d'Ane me fasse un gâteau, & que, dès qu'il sera fait, on me l'apporte. La reine étonnée de ce nom bizarre, demanda qui étoit cette Peau-d'Ane? C'est, madame, reprit un de ses officiers, qui par hasard avoit vu cette fille, c'est, la plus vilaine bête, après le loup; une noire peau, une crasseuse qui loge dans votre métairie, & qui garde vos dindons. N'importe, dit la reine: mon fils, au retour de la chasse, a peut-être mangé de sa pâtisserie; c'est une fantaisie de malade; en un mot, je veux que Peau-d'Ane, puisque Peau-d'Ane y a, lui fasse promptement un gâteau. On courut à la métairie, & l'on fit venir Peau-d'Ane pour lui ordonner de faire de son mieux un gâteau pour le prince.

Quelques auteurs ont assuré que Peau-d'Ane, au moment que ce prince avoit mis l'œil à la serrure, les siens l'avoient apperçu; & puis, que regardant par sa petite fenêtre, elle avoit vu ce prince si jeune, si beau & si bien fait, que l'idée lui en étoit restée, & que souvent ce souvenir lui avoit coûté quelques soupirs. Quoi qu'il en soit, Peau-d'Ane l'ayant vu,[Pg 209] ou en ayant beaucoup entendu parler avec éloge, ravie de pouvoir trouver un moyen d'être connue, s'enferma dans sa chambrette, jeta sa vilaine peau, se décrassa le visage & les mains, se coiffa de ses blonds cheveux, mit un beau corset d'argent brillant, un jupon pareil, & se mit à faire le gâteau tant désiré: elle prit de la plus pure farine, des œufs & du beurre bien frais. En travaillant, soit de dessein soit autrement, une bague qu'elle avoit au doigt tomba dans la pâte, & s'y mêla. Dès que le gâteau fut cuit, s'affublant de son horrible peau, elle donna le gâteau à l'officier, à qui elle demanda des nouvelles du prince; mais cet homme ne daignant pas lui répondre, courut chez le prince lui porter ce gâteau.

Le prince le prit avidement des mains de cet homme, & le mangea avec une telle vivacité, que les médecins qui étoient présens ne manquèrent pas de dire que cette fureur n'étoit pas un bon signe. Effectivement le prince pensa s'étrangler par la bague qu'il trouva dans un des morceaux du gâteau, mais il l'a retira adroitement de sa bouche; & son ardeur à dévorer ce gâteau se ralentit, en examinant cette fine émeraude montée sur un jonc d'or dont le cercle étoit si étroit, qu'il jugea ne pouvoir servir qu'au plus petit joli doigt du monde.

[Pg 210]

Il baisa mille fois cette bague, la mit sous son chevet, & l'en tiroit à tout moment, quand il croyoit n'être vu de personne. Le tourment qu'il se donna pour imaginer comment il pourroit voir celle à qui cette bague pouvoit aller, & n'osant croire, s'il demandoit Peau-d'Ane qui avoit fait ce gâteau qu'il avoit demandé, qu'on lui accordât de la faire venir, n'osant non plus dire ce qu'il avoit vu par le trou de cette serrure, de crainte qu'on ne se moquât de lui, & qu'on ne le prît pour un visionnaire, toutes ces idées le tourmentant à la fois, la fièvre le reprit fortement; & les médecins, ne sachant plus que faire, déclarèrent à la reine que le prince étoit malade d'amour. La reine accourut chez son fils avec le roi qui se désoloit: Mon fils, mon cher fils, s'écrie le monarque affligé, nomme-nous celle que tu veux; nous jurons que nous te la donnerons, fût-elle la plus vile des esclaves. La reine, en l'embrassant, lui confirma le serment du roi. Le prince attendri par les larmes & les caresses des auteurs de ses jours: mon père & ma mère, leur dit-il, je n'ai point dessein de faire une alliance qui vous déplaise; & pour preuve de cette vérité, dit-il en tirant l'émeraude de dessous son chevet, c'est que j'épouserai celle à qui cette bague[Pg 211] ira, telle qu'elle soit; & il n'y a pas apparence que celle qui aura ce joli doigt soit une rustaude ou une paysanne. Le roi & la reine prirent la bague, l'examinèrent curieusement, & jugèrent, ainsi que le prince, que cette bague ne pouvoit aller qu'à quelque fille de bonne maison. Alors le roi ayant embrassé son fils, en le conjurant de guérir, sortit, fit sonner les tambours, les fifres & les trompettes par toute la ville, & crier par ses hérauts, que l'on n'avoit qu'à venir au palais essayer une bague; & que celle à qui elle iroit juste, épouseroit l'héritier du trône.

Les princesses d'abord arrivèrent, puis les duchesses, les marquises & les baronnes; mais elles eurent beau toutes s'amenuiser les doigts, aucune ne put mettre la bague. Il fallut en venir aux grisettes, qui, toutes jolies qu'elles étoient, avoient toutes le doigt trop gros. Le prince, qui se portoit mieux, faisoit lui-même l'essai. Enfin on en vint aux filles-de-chambre; elles ne réussirent pas mieux. Il n'y avoit plus personne qui n'eût essayé cette bague sans succès, lorsque le prince demanda les cuisinières, les marmitonnes, les gardeuses de moutons: on amena tout cela: mais leurs gros doigts rouges & courts ne purent seulement aller par-delà l'ongle. A-t-on fait venir cette[Pg 212] Peau-d'Ane qui m'a fait un gâteau ces jours derniers, dit le prince? Chacun se prit à rire, & lui dit que non, tant elle étoit sale & crasseuse. Qu'on l'aille chercher tout-à-l'heure, dit le roi; il ne sera pas dit que j'aie excepté quelqu'un. On courut, en riant & se moquant, chercher la dindonnière.

L'infante qui avoit entendu les tambours & le cri des hérauts d'armes, s'étoit bien doutée que sa bague faisoit ce tintamare: elle aimoit le prince; &, comme le véritable amour est craintif & n'a point de vanité, elle étoit dans la crainte continuelle que quelque dame n'eût le doigt aussi menu que le sien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher, & qu'on heurta à sa porte. Depuis qu'elle avoit su qu'on cherchoit un doigt propre à mettre sa bague, je ne sais quel espoir l'avoit portée à se coiffer plus soigneusement & à mettre son beau corps d'argent, avec le jupon plein de falbalas de dentelles d'argent, semés d'émeraudes. Sitôt qu'elle entendit qu'on heurtoit à la porte, & qu'on l'appeloit pour aller chez le prince, elle remit promptement sa peau d'âne, ouvrit sa porte; & ses gens, en se moquant d'elle, lui dirent que le roi la demandoit pour lui faire épouser son fils; puis, avec de longs éclats de rire, ils la menèrent[Pg 213] chez le prince, qui, lui-même étonné de l'accoutrement de cette fille, n'osa croire que ce fût celle qu'il avoit vue si pompeuse & si belle. Triste & confus de s'être si lourdement trompé: est-ce vous, lui dit-il, qui logez au fond de cette allée obscure dans la troisième basse-cour de la métairie? Oui, Seigneur, répondit-elle. Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant & poussant un profond soupir. Dame! qui fut bien surpris? Ce furent le roi & la reine, ainsi que tous les chambellans & les grands de la cour, lorsque de dessous cette peau noire & crasseuse, sortit une main délicate, blanche & couleur de rose, où la bague s'ajusta sans peine au plus petit joli doigt du monde; & par un petit mouvement que l'infante se donna la peau étant tombée, elle parut d'une beauté si ravissante, que le prince, tout foible qu'il étoit, se mit à ses genoux, & les serra avec une ardeur qui la fit rougir; mais on ne s'en apperçut presque pas, parce que le roi & la reine vinrent l'embrasser de toute leur force, & lui demander si elle ne vouloit pas bien épouser leur fils. La princesse, confuse de tant de caresses, & de l'amour que lui marquoit ce jeune prince, alloit cependant les en remercier, lorsque le plafond du sallon s'ouvrit, & que la fée des Lilas, descendant dans[Pg 214] un char fait de branches & de fleurs de son nom, conta, avec une grâce infinie, l'histoire de l'infante. Le roi & la reine, charmés de voir que Peau-d'Ane étoit une grande princesse, redoublèrent leurs caresses; mais le prince fut encore plus sensible à la vertu de la princesse, & son amour s'accrut par cette connoissance. L'impatience du prince pour épouser la princesse fut telle, qu'à peine donna-t-il le temps de faire les préparatifs convenables pour cet auguste hyménée. Le roi & la reine qui étoient affolés de leur belle-fille, lui faisoient mille caresses, & la tenoient incessamment dans leurs bras. Elle avoit déclaré qu'elle ne pouvoit épouser le prince sans le consentement du roi son père: aussi fut-il le premier auquel on envoya une invitation, sans lui dire quelle étoit l'épousée; la fée des Lilas, qui présidoit à tout, comme de raison, l'avoit exigé, à cause des conséquences. Il vint des rois de tous les pays; les uns en chaise à porteurs, d'autres en cabriolet, de plus éloignés montés sur des éléphans, sur des tigres, sur des aigles: mais le plus magnifique & le plus puissant, fut le père de l'infante, qui heureusement avoit oublié son amour déréglé, & avoit épousé une reine veuve fort belle, dont il n'avoit point eu d'enfant. L'infante courut[Pg 215] au-devant de lui; il la reconnut aussitôt, & l'embrassa avec une grande tendresse, avant qu'elle eût eu le temps de se jeter à ses genoux. Le roi & la reine lui présentèrent leur fils, qu'il combla d'amitié. Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Les jeunes époux, peu sensibles à ces magnificences, ne virent & ne regardèrent qu'eux. Le roi, père du prince, fit couronner son fils ce même jour, &, lui baisant la main, le plaça sur son trône, malgré la résistance de ce fils si bien né: mais il fallut bien obéir. Les fêtes de cet illustre mariage durèrent près de trois mois, & l'amour des deux époux dureroit encore, tant ils s'aimoient, s'ils n'étoient pas morts cent ans après.

Est-ce vous qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième Basse-Cour de la Métairie?

MORALITÉ.

Le conte de Peau d'Ane est difficile à croire;
Mais tant que dans le monde on aura des enfans,
Des mères & des mères-grand's,
On en gardera la mémoire.

LES SOUHAITS RIDICULES

 

[Pg 216]




LES
SOUHAITS RIDICULES,
CONTE.


Si vous étiez moins raisonnable,
Je me garderois bien de venir vous conter
La folle & peu galante fable
Que je m'en vais vous débiter.
Une aune de boudin en fournit la matière:
Une aune de boudin, ma chère,
Quelle pitié? C'est une horreur,
S'écrioit une précieuse,
Qui, toujours tendre & sérieuse,
Ne veut ouir parler que d'affaires de cœur.
Mais vous qui, mieux qu'ame qui vive,
Savez charmer en racontant,
Et dont l'expression est toujours si naïve,
Que l'on croit voir ce qu'on entend;
Qui savez que c'est la manière
Dont quelque chose est inventé,
Qui, beaucoup plus que la matière,
De tout récit fait la beauté;
Vous aimerez ma fable & sa moralité:
J'en ai, j'ose le dire, une assurance entière.
Il étoit une fois un pauvre Bucheron
Qui, las de sa pénible vie,
Avoit, disoit-il, grande envie
De s'aller reposer aux bords de l'Achéron,
[Pg 217]
Représentant dans sa douleur profonde,
Que, depuis qu'il étoit au monde,
Le Ciel cruel n'avoit jamais
Voulu remplir un seul de ses souhaits.
Un jour que, dans le bois, il se mit à se plaindre,
A lui, la foudre en main, Jupiter apparut:
On auroit peine à bien dépeindre
La peur que le bon homme en eut.
Je ne veux rien, dit-il, en se jetant par terre;
Point de souhaits, point de tonnerre,
Seigneur; demeurons but à but.
Cesse d'avoir aucune crainte;
Je viens, dit Jupiter, touché de ta complainte,
Te faire voir le tort que tu me fais:
Ecoute donc. Je te promets,
Moi qui du monde entier suis le souverain maître,
D'exaucer pleinement les trois premiers souhaits
Que tu voudras former sur quoi que ce puisse être:
Vois ce qui peut te rendre heureux,
Vois ce qui peut te satisfaire;
Et comme ton bonheur dépend tout de tes vœux,
Songes-y bien avant que de les faire.
A ces mots, Jupiter dans les cieux remonta;
Et le gai Bucheron, embrassant sa falourde,
Pour retourner chez lui sur son dos la jeta.
Cette charge jamais ne lui parut moins lourde.
Il ne faut pas, disoit-il en trottant,
Dans tout ceci, rien faire à la légère;
Il faut, le cas est important,
En prendre avis de notre ménagère.
Çà, dit-il, en entrant sous son toît de fougère,
Faisons, Fanchon, grand feu, grand'chère;
Nous sommes riches à jamais,
Et nous n'avons qu'à faire des souhaits.
[Pg 218]
Là-dessus tout au long le fait il lui raconte.
A ce récit, l'épouse, vive & prompte,
Forma dans son esprit mille vastes projets:
Mais, considérant l'importance
De s'y conduire avec prudence,
Blaise, mon cher ami, dit-elle à son époux.
Ne gâtons rien par notre impatience;
Examinons bien entre nous
Ce qu'il faut faire en pareille occurrence:
Remettons à demain notre premier souhait,
Et consultons notre chevet.
Je l'entends bien ainsi, dit le bon homme Blaise;
Mais va tirer du vin derrière ces fagots.
A son retour, il but; & goûtant à son aise,
Près d'un grand feu, la douceur du repos,
Il dit, en s'appuyant sur le dos de sa chaise:
Pendant que nous avons une si bonne braise,
Qu'une aune de boudin viendroit bien à propos!
A peine acheva-t-il de prononcer ces mots,
Que sa femme apperçut, grandement étonnée,
Un boudin fort long, qui, partant
D'un des coins de la cheminée,
S'approchoit d'elle en serpentant.
Elle fit un cri dans l'instant;
Mais, jugeant que cette aventure
Avoit pour cause le souhait
Que, par bêtise toute pure,
Son homme imprudent avoit fait,
Il n'est point de pouille & d'injure
Que, de dépit & de courroux,
Elle ne dît au pauvre époux.
Quand on peut, disoit-elle, obtenir un empire,
De l'or, des perles, des rubis,
Des diamans, de beaux habits,
[Pg 219]
Est-ce alors du boudin qu'il faut que l'on désire?
Eh bien, j'ai tort, dit-il; j'ai mal placé mon choix;
J'ai commis une faute énorme;
Je ferai mieux une autre fois.
Bon, bon, dit-elle, attendez-moi sous l'orme:
Pour faire un tel souhait, il faut être bien bœuf!
L'époux, plus d'une fois emporté de colère,
Pensa faire tout bas le souhait d'être veuf;
Et peut-être, entre nous, ne pouvoit-il mieux faire.
Les hommes, disoit-il, pour souffrir sont bien nés!
Peste soit du boudin, & du boudin encore;
Plût à Dieu, maudite pécore,
Qu'il te pendît au bout du nez.
La prière aussitôt du ciel fut écoutée;
Au nez de l'épouse irritée
L'aune de boudin s'attacha.
Ce prodige imprévu grandement le fâcha.
Fanchon étoit jolie; elle avoit bonne grâce;
Et, pour dire sans fard la vérité du fait,
Cet ornement en cette place
Ne faisoit pas un bon effet;
Si ce n'est qu'en pendant sur le bas du visage,
Il l'empêchoit de parler aisément;
Pour un époux merveilleux avantage,
Et si grand, qu'il pensa, dans cet heureux moment,
Ne souhaiter rien davantage!
Je pourrois bien, disoit-il à part soi,
Après un malheur si funeste,
Avec le souhait qui me reste,
Tout d'un plein saut me faire roi.
Rien n'égale, il est vrai, la grandeur souveraine;
Mais encore faut-il songer
Comment seroit faite la reine,
Et dans quelle douleur ce seroit la plonger,
[Pg 220]
De l'aller placer sur un trône
Avec un nez plus long qu'une aune.
Il faut l'écouter sur cela;
Et qu'elle-même elle soit la maîtresse
De devenir une grande princesse,
En conservant l'horrible nez qu'elle a;
Ou de demeurer Bucheronne
Avec un nez comme un autre personne,
Et tel qu'elle l'avoit avant ce malheur-là.
La chose bien examinée,
Quoiqu'elle sût d'un sceptre & la force, & l'effet,
Et que, quand on est couronnée,
On a toujours le nez bien fait;
Comme au désir de plaire il n'est rien qui ne céde,
Elle aima mieux garder son bavolet,
Que d'être reine & d'être laide.
Ainsi le Bucheron ne changea point d'état,
Ne devint point grand potentat,
D'écus ne remplit point sa bourse;
Trop heureux d'employer son souhait qui restoit,
Foible bonheur, pauvre ressource,
A remettre sa femme en l'état qu'elle étoit.
Bien est donc vrai qu'aux hommes misérables,
Aveugles, imprudens, inquiets, variables,
Pas n'appartient de faire des souhaits;
Et que peu d'entre eux sont capables
De bien user des dons que le ciel leur a faits.

NOUVEAUX CONTES DES FÉES

 

[Pg 221]




NOUVEAUX CONTES
DES FÉES,
Par Madame la Comtesse de Murat.



LE PARFAIT AMOUR

 

LE PARFAIT AMOUR,
CONTE.

Dans un de ces agréables pays qui sont dépendans de l'empire des fées, régnoit la redoutable Danamo; elle étoit savante dans son art, cruelle dans ses actions & glorieuse de l'honneur d'être descendue de la célèbre Calipso, dont les charmes eurent la gloire & le pouvoir, en arrêtant le fameux Ulysse, de triompher de la prudence des vainqueurs de Troyes.

Elle étoit grande, avoit l'air farouche, & sa fierté s'étoit soumise avec beaucoup de peine aux dures loix de l'hymen; l'amour n'avoit jamais pu parvenir jusques à son cœur, mais le dessein d'unir un royaume florissant à celui dont elle étoit reine, & un autre[Pg 222] qu'elle avoit usurpé, lui avoit fait épouser un vieux roi de ses voisins.

Il mourut peu d'années après son mariage, & il en demeura à la fée une fille, qui fut nommée Azire; elle étoit d'une laideur extraordinaire, mais elle ne paroissoit point telle aux yeux de Danamo, elle la trouvoit charmante, peut-être à cause qu'elle lui ressembloit parfaitement. Elle devoit être reine de trois royaumes, cette circonstance adoucit bien des défauts; elle fut demandée par tous les princes les plus puissans des contrées voisines.

Cet empressement, joint à l'aveugle amitié de Danamo, acheva de rendre sa vanité insupportable; elle étoit désirée avec ardeur, donc elle étoit digne de l'être.

C'étoit ainsi que la fée & la princesse raisonnoient entr'elles & jouissoient du plaisir de se tromper. Cependant Danamo ne songeoit qu'à rendre le bonheur de la princesse aussi parfait qu'elle l'en trouvoit digne; elle élevoit dans son palais un jeune prince, fils de son frère.

Il s'appelloit Parcin Parcinet, il avoit l'air noble, la taille fine, une grande quantité de cheveux blonds admirables; l'amour pouvoit être jaloux de son pouvoir, car ce dieu n'a[Pg 223] jamais eu de flèches aux pointes dorées, si sûres de triompher des cœurs sans résistance, que l'étoient les beaux yeux de Parcin Parcinet. Il faisoit bien tout ce qu'il vouloit faire, il dansoit parfaitement, il chantoit de même, & il gagnoit tous les prix des tournois, dès qu'il prenoit la peine de les disputer.

Ce jeune prince faisoit les délices de la cour, & Danamo qui avoit ses desseins, ne s'étoit point opposée aux respects & à l'admiration que l'on avoit pour lui.

Le roi, père de Parcin Parcinet, étoit frère de la fée; elle lui déclara la guerre, sans même en chercher de raisons. Ce roi combattit vaillamment à la tête de ses troupes; mais que peut une armée contre le pouvoir d'une fée aussi savante que Danamo? Elle ne laissa balancer la victoire qu'autant qu'il falloit pour que son malheureux frère pérît en cette occasion. Dès qu'il fut mort, d'un coup de baguette elle dissipa ses ennemis, & se rendit maîtresse du royaume.

Parcin Parcinet étoit encore au berceau, on l'apporta à Danamo: on auroit entrepris en vain de le cacher à une fée, il avoit déjà ces grâces séduisantes qui gagnent les cœurs. Danamo le caressa; & peu de jours après[Pg 224] elle l'emmena avec elle dans son royaume.

Ce prince avoit dix-huit ans, quand la fée voulant enfin exécuter ses desseins, formés depuis tant d'années, résolut d'unir Parcin Parcinet à la princesse sa fille. Elle ne douta pas un moment de la joie infinie qu'auroit ce jeune prince, né ambitieux, destiné par ses malheurs à vivre sujet, de devenir en un jour souverain de trois empires; elle envoya querir la princesse, & lui découvrit enfin le choix qu'elle avoit fait pour elle.

La princesse écouta ce discours avec une émotion qui fit juger à la fée que cette résolution, en faveur de Parcin Parcinet, déplaisoit à sa fille. Je vois bien, lui dit-elle, en remarquant que son trouble augmentoit encore, que tu voulois porter ton ambition plus loin, & joindre à ton empire celui d'un de ces rois qui t'ont tant de fois demandée. Mais de quels rois Parcin Parcinet ne peut-il pas être vainqueur? Son courage est au-dessus de tous; les sujets d'un prince si parfait pourroient bien un jour en sa faveur devenir rebelles. En te donnant à lui, je t'assure la possession de son royaume. Pour sa personne il est inutile d'en parler, tu sais que les plus fières beautés n'ont pu résister à ses charmes.

[Pg 225]

La princesse se jetant tout-d'un-coup aux pieds de la fée, interrompit son discours, & lui avoua que son cœur n'avoit pu résister à ce jeune vainqueur, fameux par tant de conquêtes; mais, ajouta-t-elle en rougissant, j'ai donné mille marques de ma tendresse à l'insensible Parcin Parcinet, il les a reçues avec une froideur qui me désespère. C'est qu'il n'osoit élever ses pensées jusques à toi, reprit l'orgueilleuse fée, il a sans doute craint de me déplaire, & je lui sais bon gré de son respect.

Cette opinion flatteuse étoit trop convenable à l'inclination & à la vanité de la princesse, pour ne s'en pas laisser persuader. Enfin, la fée envoya querir Parcin Parcinet; il vint la trouver dans un cabinet magnifique où elle l'attendoit avec la princesse sa fille. Appelle tout ton courage à ton secours, lui dit-elle, dès qu'il parut; ce n'est pas pour soutenir des malheurs, mais c'est pour ne pas succomber sous ta bonne fortune: tu vas régner, Parcin Parcinet, & pour comble de bonheur, tu vas régner en épousant ma fille. Moi, madame, s'écria le jeune prince, avec un étonnement où il étoit aisé de remarquer que la joie n'avoit point de part, moi je vais épouser la princesse, continua-t-il, en recu[Pg 226]lant quelques pas? Hé! quel dieu vient se mêler de ma destinée? que n'en laisse-t-il le soin au seul à qui je demandois du secours?

Ces paroles furent prononcées par le prince avec un emportement où son cœur prenoit trop de part, pour pouvoir être d'abord arrêté par sa raison. La fée crut que le bonheur inespéré de Parcin Parcinet le mettoit hors de lui-même, mais la princesse l'aimoit, & l'amour rend quelquefois les amans plus pénétrans que l'esprit même. De quel dieu, Parcin Parcinet, lui dit-elle avec émotion, implorez-vous si tendrement le secours? Je connois trop bien que je n'ai point de part aux vœux que vous lui faites. Le jeune prince qui avoit eu le temps de se remettre de son premier étonnement, & qui avoit compris l'imprudence qu'il venoit de faire, appela son esprit au secours de son cœur. Il répondit plus galamment à la princesse qu'elle n'avoit espéré, & remercia la fée avec un air de grandeur, qui marquoit assez qu'il étoit non-seulement digne des empires qui lui étoient offerts, mais de celui de tout le monde.

Danamo & son orgueilleuse fille furent satisfaites de ses discours, elles réglèrent toutes choses avant que de sortir du cabinet,[Pg 227] & la fée ne différa le jour des noces de quelque temps, que pour donner le loisir à toute sa cour de se préparer à cette grande fête. En sortant du cabinet de la reine, la nouvelle du mariage de Parcin Parcinet avec Azire fut répandue en un moment dans tout le palais; on vint en foule s'en réjouir avec le prince. Quelque peu aimable que fût la princesse, c'étoit une belle fortune que celle où elle alloit le faire monter.

Parcin Parcinet recevoit tous ces honneurs avec un air froid qui surprenoit d'autant plus ses nouveaux sujets, qu'il paroissoit mêlé d'un chagrin & d'une inquiétude extrême: il fallut recevoir, le reste de la journée, les empressemens de toute la cour, & tenir les témoignages d'amour que lui donnoit sans cesse Azire.

Quelle situation pour un jeune prince, occupé d'une vive douleur! La nuit lui parut avoir retardé son retour mille fois plus long-temps qu'à l'ordinaire.

L'impatient Parcin Parcinet la pressoit par ses souhaits; elle vint enfin, il sortit avec précipitation de ce lieu où il avoit tant souffert, il rentra dans son appartement, & après avoir écarté tout le monde, il ouvrit une porte qui donnoit dans les jardins du palais,[Pg 228] il les traversa, suivi seulement d'un jeune esclave.

Une belle rivière, mais de peu d'étendue, passoit au bout de ces jardins, & séparoit du magnifique palais de la fée, un petit château flanqué de quatre tours, & entouré d'un fossé assez profond que remplissoit cette même rivière: c'étoit dans ce lieu fatal que voloient sans cesse les vœux & les désirs de Parcin Parcinet.

Quelle merveille y étoit renfermée! Danamo y faisoit garder soigneusement ce trésor: c'étoit une jeune princesse, fille de sa sœur. Elle l'avoit confiée en mourant aux soins de la fée; sa beauté, digne de l'admiration de tout le monde, parut trop dangereuse à Danamo, pour laisser voir Azire auprès d'elle. Quelquefois on permettoit à la charmante Irolite (c'est ainsi qu'elle se nommoit) de venir au palais voir la fée & la princesse sa fille, mais jamais on ne l'avoit laissée paroître en public; ses charmes naissans étoient inconnus, mais non pas ignorés de tout le monde.

Ils avoient paru chez la princesse Azire aux yeux de Parcin Parcinet, & il l'adora dès qu'il l'eut vue. La proximité du sang ne donnoit aucun privilège à ce jeune prince[Pg 229] auprès d'Iriolite: depuis que la jeune princesse n'étoit plus un enfant, l'impitoyable Danamo ne permettoit à personne de la voir.

Cependant Parcin Parcinet brûloit d'un feu aussi ardent que le devoient allumer les charmes d'Irolite: elle avoit quatorze ans, sa beauté étoit parfaite, ses cheveux étoient d'une couleur charmante, sans être tout-à-fait noirs ni blonds; son teint avoit tout-à-fait la fraîcheur du printemps, sa bouche étoit belle, ses dents admirables, son sourire gracieux; elle avoit de grands yeux bruns, vifs & touchans, & ses regards paroissoient dire mille choses que son jeune cœur ignoroit.

On l'avoit élevée dans une grande solitude: quelque près du palais de la fée que fût le château où elle demeuroit, elle n'y voyoit pas plus de monde qu'elle auroit fait au milieu des déserts. Danamo faisoit suivre exactement cet ordre; la belle Iriolite passoit sa vie avec les femmes destinées à être auprès d'elle. Leur nombre étoit petit, mais quelque peu de fortune qu'on dût attendre dans une cour si solitaire & si bornée, la renommée qui ne redoutoit point Danamo, publioit tant de merveilles de cette jeune princesse, que les personnes les plus élevées de la cour[Pg 230] s'offroient à s'aller renfermer avec la jeune Irolite. Sa présence ne démentoit point ce que la renommée en faisoit attendre, on trouvoit toujours en elle à admirer.

Une gouvernante d'un esprit & d'une sagesse extrême, autrefois attachée à la princesse mère d'Irolite, étoit demeurée auprès d'elle, & gémissoit souvent des rigueurs de Danamo pour la charmante Irolite; elle s'appeloit Mana. Le désir de rendre à la princesse la liberté dont elle devoit jouir, & le rang où elle devoit être, lui avoient fait souffrir l'amour de Parcin Parcinet. Il y avoit alors trois ans qu'il s'étoit un soir introduit dans le château en habit d'esclave: il trouva Irolite dans le jardin, il lui parla de sa tendresse, elle n'étoit alors qu'un enfant admirable; elle aimoit Parcin Parcinet comme s'il eût été son frère, & ne pouvoit encore comprendre que l'on aimât autrement. Mana, qui ne s'éloignoit guères d'Irolite, surprit le jeune prince dans le jardin, il lui apprit son amour pour la princesse, & le dessein qu'il avoit formé de perdre la vie ou de lui rendre un jour la liberté, & d'aller ensuite chercher, en se montrant au peuple de son royaume, un moyen glorieux de se venger de Danamo, & de placer Irolite sur le trône.[Pg 231] Le mérite naissant de Parcin Parcinet pouvoit rendre croyables les projets les plus difficiles, & c'étoit le seul secours qui s'offroit pour délivrer Irolite. Mana lui permit de venir quelquefois dans le château quand la nuit seroit arrivée; il ne voyoit Irolite qu'en sa présence, mais il lui parloit de son amour, & tâchoit sans cesse par ses tendres discours & par ses soins constans, de lui inspirer une ardeur aussi vive que la sienne. Parcin Parcinet depuis trois ans n'étoit occupé que de sa tendresse; presque toutes les nuits il alloit au château de sa princesse, & tous les jours il ne faisoit que penser à elle. Nous l'avons laissé traversant les jardins de Danamo, suivi d'un esclave, & pénétré de la douleur où le réduisoient les résolutions de la fée. Il arriva au bord de la rivière: une petite barque dorée, attachée sur le rivage, dans laquelle Azire se promenoit quelquefois sur l'eau, servit à passer l'amoureux prince. L'esclave ramoit, & dès que Parcin Parcinet avoit monté une échelle de soie qu'on lui jetoit d'une petite terrasse qui régnoit sur toute la face du château, le fidelle esclave ramenoit la barque où elle devoit être, & ne la rapprochoit du château, qu'à un signal que lui faisoit Parcin Parcinet: c'étoit de faire voir pendant quelques[Pg 232] momens un flambeau allumé sur la terrasse. Ce soir le prince fit son chemin ordinaire, on lui jeta l'échelle de soie, & il entra sans obstacle jusques à la chambre de la jeune Irolite, il la trouva couchée sur un lit de repos toute en larmes. Qu'elle lui parut belle dans cet état douloureux! ses charmes n'avoient jamais paru si touchans au jeune prince.

Qu'avez-vous, ma princesse, lui dit-il, en se jetant à genoux devant le lit sur lequel elle étoit couchée? qui peut faire couler ces précieuses larmes? hélas, continua-t-il en soupirant, aurai-je encore ici de nouveaux malheurs à apprendre! Les larmes & les soupirs de ces jeunes amans se confondirent ensemble, & il fallut qu'ils en laissassent passer le cours avant que de se pouvoir dire la cause de cette vive douleur. Enfin ce jeune prince pria Irolite de lui apprendre quelle nouvelle rigueur la fée avoit encore exercée contr'elle. Elle veut vous faire épouser Azire, lui répondit la belle Irolite en rougissant: laquelle de ces cruautés pouvoit jamais m'être si douloureuse? Ah! ma chère princesse, s'écria le prince, vous craignez que j'épouse Azire! mon sort est mille fois plus doux que je ne l'avois pensé. Pouvez-vous vous louer de la destinée, reprit languissamment la jeune[Pg 233] Irolite, quand elle s'apprête à nous séparer? Je ne saurois exprimer les peines que cette frayeur me fait sentir? Ah! Parcin Parcinet, vous aviez raison, on aime autrement un amant qu'un frère. L'amoureux prince pensa remercier la fortune de ses malheurs; jamais le jeune cœur d'Irolite ne lui avoit paru connoître l'amour, & enfin il ne pouvoit plus douter du bonheur d'avoir inspiré ses tendres sentimens à sa princesse. Cette félicité, qu'il n'attendoit pas, releva toutes ses espérances. Non, s'écria-t-il avec transport, je ne désespère plus de vaincre nos malheurs, puisque je suis assuré de votre tendresse; fuyons, ma princesse, fuyons les fureurs de Danamo & de son odieuse fille: allons confier à un séjour moins funeste, l'ardent amour qui peut seul nous rendre heureux. Quoi! je partirois avec vous, reprit avec étonnement la jeune princesse, & que diroit de ma fuite tout ce royaume? Oubliez ces vaines considérations, belle Irolite, interrompit l'impatient Parcin Parcinet, tout nous presse de quitter ces lieux, allons.... Mais où irez-vous, reprit la prudente Mana, qui avoit toujours été présente, & qui moins préoccupée que ces jeunes amans, prévoyoit toutes les difficultés de leur fuite? J'ai des desseins dont je[Pg 234] vais vous rendre compte, lui dit Parcin Parcinet; mais comment avez-vous sitôt appris ici les nouvelles de la cour de la fée? Un de mes parens, reprit Mana, m'a écrit dès que ce bruit a été répandu dans le palais, & j'ai cru en devoir avertir la princesse. Que j'ai souffert depuis ce moment, reprit l'aimable Irolite! Non, Parcin Parcinet, je ne pourrois pas vivre sans vous. Le jeune prince, transporté d'amour & charmé de ces paroles, porta sur la belle main d'Irolite un baiser ardent & tendre, qui eut toutes les grâces d'une faveur précieuse, & d'une première faveur. Le jour qui commença à paroître, avertit trop tôt Parcin Parcinet, qu'il étoit temps de se retirer; il assura la princesse qu'il reviendroit la nuit suivante pour lui faire part de ses desseins; il retrouva la barque & son fidelle esclave, & se retira dans son appartement. Il étoit transporté du plaisir d'être aimé de la belle Irolite, & agité par les difficultés qu'il prévoyoit bien qui se rencontreroient à sa fuite: le sommeil ne put calmer cette inquiétude, ni lui faire oublier un moment son bonheur.

A peine le matin étoit-on entré dans son appartement, qu'un nain lui présenta une écharpe magnifique de la part de la princesse[Pg 235] Azire, qui par un billet plus tendre que Parcin Parcinet n'eût désiré, le prioit instamment de porter dès ce jour-là cette écharpe. Il fit une réponse qui l'embarrassa fort, mais il falloit délivrer Irolite; & à quelle contrainte ne se seroit-il pas exposé pour lui rendre sa liberté? Il venoit de renvoyer le nain d'Azire, quand un géant vint lui présenter de la part de Danamo, un sabre d'une beauté extraordinaire; la poignée étoit d'une seule pierre plus brillante qu'un diamant, & qui jetoit une lumière si éclatante, qu'elle éclairoit pendant la nuit; sur ce sabre étoient gravées ces paroles:

Pour la main d'un vainqueur.

Ce présent plut à Parcin Parcinet, il alla en remercier la fée, & parut chez elle paré de ce sabre merveilleux, qu'elle lui venoit d'envoyer, & de la belle écharpe d'Azire. La tendresse qu'Irolite avoit pour lui, suspendoit toutes ces inquiétudes; elle avoit répandu dans son cœur cette joie si douce & si parfaite que fait sentir l'amour heureux: cet air content paroissoit dans toutes ses actions, Azire, l'attribuoit à ses charmes, & la fée à l'ambition satisfaite de Parcin Parcinet. La journée se passa en plaisirs qui ne diminuèrent rien de la longueur insupportable dont Parcin Parcinet la trouva.

[Pg 236]

Sur le soir on se promena dans les jardins du palais, & sur cette même rivière que le prince connoissoit si bien; son cœur sentit une vive émotion en entrant dans la petite barque. Quelle différence, des plaisirs où elle avoit accoutumé de le conduire, à l'ennui mortel qu'il sentoit alors! Parcin Parcinet ne put s'empêcher de regarder plusieurs fois la demeure de la charmante Irolite; elle ne parut point sur la terrasse du château, car il y avoit un ordre exprès de ne la pas laisser sortir de sa chambre, quand la fée ou Azire se promenoient sur l'eau. Cette princesse, qui étoit attentive à toutes les actions du prince, remarqua que ses regards étoient souvent tournés vers le château. Que regardez-vous, prince, lui dit-elle? au milieu des honneurs qui vous environnent, la prison d'Irolite est-elle digne de votre attention? Oui, madame, reprit Parcin Parcinet assez imprudemment, je suis sensible aux souffrances de ceux qui ne se sont point attiré leur malheur. Vous êtes trop pitoyable, reprit dédaigneusement Azire, mais pour vous tirer de peine, ajouta-t-elle en baissant sa voix, je vous dirai qu'Irolite ne sera pas long-temps prisonnière. Et que deviendra-t-elle, reprit brusquement le jeune prince? La reine lui fera épouser dans[Pg 237] quinze jours le prince Ormond, répliqua Azire: il est, comme vous le savez, du même sang que nous; & suivant les intentions de la reine, le lendemain de son mariage il emmènera Irolite dans une de ses forteresses, d'où elle ne reviendra jamais à la cour. Quoi! reprit le prince avec une émotion extraordinaire, la reine donneroit cette belle princesse à un prince si effroyable, & dont les mauvaises qualités surpassent encore la laideur: quelle cruauté! Ce dernier mot lui échappa malgré lui, mais il ne put trahir plus long-temps son courage & son cœur. Il me semble que ce n'étoit pas à vous, Parcin Parcinet, lui répondit fièrement Azire, à vous plaindre des cruautés de Danamo? Cette conversation auroit sans doute été poussée trop loin pour un jeune prince qui devoit feindre, quand, par bonheur pour Parcin Parcinet, des filles de la suite d'Azire se rapprochèrent d'elle; & un moment après la fée ayant paru au bord de l'eau, Azire la voulut aller rejoindre. En sortant de la barque, Parcin Parcinet feignit de se trouver mal, pour avoir du moins la liberté d'aller se plaindre sans témoins de ses nouvelles infortunes.

La fée, & surtout Azire, lui témoignèrent une grande inquiétude de son mal; il[Pg 238] se retira chez lui. Ce fut là qu'il accusa mille fois le destin des malheurs qui menaçoient la charmante Irolite, qu'il s'abandonna à toute sa douleur & à toute sa tendresse, & que commençant enfin de remédier à des maux si douloureux pour un amant fidelle, il écrivit avec les expressions les plus touchantes que son amour lui pût dicter, à une de ses tantes qui étoit fée comme Danamo, mais qui avoit autant de joie à soulager les malheureux, que Danamo prenoit de plaisir à en faire; on la nommoit Favorable. Il lui expliqua donc la situation cruelle où l'amour & la fortune l'avoient réduit; & n'osant s'éloigner lui-même de la cour de Danamo, sans trahir les desseins qu'il avoit formés, il envoya son fidelle esclave à Favorable.

Quand tout le monde fut retiré, il sortit à son ordinaire de son appartement, traversa seul les jardins, & entrant dans la petite barque, prit lui-même une rame, sans savoir encore s'il pourroit bien s'en servir; mais que n'apprend point l'amour! il enseigne des choses bien plus difficiles: il fit ramer Parcin Parcinet avec autant d'adresse & de diligence que le plus expert en ce métier; il entra dans le château d'Irolite, & fut bien surpris de ne trouver que la sage Mana, fon[Pg 239]dant en pleurs dans la chambre de la princesse. Qu'avez-vous, Mana, lui dit le prince avec empressement, & en quel lieu est ma chère Irolite? Hélas, Seigneur, lui dit Mana, elle n'est plus ici, une troupe des gardes de la reine, & quelques femmes à qui apparemment elle se confie, l'ont emmenée de ce château il y a trois ou quatre heures. Parcin Parcinet n'entendit point la fin de ces tristes paroles, il s'étoit évanoui dès qu'il avoit appris le départ de la princesse. Mana le fit revenir avec des peines infinies; il ne sortit de cet état languissant, que pour passer tout-d'un-coup à la fureur: il tira un petit poignard qu'il portoit à sa ceinture, & s'en seroit percé le cœur, si la sage Mana ne lui eût dit en lui retenant le bras le mieux qu'il lui fut possible, & se se jetant à ses genoux: Quoi, Seigneur, vous voulez abandonner Irolite? Vivez pour la délivrer des fureurs de Danamo. Hélas! sans vous, où trouveroit-elle du secours contre les cruautés de la fée? Ces paroles suspendirent un moment le désespoir du malheureux prince. Hélas! reprit-il en versant des larmes que tout son courage ne put retenir, en quel lieu est ma princesse? Oui, Mana, je vivrai pour avoir au moins la triste satisfaction de mourir pour elle, &[Pg 240] d'expirer en la vengeant de ses ennemis. Après ces mots, Mana le conjura de sortir de ce funeste séjour, pour éviter de nouveaux malheurs. Allez, prince, lui dit-elle; que savons-nous si la fée n'a point ici quelqu'un prêt à lui rendre compte de ce qui s'y passe; ménagez donc une vie si chère à la princesse que vous adorez; je vous ferai savoir tout ce que je pourrai apprendre d'elle. Le prince partit après cette promesse, & se retira chez lui, avec toute la douleur que peut inspirer un amour bien malheureux & bien tendre. Il passa la nuit sur un siège, sur lequel il s'étoit jeté en entrant; le jour l'y surprit, & il y avoit déjà quelques heures qu'il étoit commencé, quand il entendit quelque bruit à la porte de sa chambre; il y courut avec cette impatience si pressante que l'on ressent quand on attend des nouvelles où le cœur s'intéresse vivement: il trouva que ses gens lui amenoient un homme qui vouloit lui parler sans aucun retardement; il le reconnut pour un des parens de Mana, il remit une lettre entre les mains de Parcin Parcinet, il entra dans son cabinet pour cacher l'émotion que lui donnoit cette lettre, il l'ouvrit avec précipitation, ayant reconnu l'écriture de Mana, & il y trouva ces paroles:

[Pg 241]

MANA,

Au plus grand prince du monde.

Rassurez-vous, Seigneur, notre princesse est en sûreté, si ce mot peut être permis, tant qu'elle sera soumise au pouvoir de son ennemie; elle m'a demandée à Danamo, qui m'a permis de retourner auprès d'elle, on la garde dans le palais. Hier au soir la reine la fit venir dans son cabinet, lui ordonna de regarder le prince Ormond comme devant être son époux dans peu de jours, & lui présenta ce prince si indigne d'être votre rival. La princesse étoit si affligée, qu'elle ne répondit à la reine que par des larmes: elles n'ont point encore tari. C'est à vous, Seigneur, à trouver, s'il est possible, du secours contre des maux si pressans.

Au bas de la lettre étoient ces mots écrits d'une main tremblante, & qui paroissoient effacés en quelques endroits:

Que je vous plains, mon cher prince! vos maux me sont encore plus douloureux que les miens; j'épargne à votre tendresse le récit de ce que j'ai souffert depuis hier: pourquoi faut-il que je trouble le repos de votre vie! Hélas! sans moi, peut-être seriez-vous heureux.

[Pg 242]

Quel mouvement de joie & de douleur ne sentit point le cœur du jeune prince! quels baisers ne donna-t-il point à cette précieuse marque de l'amour de la divine Irolite! Il étoit si hors de lui-même, qu'il eut toutes les peines du monde à faire une réponse qui eût quelque suite; il remercia la sage Mana, il instruisit la princesse du secours qu'il attendoit de la fée Favorable: & que ne lui dit-il pas sur sa douleur & sur son amour! Il porta enfin sa lettre au parent de Mana, & lui donna une attache de pierreries d'une beauté & d'un prix inestimables, pour commencer à le récompenser du plaisir qu'il venoit de lui faire. A peine le parent de Mana étoit sorti, que la reine & la princesse Azire envoyèrent savoir comment le prince avoit passé la nuit. Il leur fut aisé de juger, par son visage, qu'il n'étoit pas en bonne santé; on le pressa de se mettre au lit, & comme il comprit qu'il y seroit moins contraint que s'il alloit chez la fée, il y consentit.

L'après-dîner la reine le fut voir & lui parla du mariage d'Irolite & du prince Ormond, comme d'une chose qu'elle avoit résolue. Parcin Parcinet qui avoit enfin pris la résolution de se contraindre pour ne pas rendre inutiles ses desseins, parut approuver les intentions de la fée, & la pria seulement[Pg 243] d'attendre que sa santé fût rétablie, parce qu'il vouloit être des fêtes de ce grand mariage. La fée & Azire, qui étoient au désespoir de son mal, lui promirent tout ce qu'il vouloit, & du moins Parcin Parcinet retarda quelques jours la triste noce d'Irolite. La conversation qu'il avoit eue en se promenant sur l'eau avec Azire, avoit avancé le malheur de la belle princesse qu'il aimoit si tendrement. Azire avoit rendu compte à la reine des discours de Parcin Parcinet, & de sa pitié pour Irolite. La reine, qui ne retardoit jamais l'exécution de ses volontés, envoya dès le même soir querir Irolite, & résolut avec Azire d'achever le mariage de cette princesse, & de presser son départ avant que Parcin Parcinet eût une autorité plus établie; cependant au bout de dix jours le fidelle esclave du prince arriva. Quelle joie pour lui de trouver dans la lettre que Favorable lui écrivoit, des marques de sa compassion & de son amitié pour lui & pour Irolite! Elle lui envoyoit une petite bague mêlée de quatre métaux différens, d'or, d'argent, d'airain & de fer. Cette bague pouvoit le garantir quatre fois des persécutions de la cruelle Danamo; & Favorable assuroit le prince que la mauvaise fée ne commanderoit qu'on le poursuivît, que le nombre de fois[Pg 244] que la bague avoit le pouvoir de le sauver. Ces bonnes nouvelles rendirent la santé au jeune prince, & il envoya chercher en diligence le parent de Mana. Il lui donna une lettre qui instruisoit Irolite de l'heureux succès dont ils pouvoient se flatter. Il n'y avoit point de temps à perdre; la reine vouloit achever le mariage d'Irolite dans trois jours. Ce même soir il y eut un bal chez Azire: Irolite y devoit être. Parcin Parcinet ne put se résoudre à y paroitre en négligé; il mit un habit magnifique, & il parut mille fois plus brillant que le jour. Il n'osa d'abord parler à la divine Irolite: mais que ne se disoient-ils pas, quand leurs yeux osoient quelquefois se rencontrer? Irolite avoit le plus bel habit du monde; la fée lui avoit donné des pierreries merveilleuses; & n'ayant plus que quatre jours à l'avoir dans son palais, elle avoit résolu de la traiter pendant ce peu de temps comme elle le devoit être. Sa beauté, qui n'avoit pas accoutumé d'être accompagnée de tant d'ornemens, parut merveilleuse à tout le monde, & encore plus à l'amoureux Parcin Parcinet: il jugea même, par quelques mouvemens de joie qu'il vit briller dans ses beaux yeux, quelle avoit reçu sa lettre. Le prince Ormond parloit souvent à Irolite, mais il[Pg 245] paroissoit de si mauvaise mine sous l'or & les pierreries dont il étoit accablé, que ce n'étoit pas un rival digne de la jalousie du jeune prince. Le bal étoit près de finir, quand Parcin Parcinet, emporté par son amour, souhaita avec une ardeur extrême la liberté de pouvoir parler quelque moment à sa princesse. Reine cruelle, & toi odieuse Azire, dit-il en lui-même, m'ôterez-vous encore long-temps le charmant plaisir de dire mille fois à la belle Irolite que je l'adore? que ne sortez-vous de ces lieux, témoins jaloux de mon bonheur, l'amour ne triomphe qu'en votre absence. A peine Parcin Parcinet eut formé ce souhait, que la fée se trouvant un peu mal, appela Azire, & passa avec elle dans une chambre prochaine où Ormond les suivit; Parcin Parcinet avoit à son doigt la bague que la fée Favorable lui avoit envoyée; elle pouvoit le délivrer quatre fois des persécutions de Danamo. Il auroit dû garder ce secours assuré pour des occasions plus pressantes; mais un violent amour peut-il s'accorder avec la prudence! Le jeune prince se douta bien, par le départ de la fée & d'Azire, que la bague commençoit à servir son amour; il vola près de la belle Irolite, il lui parla de sa tendresse avec des expressions[Pg 246] plus vives qu'éloquentes; il voyoit bien qu'il avoit peut-être employé légèrement le charme de Favorable; mais pouvoit-il se repentir d'une imprudence qui le faisoit parvenir au doux plaisir de parler à sa chère Irolite? Ils résolurent ensemble pour le lendemain, le lieu & l'heure où ils devoient enfin s'affranchir de leur pénible esclavage. La fée & Azire revinrent au bout de quelque temps. Parcin Parcinet s'éloigna avec regret d'Irolite; il regarda la bague fatale, & s'apperçut que le fer s'étoit confondu avec les autres métaux, & ne paroissoit plus du tout, ainsi il vit trop bien qu'il n'avoit plus alors que trois souhaits à faire. Il se résolut de les employer plus utilement que le premier pour sa princesse; mais il ne fit confidence de son départ qu'à son fidelle esclave, & passa le reste de cette nuit à disposer toutes les choses nécessaires pour sa fuite. Le lendemain il parut tranquille chez la reine, & même d'une humeur plus vive qu'à son ordinaire; il fit des plaisanteries au prince Ormond sur son mariage, & agit enfin d'une manière capable de calmer tous les soupçons, si l'on en avoit eu quelques-uns sur son amour. A deux heures après minuit, il se rendit dans le parc de la fée; il y trouva son fidelle esclave, qui, pour exécuter les ordres[Pg 247] de son maître, avoit amené en ce lieu quatre de ses chevaux. Le prince attendit peu; l'aimable Irolite parut marchant d'un pas chancelant & appuyée sur Mana: cette jeune princesse faisoit cette démarche avec peine, il avoit fallu toutes les cruautés de Danamo, & toutes les mauvaises qualités d'Ormond pour l'y résoudre, l'amour seul n'auroit peut-être pas suffi. On étoit alors en été, la nuit étoit belle, & la lune qui éclairoit dans le ciel, avec les étoiles brillantes, faisoient une clarté plus aimable que celle du jour. Le prince s'avança avec empressement, ils n'étoient pas en lieu de faire de longs discours; Parcin Parcinet baisa tendrement la main d'Irolite, & l'aida à monter à cheval, heureusement elle y étoit à merveilles, & c'étoit un des plaisirs qui l'avoient amusée pendant sa prison. Elle montoit quelquefois à cheval, avec ses filles dans un petit bois peu distant de son château, dont la fée lui avoit permis la promenade. Parcin Parcinet, après avoir encore parlé quelques momens à la princesse, fut lui-même prendre son cheval; les deux autres servirent à Mana & au fidelle esclave. Alors le jeune prince tirant le sabre brillant qu'il tenoit de la fée, jura à la belle Irolite de l'adorer toute sa vie, & de mourir s'il étoit[Pg 248] nécessaire, pour la défendre de ses ennemis. Après ces mots, ils partirent, & il sembloit que les zéphirs fussent d'intelligence avec eux, ou qu'ils prissent Irolite pour Flore, car ils l'accompagnèrent.

Cependant le jour découvrit à Danamo une nouvelle si peu attendue; les dames qui étoient auprès d'Irolite s'étonnoient de ce qu'elle dormoit bien plus tard qu'à l'ordinaire; mais suivant l'ordre que la sage Mana leur avoit donné le soir, elles n'osoient entrer chez la princesse sans qu'elle les vînt avertir. Mana couchoit dans la chambre d'Irolite, & elles étoient sorties par une petite porte qui donnoit dans une cour du palais, peu fréquentée; cette porte étoit dans le cabinet d'Irolite, elle étoit fermée; mais avec un peu de peine, en deux ou trois soirées elles avoient trouvé le moyen de l'ouvrir. Enfin, la reine envoya chez Irolite, pour lui ordonner de se rendre chez elle; tout obéissoit aux ordres de la fée: on frappe à la porte de la chambre de la princesse, on ne répondit point. Le prince Ormond arriva; il venoit pour conduire Irolite chez la reine, & fut très-étonné de voir qu'on frappoit vainement; il fit enfoncer la porte, on entra, & voyant la petite porte du cabinet forcée, on ne douta plus que la princesse n'eût fui du[Pg 249] palais. L'on porta cette nouvelle à la reine, elle frémit de colère en l'apprenant. Elle ordonna que l'on cherchât par-tout Irolite; mais ce fut inutilement qu'on voulut s'instruire de sa fuite, personne n'en avoit été informé. Le prince Ormond partit lui-même pour aller chercher Irolite; on envoya les gardes de la fée en toute diligence sur les chemins qu'on jugea qu'elle devoit avoir pris. Cependant Azire s'apperçut que, dans ce trouble général, Parcin Parcinet n'avoit point paru; elle envoya chez lui avec empressement, & enfin la jalousie ouvrant les yeux d'Azire, lui fit penser que ce prince avoit enlevé Irolite, quoiqu'elle ne l'eût pas encore soupçonné d'en être amoureux. La fée ne le pouvoit croire, mais elle alla consulter ses livres, & trouva que le soupçon d'Azire étoit une vérité. Cependant cette princesse ayant appris que Parcin Parcinet n'étoit point dans son appartement, ni dans tout le palais, envoya dans le château où Irolite avoit demeuré si long-temps, pour voir si l'on n'y trouveroit rien qui pût justifier ou condamner le prince. La sage Mana avoit eu soin de n'y rien laisser qui pût marquer l'intelligence d'Irolite avec Parcin Parcinet, mais on trouva près du siège sur lequel ce jeune prince avoit resté long-[Pg 250]temps évanoui, l'écharpe qu'Azire lui avoit donnée; elle s'étoit détachée pendant son évanouissement, & ce prince & Mana, occupés de leur douleur, ne s'en étoient apperçus ni l'un ni l'autre. Que ne sentit point l'orgueilleuse Azire, à la vue de cette écharpe? son amour & sa gloire la faisoient souffrir également, elle s'affligea avec excès, elle fit mettre dans les prisons de la fée tous ceux qui avoient été au service d'Irolite, & à celui du prince. L'ingratitude que la reine croyoit que Parcin Parcinet avoit pour elle, poussa à l'extrémité sa fureur naturelle, & elle auroit donné volontiers un de ses royaumes, pour pouvoir se venger de ces deux amans. Cependant ils étoient poursuivis de tous côtés. Ormond & sa troupe trouvoient par-tout des chevaux frais par l'ordre de la fée; ceux de Parcin Parcinet étoient las, & ne répondoient plus par leur ardeur à l'impatience de leur maître. En sortant d'une forêt, Ormond le joignit: le premier mouvement du jeune prince fut d'aller combattre cet indigne rival; il couroit déjà au-devant de lui, & portait la main sur son sabre, quand Irolite lui cria: Prince! ne cherchez point un danger inutile, obéissez aux ordres de Favorable! Ces paroles arrêtèrent la colère de Parcin Parcinet, & pour[Pg 251] obéir à sa princesse & à la fée, il souhaita que la belle Irolite fût en sûreté contre les persécutions de la cruelle reine. A peine ce souhait fut-il formé, que la terre s'ouvrit entre lui & Ormond: il se présenta à ses yeux un petit homme assez mal fait, vêtu d'un habit magnifique, qui lui fit signe de le suivre. La pente étoit douce de son côté, il descendit de cheval avec la belle Irolite; Mana & le fidelle esclave les suivirent, & la terre se referma. Ormond, surpris d'un événement si extraordinaire, courut en diligence pour en rendre compte à Danamo. Cependant nos jeunes amans suivirent le petit homme par une route fort obscure, au bout de laquelle ils trouvèrent un vaste palais, qui n'étoit éclairé que par une grande quantité de flambeaux & de lampes. On les fit descendre de cheval, ils entrèrent dans une salle d'une grandeur prodigieuse; elle étoit soutenue par des colonnes de terre luisante, couverte d'ornemens d'or; les murs étoient de même matière; un petit homme tout couvert de pierreries, étoit assis au fond de la salle, sur un trône d'or, entouré d'un grand nombre des gens faits comme celui qui avoit conduit le prince jusqu'en ce lieu. Dès qu'il parut avec la charmante Irolite, ce petit homme se leva de son[Pg 252] trône, & lui dit: Venez, prince, la grande fée Favorable, qui est dès long-temps de mes amies, ma prié de vous sauver des cruautés de Danamo. Je suis le roi des Gnomes, soyez le bien venu dans mon palais avec la belle princesse qui vous accompagne. Parcin Parcinet le remercia du secours qu'il venoit de lui donner. Ce roi & tous ses sujets furent enchantés de la beauté d'Irolite, ils la prirent pour un astre qui venoit éclairer leur séjour: on servit un magnifique repas à Parcin Parcinet & à la princesse. Le roi des Gnomes en fit les honneurs: une musique fort harmonieuse, mais un peu barbare, fit le divertissement de la soirée; on y chanta les charmes d'Irolite, & ces vers furent répétés plusieurs fois:

Quel astre descend sous la terre!
Pour embellir ce séjour ténébreux;
Ne regardons point trop cette vive lumière
Qui séduit & charme les yeux;
L'astre brillant qui nous éclaire,
Pour les cœurs est bien dangereux.

Après la musique, on conduisit le prince & la princesse chacun dans une chambre magnifique: Mana & le fidelle esclave les servirent. Le lendemain on leur fit voir le palais du roi; il dispose de tous les trésors que la terre ren[Pg 253]ferme; on ne pouvoit rien ajouter à ces richesses: c'étoit un amas confus de belles choses, mais l'art y manquoit par-tout. Le prince & la princesse demeurèrent huit jours dans ce lieu souterrain: Favorable l'avoit ainsi ordonné au roi des Gnomes. Pendant ce temps on donna tous les jours à la princesse & à son amant, des fêtes peu galantes, mais magnifiques; la veille de leur départ le roi, pour immortaliser la mémoire de leur séjour dans son empire, fit élever leurs statues aux deux côtés de son trône; elles étoient d'or, & les piedestaux de marbre blanc: ces paroles étoient écrites avec des lettres formées de diamans sur le piedestal de la statue du prince:

Nous ne désirons plus la vue du soleil;
Nous avons vu ce prince,
Il est plus beau et plus brillant que lui.

Et sur le piedestal de la statue de la princesse, étoient ces mots écrits de la même manière:

A la gloire immortelle,
De la déesse de la beauté,
Elle est descendue ici bas,
Sous les traits et le nom d'Irolite.

Le neuvième jour on donna au prince les plus beaux chevaux du monde; leurs har[Pg 254]nois étoient d'or, tout couverts de diamans: il sortit de la sombre demeure des Gnomes avec sa petite troupe, aprês avoir témoigné sa reconnoissance au roi. Il se retrouva dans la même campagne où Ormond l'avoit attaqué, il regarda sa bague, & ne trouva plus que l'argent & l'airain qui paroissoient. Il poursuivit son chemin avec la charmante Irolite, & ils se hâtoient d'arriver à la demeure de Favorable, où enfin ils devoient être en sûreté, quand tout d'un coup en sortant d'un vallon, ils rencontrèrent une troupe des gardes de Danamo, qui continuoient à les chercher. Ils s'apprêtoient à fondre sur eux, quand le prince fit promptement son souhait, & tout aussitôt il parut un grand espace couvert d'eau entre la troupe de Parcin Parcinet & celle de la fée. Une belle nymphe à demi nue parut au milieu de l'eau, dans un petit bateau de roseaux entrelacés. Elle s'approcha du rivage, pria le prince & sa belle maîtresse d'entrer dans le bateau; Mana & l'esclave les y suivirent, leurs chevaux restèrent dans la campagne, & le petit bateau s'enfonçant tout d'un coup dans l'eau, fit croire aux gardes de la fée qu'ils étoient péris en voulant se sauver de leurs mains. Cependant ils se trouvèrent dans un palais[Pg 255] dont les murs n'étoient que grandes nappes d'eau, qui, tombant sans cesse également, formoient des salles, des chambres, des cabinets, & entouroient les jardins, où mille jets d'eau, de figure bisarre, formoient le dessein des parterres. Il n'y avoit que les nayades, dans l'empire desquelles ils étoient, qui pussent habiter ce palais, aussi beau qu'il étoit singulier. Pour donner donc une demeure plus solide au prince & à la belle Irolite, la nayade qui les conduisoit les mena dans des grottes de coquillages où brilloit le corail, les perles & toutes les autres richesses de la mer. Les lits étoient de mousse, cent dauphins gardoient la grotte d'Irolite, & vingt baleines celle de Parcin Parcinet. Les nayades admirèrent à leur retour la beauté d'Irolite, & plus d'un triton fut jaloux des regards & des soins qu'attiroit le jeune prince. On leur servit, dès qu'ils furent dans la grotte de la princesse, une colation superbe de toutes sortes de fruits glacés: douze Sireines vinrent charmer par leurs chants doux & gracieux, les inquiétudes du jeune prince & de la belle Irolite; elles finirent leurs concerts par ces paroles:

[Pg 256]

En quelques lieux où l'amour nous amène
Ce dieu sait nous y rendre heureux;
Parfaits amans, charmés de votre chaîne,
Jusques au fond des eaux faites briller vos feux:
En quelque lieu où l'amour nous amène,
Ce dieu sait nous y rendre heureux.

Le soir il y eut un festin où l'on ne servit que des poissons, mais d'une grandeur extraordinaire & d'un goût exquis; après le repas les nayades dansèrent un ballet avec des habits d'écailles de poissons de différentes couleurs, qui faisoient le plus bel effet du monde; les cors des tritons, & d'autres instrumens inconnus aux mortels, composoient la symphonie, elle étoit bisarre, mais nouvelle & très-agréable. Parcin Parcinet & la belle Irolite furent quatre jours dans cet empire, Favorable l'avoit ainsi ordonné. Le cinquième jour les nayades vinrent en foule conduire le prince & la princesse: les deux amans étoient dans un petit bateau, fait d'une seule coquille, & les nayades à moitié hors de l'eau les accompagnèrent jusques au bord d'une rivière, où Parcin Parcinet retrouva ses chevaux, & se mit à marcher avec dautant plus de diligence qu'il s'apperçut en regardant sa bague, que l'argent en étoit disparu; il n'y restoit plus que l'airain, mais aussi étoient-ils fort près de[Pg 257] la demeure tant désirée de Favorable. Ils marchèrent encore trois jours, mais au quatrième, le soleil qui venoit de se lever, fit briller de loin à leurs yeux des armes, & quand ceux qui les portoient furent un peu approchés, ils les reconnurent pour le prince Ormond & sa troupe. Danamo les avoit renvoyés pour les poursuivre, avec ordre de ne les point quitter s'ils les trouvoient, & de ne pas s'éloigner du lieu où il leur arriveroit peut-être encore quelque chose d'extraordinaire, & surtout de tâcher d'engager Parcin Parcinet au combat. Danamo avoit bien jugé, après le récit d'Ormond, qu'une fée protégeoit le prince & la princesse, mais elle étoit si savante, qu'elle ne désespéroit pas de la vaincre par des charmes plus forts que les siens. Ormond, ravi de revoir le prince & Irolite qu'ils cherchoient avec tant de peine & de soins, courut l'épée à la main à Parcin Parcinet, pour tâcher de le combattre suivant les ordres qu'il avoit reçus de Danamo. Le jeune prince tira aussi son sabre d'un air si fier, qu'Ormond se repentit plus d'une fois de son entreprise. Mais Parcin Parcinet qui apperçut Irolite toute en larmes, attendri par cette vue, forma son quatrième souhait, & tout aussitôt un grand feu qui s'éleva presque jusques aux nues,[Pg 258] sépara Parcin Parcinet de son ennemi. Ce feu fit reculer Ormond & sa troupe. Le jeune prince & Irolite, toujours suivis du fidelle esclave & de la sage Mana, se trouvèrent dans un palais dont la vue causa d'abord beaucoup de frayeur à la jeune Irolite. Il étoit tout de feu, mais elle fut bientôt rassurée quand elle s'apperçut qu'elle ne sentoit point une chaleur plus ardente que celle du soleil, & que ce feu avoit seulement le brillant & la flamme de celui qu'elle craignoit, sans avoir toutes les autres qualités qui le rendent insupportable. Un grand nombre de jeunes & belles personnes vêtues d'habits où paroissoient ondoyer des flammes, vinrent recevoir la princesse & son amant. Une d'entr'elles, qu'ils jugèrent être la reine de ce lieu-là par les respects qui lui étoient rendus, leur dit: Venez, charmante princesse, & vous beau Parcin Parcinet, vous êtes dans le royaume des Salamandres, j'en suis la reine, & c'est avec plaisir que je me suis chargée de vous cacher sept jours dans mon palais, suivant les ordres de Favorable; je voudrois seulement que votre séjour ici fût d'une plus longue durée. Après ces mots on les fit entrer dans un grand appartement tout de feu, comme le reste du palais, & qui brilloit d'une[Pg 259] clarté plus vive que celle du soleil. Il y eut le soir chez la reine un grand souper délicat & bien entendu. Après le repas on passa sur une terrasse, pour voir un feu d'artifice d'une beauté merveilleuse & d'un dessin très-singulier, qui étoit préparé dans une grande cour du palais des Salamandres. Douze amours étoient sur autant de colonnes de marbre de différente couleur: six d'entr'eux paroissoient prêts à tirer des flèches & les six autres soutenoient un grand cartouche, où ces paroles étoient écrites en caractère de feu:

La belle Irolite en tous lieux
A la victoire pour partage.
Quelques ardens que soient nos feux,
Celui qui brille dans ses yeux
Brule mieux et plait davantage.

La jeune Irolite rougit de sa propre gloire, & Parcin Parcinet étoit ravi qu'on la trouvât aussi belle qu'elle le paroissoit à ses yeux. Cependant les amours tirèrent des flèches de feu, qui, se croisant en l'air, formèrent en mille endroits le chiffre & le beau nom d'Irolite, & l'élevèrent jusques au ciel. Les sept jours qu'elle demeura dans ce palais se passèrent en plaisirs. Parcin Parcinet remarqua que tous les Salamandres avoient de l'esprit &[Pg 260] une vivacité charmante, & qu'ils étoient tous galans & amoureux: la reine même ne leur parut pas exempte de cette passion, pour un jeune Salamandre d'une beauté merveilleuse. Le huitième jour ils sortirent à regret d'un séjour si conforme à leur tendresse. Ils se trouvèrent dans une belle campagne; Parcin Parcinet regarda sa bague, & trouva que sur ces quatre métaux mêlés ensemble, ces mots étoient gravés:

Vous avez souhaité trop tôt.

Ces paroles affligèrent le prince & la jeune princesse, mais ils étoient si près de la demeure de Favorable, qu'ils espéroient y pouvoir arriver ce même jour. Cette pensée suspendit leur douleur, ils marchèrent en invoquant la fortune & l'amour, mais ce sont souvent des guides infidelles. Parcin Parcinet étoit enfin près d'entrer sur les terres de Favorable, mais Ormond, suivant les ordres de la fée, ne s'étoit point éloigné du lieu où le feu les avoit séparés, il s'étoit campé derrière un bois, & des sentinelles qui faisoient une garde perpétuelle, le vinrent avertir que le prince & la princesse venoient de reparoître dans la plaine. Il fit monter ses gens à cheval, & joignit sur le soir le malheureux prince & la divine Irolite.[Pg 261] Parcin Parcinet ne s'effraya point du grand nombre de ceux qui l'attaquèrent tous à la fois. Il fut à eux avec une valeur qui les épouvanta. J'accomplis mes promesses, belle Irolite, dit-il en tirant son sabre, je vais mourir pour vous, ou vous délivrer de vos ennemis. Après ces mots, il frappa le premier qui se présenta devant lui, & l'abattit à ses pieds; mais, ô douleur non attendue! ce sabre merveilleux qu'il tenoit de la fée se rompit en mille éclats. C'étoit là ce que Danamo attendoit du combat du jeune prince: quand elle donnoit des armes, elle les charmoit d'une manière particulière, dès que l'on s'en servoit contr'elle; le premier coup que l'on portoit les faisoit briser en mille pièces. Parcin Parcinet désarmé ne put résister long-temps, le nombre l'accabla: on le prit, on le chargea de chaînes, & la jeune Irolite eut le même destin. Ah! fée Favorable, s'écria tristement le prince, abandonnez-moi à toutes les rigueurs de Danamo, mais sauvez la belle Irolite. Vous avez désobéi à la fée, lui répondit un jeune homme d'une beauté surprenante qui parut en l'air, il faut que vous en portiez la peine: si vous n'aviez pas prodigué le secours de Favorable, aujourd'hui nous vous aurions sauvé pour toujours des cruau[Pg 262]tés de Danamo: tout l'empire des Sylphes est affligé de n'avoir pas eu la gloire de rendre heureux un prince si charmant, & une si belle princesse. Après ces paroles il disparut, & Parcin Parcinet gémit alors de son imprudence; il paroissoit insensible à ses propres malheurs: mais qu'il ressentoit vivement ceux d'Irolite! le regret d'y avoir contribué l'auroit fait mourir de douleur, si le destin n'eût résolu de lui faire encore souffrir de plus cruelles peines. La jeune Irolite témoignoit un courage digne de l'illustre sang dont elle étoit descendue, & l'impitoyable Ormond, loin de s'attendrir à un spectacle si touchant, tâchoit encore de redoubler les malheurs qu'il leur causoit. Il les faisoit conduire séparément, & leur ôtoit par ce moyen la triste douceur de se plaindre d'un mal sans remède. Après un voyage si cruel, ils arrivèrent à la mauvaise fée; elle sentit une maligne joie en voyant ce prince & cette jeune princesse dans un état si digne de faire naître la pitié dans toute autre ame que la sienne. Azire en ressentit pour Parcin Parcinet, mais elle n'osa le témoigner devant la fée. Je vais donc, dit cette cruelle reine en s'adressant au jeune prince, avoir le plaisir de me venger de ton ingratitude! Va, au lieu de monter sur le[Pg 263] trône que ma bonté t'avoit destiné, dans la prison de la mer, où je ferai finir ta malheureuse vie par des supplices affreux. J'aime mieux la prison la plus cruelle, reprit ce prince en la regardant fièrement, que les faveurs d'une reine aussi injuste que toi. Ces paroles irritèrent encore la fée, elle s'attendoit à le voir humilié à ses pieds. Elle le fit conduire à la prison qu'elle lui avoit destinée; Irolite pleura en le voyant partir, Azire ne put retenir ses soupirs, & toute la cour gémit en secret d'un ordre si impitoyable. Pour la belle Irolite, la reine la fit remener dans ce château où elle avoit demeuré si long-temps, la fit garder avec soin & traiter avec toute l'inhumanité dont elle étoit capable.

La prison où fut conduit le prince, étoit une tour affreuse au milieu de la mer, bâtie dans une petite isle déserte; il y fut enfermé chargé de fers, & l'on eut pour lui toutes les duretés imaginables. Quel séjour pour un prince digne de règner sur tout l'univers! Le souvenir d'Irolite étoit sa seule occupation; il n'appeloit Favorable qu'au secours de sa chère princesse, & il souhaitoit, mille fois le jour, de mourir pour expier seul la faute qu'il avoit faite. Son fidelle esclave avoit été enfermé dans la même prison, mais il n'avoit[Pg 264] pas la satisfaction de servir son illustre maître; & Parcin Parcinet n'avoit auprès de lui que des soldats farouches, dévoués à la fée, qui pourtant en lui obéissant, respectoient malgré eux-mêmes le malheureux Parcin Parcinet. Sa jeunesse, sa beauté, & surtout son courage, les touchoit d'une admiration qui leur faisoit regarder ce prince comme un homme fort au-dessus des autres. La sage Mana étoit traitée dans le château d'Irolite, comme l'esclave du prince dans la prison de la mer. Les femmes de Danamo approchoient seules de la princesse, & par les ordres de la fée, l'accabloient à tout moment d'une nouvelle douleur par le récit des souffrances de Parcin Parcinet. Les maux de ce prince faisoient oublier à Irolite le souvenir des siens, & tout renouveloit ses larmes dans un lieu où elle avoit tant vu de fois ce prince charmant lui jurer une fidélité éternelle. Hélas! disoit-elle en elle-même, que n'avez-vous été moins constant, mon cher prince: votre infidélité m'auroit coûté la vie; mais qu'importe, vous vivriez heureux. Après trois mois de souffrances, Danamo, qui avoit passé ce temps à faire un charme d'une force extraordinaire, envoya un matin à la belle Irolite deux lampes, l'une d'or & l'autre de crystal.[Pg 265] Danamo lui fit ordonner de ne laisser jamais éteindre l'une des deux lampes; mais elle lui fit dire qu'elle pourroit les allumer à son choix. Irolite répondit avec sa douceur naturelle qu'elle obéiroit, sans chercher même à comprendre ce que signifioit le commandement de la fée. Elle porta soigneusement les deux lampes dans un cabinet; celle d'or étoit allumée, elle ne l'éteignit point de tout ce jour-là, & le lendemain elle alluma l'autre: elle continua ainsi à obéir à la fée. Il y avoit quinze jours qu'elle gardoit les lampes, quand sa santé commença à devenir languissante; elle ne douta pas un moment que sa douleur n'en fût la cause, & on lui apprit, pour redoubler ses maux, que Parcin Parcinet étoit fort malade. Quelle nouvelle pour Irolite! sa vive douleur & son accablement attendrirent toutes les femmes qui étoient auprès d'elle. Un soir qu'elles s'étoient toutes endormies, une d'entr'elles s'approcha doucement de la princesse, & la voyant allumer la lampe de crystal: que faites-vous, grande princesse, lui dit-elle? éteignez cette fatale lumière, vos jours y sont attachés, sauvez une si belle vie des cruautés de Danamo. Hélas! reprit la triste Irolite d'un air languissant, elle a rendu ma vie si malheureuse, que c'est une espèce de faveur à la fée, que[Pg 266] de me donner le moyen de la finir; mais, continua-t-elle un moment après avec une émotion qui ramena de belles couleurs sur son visage, quelle vie menace la lampe d'or dont je prends le même soin d'entretenir la lumière? Les jours de Parcin Parcinet, reprit la confidente de Danamo; car elle parloit par son ordre à la princesse. La mauvaise fée la vouloit tourmenter, en lui faisant apprendre que sa destinée étoit cruelle. A cette nouvelle, la douleur d'avoir pris soin elle-même de terminer les jours de Parcin Parcinet, la fit demeurer long-temps sans connoissance; elle revint, & reprenant ses sens elle reprit aussi son désespoir. Fée odieuse, disoit-elle quand elle avoit la force de parler; fée barbare! quoi, ma mort ne suffisoit pas à ta fureur; tu voulois encore, cruelle, faire périr par mes mains un prince qui m'est si cher, & qui est si digne de l'amour le plus parfait & le plus tendre? mais la mort mille fois plus douce que toi, va bientôt me délivrer de tous les maux que ta rage t'a fait inventer contre une passion si violente & si fidelle. La jeune princesse pleuroit sans cesse sur la lampe fatale où étoient attachés les jours de Parcin Parcinet, & n'allumoit plus que la sienne: elle la regardoit brûler avec joie, comme un sacrifice qu'elle faisoit à son[Pg 267] amour & à son amant. Cependant ce malheureux prince étoit tourmenté par des supplices où tout son courage ne pouvoit résister: la fée lui avoit fait dire par un des soldats qui le gardoient dans sa prison, & qui feignit d'être sensible aux douleurs de cet illustre prince, qu'Irolite avoit consenti à épouser le prince Ormond, peu de jours après qu'il eut été conduit dans l'affreuse prison où il gémissoit encore; que cette princesse avoit paru contente après son mariage, qu'elle s'étoit trouvée à toutes les fêtes que l'on avoit faites pour le célébrer, & qu'enfin elle étoit partie avec son époux: c'étoit-là le seul malheur où le prince ne s'attendoit pas, & c'étoit aussi le seul qui pût être plus fort que sa constance. Quoi! ma chère Irolite, vous m'êtes infidelle, disoit ce triste prince, & vous êtes à Ormond! Vous n'avez pas seulement plaint mes malheurs? vous n'avez songé qu'à finir ceux que vous causoit ma tendresse? vivez heureuse, ingrate Irolite; je vous adore toute inconstante que vous êtes, & je veux mourir pour mon amour, puisque vous n'avez pas voulu que j'eusse la gloire de mourir pour ma princesse. Tandis que l'infortuné Parcin Parcinet s'affligeoit ainsi, & que la tendre Irolite donnoit sa vie pour prolonger celle de son[Pg 268] amant, Danamo fut touchée du désespoir d'Azire: elle mouroit de douleur des maux de Parcin Parcinet; enfin la cruelle fée qui vit bien que pour sauver la vie de sa fille il falloit pardonner à ce prince, lui permit de l'aller voir, & de lui promettre tous les biens qu'il avoit espéré, pourvu qu'il la voulût épouser, & la fée résolut de faire mourir Irolite, dès que le prince auroit accepté ces propositions. L'espérance de revoir Parcin Parcinet, rendit la vie à la triste Azire; & la reine lui permit d'envoyer au château d'Irolite, reprendre la lampe d'or, qu'elle vouloit garder, pour être plus assurée qu'on ne l'allumeroit pas. Cet ordre parut plus cruel que tous les autres à l'affligée Irolite. Que d'inquiétudes pour la vie de Parcin Parcinet! Soyez moins en peine de la fortune de ce prince, lui dirent les femmes qui étoient auprès d'elle; il va épouser la princesse Azire, & c'est elle qui, soigneuse de sa vie, vient d'envoyer chercher la lampe où ses jours sont attachés. Le tourment de la jalousie manquoit aux malheurs de l'infortunée Irolite; après ces mots, elle la sentit naître dans son cœur: cependant Azire fut voir le prince, & lui offrit son hymen & ses royaumes; puis feignant d'ignorer qu'il avoit appris qu'Irolite avoit[Pg 269] epousé Ormond, elle le voulut convaincre par cet exemple, qu'il avoit poussé la constance trop loin. Parcin Parcinet, à qui rien n'étoit précieux sans la charmante Irolite, préféra sa prison & ses malheurs à la liberté & aux empires: Azire fut désespérée de ces refus, & sa douleur la rendoit aussi malheureuse que lui.

Pendant ce temps-là la fée Favorable, qui jusqu'alors avoit fait gloire de l'insensibilité de son cœur, ne put résister aux charmes d'un jeune prince, qui brilloit alors dans sa cour; il prit de l'amour pour elle; Favorable ne pouvoit se résoudre à lui laisser entendre que la fierté de son ame s'étoit laissée vaincre à ses soins; enfin elle céda au désir de ne lui laisser plus ignorer son triomphe. Le plaisir de parler à ce qu'on aime, lui parut alors un plaisir si charmant & si digne d'être souhaité, qu'approuvant la faute qu'elle avoit tant blâmée, elle vint en diligence au secours de Parcin Parcinet & de la belle Irolite.

Un peu plus tard, il n'eût plus été temps de les pouvoir secourir; la lampe fatale d'Irolite devoit finir dans six jours, & la douleur du malheureux Parcin Parcinet étoit prête à terminer sa vie. Favorable arriva dans le palais de Danamo: sa puissance étoit bien au[Pg 270]dessus de la sienne, elle se fit obéir malgré la colère de la méchante fée; le prince fut retiré de sa prison, il n'en sortit qu'après avoir été assuré par Favorable, que la belle Irolite pouvoit encore être à lui. Il parut, malgré sa pâleur, plus beau que le jour qu'il venoit de revoir; il fut avec la fée Favorable au château de sa princesse, la lampe ne jetoit plus qu'une foible lueur, & la mourante Irolite ne voulut consentir à la laisser éteindre, qu'après avoir été assurée de la fidélité de son heureux amant. Il n'est point d'expression assez vive & assez tendre, pour exprimer la joie parfaite qu'ils sentirent à se revoir; Favorable leur fit reprendre en un moment tous leurs charmes, les doua d'une longue vie & d'un bonheur constant, mais pour leur tendresse, elle ne trouva rien à y ajouter. Danamo, furieuse de voir son autorité renversée, se tua de sa propre main. Le sort d'Azire & celui d'Ormond, furent remis par le prince entre les mains d'Irolite; elle ne s'en voulut venger qu'en les unissant ensemble pour toujours; & Parcin Parcinet, aussi généreux que fidelle, ne voulut reprendre que le royaume de son père, & laissa régner Azire dans ceux de Danamo. La noce du prince & de la divine Irolite se fit avec une magnificence infinie, &[Pg 271] après avoir témoigné leur reconnoissance à Favorable, & comblé de bienfaits l'esclave & la sage Mana, ils partirent pour leur royaume, où le prince & l'aimable Irolite jouirent du rare bonheur de brûler toujours d'un amour aussi tendre & aussi constant dans une fortune tranquille, que pendant leurs malheurs il avoit été ardent & fidelle.


ANGUILLETTE

 




ANGUILLETTE,
CONTE.


Quelque grandeur où le destin élève ceux qu'il favorise, il n'est point de félicité exempte de véritables chagrins; on ne peut connoître les fées, & ignorer que, quelques savantes qu'elles puissent être, elles n'ont pu trouver le secret de se garantir du malheur de changer de figure quelques jours de chaque mois, en prenant celle d'un animal terrestre, céleste, ou de ceux qui vivent dans les eaux.

Pendant ces jours si dangereux, où elles se trouvent en proie à la cruauté des hom[Pg 272]mes, elles ont souvent peine à se sauver des périls où cette dure nécessité les expose.

Une d'entr'elles, qui se transformoit en anguille, fut malheureusement prise par des pêcheurs; on la porta aussitôt dans un petit quarré d'eau, au milieu d'une belle prairie où l'on mettoit les poissons réservés pour la table du roi de ce pays-là.

Anguillette, c'étoit le nom de la fée, trouva dans ce nouveau séjour, un grand nombre de beaux poissons destinés, comme elle, à ne vivre plus que quelques heures; elle avoit entendu les pêcheurs qui se disoient les uns aux autres, que ce soir même le roi devoit donner un grand festin, pour lequel ces grands poissons avoient été choisis avec soin.

Quelle nouvelle pour la malheureuse fée! elle accusa mille fois le destin: elle soupira douloureusement; mais après s'être cachée quelque temps au fond de l'eau pour déplorer en particulier son infortune, le désir de sortir d'un si pressant danger, la fit regarder de tous côtés; pour voir si elle ne pourroit point se sauver de ce réservoir, & regagner la rivière, qui étoit à une assez petite distance de ce lieu-là; mais la fée regarda inutilement, le quarré d'eau étoit trop profond pour espérer d'en pouvoir sortir sans secours, & sa douleur[Pg 273] augmenta encore en voyant arriver les pêcheurs qui l'avoient prise.

Ils commencèrent à jeter leurs filets, & Anguillette, en les évitant avec adresse, ne reculoit son trépas que de quelques momens.

La plus jeune des filles du roi se promenoit alors dans la prairie; elle s'approcha du quarré d'eau pour s'amuser à voir pêcher.

Le soleil, qui se couchoit alors, faisoit briller ses rayons dans les ondes; la peau d'Anguillette, qui étoit fort luisante, paroissoit, au soleil, dorée en quelques endroits, & mêlée de diverses couleurs.

La jeune princesse la remarqua, & la trouvant fort belle, commanda aux pêcheurs de la prendre & de lui la donner; on obéit, la malheureuse fée fut bientôt remise entre les mains qui alloient décider de sa vie.

Quand la princesse eut regardé quelques momens Anguillette, touchée de compassion, elle courut jusques au bord de la rivière, & la remit dans l'eau.

Ce service inespéré toucha le cœur de la fée d'une vive reconnoissance.

Elle reparut sur la rivière, & dit à la princesse: je vous dois la vie, généreuse Plousine, c'étoit son nom; mais c'est un grand bonheur pour vous: n'ayez point peur, continua-t-elle,[Pg 274] en voyant la jeune princesse prête à s'enfuir; je suis une fée; je vous ferai connoître la vérité de mes paroles par un nombre infini de bienfaits.

Comme on étoit accoutumé en ces temps-là à voir des fées, Plousine se rassura, & prêta beaucoup d'attention aux agréables promesses d'Anguillette. Elle commençoit même à lui répondre quelque chose, quand la fée l'interrompant, lui dit: attendez après avoir reçu mes bienfaits à m'assurer de votre reconnoissance, allez, jeune princesse, & revenez demain matin au lieu où vous êtes: voyez quel souhait vous voudrez faire, & aussitôt je l'accomplirai.

Choisissez d'une beauté parfaite & touchante, de l'esprit le plus grand & le plus aimable, ou des richesses infinies.

Après ces mots, Anguillette se cacha au fond de l'eau, & laissa Plousine très-satisfaite de son aventure.

Elle résolut de ne faire confidence à personne de ce qui venoit de lui arriver; car, disoit-elle en elle-même, si Anguillette me trompoit, mes sœurs croiroient que c'est une fable que j'ai inventée.

Après cette petite réflexion, elle alla rejoindre sa suite, qui n'étoit composée que[Pg 275] d'un petit nombre de femmes; elle les trouva qui la cherchoient.

La nuit qui suivit cette journée, la jeune Plousine ne fut occupée que du choix qu'elle devoit faire: celui de la beauté emportoit presque la balance; mais comme elle avoit assez d'esprit pour souhaiter d'en avoir davantage, elle résolut de demander cette grâce à la fée.

Elle se leva en même temps que le jour; elle courut dans la prairie, pour, disoit-elle, cueillir des fleurs, & en faire une guirlande qu'elle vouloit présenter à la reine sa mère à son lever.

Ses femmes se dispersèrent dans la prairie pour choisir les fleurs les plus belles & les plus vives; elle étoit toute émaillée.

Cependant la jeune princesse courut au bord de la rivière, & trouva à l'endroit où elle avoit vu la fée, une colonne de marbre blanc parfaitement belle: un moment après, la colonne s'ouvrit & la fée en sortit, & se fit voir à la princesse: ce n'étoit plus un poisson; c'étoit une grande femme, belle, d'un air majestueux, & dont la coiffure & l'habit étoient couverts de pierreries. Je suis Anguillette, dit-elle à la jeune princesse, qui la regardoit avec une grande attention; je viens accomplir ma pro[Pg 276]messe: vous avez fait choix de l'esprit, vous en aurez dès ce moment même, & vous en aurez assez pour mériter l'envie de tous ceux qui jusques à ce jour ont pu se flatter d'en avoir.

La jeune Plousine, après ces paroles, se sentit très-différente de ce qu'elle étoit un instant auparavant; elle remercia la fée avec une éloquence que jusqu'alors elle n'avoit jamais connue.

La fée sourit de l'étonnement que marquoit la princesse, de trouver tant de facilité à s'énoncer.

Je vous sais si bon gré, continua la gracieuse Anguillette, du choix que vous avez fait préférablement à la beauté qui flatte tant une personne de votre âge, que pour vous en récompenser, je vous donnerai la beauté que vous avez aujourd'hui si sagement négligée.

Revenez demain à la même heure; je vous donne jusqu'à ce temps-là pour choisir comment vous désirerez d'être belle.

La fée disparut & laissa la jeune Plousine plus touchée de son bonheur qu'elle ne l'avoit encore été. Le choix de l'esprit étoit un effet de sa raison; mais la promesse de la beauté flattoit son cœur; & ce qui touche le cœur, est toujours le plus sensible.

[Pg 277]

La jeune princesse, en quittant le bord de l'eau, alla prendre les fleurs que lui présentèrent ses femmes; elle en fit une guirlande très-agréable, & la porta à la reine; mais quel fut l'étonnement de cette princesse, celui du roi & de toute la cour, d'entendre parler la jeune Plousine avec une grâce qui enlevoit les cœurs.

Les princesses ses sœurs tâchoient inutilement de lui trouver moins d'esprit que les autres, elles étoient contraintes de s'étonner, & d'admirer toujours.

La nuit vint; la princesse occupée de l'espérance d'être belle, au lieu de se coucher, passa dans un cabinet rempli de portraits, où sous la figure de déesses étoient peintes plusieurs reines & princesses de sa maison: tous ces portraits étoient beaux; elle espéra qu'ils l'aideroient à choisir une beauté digne d'être demandée à la fée.

Une Junon s'offrit d'abord à ses regards; elle étoit blonde, & avoit l'air tel qu'il doit être pour représenter la reine des dieux; Pallas & Vénus étoient auprès d'elle: ce tableau représentoit le jugement de Pâris.

La noble fierté de Pallas plut fort à la jeune princesse, mais la beauté de Vénus pensa fixer son choix; cependant elle passa au tableau sui[Pg 278]vant: on y voyoit Pomone à demi-couchée sur un lit de gazon, sous des arbres chargés des plus beaux fruits du monde; elle paroissoit si charmante, que la princesse, qui depuis ce matin-là savoit tout, ne s'étonna point qu'un dieu eût pris diverses figures pour tâcher de lui plaire.

Diane paroissoit ensuite telle que les poëtes la représentent, le carquois sur le dos & l'arc à la main; elle poursuivoit un cerf, suivie d'une grande troupe de nymphes.

Flore se faisoit remarquer un peu plus loin; elle paroissoit se promener dans un parterre dont les fleurs, quoiqu'admirables, brilloient pourtant beaucoup moins que son teint; on voyoit ensuite les Grâces, elles paroissoient belles & touchantes, ce tableau achevoit le tour du cabinet.

Mais la princesse fut frappée de celui qui ornoit le dessus de la cheminée; c'étoit la déesse de la jeunesse: un air divin étoit répandu sur toute sa personne, ses cheveux étoient du plus beau blond du monde; elle avoit le tour du visage d'une forme agréable, la bouche charmante, la taille & la gorge parfaitement belle, & ses yeux paroissoient bien plus redoutables pour troubler la raison, que le nectar dont elle paroissoit s'amuser à remplir une coupe.

[Pg 279]

Je veux, s'écria la jeune princesse, après avoir admiré cet aimable portrait, je veux être belle comme Hébé, & l'être long-temps, s'il est possible.

Après ce souhait, elle retourna dans sa chambre, où le jour qu'elle attendoit lui parut trop lent à seconder son impatience.

Il vint enfin, & elle retourna au bord de la rivière: la fée tint sa parole; elle parut, & jeta un peu d'eau sur le visage de Plousine, qui devint aussi belle qu'elle l'avoit désiré.

Quelques dieux marins avoient accompagné la fée; leur applaudissement fut le premier effet des charmes de la fortunée Plousine; elle se regarda dans l'eau, & ne put se reconnoître, son silence & son étonnement furent alors les seules marques de sa reconnoissance. J'ai rempli tous vos souhaits, lui dit la généreuse fée, vous devez être contente; mais je ne la serois pas encore, si je ne surpassois tous vos désirs par mes bienfaits.

Je vous donne avec l'esprit & la beauté, tous les trésors dont je dispose; ils ne peuvent s'épuiser; souhaitez seulement, quand vous le voudrez, des richesses infinies, vous les obtiendrez dans le même moment pour vous, & pour tous ceux que vous en croirez dignes.

[Pg 280]

La fée disparut, & la jeune Plousine, alors aussi belle qu'Hébé, retourna au palais: tout ce qui la rencontroit en étoit charmé; on annonça son arrivée chez le roi qui l'admira lui-même, & ce fut à sa voix & à son esprit, qu'on reconnut l'aimable princesse; elle apprit au roi qu'une fée lui avoit fait tous ces dons si précieux, & on ne la nomma plus qu'Hébé, parce qu'elle ressembloit parfaitement au portrait de cette déesse.

Quels nouveaux sujets de haine contr'elle pour ses sœurs! son esprit leur avoit encore moins donné de jalousie que sa beauté.

Tous les princes qui avoient été touchés de leurs attraits, ne balancèrent point à devenir infidelles; on abandonna de même toutes les autres beautés de cette cour; les larmes & les reproches n'arrêtèrent point ces amans volages, & ce procédé, qui parut alors si surprenant, a depuis, dit-on, passé en coutume.

Tout brûloit auprès d'Hébé, & son cœur demeuroit insensible.

Malgré la haine de ses sœurs, elle ne négligea rien de ce qui pouvoit leur plaire; elle souhaita tant de trésors à l'aînée; car souhaiter & donner, étoit pour elle la même chose, que le plus grand roi de ce pays-là demanda[Pg 281] cette princesse en mariage & l'épousa avec des magnificences incroyables.

Le roi, père d'Hébé, voulut mettre une armée en campagne; les souhaits de la belle princesse firent réussir toutes ses entreprises, & son royaume fut rempli de richesses immenses, qui le rendirent le plus redoutable de tous les rois.

Cependant la divine Hébé s'ennuyant du tumulte de la cour, voulut aller passer quelques mois dans une agréable maison qui étoit peu distante de la ville capitale; elle en avoit banni la magnificence, mais tout y étoit galant & d'une simplicité charmante; la nature seule avoit soin d'en embellir les promenades, où l'art n'y avoit point été employé.

Un bois, dont les routes avoient quelque chose de sauvage, entrecoupé de ruisseaux & de petits torrens qui faisoient des cascades naturelles, environnoit cette belle retraite.

La jeune Hébé se promenoit souvent dans ce bois solitaire. Un jour qu'elle sentoit redoubler dans son cœur un ennui & une langueur qui ne la quittoient plus guères, elle voulut en chercher la cause; elle s'assit sur un gazon au bord d'un ruisseau, dont le bruit entretenoit sa rêverie.

Quel chagrin, disoit-elle en elle-même,[Pg 282] vient troubler l'excès de ma félicité? quelle princesse dans tout l'univers jouit d'un bonheur aussi parfait que le mien? J'ai par les bontés de la fée tout ce que j'ai souhaité; je puis combler de biens tout ce qui m'environne; tout ce que je vois m'adore, & mon cœur ne connoît que des sentimens tranquilles: non, je ne saurois imaginer d'où vient l'insupportable ennui qui s'oppose depuis quelque temps au bonheur de ma vie.

Cette réflexion occupoit incessamment la jeune princesse; enfin elle se résolut d'aller au bord de la rivière d'Anguillette, pour tâcher de la voir.

La fée accoutumée à flatter ses souhaits, parut sur l'eau: c'étoit un de ces jours où elle étoit métamorphosée en poisson.

Je vous revois toujours avec plaisir, jeune princesse, dit-elle à Hébé; je sais que vous venez de passer quelque temps dans une demeure assez solitaire, & vous me paroissez dans une langueur qui ne convient point à votre fortune. Qu'avez-vous, Hébé? faites-moi cette confidence? Je n'ai rien, reprit la jeune princesse d'un air embarrassé; vous m'avez comblée de trop de biens pour qu'il puisse manquer quelque chose à un bonheur dont vous avez fait votre ouvrage.

[Pg 283]

Vous voulez me tromper, reprit la fée je le connois facilement, vous n'êtes plus contente; mais que pouvez-vous encore désirer? méritez mes bontés par un aveu sincère, ajouta la gracieuse fée, & je vous promets d'accomplir encore vos souhaits. Je ne sais ce que je désire, répondit la charmante Hébé; je sens pourtant, continua-t-elle en baissant ses beaux yeux, qu'il me manque quelque chose, & que ce qui me manque est absolument nécessaire à mon bonheur.

Ah! s'écria la fée! c'est de l'amour que vous désirez; cette passion peut seule faire penser aussi bizarrement que vous faites.

Dangereuse disposition! continua la prudente fée; vous voulez de l'amour, vous en aurez; les cœurs ne sont que trop naturellement disposés à en prendre; mais je vous avertis que vous m'invoquerez en vain, pour faire cesser cette passion fatale que vous croyez un bonheur si doux; mon pouvoir ne s'étend pas jusques-là.

Il n'importe, reprit promptement la jeune princesse en souriant, & en rougissant tout ensemble: Eh! que ferai-je de tous les biens que vous m'avez donnés, si je n'en faisois à mon tour la félicité d'un autre? La fée soupira à ce discours, & se cacha au fond des eaux.

[Pg 284]

Hébé reprit le chemin de sa solitude, avec une espérance qui commençoit déjà de calmer son ennui; les menaces de la fée l'inquiétoient, mais ces sages réflexions étoient bientôt chassées par d'autres plus dangereuses, mais beaucoup plus aimables.

En arrivant, elle trouva un courier de la part du roi, qui lui mandoit de revenir ce même jour, pour être le lendemain d'une fête qu'il avoit fait préparer.

Quelques heures après l'avoir reçue, elle partit pour retourner à la cour: le roi & la reine la reçurent avec plaisir, & lui apprirent, qu'un prince étranger qui voyageoit, étant arrivé depuis quelques jours, ils avoient voulu lui faire une fête, pour qu'il pût dire dans les autres pays combien de magnificences brilloient dans leur royaume.

La jeune Hébé, par un pressentiment qu'elle ne connoissoit pas, demanda d'abord à la princesse sa sœur, si l'étranger étoit aimable? Rien de pareil ne s'est encore offert à nos yeux, répondit la princesse. Dépeignez-le moi, reprit Hébé avec émotion. Il est tel qu'on peint les héros, reprit Ilerie; sa taille est belle, son air est grand, ses yeux sont pleins d'un feu dont plus d'une insensible de cette cour a déjà reconnu le pouvoir; il a la[Pg 285] plus belle tête du monde, ses cheveux sont plus approchans du noir que du blond, & il n'a qu'à se montrer pour être assuré d'attirer l'attention de tous ceux qui le voient.

Vous en faites un portrait bien avantageux, reprit la jeune Hébé; n'est-il point un peu flatté? Non, ma sœur, répondit la princesse Ilerie avec un soupir qu'elle ne put retenir: eh! vous ne le trouverez peut-être que trop digne de plaire.

Le soir le prince parut chez la reine, & se fit présenter à la belle Hébé, qu'il n'avoit pas encore vue. Jamais deux cœurs ne furent si promptement, ni si vivement touchés; & jamais ils n'eurent tant de raison de l'être.

La conversation ne fut que de choses indifférentes: mais elle fut brillante & agréable; elle étoit soutenue par cette vivacité qu'inspire d'abord le désire de plaire.

La reine se retira, & la belle Hébé, dès qu'elle eut fait quelque moment d'attention sur ses sentimens, reconnut qu'elle avoit perdu cette tranquillité dont elle ne connoissoit pas encore le prix. Anguillette, s'écria-t-elle dès qu'elle fut seule, ah! quel objet avez-vous permis qui se vînt offrir à mes regards; vos sages conseils sont détruits par sa présence; que ne me donniez-vous la force de[Pg 286] résister à des charmes si touchans? mais peut-être que leur pouvoir passe encore celui d'une fée. Hébé dormit peu cette nuit, elle se leva d'assez bonne heure, & le soin de se parer pour la fête du soir, l'amusa toute la journée, avec une attention qu'elle n'avoit pas encore connue; car elle vouloit plaire pour la première fois. Le jeune étranger, occupé du même désir, ne négligea rien pour paroître aimable aux yeux de la charmante Hébé: la princesse Ilerie n'oublia rien aussi de tout ce qui pouvoit plaire; elle avoit mille beautés, & quand on la voyoit sans Hébé, on la trouvoit la plus belle personne du monde: mais Hébé effaçoit tout.

Il y eut le soir un bal magnifique chez la reine, un festin merveilleux le suivit; le jeune étranger en auroit remarqué la prodigieuse magnificence, s'il eût pu regarder autre chose que la belle Hébé.

Après le repas, une illumination brillante & singulière fit paroître dans les jardins du palais un nouveau jour. C'étoit en été; on descendit pour jouir du plaisir de la promenade: l'aimable étranger donna la main à la reine, mais cet honneur ne le dédommagea point du chagrin d'être éloigné quelque moment de sa princesse: les arbres étoient[Pg 287] couverts de festons de fleurs, & les lampes qui formoient l'illumination étoient disposées de manière que partout elles représentoient des arcs, des flèches, & les autres armes de l'amour, & en quelques autres lieux elles formoient des lignes d'écriture.

On entra dans un petit bois éclairé comme le reste des jardins, & la reine s'assit au bord d'une agréable fontaine, autour de laquelle on avoit placé des sièges de gazon, ornés de guirlandes d'œillets & de roses. Tandis que la reine causoit avec le roi & une grosse troupe de courtisans qui les environnoient, les princesses s'amusèrent à regarder quelques caractères qui formoient les petites lampes de l'illumination: l'aimable étranger étoit dans ce moment près de la belle Hébé; elle tourna ses regards sur un endroit où étoient représentées des flèches, elle lut tout haut ces paroles qui étoient écrites au-dessous:

Il en est d'invincibles.

Ce sont celles qui partent des yeux de la divine Hébé, dit promptement l'inconnu en la regardant tendrement: la princesse l'entendit & en fut embarrassée; mais son embarras parut au prince un heureux présage pour son amour, car il n'y remarqua point de colère.

[Pg 288]

La fête se termina par mille nouveaux plaisirs. Les charmes de l'inconnu avoient touché trop vivement le cœur d'Ilerie, pour qu'elle pût être long-temps sans s'appercevoir qu'il aimoit une autre qu'elle. Avant l'arrivée d'Hébé à la cour, ce prince lui avoit rendu quelques soins, mais depuis il n'avoit été occupé que de sa tendresse.

Cependant ce jeune inconnu tâchoit par son amour de toucher le cœur de la belle princesse; il étoit amoureux, aimable; son destin la forçoit d'aimer, & la fée l'abandonnoit au penchant de son cœur: que d'excuses pour se rendre! elle ne put combattre plus long-temps contre elle-même.

Le charmant inconnu lui avoit appris qu'il étoit fils de roi, & qu'il s'appeloit Atimir; ce nom étoit connu de la princesse, ce prince avoit fait des merveilles dans une guerre entre les deux royaumes; & comme ils avoient toujours été ennemis, il n'avoit pas voulu paroître à la cour du roi, père d'Hébé, sous son nom véritable.

La jeune princesse, après une conversation où son cœur acheva de prendre ce poison si doux & si dangereux dont lui avoit parlé la fée, permit à Atimir de découvrir au roi son rang & son amour. Le jeune[Pg 289] prince fut transporté de joie, il courut à l'appartement du roi, il lui parla avec toute l'ardeur que lui inspiroit sa tendresse.

Le roi le conduisit chez la reine; ce mariage devant établir une constante paix dans ce royaume, la belle Hébé fut promise à son heureux amant, dès qu'il auroit reçu un consentement du roi son père. Cette nouvelle se répandit, & la princesse Ilerie en sentit une douleur égale à sa jalousie: elle pleura, elle gémit, mais il fallut se contraindre & cacher d'inutiles regrets.

La belle Hébé & Atimir se voyoient alors sans cesse, leur tendresse s'augmentoit tous les jours, & dans ce temps heureux la jeune princesse ne pouvoit pas comprendre pourquoi les fées n'emploient pas toutes leurs sciences pour faire sentir de l'amour aux mortels, quand elles veulent faire leur félicité.

Un ambassadeur du roi, père d'Atimir, arriva alors à la cour; on l'attendoit avec une extrême impatience; il apporta le consentement qu'on demandoit, & l'on prépara tout pour ce grand mariage; ainsi Atimir n'eut plus alors aucun sujet de crainte; état dangereux pour un amant que l'on veut conserver toujours fidelle.

Dès que le prince fut assuré de son bon[Pg 290]heur, il lui devint moins sensible. Un jour qu'il cherchoit à rejoindre la belle Hébé dans les jardins du palais, il entendit des voix de femmes dans un cabinet de chevrefeuil; il s'entendit nommer, & cela lui donna la curiosité d'en apprendre davantage; il s'approcha doucement du cabinet, & reconnut facilement la voix de la princesse Ilerie: je mourrai avant ce jour fatal, ma chère Cléonice, disoit-elle à une personne qui étoit assise auprès d'elle. Les dieux ne permettront pas que je voie unir l'ingrat que j'aime à la trop heureuse Hébé: mes tourmens sont trop douloureux pour me laisser encore long-temps la vie. Mais, madame, lui répondit cette fille qui étoit avec elle, le prince Atimir n'est point infidelle, il ne vous avoit point offert ses vœux, c'est le destin seul qui cause vos infortunes, & entre tant de princes qui vous adorent, vous en trouveriez peut-être de plus aimables que lui, si une prévention funeste n'occupoit point votre cœur.

D'aussi aimables que lui! reprit Ilerie, en est-il dans tout l'univers! Puissante fée, ajouta-t-elle avec un soupir, de tous les biens dont vous avez comblé la fortunée Hébé, je ne suis plus jalouse que du tendre amour qu'Atimir a pris pour elle.

[Pg 291]

Le discours de la princsse fut interrompu par ses larmes. Hé! qu'elle eût été heureuse, si elle eût su combien elles avoient touché le cœur d'Atimir!

Elle se leva pour sortir du cabinet, & le prince se cacha derrière quelques arbres pour n'être point remarqué; les pleurs & la passion d'Ilerie l'avoient attendri, mais il crut que c'étoit des mouvemens de pitié en faveur d'une belle princesse, qu'il rendoit malheureuse malgré lui. Il fut retrouver Hébé, & ses charmes suspendirent alors tout autre souvenir dans son cœur.

En traversant les jardins pour remener cette princesse au palais, il rencontra quelque chose sous ses pieds; il le ramassa, il vit que c'étoit des tablettes magnifiques. Il n'étoit pas loin du cabinet où il avoit entendu la conversation d'Ilerie: il craignoit, en montrant les tablettes, de donner quelque connoissance à Hébé de cette aventure. Il les cacha, & la princesse ne les remarqua point; elle étoit occupée dans ce moment à faire r'attacher quelque chose à sa coiffure.

Ce soir Ilerie ne parut point chez la reine; on dit qu'elle s'étoit trouvée mal en revenant de la promenade. Atimir comprit bien qu'elle avoit voulu cacher le désordre où il l'avoit[Pg 292] vue dans le cabinet; cette pensée redoubla sa pitié pour elle.

Dès qu'il fut à son appartement, il ouvrit les tablettes qu'il avoit trouvées; sur le premier feuillet, il vit un chiffre formé de double A, couronné de mirthe, & soutenu par de petits amours, dont l'un paroissoit essuyer ses larmes avec son bandeau, & l'autre brisoit ses flèches.

La vue de ce chiffre donna de l'émotion au jeune prince; il savoit qu'Ilerie dessinoit parfaitement, il tourna promptement le feuillet pour s'éclaircir davantage, & sur le revers il trouva ces paroles:

Le redoutable amour m'a fait voir vos attraits,
De mon paisible cœur ils ont troublé la paix,
Ah! quelle injustice est la vôtre?
Sur moi, cruel, vous essayez les traits
Dont vous vouliez blesser une autre.

L'écriture qu'il reconnut, ne lui prouva que trop bien que les tablettes étoient à la princesse Ilerie; il fut touché de ces sentimens si tendres, qui, bien loin d'être soutenus par son amour & par ses soins, ne l'étoient pas par l'espérance; ces vers le firent souvenir qu'avant l'arrivée d'Hébé à la cour, il avoit trouvé Ilerie aimable; il commença[Pg 293] à se regarder comme infidelle à cette princesse, & il le devenoit trop véritablement pour la charmante Hébé.

Il combattit pourtant ses premiers mouvemens, mais son cœur étoit accoutumé à être volage, & rarement peut-on se corriger d'une si dangereuse habitude.

Il jeta les tablettes d'Ilerie sur une table, résolu de ne les plus regarder, mais il les reprit un moment après malgré lui-même, & il y trouva mille choses qui achevèrent de rendre Ilerie triomphante de la divine Hébé.

Mille sentimens confus occupèrent toute la nuit le cœur du prince; le matin il fut chez le roi, qui lui apprit le jour qu'il avoit choisi pour son mariage avec Hébé. Atimir répondit avec un embarras que le roi prit pour une marque de son amour; (que l'on connoît peu le cœur des hommes!) c'étoit un effet de son infidélité.

Le roi voulut aller chez la reine, le prince fut obligé de le suivre; il y avoit peu demeuré, quand la princesse Ilerie parut avec une langueur qui la fit paroître plus aimable aux yeux du volage Atimir, qui en savoit la cause: il s'approcha d'elle, il lui parla long-temps, il lui fit entendre qu'il n'ignoroit[Pg 294] plus les sentimens qu'elle avoit pour lui. Il s'expliqua avec tendresse; c'étoit trop de félicité pour Ilerie; hé! quel moyen de recevoir sans trouble un bonheur si sensible & si peu attendu!

La charmante Hébé entra alors chez la reine; sa vue fit rougir la princesse Ilerie & le léger Atimir. Qu'elle est belle! dit Ilerie, en regardant le prince avec une émotion quelle ne put cacher. Fuyez-la, seigneur, ou achevez de m'ôter la vie. Le prince ne put lui répondre: Hébé s'étant approchée d'eux avec une grâce & des charmes qui faisoient mille reproches à l'ingrat Atimir, il ne les put soutenir long-temps, il quitta la princesse à qui il dit, qu'il alloit dépêcher un courier au roi son père: elle étoit si prévenue pour Atimir, qu'elle ne s'apperçut point de quelques regards qui lui échappèrent en faveur d'Ilerie.

Pendant qu'elle triomphoit en secret; la belle Hébé apprit du roi & de la reine, que dans trois jours elle devoit être l'épouse d'Atimir. Qu'il étoit alors indigne des sentimens que cette nouvelle fit naître dans le cœur de l'aimable Hébé!

Le prince, quoiqu'occupé de son ardeur infidelle, passa une partie du jour auprès[Pg 295] d'Hébé; Ilerie en fut témoin, & pensa mourir mille fois de jalousie; son amour avoit encore redoublé dès qu'elle avoit senti de l'espérance.

En rentrant chez lui le soir, le prince reçut un billet par un homme inconnu; il l'ouvrit avec précipitation, & il y trouva ces paroles:

Je cède à une passion mille fois plus forte que ma raison, puisqu'il n'est plus temps de vous cacher des sentimens que le hasard vous a découverts; venez, prince, venez apprendre à quelle résolution me détermine le tendre amour que vous m'avez donné. Quel bonheur pour moi, s'il ne me coûtoit que la vie!

Celui qui apportoit ce billet au prince, lui dit qu'il étoit destiné à le conduire où la princesse Ilerie l'attendoit. Atimir ne balança pas un moment à le suivre; & après divers détours, on le fit entrer dans un petit pavillon qui étoit au bout d'une allée fort couverte. Le pavillon étoit assez éclairé; il y trouva Ilerie seule avec une de ses femmes: les autres se promenoient dans le jardin. Quand elle étoit retirée dans ce cabinet, elles n'y entroient que par son ordre.

Ilerie étoit assise sur une pile de carreaux cramoisi en broderie d'or; son habit étoit galant[Pg 296] & magnifique; c'étoit un tissu jaune & argent; ses cheveux, qui étoient noirs & parfaitement beaux y étoient relevés par des rubans de la même couleur que l'habit, & des attaches de diamans jaunes. A sa vue, Atimir ne put se persuader qu'il fût honteux de devenir infidelle; il se mit à genoux auprès d'elle; & Ilerie le regardant avec une tendresse qui marquoit assez les mouvemens de son cœur: Prince, lui dit-elle, ce n'est point pour vous persuader de rompre votre hymenée que je vous ai fait venir ici; je sais trop bien qu'il est résolu; & quelques paroles, dont vous avez voulu flatter mon malheur & ma tendresse, ne me permettent pas de croire que vous vouliez abandonner Hébé pour moi: mais, continua-t-elle avec des larmes qui achevèrent de séduire le cœur d'Atimir, je ne veux plus d'une vie que vous avez rendue si douloureuse; je la sacrifierai sans regret à mon amour; & ce poison, ajouta-t-elle, en montrant une petite boîte d'or qu'elle tenoit dans sa main, me garantira de l'affreux supplice de vous voir l'époux d'Hébé.

Non, belle Ilerie, s'écria le volage prince, je ne serai point son époux; je quitterai tout pour vous plaire; je vous aime mille fois plus que je n'aimois Hébé; & malgré mon devoir[Pg 297] & ma foi, si solemnellement promise, je suis prêt à vous conduire en des lieux où rien ne contraindra notre amour. Ah! prince, dit Ilerie en soupirant, je me fierai donc à un infidelle? Il ne le sera jamais pour vous, reprit Atimir; & le roi votre père, qui me donnoit Hébé, ne me refusera pas l'aimable Ilerie, quand elle sera en mon pouvoir. Allons donc, Atimir, dit la princesse après quelques momens de silence; allons où mon destin & le vôtre nous entraînent: quelque douleur qu'il m'en puisse coûter, rien ne peut balancer dans mon cœur le doux plaisir d'être aimée de ce que j'aime.

Après ces mots, ils prirent ensemble quelques mesures pour leur départ; il n'y avoit point de temps à perdre; il fut résolu pour la nuit suivante: ils se séparèrent avec peine; & malgré les sermens d'Atimir, Ilerie redoutoit encore les charmes d'Hébé: le reste de la nuit & le jour suivant, elle fut toujours occupée de cette crainte.

Cependant le prince donna en peu de temps tous les ordres nécessaires pour rendre son départ secret; & le lendemain, dès que tout le monde fut retiré dans le palais, le prince fut trouver Ilerie dans le pavillon du jardin où elle l'attendoit seule avec Cléonice; ils[Pg 298] partirent, & firent une diligence incroyable pour sortir de ce royaume. Le matin, cette nouvelle fut déclarée par une lettre qu'Ilerie écrivoit à la reine, & une qu'Atimir écrivoit au roi: elles étoient touchantes, & il étoit aisé de voir que l'amour les avoit dictées. Le roi & la reine furent dans une colère extrême; mais rien ne peut exprimer les vives douleurs de la malheureuse & charmante Hébé. Quel désespoir! que de larmes! que de vœux à la fée Anguillette pour terminer des maux aussi cruels qu'elle les lui avoit autrefois prédit; mais la fée tint sa parole. En vain Hébé retourna au bord de la rivière, Anguillette ne parut point; elle s'abandonna à tout ce que le désespoir a de plus affreux. Les princes, que la bonne fortune de l'ingrat Atimir avoit écartés, sentirent alors renaître leurs espérances; mais leurs soins & leur amour parurent à la fidelle Hébé de nouveaux supplices.

Le roi désiroit passionnément qu'elle se choisît un époux, & plusieurs fois il l'en avoit fort pressée; mais ce devoir paroissoit trop cruel à sa tendresse. Elle se résolut à fuir du royaume de son père; mais avant son départ, elle retourna encore chercher Anguillette.

[Pg 299]

La fée ne put cette fois résister aux larmes de la belle Hébé; elle parut: à sa vue, la princesse renouvela ses pleurs, & n'eut pas la force de lui parler. Vous connoissez enfin, lui dit la fée, quelle est cette félicité funeste que je voulois vous refuser toujours; mais, Hébé, Atimir vous a trop bien punie de n'avoir pas suivi mes conseils; allez, fuyez ces lieux où tout vous rappelle le souvenir de votre tendresse; vous trouverez un vaisseau sur la mer qui vous conduira au seul lieu du monde ou vous pouvez guérir de ce malheureux amour qui vous désespère; mais songez, ajouta Anguillette en haussant la voix, quand votre cœur sera redevenu tranquille, à ne chercher jamais la présence fatale d'Atimir, il vous en coûteroit la vie. Hébé souhaita plus d'une fois de revoir encore ce prince, de quelque prix que l'amour lui dût faire payer ce plaisir; mais un reste de raison & les soins de sa gloire, la firent résoudre à accepter les propositions de la fée. Elle la remercia de ce dernier bienfait, & partit le lendemain pour aller au bord de la mer, suivie de celle de ses femmes à qui elle se confioit le plus.

Elle trouva le vaisseau d'Anguillette; il étoit tout doré; les mâts étoient de marqueterie[Pg 300] d'un dessin merveilleux, les voiles d'un tissu argent & couleur de rose, & partout on voyoit écrit ce mot, Liberté. Les matelots étoient vêtus d'habits de même couleur que les voiles; tout paroissoit respirer en ce lieu les douceurs de la liberté.

La princesse entra dans une chambre magnifique; les meubles en étoient admirables, & les peintures parfaitement belles: elle ne s'affligea pas moins dans ce nouveau séjour, que dans la cour du roi son père: on tâchoit en vain de l'amuser par mille plaisirs; elle n'étoit pas encore en état d'y faire attention.

Un jour qu'elle s'amusoit à regarder les peintures de sa chambre en un endroit qui représentoit un paysage, elle remarqua une jeune bergère, qui, d'un air riant, coupoit des filets pour rendre la liberté à un grand nombre d'oiseaux qui étoient pris; & quelques-uns de ces petits animaux, déjà échappés, sembloient voler vers le ciel avec une rapidité merveilleuse. Toutes les autres peintures représentoient des sujets semblables; rien n'y parloit de l'amour, tout y vantoit les charmes de la liberté. Quoi! s'écria tristement la princesse, mon cœur sera-t-il toujours insensible pour un bonheur si doux, & pour qui ma raison fait tant de vœux inutiles?

[Pg 301]

La malheureuse Hébé passoit ainsi sa vie, occupée de sa tendresse & du désir de l'oublier.

Il y avoit un mois que le vaisseau voguoit sans s'arrêter, quand un matin, que la princesse étoit sur le tillac, elle apperçut de loin une terre qui lui parut très-belle; les arbres étoient d'une hauteur & d'une beauté surprenantes, & quand on fut assez près, elle remarqua qu'ils étoient tout couverts d'oiseaux, dont le plumage étoit de couleur vive & brillante; ils faisoient des concerts charmans, leurs chants étoient doux, & il sembloit qu'ils craignissent de faire trop de bruit.

On aborda à ce beau rivage; la princesse y descendit avec ses femmes, & dès qu'elle eut respiré l'air de cette isle, par un pouvoir inconnu, elle sentit son cœur tranquille, & se laissa surprendre par un sommeil agréable, qui ferma pour quelque temps ses beaux yeux.

Cet agréable pays, qu'elle ne connoissoit pas, étoit l'Isle Paisible. La fée Anguillette, proche parente des princes qui régnoient dans ce pays, y avoit attaché, depuis deux mille ans, l'heureux don de guérir les passions malheureuses: l'on assure même que ce don y dure encore; mais la difficulté est de pouvoir aborder dans cette isle.

[Pg 302]

Le prince qui régnoit alors descendoit en droite ligne de la célèbre princesse Carpillon, & de son charmant époux, dont une fée moderne, plus savante & plus polie que celles de l'antiquité, nous a si galamment conté les merveilles.

Pendant que la belle Hébé jouissoit d'un repos dont il y avoit six mois qu'elle n'avoit goûté les douceurs, le prince de l'Isle paisible se promenoit dans ce bois, qui bordoit le rivage de la mer; il étoit dans son char, traîné par quatre jeunes éléphans blancs, & entouré d'une partie de sa cour.

La princesse endormie frappa ses regards; sa beauté le surprit. Il descendit de son char avec une précipitation & une vivacité qu'il n'avoit jamais sentie. Il prit à cette vue tout l'amour que les charmes d'Hébé étoient dignes d'inspirer. Le bruit la réveilla; & en ouvrant ses beaux yeux, elle découvrit mille nouvelles beautés au jeune prince. Il étoit de même âge qu'Hébé, il avoit alors dix-neuf ans: sa beauté étoit parfaite; mille grâces étoient répandues sur sa personne: sa taille étoit au-dessus du commun des hommes; & ses cheveux, qui descendoient par grosses boucles jusques sur sa ceinture, étoient de la même couleur que ceux d'Hébé: son[Pg 303] habit étoit de plumes de mille différentes couleurs; il avoit par-dessus une espèce de mante traînante toute de plumes de cigne, attachée sur les épaules avec les plus belles pierreries du monde: sa ceinture étoit de diamans, où pendoit, par des chaînes d'or, un petit sabre tout couvert de rubis: une espèce de casque, fait avec des plumes comme le reste de l'habillement, couvroit sa belle tête; & d'un côté du casque étoient attachées, avec un diamant d'une grosseur prodigieuse, des plumes de héron qui lui donnoient beaucoup de grâce.

Ce prince fut le premier objet qui se présenta à la jeune princesse à son réveil; il lui parut digne de ses regards, & pour la première fois de sa vie, elle regarda un autre qu'Atimir avec quelque attention.

Tout m'assure, dit le prince de l'Isle paisible à la princesse, que vous ne pouvez être que la divine Hébé: hé! quelle autre pourroit avoit tant de charmes? Qui peut, Seigneur, lui répondit la jeune princesse, (en se levant & en rougissant tout ensemble) vous avoir sitôt appris que j'étois descendue dans cette isle? Une puissante fée, reprit le jeune roi, qui, voulant me rendre le plus heureux prince du monde, & ce pays[Pg 304] le plus fortuné, m'avoit promis de vous y conduire, & m'avoit même permis encore de plus glorieuses espérances; mais je sens bien, ajouta-t-il en soupirant, que mon destin va dépendre beaucoup plus de vos bontés que des siennes. Après ces paroles, auxquelles elle répondit avec beaucoup d'esprit, le prince la pria de monter dans son char, pour être conduite au palais, & par respect, il ne voulut pas y prendre place: mais comme elle avoit compris par ses discours & par sa suite, qu'il étoit roi de cette isle, elle l'obligea de s'asseoir auprès d'elle.

Jamais rien de si beau n'avoit paru ensemble dans un même char; toute la cour du prince, à cette vue, ne put s'empêcher de leur donner mille applaudissemens. Pendant le chemin le jeune prince entretint Hébé avec beaucoup d'esprit & de tendresse, & la princesse satisfaite de retrouver son cœur tranquille, avoit repris toute sa vivacité.

L'on arriva au palais; il étoit peu éloigné du bord de la mer: de longues & belles avenues, entourées de canaux d'eau vive, y conduisoient; il étoit tout bâti d'ivoire & couvert d'agate.

Les gardes du prince étoient rangés en haies dans toutes les cours: dans la pre[Pg 305]mière, ils étoient vêtus de plumes jaunes; ils avoient des carquois, des arcs & des flèches d'argent: dans la seconde cour, ils étoient tous vêtus de plumes de couleur de feu, avec des sabres garnis d'or, ornés de turquoises. On passa dans la troisième cour, où les gardes étoient vêtus de plumes blanches; ils tenoient dans leurs mains des demi-piques peintes & dorées, ornées de guirlandes de fleurs. Il n'y avoit jamais de guerre en ce pays-là; ainsi on ne portoit pas des armes bien redoutables.

Le prince, en descendant de son char, conduisit l'aimable Hébé dans un appartement magnifique. La cour étoit nombreuse; les dames y étoient belles, les hommes galans & bien faits, & quoique tous les habitans du pays ne fussent vêtus qu'avec des plumes, l'art d'en arranger les nuances les rendoient très-agréables.

Ce soir-là, le prince de l'Isle paisible donna un superbe festin à la belle Hébé, qui fut suivi d'un concert de flûtes-douces, de luts de tuorbes & de clavecins; ils n'aimoient pas dans ce pays-là les instrumens dont le bruit est éclatant: la symphonie fut très-gracieuse; quand elle eut duré quelque temps, une très-belle voix chanta ces paroles:

[Pg 306]

Je jure à vos attraits une ardeur immortelle;
Quel bonheur peut être plus doux
Que celui de porter une chaîne si belle?
J'aimerai tendrement, mon cœur sera fidelle,
Et le prix dépendra de vous.

Le prince regarda Hébé, pendant qu'on chantoit d'un air assez tendre, pour la persuader qu'il pensoit tout ce que ces vers venoient de lui dire.

Quand la musique fut finie, comme il étoit tard, le prince de l'Isle paisible conduisit la princesse dans l'appartement qu'il lui avoit destiné: c'étoit le plus beau de tous ceux de ce palais; elle y trouva un grand nombre de dames, que le prince avoit nommées pour avoir l'honneur d'être auprès d'elle.

Le prince quitta la belle Hébé, le plus amoureux de tous les hommes. On mit la princesse dans son lit; les dames se retirèrent, & il ne resta dans sa chambre que celles qu'elle avoit amenées avec elle. Qui le pourroit croire? leur dit-elle dès qu'elle fut en liberté; mon cœur est paisible! quel dieu a calmé mes tourmens? Je n'aime plus Atimir; je puis penser sans mourir de douleur, qu'il est peut-être l'époux d'Ilerie, n'est-ce point un songe que tout ce que je vois? Non, reprenoit-elle un moment après, mes[Pg 307] songes mêmes n'avoient pas accoutumé d'être si tranquilles.

Ensuite elle rendit mille grâces à Anguillette, & s'endormit.

Le lendemain à son réveil, comme elle ouvroit un rideau de son lit, la fée se fit voir à elle avec un air gracieux, qu'elle ne lui avoit point remarqué sur son visage, depuis le jour fatal où elle lui avoit demandé de l'amour. Enfin, je vous ai heureusement conduite ici; lui dit l'aimable fée; votre cœur est libre, ainsi il va devenir content. Je vous ai guérie d'une passion cruelle; mais, Hébé, puis-je compter que ces affreux tourmens où vous avez été exposée, vous feront fuir pour toujours les lieux ou vous pourriez revoir l'ingrat Atimir?

Que ne promit point à la fée la jeune princesse! que de sermens contre l'amour & contre son amant infidelle! Souvenez-vous au moins de vos promesses, reprit Anguillette d'un air qui imprimoit du respect; vous périrez avec Atimir, si vous cherchez jamais à le revoir: mais tout doit vous ôter ici ce désir funeste à votre vie.

Je ne veux plus vous cacher ce que j'ai résolu en votre faveur; le prince de l'Isle paisible est mon parent, je protège sa per[Pg 308]sonne & son empire; il est jeune, il est aimable, & nul prince au monde n'est si digne d'être votre époux: régnez donc, belle Hébé, dans son cœur & dans son royaume; le roi votre père y consent: j'étois hier dans son palais, je lui appris, & à la reine votre mère, l'état présent de votre fortune, & ils m'en remirent absolument le soin.

La princesse eut bien envie de demander à la fée, ce que depuis son départ on avoit appris d'Ilerie & Atimir; mais elle n'osa, après tant de bienfaits, hasarder de lui déplaire. Elle employa, pour la remercier, tout l'esprit qu'elle lui avoit donné.

On entra alors dans la chambre de la princesse: la fée disparut. Dès qu'Hébé fut levée, douze enfans, parfaitement beaux, vêtus en amours, lui apportèrent de la part du prince douze corbeilles de crystal, remplies des plus belles & des plus agréables fleurs du monde. Ces fleurs couvroient des garnitures de pierreries de toutes couleurs, d'une beauté merveilleuse: dans la première corbeille, qui lui fut présentée, elle trouva ce billet.

A La divine Hébé.

Hier, je vous jurai cent fois que je vous aime:
De ces sermens formés par ma tendresse extrême,
[Pg 309]
Je ne perdrai jamais l'aimable souvenir
Amour me les dicta lui-même,
Et vos charmes les font tenir.

Après ce que la fée avoit ordonné à la princesse, elle comprit bien qu'elle devoit recevoir les soins de son nouvel amant, comme ceux d'un prince qui dans peu seroit son époux.

Elle reçut gracieusement les petits amours; & à peine les eut-elle congédiés, que vingt-quatre nains, bisarrement, mais magnifiquement vêtus, parurent chargés de nouveaux présens. C'étoit des habits tout de plumes; mais les couleurs, le travail & les pierreries en étoient si beaux, que la princesse avoua qu'elle n'avoit jamais rien vu de si galant.

Elle en choisit un couleur de rose, pour mettre ce jour-là. Sa coiffure fut ornée d'un bouquet de plumes de la même couleur. Elle parut si charmante avec ce nouvel ornement, que le prince de l'Isle paisible, qui vint la voir dès qu'elle fut habillée, sentit encore redoubler la passion qu'il avoit pour elle. Toute la cour s'empressa à venir admirer la princesse. Sur le soir, le prince proposa à la belle Hébé de descendre dans les jardins du palais, qui étoient admirables. Le prince, pendant la promenade, apprit à Hebé que la fée[Pg 310] lui avoit fait espérer, depuis quatre ans, son arrivée dans l'Isle paisible; mais quelque temps après, ajouta le prince, comme je lui demandois avec empressement l'effet de ses promesses, elle me parut triste, & me dit: La princesse Hébé est destinée par son père à un autre que toi; mais si ma science ne me trompe, elle ne sera pas à ce prince qui est choisi pour être son époux. Je t'en apprendrai des nouvelles.

Quelques mois après, la fée revint dans cette isle: le destin te favorise, me dit-elle; le prince qui devoit être l'époux d'Hébé ne le sera pas, & dans peu tu verras dans ces lieux la plus belle princesse du monde.

Il est vrai, reprit Hébé en rougissant, que je devois épouser le fils d'un roi, voisin des états du roi mon père; mais après divers événemens, l'amour qu'il avoit pour la princesse ma sœur, le fit résoudre à l'enlever du royaume de mon père.

Le prince de l'Isle paisible dit mille choses tendres à la belle Hébé sur son heureux destin, qui, d'accord avec la fée, l'avoit amenée dans son isle. Elle l'écouta avec d'autant plus de plaisir, que ce discours interrompoit le récit de ses aventures; elle craignoit de ne pouvoir parler de son amant infidelle,[Pg 311] sans laisser remarquer quelle avoit été sa tendresse pour lui.

Le prince de l'Isle paisible conduisit Hébé dans une grotte extrêmement ornée, & embellie de jets-d'eau merveilleux. Le fond de la grotte étoit obscur; il y avoit un grand nombre de niches remplies de statues, qui représentoient des nymphes & des bergers; mais on les distinguoit peu. Dès que la princesse eut été quelques momens dans la grotte, elle entendit un bruit agréable d'instrumens. Une illumination fort brillante, qui parut tout-d'un-coup, fit voir à la princesse qu'une partie des statues formoient ce concert; & les autres vinrent danser devant elle un ballet très-galant & très-bien étendu.

Il fut mêlé de chansons tendres & agréables.

On avoit ainsi fait placer tous les acteurs de ce divertissement au fond de la grotte pour surprendre plus agréablement la princesse.

Après le ballet, des sauvages vinrent servir une superbe collation, sous un berceau de jasmins & de fleurs d'oranges.

La fête venoit de finir, quand tout-d'un-coup la fée Anguillette parut en l'air, sur un char attelé de quatre singes. Elle descendit, & annonça au prince de l'Isle paisible un bonheur charmant, en lui apprenant qu'elle[Pg 312] vouloit qu'il devînt l'époux d'Hébé, & que cette belle princesse lui avoit promis d'y consentir.

Le prince, transporté de joie, douta d'abord à qui il devoit ses premiers remerciemens, d'Hébé ou d'Anguillette: & quoique la joie ne fasse pas dire des choses aussi touchantes que la douleur, il s'en acquitta pourtant avec beaucoup d'esprit & de grâce.

La fée voulut bien ne plus quitter le prince & la princesse, jusques au jour destiné pour leur mariage. Ce devoit être dans trois jours: elle fit des présens superbes à la belle Hébé, & au prince de l'Isle paisible; & enfin, le jour qu'elle avoit marqué, ils se rendirent, suivis de toute la cour, & d'un nombre infini des habitans de cette isle, dans le temple de l'hymen.

Il n'étoit formé que de branches d'oliviers & de palmes entrelacées ensemble, & qui, par le pouvoir de la fée, ne se flétrissoient jamais.

L'hymen y étoit représenté par une statue de marbre blanc, couronnée de roses; il étoit élevé sur un autel, orné seulement de fleurs, & appuyé sur un petit amour d'une beauté charmante, qui, avec un air riant, lui présentoit une couronne de myrthe.

[Pg 313]

Anguillette, qui avoit bâti ce temple, voulut que tout y fût simple, pour marquer que l'amour seul pourroit rendre l'hymen heureux. La difficulté n'est que de les unir ensemble: comme c'est un miracle digne d'une fée, elle les avoit joints pour toujours dans l'Isle paisible; & contre la coutume des autres royaumes, on y pouvoit être époux, amoureux & constant.

Dans ce temple de l'hymen, la belle Hébé, conduite par Anguillette, donna sa foi au prince de l'Isle paisible, & reçut la sienne avec plaisir. Elle n'avoit pas pour lui ce penchant involontaire qu'elle avoit senti pour Atimir; mais son cœur, pour lors exempt de passion, recevoit cet époux par l'ordre de la fée, comme un prince digne d'elle par sa personne, & encore plus par son amour.

Cet hymen fut célébré par mille fêtes galantes, & Hébé se trouva heureuse avec un prince qui l'adoroit.

Cependant le roi, père d'Hébé, avoit reçu des ambassadeurs de la part d'Atimir: il lui demandoit la permission d'épouser Ilerie. Le roi, père d'Atimir, étoit mort, il étoit maître absolu dans son royaume: on lui accorda avec joie cette princesse qu'il avoit enlevée.

[Pg 314]

Après ce mariage, la reine Ilerie demanda au roi son père & à la reine sa mère, par de nouveaux ambassadeurs, la permission de venir elle-même à leur cour, les prier de lui pardonner une faute que l'amour lui avoit fait faire, & que le mérite d'Atimir devoit excuser.

Le roi le lui permit, & Atimir y vint avec elle; mille plaisirs marquèrent le jour de leur arrivée. Peu après, la belle Hébé & son charmant époux envoyèrent aussi des ambassadeurs au roi & à la reine, pour leur faire part de la nouvelle de leur mariage: Anguillette les avoit déjà prévenus; mais ils n'en furent pas reçus avec moins de plaisir & de magnificence.

Atimir étoit chez le roi, quand ils s'y présentèrent pour la première fois: l'aimable idée d'Hébé ne pouvoit jamais s'effacer absolument d'un cœur où elle avoit régné avec tant d'empire: Atimir soupira malgré lui au récit du bonheur du prince de l'Isle paisible; il accusa même Hébé d'être inconstante, sans penser combien il lui avoit donné de raisons de la devenir.

Les ambassadeurs du prince de l'Isle paisible s'en retournèrent, comblés d'honneurs & de présens: ils apprirent à leur princesse[Pg 315] combien le roi & la reine avoient témoigné de joie de leur heureux mariage.

Mais, ô récit trop sincère! ils dirent à Hébé que la princesse Ilerie & Atimir étoient à la cour. Ces noms si dangereux pour son repos, lui redonnèrent de l'inquiétude: elle étoit heureuse; mais les mortels peuvent-ils conserver un bonheur constant?

Elle ne put résister à l'impatience qu'elle sentit de retourner à la cour du roi son père: ce n'étoit, disoit-elle, que pour le revoir & la reine sa mère. Elle le croyoit même: & combien de fois, quand on aime, se trompe-t-on sur ses propres sentimens!

Malgré les menaces de la fée, pour l'obliger à fuir les lieux où elle pourroit revoir Atimir, elle proposa ce voyage au prince de l'Isle paisible. D'abord il la refusa: Anguillette lui avoit défendu de laisser sortir Hébé de son royaume.

Elle continua de le prier: il l'adoroit, il ignoroit la passion qu'elle avoit eue pour Atimir. Peut-on refuser quelque chose à ce qu'on aime?

Il crut plaire à la belle Hébé par son aveugle complaisance: il donna ses ordres pour son départ: & jamais on n'a vu tant de magnificence que celle qui parut dans son équipage & sur ses vaisseaux.

[Pg 316]

La sage Anguillette indignée du peu de respect qu'Hébé & le prince de l'Isle paisible avoient pour ses ordres, les abandonna à leur destinée, & ne parut point leur donner de ses sages conseils, dont ils avoient si peu profité.

Le prince & la princesse s'embarquèrent; & après une navigation fort heureuse, ils arrivèrent à la cour du roi, père d'Hébé.

La joie de revoir cette belle princesse, fut très-sensible au roi & à la reine; ils furent charmés du prince de l'Isle paisible. On célébra leur arrivée par mille fêtes dans tout le royaume; mais Ilerie frémit en apprenant le retour d'Hébé: il fut arrêté qu'elles se reverroient, & que l'on ne feroit nulle mention de tout ce qui s'étoit passé.

Atimir demanda à revoir Hébé: il parut même à Ilerie qu'il le désiroit avec un peu trop d'empressement.

La princesse Hébé rougit quand il entra dans sa chambre, & ils furent l'un & l'autre dans un embarras dont tout leur esprit ne les put tirer.

Le roi qui étoit présent, le remarqua: il se mêla dans leur conversation; & pour rendre cette visite plus courte, il proposa à la princesse de descendre dans les jardins du palais.

[Pg 317]

Atimir n'osa donner la main à Hébé; il la salua respectueusement, & se retira.

Mais quelles idées & quels sentimens n'emporta-t-il pas dans son cœur! Toute cette passion, si vive & si tendre, qu'il avoit sentie pour Hébé, se ralluma dans un moment: il hait Ilerie, il se hait lui-même: jamais infidélité ne fut suivie de tant de repentir, ni de tant de douleur.

Le soir il fut chez la reine; la princesse Hébé y étoit; il n'eut d'attention que pour elle: il chercha avec beaucoup de soin à lui parler; elle l'évita toujours, mais ses regards lui en firent trop entendre pour son repos: il continua quelque temps à lui faire remarquer, par toutes ses actions, que ses yeux avoient repris sur lui leur premier empire.

Le cœur d'Hébé en fut allarmé; Atimir lui paroissoit toujours trop aimable: elle se résolut de le fuir avec autant de soin qu'il en prenoit de la chercher. Elle ne lui parloit jamais que chez la reine, & ce n'étoit même que quand elle ne s'en pouvoit absolument dispenser: elle se résolut aussi de conseiller au prince de l'Isle paisible de retourner bientôt dans son royaume. Mais que de difficultés, quand il faut quitter ce que l'on aime!

Un soir qu'elle étoit occupée de cette pen[Pg 318]sée, elle s'enferma dans son cabinet, pour y rêver avec plus de liberté. Elle trouva un billet qu'on avoit mis dans sa poche, sans qu'elle s'en fût apperçue; elle l'ouvrit, & l'écriture d'Atimir qu'elle reconnut, lui fit sentir un trouble qui ne se peut exprimer: elle crut ne le devoir pas lire, mais son cœur l'emporta sur sa raison; elle le lut, & y trouva ces paroles:

Vous n'êtes plus sensible à mon ardent amour,
Vous n'avez plus pour moi que de l'indifférence:
Belle Hébé, votre cœur est léger à son tour;
Il imita si bien ma fatale inconstance,
Hélas! qu'il ne sauroit imiter mon retour.
Cet heureux temps n'est plus, où, de mon tendre amour,
Vous daigniez partager les plaisirs & les peines:
Nous fûmes, il est vrai, volages tour-à-tour;
Mais je reviens à vous chargé des mêmes chaînes:
Hélas! ne sauriez-vous imiter mon retour?

Ah cruel! s'écria la princesse, que vous ai-je fait, pour chercher à rallumer dans mon ame une tendresse qui m'a tant coûté de douleurs? Les larmes d'Hébé interrompirent son discours.

Cependant Ilerie languissoit d'une jalousie qui n'étoit que trop bien fondée. Atimir,[Pg 319] emporté par sa passion, ne pouvoit plus se contraindre: le prince de l'Isle paisible commença à s'appercevoir de son amour pour Hébé; mais il voulut examiner davantage la conduite d'Atimir, avant que d'en parler à la princesse; il l'adorait constamment, & il craignoit, par ses discours, de la faire appercevoir lui-même de la passion de ce prince.

Quelques jours après qu'Hébé eut reçu ce billet, il y eut des courses de chevaux; les princes & toute la belle jeunesse de la cour devoient rompre des lances à l'honneur des dames.

Le roi & la reine honorèrent ce divertissement de leur présence: la belle Hébé & la princesse Ilerie devoient elles-mêmes donner le prix; l'un étoit une épée, dont la garde & le fourreau étoient couverts de pierreries d'une beauté extraordinaire; & l'autre un bracelet de diamans brillans très-parfaits.

Tous les chevaliers nommés pour les courses parurent d'une magnificence merveilleuse, & montés sur les plus beaux chevaux du monde: ils portoient tous les couleurs de leurs maîtresses, & sur leurs écus des devises galantes, convenables aux sentimens de leur cœur.

[Pg 320]

Le prince de l'Isle paisible parut superbement vêtu, & montant un cheval isabelle à crins noirs d'une beauté incomparable: dans tout son équipage brilloit la couleur de rose; c'étoit celle qu'aimoit Hébé. On voyoit sur un casque fort léger, qui couvroit sa tête, flotter un bouquet de plumes de cette même couleur. Il attira les applaudissemens de tous les spectateurs, & il paroissoit si beau sous ces armes brillantes, qu'Hébé se fit mille reproches secrets des sentimens que son malheur lui inspiroit pour un autre. La suite du prince de l'Isle paisible étoit nombreuse; elle étoit vêtue à la mode de son pays; tout y paroissoit galant & magnifique: un écuyer portoit son écu; on s'empressa d'en voir la devise.

C'étoit un cœur percé d'une flèche: un petit amour en lançoit un grand nombre, pour essayer d'y faire de nouvelles blessures; mais elles paroissoient toutes, hors la première, avoir été tirées inutilement; ces mots étoient écrits au-dessous:

Je N'en Crains Point D'autres.

Les couleurs & la devise du prince de l'Isle paisible, firent facilement remarquer que c'étoit comme chevalier de la belle Hébé, qu'il avoit voulu entrer dans la lice.

[Pg 321]

On étoit occupé de sa magnificence, quand Atimir parut: il montoit un cheval tout noir, qui paroissoit ardent & superbe. La couleur que portoit ce jour-là ce prince, étoit la feuille morte: il n'y avoit mêlé ni or, ni argent, ni pierreries; il avoit sur son casque un bouquet de plumes couleur de rose; & quoiqu'il eût affecté une grande négligence dans sa parure, il étoit de si bonne mine, il montoit son cheval avec tant de grâce, & il avoit l'air si fier, qu'on cessa, dès qu'il fut entré, de regarder autre chose. Sur son écu, qu'il portoit lui-même, paroissoit un amour qui fouloit des chaînes sous ses pieds, & qui s'en attachoit d'autres fort pesantes. Autour étoient ces paroles:

Seules Dignes de Moi.

La troupe d'Atimir étoit vêtue de feuille-morte & argent, & l'on y avoit prodigué les pierreries: elle étoit composée des principaux de sa cour; & quelque bien faits qu'ils fussent, il étoit aisé de juger, à l'air d'Atimir, qu'il étoit né pour leur commander.

On ne sauroit exprimer les divers mouvemens que produisit la vue d'Atimir dans le cœur d'Hébé & dans celui d'Ilerie; & la cruelle jalousie que sentit le prince de l'Isle[Pg 322] paisible, quand il vit flotter sur le casque d'Atimir, des plumes de la même couleur que les siennes. La lecture de sa devise acheva de lui inspirer une fureur, dont il ne suspendit alors les effets, que pour choisir mieux le temps de la faire sentir à son rival.

Le roi & la reine remarquèrent facilement l'audace & l'imprudence d'Atimir: ils en eurent une extrême colère; mais il n'étoit pas temps de la témoigner.

On commença les courses au bruit de mille trompettes, qui retentissoient dans les airs: elles furent fort belles; tous ces jeunes chevaliers y firent paroître leur adresse. Le prince de l'Isle paisible, quoiqu'occupé d'une sérieuse jalousie, y signala la sienne, & demeura vainqueur.

Atimir, qui savoit que le premier prix des courses devoit être donné par Ilerie, ne se présenta point pour disputer la victoire au prince de l'Isle paisible. Les juges du camp le déclarèrent vainqueur; & au bruit des acclamations & des louanges de tous les spectateurs, il s'avança de la meilleure grâce du monde au lieu où étoit le roi & les princesses, pour recevoir le bracelet de diamans. La princesse Ilerie le lui présenta; il le reçut respectueusement; puis ayant salué le roi, la[Pg 323] reine & les princesses, il retourna se remettre sur les rangs.

La triste Ilerie avoit trop bien remarqué le mépris que le léger Atimir avoit fait d'un prix qui devoit être donné de sa main; elle en soupira douloureusement; & la belle Hébé en sentit une secrète joie, dont toute sa raison ne put défendre son cœur.

On recommença de nouvelles courses: elles eurent un même succès que les premières. Le prince de l'Isle paisible, animé par la vue d'Hébé, y fit des merveilles, & fut vainqueur pour la seconde fois; mais Atimir, ennuyé d'être spectateur de la gloire de son rival, & flatté de la pensée de recevoir un prix de la main d'Hébé, alla se présenter au bout de la lice.

Ces rivaux se regardèrent fièrement; & cette course entre deux si grands princes, fut célébrée par le trouble nouveau qu'elle inspira aux princesses. Les princes coururent, l'un contre l'autre avec un égal avantage; ils brisèrent leurs lances sans en être ébranlés. Les applaudissemens redoublèrent, & les princes, sans donner le temps à leurs chevaux de reprendre haleine, retournèrent au bout de la carrière. Ils reprirent de nouvelles lances, & coururent avec le même bonheur[Pg 324] & la même adresse que la première fois. Le roi, qui craignoit de voir décider par la fortune un vainqueur entre ces deux rivaux, pour ne pas faire un illustre mécontent, envoya promptement dire de sa part aux princes, qu'ils devoient se contenter de la gloire qu'ils avoient acquise, & les prier de terminer les courses de cette journée par la dernière qu'ils venoient de faire.

Celui que le roi leur envoyoit s'étant approché d'eux, ils écoutèrent sa commission avec assez d'impatience; surtout Atimir, qui, prenant le premier la parole: Allez dire au roi, lui dit-il, que je serois indigne de l'honneur qu'il me fait de prendre part à ma gloire, si je pouvois souffrir un vainqueur. Voyons, reprit le prince de l'Isle paisible, en poussant son cheval avec ardeur, qui mérite le mieux l'estime du roi & les faveurs de la fortune.

Celui que le roi avoit envoyé n'étoit pas encore retourné auprès de lui, que les deux rivaux, animés par des sentimens plus forts que le désir de remporter le prix de la course, avoient déjà fourni leur carrière. La fortune favorisa l'audacieux Atimir, il fut vainqueur.

Le cheval du prince de l'Isle paisible, las de tant de belles courses qu'il avoit faites,[Pg 325] se renversa & fit tomber son maître sur le sable. Quelle joie pour Atimir! & quelle rage pour le malheureux prince de l'Isle paisible! Il se releva promptement, & s'approchant de son rival avant qu'on fût arrivé à eux: Tu m'as vaincu dans des jeux, Atimir, lui dit-il d'un air qui marquoit assez sa colère; mais c'est avec l'épée que je veux décider tous nos différends. J'y consens, reprit le fier Atimir; je t'attendrai demain au lever du soleil dans le bois qui termine les jardins du palais. Les juges du camp les joignirent comme ils finissoient ces paroles; & ils dissimulèrent mutuellement leur colère, de peur que le roi ne s'opposât à leur dessein.

Le prince de l'Isle paisible remonta à cheval, & le poussa à toute bride, pour s'éloigner du lieu fatal où Atimir venoit de le vaincre. Cependant ce prince alla recevoir le prix de la course de la main d'Hébé, qui le présenta avec un embarras qui marquoit assez les divers mouvemens de son ame; & Atimir fit, en le recevant, toutes les extravagances d'un homme fort amoureux.

Le roi & la reine, qui avoient les yeux attachés sur lui, le remarquèrent; & mal-contens de la fin de cette journée, retournèrent au palais. Atimir occupé de sa passion, sortit[Pg 326] de la lice, sans vouloir être accompagné d'aucun des siens; & Ilerie outrée de douleur & de jalousie, retourna à son appartement.

Quels étoient alors les sentimens d'Hébé! il faut partir, disoit-elle en elle-même: quel autre remède pourroit-on trouver aux maux que je prévois?

Cependant le roi & la reine résolurent de prier Atimir de se retirer dans son royaume, pour éviter les nouveaux troubles que leur pouvoit causer son amour: ils résolurent aussi de faire la même proposition au prince de l'Isle paisible, pour ne point marquer de préférence entre ces deux princes. Mais, ô prudence trop tardive! tandis qu'on déliberoit du départ des deux princes, ils se disposoient au combat.

Cependant Hébé, en revenant des courses, demanda d'abord où étoit le prince de l'Isle paisible. On lui dit qu'il étoit dans le jardin du palais, qu'il avoit voulu y demeurer seul, & qu'il paroissoit fort triste. La belle Hébé crut qu'il étoit de son devoir d'aller le consoler de la petite disgrace qui lui étoit arrivée: ainsi, sans s'arrêter dans son appartement, elle descendit dans les jardins, suivie seulement de quelques-unes de ses femmes.

Elle commençoit à chercher le prince de[Pg 327] l'Isle paisible, quand en entrant dans une allée couverte, elle apperçut l'amoureux Atimir, qui, transporté de sa passion, & n'écoutant plus que ce qu'elle lui inspiroit, se jeta à genoux à quelques pas de la princesse; & tirant l'épée qu'il avoit reçue ce jour-là de sa main: ou écoutez-moi, belle Hébé, lui dit-il, ou laissez-moi mourir à vos pieds.

Les femmes d'Hébé effrayées de l'action du prince, se jetèrent sur lui pour tâcher de lui ôter son épée qu'il tournoit déjà contre lui-même avec beaucoup de fureur. Hébé, la malheureuse Hébé, vouloit fuir; mais que de raisons pour s'arrêter près de ce qu'on aime!

Le désir de calmer le bruit que pouvoit faire cette aventure; le dessein de prier Atimir de chercher à se guérir d'une passion qui leur étoit si funeste; la pitié que fait naître un objet si touchant, tout enfin arrêta la princesse.

Elle s'approcha du prince. La présence d'Hébé suspendit sa fureur; il laissa tomber son épée aux pieds de la princesse. Jamais tant de trouble, tant d'amour & tant de douleur n'ont paru dans une conversation d'un quart-d'heure.

Il n'est point de termes assez tendres pour[Pg 328] exprimer ce que sentirent alors ces malheureux amans. Hébé, inquiète de se voir avec Atimir si près du prince de l'Isle paisible, fit un grand effort sur elle-même, pour quitter Atimir; & elle le quitta, en lui ordonnant de ne la revoir de sa vie. Quel ordre pour Atimir! sans le souvenir du combat qu'il devoit faire contre le prince de l'Isle paisible, il auroit cent fois tourné son épée contre lui-même; mais il vouloit périr en se vengeant de son rival.

Cependant la belle Hébé se retira dans son appartement, pour éviter plus sûrement la présence d'Atimir. Impitoyable fée! s'écria-t-elle, tu ne m'avois prédit que la mort si je revoyois ce malheureux prince; & les maux que je sens, sont bien plus cruels que la perte de la vie. Hébé envoya chercher le prince de l'Isle paisible dans les jardins & dans tout le palais, & on ne le trouva point; elle en eut une extrême inquiétude. On le chercha toute la nuit, mais inutilement; car il s'étoit caché dans une petite maison rustique au milieu d'un bois, pour être plus sûr que personne ne l'empêcheroit de se trouver au lieu destiné pour le combat. Il s'y rendit au lever du soleil, & Atimir y arriva peu de momens après. Ces deux rivaux, im[Pg 329]patiens de se venger & de remporter la victoire, tirèrent leurs épées. C'étoit pour la première fois que le prince de l'Isle paisible se servoit de la sienne: car il n'y avoit jamais de guerre dans son isle.

Il n'en parut pas moins un ennemi redoutable à Atimir; il avoit peu d'expérience, mais beaucoup de valeur & beaucoup d'amour: il combattit en homme qui méprisoit sa vie; & Atimir soutint dignement dans ce combat la haute réputation qu'il avoit acquise.

Ces princes étoient animés de trop de différentes passions, pour que la fin de leur combat ne leur fût pas funeste. Après avoir conservé long-temps un égal avantage, ils se portèrent deux coups si furieux, que l'un & l'autre tombèrent sur l'herbe, qui fut bientôt toute rouge de leur sang.

Le prince de l'Isle paisible s'évanouit par la perte du sien; & Atimir mortellement blessé, prononça le nom d'Hébé, en expirant pour elle.

Une partie de ceux qui cherchoient le prince de l'Isle paisible, arrivèrent en ce lieu, & furent saisis de frayeur à la vue de ce cruel spectacle.

La princesse Hébé, entraînée par son in[Pg 330]quiétude, venoit de descendre dans les jardins; elle courut où elle entendit les cris de ses gens, qui prononçoient confusément les noms des deux princes, & trouva ces objets si funestes & si touchans. Elle crut que le prince de l'Isle paisible étoit mort, comme Atimir; & en ce moment, ils ne paroissoient point différens l'un de l'autre. Après avoir jeté quelques regards sur ces malheureux princes:

Précieuses vies, qui venez d'être sacrifiées pour moi! s'écria douloureusement Hébé, je vais vous venger par la perte de la mienne.

Après ces mots, elle se jeta sur l'épée fatale qu'Atimir avoit reçue d'elle, & elle s'en perça le sein, avant que ses gens, étonnés de cette cruelle aventure, se fussent mis en devoir de l'en empêcher.

Elle expira, & la fée Anguillette, touchée de tant de malheurs, où elle avoit opposé autant d'obstacles que sa science lui avoit permis, parut au lieu où venoient de se terminer ces belles vies. La fée accusa le destin, & ne put s'empêcher de verser des larmes: alors songeant à secourir le prince de l'Isle paisible, qu'elle savoit bien qui n'étoit pas mort; elle le guérit de sa blessure, & le fit transporter en un moment dans son isle,[Pg 331] où par le don merveilleux qu'elle y avoit attaché, ce prince se consola de la perte qu'il venoit de faire, & oublia la passion qu'il avoit eue pour Hébé.

Le roi & la reine, qui n'eurent pas un semblable secours, se livrèrent tout entiers à leur douleur, & le temps seul put les consoler. Pour Ilerie, rien ne put exprimer son désespoir: elle fut toujours fidelle à sa douleur, & au souvenir de l'ingrat Atimir.

Cependant Anguillette ayant fait transporter le prince de l'Isle paisible dans son royaume, toucha avec sa baguette les restes infortunés de l'aimable Atimir & de la belle Hébé. Dans l'instant même ils se changèrent en deux arbres, d'une beauté parfaite. La fée les nomma Charmes, pour conserver à jamais la mémoire de ceux qu'on avoit vu briller dans ces malheureux amans.


JEUNE ET BELLE

 

[Pg 332]




JEUNE ET BELLE,
CONTE.


Il y eut autrefois une savante fée, qui voulut résister à l'amour; mais ce petit dieu étoit encore plus savant qu'elle: il la rendit sensible sans même employer tout son pouvoir. Un beau chevalier arriva dans la cour de la fée, en cherchant des aventures. Il étoit aimable, fils de roi, & fameux par mille belles actions. Sa valeur étoit connue de la fée; la renommée en avoit porté le bruit jusques dans son royaume.

La personne de ce jeune prince répondoit si bien à sa haute réputation, que la fée, touchée de tant de charmes, reçut en peu de temps les vœux que le beau chevalier lui offrit. La fée étoit belle; il en étoit véritablement amoureux. Elle l'épousa, & le rendit par son hymen le plus riche & le plus puissant roi de l'univers: ils furent long-temps heureux, après s'être unis pour toujours.

La fée vieillit, & le roi son époux, quoiqu'il eût vieilli comme elle, cessa de l'aimer dès qu'elle ne fut plus belle. Il s'attacha[Pg 333] à de jeunes beautés de sa cour; la fée en sentit une jalousie qui devint funeste à plusieurs de ses rivales.

Elle n'avoit eu qu'une fille de son mariage avec le beau chevalier: c'étoit l'objet de toute sa tendresse; & elle étoit digne de l'attachement qu'elle avoit pour elle.

Les fées, ses parentes, l'avoient douée à sa naissance de l'esprit le plus charmant, de la beauté la plus aimable, des grâces encore plus touchantes que la beauté. Elle dansoit au-dessus de tout ce qu'on a jamais vu, & sa voix enlevoit tous les cœurs.

Sa taille étoit parfaitement belle, sans être des plus grandes; son air étoit noble, ses cheveux du plus beau noir du monde, sa bouche petite & gracieuse, ses dents d'une blancheur surprenante, ses beaux yeux étoient noirs, vifs & touchans; & jamais des regards si perçans & si tendres, n'ont fait naître l'amour dans les cœurs.

La fée l'avoit nommée Jeune & Belle. Elle ne lui avoit point encore fait de dons; elle avoit suspendu cette faveur, pour juger mieux dans la suite par quelle espèce de bonheur elle pourroit assurer celui d'une fille qui lui étoit si chère.

Les infidélités du roi affligeoient sans cesse[Pg 334] la fée; le malheur de n'être plus aimée lui fit imaginer que le plus doux des biens étoit d'être toujours aimable. Ce fut, après mille réflexions, la félicité dont elle doua Jeune & Belle. Elle avoit alors seize ans: la fée employa toute sa science pour la faire demeurer toujours telle qu'elle étoit alors.

Que pouvoit-elle donner de plus précieux à Jeune & Belle, que le bonheur de ne jamais cesser d'être semblable à elle-même?

La fée perdit le roi son époux, & quoiqu'il fût dès long-temps infidelle, sa mort lui fit sentir une si véritable douleur, qu'elle résolut d'abandonner son empire & de se retirer dans un château qu'elle avoit fait bâtir en un pays très-désert; il étoit entouré d'une forêt si vaste, que la fée seule en pouvoit démêler les chemins.

Cette résolution affligea Jeune & Belle; elle ne vouloit point quitter la fée: mais elle lui ordonna absolument de demeurer: & avant que de se retirer dans son désert, rappelant dans le plus beau palais du monde les plaisirs & les jeux qu'elle en avoit depuis long-temps exilés, elle en composa la cour de Jeune & Belle, qui, dans cette agréable compagnie, se consola quelque temps après de l'absence de la fée. Tous[Pg 335] les princes & les rois qui se croyoient dignes de plaire (& l'on se flattoit beaucoup moins alors qu'en ce temps-ci,) vinrent en foule à la cour de Jeune & Belle, essayer, par leurs soins & par leurs amours, de rendre sensible une si aimable princesse.

Jamais rien n'a égalé la magnificence & les agrémens du palais de Jeune & Belle: tous les jours y étoient marqués par des fêtes nouvelles, tout le monde y étoit heureux, excepté ses amans qui l'adoroient sans espérance: aucun n'étoit regardé favorablement; mais ils la voyoient sans cesse; & ses regards les plus indifférens étoient dignes de les arrêter pour toujours.

Un jour Jeune & Belle, satisfaite de sa félicité & de la douceur de son règne, se promenoit dans un bois charmant, suivie seulement de quelques-unes de ses nymphes, pour mieux goûter le plaisir de la solitude: une douce rêverie l'entretenoit: que pouvoit-elle penser qui ne lui fût agréable? Elle sortit du bois insensiblement, & tourna ses pas vers une prairie délicieuse, émaillée de mille fleurs.

Ses beaux yeux étoient occupés par cent objets différens & agréables, quand elle apperçut un troupeau qui paissoit dans la[Pg 336] prairie au bord d'un petit ruisseau, qui, roulant sur des cailloux, formoit par ses eaux un doux murmure. Il étoit ombragé d'une touffe d'arbres. Un jeune berger, couché sur l'herbe, dormoit tranquillement au bord du ruisseau; sa houlette étoit appuyée contre un arbre, & un joli chien qui paroissoit plutôt favori de son maître que gardien du troupeau, étoit couché près du berger.

Jeune & Belle s'approcha du ruisseau, & jeta ses regards sur le berger: quelle vue! L'amour lui-même dormant entre les bras de Psiché, ne brilloit pas de plus de charmes.

La jeune fée s'arrêta, & ne put se défendre de quelques mouvemens d'admiration, qui furent bientôt suivis de sentimens plus tendres. Le beau berger paroissoit avoir dix-huit ans; il étoit d'une taille avantageuse; ses cheveux bruns, naturellement frisés par grosses boucles, accompagnoient parfaitement le plus aimable visage du monde.

Ses yeux, que le sommeil tenoit alors fermés, cachoient à la fée de nouveaux feux, dont l'amour vouloit se servir encore pour redoubler sa tendresse pour le berger.

Jeune & Belle sentit une émotion inconnue à son cœur; & il ne lui fut plus possible de s'éloigner de ce lieu.

[Pg 337]

Les fées ont les mêmes privilèges que les déesses: elles aiment un berger quand il est aimable, comme s'il étoit le plus grand roi de l'univers; car tout est au-dessous d'elles.

Jeune & Belle trouva trop de plaisir dans ses sentimens, pour chercher à les combattre. Elle aima tendrement, & ne songea plus dès ce moment qu'au bonheur d'être aimée; elle n'osa réveiller le beau berger, de peur de laisser remarquer son trouble; & se faisant un plaisir de lui découvrir son amour d'une manière galante & agréable, elle se rendit invisible, pour jouir de l'étonnement qu'elle lui alloit causer.

Aussi-tôt une musique charmante se fit entendre. Quelle symphonie! Elle alloit au cœur: ces sons gracieux réveillèrent Alidor, c'étoit le nom du beau berger; il crut quelques momens que c'étoit un songe agréable. Mais quelle fut sa surprise, quand en se levant de dessus le gazon où il étoit couché, il se trouva vêtu d'un habit galant & magnifique. Il étoit jaune, gris-de-lin & argent; sa panetière étoit toute brodée des chiffres de Jeune & Belle, & attachée avec une écharpe de fleurs; sa houlette étoit d'un travail merveilleux, ornée de pierres pré[Pg 338]cieuses de différentes couleurs, qui formoient des devises galantes; son chapeau étoit de jonquilles & de hyacintes bleues, entrelacées avec beaucoup d'art.

Content & surpris de sa nouvelle parure, il se mira dans le ruisseau prochain. Jeune & Belle craignit cent fois pour lui, dans ce moment, la destinée du beau Narcisse.

La surprise d'Alidor augmenta encore, en voyant ses moutons chargés d'une soie plus blanche que la neige, au lieu de leur toison ordinaire, & couverts de mille nœuds de rubans de différentes couleurs.

Sa brebis la plus chérie étoit aussi plus parée que les autres. Elle vint à lui en bondissant sur l'herbe, paroissant fière de son ajustement.

Le joli chien du berger avoit un collier d'or, où de petites émeraudes entrelacées formoient ces quatre vers:

Lorsque l'on veut brûler d'une ardeur immortelle,
Qu'un tendre cœur est alarmé!
Etre charmant suffit pour être aimé;
Mais pour le rendre heureux, il faut être fidelle.

Le beau berger jugea par ces vers que c'étoit à l'amour qu'il devoit son agréable aventure. Le soleil étoit couché alors. Alidor[Pg 339] occupé d'une aimable rêverie, reprit le chemin de sa cabane; il n'y remarqua nul changement au-dehors: mais à peine y fut-il entré, qu'une odeur délicieuse lui annonça quelque chose de nouveau. Il trouva sa petite cabane tapissée d'un tissu de jasmin & de fleurs d'orange: les rideaux de son lit étoient de la même espèce, relevés par des guirlandes d'œillets & de roses; une fraîcheur agréable entretenoit ces fleurs dans toute leur beauté.

Le parquet étoit de porcelaine, sur lequel on voyoit représentées toutes les histoires des déesses qui avoient aimé des bergers. Alidor le remarqua; il avoit beaucoup d'esprit; les bergers de cette contrée n'étoient pas des bergers ordinaires.

Quelques-uns d'entr'eux descendoient ou de rois, ou de grands princes, & Alidor tiroit son origine d'un souverain qui avoit long-temps régné sur ces peuples, avant qu'ils fussent sous la domination des fées.

Jusques alors le beau berger avoit été insensible; mais il commença de sentir, sans avoir encore d'objet déterminé, que son jeune cœur brûloit de se rendre. Il mouroit d'impatience de connoître la déesse ou la[Pg 340] fée qui lui donnoit des marques de tendresse si galantes & si gracieuses.

Alidor se promenoit avec une douce inquiétude, qu'il n'avoit jamais sentie: la nuit vint; il parut une agréable illumination, qui fit un nouveau jour dans la cabane. La rêverie d'Alidor fut interrompue par un repas délicat & magnifique, qui fut servi devant lui. Quoi! dit le berger en souriant, toujours de nouveaux plaisirs, & personne pour les partager avec moi! Son joli chien voulut l'agacer; mais Alidor étoit trop occupé pour répondre à ses caresses. Le berger se mit à table: un petit amour lui présenta à boire dans une coupe faite d'un seul diamant; il soupa assez bien pour le héros d'une aventure. Il voulut faire des questions au petit amour; mais au lieu de lui répondre, cet enfant tiroit des flèches; & dès qu'elles atteignoient le berger, elles se changeoient en eau d'une odeur merveilleuse. Alidor comprit bien par ce badinage, que le petit amour n'avoit pas ordre de lui expliquer ce mystère. La table disparut dès qu'Alidor cessa de manger, & le petit amour s'envola.

Une symphonie charmante se fit entendre: elle faisoit naître mille tendres sentimens dans le cœur du beau berger; son impatience[Pg 341] d'apprendre à qui il devoit tant de plaisirs, redoubloit sans cesse; & ce fut avec beaucoup de joie qu'il entendit chanter ces paroles:

Sous quelle forme, amour, lanceras-tu tes traits
A ce jeune berger que j'aime?
Satisfait de mon cœur, de ma tendresse extrême,
Le fera-t-il aussi de mes foibles attraits?
Il ne fauroit douter de mon ardeur sincère;
Mais ce n'est pas assez pour plaire:
Puissant amour, prends soin d'augmenter ma beauté,
Je n'en prendrai que trop de ma fidélité!

Paroissez donc objet charmant, s'écria le berger; achevez par votre présence de combler ma félicité; je vous crois trop aimable pour pouvoir jamais cesser d'être fidelle à vos charmes.

On ne répondit rien à ses paroles: la symphonie finit peu après; & un profond silence régna alors dans la cabane, & invita le berger aux douceurs du sommeil.

Il se jeta sur son lit, & s'endormit avec quelque peine, agité par son impatience, & par son naissant amour.

Le chant des oiseaux le réveilla au point du jour; il sortit de sa cabane, & conduisit son joli troupeau dans le même lieu où le jour précédent avoit commencé sa bonne[Pg 342] fortune. A peine s'étoit-il assis au bord du ruisseau, qu'un pavillon fort brillant d'étoffe couleur de feu vert & or, se trouva attaché aux branches des arbres, pour garantir Alidor de l'ardeur du soleil. De jeunes bergers & de belles bergères des environs, arrivèrent en ce lieu. Ils cherchoient Alidor; son pavillon, son troupeau & sa parure les jetèrent dans un grand étonnement.

Ils s'avancèrent en diligence, & lui demandèrent avec beaucoup d'empressement, la cause de tant de merveilles? Alidor sourit de leur surprise, & leur apprit tout ce qui lui étoit arrivé. Plus d'un berger en sentit de la jalousie, & plus d'une bergère en rougit de dépit. Il y en avoit peu dans cette contrée qui n'eussent formé des desseins sur le cœur du beau berger; & une déesse ou une fée leur paroissoit une trop dangereuse rivale.

Jeune & Belle, qui ne perdoit guères son berger de vue, souffrit impatiemment la conversation des bergères: il y en avoit de charmantes parmi elles; & une bergère fort aimable peut être une rivale redoutable à une déesse même.

L'indifférence qu'Alidor marqua pour elles rassura la jeune fée. Les bergères quittèrent[Pg 343] Alidor avec peine, & conduisirent leur troupeau plus avant dans la prairie.

Peu de momens après qu'il n'y eut plus qu'une troupe de bergers avec Alidor, il parut un festin délicieux servi sur une table de marbre blanc. Des sièges de verdure s'élevèrent autour; & Alidor fit part de ce repas aux bergers de ses amis qui l'étoient venus joindre. En s'asséyant à table, ils se trouvèrent tous vêtus d'habits galans, mais moins magnifiques que celui d'Alidor, qui parut alors tout brillant de pierreries.

Une musique champêtre mais gracieuse, fit retentir les échos d'alentour. Et l'on entendit chanter ces paroles:

Admirez d'Alidor le suprême bonheur;
C'est par lui que l'amour m'a fait sentir ses armes.
Bergers, qui connoissez ses charmes,
Respectez le choix de mon cœur.

L'étonnement des bergers redoubloit à tous momens. Une troupe de jeunes bergères arrivèrent au bord du ruisseau; le bruit de la symphonie les attiroit bien moins en ce lieu, que le désir de voir Alidor. On commença sous les arbres un petit bal champêtre très-agréable.

La jeune fée, qui étoit invisible, mais tou[Pg 344]jours présente, prit en un moment avec six de ses nymphes, les plus jolis habits de bergères qu'on eût jamais vus. Elles n'étoient parées que de guirlandes de fleurs; leurs houlettes en étoient ornées; & Jeune & Belle, coiffée simplement avec des jonquilles, qui faisoient un effet charmant dans ses beaux cheveux noirs, parut la plus merveilleuse personne du monde.

L'arrivée de ces belles bergères surprit toute l'assemblée. Toutes les beautés de ce lieu en sentirent du dépit. Il n'y eut pas un berger qui ne cherchât avec empressement à leur faire les honneurs de la fête.

Jeune & Belle, inconnue parmi eux pour une fée, n'en reçut pas moins d'honneurs, & ne s'attira pas moins de vœux. C'est la beauté qui fait recevoir les hommages les plus sincères. Jeune & Belle fut flattée des effets de la sienne, où sa dignité n'avoit point de part.

Pour Alidor, dès qu'elle parut dans l'assemblée, oubliant que l'amour qu'une déesse ou une fée avoit pour lui, l'obligeoit à quelque attention pour ne lui pas déplaire; il vola près de Jeune & Belle, & s'en étant approché de la meilleure grâce du monde: venez, belle bergère, lui dit-il, venez prendre une[Pg 345] place plus digne de vous. Une si merveilleuse personne est trop au-dessus de toutes les autres beautés, pour demeurer confondue parmi elles. Il lui présenta la main; & Jeune & Belle, charmée des sentimens que sa vue commençoit d'inspirer à son berger, se laissa conduire. Alidor la mena sous ce pavillon brillant, qui s'étoit trouvé le matin attaché aux arbres, dès qu'il étoit arrivé dans ce lieu. Une troupe de jeunes bergers apporta par les ordres d'Alidor, des faisceaux de fleurs & de verdure, & en élevèrent une espèce de petit trône où Jeune & Belle se plaça. Le beau berger se mit à ses pieds. Ses nymphes s'assirent auprès d'elle, & le reste de l'assemblée forma un grand cercle, où chacun se rangea suivant son inclination.

Ce lieu, orné de tant de beautés, faisoit le plus agréable spectacle du monde. Le bruit de l'eau se mêloit à la symphonie, & il sembloit que tous les oiseaux des environs se fussent assemblés dans ce lieu pour prendre part à la fête. Un nombre infini de bergers se détachoient par troupes, pour venir faire leur cour à Jeune & Belle. Un d'entr'eux, nommé Iphis, s'approchant de la jeune fée: Quelque belle que soit la place que vous a fait prendre Alidor, dit-il à Jeune & Belle,[Pg 346] elle est peut-être très-dangereuse à occuper. Je le crois, lui dit la fée avec un sourire capable d'enlever tous les cœurs: les bergères de ce hameau auront sans doute quelque peine à me pardonner la préférence qu'Alidor semble m'avoir donnée sur tant de beautés que la méritoient mieux que moi. Non, lui dit Iphis, nos bergères se rendront plus de justice; mais une déesse aime Alidor. Iphis conta alors à Jeune & Belle toute l'aventure du beau berger. Quand il eut achevé son récit, la jeune fée se tournant vers Alidor, d'un air gracieux: je ne veux point, lui dit-elle, d'une aussi redoutable ennemie que la déesse dont vous êtes aimé. Apparemment elle ne m'avoit pas destiné la place que j'occupe; mais je la lui rendrai. Elle se leva en achevant ces paroles: demeurez, lui dit Alidor en la regardant tendrement, & en l'arrêtant; demeurez, belle bergère, il n'est point de déesse dont je ne sacrifie la tendresse au plaisir de vous adorer, & celle dont vous a parlé Iphis n'est pas fort savante, du moins en amour, puisqu'elle a permis que je vous aie vue. Jeune & Belle ne put répondre à Alidor; on la vint prendre dans ce moment pour danser, & jamais on ne s'en est acquitté avec tant de grâce. Elle prit le beau[Pg 347] berger, qui se surpassa lui-même. Jamais les plus magnifiques fêtes de la cour de Jeune & Belle ne lui avoient fait tant de plaisir que cette assemblée champêtre. L'amour embellit tous les lieux où l'on peut voir ce que l'on aime.

Alidor sentoit augmenter à tous momens son amour, & faisoit mille sermens de sacrifier toutes les déesses & toutes les fées de l'univers, au tendre amour que lui inspiroit sa bergère. Jeune & Belle étoit charmée des sentimens du beau berger; mais elle voulut éprouver quelques momens sa tendresse. Iphis étoit aimable; & si Alidor n'eût pas été présent, on l'auroit sans doute admiré. La jeune fée lui parla deux ou trois fois d'un air assez gracieux, & dansa plusieurs fois avec lui.

Alidor en sentit une jalousie aussi vive que son amour. Jeune & Belle le remarqua, & s'en croyant plus sûre du cœur de son berger, elle cessa de lui faire de la peine; elle ne parla plus à Iphis le reste de la journée, & Alidor eut ses regards les plus favorables. Hé quels regards! ils portoient l'amour dans les cœurs les plus insensibles.

Le jour finit, cette belle troupe se sépara à regret; mille soupirs suivirent Jeune & Belle:[Pg 348] elle défendit à tous les bergers de l'accompagner; mais elle promit en peu de mots à Alidor, que le lendemain il la reverroit dans la prairie. Elle quitta ensuite la belle troupe & ses nymphes la suivirent. Les bergers les laissèrent partir; ils espéroient qu'en les suivant d'un peu loin, ils pourroient apprendre, sans en être apperçus, quel étoit le hameau de ces divines personnes; mais dès que Jeune & Belle eut gagné un petit bois qui la déroboit aux yeux des bergers, elle disparut avec ses nymphes: elles s'amusèrent quelque temps à regarder les bergers chercher inutilement la route qu'elles avoient prise. Jeune & Belle remarqua avec plaisir qu'Alidor paroissoit un des plus empressés.

Iphis se désespéroit d'avoir tardé un peu trop à les suivre, & beaucoup d'autres bergers, dont les nymphes avoient fait la conquête, passèrent une partie de la nuit à les chercher dans le bois & aux environs.

Quelques auteurs ont assuré que les nymphes, autorisées par l'exemple de la jeune fée, trouvèrent quelques-uns de ces bergers plus aimables que tous les rois qu'elles avoient vus jusques alors.

Jeune & Belle retourna dans son palais; & bien qu'une fée, toujours occupée de mille[Pg 349] soins différens, pût s'absenter sans conséquence, elle trouva tous ses amans bien inquiets de ne l'avoir point vue de toute la journée; mais pas un n'osa lui en faire des reproches. Il falloit être amans soumis & respectueux près de Jeune & Belle, ou recevoir d'elle un ordre de se retirer de sa cour. Ils n'osoient même lui parler de leur tendresse; ce n'étoit que par leurs soins, leur respect & leur constance, qu'ils espéroient enfin de la toucher.

Jeune & Belle parut peu occupée de tout ce qui se présenta à ses yeux: elle soupa peu, elle rêva souvent; & les princes ses amans, attentifs à toutes ses actions, crurent l'avoir entendue soupirer plusieurs fois. Elle congédia toute la cour de fort bonne heure, & se retira dans son appartement.

Quand on doit revoir ce qu'on aime, tout ce qui se présente en attendant ce moment agréable, paroît bien froid & bien ennuyeux.

La jeune fée, avec les nymphes qui l'avoient suivie tout le jour cachées dans un nuage, furent en un instant à la cabane du beau berger. Il y étoit retourné fort triste de n'avoir pu trouver le chemin qu'avoit pris sa divine bergère. Tout étoit aussi charmant dans sa cabane, que quand il l'avoit quittée; mais en[Pg 350] rêvant, ayant baissé les yeux sur le parquet de sa petite chambre, il s'apperçut qu'il étoit changé; au lieu des histoires de déesses qui avoient eu de l'amour pour des bergers, il vit en la place les exemples terribles des amans infortunés, qui ne s'étoient pas rendus dignes de la tendresse de ces divinités.

Vous avez raison, s'écria le beau berger en regardant ces petites peintures; vous avez raison, déesse; je mérite votre courroux: mais pourquoi avez-vous permis qu'une bergère trop aimable vînt s'offrir à mes regards? Hé! quelle divinité peut défendre un cœur contre ses charmes?

Jeune & Belle étoit déjà dans la cabane quand Alidor prononça ces paroles; elle en sentit toute la douceur, & sa tendresse en redoubla encore.

Il parut, comme le jour précédent, un repas magnifique; mais Alidor n'en fit pas un si bon usage que la veille; il étoit amoureux, & même un peu jaloux: car il se souvenoit toujours que sa bergère avoit parlé avec quelque attention à Iphis.

Cependant la promesse qu'elle lui avoit faite, qu'il la reverroit le lendemain dans la plaine, adoucissoit un peu ses chagrins.

Le petit amour le servit pendant le repas;[Pg 351] mais Alidor, occupé de sa nouvelle inquiétude, ne lui dit pas un seul mot. La table disparut; & le jeune enfant s'approchant d'Alidor, lui présenta deux boites de portraits magnifiques, puis il s'envola.

Le beau berger ouvrit avec précipitation une des boites, elle renfermoit le portrait d'une jeune personne d'une beauté si parfaite, que l'imagination peut à peine la représenter: au-dessous de ce merveilleux portrait, ces paroles étoient écrites en lettres d'or.

Ton bonheur est attaché a sa tendresse.

Il faut avoir vu ma bergère, dit Alidor, en regardant ce beau portrait, pour n'être pas enchanté d'une si charmante personne; il referma la boite, & la mit négligemment sur une table.

Il ouvrit l'autre boite que le petit amour lui avoit donnée; mais quel fut son étonnement quand il y vit le portrait de sa bergère, brillant de tous ces charmes qui avoient fait une si vive impression sur son cœur!

Elle étoit peinte telle qu'il l'avoit vue cette même journée, coiffée avec des fleurs; & le peu que l'on voyoit de son habit, paroissoit celui d'une bergère. Le beau berger étoit si transporté de son amour, qu'il fut long-[Pg 352]temps sans s'appercevoir que ces paroles étoient écrites au-dessous du portrait.

Oublie ses appas, ou ton amour te sera funeste.

Hé! sans ma bergère, s'écria Alidor, est-il quelque félicité? Ce transport charma Jeune & Belle. Le beau portrait que méprisoit Alidor, n'étoit qu'un portrait d'imagination. La jeune fée avoit voulu voir si son berger la préféreroit à une si belle personne, qui lui paroissoit une déesse ou une fée. Satisfaite de l'amour d'Alidor, elle retourna à son palais, après avoir assemblé ses nymphes par un signal dont elles étoient convenues.

C'étoit de faire briller en l'air quelques éclairs; & c'est de-là que sont venus ceux qui ne sont point suivis du tonnerre.

Les nymphes revinrent: elles avoient voulu voir aussi ce que faisoient leurs amans: quelques-unes furent assez contentes: elles les trouvèrent occupés d'elles, & en parlant avec empressement. Mais d'autres furent moins satisfaites des effets de leur beauté: elles trouvèrent leurs bergers profondément endormis. On paroît quelquefois fort amoureux dans la journée; mais pas assez pour veiller la nuit.

[Pg 353]

La jeune fée se coucha en arrivant en son palais, charmée de l'amour de son berger. Elle n'étoit agitée que de la douce impatience de le revoir.

Pour Alidor, il dormit peu; & sans s'inquiéter des menaces qu'on lui avoit fait lire au-dessous des deux petits portraits, il ne songea qu'à retourner dans la prairie: il espéroit d'y voir sa bergère dans la journée; il ne croyoit pas pouvoir y arriver trop tôt.

Il conduisit son aimable troupeau au lieu fortuné où il avoit vu Jeune & Belle; son joli chien eut soin de le garder: le beau berger ne pouvoit songer qu'à sa bergère.

Jeune & Belle fut occupée malgré elle, cette journée, à recevoir des ambassadeurs de plusieurs rois des contrées voisines. Jamais audiences ne furent si courtes; cependant une partie du jour se passa à ces ennuyeuses cérémonies. La jeune fée souffroit autant que son berger, à qui une vive impatience faisoit sentir mille tourmens.

Le soleil étoit couché: Alidor crut enfin ne point voir ce jour là sa divine bergère; quelle douleur pour lui!

Il se plaignit, il soupira mille fois; il fit ces vers sur son absence, & avec le fer[Pg 354] de sa houlette il les grava sur un jeune ormeau:

Vous dont Vénus ne peut regarder sans envie
La brillante beauté par les grâces suivie;
O vous! pour qui l'amour prodigua tant d'attraits,
Que ce Dieu, qui vous fit si charmante & si belle,
Est plus sûr de blesser par vous que par ses traits!
Bergère, que pour moi votre absence est cruelle!
Destiné loin de vous à passer tout un jour,
A ma tristesse au moins je veux être fidelle;
Elle a rapport à mon amour.

Il achevoit de graver ces vers, quand Jeune & Belle parut de loin, dans la plaine, avec ses nymphes, toujours vêtues en bergères. Alidor les reconnut d'une distance très-éloignée; il courut, il vola vers Jeune & Belle, qui le reçut avec un sourire charmant, digne de faire la félicité des dieux mêmes.

Il lui parla de son amour avec une ardeur capable de persuader un cœur moins touché que celui de la jeune fée. Elle voulut voir ce qu'il avoit gravé sur l'arbre; & elle fut charmée de l'esprit, & de la tendresse de son berger. Il lui conta tout ce qui lui étoit arrivé le soir précédent, & lui offrit mille fois de la suivre au bout du monde, pour fuir l'amour qu'une déesse, ou une fée, avoit[Pg 355] malheureusement pris pour lui. J'y perdrois trop, si vous fuyez cette fée, reprit gracieusement Jeune & Belle: il n'est plus temps de vous cacher mes sentimens, puisque je suis contente des vôtres. C'est moi, Alidor, continua la charmante fée; c'est moi, qui vous ai donné des marques d'une tendresse qui fera à jamais, si vous m'êtes fidelle, votre bonheur & le mien.

Le beau berger, transporté d'amour & de joie, se jeta à ses pieds: son silence en fit plus entendre à la jeune fée, que n'auroient fait les discours les mieux suivis. Jeune & Belle le fit lever, & il se trouva vêtu d'un habit superbe; puis la fée touchant la terre avec sa houlette, il parut un char magnifique, tiré par douze chevaux blancs, d'une beauté surprenante: ils étoient attelés quatre de front. Jeune & Belle monta dans le char; elle fit asseoir le beau berger auprès d'elle. Les nymphes y trouvèrent aussi leurs places, & dès qu'elles y furent, les beaux chevaux, qui n'avoient pas besoin de conducteur pour suivre les intentions de Jeune & Belle, les menèrent avec beaucoup de diligence dans un château qu'aimoit la jeune fée. Elle l'avoit embelli de tout ce que son art lui fournissoit de merveilleux; il s'appe[Pg 356]loit le château des fleurs; c'étoit le plus aimable lieu du monde.

La jeune fée & son heureux amant, arrivèrent, avec les nymphes, dans une grande cour, dont les murs n'étoient que des palissades très-épaisses de jasmins & de citronniers; elles n'étoient qu'à hauteur d'appui. On voyoit au-dessous couler une belle rivière, qui entouroit cette cour: par-delà, un petit bois charmant; & de l'autre côté, des prairies à perte de vue, où cette même rivière faisoit mille & mille tours, comme si elle avoit eu regret de quitter une si belle demeure.

Le château étoit plus admirable par son architecture, que par sa grandeur; il y avoit douze appartemens, qui avoient chacun leur beauté différente. Ils étoient très-vastes; mais ce n'étoit pas assez pour loger Jeune & Belle & toute sa cour, qui étoit la plus nombreuse & la plus magnifique de l'univers.

La jeune fée ne se retiroit dans ce château, que dans une espèce de solitude. Elle n'y étoit ordinairement suivie que de celles de ses nymphes qu'elle aimoit le plus, & des officiers de sa maison.

Jeune & Belle y conduisit son berger dans l'appartement des myrtes. Tous les meubles[Pg 357] y étoient composés de myrtes toujours fleuris, entrelacés avec un art qui faisoit paroître le pouvoir & le bon goût de la jeune fée jusques dans les choses les plus simples. Tous les appartemens de ce château étoient ainsi meublés seulement de fleurs; on y respiroit toujours un air doux & pur.

Jeune & Belle, par sa puissance, en avoit banni pour jamais les rigueurs de l'hiver; & si elle permettoit quelquefois aux ardeurs de l'été de se faire sentir dans un lieu si agréable, c'étoit pour jouir avec plus de plaisir de la beauté des bains qui y étoient délicieux.

Cet appartement étoit de porphyre blanc & bleu, d'un travail merveilleux; les cuves, faites de diverses formes singulières & agréables. Celle où Jeune & Belle se baignoit, étoit d'une seule topaze, élevé sur une estrade de porcelaine. Quatre colonnes d'amatistes d'une beauté parfaite soutenoient un dais d'une étoffe magnifique jaune & argent, en broderie de perles. Alidor, occupé du bonheur de voir la charmante fée, & de la voir sensible pour lui, ne remarqua presque pas toutes ces merveilles.

Une conversation aimable & tendre enchanta long-temps ces amans fortunés dans[Pg 358] l'appartement des myrtes. Un soupé magnifique fut servi dans le sallon des jonquilles: une fête galante le suivit: les nymphes y représentèrent, en musique, les amours de Diane & d'Endymion.

Jeune & Belle oublia de retourner à son palais, & passa le reste de la nuit dans l'appartement des narcisses.

Alidor, transporté d'amour, fut long-temps sans pouvoir goûter les douceurs du sommeil dans l'appartement des myrtes, où les nymphes l'avoient conduit après la fête.

Jeune & Belle, qui ne voulut point se servir de son pouvoir pour calmer un trouble agréable, ne s'endormit aussi qu'au point du jour.

Alidor, impatient de revoir la charmante fée, attendit quelque temps ce bienheureux moment dans le sallon des jonquilles. Il n'avoit rien négligé dans sa parure de tout ce qui peut ajouter des grâces aux beautés naturelles. Jeune & Belle parut mille fois plus charmante que Vénus. Elle passa une partie de la journée avec Alidor & les nymphes, dans le jardin du château, dont les beautés étoient au-dessus de la description la plus merveilleuse.

Il y eut une petite fête champêtre &[Pg 359] agréable, dans un bois délicieux, où Alidor, pendant quelques momens favorables, eut le doux plaisir de parler de son ardent amour à Jeune & Belle.

Elle voulut, ce soir même, retourner à son palais; elle promit à Alidor de revenir le lendemain. Jamais absence de quelques heures n'a été célébrée par tant de regrets. Le beau berger souhaitoit passionnément suivre la jeune fée; mais elle lui ordonna de demeurer dans le château des fleurs. Elle vouloit cacher sa tendresse aux yeux de toute sa cour. Nul n'entroit dans ce château sans son ordre; & elle ne craignoit point que les nymphes découvrissent son secret. Ceux d'une fée sont toujours en sûreté; on ne les divulgue jamais, la punition suivroit de trop près la faute.

Jeune & Belle demanda à Alidor son joli chien, qui l'avoit toujours suivi, pour l'emmener avec elle. Tout ce qui plaît à ce qu'on aime nous est cher.

Après le départ de la jeune fée, le berger, pour entretenir son inquiétude, bien plus que pour la dissiper, s'enfonça dans le bois pour rêver à son adorable fée.

Dans un petit pré émaillé de fleurs, & arrosé d'une agréable fontaine qui se trou[Pg 360]voit vers le milieu du bois, il apperçut son troupeau bondissant sur l'herbe: il étoit gardé par six jeunes esclaves de bonne mine, vêtus d'habits or & bleu, avec des colliers & des chaînes d'or. Sa brebis la plus chérie reconnut son maître, & vint à lui; Alidor la caressa, & fut vivement touché des soins de Jeune & Belle, pour tout ce qui avoit rapport à lui.

Les jeunes esclaves firent voir à Alidor leur cabane: elle étoit assez près de là, au bout d'une belle allée fort couverte. Cette petite demeure étoit bâtie de bois de cèdre: les chiffres de Jeune & Belle & ceux d'Alidor, mêlés ensemble, y paroissoient partout formés avec des bois précieux. Cette inscription étoit écrite en lettres d'or sur une grande turquoise:

Dans ces beaux lieux que l'on voie à jamais
Le troupeau du berger dont mon ame est charmée.
De ce Berger je suis aimée;
Le sort des dieux a moins d'attraits.

Le beau berger retourna au château des fleurs, charmé des bontés de la jeune fée: il ne voulut aucune fête ce soir-là. Quand on est absent de ce que l'on aime, peut-on désirer des plaisirs?

[Pg 361]

Jeune & Belle revint le lendemain, comme elle l'avoit promis à son heureux amant. Que de joie de se revoir! Tout le pouvoir de la jeune fée ne lui avoit jamais fait sentir une si douce félicité.

Elle passoit presque tous les jours au château des fleurs, & ne se montroit plus que rarement à la cour. En vain les princes ses amans en sentoient une douleur mortelle; tout étoit sacrifié à l'heureux Alidor.

Mais un bonheur si doux peut-il durer long-temps sans trouble? Une autre fée que Jeune & Belle, avoit vu le beau berger: elle sentit aussi son cœur touché de ses charmes.

Un soir que Jeune & Belle étoit allée donner à sa cour quelques heures de sa présence, Alidor, occupé de son amour, rêvoit profondément dans le sallon des jonquilles, quand il entendit un peu de bruit à une des fenêtres; & regardant de ce côté-là, il apperçut une lueur fort brillante, & un moment après, il vit sur une table auprès de laquelle il étoit assis, une petite personne haute d'une coudée, fort vieille, avec des cheveux plus blancs que la neige, un collet monté, & un vertugadin à l'antique.

Je suis la fée Mordicante, dit-elle au[Pg 362] beau berger, & je viens t'annoncer un bonheur bien plus grand que celui d'être aimé de Jeune & Belle. Quel pourroit être ce bonheur, lui dit Alidor avec un air dédaigneux? Les dieux n'en ont point de plus parfait pour eux-mêmes! C'est celui de me plaire, répartit fièrement la vieille fée: je t'aime, & mon pouvoir est fort au-dessus de celui de Jeune & Belle, & presque égal à celui des dieux. Quitte pour moi cette jeune fée: je te vengerai de tes ennemis, & de tous ceux à qui tu voudras nuire.

Tes faveurs me sont inutiles, reprit le beau berger en souriant: je n'ai point d'ennemis; je ne veux nuire à personne; je suis trop satisfait de ma destinée; & si la charmante fée que j'adore n'étoit qu'une bergère, j'aurois été aussi heureux auprès d'elle dans une cabane, que je le suis dans le plus beau palais de l'univers.

Après ces mots, la mauvaise fée se fit tout d'un coup aussi grande & aussi grosse qu'elle avoit d'abord paru petite, & disparut en faisant un bruit épouvantable.

Le lendemain, Jeune & Belle revint au château des fleurs: Alidor lui conta son aventure; ils connoissoient l'un & l'autre la fée Mordicante; elle étoit fort vieille, avoit[Pg 363] toujours été laide & très-sensible à l'amour.

Jeune & Belle & son heureux amant firent mille plaisanteries de sa passion, & ne s'inquiétèrent pas un moment des effets de sa vengeance.

Peut-on être amant fortuné, & songer aux malheurs de l'avenir?

Huit jours après, Jeune & Belle & le beau berger étant entrés dans un joli bateau tout doré pour se promener sur cette belle rivière qui faisoit le tour du château des fleurs, ils furent suivis de toute leur petite cour dans les plus jolis bateaux du monde. Celui de Jeune & Belle étoit couvert d'un dais d'une étoffe légère bleu & argent: les rameurs étoient vêtus de même. D'autres petits bateaux, remplis de musiciens excellens, accompagnoient ces amans heureux, & formoient une symphonie agréable. Alidor, plus amoureux que jamais, ne regardoit que Jeune & Belle, dont la beauté paroissoit ce jour-là plus charmante que l'on ne la peut représenter.

Ils continuoient leur promenade, quand ils virent douze syrènes sortir de l'eau; un moment après, douze tritons parurent, & se rangèrent avec les syrènes autour du petit bateau de Jeune & Belle. Les tritons firent[Pg 364] des symphonies extraordinaires avec leurs cornets, & les syrènes chantèrent des airs gracieux qui amusèrent quelque temps la jeune fée & le beau berger. Jeune & Belle, qui étoit accoutumée aux merveilles, crut que c'étoit un divertissement qui lui avoit été préparé par ceux qui étoient chargés de contribuer à ses plaisirs, en inventant des fêtes nouvelles; mais tout-d'un-coup ces perfides tritons & les syrènes, ayant posé leurs mains sur le bateau de la jeune fée, le coulèrent à fond.

Le seul péril que craignit Alidor, fut celui que couroit la jeune fée: il voulut nager vers elle; mais les tritons l'emportèrent malgré lui, & Jeune & Belle, enlevée en même temps par les syrènes, fut remise dans son palais.

Une fée n'ayant pas de pouvoir sur une autre: la jalouse Mordicante borna sa vengeance à faire sentir à Jeune & Belle ce que l'absence a de plus cruel & de plus douloureux. Cependant Alidor fut conduit par les tritons dans un château terrible, gardé par des dragons aîlés. C'étoit-là que Mordicante avoit résolu de se faire aimer du beau berger, ou de se venger de ses mépris. On mit Alidor dans une chambre fort obscure. Mor[Pg 365]dicante, toute brillante des plus belles pierreries du monde, vint le trouver, lui voulut parler de sa tendresse. Le berger, désespéré d'être séparé de Jeune & Belle, traita la mauvaise fée avec tout le mépris qu'elle méritoit.

Quelle rage pour Mordicante! Mais son amour étoit encore trop violent pour vouloir perdre celui qui l'avoit fait naître. Elle se résolut, après plusieurs jours qu'Alidor fut retenu dans une affreuse prison, de vaincre ce fidelle berger par de nouveaux artifices. Elle le transporta tout-d'un-coup dans un palais magnifique: il fut servi avec une pompe qui ne cédoit en rien à celle qu'il avoit vue dans le château des fleurs. On tâchoit de dissiper sa douleur par mille fêtes agréables; & les plus belles nymphes de l'univers, qui formoient sa cour, sembloit briguer entr'elles l'honneur de lui plaire. On ne parloit plus à Alidor de l'amour de la mauvaise fée; mais le fidelle berger languissoit au milieu des plaisirs, & n'étoit pas moins désespéré de l'absence de Jeune & Belle parmi les fêtes les plus galantes, qu'il l'avoit été dans l'horreur de sa cruelle prison.

Cependant Mordicante espéroit que l'absence de Jeune & Belle, les plaisirs continuels[Pg 366] dont on tâchoit d'amuser Alidor, & la vue de tant de charmantes personnes, porteroit enfin le cœur du berger à devenir infidelle; & elle ne faisoit paroître tant de belles nymphes à ses yeux, que pour prendre elle-même la figure de celle dont il paroîtroit le plus touché. Elle étoit déguisée parmi ses nymphes; quelquefois elle paroissoit la plus charmante brune du monde, & quelquefois la plus belle blonde de l'univers.

L'amour, qui peut tout sur les cœurs, avoit suspendu sa cruauté naturelle; mais le désespoir de ne pouvoir ébranler la fidélité d'Alidor, ralluma si bien sa fureur, qu'elle résolut de faire périr ce charmant berger, & de le rendre la victime de l'amour constant qu'il conservoit pour Jeune & Belle.

Un jour qu'elle l'observoit sans être vue dans une belle galerie dont les fenêtres donnoient sur la mer, Alidor, appuyé sur une balustrade, rêva long-temps sans prononcer une seule parole; mais enfin soupirant douloureusement, il fit des plaintes si tendres & si touchantes, & qui marquoient si vivement la passion qu'il sentoit pour la jeune fée, que Mordicante, transportée de rage, se laissa voir à Alidor sous sa figure naturelle, & après l'avoir accablé de reproches, le fit re[Pg 367]mener dans la prison, & lui annonça que dans trois jours il seroit sacrifié à sa haine, & que les plus cruels supplices vengeroient son amour méprisé.

Alidor ne regretta point la perte de sa vie; elle lui étoit insupportable éloigné de Jeune & Belle, & satisfait de n'avoir rien à craindre pour elle de la colère de Mordicante, parce que le pouvoir de la jeune fée étoit égal au sien, il attendit constamment la mort qui lui venoit d'être annoncée.

Cependant Jeune & Belle, aussi fidelle que son berger, gémissoit de la douleur de sa perte. Les syrènes qui l'avoient remise dans son palais, avoient disparu dans le moment même; & la jeune fée ne douta pas que ce ne fût la cruelle Mordicante qui lui enlevoit Alidor. L'excès de sa douleur apprit en même temps à toute sa cour, & sa tendresse pour le beau berger, & la perte qu'elle avoit faite.

Que de rois furent jaloux des malheurs mêmes où la mauvaise fée précipitoit Alidor! quelle rage pour ces princes amoureux, d'apprendre qu'ils avoient un rival aimé, & de voir Jeune & Belle ne s'occuper plus qu'à répandre des larmes pour ce mortel fortuné! Cependant la perte d'Alidor reveilla leur espérance. Ils savoient enfin que Jeune & Belle[Pg 368] savoit aussi bien aimer, qu'elle savoit plaire; ils redoublèrent leurs empressemens, chacun d'eux flatté de la douce espérance de remplir un jour la place de cet amant heureux. Mais Jeune & Belle, toujours également affligée de l'absence d'Alidor, & fatiguée de l'amour de ses rivaux, abandonna sa cour, & se retira au château des fleurs.

La vue de ces lieux charmans, où tout rappeloit dans son cœur le souvenir du beau berger, augmentoit encore sa langueur & sa tendresse. Un jour qu'elle se promenoit dans ses beaux jardins: Hélas, dit-elle, en regardant les divers ornemens dont ils étoient embellis, vous faisiez autrefois mes plaisirs; mais je suis trop occupée de ma douleur, pour penser encore à vous donner des beautés nouvelles.

Comme elle achevoit ces paroles, elle entendit un zéphyre agréable, qui, agitant les fleurs de ce beau parterre, les arrangea en un instant de diverses manières. D'abord elles représentèrent les chiffres de Jeune & Belle, puis d'autres chiffres qu'elle ne connoissoit pas; & un moment après, elles formèrent distinctement des lettres, & Jeune & Belle, surprise de cette nouveauté, lut ces vers écrits d'une façon si singulière:

[Pg 369]

Pour embellir ces lieux, ordonnez à Zéphyre,
Les fleurs naissent quand il soupire;
Pour Flore chaque jour il prodigue ses soins.
Plus glorieux cent fois d'être sous votre empire,
Pour vous, quand vous voudrez, il n'en fera pas moins.

Jeune & Belle lisoit ces vers, quand elle vit paroître en l'air ce dieu qui venoit de lui déclarer son amour. Il étoit dans un petit char de roses, attelé de cent sereins blancs, attachés dix à dix avec des cordons de perles. Le char s'approcha de la terre, & Zéphyre descendit près de la jeune fée. Il lui parla avec toute la grâce d'un dieu fort aimable & fort galant; mais la jeune fée, sans être flattée d'une conquête si brillante, lui répondit en amante fidelle. Zéphyre ne s'étonna point des rigueurs de Jeune & Belle; il se flatta de l'attendrir par ses soins; il lui fit assidûment sa cour, & n'oublia rien pour lui plaire.

Il ne manquoit plus rien à la gloire d'Alidor; il avoit un dieu pour rival, & il étoit préféré par Jeune & Belle.

Cependant cet heureux mortel étoit prêt à périr par la fureur de Mordicante. Il y avoit près d'un an que la jeune fée & le beau berger étoient séparés, quand Zéphyre, qui n'espéroit plus pouvoir vaincre la constance de[Pg 370] Jeune & Belle, & touché des larmes qu'il lui voyoit répandre sans cesse pour la perte d'Alidor; lui dit un jour qu'il la trouva encore plus triste qu'à l'ordinaire: Puisqu'il ne m'est plus permis, charmante fée, de me flatter du bonheur de vous plaire, je veux du moins contribuer à votre félicité. Que faut-il faire, continua-t-il, pour vous rendre heureuse? Il faut, pour mon bonheur, lui répondit Jeune & Belle avec un regard charmant, qui pensa réveiller tout l'amour de Zéphyre; il faut me rendre Alidor. Je ne puis rien contre le pouvoir d'une autre fée: mais vous, Zéphyre, vous êtes un dieu, & vous pourriez tout contre cette cruelle rivale. Je vais tâcher, lui répartit Zéphyre, de vaincre assez bien les tendres sentimens que vous m'avez inspirés, pour vous pouvoir rendre enfin un service agréable. Après ces mots il s'envola, & laissa Jeune & Belle flattée d'une douce espérance.

Zéphyre ne la trompa point; il n'aimoit pas long-temps sans être assuré de plaire; & la jeune fée lui avoit paru trop constante, pour pouvoir espérer de lui faire oublier Alidor.

Zéphyre vola vers l'horrible prison, où ce beau berger n'attendoit plus que la perte de[Pg 371] sa vie. Un vent impétueux, formé par six aquillons, qui avoient accompagné Zéphyre, ouvrit tout-d'un-coup les portes de la prison; & le beau berger, enfermé dans un nuage fort brillant, fut conduit au château des fleurs. Zéphyre, après avoir vu Alidor, s'étonna moins de la fidélité de Jeune & Belle; il ne voulut point se montrer au beau berger qu'il ne l'eût rendu à la charmante fée.

Qui pourroit exprimer la joie parfaite qu'Alidor & Jeune & Belle sentirent à se revoir? Qu'ils se retrouvèrent aimables, & qu'ils s'aimèrent tendrement! que de grâces furent rendues par ces amans heureux, au dieu qui venoit d'assurer leur félicité! Il les quitta peu après pour retourner auprès de Flore.

Jeune & Belle voulut que toute sa cour prît part à son bonheur: on le célébra par mille jeux dans toute l'étendue de son empire, malgré la douleur des princes ses amans, qui furent spectateurs du triomphe du beau berger.

Cependant, pour n'avoir plus rien à craindre de la colère de Mordicante contre Alidor, Jeune & Belle lui apprit l'art de féerie, & lui fit présent du don de Jeunesse. Après avoir assuré un bien si doux à son[Pg 372] heureux amant, songeant au soin de sa gloire, elle lui donna le château des fleurs, & le fit reconnoître souverain de ce beau pays, où ses aïeux avoient autrefois régné. Alidor fut le plus grand roi de l'univers, dans les mêmes lieux où il avoit été le plus charmant berger du monde: il combla de biens tous ceux qui avoient été de ses amis; & conservant à jamais tous ses charmes, comme Jeune & Belle, on assure qu'il s'aimèrent toujours, parce qu'ils furent toujours aimables, & l'hymen ne se mêla point de finir une passion qui faisoit la félicité de leur vie.


LE PALAIS DE LA VENGEANCE

 

[Pg 373]




LE PALAIS
DE LA VENGEANCE,
CONTE.


Il fut autrefois un roi & une reine d'Islande, qui, après vingt ans de mariage eurent une fille, dont la naissance leur donna d'autant plus de joie, qu'ils désespéroient depuis long-temps d'avoir des enfans qui succédassent un jour à leur royaume. La jeune princesse fut nommée Imis; ses charmes naissans promirent, dès son enfance, toutes les merveilles que l'on vit briller en elle dans un âge un peu plus avancé. Rien n'auroit été digne d'elle dans tout l'univers, si l'Amour, qui crut de son honneur de pouvoir assujétir un jour à son empire une si merveilleuse personne, n'eût pris soin de faire naître dans cette même cour un prince aussi charmant que la princesse Imis étoit aimable. Il s'appelloit Philax, & il étoit fils d'un frère du roi d'Islande; il avoit deux ans de plus que la princesse, & ils furent élevés ensemble avec toutes les libertés que donne[Pg 374] l'enfance & la proximité du sang. Les premiers mouvemens de leurs cœurs furent donnés à l'admiration & à la tendresse. Ils ne pouvoient rien voir de si beau qu'eux-mêmes, aussi ne trouvoient-ils rien ailleurs qui pût les détourner d'une passion qu'ils sentoient l'un & l'autre, même sans savoir encore comment on la devoit nommer. Le roi & la reine voyoient naître cet amour avec plaisir; ils aimoient le jeune Philax; il étoit prince de leur sang, & jamais un enfant n'avoit donné de si belles espérances. Tout sembloit d'accord avec l'amour, pour rendre un jour Philax le plus heureux de tous les hommes. La princesse avoit environ douze ans, quand la reine, qui l'aimoit avec une tendresse infinie, voulut consulter sur sa destinée, une fée dont la science prodigieuse faisoit alors grand bruit. Elle partit pour l'aller trouver. Elle mena avec elle Imis, qui, dans la douleur de quitter Philax, s'étonna mille & mille fois que l'on pût songer à l'avenir quand le présent étoit agréable. Philax demeura auprès du roi, & tous les plaisirs de la cour ne le consolèrent point de l'absence de la princesse.

La reine arriva au château de la fée; elle y fut magnifiquement reçue; mais la[Pg 375] fée ne s'y trouva pas. Elle habitoit d'ordinaire sur le sommet d'une montagne à quelque distance de son château, où elle demeuroit seule, occupée de ce profond savoir, qui la rendoit si célèbre par tout le monde. Dès qu'elle sut l'arrivée de la reine, elle revint: la reine lui présenta la princesse, lui apprit son nom, l'heure de sa naissance, que la fée savoit aussi-bien qu'elle, quoiqu'elle n'y eût point été; (mais la fée de la montagne savoit tout). Elle promit à la reine de lui rendre réponse dans deux jours, & puis elle retourna sur le sommet de sa montagne. Au commencement du troisième jour, elle revint, fit descendre la reine dans un jardin, & lui donna des tablettes de feuilles de palmier bien fermées; mais elle lui ordonna de ne les ouvrir qu'en présence du roi. La reine, pour satisfaire du moins en quelque façon sa curiosité, lui fit diverses questions sur la fortune de sa fille: Grande reine, lui dit la fée de la montagne, je ne vous saurois dire précisément de quelle espèce de malheur la princesse est menacée; je vois seulement que l'amour aura beaucoup de part dans les événemens de sa vie, & que jamais beauté n'a fait naître de si violentes passions que celles que[Pg 376] doit inspirer Imis. Il ne falloit point être fée pour promettre des amans à cette princesse; ses yeux sembloient déjà exiger de tous les cœurs l'amour que la fée assuroit que l'on auroit pour elle. Cependant Imis, beaucoup moins inquiète de sa destinée que de l'absence de Philax, s'amusoit à cueillir des fleurs; mais occupée de sa tendresse & de l'impatience de partir, elle oublia le bouquet qu'elle avoit commencé de faire, & jeta, en rêvant, les fleurs qu'elle avoit d'abord amassées avec plaisir. Elle alla rejoindre la reine, qui disoit adieu à la fée de la montagne. La fée embrassa Imis, & la regardant avec l'admiration qu'elle méritoit: Puisqu'il ne m'est pas possible (dit-elle après quelque moment d'un silence qui avoit quelque chose de mystérieux), puisqu'il ne m'est pas possible, belle princesse, de changer en ta faveur l'ordre des destinées, du moins je tâcherai de te faire éviter les malheurs qu'elles te préparent. Après ces mots, elle cueillit elle-même une touffe de muguet, & s'adressant à la jeune Imis: Portez toujours ces fleurs que je vous donne, lui dit-elle; elles ne se flétriront jamais; & tant que vous les aurez sur vous, elles vous garantiront de tous les maux dont le destin vous[Pg 377] menace. Elle attacha ensuite le bouquet sur la coiffure d'Imis, & les fleurs obéissant aux intentions de la fée, dès qu'elles furent sur la tête de la princesse, s'ajustèrent d'elles-mêmes, & formèrent une espèce d'aigrette, dont la blancheur sembloit ne servir qu'à faire voir que rien ne pouvoit effacer celle du teint de la belle Imis. La reine partit après avoir encore remercié mille fois la fée, & revint en Islande, où toute la cour attendoit avec impatience le retour de la princesse. Jamais la joie ne parut plus brillante & plus aimable que dans les yeux d'Imis & de son amant. On n'expliqua qu'au roi le mystère de l'aigrette de muguet; elle faisoit un effet si agréable sur les beaux cheveux bruns de la princesse, que tout le monde la prit pour un simple ornement qu'elle avoit choisi elle-même dans les jardins de la fée. La princesse parla beaucoup plus à Philax des chagrins qu'elle avoit sentis en ne le voyant pas, que des malheurs que lui promettoient les destinées. Philax en fut pourtant alarmé; mais la joie de se trouver étoit présente, les malheurs encore incertains; ils les oublièrent, & s'abandonnèrent au doux plaisir de se revoir. Cependant la reine rendit compte au roi de son voyage,[Pg 378] & lui donna les tablettes de la fée. Le roi les ouvrit, & y trouva ces paroles écrites en lettres d'or.

Le destin pour Imis sous un espoir flatteur,
Cache une peine rigoureuse;
Elle deviendra malheureuse
Par le long cours de son bonheur.

Le roi & la reine furent fort affligés de cet oracle, & cherchèrent vainement à le pouvoir expliquer. Ils n'en dirent rien à la princesse, pour ne lui pas donner une inutile douleur. Un jour que Philax étoit allé à la chasse, ce qui lui arrivoit assez souvent, Imis se promenoit seule dans un labyrinthe de myrtes; elle étoit fort triste, parce qu'elle trouvoit que Philax tardoit trop à revenir, & elle se reprochoit une impatience qu'il ne partageoit pas avec elle. Elle étoit occupée de sa rêverie, quand elle entendit une voix qui lui dit: pourquoi vous affligez-vous, belle princesse? si Philax n'est pas assez sensible au bonheur d'être aimé de vous, je viens vous offrir un cœur mille fois plus reconnoissant, un cœur vivement touché de vos charmes, & une fortune assez brillante, pour devoir être désirée par toute autre que par vous, dont tout le[Pg 379] monde doit reconnoître l'empire. La princesse fut très-surprise d'entendre cette voix; elle croyoit être seule dans le labyrinthe; & comme elle n'avoit point parlé, elle s'étonnoit encore plus que cette voix eût répondu à sa pensée. Elle regarda autour d'elle, & elle vit paroître en l'air un petit homme monté sur un hanneton. N'ayez point peur, belle Imis, lui dit-il, vous n'avez point d'amant plus soumis que moi; & quoique ce soit aujourd'hui la première fois que je parois devant vous, il y a long-temps que je vous aime, & que je vous vois tous les jours. Que vous m'étonnez, lui dit la princesse! Quoi! vous me voyez tous les jours, & vous savez ce que je pense? Si cela est, vous avez dû voir qu'il est inutile d'avoir de l'amour pour moi. Philax, à qui j'ai donné mon cœur, est trop aimable, pour pouvoir cesser d'en être le maître; & quoique je ne sois pas contente de lui, je ne l'ai jamais tant aimé. Mais, dites-moi qui vous êtes, & où vous m'avez vue? Je suis Pagan l'Enchanteur, lui dit-il, & mon pouvoir s'étend sur tout le monde, hors sur vous. Je vous vis dans les jardins de la fée de la montagne. J'étois caché dans une des tulipes que vous cueillîtes; je pris d'abord pour un heureux présage le[Pg 380] hasard qui vous avoit fait choisir la fleur où j'étois. Je me flattai que vous m'emporteriez avec vous; mais vous étiez trop occupée du plaisir de penser à Philax; vous jetâtes les fleurs après les avoir cueillies, & vous me laissâtes dans le jardin, le plus amoureux de tous les hommes. Depuis ce moment, j'ai senti que rien ne pouvoit me rendre heureux que l'espérance d'être aimé de vous. Pensez à moi, belle Imis, s'il vous est possible; & permettez-moi de vous faire souvenir quelquefois de mon amour. Après ces mots il disparut, & la princesse retourna au Palais, où la vue de Philax qu'elle retrouva, dissipa la peur qu'elle avoit eue. Elle avoit tant d'empressement de l'entendre se justifier du long temps qu'il avoit passé à la chasse, qu'elle pensa oublier de lui conter son aventure. Mais, enfin, elle lui apprit ce qui lui venoit d'arriver dans le labyrinthe des myrtes. Le jeune Prince, malgré son courage, craignit un rival ailé, contre lequel il ne pourroit disputer sa princesse qu'aux dépens de sa vie. Mais l'aigrette de muguet le rassuroit contre les enchantemens, & la tendresse qu'Imis avoit pour lui, ne lui permettoit pas de craindre son changement. Le lendemain de l'aventure du labyrinthe, la princesse, en s'éveillant,[Pg 381] vit voler, dans sa chambre, douze petites nymphes, assises sur des mouches à miel, qui portoient dans leurs mains de petites corbeilles d'or. Elles s'approchèrent du lit dImis, la saluèrent, & puis allèrent mettre les corbeilles sur une table de marbre blanc, qui parut au milieu de la chambre. Dès qu'elles furent posées, elles devinrent d'une grandeur ordinaire. Les nymphes, après avoir quitté leurs corbeilles, saluèrent encore Imis; & une d'entr'elles, s'approchant de son lit plus près que les autres, laissa tomber dessus quelque chose, puis elles s'envolèrent. La princesse, malgré l'étonnement que lui donnoit un spectacle si nouveau, prit ce que la nymphe avoit laissé tomber auprès d'elle; c'étoit une émeraude d'une beauté merveilleuse. Elle s'ouvrit dès que la princesse y toucha; elle trouva qu'elle renfermoit une feuille de rose sur laquelle elle lut ces vers:

Que l'univers apprenne, avec étonnement,
Du pouvoir de vos yeux les effets incroyables;
Vous me rendez, en vous aimant,
Les tourmens mêmes désirables.

La princesse ne pouvoit revenir de sa surprise; enfin elle appela les dames qui la servoient; elles furent aussi étonnées qu'Imis à[Pg 382] la vue de la table & des corbeilles. Le roi, la reine, & Philax accoururent au bruit de cette aventure; la princesse ne supprima dans son récit que la lettre de son amant; c'étoit au seul Philax qu'elle croyoit en devoir rendre compte. Les corbeilles furent examinées avec soin, & elles se trouvèrent toutes remplies de pierreries d'une beauté extraordinaire, & d'un si grand prix, qu'elles redoublèrent encore l'étonnement des spectateurs. La princesse n'y voulut point toucher; & ayant trouvé un moment où personne ne l'écoutoit, elle s'approcha de Philax, & lui donna l'émeraude & la feuille de rose. Il lut la lettre de son rival avec beaucoup de peine. Imis, pour le consoler, déchira devant lui la feuille de rose. Mais que ce sacrifice leur coûta cher! Il se passa quelques jours sans que la princesse entendît parler de Pagan; elle crut que ses mépris pour lui auroient éteint son amour, & Philax se flatta de la même espérance. Ce prince retourna à la chasse, comme il avoit accoutumé. Il s'arrêta seul au bord d'une fontaine pour se rafraîchir. Il avoit sur lui l'émeraude que la princesse lui avoit donnée, & se souvenant de ce sacrifice avec plaisir, il la tira de sa poche pour la regarder; mais à peine l'eut-il tenue[Pg 383] un moment, qu'elle lui échappa des mains, & dès qu'elle eut touché la terre, elle se changea en un chariot. Deux monstres aîlés sortirent de la fontaine, & s'y attelèrent eux-mêmes. Philax les regardoit sans peur: car il étoit incapable d'en avoir; mais il ne put s'empêcher de sentir quelque émotion, quand il se vit transporter dans le chariot d'émeraude, par une force invincible; & aussi-tôt élevé en l'air où les monstres aîlés firent voler le chariot, avec une facilité & une rapidité prodigieuse. Cependant la nuit arriva, & les chasseurs, après avoir cherché Philax par tout le bois inutilement, revinrent au palais, où ils crurent qu'il pourroit être retourné. Ils ne l'y trouvèrent pas, & personne ne l'avoit vu depuis qu'il étoit allé avec eux à la chasse. Le roi ordonna que l'on retournât chercher le prince. Toute la cour prit part à son inquiétude; l'on retourna dans le bois, on courut aux environs, on n'en revint qu'au point du jour, & sans avoir appris aucunes nouvelles du prince. Imis avoit passé la nuit à se désespérer de l'absence de son amant, dont elle ne pouvoit comprendre la cause. Elle étoit alors sur une terrasse du palais, pour voir revenir ceux qui étoient allé chercher Philax, &[Pg 384] elle se flattoit de le voir arriver avec eux; mais rien ne peut exprimer l'excès de la douleur dont elle fut saisie, quand elle ne vit point arriver Philax, & qu'on lui dit, qu'il avoit été impossible d'apprendre ce qu'il étoit devenu. Elle s'évanouit, on l'emporta, & une de ses femmes qui s'empressoit de la mettre au lit, détacha de dessus la tête de la princesse, l'aigrette de muguet qui la garantissoit des enchantemens. Dès qu'elle fut ôtée, un nuage obscurcit la chambre, & Imis disparut. Le roi & la reine furent au désespoir de cette perte, & ne purent jamais s'en consoler. La princesse en revenant de son évanouissement, se trouva dans une chambre de corail de diverses couleurs, parquetée de nacre de perles, environnée de nymphes qui la servoient avec un profond respect. Elles étoient belles, & vêtues d'habits magnifiques & galans. D'abord Imis demanda où elle étoit. Vous êtes dans un lieu où l'on vous adore, lui dit une des nymphes: ne craignez rien, belle princesse, vous y trouverez tout ce que vous pouvez désirer. Philax est donc ici? (dit alors la princesse, avec un mouvement de joie qui parut dans ses yeux,) je ne souhaite que le bonheur de le revoir. C'est vous souvenir[Pg 385] trop long-temps d'un ingrat, (dit alors Pagan, en se faisant voir à la princesse) & puisque ce prince vous a quitté, il n'est plus digne de l'amour que vous avez pour lui. Joignez le dépit & les soins de votre gloire à la passion que j'ai pour vous; régnez à jamais dans ces lieux, belle princesse, vous y trouverez des richesses immenses, & tous les plaisirs imaginables seront attachés à vos pas. Imis ne répondit au discours de Pagan que par des larmes. Il la quitta, de peur d'aigrir sa douleur. Les nymphes restèrent auprès d'elle, & essayèrent par leurs soins de la consoler. On lui servit un repas magnifique, elle refusa de manger; mais enfin le lendemain, le désir de voir encore Philax la fit résoudre à vivre; elle mangea, & les nymphes pour dissiper sa douleur, la menèrent en divers endroits du palais; il étoit tout bâti de coquillages luisans, mêlés avec des pierres précieuses de différentes couleurs; ce qui faisoit le plus bel effet du monde: tous les meubles en étoient d'or, & d'un travail si merveilleux, qu'on voyoit bien qu'il ne pouvoit venir que de la main des fées. Les nymphes, après avoir fait voir à Imis le palais, la conduisirent dans des jardins dont la beauté ne peut être représentée. Elle[Pg 386] y trouva un char fort brillant, attelé de six cerfs, qu'un nain conduisoit. On la pria d'entrer dans le char; Imis obéit, les nymphes s'y assirent à ses pieds; on les mena sur le bord de la mer, où une nymphe apprit à la princesse que Pagan régnoit dans cette Isle, dont il avoit fait par la force de son art, le plus beau lieu de l'univers. Un bruit d'instrumens interrompit le discours de la nymphe; toute la mer parut couverte de petites barques de corail, couleur de feu, remplies de tout ce qui pouvoit composer une fête maritime fort galante. Au milieu des petites barques, il y en avoit une beaucoup plus grande que les autres, sur laquelle les chiffres d'Imis paroissoient partout formés avec des perles; elle étoit traînée par deux dauphins. Elle s'approcha du rivage: la princesse y entra avec les nymphes. Dès qu'elle y fut, une superbe colation parut devant elle; & elle entendit un concert merveilleux qui se faisoit dans les barques qui entouroient la sienne. On n'y chanta que ses louanges; mais Imis ne fit attention à rien. Elle remonta dans son char, & retourna à son palais accablée de tristesse. Le soir, Pagan se présenta encore devant elle. Il la trouva plus insensible à son amour qu'elle ne lui avoit encore paru; mais[Pg 387] il ne se rebuta point, & se flatta sur la foi de sa constance. Il ignoroit encore qu'en amour, les plus constans ne sont pas toujours les plus heureux; il donnoit chaque jour des fêtes à la princesse, des divertissemens dignes d'attirer l'admiration de tout le monde, excepté de celle pour qui on les inventoit: Imis n'étoit touchée que de l'absence de son amant. Cependant ce malheureux prince avoit été conduit par les monstres aîlés dans une forêt, dont Pagan étoit le maître. Elle s'appeloit la forêt triste. Dès que Philax y fut arrivé, le chariot d'émeraude & les monstres disparurent. Le prince surpris de cette aventure, appela tout son courage à son secours, & c'étoit le seul secours sur lequel il pouvoit compter dans ce lieu-là. Il parcourut d'abord quelques routes de la forêt; elle étoit affreuse, & le soleil n'en pénétroit jamais l'obscurité. Il n'y trouva personne, pas même des animaux d'aucune espèce; il sembloit que les animaux même eussent de l'horreur pour un si triste séjour. Philax y vécut des fruits sauvages qu'il y trouva. Il passoit les jours dans une douleur mortelle; l'absence de la princesse le mettoit au désespoir, & quelquefois avec son épée qui lui étoit demeurée, il s'amusoit à graver le nom d'Imis sur des arbres[Pg 388] qui n'étoient pas destinés pour un usage si tendre; mais quand on aime véritablement, on fait quelquefois servir à l'amour les choses du monde qui lui paroissent le plus contraires. Cependant le prince avançoit tous les jours dans la forêt; & il y avoit environ un an qu'il l'habitoit, lorsqu'une nuit il entendit des voix plaintives, dont il ne put distinguer les paroles. Quelques effrayantes que dussent être ces plaintes pendant la nuit, & dans un lieu où le prince n'avoit jamais vu personne, le désir de n'être plus seul, & de trouver du moins des malheureux comme lui, avec qui il pût se plaindre de ses infortunes, lui fit attendre le jour avec impatience, pour chercher ceux qu'il avoit entendus. Il marcha vers l'endroit de la forêt, d'où il crut que pouvoient venir les voix. Il marcha toute la journée inutilement; mais enfin, sur le soir, il trouva dans un lieu où les arbres s'éclaircissoient, les débris d'un château qui paroissoit avoir été fort spacieux & fort superbe. Il entra dans une cour, dont les murs qui étoient de marbre vert, paroissoient encore assez entiers; il n'y trouva que des arbres d'une hauteur prodigieuse, plantés sans ordre en divers endroits de la cour. Il s'avança plus loin vers un lieu où il vit quelque chose[Pg 389] d'élevé sur un piedestal de marbre noir; c'étoient des armes confusément amassées les unes sur les autres, des casques, des boucliers, des épées à l'antique, qui formoient une espèce de trophée mal arrangée. Il regarda s'il n'y auroit point quelque inscription, qui pût l'instruire du nom de ceux à qui avoient appartenu autrefois ces armes. Il en trouva une gravée sur le piedestal, dont le temps avoit à demi-effacé les caractères, & ce fut avec beaucoup de peine qu'il y lut ces paroles.

A l'Immortelle mémoire de la gloire
de la fée Céoré.

C'est ici

Que dans une même journée
Elle triompha de l'amour
Et punit ses amans infidelles.

Cette inscription n'instruisoit point Philax de tout ce qu'il vouloit savoir; aussi auroit-il continué de marcher dans la forêt, si la nuit ne fût arrivée. Il s'assit au pied d'un cyprès, & à peine y eut-il été un moment, qu'il entendit les mêmes voix qu'il avoit ouïes la nuit précédente. Il en fut moins surpris, que de s'appercevoir que c'étoient ces arbres[Pg 390] mêmes qui se plaignoient, comme des hommes auroient pu faire. Le prince se leva, mit l'épée à la main, & frappa sur le cyprès qui étoit le plus près de lui; il alloit redoubler ses coups quand l'arbre lui cria: Arrête, arrête, n'outrage pas un prince malheureux, & qui n'est plus en état de se défendre. Philax s'arrêta, & s'accoutumant à cette surprenante aventure, demanda au cyprès par quelles merveilles il étoit homme & arbre tout ensemble? Je veux bien te l'apprendre, lui dit le cyprès, & puisque depuis deux mille ans voici la première occasion que me donne le destin de me plaindre de mes malheurs, je ne veux pas la perdre. Tous ces arbres, que tu vois ici, furent des princes considérables dans leur siècle, par le rang qu'ils tenoient dans le monde, & par leur valeur. La fée Céoré régnoit dans cette contrée: elle étoit belle; mais son savoir la rendoit encore plus renommée que sa beauté. Aussi usa-t-elle d'autres charmes pour nous assujettir à ses loix. Elle étoit devenue amoureuse du jeune Orizée, prince digne d'une meilleure fortune par ses admirables qualités. (C'est premièrement, ajouta le cyprès, ce chêne que tu vois à côté de moi.) Philax regarda le chêne, & lui entendit pousser un grand soupir que lui arracha sans doute[Pg 391] le souvenir de son infortune. La fée, pour attirer ce prince à sa cour, continua le cyprès, fit publier un tournoi; nous courûmes tous à cette petite occasion d'acquérir de la gloire; Orizée fut du nombre des princes qui disputèrent le prix. (C'étoit des armées fées, qui rendoient invulnérables.) Je fus malheureusement vainqueur. Céoré, irritée de ce que le destin ne s'étoit pas déclaré d'accord avec ses inclinations, résolut de se venger sur nous de ce crime de la fortune; elle enchanta des glaces de miroirs, dont une galerie de son château étoit toute remplie. Ceux qui la voyoient représentée seulement une fois dans ces glaces fatales, ne pouvoient se défendre de sentir pour elle une violente passion. Ce fut dans ce lieu qu'elle nous reçut le lendemain du tournoi; nous la vîmes tous dans ces glaces, & nous la trouvâmes si belle, que ceux d'entre nous, qui jusqu'alors avoient été indifférens, cessèrent de l'être en un moment, & ceux qui avoient aimé, devinrent aussi facilement infidelles. Nous ne pensâmes plus à quitter la cour de la fée, nous ne songions qu'à lui plaire. En vain les affaires de nos états nous rappeloient dans nos royaumes: tout nous paroissoit indigne de nous, hors l'espérance d'être aimés de Céoré. Orizée fut[Pg 392] le seul qu'elle favorisa, & la passion des autres princes ne servoit à la fée, qu'à faire des sacrifices à cet amant, qui lui étoit si cher, & qu'à répandre dans tout le monde le bruit de sa beauté. L'amour sembla pendant quelque temps avoir adouci l'humeur cruelle de Céoré; mais après quatre ou cinq années, elle reprit sa première férocité; elle se vengea de légers déplaisirs sur des rois ses voisins, par des meurtres épouvantables; & abusant du pouvoir que ses enchantemens lui donnoient sur nous, elle nous rendoit les ministres de ses cruautés. Orizée tâchoit en vain d'arrêter ses injustices: elle l'aimoit; mais elle ne lui obéissoit point. Un jour que je revenois de combattre & de vaincre pour ses intérêts un géant qu'elle m'avoit envoyé défier au combat, je lui fis apporter les armes du vaincu. Elle étoit seule dans la galerie des miroirs. Je mis les armes du géant à ses pieds, & lui parlai de mon amour avec une ardeur incroyable, qui sans doute s'augmentoit par la force des enchantemens du lieu où j'étois. Mais bien loin de me témoigner quelque reconnoissance pour le succès de mon combat, & pour l'amour que j'avois pour elle, Céoré me traita avec des mépris insupportables; & se retirant dans un cabinet, elle me laissa seul[Pg 393] dans la galerie, dans un désespoir & une fureur qui ne se peuvent exprimer. J'y demeurai long-temps sans savoir quelle résolution je voulois prendre; car les enchantemens de la fée ne nous permettaient pas de vouloir combattre Orizée. Soigneuse de la vie de son amant, la cruelle Céoré nous rendoit jaloux & nous ôtoit ce désir, si naturel aux hommes, de se venger d'un rival heureux. Enfin, après avoir marché quelque temps dans la galerie, me souvenant que c'étoit dans ce lieu que j'avois commencé d'être amoureux de la fée; c'est ici, m'écriai-je, que j'ai pris le funeste amour qui me désespère; & vous, glaces funestes, qui m'avez tant de fois représenté l'injuste Céoré avec cette beauté qui séduit mon cœur & ma raison, je vous punirai du crime de l'avoir offerte à mes regards avec trop de charmes. A ces mots, prenant la massue du géant, que j'avois fait apporter pour présenter à la fée, j'en donnai quelques coups dans les glaces. A peine furent-elles cassées, que je me sentis plus de haine pour Céoré que je n'avois eu d'amour pour elle. Les princes, mes rivaux, sentirent dans ce même instant rompre leurs fers, & Orizée lui-même fut honteux de l'amour que la fée avoit pour lui. Céoré essaya en vain d'arrêter[Pg 394] son amant par ses larmes; il fut insensible à sa douleur, & malgré ses cris, nous partions tous ensemble pour fuir ce funeste séjour, quand en passant dans la cour où nous sommes, le ciel parut tout en feu, un tonnerre épouvantable se fit entendre, & il nous fut impossible de changer de place. La fée parut en l'air, montée sur un grand serpent, & s'adressant à nous, avec un son de voix qui marquoit sa fureur: princes inconstans, nous dit-elle, je vais punir, par une peine qui ne finira jamais, le crime que vous avez commis en rompant mes chaînes, qu'il vous étoit trop glorieux de porter; & toi, ingrat Orizée, je triomphe enfin de l'amour que tu m'avois donné. Contente de cette victoire, je vais te faire éprouver les mêmes malheurs qu'à tes rivaux, & j'ordonne, ajouta-t-elle, en mémoire de cette aventure, que quand l'usage des miroirs sera connu dans tout l'univers, la perte de ces glaces fatales soit toujours un assuré présage de l'infidélité d'un amant. La fée se perdit en l'air, après avoir prononcé ces paroles. Nous fûmes changés en arbres, & la cruelle Céoré nous laissa sans doute la raison pour nous faire souffrir davantage. Les temps ont détruit ce superbe château, qui fut le témoin de nos disgrâces; & tu es le seul[Pg 395] qui soit venu dans cette affreuse forêt, depuis deux mille ans que nous y sommes. Philax alloit répondre aux discours du cyprès, quand il fut tout-d'un-coup transporté dans un jardin fort agréable; il y trouva une belle nymphe, qui s'approchant de lui d'un air gracieux: si vous voulez, Philax, lui dit-elle, je vous ferai voir la princesse Imis dans trois jours. Le prince, transporté de joie à une proposition si peu attendue, se jeta à ses pieds pour lui témoigner sa reconnoissance. Dans ce même instant Pagan étoit en l'air, caché dans un nuage avec la princesse Imis, il lui avoit dit mille fois que Philax étoit infidelle; elle avoit toujours réfusé de le croire, sur la parole d'un amant jaloux: il la conduisoit en ce lieu pour la convaincre, disoit-il, de la légèreté d'un prince qu'elle lui préféroit si injustement. La princesse vit Philax d'un air content, aux pieds de la nymphe; elle fut au désespoir de ne pouvoir plus se tromper sur la chose du monde qu'elle craignoit le plus. Pagan ne l'avoit pas mise à une distance de la terre, où il lui fût possible d'entendre ce que Philax & la nymphe se disoient; c'étoit par ses ordres qu'elle s'étoit présentée à ce prince. Pagan ramena Imis dans son isle, où, après l'avoir convaincue de l'infidélité de Phi[Pg 396]lax, il trouva qu'il avoit seulement redoublé la douleur de cette belle princesse, & qu'elle n'en étoit pas plus sensible pour lui. Désespéré de voir que cette infidélité prétendue, dont il avoit espéré un plus doux succès, lui devenoit inutile, il résolut de se venger de la constance de ces deux amans: il n'étoit pas cruel, comme la fée Céoré son aïeule; aussi imagina-t-il une autre vengeance que celle dont elle avoit puni ses malheureux amans: il ne voulut pas faire périr ni la princesse qu'il avoit si tendrement aimée, ni même Philax qu'il avoit assez fait souffrir; & bornant sa vengeance à détruire une passion qui avoit été si contraire à la sienne, il éleva dans son isle un palais de crystal, prit soin d'y mettre tout ce qui peut être agréable à la vie, hors le moyen d'en pouvoir sortir; il y renferma des nymphes & des nains pour servir Imis & son amant, & quand tout fut disposé pour les y recevoir, il les y transporta l'une & l'autre: ils se crurent d'abord au comble du bonheur, & rendirent mille grâces à la douce colère de Pagan. Cependant il ne voulut pas sitôt les voir ensemble, il comprit que de jour en jour ce spectacle deviendroit moins cruel pour lui; il s'éloigna du palais de crystal, après avoir d'un coup de baguette gravé cette inscription:

[Pg 397]

Les tourmens, les ennuis, les malheurs de l'absence,
D'Imis & de Philax troublèrent les beaux jours.
Sans pouvoir vaincre leur constance,
Pagan fut offensé de leur persévérance.
Et pour détruire enfin de si tendres amours,
Il les a dans ces lieux, témoin de sa vengeance,
Condamnés à se voir toujours.

On dit qu'au bout de quelques années, Pagan fut aussi vengé qu'il avoit désiré de l'être; & que la belle Imis & Philax, accomplissant la prédiction de la fée de la montagne, souhaitèrent avec autant d'ardeur de retrouver l'aigrette de muguet, pour détruire des enchantemens agréables, qu'ils l'avoient conservée autrefois avec soin, pour se garantir des malheurs qui leur avoient été prédits.

Avant ce temps fatal, les amans trop heureux
Brûloient toujours des mêmes feux,
Rien ne troubloit le cours de leur bonheur extrême;
Pagan leur fit trouver le secret malheureux,
De s'ennuyer du bonheur même.

LE PRINCE DES FEUILLES

 

[Pg 398]




LE PRINCE
DES FEUILLES,
CONTE.


Dans une de ces parties du monde, vulgairement appelée le pays des fées, où les Poëtes ont seuls le droit de donner des noms, régnoit autrefois un roi si renommé par ses belles qualités, qu'il attiroit l'estime & l'admiration de tous les princes de son temps. Il avoit perdu depuis plusieurs années la reine sa femme, dont il n'avoit point eu de fils; mais il n'en avoit plus désiré, depuis qu'il en avoit eu une fille d'une beauté si merveileuse, qu'il lui donna dès le moment de sa naissance, toute sa tendresse & tout son attachement. Elle fut nommée Ravissante, par une fée proche parente de la reine, qui prédit que l'esprit & les charmes de la jeune princesse surpasseroient tout ce qu'on avoit vu jusqu'alors, & même l'espérance qu'ils devoient donner, quelque belle qu'elle dût être: mais elle ajouta à cette agréable prédiction, que[Pg 399] le bonheur de la princesse seroit parfait, pourvu que son cœur fût toujours fidelle aux premières impressions qu'il recevroit de l'amour, avec cette circonstance, qui peut s'assurer d'un destin heureux. Le roi, qui ne souhaitoit que le bonheur de Ravissante, désiroit passionnément qu'il eût été attaché à toute autre fatalité: mais on ne fait pas à son gré ses destinées. Il pria mille fois la fée de donner à la jeune Ravissante le don de la constance, comme il lui avoit vu donner à d'autres le don de l'esprit & de la beauté. Mais la fée qui étoit assez savante pour ne le point tromper sur les différens effets de son savoir, apprit sincèrement au roi, que le pouvoir des fées ne peut s'étendre sur les qualités du cœur; mais elle lui promit qu'elle appliqueroit tous ses soins à imprimer à la jeune princesse les sentimens où son bonheur se trouvoit attaché. Sur la foi de cette promesse, le roi lui confia Ravissante dès qu'elle eut atteint l'âge de cinq ans, aimant mieux se priver du plaisir de la voir, que de hasarder, par ce plaisir, de devenir contraire à sa fortune. La fée emmena la petite princesse, que la joie & la nouveauté d'aller par les airs dans un petit char fort brillant, consola en peu de momens d'avoir quitté la cour du[Pg 400] roi son père. Le quatrième jour d'après son départ, le char volant s'arrêta au milieu de la mer, sur un rocher d'une grandeur prodigieuse; il étoit d'une pierre unie & luisante, dont la couleur imitoit parfaitement celle du ciel. La fée remarqua avec plaisir, que la jeune Ravissante trouvoit cette couleur fort belle, & elle en tira un heureux présage pour l'avenir, parce que c'est celle qui signifie la fidélité. Peu de momens après être arrivée, la fée toucha le rocher avec une baguette d'or qu'elle tenoit dans sa main; le rocher s'ouvrit aussitôt, & Ravissante se trouva avec la fée dans le plus beau palais du monde; les murs en étoient de même matière que le rocher, & la même couleur se trouvoit dans toutes les peintures, & dans tous les ameublemens; mais elle y étoit si ingénieusement mêlée avec de l'or & des pierres précieuses, que bien loin d'ennuyer, elle plaisoit également pour tout. La jeune Ravissante demeura dans cet agréable palais, avec de belles filles que la fée y avoit transportées de divers pays, pour servir & pour amuser la princesse; elle y passa son enfance dans tous les plaisirs qui pouvoient convenir à son âge. Quand elle eut atteint celui de quatorze ans, la fée consulta encore les astres, pour savoir bien pré[Pg 401]cisément où le cœur de Ravissante devoit être touché d'une passion qui plaît encore plus qu'elle n'est redoutable, quelque redoutable qu'elle soit; & elle vit distinctement dans les étoiles, que ce temps fatal s'approchoit où les destinées de la jeune princesse devoient s'accomplir. La fée avoit un neveu qui lui étoit infiniment cher, il étoit de même âge que Ravissante, né le même jour & à la même heure; elle avoit trouvé, en consultant aussi les astres pour lui, qu'ils lui promettoient le même sort qu'à la princesse, c'est-à-dire, un bonheur parfait, pourvu qu'il eût une fidélité que rien ne pût vaincre. Il étoit pourtant plus aisé de l'assurer de sa constance, que de son bonheur. Pour le rendre amoureux & fidelle, elle n'avoit qu'à lui faire voir Ravissante; rien ne pouvoit échapper à ses yeux, & la fée espéra que les soins de ce jeune prince pourroient un jour toucher son cœur: il étoit fils d'un roi, frère de la fée; il étoit aimable; & la jeune princesse non-seulement n'avoit point encore eu d'amant, elle n'avoit pas même vu d'homme depuis qu'elle étoit dans ce rocher. La fée se flatta que la nouveauté du plaisir d'être tendrement aimée, l'engageroit peut-être à aimer à son tour. Elle transporta donc le prince, qui[Pg 402] se nommoit Ariston, dans ce même rocher, qui servoit de palais & de prison à la belle Ravissante; il la trouva qu'elle s'amusoit à faire des guirlandes de fleurs, avec de jeunes filles de sa cour, dans une forêt de hyacinthes bleues, où elles se promenoient alors: car la fée en donnant au rocher le don de produire des plantes & des arbres, avoit renfermé ce pouvoir dans la couleur du rocher même. Il y avoit déjà quelque temps qu'elle avoit appris à la princesse que le prince Ariston devoit venir dans cette Isle, & elle avoit ajouté en faveur de ce prince, tout ce qu'elle avoit cru capable de le faire désirer; mais elle se trompa cette fois, & elle ne reconnut point, à l'arrivée d'Ariston, dans les beaux yeux de la princesse, ce trouble & cette surprise qui présage d'ordinaire une tendre passion. Pour le prince, ses sentimens furent d'accord avec les espérances de la fée; il devint passionnément amoureux dès qu'il eut vu Ravissante, & il n'étoit pas possible de la voir sans l'adorer; jamais les grâces & la beauté n'avoient été si parfaitement unies qu'elles le paroissoient dans toute la personne de cette aimable princesse. Elle avoit le teint d'une beauté merveilleuse, & ses cheveux bruns en redoubloient encore la blancheur: sa bouche avoit des agrémens[Pg 403] infinis, ses dents étoient d'une blancheur plus aimable que celle des perles; ses yeux, les plus beaux du monde, étoient bleus-bruns, & ils paroissoient si brillans & si touchans tout ensemble, qu'il n'étoit pas possible de soutenir leur éclat & leur vivacité, sans livrer pour toujours son cœur au pouvoir fatal que l'amour avoit attaché à leurs regards. Sa taille n'étoit pas des plus grandes, mais elle étoit parfaitement belle, toutes ses actions avoient une grâce particulière; tout ce qu'elle faisoit, tout ce qu'elle disoit plaisoit également, & souvent un souris, un seul mot suffisoit pour prouver qu'elle avoit autant de charmes dans son esprit que dans sa personne. Telle & mille fois encore plus aimable que je ne viens de la peindre, il eût été bien difficile qu'Ariston n'en fût devenu éperdûment amoureux; mais la princesse reçut ses soins sans attention, & n'en parut point touchée; la fée le remarqua, & en eut une douleur qui n'étoit surpassée que par celle qu'en ressentit le prince. Elle avoit remarqué dans les astres, que celui qui étoit destiné à posséder Ravissante, devoit étendre son pouvoir par toute la terre, & même jusques sur les mers. Ainsi elle souhaitoit autant par ambition que son neveu pût toucher le cœur de la princesse,[Pg 404] qu'Ariston le désiroit par son amour. Elle crut cependant que si ce prince étoit aussi savant qu'elle dans son art, peut-être trouveroit-il quelque secret pour se rendre plus aimable aux yeux de Ravissante; mais la fée qui n'avoit jamais aimé, ignoroit que le secret de plaire ne se trouve pas toujours, quel que soit l'empressement & l'ardeur avec laquelle on le cherche. Elle apprit donc en peu de temps au prince Ariston, toutes ces sciences qui ne sont connues que par les fées; il n'eut de plaisir à les apprendre, & il ne songea à les employer que par rapport à sa tendresse. Il commença de s'en servir, pour donner tous les jours de nouvelles fêtes à la princesse: elle en admiroit les prodiges, elle daignoit même quelquefois louer ce qui lui paroissoit de plus galant dans ce que le prince faisoit pour elle; mais après tout, elle recevoit ses soins & ses vœux comme des hommages justement dûs à sa beauté, & donc elle le croyoit payer assez dignement par la bonté qu'elle avoit de les recevoir sans colère. Ariston se désespéroit du peu de succès de sa passion; mais peu après il fut contraint d'avouer, par de nouvelles infortunes, que ce temps où il se plaignoit si justement & dans lequel il ressentoit si vivement le malheur de son[Pg 405] amour, avoit pourtant été le plus heureux de sa vie. Un an après son arrivée dans l'isle, il fit célébrer par des jeux ce jour si remarquable pour lui, où pour la première fois il avoit vu Ravissante. Le soir il lui donna une fête dans la forêt des Hyacinthes; il y eut une musique merveilleuse, que l'on entendoit également dans tous les endroits de la forêt, sans voir d'où pouvoient venir des sons si agréables. Tout ce qui fut chanté par ces musiciens invisibles, exprimoit tendrement l'amour d'Ariston pour la princesse; ils finirent leur admirable concert par ces paroles qui furent répétées plusieurs fois:

Ni la raison, ni mon sort rigoureux
N'ont pu finir ma cruelle souffrance;
Sans le secours de la douce espérance,
Je sens mon cœur brûler des mêmes feux.
L'amour eût ignoré l'excès de sa puissance,
Si je n'avois senti le pouvoir de vos yeux.

Après la musique, il parut tout d'un coup une superbe colation sous un pavillon de gaze d'argent, relevé élégamment avec des cordons de perles; il étoit ouvert du côté qui regardoit la mer, qui bornoit la forêt dans cet endroit-là; & il étoit éclairé par un grand nombre de lustres de diamans brillans; qui jetoient une lumière peu différente[Pg 406] de celle du Soleil. Ce fut à cette clarté que les nymphes de la cour de Ravissante lui firent remarquer une inscription qui étoit à l'entrée du pavillon, écrite en lettres d'or, sur un rubis d'une grandeur prodigieuse, & qui étoit soutenue par douze petits amours qui s'envolèrent dès que la princesse eut ouï lire cette inscription, qui contenoit ces vers:

En quelque lieux de l'univers
Où vos beaux yeux fassent porter des fers,
Vous ne sauriez trouver un cœur aussi fidelle
Que celui qui pour vous brûle dans ces déserts;
Mais pour vous assurer une gloire immortelle,
Et voir le monde entier aux pieds de vos autels,
Princesse, nous allons publier aux mortels
Combien vous êtes belle.

La fête continuoit, & le prince Ariston avoit du moins le plaisir d'occuper le loisir de la princesse, s'il ne pouvoit occuper son cœur. Mais il fut privé de ce plaisir par un spectacle surprenant qui parut de loin sur la mer, & qui attira la curiosité & l'attention de Ravissante & de toute sa cour; ce que l'on voyoit s'approcha, & l'on distingua que c'étoit un berceau formé de myrthes & de lauriers mêlés ensemble, fermé de tous côtés, & qu'un nombre infini de poissons aîlés poussoient avec beaucoup de rapidité. Ce spectacle fut d'autant plus nouveau pour Ravis[Pg 407]sante, qu'elle n'avoit jamais rien vu de la couleur de ce berceau. La fée ayant prévu que cette couleur devoit causer quelque malheur au prince son neveu, l'avoit absolument bannie de son Isle. La princesse désiroit avec une impatience, qui parut un mauvais présage à Ariston pour son amour, que ce qu'elle voyoit s'approchât davantage. Elle n'eut pas long-temps à le souhaiter, car les poissons aîlés poussèrent le berceau en peu de momens jusqu'au pied du rocher où ils s'arrêtèrent, & redoublèrent l'attention de la jeune princesse, & de toute sa cour.

Le berceau s'ouvrit, & il sortit un jeune homme d'un beauté merveilleuse, qui paroissoit avoir seize ou dix-sept ans. Il n'étoit habillé que de quelques branches de myrthes, entrelacées avec une écharpe de roses de différentes couleurs. Ce bel inconnu éprouva un étonnement pareil à celui qu'il causoit. La beauté de Ravissante ne lui laissa pas la liberté de s'amuser à regarder le reste du spectacle, dont l'éclat l'avoit attiré d'assez loin jusques à ce rocher; il s'approcha de la princesse avec une grâce qu'elle n'avoit jamais vue qu'en elle-même. Je suis si surpris, lui dit-il, de ce que je trouve sur ces bords, que j'ai perdu même la liberté de pouvoir exprimer[Pg 408] mon étonnement. Est-il possible, continua-t-il, qu'une déesse comme vous n'ait pas des temples par tout l'univers? Par quels charmes, par quels prodiges êtes-vous encore inconnue aux mortels? Je ne suis point une déesse, dit Ravissante en rougissant; je suis une princesse infortunée, éloignée des états du roi mon père pour éviter je ne sais quel malheur que l'on assure qui m'a été prédit dès l'instant de ma naissance. Vous me paroissez bien plus redoutable, reprit le bel inconnu, que ces astres qui pourroient avoir attaché quelque fatale influence sur vos beaux jours; & de quel malheur ne doit pas triompher une beauté si parfaite! Je sens qu'elle peut tout vaincre, ajouta-t-il en soupirant, puisqu'elle a vaincu en un moment un cœur que je m'étois flatté de conserver toujours insensible: mais, madame, continua-t-il sans lui donner le temps de répondre, il faut malgré moi que je m'éloigne de ces lieux charmans où je vous vois, & où je viens de perdre mon repos; j'y reviendrai bientôt si l'amour m'est favorable. Après ces mots il rentra dans le berceau, & en peu de temps on le perdit de vue.

Cependant le prince Ariston demeura si interdit & si affligé de cette aventure, qu'il[Pg 409] n'eut pas d'abord la force de parler; il lui arrivoit un rival par un événement aussi surprenant qu'imprévu; ce rival ne lui avoit paru que trop aimable, & il lui sembloit qu'il avoit remarqué dans les beaux yeux de la princesse, pendant que l'inconnu lui parloit, une langueur qu'il y avoit toujours désirée, & que jusqu'alors il n'y avoit jamais vue. Transporté d'un désespoir qu'il n'osoit faire éclater, il ramena Ravissante au palais, où elle passa une partie de la nuit occupée de son agréable aventure, dont elle se fit redire autant de fois les circonstances par les nymphes de sa cour, que si elle n'y eût pas été présente elle-même. Pour le prince Ariston, il alla consulter le savoir de la fée, pour chercher à opposer quelque secret à la violente douleur dont il étoit tourmenté; mais elle n'en avoit point contre la jalousie, & l'on dit même que depuis on n'en a pas encore trouvé. Le prince & la fée redoublèrent alors leurs enchantemens, pour défendre l'entrée du rocher à cet inconnu si redoutable, qu'ils prenoient pour un enchanteur. Ils entourèrent l'isle de monstres affreux, qui occupèrent un grand espace sur la mer, & qui, animés de leur propre fureur, & de la force des charmes, sembloient assurer Ariston & la fée, qu'il seroit impossible de leur ôter[Pg 410] cette belle princesse, qu'ils vouloient garder avec tant de soin. Ravissante sentit plus vivement le pouvoir des charmes du bel inconnu, par la douleur que lui firent éprouver les obstacles que l'on avoit mis à son retour dans l'isle: elle résolut du moins de s'en venger sur le prince Ariston. Elle commença de le haïr, & ce n'étoit que trop bien assurer sa vengeance. Ariston ne pouvoit se consoler d'avoir attiré la haine de Ravissante, par une passion qui lui paroissoit devoir produire un effet tout contraire. La princesse se plaignoit en secret de l'oubli de l'inconnu; il lui sembloit que l'amour devoit déjà lui avoir fait tenir la promesse qu'il lui avoit faite de revenir, & quelquefois aussi elle cessoit de désirer son retour par le souvenir des périls par lesquels la fée & Ariston avoient défendu l'approche de l'isle. Un jour qu'elle étoit occupée de ces diverses réflexions, & qu'elle se promenoit seule sur le bord de la mer, car Ariston n'osoit plus la suivre comme il faisoit auparavant, & la princesse refusoit même de voir les fêtes dont on avoit accoutumé de la divertir, elle arrivoit dans ce même endroit, que l'aventure de l'inconnu lui rendoit si reconnoissable, quand elle vit sur la mer un arbre d'une beauté extraordinaire qui voguoit vers le rocher. Cette[Pg 411] couleur, qui étoit celle du berceau de myrthe de l'inconnu, lui donna d'abord de la joie: l'arbre s'approcha du rocher, & les monstres voulurent lui défendre le passage, mais un petit vent agita les feuilles de l'arbre, & en ayant dispersé quelques-unes contre les monstres, ils cédèrent à des armes si légères & si peu dangereuses. Ils se rangèrent même en cercle avec une espèce de respect autour de l'arbre qui approcha du rocher sans rencontrer d'autres obstacles, & s'ouvrit. L'inconnu parut dedans, assis sur un petit trône de verdure; il se leva avec précipitation à la vue de Ravissante, & lui parla avec tant d'esprit & tant d'amour, qu'après qu'elle lui eut appris en peu de mots quelle étoit sa fortune, elle ne lui put cacher qu'elle étoit touchée de son retour, & même de sa tendresse; mais, lui dit-elle, est-il juste que vous sachiez les sentimens que vous m'inspirez, avant que je sache seulement le nom de celui qui les a fait naître? Je n'ai point eu le dessein de vous cacher ma naissance, répondit le charmant inconnu; mais auprès de vous on ne peut parler que de vous-même; cependant, puisque vous le voulez, je vais vous obéir, en vous apprenant que je m'appelle le Prince des Feuilles; je suis fils du Printemps & d'une[Pg 412] nymphe de la mer, parente d'Emphitrite: c'est ce qui me fait étendre mon pouvoir jusques sur les eaux; mon empire est dans tous les lieux de la terre qui reconnoissent le Printemps; mais j'habite presque toujours dans une isle fortunée où ne règne jamais que l'aimable saison que mon père a accoutumé de donner. L'air y est toujours pur, les champs y sont toujours fleuris, le soleil ne lui fait point sentir ses ardeurs, il ne l'approche que pour l'éclairer; la nuit en est bannie, & c'est ce qui la fait appeler l'Isle du Jour. Elle est habitée par un peuple aussi galant que le climat est agréable; c'est en ces lieux où je vous offre un empire doux & tranquille, & où vous régnerez encore plus souverainement sur mon cœur que sur tout le reste; mais il faudroit, belle princesse, continua-t-il, consentir à vous laisser enlever de ce rocher, où l'on vous retient dans un véritable esclavage: quelques honneurs que l'on vous y rende pour le déguiser. Ravissante ne put se résoudre à suivre le Prince des Feuilles dans son empire, malgré la crainte qu'elle avoit du pouvoir de la fée, & les conseils de son amour; elle se flattoit que sa constance à refuser les vœux d'Ariston, le résoudroit peut-être à cesser de l'aimer, & que la fée la[Pg 413] rendroit au roi son père, dont le Prince des Feuilles pourroit l'obtenir. Mais je voudrois du moins, lui dit-elle, pouvoir vous mander ce qui ce passera dans cette isle, & je ne sais comment ce que je veux pourra devenir possible; car tout m'est suspect ici. Je vais donc, dit le Prince des Feuilles, vous laisser des sujets d'un prince de mes amis, qui demeureront toujours auprès de vous, & par qui vous pourrez me donner souvent de vos nouvelles; souvenez-vous seulement, belle princesse, de l'impatience avec laquelle je les attends. Après ces mots, il s'approcha de l'arbre qui l'avoit apporté, & en ayant touché quelques feuilles, il en sortit deux papillons, l'un couleur de feu & blanc, & l'autre jaune & gris de lin, les plus jolis du monde. Ravissante les regardoit, quand le Prince des Feuilles lui dit en souriant; je vois bien que vous êtes surprise de la figure des confidens que je vous donne; mais les papillons ne sont pas seulement ce qu'ils vous paroissent: c'est un mystère que vous apprendront ceux que je vous laisse, quand vous leur permettrez de vous entretenir. Après ces paroles, Ravissante remarqua de loin quelques-unes des nymphes qui venoient la chercher dans sa solitude; elle pria le Prince des Feuilles de[Pg 414] se rembarquer, il lui obéit, malgré la peine infinie qu'il avoit à la quitter; mais il ne put partir assez tôt pour n'être point vu; on avertit la fée & Ariston de son retour dans l'isle, & dès ce moment même, pour ôter à la belle Ravissante les moyens & même l'espérance de le revoir, ils élevèrent sur le haut du rocher une tour de la même pierre; & pour être absolument en sûreté, comme l'aventure des monstres vivans les avoient surpris, ils rendirent la tour & le rocher invisibles pour tous ceux qui la viendroient chercher, ne voulant plus se fier à des enchantemens ordinaires. Ravissante se désespéroit d'une prison si cruelle & si difficile à rompre: le prince Ariston ne lui avoit point caché qu'il l'avoit rendue invisible; il avoit même tâché de lui faire passer ce soin pour une marque assurée de sa tendresse; mais Ravissante doubloit tous les jours sa haine & son mépris pour lui, & il n'osoit plus paroître devant elle. Cependant les papillons ne l'avoient point quittée, & elle les regardoit souvent avec plaisir, parce qu'ils venoient du Prince des Feuilles. Un jour qu'elle étoit encore plus triste qu'à l'ordinaire, rêvant sur une terrasse qui étoit au plus haut de la tour, le papillon couleur de feu vola sur un des vases remplis[Pg 415] de fleurs, qui ornoient la balustrade. Pourquoi, dit-il, tout-d'un-coup à la princesse, ne m'envoyez-vous pas avertir le Prince des Feuilles, il viendroit infailliblement à votre secours? Ravissante fut d'abord si étonnée d'entendre parler le papillon, quoique son amant l'eût préparée à cette nouveauté, qu'elle fut quelques momens sans rien lui dire; cependant le nom du Prince des Feuilles lui aidant à dissiper son étonnement: j'ai été si surprise, dit-elle au papillon, de vous entendre parler comme nous, que j'ai été quelque temps sans pouvoir vous répondre; je vois bien que vous pouvez aller avertir de mon malheur le Prince des Feuilles; mais que fera-t-il? s'en affliger inutilement. Il ne pourra me trouver dans un lieu que la cruauté de mes ennemis a pris soin de rendre invisible. Il l'est moins que vous ne pensez, répondit le papillon jaune, en volant auprès de la princesse pour se mettre dans la conversation; j'ai observé tantôt votre prison, j'ai volé, & j'ai même nagé à l'entour; elle disparoît quand on est sur les eaux, mais elle cesse d'être invisible, dès que l'on est élevé dans les airs. Sans doute que la fée n'a pas cru ce chemin assez facile pour devoir songer à la défendre contre celui de la mer; c'est un avis[Pg 416] que j'allois vous donner, continua le papillon, quand mon frère a rompu le silence que nous avons gardé jusques ici. Une si agréable nouvelle ayant rendu quelque espérance à la princesse; est-il possible, lui dit-elle, qu'Ariston ait négligé quelque précaution pour satisfaire sa cruauté & son amour? Sans doute, son pouvoir & celui de la fée, qui peut tout sur la mer & sur la terre, ne s'étend pas jusques dans les airs. C'étoit précisement la raison qui avoit empêché le prince & la fée de rendre la tour & le rocher invisibles du côté du ciel; mais, ajouta Ravissante, après quelques momens de réflexion, le Prince des feuilles pourra-t-il quelque chose dans les airs? Non, madame, reprit le papillon couleur de feu, il n'y peut rien, & votre prison sera invisible pour lui, quoiqu'il soit un demi-dieu, comme elle le seroit pour un homme; mais.... Ce prince sera donc aussi malheureux que moi, interrompit la triste Ravissante en versant des larmes qui augmentèrent sa beauté, & qui attendrirent extrêmement les deux papillons, & je sens que je serai encore plus infortunée par les malheurs du Prince des Feuilles que par les miens. Que dois-je donc faire, continua-t-elle en soupirant; me faire partir tout-à-l'heure, répartit brusquement le[Pg 417] papillon couleur de feu; j'irai avertir le Prince des Feuilles de vos infortunes, & il viendra vous secourir, quoique son pouvoir ne s'étende pas dans les airs; il a un prince de ses amis qui y peut tout, & dont il peut disposer comme de lui-même; c'est de quoi mon frère, qui demeure auprès de vous, pourra vous informer pendant mon voyage: adieu, belle princesse, continua le papillon, en s'envolant par-dessus la balustrade, cessez de vous inquiéter, & comptez sur ma diligence; je vais voler avec autant de rapidité que vous souhaitez. Après ces paroles, le papillon se perdit dans les airs, & la princesse sentit alors cette joie si vive & si charmante, que donne l'espoir de voir bientôt ce que l'on aime. Elle retourna dans sa chambre, & le papillon jaune la suivit; elle sentit une extrême impatience de savoir de quel prince son amant devoit espérer un secours si nécessaire à leur bonheur; pour ne plus l'ignorer, elle pria le papillon jaune de lui apprendre tout ce qui pouvoit contribuer à augmenter & à flatter son espérance; elle le fit mettre sur une petite corbeille de fleurs, qu'elle apporta sur une table auprès d'elle, & le papillon, qui se faisoit un honneur de lui plaire, commença ainsi son récit.

[Pg 418]

Auprès de l'Isle du Jour, où règne le Prince des Feuilles, il y en a une autre plus petite, mais aussi agréable; la terre y est toujours couverte de fleurs, & l'on assure que c'est une grâce que Flore a faite à notre terre, pour immortaliser la mémoire des jours heureux où elle y venoit trouver Zéphyr; car l'on tient que c'étoit dans notre isle qu'ils se voyoient, quand leur amour étoit encore secrete & nouveau: elle s'appelle l'Isle des Papillons; les habitans n'en sont pas de la figure que vous me voyez; ce sont de petits hommes aîlés, fort jolis, fort galans, très-amoureux, & si volages, qu'à peine aiment-ils un jour la même chose. Pendant que le siècle d'or régnoit encore sur la terre, l'Amour qui se flattoit alors que tous les cœurs seroient toujours tendres & fidelles, craignoit que par la facilité que nous avions de voler par tout le monde, nous n'allassions apprendre aux mortels l'agréable science de changer en aimant, que ce dieu appeloit une erreur capable de détruire pour jamais le bonheur de son empire; pour nous interdire tout commerce avec le reste de l'univers, il vint dans notre isle, il en toucha la terre avec une de ses flèches, & s'élevant ensuite sur un nuage brillant qui l'avoit apporté: Si vous voulez,[Pg 419] dit-il, aux habitans de l'isle, aller encore comme des dieux par les airs, je viens d'assurer ma vengeance; vous ne pourrez plus, par votre commerce dangereux, troubler la félicité de mon empire: après ces mots, il disparut. Les menaces de l'Amour n'ôtèrent point aux papillons le désir de changer, ni même celui de voler dans les airs, pour avoir du moins le plaisir de quitter quelquefois la terre; quelques-uns d'entr'eux s'élevèrent en l'air, & trouvèrent qu'ils y avoient la même facilité qu'avant le temps où l'Amour le leur étoit venu défendre; mais dès qu'ils furent sortis des limites de notre isle, ils furent changés en de petits animaux, tels que vous me voyez, tous de différente couleur; l'Amour vengeur ayant voulu marquer par cette diversité, combien ils étoient portés à l'inconstance. Surpris de leur métamorphose, ils revinrent dans notre isle, & dès qu'ils en eurent touché la terre, ils reprirent leur première forme. Depuis ce temps fatal, cette vengeance de l'Amour a toujours continué parmi nous; quand nous quittons notre terre, il ne nous reste plus rien des hommes, que l'esprit & la liberté de parler comme eux; mais nous ne nous en sommes jamais servi hors de notre isle, pour ne pas rendre cette[Pg 420] vengeance célèbre, en la publiant nous-mêmes dans tout l'univers, & pour ne pas épouvanter ceux qui, comme nous, ont du penchant à l'inconstance; mais nous avons le plaisir de voir, en voyageant par le monde, que le destin nous a vengé de l'Amour, sans que nous nous en soyons mêlés; l'inconstance règne avec autant de pouvoir que lui, dans toute l'étendue de son empire. Quelques siècles après que ce changement fut arrivé dans l'empire des papillons, le soleil, qui semble prendre plaisir à y faire naître des fleurs, s'applaudit si bien de son propre ouvrage, qu'il y devint amoureux d'une rose, qui étoit d'une beauté extraordinaire: il en fut tendrement aimé, & elle lui sacrifia tous les soins que les Zéphyrs prenoient pour elle. Au bout de quelque temps, la rose devint d'une forme un peu différente des autres; le soleil en fit naître aussitôt de semblables à elle, pour qu'elle fût plus facilement confondue dans cette quantité de fleurs, qui parurent alors une nouvelle plante; c'est ce que l'on a appelé depuis, la rose à cent feuilles: enfin, du soleil & de cette fleur naquit un demi-dieu, que le soleil destina à régner toujours dans notre isle. Jusques-là, nous n'avions point eu de souverain; mais le fils d'un[Pg 421] dieu, qui favorisoit si constamment notre terre, fut reçu pour roi, avec une joie extrême; on l'appela le Prince des Papillons. C'est ce prince, belle princesse, qui pourra vous secourir par le chemin des airs, & que l'aventure que je vais vous apprendre a rendu pour toujours si parfaitement ami du Prince des Feuilles.

Dans un pays éloigné de celui des papillons, il règne une fée qui fait sa demeure dans une caverne fort obscure; on la nomme la fée de la Grotte; elle est d'une grandeur extraordinaire; son visage est mêlé de vert, d'aurore & de bleu. Sa figure la rend presque aussi redoutable que son pouvoir; & elle est si redoutée des mortels, qu'il n'en est point d'assez téméraire pour oser approcher du pays qu'elle habite. Un jour le Prince des Papillons voyageant, pour se divertir, aux environs de son empire, apperçut la fée, & surpris de cette rencontre, il la suivit long-temps pour voir ce que deviendroit un monstre si épouvantable. Elle ne remarqua point qu'elle étoit observée; car le prince, quoique fils du soleil, n'a pu obtenir du destin la liberté de voyager sous une autre forme que celle que nous prenons tous en sortant de notre royaume, parce qu'il étoit né dans[Pg 422] notre isle depuis le temps où l'Amour nous avoit fait sentir sa vengeance. Cependant il n'étoit point inconstant comme le sont tous ses sujets; & l'Amour, pour lui faire du moins une petite grâce, avoit permis que quand il changeroit de figure, il ne seroit que d'une couleur, & que cette couleur seroit celle qui signifie la fidélité. Sous cette forme, il suivit la fée tant qu'il voulut; il la vit entrer dans sa sombre demeure. Pressé d'un mouvement de curiosité, il y vola après elle; mais quel spectacle l'attendoit au fond de cette caverne! Il y vit une jeune personne, plus belle & plus brillante que le jour, qui étoit couchée sur un lit de gazon, & qui paroissoit d'une tristesse extrême. De temps en temps elle essuyoit des larmes qui tomboient de ses beaux yeux; son abattement & la langueur où elle étoit, ne servoient qu'à la faire paroître plus aimable. Le Prince des Papillons demeura si touché de cette vue, qu'il pensa mille fois oublier la figure qu'il avoit alors, pour se souvenir seulement qu'il étoit éperdument amoureux, & qu'il brûloit de le dire. Il fut retiré d'une si douce rêverie, par la voix effrayante de la fée qui parloit à cette personne avec une dureté épouvantable: il en ressentit de la douleur & de[Pg 423] la colère, & il étoit au désespoir de n'oser exprimer ni l'un ni l'autre. La fée, qui par une inquiétude naturelle ne pouvoit demeurer long-temps dans un même lieu, sortit bientôt de sa caverne; alors le prince s'approcha de la jeune personne dont il étoit si charmé, il vola autour d'elle, & voulant jouir de la seule liberté que sa figure lui permettoit, il se reposa sur ses cheveux, qui étoient du plus beau blond du monde, & ensuite sur son visage. Il mouroit d'envie de lui dire combien il étoit touché de sa beauté & de sa douleur; mais quel moyen de lui faire croire qu'il étoit fils du soleil, sans pouvoir paroître devant elle sous sa propre forme? & comment lui apprendre la vengeance de l'Amour & l'inconstance si naturelle aux habitans de son isle, en voulant lui persuader qu'il ne cesseroit jamais de l'aimer? Il demeura plusieurs jours dans la caverne, ou dans la forêt dont elle étoit environnée; il ne pouvoit se résoudre à quitter cette beauté qu'il adoroit, & quoiqu'il n'osât lui parler, il la voyoit, & c'étoit assez pour lui faire préférer cet affreux séjour aux agréables lieux où il avoit le plaisir de régner, & celui d'être le plus beau prince du monde.

Pendant ce temps où il ne quittoit point[Pg 424] cette jeune personne, il vit toujours la fée la traiter avec une inhumanité incroyable, & il apprit par leurs discours, que cette belle infortunée étoit la princesse des Linottes; que la fée qui étoit de ses parentes, l'avoit enlevée dès sa plus tendre jeunesse, pour usurper plus facilement son royaume, qui étoit une petite isle située assez près de celle des Papillons; ce prince y avoit été bien des fois, & il y avoit entendu dire que la princesse y avoit été enlevée, & qu'on n'avoit jamais pu savoir ce qu'elle étoit devenue. Ce pays s'appelle l'Isle des Linottes, à cause de la grande quantité qui s'y trouve de l'espèce de petits oiseaux qui portent ce nom. Le Prince des Papillons plaignit le malheur de cette aimable princesse; & pour songer enfin à la délivrer, s'il étoit possible, il résolut de s'en éloigner. Il vola dans l'Isle du Jour, sans se reposer un moment; il y trouva le Prince des Feuilles, avec qui il étoit lié dès long-temps d'une amitié fort tendre, & qui venoit passer une partie de l'année dans l'isle des Papillons. Il conta son aventure à ce prince, & après avoir examiné tous les moyens dont ils se pourroient servir pour remettre cette jeune princesse en liberté, le Prince des Feuilles résolut d'aller lui-même[Pg 425] dans la forêt de la fée, pour apprendre à la Princesse des Linottes le violent amour que le prince des Papillons avoit pour elle, & les raisons qui empêcheroient toujours ce malheureux prince de paroître devant elle, sous sa véritable figure, si elle ne consentoit à se laisser enlever dans l'isle des Papillons. Mais le Prince des Feuilles paroissoit un confident trop redoutable à son ami, qui craignit avec raison que la princesse ne fût plus touchée des charmes d'un prince si parfait, que du récit de l'amour d'un autre prince dont elle n'avoit jamais entendu parler; il se plaignit de la cruauté de son destin, il chercha quelqu'autre moyen de déclarer son amour à la princesse: mais ce fut inutilement. Tout autre qu'un demi-dieu ne pouvoit approcher de la demeure de la fée, sans ressentir sur le champ les funestes effets de sa vengeance. Il s'embarqua donc avec le Prince des Feuilles, agité d'une jalouse crainte; il lui sembloit que ce prince ne pourroit conserver un seul moment, à la vue de cette belle princesse, l'insensibilité dont il avoit toujours fait gloire.

L'Amour touché de l'état funeste où il l'avoit réduit, voulut, du moins, le rassurer contre cette juste crainte, & triompher en[Pg 426] même temps de l'insensible cœur du Prince des Feuilles.

C'étoit par vous, belle princesse, continua le papillon, que ce dieu en attendoit la victoire, & vous seule étiez digne de l'obtenir. Ce fut ce même jour de l'embarquement des deux princes, qu'ils virent de loin, sur un rocher, une illumination si brillante, que le Prince des Feuilles poussé par sa destinée, plutôt que par sa curiosité, ordonna aux poissons aîlés qui conduisoient le berceau de myrthe dans lequel il étoit, de s'approcher du lieu d'où partoit une si vive lumière. Vous savez le reste de cette aventure, le Prince des Feuilles vous trouva dans la forêt des Hyacinthes, & laissa à vos pieds une liberté qui lui étoit si chère, & que jusqu'à cet instant il avoit toujours conservée. Pressé par l'impatience du Prince des Papillons, qui n'avoit souffert qu'à regret qu'il s'arrêtât sur ce rivage, il s'arracha, avec une peine infinie, d'un lieu où son cœur & ses désirs auroient voulu l'arrêter pour toujours: ils continuèrent leur voyage, & le Prince des Papillons fut si satisfait de voir le Prince des Feuilles véritablement amoureux, & si éloigné de devenir son rival, qu'il ne douta point que ce ne fût un présage assez heureux pour devoir se pro[Pg 427]mettre un bonheur parfait dans tout le reste de son entreprise.

Ils arrivèrent dans la forêt de la fée de la Grotte, ils entrèrent dans sa triste demeure, & l'Amour, qui avoit résolu de les favoriser, leur fit trouver la belle princesse des Linottes seule & endormie. Il n'y avoit point de temps à perdre, le Prince des Feuilles l'emporta dans le berceau de verdure, où le Prince des Papillons le suivit. La fée revint dans ce moment, elle fit des cris horribles à la vue de cet enlèvement, elle crut pouvoir l'empêcher par son art, & se venger de celui qui venoit d'emmener la Princesse des Linottes. Mais ses enchantemens furent inutiles contre le Prince des Feuilles, qui s'éloigna en peu de temps de ce triste rivage. Cependant la jeune princesse se réveilla, & elle fut également surprise du lieu où elle se trouvoit, & de la présence du Prince des Feuilles; mais ce fut un étonnement agréable, qui augmenta par les discours de ce prince, qui lui apprit les effets de sa beauté, qu'elle étoit délivrée de la tyrannie de la fée, & qu'elle pouvoit dorénavant régner dans son empire, & dans un royaume encore plus beau que le sien. Le Prince des Papillons lui parla de son amour avec tant de vivacité & de tendresse, que la[Pg 428] princesse sentit une curiosité infinie de le voir sous sa véritable figure, dont elle a avoué depuis qu'elle se fit, dès ce moment, la plus belle idée du monde. Ils continuèrent de voguer, & en peu de jours ils arrivèrent dans l'isle des Papillons, dont le prince se hâta de toucher la terre pour paroître enfin aux yeux de la princesse tel qu'il étoit. Sa vue ne démentit point l'aimable idée qu'elle s'en étoit faite; il fut assez heureux pour plaire, & il l'en aima encore plus tendrement. La Princesse des Linottes envoya dans son isle apprendre à ses sujets quelle avoit été son aventure; ils vinrent la trouver en foule, & ce fut en leur présence qu'elle accepta le cœur & l'empire de l'heureux Prince des Papillons. Cependant le Prince des Feuilles l'avoit quitté dès le moment qu'il l'eut conduite dans son isle pour retourner auprès de vous, belle princesse, où son impatience & son ardent amour le pressoient sans cesse de se rendre.

Ravissante écoutoit le papillon avec une attention extrême, quand elle vit entrer dans sa chambre le Prince Ariston avec une fureur sur le visage dont elle craignoit les effets. Le destin me menace, s'écria-t-il en entrant, & puisqu'il me promet un grand malheur, c'est sans doute celui de vous perdre; il n'en est[Pg 429] plus d'autre où mon cœur puisse se trouver assez sensible pour mériter de m'être prédit. Voyez, madame, continua-t-il en s'adressant à Ravissante, voyez de quelle couleur deviennent les murs de cette tour; c'est un signe assuré pour moi d'une prochaine infortune. Comme les malheurs d'Ariston étoient un bonheur pour Ravissante, elle regarda ce que le prince lui faisoit remarquer, & elle s'apperçut qu'effectivement cette pierre bleue perdoit sa première couleur, & qu'elle commençoit à devenir verte; elle en eut de la joie, parce qu'elle ne douta pas que ce ne fût un présage assuré de l'arrivée du Prince des Feuilles. Cette joie, que le malheureux Ariston remarqua dans ses yeux, redoubla son désespoir. Que ne dit-il point à Ravissante! & devenu sincère par l'excès de sa douleur, il lui apprit qu'il l'aimoit assez pour ne point cesser de l'adorer, quoiqu'il fût assuré d'être malheureux toute sa vie. Je ne saurois douter de mon infortune, dit-il à la princesse; les destins m'ont promis, comme à vous, que je serois toujours misérable si je n'étois toujours fidelle à la première impression que l'amour feroit dans mon cœur; & quel moyen d'accomplir cet ordre cruel? quand on vous voit, après avoir déjà été sensible, on ou[Pg 430]blie tout, jusques aux soins de son bonheur, pour ne penser qu'à vous aimer, & pour ne chercher qu'à vous plaire. Une jeune princesse de la cour du roi mon père m'avoit paru digne de mes vœux; je croyois ne songer qu'à retourner auprès d'elle, quand j'aurois passé ici quelque temps; mais un moment de votre vue renversa tous mes projets, ma raison & mon cœur furent également d'accord dans mon changement, & je ne crus rien d'impossible au tendre amour que vous m'aviez inspiré: je me flattai même qu'il pourroit changer les destinées; mais vos rigueurs, toujours constantes, m'ont appris que je m'étois trompé, & qu'il ne me reste plus d'autre espérance que celle de mourir bientôt pour vous. Le prince Ariston finissoit ces paroles, qui le faisoient paroître à Ravissante digne au moins de quelque pitié, quand ils virent en l'air un trône de feuillages, soutenu par un nombre infini de papillons: un d'entr'eux, qui étoit tout bleu, & que cette couleur fit reconnoître à Ravissante pour le fils du Soleil, vola auprès d'elle, & lui dit: Venez, belle princesse, c'est aujourd'hui que vous allez reprendre votre liberté, & rendre heureux le plus aimable prince du monde. Les papillons posèrent le trône jusqu'auprès de[Pg 431] Ravissante; elle s'y assit, & ils l'enlevèrent. Ariston, désespéré d'avoir perdu la princesse, ne consulta plus que l'excès de sa douleur, & se précipita dans la mer; la fée abandonna aussitôt ce rocher, que cette mort venoit de lui rendre si funeste, & pour marquer sa fureur, elle le brisa avec la tour par un coup de tonnerre en un nombre infini de morceaux, qui furent transportés par les flots & par les vents en divers endroits de la mer. C'est de cette espèce de pierre que l'on a fait depuis des bagues que l'on a nommées turquoises; celles qui sont encore appelées de vieille roche, sont faites des restes de ce rocher dispersé, & les autres sont feulement des pierres qui leur ressemblent. Le souvenir du malheur prédit au prince Ariston par le changement de couleur qui arriva aux murs de la tour, a passé jusqu'à nous. On dit encore que ces bagues deviennent vertes, quand il doit arriver quelque malheur à ceux qui les portent; & l'on assure même que c'est d'ordinaire les malheurs qui regardent l'amour qu'elles ont accoutumé de prédire. Pendant que la fée exprimoit sa douleur, par la destruction de son isle, le Prince des Papillons, satisfait d'avoir rendu au Prince des Feuilles un service semblable à celui qu'il avoit reçu[Pg 432] de lui, conduisit, en volant, la belle Ravissante jusques dans un vaisseau de joncs, orné de guirlandes de fleurs, où le Prince des Feuilles l'attendoit avec toute l'impatience qu'un violent amour peut causer. L'on ne sauroit exprimer le plaisir qu'il ressentit en voyant arriver la princesse; jamais la joie & l'amour ne parurent plus vivement que dans le cœur & dans les discours de ce prince; il fit voguer en diligence vers l'Isle du Jour. Le Prince des Papillons s'envola pour rejoindre plutôt l'aimable princesse des Linottes. Ravissante envoya deux papillons au roi son père, pour lui apprendre quelle avoit été sa fortune; le bon roi en loua les destinées, & se rendit en peu de temps dans l'Isle du Jour, où le Prince des Feuilles & Ravissante régnèrent avec toute la félicité imaginable, & furent toujours heureux, parce qu'ils ne cessèrent jamais d'être amoureux & fidelles.

Qu'on doit porter d'envie au sort de Ravissante!
Par une ardeur vive & constante,
L'amour lui prodigua ses trésors précieux;
Pour en pouvoir jouir comme elle,
Hélas! que l'on seroit heureux,
S'il suffisoit d'être fidelle!

LE BONHEUR DES MOINEAUX

 

[Pg 433]




LE BONHEUR
DES MOINEAUX,
CONTE.


Que c'est un destin rigoureux
De n'avoir point de biens durables!
Tous les plaisirs sont courts, autant qu'ils sont aimables.
De deux amans amour combloit les vœux,
Ils goûtoient les douceurs d'un si charmant mystère:
Dans leur jeunesse, ils étoient amoureux:
Ils faisoient tous leurs soins de chercher à se plaire,
Hé! que faut-il de plus pour être heureux?
On voyoit à l'envi croître de si beaux feux;
Mais, hélas! par malheur pour eux;
La jeune Iris avoit encor sa mère,
Qui pour mieux l'arracher à l'objet de ses vœux,
Lui fit d'un prompt départ une loi nécessaire.
Tout ce que peut l'amour au désespoir,
Dans ces tendres amans vivement se fit voir.
Iris partit; mais comment peut-on faire
Pour soutenir de tels malheurs?
Elle alloit chaque jour dans un bois solitaire,
Entretenir les pressantes douleurs
Que l'on ressent en perdant ce qu'on aime:
Il n'est point de tourment, qui coûte tant de pleurs.
Un jour après avoir redit sa peine extrême
Aux arbres, aux ruisseaux, aux échos d'alentour,
Elle vit deux Moineaux, cent fois plus heureux qu'elle,
Qui suivoient librement les transports de l'amour:
[Pg 434]
Hélas! petits oiseaux, dit-elle,
Fuyez, fuyez un si cruel séjour,
On troubleroit bientôt vos ardeurs mutuelles,
Si par malheur ma mère en étoit le témoin.
Vous êtes amoureux, passionnés, fidelles;
Hélas! elle enverroit un de vous deux bien loin.

L'HEUREUSE PEINE

 




L'HEUREUSE PEINE,
CONTE.


Il fut autrefois un grand roi, qui devint éperdûment amoureux d'une belle princesse de sa cour. Dès qu'il l'aima, il lui parla de sa tendresse; les rois ont d'autres privilèges que les vulgaires amans. La princesse ne s'offensa point d'un amour qui pouvoit la placer sur le trône; mais elle parut toujours aussi sage au roi, qu'il la trouvoit charmante. Il l'épousa, la noce se fit avec une magnificence incroyable, & ce qui l'est encore bien davantage, c'est qu'il fut époux sans cesser d'être amant. Le bonheur d'un si doux hyménée ne fut troublé que par la tristesse de n'avoir point d'enfans pour succéder à leur bonheur & à leur royaume. Le roi, pour pouvoir du moins[Pg 435] jouir de la douceur de l'espérance, se résolut d'aller consulter une fée, qu'il croyoit fort de ses amies; elle s'appelloit Formidable, mais elle ne l'avoit pas toujours été pour le roi; on dit même que l'on trouvoit encore dans de vieux recueils de ce pays-là, des vaudevilles qui disoient beaucoup de ses nouvelles: tant les poëtes ont été téméraires de tout temps! car la fée étoit fort respectée, & paroissoit si farouche, qu'il n'étoit presque pas possible de s'imaginer qu'elle eût ressenti le pouvoir de l'amour; mais où sont les cœurs qui lui échappent? Le roi qui avoit toujours été galant, & qui avoit beaucoup d'esprit, n'ignoroit pas que les apparences sont souvent trompeuses. Il trouva Formidable dans un bois où il étoit allé à la chasse; elle parut à ses yeux sous une figure si gracieuse, & avec un air si charmant, que le roi ne douta pas un moment qu'elle ne voulût plaire: rarement on fait briller tant de charmes sans intention. Le roi l'aima; la fée trouva plus de plaisir à être aimée, qu'à inspirer toujours de la terreur. Cette tendresse dura quelques années, mais un jour qu'elle comptoit sur le cœur de son amant comme sur un bien qui ne pouvoit cesser d'être à elle, elle se laissa voir au roi sous sa véritable figure. Elle n'étoit plus jeune; elle n'avoit[Pg 436] guères de beauté; elle se repentit, par le trouble qu'elle remarqua sur le visage du roi, d'avoir eu trop de confiance en elle-même, & elle reconnut peu après que les sentimens du cœur, quelques tendres qu'ils puissent être, ne peuvent toucher, & ne sauroient rendre l'amour heureux, s'ils ne sont soutenus par une figure aimable. Le roi fut honteux de n'avoir été amoureux que d'une belle idée: il cessa d'aimer la fée, & conserva seulement pour elle des égards & de la déférence. Formidable, par une gloire qui lui étoit naturelle, feignit si bien d'être contente de l'amitié du roi, qu'elle le persuada qu'elle étoit la meilleure de ses amies; elle fut même à sa noce, comme les autres fées du pays qui en furent priées, pour ne pas donner à penser, par un refus éclatant, qu'elle eût lieu d'être fâchée de ce mariage.

Le roi comptant donc sur l'amitié de son ancienne maîtresse, l'alla trouver dans sa demeure: c'étoit un palais de marbre, couleur de feu, au milieu d'une vaste forêt. L'on y arrivoit par une avenue d'une longueur prodigieuse; elle étoit bordée des deux côtés par cent lions, couleur de feu. Formidable n'aimoit que cette couleur, & elle avoit fait fée ainsi tous les animaux qui naissoient dans[Pg 437] sa forêt. Au bout de l'avenue on trouvoit une grande place carrée, où une troupe de mores, vêtus de couleur de feu & or, magnifiquement armés, faisoient une garde perpétuelle. Le roi traversa seul la forêt, il en savoit les chemins à merveille, il traversa même l'avenue des lions sans danger: car il leur jeta en entrant des renoncules, que la fée lui avoit données autrefois pour traverser ce passage, sans craindre ces redoutables lions. Dès que le roi leur eut jeté ces belles fleurs, ils devinrent doux & paisibles. Il se trouva enfin à la garde des mores; ils tournèrent d'abord leurs flèches contre lui; mais le roi leur jetant des fleurs de grenades, qu'il tenoit aussi de la fée comme les renoncules, les mores tirèrent en l'air leurs flèches, & se rangèrent en haie pour le laisser passer. Il entra dans le palais de Formidable, elle étoit dans un sallon, assise sur un trône de rubis, au milieu de douze moresses vêtues de gaze, couleur de feu & or; son habit étoit pareil aux leurs, & si couvert de pierreries, qu'elle brilloit comme le soleil; mais elle n'en étoit pas plus belle. Le roi regarda & écouta quelques momens avant que d'entrer dans le sallon; il y avoit auprès de la fée quantité de livres sur une table de marbre rouge; il vit qu'elle en prenoit un,[Pg 438] & continuoit d'instruire les moresses de ces secrets, qui rendent les fées si redoutables; mais Formidable ne leur apprenoit que ceux qui sont contraires au repos & au bonheur des hommes: elle se gardoit bien de leur enseigner ceux qui peuvent contribuer à leur félicité. Le roi en sentit de la haine pour la fée; & entrant dans le sallon, interrompit cette fatale leçon, & surprit Formidable par son arrivée; mais se remettant dans le moment même, elle renvoya ces moresses; regardant ensuite le roi avec un air de fierté & de colère: Que venez-vous chercher ici, lui dit-elle, prince inconstant? Pourquoi, par votre odieuse présence, venez-vous troubler encore le repos dont je tâche de jouir ici? Le roi fut tout surpris d'un discours qu'il n'attendoit pas, & la fée ouvrant un de ces livres: Je vois bien ce que vous voulez, continua-t-elle; oui, vous aurez une fille de cette princesse que vous m'avez préférée si injustement, mais ne croyez pas être toujours heureux; il est temps que je me venge. La fille que vous devez avoir sera autant haïe de tout le monde, que je vous ai autrefois aimé. Le roi fit tout ce qu'il lui fut possible pour adoucir la colère de la fée; mais ce fut inutilement, la haine avoit succédé à l'amour,[Pg 439] & c'étoit l'amour seul qui pouvoit attendrir la fée; car la pitié & la générosité étoient des sentimens qu'elle ne connoissoit point. Elle ordonna fièrement au roi de sortir de son palais; & ouvrant une volière, il en sortit un perroquet couleur de feu. Suivez cet oiseau, dit-elle au roi, & rendez grâces à ma bonté, qui ne vous livre pas à la fureur de mes lions & de mes gardes. L'oiseau vola, le roi le suivit; & par un chemin qui lui étoit inconnu, & beaucoup plus court que celui qu'il connoissoit, il fut conduit dans son royaume. La reine qui le trouva à son retour d'une tristesse extrême, lui en demanda le sujet avec tant d'instance, que le roi lui apprit la cruelle prédiction de la fée, sans toutefois lui apprendre tout ce qui s'étoit passé autrefois entr'eux, pour ne pas attirer de nouveaux malheurs sur la belle reine. Cette jeune princesse savoit qu'une fée ne peut pas empêcher absolument ce qu'une de ses pareilles a prédit, mais qu'elle peut adoucir les peines qui ont été ordonnées. J'irai, dit la reine, trouver Lumineuse, souveraine de l'empire heureux; c'est une fée célèbre, qui se plaît à protéger les malheureux: elle est ma parente; elle m'a toujours favorisée, & elle avoit même prédit la fortune où l'amour[Pg 440] me devoit faire parvenir. Le roi approuva fort le voyage de la reine, & il en espéra beaucoup; son équipage étant prêt, elle fut chercher Lumineuse; elle portoit ce nom, parce que sa beauté étoit si brillante, qu'à peine en pouvoit-on soutenir l'éclat, & la grandeur de son ame répondoit parfaitement à sa beauté. La reine arriva dans une vaste campagne, & apperçut de fort loin une grande tour; mais quoiqu'on la vît de loin, il y avoit bien des détours pour y arriver: elle étoit de marbre blanc, elle n'avoit point de porte; les fenêtres, faites en arcades, étoient de crystal; une belle rivière, dont les ondes paroissoient d'argent, battoit le pied de la tour; elle tournoit neuf fois à l'entour. La reine avec toute sa cour arriva au bord de l'eau qui commençoit là le premier cercle qu'elle faisoit autour de la demeure de la fée. La reine la passa sur un pont de pavots blancs, que le pouvoir de Lumineuse avoit rendu aussi sûr & aussi durable, que s'il eût été bâti d'airain. Quoiqu'il ne fût que de fleurs, il ne laissoit pas d'être redoutable; il avoit le pouvoir d'endormir pour sept ans ceux qui le passoient contre la volonté de la fée. La reine apperçut au-delà du pont six jeunes hommes, magnifiquement vêtus, en[Pg 441]dormis sur des lits de gazon, sous des pavillons des feuillages: c'étoient des princes amoureux de la fée; & comme elle ne vouloit point entendre parler de l'amour, elle ne leur avoit pas permis de passer plus loin. La reine, après avoir passé le pont, se trouva dans le premier espace que la rivière laissoit libre; il étoit occupé par un labyrinthe charmant, tout de jasmins & de lauriers-roses; il n'y en avoit que des blancs; car c'étoit la couleur qu'aimoit Lumineuse. Après avoir admiré cette belle promenade, & en avoir démêlé facilement les détours, qui n'étoient embarrassans que pour ceux que l'aimable Lumineuse ne vouloit pas qui pussent entrer dans son agréable demeure; la reine repassa la rivière sur un pont d'anemones blanches; elle faisoit en cet endroit son second tour, & l'espace qu'elle laissoit libre avant que de faire son troisième cercle, étoit occupé par une forêt d'acacias toujours fleuris; les routes en étoient charmantes & si sombres, que le soleil ne pouvoit y pénétrer: on y voyoit de tendres colombes, dont les plumes pouvoient faire honte à la neige; tous les arbres étoient couverts d'un nombre infini de serains blancs qui faisoient des concerts agréables. Lumineuse, d'un[Pg 442] coup de baguette, leur avoit appris les plus beaux & les plus aimables chants du monde.

On sortoit de cette belle forêt par un pont de tubéreuses, & l'on entroit dans une belle campagne toute couverte d'arbres chargés de si beaux fruits & si délicieux, que le moindre arbre de ce lieu-là faisoit honte aux fameux jardins des Hespérides. Cependant la reine trouvoit tous les soirs les plus belles tentes du monde, & de magnifiques repas se trouvoient servis dès qu'elle arrivoit, sans que l'on vît aucun de ces officiers si diligens & si habiles. La fée, qui avoit appris dans ses livres l'arrivée de la reine, prenoit soin de son voyage, elle ne vouloit pas même qu'elle pût être fatiguée un moment.

La reine, pour sortir de cette merveilleuse campagne, passa la rivière sur un pont d'œillets blancs, & entra dans le parc de la fée. Il étoit aussi beau que tout le reste. La fée y venoit chasser quelquefois; il étoit rempli d'un nombre infini de cerfs & de biches blanches, & d'autres animaux de la même couleur; une meute de levrons blancs étoit dispersée dans ce parc & couchée sur l'herbe avec des biches & des lapins blancs, & d'autres animaux qui d'ordinaire sont sauvages; mais ils ne l'étoient point en ce lieu-là; l'art[Pg 443] de la fée les avoit apprivoisés, & quand les chiens chassoient quelque bête pour amuser Lumineuse, il sembloit qu'ils eussent compris que ce n'étoit qu'un jeu; car ils faisoient tout ce qu'ils devoient faire, excepté qu'ils ne faisoient jamais de mal.

En ce lieu, la rivière faisoit son cinquième cercle autour de la demeure de la fée. La reine, pour sortir du parc, la passa sur un pont de petits jasmins, & se trouva dans un hameau charmant. Toutes les petites cabanes y étoient bâties d'albâtres; les habitans de cet aimable lieu étoient sujets de la fée, ils gardoient ses troupeaux; leurs habits étoient de gaze d'argent, ils étoient couronnés de guirlandes de fleurs, & leurs houlettes étoient toutes brillantes de pierreries. Tous les moutons étoient d'une blancheur surprenante: toutes les bergères étoient jeunes & belles, & Lumineuse aimoit trop la couleur blanche, pour avoir oublié de leur faire un teint si beau, qu'il sembloit que le soleil même aidât à le rendre plus éclatant. Tous les bergers étoient aimables, & le défaut qu'on pouvoit trouver dans cet agréable pays, c'est qu'il n'y avoit pas une seule beauté brune. Les bergères surent recevoir la reine, & lui présentèrent des vases de porcelaine, rem[Pg 444]plis des plus belles fleurs du monde. La reine & toute sa cour étoient charmées d'un voyage si galant, & cette princesse en tiroit un heureux présage pour ce qu'elle désiroit de la fée.

Comme elle se mettoit en chemin pour sortir du hameau, une jeune bergère s'avançant vers la reine, lui apporta une petite levrette sur un carreau de velours blanc, brodé d'argent & de perles; à peine distinguoit-on la levrette sur son carreau, tant leur couleur étoit semblable. La fée Lumineuse, souveraine de l'empire heureux, dit la jeune bergère à la reine, m'a ordonné de vous présenter Blanc Blanc de sa part, c'est le nom de la petite levrette; elle a l'honneur d'être aimée de Lumineuse; son art en a fait une merveille, & elle lui a commandé de vous conduire jusqu'à la tour; vous n'aurez, grande princesse, qu'à la laisser aller & la suivre.

La reine reçut la petite levrette avec plaisir, charmée du soin que la fée prenoit d'elle. Elle caressa Blanc Blanc, qui, après lui avoir rendu ses caresses avec beaucoup d'esprit & de grâce, sauta légèrement à terre, & se mit à marcher devant la reine, qui la suivit avec toute sa cour. Ils arrivèrent au[Pg 445] bord de la rivière, qui faisoit là son sixième tour; ils furent fort étonnés de n'y point trouver de pont pour la passer. La fée ne vouloit pas que ses bergers allassent la troubler dans sa retraite; il n'y avoit jamais de pont dans ce lieu-là, que quand elle y vouloit passer, ou y recevoir ses amis. La reine rêvoit profondement à cette aventure, quand elle entendit Blanc Blanc qui aboya trois fois: aussitôt un zéphyr agita les arbres qui étoient au-delà de la rivière, & fit tomber dans l'eau une si grande quantité de fleurs d'oranges, qu'il s'en forma un pont, & la reine passa la rivière dessus. Elle remercia Blanc Blanc par des caresses, & elle se trouva dans une avenue de myrthes & d'orangers délicieux, & après l'avoir traversée sans s'ennuyer, quoiqu'elle fût d'une longueur extrême, elle retrouva le bord de la rivière qui faisoit son septième tour dans cet endroit-là: elle n'y vit point de pont, mais l'aventure du matin la rassuroit. Blanc Blanc frappa la terre trois fois avec sa petite patte, & dans le moment même il parut un pont d'hyacinthes blanches. La reine le passa, & elle entra dans une prairie toute émaillée de fleurs. Ses belles tentes s'y trouvèrent dressées; elle s'y reposa, puis elle continua son chemin,[Pg 446] & elle trouva encore le bord de l'eau. Il n'y avoit point de passage; Blanc Blanc s'avança, but dans cette belle rivière, & aussitôt il parut un pont de roses blanches, qui servit à la reine pour entrer dans le jardin de la fée. Il étoit si rempli de fleurs merveilleuses, de jets-d'eaux extraordinaires & de statues d'une beauté surprenante, qu'il n'est pas possible d'en faire une exacte description. Si la reine n'avoit pas senti une impatience extrême de prévenir les maux dont la cruelle Formidable l'avoit ménacée, elle auroit resté plus longtemps dans ce beau lieu. Toute sa cour en sortit à regret; mais il fallut suivre Blanc Blanc qui conduisit la reine où la rivière faisoit son dernier cercle autour de la demeure de Lumineuse. La reine vit enfin de près la tour de la fée; il n'y avoit que la rivière entre deux; elle la regarda avec plaisir, comme étant le sujet de son voyage; elle lut cette inscription qui étoit écrite sur la tour en lettres d'or:

C'est ici le charmant séjour
De la félicité parfaite;
Lumineuse a bâti cette belle retraite,
Elle y reçoit les ris, elle en bannit l'amour,
Et pour lui cependant elle semble être faite.

Cette inscription avoit été faite à sa gloire[Pg 447] par les fées les plus renommées de son temps: elles avoient voulu laisser à la postérité ce témoignage de leur amitié & de leur estime. Pendant que la reine s'amusoit ainsi au bord de l'eau, Blanc Blanc passa ce petit trajet à la nage, & faisant le plongeon, rapporta une coquille de nacre de perle, qu'elle laissa retomber dans la rivière. A ce bruit six belles nymphes vêtues d'habits brillans, ouvrirent une grande fenêtre de crystal, il en sortit un degré de perles, qui s'approcha peu-à-peu de la reine. Blanc Blanc monta promptement jusqu'à la fenêtre de la fée, & entra dans la tour: la reine prit le même chemin; mais à mesure qu'elle montoit ce joli degré, les marches qu'elle avoit passées disparoissoient, & l'empêchèrent ainsi d'être suivie. Elle entra dans la belle tour de Lumineuse, & la fenêtre fut refermée.

Toute la suite de la reine fut au désespoir de ne la voir plus, & de ne pouvoir la suivre, car elle étoit extrêmement aimée: leurs cris se firent entendre jusqu'au lieu où Lumineuse entretenoit la reine, & pour rassurer ces malheureux, la fée envoya une de ses nymphes pour les conduire au hameau, où ils devoient attendre le retour de la reine. Le degré de perles reparut, & leur rendit l'espérance; la[Pg 448] nymphe descendit, & la reine parut à sa fenêtre pour leur ordonner de la suivre & de lui obéir. Cette princesse demeura avec la fée, qui la reçut avec une magnificence prodigieuse, avec un air divin qui gagnoit les cœurs. La reine y demeura trois jours, qui ne suffirent pas pour voir toutes les merveilles de la tour de Lumineuse; il auroit fallu des siècles entiers pour admirer tout, & les beautés de la fée. Le quatrième jour, Lumineuse, après avoir donné à la reine des présens aussi galans que magnifiques: Belle princesse, lui dit-elle, je fuis fâchée de ne pouvoir réparer le malheur dont Formidable vous a menacée; mais c'est la faute du destin: il nous permet de répandre des biens sur ceux que nous favorisons; mais il nous défend de garantir & de finir les maux ordonnés par une autre fée. Ainsi, pour vous consoler du malheur que l'on vous prépare, je vous promets, avant qu'il soit un an, une fille si belle, que tous ceux qui la verront en seront charmés, & je prendrai soin, ajouta la fée, de faire naître un prince digne d'elle. Une prédiction si favorable fit oublier pour quelque temps à la reine la haine de Formidable & le malheur qu'elle attendoit. Lumineuse ne dit point à la reine ce qui rendoit Formidable son ennemie.

[Pg 449]

Les fées mêmes qui ne s'accordent pas ensemble, conservent exactement entr'elles les secrets qui peuvent les rendre méprisables aux mortels; & l'on assure que ce sont les seules femmes qui ont eu l'esprit de ne point dire de mal les unes des autres. Après des remerciemens infinis de la part de la reine, Lumineuse ordonna à douze de ses nymphes de se charger de présens, & de reconduire la reine jusqu'au hameau, & elle la conduisit elle-même jusqu'au degré de perles qui parut dès que l'on eut ouvert la fenêtre. Quand la reine & les nymphes furent au bas du degré, elles virent un char d'argent attelé de six biches blanches; leurs harnois étoient tous couverts de diamans; un jeune enfant, beau comme le jour, conduisoit le char, & les nymphes le suivoient montées sur des chevaux blancs qui pouvoient disputer de beauté avec ceux du Soleil. Dans ce galant équipage, la reine arriva au hameau; elle y trouva toute sa cour, qui fut ravie de la revoir; les nymphes prirent congé de la reine, & lui présentèrent ces douze beaux chevaux fées pour ne se lasser jamais, & elles dirent à la reine que Lumineuse la prioit de les donner de sa part au roi. La reine, comblée des bontés de la fée, retourna dans son royaume. Le roi la[Pg 450] vint recevoir jusques sur la frontière, & fut si charmé de son retour & de l'agréable nouvelle qu'elle lui annonçoit de la part de Lumineuse, qu'il ordonna des réjouissances publiques, dont le bruit qui parvint jusqu'à Formidable, redoubla encore sa haine & sa colère pour le roi. Peu de temps après le retour de la reine, elle devint grosse, & elle ne douta point que ce ne fût de cette belle princesse qui devoit charmer tous les cœurs; car Lumineuse lui avoit promis sa naissance avant la fin de l'année, & Formidable n'avoit point prescrit le temps où sa vengeance devoit s'accomplir; mais elle n'avoit pas dessein de la retarder. La reine accoucha de deux princesses, & ne douta pas un moment laquelle lui avoit été promise par Lumineuse, par l'empressement qu'elle se sentit d'embrasser celle qui avoit vu le jour la première.

Elle la trouva digne des promesses de la fée; rien au monde n'étoit si beau; le roi & tous ceux qui étoient présens, s'empressoient d'admirer la petite princesse, & l'on oublioit absolument l'autre, quand la reine, qui jugea par cette négligence générale que les prédictions de Formidable s'accomplissoient aussi, ordonna plusieurs fois qu'on en eût le même soin que de l'aînée.

[Pg 451]

Les femmes lui obéirent avec une répugnance qu'elles ne pouvoient vaincre, & que le roi & la reine n'osoient presque blâmer, parce qu'ils la sentoient eux-mêmes. Lumineuse arriva en diligence sur un nuage, & nomma la belle princesse, Aimée, pour lui donner un nom convenable au destin qu'elle lui avoit promis. Le roi rendit à Lumineuse tous les respects qu'elle méritoit; elle promit à la reine qu'elle protégeroit toujours Aimée; elle ne lui fit point alors de don, car elle lui avoit déjà tout donné. Pour l'autre princesse, en vain le roi lui donna le nom d'une de ses provinces: on s'accoutuma insensiblement à l'appeler Naimée par une opposition bien cruelle pour elle. Quand les deux princesses eurent atteint l'âge de douze ans, Formidable voulut qu'on les éloignât de la cour, pour diminuer, disoit-elle, la haine & l'amour qui se partageoient entr'elles. Lumineuse laissoit ordonner Formidable; elle étoit sûre que rien ne pouvoit empêcher la belle Aimée de régner dans le royaume de son père, & dans tous les cœurs; elle l'avoit fait naître avec tant de charmes, qu'il ne falloit que la voir pour n'en pas douter. Le roi, pour tâcher d'appaiser la haine que Formidable répandoit sur sa maison, résolut de lui obéir. Il envoya[Pg 452] donc les deux princesses avec une jeune & aimable cour, dans un château merveilleux qu'il avoit à l'extrémité de son royaume: il s'appeloit le château des Portraits; c'étoit un lieu digne de la savante fée qui l'avoit bâti il y avoit quatre mille ans. Les jardins & toutes les promenades des environs étoient admirables; mais ce qu'il y avoit de plus beau, étoit une galerie à perte de vue, où l'on voyoit les portraits de tous les princes & de toutes les princesses du sang royal de ce royaume & ceux des pays voisins: dès qu'ils avoient quinze ans, leurs portraits s'y trouvoient peints, avec un art qui ne pouvoit être que foiblement imité par tout autre que par une fée. Ce don devoit durer jusques au temps qu'il entreroit dans ce château la plus belle princesse du monde.

Cette galerie séparoit deux appartemens vastes & magnifiques; les deux princesses les occupèrent: elles eurent les mêmes maîtres, la même éducation; on n'apprenoit rien à la charmante Aimée que l'on n'enseignât à sa sœur; mais Formidable venoit lui faire des leçons qui gâtoient toutes les autres, & Lumineuse venoit de son côté, par ses conversations, rendre Aimée digne de l'admiration de tout l'univers. Il y avoit trois ans que les[Pg 453] princesses étoient dans ce château, éloignées de la cour: elles entendirent un jour un bruit inconnu, qui fut suivi d'une musique charmante; elles regardoient de tous côtés pour voir d'où partoient ce bruit & ce concert agréable, quand elles apperçurent trois portraits qui remplirent trois places qui, un moment auparavant, étoient vides; il y en avoit un qui étoit couronné de fleurs par deux Amours; l'un regardoit ce beau portrait avec toute l'attention qu'il méritoit, & sembloit avoir oublié le soin d'en tirer une flèche qu'il avoit toute prête à partir sur son arc. L'autre tenoit une petite banderolle sur laquelle étoient ces vers:

Aimée eut en naissant, de la sage nature,
Les solides beautés qui ne meurent jamais;
Les Grâces prirent soin d'embellir ses attraits,
Et Vénus, pour toujours, lui donna sa ceinture.

Ils n'étoient pas nécessaires pour faire connoître le portrait de la belle Aimée; on y remarquoit tous ses traits, & cette grâce charmante qui attiroit les cœurs: elle avoit le teint d'une blancheur surprenante, les plus belles couleurs du monde, le visage rond, les cheveux d'un blond admirable, les yeux bleus, mais qui brilloient d'un feu si vif, que[Pg 454] tous ceux qui avoient le plaisir de les voir jugeoient qu'il étoit inutile que Lumineuse eût fait présent à Aimée d'un don qu'elle avoit en elle-même; sa bouche étoit charmante, ses dents étoient aussi blanches que son teint, & Vénus sembloit lui avoir donné le pouvoir de sourire comme elle. Ce fut ce divin portrait qui occupa un des bouts de la galerie. Le second fut celui de Naimée; elle étoit blonde, elle ne manquoit pas de beauté; mais ce portrait étoit comme elle-même, il ne plaisoit point: ces mots étoient écrits au-dessous en lettres d'or.

Naimée, avec ses traits qui forment la beauté,
Dans tous les cœurs ne peut trouver de place;
Apprends à la postérité,
Que la beauté n'est rien sans l'esprit & les grâces.

Ces deux portraits occupoient toute l'attention des deux princesses & de toute leur jeune cour, quand Aimée, qui n'étoit point vaine de ses propres charmes, & laissant au reste du monde le soin de les admirer, jeta les yeux sur le troisième portrait qui avoit paru en même temps que le sien; elle y trouva de quoi attirer ses regards: c'étoit celui d'un jeune prince, plus beau mille fois que l'Amour; il avoit plus l'air d'un dieu que d'un homme;[Pg 455] ses cheveux étoient noirs, & tomboient par grosses boucles sur ses épaules; & ses yeux promettoient autant d'esprit qu'on voyoit de charmes dans sa personne. Ces paroles étoient écrites au-dessous du portrait: C'est le Prince de l'Isle Galante.

Sa beauté surprit tout le monde; mais elle toucha plus vivement la belle Aimée; son jeune cœur en sentit une émotion inconnue; & Naimée même, à la vue de ce beau portrait, ne fut pas exempte d'une passion dont personne ne pouvoit être touché pour elle. Cette aventure ne surprit personne; car on étoit accoutumé à voir ces merveilles en ce lieu-là. Le roi & la reine vinrent au château voir les princesses; ils firent faire un grand nombre de copies de leurs portraits; ils en envoyèrent dans tous les royaumes voisins. Cependant Aimée, dès qu'elle étoit seule, entraînée par un mouvement involontaire, alloit dans la galerie des portraits; celui du prince de l'Isle Galante occupoit toute son attention, & attiroit tous ses regards; il paroissoit digne de l'un & de l'autre.

Naimée, qui n'avoit rien de commun avec sa sœur que le même empressement pour le portrait du prince, passoit presque tous ses jours dans la galerie. Cette passion naissante[Pg 456] augmenta si bien la haine de Naimée pour la belle princesse, que ne pouvant trouver le secret de lui nuire, elle prioit sans cesse Formidable de la venger des charmes de sa sœur. La cruelle fée ne refusoit jamais les occasions de faire du mal. Suivant donc son inclination & les prières de Naimée, elle fut trouver l'aimable princesse, qui se promenoit au bord d'une rivière qui passoit au pied du château des Portraits: Va, lui dit Formidable, en la touchant d'une baguette d'ébène, qu'elle tenoit dans sa main; va, suis toujours le bord de cette rivière jusqu'au jour où tu trouveras une personne qui te haïsse autant que moi; & jusqu'à ce moment, tu ne séjourneras en nul lieu du monde. La princesse, à cet ordre terrible, se mit à pleurer. Quelles larmes! il n'y avoit dans tout l'univers que le cœur de Formidable incapable d'en être attendri. Lumineuse accourut au secours de la belle & malheureuse Aimée: Console-toi, lui dit-elle, ce voyage où Formidable vient de te condamner, finira par une aventure agréable; & jusqu'à ce jour, tu ne trouveras que des plaisirs. Aimée, après ces mots favorables, partit avec le seul regret de ne plus voir le beau portrait du prince de l'Isle Galante; mais elle n'osa en témoigner sa[Pg 457] douleur à la fée. Elle se mit donc en chemin, & tout sembloit être sensible à ses charmes; le zéphyr régnoit seul dans les lieux où elle passoit; elle trouvoit partout des nymphes prêtes à la servir avec un respect extrême; les prairies se couvroient de fleurs à son abord; & quand le soleil étoit trop ardent, les bois redoubloient leur ombrage. Pendant que la belle princesse fait un voyage si charmant, Lumineuse ne borne pas sa vengeance à rendre le dessein de Formidable inutile; elle fut trouver Naimée, & la frappant d'une baguette d'yvoire: Va, lui dit-elle, pars à ton tour sur le bord de la rivière, tu ne te reposeras jamais que tu n'aies trouvé une personne qui t'aime autant que tu mérites peu de l'être. Naimée partit, & ne fut point regrettée.

Formidable même, à qui tout paroissoit à son gré, pourvu qu'on fît souffrir quelque peine, ne songea plus à Naimée, & ne daigna pas la protéger plus long-temps. Les deux princesses continuèrent ainsi leur voyage. Naimée, avec toutes les fatigues imaginables, les plus belles fleurs se changeoient en épines sur son passage; & la belle princesse, avec tous les plaisirs que Lumineuse lui avoit fait espérer; elle en trouva même de plus sensibles que ceux qui lui avoient été promis.

[Pg 458]

Sur la fin d'un beau jour, à l'heure que le soleil va se reposer entre les bras de Thétis, Aimée s'assit au bord de la rivière: aussitôt un nombre infini de fleurs naissant autour d'elle, formèrent une espèce de lit de repos, dont elle eût admiré plus long-temps l'agrément, si elle n'eût apperçu un autre objet sur la rivière, qui l'empêcha de penser pour lors à toute autre chofe; c'étoit une petite barque d'amétiste, elle étoit ornée de mille banderolles de la même couleur, chargée de chiffres & de devises galantes. Douze jeunes hommes, vêtus d'habits légers, gris-de-lin & argent, couronnés de guirlandes d'immortelles, ramèrent avec tant de diligence, que la barque fut en peu de temps assez près du rivage, pour laisser remarquer à la belle Aimée toute cette différente beauté. Ce fut avec un étonnement & une surprise agréable, qu'elle apperçut partout son nom & ses chiffres. Un moment après, la princesse reconnut son portrait sur un petit autel de topaze, élevé au milieu de la barque; au-dessous du portrait elle lut ces paroles:

Si ce n'est l'Amour, qu'est-ce donc?

Après avoir donné ses premiers mouvemens à l'admiration, elle craignit de voir descendre[Pg 459] de la barque ces étrangers, qui lui avoient d'abord paru si galans. Tout me parle de l'amour d'un inconnu, disoit Aimée en elle-même, & je sens que le prince de l'Isle Galante est seul digne de m'inspirer les sentimens dont je vois trop qu'un autre est sans doute touché pour moi. Portrait fatal! ajouta-t-elle, pourquoi le destin t'a-t-il offert à mes yeux dans un temps où loin de pouvoir me défendre, j'ignorois même encore si l'on pouvoit aimer quelque chose plus tendrement que les fleurs?

Cette réflexion fut suivie de quelques soupirs, & elle eût demeuré plus long-temps dans sa douce rêverie, si un bruit agréable de divers instrumens ne l'en eût tirée. Elle regarda vers la barque, d'où partoient ces aimables sons. Un homme, dont elle ne put voir le visage, vêtu d'un habit magnifique de la même couleur qui brilloit dans tout son équipage, lui parut n'avoir d'attention qu'à regarder son portrait, tandis que six belles nymphes formèrent un concert charmant, & accompagnèrent ces paroles, qui furent chantées par celui qui avoit toujours regardé le beau portrait de la princesse. L'air étoit de Duboulai:

[Pg 460]

Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime,
Aimée a plus d'attraits que n'en a l'amour même.
Pour flatter ma tendresse extrême,
Nymphes, redites tour-à-tour,
Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime.
Les Grâces, pour la suivre, abandonnent les cieux,
Et quittent sans regret la reine de Cythère;
Le plaisir de la voir, la douceur de lui plaire,
Vaut mieux que le séjour & le plaisir des dieux.
Aimée a plus d'attraits que n'en a l'amour même.
Pour flatter ma tendresse extrême,
Nymphes, redites tour-à-tour
Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime.
D'un seul de ses regards, un cœur est enflammé;
Tout lui cède, tout rend les armes,
Et jusqu'aux temps heureux où brillèrent ses charmes,
On devroit n'avoir point aimé.
Aimée a plus d'attraits que n'en a l'Amour même.
Pour flatter ma tendresse extrême,
Nymphes, redites tour-à-tour,
Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime.

La douceur de ce concert arrêta la belle Aimée sur le bord de la rivière. Quand il fut fini, l'inconnu tourna la tête de son côté, & lui laissa remarquer, avec autant de trouble que de plaisir, les aimables traits du prince de l'Isle Galante. Quelle surprise! quelle joie[Pg 461] de voir ce prince charmant, & d'apprendre qu'il n'étoit occupé que d'elle! Il faudroit savoir aimer aussi parfaitement qu'au temps des fées, pour comprendre tout ce que sentit alors la jeune princesse.

Le prince de l'Isle Galante éprouva la même surprise; il se hâta de descendre sur le rivage fortuné, qui offroit à ses yeux la divine Aimée. Elle n'eut pas la force de fuir un prince si parfait, elle accusa mille fois le destin de sa foiblesse: en semblable occasion on ne manque guères de s'en prendre à lui: il est impossible d'exprimer ce que ces jeunes amans se dirent, & souvent même ils s'entendirent sans se parler. Lumineuse qui avoit conduit en ce lieu & la jolie barque & les pas d'Aimée, parut tout-d'un-coup pour rassurer la timide princesse, qui avoit enfin pris le parti de quitter un prince si charmant & si dangereux; elle leur apprit qu'ils étoient destinés à s'aimer & à s'unir pour toujours: mais, ajouta la fée, avant ce temps heureux, il faut achever le voyage ordonné par Formidable.

On ne peut désobéir aux fées; la belle Aimée, & le prince étoient si satisfaits du plaisir d'être ensemble, que tout ce qui ne les séparoit point, leur paroissoit trop doux. Ils continuèrent donc leur chemin, tantôt dans[Pg 462] la jolie barque, tantôt en traversant une belle & vaste solitude, que la rivière arrosoit de ses eaux. Ce fut dans ce séjour tranquille, que le prince de l'Isle Galante acheva de perdre le repos de son cœur. Il apprit à la belle princesse tout ce qu'il avoit senti pour elle, depuis le jour heureux où son divin portrait avoit été porté à la cour, & qu'un jour se promenant au bord de l'eau & rêvant à son amour, Lumineuse lui apparut, & lui montrant la barque d'amétiste, lui ordonna de s'embarquer, & lui promit un succès favorable pour son voyage & pour son amour. Tandis que le prince & la belle Aimée achèvent d'obéir aux ordres de Formidable, & que tous les jours leurs ardeurs s'augmentent, ils deviennent si heureux qu'ils craignent d'arriver, de peur d'être occupés de quelque autre chose que de leur tendresse. Naimée finissoit aussi, de son côté, son pénible voyage.

Le cours de la rivière que suivoit les deux princesses, les conduisit insensiblement dans l'Isle Galante, & ils y arrivèrent tous en même-temps. Lumineuse ne manqua pas de s'y rendre. Elle apprit à Aimée que la vengeance de Formidable étoit accomplie, puisqu'en rencontrant sa sœur, elle trouvoit la seule personne du monde qui la pût haïr. Et[Pg 463] le voyage de Naimée est donc aussi fini, dit la belle princesse, car rien n'a pu diminuer l'amitié que j'ai pour elle? Elle pria ensuite la fée d'adoucir, s'il étoit possible, la triste destinée de sa sœur: mais cette grâce étoit inutile à demander pour Naimée; dès qu'elle eut vu le prince de l'Isle Galante, qu'elle reconnut facilement pour celui dont l'aimable portrait avoit touché son cœur, & qu'elle entendit dire à Lumineuse, que le temps de son hymen avec la jeune Aimée approchoit, elle se précipita dans cette même rivière, qu'elle suivoit depuis un an avec tant de peine, sans pourtant avoir recours au trépas; mais les malheurs de l'amour touchent plus vivement que ceux de la fortune.

Lumineuse, qui vit tomber la princesse dans l'eau, la changea en un petit animal, qui marque encore, par sa manière de marcher, quelle étoit l'humeur de la malheureuse Naimée. Son destin s'accomplit même après sa mort; elle ne fut point regrettée; il en coûta pourtant quelques larmes à Aimée; mais de quels malheurs ne l'eût pas consolée le prince de l'Isle Galante! Elle étoit si touchée de sa tendresse, qu'elle ne le fut presque point de toutes les fêtes que l'on inventa pour la recevoir dans son royaume: le prince y prit aussi[Pg 464] peu de part. Quand on est bien amoureux, on ne connoît plus de vrais plaisirs que celui d'être aimée de ce qu'on aime.

Le roi & la reine, avertis par Lumineuse, vinrent retrouver leur aimable fille: ce fut en leur présence que la généreuse fée déclara que la belle Aimée avoit eu la gloire de mettre à fin l'aventure du château des Portraits, parce que rien n'avoit encore paru si beau qu'elle dans tout le monde. L'amour du prince de l'Isle Galante étoit trop violent pour attendre davantage, il supplia le roi & la reine de consentir à son bonheur. Lumineuse elle même honora de sa présence un jour si beau & si désiré. La nôce se fit avec toute la magnificence que l'on doit attendre des fées & des rois; mais quelque heureux que ce jour dût être, je n'en ferai point la description; car, quoique se promette l'amour heureux, une noce est presque toujours une triste fête.

Tant qu'Amour fait sentir ses craintes, ses tourmens,
Et les doux transports qu'il inspire,
Il reste cent choses à dire
Pour les poëtes, les amans:
Mais pour l'Hymen, c'est en vain qu'on réclame
Le dieu des vers, & les neuf doctes sœurs;
C'est le sort des amours, & celui des auteurs
D'échouer à l'épithalame.

Fin du premier Volume.


TABLE DES CONTES du Tome Premier.

 

[Pg 465]



TABLE
DES CONTES
du Tome Premier.


PERRAULT.

Précis de la Vie & des Ouvrages de Charles Perrault, avec l'Analyse de ses ContesPage 1
Le Chaperon Rouge,17
Les Fées,21
La Barbe Bleue,25
La Belle au Bois Dormant,35
Le Chat Botté,51
Cendrillon,59
Riquet à la Houpe,70
Le Petit Poucet,82
L'Adroite Princesse,98
A Mademoiselle ***,141
Griselidis,142
A Monsieur ***,170
Peau d'Ane (en vers),175
Épitre à Mademoiselle Éléonore de Huber,193
Peau d'Ane (en prose),194
Les Souhaits Ridicules,216

[Pg 466]

MURAT.

Le Parfait Amour,221
Anguillette,271
Jeune & Belle,332
Le Palais de la Vengeance,373
Le Prince des Feuilles,398
Le Bonheur des Moineaux,433
L'Heureuse Peine,434

Fin de la Table du Premier Volume.



De l'Imprimerie de Barde, Manget &
Compagnie à GENÈVE.


TABLE DES ILLUSTRATIONS du Tome Premier.



TABLE
DES ILLUSTRATIONS
du Tome Premier.


La Barbe BleueRecommande-toi bien à Dieu;
Le Petit PoucetVoilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois Ogres de mes amis.
Peau d'AneEst-ce vous qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième Basse-Cour de la Métairie?

Fin de la Table des illustrations du Premier Volume.




Liste complète des ouvrages qui composent
Le cabinet des fées


[fin de le Cabinet des Fées par Charles-Joseph de Mayer]