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Title: Journal 1942-1949

Date of first publication: 1950

Author: André Gide (1869-1951)

Date first posted: May 7, 2015

Date last updated: May 7, 2015

Faded Page eBook #20150514

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Notes de transcription

Les majuscules ont été accentuées et, mis à part quelques coquilles, l’orthographe et la ponctuation d’origine ont été conservées. Une liste des coquilles notables est fournie ici.

Les entrées d’index ajoutées ou corrigées sont en italiques, marquées d’un astérisque.


ŒUVRES D’ANDRÉ GIDE

 

nrf

  • Les Nourritures terrestres et les Nouvelles Nourritures.
  • Amyntas.
  • Paludes.
  • Le Prométhée mal enchaîné.
  • Le Voyage d’Urien.
  • Le Retour de L’Enfant prodigue.
  • Isabelle.
  • La Symphonie pastorale.
  • L’École des Femmes, suivi de Robert et de Geneviève.
  • Les Caves du Vatican.
  • Les Faux-Monnayeurs.
  • Journal des Faux-Monnayeurs.
  • Si le Grain ne meurt.
  • Voyage au Congo.
  • Le Retour du Tchad.
  • Souvenirs de la Cour d’assises.
  • Retour de l’U. R. S. S.
  • Retouches à mon Retour de l’U. R. S. S.
  • Corydon.
  • Incidences.
  • Divers.
  • Pages de journal.
  • Nouvelles Pages de journal.
  • Découvrons Henri Michaux.
  • Journal 1889-1939 (un volume relié).
  • Journal 1939-1942.
  • Journal 1942-1949.
  • La Séquestrée de Poitiers.
  • L’Affaire Redureau.
  • Théâtre (Saül, le Roi Candaule, Œdipe, Perséphone, le Treizième Arbre).
  • Interviews imaginaires.
  • Thésée.
  • Œuvres complètes (en 15 volumes).
  • Morceaux choisis.

  • Francis Jammes et André Gide Correspondance (1893-1938).
  • Paul Claudel et André Gide Correspondance (1899-1926).

Préface et notes de Robert Mallet.


ANDRÉ GIDE

 

JOURNAL

 

1942-1949

 

nrf

 

GALLIMARD

 

29e édition


L’édition originale de cet ouvrage a été tirée à deux mille six cent soixante exemplaires, savoir : quatre-vingt-cinq exemplaires sur vergé de Hollande Van Gelder, dont soixante-quinze numérotés de I à LXXV et dix, hors commerce, marqués de A à J ; cinq cent vingt-cinq exemplaires sur vélin pur fil Lafuma-Navarre, dont cinq cents numérotés de 1 à 500 et vingt-cinq, hors commerce, marqués de a à z ; deux mille cinquante exemplaires sur alfama Marais, reliés d’après la maquette de Paul Bonet, dont deux mille numérotés de 1 à 2.000 et cinquante, hors commerce, numérotés de 2.001 à 2.050, ce numéro étant précédé de la mention exemplaire sur alfama.


Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie. Copyright by Librairie Gallimard, 1950.

1942

Tunis, 7 mai 1942.

Les boîtes de tabac dues aux munificences américaines me valent de sérieux ennuis au passage de la douane, dont le très obligeant Tournier arrive un peu trop tard pour me délivrer. Déjeuner au restaurant du Tunisia Palace. Voracité lyrique. Dix sortes de hors-d’œuvre (je les ai comptés !). Tout me paraît inespérément bon, après le demi-jeûne de Nice. Je dévore comme pas croyable ; puis vais dormir deux heures.

16 heures.

Hier soir, j’avais été retrouver Tournier, pour l’accompagner à une assez morne conférence du jeune professeur Astre : « Plaidoyer pour le roman ». Réflexions saines, mais peu neuves, à l’usage et à la hauteur d’un public engourdi. Dîner gionesque ; puis longue promenade le long de l’Avenue de France enténébrée.

Ce matin, j’étais en avance d’une demi-heure sur le rendez-vous pris pour accompagner Tournier à la Cour d’Assises où il fait figure de juré. Acquittement d’un Arabe, meurtrier par imprudence. Affaire sans grand intérêt. Visite aux souks, puis à la Bibliothèque municipale, remarquablement bien fournie, et où règne un ordre parfait.

8 mai.

Je renonce à tenir ce compte rendu insipide. Autant noter les menus de mes repas. Aucun intérêt. Mieux vaut reporter mon attention sur ma chronique pour le Figaro et tâcher de la mener à bien.

10 mai.

Dans un nouveau décor, c’est le même acte de la même pièce qui continue. Je n’y suis plus. Il y a déjà longtemps que j’ai cessé d’être. Simplement j’occupe la place de quelqu’un que l’on prend pour moi.

15 mai.

À grand-peine je suis parvenu à mettre sur pied une chronique nouvelle pour le Figaro (sur quel pied !), about Joyce, Paulhan et Meckert, dont le roman : les Coups, m’avait requis. Je suis si peu satisfait de cette chronique que je la fais accompagner d’une lettre où j’invite Brisson à la refuser, s’il la juge trop médiocre, sans aucune crainte de me froisser. Cette lettre lui paraîtra sans doute d’affectation pure ; car, si médiocre qu’elle soit, cette chronique reste sans doute encore meilleure que nombre d’autres signées des noms les plus en vue ; mais ce n’est pas tant aux autres qu’à moi-même qu’il me plaît de me comparer ; à ce que je puis écrire dans mes meilleurs jours. Eussé-je été X., Y. ou Z., il est certains articles dont je n’aurais pas été fier. C’est le grand méfait du journalisme : de vous forcer à écrire, lorsque parfois l’on n’en a nulle envie. On est mal inspiré ; le temps est lourd ; la plume gratte ; la pensée ne se dégage pas et la phrase reste informe... Mais l’article est promis ; le journal attend... On écrit donc quand même ; et l’on s’en veut ; et l’on sent que cela ne vaut rien... Puis il se trouve toujours des gens pour vous dire que l’on n’a jamais rien écrit de meilleur.


La Sonate à Kreutzer (sur disques) exécutée par Thibaud et Cortot. Série de faux départs et de paliers (dans le premier mouvement, du moins). Trop de nuances. On souhaiterait tout le morceau emporté par un souffle démoniaque et sans ces continuels petits apaisements locaux. Ceci soit dit pour l’interprétation ; quant au texte même, j’y trouve beaucoup de rhétorique (dans le Concerto en ré, pour violon, encore davantage !), du pathos oratoire et du « vois comme je pantèle ! ». École de Pergame.


L’admirable Toccata de Bach est exécutée par l’orchestre de Philadelphie, encore qu’écrite pour orgue ; mais c’est sur le piano que je la préfère, où les voix restent plus distinctes. Il ne me paraît pas que la musique de Bach ait à gagner beaucoup dans ces colorations que lui donne l’orchestration, si bien appliquée qu’elle puisse être (et qu’elle est ici), laquelle tend à lui enlever (ou à cacher) ce caractère de nécessité quasi mathématique où elle tend. C’est l’humaniser à l’excès. Elle sort triomphalement de cette épreuve, il est vrai ; et l’on peut toujours dire que Bach, s’il eût connu de son temps les ressources de l’orchestre moderne, en aurait usé, comme il fait déjà des sonorités surprenantes de certains instruments, dans les Concertos brandebourgeois, par exemple. Mais il ne l’a pas fait et c’est un peu le trahir que de dégager et souligner des possibilités harmoniques ou mélodiques latentes (comme fit Gounod pour le premier prélude du Clavecin bien tempéré). Je voudrais, après cette humanisation pathétique, rentendre dans son abstraction d’épure ce céleste édifice, qu’il semble qu’on ne puisse rapprocher de l’homme qu’en l’écartant de Dieu.

22 mai.

L’on commença de comprendre alors que certains acteurs de ce drame énorme tenaient assez mal leur rôle et, somme toute, ne l’avaient presque pas étudié. D’autres, au contraire, savaient le leur à merveille et le faisaient valoir au point que ce rôle prenait une sorte de prépondérance sur tout le reste de la pièce, de sorte que celle-ci s’en trouvât comme désaxée. Pour l’instant, on n’entendait qu’eux. Les autres acteurs semblaient bafouiller ; au point que, par moments, la pièce devenait incompréhensible ; comme il advient parfois d’une de nos tragédies classiques lorsque, pour quelque raison que ce soit, un excellent acteur assume un rôle subalterne et qui devrait demeurer au second plan...


X. me dit : « Vous ne comprenez donc pas que tout cela, qui se joue à présent, c’est une scène de plus du grand drame de la lutte des classes ?... » Ceci, du même ton qu’il m’eût dit : « Vous ne voyez donc pas que tout ceci n’est, au fond, qu’un « mythe solaire » ; par quoi l’on crut longtemps que l’on pouvait expliquer la fable grecque et toutes les mythologies. Pierre Laurens appelait cela : des mythes scolaires.

2 juin.

« Non erat exitus » ; c’est ce mot de saint Augustin (cité par Merejkowski dans son Calvin, note 51 de la page 28) qui doit servir d’épigraphe au dialogue avec Dédale de ma Vie de Thésée.

Sidi bou Saïd.

Dès l’instant que j’eus compris que Dieu n’était pas encore, mais devenait, et qu’il dépendait de chacun de nous qu’il devînt, la morale, en moi, fut restaurée. Nulle impiété, nulle présomption dans cette pensée ; car je me persuadais à la fois que Dieu ne s’accomplissait que par l’homme et qu’à travers lui ; mais que si l’homme aboutissait à Dieu, la création, pour aboutir à l’homme, partait de Dieu ; de sorte que l’on retrouvait le divin aux deux bouts, au départ comme à l’arrivée, et qu’il n’y avait eu de départ que pour en arriver à Dieu. Cette pensée bivalve me rassurait et je ne consentais plus à dissocier l’un de l’autre : Dieu créant l’homme afin d’être créé par lui ; Dieu fin de l’homme ; le chaos soulevé par Dieu jusqu’à l’homme, puis l’homme se soulevant ensuite jusqu’à Dieu. N’admettre que l’un : quelle crainte, quelle obligation ! N’admettre que l’autre : quelle infatuation ! Il ne s’agissait plus d’obéir à Dieu, mais de l’animer, de s’éprendre de lui, de l’exiger de soi par amour et de l’obtenir par vertu.

8 juin.

La science, il est vrai, ne progresse qu’en remplaçant partout le pourquoi par le comment ; mais, si reculé qu’il soit, un point reste toujours où les deux interrogations se rejoignent et se confondent. Obtenir l’homme... des milliards de siècles n’y auraient pu suffire, par la seule contribution du hasard. Si antifinaliste que l’on soit, que l’on puisse être, on se heurte là à de l’inadmissible, à de l’impensable ; et l’esprit ne peut s’en tirer qu’il n’admette une propension, une pente, qui favorise le tâtonnant, confus et inconscient acheminement de la matière vers la vie, vers la conscience ; puis, à travers l’homme, vers Dieu.

9 juin.

Mais comme Dieu se fait attendre !...

La Marsa, 12 juin.

Le temps vient, et je le sens tout proche, où devoir dire : je n’en puis plus.


L’absurdité de tout cela m’accable. C’est à croire que la civilisation, notre civilisation occidentale, ne s’en relèvera pas... Cette collaboration avec l’Allemagne, si souhaitable, si souhaitée par nous en un temps où le grand nombre, où l’opinion la considéraient comme impie (je veux dire en 1918), qu’elle nous soit aujourd’hui proposée, imposée, par ceux-là mêmes qui la tenaient hier pour inadmissible ; qu’elle devienne pour nous un gage de la défaite, un témoignage d’abandon de soi, d’abdication, de reniement... c’est ce qui met la conscience (la mienne du moins) à la torture.

Je ne crois pas à la Liberté (nous mourons de son culte idolâtre), suis prêt à accepter bien des contraintes ; mais ne puis m’incliner devant certaines décisions iniques, donner mon consentement, fût-il tacite, à certaines abominations.

Sidi bou Saïd, 12 juin.

Abrutissement total de ces derniers jours ; encore heureux de pouvoir penser qu’il n’est dû qu’au coup de soleil pris sur la plage de la Marsa, au cours d’une partie d’échecs passionnante avec Mme Ragu. Capable de plus rien, que de fumer et de broyer du bleu. Curieux pays où, sitôt que l’on n’a plus trop chaud, l’on grelotte. J’ai pourtant pu lire, avec un épatement considérable bien voisin de l’admiration, la Moisson rouge de Dashiell Hammett (à défaut de la Clef de verre, livre si fort recommandé par Malraux, mais que je ne puis trouver nulle part).

22 juin.

Les troncs de ces palmiers ne paraissent épais que parce qu’ils restent engoncés dans les pédicules tronqués de leurs palmes mortes. Excellente image applicable à certains esprits.


Je ne m’efforce plus beaucoup vers le travail, conscient de n’écrire rien qui vaille. Me reste-t-il quelque chose à dire ? quelque œuvre à accomplir ?... À quoi puis-je être bon désormais ? À quoi suis-je encore réservé ?

Mes pensées m’échappent, semblables aux spaghetti qui glissent des deux côtés de la fourchette.

Des enfants arabes ont fait jouet d’un petit oiseau. Ils le traînent au bout d’une ficelle, attaché par une patte, et s’amusent des vains efforts que l’oiseau fait parfois pour leur échapper. J’hésite à le leur enlever ; mais l’oiseau déjà moribond ne peut survivre ; ce ne serait que pour l’achever au plus vite, lui épargner une plus longue agonie. Et je me demande quelle triste « représentation » du monde aura bien pu se faire ce passereau tombé du nid, durant ce court temps de souffrance et de refoulements ?...

25 juin.

Je découvre, au rez-de-chaussée de la villa des Reymond, dans une armoire, une bibliothèque fort bien fournie. J’en sors, à la fois, un volume de Léon Bloy (tome sixième et dernier de son Journal) et, par manière de contrepoids, le Dictionnaire philosophique de Voltaire ; où je lis aussitôt, avec un contentement souvent très vif, quantité de fort bons articles. Remarqué particulièrement celui sur Ravaillac, en dialogue.

1er juillet.

— À quel moment, à partir de quand, consentirez-vous à admettre que mérite de triompher un adversaire qui fait preuve sans cesse et partout d’une supériorité si flagrante ?

— Mais alors c’en est fait de la liberté de pensée...

— Saurez-vous, vous, pousser votre libéralisme jusqu’à me permettre de penser ceci librement ?

— De penser quoi ?

— Que la route que nous indique et où souhaite de nous mener l’excellent Père X., par exemple (que j’aime et vénère), cherchant à restaurer en nous le sens du sacré et à obtenir de nous une soumission de l’esprit, sans examen ni contrôle, à une autorité intangible, à des vérités reconnues par avance et échappant à la discussion — que cette route, dis-je, est aussi dangereuse pour l’esprit que celle même de l’hitlérisme, à l’encontre duquel il se dresse, et peut-être plus dangereuse encore, et je vous dirai tout à l’heure pourquoi. C’est au nom de ces vérités admises et indiscutées, que l’Église condamnait naguère Galilée, et que demain... Tout l’effort d’un Descartes, d’un Montaigne même, sera-t-il à recommencer ? L’on avait cessé de comprendre en quoi, pourquoi, cet effort avait été si important, si libérateur. On ne peut opposer au despotisme qu’un autre despotisme, il est vrai, et le Père X. a beau jeu de soutenir que mieux vaut se soumettre à Dieu qu’à un homme ; mais, pour moi, d’un côté comme de l’autre je ne consens à voir qu’une abdication de la raison. Pour échapper à un péril très évident, nous nous précipitons vers un autre, plus subtil, non encore apparent, mais qui, demain, n’en sera que plus redoutable. Et c’est ainsi que viennent à sombrer, d’une manière qui cesse vite d’être compréhensible, les civilisations qui paraissent les mieux établies. Pour la nôtre, quelques années plus tôt, nous n’aurions pas cru cela possible ; et très rares sont encore ceux d’aujourd’hui qui reconnaissent dans ce ressaisissement prétendu et pseudo-redressement de la France, dans ce retour au passé, dans ce « repliement sur ses minima » comme disait Barrès, l’effet le plus tragique de notre défaite, le vrai désastre : dessaisissement presque involontaire et à demi inconscient, par les meilleurs, des biens les plus lentement et difficilement acquis, les plus difficilement appréciables, les plus rares...

J’admire les martyrs. J’admire tous ceux qui savent souffrir et mourir, et pour quelque religion que ce soit. Mais quand vous me persuaderiez, cher Père X., que rien ne peut résister à l’hitlérisme que la Foi, encore verrais-je moins de péril spirituel dans l’acceptation du despotisme que dans cette façon de résistance, estimant toute subordination de l’esprit plus préjudiciable aux intérêts de l’esprit, qu’une soumission à la force, celle-ci du moins ne l’engageant, ne le compromettant en rien.

— Pourtant si c’est au nom de la Foi, par la Foi, que nous parvenons à bouter l’ennemi hors de France...

— J’applaudirais certes au remède par quoi nous triompherions d’un grand mal. Mais, ensuite, combien nous faudra-t-il de temps, et de vigilance et d’efforts pour, ainsi que disait Sainte-Beuve, nous « guérir du remède » ?

6 juillet.

Relu avec l’intérêt le plus vif les deux Henri IV et l’Henri V de Shakespeare (lus à Saint-Louis du Sénégal, mais dont je me souvenais insuffisamment) ; les Lanciers de Boleslasky (excellemment traduit, me semble-t-il) ; j’ai sur ma table les Mémoires de Rœderer, et la dactylo du Pedigree de Simenon ; plus un immense roman en manuscrit de la sœur d’Amrouche. Je voudrais bien, pourtant, ne pas quitter Shakespeare avant d’avoir relu également les quinze actes de Henri VI et Richard II, par quoi j’aurais dû commencer.

10 juillet.

Ce matin, réveil dans une brume épaisse. Sidi bou Saïd baigne dans un lait fluide, nacré, sédatif, presque frais, récompense de la touffeur de ces derniers jours. On se serait cru au Congo. Je suis sorti dans le jardin ; les feuilles respirent et ruissellent, que le sirocco d’hier avait flétries. Seuls les premiers plans sont visibles : quelques cyprès et les murs blancs des plus proches maisons arabes, qui semblent fondre dans cette vapeur argentée. Tout y est tendre. L’imagination approfondit l’espace et reconstruit en toute licence un paysage merveilleux, comme elle fait avec les voiles des femmes.

Vers 9 heures la brume se dissipe ; la réalité rentre en scène ; tout se précise et se durcit. La chaleur s’établit ; le soleil règne, et dans l’immense ciel reconquis, seule une affreuse et large barre noirâtre horizontale, semblable à un trait de fusain mal effacé par la gomme, étalée sur toute la largeur du ciel, salit la pureté de l’azur. C’est la fumée des usines de la Centrale Électrique, à la Goulette, qui brûlent à présent de l’alfa, à défaut d’autre combustible. Elles encombrent le ciel de leur plainte.

12 juillet.

Le plus fragile de ma personne, et ce qui de moi a le plus vieilli, c’est ma voix ; cette voix que j’avais, il y a quelque dix ans encore, forte, souple, diverse, c’est-à-dire capable de passer du grave à l’aigu à ma guise ; une voix dont j’étais parfaitement maître et dont je pouvais jouer comme un acteur ; que j’avais au surplus beaucoup travaillée, par grand usage des lectures devant un petit cercle d’auditeurs familiers, et par l’habitude que j’avais prise de déclamer des vers en marchant. Surtout elle était parfaitement juste. À présent, mon oreille seule le reste ; aussi je ne chante plus qu’en pensée.

16 juillet.

Je devrais ne jamais voyager sans un Montaigne. Si j’avais sous la main les Essais, j’y rechercherais, à propos de La Boétie, la citation qu’il fait : « J’ai vécu plus négligemment » (depuis qu’il m’a quitté). Jean Lambert, dans son article sur Schlumberger (Fontaine, 21), l’attribue à saint Augustin : « J’avais perdu le témoin de ma vie », aurait dit celui-ci dans les Confessions, « je craignais de ne plus vivre aussi bien. » Il se peut que cette phrase y soit, mais n’est-elle pas la traduction exacte de ces mots que je lis dans la correspondance de Pline le Jeune (lettre XII, à Calestrius Tiro) : « Amisi vitae meae testem... Vereor ne negligentius vivam » ? Cette phrase qui nous charme et qui retient notre pensée, n’est peut-être qu’un lieu commun de l’antiquité, une de ces phrases devenues banales et dont on se servait communément à chaque deuil ?

21 juillet.

Leur facile assurance me déconcerte et m’afflige, tandis que me réconfortent ces paroles de Montaigne (I, 26) : « Il n’y a que les fols certains et résolus. » Et nous verrons les plus entêtés d’aujourd’hui aussi certains et résolus dans l’autre sens, méconnaissant même qu’ils changent, pour peu que le vent qui les incline vienne à changer.

27 juillet.

Je donne le meilleur de mon temps à la traduction de Hamlet. Ce travail seul parvient à me distraire un peu de l’angoisse. Ceux qui se satisfont aujourd’hui de ce misérable « relèvement » de la France, n’ont jamais compris ce qui faisait hier sa grandeur.

1er août.

Hier, flanchage du cœur, à la suite d’une injection de novocaïne pour procéder à l’extraction assez pénible d’une racine de molaire. Belle raison pour tâcher de me retenir de fumer ! Après une bonne nuit, je me sens encore vivant. Une excellente lettre de Roger Martin du Gard achève de me remettre en selle.

3 août.

J’ai connu à Tunis, en juin dernier, deux nuits de plaisir comme je ne pensais plus en pouvoir connaître de telles à mon âge. Toutes deux merveilleuses, et la seconde plus surprenante encore que la première. F., à l’heure du couvre-feu, était venu me retrouver dans ma chambre d’hôtel, dont la sienne était heureusement toute proche. Il dit avoir quinze ans et n’en paraît pas davantage. Encore plus beau de corps que de visage. Je l’avais remarqué dès le jour de mon arrivée, mais il paraissait si farouche que j’osais à peine lui parler. Il apporta dans le plaisir une sorte de lyrisme joyeux, de frénésie amusée, où entrait sans doute presque autant d’étonnement novice que de gourmandise. Il n’était pas question de complaisance de sa part, car il prenait au jeu autant d’initiative que moi-même. Il semblait si peu se soucier de mon âge, que j’en venais à l’oublier moi-même, et je ne me souviens pas avoir jamais goûté volupté plus pleine et plus forte. Il ne me quitta, au petit matin, que lorsque je lui demandai de me laisser un peu dormir. Cette première nuit, il était venu sur mon invite. À la seconde nuit, quatre jours ensuite, il vint de lui-même et sans que je l’eusse appelé. Un troisième soir, quelques jours plus tard, il vint encore frapper à ma porte... Quels reproches je me fais aujourd’hui de ne pas l’avoir laissé entrer ; par crainte de ne point retrouver, peut-être, une aussi parfaite joie et de gâter par surimpression un tel souvenir. Puis il partit en vacances et je ne pus le revoir.

J’aurais voulu causer avec lui davantage (mais nous étions si occupés !), parvenir à savoir s’il ne se vantait pas lorsqu’il parlait de ses aventures avec les femmes. Je jurerais qu’il est puceau, et qu’il en avait un peu honte. Ses transports étaient d’une fraîcheur qui, je crois, ne peuvent tromper ; non plus que... (vais-je oser le dire ?) sa reconnaissance. Tout son être chantait merci.

Se persuader qu’il est absurde de prêter à autrui ses propres sentiments ; et particulièrement en matière amoureuse. Certainement nombre d’êtres, lorsque jeunes encore, n’ont nul besoin de jeunesse et de beauté chez leur complice, pour atteindre avec lui, grâce à lui, le sommet de l’extase — à laquelle leur jeunesse et leur beauté nous invitent.


Je lis, dans Sainte-Beuve : « de les sonder, quoi qu’ils en aient. » C. L. III, p. 276.


Théo R., matin et soir, plus d’une heure durant, se penche tour à tour sur chacune des plantes de son jardin, avec l’air absorbé de quelqu’un à qui l’on confierait de grands secrets dans une langue qu’il ne comprendrait pas très bien.

8 août.

Ce matin, une carte de Saucier pour m’annoncer qu’un client lui propose deux cent mille francs pour le manuscrit de Si le Grain ne meurt ; que j’ai vendu quarante-cinq mille à B. avant de quitter Nice. Je m’efforce de trouver cela très drôle.


« Il a fallu la lucidité et l’acharnement douloureux de notre époque pour que... » écrit Jouve.

Cette illusion de croire que son époque (notre époque) juge plus sainement, décerne ses palmarès plus équitablement que les précédentes.

Sidi bou Saïd, 1er septembre.

Achevé hier la traduction de Hamlet. Il y a vingt ans déjà j’en avais traduit le premier acte (la « Tortue » en a fait paraître une très belle édition), qui, à lui seul, m’avait donné plus de mal que les cinq actes d’Antoine et Cléopâtre. Je pensais bien avoir abandonné pour toujours ce labeur exténuant. Je m’y suis remis sur la demande de Jean-Louis Barrault, avec un zèle d’adolescent et une patiente équanimité de vieillard. Près de trois mois durant, j’y ai donné de six à huit heures par jour et ne m’en suis distrait que pour mettre au net, à l’usage du Figaro, mes « Conseils à propos de Phèdre », (puis d’Iphigénie). Je n’aurais certes pas persévéré, si ma version ne me paraissait pas hautement supérieure à toutes les précédentes ; et surtout bien mieux faite pour la scène et le débit des acteurs. J’avais près de moi, non tant pour m’aider que pour m’encourager, les traductions de F.-V. Hugo, de Schwob, de Pourtalès et de Copeau. Cette dernière seule semble marquer quelque souci de la langue française ; toutes sacrifient à l’exactitude, rythme, élan lyrique, nombre de la phrase et beauté. Je crois que, sous ce rapport, les traductions du siècle dernier étaient préférables.

Le grand avantage de ce travail : je pouvais m’y mettre n’importe quand, toujours dispos pour ce genre d’effort, que je prolongeais volontiers trois ou quatre heures de suite. Mme Théo m’engage vivement, et avec les meilleurs arguments du monde, à donner désormais à mon Journal ma meilleure attention. Elle a sans doute raison ; mais ce qui fait la qualité de ce journal, c’est précisément que je n’y écris que pour répondre à quelque appel et poussé par une sorte de nécessité intérieure. Depuis assez longtemps je n’ai senti aucun besoin de le rouvrir et me suis perdu de vue moi-même. J’éprouve à neuf combien il est difficile de se rééprendre de ce qu’une fois l’on a quitté. Toutes mes pensées sont flottantes ; depuis longtemps je ne vis plus et ne sens plus que par sympathie ; du moins mes facultés affectives restent-elles aussi vives qu’au meilleur temps de ma jeunesse.

La solitude n’est supportable qu’avec Dieu.


Le Dr Misserey qui, dans un Oflag d’Allemagne, soigne des blessés russes, prisonnier lui-même depuis Dunkerque, m’écrit (au crayon) une carte-lettre émouvante (la troisième que je reçois de lui). Il me cite une phrase de Proust (les Plaisirs et les Jours) qui, dit-il, semble écrite pour lui : « Et je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fut close et qu’il fit nuit sur la terre. » Phrase remarquable en effet, en dépit de ses trois fautes de français en sept mots. Seuls les aveugles ne s’aperçoivent pas de la nuit ; il y en a beaucoup en France.

Septembre.

À Sidi bou Saïd encore. Grâce aux hôtes charmants qui m’hébergent, je trouve ici repos, confort, tranquillité, salut. De la terrasse de la villa, je regarde se pâmer la plaine. Exténuante chaleur, que je suis honteux de supporter si mal. Et, pour la première fois de ma vie sans doute, j’apprends à connaître ce que l’on appelle la nostalgie. Je songe aux mystérieux sous-bois de La Roque, où l’enfant que j’étais ne s’aventurait qu’en tremblant ; aux abords de l’étang encombrés de plantes fleuries ; aux brumes du soir au-dessus de la petite rivière. Je songe à la hêtraie de Cuverville, aux grands souffles d’automne emportant les feuilles roussies ; aux cris des corneilles ; à la méditation du soir, au coin du feu, dans la calme maison qui s’endort... Tout ce que je dois à Em. me revient au cœur et je pense constamment à elle depuis quelques jours, avec le regret, le remords d’être demeuré si souvent et si fort en reste auprès d’elle. Que de fois j’ai dû lui paraître dur, insensible ! Que j’ai mal répondu à ce qu’elle était en droit d’attendre de moi !... Pour un sourire d’elle aujourd’hui, je crois que je quitterais la vie, ce monde où je ne pouvais pas la rejoindre...

15 septembre.

Je relis, avec un grand effort d’attention acquiesçante, Aurélia. Heureux de revenir sur la déception et l’ennui que ce récit poétique m’avait causés à la première lecture, et chaque fois que j’avais tenté de le reprendre. Heureux de reconnaître que le chapitre V en particulier est d’une perfection accomplie, d’une qualité rare et subtile, et, lorsque l’on s’y prête et que l’on consent d’entrer dans le jeu, fort émouvante ; d’un ton jusqu’alors inouï dans notre littérature, que même Baudelaire n’avait que rarement approché et auquel les oreilles françaises ne devaient et ne purent s’ouvrir que longtemps plus tard.

16 septembre.

Chaque nuit (ou presque), je rêve d’elle, depuis quelque temps. Et toujours, dans chaque rêve, je vois se dresser entre elle et moi quelque obstacle, souvent mesquin, absurde, qui nous sépare ; je la perds ; je pars à sa recherche, et tout le rêve n’est que le déroulement d’une longue aventure à sa poursuite. J’ai relaté dans ce carnet, je crois, l’un de ces rêves ; et je ne sais pourquoi celui-là, parmi tant d’autres.

Ah ! mieux vaut que tu ne sois plus là !... (c’est ce que je me redis sans cesse). Tu aurais eu par trop à souffrir de l’avilissement de la France.


Achevé à grand-peine et avec grand effort la relecture d’Aurélia. Encore une belle page, tout près de la fin (« Bosquets embaumés de Paphos... »), mais qu’il faut atteindre à travers quel rebutant fatras !... Attachante, inquiétante figure de Nerval ; mais je ne parviens pas à faire de lui ce grand poète que nous présente Thierry Maulnier — qui se fiche de nous, comme, du reste, en magnifiant à l’excès Maurice Scève.


« When he used a word », dit John Doves Wilson, de Shakespeare, dans son excellente introduction à Hamlet, « all possible meanings of it were commonly present to his mind, so that it was like a musical chord which might be resolved in whatever fashion or direction he pleased. » C’est là ce qui fait la force de son incantation poétique et c’est ce que le traducteur doit prendre à tâche de préserver. Il doit toujours craindre, par une précision excessive, de limiter l’essor de l’imagination.

L’âme humaine (et pourquoi craindre d’employer ce mot pour désigner ce faisceau d’émotions, de tendances, de susceptibilités dont le lien n’est peut-être que physiologique) reste de contours vaporeux, changeants, insaisissables, constamment modifiés et modifiables au gré des circonstances, des climats, des saisons, de toutes les influences, de sorte que la volonté la plus tendue et la plus vigilante a bien du mal à y maintenir un semblant de cohésion. En soi, déjà suffisamment rebelle au portrait et à l’analyse, sans cette confusion que le langage vient encore apporter ici en se servant du même mot : Amour, pour désigner aussi bien deux tendances de nature fort différentes et qui vont jusqu’à s’opposer. Autour de ce mot et en raison de son mésemploi s’établit une sorte de faux mystère, qui serait décontenancé si le langage avait recours à un autre terme pour signifier l’amour-charité, que pour l’amour-concupiscence ; pour le désir et pour le don. Mais cette insuffisance du lexique est elle-même révélatrice ; elle révèle que le glissement de l’un à l’autre reste toujours possible. N’importe ; nombre de problèmes, ici, paraissent de nature psychologique, qui restent seulement philologiques et que crée artificiellement un abusif emploi de mots. Il ne serait pas sans profit d’étudier le vocabulaire d’autres langues, qui peut-être ne souffrent pas, ici, de la même carence que la langue française.

Tunis, 24 septembre.

Dès que ma pensée n’est pas retenue par un travail précis, elle retourne à son angoisse. Depuis que cette traduction de Hamlet est achevée, je ne puis me distraire de la rumination vaine du désastre. Je me croyais très peu « patriote » ; aussi bien n’est-ce point tant de la défaite que je souffre, que du fléchissement et du gauchissement des vertus qui formaient la figure française ; de l’inconscient acquiescement au mensonge, au repli de toute intégrité. Les mots mêmes sont dépossédés de leur sens et le rassemblement des esprits ne se fait plus que sur des malentendus. Toute voix juste est bâillonnée, et l’on n’a plus le droit de penser librement, qu’à condition de se taire. « Sera considéré comme vrai l’utile » ; c’est la doctrine de Barrès ; elle déshonore même la religion.

27 septembre.

Ce que la France peut et doit apporter à l’humanité, c’est le levain qui fait lever la pâte. C’est là son rôle ; mais c’est un rôle que l’Allemagne se refuse à lui laisser jouer.


Les peuples, autant que les individus, s’abêtissent dans la paresse. Il n’est pas de doctrine plus funeste que celle du moindre effort. Cette sorte d’idéal qui invite les objets à venir à nous au lieu que nous allions vers les objets, méconnaît le « vires acquirit eundo » ; et je crois, en cela du moins, la morale des peuples protestants plus virilisante que celle des catholiques ; encourageant mieux l’effort.

28 septembre.

...So geht

Der Mensch zu Ende — und die einzige

Aus beute, die wir aus dem Kampf des Lebens

Wegtragen, ist die Einsicht in des Nichts

Und herzlichen Verachtung alles dessen

Was uns erhaben schien und wünschenswert.

Non, ces novissima verba de Talbot, dans la Jeanne d’Arc de Schiller, ne seront pas mes dernières paroles. Sans doute ne me sera-t-il pas donné d’assister à la restauration des valeurs morales pour laquelle il y aurait eu joie à vivre ; mais, à cette restauration, je crois fermement.

 

Je ne parviens pas à admirer ce drame ; artificiel autant que ceux de Hugo, et jusque dans les moindres détails, sans profondeur réelle, sans signification ; où le vers même reste rauque ; dont tous les ressorts psychologiques sont conventionnels ou arbitraires. L’on ne sent pas un instant qu’aucun besoin intime put pousser Schiller à l’écrire (tel qu’on le sent dans Don Carlos ou dans Wilhelm Tell). C’est un devoir bien fait (et pas même très bien fait), sur un sujet qui lui paraît particulièrement dramatique. Cette Jeanne-Walkyrie, « fléau de Dieu », faisant vœu d’exterminer tous les Anglais qui sont en France, infidèle à elle-même dès que miséricordieuse, et ne devenant miséricordieuse que par entraînement amoureux ; puis tombant à genoux devant Agnès Sorel et s’écriant :

Du bist die Heilige! Du bist die Reine!

Combien pénible et ridicule... Inadmissible. Pas le moindre sentiment vrai dans tout ceci.

29 septembre.

Achevé la lecture de la Jungfrau. La fin est encore plus absurde que tout le reste. La seule excuse de Schiller reste l’ignorance où l’on était encore à son époque, des pièces mêmes du grand procès. Par crainte d’injustice envers lui et de le mésestimer à l’excès, je veux relire Don Carlos, qui serait incomparablement meilleur, si le souvenir que j’en ai gardé est exact. Mais combien Gœthe, auprès de Schiller, paraît grand ! Combien chargée de signification la moindre de ses œuvres ! chacune née d’un besoin, d’une dictée intime. La Jeanne d’Arc de Schiller reste insignifiante et rien n’y semble motivé que par un enfantin besoin d’effet scénique. (Je veux lire aussi la Penthésilée de Kleist.)

1er octobre.

Auprès de quoi la Saint Joan de Shaw (que je relis avec un très vif contentement) paraît une merveille d’intelligence, de pertinence et d’ingéniosité.

6 octobre.

À la suite de mon article sur Iphigénie, paru dans le Figaro du 30 août, j’ai reçu, de M. K., magistrat à Pau, une longue lettre, dont je veux copier ici quelques passages, car je les crois particulièrement révélateurs d’un état d’esprit qui tend à se généraliser ; ce sont les dernières phrases de la lettre :

« L’écrivain est responsable des conséquences de ses écrits. Votre proposition[1] est, à mon sens, très pernicieuse[2]. C’est pourquoi je me permets de vous adresser cette lettre. J’ai fait le coup de feu pour sauver mon pays[3]. Pourquoi donc vous permettez-vous de l’empoisonner par des maximes si fausses[4] intercalées au milieu d’une critique d’une saveur si juste et si séduisante ? Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi, en un tel moment où la France de saint Louis a besoin de clartés pour demeurer digne de sa tradition. Vous moins que tout autre à qui il a été donné de bien écrire ; ce qui vous place au-dessus de tous les Immortels du moment, hors le Maréchal qui est le magnifique serviteur du Verbe. »

Que répondre à cela ?... Cedant rationes mentis vulneribus corporis.

7 octobre.

Mais, ce matin, une lettre de Mme Théo, où cette phrase : « J’étais, pour ma part, bien certaine que votre phrase de l’article sur Iphigénie allait vous attirer quelque réplique indignée. »


Tournier me remet le livre de Farrère : l’Homme seul, roman à clef. Je n’en ai encore lu que trente pages : c’est très mauvais. Le portrait qu’il trace de Pierre Louys n’est pas du tout exact. Prêter à Louys « l’aspect d’un athlète » ! Allons donc ! Louys était d’une rare élégance de gestes, de silhouette, d’allure, mais gardait un air maladif. Il était mou, comme en guimauve ; sa main fondait dans celle qu’on lui tendait. Une sorte de génie respirait sur son front et dans ses regards, rachetant ce qu’il avait d’un peu bellâtre. Il bégayait à la moindre émotion, c’est-à-dire souvent, en ébullition pour un rien et calme seulement à ses moments perdus.

Je continue encore quelque vingt pages, puis le livre me tombe des mains.

9 octobre.

Me suis laissé retenir à dîner, hier soir, par Jean Amrouche, après une belle partie d’échecs. Son ami Jules Roy, le très sympathique aviateur, venu de Sétif, nous invitait ; après le repas, nous avons gagné l’Halfahouine, particulièrement animé cet avant-dernier soir de Rhamadan. Ce matin, levé dès cinq heures et demie, à cause du départ de Suzy. En rentrant, hier soir, j’avais trouvé une petite lettre d’elle qui ne pensait pas me revoir, lettre si gentille que je me suis aussitôt promis d’embrasser encore Suzy in extremis. Après quoi, ne pouvant me rendormir et n’en ayant nulle envie, je suis sorti. Matin splendide. J’avais pris avec moi le premier volume de l’Histoire du Peuple d’Israël dont j’avais commencé la lecture, mais ne l’ai pas ouvert. Ai vainement cherché à me remémorer complètement le Crépuscule du Matin de Baudelaire. Longuement contemplé un groupe de très misérables enfants, à demi couverts de haillons sordides, évidemment sans gîte. Ils étaient étendus sous un porche, en travers les uns des autres, cherchant à dormir mais tourmentés par les mouches et sans doute dévorés de vermine, par instants se grattant furieusement sous leurs loques. Tunis est plein d’une misère insecourable. Enfants abandonnés, d’apparence beaucoup plus lamentable encore que les « besprizornis » de Sébastopol qui, eux du moins, paraissaient gaillards et joyeux, devenus sans doute aujourd’hui de vaillants soldats de l’armée rouge. Insouciance de cette jeunesse sans espoir, aliment de la « question sociale ». Rêve d’une société qui ne se permettrait pas de déchets.

Il y a ceux qui voudraient améliorer les hommes, et il y a ceux qui estiment que cela ne se peut qu’en améliorant d’abord les conditions de leur vie. Mais il apparaît vite que l’un ne va pas sans l’autre ; et l’on ne sait par quoi commencer. Certains jours, l’humanité me paraît si misérable que le bonheur de quelques-uns semble impie.

10 octobre.

J’ai déchiffré, d’abord cursivement, Penthésilée ; que je reprends à présent, dégustant l’un après l’autre, lentement, chacun de ces vers splendides, avec ravissement et considérable profit. Jamais encore, me semble-t-il, autant que chez Kleist (non pas même chez Hölderlin), je n’avais goûté les possibilités poétiques de la syntaxe allemande, avec ses atermoiements, ses retours, ses retombements. Parfois je songe à Malherbe, ce qui est bien inattendu.

Le Dr Ragu me prête un livre sur Tibère (traduit de l’allemand) qu’il déclare un chef-d’œuvre et qui, dit-il, « se lit comme un roman » ; mais je n’y puis prendre goût. L’énoncé des événements me lasse. Dans cette touffe énorme du passé, pourquoi choisir ceci plutôt que cela ? Le plus apparent sans cesse offusque le plus important. On cherche une suite, un enchaînement des faits, une causalité qui ne soit pas accidentelle ou illusoire. Et, quoi que ce soit qu’on me raconte, je pense toujours, irrésistiblement, que cela ne s’est pas passé comme ça. Je suis tenté de dire : de toutes les connaissances humaines, celle qui m’intéresse le moins, c’est l’Histoire.


La collaboration avec l’Allemagne, rien n’eût été plus souhaitable, et pour chacun des deux pays, chacun ayant précisément ce qui manquait le plus à l’autre. Mais, aujourd’hui, les événements ont fait en sorte que les éléments « gaullistes » l’emportent de beaucoup, en France, en nombre et plus encore en qualité. Cela n’entraîne, chez moi du moins, aucune déconsidération du Maréchal ; au contraire ; il me paraît mener du mieux qu’il peut un jeu difficile et l’avenir prouvera peut-être que, même au moment de l’armistice, il s’en est tiré pour le moindre dam de la France (si tant est qu’un événement prouve jamais rien.) Je souscris volontiers à ces phrases de la lettre de Roger M. du G. que je reçus hier : « J’avoue être très sensible au style et à l’accent de ses discours. On raconte qu’on les lui fabrique ; on cite tantôt B., tantôt G., tantôt un autre... Baste ! Chacun de ses messages rend un son authentique, qui est bien du même homme, et qui me va généralement assez droit au cœur. Ses erreurs même ne manquent ni de droiture ni de noblesse naturelle[5]. Il faudra du recul pour éclairer les secrets de l’énigme Pétain ; et c’est un de mes regrets, de penser que je mourrai sans savoir... » Savoir quoi ? Si Pétain n’était pas, au fond, le plus « gaulliste » de nous tous ; mais il importait surtout de ne point le laisser voir.

13 octobre.

On prend froid avec 25 degrés, après des jours et des nuits passés dans une étuve. Je savais bien que je n’y couperais pas...


La lente accumulation de tout petits modestes efforts. Je me souviens de l’admirable cri de ce damné du Dante (je n’avais pas vingt ans lorsque je l’entendis pour la première fois et quel enseignement j’y puisai pour longtemps ensuite !) : « Si je pouvais avancer ne fût-ce que d’un pas tous les cent ans, je me serais déjà mis en route.[6] » La vraie vieillesse serait de renoncer au progrès. Je ne suis pas fait pour la stagnation contemplative et ne me plais que dans l’effort.


Je lis très lentement la Penthésilée, ne laissant rien passer que je ne comprenne et sente parfaitement, avec un ravissement indicible. Le parti que Kleist tire de la syntaxe allemande est admirable et permet d’en apprécier les ressources, les autorisations subtiles, la souplesse. Le bel enchevêtrement de la phrase, où il se joue, reste à peu près impossible en français, où le rôle des mots sans flexions n’est indiqué le plus souvent que par leur place. De quoi former deux peuples très différents.


Achevé la lecture du tome 1er de l’Histoire du Peuple d’Israël, de Renan. (Cinq génitifs à la suite, ô Flaubert !) Puis fait encore un vain effort pour tenter de pénétrer dans la pensée de Bergson ; attelé à Matière et Mémoire cinq jours durant, sans parvenir à comprendre ni à m’y intéresser vraiment.


Des événements si importants qu’il semble que l’on touche au seuil d’une nouvelle Histoire. Ce qu’il faudrait, c’est une humanité digne d’y prendre place. Le monde ne peut être sauvé que par quelques-uns.

15 octobre.

Dîner simple, cordial et charmant, chez les Amrouche. (Qu’il est rare que l’on puisse être également l’ami de l’homme et de la femme !) Après quoi Jean Amrouche prend sa revanche de la partie d’échecs que, avant le repas, j’avais gagnée. Au retour, pour parachever une bonne journée, quelques excellents chapitres de Rabelais. Fort amusé de trouver, dans le Ve livre de Pantagruel, chap. XLVI, l’expression anglaise : « reprendra-t-il du poil de ce chien qui le mordit » — qui, chez nous, devint : « reprendre du poil de la bête », et prit bientôt un sens tout différent.

16 octobre.

Peut-on parler de « mauvais goût », sinon d’une façon bourgeoise ? mais comment ne trouver point que le sublime outré de la scène XV de Penthésilée, le grand dialogue explicatif entre Achille et la reine des Amazones, confine au ridicule d’une très pénible façon. Comment ne point trouver, avec Gœthe, que les déclarations de Penthésilée soient d’un comique « digne d’une scène napolitaine » ? On participe irrésistiblement au rire qui doit alors secouer l’auditoire, si jamais la pièce est représentée. Dommage que le sommet du drame soit à ce point friable ; même la qualité des vers s’en ressent, et l’on s’étonne presque, à ce moment, d’avoir pu tant admirer le reste.

Warum lächelst du ?

— Wer ? Ich ?

— Mich dünkt, du lächelst, Lieber.

Eh ! parbleu, il y a de quoi ! Et Kleist lui-même l’a bien senti, lorsqu’il fait dire à Achille :

Deiner Schöne.

Ich war zerstreut — vergib — ich dachte eben,

Ob du mir aus dem Monde niederstiegst?

17 octobre.

Non moins ridicules, d’un comique non moins bas, les haletantes scènes qui suivent :

Ich kann’s nicht glauben.

— Er spricht von der Dardanerburg.

                         — Was?

— Was?

— Mich dünkt, du sagtest was.

                 — Ich?

                    — Du!

— Ich sagte:

Er spricht von der Dardanerburg.

Cela est indiciblement mauvais ; et cela ne pouvait être bon, avec un départ aussi faux. Ah ! que cette traîtrise de Penthésilée est donc déplaisante ! Et déplaisante cette idée de faire intervenir des éléphants et des chiens dans ce combat avec Achille, qui devait être « singulier » !

O du,

Vor der mein Herz auf Knieen niederfällt,

Wie rührst du mich!

Pas moi. J’ai horreur du spasmodique : « for in the very torrent, tempest, and as I may say whirlwind of your passion, you must acquire and beget a temperance that may give it smoothness », disait Hamlet. Et quelle ahurissante façon de se tuer en se frappant d’une métaphore... C’est à douter, à présent, si je ne me surfaisais pas d’abord la beauté, qui me parut si grande, de la première partie du drame. Je veux la relire aussitôt.

18 octobre.

Que Kleist n’ait pu parvenir à mener à bien son œuvre, que celle-ci l’ait écrasé, voici qui me paraît évident. Mais il serait indécent, impie d’en sourire. Son aventure me paraît comparable à celle de Nietzsche ; et plus tragique encore, car avec Nietzsche on ne peut parler d’échec. Toutes les tares de Penthésilée, toutes ses déficiences, sont l’effet de ce drame intime qu’elles révèlent éloquemment, et, plus parfaite, cette œuvre serait moins révélatrice, moins digne de nous émouvoir. Mais ce qui nous émeut, vers la fin, ce n’est plus la beauté de l’œuvre, c’est la faillite de l’auteur.


Chacha me prépare de la verveine. Quand elle me l’apporte, je lui demande : « A-t-elle assez infusé ? » Et Chacha de répondre : « Oui ; parce que, sur le gaz, ça va très vite. » Jamais un homme n’aurait de ces réponses-là. Illogisme spécifiquement féminin.

19 octobre.

Et, ce matin, afin de comprendre s’il se peut le fonctionnement de cet esprit, je demande à Chacha de m’expliquer sa phrase d’hier soir ; ceci avec tout le respect que je dois à son grand âge. Il m’apparaît nettement qu’une confusion s’est établie en son esprit : le peu de temps que l’eau a pris pour bouillir entraînant le reste, douant l’eau d’une sorte d’attribut de célérité. Tout cela nullement raisonné, il va sans dire ; à la sauvage.

Par ce temps où tout est rationné, elle gaspille le gaz d’une étrange manière, mettant l’eau à bouillir hors de propos, puis disant, lorsqu’on la remet sur le feu : « Oh ! ça ira vite, elle a déjà chauffé une demi-heure. »

Le chat siamois, qu’on nourrissait presque exclusivement de poisson en temps de paix, mange aujourd’hui du pain volontiers. Chacha me l’annonce ce matin : « Il mange de tout à présent ! » Puis, sur l’air de : « quelle catastrophe », ajoute : « Ah ! on peut dire qu’il choisit bien son temps ! »

Vingt fois le jour, à propos de tout et de tous : « Quel poison ! » Et, à propos des événements de la guerre : « Ah ! c’est bien compliqué, tout ça ! » J’aurais dû dire d’abord qu’elle est de la Martinique.

19 octobre.

Corydon reste à mes yeux le plus important de mes livres ; mais c’est aussi celui auquel je trouve le plus à redire. Le moins réussi est celui qu’il importait le plus de réussir. Je fus sans doute mal avisé de traiter ironiquement des questions si graves, où l’on ne reconnaît d’ordinaire que matière à réprobation ou à plaisanterie. Si j’y revenais, on ne manquerait pas de penser que je suis obsédé par elles. On préfère les passer sous silence, comme si elles ne jouaient dans la société qu’un rôle négligeable et comme si négligeable était dans la société le nombre des individus que ces questions tourmentent. Et pourtant ce nombre, lorsque je commençai d’écrire mon livre, je le croyais beaucoup moins grand qu’il ne s’est révélé par la suite et qu’il n’est en réalité ; moins grand pourtant en France, peut-être, que dans nombre d’autres pays que j’ai pu connaître plus tard ; car dans aucun autre pays sans doute (l’Espagne exceptée) le culte de la Femme, la religion de l’Amour et certaine tradition de galanterie, n’asservissent autant les mœurs, n’inclinent aussi servilement la conduite de la vie. Je ne parle évidemment pas ici du culte de la femme dans ce qu’il a de profondément respectable, non plus que de l’amour noble ; mais de l’amour avilissant et de ce qui fait sacrifier aux jupes et à l’alcôve le meilleur de l’homme. Ceux mêmes qui haussent les épaules devant ces questions sont ceux qui proclament que l’Amour est ce qu’il y a de plus important dans la vie et qui trouvent tout naturel que l’homme y subordonne sa carrière. Il s’agit naturellement ici, pour eux, de l’amour-désir et de la jouissance ; et, à leurs yeux, le désir est roi. Mais, selon eux, ce désir perd toute valeur dès qu’il n’est plus conforme, ne mérite plus d’être pris en considération dès qu’il n’est plus semblable au leur. Ils sont très sûrs de leur affaire, ayant pour eux l’Opinion.

Je crois pourtant avoir dit dans ce livre à peu près tout ce que j’avais à dire sur ce sujet importantissime, et que l’on n’avait pas dit avant moi ; mais ce que je me reproche, c’est de ne l’avoir pas dit comme il fallait. N’importe ! Certains esprits attentifs sauront l’y découvrir plus tard.

22 octobre.

Je croyais connaître déjà la Femme de trente ans. Balzac a-t-il jamais rien écrit de pire? C’est confondant. (Marquise d’Aiglemont et Charles de Vandenesse.) Particulièrement l’histoire du corsaire : chap. V, « Les deux rencontres ».

Je relis ensuite Une Fille d’Ève (Mme Félix de Vandenesse et Raoul Nathan), où, parmi beaucoup de fatras, quelques excellentes scènes. Puis la Femme abandonnée (Mme de Beauséant et le beau Gaston de Nueil). Le cas de Balzac reste un des plus extraordinaires, un des plus inexplicables, de notre littérature ; de toutes les littératures.

28 octobre.

Ai-je jamais connu une aussi longue suite ininterrompue de beaux jours ? Certains matins sont si glorieusement purs, que l’on ne sait qu’en faire. Décor pour l’épanouissement du bonheur. Comment répondre à pareille invite ? On voudrait inventer un Dieu, tant l’adoration vous emplit le cœur. Se peut-il que, par un tel temps, des hommes, où que ce soit, s’entre-tuent ? Toute pensée qui n’est pas chargée d’amour semble impie.

6 novembre.

À chaque rhume guéri (j’écris ceci après huit jours de grippe), à chaque voiture ou bicyclette évitée, je me dis : allons ! ça n’est pas encore pour cette fois !


Je relève ce bel exemple de cacographie, dans un article de Henry Bataille sur Lucien Mühlfeld (Renaissance latine, 15 déc. 1902) : « Mystérieux talion pour les intellectuels dont le sort d’être ici-bas comme éternellement en voyage semble implacable, et pourquoi le désir amer de fixer enfin, quelque part, leur fugacité, sonne peut-être là-haut le châtiment d’un éternel repos. » Et il ajoute : « Je me rappelle une soirée où, avec Rodenbach, nous devisions de cela. » Que cela devait être beau !


Le communiqué de Berlin du 6 novembre s’achève sur cette phrase admirable : « Le commandement des forces blindées de l’axe ne peut évidemment pas empêcher partout des succès locaux des chars britanniques, mais il applique un plan conditionné par l’activité actuelle de l’ennemi et est absolument libre de ses décisions. »

12 novembre.

Occupation de la France « libre » par l’Allemagne ; de l’Afrique du Nord par les U. S. A... Les événements m’enlèvent toute envie de rien dire. Toujours tenté de penser que cela n’a aucune importance, au fond, et ne m’intéresse pas, quand bien j’y devrais perdre ma tête.

14 novembre.

Le très petit nombre d’erreurs-inconséquences dans la Comédie Humaine fait qu’on s’amuse à les remarquer. Marsay parle des « beaux yeux bleus » de Savinien de Portenduère (p. 359 d’Ursule Mirouet) et, deux pages plus loin, dans une lettre d’Émilie de Kergarouet, il sera fait allusion au « feu » de « ses beaux yeux noirs ».

Certains dialogues d’Ursule Mirouet me paraissent plutôt meilleurs que ceux d’Eugénie Grandet ; et, somme toute, je suis récompensé de ma persévérance. C’est une des « scènes » les plus révélatrices de la Comédie Humaine et certainement il me manquait de l’avoir lue. Sitôt ensuite, j’attaque Modeste Mignon, un des rares Balzac qu’il me restait encore à connaître.

15 novembre.

Invite aux Jeunes Filles de Montherlant :

« Je suis sûre que vous n’avez jamais rencontré cette bonne fortune de l’esprit : les confidences d’une jeune fille ! » écrit Modeste à Canalis-Costals (lettre VII). « Elle vous demande une alliance purement morale et mystérieuse. Allons ! venez dans mon cœur quand vous serez malheureux, blessé, fatigué... » Etc.

Parfois, des phrases ahurissantes : « Le vent d’une volonté mystérieuse m’a jetée vers vous, comme une tempête apporte un rosier au cœur d’un saule majestueux. » Mais qu’importe ! Modeste Mignon n’en est pas moins remarquable, un des meilleurs. Dialogues parfois excellents, ou presque.


Plus de lettres à écrire. Inutile : elles n’arriveraient pas. Quel repos d’esprit ! Depuis mon voyage au Congo, je n’avais plus goûté pareille tranquillité. Je doute même si cette sorte de sérénité qui en résulte ne l’emporte pas sur l’angoisse de rester sans nouvelles de tous ceux qui me sont chers.


Lu le Contrat de Mariage ; relu Étude de Femme, Autre étude de Femme, l’Interdiction (un des meilleurs, et qui se prête à la lecture à haute voix, j’en avais fait l’épreuve à Cuverville). Les Comédiens sans le savoir, curieux, mais épaissement médiocre.

22 novembre.

Dans le Saint-Julien l’Hospitalier de Flaubert, je lis : « Le rebord du vallon était trop haut pour le franchir. » Inadmissible.

26 novembre.

De grands placards couvrent les murs de Tunis. On y fait savoir à la population que, lâchement envahie par les pirates anglo-saxons, et incapable de se défendre elle-même, l’Afrique du Nord doit accueillir avec reconnaissance les troupes de l’Axe qui viennent généreusement s’offrir à la défendre.

Si celles-ci sont victorieuses, c’est cette version de l’Histoire qui prévaudra.


Complètement ressaisi par Balzac. Ses Petits Bourgeois (inachevés, hélas !), dont jamais on ne parle, sont prodigieux. « Avoir lieu de ... » Je n’admets l’emploi de cette locution qu’au neutre. « J’ai lieu de... » me choque, encore que Littré semble l’admettre.

Je lis, dans les Employés : « J’ai tout lieu de penser que le succès couronnera vos espérances. » Mais Balzac le fait dire, et ne l’eût peut-être pas écrit, parlant lui-même ; car, somme toute, il écrit fort bien et les Employés sont d’une langue excellente.

28 novembre.

Hier, fort agréable déjeuner chez les Ragu, que j’ai toujours plaisir à voir, avec le jeune couple Boutelleau, Jean Tournier, et Mme Sparrow.

On commente les événements de Toulon qui, comme presque toujours, comportent des interprétations très différentes. Le Dr Ragu, plus en verve que jamais, les juge avec une extrême sévérité ; pour lui ce sabordage héroïque de notre flotte est comparable au suicide d’un employé infidèle acculé par la reconnaissance de sa faute, échappant aux sanctions et se réfugiant dans la mort : geste absurde, qu’entraînait une insigne maladresse première. Je me doute que cette interprétation doit être également celle de Roger Martin du Gard. Ce geste des officiers de marine française explique leur attitude à Mers el Kebir : ordre leur fut donné, sans doute, de couler leurs vaisseaux plutôt que de les laisser servir, et non plus aux Anglais qu’aux Allemands. Mais c’était mettre le point d’honneur plus haut que les intérêts mêmes de la patrie et je comprends bien que contre cela la raison proteste. Il y a là, malgré tout, une préférence de soi à la cause, qui laisse la conscience mal à l’aise. On admire, mais l’on ne saurait approuver. Dans l’impasse atroce où ils s’étaient mis, ils n’avaient plus le choix qu’entre le suicide et la servitude. Aucune échappatoire possible ; aucun moyen de s’en tirer : du moment que notre flotte n’avait pas aussitôt opté pour la dissidence, elle devenait inutile ou déshonorée. La soumission aux conditions de l’armistice équivalait à un sabordage à retardement. Aux côtés des Anglais, cette flotte eût pu rendre de très grands services : elle ne sert plus que comme un exemple des méfaits de l’obéissance, dès que la conscience personnelle n’acquiesce plus aux ordres reçus.

30 novembre.

Les forces allemandes et italiennes occupent Tunis. Dans les rues, un grand affairement de camions, de chars, de tanks et de canons de la D. C. A.. De jour en jour, de nouveaux vaisseaux débarquent des munitions et des troupes nouvelles. Les Américains, qu’on annonçait déjà comme devant entrer hier dans la ville, sont accrochés quelque part, non loin de Tunis assurément ; mais j’imagine qu’ils vont se heurter à une très forte résistance à laquelle ils ont laissé le temps de s’organiser. Sans doute les forces de l’Axe sont prises ici comme dans une souricière ; mais, encerclées, l’on peut s’attendre à les voir lutter longtemps avant de se rendre, et je ne puis partager l’optimisme de mes amis. Sans doute les Américains attendent-ils que des renforts d’aviation leur assurent une supériorité numérique écrasante avant d’engager le combat et s’occuperont-ils d’abord de réduire Bizerte. On affirme que les Allemands sont en grand désarroi ; mais je me méfie beaucoup de cette tendance de certains à voir comme accompli déjà ce qu’ils souhaitent...

1er décembre.

Le livre d’Ernst Jünger sur la guerre de 14, Orages d’Acier, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j’aie lu ; d’une bonne foi, d’une véracité, d’une honnêteté parfaites. Je regrette beaucoup de n’en avoir pas eu connaissance encore (et de cet autre que je lisais à Sidi bou Saïd : Routes et Jardins) avant de recevoir sa visite, rue Vaneau (dont il est fait mention dans ce dernier livre). Je lui aurais parlé tout différemment.

J’achève les Employés. C’est à de tels livres de la Comédie Humaine, de telles « Études » de Balzac, que je donne mon admiration la moins marchandée. C’est là (et dans les Petits Bourgeois) qu’il bat son plein et maîtrise le plus magistralement sa matière. Dans les Secrets de la Princesse de Cadignan, que je relis ensuite, il s’efforce vers des grâces et des délicatesses qui ne lui sont pas naturelles ; ce qu’il réussit le mieux, c’est la peinture des êtres aptères et leur médiocre grouillement à ras de sol ; c’est là qu’il se montre incomparable ; supérieur même à Gogol. Il faut certes beaucoup de patience pour mener à bonne fin la lecture des Employés ; mais une patience pleinement récompensée.

2 décembre.

Je relis avec amusement, mais peu de profit nouveau, le livre de Brunetière sur Balzac. Déjà, je m’étais assimilé tout ce qu’il peut s’y trouver de valable. Brunetière me rappelle la manière de progresser de Dindiki, ultra-précautionneuse. Ses pensées s’enchaînent et l’enchaînent. Il n’avance que sur ses propres brisées. Ce qu’il soutient n’est pas toujours très juste ; mais toujours très solidement établi. Oserait-on dire même : d’autant mieux établi que moins juste.

3 décembre.

Entendu à la radio, cette nuit, avec grand malaise, les commentaires de Londres sur le discours que vient de prononcer Mussolini. Se peut-il que ces grossières injures trouvent écho dans le cœur du grand nombre, et est-ce ce grand nombre que la radio doit chercher à satisfaire ? Ne peut-on lui faire comprendre, et précisément à la faveur d’une victoire, que l’on s’abaisse en cherchant à abaisser l’ennemi vaincu, et que ce n’est pas seulement par la force qu’il importe de se montrer supérieur ?

4 décembre.

Ce ne sont pas seulement les bruits qui me réveillent, mais souvent des ébranlements du sol dont je ne comprends pas toujours la cause. Mon corps, mon système nerveux, ont la sensibilité d’un sismographe, et je perçois le saut du lit d’une personne à l’autre extrémité de la maison. J’aurais voulu savoir si ces secousses, ces trépidations, presque continues, que je ressentais au cervelet, ces nuits dernières, ne provenaient pas des déflagrations de la bataille qui se livre à moins de vingt kilomètres d’ici ?


« Tiens ferme ce que tu as... » Tous ces biens dont je me suis laissé dessaisir ! J’affectais, lorsque j’étais plus jeune, de ne jamais rien regretter. Mais à présent, je suis comme un arbre dont les branches se sont peu à peu dépouillées ; et le souvenir des trésors dont j’étais chargé, parfois me remonte au cœur. Les plaisirs sont venus se poser sur moi comme des oiseaux de passage. Pour tout accueillir, je vivais les mains ouvertes et n’ai su les refermer sur rien. Du moins ai-je appris à me juger sans indulgence, et plus sévèrement même que ne ferait un ennemi.

5 décembre.

Les fragments du discours de Mussolini, que donne le journal germanophile de Tunis, sont de nature à justifier les méprisantes vitupérations de la radio anglaise. On n’imagine rien de plus sot, de plus faux, de plus plat. Impossible qu’il n’y ait pas, en Italie même, quantité de gens assez sensés et instruits pour en souffrir.

Les Allemands se conduisent ici, force est de le reconnaître, avec une dignité remarquable[7] et qui rend d’autant plus scandaleuse l’outrecuidance indisciplinée des soldats italiens. Ceux-ci, passé six heures du soir, s’arrogeaient le droit, hier et avant-hier soir, de canarder les passants attardés ; ce qui leur valut, me dit-on, de vives remontrances de la Kommandantur. « C’est par frousse qu’ils font cela », dit Amrouche qui pourrait bien avoir raison ; mais aussi le discours du Duce leur porte à la tête et ils cherchent à se prouver qu’ils sont les maîtres en Tunisie. Rien n’égale le mépris qu’ont pour eux les soldats allemands, si ce n’est la haine que les soldats italiens rendent à ces derniers en échange, en dépit de tout ce que pourra dire Mussolini.

7 décembre.

Hier, journée tiède ; pas un nuage au ciel d’où rayonne une splendeur pacifique, une sérénité tendre et comme amoureuse, à faire douter de la guerre et de cet environnement d’horreur. Ce matin, ciel couvert ; enfin un peu de pluie, tant attendue pour les semailles, mais fort insuffisante encore. Achevé de relire, pour la troisième ou quatrième fois, l’extraordinaire Cousin Pons ; après quoi je vais pouvoir quitter Balzac, car rien de mieux.


Un des traits les plus particuliers du caractère de cet enfant, et que je n’ai jamais encore rencontré chez aucun autre, du moins poussé jusqu’à ce point, c’est de ne supporter point d’être jamais pris en défaut. Toute faute commise par lui, et il en commet sans cesse, est aussitôt rejetée sur autrui ou sur l’objet dont il se sert ; de sorte que jamais il ne s’excuse auprès de personne. Pas une fois je ne lui ai vu se reconnaître aucun tort. C’est un très désagréable défaut, dont il aurait fallu chercher à le corriger dès le début ; mais je ne vois pas très bien comment ; sans doute en accompagnant la réprimande d’une sanction plus grave s’il n’admet pas sa culpabilité ; mais voici qui réclamait des parents un grand tact, que l’on ne pouvait guère espérer, ni de sa mère toujours indulgente, ni de son père, prêt à se fâcher pour des vétilles et incapable de punir en passant outre les interventions de la mère. Rien de plus intéressant que l’étude du fonctionnement d’un tel esprit ; d’autant plus intéressante que cet enfant est loin d’être bête. Victor se soucie beaucoup moins des autres que de lui-même. Ses intérêts passent avant tout. Sa grande force est de ne ressentir nul besoin d’être aimé ; et comme, jusqu’à présent, il n’a ressenti de réelle affection pour personne, il a tendance à mettre en doute l’authenticité des sentiments d’autrui dès que ceux-ci sont désintéressés ; à simplifier le monde moral jusqu’à n’y voir plus qu’une rivalité d’intérêts égoïstes. Ceci le dispose à se croire et prétendre communiste ; son esprit seul, non jamais son cœur, l’y invite. J’ai déjà vu des exemples de cela.

Il ne recherche, dans la vie, que les sucreries, jamais rien de ce qui éduque ou fortifie.


Je relis le Rouge et le Noir avec un ravissement indicible.


Heureux d’avoir enfin appris, hier, le nom de la curieuse plante dont j’élève ici, dans sept pots, grande quantité de rejetons. C’est une des trente-six espèces connues de « Kalanchoé(s) », crassulacées, toutes tropicales. Elle a cette particularité de se reproduire, non seulement par graines (sans doute), mais aussi bien, ou mieux, par rejetons, lesquels naissent au bord des feuilles, puis s’émancipent et sitôt tombés à terre s’enracinent. C’est cette bizarrerie qui m’avait requis et que j’avais observée au cours de l’été dernier. (Kalanchoé Daigremontiana.)


Je crois bien me souvenir que Bourget, dans ses Essais de Psychologie (qui m’ouvrirent l’entendement au temps de ma jeunesse), cite cette phrase du Rouge et Noir, dont il admire avec raison le raccourci : « Les enfants l’adoraient, lui (Julien) ne les aimait pas » — et je l’admirais avec lui. Aujourd’hui je l’admire encore ; mais j’y sens trop de conscience, de complaisance dans le cynisme et quelque affectation de sécheresse. On sent trop qu’il se veut ainsi.

10 décembre.

Je poursuis ma lecture, mais péniblement et languissamment, à travers la seconde partie. Toutes ces variations, subtiles à plaisir, sur l’orgueil et ses possibles froissements sentent un peu la montre, la parade. À mon indifférence devant ce déploiement d’ingéniosité, je me rends compte qu’il n’est pas de ressort de l’âme humaine qui me demeure plus étranger. Peu m’importe que l’on « me manque ». Je n’attache vraiment que bien peu de prix à la considération de ceux pour qui je ne puis avoir d’estime. Il m’est arrivé d’envier bien des choses, mais jamais des « titres » ou des « décorations ». Je doute qu’aucun des préceptes de l’Évangile m’ait aussi profondément marqué, et depuis ma prime jeunesse, que le « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Je n’ai du reste aucun mépris pour tout cela, mais qui reste, pour moi, sans réelle signification ; « insignifiant », au sens propre du mot.

11 décembre.

Achevé le Rouge et le Noir, dans la nuit, durant un assez fort bombardement. Les réflexions que je faisais hier, Stendhal y amène lui-même son héros dans les derniers chapitres du livre ; ce qui donne à tout ce qui précède un singulier relief. Il y a là, de nouveau, des pages fort belles, après de longs passages fastidieux et, semble-t-il, un peu bâclés. Le lecteur, avec Julien, « était fatigué d’héroïsme », dit-il, devenu parfaitement conscient de la vanité de ce ressort qui ne joue qu’en fonction de « l’idée d’un public et des autres » (chap. 39). Voici qui remet tout en place. Il était temps !

Mais il reste, dans la première partie, une bonne douzaine de chapitres merveilleux, d’une nouveauté, d’une alacrité, d’une hardiesse incomparables et susceptibles d’agir profondément sur la formation d’un jeune lecteur sensible et qui naît à la vie.


Dans toutes les rues de Tunis, quantité de soldats italiens ou allemands ; les premiers en uniformes défraîchis, veules, hâves, sans tenue aucune et prompts à l’insolence ; les Allemands, bien équipés, propres, disciplinés, l’air à la fois souriant et résolu, avec sans doute la consigne de se montrer aimables et attentionnés envers la population civile, de faire souhaiter leur règne, et s’y prenant comme il faut pour cela. Partout des munitions, des armements considérables... Je crains que nous n’en ayons pour longtemps.

Les communiqués officiels sont, de part et d’autre, des plus contradictoires, chacun n’annonçant que victoires, que retraites de l’adversaire, encerclement de l’ennemi. L’esprit étouffe dans cette atmosphère de mensonge organisé.


Inoffensifs bombardements des « Alliés ». « Ils visent mal et ne font guère de dégâts que civils. Ils ne savent pas se battre » ; c’est ce que vont répétant même leurs plus chauds partisans. Les Allemands, eux, savent. Eux, apprennent, et à leurs dépens (et au nôtre). Ils y perdront beaucoup de temps et beaucoup d’hommes. La victoire ne viendra que pour un monde saigné à blanc, exténué.

12 décembre.

Enfin une nuit assez bonne, où je n’ai pas fait seulement semblant de dormir. Aussitôt les « esprits animaux » se raniment ; tout en moi reprend confiance et se redresse ; mon ciel intérieur retrouve sa naturelle sérénité. Je renie cet état pusillanime qui me faisait écrire, le 4 de ce mois, de pénibles réflexions sur moi-même, et ne me sens nullement appauvri. La joie est mon état normal ; du reste sans infatuation et sans assurance excessive, mais non plus sans inutile méchanceté contre moi-même et sachant à quelles défaillances physiologiques sont dus ces accès d’auto-dénigrement. L’on peut pourtant, et l’on doit, se contenter de soi sans se surfaire, et s’accepter. L’important c’est de se reconnaître surtout dans le meilleur et de garder partie liée avec Dieu.


Le nombre des soldats allemands tient du prodige. Vraiment ils « occupent » la ville. Le bas peuple musulman se montre obséquieux envers eux, qui du reste demeurent pour la plupart très dignes. Que ne donnerais-je pour les suivre, pour causer avec eux ! Mais ce serait, de part et d’autre, « se compromettre ». Tout et n’importe quoi tire à conséquence aujourd’hui ; on reste tout perclus de prudence.

14 décembre.

Ce matin, temps splendide comme après une nuit d’amour. Mais ce fut un bombardement sévère. À trois reprises, j’ai, de la fenêtre du salon, contemplé longuement les étranges illuminations du ciel... Un énorme incendie, à la Goulette, a duré presque jusqu’à l’aube : bateau de munitions italien, croit-on. Exaltation sauvage, élémentaire, à la fois irrépressible et inavouable, causée par le saccage, et qui réveille ce que nous avons de plus sombrement primitif en nous. Et pour peu que le mysticisme s’en mêle, ça fait du propre !...


Les partis adverses, dans un pays, sont comparables à ces dents de rongeurs qui s’usent réciproquement l’une contre l’autre et dont l’une croît indéfiniment, jusqu’à ce que mort s’ensuive, lorsque la dent adverse vient à manquer. Il importe de maintenir l’opposition.

15 décembre.

Les canardements des soldats italiens, les bombardements anglo-américains, les tirs de la défense, le vacarme intermittent des autos allemandes, chars d’assaut, camions ou voitures d’ambulance qui passent en ouragan sous nos fenêtres, et l’attente de tous ces bruits, ont, cette nuit, empêché tout sommeil. C’est, jusqu’à présent, de beaucoup, le plus fort bombardement que Tunis ait subi. Hier déjà 90 morts. Qui dira le nombre des victimes de cette nuit ? On s’étonne de ne les voir point s’attaquer au canal de la Goulette à Tunis, si vulnérable. La seule explication plausible est qu’ils ne veulent pas l’abîmer, espérant bientôt s’en servir. « Ah ! tout ça c’est bien compliqué ! » comme dit Chacha.


La population juive harcelée, spoliée, traquée ; et les réfugiés de Bizerte en ruines ; et tout ce qu’il faut s’attendre encore à voir...

17 décembre.

Hier, enfin une nuit calme. La précédente, laissant la grand-mère et le petit-fils s’installer dans la cave, j’avais longuement contemplé le stupéfiant spectacle. Des fenêtres du salon, à côté de la chambre de M. Reymond que j’occupe, la vue s’étend jusqu’aux hauteurs de Sidi bou Saïd. Les larges étoiles des fusées éclairantes illuminaient le lac de Tunis et la Goulette, où les bombes incendièrent un dépôt de munitions dont l’embrasement secouait l’horizon de spasmodiques clartés rouges. D’autres bombes tombèrent sur le port et, non loin de nous, sur la ville, dont les explosions faisaient trembler les murs. Les gerbes des balles traçantes de la défense aérienne sillonnaient le ciel. On ne pourrait imaginer de plus splendide feu d’artifice. Par crainte d’en rien manquer, je m’étais couché tout habillé et ne m’abandonnais que d’un œil au sommeil ; à chaque reprise, je bondissais de mon lit à la fenêtre du salon, le cœur battant, non de peur (et c’est ici que je reconnais que je ne tiens plus beaucoup à la vie), mais d’une sorte de stupeur et d’horreur panique, d’attente faite à la fois d’appréhension et d’espoir.

18 décembre.

Les Lettres écrites de la Montagne, dont j’achève la presque complète lecture, sont peut-être moins intéressantes que la correspondance qui les accompagne et qui devrait y être jointe, mais que l’édition que j’ai sous la main ne reproduit pas. Ce qui a trait à la constitution et au fonctionnement du gouvernement de Genève ne nous importe plus guère, non plus, partant, que l’argumentation de Rousseau. Ce que j’en avais lu dans l’édition des Œuvres Complètes, à Cuverville, m’avait laissé un souvenir plus ému.


Le jeune et très sympathique Charles Pérez, qui s’était offert ces derniers temps comme secrétaire, n’avait pu travailler près de moi depuis six jours, tout occupé par les soins qu’il donne aux blessés en tant que scout-infirmier. Certains jeunes juifs d’ici, que je connais, semblent prendre à cœur de protester, par leurs vertus civiques, leur zèle et leur dévouement, contre l’abominable ostracisme dont ils sont l’objet. Au lycée, ce sont les juifs qui se maintiennent à la tête de toutes les classes, les plus travailleurs, et, sinon les plus intelligents peut-être, du moins les plus souples, les plus assimilateurs, les plus zélés. La persécution venant à cesser, ce sont eux qui, de droit, occuperont les plus hauts postes ; et les antisémites auront beau jeu, de nouvelles occasions de protester, de s’écrier : Vous voyez bien que nous avions raison de les exclure.

19 décembre.

La Centrale Électrique cesse de fonctionner, faute de combustible. Sans nouvelles de la radio, l’on reste dans l’attente, et l’espoir s’alimente de tous les on-dit : L’armée de Rommel serait coupée ; une dépêche du Bey à Roosevelt demanderait que Tunis soit considérée comme ville ouverte... Il est de fait que les Allemands se sont en partie retirés, libérant plusieurs hôtels et restaurants. Une importante partie de la population arabe fuit dans la banlieue, en dépit des recommandations et invitations au calme qui placardent les murs de la ville. Les rues sont encombrées de camions de déménagement. Les marchés sont vides et l’on commence à manquer de pain. Hier nous avons dîné sans autre éclairage que le clair de lune, puis avons gagné notre lit dès avant huit heures ; éreintés par plusieurs nuits sans sommeil et, du reste, ne sachant que faire d’autre que tâcher de dormir. Mais, à peine couchés, l’infernal orchestre recommence. Il s’arrête, puis reprend quatre ou cinq fois dans la nuit. Mais un nombre relativement petit de bombes tombe sur la ville même, dont les plus proches à plus de deux cents mètres de nous. Quantité de maisons près du port ont été soufflées par les explosions (dont celle qu’occupaient encore récemment les Ragu) et l’on a dû évacuer plusieurs quartiers de la ville.


« Pour mener un cheval à l’abreuvoir, un enfant suffit ; mais vingt hommes ne sauraient le forcer à boire » (recueilli dans le Johnson de Boswell 1763, 9 juillet) ; donné comme proverbe anglais : « One man may lead a horse to the water, but twenty cannot make him drink. » J’arrange un peu.


Passé cinq heures, l’on n’y voit plus assez pour lire. Nous dînons dès six heures et demie, profitant du clair de lune lorsque la nuit est sereine et à la lueur très insuffisante d’une bougie si le ciel est couvert, ayant soin aussitôt de fermer volets et rideaux pour le « black out » qu’on exige très strictement observé. Mais même les bougies se font rares ; les épiciers sont démunis et le petit cierge de cire de fabrication arabe se paie vingt francs au marché noir... Puis, désœuvré, l’on s’étend tout habillé sur son lit, dès sept heures, et l’on attend le sommeil ou le bombardement. Parfois je me relève et vais fumer une cigarette en faisant les cent pas dans le salon, cherchant en vain à soulever quelque semblant de pensée dans ma cervelle.

21 décembre.

Quels gens on rencontre dans les rues ! Hâves, déguenillés, sordides. Où se cachaient-ils jusqu’à ce jour ? Hideux déchets qui semblent à jamais impropres à tout ce qui fait la dignité de l’homme, impropres également au bonheur et qui n’ont pour nous toucher que leur misère.

22 décembre.

M. Amphoux, notre très aimable voisin, me prête la Farce de la Sorbonne de René Benjamin ; pamphlet saumâtre, sans esprit, sans grâce, propre à faire accorder du génie à Béraud, et sans plus de talent que quoi que ce soit que j’aie pu lire jusqu’à présent du même auteur.

« Aux yeux de beaucoup d’esprits, qui traînent des convictions comme de vieilles habitudes... » Ainsi commence le livre. Tout ce qui suit est de la même mauvaise encre.


Je relève, dans le S. Johnson de Boswell :

The practice of using words of disproportionate magnitude, is, no doubt, too frequent everywhere ; but, I think, most remarkable among the French, of which, all who have travelled in France must have been struck with innumerable instances. (3 August 1763.)


Je lis l’Émile, que je n’avais jusqu’à présent fait que parcourir. J’y relève : « Des enfants qui naissent, la moitié, tout au plus, parvient à l’adolescence... » Ainsi donc, du temps de Rousseau, la mortalité infantile était, s’il faut l’en croire, pour le moins de 50 %.


Ayant ouvert le piano des Reymond, par désœuvrement (car l’électricité est coupée et, passé cinq heures du soir, la lecture devient impossible), je constate avec désolation que je ne puis me souvenir complètement d’aucune fugue de Bach, d’aucun prélude, et ne retrouve plus en tête que des bribes de Chopin ou de Schumann...


L’exemple de Victor me fait comprendre, par opposition, quelle vulnérable surface la sympathie nous fait offrir à la souffrance. Celui qui, comme cet enfant, n’aime personne et se soucie peu d’être aimé, n’est vulnérable que par ce qui le blesse directement. C’est une grande force (mais que je n’envie guère) de ne sentir aucun besoin de l’affection ni de l’estime des autres. Victor reste indifférent, insensible au blâme et se fiche de ce que l’on pense de lui, du moment que le jugement porté sur lui par autrui ne lèse en rien ses intérêts personnels. Je ne pense pas que même l’amour parvienne plus tard à entamer sa suffisance. C’est une île qui vit d’importations et n’exporte rien.

24 décembre.

Les événements me portent à croire que je suis ici pour longtemps encore, toutes relations coupées avec ceux qui me tiennent au cœur et que je ne suis même plus bien sûr de jamais revoir ; chers amis à qui je pense sans cesse et dont l’affection est le plus précieux de mes biens.

Noël.

Je me reproche de n’avoir pas, au jour le jour, transcrit sur un carnet spécial les phrases glanées au cours de mes lectures, qui méritaient de retenir l’attention, dont je voudrais me souvenir pour pouvoir les citer au besoin ; comme celle-ci, que je relève dans Montaigne (III, 12) qui peint bien l’état où se trouvait la France :

« C’était joincture universelle de membres gâtés en particulier à l’envy les uns des autres, et la pluspart, d’ulcères envieillis, qui ne recevaient plus ny ne demandaient guarison. »


Victor se plaît à empoisonner cette vie en commun, qui pourrait être presque charmante, en dépit des privations, si chacun y mettait un peu du sien. À quoi que ce soit qu’on lui dise ou qu’on lui demande, il s’oppose, et souvent avec une insolence qui serait intolérable de tout autre que d’un enfant. Mais c’est précisément en résistant ainsi qu’il tente de se prouver qu’il est un homme.

26 décembre.

Des avis en trois langues (français, arabe et italien) sont placardés en abondance sur les murs de la ville. Il y est fait savoir aux Israélites qu’ils auront à payer, avant la fin de l’an, la somme de vingt millions comme aide aux victimes des bombardements anglo-américains dont ils sont responsables, « la juiverie internationale » ayant, comme chacun le sait depuis longtemps, « voulu et préparé la guerre ». (Les victimes juives sont naturellement exclues du nombre des gens à secourir.) Cela est signé par le « Général Von Arnim, commandant les forces de l’Axe en Tunisie ».

27 décembre.

Été constater certains résultats du bombardement de cette dernière nuit. Un assez grand nombre de bombes sont tombées sur la ville arabe, assez près de la Porte de France. Aussi longtemps qu’il n’y en eut que quelques-unes, on pouvait arguer de la maladresse des aviateurs, invoquer le hasard ; mais que penser devant cette fréquence ? Les victimes sont nombreuses, dit-on. Des cordons d’agents ou de soldats empêchaient d’approcher des lieux sinistrés ; mais, loin à l’entour, les effets des déflagrations sont consternants et l’on revient de là plein d’appréhension pour les nuits prochaines.


Malgré ma résolution de lire l’Émile sans en rien sauter, je lâche prise. À travers ses dissertations interminables, c’est toujours Rousseau que l’on cherche, et qui nous intéresse d’autant plus qu’il raisonne moins. Près de lui, ah ! que Montaigne paraît sage ! Nombre des arguments de Rousseau sont d’une déconcertante ineptie. Et néanmoins, comme il est sûr de son affaire !

Je ne lis plus aucun livre sans me demander : Si l’auteur revenait aujourd’hui sur terre, que penserait-il de ses propres écrits ?

La plupart des axiomes tirés de son cœur, sur lesquels il construit sa religion, sa philosophie, et repose sa confiance en l’excellence de la Nature sont devenus impensables. Rien ne les a plus bousculés que l’étude des origines, pour laquelle Gœthe témoignait tant de méfiance ou de dédain. Lorsque je lis : « Ce que Dieu veut qu’un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit à lui-même, il l’écrit au fond de son cœur » (Livre IV), j’en viens à préférer même Bossuet.

31 décembre.

Dernier jour de cet an de disgrâce, sur lequel je veux achever ce carnet. Puisse celui qui suivra refléter des jours moins sombres !

Une nuit de passable sommeil m’a invité à me lever bien avant l’aube. Les premiers frémissements du jour me rappellent les glorieux départs nocturnes dans la brousse, quand, le cœur gonflé de vaillance, l’on s’élance vers d’héroïques exploits et que, devant soi, tout prend un air de conquête. Que de fois, à pied ou à cheval, précédant l’escorte des porteurs, je me suis avancé seul sur la piste inconnue, étouffant le bruit de mes pas dans l’espoir de surprendre le gibier que notre escorte faisait fuir. Je dégustais alors une joie comparable à celle même de la gloire, mais plus pure assurément et telle que le plus humble la peut goûter. Je crois bien qu’aujourd’hui encore je n’en serais pas incapable, et mon cœur ne se sent pas moins valeureux qu’à trente ans.

Je m’apprête à quitter Tunis, acceptant l’amicale invitation du Dr Ragu de me joindre aux très aimables G. Boutelleau pour une installation provisoire à Nabeul, cependant qu’il est encore possible de circuler sans trop de difficulté, semble-t-il.

Tandis que les succès sur le front russe se confirment et s’affermissent, la situation militaire en Tunisie semble incertaine et précaire, et cette incertitude risque de se prolonger longtemps. La partie, de toute manière, sera difficile à jouer et coûteuse. Je crois qu’il faut s’attendre à des bombardements bien autrement terribles que ceux de ces précédentes nuits.


Joie d’entendre, hier soir, à la radio, le premier acte du second Henry the Fourth, avec un excellent Falstaff ; et, comme je l’avais relu récemment, de reconnaître et comprendre tout mieux que je ne l’aurais espéré.

Hier, déjeuner charmant chez Mme Sparrow, en compagnie des Ragu et des Boutelleau ; à la suite duquel nous affermissons nos projets de départ.

Je ne tiens sans doute plus beaucoup à la vie, mais j’ai cette idée fixe : durer. Faire durer encore quelque temps et moi-même et mes dépendances : linge, vêtements, chaussures, espérance, confiance, sourire, bonne grâce ; les faire durer jusqu’au revoir. En vue de quoi je me fais économe, parcimonieux de tout, afin que rien de tout cela ne s’épuise avant l’heure, par grande crainte que cette guerre ne tire en longueur, par grand désir et grand espoir d’en voir la fin.


Il s’agit de cette phrase de mon article : « que j’ai été fort étonné de lire », dit M. K. : « L’âme chrétienne s’en reporte et remet à Dieu, tandis que la païenne ne se repose et ne prend appui que sur elle-même. »

Du diable si je m’en serais douté !

Il dit ailleurs : « C’est un héros de Verdun qui vous écrit, qui s’en est échappé avec la bonne blessure » !

Ce que M. K. trouve faux dans ma proposition, c’est, expliquait-il plus haut, que « on ne doit son sang qu’à Dieu et si on le répand apparemment pour une autre cause, on l’offre à lui seul ; c’est le seul moyen d’ennoblir le sacrifice ». — Oh ! moi, je veux bien...

Dois-je ajouter aujourd’hui (1949) que cette opinion, que je partageais avec mon ami, nous n’avons pu, ni l’un ni l’autre, la conserver longtemps.

Enfer, XXX, v. 28.

Ragu me disait que, ayant à pratiquer d’urgence une transfusion de sang, pour tenter de sauver un prisonnier anglais (ou américain) grièvement blessé, six soldats allemands s’étaient aussitôt proposés.

1943

Tunis, 1er janvier 1943.

Pas d’électricité. Nous dînons dès six heures, car le gaz est également coupé tandis que nous nous mettons à table, à la clarté d’une chandelle. De nouvelles bombes sont tombées sur Tunis, à midi et à cinq heures ; les effets des explosions sont effarants. Jean Tournier était occupé, avec une équipe de jeunes gens, ces derniers matins, à extraire les cadavres et les blessés de dessous les décombres d’un pâté de maisons de la ville arabe, anéanties, au début de la semaine, par trois bombes. Elles ont fait de trois à quatre cents victimes. On n’a pu secourir à temps celles qui, bloquées dans les caves, appelaient au secours. Et l’on continue à sortir des grappes de cadavres déjà puants de dessous l’amoncellement des blocs de maçonnerie, des solives et des plâtras.

Et ce n’est sans doute là que le prélude à des bombardements plus violents, devant lesquels on ne se sente en sécurité nulle part. L’espoir d’en réchapper se rétrécit de jour en jour.

Convié par les Ragu, j’ai déjeuné, ce premier jour de l’an nouveau, à l’Hôpital Civil, en compagnie des Boutelleau. Ceux-ci arrivent fort en retard : une bombe vient de tomber sur la maison de Mme Sparrow, l’éminente doctoresse polonaise qui les héberge. Un coup de téléphone (le poste de l’hôpital fonctionne encore) avertit les Ragu que Mme Sparrow ne pourra venir. Surprise encore au lit où l’attardait une forte migraine, elle a dû s’enfuir précipitamment en pyjama. La bombe s’est enfouie en terre sans exploser, crevant la cave de l’immeuble. Il est question de la faire éclater, et un cordon d’agents maintient à distance du pâté de maisons évacuées. La veille au soir, j’avais confié à Gérard Boutelleau les deux cahiers de mon journal (année 1942 complète) que Hope Boutelleau me proposait très aimablement de dactylographier. Au surplus, craignant les perquisitions, j’étais soucieux de les mettre à l’abri. Gérard B. a eu le plus grand mal à forcer le cordon d’agents allemands et à se ressaisir des manuscrits. C’est ce qui l’a mis si fort en retard. On espère que l’explosion provoquée n’abîmera pas trop l’appartement de Mme Sparrow. Ils nous quittèrent sitôt après le repas pour s’en assurer.

Après leur départ, nous examinons longuement le projet de fuite à Nabeul. Il importe de s’assurer que nous ne courons pas vers un danger plus grand : nombre de villas et de fermes ont été livrées au pillage des Arabes et leurs habitants massacrés. C’est une sorte de Jacquerie organisée que protège l’armée allemande soucieuse de se faire bien voir de la population indigène, ivre de revendications. Plutôt la bombe que l’égorgement.

2 janvier.

Nuit calme (comme presque toutes celles que Chacha croit prudent d’aller passer dans la cave). Lever dès l’aube. Aurore glorieuse, splendide, que je contemple comme si ce devait être celle de mon dernier jour. La panne d’électricité nous prive de toutes nouvelles de la radio, vraies ou fausses ; mais on s’attend à une violente offensive américaine sur Tunis.


J’abandonne la lecture de l’Œuvre, le plus mauvais des livres de Zola dont il me souvienne. Le drame qu’on souhaiterait voir naître de la lutte entre deux esthétiques, est réduit misérablement à des données puériles. Zola ne semble soupçonner d’autre ennemi du naturalisme, que l’académisme ; et encore trouve-t-il le moyen de ramener les angoisses de son Claude à des tares héréditaires. Le vrai sujet, qui pouvait être admirable, n’est même pas entrevu. C’est une grave erreur de n’opposer à un héros qu’un adversaire sans valeur et la lutte de son artiste ne présente aucun réel intérêt. Les propos de ses rapins, et même les professions de foi des meilleurs, sont d’une niaiserie décourageante. De quoi donner raison à tous les détracteurs de Zola.

Je relis la Guerre de Troie n’aura pas lieu (j’avais assisté à la représentation). L’on s’étonnera bientôt qu’il y ait eu un public pour donner assentiment, et même se pâmer, à ce ballet de sophismes, à cette danse sur les pointes de paradoxes exaspérants. Je crois que la crainte de ne point paraître à hauteur fit beaucoup pour le succès de cette pièce (voir les Habits Neufs du Grand-Duc).


Cependant cinq navires italiens sont nouvellement entrés au port et déchargent leur faix de munitions. Des renforts arrivent quotidiennement par les airs.


Durant l’avant-dernière alerte, Victor était en train de bouffer des « ftaïrs » dans la ville arabe ; a profité du désordre de la panique pour s’esquiver sans payer.

3 janvier.

Non ; d’après d’autres renseignements qui semblent plus sûrs, le port de Tunis n’abriterait pour l’instant aucun navire italien. Facile à vérifier, du reste[8]. Il est moins facile d’estimer le nombre des bombes versées sur la Goulette, à midi, avant-hier. Un officier français, digne de foi et qui s’y connaît, prétend en avoir compté soixante-dix-sept, dont sept sur la Centrale Électrique (les dégâts causés à celle-ci pourront être vite réparés, dit-on ; mais en attendant nous restons sans lumière et sans radio). Des fenêtres du salon des R., je pouvais voir les panaches des explosions ; large frange au-dessus de la ligne d’horizon. Le bombardement a été très bref et avait pris fin avant que la D. C. A. n’ait commencé à réagir.

Mais je ne peux consigner ici l’écho de tous les bruits qui circulent. Ce qui se répète surtout, c’est que les Américains, dimanche dernier, ont été sur le point d’entrer à Tunis. Une avancée très importante de chars d’assaut aurait été mise en déroute par une poignée de motocyclistes allemands partis à leur rencontre et qu’ils ont pu croire avant-coureurs d’importantes forces de résistance. Si seulement ces chars avaient poursuivi leur avance, ils se seraient aisément rendus maîtres de la ville. Rapportés comme je le fais ici, ces propos semblent enfantins ; mais l’on donne maints exemples de l’impéritie et de l’absence de mordant de l’armée américaine, tournant le dos à la moindre menace et se refusant à la lutte aussi longtemps qu’ils ne se sauront pas vingt contre un. Sur un autre point (Tebourba ?), une colonne de chars d’assaut, attaquée par l’aviation ennemie, aurait été mise en déroute, les hommes abandonnant intactes leurs admirables et coûteuses machines pour s’enfuir sous les oliviers ; de sorte que l’armée allemande se serait emparée des chars, ramenés triomphalement dans la ville, où chacun put les contempler. Leur équipement (des Américains) est, dit-on, merveilleux, excellent jusque dans les moindres détails, mais la valeur combative des hommes à peu près nulle ; en tout cas, ils sont complètement inexpérimentés ; incapables de se mesurer à la valeur allemande qui envoie en Tunisie de son meilleur. Je crains qu’il n’y ait beaucoup de vrai là-dedans ; et de toute manière les Alliés ont affaire à forte partie, à des hommes résolus, convaincus, préparés depuis longtemps et désindividualisés au point de ne plus exister qu’en fonction du combat.

L’on patauge dans les suppositions ; mais le certain c’est que la douzaine d’œufs est à cent vingt francs.


Le ciel s’est couvert. Une bourrasque glacée secoue les vitres. Heureusement l’électricité nous est rendue ; mais mes yeux se fatiguent vite et je ne trouve du reste aucun livre qui me plaise assez pour me distraire. Il faudrait, pour me réchauffer le cœur, quelque présence amicale. J’imagine mal ce que donnerait Roger sous les bombardements. Jean Sch. se montrerait trop cornélien et trop dédaigneux de la vie. Mme Théo serait merveilleuse. Dorothy Bussy, courageuse et résolue, mais trop émotive ; Simon, parfait sans doute ; Élisabeth et Catherine, j’imagine, parfaitement à hauteur... Je les évoque chacun tour à tour... et me sens seul.

4 janvier.

Visite du petit Charles Pérez, qui continue à prodiguer ses soins aux blessés des bombardements, engagé volontaire dans la brigade de secours. Il dit qu’on entend encore les appels de cinq familles ensevelies sous les décombres du « Foyer du Combattant », grand immeuble de ciment armé, qui s’est écroulé tout entier, couvrant d’épais blocs de maçonnerie ceux qui s’étaient réfugiés dans les caves... Ces blocs énormes ne peuvent être soulevés que par des grues puissantes, que l’on attend de jour en jour. On parvient à envoyer aux emmurés de l’oxygène qui les maintient encore en vie.

Charles Pérez me quitte pour aller faire un bout de toilette chez ses parents ; occupé de jour et de nuit, il n’a pu rentrer chez lui ni se dévêtir depuis huit jours.

5 janvier.

Plus d’approvisionnement. Allemands et Italiens ont fait main basse sur les réserves. Amphoux entendait hier un de leurs officiers supérieurs, au restaurant, déclarer en riant : « Si les Anglais viennent à Tunis (je crois même qu’il disait : quand les Anglais viendront), ils ne trouveront plus rien, Rien, RIEN ! » et ceci en fort bon français. L’une après l’autre, toutes les boutiques ferment ; on n’en voit déjà plus d’ouvertes qu’une sur dix ou douze, leurs stocks étant épuisés. Ne pouvant plus rien remplacer, je fais durer tant qu’il se peut vêtements, linge, lames de rasoir, shaving stick, etc.. On n’a pas fermé le lycée, par crainte de le voir réquisitionné ; mais lorsque le professeur vient, il n’a devant lui que des bancs vides, ou presque ; et parfois ce sont les quelques rares élèves zélés qui attendent en vain le professeur.

L’électricité, qu’on nous avait rendue hier, est de nouveau coupée. On dit que les Allemands ne partiront pas sans faire sauter l’usine centrale.

Plusieurs colons dignes de foi confirment la lamentable, l’absurde retraite des forces américaines devant le semblant d’opposition allemande. Le surgissement d’une poignée d’hommes résolus a fait se replier ceux qui, bien supérieurs en nombre et en armements, n’auraient eu qu’à continuer leur avance pour rester maîtres de la place, pour s’emparer de Tebourba ; l’on dit même : pour entrer à Tunis. Et cette triste comédie s’est jouée, et presque au même moment, sur plusieurs routes. « Avec leurs armements, nous serions déjà à Alger », disent, toujours en riant, les officiers allemands. Le certain, c’est que l’armée américaine a laissé à la résistance allemande tout le temps de s’organiser. La partie sera bien plus coûteuse à présent qu’elle n’eût été si les Alliés avaient profité de la surprise. Mais ils ont laissé aux renforts tout le temps d’arriver, non point tant par bateaux que par avions.


Sitôt recouvrée l’électricité, je me précipite sur la radio. Je tombe par hasard sur une émission de « la France Fidèle » (qu’est-ce que c’est encore que cette France-là ? Fidèle à quoi ?...). J’entends : « Nous savons que le Maréchal n’a qu’un but... », on annonce une émission suivante en arabe. Sans doute cette France est-elle celle de la Zeitung de Tunis. Les voix des autres postes sont couvertes par des brouillages opaques.


Dans le visage encore enfantin, parfois presque charmant de Victor, on distingue déjà quels traits vont se vulgariser, se durcir ou s’épaissir.

6 janvier.

Des bombes sont tombées cette nuit, avenue Roustan, à soixante mètres à peine de la maison dont nous occupons le quatrième. La déflagration a fait sauter une porte-fenêtre de la chambre où je dormais, et défoncé une grande et épaisse glace du salon. Par une extraordinaire malchance, nous n’avions pas assuré le libre jeu des fenêtres, cette nuit-là, en raison de la bourrasque d’hier. Un assez gros éclat de bombe a crevé un volet de bois et fait sauter le panneau d’en bas d’une des fenêtres du salon.

À la tombée du jour, j’avais été prendre des nouvelles de Mme Germa-Sparrow, qui m’avait aimablement offert un excellent thé d’avant-guerre. Le petit rez-de-chaussée qu’elle occupe, rue Marceau, a été comme miraculeusement préservé. Deux bombes sont tombées sur les immeubles voisins ; on les a fait exploser quelques heures plus tard, sacrifiant les maisons qui encadrent la sienne.

Après dîner, Amphoux nous avait fait entendre le très beau Concert Royal (le 2e) de Couperin, et Nuages de Debussy.

7 janvier.

Une quinzaine de bombes sur Tunis, cette nuit ; mais pas très proches. J’avais laissé la grand-mère et Victor descendre dans la cave. M. Amphoux était venu me rejoindre et, comme il ne faisait pas trop froid, nous avons pu, durant près de deux heures, assister au bombardement, assis devant la grande vitre crevée du salon.

Le bombardement a repris, peu après cinq heures du matin. Je me suis soudain dit, je ne sais pourquoi : la prochaine bombe est pour moi ; me suis revêtu en hâte, pour gagner la cage d’escalier ; dans ma précipitation, avais négligé de prendre les clefs de l’appartement ; ai dû attendre bêtement, assis sur une marche de l’escalier, que Chacha et Victor remontent du sous-sol, vers 6 heures et demie, pestant contre l’absurde faux pressentiment qui m’avait fait quitter mon lit.


J’aurais donné je ne sais quoi, quand j’étais jeune, pour avoir plus tard les joues rentrées et les pommettes saillantes que j’admirais dans le portrait de Delacroix. C’est à lui ou à Berlioz que je souhaitais le plus ressembler.

8 janvier.

Mes yeux sont trop fatigués pour me permettre une lecture prolongée à la lumière artificielle. Si rapprochée que soit la lampe, au bout d’un quart d’heure, mon regard se trouble, tout se voile et les larmes viennent ; force est d’arrêter. Cette restriction m’est plus pénible que toutes celles à quoi nous devons la monotonie de nos repas du soir : toujours la même soupe de fèves, un légume cuit dans on ne sait quelle mauvaise graisse (choux-fleurs, artichauts, aubergines) et une orange pour finir.

Il ne fait pas plus de 8° dans ma chambre ; or ma cervelle ne commence à fonctionner qu’au-dessus de 15°.


Victor qui, d’ordinaire, arrive le dernier à table, devance les autres lorsqu’il y a, comme aujourd’hui par miracle, du poulet, et s’empare en hâte des meilleurs morceaux. J’admire chaque jour davantage l’étonnante force que cela lui donne de pouvoir se passer sans peine aucune de l’estime ou de l’affection d’autrui. (Quand je songe que j’en suis à m’attrister encore qu’il se retire le soir sans m’avoir souhaité bonne nuit !) Son égoïsme lui crée une sorte d’invulnérabilité. Il oppose à tout l’avenant un : « Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? » Il est nanti. Curieux de savoir si la puberté, qui chez lui se fait attendre, éveillera quelques sentiments affectifs.


Des Allemands partout. Bien mis, en seyants uniformes, jeunes, vigoureux, râblés, de belle humeur, rasés de frais, aux joues roses. Les soldats italiens font assez piteuse figure auprès d’eux. Et les Arabes, vis-à-vis des premiers, se montrent pleins de considération obséquieuse.


Oh ! parbleu, je les connais bien, les défauts réputés des Français, et j’en souffre autant ou plus que quiconque. J’en ai toujours souffert et il n’en est pas (incuriosité, légèreté, suffisance et contentement de soi facile, vanité...) dont je tienne plus à cœur de me garer. Mais aucun de mes amis ne les a, ces défauts, et ils n’en sont pas moins Français pour cela.


Dans les rues de Tunis, où j’erre sans but, quelle humanité misérable ! Pas un visage où réjouir un peu son regard. Hommes et femmes, tant Italiens qu’Arabes, soucieux, comme flétris, misérables, dont beaucoup, vers le soir, portent valises, couffins, matelas et couvertures pour le campement de la nuit. Enfants malingres. Pauvre bétail craintif et traqué.

On a réquisitionné les chevaux, les ânes et les mulets. Plus d’autres véhicules que les autos italiennes ou allemandes qui vont d’un train d’enfer ; les autos françaises sont toutes réquisitionnées par l’armée. L’électricité est de nouveau coupée. Je suis rentré et, ne sachant quoi faire, écris ceci à la lueur insuffisante d’une bougie. Chacha circule dans le couloir en fredonnant de petits refrains guillerets. Ah ! savoir ce que deviennent les yeux de Dorothée, le genou de Mme Théo, les reins de Roger M. du G., le foie de Jacques, l’asthme de Marcel ?... Vivent-ils seulement encore ? Qui vais-je retrouver par-delà, et dans quel état ?...

9 janvier.

Victor, qui se sert volontiers avant les autres, tâte toutes les oranges du plat afin de s’en réserver quelques-unes. Comme je lui demande s’il prétend ne laisser aux autres que les moins bonnes, il répond : « Mon goût n’est pas le vôtre et je choisis selon mon goût. Pour les dattes, je préfère les molles, vous les dures. Je puis penser qu’il en va de même pour les oranges. » Et je ne riposte pas que moi aussi j’aime les oranges bien mûres, par crainte de l’entendre me répondre : « Dans ce cas reconnaissez que je fais bien de me servir le premier. » Car s’il lui arrive souvent de mentir, ce n’est du moins jamais par politesse.

Victor a ceci de commun avec son père : se proposer de faire telle chose, l’annoncer bien haut ; puis ne point la faire. Je n’avais encore rencontré personne qui soit aussi peu fidèle à soi-même, à ses propres engagements, et qui s’en fît aussi peu de souci. En revanche, ce que Victor déclare qu’il ne fera pas, surtout si c’est un service qu’on lui demande, rien, ni supplications, ni cajoleries, ni menaces, ne pourra l’obtenir de lui. « Fortis et tenax propositi », dans la négative. Il est très fort ; les reproches le laissent insensible, et la gêne et le chagrin d’autrui.

Refuser de rendre le service qui vous est demandé, c’est une habitude à prendre ; simple affaire d’entraînement, et Victor s’y exerce. Au bout de peu de temps, cela ne coûte plus grand effort. Inutile d’insister : il a dit : Non.

Je n’envie pas Victor, certes, et ne puis me défendre parfois de mouvements d’indignation contre lui ; mais non plus me défendre de l’admirer. J’ai rencontré souvent des égoïstes ; ils abondent ; mais inconscients, sournois, déguisés. Victor, qui ne craint jamais de mentir lorsqu’il trouve profit au mensonge, est ici d’une franchise parfaite : son égoïsme est déclaré, résolu, cynique ; il en fait profession. L’eussé-je connu plus tôt, j’aurais enrichi de ses traits le Strouvilhou de mes Faux-Monnayeurs.


Le discours de Roosevelt fait miroiter la productivité des usines américaines qui, affirme-t-il, produisent maintenant, à elles seules, plus de sous-marins que celles de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon réunies. De même pour les chars de combat, les canons, les mitrailleuses et toutes autres fournitures de guerre. Allons, tant mieux ! Il parle aussi du recrutement qui fait passer l’armée américaine de deux à sept millions d’hommes (je crois). Mais ce dont il ne parle pas, ne peut parler, c’est de la valeur militaire de ces hommes. Elle s’obtient plus difficilement que les machines ; le long apprentissage et l’entraînement font défaut. Et l’étalement de cette supériorité numérique et matérielle, si la supériorité morale ne l’accompagne pas, loin de me rassurer, m’inquiète. À quoi bon donner tous ces chiffres ? Staline était habile à cacher les siens ; de sorte que la puissance de l’armée russe a surpris le monde entier et l’Allemagne.

10 janvier.

Je dors. Je dors comme pour compenser à présent toutes les insomnies de mon enfance. Mes siestes, qui naguère étaient d’une demi-heure au plus, durent parfois près de deux heures, sans préjudice aucun pour le long sommeil de la nuit. Je m’étais couché hier sans souper, l’estomac encore tout fatigué par le plantureux déjeuner que les Cattan m’avaient offert. Quel repas ! Il m’eût paru parfait si j’avais pu le partager en quatre. Précédé par un délicieux « punch des Antilles », car Mme Cattan est de la Guadeloupe, il a commencé par des « breiks » (qui sont de grands triangles de pâte très feuilletée où se niche un œuf mollet entouré d’un succulent hachis de viande ; on n’imagine rien de meilleur) ; l’ont suivi d’abondants hors-d’œuvre qui, à eux seuls, m’eussent nourri jusqu’au soir. Puis est venu un extraordinaire canard à l’orange, avec sauce au curaçao épaissie de foies de volailles pilés ; c’était si bon que je n’ai pu me tenir d’en reprendre ; imprudemment, car ensuite il fallait faire honneur à une longe de veau de lait aux champignons ; puis à une salade de homard et de légumes à la russe ; pour achever, pour m’achever, deux énormes gâteaux, l’un aux amandes, l’autre une sorte de tarte à la crème couverte d’un abondant caramel. Le tout, arrosé de quatre sortes de vins vieux et parfaits : Sauternes, Beaune, Pouilly, et je ne sais plus quoi, de derrière les fagots. J’ai obtenu qu’on ne débouchât pas une dernière bouteille de champagne authentique, Veuve Cliquot d’avant guerre et « telle qu’on n’en reverra plus d’ici longtemps ». Ivre-mort et surrepu, je me suis laissé tomber sur la couche que les Cattan avaient préparée pour moi dans une chambre tranquille (car je les avais avertis de mon habitude de faire la sieste), avec couvertures et boule d’eau chaude à mes pieds. Mais presque aussitôt une alerte des sirènes et les coups de canon de la D. C. A. m’ont arraché à un sommeil réparateur. Je m’effrayais de devoir faire à pied le long trajet du retour, alourdi que j’étais par ce trop plantureux repas ; mais une voiture providentielle a permis à Maître Cattan de me ramener aimablement à domicile. J’étais fourbu.

11 janvier.

Tout ce qu’elle attendait de moi, et que je n’ai pas su lui offrir ; que dis-je, qui lui était dû... certains jours j’y pense sans cesse. Ah ! si l’âme est, ainsi que tu souhaitais m’en convaincre, immortelle, et si la tienne porte encore sur moi son regard, que ce soit pour savoir que je me sens envers toi en état de dette éternelle... Mais non ; pour moi qui ne puis croire à la survie, ce n’est pas ainsi que mon regret se présente : simplement je songe tristement à tous les soins que j’aurais dû avoir pour elle, et reste, et resterai, dans l’attente du sourire dont elle m’aurait récompensé. Dans quel état d’aveuglement j’ai vécu !

12 janvier.

Confirmation par de nouveaux témoins oculaires de la battue en retraite américaine, aux environs de Tebourba (dans la forêt de Mayana) devant de très faibles forces allemandes lancées à leur rencontre. L’importante file des chars américains a été abandonnée par ses occupants ; ceux-ci fuyaient éperdument, semant la déroute, poursuivis bientôt par les Allemands qui s’étaient emparés des chars ainsi que de grandes quantités de munitions et d’armements que les Américains n’avaient pas pris le temps de rendre inutilisables. Poursuivre les Américains avec leurs propres chars, c’était un jeu dont les Allemands font, depuis, gorge chaude.

13 janvier.

Cette nuit, violente bourrasque, avec remue-ménage céleste, éclairs, tonnerre et coups de vent qui font, à deux reprises, un vacarme de bombardement. Je me lève pour assurer la fermeture des fenêtres qu’on a laissées flottantes, par précaution, en cas de déflagrations. J’entends Victor crier : « Chacha ! viens fermer ma fenêtre. » Il a quinze ans. Sa grand-mère est à ses ordres. Il ne fera pas le moindre geste en faveur de la communauté ; et c’est moi qui ai dû monter sur l’échelle pour enduire de bleu les plafonniers du couloir. Quand j’ai demandé à Victor de bien vouloir le faire, il m’a simplement répondu : « Non », sans même relever la tête. Il était alors occupé à limer des douilles de fusées antiaériennes, qu’il collectionne dans l’arrière-pensée de les revendre plus tard aux amateurs de « souvenirs de guerre ».

Pourtant il se déclare communiste, et « communiste-athée » ; car « on ne peut être l’un sans l’autre », répète-t-il d’après son camarade Lévy qui l’endoctrine. Même il dispose de tout un arsenal d’arguments pour défendre sa position ; car il ergote volontiers, ne cherchant du reste pas à convaincre l’adversaire, mais à lui « clouer le bec » et à avoir le dernier mot, dût-il redire la même phrase obstinément après que l’autre a parlé. Et certes il n’est pas bête. Il est certain de réussir.

14 janvier.

Nous soupons dès avant sept heures, souvent à six heures et demie, pour permettre à Chacha, la grand-mère, de descendre à la cave plus tôt, à l’abri des bombardements éventuels. Je dis : la cave, mais c’est au rez-de-chaussée qu’elle s’installe, dans le vestiaire des employés de je ne sais quel bureau. Elle passe la nuit sur un « transat », emmitouflée jusqu’à paraître obèse (au demeurant, sèche comme caroube en hiver), ayant à son côté son petit sac et une valise où des objets de première nécessité lui permettraient de supporter un ensevelissement de trois jours. Elle parle de « son petit cagibi » où elle s’enferme, comme faisait la Séquestrée de Poitiers de son « cher grand-fond Malampia » ; mais reconnaît qu’elle y dort très mal. Elle y descend non par crainte, dit-elle, mais pour empêcher que quelque famille de réfugiés s’en empare « et y laisse des poux ». Et, comme par une ironie du sort, les nuits où elle y descend sont régulièrement des plus calmes.

À six heures, presque immédiatement avant le repas du soir, Victor se prépare un bol de chocolat, avec des tablettes dont il a des provisions clandestines. Il a pris soin également de s’assurer d’une réserve personnelle de confitures. Chacha me dit que depuis son enfance sa mère veillait à ce que, dans son armoire, un coffret restât toujours plein de friandises.


Chacha, en remontant ce matin de la cave, égare ses clefs ; elle les cherche partout en vain. De guerre lasse, elle finit par proposer cent sous à Victor s’il les lui retrouve ; ce qui est l’affaire d’un instant, car il va de soi que ces clefs sont tombées dans le vestibule lorsque Chacha a voulu arrêter le chat qui essayait de sortir. Pas un instant Victor n’a fait mine d’aider sa grand-mère dans sa recherche avant qu’elle n’ait mis en avant l’appât du gain. (J’aurais dû faire de même pour l’obscurcissement du plafonnier.) Victor fait payer les seuls services qu’il consente à rendre. Il racontait à Amphoux, avec un cynisme naïf, que son père égarait sans cesse le livre qu’il était en train de lire et disait alors à Victor : « Un franc pour toi si tu me le retrouves. » J’aurais voulu demander à Victor s’il ne prenait pas soin de le cacher d’abord, comme Jeanne le soupçonne d’avoir caché les clefs de la grand-mère. « Qu’est-ce qu’il ne ferait pas pour de l’argent », dit-elle. Il nous raconte ce matin à déjeuner qu’il a trouvé le moyen, au moment où l’État redemandait l’or, de thésauriser quarante écus de vingt francs, qui valent aujourd’hui je ne sais combien, une fortune. Sa collection de timbres est estimée par lui à soixante mille francs.

15 janvier.

Le nouveau régime du lycée ne retient les enfants en classe que le matin. Plusieurs fois par semaine, Victor rassemble quelques camarades avenue R., et la salle à manger devient tripot. Les séances de poker et de baccarat durent de deux à six heures du soir. D’autre part, Victor lit beaucoup ; et non sans discernement sans doute. Il vient de dévorer les Confessions et les Rêveries de Rousseau, des quantités énormes de Voltaire et de Diderot, auteurs qu’on lui présente en classe ; puis force romans policiers ou autres, à raison d’un volume par jour ; car, ayant encore de bons yeux, la clarté de la bougie lui suffit, et il lit dans son lit jusqu’à des heures tardives. Comme il ne connaissait rien de Zola, j’ai été lui chercher Germinal, à la bibliothèque municipale. Son grand ami Lévy, le jeune communiste, qui l’endoctrine, lui prête des romans soviétiques.

16 janvier.

Plus de bombardements. Que font les Américains ? On attend ; on s’impatiente ; on est déçu. La grande offensive annoncée est-elle remise à plus tard, ou a-t-elle échoué comme l’avance sur Tebourba ? On imagine des explications ; j’allais dire : des excuses. On dit qu’ils ne veulent se risquer qu’une fois assurés d’une supériorité numérique écrasante. On dit aussi qu’ils manquent de carburants (et la radio allemande prétend avoir coulé le dernier convoi de pétroliers des Alliés). Cette offensive tant escomptée, je m’attends à présent à ce que ce soient les Allemands qui la risquent, et qui repoussent les forces américaines au-delà de Bône, tout comme la huitième armée anglaise a forcé l’armée de Rommel à battre en retraite et à se replier sur Tripoli. En revanche les trop rares forces françaises semblent lutter héroïquement aux environs de Pichon et près de Kairouan. Mais les prisonniers ramenés à Tunis ne décolèrent pas contre les Américains qui les auraient laissés sans munitions très longtemps et dont l’aviation les aurait insuffisamment soutenus. Ces prisonniers sont, paraît-il, extrêmement bien traités, choyés même, et nourris si largement que les soldats italiens les jalousent, dit-on. Pour comble de prévenance, Hitler promet la libération sans conditions à tous les soldats français qui se rendent, nous apprend une circulaire, reproduite en tête de Tunis-Journal (du 14 janvier) et semée à profusion par les avions survolant les forces dissidentes combattant en Tunisie. « Le Führer, y est-il dit, a décidé que les membres de l’Armée Française qui tomberaient entre les mains allemandes lors des combats en Afrique du Nord, ne seront pas traités en prisonniers de guerre ; tenant compte du fait que ces soldats ont été trompés par certains de leurs chefs. Tenant compte également du fait que ces soldats n’ont pu recevoir les informations qui les auraient éclairés sur la situation de la France et sur les ordres formels que leur donnait le Maréchal Pétain. Le gouvernement français sera invité à faciliter à ces soldats démobilisés leur passage dans la vie civile » (et sans doute aussi leur envoi comme travailleurs en Allemagne). « Les officiers et soldats français qui se présenteront volontairement dans nos lignes pour se mettre à la disposition de leur gouvernement seront traités par priorité. »

La radio de Vichy nous fera sans doute connaître bientôt les résultats de cette propagande épaissement habile.


Je me penche jusqu’à six fois par jour sur la radio, avec cette enfantine illusion que l’excès de mon attention va pouvoir faire avancer les événements. C’est ainsi que Valéry, les premières fois qu’il voyageait en chemin de fer, poussait de toutes ses forces la paroi d’avant du wagon, pensant par cet effort, me racontait-il, concourir à celui de la locomotive et accélérer la marche du train.

17 janvier.

Je lis l’Achilleis de Gœthe et j’y prends grand plaisir. Gœthe prête à Achille d’admirables sentences ; les premières répliques de Pallas Athéné ne sont pas moins belles. Curieux qu’une œuvre aussi artificielle puisse paraître à ce point réussie ; par endroits du moins, car la fin du chant est extrêmement décevante. Gœthe a bien fait de ne pas soutenir plus longtemps cette gageure.

Beaucoup lu, ces derniers temps, malgré la fatigue de mes yeux. Mais mon cerveau ne reçoit plus que des impressions peu durables ; il semble que rien plus ne s’y puisse graver fortement. De sorte que je récolte somme toute peu de profit de ces lectures. Je poursuis, par acquit de conscience, celle du Johnson de Boswell ; celui-ci sensiblement plus intelligent et résistant que Eckermann ; mais certes Johnson importe moins que Gœthe ; on est plus amusé par lui qu’instruit, et Boswell a bien raison souvent de lui tenir tête et de n’accepter qu’avec force réserves ses opinions et ses avis. Pas grande leçon à espérer des conformistes. Il me tarde de me lancer, sitôt le Boswell achevé, dans le Decline and Fall de Gibbon.


Le spectacle qu’offre Victor attablé me plongeait, durant les premiers temps, dans la stupeur. À présent j’y suis fait ; plus rien de Victor ne m’étonne ; mais il m’arrive encore, devant lui, de tomber dans une sorte de contemplation émerveillée, lorsqu’il s’étale et semble s’élargir, les deux coudes largement écartés du corps, et levés à hauteur du visage pour porter à sa bouche verre, cuillère ou fourchette. Il lui arrive souvent de se passer de celle-ci, à la manière arabe, quitte à sucer ensuite ses doigts pleins de sauce, dont il se sert aussi, par même occasion, pour se curer les dents. Il bâfre, enfournant des bouchées énormes. Se servant toujours le premier lorsque le plat est à sa convenance. Tout son être proclame : « Je suis ainsi ; tant pis pour vous ! » Ajoutons qu’il s’est grandement perfectionné depuis le départ de ses parents qui, si indulgents qu’ils fussent, n’auraient pourtant pas toléré certaines manifestations par trop offensantes de son sans-gêne. Les premiers temps, je hasardais quelques observations ; mais à quoi bon ? Il n’écoute que ce qui l’encourage et le pousse plus avant dans son sens. Ses parents ne l’ont jamais éduqué ; il n’a trouvé près d’eux qu’aide, appui, protection et approbation. Son père, il est vrai, bougonne contre lui sans cesse ; mais lui cède toujours en dernier ressort, et, au fond, comme prétend Amrouche, l’admire. Sa mère, toute faiblesse, indulgence et amour, lui passe tout. L’un et l’autre attribuent à « l’âge ingrat » toutes les déplaisances de leur fils. Je ne pense pas que ce petit ait jamais été puni. Et sans doute entrait-il de la théorie dans le système d’éducation de ses parents : la décision de ne rien chercher à obtenir de lui qu’il ne comprenne et n’admette. À quoi que ce soit qu’on lui demande, il objecte aussitôt : « Pourquoi ? » C’est un exemple de plus de ces enfants pour qui mieux eût valu être exilé pour un long temps de sa famille. Du reste je ne pense pas que Victor soit capable d’éprouver à l’égard de ses parents une réelle reconnaissance. Les vertus de sa mère, qui est une des plus belles et valeureuses figures de femmes I ever met, lui demeurent incompréhensibles. La tendresse qu’elle lui témoigne, il en a trouvé l’explication, croit-il, dans les livres de Freud ; et il en joue. Quant à son père, il ne lui marchande pas les marques de son féroce mépris.


Il est vrai : en dehors de ces fatigues soudaines qui parfois m’accablent et durant lesquelles je voudrais pouvoir crier : « pouce ! » à la vie, je ne sens guère mon âge, et c’est sans arriver à m’en convaincre vraiment que je me redis à toute heure du jour : « Mon pauvre vieux, tu as soixante-treize ans bien sonnés ! » Les alertes des bombardements, loin de me déprimer, me galvanisent. Il n’est point question de courage, pour quelqu’un qui ne tient plus beaucoup à la vie ; mais, en état de transe, je bats mon plein. Et, tout de même, je reste fort curieux de ce qui va suivre... et désireux de revoir les miens.

18 janvier.

Les Russes ont repris Millerovo ; sur un immense front, forcent à la retraite ou encerclent les Allemands et les Roumains. La huitième armée anglaise refoule en Tripolitaine l’armée de Rommel. L’avance héroïque du général Leclerc conquiert toute la région du Fezzan. Les forces françaises de Tunisie soutiennent près de Kairouan les plus durs combats ; victorieusement, semble-t-il, en dépit de leurs armements insuffisants. Et cependant que fait l’armée américaine ? Qu’attend-elle ? N’est-ce pas le moment, pour elle, d’attaquer, tandis que les Allemands sont occupés déjà sur tant de fronts ? Va-t-elle perdre cette occasion ? Faut-il voir, dans cette temporisation, savante stratégie, ou maladresse ; prudente patience, ou impéritie timorée ? Ou veulent-ils n’entrer en action que sûrs de vaincre, après avoir laissé peser sur leurs alliés le pire poids du combat ? ou, peut-être, répondent-ils à un vœu de Staline que soit maintenu en alerte, loin du front russe, le plus longtemps possible, le plus grand nombre possible d’avions ennemis ?... c’est ce que chacun, ici, se demande et qui fait l’objet de toutes les conversations.

19 janvier.

Je lis, ou relis, les trois Unpleasant Plays de Bernard Shaw avec un amusement très vif. Mrs. Warren me paraît de beaucoup la moins bonne.

20 janvier.

« En principe » Victor ne fume pas encore. Toutefois quelques cigarettes, de temps à autre, ne sont pas pour lui déplaire. Il aime à les fumer couché ; mais, par crainte que son oreiller, ensuite, ne sente le tabac, c’est sur le lit de sa grand-mère qu’il s’installe. Il profite pour cela de quelque absence de Chacha, dont l’indignation ne se manifeste que lorsqu’elle trouve des cendres ou des mégots sur sa table de nuit ou sur ses draps.


Une occasion inespérée, et dernière sans doute, de regagner la France : on me propose une place sur un des avions qui doit rapatrier quelques officiers et quelques civils. Je joue avec moi-même le jeu de la perplexité, tout en sachant fort bien, au fond, que je n’accepterai pas. La partie qui se joue ici même est trop captivante, et mon sort est lié à ceux de ces nouveaux amis dont je partage la vie depuis plus de six mois. Il me semblerait que je déserte. Cette partie, dont j’ai vu le début, et que j’ai suivie de jour en jour, je veux la suivre jusqu’au bout, et dussé-je en être victime. Car je ne puis croire qu’il n’y ait pas des jours très durs à traverser. Même si les Allemands se retirent (ce qui n’est guère espérable), les Italiens, je pense, défendront Tunis, « leur Tunis », avec l’âpreté qu’on peut attendre d’eux, exaspérés par la perte successive de toutes leurs possessions africaines. Devrons-nous connaître ici les affres d’un siège et le bombardement par l’artillerie ? Verrons-nous le combat des rues, la révolte des indigènes contre les Français, l’exécution des suspects, le pillage des magasins, des appartements, les massacres ?... Je m’attends à tout, et au pire, et mon imagination ne chôme pas.

22 janvier.

Après une suite de mauvais jours, le ciel est de nouveau glorieux. Hier la pleine lune invitait aux bombardements. Les Allemands enveloppent la ville d’une brume artificielle qui s’argente poétiquement ; les murs s’éloignent, et l’on distingue à peine la tête des hauts palmiers en face de la Résidence ; tout devient irréel et les promeneurs attardés ne reconnaissent plus leur maison. Ce matin, plus un nuage au ciel ; un rayonnement tendre, comme aux plus beaux jours de mon adolescence.

Victor, depuis deux jours, se montre à peine, ne dit ni bonjour ni bonsoir, fait une tête de bois, ne répond pas lorsqu’on lui adresse la parole et passe devant vous sans vous voir. Je suis certes bien bête de m’en affecter.

23 janvier.

Mais je voudrais savoir s’il se comporterait de cette incivile manière et marquerait le même sans-gêne indifféremment avec n’importe qui, ou si, comme je le crains, ceci témoigne d’une particulière hostilité à mon égard. Certes il peut lui déplaire de se sentir constamment observé, jugé par moi, et jugé très sévèrement. Je suis seul à lui tenir tête. Je suis très seul ; et, malgré la grande estime et la sympathie que me témoignent la grand-mère et Jeanne (l’ancienne servante et amie de la famille), prêt à me sentir ici, chez ces nouveaux amis, dans une situation des plus fausses. En l’absence de ses parents, Victor se sait maître de la place. Cherche-t-il à me le faire sentir ? Il y parvient à force de mauvaise grâce. Je deviens l’intrus, et les prévenances constantes de Chacha ne servent qu’à l’indisposer davantage. Je doute si je pourrai supporter longtemps encore ses bougonneries. Mais où aller ?

Les Amrouche étaient sur le point de venir partager ma résidence en occupant la chambre vide de Mme R. ; mais, au dernier moment, ils ont été requis par le collège de Radès. Et je pensais aussi me laisser entraîner par les Boutelleau qui se proposaient un repos bien gagné, dans la villa de Fauconnier ; mais je crains qu’il n’y faille plus songer. Cette villa, comme tant d’autres, est réquisitionnée. Les familles de réfugiés occupent tout ce qui est habitable ; les hôtels sont pleins d’officiers allemands et italiens... Reste la proposition des Ragu d’aller camper tant bien que mal à l’hôpital civil où un lit est mis à ma disposition, me dit le docteur, dans le réduit à côté de son bureau... si besoin était. Force est aujourd’hui de se contenter de ce que l’on trouve et de faire sien le proverbe : « Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a. » Je dirais qu’il n’en est pas de meilleur, s’il n’invitait plus à la résignation qu’à l’action.

24 janvier.

Tourmenté de nouveau par d’insupportables prurits. Le traitement du Dr Ragu en avait complètement triomphé en juin dernier ; mais les voici qui reviennent, plus féroces que jamais ; d’où nuits blanches.


Hier, thé chez Maître Cattan, l’avocat, qui déjà m’avait régalé la semaine précédente si fastueusement que j’avais dû me contenter de tasses de verveine aux repas suivants. Étaient conviés également l’ex-ministre Carteron (qui put me donner d’assez récentes nouvelles d’Athènes) et le directeur du service des transports en Tunisie. Mme Cattan nous avait préparé des « breiks » (qui m’ont paru moins excellentes que la dernière fois), de fines glaces à la mandarine, et deux énormes gâteaux, le tout de la qualité la meilleure, arrosé de chocolat, de porto et de diverses liqueurs. Le ministre et le « président », évidemment des mieux renseignés, donnent des détails sur les bombardements d’El Aouina du 22 janvier. Il y en eut deux ; l’un à midi, l’autre à quinze heures. J’avais pu, du balcon de l’avenue Roustan, voir les extraordinaires effets du premier : on eût dit l’éruption soudaine d’un volcan. Des dépôts de carburants avaient pris feu, répandant, sur une immense étendue d’horizon, une épaisse fumée à l’abri de laquelle les avions (anglais et non américains, dit-on) purent descendre très bas et parachever leur travail destructeur. On parle d’au moins quinze avions allemands ou italiens détruits au sol où ils venaient de se poser, apportant des renforts de Sicile. Comment expliquer que la radio anglaise ne dise rien d’une opération si bien réussie ? Mais à quels renseignements se fier, alors que, sur place même, on est si peu d’accord sur, par exemple, le nombre des victimes ? Les chiffres que l’on donne varient de 50 à... 800 ! Ce dernier chiffre paraît le plus probable, ou se rapprocher le plus de la vérité, car l’arrivée de cet important convoi avait rassemblé grande affluence sur le terrain d’atterrissage, où, de plus, travaillaient quantité de terrassiers chargés de remettre en état le champ labouré par les incursions précédentes. Seuls furent épargnés ceux qui purent à temps se jeter à terre. J’ai pu entendre le récit de l’un d’eux ; mais la fumée fut aussitôt si épaisse, dit-il, qu’il ne put rien distinguer autour de lui, et du reste ne songea qu’à s’enfuir au plus vite le plus loin possible du carnage. Allemands, Italiens, Arabes même cachent leurs pertes du mieux qu’ils peuvent, et le contrôle ne peut s’établir sur aucune base précise. Il en va sans doute de même, de part et d’autre, pour la consommation en vies humaines sur le front russe. Seuls les faits très apparents, les reprises des villes comme Tripoli, Salzk, Armavir ou Millerovo, restent à l’abri du doute ; encore la presse et la radio de l’Axe, qui ne les peuvent nier, s’efforcent-elles de les couvrir d’une interprétation avantageuse, de manière à leur enlever tout caractère de vrai succès. Sur quelle chancelante documentation l’histoire d’aujourd’hui pourra-t-elle demain se construire !

24 janvier.

Le journal italien de Tunis, l’Unione, en est à son quatrième numéro. Il a commencé de paraître juste à temps pour devoir annoncer la chute de Tripoli. C’est amer, pour un journal qui inscrit, en tête de ses colonnes, cette patriotique devise : « Vincere ! Vincere ! Vincere ! » Mais force est de reconnaître qu’il annonce ce cruel revers beaucoup plus franchement que la presse ou la radio de Vichy.

Amphoux constatait, ainsi que je faisais moi-même, ces derniers jours, la quantité de plus en plus grande de soldats allemands en état d’ébriété flagrante. Il dit que, dans les restaurants et les hôtels, leur tenue se relâche et que leur familiarité avec des Arabes suspects qu’ils entraînent à boire et cherchent ensuite à introduire et à garder la nuit dans leur chambre, avait, à plusieurs reprises déjà, forcé le propriétaire de l’hôtel d’intervenir par crainte d’un trop gros scandale. « On dirait qu’ils cherchent à bien profiter de leur reste », dit Amphoux. Ils font main basse sur tout ce qu’ils peuvent trouver encore à acheter ; mais les rares magasins qui restent encore ouverts (un sur douze) sont à peu près vides déjà. N’empêche que l’on voit, à toute heure, s’en aller de lourds camions allemands chargés de caisses, dernières réserves alimentaires réquisitionnées. Tout porte à croire que nous allons vers la famine. L’on s’y attend, et que le pain même vienne bientôt à manquer. Devant chaque boutique où l’on vende encore occasionnellement quelque chose, ce sont des queues et des attentes interminables ; mais ceux qui portent n’importe quel uniforme militaire sont toujours aussitôt servis[9].

26 janvier.

L’on m’avait indiqué un établissement de bains, le seul encore ouvert. J’y suis allé ce matin ; mais les soldats, premiers servis, sont si nombreux que le patron m’a dit ne pouvoir accueillir les civils que le dimanche. Du reste, a-t-il ajouté, je vais devoir fermer l’établissement, faute de combustible. Le cabinet de toilette de l’avenue Roustan est glacé ; et, sans eau chaude, je ne puis, par crainte du rhume, me permettre les soins de propreté que par morceaux, échelonnant l’opération le long du jour.

Lu d’affilée les quatre Pièces Plaisantes de Shaw (en anglais). Prestigieuse habileté ; mais parfois la dose Sardou l’emporte trop sur la dose Ibsen. Que cela doit donc être amusant à jouer ! et à voir jouer par de bons acteurs !

28 janvier.

En conséquence de leurs revers, l’animosité entre les Italiens et les Allemands s’accentue. Des agents en civil protègent ceux que les soldats italiens molestent, et remettent au pas ces derniers qui aussitôt filent doux. Leurs « complexes d’infériorité » s’affirment en arrogance et jamais ils n’ont porté plus haut la tête que depuis qu’ils ont moins de raisons d’être fiers ; mais bridés par les Allemands, qu’ils détestent d’autant plus que ceux-ci leur font davantage sentir leur mépris. Les Allemands, en Libye, en Tripolitaine, étaient « motorisés » et leur armée à eux, Italiens, ne l’était pas. (N’empêche que, dans le recul, ils allaient toujours plus vite que nous, disent en riant les Allemands.) Leurs soldats sont moins payés, moins bien nourris que les soldats allemands ; moins bien nourris même (et ceci les indigne) que les prisonniers français. Les Allemands affectent de choyer leurs prisonniers, dans l’espoir d’amener nos soldats « dissidents » à se rendre. Leur propagande est fort bien dirigée, encore qu’un peu grossièrement parfois. Somme toute, ils marquent partout une supériorité de surface incontestable.


Hier, rentrant à la nuit tombée de l’hôpital où Ragu m’a soigné avec un dévouement habile, affectueux, parfait (injection intraveineuse de « bromical », pour tenter de mettre fin au prurit qui, depuis quelques jours, était devenu intolérable), je me suis brutalement étalé dans la boue ignoble qui lubrifie le sol, dont on ne peut voir les inégalités, les rues n’étant pas éclairées. Un instant j’ai pu craindre de m’être cassé le fémur, puis, pas un des nombreux passants n’ayant fait mine de me porter secours, je me suis relevé tout rajeuni. Pour vous fouetter le sang, rien de tel qu’une semblable mésaventure. J’ai bien plus souffert de l’indifférence des gens que de ma chute.


Je lis avec amusement, dans le Rasselas de Johnson (1759) : « I have been long of opinion, that, instead of the tardy conveyance of ships and chariots, man might use the swifter migration of wings ; that the fields of air are open to knowledge, and that only ignorance and idleness need crawl upon the ground » ; et un peu plus loin : « If men were all virtuous I should with great alacrity teach them all to fly. But what would be the security of the good, if the bad could at pleasure invade them from the sky ? »

29 janvier.

Quand, au quitté de ma rhétorique, je commençai de sortir et de fréquenter quelques salons, j’eus vite fait de comprendre que ce qui s’y laisse surtout désirer, c’est une oreille, chacun restant beaucoup plus attentif à ce qu’il dit lui-même qu’à ce que disent les autres. Rien ne flatte les gens davantage que l’intérêt que l’on prend, ou semble prendre, à leurs propos. Je soignais peu les miens, en conséquence, n’attachant prix qu’à l’écriture, et me piquai de devenir un parfait écouteur. (« Vous écoutez avec les yeux », me disait Wilde.) C’est ainsi que je me fis bien voir, tout en restant silencieux. Mais à présent, l’âge venu, c’est moi que l’on écoute ; or je sais si mal m’exprimer que je déçois aussitôt que j’ouvre la bouche. Tout ce qui me tient à cœur et m’importe reste loin en deçà de mes lèvres, comme hors d’atteinte, et je ne sors que des banalités, que des fadaises. Je ne vaux que devant le papier blanc.

Je prends de moins en moins plaisir à la conversation, à ce qu’on appelle « échanger des idées », sinon avec quelques rares intimes. Le plus souvent, je ne cherche qu’à flatter, pour plaire, tourmenté par le désir d’être aimé. Quelle faiblesse ! et combien j’admire ceux qui, comme Victor, ne se soucient en rien de cela ! Heureusement il n’en va pas de même dans mes écrits, où je passe outre et m’inquiète fort peu du « qu’en pensera-t-on ». Du moins ainsi faisais-je du temps que l’on pouvait encore écrire et publier librement. Si je m’étais comporté avec ma plume comme avec ma langue, mes écrits seraient sans valeur ; encore qu’ils eussent remporté sans doute un plus grand, et surtout un plus prompt succès.


Avenue de France, dans l’espoir d’un peu de tabac, des queues de cent quatorze obstinés devant un kiosque, de cent trois devant un autre. Je me suis amusé à les compter. (Au juger, j’aurais cru exagérer en supputant au-dessus de quatre-vingts.) Bientôt on pourra crever de faim avant de trouver quoi que ce soit de comestible à acheter dans n’importe quel magasin et à n’importe quel prix.


Je ne puis croire que l’art de demain se complaise dans le raffinement, la subtilité et la complication. Cette guerre aura sans doute pour effet d’arracher l’art au réalisme. Le reportage, qu’on exigera le plus documentaire possible, délivrera la littérature, de même que la photographie a pu délivrer la peinture, par une sorte de « catharsis ».

30 janvier.

Le haut commandement allemand exigerait le prompt rapatriement des débris italiens de l’armée de Rommel qui se replie en Tunisie. On affirme que les bons de réquisition sur Tunis accordés aux soldats (et, je crois, également aux civils italiens venus de Tripolitaine), ne sont valables que pour cinq jours.

Comment expliquer que les communiqués de la radio anglaise n’aient point fait mention du massacre d’avions allemands, il y a quatre jours, sur le terrain d’atterrissage d’El Aouina ? Le plus important, affirme-t-on, depuis le commencement de la guerre en Tunisie.


Ah ! que cette séparation de ceux que j’aime me paraît dure, certains jours ! Que cette attente est longue ! Puis-je même espérer de les revoir tous ? Si tant est que, par-delà cette traversée de la guerre, je sois moi-même encore en vie... Quels soins je prends pour me conserver à eux jusqu’à ce jour ! C’est ce qui, presque autant que la curiosité, me rattache encore à la vie. Vais-je durer assez pour voir le chapitre suivant ? Et comment, dans quel état, vais-je retrouver ceux que j’ai perdus de vue si longtemps ? Comment auront-ils supporté cette épreuve ? Elle va se prolonger sans doute encore bien des mois. Et je pense que nous avons devant nous le pire, auprès de quoi ce que nous avons déjà supporté n’est rien.


Hugo écrit (Dieu) :

Jusqu’à ce qu’il s’en aille en cendre et se dissoude.

(Page 45, éd. Nelson.)

Je pense qu’il écrirait de même « dissoudent » pour la troisième personne du présent au pluriel ; mais je n’en ai pu trouver aucun exemple.

2 février.

J’avais demandé à Maurice Blanc de m’envoyer des épreuves de ce livre dont il avait le texte complet et qui, en principe, devait paraître en Suisse quatre mois avant l’édition française. Devant l’interruption des communications postales, Blanc aura-t-il osé passer outre ? Je le souhaite. Ce texte à lui confié contient un dernier « interview imaginaire » que je n’ai point donné à Gallimard et qui m’importe très particulièrement. C’est là que ma ratiocination aboutit ; là que se repose ma confiance. Elle n’a pas chancelé, pas bougé, depuis ce jour où, faisant le point, j’ai tenté de formuler ma croyance. Cette sorte de profession de foi, je l’ai comme cachée dans cette édition tirée à petit nombre, non certes pour la mettre sous le boisseau, mais comptant que, si tant est qu’elle vaille d’être prise en considération, certains esprits sauront la remarquer et, se sachant gré de leur découverte, tiendront à mettre ces pages en valeur beaucoup mieux que je n’aurais su faire en les exposant aux regards[10]. D’autres considérations, au surplus, me dissuadaient de les faire paraître aussitôt en France, où tout ce qui n’est pas conforme et reconnu d’utilité publique paraît suspect, et où, pour un long temps, je le crois, il ne sera plus permis de penser librement, ou du moins d’exprimer librement sa pensée.

3 février.

Hier, nous avons été de nouveau privés d’électricité. Amphoux voudrait me persuader que c’est pour empêcher d’entendre les communiqués anglo-américains ; de sorte qu’on s’attend à quelques formidables nouvelles, le soir, lorsque après un souper morne à la chandelle, l’électricité enfin recouvrée nous permet d’entendre l’émission de 21 heures et quart. Mais, non : simplement l’entrevue Churchill-Inonu à Ankara, que la rumeur publique annonçait déjà ce matin.

Joie de reconnaître l’amicale voix de Julien Green dans le message de l’Amérique. Puis, ensuite, c’est l’étalage coutumier des préparatifs, le nombre des nouveaux navires lancés, leur tonnage, la supériorité bientôt écrasante de la flotte et des armements américains sur ceux de l’Axe... Après quoi le moindre revers devra paraître honteux, et la victoire, un triomphe du plus grand nombre et de la matière. Les Américains, répète-t-on, ne se décideront au combat qu’assurés d’être au moins dix contre un. Il n’y a pas là de quoi se vanter ; et certains, qui pourtant souhaitent de tout leur cœur la ruine de l’Axe, déplorent cette ostentation. La force matérielle change de mains, mais c’est elle qui est appelée de nouveau à triompher de la valeur humaine, à s’imposer. Il ne se peut autrement, dira-t-on, et cela seul importe : mettre cette force au service de l’esprit... L’esprit, dans ce cas, se trouvera bien d’être du même côté que les intérêts matériels. Je crains que, de toute manière et quoi qu’il advienne, ce ne soit lui, l’esprit, qui demeure, en fin de compte, le grand vaincu de toute l’affaire.


La radio de Londres parle de deux navires coulés dans le port de Tunis et de docks incendiés par le bombardement d’avant-hier. En vérité, aucun navire n’a été touché et ce bombardement inefficace n’a mis le feu qu’à un vieux baraquement sans emploi. En revanche, nulle mention de dix cargos naufragés en rade de Bizerte, non plus que du saccage d’avions à El Aouina. Comment ne pas devenir sceptique au sujet de tout le reste de ce qu’ils racontent ?


J’achève le Rasselas de Johnson, dont l’intérêt languit vite et s’épuise bien avant la fin. Le volume de prix scolaire qui le contient (édité à Londres en 1847) donne ensuite le Bélisaire de Marmontel et Paul et Virginie, sans mention aucune des auteurs, sans même indiquer que ces deux œuvres sont traduites du français.


J’admirais, dans Dieu :

Sur la biche aux yeux bleus, le léopard s’allonge.

Les « yeux bleus » de la biche !.. Quelle hardiesse ! pensais-je. Mais voici que je découvre, dans l’Art d’être grand-père : « ...l’antilope à la prunelle bleue ». C’est à douter si Hugo n’a pas tout simplement mal observé ; ce que j’admets difficilement, car, sans être précisément un observateur, au sens naturaliste du mot, il devient, dès que son attention s’éveille et que le visionnaire cède au témoin, un enregistreur incomparable. Je préfère croire qu’il use du mot « bleu » comme Baudelaire dans la Chevelure : « cheveux bleus », et je reconnais que l’œil sombre des cervidés a des reflets vaguement azurés ; au surplus, ce mot « bleu » évoque des idées de douceur et de pureté fort seyantes pour la victime.


Parfois je crois que je ne pourrai pas supporter plus longtemps d’être assis, aux repas du matin et du soir, à côté d’un garçon buté qui semble n’avoir d’autre souci que de rendre flagrant son mépris. Puis je me persuade qu’il ne faut voir là qu’un effet de sa goujaterie naturelle et que je suis fou de m’en affecter.

4 février.

Le 2 février s’achève l’écrasement de l’armée allemande à Stalingrad, après une héroïque et vaine résistance. Quelles purent être les souffrances de ces soldats sacrifiés, n’ayant même plus cet espoir que leur mort puisse aider la victoire ? Qu’ont-ils pu penser de l’hitlérisme et de Hitler, durant leur agonie ? Mais qu’est-ce qu’en pense Hitler lui-même ?

Il descend, réveillé, l’autre côté du rêve.


En attendant la radio française de Londres, chez Amphoux, notre très obligeant voisin, nous essayons les émissions musicales de différents postes. Après un Allegro de Haydn, d’intérêt quelque peu languissant, Amphoux s’écrie : « Ce n’est pas une de ses meilleures pages. » Déjà l’autre soir, lorsqu’il me faisait entendre en disque Nuages de Debussy, il m’avait dit : « Vous verrez, c’est une fort belle page. » Ce mot « page », ainsi employé, me paraît caractéristique d’une culture en frottis.


Je relève, dans les conversations rapportées par Boswell (en date du 9 avril 1778) ce propos d’un certain Harris (?) :

I think heroic poetry is best in blank verse ; yet it appears that rhyme is essential to english poetry, from our deficiency in metrical quantities.


Boswell est incontestablement supérieur à Eckermann. Dommage que Johnson reste à ce point inférieur à Gœthe. Sa sagesse est admirablement représentative de celle de son époque, mais ne s’élève jamais au-dessus. Il a des boutades et des reparties très savoureuses, mais c’est sans réel profit qu’on l’écoute et l’on sent constamment les limites de son génie. Bridé du reste par le credo auquel il se rattache sans cesse ; mais l’on doute si, sans cette bride, il eût su s’aventurer très loin. Il reste littérateur à travers tout, et on lui en sait gré. Sa langue est riche, imagée, consistante, nombreuse et comme succulente ; celle de Swift, auprès, paraît décharnée. N’importe : si Johnson semblait dominer son époque, c’était, je pense, surtout par sa masse. Il écrasait.

6 février.

Mes rêves sont souvent auditifs, autant que visuels ; mais il m’arrive aussi de rêver que je lis des phrases ; elles se forment en mon esprit comme à mon insu, semble-t-il, puisque j’ai l’impression de les découvrir ; elles me surprennent. Quelle curieuse comédie l’on se joue ainsi à soi-même, fournissant la matière à surprise, et tout de même aussi l’étonnement. Je me souviens d’avoir noté déjà quelques exemples de cela : on est à la fois « de mèche » et dupe. J’admire aussi combien les propos rêvés vont dans le sens des personnages qui les tiennent ; personnages souvent beaucoup plus ressemblants par ce qu’ils disent et par le ton de leur voix, que par leur apparence extérieure, souvent vague et flottante ; de sorte que, parfois, ce n’est qu’à ces propos tenus par eux que je les reconnais. D’abord je ne sais pas quel est ce compagnon qui marche à mon côté ; et tout à coup, l’entendant parler, je dois penser : mais c’est Marcel ! Et, le regardant mieux, je me dis : comme il a changé ! À le voir, je ne l’aurais jamais reconnu ; mais, à l’entendre, je sais, à n’en pouvoir douter, que c’est lui.

Où donc me promenais-je avec Marcel ? C’était au bord de la mer, parmi des rochers battus par les embruns. « Devant la mer, me dit Marcel, on ne peut penser à rien. — C’est ce qui permettait à Hugo de faire des vers », ripostai-je.

7 février.

Un gros rhume m’abrutit depuis le début de ce mois. En outre, le prurit, dont n’arrivent pas à triompher les injections de bromical, me tourmente toutes les nuits. Malgré quoi, je me sens en assez bonne humeur de travail, que j’occupe à la préface de mon Anthologie ; mais j’en suis trop souvent distrait et, au surplus, me fatigue vite. Ce que j’eusse écrit naguère en une matinée, me retient huit jours. N’importe ; j’ai grand besoin de ce semblant d’activité pour me rattacher à la vie ; et c’est aussi pourquoi je me cramponne à ce Journal.

Victor se montre plus affable depuis quelques jours, et il lui arrive même, en me parlant, de me sourire ; comme s’il s’oubliait. Il a été jusqu’à m’inviter à venir voir la grande carte de Russie qu’il a épinglée sur un mur de sa chambre et sur laquelle il marque, avec de petits drapeaux, les admirables progrès des Russes. (Ce matin, nous plantons un de ces drapeaux sur Azov.) Il jubilait, hier, pour avoir découvert, dans la bibliothèque de son père, un petit livre sur le Problème Social, dont un de ses oncles ou cousins est l’auteur. Il n’en fallait pas davantage pour permettre à Victor de voir en lui un « communiste » ; et de brandir ce livre devant sa grand-mère horrifiée. Celle-ci déclarait aussitôt qu’il fallait considérer cette œuvre comme un péché de jeunesse, dont E. S. avait vite fait de se repentir. Mais non ; le livre est de 1923. Le peu que j’en ai pu lire m’a d’abord paru excellent ; et, comme je le déclare à Chacha, celle-ci faisant bien vite ce que Victor appelle « un rétablissement sur les gencives », affirme qu’elle n’en a jamais douté, car « tous ses neveux S. sont des hommes remarquables ». Hélas ! ce petit livre, assez bien parti, plein des plus généreuses utopies, ne supporte pas longtemps l’examen.

8 février.

Jours d’attente et d’impatience. Je me refuse à partager cette assurance que les communiqués de Londres et d’Amérique s’efforcent de propager et sur laquelle il semble que les armées anglo-américaines se reposent. Ces positions en Tunisie, qu’elles eussent pu enlever aisément par surprise, semble-t-il, elles ont laissé aux Allemands tout le temps de les fortifier, et de jour en jour la moindre avance se fait plus difficile et coûteuse. On tâche de se persuader que ces atermoiements sont voulus, qu’ils font partie d’un plan savamment élaboré de concert avec les Soviets, pour maintenir d’importantes forces allemandes loin du front russe, où l’armée rouge fait merveille ; ou plus simplement que les provisions américaines et les renforts n’étaient pas encore jugés suffisants... tout, plutôt que de reconnaître dans cette stagnation, impéritie, défaut de mordant, apathie. Cependant le découragement des Allemands est manifeste, et leur rancune contre les Italiens grandit. La devanture de la librairie italienne qui, ces jours derniers, exposait des photographies du roi, de la reine, du prince de Piémont et du Duce, a été défoncée, hier, d’un coup de brique. Par qui ? Par des Allemands ? On croit plutôt par des Italiens antifascistes. Le nombre de ceux-ci augmente, tandis que décroît, chez les partisans, la confiance en un triomphe de l’Axe. Dès que l’on commence à se dire que la partie pourrait être perdue, on voudrait ne l’avoir pas engagée ; on sent aussi qu’il est trop tard à présent pour s’en retirer. Rien à faire : ils devront boire l’amer calice et le vider jusqu’à la lie.

Ce matin, la radio annonce la reprise de Koursk. On se bat dans les faubourgs de Rostov.


Lu sans grand plaisir She stoops to conquer[11], fort inférieur au Vicar of Wakefield, dont la seconde lecture m’avait encore plus ravi que la première.

Boswell devient de plus en plus intéressant, tandis qu’il se dégage de son idolâtrie, qu’il ose plus souvent tenir tête à Johnson et remarquer les petits côtés de son dieu, par où celui-ci pourtant s’humanise.

9 février.

Non, je ne suis pas superstitieux ; mais je recherche volontiers ce qui passe pour néfaste ; un peu par défi (du moins au début) et par amusement de penser que ce qui porte malheur aux soumis doit être favorable aux rebelles. Ainsi ne manqué-je jamais l’occasion de passer sous une échelle, de voyager un vendredi, ou de prendre appui sur un treize. Sans du tout croire à la vertu mystique des chiffres, je compte toujours et sans cesse (ce qui est très fatigant parfois) et les marches d’un escalier, du moins celles entre deux paliers, et le nombre de tours de clef pour remonter ma montre, de manivelle, ici, pour baisser ou lever les volets de ma chambre. Les chiffres 7, 13, 21 et 43 sont mes préférés et que j’ai adoptés, depuis nombre d’années, pour les quelques exercices d’assouplissement auxquels je m’astreins de temps à autre. Mais se passe ceci de curieux et que seule la psychanalyse pourrait sans doute expliquer : il m’arrive de me tromper entre 16 et 18, de douter si je n’ai pas sauté le 17, de ne plus savoir précisément où j’en suis ; et je ne trébuche jamais que sur ce chiffre, mais sur celui-ci je trébuche souvent.

Je ne crois pas du tout à la guigne et crois que c’est s’en préserver que de se refuser à y croire. En général, j’estime qu’il n’y a pas de situation si désespérée que ne puisse en tirer profit l’âme ingénieuse et vaillante ; mais ceci sur un plan et dans un domaine où Hitler et la force armée ne peuvent rien.

10 février.

Triste besoin d’injurier, de ravilir son adversaire ; besoin commun également aux deux partis et qui fait que j’écoute parfois si péniblement les émissions de la radio, tant celles de Londres et de l’Amérique que de Berlin ou de Paris-Vichy. Eh quoi ! pensez-vous vraiment que toute l’intelligence, la noblesse de cœur et la bonne foi soient seulement de votre côté ? N’y a-t-il en face de vous que vils intérêts et sottise ? Ou peut-être me direz-vous qu’il est bon d’en persuader le peuple qui, sinon, prêterait moins cœur au combat ? Il importe de convaincre le soldat que ceux qu’on l’invite à massacrer sont des bandits qui ne méritent pas de vivre ; d’autres braves et honnêtes gars comme lui, devant que de les tuer, le fusil lui tomberait des mains. Il s’agit d’activer la haine, et l’on souffle sur les passions pour les amener à incandescence. Pour combattre des brutes, il faut des brutes ; et l’on abrutit.

La reconnaissance des qualités et des vertus de l’ennemi a, de tout temps, été mon faible, et qui risque de me faire passer pour traître par les partisans de l’un et de l’autre bord. C’est bien aussi pourquoi je me tairais aujourd’hui, même s’il m’était donné licence de parler. Aujourd’hui, il n’y en a que pour le mensonge, et l’on ne prête oreille qu’à lui. Et tout ce que j’en dis est absurde...

11 février.

...car il ne s’agit pas ici des quelques braves gens que je pourrais trouver dans le parti, ou la patrie, d’en face ; mais bien des principes et de l’éthique qui les animent, qui s’asseyent sur ma tête et sur ma poitrine, qui m’empêchent de respirer, de penser, d’aimer, qui me suppriment. C’est contre cela, non contre eux que je proteste et me débats.

12 février.

Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.

Défions-nous du sort, et prenons garde à nous

Après le gain d’une bataille.

(Les deux coqs.)

L’art de La Fontaine est de dire légèrement et comme en se jouant cette accablante vérité que Nietzsche, en 1870, étale avec une pathétique éloquence, et dont nous avons si mal tenu compte en 1918. Que la fortune de nouveau vienne à nous sourire, demain nous n’en serons pas plus sages. On ne se corrige pas de défauts, que d’abord on ne consente à reconnaître.

13 février.

Il y a, et il y aura toujours, en France (sinon sous la pressante menace d’un danger commun) division et partis ; c’est-à-dire dialogue. Grâce à quoi, le bel équilibre de notre culture : équilibre dans la diversité. Toujours, en regard d’un Pascal, un Montaigne ; et, de nos jours, en face d’un Claudel, un Valéry. Parfois c’est une des deux voix qui l’emporte, en force et en magnificence. Mais malheur aux temps où l’autre serait réduite au silence ! Le libre esprit a cette supériorité de ne souhaiter point garder seul la parole.

Je me sens issu de la culture française ; m’y rattache de toutes les forces de mon cœur et de mon esprit. Je ne puis m’écarter de cette culture qu’en me perdant de vue et qu’en cessant de me sentir moi-même ; mais je crois que l’idée de patrie, dont on fait si grand abus en temps de guerre (où elle devient indispensable pour entraîner les hommes au combat et les rassembler sous un même drapeau), je crois que, cette idée, il est difficile de l’ancrer solidement dans le cœur de l’immense majorité des incultes ; sinon par une simplification mensongère. Les intérêts mystiques leur échappent, ou leur restent à peu près indifférents. Il s’agit de grouper en un faisceau les intérêts particuliers, autour d’une entité : la France ; autour d’un tronc, ce ne peut être qu’en l’ébranchant.

14 février.

Dans l’appendice au livre de Demolins sur la Supériorité des Anglo-Saxons, parmi quelques jugements critiques, je relève ceci, de Jules Lemaître : « La cause du mal chez les Français est le manque d’initiative individuelle ; tandis que, chez les Anglo-Saxons, chacun compte sur soi-même. » Oui, c’est le résultat de leur formation protestante ; et Jules Lemaître engage ici le procès, non tant de la France que du catholicisme. Mais allez donc essayer de faire entendre cela aujourd’hui.

Aujourd’hui, pour se guérir de ce mal, on « reprend du poil de la bête » — dans le premier et pire sens de ce dicton.

15 février.

Beaucoup souffert du froid, ces derniers jours ; non tant dehors que dans cet appartement même ; ma chambre, et le cabinet de toilette que je partage avec Victor, sont glacés ; de sorte que je ne parviens pas à me débarrasser de mon rhume. Ce climat tunisien est perfide : on grelotte sitôt que le soleil vous quitte, et, au soleil, on a trop chaud ; on ne sait comment se vêtir et, vingt fois le jour, j’enlève ou remets mon sweater.

Rien à dire des événements. Je m’astreins à écrire chaque jour quelques lignes dans ce carnet, par exercice spirituel ; éprouvant, comme pour la prière, qu’elle n’est jamais plus utile qu’en temps de sécheresse de cœur.

Avant-hier, l’exquise Mme Sparrow m’avait invité avec les Ragu autour d’une pièce de porc providentielle. Après ce festin inespéré le Dr Ragu soutint très brillamment cette thèse déconcertante, qu’il étayait des meilleurs arguments : Hitler, sans réelle valeur personnelle, ne serait qu’un jouet entre les mains d’un savant état-major ; toutes ses décisions seraient dictées ; mais ce concile aurait besoin de lui comme d’une idole à brandir pour rassembler l’enthousiasme et le dévouement populaires, lui seul sachant parler au peuple et l’émouvoir. N’empêche que, ces derniers temps, vu les revers, le concile l’aurait empêché de parler. Son silence, de même que ses précédents discours, serait dicté, imposé.

Il se peut que ceci soit devenu vrai, et j’admets volontiers qu’au Führer du début, tel que nous le peignait Rauschning, ait succédé ce second Hitler, victime de lui-même et de ses décisions imprudentes, captif enfin de ses propres résolutions inconsidérées, ne pouvant plus se dégager de leurs sinistres conséquences et forcé d’écouter des conseillers, de se soumettre à de plus compétents que lui, de filer doux. Il y a là, pour un Shakespeare de demain, matière à un drame admirable.

N’empêche que la radio anglaise chante victoire un peu trop vite. Il y a là présomption imprudente et que les faits pourraient bien ne pas accompagner de si tôt. Cette jactance, si non suivie de victoire, ou si seulement celle-ci tarde trop, pourra paraître assez ridicule. Les mots substitués aux faits, ce travers ne serait donc pas le monopole de la France.

16 février.

Sans doute Victor tient-il pour simagrées vaines et hypocrites toutes manifestations de cordialité, d’aménité, de bienveillance ; sentiments qu’il est, je crois bien, incapable d’éprouver et qui, dès lors, lui paraissent de pure affectation chez autrui. S’il ne dit ni bonjour ni bonsoir, c’est qu’il n’éprouve aucun désir que, réciproquement, on le lui souhaite, ne vivant que pour lui et ne s’inquiétant des autres que dans la mesure où ces autres peuvent le servir. Il ne fait rien pour se rendre agréable et je l’admire en ceci que, dans sa goujaterie même, il reste parfaitement naturel.

Chaque soir, après souper, je m’étends sur mon lit pour tâcher de lire ; le chat vient s’installer sur mes pieds gelés qu’il réchauffe. Puis Victor frappe à ma porte, entre brusquement : « Je viens prendre mon chat. » Et comme, hier, je me hasarde à lui dire : « Je t’en prie, laisse-le-moi quelques instants encore. Je te le renverrai tout à l’heure. — Non ! » dit Victor, et de s’emparer du chat qu’il emmène de vive force, sans un mot d’excuse et sans me dire adieu. C’est son chat.

Puis certains jours, à table, on ne sait pourquoi, suivant son humeur, il se désenfrogne, vous parle comme si de rien n’était. On sent qu’il ne vous garde pas rancune de ses insolences.

Chacha. — Tu as été au cinéma?

Victor. — Oui.

Chacha. — Tu t’es bien amusé ?

Victor. — Qu’est-ce que ça peut te faire ?

Alors la grand-mère se rebiffe, et moi, pour couper les chiens :

— Qu’est-ce qu’on donnait ?

Victor. — Je n’en sais rien. Je n’y ai pas été.

Chacha. — Alors pourquoi m’as-tu dit que...

Victor. — Pour que tu me fiches la paix.


Les Russes ont pris Rostov. (Radio-Vichy trouve plus élégant d’annoncer : Les Allemands ont évacué Rostov.) On sait cela depuis hier soir ; mais le journal de Tunis d’aujourd’hui 15 n’en parle pas. Dans les nouvelles du front russe (sous le titre général : « la croisade anti-bolchevique ») il ne parle que du « ralentissement de la pression soviétique en certains secteurs, notamment dans le Caucase occidental et sur le cours inférieur du Donetz » ; puis transmet une « dépêche de Berlin » relatant les effroyables pertes russes en matériel de guerre, qui se termine ainsi : « Quant aux pertes bolcheviques en hommes, le 13 février, dans ce secteur, elles ont été de l’ordre de mille, alors que les Allemands ne perdaient que onze hommes en tout et pour tout » ! !

Au cours d’un article sur la « Situation militaire », un rédacteur de Tunis-Journal cite le correspondant du D. N. B. berlinois : « Au cours d’une offensive d’hiver, il faut toujours laisser attaquer l’ennemi » ; et le chroniqueur ajoute : « C’est l’évidence même, » non peut-être sans ironie.

17 février.

Supériorité numérique, supériorité d’armements et dans une proportion écrasante ; les Anglo-Américains ont cela et s’en targuent. Ils l’ont proclamé sur tous les tons et semblent se reposer là-dessus ; leur inactivité va laisser aux Russes tous les honneurs de la victoire et Staline commence à faire valoir ceci : qu’il a vaincu tout seul. Les communiqués de Londres insistent à présent sur les difficultés de la partie (en Tunisie) remise de jour en jour et qui sera forcément, disent-ils, très coûteuse. Sera-ce pour exagérer demain les mérites d’une victoire, ou pour pallier la honte d’une défaite ? Qui persuaderont-ils que la partie était plus facile à jouer sur le front russe ?

Je ne puis partager la confiance de certains qui croient que les Allemands vont se retirer de Tunis sans combattre, que la résistance se dressera en deçà ou au-delà de cette ville qu’on dit indéfendable et que Bizerte et non Tunis sera l’enjeu des durs combats que l’on prévoit. Je m’attends à des épreuves bien pires et auprès desquelles celles d’hier ne paraîtront « qu’un faible essai ». Il n’est même pas dit que nous sortirons vivants de cet enfer que je prévois, et les jours de demi-bonheur que nous vivons encore sont peut-être les derniers.

J’ai repris les Odes de Keats. Une demi-heure m’a suffi pour me les remettre parfaitement en mémoire, (du moins celle du Rossignol et celle de l’Automne). Je crois que, de même, si je me rattelais à l’étude du piano, je n’aurais guère de peine à rapprendre la presque totalité des Études de Chopin, les quelques Préludes et Fugues de Bach que je savais par cœur, etc. ; mais je ne puis consentir à sacrifier le temps qu’il faudrait à mes doigts pour recouvrer un semblant d’agilité. De plus, la conscience d’être écouté m’est devenue insupportable. Si je pouvais étudier sans être entendu de personne, et sur un bon piano, je crois que je m’y remettrais pourtant ; et j’y donnerais aussitôt bien des heures... L’âpreté de mon étude, naguère, venait de ceci : désapprobation des virtuoses qui jouent de manière à se faire valoir eux-mêmes aux dépens du maître qu’ils interprètent. Or je ne puis plus du tout, aujourd’hui, prétendre à les surpasser. Je ne remporterais de mon étude d’aujourd’hui qu’une trop imparfaite jouissance ; mieux vaut conserver intact le regret de ce paradis perdu.

18 février.

J’ai achevé hier soir le Boswell. Ces treize cents pages se lisent sans presque aucun moment de fatigue ou d’ennui. À quel point cette robuste intelligence de Johnson est ankylosée ou freinée par ses convictions religieuses et sa crainte perpétuelle de les déborder, c’est ce que Boswell reconnaît implicitement lui-même, bien que partageant ses convictions ; et que par elles « he has perhaps, at an early period, narrowed his mind somewhat too much, both as to religion and politics ». Et ce n’est pas un des moindres intérêts de ce livre que de nous permettre d’assister au rétrécissement volontaire de cette belle libre pensée. « He was prone to superstition, but not to credulity », dit excellemment Boswell. C’est par là que son livre est le plus instructif, malgré lui : nous voyons, exemplairement, comment un vigoureux esprit peut rester empêtré dans le dogme.

Même dédain que chez Gœthe, même incuriosité pour les problèmes touchant les origines. Non plus que Gœthe, Johnson n’entrevoit l’instruction qui se puisse tirer de l’étude des populations primitives. « One set of savages is like another », déclare Johnson (15 juin 1784), et il détourne aussitôt son regard. L’œuf que couveront plus tard les ethnologues n’était pas encore pondu ; toute interrogation à ce sujet paraissait vaine et sans profit.

19 février.

Je sors de bonne heure ce matin pour me procurer un kilo de « crème de dattes » ; on n’en cède pas plus à la fois. Le confiseur de la rue Amilcar, qui la vend, n’ouvre sa porte qu’à huit heures. Il est sept heures et demie et déjà s’étend sur le trottoir une telle queue (près de deux cents clients) que j’y renonce : trop de temps s’y perdrait que je peux donner au travail. Je cède la place à la très obligeante Mme de S. qui m’a rejoint, et cours me replonger dans la préface à mon Anthologie.

20 février.

Les Alliés se laissent dessaisir de Gafsa, reculent au-delà de Sbeitla, n’ont pu couper la retraite de Rommel qui maintenant a rejoint le gros des forces allemandes. Le couvercle devient plus pesant et l’on doute si nous connaîtrons d’ici longtemps la délivrance. À Tunis même, on arrête ceux qui la souhaitent, ceux qui sont suspects de la souhaiter. On ne peut les arrêter tous, et l’on se demande ce qui motive tel ou tel choix. Cependant la population arabe, dit-on, commence à déchanter, à se retourner contre ceux qu’elle fêtait d’abord, à regretter la protection française, depuis que la domination allemande étrangle et vide à ce point le marché, que les vivres se font plus rares, que les prix augmentent, que la farine même est comptée. Le mécontentement grandit et l’on signale, de-ci de-là, des altercations dans les rues ; le plus souvent du reste c’est entre soldats allemands et italiens qu’elles ont lieu. Malheureusement notre poste de radio est détraqué et c’est chez notre aimable voisin, M. Amphoux, que je dois aller quêter les nouvelles.

Je pensais ne plus pouvoir supporter la mauvaise humeur et les insolences de Victor ; déjà j’avais été au Tunisia-Palace pour tâcher de m’y assurer un nouveau gîte, lorsque, aujourd’hui, le charmant Patri, professeur de philo, est venu fort aimablement offrir de m’héberger. Mais entre temps, Chacha faisait irruption dans ma chambre, ayant eu vent, je ne sais comment, de mes intentions de départ, épouvantée à l’idée de devoir demeurer seule avec son terrible petit-fils : « Je vous en prie, monsieur Gide, ne partez pas, ne m’abandonnez pas ! Qu’est-ce que je deviendrais ? Je m’en irais aussi. D’ailleurs Jeanne a déclaré hier à Victor que, si vous nous quittez, elle cesserait de nous servir et qu’on le confierait alors à son grand-père. L’appartement vidé serait occupé par des Allemands qui mettraient tout au pillage... Etc. » Je me suis laissé attendrir et j’ai promis de patienter encore. Parfois, mais pas toujours, je maudis la fichue idée que j’ai eue de venir ici ; je songe alors avec angoisse à ceux que j’ai laissés en France et que je ne retrouverai peut-être pas ; je m’inquiète de cette obscurité grandissante qui les enveloppe, qui les cache, qui nous étouffe... Mais parfois aussi je me félicite de me trouver en un point où se joue, ou va se jouer, une partie peut-être décisive...


L’armée américaine s’est repliée, a fui en déroute, abandonnant chars, canons, munitions ; et non pas même devant les Allemands, mais devant les Italiens que les Allemands jetaient à ses trousses. Tant tués que blessés, prisonniers, égaillés, vingt-cinq mille hommes manqueraient à l’appel, dit la radio américaine, qui ne dissimule pas le désastre. Je n’ai pu l’entendre moi-même et n’en sais que ce qui m’est rapporté, ce matin, par V., voici du moins qui retiendra l’Amérique de nous juger trop sévèrement.

21 février.

Selon X., cette reculade américaine dans la région de Sbeitla n’aurait qu’une importance toute provisoire, étant donné la pression de la huitième armée dans le Sud. Puisse ce désastre local piquer au vif l’Amérique ! ajoute-t-il. Mon opinion personnelle est hésitante de plus en plus et flotte au gré des courants ; je parviens de moins en moins à l’affermir, dès qu’il ne s’agit plus de pensée pure, de psychologie, de littérature ou d’art. Sans doute Roosevelt s’est-il montré extraordinairement habile, en parvenant à former une aussi importante armée, avec l’assentiment de son peuple ; mais il n’a pu inculquer aux soldats de cette armée le sentiment de l’urgence, qui pousse les autres peuples au combat. Chacun de ses soldats lutte mollement, sensible à son confort, et fort peu convaincu par les raisons qu’on lui fournit d’avoir à défendre il ne sait trop quoi. Il ne se sent ni atteint dans aucun de ses intérêts vitaux, ni personnellement menacé. Il se prête à cette aventure, qui somme toute ne le concerne pas ; et devant le danger réel, se retire. Il en va tout autrement lorsque c’est sur son propre sol qu’on combat.

N’empêche que les renseignements que V. me donnait hier attendent confirmation. Le recul des Américains est certain ; mais leurs pertes semblent être monstrueusement exagérées. D’après Z., ce chiffre de 25.000, que V. me donnait hier, comprendrait leurs pertes totales depuis le commencement de la guerre, et sur tous les fronts. C’est lorsque les opinions ne sont pas mieux étayées et éclairées qu’elles tournent le plus facilement à la « conviction ». Ce sont les « ténèbres de la Foi », comme dit Fénelon, qui permettent les convictions religieuses.

22 février.

Mais V., à qui je soumets cette suggestion, maintient que ce chiffre de « twenty five thousands » est celui qui fut donné par la radio américaine annonçant la défaite de Tunisie et ne concerne que les disparus au cours de ce dernier engagement. Il reconnaît du reste que ce chiffre, qu’il est certain d’avoir entendu, n’a plus été redonné par la suite.


La relecture de mon Journal, depuis le premier janvier dernier, me laisse assez découragé. Tout ce que j’écrivais dans cet autre carnet que j’achevais hier de remplir me paraît inutile et médiocre ; je ne puis me féliciter de m’être contraint d’y écrire chaque jour. C’est par quoi ce dernier carnet diffère des précédents, que je n’ouvrais que par intermittences et lorsque l’esprit m’y poussait. Ce dernier carnet devenait pour moi la bouée où le naufragé se raccroche. L’on y sent cet effort quotidien pour se maintenir à flot.

23 février.

On lit, dans une note du Port-Royal de Sainte-Beuve (Livre III, chap. 7) : « Un moraliste fin l’a remarqué : citer quelquefois un mot de soi comme d’un autre, cela le fait plus valoir et réussit mieux. » Procédé dont il a lui-même souvent usé ; dont il use ici même sans doute lorsqu’il parle d’« un moraliste fin », qui n’est sans doute autre que lui.


Je ne puis secouer cette torpeur qui m’engourdit l’esprit et le rend incapable d’effort.

 

Il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps.

(Pascal. Esprit géométrique.)

24 février.

Nuit meilleure (la précédente, exécrable), coupée de pas trop nombreux réveils presque agréables, car ils me permettaient de prendre conscience des rêves qu’ils interrompaient. Dans chacun de ceux-ci, rôle important de la nourriture. Variations sur des thèmes de friandises. Rêvé de Valéry à cœur perdu ; et pas seulement de lui, mais aussi de Jenny et de Paule, et d’un quatrième enfant tout jeune encore, une petite fille d’une extraordinaire beauté sur laquelle il s’extasiait. Il tenait des propos admirables dont je me promettais de me souvenir, mais que j’ai maintenant oubliés ; et tous deux nous mangions des « ftaïrs » sucrés... Au réveil m’accueille cette atroce pensée : vit-il seulement encore ?


Victor, depuis six jours, ne m’adresse plus la parole. J’en viens à regretter le temps où il s’amenait toujours à table avec un livre, car alors son silence pouvait paraître moins outrageant. C’est bien ce qu’il a compris et que, ne lisant pas, il ferait mieux sentir et peser sur moi son insolence. Son comportement envers moi est, je le jurerais, dicté par le camarade Lévy, qui circule quotidiennement, ou presque, dans l’appartement, sans saluer personne ; qui lui inculque des principes de marxisme, l’entête dans son égoïsme et fournit des bases solides à sa goujaterie spontanée.

Je lis tour à tour les Provinciales, le Port-Royal de Sainte-Beuve (du moins les deux tomes qui concernent Pascal), Jude the obscure et les Décombres de Rebatet, que vient de me prêter Ragu. Pascal est pour le matin ; Hardy, pour la promenade (j’ai repris ce goût de mon enfance de lire en marchant ; que, du reste, je n’ai presque jamais quitté, mais qui n’a jamais été aussi vif). Le médiocre livre de Rebatet, pour n’importe quand.

25 février.

Avant vingt ans, tel se croit bien habile de découvrir que l’homme n’agit que par intérêt. Et naturellement il ne songe qu’aux intérêts les plus près du sol, les plus vils. Car s’il consentait à admettre que les chimères les plus désossées, aussi bien que les imaginations ou conceptions les plus sublimes, puissent parfois intéresser l’homme jusqu’à prendre le pas sur les intérêts vulgaires, nous serions peut-être près de nous entendre. Mais nous voici bien avancés, pour avoir reconnu que celui qui, par sentiment du devoir ou pour demeurer fidèle à un idéal, donne sa vie, c’est qu’il trouve plaisir dans son dévouement même et se satisfait dans son sacrifice. Car enfin, pour émouvoir l’homme, il faut bien quelque chose : désir, ou plaisir, ou besoin. Cela seul importe : qu’est-ce qui, pour toi, passe avant tout le reste ? Quant aux ressorts de l’amour-propre, La Rochefoucauld les a dénoncés de telle sorte qu’il n’y ait plus lieu d’y revenir ; mais tu ne l’as peut-être pas lu. L’Église elle-même est prête à reconnaître que « la volonté ne se porte jamais qu’à ce qui lui plaît le plus », ainsi qu’écrit Pascal (Prov., XVIIIe) et « On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands » (Lettre à Mlle de Roannez).

26 février.

Rien de plus déplaisant que ces « armes » des Périer, qu’adopte Pascal après le miracle de la Sainte-Épine (reproduit au dos du troisième tome du Port-Royal, Doyon édit.) : « d’azur à un œil au naturel enfermé dans une couronne d’épines d’or ». Les surréalistes n’ont rien inventé de mieux. Que penser d’une foi qui commande une telle aberration ? La hideur de ce produit suffirait à me mettre en garde ; Pascal peut être ensuite aussi grand qu’on voudra, il y a dans son esprit quelque chose de faussé, qui m’irrite ; et ce n’est pas sa foi qui me le fait aimer, mais son doute. L’éloquence des Provinciales (que je viens de relire d’un bout à l’autre) aboutit à l’absurdité ; en contradiction parfaite, au surplus, avec ce que son honnêteté première établissait au début, à propos de cette « Grâce suffisante qui ne suffit pas. » C’est alors qu’il était dans le vrai et que l’on ne pouvait pas ne pas le suivre. La Sainte-Épine vient tout fausser ; donner le croc-en-jambe à cette droite pensée, qui ne s’en relèvera pas. Écartons cela : Jam fœtet.

Vain effort pour rester dans l’orthodoxie, alors que cet effort même de l’esprit vous en chasse ; et pour prouver que l’on y reste, alors que l’honnêteté serait d’écouter et de reconnaître le « Non possumus... » Mais de là cette angoisse où, par la suite et jusqu’à la fin, Pascal se débat. C’est proprement là ce qui fait sa grandeur et qui donne à sa voix ce tremblement incomparable, ce pathétique d’une âme aux abois.

S’il eût mis son éloquence à combattre l’Église, au lieu de combattre les seuls Jésuites, que n’eût-il obtenu ! et pour le plus grand bien de la France. Que n’obtiendrait-il aujourd’hui ! et cela, fût-ce au nom même de l’Évangile.

27 février.

Victor prend ses aises aux dépens d’autrui. Voici qui le peint : aux cabinets, ce petit saligaud s’installe de travers et pousse sa crotte de côté, par crainte des éclaboussures. Encore heureux, ceux qui viennent ensuite, s’ils s’aperçoivent à temps que le siège est tout embrené ; à eux de le nettoyer ! Sa devise : Je ne gêne que les autres.

J’achève de relire Jude l’obscur en anglais, dont j’avais lu la traduction lorsqu’elle venait de paraître, c’est-à-dire tout jeune encore. Ce livre m’avait alors bouleversé. Aujourd’hui, je suis plein de réserves et réagis assez violemment contre lui. Il me paraît atroce, abominable ; au surplus inférieur à Tess et surtout aux Woodlanders, au Return of the Native et au Mayor of Casterbridge. C’est à ce dernier, je crois, que je donne la préférence, sur tous les romans de Hardy.

28 février.

Si considérables que soient les succès russes, je me persuade mal que l’Allemagne soit aussi abattue que se plaisent à le proclamer les postes anglo-américains. Que diront-ils si l’Axe reprend l’avantage au printemps ? ce qui ne me paraît nullement impossible.

J’achève le livre de Rebatet, lu à la galope. Ce qu’il dit de Maurras et de l’Action Française m’a surtout intéressé. Ce n’est pas bien écrire que de recourir toujours au mot le plus fort ; la passion s’émousse dans cet excès, du moins celle du lecteur. Si on laissait faire Rebatet, il ne resterait bientôt plus en France qu’une poignée de partisans forcenés menant la plèbe à coups de trique. Avec lui je ne me sens jamais moins à l’aise que lorsque je suis de son avis. Il semble imbu de ce principe formulé par Joseph de Maistre : « On n’a rien fait contre les opinions, tant qu’on n’a pas attaqué les personnes. »

C’est dans le Port-Royal de Sainte-Beuve que je relève cette citation. Tout ce qu’il dit de J. de Maistre et autour de lui est excellent, et d’une très saine écriture.

Ce que dit de J. de Maistre le comte de Saint-Priest (cité par Sainte-Beuve), pourrait aussi bien s’appliquer à Claudel : « ...Il n’écoutait jamais ; il parlait seul et quand on voulait lui répliquer, il avait la faculté de s’endormir incontinent ; mais il ne fallait pas trop s’y fier, car dès qu’on avait cessé, il se réveillait à l’instant et reprenait, comme si de rien n’était, le fil de son discours. »

3 mars.

Hier, un peu avant midi, un bombardement beaucoup plus intense qu’aucun de ceux du mois dernier. J’étais à l’hôpital civil lorsqu’il a commencé. Le Dr Ragu m’a mené sur la terrasse d’où l’on domine toute la ville, juste à temps pour voir s’élever de nombreux panaches de fumée. Si loin que nous fussions des explosions, on entendait le sifflement de la chute des bombes. Il soufflait un vent glacé qui m’a fait redescendre assez vite et j’ai pu voir arriver bientôt des voitures et des chars emplis de blessés. Les Arabes étaient aussitôt réexpédiés à l’hôpital Sadiki ; les Italiens, à l’hôpital italien ; les Français, seuls, retenus et dirigés vers des pavillons où, m’a dit ensuite Ragu, régnait une pagaïe effroyable. Je regrette de ne l’avoir pas accompagné dans sa tournée. Devant la grille de l’hôpital se pressait une foule de pauvres gens, à laquelle je me suis mêlé quelque temps, cherchant en vain quelque visage où poser volontiers le regard. Rien que des êtres tarés, déchus, disgraciés, misérables, laids à décourager la pitié. Une grande angoisse de deuil pesait sur cette triste humanité. Les gens attendaient là qu’on les laissât approcher des victimes ; ce qu’on ne pourra faire qu’après que les premiers soins auront été donnés à celles-ci. J’en ai vu certaines, portées sur des brancards, au sortir de la voiture d’ambulance, défigurées par de hideuses blessures, sans plus qu’une moitié de visage ; d’autres, exsangues, aux yeux fermés, peut-être déjà mortes...

Déjeuner à l’hôpital, puis redescendu en ville aussitôt après. Appris en rentrant avenue Roustan que tous les carreaux de ma chambre avaient sauté. À quelque trente mètres de la maison des R., une bombe a anéanti les bâtiments du Contrôle civil.

Plus d’électricité ; plus de gaz ; plus d’eau.

Je suis ressorti ; j’ai erré dans les quartiers atteints, voisins du nôtre. Trois bombes sont tombées dans la cour du lycée, en face de nos fenêtres. Aucune n’a éclaté ; fort heureusement, car les élèves étaient encore en classe. D’autres bombes, partout à l’entour, ont fait d’effroyables dégâts ; l’une a défoncé la chaussée de l’avenue Jules-Ferry (qui fait suite à l’avenue de France) devant le grand café, le plus important de la ville, devenu le « Wehrmacht Kaffee » ; toutes les glaces de sa façade ont sauté. Le grand cinéma voisin, réservé également aux Allemands, n’offre plus qu’un informe amas de décombres. Si seulement la salle eût été pleine... Mais non ; ces bombes n’ont fait que d’innocentes victimes parmi la population civile, n’ont atteint aucun but militaire ou intéressant en quoi que ce soit les opérations de la guerre, semble-t-il. La ligne de tir des avions est restée fort loin en deçà du port, où venaient d’entrer d’importants navires italiens, et il semble bien que ce fût la ville même qu’ils avaient l’intention d’attaquer ; en représailles, disent certains, des récents bombardements de la ville d’Alger.

L’aspect des maisons effondrées est hideux ; le mince revêtement s’est écaillé, qui donnait aux immeubles une assez décente apparence, laissant paraître tout ce que l’on s’efforçait de cacher : un misérable bâtis économique de matériaux inavouables. Les rues sont jonchées de débris de vitres et de plâtras. Dans les appartements éventrés, tout est flétri, souillé, terni. On soulève, en marchant, une épaisse poussière blanchâtre qui prend à la gorge et fait venir les larmes aux yeux. Le dégoût l’emporte sur l’horreur.

On apprend qu’au lycée de filles, trois professeurs femmes ont été tuées et un assez grand nombre blessées, mais les enfants qu’on avait eu le temps de faire descendre dans les caves n’ont pas été atteints.

Après un repas froid, à la chandelle, je me suis couché, n’y voyant pas assez pour lire. Jeanne, jugeant ma chambre inhabitable, avait fait mon lit sur un des deux divans du salon. À cinq heures du matin, alerte. Aux premières détonations, j’ai accompagné Victor et Chacha dans la cave. Celle-ci sert de dortoir à quantité de réfugiés qui ont étalé des matelas, la plupart à même le sol. J’entends quelqu’un près de moi dire : « Il faudra pourtant bien que ça finisse, ces bombardements ! » — Oui ; mais nous pourrions bien finir avant eux. Mourir enseveli sous des décombres, mourir par lente asphyxie, dans une promiscuité sordide, parmi des déjections de l’âme et du corps... Non ; je crois bien que je ne descendrai plus dans les sous-sols.

On parle de plus de deux cents malheureux, bloqués ainsi sous l’effondrement d’un immeuble, et que l’on craint de ne pouvoir secourir à temps ; non plus que ceux du Foyer du Combattant, dont on entendit, trois jours durant, les faiblissants appels. Il semble que les services de secours soient fort mal organisés et qu’aucune direction compétente ne préside à la coordination des efforts.

4 mars.

Gérard Boutelleau vient d’être arrêté sous une inculpation d’espionnage, de rapports clandestins avec les Anglo-Américains, d’émissions de messages secrets, etc., toutes choses dont il lui sera aisé de se disculper, je suppose. N’en restera pas moins bien fondée une accusation de tendances et d’opinions qui permettent de le considérer comme « indésirable ». C’est le mot dont se servait l’officier italien qui vint, très courtoisement d’ailleurs, me dit Hope Boutelleau, l’arrêter dans la nuit d’avant-hier. Comme Hope se refuse à se séparer de son mari, tous deux seront emmenés par avion, dans quelques jours, à destination d’Italie ; d’où je pense qu’il ne leur sera pas malaisé de regagner la France ; car aucune imputation sérieuse ne pourra être maintenue contre eux.


Lu d’affilée l’Affaire Lerouge, le Dossier 113 et le premier volume de Monsieur Lecoq, de Gaboriau. Le second volume me tombe des mains, car Gaboriau patauge dans une psychologie conventionnelle dès qu’il quitte son meilleur domaine : la recherche policière, où il se montre un extraordinaire pionnier, précurseur de tous les romans-détectives ; ceux de Conan Doyle ne sont que piquette auprès des siens. Bonne lecture pour chemin de fer ; mais les trains, de son temps, étaient plus lents que ceux d’aujourd’hui. À Cuverville, il y a quelque vingt ans, j’avais déjà lu le Crime d’Orcival, avec un vif étonnement.

5 mars.

J’avais confié à Hope Boutelleau, qui s’offrait à les dactylographier, deux cahiers de mon Journal. Le premier est tombé entre les mains de la police italienne. Je n’espère pas beaucoup le revoir ; mais du moins la dactylo qu’elle avait eu le temps d’en prendre. Le second, de beaucoup le plus important et non encore transcrit, qu’elle avait pu soustraire à la perquisition, Hope espère pouvoir me le rendre aujourd’hui ; mais je ne suis pas sans crainte que quelque Italien, alléché par le premier, ne cherche à s’en saisir. Je ne pense pas que la police y trouve de quoi m’inculper, non plus que dans le premier ; mais pour peu que quelque... amateur soit avisé de la valeur marchande de ces manuscrits...

Et reverrai-je jamais les papiers que j’ai laissés à Paris ? Je crois, j’espère qu’Arnold Naville a mis en lieu sûr la correspondance de Valéry, de Claudel et de Jammes. Je ne me consolerais pas que les lettres de Valéry fussent perdues. J’avais mis à part tout ce qui a trait à la mise en demeure de Claudel, au sujet des Caves du Vatican (lettres comminatoires de Claudel, horrifiées de Jammes, et le double de mes réponses) ; j’attache à ce très curieux dossier grande importance. Plus important encore, le manuscrit ayant trait à Em., où j’avais transcrit les pages non publiées de mon Journal et tout ce qui concerne cette partie suprême de ma vie, qui l’explique et l’éclaire. Laissé aussi sur ma table les cahiers confidentiels de Louqsor. (Je souhaite la publication de ces écrits ; mais seulement tirés à un petit nombre d’ex.) Et tous les documents relatifs au « berger... » Enfin tous les cahiers manuscrits qui firent matière de mon Journal et de mon Voyage au Congo (de ce dernier de nombreuses pages sont demeurées inédites). Plus quantité de feuilles volantes inédites.


Ce dernier bombardement de Tunis a donné des résultats si absurdes que l’on est en droit d’espérer que les Alliés, si toutefois on a pu les renseigner, vont s’en tenir là pour un temps. On ne compte qu’un pourcentage infime d’Allemands parmi les victimes. La « Maison Dorée », où les officiers supérieurs allemands venaient prendre leurs repas, était déserte encore ; de même la grande salle du Palmarium qui, à l’heure du spectacle, eût offert près de deux mille Allemands en holocauste, car cette salle leur était exclusivement réservée. La toiture vitrée de la salle s’est effondrée sur le vide. Une autre bombe, tout à côté, a atteint les dépôts de la Croix-Rouge, dont on espère pouvoir récupérer les trois quarts : médicaments et provisions alimentaires pour les prisonniers. Au moment des explosions, quantité de gens (plusieurs centaines, dit-on) s’étaient entassés dans les sous-sols du Palmarium ; comme par miracle ils ont été préservés, la bombe ayant éclaté au-dessus d’eux et la chute de la légère toiture vitrée n’ayant pas défoncé le plafond des caves. Je viens de visiter ces décombres, qui encadrent exactement le Tunisia-Palace, occupé plus qu’aux trois quarts par des officiers allemands. Mais à l’heure de l’attaque, l’hôtel était à peu près vide ; et du reste ses rares habitants en ont été quittes pour la peur.

6 mars.

Amphoux, après avoir marqué sur un plan de Tunis les points de chute des bombes, en vient à se demander si cet arrosage n’était pas destiné au port. Tirées de sept mille mètres d’altitude, ces bombes auraient été dérivées de leur objectif par le vent assez fort qui soufflait à ce moment. Il se peut. Le saccage inutile peut bien avoir été dû à une erreur de calcul : piètre consolation pour les victimes ! Les bombes n’étaient, dit-on, que de petites bombes de deux cents kilos. D’après les résultats obtenus ici, l’on imagine les effroyables ravages des bombes lancées sur Naples, Cologne, Wilhelmshafen ou Hambourg... lesquelles, disait la radio, étaient de deux ou même de quatre tonnes.

On vit dans une appréhension constante ; mais, à vrai dire, cela ne me change guère, car, même en temps normal, je ne cesse d’envisager la mort et ne souscris pas à ce que dit La Rochefoucauld que, non plus que le soleil, elle ne peut être regardée fixement.

7 mars.

Le carnet de Journal (janvier à mai 1942), que j’avais confié à Hope Boutelleau pour la dactylo, est tombé entre les mains de la police italienne lors de la perquisition à Sidi bou Saïd ; la police italienne l’a remis aussitôt aux autorités allemandes qui, me revient-il, se sont affectées de certains passages, en particulier de celui qui s’achève sur ces mots : « ...Il est vain de prétendre que, n’eussions-nous pas déclaré la guerre, l’Allemagne eût respecté la France qu’elle savait, mieux que nous ne le savions nous-mêmes, affaiblie, incapable de lui résister longtemps. » Hélas ! je n’avais pas attendu cette guerre pour penser ce qui me paraissait évident et que même la meilleure volonté de l’Allemagne n’eût pu empêcher. N’était-il pas inévitable qu’un peuple jeune, conscient de sa force et frémissant au souvenir d’une injuste défaite, lésé dans son orgueil par le plus maladroit des traités, privé par celui-ci d’une possibilité d’expansion coloniale, exutoire pour une prolificité trop à l’étroit dans ses frontières, que ce peuple cherchât bientôt, et sitôt restauré, à déborder sur des terres voisines mal défendues, insuffisamment peuplées par une nation vieillie, engourdie de confort, distraite et rêveuse ?... Oui, bien avant la guerre, la France puait la défaite à plein nez. Elle se défaisait déjà d’elle-même ; au point que ce qui pouvait peut-être la sauver, c’était, c’est peut-être ce désastre même où retremper ses énergies. Est-il chimérique d’espérer qu’elle sortira de ce cauchemar affermie ? Je la crois en train de se ressaisir.


Les travaux de déblaiement sont si mal dirigés que les malheureux bloqués dans une cave, rue d’Athènes, viennent d’être écrasés par la chute d’un mur qu’on a cru devoir faire sauter à la dynamite afin de les délivrer.


Les œufs sont à 96 fr. la douzaine. La viande se paie de 100 à 140 fr. le kilo ; les oranges 39 à 42 fr. le kilo. Jeanne nous servait hier un chou-fleur de 50 fr. On a droit à une boîte d’allumettes par mois ! Le pain est à 5 fr. 55 le kilo dont chacun a droit à 500 grammes tous les deux jours.


Chaque nuit, dormant sensiblement mieux depuis quelque temps (crataegus), malgré l’étirement du sommeil (insuffisante clarté de la bougie, qu’au surplus il faut économiser, d’où lecture impossible ; rien d’autre à faire que de se coucher dès huit heures), je fais des rêves de victuailles ; merveilleux. Hier, c’était une cuisse de poulet, rôtie à point, dorée, que je humais déjà. J’allais y porter la dent, quand un camion retentissant m’a réveillé.


« ...le rude et harcelant régime de la liberté », dit Sainte-Beuve, en note du XXe chapitre de son Port-Royal (sur Pascal), où il fait entendre habilement qu’il a, lui Sainte-Beuve, gardé la délicatesse d’un autre âge, tandis que Cousin, abusant de cette liberté permise, l’attaquait avec indécence. Le long Appendice à ce XXe chapitre : (« Encore un débat sur Pascal ») est des plus importants.


Nous commencions à peine à sortir de l’ère mythologique. L’Allemagne et la Russie, concurremment, ont beaucoup fait pour nous en dégager ; ne fût-ce que par le prestige incomparable et la valeur de leurs armées respectives ; mais encore, mais surtout, pour avoir, dans l’éthique que l’une et l’autre imposent, reporté sur ce monde présent toutes les vagues aspirations vers un au-delà chimérique et, pour ainsi dire, matérialisé l’inquiétude humaine. Puisse seulement l’humanité, dans ses manifestations artistiques, n’en pas rester trop appauvrie ! La littérature russe contemporaine, du moins, semble montrer que cela se peut et supporter vaillamment l’épreuve. De plus en plus, de mieux en mieux, l’homme est appelé à se suffire.


Autre bel exemple d’anacoluthe : « L’homme est ainsi fait, qu’à force de lui dire qu’il est un sot, il le croit. » (Pascal.) Il faudrait, logiquement : « qu’à force de s’entendre dire qu’il est un sot... »

12 mars.

Il faut ceci pour obtenir cela. Vous souhaitez ceci ; mais vous répugnez à cela. Devant cela, qui vous paraît inique et cruel, vous protestez et vos cheveux blancs se hérissent, vos « few sad last grey hairs ». Mais persuadez-vous que demain ceux qui bénéficieront des immenses avantages que je leur obtiens (par ces mesures qui vous paraissent iniques et cruelles mais que je tiens pour nécessaires) ne s’inquiéteront pas plus de ces iniquités préalables, que vous ne vous inquiétez aujourd’hui de la sale origine de certaines grandes fortunes. Plaies d’un jour, sur lesquelles la chair se referme et l’honnêteté de demain puisse se rasseoir. Il n’en sera plus question, mais bien seulement des avantages. Vous ne les obtiendriez pas autrement.

— Voilà ce que peuvent dire et Staline et Hitler, et qu’ils ont quelque raison de penser. Et c’est aussi bien ce que je me répète sans cesse, ce que rétorque ma tête à mon cœur. Bien mauvais moment à passer ! Heureuses les époques de l’Histoire où n’a pas à protester le cœur contre ce qu’approuve en secret la raison !

— Mais en connaissez-vous, de telles époques ? Ou, pour parler plus précisément, ne pensez-vous pas que celles qui, de loin, vous paraissent telles, c’est que vous n’y êtes pas plongé ?

— Oui ; peut-être le cœur trouve-t-il toujours à protester lorsqu’il vient à entrer dans la cuisine ou dans l’office, et se soulève-t-il devant la préparation de ce qui se perpètre de meilleur sur la terre.

— Attendez donc patiemment, dans votre cabinet de travail, qu’on vous appelle à table lorsque le repas sera prêt. Vous ne pouvez aujourd’hui que gêner nos préparatifs avec votre vieille conscience indiscrète.


Ah ! si l’une de ces deux voix, en moi, parvenait à supprimer l’autre ! Mais non, tout au plus la domine-t-elle pour un temps. J’y écoute l’écho du conflit atroce qui désole aujourd’hui la terre.

13 mars.

Le vacarme des explosions m’arrache du sommeil vers neuf heures. Et tandis que je me vêts en hâte, de nouvelles détonations beaucoup plus proches m’ont fait me précipiter à la fenêtre. Dans la direction du port, je vois d’immenses nuages blancs s’élever, qui plus d’une heure durant encombrèrent le ciel. Une très vive lueur blanche continua longtemps d’illuminer puissamment l’horizon, émanant sans doute d’un vaste incendie. Amphoux, qui m’avait rejoint dans le salon, estime qu’il est beaucoup moins loin de nous que le port. Je vois une autre bombe tomber, sur la gauche, dans la direction du Majestic, certainement à moins de cent mètres de notre maison. Et presque sitôt après, des gens courent dans l’avenue Roustan, sous nos fenêtres, porteurs de brancards, et se hâtent vers le sinistre. La vague de terreur a passé, il ne reste plus qu’à se recoucher, puisque j’ai passé l’âge de pouvoir porter secours aux victimes ; mais, dans l’attente d’une nouvelle vague qui, peut-être, celle-là nous atteindrait, restant sur le qui-vive, je n’ose plus m’abandonner au sommeil. Nul ne peut se sentir à l’abri de ce tir aveugle ; et pourquoi serais-je épargné ? Ce souffle des déflagrations voisines, on le sent passer sur son front comme un coup d’aile de la mort.


Que de ruines déjà, dans notre quartier, où, ce matin, je me promène ! Maisons éventrées, effondrements informes, écroulements... J’apprends que le grand incendie de cette nuit a dévoré les dépôts de bois d’un grand fabricant de meubles, sans du reste faire de victimes, croit-on. Des « plaques incendiaires » sont tombées dans la rue de Marseille, derrière le grand café du Colisée dont la verrière a été défoncée. Il ne semble pas que ce bombardement, qui a, plus encore que les précédents, affolé la population, ait causé aux Allemands le moindre préjudice. Les avions ont-ils manqué leur cible ? quelle était-elle ? Dans quel but tout cela ? À quoi riment ces destructions imbéciles ? Certains vont jusqu’à les attribuer à des avions allemands camouflés ; tirs de provocation, disent-ils. En tout cas, la propagande allemande ne se fait pas faute de s’en servir.

Par contre, les dégâts sur le champ d’atterrissage de Gamarth, au-delà de la Marsa (qu’ils attaquaient pour la première fois avant-hier), auraient été très importants. On parle d’un grand nombre d’avions allemands détruits. À la Marsa même, une pluie de grenades a fait de nombreuses victimes parmi ceux qui ne s’étaient pas mis à l’abri.


Lu avec quelque impatience et une sérieuse fatigue vers la fin, Romance de J. Conrad et Ford Madox Hueffer. Voudrais savoir le rôle de ce dernier et sa part dans cette collaboration. J’attribue naturellement à Conrad lui-même certaines excellentes parties ; mais il semble que, vers le dernier tiers du livre, il ait cédé la parole à l’autre trop disert et tatillon. Cela n’en finit plus et le malentendu judiciaire devient lassant. Trois genres littéraires me sont insupportables : le Garibaldi (et c’est pourquoi j’ai lâché Nostromo, que pourtant Arnold Bennett, qui s’y connaît, considérait comme le meilleur livre de Conrad), le genre Mousquetaire, et le genre « Caramba ! ». En cherchant bien, je crois que j’en trouverais encore un quatrième... Laissons, et délassons-nous dans Gibbon.

14 mars.

Je me sens ici plus loin des miens que je ne pouvais être au Tchad même. Et il me semble que, loin d’eux, ma pensée s’endorme ; qu’il fallait leur constante attention pour la tenir en éveil. Livré à moi-même, à moi seul, ma pensée eût peut-être pris un cours différent ; c’est ce que je me dis parfois, sentant bien que le besoin de sympathie a toujours orienté ma vie. Que de fois la crainte de peiner ne m’a-t-elle pas retenu de pousser jusqu’au bout la logique ! C’est aussi que je ne peux attacher prix à une pensée tout abstraite et comme déshumanisée. Inconséquences de la raison sont souvent conséquences du cœur.

Mais ce qui me paraissait véritable, je l’ai toujours exprimé, fût-ce avec cruauté parfois pour certains, encore qu’avec beaucoup plus de ménagements que d’abord on ne pourrait croire.

15 mars.

Depuis hier, l’électricité nous est rendue. Joie de pouvoir lire jusqu’à onze heures ! (l’admirable Decline and Fall de Gibbon.)

16 mars.

Rien pu entendre à la radio, qu’une auto-congratulation de l’aviation anglaise — qui, elle du moins, ne s’attaque jamais qu’à des objectifs militaires, auxquels elle porte des coups sûrs. Il semble bien prouvé que l’aviation anglaise soit considérablement supérieure à l’américaine comme audace et, partant, comme précision de tir, les avions anglais osant s’aventurer beaucoup plus près des cibles. Mais pour ceux qui viennent de constater les inutiles dégâts causés par la dernière incursion, une telle déclaration est assez démoralisante. Les beaux discours tiennent lieu d’action. Et toujours (voix de l’Amérique) se targuer de l’importance de sa production ! Il s’agit de donner à entendre que les extraordinaires succès russes ne sont point dus seulement à la valeur de l’armée rouge, mais bien également aux nouvelles machines fournies à la Russie par l’Amérique. Staline, dit-on, a demandé le rappel de l’ambassadeur des U. S. A. à Moscou, qui insistait trop peu discrètement sur ce point. On comprend de reste l’irritation de Staline.

16 mars.

Le très aimable jeune officier allemand, étudiant l’histoire de l’art, ami d’Ernst Robert Curtius, que je retrouvais hier à la Rose de Sable, me disait qu’à Rome, où il commença son service militaire et fut retenu plus d’un an, les livres de la Pléiade sont si recherchés que les quelques rares libraires qui en possèdent encore en demandent jusqu’à deux mille francs (de notre monnaie) ; (cotés jusqu’à quatre et cinq mille francs à New-York, m’écrivait Keeler Faus, au début de la guerre). C’est cette collection, créée et dirigée si intelligemment par Schiffrin, que Jean Schlumberger et moi eûmes tant de peine à faire adopter. Il fallut insister et lutter près de deux ans avant d’arriver à une entente. « Je ne vois pas ce que vous trouvez de si remarquable là-dedans », s’obstinait à dire X.. L’initiative dans l’admiration est chose extrêmement rare ; ici encore, l’on ne rencontre que des suiveurs. Je me souviens d’une conversation avec le principal libraire (autant dire le seul) de Dakar, lors de mon premier séjour en A. O. F., qui me disait, parlant des livres de la Pléiade : « Non, monsieur, ces livres-là ne plaisent pas à notre clientèle et n’ont aucune chance de succès. Non, les colons n’en veulent pas. » Puis, sortant une hideuse grande édition illustrée de je ne sais plus quel auteur en vogue : « Tenez, voici ce qui plaît. » Si je le revoyais aujourd’hui, sans doute m’affirmerait-il qu’il n’a jamais tenu ces propos, ou même qu’il a été l’un des premiers libraires à faire vendre et à recommander à ses clients les livres de la Pléiade ; mais je jure qu’ici ma mémoire n’est pas en défaut.

Ce charmant F. V. Arnold est le premier Allemand (et le seul) à qui j’aie parlé en Tunisie. J’hésitais à le rencontrer, puis jugeai que ma réticence était absurde. Il ne fut pas question de la guerre entre nous. Il me dit simplement, au début de notre conversation, combien il se sentait gêné par son uniforme. Il prend plaisir à me déclarer sa grande admiration pour le Lotte in Weimar de Thomas Mann, puis sort du gousset de sa vareuse militaire une minuscule édition du Divan de Gœthe, de la dimension d’un briquet, qui, dit-il, lui permet d’affronter bien des ennuis. Il parle chaleureusement aussi de Jünger. La guerre ne pourra pas me faire considérer de tels représentants de l’Allemagne comme des ennemis ; mais il se sait et se sent lui-même exception et s’attend à être broyé dans un monde où il ne pourra trouver raison d’être.


Lu avec un intérêt très vif (et pourquoi ne pas oser dire avec admiration) The Maltese Falcon de Dashiell Hammett, dont j’avais déjà lu, mais en traduction, l’étonnante Moisson Rouge, l’été dernier, de beaucoup supérieure au Falcon, au Thin Man et à un quatrième roman, manifestement écrit sur commande et dont le titre m’échappe. En langue anglaise, ou du moins américaine, nombre de subtilités des dialogues m’échappent ; mais dans la Moisson Rouge, ces dialogues, menés de main de maître, sont à en remontrer à Hemingway ou à Faulkner même, et tout le récit mené avec une habileté, un cynisme implacables... C’est, dans ce genre très particulier, ce que j’ai lu de plus remarquable, je crois bien. Curieux de lire l’introuvable Clef de Verre que me recommandait si fort Malraux.


Je relève, dans une note de Gibbon (édit. Guizot), chap. III ; A. D. 117 ; of Hadrian (à propos d’Antinoüs) : « ...We may remark that, of the first fifteen emperors, Claudius was the only one whose taste in love was entirely correct. »


L’honnêteté d’un écrivain consiste à ne pas donner comme siennes les idées qu’il a glanées de-ci de-là, chez autrui.

19 mars.

...Toutes les menues infirmités du grand âge, et qui font d’un vieillard une créature si misérable. Les rétablissements endocrins, je suppose, réussissent sur une bien moindre échelle. Pour les changements de température, par exemple, l’organisme ne réagit plus que trop faiblement. Il me faut recourir à tout un jeu de caleçons et de gilets, que j’enlève et remets vingt fois le jour. Si parfois je tente d’échapper à cette servitude et de me persuader qu’elle tourne à la manie, mon compte est sûr : je prends froid et j’en ai pour longtemps avec un rhume. Je porte présentement, l’un sur l’autre, trois caleçons, et parfois, pour rester un peu longtemps immobile dans cette chambre glacée, dois enfiler, par-dessus mes culottes, un pantalon de pyjama ou m’envelopper le bas du corps dans un châle. Presque jamais mon esprit ne parvient à se distraire de ma chair, à l’oublier ; ce qui nuit au travail plus qu’on ne saurait dire. Au surplus les insupportables prurits ramènent sans cesse à terre mon esprit. La nuit, ces prurits s’exaspèrent ; on dirait qu’ils font la garde pour empêcher d’approcher de moi le sommeil ; et je ne sais quelle position adopter pour dormir : tantôt un membre s’engourdit, tantôt un autre. Comme j’ai beaucoup maigri, un insuffisant capiton de chair ne me permet pas de ne plus sentir indiscrètement mon squelette. Il faut vivre encore, pourtant, et en se répétant que tout cela pourrait être bien pire...


Victor continue à empoicrer de sa fiente le siège des cabinets. Ce matin, la femme de ménage se plaint doucement de ce qu’elle ait à nettoyer cette ordure ; au sujet de quoi Jeanne semonce Victor, qui proteste, comme à son ordinaire, par un obstiné : « Ce n’est pas moi. » Et Jeanne (elle seule garde un semblant d’autorité sur ce grand enfant de seize ans) nous raconte que, plus jeune, il lui arrivait souvent de « faire son gros », comme elle dit, dans ses culottes, par paresse ou par incurie. Le surprenant, c’est qu’il acceptait d’en rester embrené jusqu’au soir, lorsque Jeanne n’intervenait pas. Curieux de savoir (mais c’est une question bien vaine) ce qu’une sévère et droite éducation aurait pu faire de cet enfant, d’une intelligence assurément très vive, mais qui semble étrangement manquer de qualités affectives. Curieux de savoir s’il aurait été, dans ses dénégations, jusqu’à laisser accuser et condamner à sa place un innocent ; par exemple la femme de ménage, pour avoir brisé la serrure de ma malle ou bu le rhum enfermé dans l’armoire de sa grand-mère... Sa mère, de tout temps, me dit-on, n’a eu pour ses mensonges, et fût-ce pour les plus effrontés, que sourires indulgents et comme amusés. Elle-même, tout affection, dévouement et droiture, combien n’aura-t-elle pas à souffrir bientôt des défauts et des vices qu’elle a si imprudemment tolérés et comme cultivés chez son fils !

20 mars.

Une occasion s’offre pour rentrer en France, qui ne se représentera vraisemblablement pas de si tôt. Trois ou quatre heures de vol ; et un avion vous dépose à Naples ; mais il ne faut pas moins de six jours ensuite, dit-on, pour gagner la frontière. On ne peut emporter avec soi que deux mille francs et un peu de monnaie italienne. Me laisserait-on emporter également des manuscrits ? J’en doute fort et supporte mal l’idée de me les voir confisqués. Puis, là-bas, trouverais-je un gîte possible ? À Cabris, je risque de gêner considérablement mes amis. Tous les hôtels seront pleins. Et, sous domination italienne, sur quel restant de liberté peut-on compter ?...

Non, je ne puis me décider à partir, à quitter, au moment de la suprême épreuve, les nouveaux amis, près de qui j’ai vécu ces mois sombres, et qui se sont montrés d’une prévenance si affectueuse. Le cœur me manque en y songeant ; j’ai maintenant partie liée avec eux. Sans doute avons-nous devant nous des jours terribles ; c’est avec eux que je les dois traverser.

Cette libération de la France que les Anglo-Américains nous promettent, cette liberté sera pour nous l’occasion, je le crains, de troubles graves et de divisions intestines durables, dont vraisemblablement je ne connaîtrai pas la fin.

21 mars.

C’est dans les champs de céréales, non sous les oliviers comme les anémones, que croissent, à la manière des coquelicots de chez nous, ces grandes tulipes rouges qui, depuis quelques jours, inondent les étalages des marchands de fleurs, à l’ombre des ficus de l’avenue Jules-Ferry. Non tout à fait les mêmes, je crois, que les belles tulipes sauvages des environs de Brignoles.


Depuis avant-hier, temps splendide. J’avance en piétinant dans Chance ; le moins bon des livres de Conrad que je connaisse (et j’en connais un assez grand nombre). Cette lenteur tatillonne paraît encore plus lassante après la démarche alerte de Dashiell Hammett. Étrange de penser que c’est précisément à ce livre que Conrad dut son premier vrai succès. Guère à la louange du public !

26 mars.

L’offensive est déclenchée depuis quelques jours et la bataille fait rage dans le Sud. Mais, après un premier succès, qui déjà laissait croire enfoncée la « ligne Mareth », porte d’entrée de la Tunisie, faille derrière laquelle l’armée de Rommel s’était retranchée, une contre-attaque allemande avait presque aussitôt rejeté les forces anglo-américaines sur leurs premières positions. Cependant, cette « ligne Maginot » de la Tunisie, ou plutôt cette « ligne Siegfried », était contournée par le nord et des forces anglo-françaises, après avoir repris Gafsa, s’avancent pour couper à Rommel la retraite. On attend les nouvelles avec une impatience angoissée. Un discours de Churchill donne à entendre que la lutte sera longue et difficile.

Selon Amphoux, il entre de la comédie là-dedans. Les Alliés ne seraient nullement pressés de vaincre, et, tandis que leur écrasante supériorité numérique leur permettrait depuis longtemps le triomphe, ils préfèrent attendre ; car l’Angleterre et l’Amérique redoutent Staline autant que Hitler et voudraient bien n’avoir affaire demain, lorsqu’il s’agira de traiter, qu’à des forces épuisées, tant alliées qu’ennemies. Aussi bien les discours de Churchill et de Roosevelt exagèrent-ils à plaisir les difficultés de la lutte (selon Amphoux) pour expliquer tout à la fois ce long retard et le peu d’aide qu’ils apportent à la Russie. Il se peut ; et j’admets que les Alliés aient tout intérêt à faire durer l’engagement, ne risquant dans la bataille présente que le moins possible de leurs forces, sagement économes et soucieux d’en réserver pour demain le meilleur. Quoi qu’il en soit, tout fait prévoir une lutte encore fort longue. Les Allemands préparent des lignes de défense à la base du cap Bon où ils s’apprêtent à se retirer et à résister le temps qu’il faudra pour permettre un rembarquement de leurs troupes. Ces derniers jours, quantité de civils réexpédient leur famille en France. On s’attend à ce que Tunis soit férocement bombardé et l’on creuse des tranchées au long de l’avenue Jules-Ferry qui prolonge l’avenue de France. Oui, nous serons en plein « dans le bain » !

Mais je ne puis partager l’indignation de certains à voir trinquer également les civils. Cette indignation ne serait justifiée que si tous les mobilisés avaient délibérément accepté de se battre ; mais ils y sont forcés. Ils n’ont pas choisi leur sort.

27 mars.

Victor lit beaucoup. Je ne sais s’il lit bien, mais, en tout cas, il lit de bons auteurs. Il a dévoré, ces derniers temps, quantité considérable de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, et aujourd’hui s’attaque à Montesquieu. Il tire au clair ; il se renseigne.

Un curieux travers que j’ai découvert chez cet enfant, c’est de donner à croire qu’il connaissait de longue date ce qu’il a découvert la veille. François de Witt, je m’en souviens, excellait, si je puis dire, dans ce défaut ; et je fus fort amusé de lire dans Sainte-Beuve que son grand-père Guizot faisait de même, donnant pour siennes ses plus récentes informations et se gardant d’indiquer ses sources afin de ne diminuer point son crédit.

Certainement je fais aux yeux de Victor figure de parfait hypocrite, car il ne peut admettre pour authentiques des sentiments qu’il est incapable d’éprouver. Il prête aux autres, à l’humanité entière, les considérations d’intérêt qui le dirigent et pense que mon affectueuse reconnaissance envers sa grand-mère est jouée. (Il s’est montré fort étonné en apprenant que je faisais avec elle, pour les frais quotidiens de la maison, bourse commune.) Cela lui permet un mépris qu’il se plaît à me faire sentir. Son paysage intérieur est un de ceux où il me serait le plus pénible de vivre, et le mien un de ceux où il se sentirait le plus dépaysé. Je voudrais pouvoir suivre des yeux cet enfant dans sa carrière. Si peu encombré de sentiments et de scrupules, ne manquant certes pas de valeur personnelle, prêt à fouler aux pieds tout ce qui ne peut pas lui servir, âpre au gain et poursuivant à travers n’importe quoi son profit, il ne laissera pas de réussir.

Il ne semble pas encore très développé, sexuellement parlant. Je serais également curieux de savoir ce que lui réserve d’avantages et de déboires ce nouvel appétit non encore éveillé. Je lui ai dit un jour, contemplant l’inélégance de ses manières à table, qu’il « s’apprêtait à faire un riche cocu ». C’était pour le piquer au vif. Il ne parut pas beaucoup s’émouvoir de ma boutade, mais il ne me pardonne sans doute pas les continuelles pointes que je ne cessais de lui lancer, du temps que nous conversions encore ; il n’en était nullement redressé, jamais ne se cabrait, mais thésaurisait en griefs secrets mes rebuffades, soucieux de me les faire payer quelque jour ; incapable de générosité, mais s’enrichissant de rancune.

C’est ce besoin constant, un peu quichottesque, presque maniaque, de redresser, de réformer aussi bien autrui que moi-même, qui m’a souvent rendu si insupportable, à Pierre Louys d’abord, puis à tant d’autres, mais qui me ferait, je crois, si bon sujet d’une vraie république. Comment ne m’eût-il pas fait prendre en grippe par Victor, accoutumé par ses parents à se voir tout passer, jamais réprimandé par eux mais adulé, faisant lois de tous ses désirs et ne rencontrant pour ses défauts que complaisance ? Comment aurait-il pu discerner, à travers mes pointes continuelles, l’intérêt que je lui portais ; dont, au surplus, il ne se souciait guère. Simplement j’étais pour lui le gêneur. Un protestant, parbleu !... Dans cette brouille avec Victor, je me suis donné tous les torts ; presque tous.


Si revient en France une époque de bien-être, assez promptement pour que je puisse en profiter encore, je me promets de me traiter plus généreusement. J’ai toujours été très « regardant » pour moi-même, ce qui souvent a pu me faire passer pour avare ; et j’étais avare vraiment dès qu’il ne s’agissait que de moi. Je tenais à me prouver que je pouvais me contenter de peu. Mais, maintenant que la preuve est faite et que je sais à quoi m’en tenir, je crois que je ne retiendrai plus mon appétit, ni même ma gourmandise. J’ai su être un ascète ; je reste un voluptueux. Il est certaines élégances qui conviennent moins aux jeunes gens qu’aux vieillards et je voudrais ne point laisser de moi une trop rébarbative image. Depuis longtemps, trop longtemps, je n’ai plus porté que des vêtements râpés. À présent, je fais tout durer, linge, chaussures, costumes ; il le faut bien ! Mais il me semble que rien ne me sera trop beau, pour ensuite... J’écris ceci sans trop y croire. Car sans doute une telle misère générale nous attend par-delà la guerre, qu’elle m’invitera, je suppose, à plus de parcimonie encore que dans le passé.

Au surplus je ne nourris pas grand espoir de survivre à cette période d’horreur.


Puis il n’y a pas grand-peine à porter des vêtements râpés, lorsqu’on sait qu’on pourrait s’en payer des neufs, ou que même on en a déjà dans son armoire. L’on est captif, dans l’indigence ; mais d’habiter une geôle dont on a la clef dans sa poche et dont on peut sortir quand cela vous plaît, le beau mérite !... Je n’ai jamais été dans la misère qu’en amateur, en dilettante ; juste assez pour pouvoir comprendre ce que peuvent être chez certains les affres du réel besoin.

29 mars.

Les événements semblent devoir se précipiter : la fameuse « ligne Mareth » est tombée entre les mains de la huitième armée avant-hier, avec déjà six mille prisonniers et grande quantité de munitions de guerre. On annonce, en plus, une avance importante sur Gabès, et continue sur les fronts du nord de la Tunisie. L’armée allemande n’a, semble-t-il, plus qu’à se rendre ; elle n’échappera pas, sinon, au massacre, dit-on. Mais il est vraisemblable qu’elle va lutter encore et tâcher, par une ultime résistance, de protéger une retraite et un rembarquement partiels, sous un arrosement meurtrier.

Neuf cents tonnes d’explosifs déversés sur Berlin samedi dernier, annonce la radio de Londres. Le saccage a dû être effroyable. On l’imagine à peine lorsqu’on songe que moins de cent tonnes au maximum ont causé toutes les dévastations de Tunis.

31 mars.

Hier, Victor a consenti à sortir un instant de son mutisme pour nous annoncer l’occupation de Gabès. Ce matin, on parle d’un débarquement anglais à Sfax. Des gens qui viennent de Bizerte affirment que les Allemands abandonnent la ville. Kairouan, dit-on, serait tombée aux mains des Alliés.


La pauvre chère Chacha, la grand-mère, s’est laissé bousculer par un camion allemand (ceux-ci vont d’un train d’enfer, ne cornent pas aux tournants, et les accidents sont nombreux). On nous l’a ramenée, le visage tuméfié et ensanglanté, mais, semble-t-il jusqu’à examen médical, sans lésions graves. L’accident a eu lieu, fort heureusement, tout près de la maison. Elle a d’abord perdu connaissance et ne l’a reprise que chez le pharmacien où on l’a aussitôt transportée. Bien qu’accompagnée, elle a eu le cran de regravir sans aide les quatre étages, digne mère de la valeureuse doctoresse R. ; et, comme celle-ci au moment des pires douleurs de sa tumeur cérébrale, Chacha trouvait la force morale de sourire et, sans du tout se plaindre, ne cherchait qu’à rassurer les autres, comme prête à s’excuser des ennuis qu’elle nous causait.


Devant que de remettre à Mme V. mes Nourritures où j’inscris une dédicace, je parcours à nouveau la dernière partie du volume, ces Nouvelles Nourritures que la plus récente édition joint aux premières ; et m’y reconnais mal. C’est, de tous mes livres, le plus inégal, le moins bon. J’y sens la résolution et l’apprêt. Autant les premières, les Nourritures Terrestres, restent près de moi, de sorte que je puisse frémir à neuf en les relisant et raviver mon émotion de phrase en phrase, autant ces pages dernières, bien que beaucoup plus récentes, se sont écartées de moi, au point que, si je ne les avais signées, je douterais qu’elles soient vraiment de moi (mises à part quelques « rencontres » et certaines chansons que j’ai reprises dans Perséphone). Je n’y sens plus cet accent de sincérité qui sans doute fait la valeur la plus sûre de mes meilleurs écrits.

1er avril.

Les échanges postaux avec la France reprennent aujourd’hui, nous fait-on savoir. Nombreux sont ceux qui traitent de poisson d’avril cette bonne nouvelle. Quoi qu’il en soit, j’envoie des cartes à Marcel Drouin, Roger Martin du Gard, Mlle Charras et Yvonne Davet (ces cartes, vraisemblablement, fileront d’abord à Berlin subir la censure) et deux lettres à Mme Théo et à Dorothy Bussy, qui, par voie diplomatique, arriveront, je l’espère, beaucoup plus tôt.

3 avril.

Sorti hier, vers la tombée du jour, avec Patri et Flory. Les Allemands et les Italiens en uniformes ont quitté la ville. Les rues et avenues de Tunis sont désencombrées et silencieuses. Même les moineaux se taisent qui, le soir, à l’ordinaire, exultent dans les branches avant de s’endormir. Fausse tranquillité : chaque jour, les troupes de l’Axe reçoivent, par avions, des renforts considérables. Sans doute s’apprêtent-elles à une résistance désespérée. L’avenir de notre vieux monde est en jeu.

4 avril.

Dans son dernier discours, Eden parle du désarmement définitif de l’Allemagne. Ce qu’il faudrait lui enlever, ce n’est pas, comme il dit : « la possibilité de s’armer à nouveau », mais bien, mais mieux, le besoin, le désir même, de le faire (la surveillance est impossible et nous l’avons bien vu). N’assoiffez pas qui vous voulez retenir de boire.

6 avril.

Les livres recommandés par... les autres, sont rarement à notre goût, et quelques expériences récentes m’avertissent : bien rares sont ceux que la littérature intéresse. Amphoux me prêtait avant-hier un roman traduit de l’anglais qui, disait-il, l’avait fait rire aux larmes : « Vous verrez ; je n’ai rien lu de plus spirituel, ni de plus captivant. C’est à la fois un récit d’aventures et une caricature très fine et merveilleusement réussie du caractère irlandais. » Ce livre m’est bientôt tombé des mains et je n’ai pas osé dire à Amphoux que je n’avais encore rien lu d’aussi médiocre, d’aussi trivial ni d’aussi plat. « Not worth mentionning », et j’ai déjà oublié le titre du livre et le nom de l’auteur.

Incontestablement meilleur, Bahia de tous les Saints de Jorge Amado, roman brésilien, que me prête Flory avec recommandation chaleureuse. Mais je n’ai pu prendre intérêt à ce récit tout linéaire (je veux dire : sans épaisseur), uniquement discursif ; tout en lui reconnaissant certaines qualités de présentation, mais très ordinaires.

Une recommandation du Dr Ragu a pour moi beaucoup d’importance. Je m’entends fort bien avec lui et il n’est sans doute personne à Tunis que j’aie plus de plaisir à voir. Les Ragu tiennent table ouverte pour leurs intimes et, deux ou trois fois par semaine, je me rends à leur constante invitation. Le docteur est des plus intelligents, des mieux cultivés, des plus instruits ; curieux de tout ou de presque tout, il lit beaucoup, dévore livre après livre avec une avidité juvénile ; ayant de tout temps très peu dormi, il prolonge jusqu’à trois heures du matin ses veillées studieuses. J’ai mis assez longtemps à me rendre compte que, dans ses lectures, il cherche surtout à se renseigner, et dans un domaine presque uniquement historique ; celui précisément où j’ai le moins de désir de le rejoindre ou de l’accompagner et pour lequel mon cerveau reste le plus obtus. Ce qu’il lit le plus volontiers, donc, ce sont des chroniques et des mémoires ; ce n’est, je crois bien, que dans ses rapports avec l’histoire que la littérature éveille sa curiosité. Je voyais hier l’Adieu aux Armes de Hemingway sur sa table ; il n’a pu prendre intérêt, m’a-t-il dit, à ce livre qui m’avait paru si remarquable. Et je le vois s’éprendre en revanche d’œuvres que je juge sévèrement, comme la Jeanne d’Arc de Schiller, qu’il trouve admirable. Il n’a su s’intéresser à Buckle, que j’avais été prendre pour lui à la bibliothèque ; non plus qu’à Gibbon, je le crains, qui, selon lui, sont « dépassés ». Il m’avouait son ignorance en histoire naturelle, tant botanique que zoologie, et le peu de regard qu’il y avait jamais accordé. Il est féru de Maurras (dont Bainville, selon lui, n’est qu’un pâle reflet) et découvre dans ses mornes poèmes des qualités que je ne sais y voir ; je m’inquiéterais de ma cécité sur ce point, si je ne croyais le docteur atteint d’un certain daltonisme littéraire. Ce qui me plaît en lui, c’est sa faculté d’enthousiasme et l’extrême intérêt qu’il prend à toutes les formes de la vie, son accueil amusé, sa large compréhension des êtres et, par-dessus tout cela, sa bonté.

10 avril.

Valeur documentaire de la littérature : cela seul leur importe. Ils jugeraient plus sainement la peinture, et, même ne s’y connaissant pas, sauraient du moins que l’exactitude ou, pour un portrait, la ressemblance, n’entre que faiblement en ligne de compte dans le mérite d’un tableau. Mais le reportage est loin d’avoir purgé la littérature autant que la photographie put désencombrer la peinture de certaines valeurs adventices. On se doute que les qualités de métier seules assurent à la toile des chances de survie et que ce que le peintre représente importe relativement fort peu, ce que l’on appelle le « sujet ». Mais, dans un livre, tout reste plus mêlé, confondu, et le « sujet » importe bien davantage. Pourtant, l’interprétation du sujet, la ressemblance de la chose représentée, sa ressemblance profonde, et la marque personnelle de l’écrivain qui expose et s’expose, son style, tout cela entre en jeu, fait la valeur de l’œuvre et la retient de tomber bientôt dans l’oubli. Faire œuvre durable, c’est là mon ambition ; et quant au reste : succès, honneurs, acclamations, j’en fais moins cas que de la moindre parcelle de vraie gloire : apporter réconfort et joie aux jeunes hommes de demain. Oh ! ne point limiter à soi-même la vie ; aider à la rendre plus belle et plus digne d’être vécue ! Je ne crois pas à une autre survie, que celle dans la mémoire des hommes ; de même que je ne crois pas à un autre Dieu que celui qui se forme dans leur esprit et dans leur cœur ; de sorte que chacun de nous puisse et doive aider à son règne.


Le docteur Guttierez me disait ce matin que, durant les quatre années qu’il occupa, avant Amphoux, l’appartement voisin de celui des R., pas une seule fois le père de Victor, qu’il croisait souvent dans l’escalier, ne lui adressa salut, sourire ou parole ; cependant qu’il était dans les meilleurs termes avec Mme R., la doctoresse, sa collègue à l’hôpital Sadiki. Comment Victor, qui ressemble tant à son père, supporte-t-il d’être à ce point captif de son hérédité ? Il y a peut-être, dans son mutisme envers moi, moins de résolution que de laisser-aller à sa pente.


Oh ! parbleu, je sais bien dans quel sens je pourrais dire avec Valéry que « les événements ne m’intéressent pas ». Aucune des choses auxquelles je tiens spirituellement n’est dépendante de cette guerre, il est vrai ; mais c’est l’avenir de la France, c’est notre avenir qui s’y joue. Tout ce qui occupe encore notre pensée peut disparaître, sombrer dans le passé, ne plus avoir pour ceux de demain qu’une signification archaïque. D’autres problèmes, insoupçonnés hier, pourront inquiéter ceux qui viendront, qui ne comprendront même plus ce qui faisait notre raison de vivre... (J’écris ceci sans le penser vraiment.)

Mais les événements cessent enfin de nous accabler. Les prouesses de l’armée de Leclerc réhabilitent l’armée française. La huitième armée anglaise souffle un vent d’héroïsme qui fait battre le cœur. Sur notre poste de radio réparé, j’écoute anxieusement les nouvelles ; les réentends en allemand, en anglais, en italien, guettant un renseignement que n’aurait pas donné l’autre langue, et comme si mon attention pouvait faire avancer le futur.

11 avril.

J’ai relu patiemment, d’un bout à l’autre, l’interminable Vanity Fair. Le temps me manquerait, en France ; ici, rien ne me presse ; tout m’est loisir, en attendant. (Et je veux reprendre de même un Walter Scott.) Mais je doute si, dans ma jeunesse, j’avais poursuivi jusqu’au bout la lecture du Thackeray, ou si la traduction que j’en lisais à vingt ans n’était pas beaucoup abrégée. La quantité de réflexions oiseuses démodent assez fâcheusement ce roman dont certains chapitres seulement restent remarquables. Esmond me paraît fort supérieur (si j’en juge du moins par le souvenir que j’en ai gardé).

Assez déçu par la relecture du House of the seven Gables, que je reprends sitôt ensuite. Moins sensible au halo poétique dont Hawthorne sait envelopper notre monde extérieur, qu’à la lenteur souvent exaspérante du cheminement de son récit. C’est un voyage en diligence, avec arrêts fréquents aux auberges, et qui me fait penser aux vers de Vigny :

Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute...

...les retards de l’essieu.

Un ami rencontré, les heures oubliées...

L’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu.

Ce mode de locomotion, certes, avait son charme ; mais l’habitude prise de la vitesse me rend surtout sensible aux « retards de l’essieu ». De plus : littérature de reflet. Et ce que je goûte le plus, dans la littérature américaine d’aujourd’hui, c’est le contact direct avec la vie.

13 avril.

Les missionnaires protestants en A. E. F. et au Cameroun, se montraient plus scrupuleux, en général, que les catholiques sur les moyens employés pour la conversion des noirs ; ces derniers plus soucieux du nombre que de la qualité des catéchumènes. Pourtant, à Yaoundé (je crois), Maistre me disait recourir volontiers à la représentation cinématographique des miracles ; il ne comprenait pas que je pusse considérer comme déloyale cette pratique. Elle abusait, lui disais-je, de la naïveté et de l’ignorance des spectateurs qui ne pouvaient reconnaître les truquages dont il usait. Mais lui, Maistre, croyait fermement à la réalité des miracles et ne pouvait admettre qu’il y eût imposture dans la reconstitution artificielle de ceux-ci. Seule mon incrédulité fournissait matière à mon blâme, estimait-il ; si je reconnaissais que le miracle avait eu lieu, je considérerais comme légitime sa re-présentation. Pour lui, croyant, la question ne se posait même pas.


Gibbon met en valeur une des causes, dont je ne m’étais pas avisé, de l’assombrissement de la société par le christianisme. « Those parsons, écrit-il, who in the world had followed... the dictates of benevolence and propriety, derived such a calm satisfaction from the opinion of their own rectitude (v. Gœthe), as rendered them much less susceptible of the hidden emotions of shame, of grief, and of terror (c’est moi qui souligne) which had given birth to so many wonderful conversions. » Et il ajoute fort judicieusement : « As they emerged from sin and superstition to the glorious hope of immortality, they resolved to devote themselves to a life, not only of virtue, but of penitence. » (Livre I, chap. XV.)


... Mais de se sentir hors d’usage pour cette grande action qui va s’engager ; d’intelligence non tant diminuée peut-être qu’alentie, sans sursauts de riposte, sans reparties, excellent spectateur encore, mais non participant à la lutte, et trop acquiesçant à l’événement quel qu’il soit. Non certes, ni pour honneurs, ni pour argent, ni même pour protection personnelle on ne me fera dire ce que je ne pense pas ; mais je suis de moins en moins sûr de ce que je pense et que la raison soit toute de mon côté. Je crois même que les cas d’erreur totale et foncière sont assez rares ou du moins assez vite décontenancés. L’on trouverait des gens pour penser que si Galilée avait raison de se persuader que la terre tourne, du moins avait-il tort de le dire, à cause du tort que cela pouvait causer à l’Église. C’est aussi ce que me dirent certains communistes après mon retour de l’U. R. S. S. : « Tout cela nous le savons autant que vous ; mais chut ! Il importe, avant tout, de ne rien dire ou faire qui nuise au parti. » En dernier ressort les « téjés », comme les appelait Stendhal, n’ont-ils pas eu raison de Pascal ? Du reste les flèches de celui-ci s’émoussent et ses traits portent moins qu’autrefois. Je ne me sentais pas toujours de son côté en relisant dernièrement les Provinciales. Mais il est difficile à mon cœur, devant l’injustice et l’oppression, de ne pas bondir. Je ne quitterai sans doute l’indignation qu’avec la vie. C’est le revers même de l’amour, dit-on ; mais je crois que, pour certaines natures, ce revers s’use moins vite que l’endroit.

Une « nature » comme la mienne est parfaitement impropre à la politique ; non que je sois totalement dénué d’esprit d’intrigue ; mais difficilement convaincu que l’adversaire ait tous les torts, je m’occupe plus volontiers à le comprendre qu’à le combattre. Aussi je ne vaux rien dans la discussion, quittant ma position pour suivre l’autre, perdant ma trace et bientôt ne sachant plus du tout où j’en suis. C’est pitié.

16 avril.

Relu le King John, drame des plus imparfaits, mais où trois ou quatre scènes qui comptent parmi les plus belles de Shakespeare, et certaines suites de vers admirables. C’est là que se trouve le vers qui servit d’épigraphe à Conrad, et que je n’avais encore pu repérer :

So foul a sky clears not without a storm.

17 avril.

Ce matin, je relis avec délices de nombreuses pièces du Clavecin b. t. dont F. m’a laissé hier le premier cahier. Je crois que, de toutes, la lente Fugue en ut dièse mineur est ma préférée ; c’est à peu près la seule que j’imagine volontiers interprétée par un chœur de voix humaines. Mais, à les revoir, il en est une demi-douzaine au moins qui me paraissent non moins belles. La littérature ne sut rien donner d’aussi parfait.

19 avril.

Le bombardement de la nuit du 17, qui paraissait de beaucoup le plus terrible, n’aurait fait, nous dit-on, aucune victime et causé que fort peu de dégâts. Il nous a tenus en éveil une grande partie de la nuit. Si loin que nous fussions des lieux de chute des bombes, la maison en était secouée. Sans doute les vitres et les portes de l’avenue Roustan auront sauté et j’imagine que la pauvre Chacha a dû croire sa dernière heure sonnée. Triste d’avoir dû l’abandonner dans cette épreuve. La nuit dernière, coupée également par de continuelles alertes, mais pour un bombardement, sinon moins abondant, du moins plus lointain. Les bombes de la nuit précédente semblaient aussi beaucoup plus puissantes que celles tombées précédemment sur Tunis. Sans doute, jusqu’au jour de la délivrance, presque toutes nos nuits seront-elles également troublées.


Émerveillé par Richard the Second, dont je ne gardais qu’un souvenir trop imprécis. Admirable, la scène II du premier acte (Mowbray accusé par Bolingbroke (Harry of Hereford, Lancaster) où une assez longue suite de vers rimés). Admirable, la profession d’amour pour l’Angleterre, de John of Gaunt, frère du roi, sur son lit de mort (scène I du 2e acte) — que je devrais apprendre par cœur...


L’art — appelé à disparaître de dessus terre ; progressivement ; complètement. C’était affaire d’une élite ; quelque chose d’impénétrable pour « le commun des mortels ». À ceux-ci les joies vulgaires. Mais aujourd’hui, l’élite même bat en brèche ses privilèges ; n’admet plus que rien lui soit réservé. Par magnanimité quelque peu sotte, les meilleurs d’aujourd’hui souhaitent : le meilleur pour tous.

J’imagine venir le temps où l’art aristocratique cédera la place à un bien-être commun ; où l’individuel ne trouvera plus raison d’être et prendra honte de soi. Déjà nous avons pu voir, en Russie, honnir ce qui manifeste un sentiment particulier, ne plus admettre que ce qui peut être compris par n’importe qui ; et ceci risque de devenir n’importe quoi. L’humanité se réveille de son engourdissement mythologique et s’aventure dans la réalité. Tous ses hochets d’enfants vont être relégués hors d’usage ; ceux qui viennent ne comprendront même plus qu’on ait pu, durant des siècles, s’en amuser.

...Withdrawing himself into some obscure retirement and patiently expecting the return of peace and security.

(Gibbon, chap. XVI.)

20 avril.

J’achève Richard II. Étrange pièce où plus aucune curiosité des événements ne soutient l’intérêt, passé le second acte ; ce ne sont plus que des remous poétiques. Très étonnant dessin de l’inconsistant caractère du roi. Ces deux grandes familles des personnages de Shakespeare : les gens d’action et les irrésolus, que dans nombre de ses drames il oppose les uns aux autres. Et souvent l’irrésolu est le principal de la pièce, dont le sujet même devient : la détérioration de celui-ci et sa rétrocession progressive devant l’autre, mieux doué que lui pour la vie. Le premier souvent doué des qualités les plus exquises ; l’autre plus fort parce que moins scrupuleux. D’où, si souvent, le sacrifice des meilleurs.

Freud a-t-il connu, cité, le lapsus du duc d’York, disant à la reine, alors qu’il vient d’apprendre la mort de la duchesse de Gloucester :

Come, sister — cousin I would say — pray, pardon me.

(Acte II, scène 2.)


Je relis Richard the Second, tout aussitôt lu, presque en entier. Un des plus imparfaits, des moins construits de Shakespeare, mais des plus étranges, des plus chargés de poésie.

Que faire d’un tel vers :

Rouse up thy youthful blood, be valiant and live,

que je ne parviens pas à scander de manière satisfaisante.


Des jours, comme volés à la vie... En voici huit déjà passés dans cette retraite, assez morne, en dépit de l’extrême gentillesse de mes hôtes et compagnons de captivité. Eux sont cloîtrés depuis près de six mois, n’osant même pas mettre le nez à la fenêtre, ni surtout paraître au balcon dominé par les terrasses voisines ; encore moins se risquer dans les rues où l’on s’expose à des rafles massives. Que ma propre personne soit recherchée par les autorités allemandes, il n’est pas bien prouvé. Arrêté comme suspect ? de quoi ? Non, mais, peut-être, de bonne prise, comme témoin susceptible de parler et que l’on préfère ne pas céder aux Anglais. C’est ce qui me fut dit brusquement et que je ferais mieux de me « planquer » comme tant d’autres sans plus attendre. Encore que j’aie du mal à me convaincre que, le cas échéant, ma personne ou ma voix puisse être de quelque importance, mieux valait ne pas courir la chance d’un voyage et séjour contraints en Allemagne ou en Italie.

Quantité d’otages, d’indésirables ou de suspects sont renvoyés en France, ces derniers temps ; mais nombre des avions qui les transportent sont descendus en cours de route et l’on ne voit partir aucun convoi sans anxiété.


Pierre Laurens — plein de hargne et d’impuissance, terriblement jaloux de l’amitié que me portait son frère et recourant à tout pour l’infirmer. Il n’y parvenait guère ; mais Paul, qu’animait un très vif « esprit de famille » et qui, tout douceur, intelligence et aménité, tremblait devant la brutalité de son cadet, se cachait de lui pour me voir, me donnait, comme un coupable et comme un amoureux, des rendez-vous clandestins où longuement il se plaignait de cette mainmise sur ses sentiments et sa pensée, se consolait de sa propre faiblesse par le récit de ces empiétements despotiques et de maintes injustes accusations ; me rapportait de Pierre des mots à l’emporte-pièce, à la Léon Bloy, avec un bizarre mélange de souffrance devant l’injustice et d’admiration pour un tempérament plus impérieux que le sien. Au demeurant, Pierre n’était pas incapable de générosité, d’enthousiasme et de vénération, dont il eût volontiers fait du génie si seulement un peu de talent lui eût permis de le mettre en œuvre. La pénurie de ses propres moyens ne pardonnait aucun succès à ses collègues.


Mme X., ma compagne de captivité, me rapporte un mot de sa fille, alors qu’elle n’avait pas plus de douze ans. Celle-ci, s’étant montrée curieuse de savoir où et comment se forment les enfants, la mère n’avait pas cru devoir lui mentir et lui avait répondu tout crûment : « Dans le ventre de leur maman. » À quelque temps de là, la petite avait fait part de sa nouvelle science à deux compagnes, de son âge ; l’une des deux prétendait, forte de ce que lui avait dit sa mère, qu’elle avait pris naissance dans une bouteille d’eau de cologne, la seconde était sortie d’un bouton de rose. Une discussion s’ensuivit, que put entendre un des parents occupé dans une pièce voisine. « Ça n’est pas possible, soutenait la première, que des roses produisent des petits enfants. Non, les roses produisent des roses ; ce sont les chattes qui font des petits chats ; les mamans qui font les petites filles et les papas qui font les petits garçons. »


Pas emporté dans ma retraite d’autres livres que Gibbon et Shakespeare. X. me prête Ivanhoe qu’il vient d’achever. (Précisément je me promettais de lire (ou relire) un Walter Scott ; mais, de préférence, n’importe quel autre.)

J’ai ce genre carton-pâte et Viollet-le-Duc en horreur. Je crois me souvenir que l’Antiquaire est moins historique... À examiner ; car, tout de même, il y a là de grandes qualités de récit et de dialogues ; on comprend que Balzac en ait été tout fécondé.

23 avril.

Toute la nuit, à partir de 10 heures, la lointaine canonnade a fait trembler le sol dans un indistinct grondement continu. Une sorte d’angoisse, autant morale que physique, m’a tenu en éveil et comme aux aguets, jusqu’au petit matin, tâchant d’imaginer l’enfer et doutant si c’est du côté des Allemands ou des Anglais qu’il est le pire...

Nous vivons, ici, sans électricité et, partant, sans nouvelles de la radio ; souvent sans eau, sans presque plus d’alcool, ni de gaz, ni d’huile, sur un reste de provisions presque épuisé, mal soutenus par des repas chaque jour plus insuffisants, apportés du dehors par les soins diligents et dévoués de la belle-famille de l’incomparable Flory.

24 avril.

Parler de loin ou bien se taire.

Ce vers de La Fontaine (l’Homme et la couleuvre) pourra servir heureusement d’épigraphe, si j’en viens à publier les pages de ce Journal en Amérique.


Il n’a certes pas échappé à Malraux que j’estropiais le nom d’Amenophis ou Amenopis (j’ai dit Amenopsis). Il ne m’a pas échappé non plus qu’il le remarquait ; mais trop courtois pour me reprendre. Il y a deux ans de cela. Je m’étais promis de le lui dire ; ne le pouvant, je l’écris ici.


Sans autre passe-temps que de lire, mes yeux s’en trouvent très fatigués. Je devrais les reposer à ne rien faire ; mais continue quand même, encore qu’avec un toujours plus grand effort...

Nombreux sont ceux qui escomptent pour le 2 mai l’heure de la délivrance. Pourquoi précisément le 2 mai ? On ne sait, mais ils l’affirment si assurément qu’on finit presque par les croire. La radio annonçait hier, nous fut-il redit, une « avance générale sur tout le front, du cap Serrat à Enfidaville ».

27 avril.

Roulement incessant de l’artillerie toute la nuit, un peu plus proche, semble-t-il, que la nuit avant-dernière. C’est comme une trame serrée, à gros grains, sur laquelle vient, au petit matin, se poser la fine broderie du chant des coqs. On voudrait pouvoir reconnaître si la voix des canons a l’accent allemand ou anglais. Quel enfer ce doit être là-bas ! Toute cette jeunesse fauchée...

Tut, tut ; good enough to toss ; food for powder, food for powder ; they’ll fill a pit as well as better ; tush, man, mortal men, mortal men,

dit Falstaff.


Se peut-il humanité plus misérable que celle que je vois ici ? On se demande quel Dieu pourra bien se dégager jamais de ces êtres sordides, courbés vers les contentements les plus immédiats, guenilleux, poussiéreux, abjects et délaissés de l’avenir. Circulant parmi eux, au cœur de la ville arabe, en vain cherchais-je une figure aimable où poser volontiers le regard et où raccrocher quelque espoir : Juifs, Musulmans, Italiens du Sud, Siciliens ou Maltais, écume accumulée et comme rejetée en marge du courant des eaux claires, capable toutefois de remous inquiétants, à la merci de tout meneur et que les événements vont peut-être brasser à neuf...

Mais voici deux semaines déjà que je n’ai pas quitté ma chambre. Je laisse pousser ma barbe blanche ; j’attends, pour me raser à neuf, la délivrance. N’ai pu m’endormir que peu avant l’aube ; mais, sans prurits et sans trop d’angoisse nerveuse, j’ai pris le parti de mon insomnie, suis resté les regards fixés et perdus sur le gouffre noir où parfois tressaillent de lointaines lueurs spasmodiques. Cette nuit on n’entendait pas la canonnade, mais, durant d’assez longs espaces de temps, le sol était tout secoué par un frémissement continu, comme sismique.

Que peuvent supposer nos amis de France, en entendant un « rescapé » d’ici annoncer à la radio de Paris que Sfax est dévasté, Sousse détruit et que, de Tunis, « il ne reste pierre sur pierre » ?

28 avril.

« Quiconque, à quarante ans, n’est pas misanthrope, n’a jamais aimé les hommes », disait Chamfort (ou Rivarol ?).

Pourtant on a trop vite fait de dire à ceux qui font profession d’aimer l’humanité et de se dévouer pour elle : c’est que vous ne l’avez pas bien regardée : elle n’est guère aimable. Ils pourraient bien répondre : c’est vous qui n’avez pas su la découvrir sous cette lamentable apparence. Les êtres qui vous paraissent communément abjects, sont contrefaits, foulés et prostrés sous le poids d’une société malfaisante. Vous savez bien, pourtant, vous qui vous occupiez d’horticulture, qu’il n’est pas si humble plante qui ne soit capable de fleurir, pourvu toutefois que les circonstances s’y prêtent, que le sol, que les soins, le climat... Considérez ce que deviennent les rosiers, sur mauvais terrain et loin du soleil et sans soins. Vous accusez les gens ; je n’accuse que leur misère et que ceux qui l’ont faite et l’entretiennent à leur profit. — Il s’agit de savoir si l’on est pour le grand nombre ou pour l’élite. Leurs intérêts paraissent opposés. Le sont-ils vraiment ?... Ce n’est pas seulement question d’humanité, d’humanitarisme : l’art et la culture sont l’enjeu.


Enthousiasmé par les deux Henri IV. Avec Henri V, j’ai dû beaucoup déchanter. C’est une des moins bonnes pièces de Shakespeare, médiocre et même nettement mauvaise par endroits, relevée seulement par l’admirable allocution du roi avant la bataille d’Azincourt.


Les plus beaux sujets de drames nous sont proposés par l’histoire naturelle et particulièrement par l’entomologie. Mon Saül me fut inspiré par la singulière découverte que j’avais faite d’une chrysalide de sphinx ; celle-ci conservait sa forme parfaite avec la minutieuse indication du papillon qui devait en sortir ; pourtant je remarquai bien, tout aussitôt, qu’elle n’était capable d’aucun de ces légers tressaillements qui, sous l’action d’un chatouillement, manifestent la vie latente des chrysalides ordinaires (du moins celles de ces papillons). À la première pression de mes doigts la fragile enveloppe céda, qui ne conservait du premier animal que sa forme ; sous ce très mince et fragile revêtement, quantité de petits cocons avaient usurpé toute la place ; d’une sorte de sphex, sans doute... et ce que je ne comprenais pas c’est que l’animal premier dévoré ait pu trouver encore la force de parvenir à cette nymphose trompeuse. Rien ne révélait au dehors sa consomption totale et la victoire parasitaire. Ainsi dirait, pensai-je, mon Saül : « Je suis complètement supprimé. »

Et j’apprends ce matin que les chenilles des Lycènes, après un premier temps d’alimentation végétarienne, sont enlevées par les fourmis qui les transportent dans leur fourmilière, se régalent du peu de miel que sécrètent leurs papilles dorsales, comme elles font du lait des pucerons. Mais, privées de matières végétales, ces chenilles changent de régime et dévorent bientôt tout le couvain des fourmis. Tant pis pour elles ! C’est ainsi, c’est seulement ainsi et seulement dans la fourmilière, que le développement de ces chenilles peut se parfaire.

Étonnantes « données » de drame ! Non point d’une fable de La Fontaine, mais d’un drame dont le premier acte : la chenille, futur papillon, se fait inviter chez les fourmis ; tout cela, naturellement, dans le monde des hommes et mis à notre échelle.


De nouveau, dans Henry VI (1re partie) je trouve une scène (entre Talbot et son fils, acte IV, scène 5) entièrement rimée, à partir du 16e vers. De même les scènes suivantes jusqu’à la fin de l’acte IV. Belle, mais de sublime un peu facile ; dialogue presque cornélien.

Curieux d’entendre Dorothy B. défendre ce vers :

Before the wound would prow incurable

(Rich. III, v, i.)

ou

Vaughan, and all that have miscarried.

1er mai.

Bravant les consignes, je suis sorti hier, sans du reste rencontrer personne dans l’escalier non plus à l’aller qu’au retour. Durant ma demi-heure j’ai erré dans le quartier, sans aucun plaisir : soleil accablant, air pesant, tout m’a paru laid, choses et gens. J’ai failli me faire écraser en traversant une rue. Aucun plaisir ; content de rentrer dans ma grotte.

3 mai.

Les Anglo-Saxons perdent quelques positions acquises par une première avance ; leur nombre cède, dirait-on, à la vaillance. Les Allemands se sentent engagés dans cette suprême résistance bien plus qu’eux ne le sont dans l’attaque.

La huitième armée demeure inactive en face du massif montagneux de Zaghouan, que l’autre armée n’a pu parvenir à contourner. Sans doute les mouvements sont-ils convenus d’avance, qui ne réussissent pas toujours selon les plans. Il y a convergence des efforts, certes, mais aussi rivalité, pense-t-on, et respect des préséances, de sorte qu’il serait mal séant que tel général coupât les lauriers réservés à tel autre, ou que les forces anglaises offusquassent les forces américaines qui, jusqu’à présent, ne se sont guère distinguées. De là des atermoiements, des lenteurs que l’on expliquerait mal autrement. Ainsi cherche-t-on des raisons, des encouragements dans cette attente exténuante...

4 mai.

Fatigué par plusieurs nuits d’insomnie, je me sens, par moments, à bout de forces, et vieilli jusqu’au désespoir.

6 mai.

Je viens de relire, d’affilée, neuf des dix drames historiques de Shakespeare (il ne me reste plus qu’Henry VIII) avec une admiration presque constante. J’apprends par cœur quantité de Fables de La Fontaine. Abruti, vieilli, sentant ma pensée à son étiage.


Hier après-midi, le plus violent bombardement que Tunis ait encore connu ; la maison, bien qu’assez distante des points d’éclatement, en était toute secouée. Ils ont repris cette nuit, à partir de 10 heures et jusqu’à deux heures et demie, sans interruption, il est tombé tout autour de la ville un nombre incroyable de bombes. La D. C. A. n’a que très peu réagi.

7 mai.

Explosions et incendies de tous côtés aux pourtours de la ville. J’ai compté plus de vingt foyers. Ils ne sont pas le fait de l’aviation anglo-américaine : les Allemands, traqués, devant que d’évacuer la ville, font sauter leurs dépôts. C’est façon de plier bagage. D’épaisses fumées obscurcissent tragiquement le ciel.


Vers le soir les incendies se multiplient. De gros nuages noirs s’étendent sur la ville. À travers les bruits incessants de détonations, d’étranges, d’incompréhensibles crépitements de mitrailleuses assez proches. Il commence à pleuvoir. Les grandes routes dont notre terrasse peut surveiller le croisement, si animées depuis deux jours par la circulation des chars, des tanks, des véhicules de toute sorte, sont à présent désertes ; elles se sont vidées tout d’un coup ; leur silence est impressionnant.

8 mai.

Tandis qu’hier, j’écrivais ces lignes, les Alliés entraient déjà dans la ville. C’est ce que l’on se redisait hier soir. Ce matin, réveillé dès l’aube par un bruit sourd, indistinct, constant ; on eût dit la rumeur d’un fleuve. Je m’habille en hâte et bientôt je vois approcher les premiers chars alliés que les gens descendus des maisons voisines acclament. On comprend encore à peine que ce que l’on attendait depuis si longtemps a eu lieu ; qu’ils sont là ; on n’ose encore y croire. Eh quoi ! sans plus de résistance, de luttes, de combats ?.. C’en est fait : ils sont là ! Mais la stupeur augmente encore lorsqu’on apprend, par les premiers libérateurs qu’on interroge, que ces chars, ces soldats sont ceux de la VIIIe armée ; celle même qu’on croyait retenue devant Zaghouan ; cette glorieuse armée qui venait de la frontière égyptienne, après avoir balayé la Libye, la Tripolitaine, triomphé de la ligne Mareth, de la ligne de l’oued Acarit et dont on avait suivi de jour en jour les progrès dans le Sud Tunisien. Comment sont-ils là les premiers ? Venus par où ? Cela tient du miracle. On se représentait la délivrance et l’entrée à Tunis de maintes façons, mais pas ainsi. En hâte je boucle mon sac, ma valise et m’apprête à regagner l’avenue Roustan. Plus de raisons de se cacher. Tous les traqués d’hier, aujourd’hui ressortent de l’ombre. On s’embrasse, on rit et l’on pleure de joie. Ce quartier près de la pépinière, que l’on disait peuplé presque uniquement d’Italiens, arbore des drapeaux français à presque toutes les fenêtres. Vite, avant de quitter ma retraite, je rase une barbe de quatre semaines et descends avec mes compagnons de captivité dans la rue, où eux n’avaient pas reparu depuis exactement six mois. Nous pénétrons dans la ville en délire.

Curieux : cette ville où l’on parlait toutes les langues, aujourd’hui l’on n’y entend plus que le français. Les Italiens se taisent, se cachent, et l’on ne rencontre que quelques très rares Arabes.

Dans la proclamation du général Giraud qu’on affiche sur tous les murs, une phrase comminatoire et imprécise les emplit de crainte ; ils ne se sentent pas la conscience tranquille : sont-ils visés par cette menace vague[12] ? Ils ne se cachent pas, pourrait-on dire, mais ne participent nullement à la fête, restent confinés dans la ville arabe. De sorte que ce grouillement trépidant de foule acclamante est composé en grande partie (et dans certains quartiers presque exclusivement) de juifs. Tous crient : « Vive la France ! » Dès qu’un des chars s’arrête, une horde l’entoure, l’assiège ; des enfants y montent et prennent place à côté des triomphateurs. Et, comme par assentiment du ciel, tous les nuages d’hier ont disparu ; il fait un temps splendide.

10 mai.

Rien pu noter hier. Je cours de-ci de-là, vais revoir des amis, me mêle à la foule. Le soir je tombe de fatigue ; au surplus, l’électricité est coupée, les Allemands ayant fait sauter la Centrale Électrique avant de vider les lieux, de sorte que, ne pouvant écrire, je me mets au lit aux dernières clartés du jour. Le ciel est uniformément pur. Suite de jours radieux, des plus beaux dont il me souvienne, des plus beaux qu’il se puisse ; et des nuits les plus innombrablement constellées. Mais la ville reste en état de siège et toute circulation est interdite à partir de 8 heures du soir.


À la suite de la huitième armée, la première a fait son apparition dans la ville, ainsi que des forces françaises, des zouaves. Il semble que la huitième ait coupé l’herbe sous les pieds à la première ; venus de l’Enfida (ayant pourtant laissé de leurs forces un écran trompeur devant Zaghouan) ils auraient profité de la brèche, péniblement, coûteusement et très vaillamment opérée à Mateur par l’infanterie française et les blindés américains. Tout cela sera connu plus tard et je n’ai pas à noter ici ce qui ressortit à l’histoire.

Les Allemands ont été surpris par la soudaineté de la dernière avance. L’ordre a été reçu tout à coup, fort inopinément, de déguerpir ; de partir sans rien emporter que le plus strict nécessaire ; de détruire, avant de quitter les lieux, tout ce dont les nouveaux occupants pourraient profiter ; ainsi que les papiers et souvenirs personnels. Ce fut une fuite éperdue vers le cap Bon ; mais beaucoup ont eu la retraite coupée ; d’où des prisonniers en grand nombre. Une résistance désespérée a été tentée à Hammam Lif, et durant toute la matinée du 8 on entendit gronder le canon ; puis ce dernier îlot a été écrasé sous les rafales de l’artillerie.

Hier, toute l’armée victorieuse était ivre. Des petits débits improvisés s’ouvraient de tous côtés, où des commerçants sans scrupule épuisaient leurs stocks de produits frelatés, les Allemands ayant préalablement raflé tous les vins, liqueurs et boissons honnêtes. Vers le soir des camions ont passé, recueillant et ramenant à leur corps tous ceux qui n’étaient plus capables de se tenir debout. La victoire, traînant à terre, salit ses ailes.


Qu’il fait beau ! Une sorte d’allégresse légère flotte dans l’air. L’on respire à libre poumon. La ration quotidienne de pain vient d’être portée de deux à cinq cents grammes par personne. Le lait reparaît sur le marché. Comme on attend des munitions en abondance et que les restrictions vont cesser, on sort enfin les réserves des armoires, on ouvre les boîtes de conserve, on ose manger à sa faim. Des paquets de cigarettes américaines ou anglaises pleuvent de partout, et des tablettes d’un excellent chocolat. Chaque repas devient bombance. On se désole de ne pouvoir entendre à la radio, faute d’électricité, les communiqués de Berlin, de Rome ou de Vichy. Comment cet effroyable revers va-t-il être annoncé ? Les bulletins officiels, la veille encore, entretenaient la confiance et l’espoir, parlaient tout au plus de quelques « opérations d’ordre local ». J’ai pu me procurer un exemplaire de Tunis-Journal du 7 mai, arrêté soudain en cours d’impression, où je lis : « Plusieurs actions des Anglo-Américains contre les secteurs nord et central (sic) ont été repoussées, annonce le communiqué de Berlin. » Vont-ils chercher encore à « minimiser » l’importance de leur défaite, ou proclamer un deuil général comme lors de la reprise de Stalingrad ? L’Allemagne est assez habile pour donner à cette défaite toutes les couleurs d’un succès. Nous ne pouvions espérer mieux, dit-elle, et savions bien, dès le début, que nous devions céder au surnombre. Mais nous comptions sur un mois de résistance et nous avons tenu six mois ; ceci passe toute espérance. Les Alliés se félicitent, nous nous félicitons plus qu’eux. De toute manière, cette libération de la Tunisie, cette reconquête de la totalité du littoral africain devra démoraliser l’Allemagne. Déjà sapée par les succès des Russes, elle entrevoit déjà sans doute l’effondrement de ses espoirs.

Je conserve précieusement un numéro mort-né de « Die Oase, Feldzeitung der deutschen Trupen in Afrika », daté du 9 mai !

13 mai.

Jours radieux... Je dors devant la porte-fenêtre de ma chambre (donnant sur un étroit balcon) grande ouverte sur champ d’étoiles ; me couchant très tôt, je me lève dès l’aube. Sommeil un peu gêné par les moustiques.

Avant-hier, dîné chez les Ragu avec Mme Sparrow, Hope Boutelleau et deux officiers anglais qu’elle nous amène, charmants et dont j’ai plaisir à écrire ici le nom en mémento : Captain Chadburne et Dr Gidal, photographe de la 8e Armée. Entente parfaite, en deux langues, avec chacun des deux, sur chacun des points de littérature que l’on aborde. Gidal me parle, avec une grande perspicacité, de Stefan George, à qui il préfère Rilke, et pour d’excellentes raisons. Les noms de Kafka, de Steinbeck, de Faulkner, de Ald. Huxley, etc., sont jetés sur le tapis.

L’auto américaine qui nous ramène, peu avant minuit, s’arrête à hauteur du « passage à niveau », carrefour où, le 7, les premiers chars britanniques brisèrent la dernière résistance allemande. La route est barrée par un interminable défilé de camions et de chars, emplis de prisonniers allemands que l’on ramène de Hammam Lif où s’est livrée, la veille, une effroyable bataille, avant la reddition des troupes de l’Axe. Nous descendons d’auto pour contempler ce cortège fantastique et Gidal prend, à la clarté du magnésium, quelques photos de certains de ces véhicules : ce sont des « paniers à salade » allemands. Est pris celui qui croyait prendre. L’on m’affirme que certains groupes de prisonniers chantaient. Eh parbleu ! C’était le seul espoir qui leur restait, d’échapper à ce cauchemar et de revoir jamais leur famille. D’autres pleuraient, dit-on. Je pensais qu’un plus grand nombre se tuerait ou se ferait tuer, suivant la consigne. L’armée italienne, tout entière, elle, s’est presque aussitôt rendue ; et cela n’a surpris personne. Les forces allemandes, sans plus de munitions, sans possibilité de renfort, sans possibilité de retraite et de rembarquement, acculées à la mer et au désespoir, ont enfin accepté de se soumettre ; à défaut de Rommel lui-même, Von Arnim est fait prisonnier.

La radio de Berlin ou de Rome, pour sauver la face, pourra bien raconter que les armées de l’Axe ont lutté jusqu’au dernier homme, jusqu’à la dernière cartouche, dans une ultime résistance héroïque. Cela peut sauvegarder l’honneur et la fierté patriotiques ; mais cela n’est pas vrai. La « reddition sans conditions », si surprenante qu’elle puisse paraître, a été presque aussitôt acceptée. L’âpre lutte de Hammam Lif a été la dernière bataille livrée ; après quoi toute résistance vaine a cessé, et Von Arnim a fait savoir qu’il se rendait.

Mais, surtout, que ce que j’écris ici ne soit pas pour diminuer la valeur des troupes allemandes. Elles se sont montrées, jusqu’à ces derniers temps, d’une endurance, d’une discipline et d’un courage extraordinaires ; n’ont cédé qu’à l’armement supérieur et au surnombre. Sans doute aussi, les derniers jours, à la soudaineté de l’avance alliée, qui transforme la retraite en déroute. Il n’est que naturel que Von Arnim, voyant la partie irrémédiablement perdue, ait voulu éviter un massacre inévitable et sans profit. Je n’en ai, dans ce que j’en dis, qu’au camouflage de la radio.

Cette campagne d’Afrique, qui devait être triomphale et triomphante, se solde, pour l’Axe, par une énorme perte d’hommes et de matériel de guerre. De plus, la confiance envers le Führer en sortira sans doute fort ébranlée ; et la confiance du Führer en lui-même. Tandis que tous les peuples conquis et sous le joug allemand, vont puiser, dans cet immense revers de l’oppresseur, un extraordinaire encouragement à la résistance. On peut y entendre l’annonce d’un effondrement général.

Ragu voudrait me convaincre du rôle important que j’aurais à jouer présentement ici et que, dit-il, je suis à même d’assumer. Je crois qu’il se trompe aussi bien sur moi-même que sur le retentissement que ma voix pourrait avoir. Même moins fatigué, je ne me sentirais nullement qualifié pour une action politique, quelle qu’elle soit. Outre que je n’y vois pas assez clair dans le jeu des dissensions naissantes, je reste trop incertain moi-même pour proposer je ne sais quel tempérament équitable et ne pourrais parler sans trahir ou forcer ma pensée. La lutte qui se prépare, je ne puis ni ne veux m’en mêler, m’y mêler. Je crains que, pour un assez long temps, d’âpres compétitions ne divisent la France, du moins cette partie d’elle délivrée. Je ne vois pas du tout quelle « déclaration » je pourrais faire, qui ne soit, si je reste sincère, de nature à déplaire presque également à tous les partis.

14 mai.

De tous côtés, il nous revient que les troupes américaines, tout autant que les forces anglaises ou françaises, se sont admirablement battues. Les lenteurs qu’on put leur reprocher d’abord, n’étaient que mesures de prudence, aussi longtemps qu’insuffisamment munies. Il importait de n’engager le combat qu’avec l’assurance de le pouvoir mener jusqu’à la victoire. L’événement a levé ce qu’il pouvait rester de doutes et montré la sagesse de cet atermoiement, alors que la précipitation risquait de tout compromettre.

Morne ennui d’un dimanche anglais à Tunis ; à quoi conviendraient mieux les brouillards de Londres. Mais les soldats semblent avoir pris leur parti de ce désœuvrement dominical. Les deux salles de spectacle qu’on a rouvertes, non réservées à l’armée comme du temps de l’occupation allemande, sont envahies par les civils. Pourtant jamais encore on n’avait vu tant d’uniformes dans les rues. Aux premiers jours d’ivresse et de liesse (et rien plus ne restait à leur vendre ou à leur offrir, que d’affreuses boissons frelatées, les Allemands ayant vidé toutes les caves) succède un régime sec, soutenu par de stricts règlements. Alors ce sont des brochettes de genoux nus, le long des trottoirs, au seuil des maisons, sur les rares bancs des avenues, tommies qui, souriant malgré tout, attendent sagement la tombée du soir.


Insupportable climat tunisien ; sautes de température fréquentes ; sitôt que l’on n’a plus trop chaud, l’on grelotte, et l’on ne sait comment se couvrir. Un gros rhume achève de m’abrutir. Je ne songe plus qu’au départ, mais pour où ?

Amrouche, sans doute, m’accompagnera d’abord à Alger où il espère trouver un poste ; avec Suzanne Amrouche, c’est lui que j’aurai le plus de peine à quitter. Puis les Ragu, puis la grand-mère de Victor, et Jean Tournier, et les amis d’Amrouche. Tous se sont montrés envers moi d’une inlassable gentillesse. Les Flory, Patri, Hope B., Guttierez, Cattan, Mme Sparrow, Amphoux... avec eux, grâce à eux, j’ai traversé presque aisément ce temps d’épreuve. L’avenir peut-être me permettra de leur marquer ma reconnaissance. Le départ m’apparaît comme un arrachement.

19 mai.

Relu The Tempest ; étonné de tout y reconnaître aussi bien. Curieux drame, qui laisse plus insatisfait qu’aucun autre de Shakespeare, sans doute parce qu’aucun autre n’élève notre exigence aussi haut. Rien d’inattendu chez ces personnages-symboles : chacun d’eux, pour mieux représenter, devient superlatif. Les données une fois posées, l’action se déroule sans peine, sans divagation ni accroc. Tout va de soi, dans cette parade exemplaire, où chacun, pénétré de son rôle, s’y tient et s’y maintient, sage comme une image d’Épinal. Seuls les rapports d’Ariel avec Prospero restent inquiets et frémissants :

Do you love me, master? No?

— Dearly, my delicate Ariel.

C’est exquis ; mais cela reste un peu court.

29 mai.

Grande joie de revoir Jean Denoël ; mais fort assombri par ses récits. Les pertes françaises ont été énormes et dues, semble-t-il, à la stupide routine (comme en 1914) de certains chefs militaires, à leur conception surannée du courage, de l’honneur et de je ne sais quels faux dieux. Certains ont mené leurs hommes au massacre, sans profit d’aucun ordre et comme pour répondre à l’appel d’une tradition. Le simple bon sens eût dû les retenir de lancer cette attaque sans préparation d’artillerie, et qu’on savait devoir demeurer vaine. Hélas ! ce sont ces mêmes hommes qui sont en passe de nous gouverner demain. L’on comprend que le cœur de certains s’emplisse d’indignation et de révolte.

Denoël, enrôlé dans une « formation chirurgicale » et appelé à soigner quantité de gens, et particulièrement de tout jeunes enfants mutilés, estropiés, écharpés par les mines dont les Allemands ont truffé les terrains qu’ils abandonnaient.

L’on me dit qu’ils ont caché des explosifs jusque dans des cadavres, et qui vous éclatent au nez lorsqu’on vient inhumer ceux-ci. Plus atroce encore : un blessé criait à l’infirmier qui l’approche : « Attention ! ne me secourez pas : ces salauds m’ont miné. »

22 mai.

Aucune édition de classe, du moins dans celles que j’ai pu voir (et je serais curieux de consulter à ce sujet la grande édition de La Fontaine que j’ai laissée à Paris, doutant si peut-être elle ne se montre pas plus explicite[13]) ne fait allusion à la très étonnante faculté des grenouilles de gonfler comme un goitre leur gosier, à la manière des pigeons lors de la saison des amours, et de projeter sur le côté de la bouche, ainsi que j’ai vu faire aux chameaux en rut, une sorte d’énorme ampoule, d’apostème, d’appareil vibrant et glapissant qui est bien une des choses les plus surprenantes qui se puisse imaginer[14]. L’article « grenouille » du grand Larousse n’y fait non plus aucune allusion. Et pourtant c’est cette singulière propriété qui explique et motive la fable de la Grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf. Nul doute que La Fontaine n’ait pu contempler un jour, comme je fis moi-même à La Roque, cet extraordinaire spectacle : sur une large feuille de nénuphar étalée à la surface d’une mare, deux grenouilles jouant et mimant exemplairement cette fable. L’une simple spectatrice ; l’autre se gonflant jusqu’à éclater, façon de faire sa cour et de manifester son désir, avec des regards de côté vers l’autre :

Regardez bien, ma sœur !

Est-ce assez, dites-moi ? N’y suis-je point encore ?

Dans l’ignorance de cela, cette fable peut paraître arbitraire et quelque peu absurde ; c’en est la justification, dont on devrait instruire les enfants, et leur montrer qu’ici encore La Fontaine se montre observateur et reste près de la nature, sans doute beaucoup plus qu’aucun autre auteur de son temps.

Je ne suis point du tout de ceux qui dédaignent un peu ces premières fables de La Fontaine. Les suivantes, plus étendues, ont de tout autres qualités ; mais celles du début gardent une densité, un poids, une épaisseur à la Breughel, qui me ravissent ; et particulièrement le Loup et l’Agneau, cette merveille. Pas un mot de trop ; pas un trait, pas un des propos du dialogue, qui ne soit révélateur. C’est un objet parfait. Mais le goût de la perfection va se perdant et je pressens venir un temps où même elle fera sourire, comme on sourit aux jeux des enfants, où le « quod decet », la pondération harmonieuse, la nuance, l’art enfin, céderont aux qualités « de choc », et aux considérations pratiques ; où seul le fait importera. « Sombre plaisir d’un cœur mélancolique », c’en sera fait de vous ! Ici commence l’âge viril, l’ère de la réalité.

22 mai.

— Oui, nous aurions pu entrer à Tunis beaucoup plus tôt, il est vrai, mais en ce temps nous n’étions pas encore en état de nous y maintenir : nous avons estimé qu’il serait déplorable de risquer de nous en laisser déloger peu ensuite par la contre-attaque allemande qui n’eût pas manqué de se déclencher presque aussitôt. Nous voulions agir à coup sûr, et avons préféré d’attendre et de vous faire attendre plutôt que de risquer inconsidérément la vie de nos soldats et des vôtres.

C’est ce que nous dit ce matin W. qui vient de rejoindre ici le consulat américain, et avec qui je déjeune chez les Ragu.


Jean T. a attendu jusqu’à ce dernier moment pour me dire qu’il ne croit pas pouvoir me prêter plus de quinze mille francs, sur les cinquante qu’il m’avait laissé espérer.

Voici qui me force de me retourner vers ailleurs et de différer mon départ, que j’avais fixé à mardi, laissant Soupault retenir ma place dans l’avion pour Alger. Même le prêt de J. T. (et, du coup, je le réduis, pour son plus grand soulagement, à dix mille) va demander des formalités devant le contrôle civil que, vu la semaine anglaise (nous sommes un samedi), il faut reporter à lundi. Prévenu plus tôt, j’aurais pris d’autres dispositions. Cela m’apprendra à ne pas me reposer sur de trop vagues promesses.

23 mai.

Effroyable confusion mentale des veilles de départ. On prend congé des amis ; ils veulent vous revoir encore. Ce matin, les Amrouche, les Flory, Pistor et un capitaine de l’armée Leclerc qui souhaitait m’être présenté, le jeune Guy Cattan, se pressaient dans ma chambre, tandis que Bourdil, le beau-frère d’Amrouche, achevait en hâte mon portrait. Je cherche ce que je puis dire à chacun de plus aimable. Cependant, j’engage avec Amrouche, tout en posant encore pour Bourdil, une partie d’échecs où il triomphe de moi sans peine, car je n’ai plus la tête à moi. Du reste, je joue beaucoup moins bien depuis quelque temps et mon attention se fatigue vite. Et je ne sais pas encore si c’est bien après-demain mardi que je pars ; ni à quelle heure ; ni ce que j’ai le droit d’emporter avec moi dans l’avion ; ni comment ni quand me rejoindra le reste de mes bagages. Combien plus simple, avec la mort, l’ordre subit de tout laisser.


Informations prises, je ne pars que jeudi. Horreur ! Il va falloir refaire tous les adieux.


Je retrouve Jean T. au contrôle civil. Le prêt doit se faire en présence de l’avocat que nous avions d’abord été voir. Lecture du papier timbré que je dois signer ; où j’apprends que j’aurai d’abord à écorner cette somme de dix mille francs, de cinq cents qui reviennent à l’État pour légaliser la transaction. On me laisse entendre qu’il y aura d’autres frais encore, d’enregistrement ou de je ne sais quoi d’autre ; sans compter les honoraires de l’avocat... de sorte que, sur ces dix billets, je n’en pourrai tenir que neuf... C’est se moquer. Je me refuse au jeu. Partie nulle. Les quelques billets de cent qui me restent suffiront bien jusqu’à Alger, où j’aviserai.

Le capitaine Alaurant me demande craintivement d’inscrire un mot sur son carnet de route ; ce que je ferai très volontiers, heureux d’y exprimer mon admiration pour le haut fait de l’armée Leclerc qu’il représente à mes yeux. Après cette héroïque traversée du Fezzan et son avance victorieuse, pas plutôt arrivé à Tunis et de retour dans la vie civilisée, il se voit voler son auto, avec tous ses effets, ses réserves, ses papiers, etc.. Je l’accompagne à la Résidence pour soumettre son cas à Soupault et l’aider, s’il se peut, à récupérer sa bagnole.

Soupault, très aimablement, nous emmène tous deux dîner au mess, en compagnie du lieutenant Bénard. La bonne grâce, l’esprit et la souplesse de Soupault mettent chacun à l’aise. Par instants seulement, quelques gerçures de la conversation laissent entrevoir, sous la cordialité des propos, des divergences politiques profondes.

Alger.

J’ai donc enfin quitté Tunis ! Ce jeudi 27 mai. Partis du champ d’El Aouina à sept heures, ce trajet qui devait ne durer que deux heures en a pris plus du double, avec escales à Zaghouan et au Kef. Je n’avais pas dormi de la nuit et, après une traversée secouée, j’arrive à Alger fort abruti. L’accueil exquis des Heurgon et un excellent déjeuner me regonflent.


Grande joie de retrouver Saint-Exupéry.


Les Américains, sur notre vieux monde, se font aimer par tous et partout. De générosité si prompte, si cordiale et souriante, si naturelle, que l’on accepte joyeusement de se sentir leur obligé.

« Faites-vous aimer », tel était le mot d’ordre lancé par le journal allemand de Tunis, durant les premiers temps de l’occupation allemande. Le journal (qui n’était pas vendu et ne circulait que dans les rangs de l’armée) ajoutait : « même des Français ». Ce mot d’ordre a fait faillite, tout comme en France même, et a vite été remplacé par : « Faites-vous craindre. » On sentait trop, derrière l’amabilité de commande, le besoin de domination que le sourire ne parvenait pas à farder.

Chez les Heurgon, je cède à l’ivresse d’une bibliothèque nouvelle, lisant tour à tour un peu de Leopardi, puis de Dante, puis de Stendhal, puis de Virginia Woolf : promenade au hasard dans un jardin.

Avant d’y mettre une affectueuse dédicace pour Amrouche, je relis ce matin ma Tentative amoureuse, où j’ai mis beaucoup plus de moi que je ne m’en souvenais. Somme toute, petit livre très révélateur de l’époque (même à l’excès) et de moi-même.


Ajouter, en coda de mes notes sur les dernières paroles du Christ : Ces remarques ont-elles jamais été faites ? Je ne sais. Ce que je sais c’est que je ne les ai jamais lues nulle part.

2 juin.

Il est grand temps de changer de carnet.

17 juin.

Mais ces maîtres (David, Gros, Guérin, Girodet), trop célébrés jadis, trop méprisés aujourd’hui, eurent le grand mérite... de ramener le caractère français vers le goût de l’héroïsme.

(Baudelaire, Exp. Univ. de 1855.)

(Pléiade, p. 151-152.)

Alger, 26 juin.

J’ai donc dîné hier soir avec le général de G.. Hytier, qui m’accompagnait, était venu me prendre en auto vers huit heures. L’auto nous conduisit à El Biar jusqu’à la villa dont la terrasse domine la ville et la baie. Nous passâmes dans la salle à manger presque aussitôt et prîmes place, Hytier et moi, aux deux côtés du Général. À ma droite s’assit le fils (ou le neveu) du général Mangin ; je n’ai pu retenir le nom des autres convives, dont deux en costume civil, tous familiers du Général. Nous étions huit en tout.

L’accueil de de Gaulle avait été très cordial et très simple ; déférent presque à mon égard, comme si l’honneur et le plaisir de la rencontre eussent été pour lui. On m’avait parlé de son « charme » ; on n’avait rien exagéré. Pourtant on ne sentait point chez lui, comme à l’excès chez Lyautey, ce désir ou souci de plaire qui entraînait ce dernier à ce que ses familiers appelaient en riant : « la danse de la séduction ». Le Général restait très digne et même un peu sur la réserve, me semblait-il, comme distant. Sa grande simplicité, le ton de sa voix, son regard attentif mais non inquisiteur et chargé d’une sorte d’aménité, firent en sorte de me mettre à l’aise. Et je l’eusse été tout à fait si je ne sentais toujours, auprès d’un homme d’action, combien le monde que j’habite reste écarté du monde où il opère.

Je venais de lire avec un intérêt très vif, et pourquoi ne pas dire : avec admiration, nombre de pages de lui, excellentes, susceptibles même de faire aimer l’armée, présentant celle-ci non telle qu’elle est, hélas ! mais telle qu’elle devrait être. Lui rappelant ce mot qu’il cite, disant que Jellicoe avait toutes les qualités de Nelson, sauf celle de savoir ne pas obéir, je lui demandai comment et quand, à son avis, un officier pouvait et devait prendre sur lui de passer outre. Il répondit fort bien que ce ne pouvait être que lors de grands événements et lorsque le sentiment du devoir entrait en opposition avec un ordre reçu. Certains des convives se mêlèrent alors à la conversation pour comparer l’obéissance militaire à celle qu’exige l’Église. On aurait pu pousser beaucoup plus loin que nous ne fîmes. Les propos retombaient vite et je ne me sentais pas de force ou d’humeur à faire rebondir beaucoup l’entretien.

Après le repas, le Général me proposa de faire avec lui quelques pas sur la terrasse. C’était m’offrir l’occasion d’une conversation particulière, dont je profitai pour lui parler assez longuement de Maurois. Une phrase m’avait, dans les écrits du Général, quelque peu surpris et peiné, lui dis-je, celle où il déclare qu’il n’a rencontré Maurois qu’une fois et qu’il espère bien ne jamais le revoir. Je tentai d’expliquer son attitude qui, dis-je (et c’était m’avancer beaucoup), aurait été fort différente s’il avait été mieux renseigné. J’ajoutai : ses yeux s’ouvriront vite auprès des amis qui l’attendent ici d’un jour à l’autre. Maurois se trompe parce qu’il est trompé. Il croit de son devoir de demeurer fidèle au Maréchal, et le croit d’autant plus que ce devoir lui coûte et que, ce faisant, il se met à dos tous ses amis d’hier.

Les traits du Général s’étaient un peu contractés et je ne suis pas sûr que mon plaidoyer assez véhément ne l’ait pas irrité. (Moins sûr, encore, que mes arguments fussent tous valables, m’a-t-il paru après avoir revu Maurois.)

Nous parlâmes ensuite de l’opportunité de créer une nouvelle revue qui groupât les forces intellectuelles et morales de la France libre ou combattant pour l’être. Mais ceci non plus ne fut pas poussé très loin. Il me dit alors combien il souffrait du manque d’hommes.

« Ceux qui devraient vous entourer, lui dis-je, sont, hélas ! sous les croix de bois de l’autre guerre. » Il faut jouer avec les cartes que l’on a. Les atouts ne sont pas nombreux.

Nous rejoignîmes le reste de la compagnie, puis rentrâmes tous au salon. La conversation, à bâtons rompus, se fit languissante et je crois que chacun me sut gré de lever la séance bientôt. Je songeais tristement à ce qu’aurait pu être cette entrevue, si Valéry eût été à ma place, avec sa compétence, sa clairvoyance et son extraordinaire présence d’esprit.

J’avais parlé au Général, dans notre court tête-à-tête, de la résistance à Paris et en particulier de cette séance à l’Académie où Valéry s’opposa à l’adresse de félicitations au Maréchal que certains académiciens proposaient. Le Général n’en ignorait rien.

Il est certainement appelé à jouer un grand rôle et semble « à hauteur ». Nulle emphase, chez lui, nulle infatuation ; mais une sorte de conviction profonde qui impose la confiance. Je ne ferai pas de difficulté pour raccrocher à lui mes espoirs.

27 juin.

Des officiers anglais, retour de Pantellaria, apportent quelques renseignements sur la reddition de la petite île. Il est faux, disent-ils, qu’elle fût à court d’eau, de vivres et de munitions. À la place des Italiens, nous aurions résisté six mois, un an peut-être. Réfugiées dans des grottes profondes, le peu de population civile et la défense militaire pouvaient tenir, comme nous avons tenu à Malte, et le nombre des victimes des bombardements a été dérisoire. (Pas plus de seize (?), disent-ils.) Tout ce qu’on aurait dit à ce sujet, d’après eux, serait faux ; sinon ceci : que le roc de l’île est de nature si dure que les plus puissants obus n’y causaient que des égratignures. Les forces de la défense se sont rendues par défaut d’endurance ; parce qu’elles en avaient assez et savaient que leur plus longue résistance serait vaine ; parce qu’elles avaient perdu tout espoir.

Alger, 7 juillet.

Charlot m’a prêté le Nº de décembre 42 de la N. R. F., où j’ai plaisir à lire un excellent article de Fernandez sur Tocqueville. La dépréciation du camp adverse ne me plaît guère et j’aurais souhaité pouvoir trouver meilleur l’article de Drieu et le Dialogue de Chardonne. J’y ai fait effort (mais en vain), car il est absurde et malséant de ne voir l’intelligence, la probité, le courage et la noblesse, que d’un côté, le sien propre, et de l’autre, que lâcheté, sottise ou félonie. Aussi cette entreprise d’avilissement de l’adversaire, à quoi s’emploie trop souvent la propagande, m’est-elle extrêmement pénible. Je l’ai maintes fois exprimé ; mais sans, je crois, persuader personne. Et j’en viens à présent à me demander si, pour obtenir certaines réactions de la foule, il n’est pas nécessaire d’abord de discréditer l’ennemi. Peut-être ; mais, personnellement, je ne puis entrer dans ce jeu. C’est bien aussi pourquoi je suis si mal fait pour la politique et me laisse si difficilement et si mal convaincre du rôle que je pourrais assumer dans la « guerre psychologique ».

8 juillet.

Voici de nouveaux Nos de la N. R. F. (janvier et février), où un fort intéressant et satisfaisant Bilan de Drieu ; un remarquable Lamennais de Fernandez. La revue, somme toute, se maintient, en dépit des absences, aussi bien qu’il se peut. Certes, je me félicite de m’en être retiré, mais je reconnais le bien-fondé de nombre des arguments de Drieu ; c’est mon cœur bien plus que ma raison qui les désapprouve, et peu s’en fallut que je n’y souscrivisse ; mais je crois que je me le serais vite et amèrement reproché.


Désœuvrement, dont je souffrirais davantage si je sentais en moi quoi que ce soit à dire que je n’aie pas exprimé déjà, et mieux que je ne saurais faire aujourd’hui. Je n’attends des événements aucune modification profonde de mon être. Mais l’intense curiosité que j’en ai vient de ce que la justification même de cet être, son point d’appui, oui, ma raison d’être, sont l’enjeu de cette effroyable partie.


Il ne me paraît pas qu’on puisse correctement parler (ainsi que fait la radio) de « défense acharnée » ; ce dernier mot doit être réservé pour l’attaque.

15 juillet.

La petite Édith Heurgon commence à marcher. Jamais encore il ne m’avait été donné d’assister à cette chose merveilleuse : les premiers pas d’un petit enfant. Soutenu jusqu’alors, voici qu’il commence à comprendre qu’il peut se tenir debout sans appui, avancer seul... L’humanité n’en est là qu’à peine, encore chancelante et prise de vertiges devant l’espace à franchir, mal équilibrée, mal sevrée du lait des croyances.

17 juillet.

Lumière profuse ; splendeur. L’été s’impose et contraint toute âme au bonheur. Je ne puis me refuser à l’adoration, à la joie. Tout invite à des épousailles et l’on voudrait embrasser un dieu. C’est le temps où Pasiphaé rejoint le taureau dans la plaine. La nuit dernière, Diane couvrait de sa pâleur Endymion.


Avant-hier, explosion dans le port ; c’est un cargo chargé de munitions qui saute. La plus forte détonation que j’aie entendue. On compte un très grand nombre de victimes. Des hangars, sur le quai voisin, ont pris feu, ainsi qu’un navire empli de mazout, qui répandit dans le ciel pur des torrents d’épaisse fumée noire, succédant à l’immense champignon de vapeurs jaunes projeté d’abord par la déflagration.

11 juillet.

C’est à la souffrance ressentie à ne pouvoir approuver ce qui se faisait et disait au nom de la France, que j’ai pu mesurer la profondeur de mon amour pour ma patrie.


Appelé à mettre ma signature sur un exemplaire des Nourritures Terrestres, mirifiquement relié (grande édition de la Gerbe, « revue et corrigée par l’auteur »), je suis consterné de découvrir, dès le premier regard, qu’elle est richement émaillée de fautes typographiques grossières, rendant parfois des phrases incompréhensibles ou ridicules. En cinq minutes, j’en relève une demi-douzaine. Et je me demande avec inquiétude si ces fautes se retrouvent dans l’édition de mes œuvres complètes. « Planètes » pour « plantes » ; « pics » pour « pins »..., etc..

25 juillet.

Une nuit passable, encore que coupée d’assez nombreux réveils, suffit à redonner à mon esprit quelque allégresse. Enclin au travail, ainsi qu’aux jours bénis de ma jeunesse. Mais de telles nuits sont assez rares ; le plus souvent, je me lève au petit matin, mal reposé, craignant la fatigue et l’effort. L’empêchement vient surtout de l’encombrement vain de la cervelle, du souci de ne pas être en retard, en reste, de ne faillir à aucune obligation... C’est seulement dégagé de toute préoccupation étrangère que l’on peut faire œuvre qui vaille. Je me sens tenu, requis, hypothéqué, de part en part.

9 août.

Je viens de lire l’Intérêt Général aux Heurgon (en trois soirs, car ma voix se fatigue très vite) ; fort agréablement surpris de trouver ma pièce meilleure que le souvenir que j’en gardais, influencé par le jugement défavorable des amis à qui j’en avais donné connaissance. Je ne crois pas avoir à désavouer cette œuvre sur qui j’ai si longtemps peiné et qui m’a donné tant de mal. Elle peut, me semble-t-il, affronter la scène, et je ne désespère pas de l’y voir portée de mon vivant, si la tourmente ne se prolonge pas trop longtemps. Je désire ne la publier qu’ensuite, si tant est que ce ne soit pas trop attendre ; mais je crois qu’elle mérite, pour le moins, d’être publiée. C’est au Théâtre-Français que je voudrais la proposer, plutôt qu’à quelque théâtre d’avant-garde où elle risquerait de prendre une allure trop subversive. Au Théâtre-Français, elle garderait, je pense, l’aspect d’une comédie « de caractères », ce que je prétends qu’elle soit, ce qu’elle est, réussie ou non ; plutôt que d’une satire sociale (ce qu’elle prétendait être d’abord, et qui reste son point faible, car je n’ai pu faire disparaître complètement toutes les traces de cette première intention, désastreuse).

11 août.

Le début du chap. 38 d’Henri Brulard nous le donne clairement à entendre : Stendhal n’était pas, à proprement parler « musicien » ; ce qu’il aimait, c’était le chant, le « bello canto », ou plus exactement : la belle chanteuse ; non la musique. Il avoue : « Je n’ai aucun goût pour la musique purement instrumentale » ; mais ajoute bien imprudemment : « La seule mélodie vocale me semble le produit du génie. »

Les alexandrins sont extrêmement rares chez Saint-Simon. Je le remarque, en en découvrant deux à fort courte distance :

mais non pas tout ni quand et comme elle voulait...

et préparer ainsi la perte ou la fortune...

en achèvement de deux paragraphes consécutifs. C’est effet du hasard. À l’ordinaire, pas de langue moins musicale que la sienne, ni moins soucieuse de correction grammaticale ou syntaxique ; tout, chez lui, cède au mouvement de la passion, de la pensée. Il n’est nullement gêné pour écrire : « toute espèce de divertissement fut défendu à Vienne et observé exactement » ; et cette sorte d’anacoluthe hardie est chez lui très fréquente. (Car ce qui est, en ce lieu, « observé exactement », c’est la défense de se divertir, et non le divertissement.) La chose suggérée indirectement dans une phrase devient soudain le sujet propre d’une phrase suivante. En raison de l’incorrection même et de la surprise que celle-ci provoque, cela est souvent d’un effet merveilleux. Chaque phrase, chaque mot, vit, tressaille, s’émancipe, en gardant la marque de son génie impétueux.

C’est le propre d’un écrivain-né, de plier à soi la langue ; mais nul ne le fit avec une hardiesse aussi désinvolte, ni pour un résultat plus heureux.


Laissons l’Italie apprendre à ses dépens ce qu’il en coûte de combattre aux côtés de Hitler.

Fès, octobre.

Le vieux lierre soutient le mur, qui l’avait longtemps soutenu.

Beaucoup pensé à Sheng Cheng-hua ces derniers jours, avec le cuisant souvenir de cette phrase maladroite, absurde, par quoi j’ai dû le blesser si cruellement, lors de notre dernière entrevue. Comment eût-il pu se l’expliquer, alors que je ne puis me l’expliquer moi-même, et n’y point voir une malveillance, une malignité, qui certes étaient bien loin de mon cœur...

J’avais reçu de Cheng deux longues lettres exquises, émues et émouvantes, que j’ai précieusement conservées et espère bien retrouver à Paris un jour. Je devais à mes livres les sentiments qu’il m’y marquait. Car Cheng était très cultivé. Tout jeune encore, il était venu de Chine à Paris pour s’instruire, mais ne s’était, je crois, pas beaucoup mêlé aux étudiants, qui devaient lui paraître de société bien vulgaire, à en juger par la délicatesse raffinée de ses propres manières, par sa réserve et son exquise discrétion. On le sentait d’excellente famille ; et combien il devait se sentir dépaysé parmi nous !

Il était venu m’annoncer son mariage, me dire qu’il souhaitait me présenter sa jeune femme avant de regagner sa lointaine patrie. Par quelle aberration, quel confondant vertige, quelle trahison de ma langue, lui ai-je alors demandé : « Vous avez naturellement épousé une Japonaise ? » Je vis l’expression de ses traits changer aussitôt, son sourire fuir, ses lèvres trembler. Il balbutia : « Une Japonaise !... oh ! monsieur Gide, comment pouvez-vous... » C’en était fait. Je ne pouvais ressaisir cette malencontreuse parole, que vainement je tentai d’expliquer, d’excuser. J’avais fréquenté récemment nombre de Japonais, qui venaient de porter à l’écran ma Symphonie Pastorale ; de là, sans doute, cette soudaine et passagère confusion, impardonnable. Je compris aussitôt que j’avais porté à notre naissante amitié, si confiante de sa part, un coup peut-être mortel ; et je ne me le suis pas encore aujourd’hui pardonné.

Qu’est-il devenu ? Le reverrai-je jamais ? Si j’écris ces lignes, c’est avec quelque espoir qu’elles puissent un jour tomber sous ses yeux et qu’il sache que le souvenir que j’ai gardé de lui reste comme embaumé dans mon cœur.

Fès, octobre.

Si Abdallah, converti à l’Islam et sanscritisant, me fait lire les livres de René Guénon. Que serait-il advenu de moi si j’avais rencontré ceux-ci au temps de ma jeunesse, alors que je plongeais dans la Méthode pour arriver à la vie bienheureuse et écoutais les leçons de Fichte, du plus docile que je pouvais ? Mais, en ce temps, les livres de Guénon n’étaient pas encore écrits. À présent, il est trop tard ; « les jeux sont faits, rien ne va plus ». Mon esprit sclérosé se plie aussi difficilement aux préceptes de cette sagesse ancestrale, que mon corps à la position dite « confortable » que préconisent les Yogis, la seule qui leur paraisse convenir à la méditation parfaite ; et, à vrai dire, je ne puis même parvenir à souhaiter vraiment celle-ci, cette résorption qu’ils cherchent et obtiennent de l’individu dans l’Être éternel. Je tiens éperdument à mes limites et répugne à l’évanouissement des contours que toute mon éducation prit à tâche de préciser. Aussi bien le plus clair profit que je retire de ma lecture, c’est le sentiment plus net et précis de mon occidentalité ; en quoi, pourquoi et par quoi je m’oppose. Je suis et reste du côté de Descartes et de Bacon. N’importe ! Ces livres de Guénon sont remarquables et m’ont beaucoup instruit, fût-ce par réaction. J’admets volontiers les méfaits de l’inquiétude occidentale, dont la guerre même reste un sous-produit ; mais la périlleuse aventure où nous nous sommes imprudemment lancés valait la peine qu’elle nous coûte, valait la peine d’être courue. À présent, du reste, il est trop tard pour reculer ; nous devons la mener plus avant, la mener jusqu’au bout. Et ce « bout », cette extrémité, je tâche de me persuader que c’est Dieu, fût-il atteint par notre ruine. Il faudrait sans doute la « position confortable », pour mener à maturité ma pensée. En attendant, je persévère dans mon erreur ; et je ne puis envier une sagesse qui consiste à se retirer du jeu. Je veux « en être » et dût-il m’en coûter.

Fès, novembre.

Ce qui se serait passé si... Chacun reste libre de façonner à sa guise des événements imaginaires, et selon ses propres opinions ; d’où les convictions faciles. C’est ce qui me met en garde contre l’Histoire et m’invite à lui préférer de beaucoup « l’histoire naturelle » où nous gardons un constant contrôle sur les faits et pouvons sans cesse à neuf nous y reporter ; où le « si » devient instrument d’expérience et permet de nouvelles constatations. Qui donc oserait soutenir que le papillon est le même être que la chenille, si le fait de la métamorphose ne s’était produit qu’une fois ?...


Anti-Barrès :

Je relève dans The White Devil de Webster (1re scène) :

We see that trees bear not such pleasant fruit

There where they grew first, as where they are new set.


Dans Hamlet, d’un bout à l’autre du drame, rien de plus hardi, de plus savant, que cette sorte de décalage qui se produit de scène en scène et fait que chaque geste décisif de Hamlet est précédé d’une sorte d’essai de ce geste, comme s’il avait d’abord quelque peine, ce geste, à coller avec la réalité. Et déjà, tout au début du drame, dans le dialogue avec le spectre ; puis dans n’importe lequel des comportements de Hamlet, envers sa mère, avec le roi, avec Ophélie... Il ébauche le geste d’abord, maladroitement. Et nous retrouvons cela partout, fût-ce dans la double apostrophe d’accueil aux comédiens, si déconcertante ; mais moins pourtant que la pantomime qui précède la représentation du Meurtre de Gonzague. Avant la réussite, il y a toujours d’abord un « raté ».

25 décembre.

Je ne puis maintenir la critique que je faisais de l’emploi de « j’ai lieu de... », qui me paraissait abusif. Corneille en fait un usage admirable. Je lis ce matin dans Sertorius :

Vous n’avez aucun lieu de rien examiner.

(Acte I, sc. 2.)

Curieux emploi du mot « moindre » :

De suivre les drapeaux d’un chef moindre que vous

(Acte I, sc. 1.)

Ils étaient plus que rois ; ils sont moindres qu’esclaves

(Acte III, sc. 1.)

Anglais et Français n’ont jamais mieux marqué leurs différences (et j’allais dire : leur opposition) que dans leur théâtre. En repoussoir à celui de Corneille, je lis the White Devil et the Duchess of Malfi de Webster (déjà lus en français autrefois) ; puis the Broken Heart de Ford. Je m’étonne que les surréalistes ne soient pas tombés en arrêt devant la Duchesse d’Amalfi, dont l’outrance dans l’horreur est si bien faite pour leur plaire, et tous ces ingrédients de sorcellerie fantasmagorique...

J’ai cessé de tenir mon Journal, depuis mon départ de Tunis, et ne me sens aucun désir de le reprendre ; mais j’aurais au moins dû noter mes lectures.

En allemand : Don Carlos, plusieurs récits de Got. Keller (Spiegel, das Kätzchen, m’a paru le meilleur).

J’aurais voulu profiter de mon désœuvrement d’ici pour me replonger dans Gibbon ; mais l’édition que me propose la bibliothèque de Brown est beaucoup moins bonne que celle de Guizot (bibliothèque municipale de Tunis), enrichie de notes et de très intéressants commentaires.

Relu David Copperfield (dont, du reste, je me souvenais à merveille), mais qui n’est pas le roman de Dickens que je préfère ; il me paraît s’être surpassé dans Great Expectations et battre son plein dans le cauchemar de Martin Chuzzlewit ; il se déprécie à mes yeux lorsqu’il cherche à flatter son public par un déploiement de sensibilité facile. Dans l’atroce, il rejoint presque Dostoïevski ; et c’est alors que je le préfère. Il ne m’amuse pas du tout dans Pickwick.

Le Kidnapped de Stevenson m’a quelque peu déçu, à la relecture.

Quantité de Conan Doyle, durant la période de dépression profonde aux premiers temps de mon séjour ici (Fès). Certains de ces Conan Doyle sont assez médiocres ; mais il en est (the Valley of Fear et surtout Elias B. Hopkins, the Parson, en particulier) de fort supérieurs à ce que je pouvais espérer.


Dans cette suite de jardins qui forment, au-dessous de la Médina, comme un lac de verdure où la seule maison de Brown, que j’occupe, est perdue, j’ai vu la récolte des oranges ; elle a suivi celle, plus belle encore, des grenades ; puis on a coupé les « arundo donax », ces immenses roseaux empanachés qui bordent les routes et forment, en été, des rideaux opaques ; et les enclos ont soudain perdu leur mystère. Mais, à la suite des premières pluies, l’orge a germé sous les oliviers, et l’on n’avait encore rien vu de couleur aussi ravissante, sinon peut-être celle des feuilles attardées de la vigne, au-dessous de la large baie vitrée devant laquelle je travaille ou m’efforce de travailler ; elles flamboyaient et tournèrent à l’incandescence avant que la pluie n’ait soudain terni leur splendeur.

Pas seulement les roseaux coupés, mais aussi la chute des feuilles, permettent aux regards, à présent, de rejoindre le sol, que, durant l’été, cachait un impénétrable fouillis de verdure. En hiver, tout se révèle plus simple qu’on ne croyait.


Si, affirme un manœuvre du port : depuis hier, un bâtiment de guerre allemand et deux italiens.

Un décret, affiché depuis hier 25, me dit-on, doit mettre fin à cette priorité militaire.

Je ne puis comprendre quelle aberration a fait Blanc donner ces pages en tête du volume, alors que j’avais spécifié qu’elles devaient paraître en appendice, à la fin du livre (et, peut-être, en plus petits caractères). (Décembre 1944.)

De Goldsmith.

« Quant à ceux qui ont donné leur appui à l’ennemi dans son œuvre de misère et de souffrance, ils seront impitoyablement et promptement châtiés. Je vous en fais la promesse formelle. Il n’y a pas de place parmi nous pour les traîtres. »

Aucune mention de cette particularité, non plus, dans cette édition (juin 1945).

« Chez le mâle, deux vessies vocales peuvent sortir par une fente qui se prolonge presque jusqu’à l’épaule ; ces sacs ont parfois près de la grosseur d’une noisette. » Brehm (juin 1945).

1944

Fès, janvier.

Des rillettes ; du pâté ; salade de choux-fleurs ; beurre à discrétion. Alose ; purée d’épinards avec œufs durs ; pommes de terre « à l’anglaise ». Jambonneau (excellent). Confitures et cake... C’est (ou l’équivalent) ce que je trouve servi sur ma table chaque jour. Je ferais mon suffisant du tiers. Et Si Haddou s’excuse de ne pouvoir varier davantage. Fort bon vin ; et comme l’eau est douteuse et que la typhoïde est à craindre, je bois sec. Après chaque repas, une infusion.

Inutile de dire que, de tous ces plats, je ne touche qu’à quelques-uns. Ainsi ce matin, ayant pris de l’alose, j’ai laissé le jambonneau, que je me réjouis de retrouver ce soir. Le jambon fait exception à cette règle que s’impose Si Haddou de ne jamais présenter des restes. Je l’ai chapitré sur ce point ; mais rien à faire.

Le triste, devant tant et de si excellentes victuailles, c’est d’être seul à table. Car Si Haddou ne prend part au repas que lorsque quelque convive l’accompagne et qu’il aurait alors vraiment mauvaise grâce à se retirer. Mais, en temps ordinaire, il s’efface, par discrétion, pudeur et crainte de me gêner. Après le repas de midi, il se montre un instant ; juste le temps de me demander si je ne souhaite pas « monter en ville » ; après le repas du soir, il vient me souhaiter bonne nuit.

Qui dira de combien de soins il m’entoure ? Je ne puis désirer rien, qu’aussitôt il ne me l’obtienne. Il cherche à deviner mes goûts pour prévenir mes moindres désirs. Chaque matin, avant d’aller au Fondouk, il s’informe : « Vous n’avez besoin de rien ? » Et, rentrant du Fondouk : « Nous pouvons faire votre chambre ? » ; car il accompagne Mohammed dans les soins du ménage et ne le laisse jamais seul faire mon lit, par crainte que je ne sois mal couché.

Je me reproche de faire insuffisamment honneur aux repas, copieux à l’excès, où il s’ingénie à me présenter ce qu’il a pu trouver de meilleur et de plus rare. Mais je ne suis pas gros mangeur et m’accommodais fort bien, à Tunis, de la disette, ou des monotones menus de Rabat. Mais l’inappréciable, ici, pour moi, c’est, dans la pièce où je me tiens tout le long du jour, la tiédeur constante qu’entretient un « mirus » que je charge et allume tous les matins dès mon lever ; que je rallume à la tombée du jour et que, l’après-midi, vient relayer le soleil. La gentillesse de M. Robert, le colon ami de Si Haddou, m’a muni d’une surabondante provision de gros bois et de souches de vignes. Ma sensibilité au froid est devenue telle que, faute de ce moyen de chauffage, je n’aurais pu, sans doute, franchir l’hiver.

Chaque jour je me prends par les épaules et me force à une promenade, parfois assez longue. Malheureusement les environs de Fès n’y invitent guère et découragent la curiosité : le pays est tout découvert et n’offre même pas la surprise et l’amusement des plantes nouvelles. Partout les mêmes petits soucis, qui ont commencé de fleurir vers la mi-janvier ; des touffes de scilles, dont on ne voit maintenant que des gerbes de feuilles. Je marche encore d’un bon pas, mais me fatigue vite.

L’exemple de Cardan, dont je lis à présent l’autobiographie dans une traduction allemande, m’engage à parler davantage de ma santé. L’état de mon foie et de mes reins s’est, de lui-même, beaucoup amélioré, et, somme toute, j’irais fort bien, n’était cette disposition au rhume et un enrouement presque constant. Ce qui laisse le plus à désirer, c’est le sommeil. Chaque soir, je me couche avec l’appréhension des quelques heures d’angoisse, parfois vraiment pénibles, qu’il me faudra traverser avant de pouvoir m’endormir. Et, de nouveau, me tourmentent des prurits, souvent insupportables, le long des jambes ou entre les orteils. Quant à l’esprit, je le sens aussi actif qu’aux meilleurs jours ; et ma mémoire, que j’exerce diligemment, n’a jamais été aussi bonne, du moins pour les vers que je lui donne à retenir ; car je crois que, pour les menus faits de la vie, elle faiblit ; c’est aussi que j’accorde à ceux-ci de moins en moins d’importance.

En promenade, j’emporte toujours un livre ; mais souvent il m’arrive de rentrer sans l’avoir ouvert, ayant préféré laisser errer mon esprit à l’aventure, ou me réciter, tout le long de la route, les dernières apprises des Fables de La Fontaine (dont malheureusement je ne trouve ici que le second volume) : la Mort et le Mourant ; la Fille ; les Souhaits ; les Deux Amis ; le Paysan du Danube ; le Rat qui s’est retiré du monde ; le Rat et l’Huître ; le long Discours à Mme de la Sablière qui ouvre le livre X, et la fable des Deux Rats qui le suit.

Dans le jardin de la villa Brown, les iris violets fleurissent depuis douze jours ; depuis peu, quelques rares narcisses-jonquilles ; à l’état sauvage, oxalis, fumeterres, arisarons, épervières ; c’est tout, je crois.

La lecture envahit les heures qu’occupait, la semaine dernière encore, la mise au net et dactylographie des pages de mon Journal que je livre à l’Arche et qui devront, sitôt ensuite, paraître en volume chez Charlot. Je lis surtout de l’allemand et de l’anglais ; mais viens de dévorer d’affilée huit livres de Simenon à raison d’un par jour (en seconde lecture pour Long cours, les Inconnus dans la maison et le Pendu de Saint-Pholien).


J’ai depuis longtemps cessé de tenir mon Journal (depuis que j’ai quitté Tunis ; car je tiens pour néant certaines pages intermédiaires). C’était beaucoup à cause de l’insupportable quadrillage du dernier cahier (on n’en trouvait point d’autres), qui m’imposait un interlignage trop rapproché. Mais chaque fois que je reprends mon Journal après une interruption assez longue, je voudrais que ce soit sur un ton un peu différent, et qui pourtant ne s’éloigne pas du naturel, comme il advient lorsqu’on change d’interlocuteur. Et puis, je voudrais bien ne pas répéter sans cesse les mêmes choses. Or, j’ai fait le tour de moi depuis longtemps ; du moins il me semble ; et l’inventaire de mon ameublement spirituel. Plus grandes découvertes à espérer, dans l’introspection. Les événements se chargeront de m’apporter la surprise et je reste extrêmement curieux de ce qui va pouvoir se passer.

Une tentative d’insurrection nationaliste marocaine, qui semblait assez menaçante, vient d’échouer, semble-t-il ; a fait long feu. Certaines revendications m’en semblaient justifiées et j’espère qu’on saura en tenir compte. La position de de Gaulle sort de là fortifiée, je crois, tant vis-à-vis du Sultan que de Churchill, et la rencontre à Marrakech a été d’un très heureux effet.

Fès, 29 janvier.

De sentir, ainsi que je l’écrivais avant-hier, mon esprit aussi alerte qu’aux meilleurs jours, je crois que c’est une illusion, que je ne peux conserver qu’aussi longtemps que je ne mets point ma cervelle à l’épreuve ; je verrais vite, à l’usage, qu’elle s’essouffle, ainsi que mon corps, beaucoup plus vite. Comme pour moquer mon outrecuidance, il m’a pris, hier, une de ces fatigues subites, qui me laissent, durant un assez long temps, à peu près incapable d’effort aussi bien physique qu’intellectuel. Et rien, absolument rien, ne m’explique le sentiment d’épuisement que j’éprouve alors. Ce qui me retient de m’alarmer de ces défaillances, c’est que, plus ou moins fortes et prolongées, je les ai connues de tout temps. Durant ma jeunesse, elles étaient accompagnées de maux de tête dont, par la suite, je n’ai plus du tout souffert. Mais, tout enfant déjà, mes oncles et tantes m’appelaient « l’irrégulier », attribuant à des lubies mes apparents changements d’humeur, qui n’étaient dus qu’aux variations de ma température intérieure, si je puis dire, ou, comme l’on dirait aujourd’hui : de la pression. Car je demeure, au contraire, de volonté très constante. Mais combien cela gêne dans l’entreprise, de ne pouvoir compter sur soi. Quelle crainte dans les engagements ! C’est ce qui me fait fuir ceux de la société et me maintient à l’écart du monde ; malgré l’amusement, parfois très vif, que je prends dans la fréquentation de mes semblables (et plus encore, je crois, de ceux qui diffèrent de moi).

2 février.

Les affaires se gâtent, dans la Médina de Fès. Goumiers et Sénégalais ont été appelés pour mater l’insurrection nationaliste qui menace depuis quelques jours. Les insurgés se sont rués en nombre, avec gourdins et armes blanches, contre les Sénégalais, qui ont tiré. De part et d’autre, il y a eu des morts. Le chiffre officiel est de cent victimes.

Étant donné l’isolement de la villa Brown, où, de plus, le téléphone a été coupé, nous avons jugé prudent de déloger. Guy Delon (Si Haddou) s’est donc installé au Fondouk. J’ai accepté l’aimable offre d’hébergement que m’avait fait transmettre M. Robert, le très sympathique colon qui déjà m’avait fourni le bois de chauffage pour le « mirus » de la villa. L’atmosphère de sa famille et de trois parachutistes en permission qu’il héberge est on ne peut plus réconfortante, et je ne saurais souhaiter mieux.

L’air est ici beaucoup plus vif que dans les jardins autour de la villa Brown et que dans les vallonnements au-dessous de la Médina. Le vent souffle à son aise sur la vaste plaine où la ferme des Robert s’est posée, on ne sait trop pourquoi ici plutôt que là. Grands vergers d’amandiers (de variétés très distinctes, quelques-unes à larges fleurs particulièrement belles) et d’oliviers, sous lesquels paissent de grands troupeaux de porcs et de moutons d’Astrakan. Quantité de menus soucis orangés. Peu d’autres plantes sont en fleurs présentement, à part quelques rares narcisses. Parfois l’on voit de petits échassiers blancs (des « pique-bœufs ») se joindre aux troupeaux. Paysage sans attraits ni surprises, mais beau par son étendue et par la lumière profuse. Je rentre un peu transi dans le bureau de M. Robert, où lire et écrire, assis confortablement auprès d’un feu de souches de vignes et de rondins d’eucalyptus.

Il nous revient que les insurgés, hier, à Rabat, ont été quelque temps maîtres de la ville française, où ils ont promené, au bout d’une lance, la tête tranchée d’un jeune Français de seize ans.

À Fès même, la révolte est encore mal étouffée, et l’on s’attend à de nouvelles échauffourées. Les portes de la Médina restent fermées et gardées par les Sénégalais. Cela fait « marmite norvégienne », où le mécontentement mijote. Privés d’eau, d’électricité, de vivres ; on espère ainsi les réduire et amener à composition...

6 février.

Après plusieurs nuits presque blanches, je me décide à user de ce nouveau soporifique que Denoël m’avait envoyé de Rabat, l’hypalène qui, du reste, n’a commencé à agir que très tard, après un long temps d’angoisse fort pénible. Privé de sommeil, je ne vaux plus rien. Les rouages de ma cervelle s’encrassent ; les ressorts de ma volonté se détendent. Mais au sortir de ce bain de jouvence qu’est le dormir, je ne sens pas trop mon âge et puis me croire encore vaillant. Le monde extérieur retrouve pour moi sa saveur et je reprends goût à la vie.

Durant les heures d’insomnie, je repasse telles suites de vers ; commence, par exemple : « Iris, je vous louerais », et n’ai de cesse que conduit jusqu’au bout. Cette crainte que ma mémoire ne vienne à faillir me pousse à l’entretenir sans relâche. Il entre là comme une sorte d’avarice qui ne diffère que par son objet du besoin de thésauriser des vieillards ; somme toute aussi dérisoire, aussi vain. Sentant tout échapper, on se raccroche à des broutilles. Mais, presque autant que les faux trésors de l’avare, cela reste extérieur à l’être et ne s’intègre point...

Si je n’avais quitté le piano, mieux vaudrait le Clavecin bien tempéré que les Fables de La Fontaine ; plus proche de la sérénité.


Été voir Nuit sans lune, d’après le roman de Steinbeck. Film excellent dans l’ensemble et durant de longs épisodes. Un des meilleurs que j’aie vus depuis longtemps. Certains dialogues sont remarquables et exemplaires à souhait. Devant lesquels, irrésistiblement, la question se pose : serais-je capable d’héroïsme ? La manière dont le maire du petit village norvégien y parvient me paraît d’une parfaite exactitude psychologique, et tous ses propos sont parfaits.


Denoël se montre grandement affecté par l’appendice de Attendu que... ; et je m’affecte à mon tour, non de cet appendice au titre trop voyant : Dieu, fils de l’homme, mais de la tristesse qu’il en éprouve. Et pourtant je ne puis ni regretter d’avoir écrit ces pages, ni même de les avoir divulguées. Ce que j’y exprime me tient à cœur et, vis-à-vis de la question religieuse, je ne puis être ni « indifférent », ni simplement sceptique. C’est en « croyant » que j’y parle et que j’oppose à leur foi ma raison. Quittant celle-ci, je retrouverais aisément, sans doute, tels accents pathétiques qui toucheraient Denoël autant que ceux de mon Numquid et tu... ? Je sais comment les obtenir ; je tiens la recette de cette fausse profondeur. Tout cri de détresse trouve écho dans les âmes pieuses ; tout besoin reconnu d’une assistance surnaturelle. Tout appel analogue au : « Seigneur ! Sauve-nous ; nous périssons. » Ce qui nous sépare de ces âmes, c’est cette prétention, qu’ils jugent impie, de nous passer d’un secours divin. Denoël y prévoit un tarissement du lyrisme. Lui paraît antipoétique cette sorte de suffisance de l’âme. Et sans doute, parmi les « ténèbres de la Foi », le lyrisme étend-il aisément ses ailes... Mais peu s’en faut que l’état lyrique ne me paraisse un état d’enfance dont l’âme adulte fasse un peu fi. Je pourrais encore me prêter à ce jeu [et même j’y serais peut-être pris] ; mais cela n’irait pas sans quelque feinte et quelque sorte de malhonnêteté.

7 février.

Ordre me vient de regagner Alger au plus tôt. La dépêche part du ministère de l’Intérieur : une sommation précise, pressante, et constituant ordre de mission, auquel je dois obtempérer. Je n’avais pas pris fort au sérieux un précédent télégramme d’Amrouche, m’appelant d’urgence également : je pensai que, fort inquiet de mon sort, et s’exagérant le danger de l’insurrection, il voulait amicalement m’entrouvrir une porte de sortie, me laissant libre d’en profiter au besoin. Au reçu de la seconde dépêche, j’ai été trouver le général Suffren et, ce matin, un coup de téléphone m’annonce que le nécessaire a été fait pour me permettre de gagner Alger dès demain soir par l’avion qui viendra me prendre à Meknès. Ainsi soit-il.

8 février.

Aucun plaisir de me retrouver à Alger ; mais grande joie de retrouver les Heurgon et Jean Amrouche. Celui-ci est venu m’accueillir au lointain atterrissage de Maison Blanche. J’étais transi, malgré le soleil radieux. Dormi durant une grande partie du trajet, qui m’a paru interminable. J’avais, de Fès, été prendre l’avion à Meknès, où m’avait mené une auto du général Suffren. Arrivé beaucoup trop tôt sur le champ d’aviation, j’ai pu causer longuement avec le nouveau préposé (je ne sais pas son titre) qui règle le départ des voyageurs ; arrivé d’Agadir la veille pour occuper son nouveau poste. Victime d’un accident d’avion postal sur la ligne Toulouse-Casablanca (je crois), qui a capoté puis pris feu, Félix (c’est son nom de famille) a pu sauver le courrier, mais ne s’en est tiré lui-même qu’avec de très profondes brûlures. Durant huit mois d’hôpital, les soins constants d’un chirurgien (je m’en veux de n’avoir pas noté son nom) lui ont, à force de greffes, refait un visage acceptable et des semblants de mains étranges, avec lesquelles « je peux tout faire », dit-il dans un sourire de douce fierté. Il y a vingt ans de cela. « Au commencement, ce qui restait de pouce demeurait collé. Ça ne s’opposait plus, vous comprenez. Il a fallu plus de deux mois pour le séparer. Mais, ensuite... Tenez, mettez donc votre doigt là. » Et il me pince l’index dans une sorte de casse-noisette. Il rit. « Je peux même taper à la machine à écrire, avec ça » ; et il désigne un débris de doigt qui émerge un peu du moignon : « Juste ce qu’il faut. » Puis il ajoute : « Ce que vous voyez là, ce sont les ongles. » Ils forment une bizarre squame, au milieu du dos de la main.

Il me parle ensuite de ses fils, de huit et de dix ans. « Ah ! ils sont costauds, vous pouvez m’en croire. Et bien élevés, je vous jure. L’aîné a déjà vingt heures de vol. Des braves petits. Et ça reste bon, à cause d’eux, de continuer à vivre.

— J’espère qu’ils sont fiers de leur papa, lui dis-je.

— Ah ! ça, on peut dire qu’ils m’aiment bien... »

Fraternité subite et profonde, comme j’éprouvais souvent en Russie. Je le quitte les larmes aux yeux.


Denoël m’avait envoyé un Nº de Confluences où j’ai pu lire l’article de Mauriac sur Charlie Du Bos, dont il m’avait parlé. Mon esprit refuse accueil à ces assertions mystiques. Ce n’est point de ma part incompréhension ; mais désassentiment et protestation devant cette « flatteuse erreur » qui « emporte alors nos âmes » ; où je sens trop la complaisance. Copeau et Charlie m’ont amené à comprendre le subtil piège que peut nous tendre l’égoïsme ou l’orgueil sous l’attrait de la sainteté.


Je trouve ici the Moon is down de Steinbeck, que je lis avec avidité. Tout le meilleur des dialogues a été versé dans le film qui, pour maintes raisons, me paraît supérieur au roman.


Ce qui me rappelle ici, c’est un différend qui s’élève, au sujet de l’Arche, entre Amrouche et Robert Aron. On compte sur moi pour le résoudre ; le trancher, au besoin. Je dois d’abord me renseigner, écouter les contestants, lire le double de leurs lettres échangées, consulter des tiers... Cela n’en finit plus.

Près de Lucrèce, Virgile paraît sucré, trop gracieux. L’âpre force ne lui est pas naturelle ; il y reste quelque peu guindé et verse alors volontiers dans la rhétorique. Dès qu’il se laisse aller, c’est vers la tendresse. Il est alors d’une suavité ravissante. Mais quelle mâle énergie, chez Lucrèce ; quelle austère noblesse dans son impiété, dans sa libre pensée impavide !... De le comprendre beaucoup mieux que je n’osais espérer, m’encourage à me remettre au latin.

Excellente préface de Bergson.

20 février.

Il semble que les Américains recommencent en Italie les mêmes erreurs qu’en Tunisie. À faire douter que l’expérience apprenne jamais grand-chose à personne ; de sorte que l’emporte chaque fois sur ses enseignements la routine acquise, et surtout la dictée du tempérament.

L’on reprend sa première trace

À la première occasion.

Tout comme à Tebourba, leur armée, s’approchant de Tunis, eût pu y entrer par surprise (affirmait-on) ; elle aurait avancé d’un coup jusqu’à Frascati ; puis, au lieu de pousser jusque dans Rome à l’improviste, elle aurait attendu, suivant les ordres ou je ne sais quel règlement, et laissé passer l’occasion inespérée. Forcée de se replier ensuite, les Allemands s’étant ressaisis de leur surprise. C’est du moins ce qu’affirment des gens, retour du front, qui paraissent bien renseignés.

Ils parlent aussi de certain pont, au sud de Rome, que l’on supposait que les Allemands auraient fait sauter ; de sorte que les forces avancées avaient reçu l’ordre (dit-on) d’attendre l’arrivée du génie avant de franchir le fleuve. Le génie devait reconstruire le pont. Mais il se trouvait que, par chance, le pont était demeuré intact. N’importe ! L’armée attendit quand même, obéissante. Le génie ne s’amena que quatre jours plus tard, durant lesquels l’artillerie allemande eut tout le temps de faire sauter ledit pont.

Ajoutons que le très mauvais temps gêne les assaillants beaucoup plus que les Allemands, retranchés sur des positions depuis longtemps aménagées. Bref, on n’avance pas. Cela coûte beaucoup plus cher qu’on n’avait prévu ; et l’on parle à présent d’amener en renfort certaines troupes que l’on réservait pour le débarquement en France ; ce qui forcerait à différer celui-ci.

Je me borne à reproduire ici quelques échos de « l’opinion ». Tout au plus ajouterai-je qu’elle me paraît assez sensée, sur ce point du moins.

Vers Gao, 3 avril.

Maison Blanche. Attendu vainement l’accident heureux qui m’eût retenu de partir. Raynaud et Morize m’ont accompagné jusqu’au champ d’aviation, d’où nous décollons à 7 h. et demie. Ciel très nuageux.

J’ai dû m’assoupir durant une demi-heure à peine ; et déjà nous survolons un pays tout différent ; d’un blond de sable, couvert de signes étranges, d’une sorte d’écriture mystérieuse, d’une inhumaine et incompréhensible beauté ; élémentaire ; où rien de vivant, ni même simplement de végétal n’apporte de salissure.

9 h. et demie.

Ciel blanc-bleu. Il commence à faire une riche chaleur. Escale d’une demi-heure à El Goléa. Conversation avec deux très sympathiques directeurs des postes et de la radio du dit lieu. L’un d’eux vient du Congo. Belle harmonie des palmiers sur le sable pur, que je retrouve avec volupté.


Arrivée à Gao vers cinq heures et demie (heure d’Alger). Il faut retarder sa montre de deux heures, pour s’accorder avec le soleil.

Rien pu noter durant le voyage. Traversée d’une stupéfiante contrée. Beauté quasi mystique.

À Gao, tout pâme de chaleur. Après le coucher du soleil, le thermomètre ne descend que de quelques degrés ; pas au-dessous de 36°, sinon quelques heures avant l’aube ; seuls moments respirables de la journée.

Négligé d’emporter de la quinine ; d’où fièvre durant les trois premiers jours. La lumière serait d’un éclat insoutenable, sans ces lunettes Zeiss que m’a données le capitaine Morize. Indispensable également le casque, que l’on me déconseillait pourtant d’emporter.

Les eaux du Niger sont à leur étiage, et le vaste fleuve ne présente plus qu’une quantité de minuscules bras peu profonds que franchissent à gué les troupeaux, à la tombée du jour. L’été s’étale sur la plaine. Incapable de mouvement, de volonté, de pensée, je me laisse annihiler devant cette profuse splendeur.

Excellent hôtel, que je ne quitte que pour l’ombre des arceaux du marché, où les indigènes étalent épices inconnues, aromates aux senteurs âcres, un tas de bizarres denrées. Des enfants nus tendent la main, offrent leur sourire, la félicité confiante et naïve de leurs regards. Beauté des femmes. Insouciance édénique. Étrangeté.

Les repas sont excellents ; servis en plein air, dans la grande cour de l’hôtel. Les menus observent le maigre du Vendredi saint. Au dîner, l’éclairage insuffisant ne me permet pas de bien distinguer ce que me présente, comme dessert, le grand nègre qui tend le plat. Je l’interroge ; et, très digne, imperturbable, il répond : « Des pets-de-nonne. »


Une très aimable dame, que l’avion vient de poser ici, retour de Fort-Lamy, me dit : « Ah ! Monsieur Gide, vous avez écrit dans un de vos livres une petite phrase que je me redis toujours dans les moments difficiles de ma vie (ils sont nombreux) : Il ne faut jamais fermer tout à fait une porte. » À quoi je ne peux que sourire un peu bêtement.

Gao.

Grosses pintades à ventre blanc ; hybridage certain, car un peu plus tard, j’en vois de complètement blanches. Quantité de petits bengalis (?) très familiers. Dans les arbres (fromagers) les « gendarmes » suspendent leur nid aux branches (l’entrée du nid est par en bas). Je les observe longuement : d’un coup de bec, ils aveuglent les bourgeons et coupent toutes les pousses nouvelles ; pas étonnant que les arbres, à la suite de ce traitement, soient si mal venus et dépérissent. L’on me dit aussi que le vent trop aride roussit leur feuillage.

Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu

    puis sont tombés sans gloire.

Si rien qu’à eux il n’eût tenu

    on eût eu la victoire.

Car ils ont fait ce qu’ils ont pu

    restant des jours sans boire

Dormant leur corps, et la vertu

    de leur âme très méritoire.

C’en est fait. Ils ont disparu

    sans laisser de nom dans l’histoire.

Tant d’amour en vain répandu ?...

    Non, je ne puis le croire ;

Mais bien plutôt, qu’à leur insu

    Dieu se forme de leur mémoire.

Je ne parviens pas à mépriser les joies charnelles (et, du reste, ne m’y efforce guère). Une panne de l’avion qui devait nous remmener (panne providentielle, dirai-je) m’en permet une des plus vives, l’avant-dernier soir ; autour de quoi tous mes souvenirs de Gao s’irradient.

Eussé-je emporté avec moi et pris aussitôt de la quinine, j’aurais sans doute mieux tenu le coup ; mais je n’en ai pu trouver que le troisième jour ; c’est-à-dire que l’aimable Mme Pinson eut la gentillesse de m’en offrir.

Alger, 30 avril.

Je trouve dans Rabelais, que je lis avec assiduité, et, pour la première fois, d’un bout à l’autre, ces paroles de Gargantua (chap. XLIII) :

...Selon vraye discipline militaire, jamais ne fault mettre son ennemy en lieu de desespoir, parce que telle necessité luy multiplie sa force et accroît le couraige qui jà estoit deject et failly et n’y a meilleur remède de salut à gens estommiz et recreuz que de ne esperer salut aulcun. Quantes victoires ont esté tollues des mains des vaincqueurs par les vaincuz, quand ils ne se sont contentés de raison, mais ont attempté du tout mettre à internition et destruire totallement leurs ennemys, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles ! Ouvrez tousjours à voz ennemys toutes les portes et chemins, et plustost leurs faictes un pont d’argent affin de les renvoyer.

(Chap. XLIII.)

Paroles qui paraissent fort sages, et qui l’eussent été sans doute lors de la conclusion de la dernière guerre ; mais que l’on n’ose citer aujourd’hui, tant les Allemands semblent inamendables.


Montesquieu parle admirablement de « cette négligence que donne la victoire », contre laquelle il importera de nous prémunir. (G. et D., chap. II.)


Qui faict le loup sortir du bois? Default de carnage.

(Tiers Livre, xiv.)

...Aimant mieux (les Romains) tenir toute la nation pour criminelle, et se réserver une vengeance utile.

(Grandeur et Décadence, chap. VI.)


Aujourd’hui, 21 mai, j’ai achevé Thésée. Il me reste de grands morceaux à récrire ; et, en particulier, le début, pour lequel je n’avais pu d’abord trouver le ton. Mais, à présent, toute la toile est couverte. Depuis un mois, j’y ai quotidiennement, et presque constamment, travaillé, dans un état de ferveur joyeuse que je ne connaissais plus depuis longtemps et pensais ne plus jamais connaître. Il me semblait être revenu au temps des Caves, ou de mon Prométhée. Au surplus, exalté par les événements et le relèvement de la France. Les amis qui m’entourent ici ont été parfaits. Je leur dois beaucoup et, sans eux, n’aurais pu mener à bien mon travail. Je voudrais, à chacun d’entre eux (ils ne sont, du reste, pas nombreux), dédier en particulier mon Thésée, en marque de ma reconnaissance.

Je dois beaucoup aussi aux beaux livres de Charles Picard ; à ceux de Glotz, d’une si sensible intelligence (pour ne parler que des modernes).

...Chez les Grecs, comme chez les Hébreux, c’est là où l’élément étranger s’est le plus intimement confondu avec l’élément indigène, en Attique comme dans la tribu de Juda, que s’est formée l’élite de la nation.

(Glotz. Histoire grecque, p. 286.)

remarque fort intéressante et de grande portée.


Rien ne m’amuse autant que le travail ; non pas même le noble jeu des échecs, où je me fais battre quotidiennement par Jean Amrouche. Fort réjoui d’apprendre que déjà le pratiquait Minos, s’il faut en croire les archéologues.

En ces jours anciens, Minos était à l’aise et les dieux à l’étroit.

(Glotz. Histoire grecque, p. 560.)

Quelquefois ils (les Romains) traitaient de la paix avec un prince sous des conditions raisonnables ; et lorsqu’il les avait exécutées, ils en ajoutaient de telles qu’il était forcé de recommencer la guerre.

(Montesquieu. G. et D., chap. VI.)

Les jeunes gens sont bien déçus, qui viennent à moi dans l’espoir de m’entendre prononcer quelques sentences mémorables. Les aphorismes ne sont pas mon fait. Je ne leur dis que des banalités, des platitudes ; mais surtout, je les interroge ; et c’est bien là ce qu’ils préfèrent : parler d’eux. Je les écoute, et ils repartent ravis.

Il n’y a point d’état qui menace si fort les autres d’une conquête que celui qui est dans les horreurs d’une guerre civile. Tout le monde... y devient soldat.

...D’ailleurs, dans les guerres civiles, il se forme souvent de grands hommes, parce que, dans la confusion, ceux qui ont du mérite se font jour ; chacun se place et se met à son rang ; au lieu que, dans les autres temps, on est placé, et on l’est souvent tout de travers.

(Montesquieu. G. et D., chap. XI.)

Achevé le Tiers Livre. Lucien Leuwen, que je me proposais depuis longtemps de relire, me paraît supérieur à la Chartreuse et au Rouge et Noir, quant à son début tout au moins ; car, les premières pages franchies (on ne peut plus engageantes), on se perd dans une broussaille de conventions (parce qu’il s’agit de les combattre ; mais que ne les omet-on simplement, passant outre ?). Embêtant comme du Marivaux.

Il (Lucien) n’avait point assez de vanité pour que le dépit d’avoir peur lui donnât le courage de... (p. 222).

Labyrinthe de préciosité psychologique.

...Dans un état libre où l’on vient d’usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l’autorité sans borne d’un seul ; et on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut maintenir l’honnête liberté des sujets.

(Montesquieu. G. et D., chap. XIII.)

Il n’y a pas de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois...

(Chap. XIV.)

Justinien, qui détruisit ces sectes par l’épée ou par ses lois, et qui, les obligeant à se révolter, s’obligea à les exterminer, rendit incultes plusieurs provinces. Il crut avoir augmenté le nombre des fidèles ; il n’avait fait que diminuer celui des hommes.

(Chap. XX.)

6 juin.

Débarquement des alliés en Normandie.

Tipasa, 12 juin.

J’achève, à grandes lampées, Sense and Sensibility ; moins captivant sans doute que Pride and Prejudice ou que Emma (pour autant qu’il m’en souvienne) mais d’une sûreté de dessin admirable, et remplissant le cadre à ravir. Comparable à certains portraits d’Ingres, ou plutôt : de Chassériau. Le ciel est un peu bas, un peu vide ; mais quelle délicatesse dans la peinture des sentiments ! Si nul démon majeur n’habite Jane Austen, en revanche une compréhension d’autrui jamais en défaut, jamais défaillante. La part de satire est excellente et des plus finement nuancées. Tout se joue en dialogues et ceux-ci sont aussi bons qu’il se puisse. Certains chapitres sont d’un art parfait.

Achevé, le même jour, la Lutte avec l’Ange de Malraux ; où je reconnais ce qu’il me lisait au Cap Martin, c’est-à-dire à peu près tout. J’espérais qu’il aurait mené à plus de perfection son récit ; on y trouve encore beaucoup à reprendre et cela reste, si prenant que cela soit, très loin de ce que cela aurait pu et dû être. Souvent, trop souvent, il n’emploie pas les mots qu’il faudrait, et nombre de phrases restent si imparfaites, si ambiguës, qu’on souhaiterait les récrire, ou lui dire ce que, enfant, raconte-t-il, il eût voulu dire, caché derrière un pupitre, à l’Académie, aux « Grands Auteurs » : « Allons ! recommencez-moi ça. » Je pourrais citer maintes phrases d’une syntaxe indéfendable (entre toutes, celle qui ouvre les Memoranda du père ; je m’y achoppe autant à la quatrième lecture qu’à la première ; et la description des premiers hommes transportant les gazés, au sortir de la zone condamnée). L’emploi abusif de termes abstraits nuit souvent beaucoup au récit d’une action. Il ne faut point chercher à la fois à faire voir et à faire comprendre.

Je me plonge dans Twelfth Night, abandonnant The Longest Journey, à quoi je ne parviens pas à m’intéresser suffisamment. J’ai lu, le mois dernier, patiemment, Howard’s End ; dont il ne me reste à peu près rien, qu’une grande estime pour Forster.

Sans trop d’impolitesse, je voudrais prendre congé de moi-même. Je me suis décidément assez vu. Je ne sais même plus si je souhaiterais encore recommencer ma vie ; ou alors, ce serait avec un peu plus d’audace dans l’affirmation. J’ai beaucoup trop cherché à plaire aux autres ; beaucoup péché par modestie.

25 juin.

Curieux exemple d’anacoluthe, que je rencontre chez Buffon (L’Aigle) : « Il est trop lourd pour pouvoir, sans grande fatigue, le porter sur le poing. »


C’est avec elle que je m’étais promis d’y atteindre (au bonheur). Le drame, pour chacun de nous deux, commença du jour où je dus comprendre (et où elle comprit également) que je ne me pourrais accomplir qu’en m’écartant d’elle. Elle ne fit du reste rien pour me tirer en arrière ou me retenir ; seulement elle se refusait à m’accompagner sur ma route impie ; ou que du moins elle jugeait telle.

Toujours prête à s’amoindrir, à s’effacer devant autrui. Si le mot « modestie » n’existait pas, il faudrait l’inventer pour elle. Jamais on ne l’entendait dire : « Moi, je... »


Où ai-je écrit que La Fontaine « rimait chichement », ou quelque connerie semblable ?... À corriger. Il rime on ne peut mieux, ne m’en déplaise.

Je ne suis bien avec moi-même que quand je fais ce que je dois.

(Diderot. Lettres à S. V.,

8 octobre 1760.)

C’est fort bien dit ; mais l’embêtant c’est qu’on ne sait pas toujours ce qu’on doit faire.


Depuis quelques jours, je me suis remis au latin, avec beaucoup plus de plaisir et beaucoup moins de difficulté que je n’aurais pu croire, et ravivant mes premiers ravissements en reparcourant à grands pas le deuxième chant de l’Énéide, il me semble que je comprends tout beaucoup mieux que je ne faisais alors. Et je tiens la clef des vers latins : il suffit de bien poser les accents, sans trop de souci des longues et des brèves ; tout vient ensuite. C’est simple. Que ne me l’enseignait-on au lycée au lieu de chercher à m’apprendre quand une syllabe est forte ou faible, ce qui se découvre tout naturellement dès que le vers est bien scandé ? Mais il importe d’abord de se défaire de cet absurde pli que l’on gardait encore en ce temps, de prononcer les mots latins « à la française », c’est-à-dire en faisant porter l’accent toujours sur les dernières syllabes des mots ; ce qui faussait tout.

Je donne à Virgile environ trois heures par jour. En promenade, je poursuis la lecture de Humphrey Clinker ; et, entre temps, le Quart Livre de Rabelais.

5 juillet.

Aussitôt Sienne délivrée, le général de Montsabert y court pour offrir à sainte Catherine son corps d’armée. Ce geste, je laisse à d’autres de le trouver sublime. Quant à moi, je pense qu’il a dû mettre fort mal à l’aise la conscience de certains, tant juifs que protestants ou sceptiques. Ces derniers ont pu se prêter en souriant à ce qui leur a paru simagrée. Mais j’imagine un protestant convaincu, se refusant à ce don de son âme, dont son général n’a pas le droit de disposer. Sera-t-il dès lors mis au ban de cette société, considéré comme un renégat, comme un traître ?... Voici divisés ces jeunes gens qu’un commun élan précipitait vers la victoire. Je m’attends à d’autres exemples, bientôt, d’une bigoterie compromettante, qui ne laissera pas de faire se révolter maints esprits.


Je reçois Paix et Guerre, publication officielle des documents concernant « la politique étrangère des États-Unis », de 1931 à 1941. Cette publication prend fin avant le relèvement de la France. L’esprit repasse avec stupeur les étapes de cette extraordinaire histoire. La démesure et l’outrecuidance de Mussolini, entraînant le peuple italien dans sa ruine, préfigure le sort de Hitler et du peuple allemand. Ils résistent encore, tandis que déjà les premiers sont amèrement déconfits. Quel Shakespeare peindra demain l’immensité de ce désastre ?

Il importe au salut de l’humanité que l’Allemagne sente la prosterner le vent de la défaite. Lors de la précédente guerre, par cette grave erreur commise de ne point pousser jusqu’au cœur même de l’Allemagne notre victoire, les Allemands ne se sont pas sentis vaincus. Il importe pour l’avenir que la suffisance de ce peuple arrogant soit réduite, et que connaissent à leur tour l’oppression de la force ceux qui, par la force, prétendaient soumettre l’esprit. « Et debellare superbos[15]. »


C’est souvent lorsqu’elle est le plus désagréable à entendre qu’une vérité est le plus utile à dire, et lorsqu’elle risque de rencontrer l’opposition la plus vive. Mais il y a souvent péril à ne point souffler dans le sens du vent.


Funeste doctrine de l’autarcie. Absurdité présomptueuse ! Avoir besoin les uns des autres, c’était la grande force harmonieuse des Argonautes. Aucun d’eux ne « se suffisait ».

Vicit iter durum pietas.

(Énéide, VI, 688.)

De combien d’hommes ne peut-on penser que c’est par médiocrité qu’ils sont sages !


Sabotage de la prononciation de notre belle langue par les speakers de la radio. Ne se trouvera-t-il personne pour leur dire qu’il est malséant de dire : « Hol-landais, voie fer-rée » ? Qu’ils consultent Littré, ils y verront comme on doit prononcer.


Ces biens acquis et transmis, il faut sans doute avoir couru le risque de les perdre pour en apprécier l’importance. Tout cela nous paraissait dû, que nous avions hérité sans peine, et nous ne savions plus que ceux-ci dont nous étions les héritiers, l’avaient conquis de haute lutte et souvent au coût de leur vie.

Je lis avec grand intérêt et profit le traité de John Stuart Mill : On Liberty que m’a fait parvenir Raymond Mortimer, par l’entremise du très aimable Gill, avec l’Autobiographie de Mill et les Memoirs of a justified sinner de Hogg ; un des plus extraordinaires livres I ever read. Je bénis Mortimer de me l’avoir fait connaître. Se peut-il qu’il n’ait pas encore été traduit ? et, si traduit, qu’on le connaisse si peu ? Je voudrais le faire lire à Roger, à Mauriac, à Breton, à Green, à quantité d’autres...

Chaque jour deux ou trois heures de latin : Salluste ou Virgile.

15 août.

Oui, c’est bien un liquidembar (j’ai pu m’en approcher) dont j’admirais les fleurs dans le jardin voisin, sous les fenêtres de ma chambre. Pourquoi si rare, cet arbuste charmant ?

...bonum publicum simulantes pro sua quisque potentia certabant.

(Salluste. Catilina, XXXVIII.)

Grande fatigue des yeux qui me force à limiter mes lectures.

Lu surtout du latin, ces derniers temps ; certains progrès, mais je dois encore recourir presque constamment à la traduction (Salluste et Horace). Relu pour la dixième fois Polyeucte ; l’exaspération l’emporte à présent sur l’admiration.

Alger, 5, 6 ou 7 septembre.

N’avoir rien à faire, le cerveau vide, les yeux fatigués... Jamais encore attente ne m’a paru si longue ; et sans doute précisément parce que les événements se précipitent. Un ordre de mission pour Rome doit m’atteindre sous peu, et m’envoyer en Italie, alors que c’est en France que je voudrais être déjà ; que je pourrais être... Ah ! qu’il me tarde ! Je crains de manquer de souffle au dernier moment pour cette dernière côte à gravir ; n’avoir plus le temps d’embrasser les quelques-uns que je voudrais pourtant revoir avant de fermer les yeux pour toujours. J’écoute à la radio, six fois par jour, les mêmes nouvelles que déjà j’avais lues dans le journal du matin, comme si mon attentive impatience pouvait hâter les événements...

Les meilleures heures du jour : les trois ou quatre que je passe en compagnie de Salluste ou de Virgile, que déjà je comprends beaucoup mieux, et, parfois même, presque sans peine.

14 septembre.

Et Varsovie ?... Il n’est pas de jour que je ne pense avec angoisse à son agonie. Il y a là des douleurs, de l’inavoué, de l’inavouable ; je ne sais quels sournois intérêts politiques, qui retiennent l’aide attendue...

19 septembre.

Curieux emploi, par Mauriac, du verbe atteindre : « ...ses tuyaux (de la fabrique) atteignent à salir même un clair ciel de printemps[16] », déjà rencontré dans le Baiser au lépreux. Et je retrouve dans Préséances (p. 181) : « Si même il atteint à me comprendre... » et p. 248 : « ...à aucun moment... elle n’atteignit à se créer une illusion... »

2 octobre.

Éric Allégret, retour de Paris par avion en six heures, me rapporte un gros paquet de journaux de Paris. Ils sont d’hier et d’avant-hier, et nous nous émerveillons d’avoir des nouvelles si fraîches.

Malheureusement pas les Lettres françaises de Paulhan, qui m’intéresseraient entre tous.


Excellent article du Manchester Guardian (28 août 44), reproduit (en entier, je crois) par les Documents de la Quinzaine que l’on m’envoie. (À propos de la politique de M. Eden.) « D’aucuns pensent qu’après cette guerre, l’Allemagne renoncera aux ambitions qui l’ont conduite à une telle catastrophe. Il est sûrement plus probable que les Allemands réfléchiront non pas à leur défaite, mais à la série de triomphes qui les ont menés si près du succès. » Etc.. Je conserve l’article.

Lu de Mauriac coup sur coup : Le Baiser au lépreux, Préséances et les Chemins de la Mer. J’avais déjà lu précédemment le Nœud de Vipères.

Puis je me replonge dans le De Bello Gallico de César.

Après le remarquable Mur de Sartre (dont, du reste, je me souvenais fort bien et que l’on ne saurait oublier), je relis l’Enfance d’un Chef.

Relu ensuite la Chambre, que je croyais préférer ; mais non : je mets encore au-dessus les deux autres.

10 octobre.

J’attends avec appréhension mon appel pour Paris, où nombre de ceux que j’aurais eu le plus de joie à revoir ne se trouveront pas, je le crains ; où m’attendent des difficultés, des ennuis, des fatigues sans nom et sans nombre, que je ne sais si je serai de force à supporter, non plus que le froid inévitable. Je ne hasarde aucun projet et occupe du mieux que je peux des jours effroyablement vides, à l’étude assidue du latin et à la lecture.

11 octobre.

Grand plaisir de revoir Vildrac, avec qui j’ai déjeuné hier chez les très aimables Mondzain. La conversation s’est ensuite prolongée jusqu’à près de 18 heures. Vildrac me paraît porter sur les événements un jugement très sûr et non incliné, ce qui, de nos jours, devient extrêmement rare.

Selon Ehrenbourg, la littérature « arme de combat ». Et bientôt la peinture aussi, je suppose, comme elle était déjà en U. R. S. S. Pas une toile, de cette exposition que j’avais pu voir à Tiflis, qui n’eût une signification éducatrice et édifiante (j’allais dire édificatrice) ; rien que des croûtes, mais actives, et qui, sans doute, à leurs yeux valaient mieux que toutes les productions de notre art gratuit. Elles trouvaient dans l’opportunité leur unique raison d’être.

28 octobre.

Après Salluste, achevé la Guerre des Gaules de César. J’arrive à mieux comprendre à présent Virgile ; presque aisé à relire mais parfois fort dur à déchiffrer. (Chaque jour un minimum de quatre heures au latin.) Je parcours Quinte-Curce avec un vif amusement.


L’activité ou la passivité dans les pratiques de l’amour distingue bien plus les hommes que l’objet même de leurs désirs.


La devise de l’Allemagne hitlérienne : « Man hat Gewalt, so hat man Recht », parole de Méphisto vers la fin du Second Faust.


Virgile. Certains passages ardus à déchiffrer. Je veux arriver à le relire du moins couramment.


À partir d’un certain âge, on ne choisit plus tant ses amis, que l’on est choisi par eux.


Les lois et les censures compromettent la liberté de pensée bien moins que ne le fait la peur. Toute divergence d’opinion devient suspecte et seuls quelques très rares esprits ne se forcent pas à penser et juger « comme il faut ».

2 décembre.

« Qu’importent les divagations des solitaires ! » s’écrie M. Gilbert Mury dans un article contre Montherlant (Action du 27 octobre 44). Les nazis ne pensent pas autrement. Ô Dante ! Ô Pascal ! Et nous voyons cette funeste doctrine infecter les esprits de ceux-là mêmes qui prétendent s’y opposer.


Hier, 11 décembre, achevé la lecture complète de l’Énéide (pas sauté un seul vers) et, sitôt ensuite, je relis d’un trait le chant VI aisément, presque couramment, avec délices.

13 décembre.

Puis, quelque peu rebuté par Ovide, je me plonge dans les Géorgiques. Virgile a-t-il écrit rien de plus parfait que certains longs passages ? Et même, à l’occasion des plus pratiques conseils, tant de vers admirables où le sentiment et la spiritualité animent et magnifient même le geste le plus vulgaire ?

Pater ipse colendi

Haud facilem esse viam voluit, primusque per artem

Movit agros, curis acuens mortalia corda

Nec torpere gravi passus sua regna veterno.

(I, 121, 4.)

22 décembre.

Je lis, par hasard, la courte introduction au Journal d’Allemagne de Denis de Rougemont. Elle pourrait aussi bien servir de préface à mes Pages de Journal. Oui, c’est exactement cela. J’aime même assez ce qu’il dit des « stylisations opportunes », à l’encontre de quoi s’élèvent précisément les notations sincères du journal intime, ce qui « traduit les relations d’une personne avec les Passions collectives ». Et il ajoute : « Demain peut-être, il n’y aura plus que des manifestes, des épopées de propagande. » Et ce « demain » c’est aujourd’hui.

Page 24 de ce livre, D. de R. parle d’un de ses étudiants qui prépare une étude sur Barrès, et écrit : « La terre et les morts, c’est à peu près le Blut und Boden des nazis ». Parbleu !


Virgile, Énéide, VI, 854.

Préséances, p. 71.

1945

Alger, 5 janvier 1945.

Le Belphégor de Benda reste fort au-dessous de la Trahison des clercs. La plus déconcertante confusion règne à travers tout le livre, non certes dans les idées que l’auteur expose, mais dans le choix des moulins à vent contre lesquels il part en guerre. Il cite tour à tour le meilleur et le pire et semble attacher autant d’importance à Aurel, ou Tancrède de Visan, ou Jean Florence ou Berseaucourt, qu’à Nietzsche, ou qu’à Claudel. Aucune discrimination ; il fait feu de tout bois ; cela nuit beaucoup à sa thèse. J’ai combattu les mêmes dragons que lui. S’il avait daigné me lire un peu mieux, il aurait pu s’en rendre compte et j’ose croire que mon Enfant prodigue, ma Porte étroite ou ma Symphonie pastorale, ont plus fait, par l’exemple, contre Belphégor que la brouillonne battue de son traité. Mais il ne lui plaît pas qu’on l’assiste. Tout lui devient gibier, et qui l’accompagne en sa chasse risque de recevoir de son plomb dans les fesses. Il remuerait à la pelle, dans mes écrits, des phrases qui vont dans son sens (comme l’esprit même qui les anime). Il préfère ne retenir que ce contre quoi s’opposer.

Comment, de préférence aux pauvres vers de... Gondinet :

Pourquoi suis-je attristée au chant d’une colombe,

Pour une fleur fanée, une feuille qui tombe,

Benda ne cite-t-il pas les vers de Hugo, qui semblent écrits pour sa thèse :

J’en ai pour tout un jour des soupirs d’un hautbois,

D’un bruit de feuilles remuées...

Il parle excellemment de la comtesse de Noailles ; mais pourquoi ne mentionne-t-il pas Francis Jammes ?

Quant à ce qu’il dit des « salons » mondains... c’est bien ce qui me retient d’y aller.

15 janvier.

L’U. R. S. S. ...J’étonnerais bien des gens, à leur dire qu’il n’est sans doute pas de pays au monde où je désirerais plus retourner (mis à part les pays « sauvages », forêt vierge, etc.).

Certains pensent que j’ai gardé mauvais souvenir de ce voyage que j’y fis (en 1936, je crois) et que les deux pamphlets que je publiai par la suite sont le produit d’une déception ; ce qui est absurde. Je les écrivis de même encre et dans le même état d’esprit, que je dénonçais, au retour du Congo, les abus coloniaux qui là-bas m’avaient soulevé le cœur. Et ceux qui s’indignèrent de mes critiques au sujet de l’U. R. S. S. furent ceux-là mêmes qui avaient le plus applaudi, lorsque ces mêmes critiques portaient contre des sous-produits du « capitalisme ». Ici, l’on admirait ma perspicacité, mon besoin de passer outre les camouflages, mon courage à dénoncer. En Russie, dirent-ils soudain, je n’avais rien su comprendre, rien su voir. Et si certains admettaient le bien-fondé de mes observations, du moins les tenaient-ils pour inopportunes. On admettait tout au plus, entre camarades, quelques imperfections, mais le temps n’était pas venu d’en parler. Il fallait comprendre la réussite de l’ensemble et fermer les yeux sur les manques provisoires, inévitables...

En dehors de ces « manques », tout me plaisait là-bas. Nulle part encore plus beaux paysages, ni, pour les habiter, peuple avec qui je me sentisse en état de sympathie plus prompte, en état de communion (encore que je ne parlasse pas leur langue ; mais il semblait que cela importait peu, tant cette sympathie trouvait moyen de s’établir par les regards et par les gestes).

Je parle du peuple, du « bas peuple » ; car ce qui m’affligeait, là-bas, c’était de voir les classes de la société se reformer, en dépit de l’énorme et sanglant effort de la révolution, la convention prendre le pas sur la liberté de pensée compromise, et le mensonge sur la réalité.

Sans doute Staline était-il fort habile de donner tous ses soins, d’abord et avant tout, à l’armée rouge ; les événements lui ont donné raison de manière flagrante ; et peu importe dès lors que ce fût en lâchant sur d’autres terrains. Car n’est-ce pas l’amour du sol et de la propriété individuelle, le sentiment religieux aussi souvent, qui, bien plus que le cramponnement aux théories marxistes, firent si vaillantes et triomphantes les forces russes ? Staline l’a bien compris, et a montré qu’il comprenait lorsqu’il a rouvert les églises... Mais je crois que l’on reconnaîtra vite le bien-fondé de certaines de mes accusations ; celle en particulier portant sur l’oppression de la pensée. Ce que j’en disais reste vrai et cette oppression commence de s’exercer, à l’instar de l’U. R. S. S., en France. Toute pensée non conforme devient suspecte et est aussitôt dénoncée. La terreur règne ou, du moins, s’efforce de régner. Il n’est plus de vérité qu’opportune ; c’est-à-dire que le mensonge opportun fait prime et triomphe partout où il peut. Les « bien-pensants » seuls auront droit à l’expression de leur pensée. Quant aux autres, qu’ils se taisent, ou sinon... C’est sans doute grâce à un totalitarisme anti-nazi que l’on pourra triompher du nazisme ; mais demain c’est contre ce nouveau conformisme qu’il importera de lutter.


Le spectacle que m’offrent, sans le vouloir ni le savoir, les enfants H. m’instruit. Devant certaines veuleries j’en viens à comprendre combien m’aura servi, dans la vie, la méthode, tôt appliquée, de commencer toujours par le plus rebutant, le plus ardu, dévouant le plus neuf de mes forces à ce qui coûte le plus grand effort. Je le fis d’abord par instinct ; ce devint vite une manie.

30 janvier.

Non plus tempérée par la lumière, ni bridée par le monde extérieur, la pensée de l’insomnieux développe complaisamment ses branches et les étale jusqu’à l’énorme, jusqu’au monstrueux, dans la nuit.

Et, ne pouvant m’assoupir, j’imaginais une lettre à Camus qui vient, m’apprend-on, de donner à Combat mon article sur Benda sous un titre inventé par lui : La « Justice avant la charité » (ou quelque chose d’approchant) qui souligne à l’excès la citation que Benda faisait de Malebranche, phrase que je citais à mon tour. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus, et qui me paraît de grande importance.

5 février.

Développé (insuffisamment) ce que dessus dans un article : « Justice ou charité », que j’envoie à Amrouche à destination d’un hebdomadaire, car trop long pour le Figaro.

12 février.

L’on reconnaîtra l’arbre à ses fruits.

(Matt., VII, 20.)

Tout le système de Linné descend de cette parole du Christ.

À chaque jour suffit sa peine.

(Matt., VI, 34.)

J’ai déjà remarqué que la Vulgate donne « malitia », et Bossuet : « malice ». À rapprocher de (I Corinthiens, X, 13) :

Aucune tentation ne vous est survenue qui n’ait été humaine, et Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces.


Admirable parabole de l’ivraie et du bon grain (Matt., XIII, 24 à 31). Ceux qui veulent arracher l’ivraie (toujours nombreux ; et nombreux ceux qui les approuvent). Le Christ les retient. « Vous risqueriez d’arracher aussi le bon grain. » Laissez croître ensemble, et dans le monde extérieur, et en nous-mêmes. Vous ne pouvez préjuger ce que donneront ces herbes folles que vous prenez trop vite pour de l’ivraie. Inépuisable enseignement.

Aucun ne doit périr, mais tous...

En retournant aux cieux en globes de lumière,

Vont rejoindre leur être à la masse première.

Remarquable emploi de ce mot, que sans doute eût cité Littré, s’il avait cru pouvoir le trouver dans Delille (qui me paraît assez injustement décrié). (Traduc. des Géorgiques, IV.)

15 février.

...animosque ad sidera tollunt.

Les Allemands aussi, parbleu ; les Allemands surtout. Et les Américains point du tout.

17 février.

Veuve d’Hector, hélas! et femme d’Hélénus.

La fable grecque, à partir de Troie, perd sa signification symbolique, mais se charge de valeur psychologique et poétique, pour le profit des dramaturges. Il n’y a plus lieu de chercher le sens secret de ces histoires ; elles n’ont plus rien de mythique ; leur pathos admirable doit suffire au poète ingénieux.

Je m’efforce en latin ; obstination un peu ridicule, sans doute ; j’y donne chaque jour de quatre à six heures et davantage encore ; mais un bon maître m’instruirait en une heure plus que je ne parviens seul en un demi-mois de tâtonnements incertains. Forcé de passer outre quantité de menus problèmes non résolus. Virgile seul m’apporte récompense authentique ; et vis-à-vis de lui seul je constate un réel progrès ; j’en relis à présent de très longs passages presque sans peine et couramment.

J’ai voulu reprendre saint Augustin. Nausée mystique. C’est à vomir.

Relu César et Salluste. Épîtres d’Horace. Pro Archia de Cicéron.

25 février.

To find out right with wrong, it may not be.

(Richard II, II, sc. 3, v. 145.)

28 février.

Manuel du mufle :

Enseigne aux autres la bonté

Tu peux avoir besoin de leurs services.

Quelle force cela donne, dans la vie, de n’avoir nul besoin de l’estime ni de l’affection d’autrui !

3 avril.

Cette vénération que vous nourrissez pour vos saints, je l’ai pour ces martyrs, et voudrais voir leur nom célébré, leur vie racontée non point dans une « légende dorée » fabuleuse, mais simplement d’après des témoignages réels. On y verrait l’effort de la Foi pour arrêter le progrès de la connaissance, et la croyance aux dogmes de l’Église s’opposer aux recherches de la Science. Un Vanini (qui connaît seulement son nom, aujourd’hui ?) dénoncé par le clergé comme entaché d’athéisme, condamné au bûcher, après arrachement de la langue, le 9 février 1619. Suivant les termes de l’arrêt, on le dépouilla de tous vêtements, fors sa chemise ; on lui mit hart au cou, et suspendit aux épaules un cartel où ces mots : « Athéiste et blasphémateur du nom de Dieu. » Sommé de faire amende honorable, Pompeio (c’était le nom qu’avait pris Vanini, réfugié à Toulouse après une première condamnation concernant les Dialogues qu’il avait publiés du temps de son séjour à Paris) s’y refuse. Et comme le magistrat instructeur de l’affaire lui répétait : « La Cour a ordonné que vous demandiez pardon à Dieu, au roi et à la justice ! — Il n’y a point de Dieu, s’écrie Vanini ; le roi, je ne l’ai nullement offensé ; et quant à la justice, s’il y avait un Dieu, je le prierais de lancer sa foudre sur le Parlement, comme du tout injuste et inique. » Et d’une voix « que le froid faisait trembler, à cause qu’il était sans vêtements au milieu de l’hiver, il ne cessa de nier tout haut Dieu et la divinité du Christ, proclamant qu’il n’y avait pas d’autre Dieu que la nature ; que Jésus était un homme comme lui ; que l’âme ne durait point par elle-même et que la mort menait au néant ; c’est aussi pourquoi, disait-il, elle était douce et bien venue aux infortunés qui, comme lui, étaient las de craindre et de souffrir. C’était pour eux la délivrance, la fin et le remède de tous leurs maux. » Telle était sa croyance, telle sa doctrine. Et comme s’il eût craint que le Parlement se flattât que cette doctrine périrait avec lui, il ajoutait qu’il était assuré qu’elle vivrait dans les livres qu’il avait écrits pour la répandre. Avec la conscience de donner au monde un exemple, il s’écriait par intervalles qu’il mourait en philosophe. Arrivé sur l’échafaud, parmi les vociférations de la populace : « Vous voyez, dit-il, un misérable juif est cause que je suis ici ! »

Les témoins, ajoute le récit, n’ont pas osé rapporter le reste.

Lorsqu’il fut attaché au poteau, le bourreau, lui ayant enfoncé des tenailles en la bouche, lui arracha la langue jusqu’à la racine et la jeta au feu. Dans le moment, Vanini poussa un cri de douleur si fort et si déchirant que les assistants en frémirent. Un R. P. jésuite, en racontant ce fait plus tard, le trouve « très plaisant ».


Je lis ce que dessus, dans le petit livre de S. Zaborowski : Les Mondes disparus (Alcan, sans date de publication), p. 15 en note.

Consigné ce 3 avril à Biskra, où arrivé hier. À vérifier. Utile à rappeler aujourd’hui.

17 avril.

Retour à Constantine, hier soir, d’une expédition dans le Sud.

En auto vers El Kantara (arrêt d’une heure pour initier Mme Théo aux charmes de l’oasis, et aucun, par la suite, ne put nous paraître aussi beau), puis arrivée à Biskra pour déjeuner, en auto vers El Oued, puis Touggourt, retour à Biskra dans le train, et de même à Constantine.

Relu l’Énéide tout le long de la route et chaque jour.

Naples, 17 décembre.

Échoués avant-hier, Robert Levesque et moi. Retrouvé ici le prof. Caccioppoli, avec qui l’inoubliable soirée de Sorrente, en 1937. Dîner-festin chez sa mère (fille de Bakounine) avec sa femme et son frère.

Le lendemain (hier) déjeuner excellent chez les Pasquier (directeur de l’Institut français de Naples) en compagnie de Maurice Ohana, qui, après le repas, joue remarquablement du Bach, du Scarlatti, de l’Albeniz, du Granados, la barcarolle et la 4e ballade de Chopin.

Fatigue et morne intense. Nous quittons l’hôtel Patria pour le Sirena, à peine meilleur (réquisitionné pour l’armée anglaise) où attendre l’appel de l’aviation.

Derniers jours de l’an 45.

À Louxor, enfin, depuis quatre jours. Au Caire le merveilleux abbé Drioton explique le musée avec une rassurante compétence. Ce musée, au surplus, me fatigue moins depuis que j’ai pris le parti de ne point chercher à tout admirer. En face de l’art égyptien (à quelques rares exceptions près) je ne suis plus que résistance et opposition.

1946

Janvier 1946.

Cet esprit (ce mauvais esprit) qu’ils blâmaient en moi, fut celui qui sauva la France. Esprit d’insoumission, de révolte ; ou même d’abord et simplement : esprit d’examen... De sorte que, comme par hasard, mes accusateurs d’hier se trouvèrent tous et d’un coup du mauvais côté : Béraud, Massis, Mauclair, Maurice M. du G..., sans exception que je sache — et il ne se pouvait autrement.


Académie ?... Oui, peut-être, accepter d’y entrer, si sans sollicitations, courbettes, visites, etc.. Et sitôt après, comme premier acte d’Immortel, une préface à Corydon, déclarant que je considère ce livre comme le plus important et le plus « serviceable » (nous n’avons pas de mot, et je ne sais même si ce mot anglais exprime exactement ce que je veux dire : de plus grande utilité, de plus grand service pour le progrès de l’humanité) de mes écrits. Ce que je crois et qu’il n’est pas malaisé de démontrer.

Le plus utile... je ne dis pas : le plus réussi. Sa forme même ne me satisfait plus guère aujourd’hui, ni cette façon d’esquiver le scandale et d’attaquer le problème par feinte procuration. C’est aussi que, dans ce temps, je n’étais pas assez sûr de moi-même : je savais que j’avais raison ; mais je ne savais pas à quel point...

Assouan, 15 janvier.

Il importe, avant de commencer la partie — que dis-je ? dès avant de battre les cartes — de s’assurer que celles-ci ne soient pas biseautées.


L’on me reproche ma démarche oblique... mais qui ne sait, lorsqu’on a vent contraire, que force est de tirer des bordées ? Vous en parlez bien à votre aise, vous qui vous laissez porter par le vent. Je prends appui sur gouvernail.


Je me persuade difficilement qu’il y ait repos (pour moi du moins) à ne rien faire. Mais je me persuade facilement, vaincu par la fatigue, que ce que je fais alors ne vaut rien. N’importe ! il suffit parfois de quelques instants pour sauver du néant une journée. L’important c’est de ne pas consentir au désespoir.

Assouan, 19 janvier.

Peu de temps avant la guerre, par expérience ou par jeu, et sur les conseils de... Naville peut-être, je m’étais amusé à risquer une assez importante somme dans l’achat de titres appelés, me disait-on, à une hausse considérable. Quels étaient ces titres ? À quelle banque confiés ? Impossible de me le rappeler. J’y repensai soudain la nuit dernière avec une sorte de curiosité qui devenait d’autant plus angoissée que je n’étais pas bien sûr de ne pas avoir rêvé tout cela. À vérifier, si possible, à mon retour à Paris. Et c’est en guise de mémento que je le mentionne ici.


C’est quand on se dit : « plus un jour à perdre ! » qu’on emploie le plus stupidement son temps. Rien d’excellent ne se fait qu’à loisir.

21 janvier.

Le pont San Trinita (à Florence) détruit... merveille d’harmonieux équilibre, de sveltesse et de grâce hardie, qui me touchait autant que les plus imposants défis architecturaux de l’Égypte. J’aime ce qui exalte l’homme et non point ce qui le prosterne et l’humilie.

J’ouvrirais mes volets, au matin, sur

  ...les bords fleuris

Qu’arrose la Seine...

ce serait une surprise ravissante. Ces noirs « boulders » de granit, gênant le cours du Nil, sont beaux ; mais je ne les admire pas davantage pour avoir, d’abord, été plus étonné par eux. Je ne chercherai pas à mettre de l’ordre dans mes pensées. À quoi bon ?...

Rien ne me gêne autant que la renommée d’un paysage (pour l’œuvre d’art, il n’en va pas de même : l’admiration l’étoffe et l’épaissit ; sa touffe se nourrit des interprétations successives ; ma gêne, ici, ne commence que lorsque la mode s’y met — comme il en allait hier pour Emily Brontë, comme aujourd’hui pour Kafka ; mais lorsqu’il s’agit de tel auteur grec ou latin, quelle joie de communier avec Gœthe ou Montaigne !). Devant ces rochers noirs d’Assouan, trop d’imbéciles se sont pâmés...

La lettre de Mme X., que le portier de l’hôtel me transmet ce matin, m’exaspère, où je lis : « Il doit y avoir aussi des sensations communes entre nous, celles que vous avez dû irrésistiblement éprouver ici devant les rochers noirs de ces matins roses. » Non, madame, devant ces rochers noirs, je n’ai rien éprouvé du tout. Je sais vivre ; et les émotions que j’aurais pu avoir ont décemment cédé la place aux vôtres.


Hier, visite de l’hôtel. Un Serbe, de service à Louxor du temps de notre passage, s’offre à nous guider. Père de six enfants, fruits de trois mariages. Il parle indifféremment six langues ; un de ses fils est étudiant en droit au Caire. Il a longtemps servi sur la Côte d’Azur. Nous croisons dans les couloirs le chef pâtissier, un Piémontais extrêmement alerte, élégant, de nobles manières, et j’allais dire : « racé », qui trouve, en un français impeccable, quelques mots de louange sans fadeur ni platitude, pour témoigner qu’il a lu certains de mes livres et se trouve fort honoré par ma poignée de main et l’attention que je lui témoigne. Nous descendons ensemble dans la cuisine. Le chef boulanger est Roumain. Le chef cuisinier, Grec. Tel autre Tchèque ou Libanais. Toutes les nations se trouvent ici mêlées, toutes les confessions, toutes les langues. Et de même pour les hôtes et passagers. L’aimable vieille dame, qui ce matin me demandait l’heure, est Danoise, épouse d’un lawyer anglais du Transvaal ; vit au Caire. L’Égypte est un tapis roulant, un carrefour, où le Juif devient peut-être l’élément le plus permanent, le plus pur. Il s’étale. Le jeune et sympathique sous-gérant (?) de l’hôtel parle avec ironie de la quantité de nouveaux riches égyptiens qui forment à présent la principale clientèle de l’hôtel, sensible à leur vulgarité, leur inculture. Et, de même qu’aux Assises de Rouen j’imaginais irrésistiblement les jurés stupides prenant la place des accusés, et ces derniers réciproquement assis sur les bancs du jury, je ne pouvais me retenir d’intervertir ici les rôles et de penser combien mieux conviendraient les facies avachis de ces nouveaux riches à des laquais ; d’imaginer à leur place les serviteurs distingués et élégants de cet hôtel.

J’ai fait un grand, mais vain effort pour exprimer cela, pourtant si simple, plus simplement.


Par grand souci de faire court (toujours, et depuis mon enfance, la crainte de ne pas être écouté jusqu’au bout) je ne présente, à l’ordinaire, que des aboutissements de pensées. Comprenne qui peut ou qui veut. Il arrivera peut-être, plus tard, que tel lecteur attentif ressorte telle phrase de moi, qui passa d’abord inaperçue, et que, devant le raffut que l’on fait aujourd’hui (dont Sartre n’est pas uniquement responsable) à propos de certaines déclarations et manifestations « existentialistes », il s’étonne et proteste : « mais Gide l’avait dit avant lui... »

Je sème à la volée. Et que la graine attende, si la saison n’est pas propice ! Le meilleur est souvent le plus longuement attendu.

24 janvier.

Je poursuis la lecture de Passage to India de Forster. Si je le comprenais mieux, ce serait, je pense, avec ravissement ; car ce livre me paraît, pour autant que j’en puisse juger, une merveille d’intelligence, de tact, d’ironie, de prudence et d’habileté. Mais trop de choses m’échappent ; et peut-être lui prêtai-je à l’excès, meublant à l’avantage de Forster tous les blancs de mon incompréhension ; car tout ce que je comprends me paraît de la qualité la meilleure. J’aime, et plus encore que ce qu’il dit, ce qu’il suggère et insinue, comme incidemment et sans se commettre, dans des phrases d’apparence inoffensives qui contraignent le lecteur à une sorte de complicité. Combien me plaît, par exemple : « There was a moment’s silence, such as often follows the triumph of rationalism » (p. 205, édit. Penguin).


Ces sages préceptes de Boileau, que l’on nous faisait apprendre par cœur, où venait se cristalliser en alexandrins la tradition classique, il ne serait pas sans intérêt de les reprendre l’un après l’autre, les saisissant par la peau du cou, pour les faire passer en justice. De les tenir pour excellents, c’est par quoi je me démode le plus ; car aujourd’hui, je voudrais qu’on me dise lequel de nos jeunes auteurs en tient compte encore. On passe outre ; et, de tous ces préceptes, je doute si le plus dédaigné n’est pas celui qui nous enjoint de

Vingt fois sur le métier remettre notre ouvrage.

À quoi s’oppose le conseil que Barrès donnait à Maurice Martin du Gard (me racontait un jour ce dernier des derniers) de prendre l’habitude d’écrire « au courant de la plume », sans chercher jamais à parfaire. Il y faut de l’entraînement. On s’exerce au laisser-aller. On acquiert certaine qualité de prestesse et de virulence ; et la phrase va de l’avant sans rien de plus « qui pèse ou qui pose », devançant souvent la pensée, le « dull brain » qui « perplexes and retards »... C’est glisser déjà vers « l’écriture automatique » des surréalistes, appelée à nous révéler le mystérieux fonctionnement de l’intellect. Comme toute expérience, celle-ci valait d’être tentée. Au surplus c’est « au courant de la plume » que j’écris à présent ceci, après lecture de quelques phrases du sympathique Dupertuis, professeur de français à l’école d’Assouan. Du temps qu’il était étudiant, il s’occupait avec quelques amis, par dévouement, à revoir les épreuves des Cahiers de la Quinzaine. Il témoigne que les manuscrits de Péguy qui lui passaient entre les mains, ne comportaient jamais la moindre rature (on s’en doutait) ; les seules et uniques corrections étaient parfois quelques surcharges.

31 janvier.

Sur le Nil. Je me laisse entraîner (oh ! très volontiers) par Robert L. jusqu’à Wadi-Halfa. Partis hier en auto d’Assouan, vers 11 h. ; mais le Lotus ne démarra qu’à 13 h. ; escorté, de droite et de gauche, par deux nefs supplémentaires, attachées à ses flancs ; l’une tenant lieu de seconde classe ; l’autre chargée de scouts égyptiens. (Cela rappelle le wagon chargé de Khomsomols nous accompagnant jusqu’à Ordjonikidzé.)

Paysage plus extraordinaire que beau, mais d’une étrangeté saisissante. Exaltation quasi mystique. Villages couleur du sol, du sable, de la roche ; villages que je suppose coptes, habités par des apprentis stylites. Âpreté que le Nil ne parvient pas à attendrir.

Nuit presque sans sommeil. Au réveil, sur la rive encore mal éclairée, des palmiers aux fûts submergés par le reflux de l’eau du barrage.

Rob. L. communique à un chef des scouts une revue de Bagdad, reçue à Assouan la veille de notre départ, où figure une photographie de moi, accompagnée d’un assez long article. Cela sert de présentation. Quelques-uns des scouts parlent français ; la revue passe de main en main.

« L’auteur de l’article dit que vous occupez aujourd’hui la place de Gœthe », m’explique le chef scout ; et comme j’esquisse un geste de protestation, le scout croit devoir ajouter : « Il reste, Maître, au-dessous de la vérité ! » Tantôt il m’appelle : « Maître » et tantôt : « Monsieur André » (qu’il prononce : Handraï !).


Un immense pays ruiné par le refoulement des eaux. Paradoxe. Ce terrain submergé permet pourtant, je crois, de hâtives semailles, lorsque, l’été, avant la crue, le niveau baisse, et une récolte de blé. Mais je ne pense pas que les palmiers supportent le pédiluve prolongé.


De quoi peuvent se nourrir les habitants de ces villages ? À l’entour des maisons de torchis, pas une herbe, pas la moindre végétation. C’est le règne du Saint-Esprit.


Mal pris mon élan. De même que lors de ma fugue à Gao. De même que toujours... Je devrai prendre mon congé de cette terre mal satisfait, n’en ayant presque rien connu. Cette absurde paresse qui m’induisit à retourner aux mêmes lieux, parce que cela coûtait moins d’effort. Je contemple avec une sorte de désespoir une carte des au-delà... Le regret de tout ce que j’aurais pu voir, dû voir, tourne au remords. Wadi-Halfa, point terminus de ce voyage, devrait être un point de départ. C’est à partir de Khartoum que je voudrais remonter le Nil...


Je me penchais sur le pont de Saint-Louis, restais longtemps en contemplation des bancs de minuscules poissons qui peuplent les eaux du Sénégal ; si épais qu’il semblait qu’ils eussent pu vous soutenir ; et parfois traversés de soudaines et inexplicables paniques. Et les crabes, les légions de crabes sur la plage... Je revois sur les bords (on croirait fleuris) du Logone les parterres d’oiseaux multicolores...

Les bords du Nil entre Assouan et Wadi-Halfa sont déserts ; ses eaux sont vides. Un maigre essaim de grandes libellules, escortant le navire, avant d’atteindre Abou Simbel ; c’est tout ce que j’ai vu de vivant, durant toute la remontée.

À Assouan même, pourtant, quantité de faucons planeurs et de corneilles à manteau gris. Sur l’île Éléphantine, quelques guêpiers et quelques huppes. Un minuscule échassier court sur la grève, qui semble échappé d’un bas-relief. Une seule sorte de papillons, en grande abondance dans l’île Kitchener.


Merveilleux hôtel de Wadi-Halfa. Confort simple et parfait des chambres. On ne saurait imaginer mieux pour une cure de repos. Mais il faut repartir...

L’air est très vif, presque glacé. Petits radiateurs électriques dans les chambres.

Aux murs du salon, d’excellentes reproductions en couleurs de Manet, Renoir, Van Gogh, etc..

Entre les tables de la salle à manger, des passereaux picorent les miettes.


Époustouflant temple d’Abou Simbel ; mais rien à en dire que du déjà dit.

Wadi-Halfa.

Chez tous ces Soudanais : Quelle tenue ! Quelle décence ! Quelle dignité !


Retour à Assouan le 4.

À Louxor le 9 (février).


Je donnerais tous les « rochers noirs » d’Assouan pour l’austère désolation de Thèbes.


Souvent me point un sentiment (qui va parfois jusqu’à l’angoisse) que j’aurais à faire quelque chose de plus important (que ce que je fais et à quoi je m’occupe présentement). S’il me fallait mourir dans une heure, serais-je prêt ?


Relecture assidue, quotidienne, des derniers livres de l’Énéide. De trois à quatre heures chaque jour. Ces derniers livres me paraissent aujourd’hui ne le céder en rien[17] aux premiers. Ou du moins, si peut-être d’une tenue moins parfaite et d’un intérêt plus épars (plus confus, surtout dans le XII), constamment ranimés par des inventions ravissantes, où la pitié se mêle à l’horreur, la tendresse à l’héroïsme, le sentiment de la gloire et de la dignité humaine à l’effroi.

24 février.

À Nag Hamadi où je retrouve le charmant accueil du docteur Girardot et de Mme Girardot, dont j’avais gardé si bon souvenir. Rencontre inopinée de Jean-Paul Trystram que je retrouve avec un vif et profond plaisir. Il se rend en Afghanistan, pour occuper un poste de professeur à Kaboul ; nous accompagne dans une tournée à travers les champs de canne à sucre et jusqu’au barrage.

Hier soir je reçois cette lettre d’un inconnu : Bernard Enginger, significative au point que j’en veux consigner ici copie :

 

« Voilà cinq ans que je désire vous écrire. Je découvrais à cette époque vos Nourritures Terrestres ; j’avais 17 ans. Je ne saurais vous dire combien j’ai été bouleversé. Depuis, je n’ai plus été le même. Je veux ici vous dire mon respect et mon admiration. Des centaines de lettres pareilles à celle-ci ont dû vous parvenir. Ce n’est pas seulement cela que je voulais vous écrire.

« Je me suis battu cinq ans contre vous. Votre Ménalque sait dire : « Quitte-moi. » C’est trop facile. J’ai lutté contre cette tyrannie spirituelle que vous exerciez sur moi. Je vous aimais, et certains passages de vos livres m’ont aidé à vivre dans les camps de concentration. J’ai puisé chez vous la force de m’arracher à un confort bourgeois et matériel. J’ai cherché avec vous « non point tant la possession que l’amour ». J’ai fait une table rase pour être neuf à la loi nouvelle. Je me suis libéré. Cela ne suffit pas. « Libre pour quoi ? » C’est la terrible question. Je me suis enfin détaché de vous, mais je n’ai point trouvé de nouveaux maîtres, et je reste pantelant. L’effrayante absurdité des Sartre et des Camus n’a rien résolu et n’ouvre que des horizons de suicide.

« Je vis encore avec tout ce que vous m’avez appris. Mais j’ai soif. Tous les jeunes ont soif avec moi. Vous pouvez quelque chose. Et pourtant je sais que l’on est seul, toujours.

« Je n’attends pas de vous une solution commode à mon petit problème. Ce serait trop facile, une solution collective. Chacun doit trouver son chemin qui n’est pas celui du voisin. Mais une lueur de vous pourrait indiquer le sens qu’il faut prendre... S’il y a un sens.

« Oh ! Maître... Si vous saviez le désarroi de toute notre jeunesse... Je ne veux pas abuser de votre temps. Je n’ai pas dit tout ce que je voulais dire. Il y aurait trop à dire.

« C’est un appel que je vous lance. Pardonnez ma maladresse : je sais que vous n’aimez pas la sympathie[18].

« Je veux vous dire quand même toute mon immense admiration et l’espoir que je mets en vous.

« Croyez, Maître, à mes sentiments très fidèles et respectueux. »

Bernard Enginger.

Hôtel de Paris. Le Caire

(jusqu’au 27 février)

en partance pour Pondichéry.

Il va prendre à Suez le même bateau que Trystram, qui gagne l’Afghanistan par les Indes. Je confie à celui-ci une première lettre hâtive, qui ne me satisfait guère ; puis, à tête plus reposée, écris ceci, sans grand espoir de pouvoir atteindre encore B. E. au Caire — et c’est pourquoi j’en prends copie.

Cher Bernard Enginger,

Pressé par le départ de Trystram, je vous écrivais trop précipitamment hier soir. Voici plutôt ce que j’aurais dû vous dire :

Pourquoi chercher de « nouveaux maîtres » ? Catholicisme ou communisme exige, ou du moins préconise, une soumission de l’esprit. Fatigués par la lutte d’hier, les jeunes gens (et nombre de leurs aînés) cherchent et pensent trouver, dans cette soumission même, repos, assurance et confort intellectuels. Que dis-je ? Ils y cherchent même une raison de vivre et se persuadent (se laissent persuader) qu’ils seront de meilleur service et assumeront leur pleine valeur, enrôlés. C’est ainsi que, sans trop s’en rendre compte, ou ne s’en rendant compte que trop tard, par dévouement — ou par paresse — ils vont concourir à la défaite, à la retraite, à la déroute de l’esprit ; à l’établissement de je ne sais quelle forme de « totalitarisme » qui ne vaudra guère mieux que le nazisme qu’ils combattaient.

Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis. Sans eux, c’en serait fait de notre civilisation, de notre culture, de ce que nous aimions et qui donnait à notre présence sur terre une justification secrète. Ils sont, ces insoumis, le « sel de la terre » et les responsables de Dieu. Car je me persuade que Dieu n’est pas encore et que nous devons l’obtenir. Se peut-il rôle plus noble, plus admirable et plus digne de nos efforts ?

 

P.-S. — Oui, je sais bien, j’écrivais dans mes Nourritures : « Non point la sympathie : l’amour. » Mais moi aussi, le premier, j’ai, suivant mon propre conseil, « quitté mon livre », et passé outre. Même à soi-même, il importe de ne point s’attarder.

Ce 22 novembre.

Anniversaire de ma 77e année ; je me lève un peu avant 6 h. avec la brusque résolution de recommencer à tenir ce journal, arrêté depuis...

Si cette résolution ne tient pas plus de quelques jours, je déchirerai cette page ; car inutile de laisser trace d’un engagement aussi incertain ; sans importance ; Yv. Davet a beaucoup fait, sans s’en douter, par le culte qu’elle me voue, pour me dégoûter de moi-même. Je comprends Schwob qui couvrait chez lui les miroirs ; mon image, ce reflet de moi que, grâce à elle, je rencontre sans cesse, me devient insupportable ; je m’y cogne ; je m’y meurtris. Aussi bien me reprochai-je, hier, de n’avoir pas péremptoirement coupé court au raffut que le zélé Amrouche organise à la radio pour ma « fête ». Oui, j’aurais dû m’y opposer nettement aussitôt qu’il m’en fit part. Je lui dis bien qu’il me déplaisait ; mais trop faiblement pour qu’il ne crût pouvoir tout de même passer outre. Je manque de fermeté dans la défense ; non par absence de volonté, tant que par une sorte de modestie (peu m’importe que ce mot fasse sourire) laquelle me retient de faire prévaloir mon point de vue, mon opinion, mon projet, sur ceux d’autrui. Voici qui restera, pour bien des gens, incompréhensible : car je crois qu’il est extrêmement rare que l’orgueil n’accompagne pas la notoriété. C’est pourtant mon cas ; et Clouard se montrait fort perspicace en intitulant un article : Gide ou la peur d’avoir raison. Il y a de cela bien longtemps ; mais c’est resté une des rares constantes de ma nature ; et ce qui fait qu’en politique je ne vaux rien : je comprends trop bien l’adversaire (du moins aussi longtemps qu’il reste sincère et ne cherche pas à m’en imposer).

Je reviens à cette émission d’hier soir : il me paraît nettement indécent d’embêter des amis par une requête de ce genre, à laquelle il leur est difficile de se dérober sans mauvaise grâce. Amrouche s’y est si bien pris que même Roger M. du Gard, qui refuse d’ordinaire, a cru devoir s’exécuter (je vais lui écrire un billet d’excuses) tout en m’envoyant sans doute, avec Amrouche, à tous les diables ; car rien n’est plus dérangeant que ce genre d’obligations. N’empêche que son message était charmant et m’a touché d’autant plus qu’il a dû prendre beaucoup sur lui pour l’écrire. Je n’ai encore pu prendre connaissance de ceux de Malraux, de Schlumberger, de Paulhan et de Camus... Hier soir, resté seul avec Mme Théo (tandis que les Herbart se rendaient au concert de la Pléiade), n’ai pu parvenir à rien entendre au poste de radio qu’on avait trimbalé là pour cet usage ; non plus du concert que de l’émission qui devait le suivre. J’espère avoir communication des textes écrits.

Reçu la visite des charmants Chevalier, père, mère et jeune fils que je ne connaissais pas encore. Ils devaient s’envoler à 21 heures pour regagner Karnak, où j’avais eu si grand plaisir à les voir. Que ne puis-je les y accompagner ! Les répétitions du Procès me retiennent à Paris, où je risque de m’éteindre aux premières gelées ; mais l’entreprise de Barrault m’intéresse trop pour que je consente à m’en laisser distraire.

Hier après-midi, insupportable corvée de dédicaces pour le « service de presse » de Hamlet. Rien de plus exténuant.

J’entre dans ma 78e année en assez bon état, somme toute ; avec encore assez de curiosité pour souhaiter continuer à vivre ; point trop las ni dégoûté de moi-même ; ne m’aimant pas beaucoup, mais me trouvant commode à vivre, accommodant.

L’autre soir, Catherine et moi nous amusions à nous demander dans la peau de qui elle et moi pouvions souhaiter vivre ; et, compte fait, avions conclu que nous ne gagnerions rien à déménager.

Il est temps d’aller allumer le feu de Mme Théo.

23 novembre.

Une somptueuse brassée de roses. C’est Mme Voilier qui reporte sur moi quelques-unes des attentions qu’elle prodiguait à Valéry. Des œillets rouges apportés par Dominique Aury. Elle venait avant-hier soir, accompagnant Amrouche. Mme Théo se souvient (fort à propos pour l’en féliciter encore) de son excellent article sur Simenon, paru dans l’Arche. Elle a la gentillesse d’emmener dîner Mme Davet pour lui permettre d’écouter ensuite, à son poste de radio, l’émission que celle-ci se désolait de ne pouvoir entendre.

Un coup de téléphone, des plus inattendus : C’est Colette qui me souhaite bonne fête et dit son désir de me revoir. Elle a été sensible à ce que je dis d’elle dans mon Journal ; dont je doutais qu’elle eût pris connaissance. Sans doute vais-je répondre à son appel ; mais sachant bien, hélas ! que, sitôt après les premières effusions, nous ne trouverons rien à nous dire.


Ouvrant incidemment le livre de Rouveyre sur Léautaud, je tombe sur ceci :

A. G. a confié à la Virginia Quarterly Review que, s’il se retirait dans une île déserte, il emporterait les livres suivants : la Chartreuse de Parme, les Liaisons dangereuses, la Princesse de Clèves, Dominique, la Cousine Bette, Madame Bovary, Germinal, Marianne.

Je proteste : On m’avait demandé de désigner mes dix romans français préférés. Si, exilé, je ne pouvais emporter que dix livres, ce ne serait aucun de ceux-là.

25 novembre.

J’ai toujours eu pour Léautaud une affection presque très vive ; aussi me peine certaine phrase de lui, citée par Rouveyre, extraite d’une lettre à celui-ci, où Léautaud parle de mon « hypocrisie », de ma « duplicité », de mes « petites fourberies »... Bien curieux de savoir à l’aide de quelles anecdotes cette opinion a pu se former ? à la suite de quels racontars ?...

Peut-être Léautaud, lisant l’éloge tout affectueux que je fais de lui dans les pages envoyées récemment en contribution à la reprise du Mercure, peut-être va-t-il croire que je les ai écrites, ces pages, en manière de riposte à ses accusations, de sorte que cet éloge même passera, aux yeux de Léautaud, pour une « petite fourberie » de plus. Quel étrange travail de déformation peut se faire, inconsciemment ou presque, dans l’esprit des plus perspicaces et des mieux avisés ! C’est ainsi que tout portrait d’autrui en vient à ressembler autant et plus au peintre qu’au modèle...

Avec quelle stupeur avais-je lu, dans Exercice d’un Enterré vif de Benda, que, à la suite de je ne sais plus quoi, j’étais resté plus de quinze jours sans consentir à lui serrer la main !

Et combien me plaît, en revanche, l’exclamation de Valloton, lorsque, après avoir tracé mon « masque » pour le livre de Remy de Gourmont, il me rencontra pour la première fois à la Revue Blanche : « Parbleu, mon cher Gide ! d’après mon portrait, je ne vous aurais guère reconnu ! »


Mais non : connaissant Léautaud, je crois plutôt qu’il n’a pu prendre pour sincères les phrases, les pages de mon Journal qui ne vont pas dans son sens. Il tient toutes génuflexions pour simagrées, toutes révérences ; et mon Numquid et tu..., par exemple, lui paraît gage ou de sottise, ou d’hypocrisie : Celui qui pense ou écrit cela sans être bête joue la comédie. Voici qui peut-être suffit à me faire taxer de duplicité par Léautaud, sans qu’il y ait lieu de chercher plus loin. Je préfère cela : car il me peinait qu’il pût croire à quelque malintention à son égard.

26 novembre.

La Lie de la Terre me paraît la meilleure illustration possible du sartrisme (sinon de l’existentialisme proprement dit). Incohérence et absurdité. Je lis ce livre y prenant un intérêt des plus vifs. Je crois avoir lu presque tous les livres de Kœstler (pas Spartacus, que j’avais emporté en Égypte et qui m’embêtait), à commencer par son Testament Espagnol (qu’il faudra que je relise), qui reste sans doute son meilleur. Lu en anglais le Zéro et l’Infini (Darkness at noon) et le Yogi et le Commissaire. Relu en français ce dernier (à Bruxelles). Il me paraît que rien n’a été écrit de mieux, de plus probant, sur (ou plutôt : contre) la Russie stalinienne. C’est d’une extraordinaire éloquence et force de persuasion et par la simple exposition des faits, présentés avec une honnêteté parfaite. Et que m’importent ses attaques, au début de ce dernier livre ! Je suis prêt à lui donner raison. Tout au plus pourrais-je arguer de circonstances atténuantes (aussi bien pour la virulence de ses attaques et sa disposition d’esprit au moment où il les formulait, que pour ce qui les motivait, c’est-à-dire l’inopportunité apparente de mes écrits). À tout ce qu’il dit, mon approbation est trop vive pour ne point me laisser croire que tous deux nous aurions réagi de même devant les mêmes incitations ; il n’y a pas là, je m’en persuade, malentendu foncier, mais seulement occasionnel, de sorte que je passe outre et ne laisse subsister que ma sympathie, dont sans doute il n’a que faire, mais peu m’importe. Mieux vaut peut-être que nous restions, l’un pour l’autre, des étrangers. Mais j’ai rarement lu livres qui m’allassent plus droit au cœur, que les siens.

27 novembre.

J’achève le livre de Kœstler. Les tout derniers chapitres me paraissent beaucoup moins bons et dès qu’il quitte le reportage — où il excelle. Tout ce qu’il dit me semble juste, mais les métaphores dont il use pour illustrer ses raisonnements sont encombrantes. Il perd pied dans l’abstrait et se raccroche à des images. Enfin ceci, qui me paraît des plus importants, il ne le dit pas : c’est qu’on ne combat un ennemi qu’en empruntant ses armes, ses méthodes, et jusqu’à sa psychologie : ce qui fait qu’aujourd’hui nous avons vaincu Hitler, mais que partout l’hitlérisme est triomphant.

28 novembre.

Rien de plus difficile à traduire qu’un titre, dès qu’il n’est pas tout simple. Et le plus habile est souvent de passer outre, sans chercher un équivalent. C’est ce qu’on a fait pour Darkness at noon (encore que précisément ici, je ne vois pas trop l’empêchement d’une traduction quasi littérale). Mais la Lie de la Terre (je ne sais quel était le titre anglais) me paraît inadmissible. Tout au plus peut-on dire : la lie d’une nation, d’un peuple, de quelque chose enfin susceptible de s’écouler.

1er décembre.

L’extraordinaire prestige dont bénéficient les grands comédiens vient souvent de ceci, qui s’ajoute à leur propre mérite : la masse du public n’est capable de comprendre et d’apprécier un chef-d’œuvre de l’art dramatique à la simple lecture ; mais seulement lorsque interprété.

Olivier dans le Roi Lear. Je ne doute pas qu’il y soit admirable, et j’aurais pris plaisir à l’applaudir... Je renonce avec une facilité déconcertante. Je renonce à tout et à n’importe quoi : plaisirs, voyages, gourmandises, et sans efforts, sans regrets. J’ai eu mon suffisant. « Au suivant de ces messieurs. » Je me retire. Aucun mérite à cela ; je cède à une propension naturelle. Au surplus fatigué par un catarrhe infect, et le cœur flanchard... depuis que (c’était avant-hier) j’ai couru après l’omnibus qui devait me mener chez les M. du Gard ; couru comme un gosse, que je ne suis plus ; ce dont j’ai bien dû me convaincre sitôt ensuite : sur la plate-forme atteinte péniblement et de justesse, j’ai cru que j’allais me trouver mal. Il faut ensuite huit jours pour me remettre et me réinstaller un ou deux échelons plus bas. Mais bon prétexte pour refuser toute sollicitation du dehors. N’était l’obligation d’aller prendre le plus grand nombre de mes repas au restaurant (contrainte de mois en mois plus gênante), je resterais des jours et des semaines sans sortir. C’est au travail que je prends le plus de plaisir et je peste contre ce qui m’en distrait. D’ivoire ou de cristal, c’est à présent que je voudrais me réfugier dans une tour, entourée de douves infranchissables, avec une poterne dont seuls quelques intimes auraient la clef. Mais précisément ceux qui m’assiègent sont des importuns et mes intimes sont ceux qui respectent et protègent ma retraite et mon isolement. Comment faire comprendre aux autres, parfois très bien intentionnés (comme ceux de Franchise, dont je reçois ce matin une lettre excellente et des plus pressantes), qu’ils me dérangent affreusement et qu’ils devraient, s’ils ont pour mes écrits quelque considération, me ficher la paix pour me permettre de vaquer tranquillement à ma besogne. Il me reste encore beaucoup à faire ; je m’en persuade à chaque instant de chaque jour.

2 décembre.

Me suis finalement laissé entraîner au King Lear hier soir. Aucun effort pour s’y rendre. Enid MacLeod vient me prendre avec une auto de l’ambassade, qui doit me ramener également. Élisabeth, bien qu’ayant déjà vu la pièce avant-hier, m’accompagne. Tout est arrangé pour le mieux. Mais sitôt installé dans la loge (exactement de face) ou bien peu après le lever du rideau, commence à m’engourdir un ennui mortel ; de nature assez particulière du reste et tel que je ne l’éprouve guère qu’au théâtre. Il y a des arrêts, des suspens, des lenteurs, des ménagements d’effets, intolérables. Comme un enfant au Châtelet, j’attends le changement de décor.

Quant à Olivier, c’est sans conteste un grand acteur. Qu’il puisse, avec le même succès, incarner tour à tour le fringant jeune officier du Arms and Men de Shaw et le vieux Lear, tient du prodige. Et toute la troupe qui l’accompagne est nettement au-dessus du médiocre, d’une homogénéité parfaite ; ensemble excellent. Mais vais-je oser écrire ici ce que je pense du Roi Lear ? La représentation d’hier m’enfonce dans mon opinion : peu s’en faut que je ne trouve cette pièce exécrable : de toutes les grandes tragédies de Shakespeare, la moins bonne, et de beaucoup. Sans cesse je pensais : comme elle devait plaire à Hugo ! Tous les défauts énormes de celui-ci s’y étalent : antithèses constantes, procédés, ressorts arbitraires ; à peine, de loin en loin, quelque lueur d’émotion humaine sincère. J’en viens à ne plus trop comprendre ce que l’on considère comme difficulté d’interprétation de la première scène : difficulté de faire admettre au public la naïve sottise du roi ; car tout le reste est à l’avenant : la pièce tout entière et d’un bout à l’autre est absurde. Ce n’est que par pitié que l’on s’intéresse aux tribulations de ce vieillard gâteux, victime de sa fatuité, de sa suffisance sénile, de sa sottise. Il ne nous touche guère qu’aux rares instants de pitié que lui-même manifeste pour Edgar et pour son gentil fou. Parallélisme de l’action dans la famille Gloucester et dans la sienne : les mauvaises filles et le méchant fils ; le bon Edgar et la gentille Cordelia. Les cheveux blancs sous la tempête ; la brutalité déchaînée contre la faible innocence... rien qui ne soit voulu, arbitraire, forcé, et les moyens les plus épais sont mis en œuvre pour nous prendre aux tripes. Ce n’est plus humain, c’est énorme ; Hugo lui-même n’a rien imaginé de plus gigantesquement factice, de plus faux. Le dernier acte s’achève sur une morne hécatombe où bons et méchants sont confondus dans la mort. La troupe d’Olivier s’en tire par une sorte d’apothéose finale à la Mantegna : tableau vivant, groupement savant ; tout y est, jusqu’à l’architecture en arcades encadrant l’ensemble admirablement ordonné. L’art triomphe. Il ne reste qu’à applaudir.

Le public enthousiaste fait, à Olivier et à sa troupe, une ovation.

 

Curieux rôle, dans cette pièce, des papiers, des missives, présentées, dérobées, truquées ; jusqu’à sept fois, si j’ai bien compté.

7 décembre.

Déjeuné hier chez Carboni avec Stephen Spender et Henri Hell, tous deux de leur plus charmant. Je les invitais, mais Spender a insisté pour régler l’addition au nom de l’U.N.E.S.C.O qu’il représente et dont Huxley (Julian) vient d’être nommé directeur. J’envoie à celui-ci, comme épigraphe à son programme, le dernier vers du IIe chant de l’Énéide, dont Spender prend note, vers que je citais déjà dans mon article pour l’Amérique, le chargeant d’une signification symbolique :

Cessi; et sublato montes genitore petivi.

« Je m’acheminai ; et, assumant toute la charge de mon patrimoine, je m’efforçai vers les hauteurs. » N’est-ce pas cela même que se propose l’U.N.E.S.C.O ?


Insatisfait, si je n’ai pu commencer ma journée par la lecture très attendue d’une cinquantaine de vers de Virgile.

8 décembre.

Les pages de Saint-Évremond sur Virgile (« Des Traductions »), je les range parmi les meilleures qu’il ait écrites, et l’on n’a rien écrit de mieux sur le grand poète latin. Je les ai relues l’autre soir à haute voix devant Roger M. du G.. Achille pleure, lui aussi, dans l’Iliade (je veux retrouver le passage) mais ce n’est pas la même chose. Et me déplaît aussi le larmoyant dans Racine ; si admirables que soient alors les vers. Côté anti-héroïque de la piété d’Énée. (Regrets que le caractère de Mezentius « contemptor deum » n’ait pas été plus poussé.) Et peut-être Virgile cédait-il ici non seulement à sa douce pente naturelle, mais plus encore au désir de plaire à l’entourage d’Auguste, à la cour.

Dimanche 15 décembre.

Abandonné ce Journal depuis huit jours ; trop affairé. Hier, je me sentais « à bout »... de quoi ? de tout. Oui, vraiment, j’en ai assez, et des autres, et de moi-même ; le cœur insuffisant, la volonté défaillante... Une excellente visite de Roger, après dîner, a tout remis en bonne place. Déjà réconforté par sa seule présence, comme cette nuit, à Hyères-Plage, où, tourmenté par un début d’otite très douloureux et n’en pouvant plus, j’étais allé le relancer, à 3 heures du matin, pour le simple soulagement de sentir ma main dans la sienne. Conversation nourrie durant trois bonnes heures ; entente profonde.

18 décembre.

« Vague de froid » depuis trois jours, sur toute l’Europe, nous disent les journaux ; et Pierre H. qui s’est envolé vendredi 13 (le veinard !) pour Marseille, écrit qu’on a moins six sur la Côte d’Azur. À moins sept, je m’éteins. Pour « tenir le coup » je me raidis, me cramponne et toute ma volonté s’y use. Le matin je donnerais je ne sais quoi pour rester au lit, et bénis l’obligation d’aller allumer le feu de Mme Théo, qui me force à me lever. Le sentiment du devoir apporte une sorte de bénédiction sur chaque acte accompli ; on se sent un être moral ; on échappe à la pesanteur ; satisfaction profonde (et du reste sans aucun orgueil) que je dois peut-être à mon hérédité protestante, mais peu m’importe. Et tout cela, sans besoin de recourir au mysticisme, reste humain (chez moi du moins). Prodigieuse aptitude au bonheur.

18 décembre.

Parmi l’abondant courrier que me vaut mon article du Figaro du 10 décembre sur la langue française, une très longue, trop longue lettre signée Gabriel Daures (?) datée de Lourdes, contient de pertinentes remarques, des aveux : il n’a jamais pu s’intéresser aux romans. (« La vogue du roman me paraît un des indices les plus certains de l’actuelle décadence des lettres, si accusée, précipitée... », etc.) C’est ainsi qu’il « n’a jamais eu le courage d’aborder les Faux-Monnayeurs ». Ce qu’il goûte en moi c’est le styliste : « Pour moi, vous êtes le Racine de la prose », etc. Et de tout cela, je ne parlerais pas ; mais quelques lignes, en post-scriptum m’apportent un jugement inattendu, font entendre un son si neuf (pour moi) que je ne me retiens plus de les transcrire (à cause aussi du commentaire qu’elles provoquent et que je veux consigner) : « Très étonné de ce que vous dites, dans le dernier numéro de l’Arche au sujet de Corydon[19]. Je voudrais le relire, ma mémoire étant mauvaise (sauf celle des impressions). Mais précisément je me souviens que, lors de ma lecture très ancienne, j’eus le sentiment d’une réussite artistique. Je mettais au premier rang de votre œuvre, et de nos chefs-d’œuvre français (avec la plupart de vos « essais »), la Porte Étroite, Amyntas, Corydon, sans analogie dans notre littérature ; je dirai : dans aucune littérature, si je n’étais aussi nul en littérature étrangère. »

Et je transcris ce passage non point tant pour moi que pour Roger Martin du Gard, lequel désapprouvait fortement, il est vrai, cette récente publication de nouvelles Pages de Journal (où, par des déclarations d’ordre politique, je prête inutilement le flanc, disait-il, aux attaques et aux critiques), mais me félicitait sans réserve de ce que j’y disais de Corydon. « Vous avez fort bien fait d’y revenir et d’exprimer à ce sujet tout à la fois ce que vous pensez de l’importance majeure de ce livre et de son imperfection. » Je crois que Roger me savait gré, tout particulièrement, de reconnaître que c’était un livre raté. Mais ce qu’il me faut ajouter à présent c’est que, lorsque j’écrivis cette Page de Journal, il me parut d’élémentaire prudence de faire des concessions sur le plan réussite : « Je vous accorde que le livre est manqué ; et c’est dommage, car accordez-moi que ce que j’y dis est très important. » Il y avait là un « donnant, donnant », qui n’était peut-être pas de ma part très sincère ; car ce livre, que j’ai travaillé, médité, repris et récrit, et « tempéré » plus âprement et durant plus longtemps qu’aucun autre, et qu’il m’importait si particulièrement de réussir, étant donné sa témérité... je ne le considère pas comme aussi raté que je le disais dans cette page ; oh ! loin de là. Et voici pourquoi ces quelques lignes d’un inconnu m’ont à la fois agréablement surpris et donné honte de ma feintise.

28 décembre.

Bossuet parle des « points de foi qu’il faut croire explicitement pour être sauvé » (États d’oraison, II, 19). Il rugirait en voyant aujourd’hui l’Église se montrer si accommodante et d’entendre parler de son évolution. Il la veut immuable, et toutes les « variations » appartiennent à l’hérésie.


À Genève : Préface à l’Anthologie.

Scénario d’Isabelle.

Je n’ai point connu qu’elle ait dans l’âme aucun ressentiment de mon ardeur.

(Amants Magnifiques, acte I, sc. 2.)

et plus loin : acte II, sc. 1, 4e réplique :

J’en ai, madame, tout le ressentiment qu’il est possible (des soins qu’on a pris pour moi).


Exagération.

Allusion évidente à une phrase de mes Nourritures : « Non point la sympathie : l’amour. »

19 octobre 1942.

1947

15 mars 1947.

Le livre de Buchet qu’Y. D. m’avait envoyé du temps que j’étais en Égypte, lui revient seulement aujourd’hui. L’avais-je déjà lu ? Une note de son Valéry, dont je me souvenais, me le laisse croire ; mais jusqu’à cette note (p. 133, c’est-à-dire vers la fin du volume) tout m’y paraissait inconnu. Critique assez absurde ; car enfin, ne tenant compte que de mon Journal, il lui est facile de prouver que je ne suis qu’un velléitaire, incapable de produire aucune œuvre ; facile, mais pas très honnête. Il argue, comme si je n’avais été l’auteur que de ce seul Journal ; ce qui lui permet de parler d’un « perpétuel échec », et de mon vain et constant effort pour dissimuler celui-ci. Tout au plus signale-t-il Paludes ; des autres livres, pas un mot.

J’étais fort en retard avec le Théâtre contemporain ; sinon avec celui de Marcel Achard, dont toutefois je ne connaissais encore ni Colinette ni Une Balle perdue, que je viens de lire non sans ravissement, partiel avec Colinette, presque constant avec la Balle perdue. (Ni Marlborough (inexistant) ni Voulez-vous jouer avec moâ ? assez décevant.) Quant au théâtre de Salacrou, incroyablement inégal, j’ai pris connaissance attentive de six pièces. Excellentes scènes dans Un Homme comme les autres, et les deux premiers actes de la Femme libre. L’Inconnue d’Arras, hélas ! ne justifie guère ses prétentions ; c’est dommage. À présent, me voici requis par Stève Passeur. Trop tôt pour en parler...

Je tiens la Putain respectueuse de Sartre pour une manière de chef-d’œuvre. Je n’aimais pas du tout ses deux derniers longs et fastidieux romans ; mais la Putain... depuis les excellents récits du Mur, il n’avait rien écrit de plus fort ni de plus parfait.


Individualisme :

La pendule de Mme Théo, arrêtée depuis trois mois, s’est soudain remise en marche, ce matin, d’elle-même, sponte sua, et sans que personne l’ait touchée. Nous l’entendons sonner huit heures ; il est midi.


Curieuse inadvertance :

J’allai me jeter dans ses bras...

Mais il ne m’ouvrit pas les siens.

(Fleuret. Jim Click, p. 80.)

...les sublimités de l’ignorance.

(Claude Bernard, cité par Renan

dans son Discours à l’Académie.)

Neuchâtel, novembre.

Un interviewer suédois m’a demandé si je ne regrettais pas d’avoir écrit tel ou tel de mes livres (je ne sais s’il pensait au Retour de l’U. R. S. S. ou à Corydon) ; à quoi j’ai répondu que non seulement je ne désavouais aucun de mes écrits, mais que j’aurais certainement tiré ma révérence au prix Nobel si, pour l’obtenir, il m’avait fallu rien renier.


(Lettre pas envoyée, mais à donner car les erreurs ont la vie dure.)

Monsieur,

Permettez-moi de protester contre l’article : l’Italia di Gide, paru dans votre journal[20], signé Massimo Rendina. Il renforce la méfiance que j’ai toujours eue à l’égard des interviewers. Je ne puis relever toutes les erreurs contenues dans son article et particulièrement dans ce qu’il me fait dire : car je n’ai connu ni Carducci, ni Pascoli, ni Benedetto Croce. Ce n’est pas à Paris, mais à Florence que j’ai fréquenté d’Annunzio. Je ne reconnais aucun des propos qu’il me prête, sur ce dernier, sur les existentialistes et Sartre.


Il Giornale dell’Emilia-Bologna, 14 dic. 1947.

FEUILLETS D’AUTOMNE

Neuchâtel.

Je saurai dire : « Ainsi soit-il », à quoi que ce soit qui m’advienne, fût-ce à ne plus être, à disparaître après avoir été. Mais à présent je suis et ne sais trop ce que cela signifie. Je voudrais tâcher d’y voir clair.


Par pitié, laissez-moi tranquille. J’ai besoin d’un peu de silence autour de moi pour obtenir la paix en moi-même.

Que vous êtes gênants !... J’ai besoin de me recueillir.


« Libre pensée... » X. m’expliquait que la vraie liberté de la pensée, c’était du côté des croyants qu’il la fallait chercher, non du mien.

— Car enfin, raisonnait-il, ton esprit à toi reste tenu en laisse par la logique.

J’accordai qu’il fallait une singulière liberté de pensée pour croire aux miracles et à tout ce qui s’ensuit ; et que je voyais bien que son esprit à lui ne répugnait pas à admettre ce qui me (et lui) paraissait contraire à la raison. C’est même là le propre de la Foi. Là où tu ne peux plus constater ou prouver, il faut croire.

— Et si tu te refuses à croire, concluait-il, cesse de me dire et de prétendre que tu aimes la liberté.

Au fond, je savais bien que je n’étais pas un « libre penseur ».

La Foi soulève des montagnes ; oui : des montagnes d’absurdités[21]. Je n’oppose pas à la Foi le doute ; mais l’affirmation : ce qui ne saurait être n’est pas.


Donc je me refuserai à considérer la finalité dans la nature. Selon les conseils les meilleurs, je remplacerai partout, systématiquement, le pourquoi par le comment. Par exemple, je sais (ou du moins l’on m’a dit) que cette substance dont se décharge le ver à soie en fabriquant son cocon l’empoisonnerait s’il la gardait en lui. Il s’en expurge. C’est pour se sauver qu’il se vide. N’empêche que le cocon, qu’il est obligé de former sous peine de mort, et qu’il ne saurait ni ne pourrait façonner différemment, protège la métamorphose de la chenille ; et que celle-ci ne peut parvenir au papillon que vidée de ce poison soyeux... Mais je suis bien forcé du même coup d’admirer combien le comment rejoint ici le pourquoi, se confond avec lui de si intime manière et par un entre-point si serré que je ne puisse distinguer l’un de l’autre.

Et de même pour le mollusque et sa coquille. De même sans cesse et partout, dans la nature, la solution ne se sépare pas du problème. Ou mieux : il n’y a pas de problème ; il n’y a que des solutions. L’esprit de l’homme invente ensuite le problème. Il voit des problèmes partout. C’est marrant[22].


Ah ! puisse mon esprit laisser tomber ses idées mortes ! comme l’arbre ses feuilles flétries. Et sans trop de regrets, s’il se peut ! Celles dont la sève s’est retirée. Mais, nom de Dieu ! quelles belles couleurs !


Ces idées dont on croit d’abord ne point pouvoir se passer. D’où grand danger d’installer son confort moral sur des idées fausses. Contrôlons, vérifions d’abord. Naguère le soleil tournait autour de la terre ; celle-ci, point fixe, demeurait le centre du monde, foyer d’attention du bon Dieu... Et puis non ! C’est la terre qui tourne. Mais alors, tout chavire ! tout est perdu !... Pourtant rien n’est changé que la croyance. L’homme doit apprendre à s’en passer. De l’une, puis de l’autre, il se délivre. Se passer de la Providence : l’homme est sevré.

Nous n’en sommes pas là. Nous n’en sommes pas encore là. Cet état d’athéisme complet, il faut beaucoup de vertu pour y atteindre ; plus encore pour s’y maintenir. Le « croyant » n’y verra sans doute qu’invite à la licence. S’il en allait ainsi : vive Dieu ! Vive le sacré mensonge qui préserverait l’humanité de la faillite, du désastre. Mais l’homme ne peut-il apprendre à exiger de soi, par vertu, ce qu’il croit exigé par Dieu ? Il faudrait bien pourtant qu’il y parvienne ; que quelques-uns, du moins, d’abord ; faute de quoi la partie serait perdue. Elle ne sera gagnée, cette étrange partie que voici que nous jouons sur terre (sans le vouloir, sans le savoir, et souvent à cœur défendant), que si c’est à la vertu que l’idée de Dieu, en se retirant, cède la place ; que si c’est la vertu de l’homme, sa dignité, qui remplace et supplante Dieu. Dieu n’est plus qu’en vertu de l’homme. Et eritis sicut dei. (C’est ainsi que je veux comprendre cette vieille parole du Tentateur — lequel, ainsi que Dieu, n’a d’existence qu’en notre esprit — et voir dans cette offre, qu’on nous a dite fallacieuse, une possibilité de salut.)


Dieu, c’est vertu. Mais qu’est-ce que j’entends par là ? Il faudrait définir ; je n’y parviens pas. Je n’y parviendrai que par la suite. Mais déjà j’aurai beaucoup fait si j’enlève Dieu de l’autel et mets l’Homme à la place. Provisoirement je penserai que la vertu, c’est ce que l’individu peut obtenir de soi de meilleur.


Dieu est à venir. Je me persuade et me redis sans cesse que : Il dépend de nous. C’est par nous que Dieu s’obtient.


Quel fatras que toute cette littérature ! Et même ne considérerais-je que les écrits les plus réussis, qu’ai-je affaire, lorsque la vie est là, de ces reflets, de ces duplicata de la vie ! Seul m’importe ce qui peut m’amener à modifier ma façon de voir et d’agir. Pour vivre, je n’ai pas trop de tout mon courage ; pour vivre dans ce monde atroce. Et je sais et sens qu’il est atroce ; mais sais aussi qu’il pourrait ne pas l’être, et qu’il est ce que nous le faisons. Si vous en dénoncez l’horreur actuelle pour amener une protestation par indignation, par dégoût, bravo ! Mais sinon, sus aux démoralisateurs !


Il pourrait fort bien n’y avoir rien ; ni personne. Personne pour s’apercevoir qu’il n’y a rien, et pour trouver cela naturel.

Mais qu’il y ait quelque chose, et quoi que ce soit, l’étrange chose ! Je n’en finirai pas de m’étonner.

Quelque chose et non pas le néant. Il fallut des siècles de siècles pour produire ce quelque chose, pour dégager ce quoi que ce soit du chaos. Plus de siècles encore pour obtenir la moindre vie. Et plus encore pour que cette vie atteignît à la conscience. J’ai cessé de comprendre, et depuis son début, cet acheminement, cette histoire. Mais plus incompréhensible que tout le reste : un sentiment désintéressé. Devant cela je m’étonne, je m’émerveille. L’on s’extasie sans doute à tort devant l’abnégation maternelle ou conjugale, ou altruiste, des animaux, on parvient à l’expliquer, à la réduire : il n’y a rien de proprement désintéressé là-dedans ; tout suit sa pente et son plaisir. Je le concède ; mais c’est pour admirer d’autant plus ces sentiments lorsque je les retrouve sublimés chez l’homme, et susceptibles de gratuité. Devant le moindre acte de don de soi, de sacrifice de soi, pour autrui, pour un devoir abstrait, pour une idée, je m’agenouille. S’il doit aboutir à cela, tout le reste du monde n’est pas de trop : toute l’immense misère des hommes.

Ils n’admettent pas une sérénité, acquise en dehors de ce qu’ils enseignent. Je parle ici des catholiques ; toute doctrine qui s’écarte de leur Église doit aboutir au désespoir.


— Cette sérénité dont tu te targues, en en parlant ainsi tu l’exposes ; en l’exposant, tu la compromets. C’est sur tes traits et dans tes actes qu’on doit la lire ; non dans les phrases que tu ne sais pourquoi ni pour qui tu écris...


Se passer de Dieu... Je veux dire : se passer de l’idée de Dieu, de la croyance en une Providence attentive, tutélaire et rémunératrice... n’y parvient pas qui veut.


La chauve-souris aux yeux crevés sait pourtant éviter les fils que l’on a tendus dans la pièce où la voici qui vole sans s’y heurter. Et sans doute pressent-elle de loin, dans les airs nocturnes, le passage de tel insecte dont elle fera sa nourriture. Elle ne vole pas au hasard et sa démarche, qui nous paraît fantasque, est motivée. L’espace est plein de vibrations, de rayons, que nos sens ne peuvent percevoir, mais que captent les antennes des insectes. Quel rapport entre nos sensations et leur cause ? Sans récepteur sensible, la nature reste muette, sans couleurs, sans parfums. C’est en nous, par nous, grâce à nous, que le nombre devient harmonie.

L’admirable, c’est que l’homme ait su fabriquer des appareils susceptibles de suppléer à l’insuffisance de ses sens, de capter d’imperceptibles ondes et des vibrations inouïes. Avec nos sens déjà, nous en avions notre content ; le reste est surcharge. Mais, qu’on le veuille ou non, ce reste est là. L’homme a témérairement élargi son accueil et démesuré son pouvoir. Dommage qu’il ne se montre pas mieux à hauteur ! Il se tient mal. Manque d’habitude, peut-être (espérons-le) ; tout cela est si neuf ! Il empiète et il est débordé.


Lorsque j’eus appris qu’on appelait les petits nœuds de ruban : des rosettes (quel âge pouvais-je avoir alors ? cinq ou six ans...) je m’emparai de quantité de ceux-ci, de celles-ci, dans la corbeille à ouvrage de ma mère, puis, m’étant enfermé dans une chambre, à l’abri des regards qui eussent pu gêner le charme, j’en disposai sur le plancher tout un parterre, tout un jardin. N’était-ce pas des fleurs ? Le mot le voulait. Il suffisait d’y croire. Et je m’y efforçai durant un bon quart d’heure. N’y parvins pas.

Ce fut, sur un plan enfantin, la défaite du nominalisme. Et peut-être, après tout, que je manquais d’imagination. Mais surtout je me souviens fort bien de m’être dit : « Quel idiot je suis ! Que signifie cette comédie ? Il n’y a là que des bouts de rubans, rien de plus... » et j’allai les remettre dans le corbillon de ma mère.

La dureté des temps est telle que nous imaginons mal (ou plutôt : n’admettons pas volontiers) qu’il en put être d’aussi tragiques en aucun autre moment de l’Histoire. Mieux renseignés, nous en viendrions peut-être à nous convaincre que l’exceptionnel c’était, bien au contraire, la longue période de tolérance où nous vivions avant le déchaînement des horreurs (lesquelles se sentent bien décidément chez elles — sur terre) — tant nous paraissait naturelle cette liberté de l’esprit, si lamentablement compromise aujourd’hui. Voici revenir un temps où seront considérés comme traîtres ceux qui ne pensent pas « comme il faut ».

Certains, il est vrai, résistent encore ; et ce sont ceux-là seuls qui comptent. Peu importe qu’ils soient peu nombreux : c’est en eux que l’idée de Dieu se réfugie.

Mais la tentation à laquelle, pour la jeunesse, il est le plus difficile de résister, c’est celle de « s’engager », comme ils disent. Tout l’y invite, et les sophismes les plus habiles, les mobiles les plus nobles en apparence, les plus urgents. On aurait beaucoup fait, en persuadant la jeunesse que, au fond, c’est par laisser-aller et par paresse qu’elle s’engage ;

...en persuadant la jeunesse qu’il s’agit — non point d’être ceci ou cela, mais — d’être.


On se flatte sans cesse ; ou du moins l’on a tendance à se flatter. La complaisance envers soi-même est un piège dans lequel j’ai si grande peur de donner que souvent j’ai pu douter de la sincérité (de l’authenticité) de mouvements, qui pourtant m’étaient naturels, dès lors qu’ils allaient dans le sens de ce que je pouvais souhaiter qu’ils fussent. (Ma phrase est effroyablement compliquée, mais impossible d’exprimer cela plus simplement.) Ces mouvements, ces « états d’âme », j’ai pourtant dû reconnaître et admettre qu’ils étaient naturels, en les retrouvant, exactement les mêmes, chez ma fille tout enfant encore ; en particulier certain optimisme foncier, que, chez moi, je pouvais craindre obtenu :

Comme on demandait à Catherine, un peu sottement ce me semble : « Où préfères-tu être ? À Saint-Clair (où elle était alors) ou à Paris ? » elle laissa paraître d’abord un grand étonnement : à peine pouvait-elle comprendre que pareille question méritât d’être posée ; puis finit par répondre ingénument : « Mais, à Saint-Clair, puisque j’y suis. » (Elle ne devait avoir alors guère plus de cinq ans.) Et soudain je reconnaissais en elle le fonds même de ma propre nature et le secret de mon bonheur ; un « ainsi soit-il » qui se marquait également dans la grande difficulté, sinon l’impossibilité (chez cette enfant comme chez moi) de fournir et d’alimenter des regrets.


Prendre les choses, non pour ce qu’elles se donnent, mais pour ce qu’elles sont.

Jouer avec les cartes qu’on a.

S’exiger tel qu’on est.

Ce qui n’empêche pas de lutter contre tous les mensonges, falsifications, etc., qu’ont apportés, qu’ont imposés les hommes à un état de choses naturel et contre lequel il est vain de se révolter. Il y a l’inévitable et il y a le modifiable. L’acceptation du modifiable n’est nullement comprise dans l’Amor Fati.

Ce qui n’empêche pas non plus d’exiger de soi le meilleur, après qu’on a reconnu celui-ci pour tel. Car l’on ne se fait pas plus ressemblant en accordant le pas au moins bon.


P.-S. — Il m’apparaît aujourd’hui, ressortant ces pages, que j’eus tort de déchirer celles du début de ce carnet. Si mal venues qu’elles fussent (je relevais de maladie) elles répondaient par avance aux remarques que me présente un ami, en la sagesse de qui j’ai grande confiance ; il ne parle jamais pour ne rien dire et ne dit rien que de sensé. Il proteste que ces feuillets-ci, que je viens de lui donner à lire, sont bien moins subversifs que je ne paraissais croire d’abord ; que même y souscriraient volontiers quantité d’éminents représentants de l’Église d’aujourd’hui ; et il cite quelques noms que je me garde de reproduire. Déjà X. et Y. me parlaient ainsi, soutenant que je connaissais mal l’état actuel de l’Église, l’intelligente souplesse de son Credo. J’accordai que je n’étais pas du tout « à la page » et que, pour plus de commodité sans doute, je m’en tenais à ce que m’enseignait Bossuet : que dès qu’il s’agissait de Variations, ce ne pouvait être que des Églises protestantes (selon le titre même de son admirable ouvrage) à quoi s’opposait la catholique, par « son caractère d’immutabilité dans la foy ».

— Sans doute, reprend-il, mais pourtant elle évolue sans cesse. Vous voudriez la scléroser, en faire une chose accomplie ; elle vit et répond aux exigences nouvelles. Souvenez-vous des belles pages de Chesterton qu’avait traduites Claudel et que vous-même me faisiez lire dans la N. R. F. d’antan. L’Église, disait-il, n’est jamais immobile ; et il la comparait à un char lancé full speed sur une crête étroite, évitant de droite et de gauche sans cesse de nouveaux périls. Nul doute, continue mon ami, que les catholiques éclairés ne seraient aucunement gênés par vos affirmations de tout à l’heure. Ce qu’ils appellent Dieu, libre à vous de le nommer Vertu ; question de mots : c’est même chose. L’idée de Dieu, le besoin de Dieu vous tourmente ; ils n’en demandent pas davantage pour vous reconnaître des leurs. Et comme pourtant je proteste qu’il y a là malentendu ; comme je cherche ce qui les fasse me rejeter tout de même, j’en reviens à ces pages d’ouverture, premières écrites de ce carnet, ces feuillets mal venus, déchirés : ils avaient trait à la vie éternelle : une sorte d’instinct prémonitoire m’invitait à les mettre en avant, à parler de cela d’abord et je comprends à présent que c’était en effet par cela qu’il importait de commencer.

Que la vie de « l’âme » se prolonge par-delà la dissolution de la chair, il y a là, pour moi, de l’inadmissible, de l’impensable, et contre quoi proteste ma raison ; aussi bien que contre le foisonnement incessant des âmes. (Mai 1948.)


Voir plus loin P.-S.

C’est la première fois que j’emploie ce mot affreux ; ne sais même pas comment l’écrire... Mais c’est le seul qui convient.

1948

Neuchâtel, 5 janvier 1948.

Je n’ai plus tenu de journal depuis plus d’un an. C’est une habitude perdue ; je ne me suis pas précisément promis de la reprendre ; mais tout de même je veux essayer ; car, dans l’état où me voici présentement, je crains que toute autre tentative de production ne soit vouée à l’échec. Je viens de relire avec dégoût les quelques pages que j’avais écrites à Neuchâtel ; elles se ressentent de l’effort et le ton m’en paraît guindé. Sans doute ne sont-elles pas écrites naturellement et trahissent-elles le souci d’échapper à certains reproches ; dont il est absurde de tenir compte. Ma grande force, naguère encore, était de me soucier fort peu de l’opinion et ne pas chercher à me construire ; d’écrire le plus simplement qu’il se puisse et sans chercher à rien prouver[23].

6 janvier.

Interrompu hier par l’arrivée du courrier. C’en est fait de ma matinée. Et chaque jour ça recommence. « Ci-gît P. V., tué par les autres », épitaphe souhaitée par Valéry. « Les autres »... ah ! si je pouvais obtenir de m’occuper un peu moins d’eux ! Et pourtant je ne réponds, le plus souvent, à guère plus d’une lettre sur six (il en est de si incroyablement absurdes !). Mais, dès que je réponds, ce ne peut être avec indifférence ; et, dès lors, cela prend un temps...

Chaque matin je me lève avec très peu de forces à dépenser ; j’en voudrais réserver un peu pour moi-même. Mais il faudrait alors parvenir à se persuader que ce que j’écris peut valoir encore quelque chose. J’en arrivais, ces dernières semaines, à sacrifier complètement méditation et lecture ; même celle de Virgile à laquelle, depuis Alger, je ne manquais pas un seul jour, m’y lavant l’esprit de toutes salissures, y puisant une sorte d’apaisement, de réconfort et d’indicible sérénité. J’avais pourtant été amené à diminuer considérablement les doses ; mais du moins ne consentant pas à m’endormir avant un entretien de cinquante à cent vers de lui. Et, durant des semaines, je l’ai repris avec méthode ; mais parfois m’amusant aussi à l’ouvrir au hasard, avec quelle joie de m’y retrouver si bien ! et pourtant d’y découvrir sans cesse de nouvelles raisons de l’admirer, et avec plus d’intelligence — ce que seule permet une lecture plus cursive. (En dépit du caractère pieux et piteux et pitoyable du héros, et de tout ce qu’en pense, et si justement, Saint-Évremond.

Extemplo Aeneae solvuntur frigore membra ;

Ingemit, et duplices tendens ad sidera palmas...

c’est ainsi que Virgile nous le présente d’abord.)

Certes je me sens beaucoup plus près de Lucrèce ; mais ne goûte pas aux vers de celui-ci pareilles délices ; une inégalable suavité. Et que dire de la composition même de chaque livre de l’Énéide ? et de sa position dans l’ensemble ? des rapports des livres entre eux ?


On a cité, à l’occasion de sa mort, nombre de « mots » plaisants de Tristan Bernard ; mais jamais, que je sache, celui-ci, que je m’en voudrais de laisser perdre :

En 41, je crois, alors que j’étais à Nice, il fit une conférence à Cannes, à laquelle je regrette de n’avoir pu assister. Avant de commencer, me fut-il redit, il se présenta devant le public : « Je crois devoir vous avertir que je fais moi-même partie de ce peuple qu’on a souvent appelé « le peuple élu »... Élu ?... » Il répéta le mot, de plus en plus douteusement ; puis soudain, comme ayant trouvé : « Enfin, disons : en ballottage. »

La plupart des « mots » que l’on rapporte sont déformés ; et déjà puisque l’intonation manque. Il en est peu qui ne soient interprétables différemment suivant qu’on les tourne ou incline de droite ou de gauche. Il me paraît souvent, lorsque j’entends citer intentionnellement tels de ceux-ci, que ce n’est pas du tout là ce que leur premier auteur voulait dire. C’est ce qui rend souvent insupportables certaines utilisations de Benda, sottes si l’on ne veut pas qu’elles soient malhonnêtes (boutades de Valéry, par exemple, que Benda prend, ou feint de prendre, « au sérieux », et dont il se sert pour prouver que...). Lorsqu’un homme intelligent s’efforce de ne pas comprendre, il y parvient naturellement beaucoup plus habilement qu’un sot. Comment discuter (et à quoi bon ?) avec quelqu’un de décidé à vous trouver en faute ? Dommage ! J’aurais si grand plaisir à causer avec lui, gentiment, bras dessus, bras dessous, comme tout de même nous avons fait quelques fois, jadis. Je me souviens en particulier d’un déjeuner chez lady Rothermere, qui s’occupait alors, avec T. S. Eliot, du Criterion, Benda et moi nous étions voisins de table. Il me sembla (je croyais) m’entendre si bien avec lui ! Nous parlions tous deux, comme en a parte, de Péguy d’abord, puis de Chopin. Ah ! combien tout ce qu’il disait de la musique en général, de celle de Chopin en particulier, me paraissait intelligent, juste, et sensible et sensé ! C’est en me souvenant de cet entretien que j’écrivis, beaucoup plus tard : « Comme Chopin par les notes, il faut se laisser guider par les mots... etc. », phrase dont il fait arme aujourd’hui contre moi, affectant d’y voir un aveu de je ne sais quoi de détestable ; car il ne prend plaisir qu’à s’opposer. Et maintenant que l’Action Française lui manque pour exercer sa pugnacité, il s’en prend à ceux qui sont tout stupéfaits de le voir se dresser en adversaire. Je n’en revenais pas d’apprendre (dans son Exercice d’un enterré vif) que, à la N. R. F., à la suite de je ne sais plus quoi, j’étais resté plus de quinze jours sans vouloir lui serrer la main ! De telles aberrations psychologiques sont le fait d’un bien piètre romancier ; et je me persuade que le ratage de l’Ordination, des Amorandes, et le dépit qu’il en éprouva, sont pour beaucoup dans l’élaboration de la thèse (à de nombreux égards si juste, mais sans cesse faussée par la passion et le parti pris) qu’il expose dans la France byzantine. Comme il lui faut voir en moi un ennemi, il se garde de parler de ma visite à Carcassonne (au début de la guerre), de la longue conversation qui suivit le repas pris ensemble, dont je gardais si charmant souvenir...

Non tant défauts d’esprit, que défauts de caractère. Dommage ! Sur tant de points je m’entendrais si bien avec lui !

8 janvier.

Peu lu, ces derniers temps. À noter pourtant le Castellion contre Calvin de Zweig (excellente traduction) à mettre en pendant (ou « en regard ») de l’article de Renan (1848) sur le Libéralisme Clérical.

« On est bien près de brûler dans ce monde-ci les gens que l’on brûle dans l’autre » (v. l’histoire de la crêpe flambée, de Claudel).

Les admirables leçons de Leriche, au Collège de France, sur la Chirurgie de la douleur, que je souhaitais lire depuis longtemps (averti par Simenon !) mais ne parvenais pas à me procurer. Il va sans dire que, par ignorance, j’y perds prise sans cesse ; mais le peu que j’en puis pourtant saisir et retenir est d’un tel profit ! Auprès de quoi les élucubrations poétiques ou pataphysiques de X., ou Z. (pour ne nommer personne) paraissent une étrange foutaise.

Pas encore achevé l’Ère des Organisateurs de Burnham, si chaudement recommandé par Roger Martin du Gard, et qui, à vrai dire, m’embête un peu. (Je vais m’y remettre.)

Nouvelle plongée dans Simenon ; je viens d’en relire six d’affilée.

Et les Réflexions sur la Question juive, de Sartre. Somme toute un peu déçu, après le (peut-être trop) grand bien que m’en avait dit Pierre Herbart. La thèse ici soutenue est celle même que défendait mon ami Schiffrin : les traits caractéristiques des Juifs (j’entends : ceux que vous, antisémites, leur reprochez) sont des traits acquis au cours des siècles, et que vous les avez contraints d’acquérir, etc. La longue conversation que j’eus avec lui, j’en retrouve ici certains arguments, qui ne m’étonnent plus guère. Elle me paraît aujourd’hui plus habile et spécieuse qu’exacte, en dépit de la profonde et tendre affection que j’ai toujours eue, et de plus en plus, pour Schiffrin ; en qui, je dois dire, au surplus, que je ne reconnaissais que très peu de ce que l’on peut considérer comme des défauts juifs, mais seulement leurs qualités. Ainsi fais-je au sujet de Léon Blum, pour qui mon estime (et pourquoi ne pas dire : mon admiration) n’ont fait que croître depuis le long temps que dure notre amitié[24], mais surtout depuis que de tragiques événements l’ont mis à même de manifester plus pleinement sa valeur. (Je songe particulièrement au sinistre (et, pour lui, glorieux) procès de Riom.)

9 janvier.

Et précisément le courrier d’hier soir m’apportait une émouvante lettre de Blum. Si jamais ce journal est divulgué, cette surprenante coïncidence paraîtra « truquée », et écrit après coup l’alinéa ci-dessus. Il n’en est rien.

Nos rapports sont très espacés, sans que pourtant il y ait jamais entre nous, à proprement parler, de la distance ; mais nous vivons et opérons dans des domaines (ou plutôt : sur des plans) différents, où les points de tangence sont rares. Enfin il me paraît être demeuré (car il l’a toujours été) beaucoup plus utopique et même mystique que je ne consens à l’être. Curieux de constater ici que, entre juif et chrétien, c’est de son côté que l’on peut trouver et reconnaître l’Espérance et la Foi. Mais j’ai rarement rencontré chez un chrétien pareil désintéressement personnel et pareille noblesse. Je lui sais grand gré de ne me tenir pas grief des passages assez durs de mon Journal au sujet des juifs et de lui-même (que, du reste, je ne puis renier car je continue de les croire parfaitement exacts). Il passe outre et ne m’en a jamais parlé. Ainsi que chacun de nous, il a, certes, des défauts ; et les siens m’apparaissent très particulièrement comme des défauts juifs. Mais combien ses qualités, même (ou surtout) celles que je crois spécifiquement juives, l’emportent. Il reste à mes yeux un admirable représentant tout à la fois du sémitisme et de l’humanité ; tout comme il sut être, dans ses rapports officiels et politiques avec l’étranger, un excellent représentant de la France (quoi qu’en puissent penser les nationalistes) et pour le plus grand honneur de notre pays.

J’en reviens au livre de Sartre. Si justes que me paraissent certaines de ses plus importantes assertions (par ex. que « c’est l’antisémite qui crée le juif ») paradoxales en apparence seulement, il n’en reste pas moins que l’antisémitisme n’est pas (ou pas uniquement) une invention créée de toutes pièces par la haine et le besoin de motiver et d’alimenter celle-ci. Psychologiquement et historiquement, il a sa raison d’être, que Sartre, me semble-t-il, n’éclaire pas suffisamment.

Me trouvant à Tunis en 42, j’eus l’occasion de m’entretenir avec quelques professeurs de lycée, « aryens » eux-mêmes. Chacun d’eux, de son côté, me dit (ce qui reste à vérifier) que, dans chaque classe et dans chaque matière, les meilleurs élèves étaient des juifs. Ceux-ci passaient sans cesse en tête, et par-dessus la tête, des autres. Encore que ceci ne veuille point forcément dire que les juifs soient d’intelligence supérieure à celle des aryens ; mais peut-être seulement que les qualités de ces derniers, plus profondes, se développent et manifestent plus lentement ; je serais assez porté à le croire et me méfie beaucoup des précocités... N’importe : le tour est joué et voici semé dans les cœurs le germe de passions farouches, qui n’attendront qu’une occasion pour s’exercer, fût-ce par la violence, avec cette sorte de permission et de droit à l’injustice que l’antisémitisme théorique leur fournit.

De tout le livre de Sartre, souvent pâteux et diffus, je retiens cet excellent passage :

« Les juifs sont les plus doux des hommes. Ils sont passionnément ennemis de la violence. Et cette douceur obstinée qu’ils conservent au milieu des persécutions les plus atroces, ce sens de la justice et de la raison qu’ils opposent comme leur unique défense à une société hostile, brutale et injuste, c’est peut-être le meilleur du message qu’ils nous délivrent et la vraie marque de leur grandeur. » Bravo, Sartre ! Je me sens de tout cœur avec vous. Mais il y a tout de même une « question juive », angoissante, obsédante, et qui n’est pas près d’être résolue.

Nous étouffons (le monde moderne), et demain ce sera pire, dans une épaisse forêt de problèmes insolubles, où, je le crains, la force seule, et la plus volontairement aveugle, la plus monstrueuse et absurde, la plus brutale, sera invitée à obtenir des éclaircissements, des éclaircies, des clairières ; à triompher.

J’écris ceci en m’efforçant de ne pas y croire ; préférant crier « au feu » avant que la maison ne brûle et pour, s’il se peut, l’empêcher de brûler.

10 janvier.

En 1857 (Étude sur Étienne Quatremère), Renan parle déjà de « l’envahissement du monde par l’immoralité, le charlatanisme et la légèreté ».

13 janvier.

Achevé Touriste de Bananes, l’un des moins réussis de Simenon. On lui en veut un peu, car il y gâche un sujet merveilleux ; par précipitation, et, pourrait-on dire : par impatience. Les sujets de Simenon sont souvent d’un intérêt psychologique et éthique profond ; mais insuffisamment indiqués, comme s’il ne se rendait pas compte lui-même de leur importance ; ou comme s’il s’attendait à être compris à demi-mot. C’est par là qu’il m’attire et me retient. Il écrit pour « le gros public », c’est entendu ; mais les délicats et raffinés y trouvent leur compte, dès qu’ils consentent à le prendre au sérieux. Il fait réfléchir ; et pour bien peu ce serait le comble de l’art ; combien supérieur en ceci à ces romanciers pesants qui ne nous font grâce d’aucun commentaire. Simenon expose un fait particulier, d’intérêt général peut-être ; mais se garde de généraliser : c’est affaire au lecteur.


C’est beaucoup, c’est surtout la crainte de gêner des voisins qui m’a fait abandonner l’étude du piano.

19 janvier.

Valéry, Proust, Suarès, Claudel et moi-même, si différents que nous fussions l’un de l’autre, si je cherche par quoi l’on nous reconnaîtra pourtant du même âge, et j’allais dire : de la même équipe, je crois que c’est le grand mépris où nous tenions l’actualité. Et c’est en quoi se marquait en nous l’influence plus ou moins secrète de Mallarmé. Oui, même Proust dans sa peinture de ce que nous appelions « les contingences », et Fargue, qui, ces derniers temps, écrivait, pour vivre, dans les journaux, encore était-ce avec le sentiment très net que l’art opère dans l’éternel et s’avilit en cherchant à servir, fût-ce les plus nobles causes. J’écrivais : « J’appelle journalisme tout ce qui intéressera demain moins qu’aujourd’hui. » Aussi rien ne me paraît plus absurde à la fois et plus justifié que ce reproche que l’on me fait aujourd’hui de n’avoir jamais su m’engager. Parbleu ! Et c’est bien par où diffèrent le plus de nous les leaders de la nouvelle génération, qui jaugent une œuvre selon son efficacité immédiate. C’est aussi bien à un succès immédiat qu’ils prétendent ; tandis que nous trouvions tout naturel de demeurer inconnus, inappréciés et dédaignés jusqu’à passé quarante-cinq ans. Nous misions sur la durée, préoccupés uniquement de former une œuvre durable, comme celles que nous admirions, sur lesquelles le temps n’a que peu de prise et qui aspirent à paraître aussi émouvantes et aussi actuelles demain qu’aujourd’hui.

Toutefois, lorsque besoin était de témoigner, je n’avais nullement craint de m’engager ; et Sartre le reconnaissait avec une bonne foi parfaite. Mais les Souvenirs de Cour d’Assises, non plus que la campagne contre les Grandes Compagnies concessionnaires du Congo, ou que le Retour de l’U. R. S. S. n’ont presque aucun rapport avec la littérature.

22 janvier.

La victoire de Gandhi, son pacifique triomphe m’apparaît comme un des faits les plus surprenants de l’histoire. Pierre Herbart, qui est venu passer deux jours près de moi, en est autant ému que moi. Nous en avons parlé tout aussitôt, et longuement. Sied-il de déplorer qu’un tel miracle d’unanimité de tout un peuple ne puisse être obtenu, ni même cherché, par un peuple de race latine ou saxonne ? Sujet de discussion infinie. Mais l’admirable, c’est que cette unanimité se produise en faveur d’un renoncement. Étrange exemple d’un « totalitarisme » vertueux.

24 janvier.

Aucune honte à la suite des voluptés faciles. Sorte de paradis vulgaire et de communion par en bas. L’important c’est de ne pas y prêter d’importance, ni de se croire avili par elles : l’esprit n’y est nullement engagé, non plus que l’âme, qui n’y fait pas trop attention. Mais, dans l’aventure, un amusement et un plaisir extraordinaires accompagnent la joie de la découverte et de la nouveauté.

25 janvier.

Harmonie ! Harmonie !

Langue que pour l’amour inventa le génie,

Qui nous vint d’Italie et qui lui vint des cieux.

On ne peut imaginer rien de plus niais. De quoi justifier le mépris et la haine de Valéry pour Musset.

« Un garçon coiffeur qui a dans son cœur une belle boîte à musique », proférait sentencieusement François de Witt à propos de Musset (nous ne devions pas avoir plus de seize ans) ; je l’entends encore, sur la route de La Roque au Val Richer. (Il avait lu ce propos je ne sais où.)

C’est un travers très fréquent de cacher ses sources, ou ses affluents, comme ferait une rivière de très petit débit personnel qui penserait qu’elle grossit ainsi son importance. Les grands esprits n’ont jamais craint de témoigner de l’apport d’autrui dans leur œuvre, et avec reconnaissance.

C’est un travers de notre époque de surcoter l’originalité. Il n’est pas un des grands auteurs du xviie siècle qui n’ait été (et ne se soit donné pour) un imitateur. Mais de nos jours, ce que l’on estime avant tout, ce sont, en musique, peinture ou littérature, des points de départ, dussent-ils ne mener à rien ; sans presque plus aucun souci de cette transmission, de cette continuité dont est faite la vraie culture.

30 janvier.

Gandhi vient d’être abattu par un Hindou. Un coup de téléphone de Pierre me l’apprend. Il y a deux jours, déjà, une bombe avait été jetée contre lui. C’était trop beau, c’était inespérable cette victoire mystique, où la ferveur spirituelle tienne en respect la brutalité ; j’ai le cœur gonflé d’admiration pour cette surhumaine figure ; gonflé de sanglots. C’est comme une défaite de Dieu, un recul.


Toutes les âneries que l’on trouve le moyen de sortir au sujet de la sincérité, lorsqu’il s’agit de la déconsidérer ; ce qui n’est que trop aisé, feignant alors de confondre avec cynisme, exhibitionnisme, etc.. Même Valéry a dit là-dessus de belles bêtises.

Mme Théo me racontait ceci de Catherine : Elle n’avait que quelques mois lorsqu’on dut lui faire subir, pour une ophtalmie purulente, une petite opération, fort douloureuse, durant quelques instants du moins. Elle hurle, puis s’arrête soudain ; et le médecin de s’écrier : « Ah ! parbleu, ça ! ça n’est pas ordinaire : un bébé qui cesse de hurler dès qu’il a cessé de souffrir ! »

Ce trait de sincérité, de la part de ma fille, me ravit.


Il y a un tas de choses que je trouve beaucoup plus intéressantes que moi.


Quand le fruit sera mûr, c’est de lui-même qu’il quittera la branche. Si vous prétendez l’en arracher, vous ne ferez que l’affermir, le mettant en état de défense ; et les doigts vous en cuiront. Laissez donc les religions tranquilles, et la sève lentement s’en retirer.


Mais non, comprenez que c’est une expérience que je dois faire moi-même. Nul autre ne la peut tenter à ma place. Cela n’aurait pas le même sens.

Le Style des Idées de Benda.

Presque toujours je suis d’accord avec Benda contre les « idées » apocryphes qu’il me prête (ou à Valéry). Chez lui le mépris est presque toujours à base de méprise ; et sa force vient de ce que cela lui est complètement égal.

11 avril.

Le Malatesta que Montherlant vient de m’envoyer et dont j’achevais hier soir la lecture, me paraît œuvre bien médiocre. Médiocre au point de me faire regretter la lettre très cordiale, en remerciement de ce Malatesta, que j’eus sans doute grand tort de lui écrire et envoyer avant lecture. Décidément je ne peux maintenir mon estime pour un homme aussi précautionneux ; si excellent écrivain qu’il puisse être. Il a beau se camper en héros : à travers sa pourpre, je reconnais sans cesse un froussard qui se garde à carreau. Plus soigneux encore que Cocteau pour l’éclairage de son personnage et soucieux d’autrui (de l’opinion de), avec l’air de planer et de survoler le vulgaire ; un indéfinissable fonds de vulgarité qu’il dissimule sous une feinte goujaterie et une affectation de dehors cyniques, mieux encore que par son allure de conquistador à la Barrès. Ah! combien tout cela me déplaît.


Malraux, lui aussi, emboîte le pas : tout comme ferait Mauriac, il écrit (Psychologie de l’Art) : « Aussi différentes que soient leurs recherches... », où, à mon avis, le « Si différentes... » ou le « Pour différentes... » serait bien préférable. Grévisse, dans son excellent Bon Usage, signale la faute et en parle fort bien.

Curieux de savoir ce que pensent de la Madeleine à la veilleuse reproduite en couleurs dans la Psychologie de l’Art, si remarquable, les connaisseurs « compétents ». Authentiquement de Georges de Latour ? Je ne parviens pas à le croire.

8 juin.

Il n’y a qu’à reprendre, sans explication et comme si de rien n’était. L’été (après des jours glacés, voici des jours tièdes, glorieux...) m’aide à revivre. Oui, soudain je me suis repris à aimer vivre. Hier soir, dans une sorte d’ivresse joyeuse et de regain de vie, je n’ai pu me résoudre à me coucher que passé minuit et ce matin j’étais éveillé dès avant sept heures. J’aurais admirablement travaillé si toute ma matinée (il est midi et demie) n’avait été mangée par la correspondance, comme quotidiennement, ou presque — et presque uniquement des lettres de refus et d’excuses. Cela vous met dans un état d’esprit comme hargneux, du moins en état de défense dont risquent de souffrir les intimes. Cela ride le front et le cœur — et je reste désolé de n’avoir pas su mieux recevoir Jef Last, qui s’est beaucoup affecté de mon accueil insuffisamment chaleureux. Il a pu croire à quelque refroidissement de mon amitié ; je n’étais qu’excédé. Qu’il est pénible de ne pouvoir suffire ; le temps et les forces me manquent. J’ai traversé une longue période de fatigue presque constante où souhaiter sortir du jeu ; mais impossible de se retirer. Et, de même qu’en économie « la mauvaise monnaie chasse la bonne », les fâcheux, les importuns usurpent et restent maîtres de la place ; il n’y en a plus que pour eux.

Le pire c’est de prêter à penser : « Oui, depuis le prix Nobel, Gide est devenu distant. » Après quoi il n’y a plus qu’à s’aller noyer ou pendre. Et précisément depuis que la chaleur est revenue, je n’en ai plus du tout envie. Mais auparavant je me sentais, certains jours, déjà tout décollé ; ceci pourtant me retenait : l’impossibilité de faire comprendre, de faire admettre, la réelle raison d’un suicide : comme ça du moins on me laissera tranquille, on me fichera la paix. Mais partir en voyage... dès le marche-pied du wagon, quel soulagement de se sentir hors d’atteinte, libéré. Mais aller où ? Je songe à ce petit hôtel, dont Alix me parlait (j’en ai pris note), dans un village de pêcheurs sur le lac de Garde. Si seulement j’étais certain d’y trouver de la place... Requis sans cesse, je dois remettre de jour en jour ; et sans cesse j’entends la Parque, la vieille, murmurer à mon oreille : tu n’en as plus pour longtemps.


... Si je n’étais constamment et absurdement dérangé, il me semble que je pourrais écrire des merveilles, la tiédeur aidant... Je reprends goût à la vie.

J’écris tout ceci, plume abattue, par crainte de ne pouvoir achever, mais avec la constante préoccupation des choses beaucoup plus intéressantes que je voudrais dire : en particulier la découverte que je fis avant-hier dans le Journal de Charlie Du Bos...

11 juin.

Quel extraordinaire monument. On n’y est pas plus tôt entré, que toute issue possible se referme. (Ah ! si seulement j’avais un peu de temps tranquille pour en parler !) Même les plus réfractaires, comme Jean Schlumberger, y sont pris. Celui-ci me l’avouait hier : mais je ne sais plus à quel substantif il ajoutait, l’épithète : « capiteux. » Dès que l’on acceptait de s’y prêter, de s’y donner, d’oublier le reste du monde et les réalités matérielles, rien ne pouvait être plus attachant, séduisant, grisant, que la conversation de Charlie. Aucun propos, si j’en excepte les vulgaires, avec lui, ne tombait à plat. C’était comme un jeu, d’une gratuité totale, où je m’amusais comme un gosse, où j’inventais de nouveaux prétextes à subtilités. J’avais imaginé les « tempi » divers des prosateurs. J’aurais aussi bien pu le lancer sur les parfums, les irradiations des poètes ; leur température, leur plus ou moins de porosité... Il abondait aussitôt et l’on en avait pour des heures. Il apportait à ces jeux d’esprit une sorte de génie ; mais le plus admirable, c’est qu’il les prenait au sérieux...

Quelques phrases de cet extraordinaire Journal (où il est question de nos relations toutes les six pages) apportèrent un jet de lumière sur son changement brusque d’attitude à mon égard. Ce fut pour moi, avant-hier, une sorte de révélation. Elles se lisent page 356 du tome II, en date du « mardi 28 avril 1925 » — et il ajoute, avec sa minutie coutumière, préciosité d’exactitude inutile et d’honnêteté : « 9 h. 25 du matin ». Je renonce à transcrire tout au long l’interminable phrase, dont le début déjà est dirigé contre moi : au sujet de la vente de ma bibliothèque... Puis il en vient à ceci, à la suite d’une nouvelle parenthèse : « (ici il est indispensable d’être entièrement sincère) », « le tout souterrainement alimenté par ma résolution, non moins formelle et non moins bien tenue, de lui celer la déception que j’éprouvais de sa totale abstention en ce qui me concerne dans la période de choix du directeur de la NRF... »

Ceci se passait peu de temps après la mort de Rivière. Oui, nous nous doutions bien, à quelques-uns, que Charlie n’eût pas demandé mieux que de prendre sa succession ; mais nous étions parfaitement persuadés (il suffit de lire le Journal pour se convaincre du bien-fondé de nos craintes) que la « direction » de Charlie eût rapidement mené la NRF. à la ruine. (J’entends encore Jean Schlumberger : « Il va nous fiche dans le macaroni. ») J’avais vu notre ami Ch. D. B. à l’œuvre, apprécié son manque de « bon sens », sa totale incapacité dès qu’aux prises avec les difficultés d’ordre pratique, lors du Foyer franco-belge. Du Bos directeur de la N. R. F. ! Il n’en fut pas question. Sa candidature ne fut même pas proposée. Tout ceci je le savais et me doutais bien qu’il en avait éprouvé quelque déception. Mais ce dont je n’avais pu me rendre compte, c’est l’amertume profonde et durable que lui laissa ce déboire. Ce fut la « plaque tournante » qui aiguilla soudain contre moi son Dialogue avec André Gide, commencé dans l’enthousiasme. (Très monté également contre Gallimard et les alentours de la NRF.) Curieux de voir un esprit aussi soucieux d’équité, de droiture, à la merci des plus déformantes passions, à ce point accessible à la flatterie !

J’en admire d’autant plus les excellentes pages (dans Approximations, je crois ; mais je ne sais dans quel volume) où Charlie parle de la question sociale avec une sagesse, une pertinence et même une compétence singulières, que j’étais loin d’attendre de lui si détaché des contingences...

Sans cesse dérangé ; impossible d’écrire rien de suivi, rien qui vaille.

Grand plaisir à travailler avec Jean L. ; mis la dernière main à l’Anthologie.


Dans les Annales du Centre Universitaire Méditerranéen, grand plaisir à trouver le Cours sur l’Art et la Pensée de Platon, du Père Valensin. Il signe Auguste Valensin, car lui déplaît cette sorte d’isoloir que risque de faire sa soutane, dans ses rapports avec le public, avec autrui ; et on lui sait grand gré de rester sur le plan humain le plus possible, de se mettre de plain-pied avec vous. Également gré d’aborder sans effarouchement certaines questions scabreuses. Il en parle fort bien, avec la décence que l’on pouvait attendre de sa soutane, et avec une sorte de hardiesse qu’on n’osait espérer. Néanmoins il est amené à tricher un peu, sans le vouloir, sans le savoir. Car enfin cette chasteté triomphante qu’il propose n’était pas un idéal païen ; pas même selon Platon, semble-t-il (ou qu’exceptionnellement), lequel cherche avant tout le bien-être harmonieux de la Cité et, comme le dit Valensin : « Une seule fin règle tout : assurer de beaux types d’humanité. » De sorte que la question reste tout urgente, laquelle il escamote ; à laquelle il ne devrait pas se dérober : Cette surabondance de pollen qui gêne l’adolescent, va trouver à se dépenser comment ? Espère-t-il que l’abstinence la résorbera tout entière ? Il sait bien que non ; ou que très exceptionnellement ; et en vue de quel idéal de sainteté que seul le christianisme peut légitimer... C’est sur ce point précis que porte la tricherie : on escamote l’exigence de la chair, de l’exonération nécessaire des glandes, pour laquelle il n’y a que quelques solutions, passées sous silence et pour cause : masturbation ou éjaculations spontanées, durant le sommeil ; et avec quels rêves érotiques ? Ici Platon lui-même triche en sublimant tout cela, qui reste d’ordre tout réel, et matériel, et... pratique. Je soutiens que le bon ordre de la cité se trouve moins compromis par le contact recherché entre jeunes mâles, et tire moins à conséquence que lorsque la libido dirige aussitôt les désirs de ces adolescents vers l’autre sexe. Je ne puis croire que ces rapports d’adolescents tels que nous les propose l’antiquité, soit entre eux, soit avec des aînés, restassent chastes, c’est-à-dire non accompagnés d’émissions libératrices ; et si Platon n’en parle pas, c’est par décence et parce que, la chose allant de soi, il devenait inutile et malséant d’en parler. Platon sait fort bien que, lorsque Socrate se dérobe aux offres et provocations d’Alcibiade, il propose une sorte d’idéal quasi paradoxal, qui prête à la fois à l’admiration et au sourire, parce qu’il n’est pas naturel et ne peut servir d’exemple qu’à de très rares. Il s’élève ainsi au-dessus de l’humanité, direz-vous ; en vue de quelle récompense mystique, ou satisfaction de l’orgueil ?

Et lorsque Valensin écrit : « La question est donc tranchée : Platon ne peut être annexé par les partisans du vice » (ce mot péjoratif comporte en lui-même déjà un jugement qui n’est pas de mise, car il n’y avait pas là vice, à proprement parler, aux yeux des contemporains de Platon) ; « il condamne les comportements de la Vénus vulgaire. Il les condamne autant qu’il approuve et encourage ceux de la Vénus céleste », il s’agit aussi bien des rapports hétérosexuels que des homosexuels. Il oppose (Platon) vertu et laisser-aller au plaisir, quel que soit celui-ci.

Torri del Benaco.

Les juifs, aussi, d’opprimés se sont faits oppresseurs, comme il advient, semble-t-il nécessairement, lorsque les convictions religieuses ont l’appui du pouvoir — disons plus simplement : ont pouvoir.

Comme le montrent quelques incidents retentissants : le châtiment infligé à Vriel de Coste, l’excommunication de Juan de Prado, celle même de Spinoza, la Synagogue portugaise d’Amsterdam ne tarda pas beaucoup à exercer sur les opinions des fidèles une surveillance jalouse et le zèle pieux de la communauté à devenir de l’intolérance.

(Charles Appuhn. Introduction aux

Morceaux choisis de Spinoza.)

Texte de l’excommunication prononcée contre Spinoza le 2 juillet 1656 : « Qu’il soit maudit le jour et maudit la nuit... Dieu puisse ne lui pardonner jamais. Nous ordonnons que nul n’ait commerce avec lui, par la parole ou par écrit, que nul jamais ne lui donne la moindre marque d’amitié, ne l’approche ou n’habite sous le même toit que lui, que nul ne lise un ouvrage écrit ou composé par lui. »

3 septembre.

Ces derniers jours de vie semblent les plus difficiles à vivre ; mais ce doit être une illusion, car il n’y a qu’à laisser faire au temps, à la pesanteur... Valéry s’indignait qu’on attachât plus d’importance aux derniers instants d’une vie qu’à tout le reste ; ceci dit à propos des conversions in extremis. Je crois que lui non plus n’a pas échappé à la dévotion des siens ; mais j’ai tant de respect moi-même pour les sentiments qui, dans ce cas, font agir les proches que je préfère battre en retraite — comme fit peut-être aussi Valéry. Et qu’est-ce que cela prouverait de plus que, sans doute, un grand amour conjugal — qui vaut bien qu’on lui sacrifie quelque chose ; ce quelque chose, après tout, n’ayant pas une telle importance, dès lors que démenti par toute l’œuvre, etc.. Mais le parti qu’aussitôt on en tire ! le démenti de toute l’œuvre qu’on y veut voir... C’est là ce qui vous doit raidir.


Un extraordinaire, un insatiable besoin d’aimer et d’être aimé, je crois que c’est cela qui a dominé ma vie, qui m’a poussé à écrire ; besoin quasi mystique, au surplus, car j’acceptais qu’il ne trouvât pas, de mon vivant, sa récompense.

Torri del Benaco, 7 septembre.

Je crois être sincère en disant que la mort ne m’effraie pas beaucoup (j’y pense sans cesse) ; mais je vois fuir l’été avec une sorte de désespoir.

Jamais encore je n’avais vu une aussi longue suite d’aussi beaux jours, d’aussi splendides.

Ici depuis le 22 juillet, je crois ; avec Marc d’abord (dans la Hudson rachetée à Pierre ; avec arrêt à Locarno et traversée du Gothard) puis avec Pierre. En août, chaleur et touffeur intolérables. En plus : otite et flanchage du cœur. Le cœur ne va guère mieux, me semble-t-il (aucune douleur, mais insuffisance et continuel sentiment d’insécurité ; comme celui qu’éprouve le patineur lorsqu’il s’aventure sur une glace qu’il sent fragile et prête à fléchir sous lui).

Deux admirables et prodigieux orages :

Fluctibus et fremitu assurgens Benace marino.

Mais depuis le début de septembre, l’air est léger ; la chaleur du milieu du jour n’est plus excessive ; les matins et les soirs sont frais. Il s’ajoute à la splendeur quotidienne un sentiment constant de la mort très proche qui me fait me redire sans cesse que ces beaux jours sont pour moi les derniers. J’écris ceci sans amertume.


Le retour de l’humanité à ses vieilles erreurs, censées indispensables à sa moralité, serait pire que son entière démoralisation.

Je recueille cette phrase dans le pâteux verbiage de l’Examen de conscience philosophique de Renan. (On ne donne pas la date...)


Admirable concert (T. S. F.) consacré à Paganini. J’hésitais d’abord à le reconnaître, un peu trop étoffé et étouffé par Brahms.


Arrivé à Grasse le 15 septembre, au soir. Je laisse Pierre bondir aux Audides et ne m’y rends que le 16 au matin. Les plaisirs du revoir ; mais déjà de la mort s’est glissée entre moi et les choses (les êtres un peu moins) et la soudure ne se fait plus. J’ai pris congé ; j’ai mon congé ; il n’y a pas à revenir. Et même s’ajoute une sorte de réprobation esthétique devant ce post-scriptum, qui ne se fond pas dans l’ensemble, mais reste en marge, en appendice, en surcharge... Le catholique prétendra que ce temps de « rabiot » m’est accordé par Dieu, dans son infinie bienveillance, pour me permettre une conversion soignée...

Mougins, 30 octobre.

...Lorsque la science en vint à se spécialiser, exigeant un patient apprentissage et, du coup, rendant inadmissibles ces grands touche-à-tout du xviiie siècle... Voir le début du Butler, La Vie de l’habitude.

18 octobre.

Été cueillir Mme Théo à Cabris pour la ramener à Nice, quittant la modeste mais fort agréable pension des Cigognes, insuffisante pour Mme Théo.

Curieuse négligence des gens : j’ai calligraphié soigneusement l’adresse des Cigognes, à l’usage de quelques rares correspondants : « 16, rue Maccarani ». Sur six enveloppes que m’apporte le facteur, pas une seule ne transcrit correctement l’adresse. Cinq façons de mal écrire le nom de la rue : Maccaroni, Macarini, Macariani, etc.

Paris, 15 décembre.

Novissima verba... Je ne vois pas pourquoi l’on chercherait à les prononcer plus haut que les autres. Du moins je n’en éprouve pas le besoin.


Ce sont pourtant ces pages, remaniées, que je veux verser dans ce Journal ; de même que je fis rentrer dans mon Journal le « cahier vert » de Numquid et tu... ?

Depuis la mort de Valéry et de Marcel Drouin, il reste le seul ami de ma génération.

1949

30 janvier 1949.

...Mais ne croyez donc pas cela. Je me souviens d’être resté des mois, de longues suites de mois, sans travailler ; sans du tout pouvoir travailler. Au point de ne comprendre pas bien comment je n’ai pas complètement fait faillite. Voyez-vous : ce qui m’a sauvé, c’est une certaine obstination, certaine force de cramponnement qui me retenait secrètement de lâcher prise. Mais j’ai bien vécu, tout mis bout à bout, pour le moins dix ans de ma vie à croire que tout était fichu et que je ne parviendrais plus à rien dire. Et puis, par deux fois, je me suis obstiné fâcheusement sur de fausses pistes. J’ai mis autant de temps à rater l’Intérêt général, puis Geneviève (dont j’ai presque tout déchiré) qu’à réussir les Faux-Monnayeurs. Tout ce que j’écrivais alors, invita Minerva, restait indiciblement médiocre.

Mais sans doute n’est-il pas mauvais de trouver, dans sa vie, de quoi rougir ; et sans avoir à chercher trop loin.


Je relève dans Proust : « Cela ne me souciait pas davantage. » Indéfendable, je crois bien. Mais peu importe. Le livre de Cailleux m’invite à me replonger dans le Temps perdu ; ou plus exactement dans le Temps retrouvé, avec une admiration plus vive encore que celle de naguère.


Je relève cette perle dans les Lettres françaises du 28 avril 1949 :

Une antique légende raconte que deux femmes étaient venues trouver un juge fort sage ; elles se disputaient pour savoir à qui appartenait un enfant. La femme qui voulait se faire passer pour la mère répondit au juge : « Coupe l’enfant en deux. » Elle parlait ainsi parce que cet enfant n’était pas le sien...

(Ilya Ehrenbourg. Discours

au Congrès de la paix.)

Clinique de Nice.

Chaque fois que tel grand poète me parle intimement, de manière particulière, et me révèle ce que le plus grand nombre de ses lecteurs n’avait peut-être pas su entendre de lui ; chaque fois que je divulgue ce secret qu’il me confie, quantité de gens protestent, m’accusent de le tirer à moi ! Ce n’est point cela qu’il a voulu dire. — Mais si ! Mais si ! Il n’a peut-être pas voulu dire que cela ; mais il a voulu dire aussi cela, et je ne le trahis nullement en découvrant cette intention secrète, qui ne fait qu’abonder dans son sens. Est-ce Virgile, ou moi, qui gonfle de signification profonde ces quelques mots qu’il fait Nisus adresser à son Euryale :

Nisus ait : Dine hunc ardorem mentibus addunt,

Euryale ? an sua cuique deus fit dira cupido ?

(Énéide, IX, v. 184.)

Que j’y voie plus aujourd’hui que Nisus lui-même ne put y voir, il se peut, et sans doute ; mais je ne le trahis, ni Virgile, dont la théologie, ou logique, ou génie, reste presque aussi flottante et incertaine que la mienne. Mais combien me satisfait ce dieu que notre ferveur même fabrique. Je cherche une bonne traduction de cette petite phrase et ne parviens à trouver rien de mieux que ce que propose Pessoneaux : « Sont-ce les dieux qui soufflent dans mon âme l’ardeur que je ressens ou bien un désir violent devient-il un dieu pour chacun de nous ? »

(« Ou tout violent désir ne devient-il pas un dieu pour chacun de nous ? »)

L’admirable concision du latin laissera toujours l’explicitation inévitable du français loin en arrière. — Nisus se garde d’affirmer. Il se pourrait que... peut-être... Il lui suffit qu’il se puisse, pour passer outre.

15 mai.

Je ne parviens pas à croire que cela puisse aller sans souffrances (se passer de souffrances) ; ce serait trop beau. On tirerait sa révérence et tout serait dit. Nul applaudissement n’aurait qualité pour vous rappeler sur la scène... Je me dis que le mal vient, le plus souvent, de ce que l’on se cramponne. Je trouve très beau, parfois, de voir se cramponner à la vie ; ne pas consentir à lâcher prise (il y a d’admirables exemples de cela ; dont celui de Guillaumet) ; mais pas toujours ; pas lorsqu’on a vécu ; et dans certains cas, comme le mien, il est séant de consentir.


Spiritualiste à un point qui n’est pas croyable, il n’a jamais été prier, ou pleurer, ou méditer sur la tombe de ses parents. Car cela remonte loin, cette insouciance de la matière qui fait qu’elle ne retient pas ses regards. C’est comme s’il n’y croyait pas. Je dis « il » ; mais ce « il » c’est moi. Aucun raisonnement là-dedans : c’est naïf, c’est spontané. Je n’en puis trouver meilleur exemple que celui-ci : lorsque, à Cuverville, j’assistai à la délivrance lugubre de ma belle-sœur, — je veux dire par là que je dus prêter assistance au docteur dans l’atroce opération à laquelle il ne consentit qu’après s’être assuré que le cœur de l’enfant ne battait plus (il eût fallu recourir à une césarienne, mais les instruments chirurgicaux manquaient)... — je dus donc immobiliser les jambes de ma belle-sœur, tandis qu’il extrayait ce qui n’était déjà plus qu’un cadavre... Non, je ne puis raconter cela : on n’imagine rien de plus pénible. Et je me souviens qu’ensuite, dans la nuit, tous deux seuls, auprès de cette femme gisante, face à face, nous nous sommes regardés. Il suait : Nous sommes des assassins, me dit-il. Mais quand l’enfant ne vit plus, on tente de sauver la mère. (Les affres duraient depuis trente heures.) Bien qu’on ne l’eût pas endormie (c’était encore contraire aux principes ; on a fait des progrès depuis) elle gisait sans connaissance. Près d’elle un amas confus de débris sanguinolents, souillés...

Quand le matin vint : « Faites disparaître cela », dis-je naïvement à la femme du jardinier lorsqu’elle vint enfin voir « où l’on en était ». Est-ce que je pouvais supposer que ces débris informes, que je désignais en m’en détournant avec dégoût, est-ce que je pouvais supposer qu’aux yeux de l’Église ils représentaient déjà l’être humain et sacré qu’ils s’apprêtaient à revêtir ? Ô mystère de l’incarnation ! Quelle ne fut pas ma stupeur, quelques heures plus tard, lorsque je revis cela, qui, pour moi, n’avait déjà « plus de nom dans aucune langue », nettoyé, paré, enrubanné, couché dans un petit berceau en attendant la mise au tombeau rituelle. Personne, heureusement, ne s’était rendu compte du sacrilège que j’avais été sur le point de commettre, que j’avais commis en pensée, lorsque j’avais dit : « Faites disparaître cela. » Oui, fort heureusement cet ordre inconsidéré n’avait été entendu de personne. Et je demeurai longtemps en contemplation devant cela ; devant ce petit visage au front crevé, dont on avait caché soigneusement la blessure ; devant ces chairs innocentes, que, si j’avais été seul, cédant à une impulsion première, j’aurais jeté sur un tas de fumier près du délivre, et que des soins religieux venaient de sauver du néant... Je ne fis part à personne de ce que je pus éprouver alors, de ce que je raconte ici. Devais-je penser qu’une âme avait, durant quelques instants, habité ce corps ? Il a sa tombe à Cuverville, dans ce cimetière où je ne veux pas retourner.

Un demi-siècle a passé... Je ne puis dire, en vérité, que je revois précisément ce petit visage ; non : ce dont je me souviens précisément c’est ma surprise, c’est mon émotion soudaine devant son extraordinaire beauté. Je n’avais encore rien vu, je n’ai rien vu depuis, de comparable. Les visages des morts peuvent être beaux. La mort apporte souvent à nos traits une sorte d’apaisement et de sérénité dans le renoncement à la vie. Mais ce petit mort n’avait pas vécu ; sa beauté demeurait parfaitement inexpressive. Certains (certaines mères surtout) vont se récriant sur la beauté des nouveau-nés. Quant à moi je ne crois pas en avoir vu un seul autre qui ne m’ait paru presque hideux, je l’avoue, contracté, grimaçant, congestionné... Celui-ci (c’est à cela aussi qu’il devait évidemment sa beauté) n’avait pas connu la souffrance de naître. Et il ne suffisait sans doute pas que ses traits fussent beaux (ma belle-sœur était belle ; mes deux autres neveux et ma nièce ont été parmi les plus beaux enfants que j’aie vus) mais de plus, complètement exsangue, la matière dont il était fait ne semblait pas de la chair humaine, mais bien quelque substance éthérée, quelque paraffine translucide et nacrée, quelque pulpe immatérielle ; on eût dit une chair d’hostie. Un nœud de satin bleu (il eût été rose, me dit la femme du jardinier, si ç’avait été une fille) à la tempe droite d’un gentil bonnet de dentelle, comme dans le portrait d’un enfantelet de Systermans (je crois), accentuait encore la pâleur de cette face et de ce front inhabité. Cette petite boîte crânienne avait été vidée de la matière cérébrale, que l’on avait, elle, jetée au fumier avec les déchets de cette opération affreuse, le mucus et le placenta.

Ce récit prétend prouver quoi ? Que l’âme ne sait plus où se réfugier quand son support charnel s’absente ? L’Église y a pourvu lorsqu’elle nous enjoint de croire à « la résurrection de la chair ».

L’âme, il va sans dire que j’y crois ! Pour sûr que j’y crois à l’âme. J’y crois comme à la lueur du phosphore. Mais je ne puis imaginer cette lueur sans le phosphore qui la produit. Au surplus je ne fais point ici de théories. Les théories, les ratiocinations m’importunent. Animus, Animum, Anima... Ces discriminations me donnent le vertige, car j’en suis à ne même pas distinguer l’âme du corps. Je ne puis concevoir l’une sans l’autre. En écrivant ceci je ne fais qu’indiquer une disposition personnelle, qui explique à mes propres yeux, sans du tout la justifier ou l’excuser, ce que j’ai dit plus haut : au sujet de la tombe de mes parents ; et ceci encore : que je ne songeai même pas à veiller au chevet de ma femme morte. C’en était fait. Une dépêche m’annonçant sa fin m’avait soudain rappelé à Cuverville, de Chitré dans le Poitou, où je m’attardais près d’une amie. J’avais laissé ma femme, quelques jours plus tôt, en état de santé précaire, il est vrai, mais non alarmant, de sorte que je l’avais quittée sans crainte. Elle était non seulement ce que j’aimais le plus au monde ; mais même il me semblait (il me semble encore aujourd’hui) que c’est en fonction d’elle que je vivais, et que, proprement, je dépendais d’elle. De même j’avais été la tragique occupation de sa vie. Et maintenant c’était fini.

Je la revis sur son lit de mort. Sans plus cette sorte d’aménité souriante qui tempérait toujours sa gravité, on eût dit une janséniste de Philippe de Champaigne.

Je laissai là cette dépouille inanimée. « Et nunc manet in te », me redisais-je ; ou du moins (car je n’avais pas encore découvert dans le Culex de Virgile ces mots pesants) je sentis impérieusement que désormais elle ne vivait plus que dans mon souvenir. Et si je reviens à présent à cette image du phosphore et de sa lueur, c’est pour dire que c’est à cause de, et en raison de, sa lueur que le phosphore m’importe ; que seule m’importe la lueur... Oh ! peut-être ne parlerais-je pas de même si je l’avais charnellement aimée. Et comment expliquer cela : c’était son âme que j’aimais ; et, cette âme, je n’y croyais pas. Je ne crois pas à l’âme séparée du corps. Je crois que, corps et âme, c’est même chose, et que, lorsque la vie du corps n’est plus là, c’en est fait des deux à la fois. Cette distinction, arbitraire, artificielle, de l’âme et du corps, c’est contre elle que ma raison proteste : je crois (je ne puis pas ne pas croire) à leur inévitable dépendance. Alors je peux bien dire que l’âme seule m’importe ; mais elle ne peut se produire et se manifester, mais je ne puis la comprendre et appréhender, que par le corps. Et c’est par celui-ci, en dépit de tout mysticisme, que devient possible toute manifestation de l’amour.

En écrivant ceci, je sais bien que je n’apporte aucun éclaircissement à ce qui reste le grand mystère. Mais vous non plus ne l’éclaircissez nullement en cherchant à donner à l’âme une existence distincte de celle du corps. Il me semble même parfois que c’est à cause de vous et de vos distinctions que je n’y comprends plus rien, et que peut-être tout est plus simple que vous ne le faites. Vous déplacez, sans du tout le résoudre, et éparpillez le problème et vous heurtez sitôt ensuite à maintes impossibilités.

Chanterez-vous, quand serez vaporeuse?

écrit Valéry dans un admirable sanglot, qui revient à dire : « Hélas ! grande âme que j’aimais, je sais que, sans le corps vibrant, l’âme est absente. » Or, cette âme que je sais ne pouvoir exister sans le corps, comment dès lors serait-elle immortelle ? J’ai déjà écrit, je ne sais plus où, qu’il n’est sans doute aucune parole de l’Évangile que, plus tôt et plus complètement, j’aie faite mienne, y subordonnant mon être et lui laissant maîtriser mes pensées : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » De sorte que « ce monde », qui, pour le commun des êtres, seul existe, à vrai dire je n’y crois pas. Je crois au monde spirituel, et tout le reste ne m’est de rien. Mais ce monde spirituel, je crois qu’il n’a d’existence que par nous, qu’en nous ; qu’il dépend de nous, de ce support que lui procure notre corps. Et lorsque j’écris ceci : « je crois que... », il ne s’agit nullement d’un acte de foi. Je dis : « je crois », parce qu’il n’y a pas d’autre façon d’exprimer le constat, par ma raison, de cette évidence. Qu’ai-je à faire des révélations ? Je ne veux faire appel qu’à ma raison — qui est la même et fut la même de tout temps et pour tous les hommes.

Au-dessous de quoi s’étale à l’aise ma constante sensualité.

Je crois qu’il n’y a pas là deux mondes séparés, le spirituel et le matériel, et qu’il est vain de les opposer. Ce sont deux aspects d’un même et unique univers ; comme il est vain d’opposer l’âme et le corps. Vain est le tourment de l’esprit qui les invite à se combattre. C’est dans leur identification que j’ai trouvé la quiétude. Et que le monde spirituel l’emporte en souveraine importance, c’est une vue de mon esprit, lequel dépend étroitement de mon corps ; l’un et l’autre s’entendent et s’accordent pour obtenir en moi l’harmonie. Je ne veux ni ne puis chercher à soumettre et subordonner l’un à l’autre, ainsi que se propose de faire l’idéal chrétien. Je sais par expérience (car longtemps je m’y suis efforcé) ce qu’il en coûte. De quelque côté, corps ou âme, que penche la victoire, celle-ci reste artificielle et passagère et nous avons en fin de compte à régler les frais du conflit.

16 mai.

Oui, je sais ; toutes les indications relevées sont excellentes (excepté celle des globules blancs), de sorte que je ne sais comment expliquer l’accablante fatigue de ces trois derniers jours. Au matin j’ai peine à « sortir des sables » ; sables mouvants. Je me sens au bas d’une pente qu’il n’est nullement certain que je remonte. Pourtant j’écris ces quelques lignes pour y aider...

17 mai.

Journal de Gœbbels :

« En réalité, nous portons le flambeau qui éclaire l’humanité » (page 105). Quoi de plus dangereux qu’un idéologue agissant !

Je relève encore cette phrase (p. 118) : « Schlepalberger... me répond toujours, quand je lui enjoins d’intervenir, que les bases légales lui font défaut pour agir. Nous pourrions les lui procurer. » Parbleu ! C’est bien là le terrible.

Lu le livre entier avec un intérêt des plus vifs.


Journal de Nuremberg (G.-M. Gilbert), prêté par Roger Martin du Gard.

« Il n’y aurait jamais eu de Hitler sans le traité de Versailles » (p. 225 et passim). Comment n’y eut-il pas, au moment de la signature dudit traité, personne de bon sens pour mettre en garde ? L’imprudence absurde de certaines clauses de ce traité saute aux yeux. Personne, en ce temps, pour dénoncer cette évidence. Quelque trace dans mon Journal de mes convictions d’alors ? Mais nous étions pourtant quelques-uns à penser cela ; quelques rares inopérants.

« Vous faites le lit de Hitler. Vous rendez Hitler nécessaire, attendu, inévitable... »

Roger Martin du Gard, à qui je fais part de quelques réflexions à ce sujet, me dit qu’il pense bien avoir noté des conversations que nous eûmes ensemble à cette époque, qui montrent à quel point nous étions d’accord sur tous ces points, et notre consternation devant les clauses absurdes de ce traité qui fut la boîte de Pandore d’où s’échappèrent par la suite nombre des maux dont nous eûmes bientôt à souffrir ; dont nous n’avons pas fini de pâtir.

Ut sementim feceris, ita metes.

23 mai.

Trop accablé, ces jours derniers, pour garder désir de rien noter. Mais ni douleurs ni angoisses. Et presque j’en venais à accepter d’en finir ainsi dans une sorte d’hébétude engourdie. Je ne sais pas du tout encore si je vais vers une convalescence. Ce n’est pas lorsqu’un membre est mort de froid, que l’on souffre ; c’est lorsque la vie y revient. Aujourd’hui, inquiétude... analogue aux élancements et aux fourmis dans les doigts qui se raniment.

27 mai.

Accumulation des jours à la clinique ; amas confus de plus d’un mois ; hésitant entre le mieux et le pire. Suite de jours occupés presque uniquement par la lecture. Sorte de fondrière désertique, avec la quotidienne oasis, inespérément charmante, des visites régulières de l’incomparable ami que fut pour moi, durant ce long temps de purgatoire, Roger Martin du Gard. Sa seule présence déjà me rattachait à la vie ; il prévenait tous les besoins de mon esprit et de mon corps ; et, si morne que je pusse être avant sa venue, je me sentais bientôt tout ranimé par ses propos, et par l’attention affectueuse qu’il portait aux miens. Je ne sais si jamais dans le passé je pus sentir mieux l’ineffable bienfait de l’amitié. Et quel effacement (excessif même) de son intérêt propre, de soi-même ! Non, non ! la religion n’obtient pas mieux, ni si naturellement.


L’Anthologie tant attendue a enfin paru. Grosso modo, très satisfait ; et surtout, peut-être, de n’avoir pas trop fait prévaloir, me semble-t-il, mon goût personnel. J’espère avoir produit au jour nombre de menues pièces exquises, qui méritaient d’être connues et que je ne voyais citées nulle part.


Ce matin je m’achoppe au poème de Jammes particulièrement réussi : « Il va neiger dans quelques jours... » Qu’est-ce que veut dire, qu’est-ce que peut bien vouloir dire :

Et les nombres

Qui prouvent que les belles comètes dans l’ombre

Passeront, ne les forceront pas à passer.

Oui ; c’est exquis, charmant, et d’autant plus idiot que cela vous prend un air de profondeur. Mais tout Jammes est là ; toute l’absurdité de sa croyance. Ces « nombres » mêmes sont de l’ordre de Dieu ; sont Dieu. Cela signifie, indistinctement, que Dieu (le Dieu de Jammes) est toujours à même de faire un miracle, de ne pas se sentir astreint par les lois qu’il a proprement instituées. C’est Josué, Dieu aidant, capable d’arrêter le soleil. Un tel propos me paraît d’une outrageante impiété ; n’est sauvé que par son inconsciente incongruité poétique. Le bon Dieu de Jammes serait libre de faire que tel triangle n’ait pas ses angles égaux à deux droits ?... Absurde ! absurde ! Attentatoirement absurde. Inutile d’insister. Ce petit poème n’en reste pas moins l’un des meilleurs de Jammes.

31 mai.

À Saint-Paul, enfin ! Vais-je oser avouer à présent que je ne comptais que faiblement sortir vivant de la clinique. Ici, quelle tranquillité ! La nuit est close. Pas d’autre bruit que le coassement rythmé des grenouilles. Puis, comme sur un mystérieux signe ou mot d’ordre, toutes se taisent à la fois ; puis toutes repartent en chœur.

1er juin.

Pour bien réussir une convalescence, il y faut la complicité du printemps.


Je relève dans La Rochefoucauld cette maxime que je n’avais pas encore remarquée :

Le sage trouve mieux son compte à ne pas s’engager qu’à vaincre.

Celle-ci encore :

Les querelles ne dureraient pas longtemps, si le tort n’était que d’un côté.

3 juin.

Relu le Cabinet des Antiques et le Père Goriot, Honorine (une des mieux écrites) où Balzac emploie le mot : « compatissance ». Curieux de chercher s’il figure dans Littré. Il me semble que « compassion » suffisait.

Curieux besoin de transformer en verbes réfléchis (?) ceux qu’il serait bien plus naturel d’employer simplement :

« ... Un lac où se passe une tempête. » « Personne ne peut me prouver que l’amour se recommence. » « Enfin ses grands yeux se remuèrent. » (La Grande Bretêche.) « ... Des mansardes où se séchait le linge en hiver. » (La Vieille Fille.) « Les tempes se miroitaient. » (Ibid.) « Ces deux amants s’escomptaient l’avenir. » (Ibid.)

Et même après un ragot rapporté, il ajoute : « ... se disait-on », pour « disait-on ».

« Cette peur s’augmente. » (La Vieille Fille.) « ... Ces inexplicables soifs qu’ont les malheureux de se plonger les lèvres dans leur calice amer. » (Ibid.)

4 juin.

Certains jours il me semble que si j’avais sous la main une bonne plume, de la bonne encre et du bon papier, j’écrirais sans peine un chef-d’œuvre.

10 juin.

Hugo se plaît à faire rimer deux sonorités diphtongues, l’une comptant pour deux syllabes, l’autre pour une. Je note en passant :

Qu’un vin pur fasse fête aux poulardes friandes !

Et que de cet amas de fricots et de viandes...

J’en avais remarqué d’autres.


INDEX

NOMS DE PERSONNES

Achard (Marcel) : 269.

Alaurant (Capitaine) : 182.

Alcibiade : 300.

Allégret (Éric) : 226.

Allégret (Marc) : 303.

Amado (Jorge) : 150.

Amphoux : 58, 69, 71, 72, 80, 91, 92, 98, 100, 115, 129, *133, 142, 143, 149, 150, 152, 177.

Amrouche (les) : 89, 182.

Amrouche (Jean) : 30, 34, *48, 85, 177, 182, 184, 208, 209, 210, 217, 235, 254, 255, 256.

Amrouche (Suzanne) : 34, 177.

Annunzio (G. d’) : 271.

Antinoüs : 139.

Appuhn (Charles) : 301.

Arnim (Général von) : 60, 174, 175.

Arnold (F. V.) : 138.

Aron (Robert) : 210.

Astre : 7.

Auguste (Empereur) : 264.

Augustin (Saint) : 11, 18, *237.

Aurel : 231.

Aury (Dominique) : 256.

Austen (Jane) : 219.

Bach (J.-S.) : 9, 10, 59, 113, *240.

Bacon : 195.

Bainville : 151.

Bakounine : 240.

Balzac (H. de) : 39, *39 (bis), *41, 43, *43 (bis), 45, 46, 49, 162, 317.

Barrault (Jean-Louis) : 21, 255.

Barrès (Maurice) : 15, *26, 196, 230, 246, 295.

Bataille (Henry) : 40.

Baudelaire : 24, 31, 100, 185.

Bénard (Lieutenant) : 183.

Benda : 231, 232, 234, 257, 284, 285, 294.

Benjamin (René) : 58.

Bennett (Arnold) : 135.

Béraud (Henri) : 58, 241.

Bergson : 34, 211.

Berlioz : 72.

Bernard (Claude) : 270.

Bernard (Tristan) : 284.

Bernardin de Saint-Pierre : 99.

Berseaucourt : 231.

Bey de Tunis (Le) : 56.

Blanc (Maurice) : 97.

Bloy (Léon) : 14, 161.

Blum (Léon) : 287, *287 (bis).

Boileau : 246.

Boleslasky : 16.

Bossuet : 62, 235, 267, 280.

Boswell (James) : 57, 58, 84, 101, 105, 113, 114.

Bourdil : 182.

Bourdil-Amrouche (Marie-Louise) : 16.

Bourget (Paul) : 50.

Boutelleau (les) : 43, 62, 63, 64, 89.

Boutelleau (Gérard) : 65, 126.

Boutelleau (Hope) : 65, 126, 127, 129, 173, 177.

Brahms : 303.

Brehm : 179.

Breton (André) : 224.

Breughel : 180.

Brisson (Pierre) : 8.

Brontë (Emily) : 243.

Brown : 198.

Brunetière : 46.

Buchet (Edmond) : 269.

Buckle : 151.

Buffon : 220.

Burnham : 286.

Bussy (Dorothy) : 68, 74, 148, 167.

Bussy (Simon) : 68, 148.

Butler : 304.

Caccioppoli : 240.

Cailleux (Roland) : 305.

Camus : 234, 251, 255.

Cardan (Jérôme, 1501-1576) : 202.

Carducci : 271.

Carteron : 90.

Catherine (Sainte) : 222.

Catherine (Mme Jean Lambert) : 69, 256, 279, 294.

Cattan (les) : 76, 77, 177.

Cattan (Maître) : 77, 90.

Cattan (Mme) : 76, 90.

Cattan (Guy) : 182.

César (Jules) : 227, 228, 237.

Chacha (Mme de Gentile) : 37, *37 (bis), 38, 54, 65, 72, 74, 79, *79 (bis), 80, *80 (bis), 87, 88, 89, 103, 111, 115, 125, 144, 147, 157, 177.

Chadburne (Captain) : 174.

Chamfort : 164.

Champaigne (Ph. de) : 311.

Chardonne (Jacques) : 188.

Charlot (Édit.) : 188, 203.

Charras (Mlle) : 148.

Cheng-hua (Sheng) : 194, *194 (bis).

Chesterton : 280.

Chevalier (les Auguste) : 255.

Chopin : 59, 113, 240, 285.

Churchill : 98, 142, 143, 204.

Cicéron : 237.

Claudel : 108, 123, 127, 128, 231, 280, 290.

Claudius (Empereur) : 139.

Clouard : 254.

Cocteau : 295.

Colette : 256.

Conrad (J.) : 135, 142, 156.

Copeau (Jacques) : 22, 210.

Corneille : 197, 198.

Cortot : 9.

Couperin : 71.

Cousin : 131.

Croce (Benedetto) : 271.

Curtius (E. R.) : 137.

Dante : 33, 184, 229.

Daures (Gabriel) : 266.

Davet (Yvonne) : 148, 254, 256, 269.

David : 184.

Debussy : 71, 101.

Delacroix : 72.

Delille : 236.

Delon (Guy) : voir: Haddou.

Demolins : 108.

Denoël (Jean) : 178, *178 (bis), 206, 207, 208, 210.

Descartes : 15, 195.

Dickens : 198.

Diderot : 81, 143, 221.

Doyle (Conan) : 127, 199.

Drieu La Rochelle : 188, 189.

Drouin (Jacques) : 74.

Drouin (Marcel) : 74, 102, 148, 287.

Du Bos (Charles) : 210, 297, 298, 299.

Dupertuis : 247.

Eckermann : 84, 101.

Eden : 149, 226.

Ehrenbourg : 228, 306.

Eliot (T. S.) : 285.

Élisabeth (Mme Pierre Herbart) : 69, 261.

Enginger (Bernard) : 251, 252.

Fargue : 291.

Farrère (Claude) : 30.

Fauconnier : 89.

Faulkner : 138, 174.

Faus (Keeler) : 137.

Félix : 209.

Fénelon : 117.

Fernandez (Ramon) : 188, 189.

Fichte : 195.

Flaubert : 34, 42.

Fleuret : 270.

Florence (Jean) : 231.

Flory (les) : 177, 182.

Flory : 149, 150, 162.

Ford (John) : 198.

Forster (E.-M.) : 220, 245, 246.

Freud : 85, 159.

Gaboriau : 127.

Galilée : 15, 155.

Gallimard : *97, 299.

Gandhi : 292, 293.

Garibaldi : 135.

Gaulle (Général de) : 185, *185 (bis), 186, *186 (bis), 187, 203.

George (Stefan) : 174.

Gibbon (Edward) : 84, 135, 136, 139, 151, 155, 158, 161, 198.

Gidal (Dr) : 174.

Gilbert (G.-M.) : 314.

Gill : 224.

Girardot (Dr) : 250.

Girardot (Mme) : 250.

Giraud (Général) : 170.

Girodet : 184.

Glotz : 217.

Gœbbels : 314.

Gœthe : 28, 35, 61, 83, 101, 114, 138, 155, 243, 248.

Gogol : 46.

Goldsmith : 104.

Gondinet : 232.

Gounod : 10.

Gourmont (Remy de) : 258.

Granados : 240.

Green (Julien) : 98, 224.

Grévisse (Maurice) : 295.

Gros : 184.

Guénon (René) : 195, 196.

Guérin : 184.

Guillain (Alix) : 296.

Guillaumet : 307.

Guizot : 144.

Guttierez (Dr) : 152, 177.

Haddou (Si) (Guy Delon) : 195, 200, *200 (bis), *200 (ter), 205.

Hadrien (Empereur) : 139.

Hammett (Dashiell) : 13, 138, 142.

Hardy (Thomas) : 119, 122.

Hawthorne : 154.

Haydn : 100.

Hell (Henri) : 263.

Hemingway : 138, 150.

Herbart (les) : 255.

Herbart (Pierre) : 265, 286, 292, 293, 303.

Heurgon (les) : 183, 184, 191, 209.

Heurgon (Édith) : 190.

Hitler : 82, 100, 106, 109, 110, 132, 143, 175, 193, 223, 259, 314, *314 (bis).

Hogg (James) : 224.

Hœlderlin : 32.

Horace : 225, 237.

Hueffer (F. M.) : 135.

Hugo (F.-V.) : 22.

Hugo (Victor) : 27, 97, 99, 102, 232, 262, 263, 318.

Huxley (Aldous) : 174.

Huxley (Julian) : 263.

Hytier (Jean) : 185.

Ibsen : 93.

Inonu : 98.

Jammes (Francis) : 127, 128, 232, 316, *316 (bis).

Jeanne (gouvernante des Reymond) : 80, 88, 116, *125, *131, 140.

Jellicoe : 186.

Jenny (Mme Paul Valéry) : 119.

Johnson (Samuel) : 84, 94, 99, 101, 105, 113, 114.

Joyce (James) : 8.

Jünger (Ernst) : 45, 138.

Kafka : 174, 243.

Keats : 113.

Keller (Gottfried) : 198.

Kleist : 28, 32, 34, 35, 36.

Kœstler : 258, 259.

La Boétie : 18.

La Fontaine : 107, 162, 166, 168, 179, 180, *180 (bis), 202, 207, 221.

Lambert (Jean) : 18, 299.

La Rochefoucauld : 120, 129, 317.

Last (Jef) : 296.

Latour (Georges de) : 295.

Laurens (Paul-Albert) : 160.

Laurens (Pierre) : 11, 160, 161.

Léautaud : 256, 257, *257 (bis), 258.

Leclerc (Général) : 86, 153, 182, 183.

Lemaître (Jules) : 108.

Leopardi : 184.

Leriche : 286.

Levesque (Robert) : 240, 247, *247 (bis).

Lévy (ami de Victor) : 79, 81, 119.

Linné : 235.

Littré : 236.

Louys (Pierre) : 30, 145.

Lucrèce : 211, 283.

Lyautey : 185.

MacLeod (Enid) : 261.

Maistre (Joseph de) : 123, *123 (bis), *123 (ter).

Maistre : 154.

Malebranche : 235.

Malherbe : 32.

Mallarmé : 291.

Malraux (André) : 13, 138, 162, 219, 255, 295.

Manet : 249.

Mann (Thomas) : 138.

Mantegna : 263.

Marivaux : 218.

Marmontel : 99.

Martin du Gard (Maurice) : 241, 246.

Martin du Gard (les Roger) : 260.

Martin du Gard (Roger) : 19, 33, 44, 68, 74, 148, 224, 255, 264, 265, 266, 267, 286, 314, *314 (bis), 315.

Massis : 241.

Mauclair : 241.

Mauriac (François) : 210, 224, 226, 227, 295.

Maurois (André) : 186, 187.

Maurras : 122, 151.

Meckert (Jean) : 8.

Merejkowski : 11.

Mill (John Stuart) : 224.

Misserey (Dr) : 22.

Mondzain (les) : 227.

Montaigne : 15, 18, 60, 61, 108, 243.

Montesquieu : 144, 216, 217, 218, 219.

Montherlant : *41, 229, 294.

Montsabert (Général de) : 222.

Morize : 212, 213.

Mortimer (Raymond) : 224.

Mühlfeld (Lucien) : 40.

Mury (Gilbert) : 229.

Musset (Alfred de) : 292.

Mussolini : 46, 47, 48, 104, 223.

Naville (Arnold) : 127.

Nelson (Amiral) : 186.

Nerval : 25.

Nietzsche : 36, 37, 107, 231.

Noailles (comtesse de) : 232.

Ohana (Maurice) : 240.

Olivier (Laurence) : 260, 262, 263, *263 (bis).

Ovide : 229.

Paganini : 303.

Pascal : 108, 118, 119, 120, 121, *121 (bis), *131, 132, 156, 229.

Pascoli : 271.

Pasquier (les) : 240.

Passeur (Stève) : 270.

Patri (Aimé) : 115, 149, 177.

Paule (Gobillard, belle-sœur de Paul Valéry) : 119.

Paulhan (Jean) : 8, 226, 255.

Péguy : 247, 285.

Pérez (Charles) : 55, 69, *69 (bis).

Périer : 121.

Pessoneaux : 307.

Pétain : 29, 32, 33, 70, 82, 186, 187.

Picard (Charles) : 217.

Pinson (Mme) : 215.

Pistor : 182.

Platon : 300, 301.

Pline le Jeune : 18.

Pourtalès : 22.

Prado (Juan de) : 301.

Proust : 22, 290, 305.

Quinte-Curce : 228.

Rabelais : 34, 215, 222.

Racine : 264, 266.

Ragu (les) : 43, 57, 63, 64, 65, 89, 109, 150, 173, 177, 181.

Ragu (Dr) : 32, 43, 48, 62, 89, 93, 109, 119, 123, 124, 150, 176.

Ragu (Mme) : 13.

Rauschning : 110.

Raynaud : 212.

Rebatet : 119, 120, 122, 123.

Renan : 34, 270, *286, 290, 303.

Rendina (Massimo) : 271.

Renoir : 249.

Reymond (les) : 14, 59, 67, 84, 124, 152.

Reymond (Théo) : 21, 49, 55, 80, 84, 85, 103, 152.

Reymond (Mme) : 49, 80, 85, 89, 140, 147, 152.

Reymond (Suzy) : 30, 31.

Rilke : 174.

Rivarol : 164.

Rivière (Jacques) : 298.

Robert : 201, 205, 206.

Rodenbach : 40.

Rœderer (Comte) : 16.

Rommel : 56, 82, 86, 96, 115, 142, 174.

Roosevelt : 56, 75, *117, 143.

Rothermere (Lady) : 285.

Rougemont (D. de) : 230, *230 (bis).

Rousseau (J.-J.) : 55, 58, 61, 81, 143.

Rouveyre : 256, 257.

Roy (Jules) : 30.

Sainte-Beuve : 16, 20, 118, 119, 123, *123 (bis), 131, 144.

Saint-Évremond : 264, 283.

Saint-Exupéry (A. de) : 183.

Saint-Priest (Comte de) : 123.

Saint-Simon : 193.

Salacrou : 269.

Salluste : 224, 225, *225 (bis), *225 (ter), 228, 237.

Sardou : 93.

Sartre : 227, 245, 251, 270, 271, 286, 288, 289, *289 (bis), 291.

Saucier (Roland) : 21.

Scarlatti : 240.

Schiffrin (Jacques) : 137, 286, 287.

Schiller : 27, 28, 151.

Schlepalberger : 314.

Schlumberger (Jean) : 18, 68, 137, 255, 297, 298.

Schumann : 59.

Schwob (Marcel) : 22, 254.

Scott (Walter) : 153, 161.

Shakespeare : 16, 19, 25, 110, 156, 159, *159 (bis), 161, 165, *168, 178, 223, *262.

Shaw (Bernard) : 28, 86, 93, 262.

Simenon : 16, 203, 256, 286, *286 (bis), 290.

Socrate : 300.

Soupault : 181, 183.

Sparrow (Mme) : 43, 63, 64, 65, 71, 109, 173, 177.

Spender (Stephen) : 263.

Spinoza : 301.

Staline : 76, 86, 112, 132, 136, 143, 233.

Steinbeck : 174, 207, 210.

Stendhal : 51, 156, 184, 192.

Stevenson (R. L.) : 198.

Suarès (André) : 290.

Suffren (Général) : 208, 209.

Sultan du Maroc (le) : 204.

Swift (Jonathan) : 101.

Systermans : 311.

Thackeray : 153.

Thibaud (Jacques) : 9.

Tibère : 32.

Tiro (Calestrius) : 18.

Tocqueville : 188.

Tournier (Jean) : 7, *7 (bis), *7 (ter),30, 43, 64, 177, 181, *181 (bis), 182.

Trystram (J.-P.) : 251, 252, *252 (bis).

Valensin (Auguste) : 299, 300, 301.

Valéry (Paul) : 83, 108, 119, 127, 152, 187, *187 (bis), 256, 283, 284, 287, 290, 292, 294, *294 (bis), 302, 312.

Valloton : *257.

Van Gogh : 249.

Vanini : 238, 239.

Van Rysselberghe (Mme Théo) : 22, 30, 68, 74, 239, 255, 256, *256 (bis), 265, 270, 294, 304.

Victor : 49, 50, 54, 59, 60, 66, 71, 72, *72 (bis), 73, 74, 75, *75 (bis), *75 (ter), 78, 79, 80, *80 (bis), 81, 84, *85, 87, 88, 89, 95, 100, 103, 109, 110, 111, *111 (bis), 115, 116, 119, 122, 125, 140, 143, 144, 145, 147, 152.

Vigny : 154.

Vildrac : 227, 228.

Viollet-le-Duc : 162.

Virgile : 211, 222, 223, *223 (bis), 224, 225, 228, *228 (bis), 229, *237, 264, *264 (bis), 283, 306, 307, 311.

Visan (Tancrède de) : 231.

Voilier (Mme) : 256.

Voltaire : 14, 81, 143.

Vriel de Coste : 301.

Webster : 196, 198.

Wilde (Oscar) : 95.

Wilson (John Doves) : 25.

Witt (François de) : 144, 293.

Woolf (Virginia) : 184.

Zaborowski (S.) : 239.

Zola : 66, 81.

Zweig (Stefan) : 286.

TITRES D’ŒUVRES

À la Recherche du Temps perdu (Proust) : 305.

Achilleis (Gœthe) : 83.

Adieu aux Armes (Hemingway) : 150.

Affaire Lerouge (L’) (Gaboriau) : 127.

Aigle (L’) (Buffon) : 220.

Allegro (Haydn) : 100.

Amants Magnifiques (Les) (Molière) : 268.

Amorandes (Les) (Benda) : 285.

Amyntas (André Gide) : 266.

Anthologie de la Poésie française (André Gide) : 102, 299, 316.

Antiquaire (L’) (Walter Scott) : 162.

Antoine et Cléopâtre (Shakespeare; trad. André Gide) : 21.

Approximations (Du Bos) : 299.

Arms and Men (Shaw) : 262.

Art d’être grand-père (L’) (V. Hugo) : 99.

Art et la Pensée de Platon (L’) (A. Valensin) : 299.

Attendu que... (André Gide) : 207.

Aurélia (Nerval) : 24.

Autobiographie (J. S. Mill) : 224.

Autre Étude de Femme (H. de Balzac) : 42.

Aux grands mots les petits remèdes (Chroniques du Figaro) (André Gide) : 8.

Bahia de tous les saints (Jorge Amado) : 150.

Baiser au Lépreux (Le) (F. Mauriac) : 226, 227.

Ballade (la 4e) (Chopin) : 240.

Barcarolle (Chopin) : 240.

Bélisaire (Le) (Marmontel) : 99.

Belphégor (Benda) : 231.

Bilan (Drieu La Rochelle) : 189.

Bon Usage (Le) (Grévisse) : 295.

Broken Heart (The) (J. Ford) : 198.

Cabinet des Antiques (Le) (Balzac) : 317.

Calvin (Merejkowski) : 11.

Castellion contre Calvin (S. Zweig) : 286.

Catilina (Salluste) : 225.

Causeries du Lundi (Sainte-Beuve) : 20.

Caves du Vatican (Les) (André Gide) : 128, 217.

Chambre (La) (Sartre) : 227.

Chance (Conrad) : 142.

Chartreuse de Parme (La) (Stendhal) : 218, 256.

Chemins de la Mer (Les) (F. Mauriac) : 227.

Chevelure (La) (Baudelaire) : 100.

Chirurgie de la Douleur (La) (Leriche) : 286.

Clavecin bien tempéré (Le) (J.-S. Bach) : 10, 157, 207.

Clef de Verre (La) (Dashiell Hammett) : 13, 138.

Colinette (M. Achard) : 269.

Comédie Humaine (La) (H. de Balzac) : 41, 45.

Comédiens sans le savoir (Les) (H. de Balzac) : 42.

Concert Royal (le 2e) (Couperin) : 71.

Concerto en ré (Beethoven) : 9.

Concertos Brandebourgeois (J.-S. Bach) : 10.

Confessions (saint Augustin) : 18.

Confessions (Les) (J.-J. Rousseau) : 81.

Conseils à une jeune actrice (Chroniques du Figaro) (André Gide).

Sur l’interprétation du rôle de Phèdre : 21.

Sur l’interprétation du rôle d’Iphigénie : 21, 29, 30.

Contrat de Mariage (Le) (H. de Balzac) : 42.

Corydon (André Gide) : 38, 241, 266, 267, 270.

Coups (Les) (J. Meckert) : 8.

Cousin Pons (Le) (H. de Balzac) : 48.

Cousine Bette (La) (H. de Balzac) : 257.

Crépuscule du Matin (Le) (Baudelaire) : 31.

Crime d’Orcival (Le) (Gaboriau) : 127.

Culex (Virgile) : 311.

David Copperfield (Dickens) : 198.

De Bello Gallico (César) : 227, 228.

De la Grandeur et de la Décadence des Romains (Montesquieu) : 216, 217, 218, 219.

Decline and Fall of the Roman Empire (The) (E. Gibbon) : 84, 136, 155, 158.

Décombres (Les) (Rebatet) : 119, 120, 122.

Des Traductions (Saint-Évremond) : 264.

Deux Amis (Les) (La Fontaine) : 202.

Deux Coqs (Les) (La Fontaine) : 107.

Deux Rats (Les) (La Fontaine) : 202.

Dialogue avec André Gide (Du Bos) : 299.

Dictionnaire Philosophique (Voltaire) : 14.

Dieu (V. Hugo) : 97, 99.

Dieu, fils de l’homme (André Gide) : 207.

Discours à l’Académie (Renan) : 270.

Discours à Mme de la Sablière (La Fontaine) : 202.

Discours au Congrès de la Paix (Ehrenbourg) : 306.

Divan (Le) (Gœthe) : 138.

Divine Comédie (La) (L’Enfer) (Dante) : 33.

Dominique (Fromentin) : 257.

Don Carlos (Schiller) : 27, 28, 198.

Dossier 113 (Le) (Gaboriau) : 127.

Duchesse d’Amalfi (La) (Webster) : 198.

Écrivains intelligents du XXe siècle (Buchet) : 269.

Elias B. Hopkins, the Parson (Conan Doyle) : 199.

Émile ou de l’Éducation (J.-J. Rousseau) : 58, 61.

Emma (Jane Austen) : 219.

Employés (Les) (H. de Balzac) : 43, 45, 46.

Énéide (L’) (Virgile) : 221, 223, 229, 239, 250, 263, 284, 306.

Enfance d’un Chef (L’) (Sartre) : 227.

Épître aux Corinthiens (la 1re) (saint Paul) : 235.

Épîtres (Horace) : 237.

Ère des Organisateurs (L’) (Burnham) : 286.

Essais (Les) (Montaigne) : 18, 60.

Essais de Psychologie (Bourget) : 50.

États d’oraison (Bossuet) : 267.

Étude de Femme (H. de Balzac) : 42.

Étude sur Étienne Quatremère (Renan) : 290.

Études (Chopin) : 113.

Eugénie Grandet (H. de Balzac) : 41.

Évangile selon saint Matthieu : 235.

Examen de conscience philosophique (Renan) : 303.

Exercice d’un Enterré Vif (Benda) : 257, 285.

Exposition Universelle de 1855 (Baudelaire) : 185.

Fables (La Fontaine) : 168, 202, 207.

Farce de la Sorbonne (La) (R. Benjamin) : 58.

Faust (le second) (Gœthe) : 228.

Faux-Monnayeurs (Les) (André Gide) : 75, 266, 305.

Femme abandonnée (La) (H. de Balzac) : 39.

Femme de trente ans (La) (H. de Balzac) : 39.

Femme libre (La) (Salacrou) : 270.

Feuillets d’Automne (André Gide) : 271.

Fille (La) (La Fontaine) : 202.

France Byzantine (La) (Benda) : 285.

Fugue en ut dièse mineur (J.-S. Bach) : 157.

Fugues (J.-S. Bach) : 113.

Geneviève (André Gide) : 305.

Géorgiques (Les) (Virgile) : 229, 236.

Germinal (Zola) : 81.

Grande Bretêche (La) (H. de Balzac) : 317.

Grandes Compagnies Concessionnaires (Les), article (André Gide) : 291.

Great Expectations (Dickens) : 198.

Guerre de Troie n’aura pas lieu (La) (Giraudoux) : 66.

Habits neufs du Grand Duc (Les) (Andersen) : 66.

Hamlet (Shakespeare) : 25, 197.

Hamlet (Shakespeare; trad. André Gide) : 19, 21, 26, 255.

Henry IV (les deux) (Shakespeare) : 16, 165.

Henry IV (le second) : 63.

Henry V (Shakespeare) : 16, 165.

Henry VI (Shakespeare) : 16, 166.

Henry VIII (Shakespeare) : 168.

Histoire du Peuple d’Israël (Renan) : 31.

Histoire des Variations des Églises Protestantes (Bossuet) : 280.

Histoire grecque (Glotz) : 217.

History of Henry Esmond (The) (Thackeray) : 153.

Homme et la Couleuvre (L’) (La Fontaine) : 162.

Homme seul (L’) (Farrère) : 30.

Honorine (H. de Balzac) : 317.

House of the seven Gables (The) (Hawthorne) : 153.

Howard’s End (E. M. Forster) : 220.

Humphrey Clinker (Smollett) : 222.

Iliade (L’) (Homère) : 264.

Inconnue d’Arras (L’) (Salacrou) : 270.

Inconnus dans la maison (Les) (Simenon) : 203.

Introduction aux Morceaux Choisis de Spinoza (Appuhn) : 301.

Isabelle (André Gide) : 267.

Italia di Gide, article (Massimo Rendina) : 271.

Ivanhoe (W. Scott) : 161.

Jeanne d’Arc (Schiller) : 27, 28, 151.

Jeunes Filles Les (Montherlant) : 41.

Jim Click (Fleuret) : 270.

Journal (Bloy) : 14.

Journal (Du Bos) : 297, 298.

Journal (André Gide) : 22, 103, 118, 127, 128, 162, 198, 203, 230, 256, 258, 264, 266, 267, 269, 288, 314.

Journal (Gœbbels) : 314.

Journal d’Allemagne (D. de Rougemont) : 230.

Journal de Nuremberg (G.-M. Gilbert) : 314.

Jude the Obscure (Thomas Hardy) : 119, 122.

Justice ou Charité, article (André Gide) : 235.

Kidnapped (R. L. Stevenson) : 198.

King John (Shakespeare) : 156.

Lamennais (R. Fernandez) : 189.

Lanciers (Les) (Boleslasky) : 16.

Lettre à Mlle de Roannez (Pascal) : 120.

Lettres (Pline le Jeune) : 18.

Lettres à Sophie Volland (Diderot) : 221.

Lettres écrites de la Montagne (J.-J. Rousseau) : 55.

Liaisons dangereuses (Les) (Laclos) : 256.

Lie de la Terre (La) (Kœstler) : 258, 259, 260.

Life of Samuel Johnson (The) (J. Boswell) : 57, 58, 84, 113.

Long cours (Simenon) : 203.

Longest Journey (The) (E. M. Forster) : 220.

Lotte in Weimar (Thomas Mann) : 138.

Loup et l’Agneau (Le) (La Fontaine) : 180.

Lucien Leuwen (Stendhal) : 218.

Lutte avec l’Ange (La) (A. Malraux) : 219.

Madame Bovary (Flaubert) : 257.

Madeleine à la veilleuse, tableau (G. de Latour) : 295.

Malatesta (Montherlant) : 294, 295.

Maltese Falcon (The) (Dashiell Hammett) : 138.

Marianne (Marivaux) : 257.

Marlborough s’en va-t-en guerre (M. Achard) : 269.

Martin Chuzzlewit (Dickens) : 198.

Matière et Mémoire (Bergson) : 34.

Maximes (La Rochefoucauld) : 318.

Mayor of Casterbridge (The) (Thomas Hardy) : 122.

Mémoires (Rœderer) : 16.

Memoirs of a justified sinner (J. Hogg) : 224.

Méthode pour arriver à la vie bienheureuse (Fichte) : 195.

Modeste Mignon (H. de Balzac) : 41, 42.

Moisson rouge (La) (Dashiell Hammett) : 13, 138.

Mondes disparus (Les) (S. Zaborowski) : 239.

Monsieur Lecoq (Gaboriau) : 127.

Moon is down (The) (Steinbeck) : 210.

Mort et le Mourant (La) (La Fontaine) : 202.

Mrs. Warren’s Profession (Shaw) : 86.

Mur (Le) (Sartre) : 227, 270.

Nœud de Vipères (Le) (F. Mauriac) : 227.

Nostromo (Conrad) : 135.

Nourritures Terrestres (Les) (André Gide) : 148, 191, 251, 252, 253.

Nouvelles Nourritures (Les) (André Gide) : 148.

Nuages (Debussy) : 71, 101.

Nuit sans lune, film : 207.

Numquid et tu... ? (André Gide) : 207. 258.

Odes (Keats) : 113.

Au Rossignol : 113.

À l’Automne : 113.

Œuvre (L’) (Zola) : 66.

On Liberty (John Stuart Mill) : 224.

Orages d’Acier (E. Jünger) : 45.

Ordination (L’) (Benda) : 285.

Paludes (André Gide) : 269.

Pantagruel (Rabelais) : 35.

Passage to India (E. M. Forster) : 245.

Paul et Virginie (Bernardin de Saint-Pierre) : 99.

Paysan du Danube (Le) (La Fontaine) : 202.

Pedigree (Simenon) : 16.

Pendu de Saint-Pholien (Le) (Simenon) : 203.

Pensées (Esprit géométrique) (Pascal) : 118.

Penthésilée (Kleist) : 28, 31, 34, 35, 36, 37.

Père Goriot (Le) (H. de Balzac) : 317.

Perséphone (André Gide) : 148.

Petits Bourgeois (Les) (H. de Balzac) : 43, 45.

Pickwick Papers (Dickens) : 198.

Plaidoyer pour le roman, conférence (Astre) : 7.

Plaisirs et les Jours (Les) (Proust) : 23.

Pleasant Plays (Shaw) : 93.

Polyeucte (Corneille) : 225.

Port-Royal (Sainte-Beuve) : 118, 119, 121, *123, 131.

Porte Étroite (La) (André Gide) : 231, 266.

Préface à mon Anthologie de la Poésie française (André Gide) : 114, 267.

Préludes (J. S. Bach) : 113.

Préséances (F. Mauriac) : 226, 227.

Pride and Prejudice (Jane Austen) : 219.

Princesse de Clèves (La) (Mme de La Fayette) : 257.

Pro Archia (Cicéron) : 237.

Problème Social (Le) (E. S.) : 103.

Procès (Le) (Kafka, adap. théâtrale d’André Gide) : 255.

Prométhée mal enchaîné (Le) (André Gide) : 217.

Provinciales (Les) (Pascal) : 119, 120, 121, 156.

Psychologie de l’Art (La) (A. Malraux) : 295.

Putain respectueuse (La) (Sartre) : 270.

Quart-Livre (Le) (Rabelais) : 222.

Rasselas (S. Johnson) : 94, 99.

Rat et l’Huître (Le) (La Fontaine) : 202.

Rat qui s’est retiré du monde (Le) (La Fontaine) : 202.

Ravaillac, article du Dictionnaire Philosophique (Voltaire) : 14.

Réflexions sur la question juive (Sartre) : 286, 288, 289.

Retour de l’Enfant Prodigue (Le) (André Gide) : 231.

Retour de l’U. R. S. S. (André Gide) : 270, 291.

Return of the Native (The) (Thomas Hardy) : 122.

Rêveries du Promeneur solitaire (Les) (J.-J. Rousseau) : 81.

Richard II (Shakespeare) : 16, 157, 159, 237.

Richard III (Shakespeare) : 167.

Robert ou l’Intérêt Général (André Gide) : 191, 305.

Roi Lear (Le) (Shakespeare) : 260, 261, 262, 263.

Romance (Conrad et F. M. Hueffer) : 135.

Rouge et le Noir (Le) (Stendhal) : 50, 51, 218.

Routes et Jardins (E. Jünger) : 45.

Saint Joan (Shaw) : 28.

Saint-Julien l’Hospitalier (Flaubert) : 42.

Saül (André Gide) : 165.

Secrets de la Princesse de Cadignan (Les) (H. de Balzac) : 46.

Sense and Sensibility (Jane Austen) : 219.

Sertorius (Corneille) : 197.

She stoops to conquer (Goldsmith) : 104.

Si le Grain ne meurt... (André Gide) : 21.

Sonate à Kreutzer (La) (Beethoven) : 9.

Souhaits (Les) (La Fontaine) : 202.

Souvenirs de la Cour d’Assises (André Gide) : 291.

Spartacus (Kœstler) : 258.

Spiegel, das Kätzchen (G. Keller) : 198.

Style des Idées (Le) (Benda) : 294.

Supériorité des Anglo-Saxons (La) (Demolins) : 108.

Symphonie Pastorale (La) (André Gide) : 194, 231.

Tempest (The) (Shakespeare) : 177.

Temps Retrouvé (Le) (Proust) : 306.

Tess of the d’Urbervilles (Thomas Hardy) : 122.

Thésée (André Gide) : 11, 216, 217.

Thin Man (The) (Dashiell Hammett) : 138.

Tiers-Livre (Le) (Rabelais) : 216, 218.

Toccata (J.-S. Bach) : 9.

Touriste de Bananes (Simenon) : 290.

Trahison des Clercs (La) (Benda) : 231.

Twelfth Night (The) (Shakespeare) : 220.

Une Balle perdue (Achard) : 269.

Une Fille d’Ève (H. de Balzac) : 39.

Une Lecture (R. Cailleux) : 305.

Un Homme comme les autres (Salacrou) : 270.

Unpleasant Plays (Shaw) : 86.

Un Testament espagnol (Kœstler) : 258.

Ursule Mirouet (H. de Balzac) : 41.

Valley of Fear (The) (Conan Doyle) : 199.

Vanity Fair (Thackeray) : 153.

Vicar of Wakefield (The) (Goldsmith) : 104.

Vie de Henri Brulard (Stendhal) : 192.

Vie de l’habitude (La) (Butler) : 304.

Vieille Fille (La) (H. de Balzac) : 317, 318.

Voulez-vous jouer avec moâ? (Achard) : 269.

Voyage au Congo (André Gide) : 128.

White Devil (The) (Webster) : 196, 198.

Wilhelm Tell (Schiller) : 27.

Woodlanders (The) (Thomas Hardy) : 122.

Yogi et le Commissaire (Le) (Kœstler) : 258.

Zéro et l’Infini (Le) (Darkness at noon) (Kœstler) : 258, 260.

TABLE

 

Mil neuf cent quarante-deux

Mil neuf cent quarante-trois

Mil neuf cent quarante-quatre

Mil neuf cent quarante-cinq

Mil neuf cent quarante-six

Mil neuf cent quarante-sept

Mil neuf cent quarante-huit

Mil neuf cent quarante-neuf

Index des noms de personnes

Index des titres d’œuvres


ACHEVÉ D’IMPRIMER

PAR L’IMPRIMERIE FLOCH

MAYENNE

(1899)

 

le 10 février 1950

 

Nº d’éd. : 1.992. Dép. lég. : 1er trim. 1950

 

 

Imprimé en France


Principales coquilles corrigées

p. 40 : Mühlfed -> Mühlfeld

p. 94 : then -> them

p. 122 : embrenné -> embrené

p. 140 : embrenné -> embrené

p. 156 : certain -> certains

p. 158 : Lancester -> Lancaster

p. 215 : XLII -> XLIII

[The end of Journal 1942-1949 by André Gide]