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Title: Je suis un affreux bourgeois

Date of first publication: 1926

Author: Clément Vautel, 1876-1954

Date first posted: May 3, 2015

Date last updated: May 3, 2015

Faded Page eBook #20150506

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JE SUIS

UN AFFREUX

BOURGEOIS



CHEZ LE MÊME ÉDITEUR


La Réouverture du Paradis terrestre, roman.

Les Folies Bourgeoises, roman.

Mademoiselle Sans-Gêne, roman.

Mon Curé chez les Riches, roman.

Madame ne veut pas d’enfant, roman.

Mon Curé chez les Pauvres, roman.

EN PRÉPARATION :

L’Amour à la parisienne.

Mon Curé chez les Sauvages.

Voyage au pays des Français.


CLÉMENT VAUTEL


JE SUIS

UN AFFREUX

BOURGOIS


ROMAN

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR

PARIS — 22, RUE HUYGHENS 22, — PARIS


Il a été tiré de cet ouvrage 200 exemplaires sur vergé pur fil Vincent Montgolfier numérotés de 1 à 200 ; et 1 exemplaire sur Japon hors commerce.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Copyright 1926 by Albin Michel.


TABLE DES MATIÈRES


I. —« Moi toute »7
II. —Moi, ma femme, ma fille et mon fils46
III. —L’Impératrice des hommes71
IV. —Des nuages sur Rueil90
V. —Le Bilboquet et M. Brifaut114
VI. —Complications et catastrophes145
VII. —Encore des catastrophes178
VIII. —Les Francs-Bourgeois215
IX. —La grande trouille247
X. —Histoire d’un crime266
XI. —Est-ce la fin des bourgeois ?290

Je suis un affreux bourgeois


I
« MOI TOUTE »

— Dites à M. Borax de venir me voir avec ses projets.

— Bien, monsieur.

Un instant après, M. Borax est dans mon bureau. Ce vieil employé à figure chafouine, aux vêtements élimés — je lui donne cependant huit cents francs par mois — aux allures de rond-de-cuir timide et persécuté, serre avec une sorte de dévotion respectueuse la main que je lui tends, bienveillante et rapide.

— Eh bien, monsieur Borax, avez-vous trouvé quelque chose ?...

— Peut-être, monsieur... Toute la nuit, j’ai cherché, mais ce matin encore, je n’avais rien. Ou, du moins, je n’avais que des idées banales... Mais, tout à l’heure, entre deux additions, l’inspiration m’a, je crois, visité. Vous savez qu’elle est capricieuse et ne vient que lorsque ça lui plaît...

— Voyons, monsieur Borax, puisque vous avez accouché, présentez-nous l’enfant.

Le bonhomme hésite, secoue la tête, ouvre la bouche, la referme, lève les yeux au ciel, sourit et prononce enfin :

Moi toute...

Et comme je reste silencieux — en effet, la question vaut que j’y réfléchisse — Borax reprend :

— J’en ai d’autres.

— Allez-y, sortez-les, vos idées !

— Elles me paraissent moins bonnes.

— Nous verrons bien.

Rêve d’almée... Un soir, nous deux... Caresse de fleurs.

Mais aussitôt je m’écrie :

— Non, pas cela... On dirait que nous cherchons des titres de valses lentes.

M. Borax s’incline, puis redit d’une voix douce, chantante, comme enamourée :

Moi toute...

Je répète lentement, très lentement :

Moi toute... Moi toute... Moi toute...

Décidément, ce n’est pas mal. Il y a, dans ces deux mots, du charme, de la coquetterie, du mystère : ils distillent, ils dégagent eux-mêmes un parfum intime, amoureux, voluptueux... Moi toute ! Cela fera très bien sur les flacons de ce nouvel extrait, dans les annonces, sur les affiches, sur l’écran des cinémas, sur les rideaux de théâtre. J’imagine aussitôt déjà l’image qui illustrera le texte annonçant cette nouvelle création de Paquignon, le grand parfumeur parisien : une femme blonde, aux grands yeux langoureux, au sourire à la fois chaste et prometteur, très décolletée, quasi-nue, dans un encadrement de roses, de dahlias et d’œillets, avec quelques petits amours joufflus, des oiseaux bleus et des papillons multicolores qui voltigent tout autour. Moi toute... Mais c’est très bien. C’est admirable ! Mieux encore que Caresse mystérieuse, voire que Rose mouillée, ce triomphe de la parfumerie moderne : Rose mouillée — encore une trouvaille de Borax — s’est vendue dans le monde entier et sous toutes formes... J’en ai même fait de la poudre de riz, malgré son nom humide. Moi toute doit plaire aussi à la clientèle : un nom aguichant, une vigoureuse publicité, une présentation originale, un produit bien mis au point et voilà, par ordre d’importance, les conditions du succès.

Je suis donc très satisfait, mais un grand patron comme moi ne peut prodiguer éloges, félicitations et remerciements à ses employés : un mot bienveillant doit suffire.

À M. Borax qui, vaguement inquiet, attend ma sentence, je dis avec bonté :

Moi toute est à étudier... Il y a quelque chose... Je vais y penser. Vous, monsieur Borax, cherchez encore, pendant vos loisirs.

— Je cherche toujours, monsieur, même quand je suis à mon guichet, même quand je fais ma caisse !

— Continuez, mais prenez garde de vous tromper dans vos comptes. Pas de distractions dangereuses !

Et comme M. Borax se dirige vers la porte, je le rappelle pour lui dire :

— Présentez-moi un bon de cent francs... Je le signerai.

— Oh ! monsieur...

— Mais non, mais non. C’est bien juste. Allez, mon ami !

Après tout, cent francs pour une idée qui n’est que littéraire, poétique, cent francs pour deux mots, deux simples petits mots, cela me paraît très bien. Mais il faut avoir le geste, tout au moins de temps en temps... Au fait, M. Borax est flatté de baptiser nombre de mes produits : il s’élève ainsi au-dessus de son emploi de caissier, il devient un de mes collaborateurs intellectuels, il prend de l’importance et sa vanité est satisfaite, sans compter qu’un billet de cent francs, qui tombe de temps en temps du ciel, ne lui est pas du tout désagréable.

Et dire que j’aurais pu ignorer toute ma vie l’imagination étonnante, le talent extraordinaire de ce brave M. Borax en qui, pendant tant d’années, je n’ai vu qu’un simple aligneur de chiffres, un caissier pareil, dans sa petite cage, derrière son guichet, à tous les caissiers ! Il a fallu, pour que se révélât à moi le Borax poète, inventeur de noms délicieux, originaux, bientôt célèbres, il a fallu remuer les foules, organiser, à grand renfort de publicité, un formidable concours auquel prirent part plus de 500.000 personnes de tous sexes, de tous âges et de toutes nationalités. J’avais la perle chez moi et j’allais la chercher au fond de l’Océan !... Mon concours du « Plus joli nom de parfum » — doté de nombreux prix — fut, quoi qu’on en ait dit, parfaitement loyal. Le jury — que composaient des écrivains célèbres, de jolies actrices, des hommes politiques éminents — jugea en toute indépendance : je me défendis même de prendre part à ses travaux. De sélection en sélection, après de longs et orageux débats, il désigna comme vainqueur du gigantesque tournoi le mystérieux envoyeur de ce nom de parfum qui était, vraiment, un chef-d’œuvre : J’en ai mis partout... Quelle simplicité, quel goût et aussi quelle évocation subtilement sensuelle dans ces mots appliqués à l’odeur voluptueuse qu’une femme a mêlée aux effluves de sa chair ! Ce n’est rien peut-être, mais encore fallait-il y penser. J’en ai mis partout est devenu le parfum préféré des demi-mondaines et aussi de pas mal de bourgeoises, de femmes du vrai monde. Mais quelle surprise quand le lauréat, ayant été invité à se faire connaître, se présenta à moi sous l’aspect de M. Théodore Borax, mon propre caissier ! Quoi, ce bonhomme vulgaire, ridicule, voué aux besognes les plus prosaïques, avait de ces idées-là ? Tout d’abord, je fus inquiet : un caissier doit être, avant tout, un homme de chiffres, et s’il a de l’imagination il risque d’avoir, aussi, des distractions. Puis, je songeai, dans un éclair : « Si le gagnant du concours est un de mes employés, je vais être soupçonné de supercherie... Rien de plus dangereux, car mes concurrents sauront tirer parti d’une histoire où la maison Paquignon a tout l’air de se moquer du public. » M. Borax devina sans doute mes scrupules, car il me dit, en baissant la tête : « Monsieur, j’ai failli ne pas me faire connaître. J’aurais sans doute mieux fait. Mais j’ai pensé que toute complication pouvait encore être évitée. Que mon nom ne soit pas publié : il suffira peut-être d’annoncer que le lauréat occupe une situation qui l’oblige à garder l’incognito. Quant au prix de 10.000 francs, mon Dieu, j’y renonce... Il me semble que c’est mon devoir. »

Les choses s’arrangèrent à peu près de la sorte ; je crus cependant convenable d’accorder cinq cents francs à M. Borax, mais ne voulant pas tirer le moindre bénéfice de l’aventure, je fis insérer dans les journaux un communiqué ainsi conçu :

Concours du plus joli nom de parfum.

« Pour des raisons personnelles, le gagnant, qui serait une haute personnalité du monde diplomatique, refuse de se faire connaître et renonce au prix de 10.000 francs. M. Honoré Paquignon, d’accord avec le jury, a décidé de répartir cette somme entre les dix concurrents classés après l’auteur de J’en ai mis partout, ce parfum évocateur et délicieusement parisien qui donne à la femme moderne un charme si troublant. »

Le pauvre M. Borax était ainsi transformé en diplomate ! Il n’en parut pas autrement fier et, sans aucune amertume, il se piqua même de montrer plus de zèle encore derrière son guichet grillagé et sa plaque de cuivre. Mes secrètes appréhensions s’évanouirent... J’avais le modèle des caissiers et, par surcroît, un homme à idées précieuses pour la parfumerie : je l’engageai donc à me chercher d’autres noms d’extraits, ce qu’il fit avec un bonheur constant. Après tout, c’est un passe-temps comme un autre, et cela vaut mieux pour un caissier que de jouer aux courses ou de fréquenter les petites femmes !


Je vais donc lancer Moi toute, qui ne tardera pas à figurer brillamment, j’en suis sûr, dans ma collection des « Odeurs célèbres ». Les temps sont favorables à la parfumerie. Depuis quelques années, cette industrie est en pleine ascension... Jadis, la plus grande partie de notre clientèle était étrangère : nous ne vivions guère que d’exportation. Aujourd’hui, la France en fabrique à peine assez pour sa propre consommation, de ces extraits, de ces lotions, de ces crèmes, de ces pâtes, de ces produits de beauté en tous genres dont usent toutes les femmes, les pauvres comme les riches, les vieilles comme les jeunes, les campagnardes comme les citadines ! C’est la guerre qui a fait la fortune de la parfumerie, la guerre qui a libéré la femme, qui l’a rendue plus frivole, plus coquette, plus entreprenante aussi (il le fallait) dans la chasse à l’homme... La vraie victoire, c’est celle du bâton de rouge ! Si la poudre a tant parlé, c’était pour assurer le triomphe de la poudre de riz ! Après les gaz asphyxiants, les odeurs suaves... Toutes nos contemporaines sont parfumées et maquillées. Elles veulent séduire, conquérir, garder par tous les moyens. Mais les hommes ont aussi recours à notre science et à notre art pour améliorer leurs avantages naturels. L’amour, sous toutes formes, est en pleine vogue... On rêve d’être aimé pour soi-même. Don Juan est à la mode... Et Riquet à la houppe veut plaire tout comme un autre. Alors à nous les artifices, les cosmétiques, les pommades, les parfums ! Cupidon n’a pas que des flèches dans son carquois : il y cache des flacons, des boîtes, des articles qui portent sans doute ma marque universellement connue.


Je ne m’occupe en rien de l’élaboration de Moi Toute... C’est l’affaire de mes chimistes pour qui le plus poétique des parfums n’est qu’une formule réalisée industriellement. En revanche, je me charge en personne de tout ce qui concerne la présentation des produits, je choisis les modèles de flacons, de boîtes, je suggère des idées d’affiches, de chromos-réclame, j’organise la publicité à laquelle je sais donner des formes originales. On ne joue guère de comédies, de revues sans qu’il y soit question de mes parfums, de ma poudre de riz, de ma crème de beauté. J’ai fait survoler Paris par un avion qui écrivait, en lettres de fumée, le nom de mon savon à barbe Rasibus ; un 14 juillet, j’ai parfumé avec mon triple-extrait Une nuit viendra l’eau du petit bassin de la place Pigalle ; j’ai proposé au bourgmestre de Bruxelles de transformer en vaporisateur le Mannekenpiss, j’ai loué la Tour Eiffel pour faire apparaître, sur ses quatre faces, en caractères de feu, les noms de mes principaux extraits, le savon Vénusia, la poudre Sultane, la Crème de Junon et la pâte dépilatoire des Filles de marbre. Ce dernier produit, entre parenthèses, obtient un succès fou... La guerre aux poils superflus est déclarée : les femmes finiront par ne plus les admettre nulle part. Ces poils, superflus chez elles, sont pour moi des plus utiles, car je leur dois une grande partie de ma fortune. Quand ils auront tous disparu, j’organiserai une campagne de presse pour les remettre à la mode, et je lancerai un produit — ce sera peut-être le même — qui les fera repousser. La foi accomplit des miracles : cela se voit bien dans la parfumerie !


Pour Moi toute, il va falloir que je fasse un chef-d’œuvre de lancement. Le choix de la femme dont l’effigie figurera sur les flacons, sur les affiches, dans les annonces, qui deviendra en quelque sorte le symbole vivant du nouveau parfum, ce choix est la première question qui se pose. Elle est d’importance... Il s’agit de découvrir un visage dont les traits, l’expression répondent bien à ce qu’évoquent ces mots suggestifs : Moi toute. Faut-il faire appel à une artiste à la mode ? Hélas ! les plus jolies de nos comédiennes, de nos divettes, de nos danseuses, de nos stars se sont galvaudées... Il en est qui, par amour de la publicité, vont jusqu’à prêter leur nom et leur portrait à des réclames pour les produits les plus prosaïques. La charmante Mireille Myrrha affirme sur tous les murs de France qu’elle n’est fraîche et rose que parce qu’elle facilite ses fonctions digestives en usant du purgatif des Chanoinesses de Chatel-Guyon. La délicieuse Simone de Fontanges, de la Comédie-Française, sourit sur tous les prospectus, sur toutes les affiches, sur tous les panneaux, sur tous les écrans à la gloire de la pommade Panafieu, souveraine contre l’eczéma, les dartres, l’herpès, l’acné, les démangeaisons nocturnes, etc... Et il m’est impossible de voir Liliane de Sylve, la jolie danseuse nue, sans songer — ce qui gâte un peu mon plaisir — qu’elle affirme dans tous les journaux à grand tirage avoir raffermi ses seins et réduit son ventre de six centimètres en suivant la méthode du professeur de beauté Antonio Poldès, s’être débarrassée de ses cors, œils de perdrix et ongles incarnés en employant la Providence des pieds du père Anselme, et même avoir régularisé ses fonctions les plus intimes en prenant des pilules Virginia. J’ai beau savoir que ces attestations sont fallacieuses, de telles confidences me gâtent le plaisir que j’ai à contempler ces seins, ce ventre, ces pieds et tout ce que me montre la plus dévoilée de toutes nos ballerines. Moi, au moins, j’associe le nom et la beauté de nos vedettes à des parfums, à des fards, à des produits qui ne sont pas contraires à toute poésie. Même ma pâte des Filles de marbre, qui détruit les poils superflus, n’évoque rien de désobligeant : elle embellit la femme, elle donne à sa chair la netteté, le poli du paros, elle purifie, elle idéalise...

Toutes les artistes connues sont mobilisées par la publicité. Or, je ne veux pas pour Moi toute d’une marraine banale. Assez de Mistinguett, de Raquel Meller et de Huguette Duflos ! Il me faut du nouveau... Et d’ailleurs un joli visage anonyme suffit, pourvu qu’il ait l’expression voluptueuse, le sourire aguichant qui conviennent. Je pourrais faire appel à une femme du monde... Cela m’est arrivé. La comtesse de Chantourney, la marquise de Traversin m’ont prêté leurs attraits aristocratiques et fourni d’enthousiastes attestations écrites en longues lettres pointues pour la publicité de mes extraits Nuit d’amour et Feuilles de rose. Mais ces nobles dames se sont montrées des plus exigeantes : il leur a fallu beaucoup d’argent, et elles ont fini par se plaindre parce que je ne leur faisais pas assez de réclame sur les murs. Elles étaient jalouses du Bébé Cadum !

N’empêche que, depuis, je suis harcelé par un tas de femmes du grand monde qui m’offrent gratuitement leurs yeux, leur bouche, leurs nichons et tout ce que je voudrai pour ma publicité : elles ne demandent qu’à s’afficher, même sur les boulevards extérieurs ! Ah ! les comtesses, les marquises et même les duchesses ont bien changé depuis Paul Bourget !

Mais je ne veux plus de ces grandes dames : je cherche plutôt une petite femme vraiment jolie et bien faite. C’est que j’ai l’intention de la montrer aussi dévêtue que possible. Moi toute... Enfin, quoi, presque toute !

Oui, mais où dénicher ce numéro que je veux original, caractéristique, digne du lancement formidable que je vais faire ?


J’ai mon modèle. Une trouvaille ! Car c’est au hasard bienveillant que je la dois.

J’avais remercié ma dactylo personnelle, Alice, une petite chipie qui prétendait me régenter. Se croyant ma secrétaire, alors que je n’ai besoin que d’une machine à sténographier et à copier, cette vaniteuse, cette ambitieuse, prenait avec moi, Honoré Paquignon, grand industriel, parfumeur célèbre, un ton insupportable. Elle se permettait de discuter mes idées, de répondre d’autorité à des lettres d’affaires, de me toiser parfois d’un regard dans lequel je lisais de l’ironie, du dédain... Avec cela, plutôt laide et sans coquetterie : elle n’usait même pas de mes produits, ne se mettait ni poudre, ni rouge, ni rimmel, et se refusait à essayer de ma crème de Junon, encore que son épiderme manquât de fraîcheur et que son nez fût tout picoté de déplorables petits points noirs ! « Je ne me maquille pas comme une poule ! » me disait-elle... Tenir de tels propos devant un homme dont la fortune et, j’ose dire, la gloire ont été faites par la majorité des maquillées de France, de Navarre et de l’étranger ! De plus, je l’avais surprise plusieurs fois en train de lire Le Grand Soir, un journal qui répand dans le peuple et même dans mon personnel les idées les plus subversives. Alice ne cachait pas toujours ses sentiments révolutionnaires et posait à l’« intellectuelle »... C’est un genre dont j’ai horreur. Bref, j’ai renvoyé Alice avec un mois d’indemnité. Elle m’a d’ailleurs dit d’un air menaçant :

— Nous nous retrouverons !...

Une petite annonce dans le Journal fit affluer à mes bureaux, rue des Capucines, plus de cent candidates à l’emploi vacant. Je résolus de les passer en revue dans le vaste hall où sont exposés des échantillons de mes produits et qui sert d’antichambre à mon cabinet directorial. Il y en avait de tous genres : élégantes, mal ficelées, jolies, vilaines, timides, provocantes étaient mêlées. Comment choisir au milieu de tant d’inconnues qui, à en juger par les réponses de quelques-unes prises au hasard, avaient toutes leur brevet, ainsi que les meilleures références, et se déclaraient prêtes à débuter sur-le-champ aux conditions fixées : 450 francs par mois, avec progression selon les services rendus ?

C’est alors que parmi tous ces visages anxieux, narquois, renfrognés ou souriants, j’aperçus le type rêvé de Moi toute : une assez grande fille, aux cheveux coupés d’un joli blond cendré, aux yeux allongés et expressifs, aux lèvres un peu charnues mais d’un beau dessin, au visage intelligent, caractéristique, fait pour attirer les regards et les retenir. Vêtue avec toute l’élégance qu’on peut demander à une dactylo, elle montrait le commencement d’une gorge ravissante et des bras nus d’une ligne et d’une blancheur parfaites. Révélation inespérée, merveilleuse ! J’en ressentis comme un saisissement... Je pense que lorsque Raphaël vit pour la première fois la Fornarina, il dut recevoir le même choc et se dire, comme moi : « Avec elle, je ferai un chef-d’œuvre ! » Lui faisait de la peinture ; moi, je fais de la publicité... Ce sont deux arts qui se complètent et même qui se valent !

Je suis l’homme des décisions rapides et catégoriques : ce n’est pas sans raison que l’on m’a surnommé le Napoléon de la parfumerie. Je désignai l’élue d’un index impérieux en prononçant :

— Vous, mademoiselle !...

Puis, tenant à me montrer, comme toujours, courtois et généreux, je dis aux évincées :

— Mesdemoiselles, je vous remercie de votre démarche et m’excuse de ne pouvoir y donner une suite favorable pour chacune de vous...

J’entendis quelques murmures :

— Il nous juge sur la mine... Faut lui taper dans l’œil !

— On n’est pas à son goût, quoi !

— C’est bien la peine d’être honnête !

— Il n’y en a que pour les poules !...

Et une petite brune, aux yeux vifs, lança à voix presque haute :

— Les singes, c’est tous des cochons !

Mais je fis semblant de ne pas avoir entendu. Et c’est sans me départir de mon sourire inaltérablement bienveillant — les grands patrons doivent avoir le sourire professionnel des chefs d’État — que j’ajoutai :

— Mesdemoiselles, je désire que vous emportiez, malgré tout, un agréable souvenir de votre visite à M. Honoré Paquignon. Permettez-moi de faire remettre à chacune de vous un échantillon de ma nouvelle crème de beauté Lys d’amour... Elle embellit et assainit la peau et empêche les nez de briller !

Des cris d’enthousiasme s’élevèrent, et tandis que deux de mes garçons de magasin commençaient la distribution au milieu d’une joyeuse bousculade, j’invitai ma nouvelle employée à me suivre dans mon bureau.

Ce bureau, meublé à l’américaine, est vaste, imposant. Un ordre strict y règne. Pas de bibelots, pas de sièges profonds et moelleux qui incitent à la paresse et aux vaines conversations. J’ai affiché en face de la chaise réservée aux visiteurs ces deux textes que j’ai composés moi-même : « Le bavard perd son temps et vole celui des autres. » « Asseyez-vous, ne vous étendez pas ! »

La remplaçante d’Alice prit place sur la chaise et, montrant du doigt la deuxième pancarte, s’exclama en étouffant un rire :

— Alors, faut pas s’étendre ?

— Mademoiselle, répondis-je, vous verrez que cet avis, tout comme l’autre, n’est pas sans utilité. En affaires, les pires ennemis sont peut-être les raseurs... Après les raseuses, cependant, et il y en a beaucoup dans la parfumerie !

La jeune personne parut très impressionnée et, ayant contemplé le décor austère de mon bureau, elle prononça :

— C’est très sérieux, ici.

— Oh ! très sérieux ! Et il y a beaucoup de travail... Cela ne vous fait pas peur ?

— Au contraire, ça me va... Je ferai de mon mieux.

— Très bien. Votre nom, mademoiselle ?

— Micheline Romanet.

— Vous êtes chez vos parents ?

— Non, monsieur. Ma famille vit en province... Moi, je suis à Paris depuis un an.

— Où habitez-vous ?

— Rue Notre-Dame-de-Lorette, à l’hôtel Gavarni. Je cherche un logement, mais c’est si rare...

— Vous avez des références ?

— Pas encore, monsieur.

— Comment, pas encore ?

— C’est ma première place... Avant, je ne travaillais pas.

— Qu’est-ce que vous faisiez ?

Mlle Micheline Romanet hésita avant de répondre :

— J’avais un peu d’argent... Oui, un héritage. Seulement, la vie est chère. Vous comprenez... Je connais la machine à écrire et j’ai fait un peu de sténo. Alors, pour gagner ma vie, j’ai pensé à...

— Un peu de sténo ? Mais, mademoiselle, c’est qu’il m’en faut beaucoup. Je vous dicterai un nombreux courrier... J’ai besoin d’une personne qui sache bien son affaire !

— J’en sais assez pour me débrouiller... Et puis, quoi, vous pouvez toujours m’essayer. Ça n’engage à rien.

Elle me regardait bien en face, avec ses grands yeux expressifs, un peu faits, mais sans doute avec mon rimmel Fluide de Fathma, et un sourire résigné, d’ailleurs charmant, passait sur ses lèvres rouges, d’un rouge dû évidemment — je le reconnaissais — à mon raisin Carmencita. En pleine lumière, son visage prenait un éclat qui me parut extraordinaire... Quelle sensualité, inconsciente sans doute, dans ces traits qui n’étaient pas d’une pureté parfaite, mais qui avaient une beauté originale, curieuse, un peu bizarre même ! Quelle différence avec la figure revêche d’Alice ! Et aussi quel modèle pour Moi toute ! C’est cela, oui, je la prendrais à l’essai... Qui sait, elle réussirait peut-être fort bien. Et puis, j’aurais tout le temps de la faire photographier, de la faire peindre pour les affiches et même de la faire tourner — si elle s’y prêtait — dans un film de publicité. En tout cas, avec un mois d’indemnité, un petit cadeau et la gloriole de voir son portrait partout, elle s’en irait très satisfaite... La combinaison était donc excellente.

— Mademoiselle, dis-je avec quelque solennité, je vous prends à mon service, provisoirement, mais j’espère que ce provisoire deviendra définitif. Cela dépend de vous...

Et, tout à mon idée, je demandai brusquement :

— Avez-vous un beau décolleté ?

La nouvelle dactylo parut un peu interloquée — peut-être y avait-il de quoi — mais se ressaisissant aussitôt, elle répondit de l’air le plus posé du monde :

— On ne s’en plaint pas.

Puis, comme je la contemplais en silence, elle questionna avec un sourire narquois :

— Vous tenez à ce que je sois en grand décolleté quand vous me dicterez vos lettres ? Après tout, si ça peut vous faire plaisir...

Je devinai sa pensée : elle me prenait pour un de ces nombreux patrons qui compromettent leur dignité et leur autorité en demandant à leur dactylo un genre de travail qui ne figure pas au programme des cours de l’école Pigeon. Moi, Honoré Paquignon, président de la Chambre Syndicale de la Parfumerie française, officier de la Légion d’honneur, grand prix à toutes les expositions, conseiller du commerce extérieur, j’étais éclaboussé par un tel soupçon !... Ah ! je l’avoue, je faillis chasser sur-le-champ cette effrontée qui osait me croire capable d’abuser ainsi de ma situation, de mon pouvoir, de mon prestige ! Mais son beau visage et son buste charmant qui se dessinait sous une blouse de soie déjà très échancrée, me rappelèrent qu’ils étaient faits pour contribuer très efficacement au succès de Moi toute... Cela valait bien la peine de me dominer, d’autant plus qu’il ne s’agissait que d’un quiproquo et que j’allais, en quelques mots, édifier cette jeune personne trop imaginative sur la parfaite pureté de mes intentions.

— Mademoiselle, fis-je en mettant mes lunettes d’écaille pour avoir l’air encore plus imposant, je n’ai nullement le désir de vous voir en grand décolleté alors que je vous dicterai mon courrier. Je vous prierai même — c’est de règle dans mes bureaux — de vous habiller, sinon avec austérité, du moins avec une coquetterie qui n’ait rien... comment dirais-je ?... rien de... de...

— Rien d’excitant ? N’ayez pas peur, monsieur, je sais me tenir.

— Je n’en doute pas, mademoiselle, et ce mot n’est pas celui que je cherchais. N’importe, vous avez parfaitement compris. Je ne suis pas du tout un père la Pudeur, mais enfin, je tiens à ce que mon personnel, hommes et femmes, ait chez moi une conduite irréprochable à tous points de vue. Ce qui se passe au dehors, cela m’est égal, mais ici, pas d’histoires ! Je suis, à ce point de vue, très strict.

Mlle Romanet s’exclama :

— Alors, pourquoi est-il question de mon décolleté ? Ça n’a rien à voir avec la sténographie...

— En effet. Ce que je vais vous demander sort évidemment de vos attributions régulières.

— Probable ! fit mon employée avec un regard qui me parut assez hardi.

— Il s’agit d’un service d’ordre particulier qui n’a rien de désagréable et qui, au surplus, vous vaudra une gratification intéressante.

— C’est à voir... Que faut-il faire ?

Et, rapprochant sa chaise, elle s’accouda sur mon bureau, familièrement, ce qui me permit de mieux détailler son visage... Je ne l’en trouvai que plus jolie, plus séduisante, plus chargée de je ne sais quel fluide voluptueux, — toujours en me plaçant, bien entendu, au point de vue du lancement de Moi toute...

Et avec une froideur voulue, en homme d’affaires, j’expliquai :

— Prêtez-moi votre tête, vos bras, vos épaules pour la publicité d’un produit que je vais lancer... Je vous ferai photographier, dessiner, peindre, et votre portrait sera dans les journaux, sur tous les murs !

— Comme celui de Mistinguett ?

— Exactement.

— Oh ! chic !...

La dactylo semblait transportée de joie... Elle battit des mains et s’écria :

— Bien sûr que je vous prête ma tête, mes bras, mes... Je vous prêterai tout ce que vous voudrez, et comment ! Ma tête dans les journaux, sur les murs, partout ? Quel bonheur !... Et est-ce qu’il y aura aussi mon nom ?

— Ah ! çà, impossible !

— Zut ! C’est embêtant...

Cette liberté de langage me parut excessive et je ne l’eusse pas tolérée chez une autre de mes employées. Mais nous étions placés sur un terrain un peu spécial et je ne pouvais ajouter une observation à une déception.

— On ne saura pas que c’est moi ! reprit Mlle Romanet avec une moue dépitée.

— Il s’agit d’une publicité, non pour vous, mais pour un parfum qui s’appelle Moi toute...

Moi toute ? C’est pas mal pour un parfum...

— N’est-ce pas ?

— Oui, c’est rigolo, ça fait penser à des choses... Alors, Moi toute, ce sera moi ? Ah ! bien, dites donc, ce n’est pas la peine d’avoir son brevet supérieur.

— Il s’agit, mademoiselle, d’une chose exceptionnelle...

— En effet. Mais quel dommage que ça ne me fasse pas un peu de réclame !

— À quoi bon ? Une dactylographe n’a pas besoin d’être connue comme une artiste...

— Oh ! mais j’espère bien ne pas rester dactylo à perpète... Je veux arriver, moi aussi !

L’étonnante jeune personne ajouta avec un rire qui me montra des dents ravissantes et me fit même penser à une publicité pour mon dentifrice Ta Bouche, ajouta, dis-je :

— Pourquoi n’aurais-je pas de la chance, comme une autre ?


Six semaines après, les journaux de Paris et de province, publiaient, en page entière, la première réclame célébrant ma nouvelle création, Moi toute, l’exquise senteur « dont les effluves ajoutent à la beauté de la femme moderne un attrait ensorcelant, un fluide irrésistible ». Cette phrase est de moi, car je révise, je complète et souvent même je refais entièrement les textes qui me sont proposés par mon agent de publicité. C’est là peut-être l’essentiel de ma tâche : la parfumerie doit tout à la mode et la mode est une question de lancement.

Sur chaque annonce, s’étalait le portrait de Suzanne... Et, certes, l’effigie de cette jeune femme devait aider au succès de Moi toute. Mais, entre temps, il y avait eu une complication, et dans ce récit sincère de ma vie, il m’est impossible de la cacher.

Mlle Romanet était devenue ma maîtresse.

Oui, en dépit de principes jusque-là rigoureusement respectés, j’avais eu cette défaillance : je m’étais départi, vis-à-vis d’une de mes employées, de l’attitude pleine de réserve qui doit être celle d’un patron dans ses rapports avec l’élément féminin de son personnel !

Où et comment cela s’était-il fait ?

Non pas, certes, dans mon bureau. J’ai déjà dit que son installation était rigoureusement administrative : à moins d’être hussard, et je ne suis plus d’âge à servir dans la cavalerie, surtout si elle est légère, il me paraît impossible d’obtenir avec le concours d’un mobilier si peu approprié aux faits et gestes de l’amour, les faveurs d’une jeune personne, même quand elle y met toute la bonne volonté souhaitable.

C’est dans mon auto que j’oubliai, pour la première fois, mes principes, sans aller cependant jusqu’à les immoler définitivement : j’avais encore des scrupules. D’autre part, et pour des raisons du même ordre que celles que je viens d’exposer, l’amour et l’automobile me paraissent incompatibles, d’autant plus que je tiens à ne pas me déconsidérer aux yeux de mon chauffeur.

Je conduisais Micheline chez le photographe Samuel quand, la voiture ayant viré un peu court, cette jeune employée, qui était assise auprès de moi à une distance très normale, perdit l’équilibre... Elle poussa un petit cri et tomba dans les bras que je tendais tout bonnement pour la retenir. Mes mains sentirent la tiédeur, touchèrent les formes de cette poitrine palpitante et mes yeux aperçurent deux jambes fines, gantées de soie transparente, qui après s’être levées dans le désarroi du choc, retombaient non sans avoir eu le temps de me révéler un commencement de jarretelles jaune paille et même un coin d’épiderme qui me parut — l’œil est très observateur en pareil cas — très frais, très blanc, très satiné... Avec les robes étroites et courtes que la mode leur impose, les femmes sont exposées à perdre ainsi tout contrôle sur certaines des parties les plus intéressantes de leur personne. Mais la tête de Mlle Romanet s’était, par un autre hasard, posée sur mon épaule. Des cheveux courts, dont je reconnus le parfum — c’était ma Rose mouillée — me chatouillaient la joue. Et soudain, je ne sais comment cette rencontre se fit — je le jure ! — les lèvres de ma voisine se joignirent aux miennes...

Ce baiser ne dura que quelques secondes. Je repoussai doucement Mlle Romanet et, fort embarrassé, ne sachant que dire ou que faire, je me renfonçai silencieusement dans mon coin...

— J’ai eu peur, dit-elle, j’ai cru à un accident !

Un accident ? Mais il avait eu lieu, et il était même assez grave... Je le compris fort bien et j’eus un instant l’idée de faire arrêter la voiture puis d’inviter la demoiselle à descendre. Mais cette énergie me manqua... Je me sentais troublé, agité, j’avais très chaud, j’étouffais presque. Je baissai la vitre et aspirai l’air vif... Je devais avoir l’air congestionné. Le regard que je glissai vers ma compagne croisa le sien. Elle sourit et me dit :

— Cela devait arriver.

— Pourquoi ? fis-je avec une naïveté qui m’étonna moi-même, car j’ai la prétention de n’être pas plus godiche en amour qu’en affaires.

— Pourquoi ? Mais parce que j’ai lu dans vos yeux, dès le premier jour, que vous aviez envie de moi.

— Par exemple ! Je vous assure...

— Et comme il n’y a pas moyen de vous résister, alors... alors, voilà !

Et d’une voix nette, décidée, elle prononça :

— Pourquoi pas, après tout ?

— Permettez...

— Il est bien temps de vous permettre ! Ce n’est plus la peine de faire des chichis... Maintenant, c’est couru !

— Je ne suis pas ce que vous croyez, mademoiselle Romanet !

— Moi non plus, monsieur Paquignon !

Elle se mit à rire et, se penchant vers moi, me dit d’un air gamin :

— Tu as de mon rouge sur tes lèvres... Du tien plutôt, car je n’emploie que le rouge Carmencita.

Sans tenir compte de la surprise que me causait ce tutoiement improvisé, elle me passa son mouchoir qui dégageait aussi le parfum Rose mouillée, décidément plus troublant que je ne croyais... J’enlevai ce rouge compromettant, non sans peine, car il tient admirablement, et j’allais sans doute trouver enfin l’énergie nécessaire pour remettre ma secrétaire à sa place — elle se serrait maintenant contre moi — quand l’auto s’arrêta. Nous étions arrivés... Il fallait descendre et renvoyer à plus tard — mon chauffeur étant curieux et ayant l’ouïe fine — une explication devenue nécessaire.

Je me complais à décrire les phases de ma résistance qui ne fut cependant ni héroïque, ni prolongée.

Micheline avait raison, comme le frère de Marguerite : ce qui doit arriver arrive à l’heure dite. Et on a beau être un important monsieur de cinquante-six ans, doué — je peux le dire sans fausse modestie — de prudence, d’esprit de décision et de bon sens, on a beau être Honoré Paquignon lui-même, on ne lutte pas victorieusement contre l’impérieuse destinée, se servît-elle pour arriver à ses fins d’une simple petite dactylo à 450 francs par mois !

La séance chez le photographe aggrava tout de suite la situation.

Micheline, me tutoyant de plus belle, me dit :

— Je devine ce que tu veux... Quelque chose de très décolleté. Moi, cela m’est égal, je suis bien faite. Et puisque ton nouveau truc s’appelle « Moi toute », je trouve même que plus j’en laisserai voir, mieux ça vaudra, d’abord pour toi, ensuite pour le photographe, enfin pour tout le monde.

Un peu gêné, je répondis en évitant à la fois le « tu » et le « vous » :

— Non, n’exagérons rien... La publicité doit être correcte : pas de nu ou, du moins, pas plus qu’il ne convient.

— Ça va... Moi, tu comprends, je m’en moque, car la réclame ne sera pas pour moi. Et puis tu es là pour me dire si j’en montre trop.

Le photographe, qui avait apporté une sorte de peplum, nous laissa seuls. Et Suzanne, tranquillement, lentement, commença à se dévêtir. Je pus constater que ses dessous étaient très soignés, voire luxueux et je me dis que le temps des grisettes en longue chemise de percale à simple feston était bien révolu... Sainte simplicité des petites femmes de ma jeunesse, qu’es-tu devenue ? Mlle Romanet m’apparut bientôt en chemise de soie vert d’eau et cette chemise était si courte, si courte, que, déjà, mon regard que je m’efforçais de rendre indifférent n’avait plus grand chose à souhaiter. Ce déshabillage audacieux, qui m’était en quelque sorte imposé, faisait naître en moi des sentiments contradictoires : d’abord une stupeur quelque peu scandalisée, car enfin la jeune personne y mettait vraiment peu de formes — je ne parle pas des siennes, — elle me tendait une sorte de guet-apens, elle abusait d’une situation que j’avais créée, certes, mais dans un but purement commercial, sans songer à en tirer aucun bénéfice d’ordre galant ; et puis, il y avait chez moi une sorte d’anxiété qui me faisait battre le cœur plus vite, qui me séchait la gorge, un désir quasi-brutal qui me fit tendre des mains un peu pressées vers ce corps tentateur, irrésistible, triomphant...

— Ah ! non ! fit-elle, pas si vite, et pas comme ça ! On n’est pas ici pour batifoler. Soyons sérieux.

Et, d’un petit air tranquille :

— Faut-il que j’enlève ma liquette aussi ?

À ce moment, le photographe rentra. Il devait avoir l’habitude de ces déshabillages, car il ne lança à son modèle qu’un regard professionnel et dit avec jovialité :

— Là, maintenant, cherchons le drapé...

— Ma chemise ne gênera pas ? reprit Suzanne.

— Il y en a si peu ! fis-je avec la pudeur qui, décidément, lui manquait.

— En effet, approuva le disciple de Nadar. Non, laissez-moi faire. J’ai l’habitude de ce genre de pose... Les « Nymphes mondaines », c’est très demandé. La comtesse de Saint-Genêt, la marquise de Chanterolles sont venues, la semaine dernière, se faire photographier en demi-nu artistique. J’ose dire que je les ai très bien réussies... Vous verrez ça, bientôt, dans Fémina. Je lui donne une série « Les grandes dames dans l’intimité ».

Tout en parlant, l’opérateur arrangeait d’une main experte les plis du peplum sur les formes de Mlle Romanet. Vraiment, il modelait l’étoffe souple et sous ce voile hypocrite le corps de la jeune femme semblait plus nu que la nudité même.

— Un sein, monsieur Paquignon ? demanda le photographe.

— Je crains que ma clientèle...

— Non, ce sera très gentil. Vous savez, maintenant, les seins sont parfaitement admis en photographie, même dans les journaux d’information. Je ne parle pas des publications mondaines : elles en sont arrivées au nombril. Le niveau esthétique du public s’élève...

— Vous voulez dire qu’il descend. Enfin, essayez...

— Un nichon ? fit Micheline d’une voix douce... Lequel ?

— Celui de gauche, répondit le photographe, à cause de l’éclairage.

Alors, d’un geste charmant qu’il me semble voir encore et qui décida de ma défaite — mais n’était-elle pas devenue certaine ? — Micheline fit glisser le long de son bras l’un des rubans qui retenaient sa chemise. Et son sein apparut, blanc, pur, idéal...


Mais à quoi bon ces détails ?

Le fait est le fait. Le soir même, j’invitais Mlle Romanet à dîner dans un restaurant d’artistes, à Montmartre, et l’inévitable — que je ne cherchais plus du tout à éviter — s’accomplit. Il me fut aisé de constater que mon employée ne manquait ni d’expérience, ni de bonne volonté, ni même de zèle. Ce sont des vertus que j’apprécie beaucoup, mais qui s’en vont, hélas ! comme le reste : dans tous les domaines de l’activité, la qualité du personnel baisse à vue d’œil. Mon employée s’était montrée, ce soir-là, parfaitement qualifiée pour remplir les fonctions de maîtresse, alors qu’elle manquait comme dactylo, comme secrétaire, de la plus élémentaire compétence. Après tout, ne faut-il pas employer les gens, hommes ou femmes, selon leur talent ?

Sur l’oreiller, dans cette chambre d’hôtel à double issue où je l’avais conduite et où nous vidâmes, en plus d’une bouteille de Champagne, la coupe des voluptés jusqu’à deux heures moins le quart du matin, je dis à Micheline :

— Je t’ai prise à l’essai... Expérience faite, je ne te garde pas : tu ne fais pas du tout mon affaire !

— Moi ? Eh bien, mon chéri, qu’est-ce qu’il te faut !

— Il me faut une bonne secrétaire... Alors, je te flanque à la porte comme dactylo, mais je te garde comme petite amie. Ça te va ?

— Mon Dieu...

— Je verrai à régler ta situation...

— Ne t’en fais pas pour ça, mon chéri.

— Ah ! coquine, tu n’as pas perdu ton temps... Enfin, avoue-le, tu avais décidé de me jeter le grappin dessus. La dactylographie, pour toi, c’était un prétexte...

Ce à quoi elle me répondit avec une gravité soudaine :

— Pour une femme seule et qui veut arriver, tout est prétexte. Mais encore faut-il l’occasion et la chance...

— Tu te charges de les faire naître. Voyez-moi cette petite roublarde ! C’est un succès, car je peux te dire qu’il ne m’est jamais arrivé, à moi, Honoré Paquignon, de...

— Eh bien, quoi, n’est-ce pas tout naturel ? Je suis jeune, pauvre, ambitieuse, et, sans me vanter, je suis jolie. Toi, tu es riche...

— Vieux, laid...

— Mais non, mon chéri. D’ailleurs cela n’a pas d’importance. En tout cas, nous étions faits pour nous rencontrer.

— Tu crois cela ?

— Oui, la preuve, c’est que nous voilà couchés tous les deux. Seulement, tu reconnaîtras que j’ai agi honnêtement avec toi... D’abord, je n’ai pas intrigué pour t’approcher. Je me suis présentée au milieu de cent poules et c’est toi qui m’as choisie.

— Comme dactylo !

— Tais-toi donc... Tu m’as prise parce que je te plaisais plus que les autres. C’est toujours la même chose, avec les hommes ! Et quand c’est fait, ils disent que c’est nous qui avons commencé. Après, tu m’as demandé si j’étais bien faite. Cela n’a rien à voir avec la Remington ou l’Underwood. On n’est pas tenue d’être une sténo épatante et d’avoir des nichons qui se tiennent pour 450 francs par mois ! As-tu pensé à ça, monsieur Honoré Paquignon ? Enfin j’ai joué franc jeu et tout de suite. J’aurais pu faire l’hypocrite, te prendre par le cœur...

— Moi ? Je n’ai pas de cœur.

— Si, mais tu ne t’en es peut-être jamais servi et alors tu es encore plus en danger qu’un autre, surtout à ton âge. C’est l’histoire de bien des grands patrons et de pas mal de petites dactylos. Tu vois que je te dis toute ma pensée, carrément. Reconnais que je me suis comportée en bonne fille qui n’y va pas par quatre chemins. Il est vrai que c’est toi-même qui m’as mise sur le bon, dans ton auto... Sans faire de chiqué, je me suis déshabillée pour te donner l’envie de coucher avec moi. C’est loyal, ça, c’est naturel. Et je prétends que j’ai fait, honnêtement, mon métier de femme !

Puis, avec amertume :

— Alors, bien entendu, tu me prends pour une grue !...

— Non, mais...

— Mais quoi ?

— Je n’en suis pas moins, pour toi, le premier venu. Et cependant...

— Le premier venu ? On est toujours, à un moment donné, le premier venu. Qu’est-ce que cela fait si on se plaît ? Eh bien, mon petit, tu me croiras si tu veux, mais tu me dis... Tu as un genre qui me revient, tu ne manques pas de chic, tu es quelqu’un et tu es très gentil, même quand tu mets tes lunettes d’Américain pour avoir l’air terrible. Tu vois, c’est une déclaration...

À la fois sceptique et flatté, je répondis :

— Bah ! Tu me dis ça... Va, je ne me fais pas d’illusions !

— Moi non plus. Les illusions, c’est toujours un excédent de bagages, surtout pour une femme. Enfin, quoi, on verra. Sait-on jamais !

— Rhabillons-nous... Il faut que je sois à mon bureau à neuf heures du matin : le patron doit donner l’exemple.

— J’y serai aussi.

— Non... Après ce qui vient de se passer, tu ne dois plus venir rue des Capucines. Je tiens beaucoup, je te l’ai dit, à la correction, tout au moins extérieure... Et je dois être impeccable, tout le premier.

— Impeccable ? Tiens, tu me fais rigoler...

— Impeccable chez moi, devant mon personnel, afin de pouvoir exiger de lui la même tenue...

Micheline se mit à rire et s’exclama :

— Et tu crois que ça réussit ?

— Sans doute. Il ne manquerait plus que ça !

— Tu es mal renseigné... Écoute, il y a quinze jours à peine que je suis dans ta boîte. Eh bien, j’en ai appris de belles en bavardant avec les uns et les autres. Ton personnel, mon petit ? Mais il rigole quand tu n’y es pas et même quand tu y es... Ah ! c’est du propre, ce qui se passe chez toi ! Tiens, je vais t’en donner des exemples. Ton chef de comptabilité, le grand barbu, couche avec deux de ses dactylos : l’autre soir, à la sortie, elles se sont même crêpé le chignon, ou ce qui en reste.

— Comment, M. Vidal, lui que je crois si sérieux ?...

— Oui, mon cher ! Et ta première manutentionnaire s’envoie ton garçon de bureau. On les a surpris dans le magasin des échantillons... Et il n’y avait pas à s’y tromper !

— Madame Potier et Frédéric, c’est impossible !

— Naturellement. Ton chef du contentieux pelote, lui, toutes les femmes... Dès le deuxième jour, il a voulu savoir, lui aussi, si j’étais bien faite. Mais au lieu de me questionner, comme toi, il a cherché à se rendre compte... Alors, je lui ai flanqué une claque...

— M. Timbalier, un employé modèle, qui ne se trompe jamais !

— Avec moi, il s’est trompé. Et ton caissier ? Ah ! celui-là !

À ces mots, je sursautai et bien que je fusse en caleçon, je me récriai, pathétique :

— Ah ! non, ne touche pas à M. Borax ! M. Borax est le doyen de mon personnel et...

— Tu sais, les doyens, il ne faut pas s’y fier plus qu’aux autres. Au contraire ! Toutes les femmes te diront que les hommes, plus c’est vieux, plus c’est cochon.

— Mon caissier est d’une conscience, d’une exactitude, d’un dévouement...

— Possible, mais c’est un vieux dégoûtant. Il m’a invitée à aller feuilleter chez lui des albums de photographies qui, paraît-il, sont aussi amusantes qu’instructives.

— M. Borax !

— Lui-même... Aussi, tu m’amuses avec la sévère discipline qui règne dans ton administration ! Et, tu sais, je ne t’en aurais jamais rien dit si je n’étais pas devenue ta maîtresse... Avant, j’étais avec eux ; maintenant, je suis avec toi. Mais ce n’est pas une raison pour les mettre à la porte. Qu’est-ce que cela peut te faire que ces pauvres gens mêlent un peu d’amour à leur margarine ?

— Chez moi, cela me déplaît. Et puis, le travail en souffre.

— Que veux-tu, ce sont tes parfums qui leur montent à la tête. Ça sent trop la Rose mouillée chez toi...

— Tes révélations me plongent dans un ahurissement sans bornes.

— Mais j’y pense, ce n’est pas tout. J’ai même oublié le principal : ça ne va pas dans ton usine de Rueil ! Les ouvriers et les ouvrières sont communistes et prêts à tout saccager... Tes flacons sont en danger, mon petit : gare la casse !

— Hein ? Quoi ? Le bolchevisme étendrait ses tentacules jusque dans mes usines ? Je n’en crois rien...

— Libre à toi. Mais moi, je suis renseignée... Dans tes bureaux, il y a aussi des révolutionnaires et ceux-là ont des tuyaux. Si tu les entendais !

— En tout cas, c’est très exagéré. Quelques mauvaises têtes peut-être, j’y consens. Dame, parmi six cents ouvriers et ouvrières, et en banlieue ! Mais s’il y avait des symptômes graves, je serais prévenu par le chef de mon personnel, le colonel de Persicot, un homme énergique, un gaillard qui aime l’ordre et s’entend à le faire respecter.

— Comme tu voudras, mon chéri !...

Cette conversation catastrophique, précédée d’exercices un peu fatigants, m’avait donné la migraine... J’avais hâte de respirer l’air frais — j’ai des tendances à la congestion — et aussi de rentrer chez moi.

— Quand et où nous reverrons-nous ?

À vrai dire, je posais cette question presque par politesse... Je venais de faire un copieux festin d’amour et rassasié, je ne me souciais guère, je l’avoue, de mon prochain repas, d’autant plus que je n’ai qu’un appétit très modéré. Mais je m’attendais à ce que Suzanne, anxieusement, me proposât bien vite un nouveau rendez-vous. Pas du tout. Avec nonchalance, elle me répondit :

— Je t’écrirai !


Le lendemain, je recevais dans mon bureau le colonel comte Antoine de Persicot, convoqué par téléphone et venu de Rueil par les moyens les plus rapides.

Ce vieux militaire était à mon service depuis trois ans. Je ne suis pas de ceux qui, au lendemain de la guerre, se sont hâtés d’oublier les services rendus par les meilleurs artisans de la victoire. Pareille ingratitude me révolte ! J’ai estimé qu’il était de mon devoir de payer ma part de la dette que les détenteurs de la richesse ont, plus que quiconque, contractée envers les défenseurs du pays et plus particulièrement les officiers de carrière. Ayant appris que le colonel de Persicot — cinq citations, deux blessures, pas de fortune, 9.000 francs de pension — cherchait un emploi pour mettre un peu de beurre sur sa graine d’épinards, je lui donnai la place de chef de mon personnel ouvrier : 750 francs par mois, le plaisir de commander encore et de la considération. Il me semble que je fais bien les choses !

Le colonel de Persicot — belle figure, noble prestance, rosette de la Légion d’honneur — fit son entrée dans mon bureau avec une inquiétude visible... Évidemment, il pressentait une tuile.

— Colonel, lui dis-je après l’avoir invité à s’asseoir, que se passe-t-il à Rueil ?

— Rien à signaler, monsieur Paquignon. Calme plat.

— Mon service de renseignements me fournit, au contraire, des nouvelles assez inquiétantes.

— Votre service de renseignements ? Vous avez donc un deuxième bureau ?

Et le colonel se mit à rire, un peu jaune, il est vrai.

— Oui, j’ai une source personnelle de renseignements. Le chef d’une grande industrie doit user, à l’occasion, d’une police secrète... Eh bien, mon cher colonel, j’ai appris qu’un très mauvais esprit régnait dans mes usines. Il serait question d’une grève prochaine, je ne sais d’ailleurs pourquoi, car mes ouvriers n’ont aucune raison de se plaindre. Et il y aurait du bolchevisme dans l’air... Oui, du bolchevisme chez moi ! Voyons, monsieur le chef de mon personnel, qu’en pensez-vous, qu’en dites-vous ?

Je parlais haut et ferme ainsi qu’il convient à un homme d’action, résolu à regarder les gens et les événements en face.

Le colonel de Persicot parut moins surpris qu’embarrassé.

— Monsieur Paquignon, me répondit-il, je me proposais précisément de vous mettre un de ces prochains jours au courant de la situation.

— Il fallait le faire sans attendre.

— Je croyais préférable de laisser les choses se dessiner plus nettement.

— C’est cela, vous attendez que tout flambe pour m’apprendre qu’il y a le feu !

— Il n’y a pas le feu... À peine un peu de fumée et l’incendie est ailleurs.

— Où cela ?

Le colonel traça avec l’index un cercle dans l’espace et hochant la tête :

— Un peu partout... Mais chez nous, à Rueil, cela ne marche pas mal, par comparaison, bien entendu, par comparaison ! Il y a tout simplement dans le personnel cette espèce de vague mauvaise humeur, d’aigreur et de manie de la rouspétance qui sévissent aujourd’hui dans tous les corps, qu’ils soient civils ou militaires. Les hommes sont plus difficiles à mener qu’autrefois... Et une usine n’est pourtant pas une caserne : nous ne pouvons pas fourrer les mauvaises têtes dedans, nous ne pouvons même pas toujours les flanquer dehors, car la main-d’œuvre manque et les syndicats ont tôt fait de trouver dans le plus justifié des renvois un prétexte d’agitation, de grève même... Le plus sage est d’éviter les complications. Pas d’histoires ! Vous comprenez, j’ai trente-cinq ans de service dans l’armée...

— En somme, l’état d’esprit de mes ouvriers n’est pas bon.

— Il pourrait être meilleur, mais je le crois, étant donné les circonstances, très acceptable... Et puis, il nous faut bien l’accepter.

— Permettez, colonel, je suis le maître et...

— Le maître ?

Le colonel eut un sourire qui m’agaça quelque peu et, d’un hochement de tête, me fit comprendre qu’il doutait de ma puissance. Hélas ! j’en doutais, au fond, autant que lui, mais un grand chef doit, pour inspirer confiance, paraître convaincu tout le premier de sa supériorité intellectuelle et morale sur tous ceux qui sont appelés à lui obéir. Et c’est d’un air très ferme que je prononçai :

— Autorité, ordre, travail, voilà, colonel, ma devise de patron.

— C’est la mienne... Ajoutons-y, si vous voulez bien, justice et bonté.

— Cela va sans dire... La justice est dans mes principes. La bonté aussi, mais elle ne doit pas devenir faiblesse.

— Rassurez-vous. J’ai une vieille expérience des hommes et j’ai appris qu’on peut tout obtenir d’eux en les traitant, précisément, comme des hommes. Cela m’a toujours réussi... Et voilà pourquoi, à Rueil, le moral est, somme toute, rassurant, malgré l’active propagande des révolutionnaires. Les Français, en tout cas, tiennent bon ; il y a des cabochards mais braves types et raisonnables quand on sait leur parler. Les brebis galeuses, elles viennent de l’étranger : ce sont tous ces Polonais, Tchéco-Slovaques, Espagnols, Italiens, Chinois...

Et le colonel, avec un gros rire bonhomme, ajouta :

— Ah ! ceux-là !... J’ai beau avoir commandé un bataillon de la Légion étrangère, je n’arrive pas à les mettre au pas !

Mais j’écoutais à peine l’interminable discours du vieux militaire : la grande muette bavarde volontiers. Officier supérieur et même général dans la vie civile, je suis de l’école des silencieux. Et puis un mot me harcelait, me troublait, me persécutait, je l’avoue, un mot qui résumait toutes mes appréhensions :

— Enfin, dis-je, le bolchevisme... ?

— Bah !...

— Vous croyez ?

Et comme l’optimisme du chef de mon personnel me faisait du bien, j’insistai :

— Alors, vraiment, pas de révolutionnaires à Rueil ?

Le colonel haussa les épaules :

— Oh ! il y en a bien entendu, là comme ailleurs. Est-ce qu’il n’y en a pas partout ?

— Comment, partout ?

— Sans doute... J’en rencontre à chaque pas. Ça grouille... Il y en a de tous genres et les plus dangereux ne sont pas ceux que vous pensez.

Très fâcheusement impressionné, je me récriai :

— Vous croyez donc à la Révolution ?

Le colonel comte Antoine de Persicot, commandeur de la Légion d’honneur, chef du personnel de la maison Honoré Paquignon, me répondit, tranquillement :

— Je finirai par y croire si les bourgeois continuent à tout faire pour qu’elle éclate.

— Les bourgeois ? Mais, au contraire, ils sont...

— Foutus, monsieur Paquignon, s’ils ne changent pas, foutus, archifoutus !

— Vous prenez donc, colonel, les bourgeois pour des idiots ?

Le colonel de Persicot eut un sourire bizarre et prononça :

— Non, pour des maladroits, des hurluberlus, des gribouilles... Ils ont peur du feu et ils s’y jettent !

Je jugeai préférable de ne pas prolonger ce dialogue... Il n’entre pas dans mes habitudes de parler politique avec mes employés, même quand ils sont nobles, anciens colonels et dignitaires de notre ordre national !

II
MOI, MA FEMME, MA FILLE ET MON FILS

Je suis un bourgeois.

Un bourgeois, et je m’en vante.

J’ai l’orgueil de ma classe, de ma réussite, de ma fortune, du rôle que je joue dans la société, de ma façon de penser, d’agir, d’être : je suis un bourgeois de bourgeoisie bourgeoisante et, alors que tant de mes pareils ne semblent pas convaincus de leur supériorité, moi, je dis que je fais partie de la véritable élite moderne.

La civilisation est l’œuvre des bourgeois. La science, l’industrie, le commerce, la littérature, l’art, la politique, la religion, tout est bourgeois, quoi qu’en disent ceux qui nous méprisent et nous haïssent. Quand un ouvrier aime son métier, y excelle et y réussit, il monte en grade et se mue bourgeois. Devient-il meneur révolutionnaire ? Il s’embourgeoise encore bien plus et on ne le voit jamais reprendre sa place à l’établi. Les écrivains sont tous des bourgeois et c’est même chez eux que j’ai relevé les vanités, les préjugés, les ridicules — car nous en avons — les tares spécifiques dont on nous fait le plus souvent grief à nous, bourgeois sans fausse honte, sans hypocrisie, sans chiqué. Flaubert, ce bourgeois sans le savoir, a dit : « Le bourgeois se reconnaît à ceci qu’il pense bassement. » Chaque fois que j’ai rencontré des écrivains, des artistes, j’ai constaté qu’ils vivaient de leurs autels non comme des prêtres mais comme des bedeaux et même comme des chaisières. Ils aiment plus que nous l’argent, les consécrations mondaines, les faveurs, les honneurs officiels. Ils font aux puissants une cour empressée et humiliante. Ils n’ont pas changé depuis le temps où leurs pareils étaient tout heureux et tout aises de s’asseoir au bout de la table d’un grand seigneur, que dis-je ? au bout de la table de ses domestiques. Et cependant, le grand seigneur, aujourd’hui, c’est n’importe quel ministre, quel sous-secrétaire d’État, quel député, voire quel conseiller municipal ! C’est moi, à l’occasion, car je protège les Arts et les Lettres, je suis un Mécène : je commande des textes de publicité à d’orgueilleux poètes qui sont trop heureux de gagner ainsi quelques louis en papier, je fais peindre des modèles de chromos, des affiches, des étiquettes par des artistes connus qui accourent quand je les appelle et me soumettent timidement leurs esquisses après avoir longuement attendu dans mon antichambre. C’est aussi le directeur d’un de ces journaux qui font ou défont les succès, les gloires, les fortunes. Mais, ce directeur, ce prince de la presse, je le fais attendre aussi, je lui tiens la dragée haute, je le traite en simple fournisseur. Car, moi, les journaux, je leur paie la publicité qu’ils me font et dont ils vivent, et c’est ce qui me permet de traiter cavalièrement le Giboyer qui fait trembler les « chers maîtres ». Autrement dit, je suis à deux échelons au-dessus de n’importe quel vaniteux littérateur. Je prétends au surplus que la parfumerie est un art qui en vaut pas mal d’autres. Plaire au nez de mes contemporains et contemporaines est aussi noble et à coup sûr plus difficile que de charmer leurs yeux ou leurs oreilles. Pour créer, présenter et lancer mes produits, je dois avoir de l’imagination tout autant, sinon plus, qu’il n’en faut pour écrire un roman. Je dirige, j’inspire toutes sortes de prétentieux intellectuels et si M. Théodore Borax, mon caissier, trouve des noms de parfums, moi, au moins, je choisis les meilleurs — et c’est dans le choix, là comme ailleurs, qu’est le vrai génie.

Enfin, le bourgeois que je suis ne se croit inférieur à personne, tout en s’estimant supérieur à beaucoup. Ce sont des gens comme moi qui font la grandeur, la prospérité, la gloire de leur pays. Mes parfums sont connus, aimés, préférés dans le monde entier... Il y a cinq cent mille Américaines qui sentent ma Rose mouillée, qui se mettent sur les lèvres de mon rouge Carmencita, qui enlèvent leurs poils superflus en usant de ma pâte des Filles de marbre, qui, demain, raffoleront de Moi toute... Voilà-t-il pas des noms célèbres qui valent bien les titres de bouquins, de pièces de théâtre, de tableaux sur lesquels compte naïvement notre propagande ? Mes œuvres répandent, avec leurs effluves, le goût et même l’amour de notre chère patrie... Il y a comme un extrait de la France dans tout flacon qui porte la marque et la signature d’Honoré Paquignon.

Ma fierté bourgeoise ne transige pas, je l’ai dit, avec cette sorte de fausse honte qui fait que tant de mes pareils ne consentent pas à être entièrement et exclusivement ce qu’ils sont. Et c’est ainsi que je me vante d’être un parvenu, c’est-à-dire un super-bourgeois.

Le parvenu est un victorieux : il a triomphé dans la lutte pour la vie. Le mot qui le désigne et que prononcent, avec une moue dédaigneuse, les imbéciles, les ratés, les vaincus, ce mot ne me blesse pas : je m’en enorgueillis, je m’en pare, je m’en décore. Est-ce que tous les vrais grands hommes n’ont pas été des parvenus ? La belle affaire d’être Louis XIV ! Il suffit de prendre la peine de naître... Mais parlez-moi de Napoléon. Voilà mon type ! Seulement, je le lâche dès qu’il commence à déchoir. Je l’admire aux Tuileries, à Schoenbrunn, à l’Escurial ou dans le palais du roi de Prusse, lorsque, d’un geste très simple, très naturel, il s’empare de l’épée du grand Frédéric... Mais à Sainte-Hélène, il me fait l’effet d’un failli ; je lui en veux d’avoir fourni aux rois de droit divin et à tous les fils à papa l’occasion de dire avec un petit rire agaçant : « Ainsi finissent tous les parvenus ! » Moi, je ne suis pas de ceux qui vont à Sainte-Hélène... Et je ne touche pas du bois, d’autant plus que j’écris avec un stylo en or.

J’ai commencé ma carrière comme simple vendeur aux « Galeries Saint-Martin », sur le boulevard du même nom. Et tout de suite, la parfumerie me happa... La destinée m’avait désigné pour une œuvre de rénovation qui s’imposait. La parfumerie française attendait un homme... Je devais être cet homme-là. Aux Galeries Saint-Martin, je montrai bientôt qui j’étais... Le patron ne me résista pas (la patronne non plus, mais ceci est une autre histoire) et bientôt il fit de moi le chef du rayon. J’eus des idées, je créai le « Parfum de Mimi-Pinson » qui n’était vendu qu’entre midi et deux heures et réussissait assez bien. Mais, comprenant mon erreur, je le baptisai : « Triple-extrait des Duchesses » et j’en vendis trois fois plus : il faut être psychologue dans une spécialité qui s’adresse surtout aux femmes ! Le premier à Paris, je devinai l’avenir de l’hygiène de la peau, je pressentis le succès des savons de luxe, des crèmes de beauté, des pâtes qui mastiquent et nivellent les rides, des vernis pour ongles, des carmins, des hennés, des rimmels, etc... Je fus le prophète de ce maquillage qui, réservé jadis aux seules actrices, courtisanes et femmes du grand monde, devait s’étendre par la suite à toute la démocratie féminine. Et, ma réputation grandissant, je quittai les modestes « Galeries Saint-Martin » pour entrer aux « Grands Magasins de la Parisienne » où je brûlai les étapes... De la Parisienne, je passai au « Meilleur Marché » où je modernisai le rayon de la parfumerie, qui devint l’un des plus prospères de la maison. Je m’étais fait des relations dans le monde des fabricants et des grossistes... Le moment était venu de voler de mes propres ailes. J’avais une idée : remplacer le savon en poudre pour la barbe par un savon mou, en bâton. Je croyais — l’avenir prouva combien j’avais raison — que l’homme moderne, au visage américanisé, prendrait de plus en plus l’habitude de se raser lui-même, d’autant que d’ingénieux appareils, récemment inventés, lui permettaient de s’en tirer avec un minimum de risques. S’il me fallait synthétiser notre progrès moderne en énumérant trois inventions particulièrement marquantes et originales, je dirais : avion, stylo, rasoir mécanique !

Mon produit réussit admirablement, grâce à ses qualités et aussi à une amusante affiche qui représentait le Père éternel rasant sa longue barbe devant un miroir tenu par deux anges et disant : « Avec le savon Rasibus, ça va tout seul et je vais paraître six mille ans de moins ! »

Mais ces histoires de barbes et de rasoirs risquent de paraître ennuyeuses et j’abrège le récit de mon ascension vers une fortune qui n’a été que la récompense légitime d’un effort soutenu. Je pressentais les destinées de la parfumerie et ses applications à l’hygiène esthétique. Je créai des spécialités qui répondaient aux aspirations de la femme nouvelle, c’est-à-dire mince, teinte et quasi nue. Alors que mes concurrents attardés fabriquaient des produits pour faire grossir les seins, moi je lançais ma « Pâte de Diane » qui les supprime. J’organisai à grands frais une campagne de presse qui mit les blondes à la mode et ma « Teinture de Ninon de l’Enclos » me rapporta un million, — un million d’avant-guerre ! L’audace croissante du décolleté, cette vogue du nu que nous devons au sport, aux romans de Pierre Louys et aux chorégraphies gréco-américaines d’Isidora Duncan me fit pousser, au cours d’une nuit d’insomnie, ce cri inspiré : « La femme, c’est la peau ! » J’avais découvert l’épiderme et, bientôt, je l’arrachais aux médecins et aux pharmaciens pour en faire un des plus fertiles domaines de la parfumerie moderne.

Ce ne sont pas mes souvenirs personnels que je raconte là, c’est de l’histoire !

Bref, mes usines s’étendaient à vue d’œil... La guerre survint. Je me crus ruiné... N’annonçait-on pas que cette terrible secousse serait suivie d’une ère de farouche austérité ? Un académicien avait dit : « Après une pareille leçon, nous ne danserons plus le tango et nous retournerons aux sublimes tragédies de Corneille ! » C’était une prédiction sinistre et elle me fit trembler... Mais cet académicien se trompait, fort heureusement, comme se sont toujours trompés les académiciens. Il oubliait et j’oubliais moi-même que les guerres et les révolutions sont aphrodisiaques : les femmes surtout y trouvent l’occasion de faire mille folies, moins cruelles, il est vrai, et moins bêtes que celles des hommes. Nous l’avons bien vu entre 1914 et 1918. Et depuis, les femmes — pas toutes, certes, mais enfin pas mal — ont continué de plus belle, avec les encouragements et la collaboration des rescapés du grand massacre, des jeunes gens grandis au son du canon et des jazz-band, enfin des étrangers à change, sinon à sentiments élevés. Rien ne pouvait être plus favorable à une industrie comme la mienne. Et c’est ainsi que je devins ce que je suis, c’est-à-dire un homme qui possède près de trente millions.

Des aigris, des ratés, des utopistes condamnent l’ordre de choses actuel... Ils prétendent que l’injustice triomphe et qu’il faut tout chambarder. Mais ce sont eux qui se montrent injustes. J’admire, moi, au contraire, la société où un petit vendeur des « Galeries Saint-Martin » peut, par son intelligence et son travail, conquérir fortune, puissance et célébrité. Voilà pourquoi je suis conservateur ou, pour parler plus exactement, républicain modéré. Voilà pourquoi, cette société qui m’a compris, aidé, élevé, je l’aime d’un cœur reconnaissant et suis prêt à la défendre contre ses vils calomniateurs !


Mme Paquignon — je ne crois pas avoir encore dit que je suis marié — m’a accompagné tout le long de cette route en lacets. Elle a débuté comme moi et avec moi. Je l’ai connue aux « Galeries Saint-Martin » où elle était vendeuse au rayon des jouets. Nous étions jeunes, nous nous plûmes, nous nous aimâmes. Elle n’avait pas le sou, moi non plus... Je l’épousai telle quelle et depuis nous sommes heureux. Moi, du moins...

Car peut-être Clotilde ne tire-t-elle pas de l’existence que je lui ai faite tout le bonheur possible. Elle appartient à cette curieuse espèce de gens que le succès intimide, gêne, effraye... Ma femme est restée très simple — comme moi, d’ailleurs — mais avec un bizarre parti-pris de résistance au vent qui nous a poussé vers la fortune. C’est, à coup sûr, la meilleure des créatures, ses vertus sont l’ornement de mon foyer et, certes, j’aurais tort de me plaindre... Cependant, je lui reproche de ne pas s’être mise au diapason de ma vie : elle est restée petite bourgeoise alors que, moi, je suis un grand bourgeois. Elle eût été, j’en suis certain, admirable dans l’infortune : je la trouve faible, inquiète, et comme découragée dans la victoire et l’opulence. Ah ! c’est qu’il faut avoir du cran aussi dans la réussite ! Bien des gens gâtent leur bonheur en trouvant que la mariée est trop belle... Ma femme, elle, me trouve, sinon trop beau, du moins trop favorisé par les dieux. La pauvre n’a pas fini de trembler... Elle en verra d’autres !

Je la gâte, faut-il le dire, de toutes façons. Nous habitons un hôtel luxueux, elle dispose d’une limousine personnelle, son collier de perles est un des plus beaux de Paris et elle est Mme Honoré Paquignon. Nous recevons beaucoup ; nos dîners, nos réceptions sont relatés dans les journaux les plus élégants et il n’eût tenu qu’à Clotilde de devenir une personnalité mondaine, mais elle n’a pas d’ambition et même il lui arrive de parler avec une nuance de regret des « Galeries Saint-Martin », où, à nous deux, nous ne gagnions pas 500 francs par mois !

J’ai cru qu’elle redoutait une prospérité qui, faisant de moi un homme riche, célèbre, par conséquent tenté par les femmes, l’exposait à être trompée... Certes, je ne suis pas un mari impeccable — ce phénomène n’existe pas plus que le phénix ou le serpent de mer, — mais, enfin, mes aventures sont rares et sans importance ; je n’ai pas le temps et les femmes, à part la mienne, ne sont pour moi que des poupées auxquelles je ne demande même pas de dire « Maman » au moment psychologique. L’avouerai-je ? J’ai surtout pratiqué la petite théâtreuse, la poule sans lendemain et même — ceci prouve combien mes infidélités comptent peu — j’ai été longtemps l’habitué fidèle de certains endroits où l’amour, débarrassé de toutes ses complications, je parle des sentimentales, se fait avec tout le confort, toute la discrétion et tous les agréments souhaitables : c’est le rêve pour un homme qui n’a pas de temps à perdre et qui est soucieux de respectabilité.

— Et Mlle Micheline Romanet ? me demanderez-vous d’un air narquois...

C’est la première fois que cela m’arrive. Mes frasques n’ont jamais abouti à une liaison, même éphémère, car j’aime le changement et j’ai horreur des histoires. Au surplus, j’estime que Micheline n’a guère plus d’importance que les autres. Elle se fait, en ce qui me concerne, de grandes illusions... Le moment venu, je donnerai congé à la maîtresse comme j’ai renvoyé la dactylo ; je ne suis pas de ces imbéciles que les femmes mènent par le bout du nez et qui se compromettent dans des aventures ridicules. Je saurai m’arrêter à temps avec un « Au revoir et merci », sans réplique.

Quoi qu’il en soit, ma femme ne sait rien, ne se doute de rien. Et même elle m’a dit en voyant le portrait de Mlle Romanet qui illustre les annonces de Moi toute :

— Elle est très bien, cette personne.

Puis :

— Qui est-ce ?...

Je répondis à tout hasard :

— Une inconnue, un modèle, une petite femme de théâtre, je ne sais pas bien.

Mme Paquignon sourit, me lança ce regard clair, loyal et bon que j’aime tant chez elle et prononça :

— Tu aurais dû mettre son nom, à cette petite, sous son portrait. Cela lui aurait fait du bien. Elle doit avoir envie d’arriver, elle aussi...

Ce à quoi je répliquai en riant :

— Son nom et peut-être aussi son adresse... Si je t’écoutais, Cloclo, tu m’en ferais faire un métier ! Est-ce mon affaire à moi, Honoré Paquignon, de lancer les poules ?


Ma femme, il est vrai, a des préoccupations familiales dont je ne suis ni la cause ni l’objet.

Nous avons un garçon et une fille, et je dois dire qu’ils ne nous donnent pas que des satisfactions. Nul n’est grand homme, paraît-il, pour son valet de chambre (Fortuné, qui me sert depuis quinze ans, a cependant pour moi de la vénération), mais il est certain que, de nos jours, un père n’a guère de prestige auprès de ses enfants. Il y a rupture entre les jeunes et ceux qu’ils appellent les vieux... C’est ainsi que, moi, je n’obtiens de Pierrette et de Maurice que le tribut d’une affection assez vague, peut-être même jugée par eux conventionnelle et périmée. En tout cas, point d’admiration, point de respect, point de soumission du cœur ni de l’esprit. Entre eux et moi, aucune communauté d’idées ; ils me considèrent — si c’est là me considérer — comme une manière de survivant, un personnage rococo, un pompier ridicule.

Maurice m’a dit, à moi qui ai rénové toute une industrie et qui passe, même chez mes concurrents, pour un audacieux :

— Papa, tu n’es pas à la page !...

Et Pierrette m’a déclaré avec un rire ironique :

— Papa, tu n’es pas un type up to date !

Et, comme je ne comprends pas l’anglais, elle m’expliqua :

— Il y a des choses que tu ne piges pas... Non, ce que tu peux ne pas être moderne, c’est fou !

Ce qui est fou, c’est qu’une jeune fille de vingt et un ans, un jeune homme de dix-neuf se permettent de juger de la sorte un homme qui est non seulement leur père, mais encore un homme qui a prouvé et continue à prouver, de l’avis de tous, un sens remarquable, je pourrais dire merveilleux, de son époque.

Ils pourraient tout au moins reconnaître que je me suis montré des plus modernes dans la façon dont j’ai compris leur éducation. J’ai même été, je crois, trop moderne... Car cette éducation, j’aurais dû la vouloir plus sévère, plus traditionnelle, plus bourgeoise enfin. Mais je suis si occupé ! Et, d’autre part, ma femme est trop bonne, trop faible. Bref, Pierrette a été élevée à la diable et je me vois aujourd’hui le père, non pas de la douce et affectueuse jeune fille que j’avais rêvée, mais d’un singulier petit phénomène qui, les cheveux taillés à la garçonne (cela ne lui va d’ailleurs pas mal), l’allure désinvolte et sportive, la cigarette au bec, dit carrément à sa mère :

— Moi, je suis pour la revanche des femmes... Notre heure est venue ! Tu me fais de la peine, tiens, maman, avec ton air de victime résignée. Tu as tout de l’esclave... Nous, les nouvelles couches, on veut être libre. Nous avons des idées et des muscles et nous avons décidé de ne plus nous laisser faire par les hommes !

Ma femme — qui me raconte ces scènes incroyables — répond :

— En voilà des théories et un genre !

— C’est le nouveau genre féminin, maman. Et ces théories, nous allons les mettre en pratique. Car nous sommes des tas de jeunes filles et de jeunes femmes à penser que la tyrannie de l’homme a assez duré.

— Tu es folle !

— Pauvre maman ! Tu me rappelles la poule qui avait couvé des œufs de cane et qui...

— Voilà maintenant que tu me traites de poule, moi, ta mère !

D’ordinaire, cela tourne à la dispute et aux larmes, mais il n’y a que ma femme qui pleure : Pierrette est une orgueilleuse qui affecte de se défendre de toute émotion et qui cache ses sentiments sous une ironie sarcastique où, sous l’assaut de nos reproches, elle se réfugie comme dans une place imprenable. On n’a pas souvent raison avec une femme qui pleure, jamais avec une femme qui raille !

Quant à mon fils, il porte les cheveux longs, il se serre dans un veston cintré qui lui moule les hanches et lui fait une poitrine avantageuse, il a des sourires, des sons de voix, des gestes, des attitudes qui devraient être, plutôt, celles de sa sœur... Pierrette affecte l’allure virile, Maurice a l’air d’une fille manquée.

Oui, moi qui suis si simple, si naturel, si fortement attaché aussi à ce qu’on appelle avec dédain les conventions — c’est-à-dire les bases mêmes de la Société — je me trouve affligé, de par une étrange fantaisie du destin, d’une fille excentrique et d’un garçon pas comme les autres. J’étais cependant tout indiqué pour avoir des enfants tels que mérite de les avoir un bon et brave bourgeois français !

J’avais espéré — j’espère encore, au fond — que Maurice deviendrait le premier de mes collaborateurs et continuant, l’heure venue, mon œuvre, illustrerait à son tour, dans la parfumerie, le nom de Paquignon. Mais il semble bien que ma dynastie doive tourner court... Maurice n’a pas le feu sacré ou, du moins, il n’a pas celui-là.

Maurice est poète.

Poète !

J’ai un fils poète !

Encore s’il était poète comme Victor Hugo ou Edmond Rostand, je me dirais : « Après tout, c’est très honorable aussi et cela peut donner de très jolis résultats ! » Mais Maurice méprise profondément l’auteur de Ruy Blas et celui de Cyrano de Bergerac.

— Ce sont, affirme-t-il, des types sans aucun talent.

Et si je me permets de protester, il tranche :

— Papa, tu n’y connais rien... La poésie, ce n’est pas ce qu’ont cru ces imbéciles, ni ce que tu crois toi-même.

— Qu’est-ce que c’est donc ?

Et Maurice, avec un geste mignard qui m’agace, me répond :

— Quelque chose d’énorme !... Nous sommes les premiers à l’avoir compris.

« Nous », ce sont des amis de mon fils que j’ai parfois aperçus chez moi et qui ont, comme lui, des cheveux longs et ondulés, de petites manières et de grandes prétentions à je ne sais quelle supériorité intellectuelle : ils sont tous très riches, ce qui ne les empêche pas d’afficher, à l’occasion, des théories politiques singulièrement avancées.

Maurice et ses pareils ont fondé — en grande partie à mes frais, je vous prie — une revue intitulée, je ne sais pourquoi, Le Bilboquet et qui, imprimée sur papier de luxe, coûte 30 francs le numéro : il est vrai que personne ne l’achète.

Pour m’extirper de temps en temps quelques billets de mille, Maurice me fait de la publicité, si toutefois une revue lue exclusivement par ses rédacteurs peut faire de la publicité à qui et à quoi que ce soit. Mes produits sont vantés dans le Bilboquet ! Mais en quels termes, juste ciel, et avec quels dessins ! Impossible de comprendre un mot à ces textes composés de mots qui doivent avoir été mélangés dans un sac et tirés au hasard comme des numéros de loto ! Quant aux images, ce sont, ou des espèces d’épures tracées par des géomètres ivres, ou des évocations d’êtres larvaires qui semblent sortis du cauchemar d’un pensionnaire de Bicêtre... Heureusement, personne ne voit ces annonces qui sont, paraît-il, très artistiques et très littéraires : elles dégoûteraient la clientèle !

Le Bilboquet ne contient, d’autre part, que des poèmes indéchiffrables et des dessins sans queue ni tête... Et dire que je suis un de ses commanditaires, que son rédacteur en chef s’appelle Maurice Paquignon, que j’ai un fils qui ne partage aucune de mes idées, aucun de mes goûts, aucun de mes sentiments !

Je voudrais arracher Maurice à ce snobisme ridicule, l’éloigner de ces milieux bizarres où il se complaît et parfois, j’ai parlé haut, j’ai failli casser les vitres... Mais Maurice se mettait à pleurnicher, il avait comme des crises de nerfs et ma pauvre femme intervenait en disant :

— Laisse-le, ce petit... J’aime autant qu’il fasse de la littérature que de l’avion ou même de l’auto. C’est moins dangereux...

Et quand Maurice, triomphant, était sorti, elle ajoutait :

— Cela te coûte aussi moins cher que les maîtresses qu’il pourrait avoir... Tu as un fils qui ne court pas la gueuse et tu te plains !

Évidemment, Maurice a une conduite irréprochable. À son âge, je me souciais moins de courtiser les Muses que de serrer de près les petites femmes... Il est vrai que je n’étais qu’un simple vendeur sans prétention à l’intellectualité et que j’avais une santé plus robuste que celle de ce pauvre Maurice, très joli garçon sans doute, mais délicat, fragile et d’une nervosité quasi-maladive. Mais, je l’avoue, je préférerais un garçon moins affiné, moins sensitif, moins « fleur de serre »... Il risquerait peut-être de se casser la figure dans une voiturette pétaradante, ses maîtresses — cyniquement lâchées — viendraient faire du potin à la maison, mais je serais fier de ce gaillard déluré, décidé, probablement réaliste et pratique. C’est ainsi que je comprends les Paquignon ! Maurice, lui, ne semble pas être de ma race et j’en suis réduit, pour me consoler, à me dire que la plupart des hommes supérieurs ont eu, comme moi, des rejetons atrophiés au point de vue physique et au point de vue moral, souvent même aux deux.


N’est-ce pas une fatalité d’être ainsi incompris chez soi, par les siens ?

Je suis cependant, me semble-t-il, dans le vrai, dans le réel, dans le bon sens.

Mais je finirai par croire que le bon sens est, de nos jours, une aberration ou, tout au moins, une originalité quasi-saugrenue. Le nombre diminue des gens qui, comme moi, restent solidement accrochés à des principes, à des goûts, à des convictions qui, cependant, ont fait la grandeur et la force de la société.

Il y a une règle bourgeoise de penser et de vivre dont beaucoup de mes pareils s’écartent avec une lâcheté honteuse. J’en vois qui encouragent les pires concessions aux idées révolutionnaires en faisant passer le souci de la hiérarchie, de l’autorité, de l’ordre après je ne sais quelle sentimentalité néfaste... Ce sont ces patrons qui renoncent avec complaisance à leurs prérogatives légitimes, qui admettent, par exemple, leur personnel à la participation aux bénéfices ou consentent à discuter, sur le terrain de l’égalité, avec des meneurs, des révoltés ! Ils se laissent entraîner par ce qu’ils appellent le progrès social, sans comprendre qu’ils tressent de leurs propres mains la corde avec laquelle ils seront pendus. Je vois de ces bourgeois responsables trahir leur classe en flattant les partis avancés, en se faisant même envoyer au Parlement par une plèbe dont ils deviennent les serviteurs, les esclaves... C’est inouï !

Et, partout, je vois se multiplier ces inquiétants lâchages... Ainsi, je rencontre, dans des milieux qui devraient être résolument bourgeois, des gens dont le sourire devient dédaigneux quand je leur déclare tout net :

— Moi, je vénère l’armée ; je suis abonné à la Comédie-Française où j’ai vu jouer trente-trois fois le Monde où l’on s’ennuie ; j’aime Faust et m’ennuie aux opéras de Wagner ; je déteste les peintres de la nouvelle école et j’ai fait faire, jadis, le portrait de ma femme par Carolus Duran ; je ne trouve rien d’acceptable dans le système communiste et, bien qu’ayant la prétention d’être aussi Parisien que n’importe qui, je ne fréquente pas les bals-musette, les cabarets d’apaches et les caveaux soi-disant artistiques où des chanteuses poitrinaires chantent avec une voix de contralto des refrains sinistres... Je m’y suis peut-être laissé entraîner un soir, mais je n’y suis jamais retourné !

Pour un peu, ces déclarations feraient scandale... Les bourgeois de la dernière et même de l’avant-dernière édition sont vaguement antimilitaristes, anarchistes ; ils vont applaudir des pièces baroques dans des théâtres impossibles ; ils préfèrent à nos ballerines nationales en tutu des femmes sauvages qui dansent la bamboula et même des hommes qui se trémoussent tout nus aux sons de musiques canaques ; ils n’admirent que les barbouilleurs du Salon des Indépendants ; ils vont chercher des sensations bizarres dans des boîtes innommables où, de temps en temps — pas assez souvent — la police fait des rafles et les trouve mêlés à des marchands de coco, des filles des deux sexes et des rastas.

Certes, tous les bourgeois, toutes les bourgeoises n’en sont pas là, loin s’en faut, mais il en est de plus en plus qui se livrent à ces excès. Ils appellent cela « être à la page », expression dont ils raffolent et qui revient sans cesse dans les propos de mon fils et de ma fille.

Le pire, c’est que cette minorité donne le ton et fait la loi à la majorité. J’ai moi-même des inquiétudes, des hésitations. Je me demande si j’ai vraiment raison et, parfois, je concède... Oui, il m’est arrivé de faire semblant de m’amuser à des pièces mortellement ennuyeuses, de goûter tel écrivain imposé par une soi-disant « élite » et dont j’ai laissé tomber l’« immortel chef-d’œuvre » trois minutes après l’avoir ouvert, d’accorder un « talent énorme » à tel peintre qui, en vérité, me paraît un infâme barbouilleur ; je suis même allé jusqu’à cacher, moi aussi, mes vraies idées politiques et sociales... Mais ce n’étaient là, au fond, que des accès de timidité, des moments de faiblesse après lesquels je me retrouvais avec toutes mes certitudes, avec toute ma force !


Cette force m’est souvent indispensable, non seulement dans mes affaires, mais encore et même surtout chez moi.

Ainsi, l’autre soir, comme je venais de rentrer à la maison, ma fille m’a dit avec un air dur, farouche qui, tout de suite, m’a fait peur :

— Papa, j’ai à te parler...

— Je t’écoute, ma petite Pierrette, mais je t’en prie, ne me dis pas de choses désagréables.

— Je mène ici une vie stupide... J’en ai assez !

Abasourdi, je balbutiai :

— Moi qui te croyais si heureuse ! Car enfin ta mère et moi faisons tout pour cela.

— Alors, c’est bien simple, j’ai décidé d’en finir avec l’existence sans intérêt et sans but qui est la mienne comme celle de toutes les jeunes filles bourgeoises.

— Comment, sans but ? Et le mariage ? D’autant plus que la fille de M. Paquignon n’a qu’à lever son petit doigt...

— Justement. C’est trop facile, ça aussi. Et puis, le mariage ne me dit rien, du moins pour le moment. Je veux être libre...

— Libre ? Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Je veux gagner ma vie : pour une femme, c’est ça, la liberté !

N’en croyant pas mes oreilles, je me récriai :

— Tu raisonnes comme une gamine. Gagner ta vie ! C’est à mourir de rire... Et qu’est-ce que tu feras, s’il te plaît ? Sténo-dactylo ? Si c’est là ton ambition, je te prends à mon service : j’ai précisément besoin d’une secrétaire... Mais encore faut-il que tu apprennes ton métier.

Pierrette haussa les épaules.

— Je te dis, papa, que je veux être libre.

— Tu rêves peut-être de faire du théâtre ou de la littérature, toi aussi ?

— Pas du tout... J’entends ne dépendre des hommes à aucun point de vue.

— Alors quoi ? Chauffeuse de taxi ?

Pierrette ne répondit pas tout de suite. Je crus avoir deviné et m’exclamai :

— Tu te moques de moi !

— Je parle très sérieusement et c’est toi qui plaisantes... Je ne pense pas à empoigner le volant d’un taxi, mais enfin, il s’agit d’automobilisme. J’ouvre un garage !

— Un garage ? Ma fille ouvre un garage ?

— Oui, rue de Longchamp. Un garage modèle... Nous avons même prévu une plate-forme pour les avions, car nous pensons à l’avenir. Ce sera une affaire magnifique... Nous sommes six jeunes filles associées. Je peux te donner les noms : Jeanne Pionnel...

— La fille de l’avocat ?

— Elle-même. Simone Turquet...

— La fille de l’ancien ministre ?

— Parfaitement. Juliette Pannetier...

— La fille du médecin ?

— Tu y es... Marie-Anne de Saint-Hélier.

— La fille du président du Jockey-Club ?

— Comme tu es renseigné ! Sarah Lyon... Tu ne la connais pas, celle-là ? C’est la plus forte... Un sens des affaires, une énergie ! C’est elle qui nous dirigera, qui mènera la barque. Enfin, il y a moi, Pierrette Paquignon. Tu vois, cinq bourgeoises et la fille d’un duc, et nous avons pris la résolution de prouver que nous sommes bonnes à quelque chose, que nous pouvons vivre par nous-mêmes, en travaillant, en nous rendant utiles. Nous sommes choyées, adulées, tout ce que tu voudras, mais nous nous embêtons affreusement. Si tu crois que c’est drôle, d’être une jeune fille du monde ! Nous avons le sentiment humiliant d’appartenir à une variété d’animaux de luxe... On ne nous demande que de faire la belle, tiens, comme on demande à un petit chien de faire le beau. Et on nous donne des morceaux de sucre, sous toutes sortes de formes. Avons-nous une cervelle ? Il n’en est pas question... Peut-être vaut-il mieux que nous fassions semblant de n’en pas avoir. Être jeune fille, quel métier ! Et le mariage avec un monsieur qui ne nous demandera, lui aussi, que d’être agréable, de jouer à la poupée — la poupée, c’est nous — et de lui apporter beaucoup d’argent, le mariage que nous mijotent nos bons parents et qui sera pour nous une autre servitude, ça nous dégoûte... Nous préférons nous débrouiller toutes seules. Mais pour cela, d’abord il nous faut gagner notre vie... Et voilà pourquoi, papa, nous fondons, rue de Longchamp, le Fémina-garage. Tu verras, ce sera épatant !

J’étais littéralement médusé et peut-être y avait-il de quoi. Certes, Pierrette m’avait habitué — si un père peut s’habituer à ces choses — à une indépendance d’esprit et d’allures qui ne cadrait pas avec ma conception de la jeune fille bourgeoise, mais, cette fois, les dernières bornes étaient franchies... Je me trouvais en face d’une espèce de petite exaltée qui faisait, en somme, sa révolution. Seulement, je ne suis pas de ceux qui abdiquent devant un coup de force et c’est avec toute la majesté de ma puissance paternelle que je prononçai :

— Et mon autorisation ? Tu oublies que j’ai voix au chapitre...

— Tu oublies, toi, que je serai majeure dans dix jours.

Le père devant céder devant ce brutal argument, l’homme d’affaires le remplaça.

— Et l’argent ? Il vous faut des capitaux...

— Nous en avons. Le père de Sarah Lyon croit à notre succès : il nous a promis un million prêté par lui et par quelques-uns de ses amis. Nous mêmes, nous demandons à nos familles de nous aider...

— Ah ! nous y voilà !... Tu veux être libre, tu secoues le joug de ma tyrannie et cela se termine par une demande de fonds. Alors, tu t’es imaginé...

— Je me suis imaginé, en effet, que tu nous consentirais une commandite de 200.000 francs. Qu’est-ce que c’est que cela pour toi ? Nous te promettons un intérêt de six pour cent... Notre affaire est très étudiée, très sérieuse et marchera, c’est certain : les garages, tu dois le savoir, toi qui as trois autos, manquent à Paris. D’ailleurs nous étendrons notre cercle d’action. Nous avons des idées et nous avons décidé de réussir. Ce que femme veut...

Pierrette prit place sur mes genoux et, m’ayant embrassé, ajouta :

— Voyons, tu ne vas pas me refuser ça ?... Deux cent mille francs... et qui te rapporteront ! Si j’étais à ta place, je serais fier d’avoir une fille qui ne consent pas à être un bibelot, une poupée, un être sans cervelle et sans ambition... Et puis, quoi de plus honnête que notre projet ? Notre modernisme est très correct : nous sommes des jeunes filles à la page mais c’est une page que tout le monde peut lire... Ce garage, nous nous y garons nous-mêmes ! Tu n’as pas le droit de m’en vouloir et même tu dois m’encourager, m’aider... Allons, sois gentil, mon petit papa chéri !

Et elle m’embrassa de nouveau, tendrement. Que faire ? Rabrouer Pierrette, ce n’était pas l’empêcher de réaliser son projet, mais c’était peut-être aggraver la situation. Les jeunes filles sont encore des enfants et déjà des femmes : double raison pour faire des bêtises. Après tout, ces deux cent mille francs — une bagatelle — me permettraient de radouber mon autorité paternelle un peu compromise, car je la consolidais ainsi avec l’autorité du commanditaire.

Je répondis donc :

— Je voulais t’offrir un collier de perles, justement à l’occasion de tes vingt et un ans... Puisque tu préfères un morceau de garage, soit !

— Ah ! papa, ce que tu es chic !

Et elle m’embrassa une troisième fois.

— N’empêche, lui dis-je, que pour réussir, tu sais employer des moyens très féminins. Et tes amies ont dû en faire autant...

Pierrette alluma une cigarette — j’ai eu le tort de lui permettre de fumer — et prononça :

— Sans doute... Mais nous prétendons bien rester femmes en toutes choses. Est-ce que tu nous confondrais avec ces féministes qui, au fond, sont honteuses de leur sexe ? Nous, nous en sommes fières et bien sûr, il y a de quoi !

Je soupirai :

— Dommage que ce ne soit pas ton frère qui ait eu l’idée, avec ses amis, de créer un garage... Je te l’avoue, j’aimerais mieux ça !

Mais ma fille, haussant les épaules, répliqua en riant :

— Maurice ?... Il est charmant, exquis, délicieux, et cela lui suffit... Tiens, on dirait une jeune fille ancienne manière. Le jour où ils seront tous comme lui, hein, crois-tu, papa, que ce sera nous, le sexe fort ?

III
L’IMPÉRATRICE DES HOMMES

J’ai raconté cette scène à Micheline Romanet qui m’a aussitôt donné son avis :

— Mon pauvre Nono (elle trouve que mon prénom, Honoré, est impossible en amour), tu peux te vanter d’avoir comme fille un numéro pas ordinaire... Ce n’est pas l’histoire de son garage qui m’étonne. Je trouve même ça très bien : quand j’aurai mon auto, je la remiserai chez elle. Ce n’est pas non plus l’envie qu’elle a de s’occuper... Moi aussi, j’ai été une jeune fille chez ses parents et je sais que ce n’est pas rigolo. Non, ce que je trouve extraordinaire, c’est cette idée qu’a ta fille de réussir en dehors des hommes... Il est vrai qu’elle a de quoi se moquer d’eux tout de suite : elle est riche. Mais moi, je suis d’une autre école, l’ancienne, et, jusqu’à preuve du contraire, la bonne... C’est par les hommes que les femmes arrivent : bien sûr, ce n’est pas drôle tous les jours, encore moins toutes les nuits, mais il n’y a pas moyen de faire autrement.

Micheline me paraît assez ambitieuse. Ce n’est pas du tout, comme je le croyais, une de ces petites femmes créées et mises au monde pour faire, avec un minimum de prétention, le bonheur du sexe d’en face : elle veut réussir et ne me cache pas du tout qu’elle compte sur moi pour « sortir du rang », comme elle dit. J’avoue que cet état d’esprit m’inquiète... Une aventure sans importance, où les contacts d’épiderme sont la grande et même l’unique affaire, passe... Cela m’amuse d’être appelé Nono par une midinette, mais des projets à longue portée, des plans d’existence où je suis mêlé, des responsabilités, ah ! non !...

Voilà comment je raisonne, mais j’agis tout autrement. J’ai installé Micheline dans un coquet appartement de la rue de Budapest — il m’a même fallu racheter pour 30.000 francs de meubles — et j’ai pris l’habitude d’aller la voir plusieurs fois par semaine. En vérité, je fais ce que je n’ai jamais fait : j’entretiens une maîtresse, j’ai une liaison sérieuse, je suis le monsieur de la petite dame de l’entresol !

Et le plus étonnant, c’est que j’en suis arrivé là sans résistance aucune... J’étais même ravi le jour où, ayant conduit Micheline dans l’appartement de la rue de Budapest, j’ai pu lui dire :

— Nous sommes chez nous !

Cette petite phrase affectueuse et bien compromettante pour moi n’a cependant pas paru lui faire tout le plaisir que j’espérais.

— Chez nous ? dit-elle... Mais tu es marié et pas avec moi. Alors ?

— Chez toi, si tu préfères, petite égoïste !

Il y a, en effet, pas mal d’égoïsme et même d’orgueil chez cette jeune personne. J’avais cru tout d’abord qu’elle me considérait comme une flatteuse conquête et me savait gré de l’avoir élevée au rang de maîtresse de M. Honoré Paquignon, personnage dont je peux dire, sans fausse modestie, qu’il est de quelque importance. Eh bien, pas du tout. Elle trouve la chose toute naturelle et même je me demande si elle ne va pas jusqu’à penser que la conquête rare, c’est elle... En tout cas, elle a ses caprices, ses sautes d’humeur, ses résistances et, quand elle me parle de l’avenir — elle m’en parle trop, d’autant plus que, seul, le présent de cette passade m’intéresse — je m’aperçois que je ne suis pas pour elle un but très suffisant par lui-même, mais un moyen...

— Ce que tu fais pour tes pâtes, tes parfums et ton savon à barbe, me dit-elle, tu peux bien le faire pour moi. Qu’est-ce que tu attends pour me lancer ?

— Te lancer... où ?

— Je veux devenir une femme dont on parle.

— C’est facile... Tue-moi par amour, tu deviendras célèbre du jour au lendemain et après ton acquittement, tu écriras tes mémoires.

— Tu en as des prétentions ! Et puis non, l’amour à ce point-là, c’est trop bête. Je veux réussir en travaillant...

— Comme ma fille.

— Oui, mais dans un autre genre...

— Lequel ?

— Le théâtre, le music-hall, le cinéma... C’est là seulement qu’une femme pauvre peut jouer sa chance. Partout ailleurs, ce n’est pas la peine, on n’arrive à rien. Tandis que dans le régiment des artistes, chacune a son bâton de maréchal ou plutôt son collier de perles dans son sac à main : il suffit d’un peu de chance, d’un peu de talent et de ne pas être flemmarde... Le théâtre, il n’y a pas d’autre tremplin. Les cabotines ? Il n’y en a que pour elles... Toutes ne se débrouillent pas, bien sûr, mais la moyenne est meilleure que chez les dactylos, les modistes et les femmes de chambre. Et celles qui parviennent, elles ont tout. Justement, c’est ce que je veux... Alors, c’est décidé, je me fais artiste !

— Tu es comme ma fille, tu ne me demandes pas mon avis.

— Non, et je ne te demande pas de garage non plus... Mais si tu veux m’offrir une auto ?

Je pris la chose en riant... Une auto ? Micheline plaisantait, évidemment. J’avais d’ailleurs l’occasion de lui donner satisfaction au point de vue artistique, tout en servant mon propre intérêt. Je m’étais proposé de faire tourner pour Moi toute un film de publicité qui, projeté sur tous les écrans de France, compléterait très utilement ma campagne d’annonces et d’affiches. Micheline avait été parfaite chez le photographe : peut-être réussirait-elle aussi au studio. En tout cas, l’expérience pouvait être renouvelée jusqu’au succès, d’autant plus qu’il ne s’agissait, en somme, que de paraître, de sourire et d’être jolie.

Un certain Félicien, metteur en scène, m’avait déjà tourné des films de ce genre, par exemple pour ma Pâte des Filles de Marbre : il avait synthétisé avec beaucoup d’art la guerre aux poils superflus. Trois jolies femmes : une nageuse célèbre, une sociétaire de la Comédie-Française et une comtesse authentique, représentaient Vénus, Junon et Minerve devant le berger Pâris. Celui-ci leur disait avant de décerner la pomme à la plus belle : « Mesdames, vous êtes charmantes toutes les trois et mon embarras est extrême... Mais il est, chez chacune de vous, une légère imperfection. Cherchez-la... Celle qui, la première, la trouvera et la fera disparaître aura ma pomme ! » Minerve et Junon, furieuses, se déclaraient sans défauts, alors que des projections en avant-plan révélaient leurs aisselles touffues, leurs bras et leurs mollets couverts d’un duvet inesthétique. Vénus, plus clairvoyante, découvrait bien vite, devant une glace à trois faces, ce qui déparait sa beauté... Elle se faisait apporter par Cupidon la Pâte des Filles de marbre, s’en servait selon les prescriptions de la notice, et les grossissements de la projection permettaient de constater les effets immédiats de mon produit. Après quoi, victorieuse du gracieux tournoi, elle recevait la pomme du berger Pâris, tandis que Junon et Minerve, édifiées, se servant à leur tour de la pâte merveilleuse, se hâtaient de faire disparaître leurs poils superflus.

Cette publicité cinématographique avait produit, incontestablement, d’excellents résultats.

Pour Moi toute, Félicien avait combiné un scénario très simple, mais très poétique.

— C’est assez difficile, m’expliquait-il, car un parfum est bien ce qu’il y a de moins cinématographique au monde... Mais aucun obstacle ne m’arrête. Alors, voici ce que j’ai trouvé : le prince Charmant se promène mélancoliquement dans son parc séculaire ; il rêve à l’amour et soupire en grosse projection ; il sent des tas de fleurs dont le parfum ne lui plaît visiblement pas ; soudain, il aperçoit une rose magnifique, la cueille, l’admire et en goûte avec volupté la senteur exquise... Alors la rose se transforme — un truc de cinéma —, elle devient femme et c’est exactement la poule qui figure sur vos annonces et vos affiches. Le prince Charmant la trouve épatante, échange avec elle un long baiser — plusieurs mètres de bande et toujours en grosse projection — la vision se fond en iris et alors apparaît votre texte : « Moi toute, la suave création d’Honoré Paquignon, le parfum qui rend toutes les femmes irrésistibles. » Hein ? Qu’est-ce que vous en dites ?

— Très bien.

— Amenez-moi la petite femme... Elle a déjà tourné ?

— Jamais.

— Ce n’est pas une artiste ?

— Non, c’est... c’est... une jeune personne qui... à laquelle je...

Félicien eut un sourire discret.

— Qu’importe ! reprit-il. Elle est très jolie et très photogénique. C’est l’essentiel... Je me charge du reste. Au surplus, c’est moi qui ferai le prince Charmant.

Ce Félicien est un ancien comédien qui jouait les inutilités à Déjazet. Beaucoup de « cinéastes » sont, m’a-t-on dit, des ratés du théâtre : le cinéma les a recueillis comme il recueille les ex-princesses russes, les champions de boxe dégommés et maints autres vaincus du ring de l’existence. Mais Félicien, lui, a trouvé à la lumière des projecteurs sa vraie place... Et le « septième art », comme il dit — le septième art, ce serait plutôt la parfumerie — lui réussit parfaitement : son nom est connu, ses superproductions obtiennent du succès et je le crois appelé à un grand avenir.

C’est un joli garçon, d’une élégance un peu voyante qui lui donne, certains jours, l’allure d’un compère de revue... Et, somme toute, je le vois assez bien en prince Charmant. Micheline est de mon avis.

— Je sens, m’a-t-elle dit, qu’avec lui je ferai quelque chose...

J’en accepte volontiers l’augure, car je tiens beaucoup à populariser de toutes façons les traits et la silhouette de celle qui incarne « Moi toute » : rien de tel en publicité que l’association indissoluble d’une effigie caractéristique et d’un nom... C’est même vrai en politique.

Les premiers essais dans le studio de Félicien, à Villemomble, ont été des plus encourageants.

— Elle va très bien, votre petite amie, m’a dit le metteur en scène... Elle est photogénique et elle a le sens du cinéma !

« Ma petite amie », ces mots m’ont fait tiquer. Il me semble que Félicien se mêle de ce qui ne le regarde pas. Mais, au fait, comment ne se douterait-il pas du genre d’intérêt que m’inspire une jeune personne qui m’appelle « Nono » et que je commence, moi, à appeler « Miche ». Va donc pour « petite amie »... Et puis, dans le milieu où nous évoluons, elle et moi, cela n’a aucune importance, même pour l’homme incontestablement représentatif et considérable que je suis.

Il faut croire que je suis plus pincé que je ne veux le reconnaître, car je commence à être agacé par l’insistance avec laquelle Félicien embrasse Micheline sur la bouche, sous prétexte de « répéter le mouvement » avant de tourner pour de bon devant l’opérateur.

— Je tiens à ce que tout soit bien au point, explique Félicien... Recommençons, mademoiselle. Abandonnez-vous bien... Au cinéma, ce n’est pas comme au théâtre : le chiqué se voit toujours. Il faut y aller carrément... Figurez-vous que je suis bel et bien le prince Charmant, que vous avez tout à coup le gros béguin pour moi et, maintenant, donnez-moi vos lèvres... Là... Mieux encore... Ne serrez pas les dents, voyons ! C’est mieux... Restons ainsi un bon moment, sans bouger.

Pendant ce temps, qui me paraît interminable, je m’efforce de paraître calme, et même gai. Je joue un rôle, moi aussi, celui de l’amant de la débutante et si je me montrais de mauvaise humeur, j’aurais l’air plus ridicule encore. Mais, au fond, je suis furieux.

— Enfin, dis-je à la sixième ou septième répétition du mouvement, il me semble que ça y est.

— Pas encore, me répond le cinéaste, mais ça vient.

— Oui, déclare Micheline, je sens que j’entre dans la peau de mon personnage... Oh ! comme c’est difficile, le cinéma !

Je risque, timidement :

— Ce baiser me paraît bien long, bien appuyé...

— Pardon, tranche Félicien, c’est un baiser américain.

— Américain ?

— Oui, et dans les films transatlantiques, genre comédie sentimentale, on en voit qui durent bien plus longtemps... Le public aime beaucoup ça !

Possible, mais moi, ça m’exaspère, d’autant plus que Miche est littéralement nue sous une espèce de voile antique, mais illusoire, qui indique ses formes, et que le prince Charmant est en pourpoint ajusté et en maillot... Ah ! çà, est-ce que je deviendrais jaloux ? Non, évidemment, ce serait trop bête. Mais je m’en veux de m’être engagé dans cette liaison qui m’entraîne dans de pareilles aventures et surtout de ne pas avoir l’énergie ni même, au fond, le désir sincère de reprendre ma liberté et ma dignité.

Le film est terminé. J’ai vu la projection chez Félicien... Ce n’est pas mal du tout. La métamorphose de la rose en Miche est très réussie... Le baiser — que je revois pour la neuvième fois — me paraît plus long que jamais. Et comme je ne puis m’empêcher d’en faire une fois de plus l’observation, le metteur en scène me dit :

— C’est une idée... Mais vous verrez, avec la musique, vous en serez très content !

Micheline, elle, est aux anges, d’autant plus j’ai spontanément décidé que son nom serait, cette fois, publié et même projeté, tout comme celui de Félicien.

— Ah ! Nono ! s’exclame-t-elle, crois-tu que je suis bien ? Dommage que ce soit si court... Je parle du film. J’aurais voulu tourner dans un grand machin, avec des épisodes...

À ce moment, Félicien prend la parole :

— Mlle Romanet a révélé dans cette petite chose des dispositions extraordinaires. Je n’ai jamais vu une débutante s’égaler ainsi, tout de suite, par le talent, à des stars sur lesquelles, par surcroît, elle a l’avantage de la jeunesse... C’est un phénomène ! Aussi ai-je l’intention de ne pas en rester là avec elle... Le Cinéma français manque de grandes vedettes, de vedettes mondiales ! Mon devoir à moi, metteur en scène français et patriote, est de tirer du magnifique tempérament de mademoiselle tout ce qu’il peut donner pour le plus grand bien du « septième art »...

— Très bien, dit Micheline. Voilà au moins un type qui me comprend !

— Justement, continua Félicien, je vais réaliser une superproduction sensationnelle... J’ai bien envie de confier le principal rôle à cette star en herbe.

— Tu entends, Nono, me dit-elle, il veut me faire tourner comme Nasimova et Fanny Ward !

— Parfaitement, cher monsieur Paquignon, et vous verrez, ce sera un triomphe... Une affaire splendide, aussi ! Savez-vous ce qu’a rapporté ma dernière bande, l’Amour pour l’Amour ? Deux millions... Mais il ne s’agit pas de galette, il s’agit d’art... Et aussi de mademoiselle qui a droit au succès, à un immense succès ! Le scénario est de moi... Vous savez, les écrivains sont des idiots. Ils n’entendent rien au cinéma et même ils n’ont pas d’idées. Leur littérature, ça embête tout le monde... Le cinéma aux cinéastes, telle est ma devise et les résultats que j’obtiens prouvent qu’elle est bonne. D’abord, j’ai un titre : l’Impératrice des hommes.

— Oh ! épatant ! s’exclama Micheline.

— Et puis, j’ai une action, une action qui ne s’arrête jamais... Du mouvement, tout est là ! En deux mots, mon scénario, c’est l’histoire d’une bohémienne qui devient une grande courtisane... Pour elle, les hommes accomplissent des actions héroïques ou commettent des crimes. Elle broie les cerveaux et les cœurs, elle repousse la main d’un roi...

— Ah ! çà, interrompit Miche, elle va un peu fort !

— Non, car elle aime secrètement un jeune savant qui...

— Très peu, reprit la future star. Le jeune savant n’empêche d’ailleurs pas le roi...

— Le jeune savant, poursuivit avec autorité Félicien, a trouvé le moyen de fabriquer de l’or et il devient archi-millionnaire.

— Alors, ça va... Moi, je suis pour les histoires vraisemblables !

— Mon scénario est très bien compris... Et le personnage central, l’Impératrice des hommes, peut être une création formidable. La femme qui jouera en se montrant à la hauteur sera célèbre du jour au lendemain... Et quelles recettes ! Quels bénéfices ! Quel placement !

Miche battait des mains en s’écriant :

— L’Impératrice des hommes ! Je serai l’Impératrice des hommes !

Félicien affirma :

— Ma petite, je ne demande pas mieux... Mais...

— Mais quoi ?

— C’est une très grosse affaire et il y a beaucoup de questions à régler. Je me suis un peu emballé en vous en parlant... Nous n’en sommes pas encore à la distribution des rôles.

Dès lors, Miche ne cessa de me répéter :

— Je veux être l’Impératrice des hommes !

Elle me le disait même à des moments où d’autres mots — à moins que ce ne soit le silence — s’imposent. Je la voyais, d’ailleurs, venir... Tous les grands désirs des femmes se traduisent, finalement, par des demandes d’argent : c’est, du moins, ce que j’ai observé dans mon secteur.

Micheline finit par me dire :

— Félicien a besoin de 200.000 francs pour compléter sa commandite... Prête-les lui et je tourne l’Impératrice des hommes. Mon avenir est dans tes mains.

— Je m’occupe de parfumerie et non pas de cinéma.

— Tu ne t’occupes pas de garages non plus et cependant...

— Pardon, il s’agit de ma fille.

— Ta fille ! Elle se fiche de toi, ta fille ! Tandis que moi, je t’aime... Et puis, ces deux cent mille francs, — une bagatelle pour toi — ce n’est pas un cadeau, c’est de l’argent que tu places dans une affaire. Félicien m’a dit qu’ils feraient des petits...

— Naturellement.

— Tu ne serais donc pas fier d’avoir pour maîtresse une artiste dont tout le monde parle ?

— Je n’en demande pas tant.

— Tu n’es qu’un affreux égoïste, un sans-cœur, un bourgeois !

— Un bourgeois ? Sans doute... Et après ?

Cette scène a fini par des larmes. Je résistai à ce suprême argument... Mais Micheline revint à la charge. L’Impératrice des hommes m’obsédait. Ah ! si j’avais eu l’énergie de la répudier en ma qualité de Napoléon de la parfumerie ! Mais au contraire, ma résistance faiblissait... Après tout, ma maîtresse ne me coûtait pas bien cher et elle ne me demandait que de m’intéresser à une entreprise pas plus hasardeuse que bien d’autres. J’ai même remarqué que les meilleures affaires sont frivoles : on gagne plus d’argent dans la parfumerie que dans la navigation et mieux vaut créer un restaurant à cabinets particuliers, voire une maison de rendez-vous, qu’une fabrique de machines agricoles.

Je reçus, rue des Capucines, la visite de Félicien qui m’offrit — la main sur le cœur — une place parmi ses heureux commanditaires.

— Vous m’êtes très sympathique, me dit-il, et je tiens à vous faire plaisir. Je doublerai au moins votre mise de fonds et je lancerai Mlle Romanet qui est vraiment une nature exceptionnelle... Mes affaires, moi, je ne les fais qu’entre amis !

Je résistai encore, un peu embarrassé, il est vrai. Mais Félicien me cita les noms qui avaient fait — moins 200.000 francs — les deux millions nécessaires à la réalisation de l’Impératrice des hommes. Il y avait là des gens très bien... Félicien m’offrit de me montrer sa comptabilité, de laquelle il ressortait que ses commanditaires avaient toujours touché des intérêts énormes. La veille, Miche m’avait fait une scène de plus avec larmes, supplications, menaces et crise de nerfs... Bref, encore que je ne sois pas du tout une de ces mazettes qui se laissent impressionner par les grandes phrases et les petits cris, je déclarai à Félicien :

— Je suis des vôtres... Et merci d’avoir pensé à moi !


Un ami, qui frise ou défrise la soixantaine, m’a fait des confidences :

— Je suis, m’a-t-il dit, amoureux fou d’une petite femme... Vingt ans à peine ! Je fais des folies pour elle... Moi qui commençais à me ranger des voitures ! Mais il paraît que c’est une crise banale chez les hommes de notre âge. L’été de la Saint-Martin... Au fond, ce n’est pas désagréable, mais ça coûte cher. Et vous, mon cher, rien de ce côté-là ?

— Rien, ai-je répondu cyniquement.

— Vous êtes verni.

— Non, mon cher, je n’ai guère plus de cinquante ans. C’est trop tôt ou trop tard.

Je mentais, car je suis amoureux, moi aussi. Ça me coûte cher et ce n’est même pas toujours très agréable. Mlle Romanet est devenue un être exigeant, autoritaire... Elle ne ressemble plus du tout, moralement, à la dactylo d’autrefois. Elle n’est même plus — si elle l’a jamais été — la gentille amie des débuts, la petite dame entretenue qui est tout heureuse et tout aise de se voir brusquement dans de l’acajou, que dis-je, du citronnier, et qui croit avoir gagné le gros lot à la tombola de l’amour... Non, elle est devenue une artiste ! Et elle se figure m’être très supérieure, à moi, simple Napoléon de la parfumerie !... De plus, elle a pris des habitudes météoriques... Je ne la vois plus à mes heures, mais aux siennes, qui sont rares. Elle passe ses journées au studio de Villemomble où je ne puis guère l’accompagner, car mes affaires me retiennent à mon bureau ou dans mes usines. Le soir — quand je peux m’évader de chez moi — je la trouve à moitié endormie. Elle repousse ma tendresse ou ne l’accueille qu’avec une lassitude décourageante.

— Mon chéri, me dit-elle, tu oublies que je dois sauter du lit de bon matin... Il faut que je sois au studio à huit heures ! Je n’en peux plus... Assieds-toi, si tu veux, reste un moment, mais laisse-moi dormir.

C’est charmant d’avoir une maîtresse qui fait du cinéma : elle vous rembarre sous prétexte qu’elle se lève tôt. Il est vrai que si elle fait du théâtre, elle vous rabroue sous prétexte qu’elle se couche tard.

Miche vient de m’apprendre ce qu’elle considère comme une grande nouvelle.

— Je change de nom... J’ai décidé de m’appeler dorénavant Michèle de Romani. Cela fera bien sur les affiches et les programmes. Félicien m’a dit que Romanet, c’était bon pour la carte des vins... Michèle de Romani ! Crois-tu que c’est trouvé ?

— Qui l’a trouvé ?

— Félicien... Il trouve tout, celui-là ! Il m’a trouvée moi-même. Quel homme ! J’en ai eu de la chance, de le rencontrer !...

— Tu n’en dis pas autant de moi ?

— Nous avons eu de la chance tous les deux, mon gros Nono... Et puis, c’est vrai, je te dois beaucoup, car c’est grâce à toi que je connais Félicien, celui qui fera de moi une grande artiste, une vedette, une star !

Et elle me donne un gros baiser rapide et sonore — pas américain du tout — en l’honneur de Félicien.

Mais l’ambition — quelqu’un l’a dit — est le contrepoison de l’amour : cela se vérifie chez Miche qui ne rêve que succès, célébrité, gloire. Après tout, mieux vaut peut-être qu’il en soit ainsi : l’ambition fait les femmes chastes et les maris fidèles. Moi, je ne trompe ma femme que depuis que je suis arrivé.

Miche domine sa fatigue et retrouve tout son entrain quand je lui propose de l’emmener au restaurant. Elle aime Montmartre et ses cabarets... Souvent même, elle m’y entraîne, sous prétexte qu’une artiste doit aller dans les endroits à la mode, mais ne peut y paraître seule, par dignité.

Nous allons dîner, parfois souper, dans des boîtes à rastas et à poules de luxe. Félicien nous accompagne d’ordinaire. Il paraît très répandu dans ces milieux. Ce n’est pas que je ressente un grand plaisir à lui céder, en sa qualité d’invité, la place sur la banquette à côté de Miche, mais il me sert en quelque sorte de paravent, de sauve-la-face... J’ai l’air, moi, d’être l’invité, l’ami d’un soir et cela vaut mieux pour le grand commerçant, pour l’homme sérieux, pour le mari.

Je l’ai dit, très sincèrement à Félicien :

— Vous me rendez service... On croit que c’est vous qui couchez avec Miche !

Et tous deux de rire, d’un rire si franc, si large, que je me suis mis à pouffer à mon tour... Nos voisins, qui n’étaient pas gais, ont dû nous envier cette bonne humeur qui s’est prolongée pendant toute la soirée et qu’ils ne pouvaient s’expliquer : ainsi nous passons dans l’existence à côté de vaudevilles mystérieux où seuls les acteurs s’amusent.

À vrai dire, je ne rencontrais guère dans les établissements nocturnes de Montmartre que des étrangers : évidemment, mes relations habituelles ne fréquentent guère ces endroits-là.

Un soir, comme nous soupions au White-Place bar — un splendide établissement qui venait d’être inauguré place Blanche — je crus cependant bien apercevoir un visage qui ne m’était pas complètement inconnu.

Nous étions en train de boire du Champagne tous les trois en parlant de l’Impératrice des hommes — Félicien m’expliquait que les frais dépasseraient vraisemblablement les crédits prévus — quand un incident assez vif se produisit non loin de nous.

Une manière de vieux beau — toupet blanc à la Rochefort, favoris à la François-Joseph, raie dans le cou, monocle à large ruban — était attablé avec deux femmes d’un genre assez vulgaire qu’il avait sans doute rencontrées pour la première fois, peu d’instants auparavant, sur le trottoir de la rue Pigalle... Et ce vétéran de la noce, d’ailleurs décoré de la rosette de la Légion d’honneur, discutait avec le maître d’hôtel sur un ton plutôt arrogant :

— Vous me comptez cinq louis de trop... Dites donc, mon ami, vous ne m’avez pas regardé ! Vous me prenez pour une poire. Je suis cependant assez connu à Montmartre...

Et, un peu éméché, il prit à témoin la salle entière :

— Me traiter ainsi, moi, le baron !...

— C’est vrai, ça, s’exclama une de ses compagnes... Le baron ! On n’empile pas le baron de Montmartre ! C’est pas des trucs à faire...

Le maître d’hôtel, très digne, objecta :

— La maison n’empile personne... Il y a peut-être une erreur, mais cela m’étonnerait.

Et le baron, se dressant, de répondre d’une voix forte :

— Je sais ce que je dis... Vous n’allez tout de même pas m’apprendre à faire une addition !...

La note, reportée à la caisse, fut reconnue erronée. Le vieux monsieur triomphait, mais il ne voulut pas tirer profit de sa victoire et il donna les cent francs au maître d’hôtel en disant :

— C’était pour le principe... J’ai le respect des chiffres !

Et tout en suivant les péripéties de cette scène banale, je songeais : « Où donc ai-je vu cette tête-là ?... Cette voix même me rappelle quelque chose... »

Soudain, le regard du vénérable noctambule croisa le mien. Je crus lire sur ce visage cramoisi une impression de surprise qui répondait à la mienne... Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion. Les têtes sont les cailloux du désert humain : beaucoup se ressemblent, surtout pour qui les observe, à trois heures du matin, dans le tumulte d’une boîte de Montmartre, après avoir bu pas mal d’extra-dry.

— C’est drôle, dis-je à Michette, j’ai dû rencontrer ce vieux type quelque part...

— Moi aussi, répondit-elle.

— Où cela ?

— Je ne sais pas. Et puis, il est trop laid et ses poules sont trop moches. Laissons ce vieux macaque...

Félicien, qui dardait sur le personnage un regard aigu, prononça :

— En tout cas, sa tête est très réussie. C’est du beau travail...

Quand le trio eut disparu, j’appelai le maître d’hôtel pour lui demander :

— Qu’est-ce que c’est que ce bonhomme-là ?

— C’est un vieux vadrouilleur... On ne voit que lui ici. Un bon client, ça, c’est vrai. Et vous savez, il adore les petites femmes. À son âge ! Jamais moins de deux à la fois... Elles l’ont surnommé le baron de Montmartre.

Puis, à voix basse :

— Il y en a même qui croient que c’est Rothschild !

IV
DES NUAGES SUR RUEIL

Je suis un homme énergique, j’aime et place au-dessus de tout l’autorité, mère de l’ordre, du respect et de la prospérité générale.

Or, l’autorité traverse une crise dangereuse, qui risque même de devenir fatale, si les bons citoyens n’y mettent le holà.

Je constate un fâcheux fléchissement dans l’armature sociale : ça craque !

Certes, de mon côté, je réagis avec vigueur, je m’arc-boute dans ma famille, dans mes affaires, dans le cercle où je dispose d’une influence et d’un prestige, — je m’arc-boute, dis-je, pour soutenir la partie de l’édifice que je puis considérer comme mienne.

Mais les défenseurs de l’ordre ne sont pas, eux-mêmes, soutenus.

Que dis-je ? Ils ont à se défendre, tout d’abord, contre ceux qui devraient être leurs alliés, leurs appuis : en un mot, nous sommes en train de devenir les vrais parias de la société que nous avons fondée, que nous enrichissons par notre labeur, par notre génie et que nous entretenons avec notre argent. Les bourgeois sont les victimes de la société bourgeoise ! On n’est décidément jamais trahi que par les siens...

Ainsi, moi, qui ai créé une affaire énorme dont la réussite peut être considérée comme un bienfait national (j’assure la subsistance à plus de six cents familles et mes impôts permettent d’entretenir trente préfets), moi qui ai le droit de me dire un des artisans de la prospérité nationale, je suis persécuté par les agents du fisc, par les inspecteurs du travail, par toutes sortes de crabes administratifs, en résumé, par l’État.

Cet État que je fais vivre !

Des fonctionnaires, des gens que je paie, en somme, interviennent pour dire leur mot, et de quel ton, sur l’organisation du travail dans mes usines, sur l’hygiène, sur les assurances contre les accidents, sur mes apprentis, sur mes ouvrières enceintes, que sais-je ? On m’empêche presque de produire, on entrave, en tout cas, la production et en même temps, on me demande plus d’impôts, encore plus d’impôts, toujours plus d’impôts !...

Je sens agir contre moi, contre les bourgeois de ma sorte, je ne sais quelle hostilité officielle, chaque jour plus agressive.

En principe, nous avons tort.

Nous avons tort, évidemment, d’être patrons et de gagner de l’argent.

Le temps n’est plus où M. Guizot disait : « Enrichissez-vous », en ajoutant d’ailleurs « ... par le travail et l’économie ». Au fait, si ce politicien ressuscitait, il prendrait vite le vent, le vent d’est, et, à l’exemple de ses pareils, il déclarerait, lui aussi, une guerre plus ou moins hypocrite aux meilleurs ouvriers de la fortune publique.

Encore, si nous étions organisés pour nous défendre avec des chances de succès ! Mais non...

Rien, il n’y a rien !

Les bourgeois se lamentent, lèvent les yeux au ciel et ne songent même pas à préparer quelques seaux d’eau pour le jour où l’édifice social flambera.

Ces réflexions, cent fois ruminées, je les communique à mes collègues du Syndicat de la parfumerie, du Conseil du Commerce extérieur, à mes amis du Cercle Gambetta, que sais-je... Ils m’écoutent, soupirent, lèvent les yeux au ciel et s’exclament :

— Vous avez raison... Trop raison, hélas !

Puis, aussitôt, ils parlent d’autre chose.

Ce sont cependant des bourgeois réalistes qui, dans leurs affaires, se montrent énergiques, combatifs et, à l’occasion implacables. Mais, ces qualités, ils les perdent dès qu’il s’agit de l’essentiel, c’est-à-dire de protéger contre un danger chaque jour plus menaçant cette société qui, elle s’écroulait, les écraserait tous...

Ce sont des lions, parfois des tigres, quand il s’agit de leurs petits intérêts immédiats et personnels.

S’agit-il de l’intérêt général — qui est surtout le leur, en somme — ce ne sont plus que des moules.

Et je reconnais bien volontiers que je suis une moule aussi, mais une moule consciente et dégoûtée d’être moule !... C’est une supériorité...

Je confie parfois aussi ces tristes réflexions à ma femme. Mais Clotilde est un de ces êtres qui donnent à leur résignation paresseuse les couleurs souriantes de l’optimisme. Elle m’a plus souvent suivi qu’accompagné dans la vie... Elle s’accommode de tout, sauf peut-être de la grande fortune et du luxe. Ma réussite ne l’a pas étonnée, mais mon échec ne l’eût pas surprise non plus. Elle oppose à tous les événements de la vie la même philosophie tranquille. Je la crois même mieux faite pour une existence difficile, heurtée, catastrophique, que pour celle qu’elle mène avec moi : elle appartient à cette catégorie de femmes que j’appelle les « infirmières-nées » et qui ne sont jamais si heureuses que lorsqu’elles pansent des plaies physiques ou morales... Au fait, elle avait créé, pendant la guerre, un hôpital auxiliaire dans un de mes bâtiments de Rueil et, depuis, elle l’a transformé en dispensaire-nursery où les ouvriers malades, où les ouvrières à poupons (c’est bien encombrant dans une usine !) trouvent soins, nourriture économique, etc... Clotilde y passe plusieurs après-midi chaque semaine. Encore si son dévouement, allié à ma générosité, amadouait les mauvais esprits !

Aux propos parfois amers que je tiens, ma femme m’a répondu d’un air calme :

— Que crains-tu ? Qu’on vienne te prendre tes millions ?

— Les tiens aussi, car enfin...

— C’est cela qui te préoccupe, bien plus que l’avenir de la société. Sois tranquille, tes millions t’enterreront... Je ne suis pas en peine pour eux. Tu trembles devant un épouvantail. Je connais peut-être tes ouvriers mieux que toi, car moi, je les fréquente. Eh bien, ils ne me font pas peur du tout... Ce sont de grands enfants qui croient à tout ce qu’on leur raconte. Mais toi, tu ne leur racontes jamais rien... Alors, qu’est-ce que tu veux, ils écoutent les autres. C’est de là que vient tout le mal, un mal que tu exagères, d’ailleurs.

— Enfin, tu trouves que tout va bien ?

— Tout ne va pas bien et rien ne va très mal...

Ça va cahin-caha, comme toujours.

— Autrefois...

— Autrefois, c’était comme aujourd’hui. Il y a toujours eu des mécontents.

— Maintenant, ce sont des révoltés.

— Bah ! des révoltés qui ne se révoltent pas.

— Rien n’est si tranquille qu’une poudrière une seconde avant l’explosion.

Ce à quoi ma femme a répliqué en haussant les épaules :

— Oui, mais dans ta poudrière, il n’y a que de la poudre de riz !

Les femmes parlent sérieusement de bagatelles et plaisantent quand il est question de choses sérieuses. Mais je sais des hommes qui, à ce point de vue, sont assez femmes.

L’indéracinable optimisme de Mme Paquignon lui a permis, après une très courte opposition, d’approuver presque les projets saugrenus de son héritière, — si toutefois l’héritage n’est pas, quelque jour, purement et simplement supprimé. Ma femme est toujours ainsi : elle résiste un peu, très peu, puis elle cède... Si je lui ressemblais, où en serions-nous ?

— Réflexions faites, m’a-t-elle déclaré, j’aime mieux que Pierrette s’intéresse à un garage qu’aux dancings.

— Tu es contente d’avoir, en guise de fille, un phénomène ?

— Elle est comme beaucoup d’autres.

— Comment toi, une bonne bourgeoise raisonnable, sensée, tu approuves ces folies ?

— Quelles folies ?

— Tout ce qui se passe...

— Laisse passer. Cela passera.

— Voilà ta philosophie !

— Ma raison, mon bon sens me font croire qu’il est inutile de chercher à remonter le courant...

— Le courant ? C’est un torrent, qui menace de tout emporter. Et toi aussi, tu te croises les bras !

— Que veux-tu que je fasse contre un torrent ?

— Tout le monde me dit ça... C’est effroyable !

Justement, le colonel de Persicot est venu me rendre compte d’incidents qui troublent le rythme du travail dans mes usines de Rueil.

— Les ouvriers, m’explique-t-il, réclament une augmentation de salaires... Ils vont vous envoyer une délégation conduite par un délégué de leur syndicat.

— Je ne la recevrai pas.

— Je crois nécessaire de vous prévenir qu’il y aura des complications. Déjà, pendant la journée d’hier, une sorte de grève perlée a été organisée dans la plupart des ateliers... J’ai fait venir quelques fortes têtes dans mon bureau pour les raisonner.

— Elles vous ont injurié, menacé ?

— Nullement... Entrevue très correcte. Je ne me laisserais injurier ou menacer par personne.

— Alors, vous avez été conciliant, autrement dit faible ?

— J’ai été patient, autrement dit fort. Et j’ai obtenu la fin immédiate de la grève perlée...

— Ralentir la production quand nous n’arrivons pas à satisfaire aux commandes de « Moi toute » ! C’est un crime !

— Mais non... Et puis, mieux vaut ralentir la production que l’arrêter tout à fait. Quoi qu’il en soit, il y a cette délégation qui demande à être reçue...

— Jamais !

— Alors, il faut prévoir une grève très prochaine et totale.

— Vous croyez, colonel, qu’ils iraient jusque-là ?

— Oui... Et certains agitateurs s’en mêlant, ils pourraient même aller plus loin. Certains sont des étrangers capables de tout... Des sabotages sont faciles dans la parfumerie. Et nous avons des matières premières dangereuses, l’alcool, certains produits chimiques... C’est très délicat !

— Ainsi, colonel, vous un ancien héros de Verdun, vous me conseillez, en somme, de mettre les pouces ?

M. de Persicot me répliqua d’un air offensé :

— Ne parlons pas de Verdun, monsieur Paquignon ; ça n’a rien de commun avec ce qui nous occupe...

— Il y a des Verduns économiques et sociaux ! Et nous avons le devoir, nous aussi, de dire : « Ils ne passeront pas. »

— Je suis de ceux qui l’ont dit, fit le colonel gravement, et ils n’ont pas passé... Mais nous avons fait ce qu’il fallait pour cela.

— Nous en ferons autant le moment venu !

Le chef de mon personnel eut un sourire sceptique qui me vexa et j’allais lui répondre de la belle manière — après tout, s’il est colonel, je suis général et maréchal de France, tout au moins dans la parfumerie — quand il tira de sa poche un journal et me le tendit en me demandant :

— Vous l’avez peut-être déjà lu ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Je dépliai le journal, une feuille de chou intitulée Le Petit Bolchevik illustré... Au beau milieu de la première page s’étalait une caricature vaguement cubiste qui représentait un pendu tirant une langue énorme... Au-dessus de cette effigie, je lus : Le pendu de la semaine. Au-dessous, il y avait cette légende : Honoré Paquignon, exploiteur du peuple, jouisseur cynique, parfumeur pour qui ça sentira mauvais au grand soir !

Je n’aime pas beaucoup être caricaturé, sauf dans les albums de notabilités parisiennes, mais être ainsi représenté en pendu, cela me déplaisait infiniment. Le texte menaçant me parut aussi du plus mauvais goût... J’affectai cependant un souriant dédain en déclarant :

— J’ignore ce torchon... Aucun intérêt !

— J’ai pensé, dit le colonel, qu’il était de mon devoir de vous le communiquer, d’autant plus qu’on le distribue gratuitement à tous vos employés et ouvriers. Rueil et les environs en sont même inondés... Je tenais à vous mettre au courant. Et puis, il y a un article.

— Je ne veux rien savoir.

— Soit... Peut-être avez-vous raison.

Mais poussé par une force invincible — comment ne pas lire, parcourir au moins, un article où il est parlé de soi ? — je jetai un regard sur cette prose ignoble... Il y était question non seulement de moi, mais aussi de ma maîtresse, de Mlle Romanet, dont le nom me sauta tout de suite aux yeux ! J’allai d’un trait à la signature : Vindicta.

— Connais pas. C’est un pseudonyme sans doute, murmurai-je assez naïvement.

— Un renseigné, prononça M. de Persicot, m’a dit que c’était votre ancienne dactylo...

— Alice ? Ah ! oui, en effet... L’intellectuelle aux lunettes ! Je l’ai flanquée à la porte à cause de ses opinions révolutionnaires... Elle m’a dit, en me quittant : « Nous nous retrouverons. » Je la retrouve... Et que dit-elle, cette chipie ?

Je me mis à lire, d’abord très vite, puis lentement, revenant parfois sur les passages les plus perfides, l’article de Vindicta. J’y étais traité d’orgueilleux parvenu et accusé de préparer mes parfums avec la sueur du peuple (moi qui, au contraire, ai créé une crème antisudorifique à bon marché, la Palméa !), j’y prenais l’aspect d’un négrier brutal avec ses esclaves, d’un pingre odieux et même d’un empoisonneur, mes produits étant nocifs au plus haut point et faisant, outre ma fortune, celle des médecins spécialisés dans les maladies de peau ! Tout cela, à vrai dire, ne me touchait guère... Quel succès ne se paie pas au prix de pareilles calomnies ? Mais je me sentis plus profondément blessé par le passage que voici :

« Ce ventru, laid, chauve et grotesque, s’est mis, sur le tard, à faire la noce... Et quelle noce ! On ne voit plus que lui à Montmartre en compagnie d’une certaine Micheline Romanet, dite Michèle de Romani et, dans l’intimité, Miche et même Michette, qu’il a d’ailleurs débauchée dans son propre bureau, car elle a été, d’abord, sa secrétaire à 450 francs par mois ! Oui, cet officier de la Légion d’honneur a honteusement abusé de l’innocence et de la misère d’une pauvre fille !... Un jour, après déjeuner, dans un accès de rut sauvage, ce patron s’est jeté sur la salariée, et, malgré la résistance désespérée de sa victime, il a pu satisfaire sa lubricité de bourgeois trop bien nourri. Ainsi conquise à son corps défendant, la pauvre enfant, fleur flétrie par le souffle empoisonné du stupre capitaliste, a dû, elle aussi, augmenter le nombre de ces créatures qui, nées au sein du peuple, consentent pour un peu d’or et quelques perles à servir de jouets aux riches et aux puissants d’une société pourrie. Elle a renoncé à la machine à écrire pour devenir la maîtresse en titre du pacha de Rueil et de la rue des Capucines ! Et elle est en train de se lancer au cinéma, grâce à la galette de son vieux... Honoré Paquignon alloue des salaires de famine aux femmes qui travaillent honnêtement, mais Nono prodigue l’argent à celles qui, sans dégoût, du moins apparent, étanchent sa soif de basses voluptés. Dans sa vanité naïve, il se croit un don Juan... Mais nous connaissons un « Prince charmant » qui obtient plus de succès que lui et pour moins cher : ce préféré est couché par mademoiselle et nourri par monsieur. Cela pourra même faire l’objet d’un superfilm intitulé : L’impératrice des poires » !

Étourdi sous le choc, je m’exclamai :

— Par exemple !... Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mais sous le regard du colonel, je me repris et, d’un air aussi calme que possible, j’articulai :

— Je n’y comprends rien... Vous comprenez, vous ?

— Je comprends qu’on veut vous ennuyer... Et remarquez que cet article ne doit pas être le seul. On annonce une suite...

— Alors ?

— Alors... Alors, je ne sais pas.

— Il y a deux attitudes : le mépris ou la lutte. Je choisis le mépris.

— Et devant ces menaces de grève, ces dangers de sabotage, le mépris aussi ?

— Parfaitement !

— Soit, dit le colonel avec le geste d’un homme qui pense : « Vogue la galère ! »

Je trouve que mon chef de personnel n’est pas assez de mon avis dans cette affaire... Lui aussi manque d’énergie, de cran. C’est bien la peine d’avoir commandé un régiment à Verdun !

Mais au fait, que m’importe ? Rueil, mes usines, mes ouvriers, mes machines, mes produits chimiques, tout cela ne m’intéresse pas en ce moment... Je suis tout à la pensée que Miche me trompe avec le ridicule, le grotesque Félicien ! Et cela me fait mal... Est-ce curieux ? Moi, un homme d’affaires à qui ne manque pour être Américain que d’être né en Amérique — quant au reste, j’en remontrerais à un businessman de Denver ou de Milwaukee — moi, Honoré Paquignon, je prends au sérieux cette risible mésaventure ! Que dis-je, je la prends au tragique. Et maintenant que le colonel de Persicot est parti, je vais et je viens dans mon bureau comme un lion en cage, un lion furieux qui veut mordre, qui veut déchirer... En attendant, je me déchire moi-même.

Je ne peux y tenir. Il faut que j’aie une explication, qui sera terrible, avec cette misérable Michette... Ah ! je vais lui en dire des choses, je vais la battre, je vais... En tout cas, je vais lui dire que je la plaque. Fini entre nous ! Ah ! mais !...

Je trouve Micheline chez elle. Accueil un peu las, un peu tiède, comme d’habitude... Mais je vais réchauffer la situation. Je tends le Petit Bolchevik illustré à la perfide créature en prononçant ce seul mot d’un air que je veux redoutable :

— Lisez !...

— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ? Tu en fais une tête !...

Miche prend le torchon et se met à lire l’ignoble article, lentement, posément, comme je l’ai fait moi-même. Je cherche sur son visage les reflets livides de son angoisse intérieure, de sa crainte d’un châtiment immédiat et impitoyable. Mais rien, je ne vois rien... Miche ne paraît pas émue du tout. Et ses premiers mots sont :

— Micheline Romanet ? Ce canard aurait bien pu m’appeler Michèle de Romani...

Je vocifère :

— Il ne s’agit pas de cela, mais de votre trahison !

— Ma trahison ? Non, mais tu dérailles, mon petit... Alors, c’est vrai, tu marches ? Tu crois à ce que raconte ce M. Vindicta ?

— C’est une femme...

— À plus forte raison... Ah ! je me suis toujours dit que les journaux, c’est rempli de blagues. En voilà une et pas ordinaire !...

Sur ce, Miche se mit à rire de la façon la plus naturelle du monde. Je m’attendais à ses larmes, à ses cris, à ses supplications... Ce changement au programme me désarçonna. Mais remontant le plus promptement possible sur mon cheval, je m’écriai :

— À l’hypocrisie la plus noire, vous joignez le cynisme le plus révoltant... Vous êtes un petit monstre !

— Moi ? Dis donc, avant de m’arranger ainsi, renseigne-toi. Tu viens me faire une scène de jalousie sans même me laisser placer un mot. Et tout ça, parce que ce Petit Bolchevik illustré se paie ta tête — tu en tires une langue, sur ton portrait ! — et la mienne, par-dessus le marché ! Dommage qu’il n’ait pas publié aussi ma caricature. Être caricaturé, mon cher, c’est être célèbre !... Allons, assieds-toi. Veux-tu prendre quelque chose ? Un porto ?...

— Je ne veux rien ! Tout est fini entre nous...

— Allons, un petit porto... Cela te remettra.

Déjà le porto est servi, mais j’affecte de n’en rien savoir. Je suis venu pour faire une scène formidable et il faut que je la fasse. Seulement Micheline ne me met pas en train avec son calme invraisemblable, son rire inouï, son attitude de petite femme sans peur et sans reproche qui, pour un peu, parlerait déjà d’autre chose.

Le porto m’excitera peut-être... J’en bois une gorgée qui passe difficilement. Puis, estimant que je dois agir, je fais un éclat. J’en fais même plusieurs, car je saisis une petite potiche japonaise et — vlan ! — je la brise sur le carreau de la cheminée. Ah ! ça commence !...

Mais Michette me montre la potiche qui fait pendant et me dit :

— Il y en a deux... Pendant que tu y es !

Me voilà encore démonté et je dois en avoir l’air, car Micheline se met de nouveau à rire. Puis :

— Tu me fais de la peine, mon pauvre Nono. Et c’est bien pourquoi je consens à te dire, une fois encore, que cet article est stupide. Moi coucher avec Félicien ? Et pourquoi, je te prie ?... J’ai un ami qui m’aime — la preuve, c’est l’état où tu es — qui m’assure une existence confortable, qui s’intéresse à mon avenir, qui me satisfait à tous les points de vue. (Je ne suis pas la femme-Vésuve, moi !) Et j’irais le tromper avec un type falot comme ce Félicien ? Vraiment, tu me prends pour la dernière des grues... Et puis, est-ce que j’ai le temps ? À huit heures du matin, je suis à Villemomble... Toute la journée je travaille. C’est dur, le cinéma ! Comment veux-tu que je trouve au studio un endroit et un moment pour faire ce que tu crois ? Félicien, mon petit, mais il est ahuri, abruti et bien loin de me parler d’amour, il m’engueule... Oui, comme il engueule tout le monde. C’est le genre des metteurs en scène, paraît-il. Et nous y passons toutes, même Gipsy Duval, une petite blonde dont l’ami a lâché 500.000 francs à Félicien pour qu’elle joue une panne dans l’Impératrice des hommes. Alors ?

Je bus une deuxième gorgée de porto : elle passa un peu mieux. Mais je m’écriai, toujours dramatique :

— Boniments !

— Boniments ? Écoute, je vais te prouver que je suis sincère. Eh bien, oui, là, j’ai pensé à coucher avec Félicien... Et c’est de ta faute. J’y ai pensé quand tu rechignais à t’intéresser à mon avenir d’artiste, quand tu me refusais de mettre un peu de ton immense galette dans l’Impératrice des Hommes. Je me suis dit : « Faute d’argent, j’offrirai mon corps à ce Félicien qui n’est cependant pas du tout mon type. Pour arriver il faut faire des sacrifices... Ce sera pénible, ce sera humiliant, mais je n’ai pas le choix des moyens. Et la plus jolie fille du monde, si personne ne la protège, ne peut elle-même donner que ce qu’elle a. » Voilà ce que j’aurais peut-être fait si... Tu vois, j’avoue tout et j’aurais pu garder cela pour moi. Peux-tu encore douter d’une femme qui te prouve ainsi sa franchise, sa loyauté ?

Et, me reversant du porto, Michette ajouta :

— Mais tu as rempli ton devoir, tu m’as ouvert les portes de la carrière de star et cette vilaine pensée m’a quittée à jamais. Il n’y a plus de raison, maintenant, pour que je ne te sois pas fidèle... D’autant plus que je t’aime bien, mon gros Nono en sucre de pomme ! Est-ce que cela ne se voit pas, que je t’aime, dis ?

Elle s’installa, malgré ma résistance, sur mes genoux, but à mon verre et m’obligea à avaler le reste. Que pouvais-je faire ? Deux heures après, je sortais un peu las, mais ravi de chez celle que le Petit Bolchevik illustré avait si odieusement calomniée.

Voilà cependant comment, de nos jours, la presse révolutionnaire se permet d’outrager des hommes comme moi et les personnes qui les touchent de près ! Et qui nous protège contre ces attaques ? Personne...

En rentrant chez moi, il m’a paru que ma femme m’accueillait tristement. Mais elle est sujette depuis quelque temps à des crises d’humeur noire, elle qui, d’ordinaire, se montre d’un caractère si enjoué ! Mais je pense qu’elle souffre de l’estomac...

L’été prochain, je l’enverrai à Vichy.


L’autre matin, j’ai accompagné Micheline, sur sa demande, à Villemomble.

— Tu nous verras, m’a-t-elle dit, en train de tourner un épisode épatant de l’Impératrice des Hommes... J’ai un pantin dont je tire la ficelle et qui se transforme successivement en roi Salomon, en Louis XIV, en Napoléon, en Félix Faure. Mais il garde toujours la ficelle et je continue à la lui tirer... Tu comprends, c’est symbolique. Moi, je suis en Ève... Avec un peu plus de costume qu’au paradis terrestre, bien entendu. Le public est si bête au cinéma !

— Tu es en Ève tout le long du film ?

— Non, j’apparais successivement en reine de Saba, en Cléopâtre, en Mme de Montespan, en Joséphine, en...

— Je comprends : tu représentes la Femme avec un grand F. Et Félicien, qu’est-ce qu’il fait là-dedans ?

— Adam...

Je dus avoir une grimace car Miche se hâta d’ajouter :

— Oh ! Il est très habillé. Et puis il devient tout de suite Salomon, Louis XIV, Napoléon, Félix Faure...

— Avec la petite ficelle que tu tires. Très bien. Et le serpent ?

J’avais posé cette question sur un ton que je voulais plaisant. Mais au fond, je ne badinais pas du tout. Je me souvenais de l’article du Petit Bolchevik illustré et j’imaginais cet Adam et cette Ève : sans doute, ils n’étaient pas tout nus et il ne s’agissait que de cinéma, mais enfin...

Au studio de Villemomble, je n’assistai à aucune opération cinématographique. Félicien, qui n’était pas en tenue d’Adam mais en complet cycliste, pria Micheline d’aller voir le régisseur pour s’entendre avec lui au sujet de certains costumes et accessoires, puis il me dit :

— Le hasard vous amène fort à propos, cher monsieur Paquignon... Nous avons à causer. Voulez-vous passer à mon bureau ?

Il me conduisit dans une manière d’atelier encombré d’objets hétéroclites et décoré d’affiches multicolores. Là, tout de suite, il prit dans un amas de journaux le Petit Bolchevik illustré et me le montra en me demandant :

— Vous avez vu cette ordure ?

Sans attendre ma réponse, il continua :

— Ce serait odieux, si ce n’était grotesque. Mais je suis au-dessus de cela. Vous aussi... Cependant, je suis désolé de voir Mlle Michèle de Romani mêlée à ces racontars calomnieux. Elle si réservée, si digne, si noblement préoccupée de son art ! Ah ! monsieur Paquignon, qu’on cherche à nous atteindre, nous, les hommes, passe encore... Nous avons de l’estomac. Mais, au moins, qu’on respecte les femmes, surtout quand elles se tiennent comme votre amie !

Félicien paraissait très ému. Sa voix tremblait... Et devant cette belle indignation, je me sentis moi-même remué.

— Ne parlons plus de cet incident, fis-je avec une certaine grandeur. Mlle de Romani et moi le considérons comme clos.

— Eh bien, pas moi ! s’exclama Félicien... D’autant plus que ce sale canard menace de continuer. Au surplus, vous savez ce que Basile a dit de la calomnie : il en reste toujours quelque chose. Basile aurait même pu ajouter : surtout quand il n’y a rien. Je tiens donc à avoir une explication avec vous...

D’un geste, je voulus balayer tout cela, mais, déjà, il me plaçait sous les yeux une énorme liasse de lettres bleues, vertes, mauves, roses, d’où s’échappaient, avec un parfum composite, des photographies de femmes.

— Voilà, dit Félicien, des centaines de poules de toutes catégories qui ne demandent qu’à devenir mes maîtresses. Je n’ai qu’un mot à dire et elles accourent, prêtes à se donner à moi. Il y a là — regardez ces portraits — de très jolies filles et beaucoup de la meilleure société... Ai-je un fluide spécial, monsieur Paquignon ? Suis-je un nouveau don Juan ? Pas du tout... Je suis tout simplement metteur en scène, cinéaste, un des rois de l’écran. Mais il n’en faut pas plus pour collectionner les succès les plus étonnants auprès des innombrables femmes qui sont prêtes à tout, à commencer par le reste, afin d’arriver à faire du cinéma... Qu’il me prenne la fantaisie de découper l’écran de cent quarante-quatre mètres carrés du « Film’s Palace » en petits, tout petits mouchoirs que je jetterai aux midinettes, aux bourgeoises, aux femmes du plus grand monde et, pour s’en emparer, la plupart se crêperont le chignon, toutefois si elles en ont encore un !

Félicien prit un temps, puis :

— Eh bien, non, monsieur Paquignon, je ne suis pas de cette école-là ! Je n’ai jamais, vous entendez, jamais profané le septième art ! Pas une femme, si jolie qu’elle soit, ne peut dire qu’elle est entrée dans mon studio en passant par ma chambre à coucher ! Je ne découpe pas l’écran lumineux en mouchoirs et je ne le transforme pas non plus en draps de lit. Et cependant, voyez si je suis tenté... Je ne marche pas, je ne marche jamais. Du reste, je n’ai pas le temps... Si vous saviez ce que ce métier me prend de temps et ce qu’il m’éreinte !

Je tendis la main à ce brave garçon en disant :

— Ne parlons plus de cela, cher ami.

— Je tenais à mettre les points sur les i, très franchement. Car en toutes choses, je suis sincère, loyal... Le cinéma, monsieur Paquignon, est le royaume de la lumière.

Cette explication n’avait pas été inutile, car, au fond, tout au fond de moi-même, il était resté un doute... Mais j’étais maintenant pleinement, définitivement édifié.

Félicien soupira et dit encore :

— Du reste j’ai des soucis, de graves soucis...

— Quoi donc ?

— Il s’agit de l’Impératrice des hommes où Mlle de Romani révèle un talent si étonnant. J’ai voulu faire trop grand, trop beau. Mes prévisions budgétaires sont dépassées. Je vois le port, j’y touche... et je me demande si j’y aborderai jamais.

Je songeai, avec un frisson dans le dos, à mes 200.000 francs.

— Que me dites-vous là, monsieur Félicien ? vous renonceriez à...

— Si j’y renonce, c’est que je m’y vois contraint, car je suis, comme vous, un lutteur. Mais que voulez-vous, l’argent est le nerf du cinéma. Certes, je pourrais terminer vaille que vaille ce film qui promettait d’être une superproduction vraiment supermondiale et de rapporter des superbénéfices, mais j’ai horreur du médiocre... Et plutôt que de me déshonorer artistiquement, je préfère abdiquer, tout au moins attendre des jours meilleurs. Je ne me plaindrai pas de ma défaite, mais je regretterai d’abandonner Mlle de Romani au moment même où elle va atteindre un succès bien mérité.

— Et mes 200.000 francs ?

Félicien eut un geste évasif :

— J’ai plusieurs commanditaires. Je les réunirai, je leur expliquerai... Ah ! je suis bien embêté !

— Et moi donc ! Mais enfin, il ne s’agit pas de jeter le manche après la cognée. Moi aussi, j’ai connu des moments difficiles, mais j’ai tenu bon. Que diable, on ne lâche pas ainsi une affaire, surtout quand on a des responsabilités, des devoirs...

— Je ne les méconnais pas et je le dirai à ces messieurs comme je vous le dis à vous... Je suis prêt à tout pour réussir quand même — d’autant plus que le résultat final sera merveilleux — mais alors qu’on m’aide, qu’on me tende la main ! Qu’à mon effort répondent les efforts de tous. Il me faut encore un million...

— Bigre !

— Augmentez votre part de 100.000 francs. C’est un placement de premier ordre... J’ai toujours fait gagner beaucoup d’argent à mes commanditaires. Et songez à Mlle de Romani... Je lui donnais 3.000 francs par mois, comme débutante. Je l’augmenterai... Et, dans quelques mois, l’Impératrice des Hommes paraîtra sur tous les écrans : ce sera la grande vedette pour votre amie et pour vous le commencement d’une récolte fantastique.

À vrai dire, l’éloquence de Félicien se heurtait, chez moi, à la méfiance d’un homme d’affaires qui ne s’en laisse pas facilement conter. J’en avais entendu plus d’un de ces boniments !... Mais, d’autre part, refuser purement et simplement, n’était-ce pas consommer la perte de mes 200.000 francs ? Si souvent le succès des affaires ne tient qu’à un fil, un fil d’or... Que faire ?

À ce moment, Miche entra, l’air très animé, et s’adressant à Félicien :

— C’est inouï ! se récria-t-elle... Cet idiot de régisseur veut me coller une chape d’évêque pour jouer le rôle de la reine de Saba ! C’est de l’époque, me dit-il. Moi, je m’en fiche pas mal... Ce qui est de l’époque pour une femme, c’est ce qui lui va !

Félicien se dressa et très digne :

— Mademoiselle, la présence de M. Paquignon ne m’empêchera pas de vous dire que vous avez tort, tort de ne pas obéir sans réplique aux ordres de mon régisseur général, tort aussi de le qualifier d’idiot... J’entends que mes artistes, quelles qu’elles soient, se montrent disciplinées. Mademoiselle de Romani, vous porterez la chape d’évêque et je vous inflige cent francs d’amende.

Micheline, médusée, balbutia :

— Mais, mais...

— Il suffit, mademoiselle. Retirez-vous... J’ai encore à causer avec M. Paquignon.

Et Miche s’éclipsa sans piper mot.

— Je m’excuse, cher ami, me dit Félicien, mais je tiens avant tout à la discipline... Sans autorité, sans énergie, pas d’ordre, pas de bon travail !

C’est là un de mes principes les plus chers. Du coup, Félicien grandit prodigieusement dans mon estime... En même temps, je songeai que sa sévérité me fournissait une preuve décisive de la pureté de ses relations avec Michette : on ne traite pas ainsi une femme dont on est l’amant. Et c’est dans un élan d’amitié reconnaissante que je déclarai à Félicien :

— Mon cher, vous n’avez pas à vous excuser. Au contraire. C’est moi qui, peut-être... Mais laissons cela. Je vous ouvre un nouveau crédit de 100.000 francs.

Et j’ajoutai, très spirituellement je crois :

— Et même de 100.100 francs... Car les cinq louis d’amende de cette pauvre Miche, c’est moi, en fin de compte, qui les paierai.

— Je vous en prie... Je passerai l’éponge.

— Non, non, j’y tiens... L’autorité, la discipline, l’ordre avant tout !

Je ramène mon amie chez elle, rue de Budapest, puis je passe à mon bureau que je délaisse un peu depuis quelque temps. Je téléphone à mes usines de Rueil et je demande le colonel de Persicot.

— Allo ! Quoi de neuf ?

— Rien à signaler, monsieur Paquignon. Plutôt une tendance à l’amélioration... Ça se tasse.

— Vous voyez, une attitude ferme, il n’y a que ça ! Ces gens-là, voyez-vous, sont insatiables. Toujours des revendications ! Ils ne savent pas combien la position de la grande industrie est devenue difficile avec tous ces obstacles, tous ces impôts, tous ces frais... Allo ! Vous m’entendez, colonel ?

Silence.

On a dû couper la communication. Ah ! ces téléphones !


Ce soir, nous avons dîné, Miche, Félicien et moi au Super-Suppers, place Pigalle.

Félicien est tout ragaillardi : l’Impératrice des hommes est sauvée, car d’autres commanditaires, entraînés par mon exemple, ont consenti de nouvelles avances. Miche est très en train. Nous rions beaucoup.

Le baron de Montmartre, escorté de deux petites femmes, a fait son entrée vers dix heures... Après avoir promené sur l’assistance amusée l’éclair de son monocle à la Sagan, il est reparti précipitamment sans vouloir entendre le gérant qui lui offrait une table.

Mais où donc ai-je vu ce drôle de bonhomme ?

V
LE BILBOQUET ET M. BRIFAUT

Je suis allé visiter le Fémina garage où j’ai été reçu par la directrice, Mlle Sarah Lyon, une brunette très gaie, très enjouée, ce qui ne l’empêche pas de s’occuper sérieusement de cette curieuse entreprise : elle m’a l’air, en effet, de mener son personnel avec une autorité assez étonnante chez un petit bout de femme faite pour des occupations plus frivoles.

— Et Pierrette ? ai-je demandé, très amusé au spectacle de ce garage organisé par des jeunes filles du monde et d’ailleurs en pleine prospérité, — ce qui m’étonne peut-être plus que tout le reste.

— Pierrette ? La voici...

Et je vois arriver ma fille en salopette ! Oui, la fille de M. Honoré Paquignon, grand industriel, est vêtue en ouvrière, que dis-je, en ouvrier ! J’ai bien fait de ne pas amener sa mère... La pauvre femme eût, sans doute, poussé de hauts cris en voyant vêtue de toile graisseuse l’être de luxe qu’elle couve depuis sa naissance de dentelles et de soies !

— Comment va ? me demande Pierrette en me tendant une main gantée tandis que de l’autre, elle tient une clef anglaise.

— Très bien... Pour te voir, il faut que je vienne ici.

— C’est vrai. Je me lève de bonne heure, je déjeune à côté, chez un bistro, et le soir je rentre tard... Nous avons un de ces boulots ! Car tu sais, ça marche, notre boîte... On refuse du monde !

— Très bien. Le commanditaire s’en réjouit, mais le père s’étonne de t’entendre parler ce langage et de te voir dans ce costume.

— C’est le métier qui veut ça... Nous reprenons notre vocabulaire et nos robes à la sortie.

— Tu travailles donc de tes mains ?

— Je bricole... Il y a des chauffeurs-amateurs qui n’entravent que pouic à leur voiture. Ils savent conduire, tout juste. Alors, comme moi je suis calée, je cherche les pannes, je mets la main à la pâte, j’aide notre mécanicienne... Une petite qui s’y connaît : elle a même inventé un dispositif épatant pour le changement de vitesse.

— Et tout cela t’amuse ?

— Cela m’intéresse énormément.

Je suis ahuri, je l’avoue... Dire que cette manière de garçon, c’est ma fille ! J’aurais voulu avoir auprès de moi une gentille, douce, angélique créature vêtue de mousseline vaporeuse et portant le plus longtemps possible ses cheveux dans le dos, — enfin une jeune fille de mon temps, — et j’ai là, devant moi, les mains dans les poches, la cigarette au bec, un être bizarre qui me dit papa, c’est vrai, qui est ma fille, sans doute, mais qui s’affirme, avec un égoïsme formidable, une jeune fille non pas de mon temps mais du sien !

Je ne suis pas satisfait du tout, malgré le succès du garage... Mais, avant de m’en aller, je déclare :

— J’ai bien pensé à garer chez toi nos deux limousines... Mais elles sont, comme tu sais, dans l’ancienne remise de l’hôtel. En revanche, je puis t’envoyer deux ou trois de mes camionnettes de livraison.

— Impossible, papa, c’est complet !

Je n’insiste pas... Le commanditaire et le père sont traités sur le même pied par cette jeune personne en salopette qui n’a évidemment pas l’air de sortir du Saint-Cyr de Mme de Maintenon.

Peu de jours après, mon fils vient me trouver dans mon fumoir où je suis en train de lire le Parfumeur français, organe officiel de notre chambre syndicale.

— Mon petit papa, me dit-il après m’avoir embrassé, j’ai quelque chose à te demander.

Mon fils est assez exactement ce que je voudrais que fût ma fille. Tandis qu’il s’installe avec grâce dans un fauteuil, je songe que ses cheveux sont plus longs, plus ondulés, ses yeux plus caressants, ses gestes plus gracieux que ceux de Pierrette... Son veston cintré, pincé à la taille, bouffe sur la poitrine et me fait songer au parti pris de sa sœur d’être extra-plate. Oui, il me semble qu’il y a maldonne ou que nous nous sommes trompés, ma femme et moi, sur le sexe de nos enfants.

— Je t’écoute, ai-je répondu.

— Voici : veux-tu nous prêter pour un soir, à mes amis et à moi, la galerie de l’hôtel et les deux grands salons ?

Mon hôtel est très vaste. Il comporte, en effet, une galerie spacieuse comme un hall de palace et plusieurs salons, le tout meublé en ancien que je crois authentique : j’y ai mis le prix.

— Gentil papa, continue Maurice, tu sais que notre revue d’art, le Bilboquet, s’est adjoint un théâtre où nous comptons donner des séances d’art... Seulement, nous n’avons pas de local. Alors, j’ai pensé que tu consentirais à...

— Tu as la prétention de transformer ma maison en bouiboui ?

— Oh ! papa !... Mais il s’agit d’une manifestation d’intellectualisme plastique de la plus noble élévation. Nous réciterons des poèmes d’art, nous ferons entendre de la musique d’art et nous donnerons la première représentation d’une pantomime d’art...

— Merci ! Vous allez amener chez moi des cabotines, des poules... Songe à ta sœur, à ta mère !

— Des poules ? fait Maurice avec une moue réprobative... Jamais de la vie ! Pas de femmes... Les femmes, ce n’est pas artistique, ce n’est pas intellectuel ! Non, non, notre spectacle sera parfaitement noble, digne enfin du Bilboquet. Et puis, nous aurons un public très chic...

— Un guichet à la porte, chez moi ? Et des gardes municipaux, sans doute ?

— Non, non, rien que des invités.

— Des rapins, des poètes, des bohèmes, enfin de ces phénomènes que tu fréquentes !

— Je te ferai observer, papa, que la rédaction du Bilboquet ne compte que des jeunes gens très bien et même très riches. Pour qui nous prends-tu ? Quant à nos invités, tu peux être tranquille, ce sont des gens du monde, des personnalités parisiennes... Nous aurons M. Berthelier, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères — c’est un admirateur de notre mouvement — la princesse de Baccarat, qui nous comprend et nous suit, l’ambassadeur Urodonel, qui est de nos amis et bien d’autres. Tu verras, ce sera superbe...

J’ai toujours eu l’ambition de recevoir chez moi des artistes, des écrivains, des grandes dames, des hommes d’État, enfin, de créer un de ces salons où règnent l’esprit, le talent et la beauté et qui sont comme les pôles électriques de la vie parisienne. Mais ma femme est d’un pot-au-feu extravagant et elle n’a aucune espèce de conversation.

— Après tout, dis-je, cela pourrait s’arranger si malheureusement ta mère n’avait horreur de ces grandes réceptions.

— Maman n’aura à s’occuper de rien, ni de personne. Toi non plus. C’est le Bilboquet, seul, qui reçoit. Vous ne serez même nos invités que si vous y tenez...

— Tu nous mets gentiment dehors ?

— Pas du tout, petit papa chéri. Mais nous donnons un spectacle d’art, conçu pour des initiés. Et je crains que cela ne vous ennuie tous les deux...

— Traite-moi tout de suite d’idiot et n’en parlons plus. Je n’ai pas plus de chance comme commanditaire de ton Bilboquet que comme commanditaire du garage de ta sœur. Enfin, soit. Fais ce que tu voudras... Quand est-ce, ta manifestation pour initiés ?

— Dans une quinzaine. Le temps d’installer une scène et de décorer la galerie.

— Comment, tu n’es pas content de mes tapisseries, de mes meubles, de mes tableaux ? Tu es difficile...

— Papa, je ne discute pas tes conceptions. Nous avons les nôtres... Nous mettrions volontiers le feu au musée du Louvre, mais rassure-toi, nous n’abîmerons pas ton bric-à-brac.

Et sans me donner le temps de protester, Maurice saute sur mes genoux, m’embrasse gentiment en me disant « merci » et disparaît en laissant derrière lui l’odeur exquise de Moi toute... Lui au moins, ce n’est pas comme Pierrette, il ne fait pas fi de mes parfums. Ah ! pourquoi mon fils n’est-il pas ma fille ? Et on dit que Dieu fait bien ce qu’il fait !... Pas toujours, car il est parfois distrait et il commet des gaffes, comme tout le monde.


Ma galerie est livrée à d’étranges décorateurs qui sont à peu près tous russes, polonais, tchécoslovaques, bulgares ou iroquois. Mes Gobelins, mes Aubussons, mes Bouchers, mes Fragonards, mes Greuzes disparaissent bientôt sous des tentures de calicot décorées, si j’ose dire, de figures géométriques. Ce ne sont que triangles, cercles, losanges et polyèdres multicolores... Mes Clodions, mes Falconets, mes Houdons sont remplacés par des blocs informes et des fétiches nègres.

Ma femme contemple ces choses, ne dit rien et s’en va. Ma fille s’exclame : « C’est rigolo ! » Moi, je proteste :

— On introduit ici les symboles insolents de l’excentricité et de la folie modernes ! C’est un abus de confiance...

Maurice et ses amis ont des sourires dédaigneux qui me vexent.

— Papa, daigne m’expliquer mon fils, nous sommes en train de jeter à bas l’édifice vermoulu du passé... Nous chambardons tout et nous illustrons ta demeure en la choisissant comme cadre de notre premier acte révolutionnaire !

— Cela ne me flatte pas le moins du monde. Et même cela me déplaît énormément... J’ai horreur du chambardement, surtout quand il commence chez moi.

Mais ces jeunes gens se soucient bien de mes récriminations. Ils se sont installés en maîtres dans ma maison... Et quand je les vois, avec leurs visages pâles et ardents, au milieu de tous ces ouvriers plus ou moins slaves qui bousculent mes meubles et mes objets d’art, je me dis : « Le grand soir, cela se passera sans doute comme ça ! »

Le comble, c’est que j’ai dû régler la facture de ce chambardement révolutionnaire à domicile : 30.000 francs.

Naturellement, j’ai résisté, déclarant que j’aurais plutôt droit à des dommages-intérêts. Mais Maurice m’a répondu :

— Tu ne veux cependant pas que les parents de mes amis règlent les frais d’une installation faite chez toi ?... D’ailleurs, elle restera ta propriété. Tu auras ainsi un ensemble très réussi, un chef-d’œuvre de décoration moderne.

— Tu crois que je vais garder ces horreurs ? Non, non, je paierai aussi pour qu’on m’en débarrasse au plus vite, et cette fois, c’est de la galette que je lâcherai avec plaisir.

— Pauvre papa, m’a dit Maurice en empochant le chèque de 30.000 francs, c’est inouï ce que tu n’es pas à la page !

— Non, je n’y suis pas. Et je m’en vante. Je tourne même les pages dans l’autre sens...


La manifestation d’art du Bilboquet a été quelque chose d’ahurissant, d’invraisemblable, de fou... Maurice m’avait annoncé le Tout-Paris, mais je crois bien que nous avons eu le Tout-Charenton.

Je m’étais aventuré dans la salle en me demandant si j’étais bien chez moi. Quel spectacle ! Un public compact où se mêlaient des gens de toutes catégories et même de toutes couleurs, — car il y avait des noirs, des jaunes et sans doute quelques peaux-rouges — avait envahi ma pauvre galerie camouflée en hall du Dingo’s Palace. Beaucoup d’étrangers, certes, — des Américains à la bouche pavée avec notre or, des Américaines empêtrées dans leurs colliers de perles, des Scandinaves à lunettes larges comme des hublots, des Russes au front trop vaste ou trop étroit, des Juives déguisées en vitrine de bijoutier, des Japonais souriants, hermétiques et furtifs, etc. — mais aussi nombre de Français, des gens du monde, des hommes politiques, de hauts fonctionnaires et même, hélas ! de ces simples bourgeois qui continuent ou devraient continuer les traditions de la classe moyenne dont ils sont les représentants à la fois anonymes, caractéristiques et responsables.

J’entendis des invités d’aspect très normal déclarer d’un air convaincu en examinant la décoration de la salle :

— Ravissant ! D’un goût délicieux !

La princesse de Baccarat s’exclama :

— Une merveille ! Ces jeunes gens du Bilboquet ont des trouvailles passionnantes... Vraiment, quelle élite !

M. Berthelier, secrétaire général du ministère des affaires étrangères, dit à l’ambassadeur Urodonel :

— Mon cher, voilà le hall rêvé d’une ambassade de France... À diplomatie nouvelle, décor nouveau !

Je reconnus, de loin, des magistrats, de notables commerçants, de grands industriels, des financiers... Le député révolutionnaire Léon Plumet était là — cet ennemi du capital chez moi ! — non loin de Gustave Cousinet, l’ancien sous-secrétaire d’État à l’éducation physique, aujourd’hui sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, et de sa femme, l’ex-Lisette de Lizac qui fut la grande vedette du Casino de Paris. Et combien d’autres personnalités ! Mais je n’étais pas, Dieu merci, leur hôte et j’eus soin d’en prévenir les invités qui se trompaient fâcheusement d’adresse en me félicitant d’avoir organisé « cette soirée d’art ».

— Je n’y suis pour rien... Voyez le Bilboquet !

Le programme comportait l’exécution d’une symphonie moderne, Métallurgie, œuvre d’un jeune compositeur esthonien. On se serait cru, en effet, dans une fonderie, une forge ou une fabrique de chaudières... Ce vacarme fort bien imité fut très applaudi et les musiciens, ainsi encouragés, jouèrent avec des baguettes et des morceaux de zinc un morceau intitulé : Il pleut sur le toit. C’est peut-être un chef-d’œuvre, mais je préfère la valse de Faust... Je crus cependant devoir applaudir par politesse. Je ne tenais pas à jouer publiquement les mécontents, les hostiles. Mais je ne pus en faire autant quand de jeunes membres du Bilboquet vinrent nous déclamer, les uns des poèmes ahurissants dont les mots semblaient avoir été copiés à la queue leu leu dans un dictionnaire, les autres des professions de foi carrément anarchistes... Le fils de M. Stéphany, conseiller à la Cour d’appel, lut une sorte de manifeste où il affirma la nécessité de mettre le feu à un certain nombre de vieilles cassines, le Palais de Justice, la Banque de France, la Comédie-Française, l’Élysée et l’Institut. Le fils du banquier Réginald Lévy se proclama l’ennemi des « bourgeois au ventre monstrueux, au crâne piriforme, au sexe mou » et décrivit une immense usine où ces « porcs engraissés » seraient mécaniquement saignés, détaillés, jambonnés, boudinés et mis en boîtes à conserves pour servir à l’alimentation des « hommes nouveaux » attablés dans un immense banquet fraternel. D’autres jeunes gens en smoking, extrêmement chics, vociférèrent des invectives, des imprécations du même style... Mon fils à moi récita un texte apocalyptique où je crus comprendre qu’il fallait chambarder le corps humain décidément trop traditionaliste, trop vieux jeu : il me parut que Maurice trouvait ridicules et assommants les cinq sens, toujours les mêmes depuis si longtemps... Le moment était venu de les remplacer par autre chose, mais il ne disait pas quoi. Je pensai que le fils d’un parfumeur devait tout au moins tolérer l’odorat...

Ma femme avait fui dès le début de la soirée, sous prétexte de migraine. Ma fille était allée se coucher après m’avoir dit en haussant les épaules :

— Il faut que je me lève de bonne heure... Et puis, je m’amuse plus au garage !

Moi, je m’obstinais... Mais j’étais très mécontent, d’autant plus mécontent que les invités applaudissaient avec un enthousiasme croissant ces dangereuses extravagances. Un monsieur, officier de la Légion d’honneur comme moi, déclara :

— Soirée inoubliable... Nous assistons à une éruption de génie, à un tremblement de terre intellectuel. Un monde nouveau se crée ici !

J’entendis maints propos de ce genre pendant l’entr’acte, alors que les invités du Bilboquet buvaient mon champagne, engouffraient mes gâteaux, mes sandwichs, mon foie gras — ce qui leur permettait d’attendre patiemment le jour prochain où ils me mangeraient en conserve...

Mais le comble de ma stupeur n’était pas encore atteint. Le spectacle se terminait par une sorte de parade intitulée : Plaisir des Dieux... Je n’y compris absolument rien. Six jeunes membres du Bilboquet s’exhibèrent vêtus en personnages à la fois mythologiques et modernes, car ils portaient la défroque des habitants de l’Olympe et le chapeau haut de forme, le melon ou la casquette anglaise de nos contemporains. Et soudain, mon fils fit son entrée aux sons d’un saxophone déchaîné et d’un tambour frénétique.

Maurice était nu.

Aussi nu que possible.

En tout cas, autant qu’une figurante de music-hall au dernier tableau de la Revue sans liquette.

Et mon fils se mit à danser... Il gambadait avec des grâces menues, il levait les yeux au plafond, il souriait au public ; il lui faisait, Dieu me le pardonne, de l’œil.

J’entendais ces exclamations étouffées :

— Il est délicieux !

— Quel style !

— C’est d’un intellectualisme !

— D’une eurythmie ! Et d’une profondeur de pensée !

Mais une main me toucha à l’épaule et une voix me dit à l’oreille :

— J’ai bien envie de flanquer un grand coup de pied dans le petit derrière de cet éphèbe !

Je me retournai en répliquant, poussé malgré tout par l’instinct paternel :

— Pardon, monsieur, c’est mon fils !

— Alors, vous devriez bien le corriger vous-même, mon cher monsieur Paquignon !

Je reconnus en ce bonhomme peut-être un peu vif un certain Marc Brifaut, plutôt mon contemporain que mon ami, mais qui, au hasard de nos rares rencontres, me traitait avec une inexplicable familiarité. Ce Brifaut s’attribuait sans doute ce droit sous prétexte qu’il était aussi « dans l’industrie ». Mais quelle différence entre nous ! Moi, j’ai des bureaux, des usines, lui occupe un modeste local dans je ne sais quelle arrière-cour de la rue du Temple ; j’ai des centaines d’ouvriers, lui dirige, en fait de personnel, deux ou trois galopins. Brifaut s’est tour à tour adonné à la bijouterie en toc, aux jouets, à la maroquinerie fantaisie, aux cartonnages et bibelots de publicité, aux accessoires de cotillon, à la lingerie en celluloïd, au caoutchouc sanitaire, à la lampe électrique de poche, à la fleur en papier, à l’article de pêche et à la T. S. F. ; il est plus inventeur que fabricant, perpétuellement en gestation de quelque merveilleuse idée qui doit lui rapporter enfin la fortune, exposant perpétuel du Concours Lépine et grand démarcheur auprès des industriels et commerçants qu’il importune avec ses multiples propositions. Moi-même, j’ai dû repousser son « flacon à bouchon inséparable », son « compte-gouttes marqueur », son « éventail-vaporisateur » et autres nouveautés, certes très amusantes et révélant chez leur créateur plus d’imagination, plus d’ingéniosité que de sens pratique. Pauvre Brifaut, brave homme, très intelligent, mais poète au fond !... Des poètes, il en est beaucoup dans le monde des affaires, beaucoup plus même que dans le monde des lettres, si j’en juge par les écrivains que je connais !

Je suis sorti, un peu étourdi, vaguement attristé, de ma galerie profanée et Brifaut m’a suivi. Me voici dans mon cabinet de travail et Brifaut s’est assis, d’autorité, en face de moi.

C’est curieux, je me sens maintenant en état d’infériorité devant cet homme que j’ai cependant rabroué tant de fois avec hauteur. J’ai l’impression d’avoir été pris en faute, il me semble que je mérite d’être réprimandé, traité avec une juste rigueur, et ce sentiment étrange chez un homme comme moi, habitué à gouverner, à dominer, est d’autant plus net que Marc Brifaut, silencieux, me fixe d’un regard sévère.

Je baisse le front... Oui, moi, Honoré Paquignon, un des rois de l’industrie parisienne, j’ai comme une envie de m’excuser auprès de cette espèce de raté. M’excuser de quoi ? De ce qui s’est passé ce soir, chez moi, et aussi de toutes sortes de choses du même ordre, de complaisances, d’abdications, de faiblesses. Tout cela me revient maintenant, dans une sorte de bousculade de regrets vagues, de remords amorphes. Je suis mal à l’aise moralement, et j’ai envie de purger ma conscience. Mais aussitôt ma dignité regimbe... Je n’ai de comptes à rendre à personne et moins encore à ce bonhomme ridicule qu’à quiconque. Après tout, je suis le maître chez moi !

Et c’est avec autant de désinvolture que possible que je déclare, après avoir allumé un havane dont le frère a été refusé, d’un geste, par Marc Brifaut :

— Curieux, n’est-ce pas, ce spectacle ?

— Très curieux.

— Vous faites donc partie, vous aussi, du Tout-Paris ?

— À l’occasion, comme vous voyez... Une invitation à votre petite fête m’est tombée entre les mains. Je n’ai pas voulu manquer ça... Et je n’ai pas perdu ma soirée !

Brifaut a un air étrangement sarcastique, mais je fais semblant de ne pas m’en apercevoir et de l’air le plus naturel du monde, je prononce :

— Le mouvement est de ce côté-là, paraît-il... Alors, qu’est-ce que vous voulez, mon brave Brifaut, il faut suivre, sous peine d’être lâché en route.

— Il faut suivre, dites-vous ? Et où croyez-vous donc qu’on vous mène, mon vieux Paquignon ?

Il m’appelle « mon vieux Paquignon » ! Lui qui, l’autre jour encore, me présentait timidement un nouveau modèle de plume à deux réservoirs, l’un pour l’encre, l’autre pour un élixir dentifrice ! Mais sans tenir compte de mon premier sursaut, il m’en fait faire un second en articulant d’une voix rude :

— On vous conduit à l’abattoir !

— Moi ?

— Vous et les autres, à commencer par un certain nombre de vos invités ! Ils sont comme ces moutons qui se bousculent pour avancer plus vite sur la route de la Villette... Encore les moutons sont-ils traqués par les chiens. Les bourgeois, eux, y vont de bon cœur, joyeusement, sans qu’il soit nécessaire de les mordre au mollet pour les décider à courir... Ils se trouvent très flattés de faire partie du troupeau des victimes désignées, ils méprisent qui n’est pas de cette lamentable cohue qu’ils appellent l’« élite » et en apercevant de loin l’abattoir, ils s’écrient : « Quel admirable édifice ! Comme on doit être bien là-dedans !... Allons-y vivement, d’autant plus que c’est l’établissement à la mode ! » Une belle bande d’idiots...

Et Marc Brifaut, dont le visage, d’ordinaire assez terne, est devenu étrangement animé, continue sans me laisser le temps de placer un mot :

— Cette fête donnée chez vous, bourgeois, par des fils de bourgeois, devant un public bourgeois, est une manifestation révolutionnaire et du caractère le plus inquiétant. Que des ouvriers, des prolétaires se réunissent pour acclamer le chambardement, c’est peut-être naturel, c’est en tout cas admissible... Mais vous, vous ! Et ne me dites pas qu’il ne s’agit en somme que d’art, de littérature, que ce ne sont là que des paradoxes, des jongleries d’idées, des parades esthétiques, des espèces de tournées de grands-ducs au pays de l’anarchie intellectuelle, dans les caboulots art nouveau de la cité future, ce ne serait ni une explication, ni une excuse. Ce dilettantisme est une désertion, une trahison, et vous en subirez les terribles conséquences le jour où se produira la catastrophe que les grands bourgeois préparent, comme les stupides grands seigneurs du xviiie siècle ont préparé 1793 en ouvrant les portes de leurs salons, de leurs galeries, à d’autres paradoxes, à d’autres jongleries d’idées, à d’autres loufoqueries qu’ils trouvaient, eux aussi, « exquises », « délicieuses » et « si curieuses, ma chère » ! Car le chambardement des arts, du style, du goût, des mœurs annonce toujours le chambardement du reste. Il n’y a pas de cloisons étanches dans le bateau où nous sommes et que pilotent des incapables, des lunatiques ou des fous. Il y a des tableaux qui sont des bombes, des livres qui sont des machines infernales, des modes qui sont des commencements de révolution : quand je vois tant de nuques rasées, je me dis que c’est déjà autant de fait pour le Samson qui coupera toutes ces têtes-là !

Brifaut parlait d’une voix ardente, avec une étrange lumière dans ses yeux, d’ordinaire timides et comme mouillés de résignation, d’humilité... Ses paroles trouvaient en moi un écho sympathique, un assentiment en quelque sorte instinctif, mais, d’autre part, elles me paraissaient un peu excessives et comme gâtées par je ne sais quel emballement, quel son lyriquement prophétique. Il y avait encore de l’inventeur, du poète dans tout cela. Et puis, je ne pouvais vraiment pas reconnaître et saluer tout de suite des vérités que j’avais laissé mettre à la porte de mon hôtel pour accueillir leurs pires ennemis. D’autant plus qu’il ne me convenait pas de me laisser faire la leçon par ce personnage falot.

— Voyons, voyons, fis-je avec un bon rire tranquille, vous prenez les choses bien au tragique. Si toutes les nuques rasées doivent être tranchées, il ne restera plus beaucoup de femmes après votre révolution. N’exagérons rien... Nous sommes ici entre Parisiens, entre gens d’esprit, et...

Marc Brifaut répliqua d’un air méprisant :

— Les Parisiens, les gens d’esprit ? C’est toujours ceux-là qui mettent le feu au cordon Bickford qui aboutit à la mine... Ils veulent voir comment ça fait, ça les amuse et quand vous leur dites que le petit jeu pourrait mal finir, ils répondent : « Bah ! Ça brûle si lentement... Et puis, en admettant que tout saute, nous n’y serons plus à ce moment-là ! » Mais, parfois, ils y sont encore...

— Vous poussez les choses au noir, mon bon ami.

— L’étincelle chemine... Et elle va même très vite.

— Tout cela parce que quelques jeunes fantaisistes ont dit des bêtises, ce soir, devant quelques douzaines de spectateurs plus complaisants que convaincus !

— La complaisance, précisément, c’est ce qui vous perdra, vous et vos pareils, et nous aussi, par la même occasion, car la catastrophe sera pour tout le monde. La complaisance, c’est-à-dire le snobisme, la faiblesse, la lâcheté... Tenez, il y a des moments où je me demande si les bourgeois méritent mieux que le sort qui les attend. Après tout, ils sont trop bêtes !

— Trop bêtes ? Ah ! permettez...

Au fond, j’étais assez de cet avis, mais il me parut que cette épithète s’appliquait à moi, car, enfin, de nous deux, j’étais le représentant le plus qualifié de la classe sociale traitée avec tant de mépris par ce bourgeois de deuxième zone.

— Vous calomniez les bourgeois, monsieur Brifaut ! ils forment la classe la plus intelligente d’une société qui n’existe et ne dure que par eux. Toute la civilisation est leur œuvre...

— Alors, pourquoi ne la défendent-ils pas contre ceux qui la menacent ? Pourquoi en est-il tant parmi eux qui se rangent parmi ses ennemis ?

Et, soudain calmé, Marc Brifaut me dit :

— Ah ! pourquoi discuter ? Allons, avouez-le, nous sommes d’accord, nous avons toujours été d’accord. Je vous connais bien, comme je connais bien tant de vos pareils !... Vous faites figure d’autoritaire et d’énergique et on vous attribue du bon sens parce que vous avez réussi dans vos affaires, mais vos affaires si vastes qu’elles paraissent ne sont, en réalité, que de petites choses... Et devant les grandes, vous êtes faible, hésitant, maladroit. Heureusement, il y a des gens comme moi qui passent pour des lunatiques parce qu’ils n’ont pas réussi, mais qui sont des réalisateurs quand il s’agit de l’essentiel. Cela vous ne l’admettez pas, dites, Paquignon ?

Cette prétention me parut assez comique et je le laissai voir.

— Moquez-vous, reprit l’étrange bonhomme, mais souvenez-vous, le moment venu — et il viendra peut-être bientôt — que j’ai trouvé le moyen d’éviter la catastrophe...

Je raillai :

— Ah ! vous avez encore inventé quelque chose ?

— Peut-être.

— Un appareil qui empêchera les explosions de poudrière ?

Mais Marc Brifaut ne semblait pas d’humeur à accepter, comme d’habitude, mes sarcasmes. Et c’est d’une voix grave qu’il répliqua :

— J’ai inventé ceci qui vaut mieux : nous devons remplacer notre fatalisme stupide par de la volonté, de la méthode, de l’action. Ce sont des appareils, si vous voulez, mais ils ne sont pas nouveaux. Je les ai retrouvés dans un coin, au milieu d’un tas de choses oubliées depuis longtemps, je les ai réparés, remis à neuf et j’ai amélioré leur fonctionnement. C’est en cela que je peux dire que je les ai inventés, car ils sont inconnus pour les bourgeois d’aujourd’hui. Et même je crois que j’aurai de la peine à les faire accepter par ceux qui en ont le plus besoin. Car je suis un vieil inventeur et je n’ignore pas que si, à la suite d’un cataclysme bizarre, tous les parapluies disparaissaient pour un siècle de la surface du globe, l’homme qui recréerait le riflard aurait tout d’abord à lutter contre des légions d’indifférents, de sceptiques, d’hostiles. Je sais donc ce qui m’attend. N’importe... Mon parapluie est pratique, solide, indispensable et il faudra bien qu’on l’adopte, sinon gare au prochain orage !

— Il ne s’agit donc plus que d’une averse ? C’est rassurant pour les poudrières...

— Plaisantez, plaisantez !... Mais au fond vous partagez mon inquiétude et peut-être même êtes-vous plus pessimiste que moi. Seulement, vous ne l’avouez qu’à vos heures et devant ceux qui, ayant dit comme vous, s’en tiennent là... On préfère se lamenter en chœur ! Cela soulage, mais on redoute l’homme qui, méprisant ces jérémiades, propose la résistance, la lutte... Cela pourrait, en effet, compliquer l’existence, amener des histoires, conduire assez loin et, dame, c’est bien du dérangement pour des gens qui tiennent avant tout à leur tranquillité.

Comment ne pas reconnaître que Brifaut avait raison ? Ces réflexions n’étaient-elles pas miennes depuis longtemps ? Et pourquoi les contredire par une sorte de vanité qui m’empêchait d’accepter ces critiques, hélas ! trop justifiées, mais faites sur un ton de supériorité quelque peu agaçant ?

Je finis donc par avouer :

— Moi aussi, je vois bien que les choses vont assez mal, et encore que mes affaires aillent très bien, je suis mécontent, préoccupé, ennuyé...

— Dites donc plutôt que vous avez peur !

— Peur ?

Ce mot brutal me secoua, me fit voir plus clair en moi-même et me décida à changer de ton pour continuer cet entretien où je me sentais définitivement dominé par Brifaut.

— Eh bien, oui, là, repris-je, je ne me sens pas rassuré.

— Vous avez peur, vous avez tous peur. Parbleu ! Cela se voit bien. Rassemblez des banquiers, des industriels, des hommes d’affaires, de grands bourgeois dans une maison en pierres de taille, entourée d’un triple rang de soldats, de cipaux, de sergents de ville, et ils n’en garderont pas moins, au fond du cœur, cette angoisse secrète. Ils vivent avec le sentiment qu’un immense, qu’un formidable danger les menace et, encore qu’ils prennent des airs importants et se disent les maîtres, ils tremblent... Voyons, est-ce cela, Paquignon ?

— Un peu...

— Reconnaissez que je dis la vérité, là, telle qu’elle est.

— Enfin, mon bon Brifaut, où voulez-vous en venir ?

— Pour conjurer la catastrophe, il faut, dès maintenant, nous organiser, nous discipliner, nous armer. Ne comptons plus sur l’État qui nous abandonne et nous trahit : aide-toi, le ciel t’aidera. La bourgeoisie a été invincible pendant plus d’un siècle et elle peut redevenir toute-puissante. En ce moment, elle dispose encore, mais pour peu de temps, sans doute, de l’argent, de l’intelligence, des forces sociales... Qu’elle s’en serve et forme bloc contre la révolution.

— Très bien, Brifaut, très bien.

— Oui, mais il ne suffit pas d’approuver, il faut agir, personnellement.

— Comment cela ?

— Les plus intéressés doivent donner l’exemple...

— Aïe ! Il va être question d’argent.

— L’argent sera la moindre des choses... C’est votre personne même que je demande. Nous créerons des groupes d’action à la tête desquels se placeront des hommes représentatifs tels que vous. Imaginez une espèce de garde bourgeoise encadrée, entraînée, outillée, armée, prête à foncer sur l’ennemi et à le disperser. Voilà qui peut nous sauver... Sans cela, rien à faire : nous sommes perdus d’avance.

La perspective de prendre la tête d’un groupe d’action, de foncer sur l’ennemi et de le disperser ne me paraissait pas extrêmement séduisante. Donner de l’argent, un chèque raisonnable, à quelque organisation de défense sociale, passe encore... Mais y aller de ma personne, ah ! diable, c’est différent ! Je n’aime pas les bagarres, et, d’ailleurs, ce genre d’exercices ne convient ni à mon âge, ni à mon caractère, ni à ma situation. Sans compter que cela peut devenir dangereux : les révolutionnaires disposent, paraît-il, de grenades, de bombes, de mitrailleuses et même de canons... Je tiens à mes millions, certes, mais aussi à ma peau, pour la protection de laquelle, après tout, je paie des gendarmes, des agents de police et même des centaines de milliers de militaires commandés par six maréchaux de France !

Ces réflexions avaient à peine eu le temps de traverser ma cervelle que Marc Brifaut, tirant de sa poche une liasse de papiers, me dit d’un air de plus en plus solennel :

— J’ai mon plan... Tout est prévu, réglé. Organisation générale, principes directeurs, état-major, recrutement, équipement, armement, manœuvres, mobilisation, points de concentration, transports et objectifs... J’ai même pensé à un uniforme, très simple, très pratique, mais seyant. C’est un détail qui a son importance. Et puis, il y a la propagande, la question financière, les relations avec la presse... Il s’agit de créer un mouvement formidable : la résurrection de la bourgeoisie, celle qui a conquis le pouvoir, qui, pendant si longtemps a été fière, courageuse, virile, avec toutes sortes de nobles vertus dont les moindres n’étaient pas la dignité dans la vie et le respect des bonnes mœurs... Ah ! les mœurs, voilà ce qui contribue aussi à nous perdre, monsieur Paquignon ! C’est inouï ce qu’il y a de bourgeois qui trompent leur femme, qui font la noce, cyniquement, avec ce qu’ils appellent eux-mêmes des poules ! Pas de bourgeois riche qui n’entretiennent quelque théâtreuse ou courtisane ! Traditions familiales, où êtes-vous ?

Je pensais à Miche et voulus plaider une cause qui était la mienne :

— De tout temps, les maris...

Il m’interrompit, sentencieux et décisif :

— Non, monsieur Paquignon, pas comme de nos jours. Cela dépasse les bornes ! L’adultère devient la règle et les bourgeoises se mettent, elles aussi, à le considérer comme un corollaire obligé du mariage. C’est effrayant... Et il y a une corruption plus grave encore. La licence des mœurs devient un défi à la nature. Des gens très bien étalent des aberrations, des vices qu’ils croient élégants, intellectuels, aristocratiques.

Marc Brifaut me regarda un instant en silence, puis :

— Des fils de famille s’enorgueillissent de suivre l’exemple d’Alcibiade.

— Alcibiade ? Celui qui a coupé la queue de son chien ? En voilà une affaire !

— Il faisait autre chose, monsieur Paquignon.

— Quoi ?

L’inventeur hésita, puis, haussant les épaules :

— Peu importe... Mettons qu’il était rédacteur au Bilboquet de son temps et qu’il donnait, lui aussi, des séances d’art devant les stupides bourgeois de l’élite ! Ça ne lui a d’ailleurs pas réussi.

Cette pointe était personnelle et directe. Elle me blessa au vif. J’ignorais alors en quoi consistait l’exemple d’Alcibiade orgueilleusement suivi par certains fils de famille — parmi lesquels, évidemment, Marc Brifaut était prêt à citer Maurice — mais j’en avais assez d’être ainsi traité, chez moi, de bourgeois aveugle, peureux, maladroit, vicieux et stupide... Je me levai et articulai avec toute la hauteur qui pouvait être la mienne devant ce petit bonhomme sans surface :

— Il suffit... Ces bavardages risquent de nous entraîner un peu loin et il se fait tard.

Brifaut se dressa aussi et prononça, lentement :

— Bien tard, en effet. Déjà trop tard, peut-être...

Puis, ayant serré les deux doigts que je lui tendais, il se dirigea vers la porte... Mais il faillit se heurter à Maurice qui, enveloppé dans une sorte de peignoir à grosses fleurs peintes, arrivait en sautillant comme une petite folle. Et avant de disparaître, Brifaut me lança avec un rire à la Méphisto :

— Gentil, mon cher, il est gentil tout plein !...

J’étais agacé, excédé, au bord de la colère.

— Quel succès ! me dit Maurice en battant des mains... Un triomphe ! On va en parler dans tous les journaux. Si tu savais ce que je suis content !

— Et moi, fis-je, je suis furieux.

— Oh ! pourquoi ?

— Parce que... parce que tout ce qui s’est passé ce soir, ici, a été imbécile, déplacé, inacceptable. J’ai entendu des choses odieuses. J’en ai vu de ridicules, pour ne pas dire plus. Prêcher la révolution chez moi ! C’est inouï... Et tu t’es montré dans une tenue ! Ah ! çà, tu n’as donc pas songé un seul instant que je pouvais être dans la salle ? Que ta mère, ta sœur... Et tu invites Tout-Paris pour qu’il te voie en costume de bain dans ma galerie ? On n’a pas idée de ça... Et voilà ce que tu appelles de l’intellectualité, de l’art ? Et tu m’annonces qu’on va raconter dans tous les journaux que le fils de M. Honoré Paquignon transforme la demeure de son père en music-hall et s’y exhibe aussi dévêtu qu’une figurante des Folies-Bergère ?... C’est le bouquet ! Ah ! ce brave Brifaut qui vient de sortir avait raison : j’aurais dû monter sur la scène et te flanquer, devant tout le monde, un grand coup de pied dans le derrière !

À ces mots que m’avait arrachés une colère incoercible, Maurice se mit à pleurer... Sur son visage qui n’était pas encore démaquillé, les larmes ruisselèrent, mêlant le bleu, le blanc et le rouge dans une dégoulinade attristante pour le père et même pour le parfumeur.

Mais j’étais décidé à pousser cette scène jusqu’au bout.

— Tu pleurniches comme une femmelette, repris-je, impitoyable... Regarde-toi dans la glace, tu es grotesque !

Maurice, tout secoué de grands sanglots, bredouilla :

— Je suis à bout de nerfs... Après tant d’émotions, tant de fatigues, être traité ainsi !... Que tu nies la qualité d’un tel effort, soit, je l’admets : tu ne peux suivre notre rythme... Mais aller jusqu’à m’insulter, me menacer ! Oh ! papa !... C’est affreux, c’est atroce, ce n’est vraiment pas gentil !...

— Taratata !

Maurice avait le visage de plus en plus barbouillé. Il était lamentable... N’importe, je lançai, à tout hasard :

— Tu fais ton petit Alcibiade !...

Mon fils sursauta et, cessant brusquement de pleurer, me demanda :

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Parce que... parce que... Enfin, tu dois savoir en quoi tu ressembles à Alcibiade ?

— Papa, je t’assure...

— Eh bien, je vais te l’apprendre, bien que je ne sois pas bachelier comme toi. Alcibiade était du Bilboquet de son temps... Et ça ne lui a pas réussi !

Maurice, tout interloqué, ne répondit pas.

— Aussi, j’ai décidé, tu entends, dé-ci-dé que tu cesserais de faire partie du Bilboquet et pas plus tard que tout de suite... J’en ai assez de ces extravagances ! Je ne donnerai plus un sou à cette publication qui n’intéresse personne et toi, tu n’y collaboreras plus sous aucune forme, ni sous aucun prétexte. Voilà !

Les paupières battantes et la voix mal assurée, mon fils articula :

— Rompre avec le Bilboquet ? Tu me demandes cela ?...

— Je t’en donne l’ordre...

— Eh bien, n’y compte pas.

— Comment, tu oses ?...

Je fis un pas vers Maurice qui recula, mais en me faisant face, les mains tendues, crispées, comme pour me griffer. Et soudain je le vis tomber, d’une pièce, sur le tapis, puis agiter les bras, les jambes en poussant de petits cris aigus.

Maurice piquait une attaque de nerfs !

Après avoir pressé fébrilement le bouton d’une sonnerie électrique, je sortis de mon cabinet en appelant au secours.

Des domestiques accoururent, puis ma femme qui se précipita vers son fils en disant d’une voix tremblante : « Le pauvre chéri !... C’est épouvantable ! Vite du vinaigre ! » Presque en même temps, des amis de Maurice, qui n’étaient pas encore rhabillés, arrivèrent et ajoutèrent au désordre en s’agitant en tous sens et en s’écriant avec des mines peinturlurées et affolées :

— Maurice a perdu connaissance !... C’est la réaction !... Il s’est donné avec tant d’ardeur !... Il a joué avec tout lui-même !... Il s’est trop tendu... L’arc a failli se briser !

Des invités qui avaient déjà revêtu leurs manteaux envahirent l’étroite pièce... Je voulus repousser cette cohue, mais il y avait là M. Berthelier, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères, la princesse de Baccarat, le député Léon Plumet, M. Cousinet, le nouveau sous-secrétaire des Beaux-Arts et sa femme, l’ex-Lisette de Lizac, du Casino de Paris, qui s’exclama :

— Je connais ça, moi !... Les soirs de générale, j’y allais de ma crise, régulièrement. L’art, ça vous tue ! À moins d’être une brute, bien entendu...

Je n’osai les prier de sortir et moi, l’homme d’action, l’autoritaire, le chef, je commençais à m’agiter vainement comme tous ces inutiles, quand un monsieur à la barbe poivre et sel, au ventre important, à la boutonnière ornée d’une grosse rosette de la Légion d’honneur, vint à mon secours en lançant d’une voix de commandement :

— De l’air ! De l’air !... Sortez tous... Vous voulez donc que ce malheureux périsse asphyxié ?...

Cette injonction produisit tout l’effet espéré. Les importuns s’éclipsèrent... Il n’y avait plus autour de Maurice, lequel transporté sur un canapé, avait repris ses sens, que sa mère, le monsieur décoré, moi et un domestique.

Le monsieur se pencha vers Maurice, lui prit la main qu’il tapota et prononça :

— Allons, je vois que cela va déjà mieux... Ce n’était rien : un évanouissement causé par l’excès de l’effort intellectuel et physique !

— Merci, docteur, dis-je à ce secourable inconnu.

— Monsieur, me répondit-il, je ne suis pas docteur, du moins en médecine. Je suis le critique d’art du Temps.

— Ah ! Très bien...

— C’est sans doute à M. Honoré Paquignon que j’ai l’honneur de parler ?

— À lui-même, en effet.

— Eh bien, monsieur, avant de me retirer, je tiens à vous adresser mes plus chaleureuses félicitations. Votre maison vient d’être le cadre d’une admirable manifestation d’art. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à moins et j’en rendrai compte, longuement, dans mon journal. Je me permettrai aussi de vous complimenter d’avoir un fils qui compte déjà parmi les plus captivants chercheurs de la nouvelle école. Sa collaboration au Bilboquet est très remarquable... Et je l’ai admiré, ce soir, dans son interprétation plastique et rythmique du Plaisir des Dieux. Vous devez être fier, monsieur Paquignon, de voir votre nom porté par un représentant aussi distingué de la jeune élite intellectuelle !

C’était un des principaux rédacteurs du Temps, du moniteur de la bourgeoisie, qui me faisait cet éloge du Bilboquet, de mon fils !... Brifaut n’était plus là, ses invectives ne faisaient plus, dans mon souvenir, qu’un bruit lointain, vague... Je venais de recevoir, à l’improviste, une manière de douche écossaise et je me sentais un peu étourdi. Pouvais-je, au surplus, repousser des compliments si aimablement flatteurs ? Je serrai donc la main du critique à la rosette et l’ayant remercié, je l’accompagnai jusqu’au vestibule où quelques invités, qui ne voulaient pas se retirer sans avoir obtenu des nouvelles rassurantes, me félicitèrent à leur tour du grand succès obtenu par cette « soirée inoubliable » et surtout par mon fils — « un garçon qui était tout bonnement en train de prendre la tête de sa génération ! »

Démonté, ne sachant plus, je rentrai dans mon cabinet où je trouvai Maurice qui, debout devant la glace, s’efforçait de remettre un peu d’ordre dans le méli-mélo de son maquillage. Sa mère m’accueillit avec des reproches :

— Tu as rudoyé cet enfant, me dit-elle... Je ne te reconnais plus : depuis quelque temps, tu es impatient, dur, brutal. Tu ne nous aimes plus, dirait-on.

Elle avait, à son tour, les larmes aux yeux et cela augmenta encore mon trouble, ma faiblesse. Je me sentais coupable, en effet, devant elle : depuis quelques semaines, pris par mon aventure avec Miche, je n’étais plus, certes, pour ma pauvre femme, le bon, le tendre mari d’autrefois.

C’est donc à peu près désarmé que j’entendis Maurice me dire, non sans quelque amertume :

— Maman a raison... Tu nous traites ! Penser que, tout à l’heure, tu voulais me frapper parce que je t’ai fait honneur ce soir... Jusqu’au critique du Temps qui m’admire ! Tu l’as entendu... Le Temps ! enfin, voyons, cela devrait te rassurer !

Et ne sachant plus, complètement désemparé, je détournai la tête, sans répondre.

J’étais vaincu.

VI
COMPLICATIONS ET CATASTROPHES

Le Petit Bolchevik illustré continue sa campagne de calomnies. Son dernier numéro contient un article tout simplement odieux : j’y suis traité d’épais jouisseur qui prodigue à ses maîtresses (je n’en ai qu’une !) un argent qu’il récupère en payant à ses huit cents ouvriers (j’en ai exactement six cent vingt-deux) un salaire de famine.

Les détails les plus crus et aussi les plus faux sont donnés sur mes « vices »... Je fréquente à Montmartre des endroits où « s’étalent cyniquement les stupres de la débauche bourgeoise » et on me voit entrer furtivement dans des maisons spéciales où de « malheureuses filles, victimes d’une société féroce, sont obligées de se prêter aux fantaisies sadiques des repus et des gavés de l’oligarchie capitaliste ! »

Et c’est encore signé « Vindicta ». Mon ancienne dactylo me poursuit de sa haine de femme laide, dédaignée, orgueilleuse... Je la revois avec son visage jaune et luisant, son sourire fourbe, ses yeux durs, ses lunettes d’étudiante révolutionnaire. Qui sait ? Elle m’en veut peut-être de ne pas lui avoir fait la cour. On maudit la société au nom d’idées générales, mais, au fond, cela se réduit à l’exécration d’un ou de quelques individus au nom de quelques déceptions particulières. C’est surtout vrai pour les femmes... Supposez que Louise Michel ait été ravissante : ses beaux yeux auraient vu le monde d’une tout autre façon. C’est souvent parce qu’on ne peut incendier le cœur des hommes, ou des femmes, qu’on rêve d’incendier Paris.

Il y a encore, dans cet article de Vindicta, des allusions très nettes à Mlle de Romani et à Félicien. Une caricature me représente même en Père éternel, assis sur un nuage et tournant le dos à Adam et Ève qui ressemblent au metteur en scène et à Michette et qui, dans un costume très paradisiaque, échangent ces propos dénués de tout esprit :

— Recommençons, ma chérie.

— Oh ! voui... D’autant plus que le « bon Vieux » ne nous voit pas !

Le bon Vieux ! C’est charmant... Comme si j’étais un de ces séniles roquentins à la manière du baron de Montmartre qui n’obtiennent les faveurs des femmes — et quelles femmes ! — qu’en les achetant... Je n’ai pas encore l’âge de ce rôle ridicule. Et Micheline sait me prouver, parfois même un peu trop bruyamment, que mes hommages bi-hebdomadaires lui font plaisir.

Cette attaque est évidemment inspirée par un des épisodes de l’Impératrice des Hommes... Mais qui donc renseigne ainsi le Petit Bolchevik illustré ? Félicien m’a expliqué :

— Mon cher ami, je suis logé à la même enseigne que vous. Il y a, dans mon personnel, des brebis galeuses... Nous sommes trahis, chez nous, par des gens que nous faisons vivre. Il deviendra bientôt impossible, en France, de diriger une entreprise quelque peu importante. Et cependant Dieu sait si je suis tenace...

Puis, d’un air compatissant :

— Ces calomnies dégoûtantes, je les méprise, mais je comprends qu’elles produisent sur vous un fâcheux effet... Mais si ! Mais si ! Je me mets à votre place et je devine... Miche aussi est très affectée. Ah ! comme il est facile de faire de la peine aux gens !

— Enfin, votre Impératrice des Hommes, ça avance ?

J’avais hâte, je l’avoue, de mettre fin à cette situation difficile en séparant Michèle de son metteur en scène... Car, en amour, le soupçon suffit souvent à créer le fait : un homme et une femme sont faussement accusés par la rumeur publique d’être amants, ils commencent par s’en défendre, puis, se regardant d’une certaine façon, ils se disent : « Après tout, ce n’est pas invraisemblable, cela pourrait même devenir vrai », et ils finissent par coucher ensemble. La calomnie est, à l’occasion, une entremetteuse.

— Ça avance, oui, répondit Félicien... Et nous tournerions bientôt le dernier épisode — le triomphe de la Femme incarnée par mademoiselle de Romani — si nous n’étions pas arrêtés par la question d’argent.

— Encore ?

— Ah ! mon cher, mon personnel a des exigences croissantes... Il menace de se mettre en grève. Je dois lâcher du lest, mais c’est pour monter plus haut... J’ai déjà des propositions de location fantastiques : les Américains veulent m’acheter l’exclusivité pour tous les pays anglo-saxons, le Japon, les Îles Philippines et Cuba. En dollars, bien entendu !

— Quand pourriez-vous avoir fini ?

— Si rien ne m’arrêtait, l’Impératrice serait terminée dans un mois. Il ne me reste plus à tourner que deux épisodes...

— Et combien vous faut-il ?

— Cent cinquante mille francs...

— Diable !

— Oui, mais ce sont des francs qui rapporteront des dollars. Tenez, voyez ces lettres... Elles sont éloquentes !

Et Félicien me fit passer sous les yeux plusieurs lettres rédigées en anglais et adornées d’en-têtes impressionnants : Universal Super-film, American Trust for mondial moving pictures, The famous World’s cinema company, etc., etc... Et sous ces vignettes encombrées d’attributs symboliques s’alignaient les innombrables zéros de capitaux merveilleux.

Mais, à beau mentir qui vient d’Amérique : je n’ai rien du gogo bien français qui n’ouvre les yeux que pour s’y faire jeter un baril de poudre... La méfiance est le premier sentiment qui m’inspire dans les affaires : je sais trop comment elles se font. Et je répondis à ce metteur en scène qui voulait peut-être me mettre dedans :

— Peu m’importe !... Au point où j’en suis, il est trop tard pour me documenter. Du reste, je n’ai jamais songé à gagner de l’argent avec votre film...

Félicien parut vexé et protesta :

— Permettez, le cinéma offre d’intéressantes perspectives aux capitalistes et je vous promets très sérieusement que...

— Non, ne me promettez rien, même très sérieusement. Nous verrons, le moment venu... En attendant, parlons net. Je consens à vous avancer encore 50.000 francs, mais je vous préviens que j’en resterai là.

À ces mots, le cinéaste prit un air très digne :

— Je ne puis accepter une proposition faite en pareils termes. Elle offense en moi l’artiste et l’ami. Monsieur Paquignon, il y a déjà eu, vous vous en souvenez, un incident entre nous... En voici un autre et plus grave, car c’est mon honorabilité même qu’il met en cause : j’en suis surpris et peiné. Mais pour vous prouver que, moi, je suis toujours franc, loyal, sincère et bien au-dessus de ces misérables questions de galette, je vous déclare que, sans avoir recours à vous — Dieu merci, il y a encore des gens qui ont foi en Félicien ! — je terminerai mon œuvre... Je suis de ceux qui ne lâchent pas, monsieur Paquignon !

— C’est à mon tour, monsieur Félicien, d’être offensé, bien que je ne sois pas un artiste.

— Vous m’avez soupçonné une première fois d’être un ami indélicat et maintenant vous me croyez capable de je ne sais quels mensonges...

— Pas du tout !

— Si, si, je devine votre pensée : vous vous méfiez de moi.

— Voyons, puisque je mets à votre disposition 50.000 francs...

— Je les repousse. Et je désire même qu’il n’en soit plus question. Brisons-la, monsieur.

— J’aurais le droit de me fâcher, car enfin ce ton...

— J’ai dit.

— Vous êtes d’une susceptibilité, mon cher Félicien !... Heureusement, je suis plus calme, plus raisonnable et les discussions d’argent ne m’ont jamais mis en colère.

— Il n’y a pas de discussion.

— Eh bien, j’insiste pour que vous acceptiez, là, gentiment... Tenez, je vais vous signer un chèque de 75.000 francs : ce sera bien la preuve que je crois en vous.

— Vous n’y croyez qu’à moitié.

— Je manque de disponibilités en ce moment... Et songez que je vous ai déjà avancé plus de 300.000 francs. C’est énorme pour une fantaisie...

— Une fantaisie ? Permettez !... Le cinéma est une des grandes industries mondiales et son avenir est illimité. Ah ! vous êtes bien le capitaliste français... Sortez-le du cercle habituel de ses affaires et il doute, il tremble, il se croit perdu ! L’art muet ne rencontre dans notre malheureux pays que des sourds... Comment voulez-vous que ça marche ? N’importe, j’ai la foi qui soulève les montagnes et le jour viendra où vous me rendrez justice.

— Je vous en prie, acceptez mon chèque... Quand ce ne serait que pour me faire plaisir !

Félicien eut un geste excédé, secoua la tête, poussa un profond soupir, puis :

— Soit, dit-il... Mais j’aurai ma revanche !

— Laquelle ?

— Celle qui consistera à vous verser votre part des bénéfices... Soyez tranquille, c’est une revanche que je prendrai largement. Voilà comment je suis, moi, Félicien !

J’ai quitté le studio avec une étrange impression de mécontentement, d’amertume, de vague colère... Je m’en veux à moi-même d’être faible et crédule, car mon témoin intérieur, celui qui m’observe, me critique et ne me cache jamais son opinion me dit : « Tu n’es qu’un idiot... On te berne, on te roule de toutes façons, tu le devines et tu sembles ne pas vouloir en être certain. » C’est vrai... Mon aventure avec Micheline m’a entraîné dans un cycle d’aventures ridicules où je joue le rôle de dupe quasi-consciente. Curieux état d’esprit : on me trompe, je m’en doute et, alors qu’avec un peu d’énergie je pourrais me dégager, je continue... Que dis-je ? Je m’enfonce chaque jour davantage. Voilà où j’en suis, moi, le Napoléon de la parfumerie ! Je ne me reconnais plus et je cherche la raison de ce changement incroyable... Alors, je m’aperçois que Miche a pris une grande place dans ma vie. Et pour redevenir moi-même, il me faudrait, tout d’abord, rompre avec elle. Le puis-je ? Je sens que le courage me manque... Aussi je préfère écarter des pensées désobligeantes, douloureuses parfois, qui reviennent d’ailleurs à la charge : je parviens à me convaincre de la fidélité de celle que mon observateur intime me dit être la maîtresse de Félicien, je me déclare enchanté de cette liaison qui, somme toute, me rajeunit et mêle à mon existence bourgeoise un peu de fantaisie romanesque, je me félicite même d’avoir des soucis d’ordre sentimental... Après tout, n’est-ce pas cela, l’amour ? Maintenons-nous donc dans cette position et fermons la porte à des soupçons qui, s’ils se transformaient en certitudes, briseraient tout chez moi : mieux vaut être à peu près heureux ainsi que tout à fait malheureux autrement. Le bonheur, a-t-on dit, c’est l’art de ne voir les choses que du bon côté.

N’importe, je me sens un peu lâche et c’est ce qui me met de mauvaise humeur... Aussi ai-je pris la résolution de me prouver à moi-même que je ne suis pas un faible. L’occasion se présente, car j’apprends, en rentrant à mon bureau de la rue des Capucines, que je suis attendu par une délégation de mon personnel ouvrier de Rueil. Il s’agit évidemment de revendications et je sais par le colonel de Persicot que les esprits sont très montés. Un faible, moi ? On va voir qu’il n’en est rien... Après tout, Napoléon lui-même ne s’est-il pas montré d’une faiblesse extrême dans ses amours avec Joséphine ? Cela ne l’empêchait pas, fichtre, de conduire ses armées à la victoire et de régenter l’Europe... Je ferai comme lui jusqu’au jour — fixé par moi — où je répudierai celle qui ne sera plus dans ma vie qu’une gêne ou un obstacle...

J’ai reçu la délégation ouvrière avec mon aménité habituelle, mon inaltérable sourire d’homme arrivé qui se doit et doit aux autres d’être bon : seulement, la main de fer était dans le gant de velours. Et tout de suite, j’ai déclaré :

— Mes amis, je suis prêt à vous écouter... Cependant, j’entends ne pas entrer en discussion avec vous. Formulez vos revendications, j’en prendrai note, je les examinerai avec bienveillance et je vous ferai connaître ma réponse par l’intermédiaire de M. de Persicot, chef de mon personnel.

L’orateur du groupe — un grand gaillard au regard assuré, à l’allure dégagée, au verbe facile — me répondit :

— On peut cependant bien s’expliquer avec son patron. Nous ne sommes pas des excités... Des fois, en parlant, on se met d’accord.

— Que réclamez-vous ?

— D’abord, nous ne gagnons pas assez... La vie devient de plus en plus chère.

— Mangez moins de poulets, mes amis.

— J’ai quatre gosses... Alors, vous parlez ! Et les copains sont comme moi : ils s’envoient plus souvent du bœuf aux choux que des poulardes de Bresse... Mais, au fait, pourquoi qu’on n’en mangerait pas aussi, nous autres, des poulets ?

— Vous avez raison... Le peuple a droit aux poulets tout comme les autres classes de la société. Mais enfin, il faut vivre selon ses moyens.

— Nos moyens ? Ils sont trop courts.

— Je vous paie au taux du tarif syndical. Vos salaires ne sont-ils pas ceux que vous m’avez demandés.

— Oui, mais tout raugmente... Alors, on n’y arrive plus !

À ce moment, je l’avoue, je me départis de mon calme, de ce calme qui a toujours été une de mes forces dans la vie, et je me récriai :

— Est-ce ma faute à moi si nous sommes gouvernés par des imbéciles qui n’entendent rien aux grands problèmes économiques, par des avocats bavards et prétentieux qui font de l’idéologie démagogique au lieu de se préoccuper, avant tout, des intérêts matériels du pays ? La vie chère, mais elle est la résultante logique et inévitable de l’incompétence parlementaire... Les grands problèmes économiques, voilà ce qu’il faut résoudre avant tout ! Lorsque nous aurons un gouvernement d’hommes initiés aux affaires, un système fiscal favorable à la production, un outillage national à la hauteur des besoins de l’industrie moderne, une administration capable de prévenir et de satisfaire les besoins des principaux facteurs de la prospérité générale — et j’ai la prétention d’être un de ces facteurs — alors, vous verrez, la vie chère sera bientôt jugulée et il y aura des poulets pour tout le monde au marché ! Ce n’est pas par des améliorations de détail que nous rétablirons l’équilibre... Il faut prendre les choses de haut, comme je le fais ! Les grands problèmes économiques, tout est là...

— Les grands problèmes économiques ? répéta le premier délégué... Bien sûr, faut s’en occuper, mais en attendant, il s’agit de vivre. Et c’est pas commode... Nous sommes arrivés au dernier cran de la ceinture !

— Les temps sont difficiles pour tout le monde. La parfumerie entre dans la période des vaches maigres... Je veux dire que je pressens un fléchissement du chiffre d’affaires. Je dois lutter, moi aussi... Nous luttons tous ! Vous voyez, je vous parle à cœur ouvert, je vous traite en collaborateurs, en amis...

— Je vous remercie, monsieur Paquignon, mais ça n’empêche qu’on voudrait une augmentation... Dix sous de l’heure pour les qualifiés, six sous pour les manœuvres. Et les femmes, cinq sous.

— Vous n’y pensez pas, mais c’est formidable !

— Ç’a été discuté au syndicat et nous sommes mandatés pour...

— Vraiment, vous en avez discuté à votre syndicat ! Vous fixez vous-mêmes vos salaires... C’est énorme !

— Nous sommes mandatés pour vous dire, monsieur Paquignon, que si nous ne nous mettons pas d’accord, faudra prévoir une grève...

— Nous y voici ! Vous m’apportez un ultimatum et vous me dites : « Ce sera ça ou nous abandonnons le travail ! » Se mettre d’accord avec moi, c’est en somme m’imposer vos conditions par la menace, par le chantage. Dites donc, mes amis, vous oubliez qu’il n’y a qu’une volonté qui compte ici et à Rueil : c’est la mienne !

Un des délégués prononça timidement :

— Des fois, on pourrait s’arranger... La grève, ce n’est rigolo pour personne. Ça fait de la misère...

— Ferme ça, ordonna le chef de la bande. Tu sais bien que les camarades nous ont dit : « Pas de marchandages ! » Il y a assez longtemps qu’on demande gentiment...

J’intervins, excédé :

— Oui, maintenant, on ne demande plus, on exige... Et quoi encore ?

— Justement, monsieur Paquignon, on a parlé d’une participation aux bénéfices...

À ces mots, j’explosai :

— Une participation aux bénéfices ?... Dites donc, et s’il y a des pertes, est-ce que vous y participerez aussi ? Vraiment, c’est trop commode ! J’ai créé une affaire, je l’ai fait prospérer à force de travail, de volonté, d’intelligence, j’ose le dire ; c’est mon œuvre, ma chose, moi-même, et vous venez me dire tout à coup, vous qui n’avez rien risqué : « Part à deux » ? Vous en avez du toupet !... Et vous ne m’avez pas regardé, moi, votre patron !

— Vous disiez il n’y a qu’un instant que nous étions vos collaborateurs...

— Possible, mais vous n’êtes pas mes associés. Des associés, je n’en ai jamais voulu... Le Napoléon de la parfumerie ne rendra jamais de comptes à personne, jamais !

— Alors, pas d’augmentation, pas de participation ?

Le premier délégué m’avait posé cette question d’un air grave, presque solennel, après avoir promené un regard préoccupé sur ses camarades.

La minute était décisive : de ma réponse dépendait la paix ou la guerre.

— Messieurs, répondis-je avec une grande dignité, je vous l’ai dit, je vous ferai connaître mes intentions par le chef de mon personnel.

— Pouvons-nous, dès maintenant, laisser espérer à nos camarades... ?

— Je réserve ma décision.

— Faudra, monsieur Paquignon, que nous soyons fixés avant ce soir. Car nous avons une réunion au syndicat...

— Je n’accepte pas de mise en demeure. Allez, messieurs !

Les délégués, assez décontenancés, se concertèrent du regard, puis leur porte-parole, d’une voix mal assurée, prononça :

— On a compris... C’est « non ». Alors, la grève, puisqu’il n’y a plus que ça !

Et sans même me saluer, ils sortirent.

En effet, c’était « non », et même trente-six mille fois « non » ! Ah ! certes, j’en avais de l’énergie, de la volonté, de l’autorité dans les grandes occasions... Enfin, je retrouvais en moi le Paquignon qui ne s’en laisse pas conter, qui n’agit qu’à sa guise, en balayant devant lui les résistances et les obstacles ! J’avais été beau dans cette entrevue et j’étais content de moi...

J’allai tout de suite mettre ma femme au courant des événements. Elle m’accueillit avec cet air désabusé, ce sourire triste que je remarquais chez elle depuis quelques mois. Après m’avoir écouté, elle me dit :

— Tu as eu tort.

— Comment, j’ai eu tort de ne pas me laisser terroriser par ces gens-là ? Des révolutionnaires, des bolcheviks !

— Tu aurais pu chercher un terrain d’entente...

— C’était à prendre ou à laisser.

— Mais non... En te montrant moins rude, tu pouvais gagner du temps. Et le temps, c’est un fameux diplomate...

— Peut-être, mais moi, je ne veux pas passer pour un faible. Un homme comme moi a des devoirs à remplir envers la société que menacent les ennemis de l’ordre... Si tant de chefs ne capitulaient pas à la première sommation, nous n’en serions pas au point où nous sommes. M. de Persicot leur signifiera mon refus catégorique... Il n’est d’ailleurs pas du tout certain que ces imbéciles se mettent en grève !

Et j’ajoutai très crâne :

— Du reste, je m’en fous !

En vérité, j’étais assez inquiet. Je plastronnais devant moi-même, mais je n’arrivais pas à m’en faire accroire... Une sorte de malaise moral m’accablait. Ah ! comme il est difficile d’être la dupe de la comédie qu’on se joue dans ce petit théâtre privé qu’est la conscience !

Le lendemain, à la première heure, un coup de téléphone du colonel m’annonça, brutalement :

— Pas un ouvrier n’a paru à l’usine... C’est la grève.

— Déjà ? Mais je n’ai pas encore fait connaître ma décision... Je comptais même vous charger de la transmettre à mon personnel.

— La grève a été votée, hier, dans une réunion assez mouvementée où sont venus palabrer des agitateurs professionnels de Paris.

— Soit. On verra bien qui aura le dernier mot.

— Il paraît que le discours qui les a le plus excités, c’est celui de votre ancienne secrétaire, une certaine Alice, enfin celle qui signe Vindicta dans le Petit Bolchevik illustré... Elle leur a raconté des choses fantastiques.

— Lesquelles ?

— Des stupidités. Rien qui vaille la peine d’être répété...

— Je veux les connaître.

— Enfin, des histoires dans le genre de celles qu’elle écrit dans son journal... À l’en croire, vous prodiguez aux actrices, aux poules de cinéma, l’argent que vous refusez aux travailleurs.

Et j’entendis, dans l’appareil, le rire sonore du vieux militaire qui reprit :

— Des bêtises, vous dis-je... Mais, vous savez, cela porte toujours, ces arguments-là, sur un public populaire.

Je répondis d’une voix forte :

— Voilà cependant comment on trompe le peuple... Enfin ! Mais revenons aux choses sérieuses. Colonel, prenez toutes les mesures de sécurité qui s’imposent... Demandez un service de protection à la gendarmerie. Les autorités pourraient mettre aussi à notre disposition quelques bataillons, quelques escadrons...

Je crus démêler une certaine ironie dans la réponse de M. de Persicot :

— Bah ! nous n’aurons sans doute besoin ni d’infanterie, ni de cavalerie, ni d’artillerie... Je crois que les grévistes qui, pour la plupart, n’habitent pas Rueil, resteront calmes. Mieux vaut ne pas étaler la force armée. Cela crée toujours des incidents...

— Comment, c’est vous, un ancien colonel, qui me parlez ainsi ?

— Oui... Bien mieux, je suis pour la conciliation, l’arbitrage !

— Par exemple !

— Et cependant je ne crois pas beaucoup à la Conférence de la Paix. Mais il me semble qu’entre Français...

Excédé, je raccrochai le récepteur, non sans avoir lancé, au risque d’être entendu par le colonel :

— Tous les mêmes, ces militaires, des c... molles !

Et j’ajoutai, en levant les bras au ciel :

— Dire que nous comptons sur eux pour défendre l’ordre, et, le moment venu, sauver la Société !

Mon caissier était entré pendant que s’échangeaient ces propos téléphoniques et c’est d’un air affecté que ce vieux et fidèle serviteur me dit :

— La grève, monsieur ? Nous n’en avons jamais eu depuis la fondation de la maison...

— Ah ! mon pauvre Borax, nous sommes en plein dans ce qu’on appelle les « temps nouveaux » ! C’est du joli... Et savez-vous qui l’a déclanchée, cette grève ? Alice, vous vous souvenez, la petite Alice, mon ancienne dactylo personnelle...

— Pas possible !

— Si... Elle est devenue anarchiste, communiste, je ne sais quoi. Elle écrit dans des journaux révolutionnaires... Et elle est allée raconter à mes ouvriers que j’étais un noceur cynique, que je vadrouillais avec des poules de luxe, que je jetais par les fenêtres un argent dû, paraît-il, au prolétariat !...

Mon vieux caissier parut vivement ému par ces paroles indignées et il me dit d’une voix tremblante :

— Comment, cette petite chipie a osé... ?

— Oui. Et cependant, voyons, même si je faisais la noce, à Montmartre, est-ce que ce ne serait pas mon droit ?

— Certes...

— Et n’aurais-je pas le droit de donner aux poules un argent qui est le mien ?

Borax, ce modèle des employés à l’ancienne manière, répondit dans un élan qui, une fois de plus, me prouvait sa respectueuse et touchante affection :

— Oh ! certainement, monsieur !

— Il paraît que non, cependant... C’est inimaginable !

Cette grève était d’autant plus regrettable que les commandes affluaient à mes bureaux. « Moi toute » obtenait un succès énorme... Ma pâte dépilatoire repartait, si j’ose dire, de plus belle, en raison de la publicité retentissante que j’avais faite à cette attestation de la reine de Roumélie : « Grâce à la pâte des Filles de marbre, Sa Majesté s’est débarrassée de tous ses poils superflus. Elle m’a autorisé à vous en aviser officiellement. Signé : général Stephanopoulo, secrétaire des commandements. » Quoi de plus flatteur pour l’industrie française ? Et quelle propagande littéraire ou artistique pouvait contribuer aussi efficacement en Roumélie et ailleurs à l’accroissement de notre prestige national ?

Cependant, je ne trouvais aucun appui, aucune protection chez les autorités de mon pays... Les gendarmes réclamés pour la garde de mes usines me furent tout d’abord refusés. Le préfet de Seine-et-Oise me fit répondre que je n’avais qu’à m’entendre avec le maire de Rueil, — un révolutionnaire ! — pour l’organisation d’un service d’ordre, si celui-ci s’imposait.

Il y eut des manifestations à Rueil, des réunions en plein air où, sous prétexte de « pique-nique » conscients et organisés, des orateurs se répandirent en propos incendiaires. Vindicta, de plus en plus excitée, me fit pendre en effigie et une sauterie populaire s’improvisa autour de ce qui représentait ma dépouille.

Le colonel de Persicot devenait lui-même quelque peu inquiet et cependant il se cuirassait volontiers d’optimisme.

— Cela pourrait se gâter, me dit-il... Nous avons beaucoup de vitres. Et il y a tous ces produits chimiques... Avec une allumette, on ferait tout flamber !

— Le préfet s’en moque... Le gouvernement aussi. C’est bien la peine de payer tant d’impôts pour être livré ainsi à la racaille révolutionnaire ! Voilà cependant où nous en sommes... Quelle époque ! Quel pays !

Le colonel ne trouva que cette réponse :

— Que faire ?

— Que faire ? Mais lutter, mille tonnerres, lutter contre le désordre !... Mettre au pas tous ces ennemis de la société ! Je suis pour la poigne, moi, pour la trique !

— La guerre civile, alors ?...

— Pas du tout... Ce serait réglé en deux temps trois mouvements si nous avions un peu d’énergie.

— Ah ! voilà !...

Et le colonel eut un sourire qui en disait long sur sa foi dans la puissance combative des bourgeois.

Je fis des démarches au ministère de l’intérieur pour obtenir un service d’ordre autour de mes usines de Rueil. Mais je n’obtins qu’une dérisoire escouade de gendarmes. En revanche, le ministre du Travail m’envoya un charmant petit jeune homme, déjà décoré de la Légion d’honneur, qui m’offrit d’organiser une conférence où les grévistes et moi nous nous soumettrions à l’arbitrage de Son Excellence.

— Et c’est là, m’écriai-je, tout ce que le gouvernement peut faire pour moi ? Il me place sur le même plan que les révolutionnaires ?... Un arbitrage entre l’ordre et le désordre ! Cela me ferait rire si cela ne me faisait pas trembler... Allez dire à votre ministre, monsieur, que je suis le maître chez moi et que je n’en sortirai que par la force des baïonnettes de l’armée rouge... Et encore !

Le petit jeune homme s’inclina en souriant et s’en fut d’un air très pressé : évidemment, il était attendu dans quelque dancing.

Je reçus, il est vrai, un autre émissaire du gouvernement. C’était un contrôleur des contributions directes qui, après s’être fort courtoisement présenté, me dit :

— Nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur certains chiffres...

— Quels chiffres ?

— Ceux qui concernent vos bénéfices de guerre.

— Comment, vous me soupçonnez de fraude, moi ?

— Monsieur, nous croyons, en principe, tout le monde sur parole. Mais il nous arrive de constater certaines différences entre ce qui nous est déclaré et ce que nous estimons, à tort ou à raison, être la vérité. Remarquez bien que nous n’en concluons pas, aussitôt, que le contribuable nous a trompés... Nullement. Mais enfin, nous croyons de notre devoir de contrôler les indications qui nous ont été fournies. C’est même pour cela qu’il y a des contrôleurs... Nous avons reçu une lettre contenant des détails très précis sur la marche de vos affaires à l’époque où vous fabriquiez des produits chimiques pour le ministère de la guerre...

— Oui, monsieur, par pur patriotisme !

— Soit. Et cette lettre, qui paraît écrite par une personne très renseignée, nous donne sur vos bénéfices des renseignements qui ne concordent pas très exactement avec ceux que vous avez fournis au fisc.

— De qui est-elle cette lettre ?

— Je ne puis vous le dire... Secret professionnel. Quoi qu’il en soit, je vais être obligé de procéder à des vérifications.

— Dans mes livres ?

— Dans tous les documents qui pourront me permettre de me convaincre de votre bonne foi...

— Mais, monsieur, personne ne s’est jamais permis de douter de ma bonne foi !

— Croyez bien que je suis désolé... Ce n’est pas l’homme qui vous parle, c’est le représentant du fisc, le fonctionnaire. J’ai une mission à remplir... Ce n’est pas plus agréable pour moi que pour vous !

Furieux, je rugis :

— Et si je refusais, si je vous priais de me foutre le camp ?

Le contrôleur, toujours très calme, répondit :

— Je me retirerais, monsieur, sans insister... Mais je rédigerais un procès-verbal à la suite duquel le ministère des finances ne manquerait pas de voir dans votre attitude comme un aveu implicite de fraude. Et il vous taxerait d’office en allant peut-être jusqu’à quintupler la somme pour laquelle vous êtes inscrit au rôle de l’impôt sur les bénéfices de guerre. Sans préjudice, bien entendu, des poursuites édictées par la loi...

J’allais et venais dans mon bureau en faisant des efforts désespérés pour me contenir. Mais la bonde devait sauter et c’est un flux de paroles indignées qui jaillit de ma bouche :

— Ainsi, monsieur le Fisc, j’ai travaillé pour l’État au moment où il faisait appel à toutes les bonnes volontés, je me suis dévoué pour le salut de la France, j’ai subi la tyrannie des bureaux, j’ai attendu pendant de longs mois le règlement de marchés sur lesquels j’ai dû payer des ristournes à toutes sortes de tricoteurs militaires et civils et, après m’avoir remercié, félicité, traité de « bon serviteur du pays », l’État, une fois qu’il n’a plus eu besoin de moi, m’a brusquement traité en suspect, traité d’ignoble profiteur et obligé de lui rendre une partie de son argent. Le voici maintenant qui revient à la charge et me menace ! Il me menace, moi, de poursuites ! On ne me parlait pas ainsi en 1918 quand il s’agissait de fabriquer des gaz asphyxiants ! Et quel moment choisit-on pour me persécuter ainsi ? Juste celui où je suis assailli par les révolutionnaires... La grève d’un côté, le fisc de l’autre. Ici, on veut me pendre, là on veut m’étrangler ! Telle est ma récompense... Travaillez donc pour assurer la défense et accroître la prospérité de votre pays, soyez un de ces hommes qui font la richesse de la société, qui entretiennent l’État et ses fonctionnaires, et quand vous serez en droit de compter sur la sympathie et la protection de l’autorité, vous recevez la visite d’un personnage officiel qui vous dit : « Vous m’avez tout l’air d’un voleur... Ne bougez pas, qu’on vous fouille ! Et à la moindre rouspétance, c’est bien simple, on vous boucle, mon bonhomme ! »

Puis, dans une dernière expectoration :

— Vrai, c’est à vous dégoûter d’être honnête homme et bon Français !

Le contrôleur n’avait pas bronché. D’une voix douce, il répliqua :

— Il ne m’appartient pas d’entrer dans ces considérations... Je suis venu pour vérifier votre comptabilité, un point c’est tout.

— Vérifiez, monsieur.

— Je vous importunerai le moins possible.

— Un peu plus, un peu moins...

Et, ayant fait venir mon chef-comptable, je lui ordonnai :

— Montrez à monsieur tout ce qu’il vous demandera : registres, lettres, factures, documents, etc., etc. ; répondez à toutes ses questions, ne lui cachez rien, sous aucun prétexte... Car nous n’avons rien à cacher : la maison Paquignon est honnête !

Le contrôleur s’excusa encore :

— Je suis désolé... Je comprends votre mauvaise humeur... Hélas ! nous sommes les premières victimes de ce qu’on appelle l’inquisition fiscale.

— Allez, monsieur, fis-je assez noblement, remplissez votre devoir... Et pendant que l’État me traite en suspect, il laisse peut-être saccager mes usines par les révolutionnaires !

À ce moment, je songeai à Marc Brifaut, et, me souvenant de son plan de défense, j’ajoutai :

— Nous aurons notre heure, nous, les bourgeois opprimés !


Le lendemain, je pus croire qu’enfin le gouvernement songeait à prendre les mesures sérieuses que réclamait une situation jugée menaçante par l’optimiste M. de Persicot lui-même ! Mon garçon me présenta cette carte d’un « monsieur qui attendait dans l’antichambre » :

GABRIEL REMONGIN

 

Commissaire de police aux

Délégations judiciaires.

Évidemment ce représentant de l’autorité m’était envoyé à la suite de mes protestations contre l’incurie de ceux qui sont chargés de défendre la propriété et l’ordre : il venait m’apporter des excuses et des promesses... Ah ! il allait être bien reçu !

Je donnai l’ordre de l’introduire et, me composant un visage impassible, je pris l’attitude qui convenait, celle d’un citoyen fort de son droit, conscient de l’injustice dont il a été la victime, prêt cependant à tout oublier si une légitime réparation lui est offerte. Debout devant mon bureau américain, une main posée sur le Bottin, l’autre jouant négligemment avec ma chaîne or et platine, je représentais assez bien, je crois, le personnage que je voulais, que je croyais être.

Le commissaire de police avait un air bonhomme, réjoui, qui m’étonna et me déplut... Je n’aime pas que le visage de l’autorité soit hilare : il doit être plutôt sévère et imposer même aux honnêtes gens.

— Monsieur Paquignon, me dit ce magistrat sans prestige, je ne sais quelle est votre opinion sur la police...

— Elle manque de poigne, monsieur, voilà ce que j’en pense.

— Elle en a quand il le faut, croyez-le bien. Mais nous avons modernisé nos méthodes. Nous nous efforçons aujourd’hui non pas de sévir, mais de prévenir... Nous cherchons à éviter les complications, les histoires, les scandales. Une intervention opportune et discrète empêche souvent bien des choses regrettables.

Cet étrange préambule me décontenança. Le commissaire dut s’en apercevoir, car il me dit aussitôt :

— Rassurez-vous, ce n’est pas grave.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a que je suis chargé de vous mettre au courant de... C’est assez délicat... Vous ne devinez pas un peu ?

— Tout d’abord, j’ai cru que vous veniez me parler de la grève.

— Pas du tout... Il s’agit d’une personne qui vous touche de très près...

Je pensai tout de suite à Michèle de Romani et, je ne sais pourquoi, j’imaginai qu’elle était mêlée à quelque aventure déplorable où je me trouvais compromis sans le savoir.

— Ah ! oui, fis-je en jouant l’indifférent, une femme... Vous savez, je la connais très peu, en somme.

— Non, il n’y a pas de femmes du tout dans l’affaire. Et pour cause. Il s’agit de votre fils...

— De Maurice ?

— De Maurice Paquignon, âgé de dix-neuf ans, sans profession, domicilié chez ses parents, 107, avenue de Wagram. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Eh bien, monsieur, votre fils a été arrêté, la nuit dernière, au cours d’une descente de police opérée dans un dancing clandestin de la rue de la Grande-Chaumière.

Je crus tomber à la renverse et je m’accrochai à mon bureau américain en articulant, non sans peine :

— Ce n’est pas possible ! Que me dites-vous là ? Mon fils arrêté ?

— Arrêté en compagnie d’une vingtaine d’individus, de soi-disant artistes, des poètes et surtout des étrangers... Ces messieurs se livraient entre eux à des petits jeux qui passent pour être esthétiques, mais qui ne sont tout de même pas jolis, jolis. Ils étaient d’ailleurs dans un costume qui ne pouvait laisser aucun doute sur la nature très spéciale de leurs divertissements. Plusieurs étaient déguisés en femmes... L’établissement nous avait été signalé par nos indicateurs comme étant le rendez-vous d’amateurs de spectacles soi-disant rares et curieux, mais qui ne sont guère curieux, et pas rares du tout. Nous y avons donné un coup de filet... Et dans le fretin banal des rastas et des professionnels, nous avons découvert plusieurs jeunes gens très bien... Votre fils en était. Nous l’avons interrogé, tancé d’importance et remis en liberté vers deux heures du matin...

— J’ignore à quelle heure Maurice est rentré. Je sais qu’il sort assez souvent le soir pour retrouver ses amis du Bilboquet.

— Le Bilboquet ? Justement... C’est le nom sous lequel est connu ce dancing clandestin. Enfin, monsieur Paquignon, je vous raconte cela en gros, passant sur des détails qui pourraient vous chagriner.

Je devais avoir l’air d’un pauvre homme, car le commissaire, apitoyé, me dit :

— Ne vous frappez pas exagérément. Vous voyez, je fais auprès de vous une démarche qui vous prouve notre estime et même notre sympathie... Car je suis venu pour vous dire que l’affaire n’ira pas plus loin. Le préfet de police nous a donné des instructions : éviter les histoires retentissantes, ménager l’honneur des familles, éviter tous ennuis aux personnalités connues... Ne craignez donc rien, le silence sera gardé. Pas de poursuites, pas de scandale, rien. Nous ne bouclons que le Bilboquet.

— Oui, mais cela n’empêche pas que mon fils a été... Mon fils ! Pris dans une rafle ! Avec des saligauds... C’est épouvantable !

— Je me mets à votre place, cher monsieur, et je vous comprends... Mais, vous savez, les mœurs d’aujourd’hui... L’après-guerre ! Ah ! nous en voyons bien d’autres et dans les milieux les plus collet-monté ! Vous n’avez pas idée de ce qui se passe...

J’avais retrouvé quelque peu mes esprits et c’est avec conviction que je prononçai :

— Tout s’en va, monsieur le Commissaire, et parce que, précisément, l’autorité compétente et responsable ne remplit pas sa mission. Si les gens chargés de veiller au bon ordre faisaient leur métier...

Le commissaire, qui avait perdu son air badin, m’interrompit :

— Je suis tout à fait de votre avis. Mais l’autorité compétente et responsable, monsieur Paquignon, en la circonstance, c’est vous... Pourquoi ne surveillez-vous pas votre galopin de fils ? Pourquoi ne faites-vous pas votre métier de père ?

J’eus bien un mouvement d’impatience en me voyant semoncé ainsi, moi, chez moi ! Et par qui ? Par un fonctionnaire que sa situation administrative ne qualifiait nullement pour me donner des leçons sur l’art d’être chef de famille. Mais je me sentais en état d’infériorité, et c’est sans mot dire que je baissai la tête.

— Quoi qu’il en soit, reprit le commissaire, mes chefs m’ont chargé de vous mettre au courant de la situation... Ils me prient aussi de vous inviter à prendre toutes mesures utiles pour éviter le renouvellement de pareils faits, car notre indulgence a des limites. Vous êtes un Parisien connu, une personnalité représentative, vous avez des devoirs... Grande bourgeoisie oblige... Je n’insiste pas. Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Et c’est alors seulement que, reprenant son air réjoui, son sourire sceptique, ce personnage à transformations redevint le bonhomme falot dont le premier aspect m’avait déçu. Mais je compris que je venais de voir un magistrat vraiment et hautement conscient de son rôle : celui-là, au moins, défendait la société, car jeter le voile de Noé sur la nudité de ces bourgeois représentatifs ou, du moins sur celle de leurs fils, mettre un nom comme le mien à l’abri des éclaboussures d’un scandale retentissant, c’était enlever aux révolutionnaires un argument redoutable, c’était servir, et de la façon la plus intelligente, la cause de l’ordre.

Ce fonctionnaire à quinze mille francs par an m’avait, en quelques mots, montré que, moi aussi, je négligeais mon devoir en abandonnant une part de mon autorité. Oui, j’étais faible, négligent... Et cependant, je réclamais des autres plus d’énergie ! Décidément, il me fallait d’abord prêcher d’exemple. Grande bourgeoisie oblige ! Cette formule, je la répétai avec je ne sais quelle orgueilleuse contrition. Et je me souvins des paroles enflammées de Marc Brifaut, Pierre l’Ermite d’une croisade contre les ennemis de cette société dont j’étais un des grands seigneurs et dont je devais devenir un des paladins. Grande bourgeoisie oblige ! Magnifique devise où se résumait tout un programme d’action...

En attendant, je me fis conduire rapidement chez moi pour avoir une explication décisive avec mon fils.

— Tu m’as fait demander ? me dit-il en entrant dans mon cabinet de travail avec un visage inquiet, fatigué, vieilli.

Je le contemplai en silence, longuement, en chargeant mon regard de toute la sévérité possible. J’avais préparé cet effet et je pus constater, au trouble de Maurice, qu’il portait...

Enfin, je prononçai d’une voix brève :

— Je sais tout !...

Marchant vers le coupable d’un pas mesuré, quasi solennel, implacable, du pas que doit avoir la justice à l’heure du châtiment, je levai la main... Maurice ne détourna pas la tête, ne fit pas un geste, ne prononça pas un mot. Il me lança un regard de défi, de mépris aussi peut-être.

— Tu es un petit misérable, lui dis-je en baissant cette main qui devait le gifler... Tu as abusé de ma confiance.

Maurice, dont les yeux brillants continuaient à me fixer, ne répondit pas.

— Tu as été arrêté la nuit dernière dans une boîte infâme... avec des individus ignobles... Toi, un Paquignon !

Silence.

— Tu nous déshonores... Et tu n’as même pas honte de ta conduite. Tu devrais me demander pardon à genoux en pleurant et tu as l’air de me provoquer !

Silence.

— C’est donc pour en arriver là que je t’ai élevé ? Ah ! je suis bien récompensé... Enfin, dis quelque chose, parle ! Il faut que nous ayons une explication, que nous décidions quelque chose... Je ne sais pas, moi ! C’est une situation exceptionnelle pour un père... Encore si je n’étais pas si connu, si je n’avais pas tout à craindre du scandale ! Et tu me compromets ainsi juste au moment où la grève sévit, où je suis attaqué de toutes parts dans mes intérêts et dans ma personne... C’est épouvantable !

Silence.

— Je suis en colère, j’ai envie de te frapper, de te chasser... Mais j’ai aussi beaucoup de chagrin. Maurice, enfin explique-toi, justifie-toi... Ou, du moins, promets-moi de te réhabiliter en te conduisant comme on doit se conduire quand on porte notre nom. Je te le demande, moi, ton père...

Alors, seulement, Maurice, sans enlever son masque de révolte et de haine, me demanda :

— Quels sacrifices attends-tu de moi ?

— Tu vas quitter Paris, tes amis, tout ce milieu baroque et perverti où tu t’es laissé entraîner...

— Je ne quitterai pas Paris.

— Si, je le veux... Tu oublies que tu es mineur et que j’ai tous pouvoirs sur toi, même celui de te faire enfermer.

— Fais-le.

— Je t’enverrai à Londres, à ma succursale... Là, tu te rendras utile, tu travailleras. D’ailleurs, je donnerai des ordres pour qu’on te surveille...

— Je n’irai pas.

— C’est trop fort ! Et pourquoi ?

— Parce que le commerce ne m’intéresse pas, parce que je ne veux pas devenir un bourgeois comme toi. Tes affaires, tes idées, ta fortune, tout ce qui est plus toi-même que ta personne, ça me dégoûte... Je suis un révolté, moi !

— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu me chantes ?

— Oui, un révolté, et nous sommes quelques-uns comme ça parmi les fils de famille — comme tu dis — que je connais. Nous n’avons rien de commun avec nos pères, nous sommes d’une autre planète, nous serons contre eux le jour où il s’agira de savoir quels sont les plus forts. Voilà, papa, ce que j’avais à te dire ! Tu voulais une explication, tu es servi...

Je ne trouvai, pour lui répondre, qu’une injure :

— Dégoûtante petite tapette !

Maurice haussa les épaules :

— Moi ? Pas du tout... J’ai une maîtresse !

— Allons donc !

— Je peux même te dire qui c’est, si ça t’intéresse... Alice, ton ancienne dactylo, ou, si tu préfères, Vindicta !

Puis :

— Elle est très intelligente, très renseignée... Et pour cause !

C’en était trop. Fou de colère, je me précipitai les poings en avant, bien décidé, cette fois, à frapper, à assommer... Mais Maurice prit la fuite non sans avoir renversé devant moi un fauteuil sur lequel je trébuchai et tombai en vociférant — si je m’en souviens bien — jurons et menaces.

Que faire ? Poursuivre l’odieux garnement ? Mais c’était nous donner en spectacle aux domestiques. Et puis quelle douleur pour ma femme, pour ma fille ! M’étant relevé, non sans peine, je gagnai le palier et me penchant sur la rampe dorée, je lançai à mon fils :

— Je te chasse... Ne reviens jamais !

Je rentrai dans mon cabinet où, après avoir redressé le fauteuil et ouvert la fenêtre — j’étouffais — je m’effondrai sur un canapé en me comprimant le crâne comme pour l’empêcher d’éclater.

À ce moment, le timbre d’appel du téléphone résonna. Instinctivement, je pris le récepteur et j’entendis une voix qui me demandait, sarcastique :

— Eh bien, êtes-vous content ?

— Qui me parle ?

— Trouvez-vous qu’on se paie assez votre fiole, bon bourgeois que vous êtes ? Est-ce que cette petite grève vous amuse ? La voyez-vous un peu mieux, maintenant, la Révolution qui s’approche ?

— Enfin, qui êtes-vous ?

— Vous savez, il est peut-être temps de faire quelque chose... Car cela ne s’arrangera pas tout seul.

Et la voix lointaine ajouta :

— Je suis Marc Brifaut... À votre disposition. Quand vous voudrez... Je suis prêt !

Je voulus répondre, mais la communication était déjà coupée. (Ah ! ces téléphones !) Je raccrochai lentement le récepteur en me disant : « Il y revient... Après tout, qui sait ? Lui, au moins, il résiste, il réagit, il a une idée. »

Une vague espérance, comme une lueur dans la brume de mon marasme, naissait en moi.

Et cela me fit du bien...

VII
ENCORE DES CATASTROPHES

Maurice avait quitté la maison en disant à sa mère qu’il allait passer quelques jours chez des amis. Mais ma pauvre femme devinait une partie de la vérité : ces explications embarrassées, ce départ brusque, mon air sombre, mon silence, tout cela lui disait assez qu’un désaccord grave régnait entre mon fils et moi. Elle me questionna et je lui répondis brutalement :

— Ne me parle pas de Maurice... Je ne veux plus qu’il soit question de lui.

Naturellement, il y eut des lamentations, des larmes, des crises de nerfs... Je m’y attendais, mais je restai noblement impassible. J’ai beaucoup travaillé mon impassibilité et, sans faux orgueil, je la crois assez réussie.

— Tu as toujours traité cet enfant avec dureté, me dit Mme Paquignon... S’il a commis une faute, elle n’est certainement pas sans excuse. À son âge, sait-on ce qu’on fait ? Il est faible, impressionnable, il a été entraîné. Enfin, on pardonne tout à ceux qu’on aime... Moi, je pardonne bien.

— Que veux-tu dire ?

— Tu dois me comprendre... Enfin, j’en suis là : tu vis de plus en plus loin de moi, tu me traites presque en étrangère, et maintenant tu me sépares de mon fils. Que va-t-il devenir, ce malheureux garçon ?

— Cela m’est égal.

— Je ne te reconnais plus... Tu es devenu méchant !

— Non, je suis devenu énergique.

— Imbécile !

Voilà ce que ma femme, élevée par mon travail et mon intelligence au rang de « grande bourgeoise », osait me dire, à moi !

À moi !

Je devais apprendre, dès le lendemain, par Pierrette, que son frère avait déjà donné de ses nouvelles et demandé de l’argent... Je ne m’opposai point à ces communications qui me permettaient d’intervenir, le cas échéant, et même d’espérer qu’après une crise de remords — le remords, je connais ça — l’enfant prodigue rentrerait, assagi, au bercail.

Et puis, j’avais Michèle de Romani pour me faire oublier, deux ou trois fois par semaine, pendant quelques heures, ces attristantes préoccupations familiales.

Mais, en dehors des brèves gymnastiques amoureuses auxquelles Miche se prêtait maintenant avec plus de complaisance que de véritable entrain — je m’en plaignais parfois — je ne trouvais chez ma maîtresse qu’une sorte d’indifférence mêlée de je ne sais quel dédain sarcastique.

Je lui parlai de la grève qui se prolongeait, qui entravait le succès de « Moi toute », qui me faisait perdre beaucoup d’argent, qui enchantait mes concurrents, mes ennemis et mes amis, qui menaçait de tourner au drame, car les choses commençaient à se gâter à Rueil.

Miche m’écouta d’une oreille distraite, puis me dit :

— Tu gagnes trop de galette... Et les autres, pas assez.

— Tu plaisantes, j’espère ?

— Ne crois pas ça. Est-ce que tu supposes que c’est naturel qu’il y ait quelques richards d’un côté et des tas de pauvres types de l’autre ?

— Comment, si c’est naturel ? Mais sans doute... L’égalité n’est pas de ce monde. C’est une utopie.

— On dit ça, c’est commode.

— Et puis, est-ce que je suis un richard, moi ? Un richard, c’est un inutile, un parasite, un fils à papa... Moi, je suis un producteur. Je crée de la prospérité...

— Ta prospérité à toi, d’abord. Celle des autres après, si ça se trouve. Voyons, si tu n’es pas un richard, qu’est-ce que tu es ?

— Mettons un capitaliste. Ce n’est pas du tout la même chose...

— Un bourgeois, quoi !

— Un bourgeois, oui... Et après ? Les bourgeois ont créé la société, ce sont eux qui la font vivre par leur travail, leur intelligence.

— Tu ne te mouches pas du pied.

— Ils font même vivre les petites femmes... Toi, par exemple.

Miche parut très vexée et répliqua, vivement :

— Pardon, je suis une artiste.

— Grâce à moi. Sans ma commandite, jamais Félicien...

— Félicien m’a dit que je serais arrivée sans personne. J’ai du talent, du tempérament.

— Du tempérament ? Il me semble que tu n’en as plus guère. Tu te montres d’une froideur...

— Dis donc, mon cher, je ne peux pas me dépenser partout à la fois. L’art d’abord... Tu n’es pas jaloux de l’art, au moins ? Félicite-toi, mon pauvre ami, d’avoir une maîtresse qui a le feu sacré, et ce n’est pas où tu crois. Heureusement, ça l’occupe, ça l’empêche d’être tentée par le diable !

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Parce que...

— Parce que ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Idiot ! Tu n’as jamais rien compris aux femmes !

Je m’étais promis de ne pas raconter à Michèle la déplorable aventure de mon fils. Mais l’oreiller incite aux confidences qui, pour les hommes, sont des imprudences ou des défaites. Je croyais bien, au surplus, trouver chez elle un écho sympathique et même indigné : une femme ne pouvait qu’être hostile à ce genre d’aberrations, évidemment des plus vexantes pour son sexe. Pas du tout... Après m’avoir demandé toutes sortes de détails, elle s’exclama :

— Mais il est très rigolo, ton fils !

— Par exemple !

— Bien sûr... Je ne te croyais pas capable d’avoir un rejeton aussi à la page ! Ça doit t’épater, toi, un bourgeois pot-au-feu... Ah ! vrai, c’est tordant !

— Je pense que c’est plutôt triste.

— Ne te frappe donc pas... Tiens, au studio, la plupart des types en sont. Ils ne s’en cachent même pas, tellement c’est ordinaire. Alors, tu vois !

— Tu as une façon d’envisager — si j’ose dire — ces choses... Moi, je suis très peiné comme père de famille, et très effrayé comme citoyen : les vices de la décadence se répandent jusque dans les classes qui étaient restées les plus saines de la société.

— Tu parles !

Et Miche eut un rire cynique qui me déplut et m’inquiéta. Ses opinions étranges sur les « richards » m’avaient péniblement surpris, mais je ne la savais pas dédaigneuse à ce point de la vertu la plus élémentaire. Et bien que nous fussions, à ce moment, couchés tous les deux dans le plus simple appareil, je faillis lui demander de respecter en moi les principes qui, de tout temps, ont été à la base de la morale privée et publique.

Avec Michèle et Félicien, je me remontrai à Montmartre que j’avais quelque peu abandonné depuis le commencement de la grève. Je cherchais des dérivatifs à mes préoccupations, je plastronnais devant moi-même et je trouvais quelque optimisme au fond des bouteilles de champagne.

Vers deux heures du matin, je sentais monter en moi comme des bouffées de courage civique. Alors, je me répandais en propos véhéments sur la nécessité de « faire quelque chose » pour endiguer la marée rouge, je me sentais même prêt à marcher moi-même tout le premier contre les ennemis de l’ordre et, tandis que Miche riait aux éclats, Félicien me disait :

— La croisade des bourgeois ! Quel sujet de superfilm ! Mais il faudrait une mise en scène formidable... Et cela coûterait cher !...

Le baron de Montmartre, toujours flanqué de deux ou trois poules, passait dans ces nuits bruyantes comme une sorte d’inévitable fantôme... Son visage maquillé, son allure de vieux fantoche second-empire, sa popularité, tout cela m’agaçait un peu, d’autant plus qu’il semblait me marquer une hostilité d’ailleurs inexplicable, allant jusqu’à refuser de s’asseoir à une table voisine de la mienne.

Un soir, aux « Super-Suppers », je lui lançai quelques serpentins, puis quelques brocards... Vraiment, ce doyen des noceurs manquait de dignité, malgré ses favoris diplomatiques et son monocle à large ruban de moire... Je le lui dis carrément, dans un de ces accès de franchise qu’encourage l’extra-dry. Mais le bonhomme prit la chose gaiement, et d’une voix de crécelle, me répondit :

— Monsieur, vous me jugez sans me connaître. Savez-vous qui je suis ?

— Un vieux bambochard.

— Peut-être. Mais je continue une tradition. Je suis le vieux Parisien qui aime les petites femmes, les aide, les conseille et les console... Les jeunes gens d’aujourd’hui les traitent si mal ! Cela me coûte cher, mais qu’importe ? Je suis récompensé par leur affection... Il y a, monsieur, à Montmartre, cent cinquante Gaby, cent Lulus, cinquante Ninis et je ne sais combien de Totoches et de Zézettes qui me portent dans leur petit cœur parce qu’elles savent qu’elles trouveront toujours chez moi la bonne parole qui ravigote ou le billet de cinq louis qui tire d’embarras... Je suis leur petit manteau bleu, et cela sans arrière-pensée, sans intérêt personnel. Ces pauvres enfants peuvent tout me demander, tandis qu’à mon âge, hélas ! je ne puis plus leur demander grand’chose. Ne trouvez-vous pas que je remplis une mission utile et même assez belle ?

Miche parut enthousiasmée et s’exclama :

— Vous êtes très chic... Tenez, il faut que je vous embrasse !

Et elle fit comme elle disait.

Moi, je restai froid et murmurai, une fois de plus :

— Mais où diable ai-je vu ce bonhomme-là ?

Quant à Félicien, il lança, goguenard :

— Dites donc, mon vieux, il y a un de vos favoris qui se décolle...

Le baron de Montmartre ne répondit pas, mais, appelant le garçon, il régla sa note et, sans même nous saluer, disparut avec ses trois femmes décontenancées et furieuses.

Peu de jours après, le contrôleur des contributions qui, flanqué de deux aides, avait fouillé dans ma comptabilité avec un zèle très indiscret, vint me trouver dans mon bureau et me dit :

— Nos soupçons étaient justifiés... Vous avez fait de fausses déclarations au fisc.

— Moi, monsieur ? Vous m’outragez !... Sachez que M. Paquignon est d’une honnêteté scrupuleuse, même dans ses rapports avec le fisc.

— Vous n’en avez pas moins fait des déclarations inexactes en ce qui concerne vos bénéfices de guerre... De même pour l’impôt sur le revenu. Vos chiffres sont inférieurs à ceux que nous ayons trouvé en vérifiant vos comptes...

C’était trop fort ! M’accuser ainsi, moi qui, au contraire, ai toujours eu l’orgueil de remplir jusqu’au bout mon devoir fiscal ! J’allais me répandre en protestations véhémentes, quand le contrôleur, qui paraissait assez embarrassé, me dit :

— Votre honnêteté personnelle n’est pas en cause... Mais êtes-vous sûr de votre personnel ?

— Sans doute. Du moins, autant qu’on peut l’être...

— Vous arrive-t-il de vérifier vous-même votre comptabilité ?

— Jamais... Je suis tellement occupé !

— Votre caissier, qui me paraît tenir dans ses mains de nombreuses ficelles, a tout fait pour entraver notre contrôle.

— M. Borax prend mes intérêts à cœur. Il est le doyen de mon personnel et l’âme même de ma maison.

— Oui, mais...

— Mais quoi ?

— Il ne m’a fourni que des explications extrêmement embarrassées sur certaines singularités de ses écritures. Peut-être, si vous les lui demandez vous-même, montrera-t-il un peu plus de bonne volonté. En attendant, je suis obligé, dans mon rapport, de signaler les... erreurs — je dis « erreurs » parce que je veux éviter un autre mot — que j’ai relevées dans vos livres, et je prévois, monsieur Paquignon, à mon grand regret, que vous aurez de graves difficultés avec mon administration. C’est très ennuyeux, très ennuyeux, mais vous comprenez, mon devoir...

Il y eut chez moi de l’incrédulité d’abord, puis de l’indignation et, enfin, à la troisième phase, de l’énergie et du sang-froid, car je dispose d’une sorte de paratonnerre moral qui m’empêche d’être foudroyé tout de suite : je résiste, je me débats, et ce n’est que lentement que j’accepte les catastrophes de l’existence. Même assommé, je me ressaisis, je me remonte et je finis par me retrouver avec tous mes moyens.

J’affirmai avec force :

— M. Borax, mon caissier, est comme moi-même au-dessus de tout soupçon. Au surplus, je vais le faire venir, l’interroger devant vous.

L’agent du fisc répondit :

— C’est une question à débattre entre vous et votre employé. J’en ai même peut-être trop dit... Après tout, cela ne me regarde pas.

Et le contrôleur se retira, non sans renouveler ses excuses :

— Ennuyeux, très ennuyeux... Désolé ! mais vous savez, le devoir... À bientôt, monsieur Paquignon !

Je voulus en avoir le cœur net sans aucun délai.

— Priez M. Borax de venir me parler, ordonnai-je à mon garçon de bureau.

Deux minutes après, mon caissier se présentait devant moi.

Et aussitôt, sans la moindre hésitation, je m’écriai :

— Le baron de Montmartre !...

Le rideau s’était déchiré, la lumière s’était faite tout à coup dans mon esprit... Je venais de retrouver dans le visage de M. Borax les traits du petit manteau bleu de la place Blanche. Ainsi se révèle parfois, comme dans un éclair, le mot d’une énigme longtemps creusée... Il semble qu’un double l’ait cherché à votre place et soudain vous le souffle à l’oreille. Mais je ne songeais guère à expliquer cet étrange mécanisme de la pensée. Bouleversé par ma découverte, je ne pus que répéter :

— Le baron de Montmartre !...

M. Borax resta, lui, très calme, et répondit d’une voix posée :

— Lui-même.

— Alors... mais alors... le contrôleur a raison... vous me volez ?

— Le mot est dur, mais je l’accepte.

— Vous avez abusé de ma confiance, vous... vous !

— J’ai été entraîné...

— À votre âge !

— J’avais besoin de luxe, de plaisir, de femmes...

— En effet, je m’en suis aperçu. Malheureux ! Et combien m’avez-vous pris ?

— Je ne sais pas. Il y a quatre ans que cela dure...

— Quatre ans ! Et moi qui... Enfin, comment faisiez-vous ?

— Des jeux d’écritures... Rien de plus simple quand on a la confiance.

— En effet... Et combien, à peu près ?

— Une centaine de mille francs par an. Vous savez, cela file vite, quand on va souvent à Montmartre, dans les boîtes à Américains !

— Ainsi, c’est avec mon argent que vous faisiez là-haut une noce crapuleuse en compagnie de poules de la dernière catégorie ?

M. Borax parut vexé et répliqua :

— Pardon, me dit-il, je proteste... Ce sont de gentilles filles, jeunes, fraîches, qui font leurs premiers pas sur la route de Cythère... Des femmes de chambre, des dactylos !

Et il ajouta avec un sourire ironique :

— Elles trouveront sans doute plus tard le monsieur riche et deviendront — qui sait ? — comme d’autres, stars de cinéma ! Si je les avais choisies dans un milieu plus élégant, cela vous aurait coûté plus cher, monsieur Paquignon.

Chose bizarre, j’étais troublé, navré, fort embarrassé de mon personnage, tandis que le coupable paraissait assez satisfait de lui, me tenait tête et même me raillait... L’humble et timide M. Borax avait disparu : je me trouvais en face d’un autre homme dont j’apercevais pour la première fois le regard insolent et cynique.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? lui demandai-je ?... Je vous traitais presque en ami, vous aviez ici une situation et je me proposais justement de l’améliorer. Vous devriez être torturé par le remords, songer à vous suicider... Enfin, je ne sais pas, moi, vous devriez au moins baisser les yeux, me dire que vous regrettez, que vous êtes très ennuyé...

— Moi, pas du tout ! Je prévoyais bien que cela finirait un jour. Maintenant, ça y est, je suis pris et, ma foi, cela vaut peut-être mieux pour moi, car je commençais à me fatiguer : le champagne, les petites femmes, la vie de Montmartre, ça vous décolle rapidement... Je vous conseille même, monsieur Paquignon, de dételer un peu, vous aussi, car je vous ai souvent rencontré dans les boîtes de nuit avec votre ancienne dactylo.

— Comment, vous vous permettez... ?

— Ce que j’en dis, c’est dans votre intérêt. En tout cas, moi, j’ai bien rigolé... Après tout, pourquoi pas moi comme les autres, comme vous ? Vous avez donc cru que j’étais fait pour vivre dans une cage grillagée, derrière un guichet, pour passer à côté de tout ce qu’il y a de bon dans l’existence ? La situation que j’avais chez vous ? La misère ou quelque chose qui y ressemble, avec des billets de banque plein les mains toute la journée, des billets parfumés — je reconnaissais parfois les parfums baptisés par moi — qui ne demandaient qu’à me procurer tout ce qui me manquait : du luxe, de la considération, des bonnes choses, de l’amour même. Alors, quoi, je n’ai pas pu toujours leur dire « Fichez-moi la paix ! » Non, mais croyez-vous donc que c’était votre caissier qui vous trouvait ces noms de parfums qui ont fait votre fortune ? Mais non, ils sortaient de l’imagination du baron de Montmartre. Seulement, il lui fallait pour cela le milieu favorable, l’atmosphère, le champagne, les femmes ! Et c’est votre faute, oui, votre faute, à vous, si, pour obtenir ma part de joies, j’ai dû faire ce que j’ai fait.

— Ma faute ? Par exemple !...

— Oui, le responsable, le coupable, c’est vous... Vous et tous les riches, tous les bourgeois, tous ceux qui jouissent de la vie sans se soucier des pauvres types qui, le nez collé sur la fenêtre et les pieds dans l’eau, doivent se contenter de les regarder. Pourquoi voulez-vous que ce soient toujours les mêmes qui rigolent ? J’ai volé, c’est vrai, mais je prétends que j’en avais le droit. Ma conscience est tranquille, car c’est de mon côté qu’elle est, la vraie justice !

Je n’en croyais pas mes oreilles... Ainsi, mon caissier aussi tenait des propos révolutionnaires ! Mais son grand soir à lui, c’était à Montmartre qu’il l’organisait et dans les boîtes où l’on s’amuse ! Même M. Borax, ce petit vieillard à l’air si raisonnable, haïssait les bourgeois, quitte d’ailleurs à mener la grande vie, à jouer à mes frais les fastueux barons de la chronique du Second Empire ! Ah ! çà, le virus les avait donc tous contaminés ? Où aller pour dénicher des esprits logiques, normaux, doués de bon sens comme le mien ?

— La justice ? répondis-je... Elle va s’occuper de vous. Car il est inutile de vous dire que je dépose plainte... Vous irez en prison, monsieur Borax, et pour longtemps !

— Ce n’est pas certain... Je prendrai un bon avocat et, comme je n’ai jamais été condamné, j’espère bien m’en tirer avec le bénéfice de la loi Bérenger !

Et M. Borax se mit à rire en se frottant les mains, — comme font, paraît-il, les caissiers de théâtre quand la recette est bonne.

Je demandai au téléphone le commissaire du quartier. Il n’y était pas... Naturellement ! Un vague secrétaire m’écouta un instant puis, me coupant la parole, me dit :

— L’affaire n’est pas de notre ressort... Voyez au quai des Orfèvres !

Non sans peine — ah ! ces téléphones ! — je parvins à obtenir la Police judiciaire... Une inspiration me vint. Pourquoi ne pas m’adresser au commissaire qui m’avait renseigné sur les tristes aventures de Maurice ? M. Remongin était précisément à son bureau... Dès qu’il eut entendu mon nom, il me dit :

— Il s’agit encore de votre fils ?

— Non, cette fois, c’est mon caissier...

Et l’ayant mis brièvement au courant, je lui demandai de faire procéder à l’arrestation immédiate du voleur.

— Impossible, me répondit le commissaire... Nous n’arrêtons pas ainsi sur un simple avis téléphonique. Songez donc, cher monsieur, nous coffrerions dix mille personnes par jour si nous faisions droit à de telles réquisitions ! Il vous faut d’abord déposer plainte entre les mains du procureur de la République qui désignera, le cas échéant, un juge d’instruction... Et c’est ce dernier magistrat qui délivrera, s’il y a lieu, un mandat d’arrêt.

— C’est charmant ! Alors moi, contribuable français, je suis volé, odieusement volé, et quand je fais appel aux autorités qui me doivent aide et protection, je...

— Hélas ! monsieur, je ne puis rien faire de plus pour vous.

— Eh bien, c’est dégoûtant, c’est honteux, c’est scandaleux !

— Ne vous emballez pas... Au fait, où est-il, votre caissier ?

— Ici, dans mon bureau...

Je levai les yeux sur M. Borax qui s’était installé dans un fauteuil et qui, un sourire narquois aux lèvres, semblait fort étranger à cette discussion.

— Dans votre bureau ? Écoutez, s’il consent à venir se constituer prisonnier ici, au quai des Orfèvres, et si ses aveux nous paraissent convaincants, nous le garderons... Mais cela dépend de lui, exclusivement. Voilà tout ce que je peux vous dire, cher monsieur. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Je sais montrer de l’énergie dans les grandes occasions. Du reste, je devais, par dignité tout au moins, avoir le dernier mot dans cette aventure où je finissais par jouer un rôle ridicule.

— Monsieur Borax, fis-je avec autorité, je vous emmène à la Police judiciaire, quai des Orfèvres.

— Pourquoi faire ?

— Pour vous faire coffrer.

Le misérable consulta un petit carnet, puis, secouant la tête, me dit :

— Je regrette beaucoup, mais pas ce soir... J’ai rendez-vous avec une petite blonde ravissante, Irma Pommeau, 37, rue Fontaine, que j’ai invitée à dîner et que je dois conduire ensuite aux Capucines où l’on joue une pièce très amusante, paraît-il. Alors, vous comprenez...

Et M. Borax s’était levé, prêt à sortir.

Exaspéré, je me plaçai devant la porte en disant :

— Vous ne sortirez pas, vieux filou, canaille, fripouille !...

— C’est ce que nous allons voir.

— Je vais vous boucler ici... en attendant qu’on vous boucle ailleurs !

Mais M. Borax avançait dans ma direction... Je sentis qu’il était prêt à se colleter avec moi. Évidemment, il ne m’eût pas été difficile d’avoir raison de ce vieillard, mais après ? Et puis, cette bataille chez moi, au milieu de mes employés qui allaient accourir ? Sans compter que je ne pouvais emprisonner mon caissier de ma propre autorité... N’y avait-il pas une loi, une loi bourgeoise — ô dérision ! — qui protégeait la liberté de cet individu contre mon droit de victime abandonnée de tous ?

Je sentis passer sur mon front en sueur le vent froid de la défaite et, ouvrant moi-même la porte, je dis à M. Borax :

— Je ne veux pas me salir les mains... Allez, foutez le camp !

Il passa en s’inclinant, mais lentement, comme si je lui avais accordé les honneurs de la guerre.

— Nous nous reverrons ! ajoutai-je, menaçant.

Et lui qui maintenant, hâtait le pas :

— Avec plaisir... Ce soir même, si vous voulez. Nous souperons probablement au Monaco !...


Dès le lendemain, ma plainte était déposée au Parquet. Je dois reconnaître que le Procureur de la République fit assez bien les choses... Huit jours ne s’étaient pas écoulés que M. Borax gémissait sur la paille humide des cachots. Mais gémissait-il ? La paille était-elle humide ? Et le cachot n’était-il pas une confortable cellule où mon caissier pouvait enfin se coucher de bonne heure, suivre un régime hygiénique et attendre philosophiquement une condamnation rendue illusoire par la loi de sursis ?

L’arrestation du « baron de Montmartre » fit grand bruit dans les gazettes, inspira mille échos, peut-être très spirituels, mais où j’étais traité avec moins de bonne grâce que mon caissier. Il ne fait pas bon, de nos jours, être un bourgeois : la bonne presse est réservée aux filous pittoresques, aux fripouilles amusantes, aux escrocs bien parisiens... M. Borax, qui n’avait qu’une notoriété montmartroise, était devenu un type populaire : on le chansonnait dans les revues et les petites femmes qu’il avait tant aimées se cotisèrent pour lui offrir, le jour évidemment prochain de sa libération, un bronze d’art : Cupidon prisonnier reçoit une colombe qui lui est envoyée par Psyché.

Telle est la morale contemporaine ! Le vice triomphe et la vertu est bafouée... Triste époque ! Malheureuse société !

Cependant, la grève de Rueil continuait. Me refusant à tout arbitrage, je tenais ferme sur mes positions, avec le sentiment que je représentais dans la mer démocratique en furie quelque chose comme un phare battu par les flots, mais solide sur son rocher et fier de la lumière qu’il répand au loin. Mes ouvriers, stupidement opiniâtres, ne voulaient renoncer à aucune de leurs exigences. Et le colonel de Persicot se cantonnait dans une neutralité inexplicable et choquante que je lui reprochais à chacune de nos entrevues.

— Enfin, lui dis-je, vous devriez prendre vigoureusement mon parti... Vous êtes un homme d’ordre, que diable ! Et ne voyez-vous pas que la société s’écroule ?

— Cela ne me regarde pas... Les civils ont fait leur société comme ils l’ont voulu. C’est à eux de la réorganiser, s’ils trouvent que cela ne va plus. Moi, je suis un vieux militaire et j’estime que les pékins n’ont qu’à se débrouiller entre eux. Tout ce que je puis vous dire, monsieur Paquignon, c’est que les grévistes sont pacifiques et que vos usines ne me paraissent plus en danger. Tout est calme sur le front... En somme, c’est une guerre d’usure.

— Nous verrons qui s’usera le premier !

Le colonel ne répondit pas. Il a souvent de ces silences que je devine hostiles. Alors, lui aussi ?

Le Petit Bolchevik illustré m’attaque avec une violence à laquelle se mêle la plus odieuse perfidie. Vindicta, décidément très renseignée, ouvre des lucarnes de plus en plus grandes dans le mur de ma vie privée. Et dire que mon fils !... Mais Maurice, qui, après une fugue de quinze jours, est rentré, l’oreille basse, à la maison, m’a juré qu’il n’avait jamais été l’amant de cette effrayante créature.

— Je ne la connais, me dit-il, que pour l’avoir rencontrée chez toi, lorsqu’elle était ta secrétaire. De plus, entre nous, ce n’est pas du tout mon genre...

Maurice paraît assagi, tout au moins repentant. Il ne sort plus, il travaille à une pièce pour le Théâtre-Français.

— Tu as trouvé un sujet ?

— Oui, c’est l’histoire d’un jeune philosophe qui rive leur clou à un académicien, à un évêque, à un général. Cela fait trois actes.

— Mais jamais on ne jouera cela au Théâtre-Français, ce temple de nos plus chères traditions !

— Détrompe-toi, papa ! C’est, au contraire, tout à fait dans la note. Le Théâtre-Français ne monte plus que des pièces d’un esprit très avancé. Je me demande même si mon héros ne sera pas juif, polonais, communiste, et si mon troisième acte ne sera pas la réalisation du « grand soir » avec une mise en scène colossale. Un jeune sociétaire m’a dit que cela pourrait séduire le comité...

— Voilà où nous en sommes !

Mais l’essentiel est que mon fils renonce à ses déplorables fréquentations... Sa pièce ne sera vraisemblablement jamais jouée. En revanche, Félicien vient de m’annoncer brusquement qu’il a terminé l’Impératrice des Hommes.

— Nous avons mis les bouchées doubles, m’explique-t-il... Il le fallait ! Les frais me dévoreraient... Ah ! les crabes ! Mais j’ai trouvé chez Mlle de Romani un dévouement admirable. C’est à ce zèle qu’on reconnaît les vrais artistes !

En vérité, il me semble que Miche se montre, au contraire, moins emballée pour le « septième art ».

— Au fond, me dit-elle, ce n’est que de la pantomime... Et cela s’adresse surtout au gros public. Est-ce que tu vas au cinéma, toi ?

— Jamais.

— Tu vois... En revanche, tes domestiques y vont. L’écran, c’est une lanterne magique pour les primaires, pour les gens qui ne pensent pas. Moi, je voudrais m’élever jusqu’au grand art, celui qui fait penser.

Ce langage m’étonne... Les « primaires » « faire penser », le « grand art » ? Jamais Michèle n’a employé ces expressions. Je remarque qu’elle a renoncé à son vocabulaire de Parigote simpliste et gaie : elle parle avec une affectation qui parfois m’agace, elle prend des airs profonds, pénétrés, solennels, elle me traite même, à l’occasion, avec un dédain très supérieur que je ne m’explique pas.

— Enfin, cela ne te dit plus rien de devenir une star ?

— C’est bon pour les femmes qui ont une tête banale de poupée et ne peuvent pas dire un mot intelligemment. Je veux faire du théâtre.

— Le théâtre, c’est souvent aussi idiot que le cinéma. Et on ne peut pas se boucher les oreilles comme on ferme les yeux !

— Oui, le théâtre commercial, le théâtre pour les bourgeois qui veulent digérer... Mais celui-là ne m’intéresse pas. Je vaux mieux que cela, mon cher. J’ai une personnalité curieuse qui ne peut être mise en valeur que dans des pièces vraiment littéraires, riches d’intellectualité...

— Qu’est-ce que tu me racontes là, Michette ?

— Naturellement, tu ne me comprends pas... Dis-moi, aimes-tu Stendhal ?

— Stendhal ? Connais pas...

— Et Baudelaire ? Baudelaire, c’est un poète.

— En fait de poésie, je ne consomme que les vers en l’honneur de mes produits... Et j’en prends fort peu, parce que les tarifs de publicité deviennent formidables !

— Tu me fais pitié, mon pauvre ami !

Et Miche paraît bien, en effet, me classer dans une sorte de sous-humanité qui n’a droit à aucune espèce de considération.

Un jour, elle démasque ses batteries et me dit, sans autre exorde :

— Il faut que je te présente au directeur du Théâtre Intellectuel, Loys Durand... Tu en as entendu parler ?

— Pas du tout, pas plus que de son théâtre.

— C’est malheureux... Enfin, sache donc que Loys Durand est le rénovateur de l’art dramatique contemporain. C’est un cerveau extraordinaire.

— Tu le connais ?

— Oui, nous nous sommes rencontrés au studio... Nous avons échangé quelques idées. Il a vu tout de suite que je n’étais pas faite pour cet art inférieur qu’est le cinéma. « Venez avec moi, m’a-t-il dit, et nous créerons ensemble de belles œuvres. Je ferai de vous une grande artiste ! » Son théâtre n’existe pas encore...

— Aïe !

— Mais il a des idées magnifiques, si originales et d’une hardiesse !... Loys, c’est un génie !

— Enfin, il va me demander de le commanditer ?

— Et quand cela serait ? N’est-ce pas ton devoir, à toi que le commerce a enrichi, d’aider un grand artiste à réaliser son rêve ? Et puis, je suis là, moi... Songe à ta petite Mimiche qui peut devenir la Duse moderne !

— La Duse moderne ?

— Oui, c’est Loys qui me l’a dit... Et tu sais, c’est un homme très sérieux malgré son âge.

— Quel âge a cet homme sérieux que tu appelles Loys tout court ?

— Oh ! tu sais, entre artistes... Il est tout jeune, vingt-cinq ans peut-être, mais quel penseur ! Tu n’as pas idée ce qu’il pense quand il s’y met !

J’ai résisté de mon mieux, mais il a bien fallu me rencontrer avec Loys Durand. C’est un grand garçon d’aspect sévère et même un peu morne qui a plutôt l’air d’un élève en théologie protestante que d’un organisateur de spectacles même intellectuels.

— Monsieur, m’a-t-il dit, mon théâtre ne ressemblera à aucun autre théâtre, les pièces que je jouerai ne ressembleront à aucune des pièces qui ont été jouées jusqu’à présent. Chez moi, tout sera nouveau, rigoureusement nouveau. Ainsi, je supprime les décors... Plus de décors ! C’est vieux jeu... Des indications inscrites sur des pancartes suffiront. Je supprime les fauteuils d’orchestre, les loges, même les banquettes, qui incitent à la digestion, voire au sommeil, et empêchent les spectateurs de faire l’effort nécessaire pour suivre les développements de la pièce. Tout le monde debout... Debout, les penseurs ! Plus de séparation entre la scène et la salle. Le public et les acteurs seront mêlés... Cela créera un lien, une atmosphère, un fluide. Et j’éclairerai la scène avec des chandelles, de simples chandelles, si j’en trouve. S’il le faut, je les ferai faire exprès en Allemagne. Enfin, je créerai le vrai théâtre moderne où je jouerai des mystères, des farces, des parades littéraires avec des clowns, des forains, des gens du peuple mêlés aux artistes les plus nobles. Ce sera un grand pas en avant sur la route ardue qui mène à la totale Beauté !

— Moi, fis-je naïvement, j’aime surtout l’opérette... Ou, en fait de pièces littéraires, des choses comme l’Abbé Constantin, le Monde où l’on s’ennuie, Primerose !

Loys Durand répliqua gravement :

— Nous avons tout un programme d’éducation populaire... Il y a beaucoup à faire pour élever le public jusqu’au grand Art, mais nous y arriverons, monsieur, je vous l’affirme.

Puis, m’ayant fait l’éloge des rares qualités de Michèle de Romani, — un être admirablement instinctif —, cet austère jeune homme me fit comprendre qu’il constituait un groupe d’amis du Théâtre Intellectuel chargés de la mise de fonds, tandis que lui s’occuperait de la mise en scène. Il ne s’agissait que de prendre une part de fondateur de 50.000 francs. Je demandai cependant à réfléchir ; la grève me faisait perdre beaucoup d’argent et le fisc, qui ne voulait rien savoir des vols de M. Borax, n’allait pas tarder, sans doute, à me donner de ses nouvelles. Mais Michette, choisissant ses moments, insista avec tant de persévérance et d’art que je finis par dire « oui »... Les hommes, ça finit toujours par dire « oui » aux femmes qui savent s’y prendre. Et elles savent toutes, si j’en juge par mes expériences personnelles.

Michette avait, certes, les plus étonnantes dispositions pour le théâtre, le théâtre littéraire, le théâtre d’art... Mais il lui fallait travailler.

— Je suis, déclara Loys Durand, très exigeant avec mes artistes... La scène doit être, pour eux comme pour moi, une sorte d’autel sur lequel nous sacrifions nos frivolités, nos vanités, nos personnalités.

— Bravo ! on entre au Théâtre Intellectuel comme on entre au couvent. Vous n’obligez cependant pas Mlle de Romani à prononcer le vœu de chasteté ?

Miche, qui assistait à l’entretien, se mit à rire, mais Loys Durand ne broncha pas. Après un silence, il articula solennellement :

— La chasteté est une vertu que devraient pratiquer les prêtres, les prêtresses de l’Art, cette religion exigeante.

— Voyons, mon cher, vous n’allez pas me faire croire que vous ne...

— Jamais, monsieur Paquignon, jamais ! Je vis en pleine intellectualité... Vous comprenez, mon cerveau, déjà surmené, s’épuiserait... Je n’ai qu’une maîtresse.

— Et c’est ?

— L’Idée !...


Or, un matin, de très bonne heure, je ne sais quelle inspiration soudaine me fit prendre le chemin de la rue de Budapest.

— Je vais surprendre Michette au lit, me disais-je tout en marchant avec cette allégresse physique qu’on ressent par ces matinées claires et comme un peu acides du printemps parisien, quand on s’est levé tôt après avoir bien dormi, sans mauvais rêves...

La veille, j’avais pu en finir avec cette grève qui se prolongeait depuis plus d’un mois et qui me coûtait très cher. Devant l’intransigeance absolue des ouvriers, prenant le parti que me conseillait mon vieux bon sens pratique, j’avais fait droit, purement et simplement, à leurs revendications. Certes, je n’avais pas cédé sans amertume... Mais que faire ? J’étais seul contre tous. Non seulement l’État ne prenait pas mon parti contre la Révolution, mais encore j’avais appris que mes principaux concurrents — des bourgeois, de grands bourgeois ! — subventionnaient certains meneurs, voire le Petit Bolchevik illustré pour prolonger cette grève qui menaçait de me ravir ma couronne de Napoléon de la parfumerie. Mieux valait donc faire des concessions et même me résigner à n’être plus — avec cette ridicule et odieuse participation aux bénéfices — qu’un monarque constitutionnel. Au surplus, je me promettais bien d’augmenter mes prix, et qui donc a jamais trouvé trop cher un des produits qui portent mon nom ?

Léger et dispos, je me dirigeais donc d’un pas élastique — je fais chaque matin, chez moi, quelques exercices d’assouplissement — vers cette rue de Budapest où, dans certain entresol tiède et ouaté, j’allais surprendre Michèle dans le désarroi charmant du réveil et commencer ma journée par un bain de jeunesse et d’amour !

La concierge montait le courrier : je m’engageai derrière elle dans l’escalier. Elle sonna à l’entresol et bientôt la bonne, entr’ouvrant la porte, montra sa face ronde et rougeaude. Mais, en m’apercevant, elle pâlit affreusement, tout comme dans un roman-feuilleton, et sans même prendre les lettres que la concierge lui tendait, sans songer à refermer la porte, elle s’élança dans l’appartement en criant :

— Madame... Madame... C’est Monsieur !

Je la suivis. En un instant, je fus dans la chambre à coucher... Quel spectacle s’offrit à mes yeux ! Miche en chemise était assise sur le lit, tandis qu’au milieu de la pièce, Loys Durand, très sobrement vêtu d’un gilet de flanelle, mais l’air très grave comme à l’ordinaire, se tenait debout dans une attitude aussi décente que possible.

C’était évidemment à moi de parler... Mais, dans mon trouble, je ne pus que trouver cette question :

— Ah ! çà, monsieur, qu’est-ce que vous faites donc, ici, dans ce costume ?

Miche intervint :

— Écoute, mon chéri, ne te fâche pas, je vais t’expliquer... C’est très simple. Figure-toi que...

Mais Loys Durand, lui imposant silence d’un geste, me répondit :

— C’est un mystère.

— Comment, un mystère ? Rien de plus clair, cependant. À moins d’être aveugle...

Le directeur du Théâtre Intellectuel reprit :

— Un mystère du moyen âge qui fera partie de notre spectacle d’ouverture et que je répète avec mademoiselle... Vous savez, les mystères contiennent des scènes un peu lestes.

— Vous répétez, je le vois, en costumes.

— Je tiens à une mise en scène exacte !

Et Miche, battant des mains, s’exclama :

— Oui, c’est cela... Tu comprends ! On répétait... dans le mouvement !

— Vous, lui dis-je, vous n’êtes qu’une petite grue.

Et, m’adressant au jeune homme en gilet de flanelle :

— Quant à vous, vous allez me foutre le camp d’ici, en vitesse... Ou je vous jette par la fenêtre, en regrettant que nous ne soyons pas au cinquième au-dessus de l’entresol. Allons, ouste !

Le directeur du Théâtre Intellectuel dut voir dans mes yeux que je n’étais pas content du tout, car il prit d’une brassée ses vêtements qui étaient amoncelés en désordre sur un canapé — il oublia même une chaussette — et se précipita dans l’antichambre, non sans m’avoir dit :

— Monsieur, je me tiens à votre disposition.

— Tenez plutôt à ma disposition les cinquante billets que je vous ai prêtés, espèce de petit m... !

M’étant ainsi soulagé — je suis violent quand je m’abandonne à mon tempérament — je me retournai vers Miche qui s’était levée et avait revêtu un pyjama de soie noire bordé de rose (dans les circonstances les plus tragiques de la vie, la mémoire enregistre ainsi avec un sérieux extraordinaire des détails qui n’ont aucune espèce d’importance).

J’allais adresser à la coupable un réquisitoire foudroyant, mais elle me coupa mon effet. De l’air d’une grande dame offensée, elle me dit :

— Je n’admets pas que tu m’insultes, chez moi, devant une tierce personne, surtout quand celle-ci est mon directeur... Tu manques de tact, mon cher !

— Par exemple ! C’est un peu fort...

— Quand tu crois avoir des observations à me faire, je te prie d’attendre que nous soyons seuls.

— Mais...

— Tu m’as traitée de « grue », je crois ?... Moi, une artiste ! Et pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que je t’ai surprise ici en train de me tromper avec un gigolo !...

— D’abord, M. Loys Durand n’est pas un gigolo... C’est un cerveau, un type très calé, un penseur. Et puis, même si je t’avais trompé — ce qui n’est pas, je te le jure, mais tu ne peux comprendre — même si je t’avais trompé, est-ce que je serais pour cela une grue ? Alors toutes les femmes qui trompent leur mari ou leur ami sont des grues ? Mince alors !... Où sont-elles, les femmes honnêtes ? Admettons, puisque tu y tiens, que j’aie couché avec mon directeur... Et après ? N’est-ce pas une des pénibles nécessités de mon métier ? Est-ce que toutes les artistes n’en font pas autant parce qu’elles y sont obligées ? Au lieu de me critiquer, tu me plaindrais si tu avais un peu de cœur. Une artiste n’est pas une femme comme une autre... Il faut tout de même t’enfoncer ça dans la tête, mon pauvre Nono !

La cynique me débitait ce boniment avec un sérieux inouï. Mais elle vit bien que, cette fois, ses artifices ne prenaient plus. Et comme je ne répondais pas — le silence me paraissait plus digne — elle se mit tout de suite à larmoyer :

— Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureuse !

— Il ne me reste plus, fis-je, glacial, qu’à me retirer...

— C’est cela, oui... Tu reviendras cet après-midi, quand nous verrons plus clair dans la situation.

— Pour ma part, j’ai tout vu. J’en ai même trop vu. Non, je ne reviendrai jamais, jamais !

Et je me préparai à sortir. Mais Mlle de Romani, changeant encore de ton, me dit, menaçante :

— Ainsi, tu crois que tu vas lâcher ainsi une femme comme moi ? Ce serait trop commode... On est las d’une maîtresse, on cherche un moyen de s’en débarrasser, on va chez elle un beau matin, sans la prévenir, hypocritement, lâchement, et sous un prétexte quelconque, on lui dit : « Fini, nous deux... Au revoir et merci ! » Ah ! mais non !... Je ne suis pas de celles qu’on plaque, moi ! Je ne suis qu’une faible femme, mais je saurai me défendre...

— On croirait, ma parole, que les torts sont de mon côté.

— Ils y sont, en effet... Quand on a une amie comme moi, on y tient, on la garde, on la protège, on la surveille. C’est ainsi qu’on prouve son amour !

— Je vous ai fait surveiller et depuis longtemps... Je sais tout !

Miche parut inquiète et questionna :

— Tout quoi ?

— Félicien, par exemple... Il était votre amant. Allons, pas la peine de nier... À quoi bon ?

À vrai dire, je lançais cela à tout hasard, comme un brûlot, car j’avais cru jusque-là, malgré tout, avec une obstination stupide, à la fidélité de cette créature... Miche n’avoua pas, mais je vis bien que j’avais touché juste.

— En voilà assez, dis-je avec force... Adieu !

— J’irai trouver ta femme et je lui raconterai tout.

— Je m’en moque.

— J’écrirai à tes amis, à tes ennemis, à tes employés, à tout le monde... Je te rendrai ridicule et odieux !

— Bah !

— Je te tuerai...

— Zut !

Je crois même que je lâchai un autre mot... Et je me précipitai vers la porte en repoussant Miche qui voulait m’arrêter. Mais elle me rejoignit et s’accrocha à moi avec une vigueur incroyable... Les femmes, quand ça s’accroche, c’est terrible. Alors, fou de colère, je lui décochai en plein visage un coup de poing qui la fit tournoyer puis s’abattre sur le parquet. La bonne accourut en poussant des cris... Mais déjà Miche s’était relevée et maintenant, elle m’injuriait :

— Brute ! Mufle ! Sale type !... Frapper une femme ! Tu n’es qu’un lâche... Au secours ! Au secours !

Ses vociférations allaient soulever un scandale, c’est-à-dire ce que je redoute le plus au monde.

— Voyons, dis-je, pas d’histoires... N’ameutons pas les voisins !

Mais Mlle de Romani, déchaînée, ouvrait la fenêtre et se mettait à hurler :

— Eh bien, oui, là, monsieur Paquignon, vous êtes cocu, archicocu, tout ce qu’il y a de plus cocu !... J’ai couché avec Félicien, j’ai couché avec tous ses artistes, j’ai couché avec vos amis, avec vos employés, j’ai même couché avec votre chauffeur !... J’aurais été jusqu’à coucher avec votre fils s’il n’était pas une chochotte ! Regardez-le, le grand parfumeur, le triple extrait de cocu, le plus concentré des cocus !...

Des croisées s’ouvraient, des visages curieux, bientôt hilares, apparaissaient. Que faire ? Je pris la fuite... Sur le palier, des femmes en peignoir échangeaient des propos probablement narquois. Dans l’escalier, je croisai des gens qui me parurent très égayés par l’aventure. Devant sa loge, la concierge m’attendait pour me lancer un regard à la fois réprobateur et méprisant.

Et quand je fus dans la rue, Miche, penchée sur le rebord de la fenêtre, me lança ce qu’elle considérait sans doute comme l’insulte suprême :

— Va donc, eh ! sale bourgeois !...

Je m’éloignai à grands pas, mais dès que j’eus tourné le coin de la rue, j’eus comme une défaillance... Tout tournait autour de moi. Je crus que j’allais tomber. Heureusement, faisant appel à ma vieille énergie, je parvins à me ressaisir. Et, lentement, je m’éloignai, avec quelque chose dans le cœur qui me paraissait très lourd et qui me faisait très mal.


Trompé par ma maîtresse, volé par mon caissier, vaincu par mes ouvriers, persécuté par le fisc, roulé par les uns, bafoué par les autres, partout et toujours victime, je passai la journée à ressasser ces douloureuses constatations.

— Voilà donc, me disais-je, où j’en suis !... Il y a, dans la société actuelle, quelque chose de pourri puisqu’un homme comme moi y est ainsi maltraité !

Une sorte de conjuration semblait s’être formée pour m’obliger à prendre les résolutions qui, de plus en plus, se présentaient à mon esprit tourmenté.

La semaine suivante, ma fille m’annonça qu’elle avait trouvé l’homme qui devait la rendre heureuse. Ma première question fut, naturellement :

— Que fait-il ?

— Il est dans les autos... Un homme qui n’est pas dans les autos ou dans l’aviation n’existe pas.

— Tu aurais pu ajouter, par respect pour ton père, « ou dans la parfumerie ». Dans les autos, c’est très vague... Il est constructeur, sans doute ?

— Non, papa, répondit Pierrette d’une voix douce, il est chauffeur.

— Chauffeur ?... Chauffeur de taxi ?

— Il y a des gens très bien qui sont chauffeurs de taxi. Mais mon fiancé ne conduit pas un taxi ; il conduit un car de tourisme dont il est le propriétaire.

— Qu’est-ce que tu me chantes, ma fille ? Tu me parles de ton fiancé... Quel fiancé ? Avant que tu donnes ce titre à un monsieur, il faut que je t’y autorise. Et tu n’imagines pas que je vais consentir à ton mariage avec un individu qui fait un pareil métier ?

— Pourquoi pas ? Mon fiancé — car il l’est bel et bien — gagne cinq cents francs par jour en conduisant des Américains, des Anglais, des Espagnols, à Versailles, à Fontainebleau, à Chantilly et même, à l’occasion, la nuit, à Montmartre. Son car est un car de luxe... Marque Vernon-Belleroche, 35 chevaux, freins sur les quatre roues, carrosserie magnifique.

— Non, mais voyez-vous la fille de M. Paquignon épousant un chauffeur, un homme qui reçoit des pourboires !

— M. Jacques Lormier n’accepte pas de pourboires... C’est un garçon très distingué et qui a des idées, des projets. Il croit à l’avenir du car de luxe, de grand luxe... Avec remorque pour les bagages, la tente et le matériel de camping. Et même à l’avion-car de tourisme avec restaurant et sleeping. J’y crois aussi. Je crois surtout à l’intelligence, à l’activité de Jacques. Nous avons beaucoup causé au garage, car il est un de mes clients. Enfin, il me plaît, je l’aime et je veux l’épouser... À moins que tu ne t’y opposes.

— Mais certainement, je m’y oppose !

— Alors, je ne l’épouserai pas.

— Très bien.

— Je ne l’épouserai pas, mais je deviendrai sa maîtresse... Et nous nous collerons.

— Tu oses me dire cela, à moi, ton père ?

— Tu oses bien me dire, à moi, ta fille, que tu t’opposeras à mon bonheur... Et au nom de ta vanité de gros bourgeois !

— Encore ? Ah ! çà, mais tout le monde me traite de gros ou de sale bourgeois ! Oui, je suis un bourgeois... Et après ? N’es-tu pas une bourgeoise, toi ?

— Pas du tout... Ou, du moins, pas dans le sens que tu supposes. Je suis, moi, une ennemie des préjugés, des traditions, du chiqué solennel des bourgeois à l’ancienne mode. J’ai horreur de tout cela, parce que c’est faux, parce que c’est ridicule, parce que c’est bête... Et je ne suis pas la seule. Nous sommes des masses... Rien à faire contre nous ! Tu ne vois donc pas, mon pauvre papa, que ça fiche le camp, ton système ?

— Si, je le vois... Mais je suis décidé à le consolider, à le remettre debout. En attendant, je te prie de me respecter. Tu me parles sur un ton ! Et puis, j’oubliais... As-tu fait part à ta mère de tes projets fantastiques ?

— Oui.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Maman m’a dit : « Si tu crois que ton bonheur est là, vas-y. Il suffit ici d’une femme malheureuse. » Car maman est très triste depuis quelque temps...

— Et pourquoi ? Je n’y comprends rien.

Ma fille venait d’allumer une cigarette. Elle se mit à fumer, silencieusement, non sans m’avoir lancé un regard où je lus des reproches, de la sévérité, je ne sais quelle rancune.

Et je n’insistai pas.


Bourgeois ?

Pourquoi ce mot est-il devenu méprisant, injurieux ?

Et cela dans une société qui, tout de même, est bourgeoise par ses origines, par son histoire, par ses besoins, par ses plaisirs, par ses lois et même par ses révolutions ?


Ma femme, à qui j’ai parlé des intentions ou plutôt des résolutions de Pierrette, m’a répondu :

— Elle a raison... Elle s’en va.

Puis, avec un soupir :

— Elle le peut.


M. Borax vient d’être condamné à six mois de prison avec sursis.

Son avocat m’a traité de « bourgeois ventru ». Le Temps a signalé des « rires dans l’auditoire ».

Personne n’a protesté, pas même l’organe du ministère public, le représentant de la Société !

Et cependant, je n’ai pas de ventre.

Ou si peu !


Je n’ai pas assisté à la « présentation » de l’Impératrice des Hommes.

Voir Miche et Félicien en costume de paradis terrestre, cela ne pouvait m’amuser.

Il paraît que l’opinion générale peut se résumer comme ceci :

— Ce film est idiot !

Je ne rattraperai jamais, c’est certain, mes 375.000 francs.

Mes illusions non plus.


Je lis dans Comœdia :

« M. Loys Durand, qui devait Créer le Théâtre Intellectuel, renonce provisoirement à son projet. Il n’a pas trouvé les concours qu’il escomptait et nous a déclaré avec une mélancolie hautaine :

— Les bourgeois n’admettent que le théâtre déplorable, honteux, où tout est fait pour flatter leurs bas instincts : le théâtre ne les intéresse que s’il facilite chez eux le fonctionnement des organes de la digestion et de la génération. Ils veulent assister à des scènes d’alcôve, contempler des femmes en chemise, des femmes nues, des hommes en caleçon... »

En caleçon ? Il n’en portait pas, rue de Budapest, ce quaker du théâtre régénéré, ce penseur... Il n’avait qu’un gilet de flanelle, et d’un court !


Le colonel de Persicot m’apporte le dernier numéro du Petit Bolchevik illustré. J’y lis un article intitulé : Le Napoléon de la Parfumerie a trouvé son Waterloo.

Vindicta prétend que j’ai été vaincu par les grévistes de Rueil et voit dans cette défaite le signe avant-coureur de l’« effondrement de la féodalité bourgeoise ».

— C’est stupide, me dit le colonel ; vous avez fait de très sages concessions qui vous honorent...

Mais je suis de mauvaise humeur — il y a peut-être de quoi — et je réponds :

— Non, en vérité, j’ai cédé devant la révolution, j’ai manqué de cran... J’aurais dû tenir bon, quand même ! Mais je suis décidé à prendre ma revanche, sans attendre que l’État démoralisé et affaibli m’aide dans cette tâche. Une contre-offensive de l’ordre, qu’est-ce que vous en dites, colonel ?

— Très bien, bravo ! Mais avec qui ?...

— Avec des bourgeois comme moi.

M. de Persicot eut un sourire furtif :

— Oh ! alors !...

— Alors quoi ?

— Rien... Je serais curieux de voir ça !

VIII
LES FRANCS-BOURGEOIS

— Je vous attendais !...

C’est par ces mots que Marc Brifaut m’accueillit dans son hangar, au fond d’une cour humide et noire de la rue du Temple. Et j’avoue que je fus assez surpris en constatant le peu d’effet produit par mon entrée. Car enfin Honoré Paquignon chez ce petit inventeur, c’était un peu Napoléon chez Oberkampf ou Jacquard.

— Vous m’attendiez ? Mais qui donc vous a prévenu de ma visite ?

— Personne... Je savais que vous viendriez. Et d’autres aussi viendront. Depuis quelques semaines, je vous observais... Et je me disais : « La mesure sera bientôt comble. Alors M. Paquignon, se souvenant de ce que je lui ai dit, certain soir, chez lui, reconnaîtra que le moment est venu d’agir. »

— Vous êtes donc au courant de mes tribulations ?

— Assez, oui.

— Vous savez que ma fille épouse un sans-le-sou, que mon caissier m’a volé, que Félicien m’a roulé, que Michette m’a... ?

Tout cela me montait aux lèvres comme une bile amère que je crachais avec dégoût. Mais Brifaut, d’un geste, m’arrêta :

— Non, j’ignore ces détails.

— Ces détails ? Vous en avez de bonnes... Mais ce sont précisément ces détails qui m’ont mis dans l’état d’exaspération où vous me voyez !

— Les gouttes d’eau, oui, qui font déborder les vases. Mais tout cela n’est rien à côté de votre défaite, de votre écrasement de Rueil.

— La grève ? Ah ! oui !...

Je n’y pensais plus guère, tant il est vrai que, souvent, les grandes catastrophes nous font moins de peine que les déceptions, les revers d’ordre intime : on se console plus facilement d’un désastre national que de la mort d’un petit chien ou de la trahison d’une petite poule... Et c’est ainsi que la grève de Rueil se trouvait tout à la fin de la liste, hélas ! bien longue, de mes embêtements personnels.

— Vous avez été réduit à la capitulation, reprit Marc Brifaut, et j’en ai souffert pour vous, pour nous tous... La Révolution marque encore un point. Mais vous voilà enfin décidé à la résistance. Vous y venez, d’autres y viennent, ils y viendront tous. L’instinct de la conservation se réveille, à son heure... Entre nous, il est grand temps. Quant à moi, je suis prêt, j’ai toujours été prêt. Quand on est prêt, on peut attendre.

Sous la lumière crue qui tombait de la toiture vitrée, le visage de Marc Brifaut m’apparaissait avec un caractère d’énergie, de puissance extraordinaires. Et il y avait dans ses yeux, profondément creusés sous d’énormes sourcils broussailleux, je ne sais quelle flamme d’enthousiasme, de foi...

— Eh bien, oui, fis-je comme entraîné par l’étrange fluide que dégageait Brifaut, oui, je suis résolu à lutter. En voilà assez ! On se moque de nous... Les bourgeois sont bafoués, ridiculisés, piétinés. Quand je pense à tout ce qu’on m’a fait, à moi qui, dans une société plus reconnaissante, plus juste, devrais être aimé, choyé ! Or, c’est à qui me persécutera, à commencer par l’État, par un État qui a été créé et qui est entretenu par les bourgeois. Ah ! certes, j’en ai gros sur le cœur... Mais assez de lamentations, d’autant plus que personne ne les écoute.

— Il faut agir, dit Brifaut avec un geste énergique.

— C’est cela, oui, agissons. Mais que faire ?

— Organiser nos forces et nous en servir.

— Bravo ! Un comité de salut public ! J’en serai... Et vous verrez que rien ne me fera peur. Après tout, Robespierre était, lui aussi, un bourgeois. Seulement le comité de salut public avait un programme et des hommes armés de piques, sans parler du bourreau, pour l’imposer aux récalcitrants.

— Le programme existe et, pour l’imposer, nous aurons mieux que des hommes armés de piques... Mieux même que le bourreau !

— Et ce comité, qui en fera partie ?

— Nous le constituerons, répondit Marc Brifaut avec une superbe assurance... Les adhésions ne manquent pas, car un mouvement se dessine chez les bourgeois. Je ne vous donnerai pas de noms en ce moment... Mais sachez que nous pouvons compter sur plusieurs financiers, des commerçants, des industriels... Et même des propriétaires, des rentiers. Ils se tournent vers nous : c’est peut-être le plus encourageant des symptômes de cette renaissance.

— Y a-t-il des parfumeurs ?

— Non, vous êtes seul, jusqu’à présent, à représenter votre catégorie.

— Je suis président de la Chambre syndicale : j’userai de mon influence sur mes collègues... Ils souffrent comme moi de la situation faite aux producteurs. La parfumerie est particulièrement menacée...

— Oui, dit Brifaut, la Révolution aurait tôt fait de briser ses flacons.

— Il nous faut le nombre...

— Et l’argent.

— Ah ! l’argent !... J’en donnerai, mes amis en donneront. Je leur ferai comprendre qu’il est prudent de lâcher du lest.

Brifaut parut soucieux... Un pli se creusa entre ses énormes sourcils.

— L’argent, fit-il, n’est pas au service de notre cause qui est cependant, au fond, la sienne. Les ennemis de l’ordre social en ont. Ils savent faire les sacrifices nécessaires. Et ils en reçoivent... Des bourgeois — je les connais — leur en donnent. Mais la révolution n’est-elle pas toujours et partout, organisée, préparée par des bourgeois ? Nous nous trahissons nous-mêmes... Et quand il est question de nous défendre, nous hésitons, nous lésinons. De là notre faiblesse et nos malheurs.

— Me voici, mon cher Brifaut... Et avec moi, cela va changer. Je vous apporte mon énergie, ma volonté, mes talents d’organisateur et mon habitude de la réussite. Nous allons réveiller ces endormis, secouer ces mollassons...

Mais en parlant, je promenais mon regard sur le décor misérable qui nous entourait. Dans ce hangar délabré, tout était désordre et poussière... Et un doute me venait : le salut de la bourgeoisie pouvait-il sortir de ce capharnaüm d’inventeur incompris ? Pourquoi Marc Brifaut, qui ne devait rien à une société si dure pour lui, et qui même, logiquement, avait le droit de la haïr, pourquoi songeait-il à la sauver ? Et pouvait-il être l’homme d’une telle entreprise ?

L’étrange bonhomme lut sans doute cette pensée dans mes yeux, car il me dit :

— Je suis moi-même un ancien révolutionnaire, non pas un socialiste ou un communiste, parce que ces marques-là, il vous en reste toujours quelque chose... Non, j’ai été anarchiste, et l’anarchie c’est une école comme l’École de droit : quand on en sort, on est libre, on peut choisir sa voie dans n’importe quelle direction. L’anarchie, ça n’engage à rien... Puis, j’ai observé, j’ai réfléchi. Je ne suis qu’un petit inventeur, mais, justement, en cherchant à mettre au point mes appareils, mes mécaniques, j’ai constaté qu’il y avait des règles, des lois, des phénomènes qui se renouvellent inévitablement dans certaines conditions ; j’ai vu, enfin, qu’on pouvait découvrir des vérités ignorées, oubliées, mais que personne n’inventait rien. La société, c’est un appareil, une mécanique aussi. Il y a toutes sortes de modèles, mais, au fond, le système ne varie pas, et cela parce que la machine ne peut fonctionner que selon des principes qui sont de véritables lois naturelles. La nature fait toujours la même chose, de la même façon et dans le même but. Ayant compris cela, j’ai cessé d’être anarchiste.

— Et vous êtes devenu bourgeois ! m’exclamai-je, triomphalement, comme si je pouvais m’enorgueillir de la conversion de Marc Brifaut.

— J’ai cherché quel était, dans la société, l’élément créateur, vivant, fournissant lumière, chaleur, mouvement, le moteur, enfin ! Et j’ai vu que c’était la classe bourgeoise.

— Naturellement.

— Oui, mais ce moteur qui tourne depuis longtemps, est fatigué, il a des ratés et même des pannes... J’ai l’habitude des moteurs. J’ai étudié celui-là... Et j’ai bientôt mis le doigt sur les organes qui fonctionnent mal, qui permettent ainsi aux révolutionnaires de dire que le moteur bourgeois a fait son temps, ne vaut plus rien et est bon à jeter à la ferraille.

— Nous le réparerons, mon cher Brifaut... J’y mettrai moi-même la main, bien que je ne connaisse rien à la mécanique !

— Certes, il y a des gens plus qualifiés que moi pour entreprendre pareille tâche... C’est qu’il s’agit de rendre à la bourgeoisie sa force entreprenante, son audace, le sentiment de supériorité morale et matérielle et Marc Brifaut n’est qu’un bien petit bonhomme. Mais les croisades sont toujours prêchées par de pauvres moines, tandis que les gros prélats soupirent en priant le bon Dieu, parfois sans même y croire. Les grands bourgeois sont les plus indifférents, souvent même les plus découragés. Enfin, je suis ce que je suis, et il faut me prendre tel quel. J’ai mon programme, mon plan... Nous allons créer une Ligue.

— Je veux être membre du Comité !

— Vous en serez. Votre place est au premier rang. Mais notre ligue sera une ligue d’action : pas de discours, pas de défilés, pas de banquets. De la volonté et de la force, voilà !

— C’est mon système. Et comment s’appellera cette ligue ?

— La ligue des Francs-Bourgeois.

— Comme la rue ? J’y suis justement passé en venant chez vous.

— Nous sommes ici dans ce quartier du Marais qui était, jadis, habité par les grands seigneurs et qui a été conquis, pied à pied, par les bourgeois, les petits bourgeois travailleurs, débrouillards, probes, tenaces, de Paris. Tenez, la cour où s’élève ce hangar est celle de l’ancien hôtel du duc de la Roche-Miramar... Tout autour, du rez-de-chaussée aux combles, ce ne sont que magasins, ateliers, bureaux... Les bourgeois ont chassé le duc. Il y a des artistes, des intellectuels qui le déplorent... Ces gens, en d’autres temps, seraient allés s’asseoir au bout de la table de M. de la Roche-Miramar pour manger respectueusement les bas morceaux que leur auraient servis, avec dédain, les valets du grand seigneur. Moi, qui me soucie peu des lambris dorés, des pierres sculptées et des vieux trumeaux, je trouve magnifique cette invasion des bourgeois dans l’hôtel de M. le duc : on s’y amusait, ils y travaillent.

— Ce ne sont, dis-je avec dédain, que de petits industriels en chambre...

— Ils n’en sont pas moins des bourgeois et peut-être ont-ils gardé mieux que les riches le feu sacré... Ils n’ont pas changé, ceux-là, depuis la grande époque ! Ils ont toutes les vertus de leurs pères, le courage, l’orgueil de leur classe, les traditions familiales, la volonté d’être et de rester les maîtres. Ce sont les Francs-Bourgeois d’autrefois, ceux qui tenaient tête au Roi et à ses nobles lorsqu’ils abusaient de leur pouvoir : demain, ils se dresseront devant la tyrannie menaçante des révolutionnaires.

Et sentant remonter en moi mes souvenirs d’ancien petit bourgeois de Paris, je répondis dans un élan :

— Je serai avec ces braves gens, mon vieux Brifaut, comptez-y. Et dès maintenant, je bats le rappel...


Je convoquai chez moi quelques grands industriels, quelques notables commerçants de mes amis, membres comme moi du cercle Gambetta. Ils vinrent presque tous avec des mines inquiètes : je les avais prévenus qu’il s’agissait d’une « œuvre de salut public ».

J’étais remonté, plein de mon sujet, d’autant plus que le Petit Bolchevik illustré — sans doute renseigné par Miche elle-même — venait de relater avec des détails très circonstanciés ce que j’appellerai le coup de théâtre de la rue de Budapest. J’exposai donc à mes auditeurs, et non sans une certaine éloquence, la situation qui nous était faite dans la société, je leur parlai des persécutions du fisc, de l’indifférence de l’État, de la menace chaque jour plus précise des ennemis de l’ordre, de la propriété, et je leur demandai d’une voix pressante :

— Bourgeois, est-ce que vous ne trouvez pas qu’en voilà assez ?

Ils m’avaient écouté, semblait-il, d’abord avec une sorte de méfiance, puis avec curiosité, enfin avec intérêt. Ma question quasi-brutale les secoua. Et un de mes collègues de la chambre syndicale de parfumerie — M. Lefrappier, fabricant de produits de mauvaise qualité — me répondit, après avoir consulté du regard les visages ternes qui l’entouraient :

— Oui, sans doute, nous en avons assez... Cela ne se demande même pas. Mais qui nous tirera de là ?

— Qui ? Nous-mêmes. Aide-toi, le ciel t’aidera.

M. Savournan, un gros négociant en soieries de la rue du Sentier, soupira, puis :

— Nous-mêmes ? Mais nous ne pouvons rien... Nous sommes une minorité entourée d’adversaires innombrables. La richesse est devenue une tare. Quand je sors dans mon auto — qui n’a rien de somptueux — je surprends de la haine dans les regards qui croisent les miens. Nous sommes à la merci de cette foule qui n’attend qu’une occasion pour nous sauter dessus...

— Aujourd’hui, fit Benoît-Schimmel, le constructeur de charpentes en fer, un patron, c’est un ennemi du public... Et si vous saviez ce que j’ai d’histoires avec mes ouvriers !

Tous s’écrièrent :

— Nous aussi ! Cela devient impossible !

Et Benoît-Schimmel reprit :

— Ce sont eux les maîtres... Jadis, je visitais mes chantiers, je montais sur mes échafaudages. Maintenant, je m’en garde bien... Je craindrais d’être basculé dans le vide par l’un ou l’autre de ces individus à la mine suspecte, venus on ne sait d’où, embauchés de la veille et qui, en attendant ce qu’ils appellent le « grand soir », sont capables de tout. Voilà où j’en suis, où nous en sommes. Et je ne vois pas comment nous changerons cela. Voulez-vous mon idée ? Nous en verrons d’autres. Tout est contre nous et la Société ne tient plus que par miracle, comme un vieux mur.

— Arc-boutons-nous pour la soutenir.

— C’est cela, oui, arc-boutons-nous.

Et M. Pipernot, le marchand de charbons, de déclarer avec un geste énergique :

— Aux prochaines élections, je voterai pour les candidats les plus réactionnaires !

— Les élections ? dis-je, méprisant... Mais il n’y a pas à compter avec les élections ! C’est un jeu où nous finirons par tout perdre. Le nombre est contre nous, de plus en plus, et le bulletin de vote ne peut que précipiter notre débâcle.

— Alors que nous proposez-vous ?

— Une Ligue... La Ligue des Francs-Bourgeois !

À ces mots, des sarcasmes s’entre-croisèrent :

— Encore ? Il pleut des Ligues...

— Ça n’intéresse que ceux qui veulent faire les importants.

— Les ambitieux qui rêvent d’être députés !

— Les Ligues, ça commence par un meeting enthousiaste, ça continue par un grand banquet, ça finit par une bureaucratie qui s’occupe surtout de faire rentrer les cotisations. Mon pauvre Paquignon, c’est pour nous raconter ça que vous nous avez dérangés ? Vous auriez pu nous laisser à notre bridge, au cercle Gambetta !

— Pas du tout ! m’écriai-je en me dressant... Vous n’y êtes pas. La Ligue dont il s’agit sera une Ligue d’action, une Ligue de combat. Pas de discours, pas de banquets...

— Pas de cotisations ?

— Parlons sérieusement, je vous prie, mes amis, car l’ennemi est à nos portes. L’organisation dont je vous parle sera de taille à lutter contre les bandes qui s’apprêtent à saccager nos usines, nos magasins, à s’emparer de nos banques, à nous exterminer nous-mêmes. Nous constituerons une véritable armée bourgeoise qui aura sa discipline, ses chefs, son plan de mobilisation, ses armes. Parfaitement, ses armes ! Et les plus modernes, les plus scientifiques... Les communistes ont leurs centuries, leurs fusils, leurs mitrailleuses. Nous aurons nos compagnies, nos fusils, nos mitrailleuses aussi... Et même nos canons, nos gaz asphyxiants, nos chars d’assaut, nos avions !

L’effet produit par ce programme est singulier : des visages paraissent effrayés, d’autres deviennent hilares.

M. Bretzel, le financier, s’amuse prodigieusement, semble-t-il.

— Bravo ! s’exclame-t-il en pouffant, nous allons tirer le canon, piloter des tanks et des avions de bombardement ! Cela nous changera du bridge et du baccara, messieurs ! Moi, je retiens un avion de chasse... mais avec conduite intérieure, car j’ai peur des courants d’air !

M. Lefrappier, très ému, déclare :

— Mon cher Paquignon, vous n’y pensez pas... Vous nous proposez tout simplement la guerre civile. Je ne tiens pas du tout à aller devant la Haute-Cour !

M. Savournan place son mot :

— Une armée de bourgeois ? Et nous marcherions nous-mêmes ? Vous savez, les révolutionnaires seraient capables de nous tirer dessus... D’ailleurs, ma femme ne voudra jamais !

M. Pipernot prononça au milieu de l’approbation générale :

— Cela n’a pas de bon sens... Mon cher monsieur Paquignon, nous devons donner le bon exemple et rester, quoi qu’il arrive, dans la légalité. Comment, nous, des bourgeois, nous emprunterions aux révolutionnaires leurs méthodes ? Jamais de la vie ! Pour nous défendre, il y a l’armée, la police, les autorités constituées... Il y a, surtout, la loi. Nous ne sommes pas dans un pays de sauvages !

Et Pilaf, le directeur de l’Énergie, le grand journal conservateur, ajuste son monocle avant de dire :

— Au surplus, messieurs, il n’y a pas péril en la demeure... Notre excellent ami Paquignon semble croire que le grand soir, ce sera pour un de ces quatre matins. Mais non ! Je crois être très renseigné sur ce qui se passe de l’autre côté de la barricade... Eh bien, il ne s’y passe rien de sérieux, rien de vraiment inquiétant. Continuez donc en paix vos travaux, messieurs, travaillez, produisez, faites des affaires. Mon cher Paquignon, laissez donc les canons et les gaz asphyxiants : occupez-vous plutôt de vaporisateurs et de parfums !

Des rires et des approbations se mêlent à ces derniers mots prononcés avec une hautaine et même assez insolente ironie. Piqué au vif, je réplique :

— De l’esprit, beaucoup d’esprit, monsieur le journaliste. Mais ce n’est pas avec des calembredaines que vous sauverez la société, le jour où les communistes — qui, eux, ne plaisantent pas — l’attaqueront. Vous ne ferez pas de mots non plus quand on vous passera la corde autour du cou devant les camarades vainqueurs... Ah ! voilà qui est bien bourgeois, après avoir été bien aristocratique, de plaisanter devant la révolution au lieu de se préparer à la combattre ! Eh bien, moi, je n’ai pas cette élégance, cette fantaisie, je ne dis pas de bons mots : je prends les choses au sérieux, quitte à paraître un peu ridicule aux yeux des gens d’esprit. Car la situation est grave et même tragique... Ah ! çà, mais vous êtes donc aveugles et sourds ? Vous ne le voyez pas, vous ne l’entendez pas, le raz-de-marée qui va nous submerger ?

Pilaf, le directeur de l’Énergie, a un sourire qu’il croit sans doute très fin et dit :

— Ah ! oui, le flot qui monte... Vieille métaphore, mon cher !

À peu près seul, l’entrepreneur Benoît-Schimmel m’approuvait, tout au moins lorsque je montrais les bourgeois menacés dans leur prestige, dans leur puissance, dans leurs biens. Mais il ne croyait pas non plus à la Ligue...

— Vous savez, me dit-il, les gars du bâtiment — je les connais — sont solides... Et il y a les terrassiers. Non, nous ne sommes pas de taille à lutter.

— Et pourquoi ? me récriai-je... Moi, je crois, au contraire, que si nous nous organisons, si nous nous armons, nous serons les plus forts. Ce sera même notre force qui assurera la paix sociale. C’est parce qu’ils nous savent faibles, désunis, égoïstes, incapables de vouloir et d’agir que les rouges deviennent menaçants. Si la Ligue des Francs-Bourgeois existait, prête à marcher hardiment au premier signal, je vous prie de croire qu’on nous ficherait la paix, la paix sociale !

Mais je vois bien que je prêche dans le désert. Ces messieurs ne m’écoutent plus... Ils se lèvent se mettent à parler d’autre chose. Le directeur de l’Énergie me prend dans un coin et me demande :

— Vous voulez donc devenir député ?

— Moi ? Jamais de la vie !

— Vous savez, ce serait facile... Avec votre fortune ! Mais à quoi bon cette Ligue ? Sans compter que cela pourrait vous attirer des histoires avec le gouvernement. On n’a pas le droit de constituer des factions armées...

— C’est pour défendre l’ordre !

— Peu importe. Où irions-nous si, dans un État organisé, les particuliers s’arrogeaient le droit de remplacer la force publique ?

— Nous ne la remplacerons pas, nous l’aiderons.

— Folies tout cela, mon cher Paquignon. Laissons ces billevesées aux partis extrémistes... Nous, nous sommes des gens raisonnables, ennemis des violences stériles.

— Il faut cependant faire quelque chose !

— Sans doute... Aidez, soutenez les journaux qui vous défendent en luttant contre la propagande révolutionnaire. L’Énergie veut accroître sa diffusion... Nous augmentons notre capital et nous faisons appel aux bons Français. Voilà, mon cher, une belle occasion de servir la cause qui nous est chère !

— Je ne crois plus à la puissance de la presse.

— Elle sert tout au moins à lancer vos produits et c’est bien déjà quelque chose. Mais vous avez tort de nier la puissance de la pensée. Tenez, croyez-vous que l’Énergie n’est pas une digue contre ce raz-de-marée dont nous parlions tout à l’heure ? Nous avons 15.000 abonnés et dans la société la plus élégante : nous sommes une force sociale !

— Que ferez-vous au grand soir ? Et que feront vos 15.000 abonnés élégants ? Ils se mettront sans doute en smoking ! Ah ! vous m’amusez avec votre digue...

— Et vous, avec votre ligue !

Nous nous sommes séparés bons amis quand même... Je tiens à ne pas me brouiller avec Pilaf dont le journal mondain et demi-mondain est, en effet, pour mes pâtes, extraits, poudres et savons, un précieux moyen de publicité.

Je me sens un peu découragé. Cela doit se voir sur mon visage, car, à table, ma femme me demande si j’ai des soucis. Je la mets au courant. Mais le salut de la société ne l’intéresse guère et ma ligue des Francs-Bourgeois lui fait hausser les épaules.

— On va encore se moquer de toi, me dit-elle. Tu fais tout pour te rendre ridicule.

Et comme je proteste, elle ajoute :

— Tu ne lis donc pas le Petit Bolchevik illustré ? Moi, je le lis... On me l’envoie régulièrement chaque semaine.

Je dois blêmir, car je pense que Vindicta n’a rien caché — hélas ! — de mes déplorables amours avec Mlle Romanet. Alors, ma femme sait donc tout ?

— Cela m’amuse beaucoup, ces petites histoires-là ! dit-elle tristement.

Mon fils a écouté gravement mon rapide exposé de la question sociale et du plan de défense bourgeoise que j’ai fait mien. Et il prend la parole, fort heureusement, car cette intervention met fin à un dialogue qui menaçait de devenir pénible.

— Papa, me dit Maurice, tu n’y es pas du tout... Ta ligue, c’est idiot.

— Naturellement. Toi, tu es pour les ennemis de l’ordre, pour les communistes...

— Tu te trompes en cela aussi. Et je vais te le prouver : j’estime que seul le retour au catholicisme peut sauver la société. Au lieu de créer des ligues de braillards et d’hurluberlus, répandez plutôt les idées de saint Thomas d’Aquin dans le peuple...

Stupéfait, je m’écrie :

— Ah ! çà, tu es donc devenu calotin ?

Maurice répond avec solennité :

— Je suis devenu thomiste.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tu ne connais pas Saint-Thomas d’Aquin ?

— Si... C’est près du boulevard Saint-Germain.

— Non, l’auteur de la Somme... La Somme, c’est épatant ! Quand on a lu ça, on croit. Moi, je crois. Mes amis croient aussi... Nous sommes tous croyants.

— C’est un nouveau snobisme sans doute ?

— Non, papa, c’est un grand mouvement d’idées. Nous avons retrouvé les disciplines essentielles, nous allons à la messe, nous nous agenouillons sur la pierre, nous nous élevons vers la Pureté... Et nous écrivons des livres catholiques où nous ne décrivons le péché que pour en inspirer l’horreur.

— Alors... le Bilboquet ?

— Nous l’avons supprimé et remplacé par le Thomiste.

— Et ta pièce pour le Théâtre-Français où il y avait une espèce de jeune révolutionnaire qui rivait leur clou à un académicien, à un évêque, à un général, tu l’as lâchée ?

— Non... J’ai transformé le jeune anarchiste en un jeune thomiste qui dit exactement le contraire. C’est même beaucoup mieux, beaucoup plus à la page. Il y a énormément de conversions dans l’avant-garde littéraire et artistique... Le thomisme nous emballe. Ah ! cette Somme ! Tu devrais lire ça, papa !

— Je n’ai pas le temps.

— En tout cas, apprends que la vérité politique et même toutes les vérités sont dans saint Thomas d’Aquin.

— Non, je ne crois pas que la Somme puisse sauver le capital. Et je suis un bourgeois laïque, moi, laïque jusque dans les moelles, bien que je salue dans l’Église une grande force de conservation sociale. Mais si nous mêlons les curés à nos affaires, nous éloignerons de nous tous les petits bourgeois voltairiens, nous tournerons au patronage, et à l’Internationale nous ne répondrons que par des cantiques tout en nous laissant assommer avec une touchante mais ridicule résignation.

— Je prierai pour toi, me dit Maurice le plus sérieusement du monde.

C’est renversant, mais je suis ravi de cette métamorphose de mon fils. Si c’est là un snobisme, il me paraît plus louable que bien d’autres. Espérons qu’il remplacera chez les bourgeois de l’élite le snobisme de la révolution. Mais n’est-il pas trop tard ? Les centuries de l’armée rouge sont armées, commandées, prêtes à s’élancer contre nous et l’heure de leur mobilisation vient peut-être de sonner...

La Société est en péril et les bourgeois délibèrent.

Que dis-je ? Ils ne délibèrent même pas.

Ils s’en f...ichent !

Ils font des mots d’esprit, ils jouent au bridge, ils rigolent.

Ils comptent sur leur presse, sur l’Énergie, sur Pilaf !

Ils comptent sur la police qu’ils payent mal et qu’ils maudissent quand elle arrête leurs autos aux carrefours.

Ils comptent sur l’armée, leur armée... Or, le colonel de Persicot m’a affirmé qu’un mauvais esprit régnait dans les casernes et que beaucoup d’officiers, dégoûtés par l’abandon où ils sont laissés par un Parlement peuplé de nouveaux riches et d’imbéciles épris de parlotes pacifistes, pourraient fort bien, le jour où ils seraient appelés à marcher contre les rouges, dire aux bourgeois : « Vous n’êtes pas la patrie à vous seuls... Nous n’avons pas envie de nous faire casser la gueule pour un régime où nous ne pouvons même pas nous consoler de notre misère avec de la considération et du prestige ! »

Le colonel m’a lancé cela, d’une pièce, avec frémissement dans la voix... Révolté lui aussi ? Mais, au fait, il nous apporte, à Brifaut et à moi, un puissant argument qui nous servira auprès des récalcitrants, des sceptiques... Quand ils sauront que leur armée est douteuse, ils songeront peut-être à se défendre eux-mêmes...

J’ai rendu compte à Brifaut de mon échec.

— Vous ne m’étonnez pas, dit-il en haussant les épaules. Les bourgeois dégénérés d’aujourd’hui redoutent peut-être plus ce qui trouble leur optimisme que leurs ennemis. De plus, tout est calme depuis quelques mois... Cette quiétude les endort. Il nous faudrait quelques grandes grèves, des émeutes, une bombe ou deux bien placées...

— Bien placées ?

— Oui, qui mettent en bouillie quelques douzaines de ces imbéciles confits dans leur graisse d’oie...

— Dites donc, mon cher Brifaut, mais vous êtes sanguinaire !

— Je suis un petit bourgeois, mais de la grande école, celle qui guillotine les rois et fusille les communards.

— Bigre !

Ce Brifaut me fait peur parfois avec son regard brillant, dur, aigu comme une baïonnette, avec ses phrases où se mêlent l’ironie, le mépris, et la haine... Ce défenseur de l’ordre a une tête et un tempérament de révolutionnaire et le reconnaît d’ailleurs lui-même, disant :

— Ah ! s’il y en avait quelques-uns comme moi de ce côté de la barricade !

— Mon cher Brifaut, je ne compte donc pas à vos yeux ?

— Mais si... Bien sûr... Comment donc ! Vous voyez clair et vous avez de la bonne volonté, au moins.

— Voulez-vous de l’argent ? Combien. Cinq, dix mille francs ?

Brifaut secoue la tête et répond :

— Il faut des millions... Et ce n’est pas trop, puisqu’il s’agit de sauver des milliards.

— Vous voyez grand... Des millions !

— Ils viendront.

— En attendant, prenez ces deux mille francs. Pour vous, personnellement...

Brifaut refuse. Il est pauvre et il veut sauver la société bourgeoise sans rien demander pour lui-même. Quel beau caractère ! Je parviens cependant à lui faire accepter 500 francs pour un projet de vaporisateur qui peut servir en même temps de lampe électrique de poche.


C’est décidé : ma fille épousera ce Jacques Lormier, un chauffeur de car pour Américains ! Après tout, il vaut mieux qu’elle devienne sa femme que sa maîtresse... Pierrette eût été parfaitement capable de se donner, sans le visa de M. le Maire, à l’homme qu’elle prétend aimer...

— Ne suis-je pas libre ? me dit-elle déjà d’un air de défi.

— Non, tu n’es pas libre. Que fais-tu de l’autorité de tes parents ?

— L’autorité de mes parents cesse au moment où ils cessent eux-mêmes de remplir leur rôle naturel auprès de moi... Je ne suis plus une enfant, je suis une femme. Je peux vivre par moi-même, cela me donne droit à la liberté.

— Quelles idées !

— Elles sont logiques, elles sont vraies et je dirai même qu’elles sont plus morales que bien d’autres.

— Que veux-tu dire ?

Pierrette me lance un regard droit et, après un silence, prononce :

— Je veux dire que je méprise l’hypocrisie et le mensonge... Voilà pourquoi je te dis tout ce que je pense, papa. Tu as une fille qui te parle sans ruses, sans réticences, et tu te plains ?

Oui, je me plains... Je suis même indigné, révolté, plein d’une amertume qui me gonfle je ne sais quoi dans la poitrine, qui me remonte à la gorge et qui m’étouffe. Quelle est cette morale nouvelle, à base d’égoïsme, qu’on m’oppose brutalement, dont on me soufflette avec une sorte d’ironie cruelle... Il y a donc toute cette distance-là, maintenant, entre les pères et les filles ?

— C’est la revanche des femmes, m’a dit Pierrette un autre jour.

Mme Paquignon l’a entendue et elle m’a regardé, avec le même regard hostile que celui de ma fille.

Ah ! je comprends...

Et je comprends que ma morale aussi, à moi, est égoïste.

Oui, mais je représente — bien ou mal — un tas de choses, l’intelligence, le travail, la responsabilité et j’ai des droits... Les femmes, après tout, parlent trop haut et regardent trop en face.

Malheureuse, la société où les femmes ont sur leurs lèvres peintes les mots de liberté, de nature ! Leur rouge est révolutionnaire aussi... Je peux le dire, bien que ce soit moi qui le leur vende !


Un matin, Fortuné, mon valet de chambre depuis quinze ans et qui a une noble tête de sociétaire du Théâtre-Français, me dit avec mystère :

— J’ai une révélation à faire à Monsieur... C’est très grave.

Je n’aime pas beaucoup les révélations surtout quand elles sont graves : elles manquent toujours d’agrément et la sagesse consisterait à fuir avec une grande vélocité ceux qui s’apprêtent à vous les faire. Mais Fortuné est allé, à pas de loup, fermer la porte de ma chambre — ma femme et moi faisons maintenant lit à part — avec l’air d’un personnage de mélodrame et il revient vers moi en prononçant à voix basse :

— La liberté, la vie de monsieur sont menacées.

— Que me dites-vous là, Fortuné ?

— La vérité, monsieur... Les camarades ont inscrit monsieur sur la liste des otages.

— Les otages ? Quels otages ?

— Les bourgeois qui seront, aussitôt après l’entrée de l’armée rouge dans Paris, arrêtés et conduits dans un endroit désigné. J’ai vu la liste : Monsieur y figure avec le cardinal-archevêque de Paris, le président de la République, le baron de Rothschild, M. Léon Daudet, le maréchal Foch, des ministres, des députés, des journalistes... Il y en a cent : tout est prévu pour que cette rafle se fasse, en vitesse, sans trop de pétard. Il y a dès maintenant, des hommes de confiance auprès de chaque otage désigné... Le moment venu, hop là, vous êtes emballé sans même savoir comment.

Naturellement, je me mets à rire avec un parfait scepticisme.

Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

— Rien n’est plus sérieux, monsieur... Si sérieux même que je risque ma vie en prévenant ainsi Monsieur, mais Monsieur est si bon que, ma foi, après avoir longtemps hésité, je me suis décidé à parler, dans l’intérêt de Monsieur. Seulement si les camarades savaient...

— Les camarades ? Ah ! çà, vous les connaissez donc ?

— Si je les connais ? Mais je suis du Syndicat communiste des travailleurs officieux, autrement dit des gens de maison. J’ai même créé une cellule qui fait du bon travail dans le quartier.

— Par exemple !

— En dehors de mon service — et Monsieur n’a pas, je pense, à se plaindre de moi — je suis libre, pas vrai ?... Enfin, voilà, j’ai prévenu Monsieur de ce qui l’attend et Monsieur peut d’autant plus me croire, que, précisément, l’homme de confiance chargé de le livrer aux patrouilles de l’armée communiste, c’est moi !

— L’homme de confiance, mais vous l’étiez pour moi aussi !

— Monsieur aurait pu tomber plus mal. La preuve...

— Eh bien, mon ami, je fais fi de vos révélations. Sornettes tout cela !

— Monsieur a tort.

— Et comme je ne veux pas avoir chez moi un domestique communiste, je vous flanque à la porte.

— Monsieur a doublement tort... Car il était placé sous ma protection. Quand je n’y serai plus...

Et Désiré eut un hochement de tête qui n’était pas rassurant. Mais je répétai, d’une voix plus élevée :

— Je vous flanque à la porte ! Allez-vous en, allez-vous en...

— Voilà donc toute la reconnaissance de Monsieur ! Je risque ma vie pour sauver la sienne et il me chasse... Soit ! Les bourgeois sont, au fond, tous les mêmes. Heureusement, l’heure de la révolution approche... Tel qui n’était que domestique deviendra le maître et tel qui était le maître cirera peut-être mes bottes. En attendant, je vous fais cadeau de mes huit jours. Au revoir, monsieur Paquignon.

Et Fortuné se retire après m’avoir lancé un regard méprisant.

Dire que nous en sommes là !... J’avais chez moi un militant du communisme ! Car si cette histoire d’otages paraît peu vraisemblable, il est certain que Fortuné n’a pas menti en se déclarant bolchevik. Ainsi, il y a des « hommes de confiance » auprès des personnalités éminentes et représentatives de la société bourgeoise... J’en suis une et, avouons-le, cela me flatte de figurer sur une liste même imaginaire d’otages, entre le président de la République et le cardinal-archevêque de Paris. Au fait, cette liste n’existe-t-elle pas, vraiment ? Pourquoi pas, après tout ? L’armée rouge a son plan de bataille, son heure H... N’est-il pas logique qu’elle cherche à s’emparer, dès le commencement de la lutte, de gens comme moi qui, en cas d’échec, lui serviraient de monnaie d’échange ? Rien n’est plus admissible... Avec de l’audace, un coup de surprise peut parfaitement réussir dans ce Paris mal protégé où la sécurité de chacun, même du chef de l’État, n’est qu’illusoire. Mais oui, mais oui, tout cela s’enchaîne très bien... N’écartons aucune hypothèse sous prétexte qu’elle nous étonne. Nous vivons en des temps où il faut s’attendre à tout, à commencer par le pire.

Je raisonne ainsi et, dans ma cervelle enfiévrée, naît irrésistiblement la conviction que Fortuné a dit vrai... Sans doute, j’ai bien fait de le renvoyer — je ferai bien aussi de lui donner une très forte indemnité et un excellent certificat pour ne pas trop m’exposer aux redoutables effets de sa rancune — mais il convient de mettre à profit, sans tarder, ses précieuses révélations.

Et je m’en vais, toutes affaires cessantes, chez Marc Brifaut à qui je raconte l’aventure.

— Bonnes nouvelles, me dit-il. Je suis enchanté.

— Vous êtes enchanté de me voir choisi comme otage par les bolcheviks ?

— Je ne vois que l’intérêt supérieur de notre cause... Et il est bon que les bourgeois se sentent visés, personnellement, par l’ennemi.

— Ah ! çà, mais vous croyez donc à cette histoire ?

— Si j’y crois ? Mais ce que vous me dites complète d’autres renseignements qui me viennent de divers côtés. Il y a, en effet, une immense menace suspendue sur Paris... Les rouges forment, dans l’ombre, silencieusement, leurs bataillons. Ils sont plus de cent mille à Saint-Denis, à Boulogne, à Puteaux, dans toute la périphérie nord et ouest... Et cent mille bien armés, solidement encadrés, décidés à tout, avec des complicités ou des complaisances dans la police, l’armée.

— Mais c’est effrayant !

— C’est excellent, vous dis-je. Il nous faut une panique, une bonne panique. La grande trouille des bourgeois, voilà notre affaire !

— On voit bien que vous n’êtes pas désigné comme otage. Tandis que moi...

Je dois avoir l’air vraiment peu rassuré. Brifaut se met à rire, en se frottant les mains.

— Mon cher Paquignon, vous l’avez.

— Qui donc ?

— La trouille... Bravo ! Répandez-la, propagez-la... Quand vous l’aurez tous, alors, il y aura peut-être quelque chose à faire. Mieux vaut la peur que l’optimisme imbécile, car la peur, ça fait foutre le camp... et, parfois, c’est en avant !

Je rentre chez moi, très impressionné... Ne voulant pas m’exposer bêtement à être cueilli, un soir d’émeute, par une escouade de soldats rouges qui peut-être trouveraient la porte ouverte, je donne des ordres à mon chauffeur — un médaillé militaire, un bon esprit, celui-là — pour que, nommé organisateur de la défense, il fasse disposer à tous les endroits utiles des chaînes, des barres de fer, des plaques blindées...

— Que se passe-t-il, monsieur ? Les Boches reviennent ?

— Pis que les Boches... Les Bolcheviks !

— Ah ! c’est vrai, on en parle. Paraît qu’ils ont des intentions... Mais moi, je crois que c’est un bobard.

— Très sérieux, au contraire. Prenons nos précautions...

Ma femme — qui est décidément une bonne femme — se montre très émue à la pensée que je pourrais être capturé, entraîné dans la nuit par des inconnus armés et cruels. Ma fille s’intéresse peu à ces contingences : elle est toute à son garage et à son amour... Maurice, lui, m’a dit :

— Les révolutionnaires sont des mystiques, eux aussi. Et ils ne craignent pas le martyre... Grande force !

Moi, je ne veux pas être un martyr... Mais, s’il n’y a pas moyen de faire autrement, je serai un héros. Je me défendrai jusqu’à la mort dans mon hôtel transformé en fortin : j’y ai fait apporter des revolvers, des carabines, voire une mitrailleuse allemande que Florent, mon chauffeur, m’a procurée avec quelques bandes de cartouches et qu’il m’a assuré être en « ordre de marche ».

Deux précautions valent mieux qu’une... Maintenant, je les attends, les bolcheviks, ils peuvent venir : ils seront bien reçus !

Au fait, je n’entends parler que de la « menace révolutionnaire ». Il y a dans Paris comme un frémissement terrifié... La rumeur, d’abord vague et mystérieuse, a trouvé dans les journaux bourgeois ses premiers agents de propagande : il était question de « mouvements inquiétants dans les masses ouvrières », de « formations de combat pourvues de l’armement le plus moderne et dont l’attaque pouvait être brusquement déclanchée »...

Puis, des « renseignés » donnèrent des détails précis sur le danger que courait Paris mal défendu : une offensive de grand style, venant de la banlieue nord, devait submerger les maigres forces de résistance et s’emparer des points vitaux et des centres nerveux de la capitale : les gares, le central télégraphique, les Halles, les journaux, les usines qui distribuent l’eau, le gaz, l’électricité, etc... Du reste, ces organes essentiels étaient déjà au pouvoir des ouvriers communistes qui en assuraient le fonctionnement et qui, le moment venu, s’en déclareraient les maîtres.

C’est en hiver, en décembre, que cette panique — si ardemment souhaitée par Marc Brifaut — se répandit dans Paris comme une grippe dont le microbe insidieux s’attaquait aux cervelles les plus saines, les plus solidement fabriquées. On ne rencontrait que gens blêmes qui, à voix basse, échangeaient des propos de ce genre :

— Vous savez, ils sont plus de deux cent mille...

— On m’a dit trois cents...

— Ils ont leurs terrains de manœuvre où ils s’entraînent au maniement des mitrailleuses et même des canons. Ils ont leurs officiers, leurs généraux, leur école supérieure de guerre civile. Beaucoup d’étrangers parmi eux...

— Et que fait le gouvernement ?

— Rien du tout.

— Nous sommes trahis...

— Moi, j’envoie ma femme et mes enfants dans le Midi. Mais tous les trains sont pris d’assaut.

— Moi, je file en auto à Orléans. Je m’y suis installé pendant la guerre, quand les Boches menaçaient et bombardaient Paris.

Impossible de dîner en ville — je ne sortais plus, dès la nuit close, qu’avec mille précautions — sans entendre parler, dès le potage Saint-Germain ou le consommé riche — du « grand soir » évidemment prochain. Aux filets de sole, les révélations de l’invité « au mieux avec le préfet de police » coupaient définitivement l’appétit aux femmes et même aux hommes.

— Ce sera terrible... La guerre civile, avec les nouveaux moyens de combat et de destruction, ne peut être qu’une chose atroce. À propos, il paraît que les régiments d’aviation sont douteux.

— Comment, se récriait toujours quelque invitée, ces gentils aviateurs, si fins, si chics, nous trahiraient ?

— Non, mais il y a les mécanos... La plupart sont communistes. Vous comprenez, les insectes rampants sont jaloux des papillons ! Alors, c’est bien simple, au premier signal, ils briseront les appareils... En revanche, les révolutionnaires auront des avions, des avions boches qui, en trois heures, arriveront au-dessus de Paris qu’ils aspergeront avec des bombes colossales capables chacune de faire sauter tout un quartier, caves comprises.

Personne ne redemande du filet braisé aux champignons et la poularde truffée a l’air de porter le demi-deuil de la société. La bombe glacée suscite quelques plaisanteries faciles qui jettent un froid et les détonations des bouteilles de champagne font tressauter mes voisins et mes voisines qui songent sans doute à d’autres explosions dans la nuit rouge.

J’ai retrouvé autour de tables amies quelques-uns de ces grands bourgeois qui m’avaient opposé leur indéfectible scepticisme lors de la réunion organisée chez moi. Ils ont changé d’avis ; ils ne sourient plus, ils tremblent...

Un soir, chez le financier Bretzel, M. Pipernot me dit, très ému :

— Enfin, nous n’allons pas nous laisser égorger comme des moutons ?

M. Lefrappier insiste fougueusement :

— Nous devrions nous organiser pour la résistance...

Le financier Bretzel se récrie :

— Je commence à comprendre qu’il ne nous faut compter que sur nous-mêmes. Qu’est-ce que nous attendons pour faire quelque chose ?

Et Pilaf lui-même, le directeur bien parisien de l’Énergie, profère gravement après avoir ajusté son monocle :

— Non, nous ne pouvons attendre notre salut de l’État. Au surplus, l’État, c’est nous... Nous sommes menacés : nous avons le droit et le devoir de nous défendre par tous les moyens, à commencer par la force.

Un ministre, M. Millaud-Desvarennes, écoutait ces propos avec une indifférence souriante.

— Enfin, lui demandai-je, y croyez-vous, au danger ?

— Je n’ai pas d’opinion.

— Voyons, vous devez être renseigné... Et vous êtes un des grands responsables. La Société compte sur vous.

— Oh ! moi !... Je passerai bientôt la main. Le ministère a du plomb dans l’aile.

— Nous, nous risquons d’en avoir bientôt dans le ventre... Et vous aussi !

Le ministre haussa les épaules, nous reprocha de ne pas être gais et reprit son flirt avec une jolie voisine...

— Voilà, s’écria Pilaf, comment les consuls veillent !

L’occasion était belle de parler de la ligue des Francs-Bourgeois. Cette fois, je fus écouté, approuvé, félicité...

— Nous sommes disposés à marcher avec vous, me dirent plusieurs de ceux qui, naguère, s’étaient moqués de moi. Mais à une condition, c’est que votre ligue ne ressemble pas aux autres. Nous voulons de l’action et non pas des phrases. S’il faut cogner, on cognera...

— Soyez tranquille, fis-je en levant un poing crispé, nous cognerons, et dur.

— Bravo ! Mais il faut nous hâter... Les autres sont prêts !

— Nous le serons bientôt.

— Ne sera-t-il pas trop tard ?

— Trop tard, c’est le mot des découragés, des impuissants, des vaincus... Il n’est jamais trop tard !

— Allez-y... Disposez de nous et de notre argent.

Et Pilaf, dans un beau mouvement, ajouta :

— Je marche aussi. Je mets l’Énergie à votre disposition... sans rien vous demander !


Le soir même, je trouvai chez moi un pneumatique ainsi libellé :

« Sale bourgeois,

Je vous ai dit que nous nous reverrions.

Ce sera pour bientôt.

(Signé) Vindicta. »

Pour bientôt ? Oui, mais d’ici là...

IX
LA GRANDE TROUILLE

La Ligue existe.

Marc Brifaut avait tout préparé pour le jour où l’instinct de la conservation transformerait les bourgeois amorphes, aveulis, fatalistes en citoyens résolus à se sauver eux-mêmes : son plan était une merveille de précision.

Présenté par moi à plusieurs de mes amis riches et fortement émus par le péril social, ce petit inventeur transformé en grand organisateur de la contre-révolution les a tout de suite enthousiasmés... La peur détruit le scepticisme et l’esprit de contradiction : un simple matelot fera la loi sur le radeau de la Méduse s’il parvient à faire croire que le salut de tous dépend de lui et les simples naufragés de deuxième classe lui donneront raison contre des amiraux.

Marc Brifaut domina aussitôt ces grands bourgeois d’ordinaire si orgueilleux.

— Nous avons exactement vingt-trois jours devant nous, déclara-t-il... C’est peu, mais c’est assez, si nous ne perdons pas une heure.

— Pourquoi vingt-trois jours ? demandai-je... La date du « grand soir » est donc fixée ?

— Parfaitement, répondit Brifaut, en promenant son regard sombre sur nos visages consternés.

Puis, d’une voix lente et appuyée :

— Cela se passera pendant la nuit du 24 au 25 décembre.

— Pendant le Réveillon ?

— Oui. J’ai des renseignements, et très sûrs.

M. Pipernot, le grand marchand de charbons, se récria :

— Ah ! zut !... Ces gens-là pourraient bien nous laisser réveillonner tranquillement !

— Enfin, il y a une trêve des confiseurs ! fit le banquier Bretzel avec une belle indignation. À toutes les époques de notre histoire, les révolutionnaires l’ont respectée...

Et M. Mâchecolle, l’ancien sénateur, aujourd’hui administrateur du Crédit franco-étranger, proféra :

— Quelles brutes !

— Messieurs, dit Brifaut, je les trouve, au contraire, fort bien inspirés... Leur plan est très intelligent, très pratique. En effet, pendant la nuit du Réveillon, Paris est tout à la rigolade... Il bouffe, il se saoule, il n’est plus qu’une bête monstrueuse qui avale des millions d’huîtres, des tonnes de foie gras et des kilomètres de boudin. Les consuls veillent, mais c’est devant une table bien servie, sans souci de ce qui se passe au dehors, et à trois heures du matin, l’extra-dry leur a enlevé, s’ils l’ont jamais eu, le sens des réalités... Il n’y a plus personne — ou presque — pour s’opposer sérieusement à l’attaque brusquée de cent mille camarades bien décidés à troubler la fête. Et les voilà qui envahissent Paris... Les voyez-vous dans la nuit où leurs cris de haine succèdent aux cris de joie ? Tenez, les voici... Montmartre est à eux ! Ils apparaissent soudain dans ces cabarets où les bourgeois s’amusent en se disant, bien à tort, que cela durera toujours autant qu’eux... Ils s’élancent dans les palaces, dans les dancings, partout où les optimistes, grisés de Champagne, oublient que ce luxe, ces plaisirs, cette civilisation, cette société ne tient qu’à un fil, comme les perles de leurs femmes ou de leurs poules. Ailleurs, c’est le même désarroi... On ne les attend nulle part ou bien ce sont leurs amis qui leur ouvrent les portes, toutes les portes, même celles des casernes et de la Préfecture de police... En quelques heures, ils sont les maîtres de ce Paris qui titube et qui se demande comme une femme ivre qu’on viole ce qu’on lui veut et même ce qu’on lui fait.

Brifaut nous décrit ce spectacle effrayant avec une telle conviction que nous croyons y assister... Oui, nous les voyons, ces soldats de l’armée rouge. Ils sont innombrables, ils avancent, ils nous encerclent. Nous nous attendons à ce que la porte de la pièce où nous délibérons s’enfonce sous la pression de gaillards vraiment armés jusqu’aux dents — puisqu’ils serrent un couteau entre leurs canines — et il me semble déjà entendre les mots terribles :

— C’est vous, le nommé Paquignon ?... Vous êtes désigné comme otage... Allons, camarades, empoignez-moi ce bourgeois-là... Le panier à salade de la Sociale est en bas !

Mon imagination travaillant, je me vois déjà bouclé dans une des alvéoles de l’omnibus révolutionnaire. Je questionne mes voisins qui me répondent, l’un : « Je suis le cardinal-archevêque de Paris », l’autre : « Je suis le Président de la République ». Je leur apprends que je suis M. Honoré Paquignon, le grand parfumeur, et nous roulons dans la nuit Dieu sait vers quel destin !

Marc Brifaut, nous ayant ainsi terrorisés, déclara :

— Nous allons constituer d’urgence une légion de cinq mille Francs-Bourgeois solidement armés qui, s’ils sont bien employés, suffiront à parer l’attaque de nos ennemis.

— Cinq mille contre cent mille ? me récriai-je... C’est bien peu.

— C’est suffisant, trancha Brifaut. Les révolutions sont des mécaniques qu’un rien suffit à coincer... Le moindre obstacle et c’est la panne. Il eût suffi de bien moins de cinq mille hommes décidés pour sauver Louis XVI au Dix-Août.

— Soit, acquiesça Pipernot... Mais vous n’avez pas le temps de recruter, d’équiper, d’encadrer, d’entraîner ces cinq mille défenseurs de l’ordre. Il faudrait publier un appel... M. Pilaf a mis l’Énergie à notre disposition.

— Non, dit Brifaut, pas d’appel, pas de manifeste, pas de boniments... Agissons dans l’ombre, comme font nos adversaires. Le mystère est une force. On tremble devant un ennemi dont on ne sait rien... Le recrutement sera facile. J’ai déjà des listes, car j’ai fait ma propagande, silencieusement, dans ce quartier où est resté un peu de l’âme des Francs-Bourgeois d’autrefois. Signe réconfortant, ce sont les jeunes qui s’enrôlent avec le plus d’enthousiasme... Je crois que, précisément, le mystère les attire : on aime à faire partie d’une association à la fois puissante et ignorée. L’armement sera facile... Je puis me procurer dans les huit jours cinq mille fusils de guerre qu’un Anglais tient à ma disposition dans un port de la Manche et qu’il amènera à Paris en camions-automobiles sans aucun incident. Son stratagème — à vrai dire, c’est moi qui l’ai imaginé — est très simple... Les chauffeurs seront déguisés en soldats et de faux officiers expliqueront et prouveront même aux indiscrets, s’il s’en rencontre, que ce transport d’armes est une corvée ordonnée par le ministère de la guerre. Nous aurons aussi des mitrailleuses... La mitrailleuse est l’arme rêvée de la guerre civile : deux hommes énergiques avec une Hotchkiss ou une Colt sur le terre-plein de l’Opéra, et ils font le vide dans le quartier ; les grandes artères rayonnantes et rectilignes de la cité moderne sont faites pour la mitrailleuse, cette nouvelle petite reine d’acier.

Marc Brifaut avait saisi mon fume-cigarettes, et l’ayant placé sur un cendrier à trois pieds, le faisait pivoter en tous sens en disant :

— Avenue de l’Opéra... Takata... Takata... tatatata... Rue du Quatre-Septembre... Takata... takata... ta... ta... tatatata... Boulevard des Capucines... une bande de cartouches ou deux... Rue Auber... Rue Meyerbeer... Boulevard des Italiens... Taka... Takata...

Mes amis assistaient à ce simulacre de guerre de rues sans y prendre, semblait-il, un grand plaisir... Leurs grimaces étaient comiques, mais je n’avais pas envie d’en rire, car j’étais moi-même très impressionné.

— Pardon, fis-je, timidement... Mais est-ce que ce sont les bolcheviks qui aspergent ainsi avec du plomb l’avenue de l’Opéra ?

— Sans doute, répondit Brifaut, si les Francs-Bourgeois ne les empêchent pas de conquérir Paris. Eux... ou nous, voilà tout le dilemme.

— Enfin, dit le gros Perlouze, le directeur des Cent mille bas de soie, enfin, nous devons compter aussi sur la police, sur l’armée...

— Comptons d’abord sur nous-mêmes, c’est le plus sûr, car les esprits sont très travaillés dans tous les milieux... Pourquoi voulez-vous que les gardiens de la paix et les soldats se montrent de plus zélés défenseurs de l’ordre que tant de bourgeois traîtres à leur propre cause ? Il s’agit, ne l’oublions pas, de notre société à nous, de notre État à nous, de nos fortunes à nous...

J’admirai ce pauvre Brifaut qui, poussé par son instinct de conservation sociale, se rangeait ainsi parmi les bénéficiaires d’une organisation qui l’avait toujours brimé... Et je m’exclamai :

— Nos fortunes, oui... Mais elles doivent prendre part, elles aussi, à la lutte. Il faut de l’argent.

Tous firent chorus :

— Oui, de l’argent... Nous sommes prêts à en donner.

— Messieurs, reprit Marc Brifaut, j’ai, en effet, besoin de votre argent, quand ce ne serait que pour payer les armes et m’assurer de certains concours. Un million suffira... pour commencer.

— Un million ? fit Lefrappier d’un air surpris.

— Tant que cela ? se récria Pipernot.

— Bigre ! fit Bretzel.

— Cela fera combien pour chacun de nous ? demanda Perlouze en fronçant les sourcils.

— C’est une prime d’assurance, prononça Brifaut, et elle garantit contre un risque de douzaines de milliards... Hésiteriez-vous ?

— Certes non ! m’écriai-je avec force... Car il y va non seulement de notre galette, mais de notre peau. Songez, messieurs, que je figure sur la liste des otages !

— Oui, cher monsieur Paquignon, dit Perlouze, mais nous n’y figurons pas, nous... Et puis, cette prime d’assurance, ce n’est pas à nous seuls de la payer, car les douzaines de milliards dont parle Brifaut, c’est aussi la fortune de nos concurrents. Il y a d’autres bourgeois plus riches que nous... Les « Cent mille bas de soie » sont menacés, c’est entendu, car les femmes des révolutionnaires victorieux s’y précipiteraient en masse — elles en connaissent le chemin ! — mais il y a aussi les Galeries Lafayette, le Louvre, le Bon Marché, d’autres maisons bien plus importantes que la mienne... Alors, je propose que le trésor de guerre soit augmenté et que tous les intéressés y contribuent.

Brifaut, visiblement agacé, trancha :

— Non... Tout se fera entre nous. Nous avons partie liée... Nous devons agir vite et sans bruit, ou bien, il nous faut renoncer à nos meilleures chances de salut. Messieurs, la question d’argent n’est rien....

— Rien du tout ! affirmai-je d’une façon aussi entraînante que possible...

Et j’ajoutai :

— Je donne deux cent mille francs....

La vanité s’en mêla, plus décisive encore que la peur. Aussitôt les carnets sortirent des poches : le million fut souscrit, et au delà.

— Comme vous voyez, dit le banquier Bretzel à Marc Brifaut, nous ne reculons devant rien... Et maintenant, vous pouvez marcher !

L’animateur de la Ligue secoua la tête.

— Cela ne suffit pas.

— Comment, cela ne suffit pas ?

— Non, en donnant de l’argent, vous ne faites que le moindre sacrifice... Il faut aussi donner vos personnes.

Et Brifaut d’expliquer :

— Vous devez marcher vous-mêmes... Car vous êtes des chefs et les chefs doivent donner l’exemple. Je serai parmi les combattants... Il faudra que vous y soyez aussi.

— Vous ne comptez cependant pas sur nous, dit Lefrappier, pour tirer des coups de fusil ?

— Pourquoi pas ?

— C’est que nous n’avons pas appris...

— Vous ne chassez donc pas ? demanda Brifaut avec ironie.

— Si, sans doute, mais les armes de guerre, ce n’est pas la même chose. Et il ne s’agit pas de tuer des lapins !

— Eh bien, vous viendrez avec votre carabine Winchester. Cela pourra servir, d’autant plus que nous combattrons sans doute à courte distance. Et même un bon revolver suffira...

À la pensée que nous pourrions être mêlés, en chair et en os, à la sanglante bagarre, nous nous sentîmes mal à l’aise... Comment, des hommes déjà mûrs, importants, riches, devraient descendre eux-mêmes dans la rue, s’exposer à recevoir des coups, courir le risque d’une blessure, de la mort peut-être ?

— Pardon, fit Pipernot, nous formons le grand état-major de la Ligue... Et le grand état-major me va pas au feu : je le sais, pendant la guerre, j’étais chauffeur au G. Q. G. !

— Les Francs-Bourgeois doivent être tous égaux devant le risque... Et les petits ne comprendraient pas l’absence des gros à l’heure où il s’agit de défendre les fortunes privées tout autant que la richesse publique. Messieurs, vous n’avez pas peur, je suppose ?

Nous avions tous très peur, cela se voyait bien, mais nous ne voulûmes pas le reconnaître devant ce diable d’homme dont la voix cinglante, le regard autoritaire, la force morale nous dominaient, irrésistiblement.

— Si l’on a besoin de nous, fis-je d’un air aussi décidé que possible, eh bien, nous marcherons.

— Je ne vous en demande pas plus.

— Mais qui nous commandera ? Il nous faut un chef compétent, inspirant confiance. C’est de l’art militaire, en somme... Et vous, non cher Brifaut, vous ne pouvez faire manœuvrer des milliers d’hommes qui, avec raison peut-être, douteraient de vos qualités de tacticien...

— Je le sais. Du reste, je ne désire pas jouer au général. Le moment venu, je prendrai ma place parmi mes amis, les petits patrons du quartier, et j’obéirai. Je n’ai aucune prétention, aucune ambition. Pour nous commander, il faudrait un ancien militaire. Je n’ai pas encore trouvé le chef rêvé... C’est qu’il doit avoir du prestige, de l’audace et de la sympathie pour la cause bourgeoise ! Mais je trouverai, puisque je cherche... Telle est ma devise d’inventeur, et elle ne m’a jamais déçu.

Une inspiration soudaine me poussa :

— J’ai votre homme !

— Qui cela ?

— Le colonel Antoine de Persicot. Il a été superbe à Verdun. Avec cela, beaucoup de prestance et très intelligent. J’en ai fait le chef de mon personnel, c’est tout dire !

— Un noble ? fit Brifaut avec une moue... Les Francs-Bourgeois doivent continuer leur vieille tradition : pas d’aristos, pas de curés !

— Le colonel de Persicot est pauvre et dénué de tout orgueil nobiliaire... Voyons, souvenez-vous qu’au lendemain de l’avant-dernière guerre, les bourgeois parisiens furent sauvés par un soldat aristocrate, par le général marquis de Galliffet.

Ce nom parut frapper Marc Brifaut, qui, songeur, murmura :

— Un fusilleur, oui, un grand fusilleur... Voilà ce qu’il nous faudrait. Nous avons besoin d’un homme qui ne recule pas devant la nécessité d’une opération chirurgicale.

Et comme ces mots nous faisaient sursauter, il s’écria :

— Croyez-vous donc que les autres, les gens d’en face, se gêneraient pour supprimer ceux d’entre nous qu’ils ont désignés ?

— C’est cela, comme ils ont fusillé les otages pendant la Commune ! fis-je d’un air qui devait être assez pitoyable.

— Soyez tranquille, monsieur Paquignon, si vous tombez sous les coups de ces misérables, nous serons là pour vous venger !

— Je préfère que vous soyez là pour me tirer d’affaire... Et même je compte bien que tout cela se passera plus gentiment que vous ne le dites. Car enfin, mon cher Brifaut, vous êtes effrayant !

— Oui, dit Bretzel, il tient des propos qui nous font froid dans le dos.

— À l’entendre, ajouta Mâchecolle, on croirait que Paris va être mis à feu et à sang !

— Messieurs, fit Brifaut, je prévois des convulsions très graves et très prochaines... Mes renseignements sont sérieux. Et puis, ne sentez-vous pas que la Révolution est dans l’air ? Quand une Révolution est dans l’air, elle finit toujours par tomber. Faut-il, pour vous épargner de fâcheuses impressions, vous dire qu’elle sera charmante ? Je ne le puis, malgré tout mon désir de vous être agréable. Qu’elle triomphe ou qu’elle soit vaincue, il y aura du sang sur les pavés, vous entendez, du sang !... Et beaucoup ! De grandes flaques dans lesquelles l’Histoire pataugera en hésitant.

J’imagine que les prophètes bibliques devaient avoir le regard, la voix, les gestes de ce Brifaut. Et nous, bons bourgeois placides, ennemis de la violence, peu disposés au sacrifice, rebelles à un héroïsme qui menaçait d’être personnel, nous tremblions devant ce catastrophique sauveur. Pour ma part, je commençais à comprendre que si la société m’avait fait vivre et bien vivre, ce n’était cependant pas une raison suffisante de mourir, voire de bien mourir pour elle : le rôle de l’hurluberlu qui, par peur de la Révolution, se jette devant elle et se fait tuer, ce rôle de Gribouille ne me convenait pas du tout.

Je me promis de réfléchir à ces choses. En attendant, je demandai à Brifaut :

— À tout hasard, voulez-vous que je tâte le colonel de Persicot ?

— Soit... Mais restez dans le vague, afin qu’en cas de refus, nous n’ayons rien à craindre d’une indiscrétion. Messieurs, je vous le demande, gardons le secret sur tout ceci... Le secret est aussi une arme et peut-être, la plus précieuse. Et il y va peut-être, dès maintenant, de notre liberté, menacée par le gouvernement, de notre vie, menacée par les bolcheviks.

Ce délicieux dilemme ne pouvait qu’assombrir encore nos pensées. Nous nous séparâmes tristement en nous disant :

— Nous ne sommes pas faits pour jouer de telles parties. Si nous gagnons, nous ne gagnons rien. Si nous perdons, nous perdons tout. Ce n’est pas loyal, et en tout cas, ce n’est pas amusant !

Dès le lendemain, je pus croire que le secret était déjà éventé comme un de mes flacons débouchés... Passant la soirée chez des amis, je fus pris à partie, dans un coin, par Mme Cousinet, la femme du sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, l’ex-Lisette de Lizac du Casino de Paris.

— Je tiens à vous féliciter, me dit-elle à voix basse, c’est admirable ce que vous faites là !

Un peu inquiet, je répondis, évasivement :

— Mon Dieu, madame... Vous savez ! Ma situation... Ma réputation... Mais je n’ai aucun mérite.

— Comment, aucun mérite ? Vous nous rendez un service inappréciable...

— Vous exagérez.

— Si, si, grâce à vous, la victoire est certaine. Et cependant quelle lutte difficile ! Si je vous disais que j’ai failli, pour ma part, perdre tout espoir. Je me disais : « Rien à faire avec eux... On les croit vaincus et ils reviennent plus nombreux, plus forts, plus tenaces que jamais ! » Heureusement, monsieur Paquignon, vous leur avez déclaré la guerre, et les voilà anéantis !

Mme Cousinet me parut un peu exaltée, un peu vibrante... Les femmes, ça s’emballe si facilement pour quelque chose ou pour quelqu’un, confondant même presque toujours l’un et l’autre !

Mais, je l’avoue, cette admiration me flatta. Et prenant un air, sinon un profil quelque peu napoléonien, je répliquai :

— Madame, n’allons pas si vite... Ils ne sont pas encore anéantis, mais enfin, je crois pouvoir vous dire que nous finirons par les avoir !

— Vous croyez qu’ils ne reviendront pas ?

— Non, madame. Nous leur administrerons une telle frottée qu’ils se le tiendront pour dit.

— Une telle frottée ?... Il faut donc frotter ?

Et sans me laisser le temps de placer un mot, elle ajouta :

— Je croyais qu’une simple application suffisait ! C’est ce que vous dites sur votre prospectus...

— Mais, madame, nous ne nous comprenons pas. De quoi parlez-vous donc ?

— Des poils !

— Des poils ? Quels poils ? m’exclamai-je, ahuri, car je n’y étais pas du tout.

— De mes poils superflus !... J’use de votre Pâte des Filles de marbre et je constate qu’ils sont partis... Ah ! çà, est-ce que je m’y serais mal prise ? Est-ce qu’ils vont revenir ?

Certes, je suis fier de ma Pâte des Filles de marbre, mais enfin, il s’agissait bien de ce « produit de beauté », à l’heure où la société vacillait sur ses bases ! Je ne m’occupais plus guère de mon industrie, que dis-je ? de mon art, depuis que je m’étais consacré, corps, âme et même argent, à la défense de la civilisation. Il est vrai que, malgré les rumeurs sinistres, malgré la panique partout répandue, mes affaires marchaient le mieux du monde. Frivolité moderne ! Tu m’enrichis, mais tu m’inquiètes. Quand les Barbares se rueront aux portes de la Cité, les bourgeoises se mettront de la poudre et du rouge en disant : « C’est le grand soir... Il faut être jolies afin de mourir en beauté ! » Ce qui ne les empêchera pas de faire de l’œil à Attila dans l’espoir d’être épargnées... Peut-être même le trouveront-elles joli garçon !

C’est donc d’un air assez désenchanté que je déclarai à la femme du sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts :

— Madame, il ne s’agit pas de vos poils et duvets superflus, pas même de ceux qui vous sont indispensables, il s’agit des bolcheviks ! Ce sont eux qu’il faut détruire jusqu’à la racine.

— Les bolcheviks ? Mais je m’en fiche pas mal, des bolcheviks !

Puis, très amusée :

— Ah ! çà, vous y croyez donc, vous aussi ?

— Si j’y crois ?... Sans doute. Je redoute les pires catastrophes et pour bientôt.

Mme Cousinet se mit à rire si bruyamment que les personnes réunies dans le salon se rapprochèrent et, nous entourant, demandèrent à connaître la réjouissante histoire que je venais de raconter avec un tel succès.

— En effet, dis-je, c’est très drôle... Madame Cousinet se moque de moi parce que je crois au péril communiste !

L’ex-Lisette de Lizac, avec toute son autorité de femme de quasi-ministre, proféra :

— Le péril communiste ? Une blague !... Ah ! mon Dieu, ce que les Parisiens sont bêtes !

Les invités résistèrent d’abord un peu.

— Cependant, dit l’un, le bruit court...

— Il paraît, interrompit l’autre, que le danger existe. Le gouvernement...

— Mais j’en suis, moi, du gouvernement, s’exclama la femme du sous-secrétaire d’État, j’en suis, et comment ! Eh bien, nous n’y croyons pas, au péril communiste, nous n’y croyons pas du tout. Vous avez peur de votre ombre, monsieur Paquignon, et vous aussi, mes petits amis. Ah ! tenez, ce que vous me faites rigoler avec vos têtes de trouillards !...

Et Mme Cousinet de rire de plus belle en se donnant des tapes sonores sur les cuisses, ces célèbres cuisses qui pendant tant d’années avaient été la grande attraction du Casino de Paris et même l’une des curiosités les plus visitées de la capitale.

Un vieux monsieur, commandeur de la Légion d’honneur, la questionna d’une voix frémissante :

— Enfin, madame, c’est bien vrai ?... Le gouvernement ne craint pas de troubles... de troubles graves ?

— Puisque je vous le dis ! Le bolchevisme, nous nous asseyons dessus... Mon mari, me répétait encore ce matin : « Ma petite Zizi, tout va bien. Le gouvernement dont je fais partie est épatant : la France peut avoir confiance en mes collègues et en moi... Nous tenons le bon bout ! » Gustave — dommage qu’il ne soit pas là — ne me cache rien... Il ne me dirait pas ces choses-là s’il croyait que nous sommes à la veille d’un coup de Trafalgar.

À ces propos dangereux, je répliquai, sévèrement :

— Vous êtes une autruche, Madame, et pour ne pas voir le danger, vous vous cachez la tête dans vos plumes !

L’ancienne divette, toujours hilare, haussa les épaules :

— D’abord, ne me donnez pas des noms d’oiseau... Et puis, je ne porte pas de plumes d’autruche : c’était bon au Casino où j’en avais pour cinquante mille francs sur le crâne. Enfin, je vous l’affirme, il n’y a pas de danger, pas le moindre... Mais après tout, si cela vous amuse d’avoir la colique, ne vous gênez pas !

Et Mme Cousinet demanda pourquoi on ne dansait pas au lieu de s’occuper de pareilles bêtises.

Les invités semblaient maintenant rassurés : leurs visages avaient repris des couleurs, leurs regards, de l’assurance. Ces dames étaient redevenues très gaies... Bientôt, la sauterie commença.

Une petite sauterie !

Ah ! stupides bourgeois, il pourrait bien y en avoir une grande... Vous aussi, vous dansez sur un volcan !

Mais moi, je ne veux pas danser.

Au fait, je ne sais pas.


J’ai vu le colonel Antoine de Persicot à qui j’ai posé cette question, en restant autant que possible dans le vague comme je l’avais promis à Marc Brifaut.

— Seriez-vous disposé, en principe, à prendre le commandement de cinq mille bourgeois décidés à lutter par les armes contre les révolutionnaires ?

Sans hésiter un instant, le colonel m’a répondu :

— Non.

Surpris, je me récriai :

— Mais il s’agit du salut de la société. Vous devez être de ceux qui la défendent et votre place, à vous, ancien officier, est à leur tête.

M. de Persicot secoua la tête et d’une voix douce :

— Le salut de la société ? Mais pourquoi voulez-vous que je me batte pour sauver la société ? Elle nous traite, moi et mes pareils, sans aucun égard. Nous sommes pour elle des inutiles, des parasites... Elle réserve ses faveurs à d’autres que nous, des financiers, des politiciens, des rastas, des grues. Et vous me demandez de la défendre, parce que je suis un ancien officier ? Mais, monsieur Paquignon, c’est précisément parce que je suis un vieux soldat que je ne ferai rien pour elle. Pour la France, oui, tout ce qu’on voudra et, même plus, mais pour la société, ah ! non, rien...

— Il s’agit justement de combattre des ennemis de la patrie, des...

— Pour cette besogne-là, il y a la maréchaussée. Je ne suis pas gendarme !

— Votre devoir...

— Je connais mon devoir, monsieur Paquignon, et ne permets à personne de me donner des leçons à ce sujet.

Me dominant de mon mieux, je repris :

— Mais enfin, si vous étiez encore dans l’armée active et si vous receviez l’ordre de marcher contre ces gens-là, vous marcheriez !

— Oui, l’ordre m’en étant donné, par écrit, par les responsables... Il peut y avoir de la cervelle sur la lame d’un sabre : ce n’est pas nécessaire dans la poignée... Souvent même, c’est gênant, cela empêche de bien tenir l’arme en main... Seulement, je ne suis plus de l’active. Je suis un citoyen et, par conséquent, j’ai le droit de réfléchir avant d’obéir. C’est tout réfléchi, je ne me mêle pas d’une telle aventure : d’ailleurs, je n’ai jamais fait de la politique et je ne veux pas commencer à mon âge...

J’étais indigné et cela commençait sans doute à se voir, malgré cette maîtrise que je possède sur moi-même comme sur les autres :

— De la politique ! Vous appelez cela de la politique, la défense de l’organisation, de l’ordre, de l’état bourgeois ?

— Sans doute...

— Vous admettez la Révolution ?

— Pourquoi pas... Je suis un dépossédé, moi, ce que d’autres seront peut-être demain. Et j’ai eu une demi-douzaine d’aïeux guillotinés par les bourgeois de 1793. Chacun son tour !

Le chef de mon personnel eut un petit rire silencieux qui m’exaspéra.

— Alors, m’écriai-je, vous assisteriez avec indifférence à l’écroulement de notre Société ?

Et le colonel comte de Persicot répondit de sa voix calme :

— Mon Dieu, oui... Je m’en fous !

X
HISTOIRE D’UN CRIME

J’ai failli, à la suite de cette incroyable déclaration de principes, me séparer du colonel de Persicot. Mais songeant qu’il ne convenait pas, à la veille d’événements redoutables, d’enlever à mes ouvriers un chef incontestablement aimé et respecté, me disant, d’autre part, que je ne pouvais guère le renvoyer parce qu’il ne consentait pas à remplir une mission qui n’entrait nullement dans ses attributions professionnelles, observant en outre que le colonel était maintenant dans le secret et qu’il importait de le ménager pour éviter toute indiscrétion vengeresse, — je décidai, avec une belle magnanimité, de le laisser à son poste.

D’autant plus qu’il remplissait fort bien son office et ne me coûtait pas cher.

Enfin, je tenais à être le moins du monde importuné par les soucis de mon administration, voire de mon intérieur.

Tout à mon œuvre de défense sociale, je ne m’occupais même plus de « Moi Toute », la dernière et, par conséquent, la plus aimée de mes créations. « Moi Toute » ! Souvenirs à la fois doux et cruels... Michèle de Romani, Miche, Michette ! Hélas ! impossible de l’oublier... Je ne pouvais effacer son effigie de ma mémoire, puisque je la retrouvais sur les flacons, boîtes, calendriers, chromos, annonces du parfum dont elle était, en quelque sorte, le vivant symbole. Partout, je revoyais son visage fin au sourire mystérieux (en effet !), sa ligne voluptueuse que précisait un voile illusoire, son sein nu, — qui me rappelait tant de choses ! J’aurais voulu supprimer l’obsédante vision, mais l’amant déçu et furieux devait céder au commerçant avisé qui lui disait : « On ne change pas la marque caractéristique d’un produit. Ce visage, ce sourire, cette ligne, ce nichon, c’est Moi Toute, ce n’est pas Michette... N’oublie pas que tu as dépensé des centaines de mille francs pour qu’on voie partout cette image, pour qu’elle tyrannise les autres comme elle te persécute toi-même. Et il faut que tu continues... Business ! » Ainsi, non content d’être le Napoléon de la parfumerie, j’en étais aussi le Prométhée, mais un Prométhée plus à plaindre que l’autre, car je m’étais attaché moi-même à mon rocher et je payais le vautour de la publicité dont le bec me tenaillait non pas le foie, mais le cœur. Ô poètes, pourquoi ne célébrez-vous jamais, dans des tragédies qui seraient aussi en cinq actes et en vers, l’héroïsme d’un bourgeois dans mon genre ?

J’ai appris, hélas ! d’attristantes choses sur cette Miche qui m’a fait à la fois tant de bien et tant de mal. Pour me protéger contre ses tentatives de représailles — car elle se disait ma victime et prétendait se venger — j’avais fait appel à l’ingénieuse expérience d’un détective privé, lequel, après enquête, me révéla le passé de cette créature. Et quel passé ! Des histoires de tous genres, de la prostitution contrôlée par la Préfecture, des condamnations pour entôlage, que sais-je ? Et moi, Honoré Paquignon, j’avais été amoureux de cette femme-là, je l’étais peut-être encore !... Lamentable organisation sociale que celle où les honnêtes gens ne sont pas protégés contre de telles aventurières ! Car enfin, qu’est-ce donc qu’une civilisation bien comprise, sinon un garde-fou ?

Heureusement, j’avais de hautes et passionnantes préoccupations pour me faire oublier les plus vexantes défaites de ma vie privée. C’est ainsi que le mariage de ma fille avec son chauffeur d’auto-car ne me paraissait plus une catastrophe, mais un simple incident. Je comprenais mieux l’existence de ces grands hommes qui, tandis qu’ils sauvent le monde (ou le perdent), sont cocufiés par leur femme et s’en consolent en songeant à la grandeur de leur mission historique.

J’ai fait part à Marc Brifaut de l’inexplicable refus du colonel de Persicot.

— Je m’y attendais, me répondit-il... Preuve nouvelle de la gravité de la situation. Les militaires professionnels nous échappent. Ils ont la haine ou le mépris d’une société qui, reconnaissons-le, s’est comportée avec eux d’une façon au moins maladroite. Les uns, les plus aigris, pactiseraient volontiers avec une révolution qui, peut-être, leur offrirait des chances d’aventure. N’importe quel chambardement est favorable aux ambitieux et, par conséquent, aux militaires qui sont tous dévorés d’ambition. Les autres, qui n’osent pas s’interroger, feront leur devoir, si on les y oblige, mais ce sera sans élan.

— Il s’agit cependant de la France, car enfin, la France, c’est nous !

— Beaucoup n’en sont plus très persuadés.

— Nous sommes donc seuls ?

— À peu près...

— Heureusement, nous sommes nombreux.

Et Brifaut, les sourcils froncés, le regard fixe :

— Pas tant que cela, et le nombre n’est rien sans l’organisation et la volonté.

— Nous avons l’un et l’autre, je pense.

— Je voudrais bien.

— Vous m’inquiétez, mon cher ami. Nos affaires ne vont donc pas ?

— Cela va... tout doucement. J’ai recruté sans peine, dans ce quartier de petits bourgeois convaincus — ce sont les derniers — environ trois cents ligueurs décidés à marcher... Ce sont des patrons en appartement, des boutiquiers, des employés même. Mais les gros rechignent : ils ont peur de se compromettre, peur des révolutionnaires, peur de la police, peur de tout, et ils se contentent de m’offrir de l’argent, très peu d’ailleurs, une espèce de cotisation comme celle qu’ils payent à leur cercle ou au comité des fêtes de leur arrondissement. Et ils ne veulent se mêler de rien. Comme si l’argent, même beaucoup d’argent, pouvait suffire ! Il faut y mettre plus cher, il faut y aller soi-même, payer de sa personne, et sans compter.

Marc Brifaut me paraissait plein d’amertume. Et c’est avec un geste las qu’il reprit :

— Ce sera dur, plus dur que je ne croyais. Décidément, la bourgeoisie est bien malade. Elle n’a même plus ces réflexes qui prouvent la persistance de l’instinct de conservation, elle s’abandonne, elle renonce...

Je n’avais jamais vu ce lutteur dans un tel état de découragement. Je le lui reprochai, en protestant au nom d’une bourgeoisie qui était parfaitement résolue à vivre — j’en étais la preuve — et saurait le montrer, le moment venu.

— Du découragement ? fit-il... Non, plutôt du dégoût.

— Et pourquoi ? Vous avez des amis qui vous comprennent, vous suivent... Un appui comme le mien, cela compte !

— Du dégoût, vous dis-je. Avez-vous remarqué, c’est amer comme une amande pourrie, mâchée avec un bonbon écœurant. Et vous n’en serez plus surpris quand vous saurez que je suis soupçonné...

— Soupçonné ? Ce sont vos ennemis qui, connaissant sans doute nos projets, vous...

— Non, ce sont nos amis. Ils m’attribuent je ne sais quelles ambitions personnelles. « Ainsi, m’a dit l’un d’eux, vous voulez donc faire de la politique, vous aussi, devenir député ? Les ligues, gros malin, ça n’a jamais servi qu’à ça... » Un autre est même allé jusqu’à répandre le bruit que je n’étais pas désintéressé au point de vue de l’argent... Il paraît que je fais ma pelote en exploitant la panique : je grossis le danger, je l’invente au besoin — ne suis-je pas inventeur ? — pour obtenir des riches une forte galette qui servira moins à sauver la société qu’à me tirer moi-même d’affaire. Et ça, vraiment, ça me fait du mal... J’ai les mains nettes, monsieur Paquignon, je suis pur ! Bien loin de m’engraisser dans cette entreprise, j’en suis de ma poche, car je ne m’occupe plus de mes intérêts particuliers. Les intérêts particuliers, ça n’existe pas devant l’intérêt général, voilà mon sentiment, tout bête !

Et secouant la tête, il murmura :

— On verra, bientôt peut-être, ce qu’était Marc Brifaut. Alors, on dira : « Nous l’avons méconnu », mais il sera trop tard. Au fait, qu’importe ?... J’aurai rempli mon devoir de mon mieux, et vraiment jusqu’au bout.

L’étrange bonhomme avait quelque chose de saisissant, de pathétique dans son visage pâle, osseux, aux yeux étincelants, dans son geste gauche, dans sa voix sourde où tremblait une émotion mâle et pudique, dans tout son être frémissant à la fois de colère et de tristesse...

— Nous avons confiance en vous, lui dis-je, et moi, voyez, moi, officier de la Légion d’Honneur et conseiller extérieur du commerce, je suis votre homme. Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Seulement le temps presse... Croyez-vous toujours à la vague rouge pour la nuit du réveillon ?

— L’événement reste possible et même probable.

— Serons-nous prêts ?

— Je compte bien que, malgré tout, nous pourrons agir d’une façon décisive.

— Mais il y a toujours cette question du chef...

Marc Brifaut garda un instant le silence, puis :

— Je crois l’avoir trouvé.

— Qui est-ce ? Un militaire, un civil ?

— Un civil... Je vous donnerai son nom plus tard. Les militaires ne valent rien dans ces sortes d’aventures. Les grands fusilleurs — j’y ai réfléchi — ce sont toujours des bourgeois, M. Thiers, par exemple. Votre Galliffet n’était qu’un agent... un agent d’exécutions ! Ah ! si jamais...

Et Brifaut, tout à coup rasséréné, se mit à rire de ce rire silencieux que je lui avais déjà vu et qui, chaque fois, me faisait un peu peur...


Si jamais... ? Oui, j’ai compris, si jamais nous l’emportons — et pouvons-nous envisager une autre hypothèse ? — Marc Brifaut usera de représailles. Ce passionné de la cause bourgeoise est, au fond, un révolutionnaire à rebours et l’ordre, tel qu’il le conçoit, serait aussi sanglant que le désordre. « Ceux d’en face », comme il dit, il les hait farouchement. Et moi qui ai appris l’histoire dans des livraisons illustrées de gravures sur bois, je retrouve, en effet, dans son visage aux lignes dures, comme un reflet de ces grands bourgeois implacables qui réprimaient les émeutes parisiennes avec des jugements sommaires, des exécutions au coin de la rue, des déportations en masse, sans aucun souci de la légalité qu’ils représentaient et défendaient...

Je crois aussi à la nécessité d’une leçon sévère. Il est des heures où l’indulgence est coupable et où l’économie d’un peu de sang prépare d’inévitables massacres. Mais enfin, j’aime autant ne jouer aucun rôle actif dans ces drames dont le moins que je puisse dire, c’est qu’ils sont désobligeants. Si je m’en mêlais, je ne résisterais pas aux impulsions de ma bonté naturelle et je ferais relâcher tout le monde, — quitte à être taxé de faiblesse par l’Histoire !

D’autre part, j’estime qu’au lendemain d’une grande victoire, nous aurions mieux à faire qu’à prendre un bain de sang. Il est des réformes à accomplir, des idées à faire triompher, définitivement.

Et d’abord, il faut que les bourgeois, les vrais, les bourgeois de bourgeoisie bourgeoisante, reprennent, dans la société, leur place, c’est-à-dire la première... Depuis trop longtemps, ils se laissent gouverner par de soi-disant « intellectuels », des avocats, des journalistes, des bohèmes qui, fort incapables de se diriger eux-mêmes, se mêlent cependant de gouverner les autres... Nous n’avons pas besoin de phraseurs auxquels, depuis trop longtemps, nous accordons naïvement du talent, de l’autorité, du prestige. Et tandis que ces faux bourgeois nous exploitent et nous briment, les « prolétaires » qu’ils excitent nous font vivre dans l’inquiétude et la peur : c’est comme une immense menace de chantage à laquelle, lâchement, nous répondons par des concessions de plus en plus humbles... En voilà assez ! Nous entendons redevenir les maîtres chez nous et dans tous les coins. C’est ainsi que nous ne verrons plus, par exemple, l’Académie française exclusivement ouverte à des littérateurs, des avocats, des politiciens, des militaires et des gens du monde. Les commerçants, les industriels, les vrais grands bourgeois y entreront, eux aussi, au titre de gloires nationales. Est-ce qu’un Boucicaut, un Cognacq, un Potin n’ont pas déployé dans leur carrière plus de génie qu’un auteur de romans ou de comédies ? Enfin, moi, Honoré Paquignon, pourquoi ne deviendrais-je pas immortel ? Mes parfums ne valent-ils pas, au point de vue de la composition, de l’art, du style même, les bouquins de Tartempion ? Mes œuvres, qui n’ont pas besoin d’être traduites, charment sous toutes les latitudes des millions de femmes : quel écrivain pourrait en dire autant ?

Inutile de dire que nous ferons régner sans partage les goûts et même le goût bourgeois. Je demanderai la suppression de tout ce qui n’est pas traditionnel dans la forme et dans l’esprit. Je ferai proscrire par des lois implacables ce snobisme qui détraque les âmes, les sens et finalement les cerveaux, transformant en révoltés contre la société des malheureux qui ont commencé par se révolter contre les règles mêmes de la raison. Inutile de dire que je réclamerai l’anéantissement de tous les « Bilboquets » dont Paris est aujourd’hui infesté, Bilboquets de l’art, de la littérature, de la politique, centres de dépravation parfois physique, toujours morale. Les plus dangereux ne sont pas situés dans le quartier Montparnasse et ne sont pas pareils à celui que fréquentait mon fils : ce sont des bandes d’individus liés par les mêmes besoins, les mêmes avidités, les mêmes cadavres et qui, dans tous les ordres d’idées, consciemment ou non, poursuivent une même œuvre de destruction.

Ce sera, dira-t-on sans doute, le régime des épiciers... Les mots ne me font pas peur. Oui, les épiciers — qui vendent d’ailleurs de la parfumerie — relèveront la tête. Au fait, moi aussi, je suis un épicier, et j’en suis fier. Les épiciers, ce sont tous les Français qui ne passent pas leur temps à philosopher, à discourir, à propager le tournis et le tracassin, à rendre fous les individus et folles les nations : ce sont les bonnes gens, les braves gens qui, au milieu des sarcasmes et des rires de fantoches infatués de leur illusoire supériorité intellectuelle, s’obstinent, malgré tout, à être bons pères, bons époux et bons gardes nationaux.

Il est vrai que moi personnellement... Ai-je été bon père ? Non, puisque la paternité doit être un sacrifice, tout au moins partiel. Et qu’ai-je donc sacrifié à mes enfants ? Ai-je été un bon époux ? Non, puisque je n’ai donné à ma femme que du doublé en échange de son or pur. Ai-je été bon garde national ? Je n’en ai pas trouvé l’occasion, mais si elle se présente, je la saisirai... À la condition cependant qu’elle ne menace pas de m’entraîner trop loin.

Ma femme m’a tendu l’autre soir un numéro du Petit Bolchevik illustré en me disant :

— Tu as lu cela ?

J’imagine que Vindicta fait une nouvelle brèche au mur de ma vie privée, qu’elle raconte une fois de plus quelque épisode de mes amours extra-conjugales. Et, cachant mon trouble, je repousse l’odieux torchon en prononçant d’un air dégoûté :

— Non, je méprise ces calomnies...

— S’il s’agissait de ce que tu crois, répond froidement Clotilde, je ne t’en dirais pas un mot. Je préfère souffrir dans mon coin... Mais cet article me fait craindre pour ta sécurité personnelle...

— Diable ! Lisons vite...

Le Petit Bolchevik illustré publie, en effet, de très longs détails sur la Ligue des Francs-Bourgeois dont je serais, à l’entendre, l’un des principaux animateurs. Il représente la Ligue comme une véritable armée prête à « braquer ses fusils, ses mitrailleuses, ses canons sur le Peuple ». Marc Brifaut « une sorte d’inventeur incompris, d’esprit fumeux, de sectaire de la réaction » est le grand chef de cette « association mystérieuse » dont les membres, des « bourgeois enragés », sont « prêts à noyer dans le sang les espoirs des parias de la société ».

Et Vindicta — elle, toujours elle ! — ajoute :

« Le Gouvernement pactise secrètement avec ces mameluks du capitalisme qui doivent l’aider, le moment venu, à barrer le passage à la Révolution vengeresse. Mais à cette menace nous répondrons par de justes mesures de défense préventive. Et nous avertissons solennellement le sieur Honoré Paquignon que c’est à lui, à sa personne, que nous nous en prendrons si la Ligue des Francs-Bourgeois touche à un cheveu de l’un des nôtres. Pas de pitié pour ce jouisseur cynique, pour ce ventru répugnant, pour cet organisateur de massacres populaires : dès maintenant, nous le marquons sur le dos, d’une croix rouge, comme un gros cochon bon à saigner aux approches du Réveillon. »

En lisant ces lignes, je ressens, je l’avoue, une impression des plus désagréables... Je parviens — du moins je l’espère, à la cacher, mais ma femme me dit :

— Tu vois à quoi cela t’expose de te mêler de choses qui ne te regardent pas !

— Quelles choses ?

— Cette Ligue, cette politique, toutes ces histoires... Mon pauvre ami, fabrique donc tes parfums, ta poudre de riz, ton savon pour la barbe, et ne t’occupe pas du reste !

Ce dédain m’humilie. Je me redresse :

— Ma bonne, je remplis mon devoir et je n’ai pas peur !

— Moi, j’ai peur pour toi. Et je te supplie d’en finir avec toutes ces bêtises.

— Ces bêtises ? Il s’agit du salut de la société !

— Laisse la société se sauver comme elle pourra. Je me moque bien de la société ! Tandis que toi... Écoute, je ne veux pas que ces gens-là te tuent !

— Moi, je ne veux pas non plus. Mais que faire ? Il est trop tard pour me séparer de la Ligue des Francs-Bourgeois. Et puis, que dirait Marc Brifaut, que diraient mes amis ?

— Nous allons partir pour Nice, me dit Clotilde... Là-bas, je pense qu’« ils » te laisseront tranquille.

Nice ! Ah ! oui, comme j’y serais bien à me chauffer comme un lézard, au soleil, loin, bien loin de ces sauvages qui veulent me marquer d’une croix rouge dans le dos, puis me « saigner » !... Mais ce serait déserter... On croirait que j’ai peur. Certes, j’ai peur, mais je ne veux pas en avoir l’air. Je ne veux pas imiter ces innombrables Parisiens qui, depuis quelques jours, envahissent la gare de Lyon, la gare Montparnasse, toutes les gares déjà encombrées lors des paniques de 1914 et de 1918, je ne veux pas qu’un bourgeois connu, représentatif, symbolique comme moi s’avoue atteint, lui aussi, par la « grande trouille ». Non, je resterai, — quand même !

Noblement, je réponds à ma femme :

— Ma chère Cloclo, je ne quitterai Paris sous aucun prétexte. Et je m’étonne que tu me conseilles de prendre la fuite lâchement, devant ces misérables. Honoré Paquignon ne fera pas cela !

Je dois être superbe en prononçant ces mots. Je m’admire moi-même, mon courage, mon abnégation m’émeuvent ; mais j’ai en moi, à côté du Don Quichotte, un Sancho-Pança qui reste froid et qui me dit, comme ma femme : « Vends ta poudre de riz, ton savon pour la barbe et fiche-toi du reste. File dans le Midi... Imbécile, que fais-tu ici ? Songe à ta croix rouge dans le dos, imagine-toi la gorge ouverte, saignant dans un baquet tenu par Vindicta. File, mais file donc ! »

Eh bien non, je ne filerai pas, bien que Lefrappier, Pipernot, Benoît-Schimmel, Savournan, Bretzel et même Pilaf, le directeur de l’Énergie, aient quitté Paris par les trains les plus rapides ou en auto.

Les journaux parlent de plus en plus du « grand soir » menaçant. Mais la Ligue des Francs-Bourgeois reste dans une ombre mystérieuse qui lui va fort bien... Elle y gagne en prestige, c’est incontestable, et d’autre part, j’aime autant ne pas trop faire parler de moi : ne nous désignons pas nous-mêmes aux coups de nos adversaires.

Mon chauffeur m’a demandé à être enrôlé dans notre phalange. Ce geste m’a ému, car enfin Florent n’est pas un bourgeois et il pourrait se désintéresser d’une lutte où ses intérêts ne sont pas engagés.

Mais ce brave garçon m’a expliqué, avec cette familiarité que je lui permets en raison de sa brillante conduite pendant la guerre et de sa maîtrise au volant :

— J’ai la médaille militaire, et ces types-là me dégoûtent. Quand, nous, on se faisait casser la gueule, la plupart s’étaient planqués dans les usines, gagnaient plus de cinq sous par jour et faisaient la bombe avec nos poules... Les communistes, moi, je ne peux pas les blairer. Alors, je tiens à être de ceux qui leur cogneront dessus s’ils veulent faire les zigottos... Votre truc de ligue, patron, ça me va. Je veux en être !

— C’est très bien, mon ami, de prendre ainsi parti pour l’ordre.

— Oh ! l’ordre, ce n’est pas ça qui m’occupe... Ainsi, les sergots, avec leur bâton blanc qu’ils vous fourrent à chaque instant dans les roues, je les ai quelque part. Les bolcheviks itou... Ah ! ceux-là ! ce qui m’amusera, c’est de dire deux mots, des fois, si ça se présente, à cette bande de fumistes et de feignants !

— Oui, mon brave Florent, seulement, vous savez, je compte sur vous pour défendre la maison contre une attaque possible. N’oubliez pas que je vous ai nommé chef de la résistance.

Mon chauffeur n’a pas insisté. Mais je l’ai mis à la disposition, provisoirement, de Marc Brifaut qui l’a chargé d’initier quelques jeunes ligueurs au maniement du fusil et de la mitrailleuse. J’ai même ouvert mon jardin, qui est vaste et clos de murs, à ces soldats de la bonne cause qui paraissent pleins d’enthousiasme. Un soir, je suis allé assister à ces exercices — qui effrayent ma femme et font sourire ma fille — et ai jugé bon de féliciter les élèves de Florent. À la manière de Napoléon — mais ne m’a-t-on pas souvent comparé à lui, encore qu’il n’ait jamais été parfumeur ? — j’ai passé en revue ces jeunes gardes et les ai même questionnés avec une bonté toute paternelle.

Chose curieuse, ce sont de très petites gens. Plusieurs occupent de très modestes emplois. Il en est qui sont de simples artisans. Pas un riche parmi eux, pas même un vrai bourgeois. Je m’en étonne, mais sans le dire : n’incitons pas ces volontaires à des réflexions qui pourraient les détourner de leur devoir. Et j’ordonne à mon fils d’aller les rejoindre, de prendre part à leurs exercices, pour l’exemple.

— Non, papa, me dit Maurice, je ne veux jouer aucun rôle dans une telle pantalonnade.

— Une telle pantalonnade ? Tu devrais admirer ces courageux Parisiens qui, sans avoir comme nous des biens personnels à défendre, sont prêts à verser leur sang pour le salut de la Cité... Tu devrais les admirer et les imiter !

— Me placer sous les ordres du chauffeur ? Jamais de la vie... Et puis, moi, veux-tu que je te dise ? Je trouve que si la société s’écroule dans un cataclysme final, ce sera bien fait... Elle périra pour avoir trop aimé ces biens méprisables dont tu parles, toi aussi, sans cesse. Je suis thomiste et ne vois plus les choses qu’à travers le prisme de la philosophie chrétienne. Que la Sodome, que la Gomorrhe bourgeoises soient foudroyées et je déclarerai que c’est juste. Voilà, papa !...

J’aurais bien des choses — des choses foudroyantes aussi — à répondre à Maurice, mais sa mère, qui l’approuve, nous écoute... Et puis, à quoi bon ?

Sa sœur ne voit pas, heureusement, les choses à travers le même prisme, car elle m’a dit en riant :

— Je ne crois pas que le grand soir figure au menu du Réveillon, entre le boudin et la dinde truffée... Tu te fais des idées, papa ! Mais enfin, le car de luxe de Jacques Lormier est à ta disposition pour transporter tes troupes : mon fiancé le conduira lui-même où il faudra.

Voilà qui me fait plaisir... Ce Jacques Lormier me devient sympathique. Je l’ai rencontré deux ou trois fois. Il est intelligent, travailleur, distingué. Il aime ma fille, ma fille l’aime. Qu’ils se marient donc ! D’autant plus que je ne peux pas les en empêcher.


Vers le 15 décembre, l’inquiétude qui pesait sur Paris sembla s’alléger. Les gens parlaient moins de la révolution qui, jusque-là, avait été leur cauchemar. « L’invité pessimiste » cessa d’être à la mode : on ne l’écoutait plus, alors qu’accoudé à la cheminée, il donnait des renseignements détaillés et précis sur la prochaine mobilisation de l’armée rouge. Un autre type classique, l’« invité optimiste », le remplaça à la cheminée, devant le demi-cercle formé avant le bridge, le bal ou le concert, par un auditoire qui ne tremblait plus.

Rien cependant ne permettait de croire à la disparition, voire à la diminution du danger... Mais les Parisiens sont changeants et après avoir écouté dévotement le docteur Tant-Pis, ils deviennent soudain, sans prétexte valable, des enthousiastes du docteur Tant-Mieux. L’essentiel pour ce peuple frivole est que le programme soit varié : il lui faut sans cesse des nouvelles, même mauvaises.

Marc Brifaut semblait, lui, plus sombre, plus préoccupé chaque jour.

— Je rencontre partout, me disait-il, la bêtise ou la folie... Ces bourgeois, qui sont peut-être à la veille d’une catastrophe, ne comprennent pas, ne réfléchissent pas. Ils ont des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre. Les malheureux ! Ils s’amusent et cent mille barbares sont à leurs portes...

— Et nous, combien sommes-nous ?

Brifaut ne répondait pas. J’en conclus qu’il tenait à garder le secret sur nos effectifs. Mais j’appris que les 5.000 fusils qui devaient entrer à Paris dans les fourgons automobiles conduits par de faux militaires, avaient été saisis par la douane sur un bateau anglais arrivé à Boulogne. Seules quelques centaines d’armes, venues par une autre voie, avaient pu entrer dans l’arsenal de la Ligue des Francs-Bourgeois puis être distribuées aux affiliés combattants.

— Mais alors, fis-je avec inquiétude, nous allons être surveillés, traqués, arrêtés par la police ? Le gouvernement, connaissant nos projets, nous traitera en conspirateurs... C’est très ennuyeux !

Marc Brifaut répondit gravement :

— Il serait trop beau de faire son devoir et de ne pas être persécuté !

Je ne croyais d’ailleurs pas si bien dire. Un matin, de très bonne heure, deux taxis s’arrêtèrent devant ma porte, de grands coups de sonnette retentirent, des voix rudes crièrent : « Allons, ouste, ouvrez là-dedans ! » Je crus tout d’abord que c’était une attaque brusquée des communistes et déjà je songeais à faire défendre chèrement ma liberté et ma vie par mon chauffeur, quand mon nouveau valet de chambre, affolé, vint me renseigner :

— Monsieur, c’est la police !

Je me levai et passai en hâte ma robe de chambre. J’avais deviné qu’il s’agissait de la Ligue des Francs-Bourgeois, des fusils de Boulogne, de la conspiration, enfin. Et, tout en étant très embêté, je ressentais une secrète vanité en songeant que je jouais un rôle dans pareille aventure. Je cherchai même un mot historique à prononcer, noblement, devant les policiers, mais je ne le trouvai pas : les mots historiques, paraît-il, ça se trouve toujours après !

Quand je pénétrai dans le premier de mes salons, tous les meubles étaient déjà déplacés, les vitrines fracturées, les tapisseries et les tableaux dépendus, les placards ouverts, le piano à queue les pieds en l’air, les glaces retournées, le lustre décroché, etc., etc... Un homme, dont je n’apercevais que le derrière, était accroupi dans la cheminée, un autre soulevait avec un tisonnier les lames du parquet, un troisième frappait à grands coups de canne sur les cloisons... Et un personnage ceinturé de tricolore m’apostropha dès mon entrée :

— Où sont les fusils, les mitrailleuses, les bombes ?

Je reconnus le commissaire Gabriel Remongin que les incidents Maurice et Borax avaient déjà mêlé, par deux fois, à mon existence.

Ma réponse, si c’en était une, fut :

— Encore vous ?

Puis :

— En voilà un remue-ménage !... Je m’attendais bien à voir ma maison chambardée un de ces jours, mais qui m’eût dit que ce serait par ordre du gouvernement !

M. Remongin, dont le visage d’abord sévère, avait repris l’expression joviale que je lui connaissais, prononça avec bonne humeur :

— Encore moi, en effet... Mais cette fois, c’est sérieux. J’ai un mandat de perquisition.

Et il me montra de loin un papier couvert de signatures et de cachets qu’il replaça aussitôt dans son portefeuille.

Très troublé, je lui tendis la main, comme à un ami, en disant :

— On n’a pas idée de réveiller les gens de si bonne heure pour tout saccager chez eux !

— Cher monsieur, une perquisition équivaut à deux déménagements et, par conséquent, à quatre incendies. Ce n’est pas ma faute. Mais pour limiter les dégâts, dites-moi donc tout de suite où sont vos armes...

— Mes armes ?

— Oui, les engins que vous avez rassemblés chez vous pour faire un coup d’État. Entre nous, cher monsieur Paquignon, c’est une drôle d’idée que vous avez eue de vous faire conspirateur... Et qui va vous attirer de sérieux désagréments.

Le matin, au saut du lit, je ne possède pas tous mes moyens. Ce que je conçois est flottant et les mots, pour le dire, ne m’arrivent pas aisément. Je dus bredouiller quelque chose comme ceci :

— Je conspire, en effet, mais non pas contre les autorités établies. Au contraire ! Ce que j’en fais, c’est même pour les défendre.

— La police a été inventée pour cela... Mais nous savons tout, vous avez fondé, avec un certain Marc Brifaut, fabricant d’articles de Paris, rue du Temple, une Ligue qui a pour but de renverser les institutions républicaines. C’est un complot en règle... Inutile de nier. Où sont les armes ?

J’étais indigné. Mais sachant que la plus belle attitude des victimes de l’arbitraire politique est le calme — j’ai lu l’Histoire d’un crime — je me contins et répliquai assez noblement, je crois :

— Monsieur, vous êtes chargé d’une mission... Remplissez-la. À chacun son devoir. Mais dites à vos maîtres que j’ai conscience de me conduire en bon citoyen et que devant cette persécution odieuse, j’en appelle à la postérité !

Je venais, comme vous voyez, de retrouver brusquement, comme par miracle, ce sang-froid qui a toujours fait ma force, — et j’étais d’autant plus maître de mes nerfs que pas une arme n’était, ce matin-là, en dépôt chez moi. Mon chauffeur avait emporté en auto les fusils et la mitrailleuse pour les graisser chez un de ses amis, réparateur de bicyclettes à Levallois-Perret.

— Vous ne voulez pas nous livrer vos armes ? insista le commissaire.

— Je n’ai pas à vous répondre... Puisque vous êtes entré chez moi pour perquisitionner, eh bien, perquisitionnez !

— Nous allons tout fouiller chez vous.

— Soit.

Les inspecteurs, qui n’avaient rien découvert, et pour cause, dans les salons, se ruèrent vers la galerie qu’ils bouleversèrent, puis dans mon bureau, où ils firent voltiger tous les papiers, sans rien trouver d’intéressant, puis dans la salle de bains, où ils explorèrent tous les appareils, même les plus intimes, et dans la salle de billard où ils s’emparèrent d’une panoplie composée de deux arquebuses de théâtre, d’un arc, de flèches et de yatagans de fantaisie.

— Ah ! nierez-vous encore ? me dit le commissaire. Votre maison est un véritable arsenal !

— Que n’allez-vous, répondis-je, perquisitionner chez les révolutionnaires... Là, vous trouveriez mieux que ces bibelots !

Ma femme, très émue, venait d’apparaître et me demandait des explications.

— Tu vois, lui dis-je, je me voue à la défense de l’ordre et c’est moi que la police traite en brigand. Quel pays ! Quel gouvernement ! Quelle époque !...

Mme Paquignon ne me donna pas raison du tout. Elle me lança cette apostrophe :

— Tu défends l’ordre et voilà le résultat : tout ton mobilier est sens dessus dessous ! Il y a des hommes qui sont en train de retourner mon lit et celui de ta fille. Ah ! nous sommes dans de jolis draps ! La police est chez nous et je suis persuadée que tous les voisins sont ameutés. L’ordre ? Tu me fais rire... Ou plutôt, non, tu me fais pitié. Imbécile ! Au lieu de vivre en bon papa dont tu as l’âge et le physique, tu fais des frasques avec des poules qui se moquent de toi et tu te compromets dans des histoires qui te valent d’être perquisitionné en attendant que tu sois arrêté et fusillé à Vincennes !...

— Cloclo, tais-toi, je t’en prie... Un peu de dignité devant ces sbires !

M. Remongin, toujours jovial, s’excusa :

— Madame, désolé... Mais mon devoir... Je vous comprends, c’est très ennuyeux. Et ce n’est pas fini. Une instruction sera sans doute ouverte...

Me plaçant devant le magistrat, je relevai la tête, bombai le torse et me drapant dans ma robe de chambre, je m’écriai avec le sentiment que je ressemblais aux plus nobles victimes de la tyrannie :

— Arrêtez-moi !... Fusillez-moi !

Le commissaire me contempla un instant, mais sans paraître touché le moins du monde par mon attitude courageuse. Il se mit même à rire et dit :

— Mais non, cher monsieur... Je ne vous arrêterai pas, car je ne suis porteur d’aucun mandat d’amener vous concernant. Et, naturellement, je vous fusillerai encore bien moins.

Puis ayant ordonné à ses agents de redescendre, sans oublier d’emporter la redoutable panoplie, il s’exclama :

— Ah ! mon cher monsieur, je ne voudrais pas intervenir dans cette scène conjugale, mais je ne puis m’empêcher de donner raison à votre femme. Laissez donc la politique où elle est... Évidemment, tout cela n’est pas grave et je puis bien vous le dire maintenant que nous sommes entre nous, votre complot m’a l’air d’une blague, mais enfin, ce sont des histoires qui pourraient vous conduire, sinon à Vincennes, du moins plus loin que vous ne voudriez.

— Permettez !...

Une blague ? Ces mots m’avaient vexé... Tout plutôt que de n’être pas pris au sérieux au moment où je prétendais jouer le premier rôle dans une manière de drame historique.

— Permettez ! Nous sommes à la veille d’événements qui peuvent être formidables... Paris est menacé. C’est contre l’armée rouge que nous nous organisons, que nous nous armons... Enfin, vous, un représentant de la loi, un magistrat qui porte sur le ventre les trois couleurs, vous devez me comprendre, et au fond, m’approuver !

Et, le commissaire, riant de plus belle :

— Allons, allons, calmez-vous. Il n’y a aucun danger. Rien, vous dis-je...

— Tous les responsables parlent ainsi cinq minutes avant la catastrophe. Alors, nous, nous prenons leur place, nous veillons.

— Mon bon monsieur, puisque vous y tenez... Je n’insiste pas, mais c’est à madame que je conseille de veiller... De veiller sur vous !

Et M. Remongin, nous ayant salués, se retira en s’excusant une fois de plus de nous avoir dérangés, nous et nos meubles, de si bonne heure.

— Pauvre société, m’écriai-je quand je fus en tête à tête avec ma femme, voilà comment te trahissent ceux que tu payes pour te défendre ! Heureusement, il y a encore des hommes comme moi qui te protégent, qui sont prêts à tout braver pour...

À ce moment, saisi par le froid — car j’étais en chemise sous ma robe de chambre — je ne pus m’empêcher d’éternuer.

— Grosse bête, me dit ma femme après m’avoir jeté un regard ironique, tu as tort en tout cas de braver les courants d’air. Tu vois, tu t’enrhumes !

Et malgré les émotions de cette matinée, malgré la gravité de l’heure, elle s’esclaffa, elle aussi.

On a toujours beaucoup ri, en France, au moment où il fallait être extrêmement sérieux.

Rien de plus gai que Paris à la veille d’une révolution. Après nous, le déluge ! Oui, mais le déluge n’attend pas toujours...

XI
EST-CE LA FIN DES BOURGEOIS?

Des perquisitions avaient été faites aussi chez plusieurs membres influents de la Ligue des Francs-Bourgeois. L’ancien sénateur Mâchecolle et Perlouze, le propriétaire des Cent mille bas de soie, m’en avisèrent par téléphone.

M. Mâchecolle, qui me parut très déprimé, me dit :

— Nous avons été très imprudents... Et je prévois de graves complications. Vous verrez que tout cela nous conduira devant la Haute Cour.

— Tant mieux pour vous, répondis-je. Ainsi vous ferez votre rentrée au Sénat !

Mais cette plaisanterie ne parut pas être très goûtée de M. Mâchecolle qui, avant de raccrocher, bredouilla :

— Entendez-vous cette friture ? C’est le cabinet noir... On nous écoute.

Perlouze, lui, était furieux :

— Le commissaire est venu avec deux douzaines d’agents... J’ai vu le moment où ils allaient chercher des mitrailleuses au fond de chacun de mes cent mille bas de soie ! Ah ! non, j’en ai assez... Je donne ma démission de franc-bourgeois.

— Vous lâchez à la veille de la bataille !

— La bataille ? Mais non, mon cher, je n’y crois plus. Du reste, je m’en moque. Même s’il y a la révolution, mon industrie restera prospère, car après tout, les révolutions, ça ne consiste qu’à changer les jambes qui se fourrent dans les bas de soie. Moi, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

Je voulus opposer d’excellentes raisons à cette théorie stupide, mais Perlouze m’interrompit :

— Et vous êtes dans mon cas ! Vos parfums, la Sociale ne s’en passera pas non plus... Il faut des extraits et des bas de soie pour le peuple !

Et le dialogue s’arrêta là, Perlouze ayant coupé la communication. Le téléphone est très pratique pour les gens qui veulent avoir le dernier mot.

Je courus chez Marc Brifaut que je trouvai dans son atelier plus en désordre que jamais.

— J’ai été perquisitionné comme vous, me dit-il après avoir écouté assez distraitement mon récit. Mais la police n’a pu saisir que des listes d’adhérents... Le plan des opérations était heureusement en lieu sûr. Et les armes avaient été distribuées à nos amis, à ceux qui, demain peut-être, devront s’en servir.

— Demain ?

— L’heure approche...

— Vous croyez toujours que c’est pour la nuit du réveillon ?

— Tenons-nous prêts chaque nuit et surtout celle-là.

— Enfin, combien serons-nous ?

Brifaut fronça les sourcils et répondit d’une voix grave :

— Les trois cents Spartiates arrêteront peut-être cette fois les cinq cent mille Perses !

— Ils seront cinq cent mille et nous ne serons que trois cents ? Diable !

Et comme Brifaut se taisait, je repris, timidement :

— Vous n’aurez sans doute pas besoin de moi... Je suis très enrhumé depuis la perquisition.

Brifaut restait toujours silencieux.

— Vous comprenez, je ne vous serais d’aucun secours. Et puis, ma femme ne me laisserait pas sortir le soir, à cause du froid. Je resterai à la maison... Ah ! je ne suis pas de ceux qui se cachent ou qui filent dans le Midi, moi !

Brifaut ne paraissait pas m’avoir entendu. Il murmura :

— Trois cents... Trois cents citoyens prêts à marcher eux-mêmes, de leur personne, à risquer leur peau ! Au fait, c’est beaucoup...

— Vous trouvez ?

— Oui, et encore tous ne sont pas de vrais bourgeois. Les vrais bourgeois...

Marc Brifaut n’acheva pas l’expression d’une pensée que je devinais. Un peu gêné, je n’insistai pas...

Pour rentrer chez moi, je traversai le quartier des Halles. Le réveillon s’y préparait déjà, au milieu d’amoncellements formidables de victuailles... Un journal du soir que j’achetai donnait des détails sur les perquisitions faites chez les chefs de la Ligue des Francs-Bourgeois, tout en consacrant beaucoup plus de lignes aux apprêts du festin à la Balthazar où la goinfrerie des Parisiens devait tenter de se satisfaire. Mais quelque main n’allait-elle pas écrire, en lettres de feu, sur le mur déjà à demi écroulé de la société, les mots fatidiques Mané, Thécel, Pharès et troubler ainsi la digestion de ces soupeurs imbéciles ?


Deux jours encore avant la crise redoutable... Les journaux parlent assez peu de notre Ligue et plusieurs — qui sont cependant lus par un public riche ou aisé — raillent la « conjuration des Gribouilles qui prétendent défendre l’ordre en organisant le désordre. » Quant à l’Énergie, elle nous a abandonnés cyniquement. Et de Cannes, Pilaf affirme aux Parisiens, dans un article très spirituel, que nul danger ne les menace. Il peut évidemment se montrer très rassuré... Cannes est loin de Saint-Denis et Pilaf n’y risque pas d’être pris comme otage par une patrouille de grenadiers bolcheviks.

Moi, je reste, carrément.

Mon adresse personnelle est dans tous les annuaires. Je trouve même cela très indiscret. Une adresse personnelle, c’est le mur de la vie privée avec un nom de rue et un numéro dessus.


J’ai fait vérifier par Florent les avertisseurs automatiques, les chaînes, les portes blindées et les fils de fer à la fois électriques et barbelés. La mitrailleuse est graissée et c’est mon nouveau valet de chambre qui la servira en cas d’attaque : il a combattu dans l’infanterie pendant la guerre et s’est même, paraît-il, assez bien comporté.

Ma femme et ma fille se moquent de moi. Maurice hausse les épaules en levant au ciel ses beaux yeux.

N’importe ! j’ordonne à mon maître d’hôtel — qui m’écoute en soupirant — de s’approvisionner en vivres, car nous pouvons être assiégés.

— Alors, monsieur, me demande-t-il, pas de réveillon, cette année ?

— Non... Ou du moins pas celui que vous croyez...

— L’an dernier, c’était si gai !

— Cette fois, ce ne sera peut-être pas gai du tout.

Et un camion automobile de la maison Pernotin nous apporte un plein chargement de jambons, de boîtes de conserves, de charcuteries de tous genres, encore que le médecin m’ait interdit les aliments échauffants.

— Tu es fou, me dit Clotilde...

— C’est ce qu’aurait dit Marie-Antoinette à Louis XVI si ce monarque avait songé à prendre quelques précautions intelligentes le 13 juillet 1789 et même le 14, de très bonne heure !

Mais des précautions, qui en prend ? Paris ne se prépare qu’à godailler. Il paraît que toutes les places sont louées dans les théâtres et les music-halls, toutes les tables dans les restaurants à la mode. Montmartre sera envahi... Peut-être même le sera-t-il deux fois.

De temps en temps, l’optimisme ou plutôt l’inconscience qui règne partout me gagne. Je passe la journée du 24 décembre à mon bureau, rue des Capucines, où les commandes affluent. La grande panique s’est dissipée comme une brume et les affaires ont repris. Mes parfums obtiennent plus de succès que jamais. « Moi toute » — cruels souvenirs — triomphe... Et je me dis que tout cela ne sent pas la Révolution. Mais les derniers jours de la monarchie fleuraient bon aussi et cependant... Puis je me demande s’il vaut pas mieux qu’il y ait quelque chose, n’importe quoi ! Car ce régime où les bourgeois sont persécutés, opprimés, bafoués ne dure que parce qu’aucune crise sociale vraiment grave ne réveille en eux l’instinct de conservation en même temps que le vieil orgueil de leurs pères. Au lieu de perdre un peu tous les jours, jouons donc quitte ou double, saperlipopette !... Et les paroles enflammées de Marc Brifaut résonnent dans ma mémoire enfiévrée : elles retrempent mon énergie.

Malheureusement, je suis toujours très enrhumé. C’est ridicule, un rhume de cerveau en des circonstances qui peuvent devenir pathétiques ! Les mots historiques, c’est très bien, mais non pas lorsqu’ils sont interrompus par un éternuement grotesque.

Il est vrai que cette goutte au nez, ces yeux larmoyants, cette migraine me justifieront de la façon la plus honorable devant l’Histoire qui me reprochera peut-être un jour d’être resté chez moi, à l’heure où les trois cents bourgeois spartiates — il n’en est pas d’autres dans Paris — luttaient contre les Perses de Saint-Denis.

Ma femme a décidé d’aller réveillonner chez des amis et ma fille a organisé, avec ses associées qui seront en salopette, dans son garage, un souper dansant où les hommes, tous vêtus en chauffeurs, seront les invités. Quant à Maurice, il doit assister à la messe de minuit à Saint-Thomas d’Aquin avec ses collaborateurs du Thomiste, ex-Bilboquet. On m’abandonne... Soit ! Mieux vaut que je sois seul, avec ma garde domestique, bien entendu, à l’heure du danger.

Marc Brifaut m’a dit, en une phrase brève, que ses troupes veilleraient aux portes de Paris les plus menacées... Je n’ai donc qu’à attendre les événements.

Je les attends.

Jusqu’à minuit, rien...

Rien, c’est parfois plus inquiétant que tout.

Je viens d’apprendre que mon chauffeur a quitté l’hôtel. Le chef de ma résistance a abandonné son poste devant l’ennemi pour aller, sans doute, faire ripaille dans ce Paris en folie. Cette désertion m’inquiète... D’autant plus que mes domestiques ont disparu, eux aussi, sans même m’en demander la permission. J’aime à croire que c’est le boudin grillé qui les incite ainsi à fuir la maison, et non pas — qui sait ? — quelque complicité avec les autres, avec ceux dont je devrai peut-être repousser, tout seul, l’assaut.

Décidément, j’ai eu tort de ne pas demander à Marc Brifaut une garde personnelle...

Au fait, pourquoi ne m’en irais-je pas, à mon tour ? Je me perdrais dans la foule et j’y serais bien plus en sûreté que dans cet hôtel depuis longtemps repéré où je risque de me faire prendre comme un lapin en son terrier. Oui, mais « ils » ont peut-être disséminé aux environs des guetteurs qui, dans ce quartier obscur et désert, m’enlèveraient le plus facilement du monde. Mieux vaut, malgré tout, rester chez moi, derrière mes verrous, mes chaînes, mes plaques de blindage...

Dans le silence, des meubles craquent... Il me semble entendre des pas dans la galerie.

La solitude dans la nuit — et quelle nuit que cette nuit-là ! — m’a toujours rendu un peu nerveux. Je décide cependant d’y aller voir. Un revolver à la main, je pénètre dans la galerie dont la grandeur m’étonne et m’effraye... Quelle idée j’ai eue d’acheter un hôtel si vaste ! Je serais bien mieux dans un petit appartement, avec des voisins tout autour, au-dessus et en dessous... Rapidement, je fais le tour de cette salle immense dont j’ai allumé tous les lustres. Et mes regards rencontrent ceux, non pas de bolcheviks tapis dans les coins, sous les meubles dorés — mais des seigneurs et des grandes dames du xviiie siècle dont je possède les effigies peintes par Largillière, Nattier et autres maîtres très cotés, j’en sais quelque chose, à la Bourse du commerce artistique. Ces personnages, d’ordinaire souriants, me contemplent ce soir d’un air morne. Ah ! je devine... Et s’ils pouvaient parler, ils me diraient : « À votre tour, pauvre homme... Notre sort sera le vôtre. Seulement, au lieu d’être guillotiné comme nous le fûmes, vous serez sans doute pendu. C’est moins distingué, mais c’est, dit-on, plus agréable. Ainsi vous ne récolterez que ce que vos pères ont semé. Tâchez au moins de faire bonne contenance, comme nous, quand le Samson de la nouvelle Terreur vous passera au cou la cravate à la mode... Or, il nous semble, monsieur le bourgeois, que vous avez peur. »

En effet, j’ai peur. Je me sauve et je crois entendre le rire sarcastique de ces ombres qui, rentrées dans la nuit, attendent avec impatience le drame qui les vengera.

Soudain, un timbre électrique retentit, sec, dur, impérieux.

Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qui sonne ainsi à ma porte ?

Mon cœur bat à grands coups sonores et j’ai la gorge serrée. Mais le timbre insiste, implacable.

Imbécile que je suis !... C’est le téléphone. Comment ne l’ai-je pas reconnu ? Ah ! çà, est-ce que je manquerais de sang-froid ?

Je prends le récepteur et j’entends une voix féminine :

— Monsieur Paquignon ?

— Lui-même.

— Deux mots seulement... L’attaque est commencée. Les camarades avancent partout. Le sang des bourgeois coule à flots.

Je bredouille :

— Qui... qui... ?

— Je ne m’appelle pas Kiki, espèce de sale exploiteur ! Ah ! tu vas en avoir, un réveillon ! Vive la Sociale !...

Et la voix inconnue se tait. Plus rien... D’une main tremblante, je raccroche le récepteur. « L’attaque est commencée... Les camarades avancent partout... Le sang des bourgeois coule à flots... » C’est donc vrai ? Le grand soir a commencé... Mais, par un prodige de volonté, j’arrive à ne pas y croire pendant quelques instants. Voyons, ce n’est pas possible...

Pas possible ? Pourquoi ?

Je m’enferme dans mon bureau dont la double porte est barrée de deux grosses tringles d’acier. Et j’attends... C’est tout ce que je peux faire puisque je ne joue aucun rôle actif dans la tragédie. Je réfléchis... À quoi ? À des choses grotesques. Oui, à ce moment où se décide peut-être le sort de la société et, par conséquent, le mien, ma pensée rebelle à mes ordres me ramène rue de Budapest, chez Michette, et je revois la scène du flagrant délit, la coupable en chemise et son complice en gilet de flanelle, un gilet qui, non satisfait d’être extrêmement court, faisait accordéon et, au mépris de toute décence, s’obstinait à remonter encore... La mémoire enregistre de ces détails et plus ils sont désobligeants, plus elle vous les inflige, souvent même à l’heure où ils sont parfaitement importuns et déplacés.

Un long temps s’écoule... Ma montre est arrêtée. L’horloge de mon bureau date du Premier Empire et n’a sans doute jamais marché depuis. Il me semble avoir entendu sonner une heure.

Le timbre du téléphone résonne de nouveau. Serait-ce encore la mystérieuse informatrice ? Vais-je répondre ? Je redoute de mauvaises nouvelles... Mais il faut que je sache.

— Allo ! C’est vous, le sale bourgeois ? Eh bien, apprenez que ça marche admirablement... Nous sommes plus de cent mille et déjà nous tenons Montmartre. La place Blanche se met du rouge... Maintenant nous descendons vers Paris. La police est avec nous... Et les cipaux ! Et les soldats !...

— Mais, voyons, à qui ai-je l’honneur de... ?

— Vive la Sociale !

C’est épouvantable... Je pense à Marc Brifaut et à ses trois cents Spartiates. Les malheureux ! J’ai vraiment bien fait de ne pas me joindre à leur phalange héroïque. Un de plus, un de moins... Les Spartiates, c’est très joli, mais si je me souviens bien, ils ont tous péri et sans aucune utilité, si ce n’est que leur sacrifice a fourni aux sculpteurs, aux peintres et aux poètes un sujet d’ailleurs bien démodé !

Après une longue attente frémissante, je reçois un troisième coup de téléphone :

— Cette fois, ça y est... Nous tenons l’Élysée ! On est dans ton quartier, gros mufle... Et on va aller te rendre visite. Je m’invite avec les camarades... Je te l’avais bien dit qu’on se reverrait !

Les derniers mots m’éclairent. Je reconnais maintenant cette voix... Parbleu, c’est celle de mon ancienne secrétaire, la petite révoltée à lunettes.

— Alice !...

— Non, pas Alice, eh ! ballot... Vindicta !...


S’ils tiennent l’Élysée, je ne tarderai pas à subir le sort du président de la République.

C’est flatteur, mais je n’y tiens pas.

Décidément, je n’ai plus qu’une ressource, la fuite.

Au fait, serait-ce une fuite ?

J’ai lu l’Histoire d’un Crime dans une édition populaire avec des gravures dramatiques qu’il me semble voir encore... Victor Hugo lui-même n’a pas jugé indigne de lui de se soustraire aux outrages, aux cruautés de la tyrannie : il a quitté sa maison, il s’est lancé dans Paris comme dans une forêt protectrice. Et cependant, il était moins menacé que moi. Peut-être même ne l’était-il pas du tout et s’en faisait-il accroire. Il avait affaire à une tyrannie très bien... Moi, je serais arrêté par des manières d’apaches et aussitôt fusillé au coin de la première rue, que dis-je, pendu au premier reverbère venu. Ma situation est donc beaucoup plus grave. Au surplus, je ne suis pas Victor Hugo... Il est d’autant plus permis à Honoré Paquignon, simple parfumeur qui n’ambitionne pas la gloire panthéonesque, de mettre sa personne en sûreté. Cela ne m’empêchera pas, au contraire, d’écrire à mon tour l’Histoire d’un Crime — d’un crime qui ne m’aura pas plus coûté la vie ou la liberté qu’à Victor Hugo.

Fuyons donc !... Par le jardin ? J’examine, par la lucarne des cabinets, l’espace noir. Il me semble apercevoir des ombres errantes... Et il y a des murs à escalader... Cela ne convient ni à mon âge, ni à mon caractère, ni à mes muscles... Fuyons plutôt, crânement, par la rue. J’observe les environs par une fenêtre prudemment entr’ouverte derrière les volets. Rien... Le silence, le désert.

C’est même bizarre, ce calme.

Comment, à quelques centaines de mètres, la Révolution se déchaîne et ses remous ne parviennent même pas jusqu’ici ? Cela me paraîtrait invraisemblable si je ne me souvenais d’avoir lu aussi dans de vieux livres que, pendant les plus sanglantes journées de l’histoire de Paris, alors que les cadavres s’amoncelaient autour des Tuileries, les blanchisseuses de la rue Saint-Honoré — par exemple, la future Mme Sans-Gêne — repassaient tranquillement chemises, caleçons et mouchoirs et que les pêcheurs à la ligne, sans se douter un instant de la chute de Charles X ou de Louis-Philippe, continuaient à taquiner placidement le goujon sous le pont des Arts. Mais les escargots de Waterloo savaient-ils ce qui se passait chez eux le 18 juin 1815 ? Et ne voit-on pas à côté d’un volcan en éruption des républiques de fourmis poursuivre leurs menus travaux comme si de rien n’était ?

Mais c’est justement ce calme qui me fait croire au pire... Il est terrifiant.

En dépit de mon rhume qui semble redoubler, je me résous à sortir... Je me vêts aussi chaudement que possible et j’emporte même un peu de pain, du saucisson. Qui sait, je serai peut-être bientôt plongé dans quelque cachot de la geôle communiste ! Il y fera froid et la ration sera légère.

J’ai les plus grandes peines du monde à détacher les chaînes, à tirer les verrous, à faire tourner les plaques d’acier qui n’ont pas eu l’occasion d’empêcher mes ennemis d’entrer mais qui, pour un peu, m’empêcheraient de sortir.

Enfin, me voici dans l’avenue... Personne. Si, deux agents qui arpentent placidement l’asphalte. Ce spectacle me réconforte. Je m’approche et je demande :

— Rien de nouveau ?

L’un des agents répond, me prenant sans doute pour quelqu’un de la partie :

— Rien à signaler.

— Même du côté de l’Élysée ?

— Ce n’est pas dans notre ronde... Et qu’est-ce que vous voulez qu’il y ait, du côté de l’Élysée ? Le président doit être en train de réveillonner bien tranquillement.

— Avec le nonce du Pape et Cécile Sorel, répond l’autre en riant.

Et les deux silhouettes noires s’éloignent avec des allures d’ombres chinoises.

Quand les révolutionnaires prenaient la Bastille, il y avait sans doute des gardiens de la paix de ce temps-là qui disaient aussi : « Ce n’est pas dans notre quartier ».

Je longe des rues boueuses à la recherche de quelque indice des événements qui se déroulent en ce moment dans Paris. Je ne vois, je n’entends rien, sinon des ivrognes qui braillent des refrains idiots. Mais, soudain, un chant large et grave s’élève dans la nuit, entonné par des voix nombreuses. Je le reconnais, c’est l’Internationale... Je me défile dans l’ombre après avoir relevé le col de mon pardessus et remonté mon cache-nez jusqu’aux yeux. Et bientôt j’aperçois un groupe d’hommes et de femmes qui avancent vers moi en tenant toute la largeur du trottoir. Serait-ce une patrouille révolutionnaire ? Diable !

Ma situation devient périlleuse... Si je prenais mes jambes à mon cou ? Mais ces pauvres jambes ne me porteraient ni bien vite ni bien loin. Mieux vaut risquer le tout pour le tout. Je passe donc à côté des chanteurs... Ô surprise, ce sont des gens en toilette de soirée : cravates noires de smoking, souliers vernis ou dorés, robes dont les paillettes scintillent entre les pans flottants des capes d’hermine, de petit gris, de vison. Ce sont des bourgeois...

Des bourgeois qui chantent l’Internationale !

Des traîtres ou des lâches...

Et je ne puis m’empêcher de leur lancer, en passant :

— Vous n’êtes pas honteux de chanter cette ordure ?

Des rires me répondent. Et des sarcasmes...

— Qu’est-ce que c’est que cet idiot ? De quoi se mêle-t-il ? Alors, quoi, on ne peut plus rigoler ?

Et les voilà qui, se prenant par la main, dansent une ronde autour de moi, en entonnant le refrain de l’hymne farouche :

C’est la lutte finale...

J’ai pris une attitude très digne : la tête haute, les bras croisés, je suis à ma façon le citoyen austère qui, sur le tableau de Thomas Couture, contemple avec un mépris attristé les Romains de la décadence. Mais j’ai dans le nez quelque chose qui me chatouille... Ah ! ce rhume ! J’éternue. C’est ridicule... Et voici que, rompant leur cercle mouvant, les joyeux vadrouilleurs me mitraillent avec des boules de papier multicolores, m’entortillent avec des serpentins. Je proteste énergiquement... L’heure n’est pas à ces jeux puérils : on échange ailleurs d’autres projectiles, on ligote des défenseurs de la Société avec d’autres liens.

Enfin, ces vadrouilleurs me lâchent et s’éloignent, non sans m’avoir traité de « vieux dingo ».

Je prends la direction de la rue Saint-Honoré dans l’intention de m’approcher autant que possible, très prudemment, de l’Élysée... En passant devant les restaurants illuminés, j’aperçois des goinfres entassés, je sens des odeurs chaudes d’orgie, j’entends des flonflons d’opérette ou des charivaris de jazz-band.

Je suis surpris de ne pas apercevoir le moindre symptôme d’agitation, de troubles dans la rue.

La Révolution ne peut cependant rester invisible.

Est-ce que... ?

J’ai tout à coup le sentiment que je marche, que je pense, que je vis dans une sorte d’hallucination. N’aurais-je pas la fièvre ? Ce rhume n’est-il pas le début d’une grippe qui peuple ma cervelle d’idées bizarres, extravagantes, folles ? Mais je rentre, pas à pas, dans la réalité. Me voici devant le palais de l’Élysée qui semble celui de la Belle-au-Bois-dormant. Enveloppés dans leurs manteaux, deux gardes républicains, cariatides de l’ordre social, gardent une immobilité imposante. Ce spectacle me fait du bien... Ouf ! Il n’y a donc rien de vrai dans les sinistres messages de Vindicta ? J’ai été la victime d’une mystification... Et, sans doute, il y a longtemps qu’on abuse ainsi de ma crainte du « grand soir ». Marc Brifaut lui-même s’est moqué de moi, comme les autres ! Et il m’a trompé, exploité, comme Miche, comme Félicien, comme Borax, comme tous et toutes. Soit, — mais j’aime encore mieux cela que le panier à salade de la Sociale, même si je dois y monter en compagnie du gardien dégommé de nos institutions abolies !

J’étais plongé dans ces réflexions quand la grille de l’Élysée s’ouvrit. Un homme à bicorne parut et me demanda d’un air rogue :

— Qu’est-ce que vous faites là ? Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je suis venu, bredouillai-je, prendre des nouvelles du président de la République.

— Et moi, je vais vous faire coffrer, vous entendez, si vous ne circulez pas et illico !

Je m’éloignai en hâte, non sans entendre le cerbère élyséen qui grommelait :

— Encore un dingo !...

Ah ! çà, mais tout le monde me dénie donc ces qualités d’équilibre intellectuel, de bon sens, de raison claire et pratique qui, Dieu merci, ont toujours été miennes ?

Un taxi vide passe par miracle. Je me fais ramener chez moi par un chauffeur russe à moitié ivre qui me dicte son prix : vingt francs payés d’avance... Je m’attendais cette nuit à des procédés moscovites infiniment plus désobligeants.

En arrivant devant mon hôtel, j’aperçois un rassemblement. Il y a des badauds, des agents. Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée sont éclairées... Des ombres vont et viennent, très agitées.

Je me précipite...

Dans le hall d’entrée, je vois un groupe composé de ma femme, de ma fille, d’un agent de police, d’inconnus. Au milieu d’eux, assis sur un fauteuil, je reconnais Florent, mon chauffeur... Il a le bras en écharpe, avec des taches rouges sur le linge blanc.

— Que se passe-t-il ?

Clotilde me répond :

— Ah ! te voilà... Et avec des serpentins dans le dos !... Tu es allé faire la noce tandis que ce garçon versait son sang pour toi !

Je remets à plus tard ma justification et je questionne :

— Florent est blessé ?... Un accident ?... Enfin, expliquez-moi !...

L’agent prend la parole :

— Une bagarre à la porte de la Chapelle... Des communistes armés et en bande voulaient entrer dans Paris... Seulement, on les attendait. Pas nous... Nous n’étions pas commandés de service... Des bourgeois.

— Oui, dit Florent, les Francs-Bourgeois. Ah ! nous n’étions pas des tas... Il y a eu des coups de feu. Un moment, ça a bardé. Il y a eu de la casse. Mais nous avons tenu bon. Et ces salauds ont fichu le camp. J’ai reçu un pruneau dans le bras... Ce n’est rien. Malheureusement, ce pauvre monsieur Brifaut...

— Oui, eh bien ?

— Bousillé ! Une balle en pleine figure... La moitié du crâne a sauté. La cervelle avec... J’étais là, tout près.

— Marc Brifaut est mort ?...

— Un peu...

L’agent ajouta :

— Oui, il y a un tué, plus quelques blessés des deux côtés. Celui-ci a voulu être ramené chez son patron, après pansement à l’hôpital. Et voilà !... Maintenant, faut que je m’en aille faire mon rapport. Bonsoir, la compagnie.

À ce moment, je me sentis pris d’une soudaine faiblesse. Toutes ces émotions, ce sang, peut-être aussi ce gros rhume... J’entendis Florent qui disait d’une voix très lointaine : « Attention, le patron est en train de tourner de l’œil ! » Il me parut aussi que ma femme s’écriait : « Honoré, voyons, qu’est-ce que tu as ? » Mais tout devenait flou autour de moi, je tombais dans une sorte de grand trou noir, je perdais connaissance.


Quand je revins à moi, j’étais dans mon lit et mon médecin disait à ma femme :

— Ce n’est rien... Il dort. De l’excès de travail, trop de préoccupations et peut-être aussi un réveillon trop gai, trop fatigant. Votre mari abuse un peu, chère madame... Il faudrait le lui faire comprendre.

Puis, me voyant sorti de mon évanouissement, il me dit, avec un bon rire :

— Ménagez-vous ! À votre âge...

— Ah ! docteur, si vous saviez...

— Votre femme vous soignera mieux que moi... Reposez-vous... Et allons voir votre blessé. Un brave type, très intéressant...

— Alors, c’est donc vrai, la bagarre ? Il y a bien eu quelque chose, cette nuit ? Le chauffeur est blessé ? Marc Brifaut a été tué ?...

— Mais sans doute... C’est même déjà dans les journaux.

— Ah ! mon Dieu !...

Et avant de se retirer, le docteur tira de sa poche une feuille du soir, qu’il me tendit en me montrant cet entrefilet que je lus :

UN ESSAI DE GRAND SOIR PENDANT

LE RÉVEILLON

 

Des coups de feu à la Chapelle.

« Depuis quelques semaines, le bruit courait à Paris que les communistes tenteraient une offensive contre la « Société bourgeoise » pendant la nuit du Réveillon. Ces appréhensions avaient pris un caractère exagéré, tournant même à la panique. Mais elles n’étaient pas entièrement injustifiées : la preuve en est qu’une sanglante échauffourée a mis aux prises, la nuit dernière, à la porte de la Chapelle, une cinquantaine de « camarades » et à peu près autant de membres de la Ligue des Francs-Bourgeois.

« À l’heure où nous écrivons ces lignes, les détails manquent encore. La Préfecture de police et le ministère de l’Intérieur nous refusent toute communication : la consigne est, évidemment, de se taire. Le gouvernement croit-il donc réussir ainsi à transformer en simple fait divers un véritable épisode de guerre civile ?

« Nous pouvons dès maintenant annoncer que cette bataille rangée, qui a duré de longues minutes, a fait plusieurs victimes, dont un mort. M. Marc Brifaut, fondateur de la Ligue des Francs-Bourgeois, a été tué d’une balle en plein front. Parmi les blessés, on cite le chauffeur de M. Honoré Paquignon, le parfumeur bien connu, qui est aussi un des fondateurs de la Ligue.

« Nous publierons dans une prochaine édition les premiers résultats de notre enquête sur cette incroyable préface d’une Révolution qui, après s’être faite dans de nombreux esprits, semble maintenant vouloir entrer dans le domaine des réalisations. »

Ainsi, il y avait eu, bel et bien, comme un petit « grand soir » ! Je ne m’étais pas abandonné à des hallucinations saugrenues, je n’étais pas un dingo, je n’avais pas joué le rôle de poire dans une sorte de farce grotesque. Et Marc Brifaut ne s’était pas moqué de moi, — car il était mort, le pauvre type, au champ d’honneur de l’ordre, de la famille, de la propriété, lui qui vivait dans un bric-à-brac invraisemblable, lui qui n’avait ni parents, ni femme, ni enfants, lui, enfin, qui ne possédait rien ! Les journaux racontent même que la police a trouvé chez lui ses comptes de la Ligue parfaitement en ordre, avec le reliquat des fonds qui lui avaient été confiés. Malheureusement, cet argent a été saisi...

Quoi qu’il en soit, cette bagarre, cette mort, ces blessures prouvaient que je n’ai pas été ridicule... Cette pensée me réconforta.

Et je me fis monter à déjeuner.


— Savez-vous ce qui me paraît le plus remarquable dans cette aventure ?

Et le colonel de Persicot me montrait de l’index les journaux qui maintenant regorgeaient de détails sur la bagarre de la Chapelle.

— C’est, lui dis-je, que les révolutionnaires ont lâché pied, que les bourgeois l’ont emporté après une courte lutte, que nous prenions, en somme, au tragique un danger exagérément grossi.

— Non, ce n’est pas cela... Une rencontre de patrouilles ennemies ne prouve rien.

— Alors, quoi donc ?

Le chef de mon personnel prit une feuille et lut :

« Les victimes sont Marc Brifaut, un petit inventeur du Concours Lépine, tué ; Florent Beauju, chauffeur, Arsène Poupard, employé de commerce, Léon Wachter, concierge, Henri Delpiau, ciseleur sur cuivre, Léon Marchandeau, commis de nouveautés, blessés... Voilà pour les défenseurs de l’ordre. Du côté communiste, les blessés sont Fortuné Loize, ancien valet de chambre de M. Paquignon... »

— C’est drôle ! Mon chauffeur et un domestique que j’avais renvoyé se sont trouvés face à face...

— Oui, c’est drôle, comme vous dites. Et je vois parmi les autres blessés d’en face Pierre Vallier, ajusteur, Gustave Brette, maçon, Étienne Piédoux, terrassier, Jacques Miraut, employé de commerce, Julien Crabel, clerc d’huissier.

— Un clerc d’huissier ! Où allons-nous ?

— Eh bien, moi, ce qui me frappe, c’est que de l’autre côté de la barricade, il n’y avait que de simples soldats... Pas un gradé ! Pas un officier, pas un meneur ! Où étaient-ils les intellectuels du parti, les élus, les députés ?

— C’est vrai. Ils n’étaient pas là...

— Et parmi les Francs-Bourgeois, pas un patron, pas un riche, pas un bourgeois ! Rien que de pauvres diables aussi...

— J’étais enrhumé.

— Ils étaient tous enrhumés, c’est entendu. Mais...

Et le colonel de Persicot, après un silence :

— Mais, avez-vous songé que les agents, les gendarmes, les soldats, les officiers même sont aussi de pauvres diables et que si tous les pauvres marchaient ensemble, ils ne verraient en face d’eux que bien peu de riches disposés à défendre leurs richesses, leurs privilèges, leur Société ? Il y aurait, ce soir-là, beaucoup de grippés parmi les bourgeois... Et les autres feraient sans doute le réveillon à Montmartre ou ailleurs.

— Que voulez-vous dire, colonel ?

— Je tire, tout bonnement, des conclusions de ces états de pertes... Les causes ne valent que par ceux qui les défendent, eux-mêmes, jusqu’à la mort.

Ces propos singuliers m’agaçaient un peu. Mais je voulus rester calme, digne, grand, comme toujours.

— Et alors ? fis-je sans aucune mauvaise humeur apparente.

Le colonel eut un léger haussement d’épaules, un sourire peut-être dédaigneux et il prononça :

— Alors, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?... S’ils ne se décident pas à y aller de leur personne, s’ils comptent sur leurs domestiques de tous genres, s’ils veulent, dans tous les cas, rester au chaud, eh bien... Oui, eh bien, c’est très simple, mon cher monsieur, les bourgeois sont foutus !

FIN


ACHEVÉ D’IMPRIMER

LE 20 MARS 1926

PAR EMMANUEL GREVIN

À LAGNY-SUR-MARNE


Notes de transcription

Outre quelques coquilles corrigées, l’orthographe est celle de la version originale et n’a pas été harmonisée. Nous croyons aussi que dans la phrase : « Et Désiré eut un hochement de tête qui n’était pas rassurant. », « Désiré » serait plutôt « Fortuné ».

[Fin Je suis un affreux bourgeois par Clément Vautel]