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Title: Trente Arpents

Date of first publication: 1938

Author: Philippe Panneton (pseud. Ringuet) (1895-1960)

Date first posted: Apr. 7, 2015

Date last updated: Jan. 21, 2019

Faded Page eBook #20150409

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Trente Arpents

 

 

Ringuet

 

 

1938

 


 

 

À MA MÈRE


Printemps


CHAPITRE PREMIER

— On va commencer betôt les guérets, m’sieu Branchaud. Mon oncle m’a dit comme ça en partant: I’faudra labourer le champ en bas de la côte, demain. Si seulement y peut s’arrêter de mouiller!

Les deux hommes se turent. Assis sur leurs chaises accotées contre le mur, en équilibre sur deux pieds, à intervalles égaux ils retiraient leur pipe et, se penchant hors de la véranda, lançaient dans les herbes folles un jet de salive. Puis ils reprenaient leur calme posture, les yeux perdus.

Autour d’eux s’étalait la Plaine que les premières gelées d’octobre avaient peinte de couleurs vives. Des boqueteaux tiraient l’œil, les saules noirs déjà nus brochant sur les hêtres encore verts. Tout au fond, le long bandeau du bois, avant-poste de l’immense forêt laurentienne: éclatante symphonie dont les bases étaient les verts invincibles des résineux et l’aigu, l’écarlate des érables planes qu’on appelle simplement chez nous des plènes.

En face, le chemin du roi, sinueux et calme, où l’eau figée dans les ornières mirant le ciel fait deux longs rubans bleus parallèles. Et le chemin s’en va vers le nord et le sud, mollement et sans hâte, en bon campagnard qu’il est, faisant un crochet pour passer sous un vieux saule amical, faisant un coude pour aller frôler un perron. Il finira bien par atteindre son but, le plus tard possible.

Une voiture légère passe; devant la maison, le cheval prend un trot fringant. Sur le siège deux amoureux raides et un peu gênés dans leurs nippes du dimanche. Le jeune homme salue du fouet; Branchaud et Moisan répondent de la pipe.

Au-delà, le carrelage des champs reprend pour venir buter sur la haie rousse des aulnes dont les déchirures laissent percer le miroitement métallique de la rivière.

Et sur toute cette couleur, soudé à l’horizon largement circulaire, le dôme du ciel nordique, bleu tendre.

Mais ni l’un ni l’autre des deux hommes ne voyait le visage de la terre, ce visage trop maquillé de vieille en qui l’hiver s’insinue déjà. Car leurs bras et non leurs yeux les reliaient à la grande nourricière, leurs bras trapus que le dimanche paralysait et faisait pendre inutiles le long des montants de leur chaise. Les mains seules apparaissaient hors les manches de grosse étoffe, des mains brutes et calleuses, semblables chez ces deux hommes d’âge pourtant différent, tant les mains vieillissent vite à tenir le mancheron, à manier la fourche et la hache. Branchaud, cinquante ans de visage et trente-cinq de corps. Euchariste Moisan, vingt ans? trente ans?

— C’est comme qui dirait de la meilleure terre icitte qu’à Sainte-Adèle.

— Pour le sûr, m’sieu Branchaud. Là-bas, c’était quasiment rien que du caillou. On sumait des pétaques et pi quand il venait le temps de récolter, on ramassait des cailloux, des petits, des gros, et presquement pas d’pétaques. Drôle d’idée, le père, d’aller s’établir par là. Mais c’est le curé Labelle, qu’était passé par icitte, ousque le père était sur la terre à mon oncle Ephrem. Je m’en souviens pas ben ben, à cause que j’avais cinq ans quand qu’on a passé au feu. Mais je sais ben que c’était ben plus ane mine de cailloux qu’ane mine d’écus. Des cailloux, pis encore des cailloux...

Les seuls souvenirs nets qu’il en avait gardés étaient d’une montagne où s’accrochait leur maison et dont les replis abondaient en airelles, en framboises, en mûres, qu’il mangeait par poignées en allant quérir les vaches. Quoi encore? Ah! oui: le ruisseau et la pêche difficile parmi les broussailles où la ligne s’accroche pendant que dégringole entre les branches, pour retomber dans le courant, un éclair qui est la truite trop vive. Quoi encore? Vaguement, une vallée immense avec, au fond, des montagnes et des montagnes, une surtout montrant sa bosse par-dessus les autres et dont il avait longtemps cru que sur elle avait été mis en croix le petit Jésus.

Mais c’étaient là souvenirs d’enfant et il était un homme.

— Ça fait que y a pas eu grand’chose à brûler quand le feu a pris à la grange après cinq semaines sans une goutte de pluie. Y a que moi qui s’en est sauvé j’sais pas comment. C’était la nuit, voyez-vous, m’sieu Branchaud. Tout a brûlé: la grange, l’écurie, la maison. Mon pauv’ père et ma pauv’ mère avec, et pi Agénor et pi Marie-Louise. Tout, tout. Mais je m’en rappelle pas ben ben, j’étais tout petit.

— Et puis, comme ça, t’as été adopté par ton oncle Ephrem.

— Ouais, ouais, dit Moisan, visiblement préoccupé.

Ils parlaient lentement et peu, à leur accoutumée, étant paysans donc chiches de paroles. Mais ils y mettaient aujourd’hui les hésitations, les tâtonnements qui conviennent lorsqu’on parle de choses de conséquence. L’un et l’autre évitaient de se regarder, gênés de ce qu’une idée trop précise s’était fait jour en eux, une même idée, mûrie loin de la conscience comme mûrit ténébreusement la semence avant de hisser à la grande lumière un épi triomphant. Des années de servage à la terre avaient rendu précis les gestes nécessaires. Mais ils ne possédaient point cette richesse parfois si lourde à porter qui est la précision de l’esprit.

— Ça fait que t’as été comme adopté par ton oncle Ephrem, répéta le vieux.

Branchaud parut hésiter, puis tira avec décision sa blague à tabac:

— T’as pas loin de vingt-deux ans, Euchariste, à c’t’heure?

Il avait dit cette phrase simplement, tout en bourrant consciencieusement à coups de pouce minutieux le fourneau de sa pipe; ça y était donc, il avait parlé. Du moins c’était tout comme et Moisan l’avait bien senti qui avait ramassé ses mains sur ses genoux. Il fallait bien qu’il y allât, puisque ce jeune feignant-là ne se voulait point décider.

— Vingt-trois au printemps, m’sieu Branchaud... Tant que ma tante Ephrem a vécu, ça me paraissait pas. Elle me traitait toujours en enfant. Mais à c’t’heure...

Il hésita un moment et se mit à regarder fixement la tache noirâtre d’un nœud sur le plancher de la galerie.

— ...Mais à c’t’heure, c’est pas pareil. La maison est grande, seulement mon onc’ Ephrem et pi moé. Et pi mon onc’ commence à vieillir. Il a ben cassé depuis deux ans. Ça fait que... ça fait ben d’l’ouvrage pour un homme quasiment tout seul.

— ...Ouais. Vous avez grand de terre, c’est vrai. Il va betôt falloir que tu penses à...

Il se tut pendant qu’il allumait sa pipe, enveloppé dans un nuage de fumée bleutée. Mais aux oreilles de Moisan tintait: « ...que tu penses à te marier, marier! » comme les sonnailles martelées au trot du cheval sur les chemins d’hiver.

— ...A prendre un homme engagé, continua le vieux à voix haute, sans sourciller.

Mais les mêmes mots flottaient en lui, doucement à la dérive. L’un et l’autre savaient de quoi il s’agissait tout autant que si le premier eût dit: « Il est temps que je me marie et c’est votre Alphonsine que je veux » et que l’autre eût répondu: « Eh! oui! Il y a assez longtemps que tu viens voir Alphonsine; mariez-vous donc avant les semailles du printemps. »

Moisan serait l’héritier de son oncle Ephrem, veuf et sans enfant. Dans des mois ou des années, qu’importait; les trente arpents de terre seraient toujours là. La vieille terre des Moisan, riche et grasse, généreuse au travail, lentement façonnée autrefois, des milliers et des milliers d’années auparavant, jusqu’à ce que le fleuve amoindri quittât son ancienne rive, le coteau, là-bas, après avoir patiemment et des siècles durant étalé couche par couche ses lourdes alluvions.

Moisan était un bon parti et tous deux le savaient. Mais les années comptent peu pour la terre et elle enseigne à ceux qui dépendent d’elle que se presser n’avance à rien. Certes, il aimait Alphonsine. Il était venu chez les Branchaud amicalement d’abord, en bon voisin qui, après l’isolement de la semaine où la terre exigeante ne laisse pas de répit, vient connaître les nouvelles des gens d’alentour et surtout savoir comment se comporte, combien va rendre la terre voisine. Puis à mesure que les gens autour de lui se mariaient, il s’était rendu compte que cette fille-ci était chaussure à son pied. Certes, il ne la parait point d’irréel et ne lui tissait pas une robe de madone; l’idée qu’il s’en faisait n’avait rien de romanesque. Au contraire, il savait fort bien ce qu’elle pourrait lui donner: forte et râblée, pas regardante à l’ouvrage, elle saurait à la fois conduire la maison et l’aider aux champs à l’époque de la moisson. De visage avenant, bien tournée de sa personne, elle lui donnerait des gars solides après des plaisirs auxquels il pensait sans honte ni hâte exagérée. C’est pourquoi d’un cœur consentant il s’était laissé aller à l’aimer ou plus justement à la vouloir avant même l’habitude de la voir chaque dimanche. Tout le rang savait qu’elle était sa blonde et qu’elle serait sa femme. Toutefois il ne fallait pas trop attendre, des fois qu’il surviendrait quelqu’un d’autre pour lui souffler Alphonsine.

Aussi bien le père Branchaud avait vu d’un bon œil les assiduités du jeune homme auprès de sa fille aînée. Dès les premières fois, il en avait parlé à sa femme le soir et tacitement ils avaient ourdi l’éternelle conspiration des parents qui ont une fille à marier. Quand les deux jeunesses étaient sur la véranda, chacun l’un après l’autre se découvrait quelque occupation afin de les laisser seuls, devinant obscurément que l’attachement grandit plus vite ainsi. De sorte que depuis des mois, tous les dimanches, Euchariste arrivait chez Branchaud vers les deux heures. La longue après-midi, jusqu’au moment de traire les vaches chacun chez soi, se passait assis côte à côte sans presque rien dire quand on s’était donné les nouvelles de la terre et des voisins. Ils n’échangeaient pas des idées qui sont le papier-monnaie de l’esprit, bon pour les gens des villes, mais bien des faits qui sont les pièces de métal, les bonnes pièces d’or ou d’argent sur lesquelles on ne discute pas. Parfois une des sœurs ou un des frères puînés d’Alphonsine venait les joindre un moment et causer avec eux. Leur présence avivait soudain la conversation. Si c’était un des garçons, Alphonsine était oubliée et l’on parlait du travail, des amis. Si c’était une fille, sa sœur aînée s’affairait à renouer un ruban, à replacer sous le chapeau quelque mèche folle, pendant qu’Euchariste chatouillait la petite dans le cou avec le long brin de foin qu’il tenait entre les dents. Mais la voix de la mère venait des profondeurs de la cuisine. L’enfant était appelé sous quelque prétexte et les amoureux se retrouvaient seuls, gênés, évitant de se regarder l’un l’autre.

Moisan n’avait rien répondu quand Branchaud avait suggéré qu’il ne pourrait bientôt plus rester seul. Ses yeux avaient erré sur la campagne ramagée des couleurs automnales, cherchant quelque chose à quoi accrocher son regard. Entre des îles fourrées de broussailles glissa un vol triangulaire de canards fuyant instinctivement un hiver qu’ils ne connaissaient point!

— Un beau coup de fusil, dit-il en les désignant de sa pipe tendue vers l’acier clair de la rivière.

— Ah! cré tac! Ouais.

Puis après un moment:

— T’as pas encore sorti ton fusil, Charis, j’cré ben.

— Eh non, m’sieu Branchaud! On n’a pas le temps, on travaille trop dur. On travaille ben trop dur pour ce que ça paye. On vit tout juste. Pas moyen de mettre une cenne de côté, par ces temps icitte.

Le finaud. Il était parti de loin pour arriver à son but, en bon chasseur qui ne se découvre qu’au moment de tirer à coup sûr. Malgré son dire, il avait pour le certain de l’argent de côté. Peut-être pas de l’argent sonnant. Mais l’oncle Ephrem lui devait pas mal, depuis dix ans qu’il travaillait sur sa terre. Qu’importe! Bien qu’économe, le père Branchaud entendait bien faire les choses. Il paierait d’abord les frais de la noce et d’une belle noce; de quoi saouler tout le canton et crever d’indigestion toute la parenté. Mais il était temps de dire des choses définitives.

— Charis, t’es un bon garçon qui prend pas souvent un coup de trop et qu’est dur su’ l’ouvrage. Je te connais ben. Je suis pas riche, mais j’ai toujours quéques piastres que j’ai ménagées. Quand ça sera le temps de... s’entendre, tu verras que je fafinerai pas.

L’autre ne broncha pas. Mais il se balançait à présent sur deux pieds de sa chaise et son front s’était éclairci. Tout le reste était facile maintenant que le père avait promis de doter sa fille et de faire les frais de la noce. Et puisqu’il fallait que ça se fasse... autant maintenant que plus tard. Depuis des semaines surtout, il sentait son appétit d’homme s’exaspérer quand Alphonsine venait le reconduire après la veillée sur la route poudreuse jusqu’au saule tombant qui bornait la terre des Branchaud. Un désir montait en lui, à gros bouillons, de la prendre subitement là, sous le baldaquin des vieilles branches, sans une parole, comme il avait fait une fois avec la Fancine, au hasard d’une rencontre.

Cela ne pouvait pas durer. Peut-être que si elle avait voulu, il ne l’eut pas épousée. Il y eut gagné quelques années de liberté. Les épousailles faites, il ne serait plus libre, bien sûr, d’aller et de venir, de vider parfois avec les amis, le samedi soir, une cruche de whisky blanc jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien à boire ou que l’ivresse lourde l’eût jeté au revers d’un fossé, ligoté par l’alcool et le sommeil jusqu’à l’aube glaciale. Mais Alphonsine n’était pas la Fancine. Sa blonde était une bonne fille qui riait quand il lui prenait la taille avec ses mains lourdes, mais qui gardait le reste pour son mari; et c’est lui, Euchariste Moisan, qu’elle voulait. C’était aussi une fille de paysan, qui savait qu’on n’achète pas volontiers par la suite ce qu’on a eu gratis la première fois.

— Dans ce cas-là, m’sieu Branchaud, j’cré ben que si Alphonsine veut, ça pourrait se faire au printemps, avant les semences.

— Pour ce qui est de moé, je dis pas non.

La voix du vieux était toujours impassible et traînante. Mais il s’était mis à tirailler sa moustache rousse d’un geste nerveux.

Le plancher de la cuisine craqua sous les pas prudents de quelqu’un qui s’éloignait de la fenêtre entr’ouverte. En quittant l’armoire où elle avait longuement fouillé afin de surprendre la conversation des hommes, la mère Branchaud souriait doucement. Branchaud semblait regarder la campagne parée d’or et de pourpre pour son prochain mariage à elle, au printemps, quand le soleil la féconderait une fois de plus, après qu’elle aurait patiemment attendu tout le long hiver, sous le blanc voile nuptial de la neige.

— J’cré que c’est quasiment l’heure d’aller qu’ri les vaches, dit Euchariste Moisan.

CHAPITRE II

Le poêle est allumé dans la cuisine des Moisan. C’est qu’avec la noirceur est survenue la pluie, une de ces lavasses d’octobre, violente, drue, froide, que le vent d’est ramasse en paquets pour la jeter aux carreaux avec des claquements de linge mouillé. Inutile pluie d’automne, vieille fée méchante arrivant sans invite sur le tard, rageuse qu’avant elle soient passées les pluies de juin, généreuses et fécondantes; jalouse aussi des pluies de fin août qui peuvent en une nuit pourrir le grain laissé sur le pré. Pluie d’automne est impuissante à bien ou mal faire. Elle ne peut que tambouriner sur le toit, brasser les flaques de boue de la route et télégraphier sur les vitres d’indéchiffrables dépêches.

Mécaniquement, l’horloge coupe les heures en minutes, débite les minutes en secondes. Sur le poêle chante la bouilloire, sous le poêle ronronne le chat. A côté du poêle, tout aussi frileuse, la vieille Mélie sommeille dans son voltaire. La lampe allumée au mur, près de la fenêtre pour éclairer le perron, n’accuse d’elle que la boule ronde de son béguin serré. Ephrem Moisan oscille doucement dans sa berceuse, au rythme de la pendule. La seule tache claire de la pièce, hormis la lampe, est un reflet sur son crâne, entre deux touffes d’ouate blanche au-dessus des oreilles. Il est vieux et cassé de porter sur ses épaules le poids de soixante labours, de soixante moissons.

Un grincement prolongé, puis dix fois de suite la pendule fait mine de sonner; mais le marteau tombe à vide, comme un cœur qui s’arrête. Les épaules de Mélie sursautent et sa figure soudain relevée fige ses rides dans la lumière. Ephrem Moisan se penche sur sa berceuse qui craque:

— T’as ben dormi? fait-il en frappant sèchement le fourneau de sa pipe sur son talon, au-dessus du crachoir plein de sciure.

— Si on peut dire! Seigneur Jésus! J’ai pas dormi! J’écoutais la pluie. Ça tumbe, ça tumbe!... Ephrem, y s’en va su les neuf heures, ça sera pas long que Charis va rentrer.

— T’as p’t’êt’ pas dormi, mais ça empêche pas qu’il est dix heures sonné, ma tante.

Pour Ephrem, c’est sa tante, quoiqu’il n’y ait entre eux qu’un bien lointain cousinage, « du trente et un au trente-deux », dit-il quand on le fait préciser. Mais Amélie était dans la famille depuis longtemps, depuis quasiment toujours, puisqu’elle avait bercé Ephrem, et Honoré, le père d’Euchariste, et Eva, morte en communauté chez les Sœurs Grises à Montréal, et les autres, les cinq enfants du grand-père Moisan dont pendait au mur le portrait au crayon. Cela représentait un brave vieux à la barbe en collier auquel l’artiste ambulant n’avait pu donner un air grave, tant souriaient bonnement mille petites rides au coin des yeux. C’est lui qui avait recueilli Amélie dans sa maison où elle avait vécu d’abord un peu comme une servante. Puis à mesure que les anciens mouraient et que les enfants quittaient ses genoux, elle entrait insensiblement dans la famille. Depuis longtemps elle n’a eu à qui chanter:

C’est la poulette grise,

Qu’a pondu dans la remise,

Elle a pond un beau petit coco...

Mais elle règne sans conteste depuis la mort de Ludivine, la femme d’Ephrem. Elle a gardé pour « ses pauv’s enfants » une tendresse déférente et grognonne, se contentant de grommeler des « C’est-y Dieu possible!... » et des « Comme de raison!... »; heureuse quand l’un ou l’autre, l’oncle ou le neveu, la bouscule un peu pour la taquiner.

On monte les degrés du perron. Des pieds lourds sont secoués sur le seuil et la porte s’ouvre.

— C’est-y toé, Charis? dit le vieux machinalement.

Qui pourrait-ce être d’autre, dans cette maison qu’eux trois seuls habitent?

— C’est moé, mon onc’.

Enlevant son veston mouillé, il reste un moment le bras en l’air, distrait. Tante Mélie trottine vers lui.

— Ça a-t-y du bon sens, te v’là trempé comme une lavette. D’ousque tu d’sors? Arrives-tu du fort?

— Ben, non, ma tante.

Elle dit encore le fort, en parlant du village, comme les vieux colons d’autrefois dont le refuge était une misérable palissade enfermant les maisons et sur les pieux de laquelle venaient à l’improviste se planter les flèches iroquoises. Elle demande cela comme si elle ignorait qu’il vient de chez Branchaud.

Pour lui aussi, comme pour son oncle, elle est « ma tante ». Ce qu’elle fut pour son père et pour les frères de son père, elle l’a été pour lui. Sur ses genoux il a entendu raconter les mêmes éternelles histoires, les contes avec quoi s’endorment les enfants de tous les pays du monde: le Petit Poucet et les innombrables variantes du cycle aventureux de Ti-Jean.

Euchariste le disait au père Branchaud; ça a refait une famille. L’oncle Ephrem: veuf d’une femme stérilisée par une faiblesse constante, emportée finalement par une consomption tardive alors que lui était trop jeune encore pour abandonner la terre et surtout, pour la vendre, trop lié à cette même terre par une servitude millénaire. Amélie: une étrangère ou quasi; Amélie Carignan, arrière-petite-fille de quelque soudard venu de la Picardie ou du Maine avec le régiment dont elle avait gardé le nom. Euchariste enfin: du sang des Moisan, mais arrivé un jour en étranger aussi des terres neuves du Nord, vers cette paroisse de ses grands-pères qui pour lui n’était pas la patrie, la petite patrie restreinte que seule connaissent les paysans. Ces trois-là pourtant s’étaient fondus en une famille nouvelle; ces pièces différentes avaient été cousues les unes aux autres sur la trame solide de la terre ancestrale. La terre, impassible et exigeante, suzeraine impérieuse dont ils étaient les serfs, payant aux intempéries l’avenage des moissons gâtées, assujettis aux corvées de drainage et de défrichement, soumis toute l’année longue au cens de la sueur. Ils s’étaient regroupés sur et presque contre la dure glèbe dont on ne tire rien qui ne lui soit arraché à force de bras. Par sa volonté muette, ils avaient reconstitué la trinité humaine: homme, femme, enfant; père, mère, fils.

Et voilà qu’un cycle de plus s’étant clos avec l’automne venu, la terre engourdie déjà par les premières gelées allait endormir la ferme qui ne vivrait plus que de la vie restreinte de l’hiver. Les champs tireraient sur eux-mêmes une lourde couverture de neige. Ils reposeraient cinq longs mois, oubliés de ce soleil débile et fugace, impuissant à traverser de sa chaleur amoindrie la carapace de froid moulée sur la terre.

C’est cette hibernation qui allait commencer pour les choses, et pour les hommes qui partiellement dégagés des obligations de leur servage pourraient un peu penser à eux-mêmes et préparer les moissons futures de blé ou d’humanité. L’hiver est le temps de l’année où l’on coupe le bois, répare les bâtiments et les harnais, refait les clôtures; et l’hiver est aussi la saison où l’on se marie.

L’oncle Moisan savait tout cela. Sans les pouvoir formuler, il connaissait les lois de la terre. C’est pourquoi, d’un dimanche à l’autre, il s’attendait à ce qu’Euchariste lui annonçât son prochain mariage.

— Qu’est-ce qu’on chante de bon à soir, chez les Branchaud? demanda-t-il.

— Rien d’extraordinaire. Ils sont en train de lever les fossés du trécarré. Ils vont commencer demain à labourer, comme nous autres, si c’te maudite pluie-là peut s’arrêter.

Mais la pluie continuait à battre la retraite de l’été, accompagnant la mélopée du vent brutal qui arrache aux arbres les feuilles caduques et quand il ne le peut, casse net la branche.

Les minutes passaient martelées par la vieille horloge et tous se taisaient. Euchariste se leva, alla vers la pompe, but un coup d’eau, se rassit, alluma sa pipe, se releva, alla à la fenêtre, puis se retournant lâcha les grandes nouvelles:

— On s’est parlé, le père Branchaud pi moé, l’aut’jour.

L’oncle figea soudain le bercement de sa chaise et, le corps penché vers son neveu, le coude appuyé sur le genou, la pipe suspendue en l’air dans l’expectative, tout son vieux corps bandé de curiosité, il demanda d’une voix indifférente:

— Pi, y est consentant?

— J’cré bien qu’ça va se faire dret après les labours du printemps. Si vous voulez, c’t’hiver je vas arranger la vieille maison du père. Quand qu’a sera calfatée, avec quéques bardeaux qui y manquent, et pi un bon renchaussement tout le tour du solage, on sera pas mal, Alphonsine pi moé, en attendant la famille.

Depuis que son père était allé tenter fortune sur les terres neuves, la vieille maison des Moisan était restée inanimée et morte, la cheminée bayant comme une bouche sans vie, les carreaux ternis comme des yeux éteints. La vraie maison des Moisan désormais était la maison neuve bâtie par le père de l’oncle Ephrem. Un corps principal recouvert d’un toit à pans coupés et flanqué d’une aile toute semblable un peu en retrait, plus petite et qui était la cuisine. Tout cela en bois recouvert d’un badigeon jaunâtre. Derrière la véranda courant tout le long de la façade était d’une part le salon, aux volets hermétiques qu’on ne poussait qu’en deux occasions: l’annuelle visite paroissiale de M. le curé, et les rares fois où un Moisan de la ville venait passer quelques heures, au jour de l’An, par exemple, chez les Moisan de la campagne. A côté, éclairée par la seconde fenêtre de la maîtresse façade, une chambre vague, sans destination précise mais qui, du vivant de tante Ludivine, servait quelquefois la semaine aux veillées ordinaires. Derrière le salon, la chambre à coucher, avec, au milieu, le lit de bois recouvert d’une courtepointe à carreaux éclatants et, sur le sol, une descente de lit en catalogne. Aux murs des lithographies à bon marché: le Christ et, faisant pendant, la Vierge, vous regardant tous deux; le Fils, châtain; la Mère, blonde. Tous deux d’un geste identique offraient un cœur, l’un ouvert d’une blessure pleurante de sang et couronné de flamme, l’autre rayonnant des sept glaives de douleur. Au-dessus du lit, son cadre surmonté d’un rameau bénit de sapin, une Sainte-Face au visage anguleux et torturé.

Un escalier encombrait la pièce voisine, conduisant aux chambres mansardées du haut. Une porte, à l’opposé, donnait sur la cuisine où l’été on mangeait, où l’on vivait l’hiver et que l’on ne quittait que pour aller, le matin, reprendre le joug quotidien; le soir, après une veillée enfumée, étendre sur les lits durs des membres recrus.

— Comme de raison, reprit tout à coup l’oncle Ephrem, t’aimerais p’t’êt’ ben mieux être tout seul avec ton Alphonsine. Mais j’ai pour mon dire que vous seriez si tant mieux dans c’te bonne maison ’citte, qu’est plus confortable. Tu prendrais la grand-chambre. C’te chambre; elle serait pour sûr contente de voir enfin un p’tit enfant, puisque j’ai pas eu c’te chance-là avec ma Ludivine.

— Mais vous, mon onc’?

— J’vas t’dire, mon gars, j’commence à sentir l’âge. J’ai soixante-quatre fait! J’men va su’ soixante-cinq. Les rhumatismes m’ont poigné dur depuis trois ans et j’cré que la terre veut pu d’moé; elle est pu bonne pour moé. Ça fait que j’avais pensé à m’en aller rester au village avec Mélie. Tu prendras la terre comme si qu’elle était à toé, un peu plus tôt, un peu plus tard! Tu me paierais une petite rente, quelque chose comme dix du cent su’ ta récolte. J’ai quelque cent piastres chez le notaire, mais j’aimerais autant pas y toucher parce qu’on sait jamais c’qui peut nous timber d’sus su’ les vieux jours. Qu’est-ce que t’en dis?

— Faites à votre idée, mon onc’, malgré que ça me ferait d’la peine de vous voir partir.

— J’s’rais pas ben loin. Pas tout à fait trois lieues. Tu viendras nous voir le dimanche au village avec Phonsine. Tu seras reçu comme un monsieur et ça me fera quéque chose de voir tes p’tits Moisan. J’avais peur que la graine s’en perde.

— Avec Phonsine pi moé, y a pas d’danger de ce côté-là, mon onc’, dit Euchariste.

Elle se présentait à son esprit telle qu’il l’avait tenue près de lui tout à l’heure en la quittant sur la véranda des Branchaud, et surtout telle que la devinait goulûment son désir d’homme: la poitrine solide et généreuse, la bouche un peu lourde, les hanches larges oscillant avec un mouvement presque de berceau. Il se sentait le cœur réchauffé d’un contentement dont les vagues frappaient ses tempes à coups répétés. Il allait récolter plus que jamais n’avait semé son imagination contenue par les bornes étroites de l’habitude. Une chaleur lui était déjà montée au cœur quand entre lui et Branchaud étaient passées les paroles qui lui assuraient le corps désirable de cette belle fille et près de lui, pendant des années, sa vaillante et douce présence. Puis il avait gagné sur le père Branchaud de lui faire sortir ses écus.

Et voilà que, par surcroît, il allait devenir le maître de la vieille terre des Moisan. C’est lui qui désormais déciderait que tel champ serait emblavé, tel autre laissé en pacage pour les bestiaux; le foin serait coupé et vendu à son prix. Tout dépendrait de lui. Et toutes les choses de la terre et lui-même ne dépendraient plus de rien que de la terre même et du soleil et de la pluie. Trop économe pour louer un tâcheron, trop vieux pour quotidiennement peiner, l’oncle Ephrem, même avec son aide, ne pouvait tirer de ce sol toutes les richesses dont ses flancs étaient gros. Lui, Euchariste, pourrait désormais s’adonner sans réserve aux labeurs que demande la terre. Si pour un temps des bras mercenaires devraient l’assister, des fils bientôt naîtraient des chairs mêlées de sa femme — de sa femme! — et de lui.

— C’est une bonne terre, Charis, une ben bonne terre, dit le vieux, presque à voix basse.

Ainsi, son esprit avait suivi celui de son neveu en un vol parallèle. Il avait repassé l’un après l’autre les champs de son domaine, supputant le rendement de chacun et revivant leur histoire particulière. Car les prés ont leurs années de succès et de défaite. Le champ voisin de la terre des Mercure où, l’année d’après la mort de son père, il avait récolté vingt minots d’orge à l’arpent. Et cette bande étroite de terrain, au bord de la rivière, qui chaque année inondée lors des crues, reparaissait chaque fois après le retrait des eaux mais diminuée chaque fois, rongée par les glaces qui emportaient vers la mer des boisselées de bonne terre; cette étroite bande de terrain qui néanmoins, chaque année, donnait ses cent minots de patates, plus généreuse à mesure que plus circonscrite.

Il allait donc quitter tout cela pour vivre doucement au soleil, fumer sa pipe et jouer aux dames les longues journées, et causer des nouvelles de la terre, la terre des autres. Il avait dit ce qu’il fallait, bien sûr, et il ne pouvait songer à rester sur la ferme tout caduc et tordu de douleurs à la moindre menace de pluie. Mais il regrettait presque de déserter ainsi. Son neveu saurait-il tirer de la terre bonne mesure? Saurait-il surtout ne pas la fatiguer, la tarir?

Il s’était donné à son neveu, selon l’expression consacrée. Lui dont la subsistance avait jusque-là dépendu d’une saute de vent, d’une nuée chargée de grêle, répugnait à dépendre d’un autre humain aux caprices plus imprévus que les intempéries. Car on peut savoir que l’hiver sera tardif à ce que les écureuils n’ont pas encore commencé à amasser leurs provisions au creux des saules. Les premiers croassements des corneilles revenues avertissent de se préparer aux labours du printemps. Mais quel signe jamais peut faire prévoir le temps qu’il fera dans le cœur de ceux de qui l’on dépend?

Au dehors, la pluie avait cessé, avalée par les nuages ronds comme des outres que le vent roulait vers l’ouest. La vieille Mélie, réveillée par le silence revenu, se mit à réciter la prière du soir, dans un demi-sommeil. Les deux hommes, à genoux, la pipe à la main, répondaient sans que leur pensée à chacun fût détournée de son cours identique. Les pipes vidées dans le poêle, à petits coups précis, Mélie ayant bu comme tous les soirs une gorgée d’eau bénite, l’escalier craqua sous les pas de la vieille et d’Euchariste. Dans sa chambre du rez-de-chaussée le père Moisan toussa, cracha, se moucha longuement.

Puis plus rien que, au dehors, le vent qui plaquait aux carreaux des feuilles noyées; au dedans, le pouls lent de la pendule et, sur le parquet, le reflet clignotant des derniers tisons.

CHAPITRE III

Le père Moisan s’éveilla à cinq heures, par force d’habitude, se rendormit, puis reprit conscience lentement, s’attardant un peu dans la tiédeur du lit. Il faisait encore sombre car novembre était venu, rognant sur les jours pour allonger les nuits, retardant chaque matin l’aube blême dont l’humidité s’insinue jusque sous les chaudes couvertures. Petit à petit la buée qui ternissait les carreaux devint laiteuse et la fenêtre découpa sur le mur une tache plus claire et plus froide.

Ce n’était plus l’aiguillon des matins vivants d’été, dont un soleil tôt levé sonne la diane. Rien ne pressait plus. Les labours d’automne étaient finis, arrêtés par les premières gelées dont chacune durcissait plus profondément le sol. Il n’y avait qu’à soigner les bestiaux: à « faire le train », comme on dit dans le Québec; à couper sur le coteau la provision de bois pour l’hiver, à bâcler les menus travaux des champs et de la ferme.

Euchariste déjà levé, là-haut, marchait à pas lourds; et dans le silence des choses endormies, ce bruit remplissait la maison.

Le vieux rejeta les couvertures et se dressa frissonnant malgré son bonnet et ses sous-vêtements de laine. Mais il retomba sur le bord du lit tiède. Brusquement, la fenêtre blanche et les meubles baignés d’une lumière crayeuse s’étaient mis à tourner violemment. Il s’accrocha aux montants du lit, les yeux fermés, sentant le plancher se dérober sous ses pieds comme une trappe subitement ouverte. Puis il dut serrer sa poitrine à deux mains, le cœur battant à coups brutaux, heurtant les côtes avec un choc sourd qui secouait sa pauvre tête.

Au bout de quelques moments il parvint à se lever. Dans l’air épaissi de froid, sa respiration faisait des petits jets de vapeur précipités. Il passa dans la cuisine, fit couler la pompe, s’ébroua violemment sous cette eau glaciale, s’aspergea le cou, les épaules, la poitrine, et se sentit mieux. La chemise, le pantalon, les bottes, le veston, il était vêtu. Que ferait-on aujourd’hui? Le temps en déciderait.

La chaleur de sa main collée au carreau, à hauteur des yeux, fit fondre la buée en longues gouttes froides qui lui descendaient le long du poignet et coulaient dans la manche. Les croisillons encadrèrent un tableau confus et terne; un ciel transi entre les membres défeuillés des ormes prochains violemment découpés en noir. Au delà, une vapeur opaline noyait les contours des bâtiments, empâtant les lignes, déformant les masses et rapprochant l’horizon si près qu’on l’eût pu, semblait-il, toucher en étendant le bras. Les bouquets d’arbres et la grange, tout là-bas, n’étaient que des taches floues prises dans cette gelée ivoirine où venaient se perdre les rayons d’un soleil hésitant.

Une fois retiré au village, il n’aurait plus à s’inquiéter du temps. Par pluie ou froidure, il resterait chez lui, tranquille, à se laisser vivre.

Les jours suivants, ses malaises revinrent plusieurs fois. Cela le surprenait n’importe où: dans un champ où il lui fallait s’asseoir en attendant que cela passât, ou même à l’étable pendant la traite des vaches; il appuyait alors sa tête sur le flanc chaud de la bête impassible, tout en prenant bien garde qu’Euchariste ne le surprît ainsi. Depuis quelque temps, il remarquait le soir, les chaussures enlevées, ses jambes lourdes, enflées, où la botte imprimait en creux des lignes pâles. Il avait dû, peu de jours auparavant, déchausser ses pieds engourdis, au moment du souper; mais quand il avait voulu remettre ses bottes, le pied n’y entrait plus. L’humidité, sans doute avait recroquevillé le cuir!

Aussi bien, de quoi se serait-il inquiété? Le coffre était solide et durerait des années; bien des semailles et des moissons. Il pouvait encore labourer ses dix planches avant le dîner sans fatigue excessive, alignant correctement les sillons parallèles et au bout de chacun soulevant la charrue par les mancherons pour tracer, bien droit, le sillon suivant. C’est à peine si cela lui occasionnait un léger essoufflement. Et puis, il avait de qui tenir. Les Moisan étaient une race solide où l’on vivait vieux, où la seule maladie était la dernière. Evidemment, les générations d’aujourd’hui étaient plus chétives. Mais à soixante-trois ans il se sentait encore vert; six ans auparavant il avait failli se remarier.

Pourtant ces étourdissements du matin lui donnaient à penser. Il avait bien gagné de se reposer. Dans quelques mois, tranquille au village avec Mélie, il retrouverait sa verdeur et oublierait ses petits ennuis.

Un matin il entra dans la cuisine, comme d’habitude. La vieille Mélie et Euchariste y étaient déjà, dans l’odeur forte et l’épaisse fumée du saindoux bouillant. Le déjeuner l’attendait et le banc de bois rude le long de la table recouverte d’une toile cirée où sa place était marquée par le couvert d’étain, l’écuelle et le gobelet de fer émaillé.

— Fait pas chaud, à matin.

— Fait pas chaud, répondit Euchariste qui se chauffait les mains près du poêle.

— Y a encore gelé c’te nuit’, y a gelé pas mal.

— Ah! ouais, y a gelé.

— Ça a l’air comme si l’hiver allait être dur.

— Ç’en a ben l’air.

Les deux hommes se mirent à manger en silence des grillades de lard et des galettes de sarrasin que Mélie faisait grandes à la mesure de leur appétit. Puis elle remplit les tasses de thé bouillant. Le déjeuner fini, l’oncle tira sa pipe, pendant que sur le coin de la table Euchariste poussait sous le tranchet de longues carottes de tabac brun pour la provision quotidienne. Soudain un nouvel étourdissement reprit le vieux qui tomba pesamment sur son fauteuil, les mains crispées, les yeux clos, la respiration haletante.

— Qu’est qu’y a donc, mon onc’, dit Euchariste. C’est-y que vous êtes malade?

Mais le vieux ne répondait point, l’esprit en perdition dans cette dislocation des choses. Il avait beau fermer les yeux, il lui semblait qu’une force mauvaise le jetait pieds en l’air, tête ballante, pendant que les quatre murs tournoyaient et que le plancher ondulait violemment. Une seule pensée surnageait: le dépit d’être surpris ainsi, lui qui vantait toujours sa robustesse. Déjà Mélie avait entamé son prêche.

— C’est ça, te v’là malade, à c’t’heure! C’est ben bon pour toé, ça t’apprendra aussi. Ça t’y du bon sens à ton âge de passer la journée à planter des piquets de clôture comme t’as fait hier. Regârd-toé le visage dans le miroir; t’as quasiment pu formance d’homme.

— Pourquoi, mon onc’, que vous allez pas voir le docteur au village?

Ephrem se taisait toujours, mais Mélie avait bondi au mot docteur.

— Le docteur, le docteur! que j’te voye seulement aller chez le docteur. J’ai un cousin qu’avait des maux qui y couraient le long des côtes; y est allé, chez le docteur. Y a dit que c’était pas grand’chose; il y a donné des petites pinunes et pi il y a demandé une piastre et demie. Ça l’a pas empêché de rester bronchite tout le temps de sa vie, ni de mourir d’une peurésie.

Elle avait pour le médecin cette horreur commune à tous les paysans. Quand on achète, on emporte quelque chose en échange de l’argent donné. Mais au médecin on laisse ses écus péniblement gagnés sans rien recevoir de tangible, à peine parfois une méchante petite fiole de quatre sous.

— J’vas t’faire une bonne ponce. Pi, t’à l’heure, j’irai qu’ri de l’herbe-à-dinde pour te faire de la tisane.

— Tais-toé donc, Mélie. Pendant que tu y es pourquoi est-ce que tu fais pas d’mander le curé, pi le notaire. J’sus pas malade. J’ai jamais été malade. Tu m’prends pour une guénille comme les jeunesses d’aujourd’hui.

Avec effort, il se leva tout d’une pièce et ralluma sa pipe. Puis se tournant vers Euchariste:

— On va aller faire le train. Après ça t’attelleras la jument pour aller au p’tit village chercher le collier neu’ pi le brancard qu’est en réparage chez Pitro. Pendant ce temps-là, moé j’irai faire le tour des clôtures pour voir si y manque des pagées.

La semaine passa lentement égrenant des jours de plus en plus brefs. Il fallait maintenant, le matin et le soir, allumer la lanterne pour aller traire les vaches. La bise de novembre fanait de son haleine mortelle les herbes folles au long des fossés; et presque tous les jours des averses survenaient qui collaient les vaches aux clôtures, l’arrière-train au vent, immobiles sous le ruissellement des eaux. Bientôt il les faudrait enfermer dans l’étable.

La première neige tomba, hésita sur le sol, puis fondit.

Un soir qu’il était allé au coteau couper du bois pour la provision d’hiver, le vieux tarda à rentrer. La nuit venait déjà et l’heure du train était arrivée sans qu’il fût revenu.

— Tu f’rais p’têt’ mieux d’aller voir à ton onc’, dit Mélie. Y commence à faire noir. Ça a-t-y du bon sens de revenir à des heures pareilles. Y va arriver resté. Et pi j’ai une doutance: des fois qui y serait arrivé quéque chose.

— J’y vas, ma tante.

Euchariste alluma son fanal et partit. Dix minutes passèrent, un quart d’heure, une demi-heure. Debout sur le seuil de la cuisine, Mélie inquiète cherchait dans la nuit noire la petite étoile falote de la lanterne.

Puis soudaine:

— Mélie! Mélie!

La voix lui arrivait à travers le mur hermétique des ténèbres, angoissée, hors d’haleine et, dans l’obscurité, cette voix paraissait venir de partout, de tous les coins de l’horizon.

Tout à coup la lueur de la lanterne apparut entre la porcherie et la remise où passait le chemin qui venait des champs. Mais la lumière dansait bizarrement, comme un feu follet sautillant sur place.

— Mon doux Seigneur! cria Mélie devinant un malheur.

Ses vieilles jambes tremblaient sous elle; elle eût voulu courir mais ne pouvait point. Puis, soudain, elle se sentit emportée et s’élança vers la tache claire qui s’avançait en glissant sans bruit sur le sol.

Euchariste revenait, la lanterne au bras, alourdi par le poids du corps qu’il portait sur son épaule comme un sac. Il avait trouvé l’oncle Ephrem au revers du ruisseau, couché par terre près de l’eau fraîche vers laquelle sans doute il s’était traîné. A quelques pas de lui, sa hache et un petit tas de bois débité. Il devait être là depuis une heure de l’après-midi. Un coup de sang l’avait probablement frappé en plein élan, la hache brandie.

— Y est pas encore mort, je pense, y respirait t’à l’heure.

Mais Mélie ne l’entendait plus. Sans larmes, elle courait par la maison, frénétique et puérile, bouleversant le lit, saisissant une lampe qu’elle abandonnait aussitôt sans l’allumer, fracassant la vaisselle dans sa précipitation à chercher sur les tablettes du garde-manger elle ne savait quel remède, répétant d’une voix convulsée des « Seigneur Jésus! Seigneur Jésus! »

Mais elle se figea soudain sur place. Euchariste, penché sur le lit, s’était relevé lentement.

— Y a fini son temps de misère! Y est devant le Bon Dieu, à c’t’heure!

Alors les paupières ridées de Mélie crevèrent comme des nuages lourds de pluie. Elle se mit à sangloter, la tête perdue dans les plis de son tablier bleu, pliée par le vent de la douleur comme au dehors les vieux hêtres par le vent d’automne. Euchariste, lui, ne pleurait point, pas plus qu’il n’avait pleuré quand il avait perdu d’un coup sa famille entière. Il était trop jeune alors pour les larmes; il était trop vieux pour elles, aujourd’hui. Son chagrin était un chagrin d’homme habitué à lutter contre les éléments et à les vaincre parfois, mais qui devant la mort se sent impuissant. Il regardait le corps de son oncle — de son père plutôt, qu’il perdait plus vraiment cette fois-ci que la première — ce corps étendu en désordre sur le lit bouleversé et que la mort semblait avoir subitement allongé.

Le pauvre vieux ne s’en irait donc pas vivoter au village.

Il était mort sur sa terre, poitrine contre poitrine, sur sa terre qui n’avait pas consenti au divorce.

— Pauv’ vieux, si c’est pas d’valeur!

Il ne quitterait sa maison, la maison que son père avait bâtie, que pour suivre une dernière fois, sans retour, le chemin du village.

Une boîte de bois noir; la lente et sinueuse procession des voitures prolongeant le corbillard sous la bruine; l’église pleine de gens; puis la terre à lourdes pelletées sur le cercueil, à coups sonores, comme une masse pour tasser au fond de son trou le pauvre oncle Ephrem.

Comme la maison serait grande et vide. Et la ferme aussi avec lui, Euchariste, tout seul pour trente arpents de terre. Il faudrait travailler dur et engager quelqu’un. Il y avait le maïs à ensiler, pour le fourrage des bêtes; et les navets. Il fallait nettoyer la cave. Au fait, il ferait ça demain. Le poulailler, cela pressait moins; et puis pendant qu’il arrangerait la cave, l’oncle Ephrem pourrait...

Mais non, il est mort, l’oncle Ephrem.

Ah! c’est vrai, il est mort. Pauvre vieux! Il ne se sera pas beaucoup reposé pendant sa vie.

Et puis la provision de bois pour l’hiver qui n’est pas encore rentrée.

Les voisins vont être bien surpris. Dâvi Touchette et Thomas Badouche, et le père Branchaud, Branchaud! c’est vrai! Alphonsine.

Alphonsine!

La vieille Mélie, les épaules secouées de sanglots décroissants, étend sur la table de nuit un mouchoir propre, plante un crucifix, allume un cierge, verse dans une soucoupe un peu d’eau bénite et y trempe un rameau de sapin.

Alphonsine! Le vieux n’aura pas à lui céder la place. Et lui, Euchariste, n’ira pas le dimanche lui rendre visite au village. Sauf au cimetière, le jour des Morts, avec Mélie... Et avec Alphonsine.

Mélie l’appelle pour qu’il tienne la chaise sur laquelle elle se hisse; et sa main tremblante immobilise le balancier de la pendule, comme cela se doit. Tout juste ce que la mort a fait tout à l’heure au cœur de l’oncle Ephrem. Et dès que s’interrompt ce tic tac qu’on n’entendait pourtant pas, le silence remplit la maison d’une obscurité ouatée, de quelque chose de figé qui semble s’échapper du mort lui-même pour s’infiltrer partout.

Mélie refait le lit, aligne correctement les jambes, tient quelques instants la main sur les yeux pour les clore et noue autour de la tête, pour que la bouche ne baye plus, un grand mouchoir rouge, un des mouchoirs du vieux. Ces offices lui appartiennent: comme dans tous les pays le mort est livré aux mains des femmes. La naissance et la mort.

Euchariste est revenu vers le lit, attiré comme tous les humains par cela qui ne terrifie point les gens simples, mais qui les met face à face avec l’inéluctable mystère des choses. Les bras ballants, il laissa se fixer en lui cette notion nouvelle: l’oncle Ephrem est mort, MORT. L’oncle Ephrem ne coupera plus de bois, ne mangera plus, ne parlera plus. La maison est grande ainsi...

...Alphonsine!...

Sa pensée repart vers les choses de la vie à travers le vent qui siffle, vers les animaux qui attendent; et vers la terre patiente, indifférente à la mort de celui qu’elle a nourri si longtemps et qui va descendre en elle.

Sournoisement la pensée d’Euchariste cherche à s’évader de cette chambre. Pour aussitôt buter le mur noir:

« L’oncle Ephrem est mort. »

Ses yeux reprennent conscience de la figure du mort. Le mouchoir rouge fait penser à une fluxion.

Faut espérer qu’il ne changera pas trop d’ici l’enterrement. Non, c’est l’automne.

...Alphonsine!

Si on se mariait plus vite qu’au printemps ce serait moins dur.

En janvier peut-être.

Faudra en parler à M. le curé.

Pauvre vieux, qui’s’qu’aurait dit ça!

CHAPITRE IV

Le service fini et l’enterrement consommé, Euchariste dut passer au presbytère payer les frais de sépulture, puis chez le menuisier pour le monument; rien que de simple: une tablette de bois qui serait plantée verticalement sur la tombe avec, peinte en noir, les dates de naissance et de décès et le nom d’Ephrem Moisan « qui repose là en attendant le Jour de la Résurrection ».

— Bonjour, ’Charis, disaient les gens qu’il rencontrait. Pauv’ père Moisan, c’est ben d’valeur! Les jeunes ajoutaient: « I’ est parti ben vite? »

— Pauv’ Ephrem, disaient les anciens. I’était pas vieux pourtant. Il avait pas soixante-cinq ans!

Les femmes saluaient de loin, jointes par petits groupes aux environs de l’église où elles avaient assisté au service funèbre. Elles parlaient maladie et mort qui est le sujet de conversation le plus fécond chez les paysans de toute race et de tout pays. Puis elles parlaient d’Alphonsine qui allait prendre la place vide chez les Moisan. Naissance, mariage, maladie, mort: événements de leur vie calme et sans heurts. La mort surtout.

On ne dit jamais: « Telle chose s’est passée en 1862 »; mais bien: « C’est arrivé l’année de la mort de la mère Chartrand », ou plus rarement: « C’était deux mois après que Joseph à Clophas a eu ses bessons. » La route du passé se mesure par les morts qu’on a laissés tout le long. Quant à l’avenir, il s’exprime par les pronostics de la terre, et du ciel qui fait et défait les moissons terrestres. « Il va mouiller demain, pour sûr, pi mon grain qu’est pas rentré! » « L’année sera pas bonne pour les pétaques, si la sécheresse continue. » Et toutes les prophéties populaires sur la température, et les inductions basées sur les signes observés par les vieux et les lois vérifiées depuis toujours: « Il a mouillé à siaux le jour de l’Ascension, on en a pour quarante jours. » « I’a qué’qu’un qu’a vu un our’, avant-hier: le printemps est à main. » Qu’y a-t-il dans la vie des paysans de plus important que la vie et la mort des leurs sinon la vie et la mort des moissons?

Ses affaires terminées, Euchariste remonta dans la voiture aux côtés de Mélie et reprit, au trot lourd de la jument, le chemin de la ferme. Un vent froid, annonciateur de l’hiver quasi venu, leur mettait aux yeux plus de larmes qu’ils n’en avaient versées pour l’oncle Ephrem. Quelques heures auparavant ils suivaient le corbillard noir laissant deviner à travers ses glaces les poignées brillantes du cercueil; derrière serpentait alors la longue file de voitures, plus longue à mesure que, passant devant chaque ferme, on se rapprochait du village. Aux coudes du chemin, Euchariste n’avait qu’à se pencher hors de sa voiture pour en voir le nombre, un nombre inaccoutumé et qui lui donnait une satisfaction profonde. Un Moisan était certes quelqu’un!

Seuls maintenant, ils refaisaient ce chemin. La voiture roulait dans les ornières parallèles pétrifiées par les premiers froids, entre les broutilles uniformément rousses des fossés. Quatre heures, et le soleil déjà s’allait coucher dans les nuages bas couleur d’étain, en une coulée éclatante de métal fondu. Tout en haut, sur le bleu passé du ciel, se figeait un troupeau de petits nuages frisés comme des agnelets avec, vers l’est, un flocon isolé qui était la lune en son cours.

Tout à l’heure entourés de tous, l’absence du vieux leur était moins réelle; ils l’avaient d’ailleurs devant eux, avec eux, dans la sinistre voiture, tête noire du défilé dont la queue ondulait aux caprices de la route. Maintenant, Euchariste était seul avec Mélie; ils étaient l’un à l’autre leur famille, toute leur parenté.

Interroger M. le curé sur son mariage, il ne l’avait point osé. Eut-ce été convenable alors que sur la tombe du vieux la terre fraîchement remuée faisait encore sa longue bosse livide! Comme il est difficile de parler.

Il y pensa continuellement les jours qui suivirent, en fumant sa pipe, assis près du poêle. Simplement, il avait pris possession de la chaise de l’oncle comme il avait pris possession de son bien. Mais d’être passé par ces événements et surtout d’avoir maintenant à décider seul des êtres et des choses l’avait subitement vieilli. Déjà certaines de ses attitudes étaient celles d’Ephrem Moisan, au point que Mélie lui en fit la remarque:

« Des fois, j’te regarde, et pi j’m’imagine que c’est Ephrem. » Et vraiment le soir, dans l’ombre, il avait la même inclination du corps, le même rythme pour se bercer, la même façon brusque de s’arrêter pour cracher, puis de frapper du talon sur le plancher pour reprendre le bercement doux.

Il continuait cependant à habiter là-haut, tandis que la grand-chambre restait vide. C’est là qu’il s’installerait quand, la noce faite, Alphonsine serait entrée dans la maison. En attendant, il n’eût pas osé y dormir. La mort de l’oncle Ephrem était si récente qu’elle ne lui semblait pas encore certaine; comme si l’absent avait pu revenir à l’improviste ressaisir son autorité et son bien. Si graduellement Euchariste entrait dans les choses du défunt, c’était avec retenue, avec une sorte d’inquiétude qui le faisait procéder par petites bouchées sournoises. Il laissait le temps consolider chaque usurpation partielle comme si trop de hâte eût risqué de galvaniser le vieux dans sa tombe.

L’habitude n’était pas encore en lui de la possession. Il avait la parole du notaire; il avait même vu les papiers. Néanmoins quand il parlait, il ne pouvait arriver à dire « ma terre, ma grange, mes vaches »; mais bien « la terre, la grange, les vaches ». Comme si toutes ces choses fussent venues vers lui d’un mouvement lent qu’un geste ou qu’une parole imprudente pouvait arrêter. Parfois, cependant, appuyé sur la clôture qu’il réparait, il lui arrivait de se répéter à voix haute, comme pour s’exercer: « Ma terre... ma terre... ma terre. » Mais il regardait aussitôt autour de lui de crainte que l’oncle Ephrem ne l’eût entendu.

Un jour d’après, Mélie lui apprit qu’il y avait quelqu’un de malade chez les Faribeault, à l’autre bout du rang. « J’cré que c’est Amanda qu’est consomption depuis ben longtemps et qui s’en va mourante. Même qu’ils ont envoyé qu’ri M. le curé pour qu’i’ aille demain avant-midi. »

Ainsi le curé passerait demain matin devant chez lui, pensa Euchariste. Il pourrait peut-être l’arrêter et tenter de lui parler. Cela lui semblait plus facile que d’aller au presbytère, comme chaque dimanche il se le promettait. Mais chaque dimanche le courage lui faillait. Il s’arrangerait pour être là, au passage. Oh! pas à l’aller bien sûr, pas quand le prêtre apparaîtrait en surplis, cloche sonnante, le visage auguste avec, dans ses mains croisées sur l’étole, le Bon Dieu. Mais au retour... peut-être...

Le lendemain il était à l’affût au bord du grand chemin, apparemment occupé à bêcher le fossé mais en réalité les yeux plus souvent tournés vers le bouquet d’ormes où, sur la route, apparaîtrait la voiture. A son passage il s’agenouilla, osant à peine regarder le visage du prêtre que l’Hostie Sainte nimbait d’un reflet de majesté.

Mais quand une heure plus tard repassa la voiture, il bloquait le chemin de son corps en apparence inattentif.

— Bonjour, Euchariste, dit le curé.

— Ben le bonjour, m’sieu le curé. Comme ça, ça va pas ben chez Faribeault.

— Pas trop ben, mon garçon.

Il avait arrêté son cheval en tirant sur les guides, devinant qu’Euchariste avait quelque chose à lui dire.

Ce n’était plus le prêtre imposant de tout à l’heure, mais simplement un homme; un homme au visage rude, au corps ventru, que sa pelisse de castor, fermée cette fois, arrondissait encore; au sourire madré de paysan qu’il n’avait jamais cessé d’être. Paysan il était certes, et marqué pour toujours du signe de la terre malgré les années de collège, en dépit des quatre ans de séminaire et des onze ans de prêtrise pendant lesquels il avait été chef de paroisse, à la fois pasteur, juge et conseiller de tous, arbitre de toutes les disputes, intercesseur auprès du ciel qui dispense les pluies et accorde les beaux temps, âme véritable de cette communauté étroite et hermétique qu’est la paroisse canadienne-française. En lui aussi le sang normand coulait âpre et méfiant et fort: Il avait le même geste esquissé que ses ouailles, la même brièveté de parole, les mêmes réticences et par cela même, une pareille divination des choses sous-entendues. Seulement, ses fonctions et l’habitude de son importance l’avaient marqué d’autorité.

Euchariste n’eut qu’à laisser entendre combien le travail était dur depuis le départ du vieux pour qu’il comprit que le jeune homme ne pouvait ni ne voulait rester seul. Les noces pourraient se faire en mars, oui, c’était cela, en mars, assez tôt pour que les labours ne soient point retardés par les festivités d’un mariage.

— Tu prends une bonne fille: t’es un bon garçon. Vous allez faire bon ménage et je vous souhaite beaucoup d’enfants.

— Ça manquera pas, m’sieu le curé. Pi si le Bon Dieu veut, j’tâcherai d’en faire instruire un, pour qu’il fasse un prêtre, soit dit sans vous offenser. Et qui soit comme vous, m’sieu le curé, toujours avenant et prêt à aider le pauvre monde.

— C’est bon, c’est bon, Euchariste. On va tâcher de t’arranger ça. Bien le bonjour à Mélie.

D’un claquement de langue il remit le cheval au trot.

— J’y pense, cria-t-il, viens me voir dimanche après la messe, pour les bans.

— Certain, m’sieu le curé, j’y manquerai pas.

Il resta là quelques instants, le pied sur sa bêche, ruminant avec complaisance cette idée qui lui était venue tout à l’heure. Oui, d’un de ses fils, il ferait un prêtre, qui chanterait la messe, qui ferait le prône le dimanche et qui passerait sur les routes portant le Bon Dieu devant les hommes agenouillés. Et plus tard, quand lui serait vieux, il irait le visiter dans son grand presbytère au cœur de quelque beau et riche village; pourquoi pas celui-ci même? Tout le monde saluerait son fils, tout le monde le respecterait comme il convient et un peu de cette gloire rejaillirait sur lui, père d’un prêtre.

En attendant voilà qui était décidé, Alphonsine et lui se marieraient au printemps.

Bon!


Décembre vint amenant les fêtes: la messe de minuit avec les carrioles dont les patins crissent sur la neige dure. La messe de minuit où, sous les clairons qui dansent en l’honneur de la naissance de l’Enfant, la nuit boréale s’emplit des sonnailles cristallines venant de partout tandis qu’au loin, sur la nappe blanche, apparaît magiquement servie l’église aux fenêtres flambantes; l’église vers laquelle, aux étoiles clignotantes dans le ciel noir, tous se dirigent, rois mages allant vers le Christ nouveau né à travers le pur désert.

Puis le premier de l’An et les visites de parents et d’amis buvant la jamaïque à la ronde dans la fumée épaisse des pipes et les rires nerveux des femmes.

Le soleil bas sur l’horizon hésita quelques jours, puis se reprit à monter vers le zénith. Février entassa sur les chemins plus de neige encore. Les bâtiments s’enveloppèrent de ses flocons comme d’une couverture de laine un malade, tandis que nuit et jour l’haleine des maisons sortait toute blanche des cheminées. Parfois, toute la campagne était saisie par la tourmente sous le vent brutal qui descendait du nord; les tourbillons de neige fine s’envolaient en fumée, scellant portes et fenêtres et faisant grincer le squelette noir des arbres.

Mars enfin où l’été promis lutte contre l’arrière-garde de l’hiver, parmi les giboulées.

Le père Branchaud fit bien les choses. On mangea et on but pendant trois jours à la santé des mariés qui dès le premier soir étaient partis vers la maison des Moisan. De belles noces et dont on parlerait longtemps.

CHAPITRE V

D’avoir ouvert la maison à une étrangère revêtit Euchariste d’une plus complète autorité et lui donna en même temps que le sentiment de son importance celui de la possession entière du bien des Moisan. La maison hier si terne vivait maintenant d’une vie nouvelle rythmée au pas alerte d’Alphonsine.

Et Mélie pouvait enfin s’arrêter. Elle n’y manquait point, passant toutes ses journées collée au poêle, béatement, son esprit étroit libéré des soucis de la vie quotidienne, les doigts seuls courant machinalement sur le rosaire.

Les jeunes époux avaient ouvert « la chambre » et l’habitaient le soir, tandis que tout le long du jour la jeune femme allait et venait dans la grande cuisine où l’on vivait. Au début, il avait fallu que Mélie lui indiquât la place de chaque chose; elle eut vite appris, tant se ressemblent toutes les maisons de paysans. Elle aussi appelait désormais la vieille: « ma tante », adoptant tout ce qui était la famille de son mari, comme elle avait fait de la chambre: « ma chambre »; du four à pain: « mon four » du poêle: « mon poêle ». Cela était de son domaine où tout dépendait d’elle. Elle régnait sur la cuisine où l’homme ne mangeait qu’à son plaisir à elle et ce qu’elle, de son propre vouloir, décidait de lui servir.

Quant aux bâtiments, ils étaient pour elle comme pour son mari « nos » bâtiments et les champs « nos » champs. Car advenant l’heure de la traite, elle aussi se rendait à l’étable chaude où, dans l’odeur forte des litières, la clarté falote de la lanterne illuminait les museaux lourds des vaches qui la regardaient d’un air las en secouant leur chaînette et en soufflant dans l’eau courant sous leurs naseaux dans la longue auge de bois.

Euchariste goûtait paresseusement son contentement. Avec mars terminant, un soleil chaque matin plus chaud fouillait de ses rayons la robe de neige moins blanche sous laquelle se révélaient chaque jour un peu plus les formes de la terre. Sur la rivière, lentement, les pluies tièdes pourrissaient l’écorce des glaces; et des flaques noires commençaient à apparaître où l’eau bouillonnait sourdement grossie par l’invisible ruissellement des neiges fondantes. Mais il s’en fallait de beaucoup encore que le sol mis à nu fût prêt pour les travaux printaniers. Si bien qu’Euchariste pouvait rester des après-midi entières assis dans la chaise du vieux, à fumer sa pipe à courtes bouffées, et à regarder sans en avoir l’air Alphonsine qui passait et repassait devant lui, la figure calme, les cheveux châtains bien en place, avec dans ses attitudes quelque chose d’alourdi, de plus abandonné, de plus savoureux, qui n’était pas d’Alphonsine Branchaud, mais bien d’Alphonsine « la femme à ’Charis Moisan ».

Il était content de savoir que tous les hivers se passeraient ainsi, quiètement. Il acceptait sans déplaisir cette immobilité à laquelle l’hiver nordique condamne les êtres et les choses. Parfois Alphonsine s’arrêtait et le regardait d’un air amusé:

— Fatigue-toé pas, ’Charis! Si tu travailles de même, tu vas te donner un tour de rein.

Elle parlait d’une voix un peu couverte, comme ces ciels de prime automne d’où tombe une lumière attiédie. En elle aussi l’amour était une chose voilée, inconsciente.

’Charis ne répondait rien à cette taquinerie qui était la seule forme de tendresse qu’ils connussent. Toutes les caresses qui sont permises entre mari et femme et qui sont douces à goûter, ils les réservaient pour le soir quand, la porte de la chambre fermée, Mélie endormie au-dessus d’eux, Euchariste entourait brusquement Alphonsine d’un geste hardi et maladroit contre lequel elle se défendait en riant d’un rire avide. Tandis qu’en plein jour ils n’osaient pas même s’embrasser, par une espèce de pudeur qui leur faisait détourner leurs regards lorsque l’idée leur en venait. Parfois, cependant, le désir les surprenait dans la boutique sombre où Euchariste réparait un harnais ou dans le fenil, parmi l’odeur entêtante du foin, d’où elle sortait en arrangeant son chignon sous l’œil oblique et souriant de Mélie. Les mois passèrent et petit à petit, sa démarche s’alourdit. Elle eut en marchant le bercement de hanches de celles qui portent un fardeau. Et il la surprit un beau jour qui taillait des pièces de cotonnade blanche pour les coudre ensuite prestement en une espèce de robe longue mais si étroite.

Certes il se doutait bien un peu. Mais il n’osait préciser ni sa pensée, ni encore moins ses paroles. Il se pencha vers elle:

— C’est-y que tu veux me faire une chemise des dimanches pour aller voir les filles? Montre donc voir?

Et il voulut lui prendre des mains la pièce qu’elle cousait. Mais elle, d’un geste instinctif, la serra sur sa poitrine déjà forte et lui répondit sans sourire:

— C’est un autre qui ira voir les filles, ’Charis, quand qu’i’ sera grand.

— C’est... c’est... pour quand, ’Phonsine?

— Ça sera p’t’êt’ ben ton cadeau du Jour de l’An, si t’es pas trop chéti!

— Ouais... Ouais! On va tâcher, sa mère.

Pour la première fois il l’appelait ainsi, il l’appelait la mère de ses fils encore à naître, de son fils désormais promis; « sa mère », comme les paysans de nos campagnes dénomment leur épouse féconde sans jamais lui donner d’autre titre que celui-là qui rappelle leur rôle suprême.

Une étrange sensation de bien-être avait envahi Euchariste. Il se sentait raffermi, confirmé, en même temps que subitement mûri. Lui qui, à peine quelques mois auparavant, n’était que le neveu recueilli sur la terre d’un autre, il se savait devenu, de par la magie de cette procréation, le maître de cette terre où il était hier étranger; le tuteur en quelque sorte de ces trente arpents de terre dont par un mystère bizarre, il était à la fois serf et suzerain. Les semailles du printemps, il les avait faites d’une main allégée par la pensée qu’il semait pour deux, pour Alphonsine et lui. Les labours avaient été restreints cette année, ne voulant pas engager d’aide pour la moisson actuelle puisque, pour le moment, il leur suffirait de vivre sans penser à d’autre avenir que l’avenir immédiat et prochain, celui du travail qui doit être fait demain et celui de la récolte promise.

Tout était changé, désormais. Son avenir n’était plus cet avenir étroit qu’il avait envisagé jusque-là, ce futur à courte échéance, maintenant passé. Il voyait subitement sa tâche grandir sous ses yeux comme la lumière naissante du jour déroule les prés et révèle un monde au matin renouvelé.

L’un après l’autre étaient tombés les grands-pères, le père, la mère, la tante Ludivine, l’oncle Ephrem, tous les êtres tutélaires et protecteurs; tous ceux qui s’interposaient entre lui, enfant, et la rudesse des saisons, la froidure des nuits, la fatigue du travail chaque jour terminé et chaque lendemain recommencé; ceux dont il sentait, dans la pénombre de son enfance, les mains toucher les siennes pour le rassurer comme les vieux arbres entrelacent leurs branches sur la tête des arbres jeunes. Il restait bien maintenant l’arbre unique respecté dans la destruction de la futaie familiale, seul debout au milieu de la plaine, au printemps parmi les sillons, en été parmi les vagues blondes des épis, à l’automne offrant son tronc rugueux aux caresses des bêtes paissant et l’hiver, résistant de tous ses membres sombres, tendus à la bise et aux poudreries. Et comme cet arbre, il servirait d’abri et de refuge aux moissonneurs et ces moissonneurs seraient ses fils, jusqu’à ce que la foudre vienne frapper sa tête et tarir en lui la sève de la vie, comme pour l’oncle Ephrem.

Pauvre oncle Ephrem. Cette joie lui aura donc été refusée, qu’il avait escomptée, de voir les petits-neveux dont il se serait fait le grand-père. Mélie serait là pour leur chanter La poulette grise, pour les faire rire aux éclats en récitant les vieilles formules: « tit-œil, gros-t’œil, soucillon, soucillette... » ou « ’tit galop, gros galop... » Mais le vieux qui dormait là-bas, au cimetière du village, ne raconterait pas aux enfants émerveillés les aventures étonnantes que lui et ceux de son époque avaient vécues; et les prouesses de « Tirible » Moisan, qui pliait un écu à force de doigts, ainsi que sa bataille nocturne avec un loup-garou auquel il avait échappé en lui tirant du sang d’un coup de canif pour reconnaître le lendemain matin que c’était son propre cousin, à l’estafilade qu’il avait sur la joue. Et l’histoire du grand-oncle Gustin Lafrenière qui avait fait le coup de feu en ’37 à Saint-Charles contre les « habits-rouges »: à la suite de quoi il avait été arrêté et gardé dix mois durant dans les prisons du vieux brûlot Colborne.

— Te v’là ben jongleux, à c’t’heure, ’Charis, dit Alphonsine.

— J’pensais à la couverture de la grange, qui coule. J’l’ai pas arrangée l’hiver dernier parce qu’avec la mort de mon oncle, j’avais pas l’cœur à l’ouvrage ben ben. Pi l’année d’avant, j’m’étais quasiment coupé le bras droit, en battant au moulin, tu t’en rappelles? Et pi y a la cabane à sucre qu’à besoin, aussi. Faudra que j’fasse ça à l’automne, après le grain rentré.

— Tu vas donc faire du sucre, le printemps prochain? demanda Alphonsine.

— J’cré ben que oui, si l’hiver est bonne. Mais pas beaucoup d’neige, pas beaucoup de sucre. D’la neige y en a pu autant ces années icitte. Plus ça va, moins qu’y en a.

— C’est rien ça, intervint Mélie, si t’avais connu ça dans mon jeune temps. J’ai vu une fois, quand j’étais petite, à Lavaltrie, chez mon père, qu’on s’est réveillé un beau matin avec d’la neige qui bouchait jusqu’au châssis d’la chambre d’en haut. On était quasiment tout enterré. Y a fallu que mon père i’ sorte par la ch’minée pour aller nous désenterrer. C’est la pure vérité. Vous savez pas c’que c’est qu’l’hiver, vous autres, pour le certain.

— Ben sûr que c’est pas des menteries, renchérit Euchariste. J’ai vu ça quand j’étais à Sainte-Adèle, dans les hauts. Pas chez nous, parce qu’on restait dans la côte. Mais dans les baisseurs. J’ai vu des dimanches qu’on pouvait pas aller à la messe parce que les chevaux calaient jusqu’aux avaloires dans les bancs de neige. Y fallait aller déterrer les balises après chaque bordée, les sortir, pi les replanter par-dessus.

— Quiens, c’t’affaire, rétorqua Mélie, dans les temps, c’était pas une fois, c’était tout le temps de même. Mais tant plus que ça va, tant plus que les hivers sont douces.

— C’est vrai ma tante, y a moins d’hiver, acquiesça Alphonsine, la tête penchée sur sa couture.

Elle se redressait de temps à autre, les épaules rejetées en arrière, la tête droite et portait machinalement la main à sa ceinture.

CHAPITRE VI

— ’Charis!... ’Charis!...

La voix lourde d’angoisse remplit le silence et les ténèbres.

— ’Charis!

Euchariste dormait d’un sommeil massif avec, par intervalles, un ronflement.

— ’Charis!... Aââh!... ’Charis!...

Il sursauta, se retourna brusquement et répondit d’une voix épaisse qui continuait son rêve:

— Laisse faire, j’y ai dit d’laisser la jument tranquille.

Mais Alphonsine insistait, le poussait du coude:

— ’Charis!... Lève-toé!...

— Ouais!

Il s’était assis dans le désordre des couvertures, la tête subitement lucide, mais les membres gourds de sommeil.

— Qu’est-ce qu’il y a, ’Phonsine? C’est-y que t’es malade?

— J’ai mal dans le corps, c’est effrayant. Ah! que ça fait donc mal!

Mal éveillé, il hésitait à passer de la tiédeur du lit à la chambre glacée par l’hiver et que les ténèbres faisaient plus glaciale encore. Mais un gémissement de sa femme le mit debout dans un sursaut. Tante Mélie, tirée de son léger sommeil de vieille, entra portant une lampe allumée. Elle se pencha sur Alphonsine qui geignait doucement, dents serrées, à chaque nouvelle douleur qui lui déchirait les entrailles et contractait ses membres.

— Ous’que c’est que ça fait mal, comme ça? dit la vieille.

— Ça me poigne dans les reins pi ça... âââh! pi ça me tord en dedans. Je sais pas c’que j’ai mangé à soir au souper; mais c’est comme si j’avais pris d’la poison.

— Ça fait-y longtemps que t’es de même, dit Mélie.

— Ça fait depuis hier que j’ai les rognons sensibles; mais c’est d’à soir seulement que ça me tire de même.

— Mais pourquoi est-ce que tu l’disais pas, étou? reprit la vieille. Va atteler, ’Charis, pi vas qu’ri l’docteur tu’ suite. Pi toé, ’Phonsine, inquiète-toé pas. C’est un mal de ventre mais un mal de ventre de mariage. Dépêche-toé, ’Charis.

— Ma tante, ma tante, j’cré que j’vas mourir!

C’était là le cri instinctif qui lui venait; non pas de terreur mais presque de désir de la mort comme une évasion devant le martyre qui la guettait: ce chemin de croix dont elle avait deviné chaque station souffrante à travers les réticences et les encouragements de celles qui y avaient passé. Dans les derniers temps de sa grossesse, elle allait de l’une à l’autre, sous couleur d’emprunter ici du pain, là du fil. Et à chacune elle posait timidement la même question, avec une espèce de pudeur craintive qui cherchait à se rassurer. On lui répondait: « C’est d’la misère, mais ça dure pas longtemps », et l’on parlait d’autre chose, tandis qu’elle restait là, les tempes moites, à se ronger les sangs.

Et voilà que maintenant son heure était arrivée, annoncée par ces vagues lentes de douleur qui pourtant n’étaient — elle le sentait — qu’un prélude.

— Reste pas couchée, ’Phonsine, lui conseilla la vieille qui s’affairait. Quiens-toé debout! les mains su’l’dossier d’une chaise. Quand ça fait mal, serre fort. Pendant c’temps-là, j’vas aller chauffer le poêle. Après ça, j’te frotterai le ventre avec du beurre. I’y a rien de mieux!

Cela durait encore quand la voiture revint avec le docteur qu’il avait fallu aller chercher au village. Euchariste vit la porte se fermer devant lui; il resta seul dans la cuisine, bouleversé plus par son inutilité que par l’inquiétude, tandis que de temps à autre un cri plus strident le raidissait sur sa chaise.

Cela dura jusqu’à l’heure du midi, jusqu’au moment où la porte ouverte lui montra Mélie penchée sur le lit ravagé où gisait Alphonsine les yeux clos et les membres inanimés, pâle comme une morte avec ses longs cheveux tressés. La vieille tante tenait dans ses mains une petite chose vagissante enveloppée de langes blancs:

— C’est un garçon. ’Phonsine! pi un beau!

Alphonsine tourna faiblement les yeux vers son fils, toute surprise que cet être, si menu qu’il semblait noyé dans ses vêtements de nouveau-né, ait pu lui coûter tant et de si longues douleurs. Mais en même temps envahie par une joie triomphante et profonde: l’indicible joie d’avoir créé.

Elle n’eut jamais cru qu’après sa maladie les forces lui reviendraient si vite. Le cinquième jour elle avait repris sa place dans la cuisine, un peu faible encore certes, en dépit de sa vaillance, mais retrouvant une vigueur nouvelle au contact maternel de son petit, chaque fois qu’elle tendait à cette bouche avide le sein gonflé.

Sous quel nom serait-il baptisé? Grand sujet de discussion. D’abord Joseph, bien entendu, puisque tous les garçons doivent s’appeler Joseph et toutes les filles, Marie. Mais ensuite? Mélie voulait Ephrem en souvenir de l’oncle. Euchariste avait suggéré Barthélémi, qui lui semblait un vrai nom d’homme. Sans doute parce qu’il avait autrefois connu à Sainte-Adèle un fort-à-bras qui s’appelait ainsi, il lui semblait que ce nom, par quelque magie, donnerait à son fils une vigueur extraordinaire. Mais Alphonsine avait son idée qui était de donner à son premier enfant, à cet être prestigieux qu’était pour elle le fruit de ses souffrances, un nom singulier, bien à lui. Il ne pouvait s’appeler Jean-Baptiste, ou Etienne, ou Louis-Georges, comme tout le monde. Il s’appellerait d’un nom mystérieux et doux: Oguinase, qu’elle se rappelait vaguement avoir entendu prononcer à l’église dans quelque sermon de retraite, il y avait bien longtemps. Depuis lors, elle s’était dit que son premier-né, si jamais elle enfantait, s’appellerait ainsi. Et l’enfant fut baptisé Joseph, Ephrem, Oguinase.

Cette naissance métamorphosa la maison chez les Moisan. Alphonsine surtout qui, pour vaillante qu’elle fût, s’était sentie comme amortie dans cette atmosphère où régnaient conjointement le souvenir du vieil oncle Ephrem et la présence caduque de la vieille tante. La vie entre ces vieux avait déjà singulièrement éteint chez Euchariste la vivacité qu’on eût attendu de ses vingt-cinq ans. Or c’est tout cela qui disparut d’Alphonsine avec la naissance du petit. Elle redevint une enfant pour jouer avec cette vivante poupée, pour lui parler cette inintelligible langue que les mères et toutes celles qui ont l’instinct de la maternité parlent aux petiots. Ainsi pour Mélie, habituée à faire siennes les maternités des autres. Toutes deux se disputaient l’enfant, leur vie désormais centrée sur la tête d’Oguinase. C’est à son sujet que s’élevaient les discussions; sur la façon dont il le fallait vêtir, la vieille craignant toujours pour lui les refroidissements, l’enveloppant de langes épais, de robes de flanelle et de couvertures que sa mère lui ôtait ensuite avec patience, malgré les protestations de Mélie. Celle-ci, despotique, dès qu’Alphonsine avait le dos tourné, allait enlever l’enfant de la fenêtre où sa mère l’avait placé pour le distraire, en disant: « Si tu le mets à la lumière comme ça, les yeux vont lui crochir. »

Mais c’est surtout la vie d’Euchariste qui s’en trouva singulièrement modifiée. Son autorité sur les choses et sur les bêtes restait égale; vis-à-vis de la terre rien n’était changé. Mais il avait perdu de son importance dans cette maisonnée accrue. Il y avait désormais des questions auxquelles il ne connaissait rien, des débats où, s’il donnait timidement son avis, on lui disait nettement que les hommes ne s’y entendaient point.

Le marmot se contentait de faire risette quand on lui chatouillait le menton, ou de pousser parfois des cris inarticulés auxquels on donnait des interprétations divergentes, nouveaux sujets de discussion. Il ne pouvait réagir vraiment que par des indispositions mystérieuses qui écrasaient Euchariste du sentiment de son impuissance, terrifiaient Alphonsine, mais faisaient triompher Mélie. Car la vieille en profitait pour tirer chaque fois de son expérience quelque nouveau remède traditionnel; c’est elle qui le guérit de la coqueluche en lui suspendant au cou, par une ficelle rouge, une coquille de noix où était enfermée une chenille. Dès que la chenille fut desséchée, le mal disparut.

Alphonsine et Euchariste étaient revenus à la norme humaine hors de laquelle, les premiers mois de leur mariage, ils avaient vécu. Ils étaient désormais la famille avec, répartie sur chacun, sa part bien tranchée des soucis communs et des besognes quotidiennes. Et cela suivant l’ordre établi depuis les millénaires, depuis que l’homme abdiquant la liberté que lui permettait une vie de chasse et de pêche, a accepté le joug des saisons et soumis sa vie au rythme annuel de la terre à laquelle il est désormais accouplé. Euchariste: les champs; Alphonsine: la maison et l’enfant. La vie passait de la terre à l’homme, de l’homme à la femme, et de la femme à l’enfant qui était le terme temporaire.

Maintenant que ses absences se faisaient moins sentir, Euchariste prit l’habitude d’aller, hors les époques de grand travail où il devait même engager parfois de l’aide, passer ses soirées près de la fromagerie; là, petit à petit, se formait un hameau.

De la terre des Moisan, il y avait deux lieues et plus pour se rendre au village de Saint-Jacques dont ils dépendaient, et plus de trois pour Labernadie, en descendant. Cela faisait six bonnes lieues entre les deux églises.

La fromagerie avait été établie vingt ans auparavant par le père des propriétaires actuels, un cousin germain du grand-père maternel d’Euchariste. Afin de desservir le plus possible de territoire, il l’avait bâtie à la croisée des chemins: d’une part la grand’route, le chemin du Roi, qui longeait irrégulièrement la rivière, d’autre part la route de raccordement entre le grand rang et les terres de l’intérieur. Celles-ci formaient ce qu’on appelait communément le rang des Pommes, peut-être parce que certains cultivateurs y avaient planté nombre de pommiers, plus probablement parce qu’un des premiers concessionnaires avait été un certain Bernard Peaume. La famille y existait encore, mais selon un accident fréquent, un surnom avait supplanté le nom originel. Elle s’appelait désormais Lebeau.

La population des paroisses suit une constante assez marquée dans le Québec: le nombre de familles terriennes varie peu, car la division des terres répugne au paysan. Le père préfère en général voir ses fils puînés partir pour les terres neuves, laissant à l’aîné la possession indivise du bien familial, plutôt que le déchirer entre ses enfants. Aussi bien, le cadastre en longues bandes étroites rend-il impossible le parcellement. Mais à mesure que le défrichement élargit l’étroite bande de terrain arable étranglée entre le fleuve et l’âpre flanc de la chaîne laurentienne, de nouveaux rangs se forment. C’est pourquoi un Labarre, connu de tout le monde sous le surnom de « La Patte », à cause d’une boiterie, jugea à propos d’installer en face de la fromagerie un atelier de forge et maréchalerie et « Pitro » Marcotte, une échoppe de sellier. Puis, lors du décès de Maxime Auger, la veuve ouvrit boutique dans sa maison. On y voyait, posés sur des tablettes dans la fenêtre, des verres de lampe, des lacets, des bobines de fil, des sacs de sel, des couteaux de poche, et, dans une boîte, de ces petits cochons en guimauve recouverts de chocolat sur lesquels les enfants s’exercent à « faire boucherie ». Graduellement, son commerce augmentait. Petit à petit, les paysannes cessaient de tisser et de filer, les paysans de confectionner leurs lourdes bottes, et remplaçaient tout cela par l’article de la ville presque aussi solide, plus élégant et surtout moins coûteux. Sa boutique devint le rendez-vous des flâneurs, du jour où le député avec qui elle avait une lointaine parenté — certains le disaient en clignant de l’œil — lui obtint une station postale. Sous prétexte de venir chercher de rares lettres, toutes les voitures s’y arrêtaient le dimanche, au retour de la messe. Les hommes s’y rencontraient aussi le soir pour jouer d’interminables parties de dames. La veuve Auger augmentait ses profits par la vente clandestine de whisky blanc. Mais comme elle était femme de tête, prudente et raisonnable, et que jamais on ne sortait de chez elle trop ivre, personne ne se mêlait de protester.

C’est elle qui avait fait venir du bas du fleuve, son pays d’origine, un sien neveu pour l’installer comme boulanger. Il avait acquis, avec l’argent de la veuve, une petite pièce de terre, derrière la fromagerie, sur la route qui montait au rang des Pommes; après quoi il s’était construit un four et une espèce de hangar et avait transformé en voiture de livraison un vieux tapecu acheté d’occasion. Mais de quelle clientèle vivrait-il puisque chaque ferme boulangeait et cuisait son pain, une fois la semaine? Or l’une après l’autre, les ménagères étaient devenues ses chalandes, sans que les hommes se fussent trop plaints, le pain livré trois fois la semaine étant plus frais et dans bien des cas meilleur. Si bien qu’Antoine Cloutier avait payé son lopin de terre, s’était bâti maison, avait pris femme dans la paroisse, et élevait ses sept enfants sur un bien agrandi de deux pièces achetées à même ses bénéfices.

Tout cela, avec les maisons des fermiers, faisait à la croisée des routes un groupe de constructions basses, sans étage, faites de planches clouées verticalement sur la charpente et noircies par les intempéries, et que le voisinage de la fromagerie remplissait continuellement d’une odeur de petit-lait. Le magasin de la veuve Auger se reconnaissait à ce que seul il était précédé d’une plate-forme haute de quelques marches, sur laquelle on la voyait, l’été, tricoter à l’après-midi longue, en surveillant ceux qui passaient sur la route et ce qui se passait autour des maisons. Il y avait au-dessus de la porte une affiche jaune battant au vent sur laquelle on lisait: MAGASIN GÉNÉRAL.

De la ferme des Moisan au hameau, la distance n’était pas grande. Il y avait les Raymond, puis les Gélinas, puis Maxime Moisan, qui n’avait avec Euchariste que de très lâches liens de cousinage. Pour les distinguer de ce dernier on les appelait du prénom du père joint à celui du grand-père: les Maxime à Clavis, tout comme on disait souvent « ’Charis à Noré » (Honoré).

Venaient ensuite les Zéphir Authier avec, comme voisin, toujours en descendant vers le hameau, une famille au nom bizarre: les « Six ». Ce n’était pourtant pas là un surnom, mais bien leur propre nom transmis de père en fils et qui n’était que la corruption de leur véritable patronyme. Ils descendaient d’un de ces soudards allemands qui traversèrent la mer avec le général Riedesel et dont quelques-uns se fixèrent au pays de Québec, retenus par leur mariage avec des filles du cru. De Schiltz, trop difficile à prononcer, on avait « Six ». Dans quelques générations qui se souviendrait qu’un peu de sang différent coulait dans leurs veines? Ils étaient aussi canadiens que quiconque, puisque comme les autres ils peinaient sur la terre laurentienne et vivaient d’elle. La patrie c’est la terre, et non le sang.

Trois terres de plus et l’on arrivait à la croisée des chemins; après quoi reprenait le chapelet des fermes identiques avec la maison au toit brisé surveillant le groupe des bâtiments en retrait, et cela sur trois bonnes lieues, jusqu’à Labernadie dont on voyait le clocher de métal briller au-dessus d’une ondulation du terrain comme le mât d’un navire enlisé dans les sables.

C’est au hameau qu’Euchariste prit l’habitude d’aller assez souvent. Il partait après le souper en disant invariablement: « J’vas voir si y a pas une lettre. » C’était la formule, une façon de dire plus facile que d’avouer: « J’m’vas faire une partie de dames au magasin. » De lettres, il n’y en avait jamais. On ne s’écrit pas souvent dans les campagnes et seulement en cas de nécessité absolue, en cas de maladie ou de mort. Les affaires? On ne les confie pas au papier; il vaut mieux régler cela de vive voix, de préférence le gobelet en main. C’est pourquoi l’arrivée d’une lettre est toujours un sujet de crainte. La dernière qu’on eut reçue chez les Moisan avait causé presque de l’affolement. Euchariste l’avait apportée à la maison sans oser l’ouvrir. Mais elle ne contenait rien que la requête d’un cousin des Etats demandant qu’on lui expédiât son baptistaire dont il avait besoin pour se marier.

Les longues soirées d’hiver se passaient ainsi au magasin, agréablement. Quand Euchariste entrait dans la salle basse et enfumée, le bruit de ses pieds enneigés qu’il secouait sur le seuil faisait lever la tête à l’un de ceux que la contemplation de la partie absorbait; cinq ou six paysans, presque tous entre deux âges, penchés au-dessus des joueurs qui tenaient le damier sur les genoux et de temps à autre poussaient d’un doigt raide une pièce menaçante en un mouvement qui faisait s’exclamer d’admiration les spectateurs. Une voix disait: « Quiens, v’là ’Charis! », pendant que le joueur attaqué, l’esprit tendu, proférait simplement: « Ah! mon maudit, tu me poigneras pas comme ça! » et tous se repenchaient sur le damier, plus Euchariste.

Quand une partie avait été chaudement contestée et la victoire brillante, le vainqueur se tournait vers Moisan qui était l’un des forts joueurs du rang: « ’Charis, viens te faire donner ta ronde. J’m’en vas t’prendre pour un whisky blanc. » Le vaincu, qui était rarement Euchariste, payait un verre et la revanche lui était offerte. Les gosiers avaient beau être rudes et les estomacs solides, après sept ou huit parties il fallait que la mère Auger intervînt à cause des disputes menaçantes. Elle mettait tout le monde dehors; et chacun s’en retournait chez soi dans la nuit piquetée d’étoiles drues, parmi le silence immense de l’hiver qui éteignait les voix et sobrait les esprits.

Il n’y avait point là de jeunes gens. Lorsque l’automne vient clore les travaux de la terre, presque tous montent dans les chantiers. Ils partent fin de septembre, dès après le battage des grains, se rassemblant par petits groupes dans les villages d’où ils s’enfoncent dans les forêts du haut Saint-Maurice ou de la Gatineau, pour la coupe du bois. A seize ans, à quinze même ils quittent la ferme, le baluchon sur le dos, par pelotons qui chantent le long de la route et, sans arrêt, font circuler de bouche en bouche la cruche d’alcool.

Aucun ne part enfant qui ne revienne homme fait. Non pas tant par le dur travail des camps d’hiver, aux froids de quarante sous zéro, que par la rudesse des travailleurs entre eux; depuis le départ où chaque équipe, à mesure qu’elle rejoint les autres, aligne son champion contre celui des nouveaux arrivés; jusqu’au retour après six mois, quand les voyageurs des pays d’en haut, les poches lourdes d’argent, font sonner leurs écus sur le comptoir des bars. Tel part les yeux candides qui revient capable comme un homme de boire, de blasphémer et de se battre.

Euchariste n’était jamais tombé sous le coup de cette conscription qui, chaque année, vide les maisons de tous les jeunes disponibles. Peut-être parce que celle des Moisan eût semblé trop déserte sans lui, l’oncle Ephrem ne l’avait pas une seule fois laissé partir avec les autres. Il l’eût désiré pourtant. Cette dure vie de six mois à être logés en des cabanes enlisées dans la neige, à manier sans arrêt la grand’hache ou le « godendard », ne l’effrayait point. Au contraire, les récits du retour irritaient en lui le désir de cette existence étrange des pays d’en haut, pleine de mâles combats comme une épopée; de cette routine distraite par le passage occasionnel de la « chasse-galerie » que Pit’ Gélinas avait vue ou par les lamentations du « gueulard du Saint-Maurice », cet être invisible dont le cri faisait trembler ceux qui n’avaient pas dit leur chapelet le dimanche à l’heure où dans les paroisses se chante la grand’messe. Il eût voulu, lui aussi assister à ces nuits splendides et diaboliques où le ciel boréal s’allume de lueurs mobiles qu’un violoneux peut faire danser à son gré, mais au risque de son salut éternel.

Il avait été sensible aux plaisanteries de ceux qui partaient. Cela lui faisait une espèce de honte comme s’il eût été infirme et qu’on eût moqué son infirmité. Il était maintenant un peu gêné de ne jamais pouvoir, comme eux, sortir des blasphèmes extraordinaires et de ce qu’il était le seul dont la tête commençât à chavirer après quelques verres, pendant que les autres racontaient des aventures merveilleuses sur lesquelles lui seul ne pouvait renchérir. C’était même devenu une façon d’habitude chez eux que de s’adresser à lui, pour annoncer une histoire de chantiers: « Toé, ’Charis, qu’a jamais fait les chantiers, j’m’en vas t’en conter une tannante, pi c’est la vérité vraie. » Même maintenant, il serait parti, n’eût été Alphonsine et le petit.

C’est pour cela que parfois, chez la mère Auger, il tenait tête aux autres; afin de montrer qu’il était un homme lui aussi, encore qu’il ne fût jamais monté dans le bois.

Alphonsine ne trouvait pas à redire quand il rentrait un peu gris. Il n’avait point l’ivresse violente et, surtout, elle avait l’habitude de ces choses-là qui sont normales chez un homme et qui se passent toujours avec l’âge, quand on a affaire à un bon garçon comme Euchariste. Son mari n’était pas pour cela un mauvais mari; il ne se dérangeait point et savait s’arrêter à temps. D’ailleurs il lui rapportait toujours, du magasin, quelque nouvelle sur les gens de la paroisse et parfois, quand il avait gagné aux dames et qu’il avait quelque argent en poche, une fanfreluche pour sa toilette du dimanche.

CHAPITRE VII

Chaque dimanche après-midi, Euchariste attelle Mousseline, sa jument, et s’en va avec Alphonsine chez les parents de celle-ci. Mélie reste à la maison pour garder Oguinase et Héléna, la petite sœur née depuis, et auxquels Alphonsine ajoutera bientôt un troisième, en quatre ans.

Avec elle, il refait ce même chemin qu’il avait tant de fois fait vers elle, alors qu’elle était sa blonde, et qu’il la courtisait.

L’été, la voiture roulait dans les ornières profondes, sous le soleil torride dont les rayons exaspéraient le vert des arbres et l’or des avoines mûries. Les sabots de la bête et les roues de la voiture s’enfonçaient avec un bruissement doux dans l’épaisse poussière; Euchariste, d’un claquement de langue, mettait le cheval au trot; et une fine poudre terreuse se soulevait qui allait éteindre le vert des herbes folles, au revers du fossé.

Euchariste regardait chaque ferme au passage et d’un regard connaissait le cours de sa vie. A ses muettes questions la terre répondait comme l’auraient fait ceux-là qui se penchaient sur elle: les Picard commençaient à ensiler leur maïs; les Arthème Barette levaient le fossé de leur pâturage.

— Quiens! disait-il à Alphonsine, les Touchette ont fini de sarcler leu’ pétaques.

— Y sont plus avancés que nous autres, répondait-elle.

Mais aujourd’hui l’hiver les engourdit un peu comme au creux des arbres les animaux hibernants. Leur vie n’est plus qu’une longue attente du printemps, à peine distraite par le soin des bêtes et la coupe du bois de chauffage.

La carriole court sur la neige que le vent modèle en dunes éblouissantes dont le moindre souffle couronne les crêtes d’un panache de poussière cristalline. L’immense plage blanche est rayée de fines ondulations comme un sable léché par la mer. Le frottement des patins d’acier donne une note criarde et soutenue, pareille au grincement d’un archet mal arcansonné, et la carriole est secouée violemment à chaque retombée au creux d’une vague. Au trot lourd du cheval, Alphonsine ni Euchariste ne disent rien, figé qu’ils sont par le froid brutal qui les bâillonne, leur étreint les tempes et les recroqueville, tout engourdis, sous l’entassement des lainages, des pelisses et des peaux d’ours.

En toute la plaine il n’y a de vivant dans l’air pailleté de froid que le cheval, la musique sèche des grelots et de petites colonnes de fumée blanche: celles, tôt évanouies, qui flottent au-dessus de la tête du cheval et que font leur double souffle, à tous deux; et, de-ci de-là, le panache vertical d’une cheminée comme une plume au toit d’une maison.

L’hiver a tout enlisé de sa cendre fine. Les arbres font sentinelle, dressant sur tout ce blanc leurs fauves bras squelettiques avec, bien rangé, le pointillé des piquets de clôture presque disparus; et parfois, une tache noire qui est un petit sapin têtu, comme une épave sur cette mort blanche, plane, illimitée, auprès de quoi la mer mobile et changeante et glauque est toute vie.

Le cheval fit un écart brusque. Un renard roux venait de lui passer sous le nez et s’enfuyait sans hâte, traînant derrière lui l’ombre immense que lui faisait le soleil bas sur l’horizon. A deux cents pieds de distance il s’arrêta, la queue droite, la tête tournée vers la voiture, flaira, puis reprit sa course souple et silencieuse dans la direction du bois.

— Faudra faire attention à nos volailles, ’Phonsine. V’là un rôdeux qu’a pas l’air ben catholique.

Tirée de sa torpeur, Alphonsine abaissa le nuage de laine broché de givre qui lui enveloppait la tête.

— Quiens! ’Charis, j’cré ben que tu t’es gelé le bout du nez!

— Ça se peut.

Il arrêta la jument et descendit de voiture dans la neige où il enfonça jusqu’aux genoux. Le col de sa pelisse rabattu, sa toque enlevée, il prit de la neige dont il se frotta vigoureusement le nez. Puis, il jeta à la figure de sa femme la dernière poignée.

— Veux-tu ben t’arrêter, espèce de chéti, cria-t-elle; si ça a du bon sens de m’arranger de même!

Mais il se mit à lui lancer à pleine main des balles de neige contre lesquelles elle se défendait de son mieux, les bras levés, tout empêtrée dans ses lainages et secouée de rire nerveux quand une balle mieux lancée la frappait en plein visage et lui remplissait le cou d’une poudre froide.

Ils s’amusaient comme des enfants que les vacances libèrent de la discipline de l’école; ils profitaient du congé que la terre leur donnait, délivrés par l’hiver des inquiétudes de la pluie qui pourrit le grain, de la tempête qui décoiffe les granges, du bétail dont les fugues réveillent en pleine nuit.

Euchariste remonta:

— Marche! Marche!

En arrivant à la maison des Branchaud, Mousseline ralentit et se mit au pas, se préparant à l’effort... D’un coup de collier elle sortit des ornières et prit le chemin de l’écurie.

Sous la remise, trois voitures laissaient traîner leurs brancards vides sur la neige battue. Un petit homme emmitouflé, la taille ceinte d’une ceinture de laine aux couleurs violentes, dételait son roussin.

D’elle-même la jument s’était arrêtée.

— Quiens! r’gar moé donc ça! Ç’a quasiment l’air de Phydime Raymond. Ça va ben, Phydime?

Le petit homme se retourna, laissant voir une paire d’yeux chafouins entre des favoris grisonnants et hirsutes.

— Ouais, ça va ben. ’Charis, répondit-il.

— Et pi, qu’est-ce qu’on chante de bon?

— Oh! toujours du même pi du pareil.

— Tout le monde est ben, chez vous?

— Tout le monde est ben. Pi chez vous, ’Charis?

— Chez nous? tout le monde est ben, étou.

En disant ces choses coutumières, tous deux pensaient vraiment autre chose. Phydime Raymond était le voisin des Moisan. Depuis la route leurs bandes de terre voisinaient, étroites, couchées côte à côte sur toute leur longue longueur, jusque sur le coteau où ils avaient une pièce de bois contiguë. Or Euchariste savait que son voisin désirait ce bout d’érablière pour arrondir la sienne, tout en haut. C’était là une vieille histoire puisque déjà le père de Phydime Raymond en avait eu envie. Non qu’il en eût jamais parlé à l’oncle Ephrem. Mais ce sont là choses qui se devinent, qui se sentent, ne serait-ce qu’à l’air détaché que prend quelqu’un pour vous dire que « les érables ont pas l’air bien bonnes, dans ce coin-là ». Quand, des mois plus tard, le même voisin se plaint que ce n’est pas la peine de faire du sucre, parce qu’il a si peu d’érables sur sa terre, on comprend ce que parler veut dire. Euchariste savait que cela viendrait un de ces jours. La Raymond s’était exprimée plus clairement à l’époque des derniers foins. N’avait-elle pas dit à ’Phonsine:

— T’as jamais remarqué, ’Phonsine, que nos terres font un croche, sur la côte. Ça nous allonge pour aller à la sucrerie.

Si bien que Phydime et Euchariste se guettaient, l’un espérant sans doute que l’autre se déciderait. Et cela vint tout d’un coup, pendant qu’Euchariste détachait les traits.

— Dis-donc, lui dit le voisin, faudra que je te voye un de ces jours pour s’arranger pour la clôture du bois.

— Bon, t’auras qu’à venir chez nous fumer une pipe. On en parlera.

Alphonsine était déjà partie vers la maison. Euchariste ouvrit la porte de l’écurie où la bête entra d’elle-même, tout heureuse de se retrouver dans la chaleur lourde et âcre des autres bêtes, sur la litière de paille douce et tiède au pied, sous le plafond bas où résonnait un bruit assourdi et, de temps à autre, le choc d’un sabot sur la paroi des stalles.

CHAPITRE VIII

Chez les Branchaud, comme sur chacune des fermes, toute la famille était réunie dans la cuisine autour du poêle chauffé au rouge et qui ronflait violemment.

— Bonjour, vous autres! dit le père.

— Bonjour son père! Bonjour la compagnie!

— Dégreyez-vous. Fait fret!

— Ben fret! répondit Euchariste, en enlevant sa pelisse et secouant ses pieds enneigés.

Chaque arrivant en avait fait autant et une petite mare se formait autour du poêle.

— Ben voyons, ’Charis, t’as pas vu qu’on a de la grand-visite.

Dès en entrant, Moisan s’en était douté, à voir sur la table la cruche d’eau-de-vie. Il aperçut soudain, à travers le brouillard épais des pipes, un étranger qui se fit reconnaître.

— Ben, ça parle au Maudit! s’écria Euchariste. Si c’est pas Willie Daviau! Qu’est-ce que tu fais par icitte? Phonsine! Viens voir qui c’qu’est icitte!

Alphonsine qui s’était mise à causer avec sa mère dans le coin où jasaient les femmes, se retourna et, apercevant Daviau, laissa tomber ses bras d’un faux air de découragement, puis s’exclama en branlant la tête:

— I’ manquait pu ’ien que ça! Comme si on avait pas assez de gripettes déjà dans le canton!

— Ouais! rétorqua Daviau, a m’connaît, la bouffrèse: je l’ai fréquentée pendant six mois. C’est comme ça qu’a sait que j’ai du grippette dans le corps.

Une explosion de rires couvrit les protestations d’Alphonsine toute confuse.

— Sacré Willie, va!

— I’ est ben toujours pareil!

— Non, mais y’ est-y verrat!

La voix du père Branchaud domina le tumulte et rétablit le silence.

— Ouais! ben, c’est pas des ci pi des ça, ’Charis, viens prendre un coup. Sa mère, apporte un tombleur.

Et comme à ce moment entrait Phydime Raymond:

— Et pi un siau pour Phydime.

Les rires se rallumèrent aux dépens de Raymond qui se contenta de hausser les épaules. Il ne savait pas goûter la plaisanterie et ne riait jamais.

La mère Branchaud apporta deux verres. Les hommes se turent pendant que l’alcool était versé à la ronde.

— Salut, la compagnie! dit Branchaud qui connaissait les usages.

— A la santé des créatures! dit Willie, non moins poli, en lançant un clin d’œil à Alphonsine.

Chacun but, vidant son verre d’une lampée, les plus jeunes avec une grimace contenue que leur arrachait la brûlure de l’eau-de-vie dans le gosier encore tendre. Chacun s’essuya la bouche de la manche et dans le silence la fumée des pipes se remit à monter vers les solives noirâtres où elle s’accrochait en guirlandes.

Dans le coin des femmes, on parlait à mi-voix au balancement doux des berceuses qui craquaient rythmiquement. On parlait de Pétrusse Authier qui s’en allait des poumons, de la mort des bessonnes, chez Armand Grothé. Puis l’une affirma la vertu d’une pomme de terre qu’on porte dans sa poche pour la guérison du rhumatisme. Enfin la conversation tomba sur la maladie de la femme à « Jésus » Lafleur, dont le terme serait dans cinq mois affirmait les unes, quatre mois opinaient les autres. On disait simplement: la maladie, mais ce n’était point pruderie; car les enfants, assis sagement dans un coin de la pièce pour ne pas salir leur habit du dimanche, participaient trop à la vie de la ferme, à la vie de la terre, où tout est clair et simple, pour ignorer rien des grandes lois de la nature auxquelles hommes et bêtes sont mêmement soumis; mais bien par une instinctive pudeur des choses corporelles ou peut-être parce que des seules choses de la terre il se peut parler avec précision:

Naissance, maladie, mort.

Euchariste s’éclaircit la voix d’un grognement sonore:

— Dis donc, Willie; à part d’être venu voir si ton ancienne blonde qu’a pas voulu de toé est ben traitée, qu’est-ce qui t’amène de not’ bord. Es-tu icitte à demeure?

— Moé? non. J’ai toujours ma position en ville, avec de bonnes gages. J’aime mieux être parmi l’monde que parmi les cochons, sauf vot’ respect.

Tous riaient de ses saillies, sauf naturellement Phydime Raymond et aussi Moisan, qui trouvait que Daviau regardait un peu trop sa femme. Non qu’il en pût concevoir de la jalousie. Telles qu’il connaissait les femmes, il les savait peu enclines à s’occuper d’autre chose que de leur travail et de leurs enfants. S’il en était d’autres, Alphonsine n’était certes pas de celles-là; non point tant par une fidélité dont elles n’avaient pas conscience, mais parce qu’aucune sentimentalité ni aucun mirage ne pouvait les attirer vers un autre que celui qui était leur bien, à elles.

Euchariste n’avait jamais pensé tous ces raisonnements, réponse à une question qu’il ne se posait point. L’espèce de jalousie qu’il ressentait était plutôt de l’envie vis-à-vis de Daviau lui-même.

Celui-ci avait prospéré depuis que, quittant la terre, il s’était affranchi d’elle, de ses caprices et de sa dure loi pour chercher du travail à la ville. De simple manœuvre, il était devenu contremaître à l’emploi de la municipalité. En outre, il était connu comme cabaleur, un de ces agents électoraux dont le travail discret auprès des électeurs est plus utile à un candidat que tous les discours prononcés en Chambre. Cela en faisait un homme important mais plus encore le fait qu’il n’était plus lié à la terre. Ne l’avait-on pas vu, en pleine époque des moissons, venir flâner trois jours dans la région où chacun peinait de l’aube à la nuit faite, alors que lui passait son temps à se balader de ferme en ferme, à s’asseoir sur une clôture jambes ballantes et pipe au bec, à regarder la famille qui fanait le foin en suant à lourdes gouttes sous le soleil torride? Et durant les repos brefs où l’un ou l’autre va s’étendre au revers du fossé sous un cerisier, court pour boire l’eau fraîche de la cruche, parlant de la terre et, sans avoir l’air de rien, de François Auger, député au Parlement de Québec, « qui se désâme tant pour les gens du comté ». Par-ci, par-là, il se joignait bien aux autres, au père, aux fils nombreux et aux filles de la maison, pour leur donner un coup de main; surtout quand l’une des filles était de visage avenant et de sourire docile. Mais il savait montrer assez de maladresse voulue pour qu’on se rendît bien compte qu’il était devenu un monsieur de la ville.

Euchariste remarqua soudain qu’il ne s’agissait pas d’une banale réunion de voisins, d’un impromptu; cela vous avait aujourd’hui une allure de réunion politique. Tous les gens présents étaient des partisans avérés, libéraux de père en fils, puisque dans nos campagnes les opinions comme la terre se transmettent de génération en génération. Cela fait partie de l’héritage presque au même titre que le bien et que la religion. On disait couramment « Pas besoin de dire si c’est un vrai rouge, c’est du Moisan tout craché. » Ou encore: « Les Touchette, c’est connu comme bleu depuis le père Adam. » De la politique vraiment on ne connaissait rien autre que cette fidélité au parti; toute action collective s’inspirait de là. Et qu’il s’agît de choisir une maîtresse d’école ou de construire un aqueduc, on retrouvait toujours, face à face, les deux clans, conservateurs et libéraux, grisés de couleur jusqu’à se battre à mort les jours de votation.

A part Branchaud et ses deux fils aînés, Anthime et Jean-Paul, et lui, Euchariste, il y avait Pit’ Gélinas, Jérémie Godin, Phydime Raymond, Baptiste à Maxime Moisan, Toine Cloutier, et enfin jusqu’au vieux père Badouche, témoin des luttes politiques où l’on s’était assommé entre électeurs au nom de la Confédération.

Mais Willie s’était mis à parler.

— J’étais en train de leu-z-expliquer pourquoi je suis venu par icitte, quand t’es arrivé, ’Charis.

— Tu sais! On va p’t’ête ben avoir des élections au provincial, c’printemps, dit Anthime Branchaud, tout heureux de montrer son savoir.

— J’me demande pourquoi c’est faire? intervint Godin que tous appelaient « Bébé » Godin. Avec leu-z-élections à tout bout de champ y a pu moyen de travailler. Quand c’est pas au provincial c’est au fédéral, pi quand c’est pas au fédéral c’est pour le maire. La dernière fois que j’su-t-allé voter, j’avais mon foin à sécher. Le temps que j’su-t-allé, y est tombé une averse qu’a quasiment tout perdu.

— Ça se peut, consentit Daviau, diplomate. Mais d’un aut’côté, puisque y a un Parlement, y faut des députés. Pi si y faut des députés, y faut des élections. Pas d’élections, pas de députés.

— Bon débarras, interrompit Godin.

— ...Pi oublie pas une chose, Bébé, c’est que si on a pas de bons hommes qu’ont pas fret aux yeux pour nous défendre à Québec, ça prendra pas goût de tinette que les Anglais d’Ottawa nous mangeront la laine su’ le dos.

Cela, c’était un coup de maître. Willie savait que l’unanimité se ferait contre les Anglais, éternels ennemis de ces Canadiens français qui, après un siècle et demi, n’oublient pas qu’ils ont été battus et conquis.

Mais Godin, bien qu’ébranlé par un tel argument, s’en tenait à son idée.

— C’est correct. Mais moé j’ai pour mon dire qu’ils devraient arranger ça entre eux autres; une belle bataille, un dimanche après-midi, quelque chose comme une bataille de coqs. Pi, au plus fort, la poche. Tu verrais qu’avec deux, trois bons Canayens, les Anglais se feraient donner une ronde.

— Ou ben, suggéra Edouard Moisan, les faire nommer par Monseigneur, comme M. le curé fait tout le temps, pour les marguillers. Ça serait pas long.

— T’es pas fou, Edouard; avec Mgr Laflèche, pas un rouge aurait une chance.

— Dis donc, Willie, demande le père Branchaud, c’est-y vrai qu’y veulent dépenser d’la belle argent pour bâtir un chemin de fer aux pêcheurs de la Gaspésie?

— I’ veulent pas faire ça? dit le père Badouche.

— Ma grand’foi du Bon Dieu, père Badouche.

Phydime Raymond, jusque-là n’avait pas ouvert la bouche. Le voilà qui secoue sa pipe sur son talon, si bien que Daviau, en éveil, se tourne vers lui et tend l’oreille.

— Dis donc! Toé, Willie, qui es ben plus connaissant que nous autres...

Daviau se sentit piqué dans le maigre mais ne broncha point.

— ...Tu pourrais p’t’êt’ ben m’expliquer pourquoi qu’c’est jamais des habitants qui sont députés. Y a des avocats, des docteurs, des notaires, des commis voyageurs, mais jamais d’habitants. Ça a pourtant pas l’air ben difficile: j’sais pas si c’est vrai, mais j’me sus laissé dire qu’ils reçoivent huit cents piastres, rien que pour parler de temps en temps, pi fumer leu’ pipe en se berçant dans le salon en or du Parlement. Naturellement, c’est ben trop bon pour des pauv’ gueux d’habitants. Nous autres quand qu’on a travaillé toute l’année à essoucher, à labourer, à sumer, à sarcler, les bonnes années on a cent cinquante piastres de gagne. Ça c’est quand la grêle arrive pas pour faucher avant nous autres, ou ben quand la gourme nous fait pas mourir nos moutons. Ç’a empêche pas que si y avait plus d’habitants et moins de chicaniers à Québec, i’ pourraient parler de temps en temps de la terre, pi de ceusses comme nous autres qui s’échignent dessus. I’ pourraient voir à faire monter le prix des pétaques au lieu de vouloir faire pêcher la morue dans les chars. Mais qu’est-ce que tu veux que ça sacre à M. Auger, qui reste à Marial, que les pétaques se donnent pour un écu!

Il se tut net et respira profondément, gêné d’en avoir tant dit. Gêné surtout du silence qui s’était fait quand il avait parlé de la terre, quand il avait parlé au nom de la terre.

— C’est vrai en Maudit, c’que tu dis là, Phydime, lâcha, à pleine voix Pit’ Gélinas, à qui l’alcool donnait du cran.

— C’est jamais l’tour de l’habitant, souligna Edouard Moisan.

— Pi ça a toujours été de même, conclut le vieux Badouche, en se penchant pour cracher violemment près du poêle.

Les autres acquiesçaient, un murmure courant dans toute la pièce, jusqu’au coin des femmes que le discours de Raymond avait fait se taire et se retourner.

Daviau seul ne dit rien. Il laissa le calme se rétablir dans les esprits et attendit un moment puis, souriant bonassement:

— Acré! tu parles ben, Phydime! Je pensais pas! Les habitants comme toé, ça ferait du bien si y en avait au Parlement, pour le certain.

— Ah! j’en ai pas envie. C’est pas pour ça que j’ai dit ça. Mais j’trouve qu’i’ a toujours un bout’...

Mais il était flatté de l’effet produit ainsi que du compliment.

— Bon, une supposition, continua Daviau. Le comté t’envoye à Québec leur conter tout ça. Qui c’est qui va s’occuper de ta terre?

Tous se turent, bâillonnés. Ils n’avaient pas pensé à cela. Ils avaient momentanément oublié leur servage et que si le médecin peut quitter son cabinet, le notaire son greffe, le commerçant sa boutique et, à la rigueur, l’ouvrier son chantier, le paysan seul ne se peut séparer de la terre, tant ils sont ligotés l’un à l’autre. Sans l’homme la terre n’est point féconde et c’est ce besoin qu’elle a de lui qui le lie à la terre, qui le fait prisonnier de trente arpents de glèbe.

Rose-Alma, la sœur puînée d’Alphonsine, s’est levée et allume les lampes pour lutter contre le crépuscule; l’odeur du pétrole se répand dans la pièce.

Alphonsine s’approche de son mari.

— Tu penses pas qu’i’ serait quasiment temps de s’en aller, ’Charis?

— Fumez donc, fumez donc, insiste mollement le père Branchaud, par politesse. Y est pas tard.

— C’est qu’i’ commence à faire brun. C’est l’heure d’aller tirer les vaches, dit Euchariste.

Tout le monde se lève et remet bonnet et pelisse.

— Faudra reparler de tout ça, dit Daviau.

Il voudrait continuer et surtout compléter sa victoire. Mais il sait qu’il est inutile de tenter de les retenir. Au dehors un vent sauvage, venu du septentrion en passant sur les forêts glacées, mord les joues et fait pleurer les yeux.

Et dans ce silence sur lequel clignote déjà l’étoile du soir, on entend, assourdis, les longs meuglements d’appel des vaches que tourmente le fardeau de leur pis gonflé.

CHAPITRE IX

Quelques semaines plus tard naissait leur troisième enfant. Oguinase déjà courait partout sur ses bouts de jambes, à la grande terreur de Mélie qui l’avait jusque-là couvé dans ses jupes et qui devenait plus craintive, qui s’était même mise à radoter depuis quelque temps; dame! elle devait avoir quatre-vingts passés!

Le petit commençait à s’échapper d’elle, à prendre contact avec les bêtes et les choses de la terre. Il la suivait quand elle allait donner l’avoine à la volaille, s’amusant à leur en lancer maladroitement de petites poignées et à mettre son pied sur les grains blonds pour sentir les poules picorer entre ses orteils nus. Toute la journée il encombrait la grande cuisine qui était le domaine des femmes et le sien, jusqu’à ce que la nuit ramenât Euchariste revenant de faire le train et qui remplissait la pièce d’une chaude odeur de litière. Oguinase grimpait alors sur les genoux de Mélie pour écouter les récits merveilleux qu’elle lui faisait. Petit à petit ses yeux se fermaient au bercement de la chaise et au ronronnement de la voix vieillotte. Quand elle le croyait endormi, Mélie s’arrêtait de parler et l’on n’entendait plus que le craquement des berceaux. Mais l’enfant s’éveillait aussitôt: « Pi après, mémére, qu’est-ce qu’il a fait, dans le bois, ’Ti-Jean? » Et ainsi chaque soir jusqu’à ce qu’il fût endormi pour de bon.

Après Oguinase était venue une fille, baptisée Héléna. Ensuite un autre fils: Etienne.

Pour Euchariste, le seul premier enfant avait été une révélation. C’est par Oguinase qu’il avait connu les satisfactions de la paternité et l’orgueil instinctif de se voir revivre dans un autre qui serait un homme. Cela lui avait donné l’impression d’ajouter quelque chose à la terre des Moisan, quelque chose qui était dû et après quoi elle attendait depuis longtemps. Des âges lointains, restait en lui un sentiment obscur que personnifiait la terre; elle était toujours la fille du Ciel et l’épouse du Temps, la Bonne et féconde Déesse à qui l’on offre les prémices des troupeaux et des moissons.

Mais Oguinase avait surtout apporté à Euchariste la confirmation de son pouvoir sur les choses de l’oncle Ephrem. L’enfant était venu sceller définitivement la chaîne familiale; et pour Euchariste encore, il était le terme ultime d’une époque de sa vie. Les accordailles, la mort de l’oncle, la prise de possession, le mariage, la naissance de l’enfant, tout cela était ramassé en quelques mois. Deux moissons à peine s’étaient succédé qu’il avait cessé d’être Euchariste Moisan, fils adoptif d’une terre étrangère, pour devenir Euchariste Moisan, époux et père, possesseur incontesté de cette terre faite sienne.

Tant de changements en si peu de mois!

Tout ce qui pouvait arriver désormais ne serait que répétition et recommencement. Cette époque passée de sa vie lui en serait une sorte d’ère héroïque, toute remplie d’événements définitifs dont la mémoire reste empreinte; tandis que les jours à venir passeraient sans apporter autre chose que le travail quotidien calqué sur celui de la veille, et les saisons calquées sur les saisons précédentes. Il pouvait dire: « L’année quand je me suis marié »; tandis qu’il compterait maintenant les époques non plus par ce qu’il avait fait, mais par les événements de la terre et du ciel: « L’année de la grand-grêle »; « l’automne ousqu’i’ y a tant mouillé ». Tel serait l’an prochain qu’avait été l’année précédente. Labours, semailles, moissons, repos désœuvré de l’hiver. Puis, recommencement. Avec, régulièrement sans doute, une naissance qui ne serait plus la naissance de l’enfant, mais bien celle d’un enfant.

Il les accueillait, ces naissances, sans plaisir comme aussi sans regret. La terre était capable de faire vivre les Moisan tant qu’il y en aurait. S’il devait en venir dix, il en viendrait dix; quinze, ce serait quinze. Comme chez les autres. Cela serait parce que cela devait être. Il fallait qu’Alphonsine eût « son nombre ».

L’habitude lui était venue rapidement, et la passivité dont sont imbus ceux, hommes et bêtes, dont les décisions ne sauraient jamais être que conditionnelles; que conditionnées par la pluie et le vent et la neige, pour les hommes; par les mêmes choses plus les caprices des hommes, pour les bêtes. Pendant un temps, il avait regardé avec agrément Oguinase faire ses premiers pas et s’essayer à répéter les sons du parler humain. Cela était nouveau pour lui qui jamais n’avait ainsi côtoyé l’enfance. Il avait ri d’abord quand Mélie disait: « R’gard’ la belle vache », et que l’enfant gazouillait simplement. « Bé’ vaç’. » Puis ce plaisir s’était affadi et la terre avait repris possession de lui.

Héléna cependant, ne marchait pas encore, bien qu’elle eût quatorze mois bien comptés. Elle était restée chétive et si à six mois elle avait un moment paru prendre le dessus, depuis quelques semaines elle s’était remise à maigrir. Au fond du berceau dont un nouveau-né la chasserait bientôt, elle avait, toute ridée, l’air d’une petite vieille; et de jour en jour ses yeux s’enfonçaient sombrement dans leur orbite.

Elle mourut quelques jours après la naissance d’Etienne. Au matin, la mère la trouva froide dans le lit qu’elle habitait depuis la venue du petit frère.

Euchariste et sa femme en eurent du chagrin. Elle, surtout, pleura sa première fille, cette enfant de son sexe que si loin d’avance elle voyait l’aidant aux travaux ménagers, et plus tard épousant quelque brave garçon qui avait toujours dans ses vagues rêveries les épaules larges et les yeux taquins de son homme à elle.

Celui-ci eut pendant quelques jours le visage encore plus fermé que d’habitude; et Oguinase, qui ne comprenait point, fut délaissé par tous sauf Mélie pour qui la mort était visiteuse accoutumée. Puis leur attention distraite se tourna vers le nouveau-né; Alphonsine même se consola en songeant que d’autres filles lui naîtraient certainement, maintenant qu’elle savait n’être pas stérile.

Déjà les maternités successives lui avaient élargi les hanches et alourdi la poitrine. Mais son pas était resté vaillant quand elle passait et repassait dans la cuisine basse ou dans l’étable que l’heure de la traite remplissait du bruit strident des jets de lait frappant le seau de métal. Parfois elle s’arrêtait un moment, les yeux vagues, et d’un geste machinal relevait quelque mèche de cheveux qui lui chatouillait la joue. Et quand, ce qui arrivait encore, Euchariste la regardait, avec dans les yeux une satisfaction confuse, elle souriait doucement et vaillamment, d’un sourire qui se faisait de plus en plus rare.

Certes, l’ouvrage était dur. Si Mélie pouvait un peu s’occuper des enfants, il restait à Alphonsine les travaux de la maison: la préparation des repas, penchée sur le fourneau rougeoyant, le bras gauche bien souvent chargé du petit à qui elle donnait le sein; les planchers qu’il faut brosser; la couture et le raccommodage; le linge de la maisonnée qu’il faut laver; et, une fois l’an, la fabrication du savon onctueux et brun pour lequel on allume un grand feu sous le chaudron, dans la cour.

Elle avait encore le potager où Euchariste venait parfois l’aider, ce qu’elle lui rendait en allant avec lui traire les vaches et porter de l’étable à la maison, suspendus à la palanche, les seaux débordants de lait crémeux.

Tous ces travaux, elle les faisait sans plaisir comme sans répugnance. N’est-ce pas là la tâche des femmes? Et quand arrivait l’époque impérative de la moisson, elle quittait tout pour aller aux champs, avec Euchariste et l’aoûteron qu’on engageait, toujours le même, tous se hâtant de rentrer le grain avant la venue de l’orage.

Mais on est à peine au tout début d’avril. Il n’y a pas trois jours que les premières corneilles, annonciatrices d’un printemps tardif, sont apparues vers le sud.

Après avoir longuement hésité au-dessus de l’horizon, un soleil chaque jour plus haut et chaque jour plus puissant arde le sol glacé couvert encore de neiges pourrissantes. Sa chaleur fait des taches noires sur la croûte de glace de la rivière que les eaux usent sournoisement par-dessous. Par endroits la terre commence à déchirer son linceul, à défaire ses bandelettes, avant de se montrer, ressuscitée, au grand soleil de Pâques. Déjà, sur les routes, les patins des voitures touchent la terre dure là où pendant l’hiver le vent a presque balayé les neiges; et les ornières se remplissent d’eau que la nuit gèle encore, mais que chaque midi agrandit un peu plus pour y mirer le bleu neuf du ciel.

Les nuits sont plus tièdes et dans la chambre il arrive maintenant à Euchariste et sa femme de causer avant de s’endormir, jusqu’à ce que le sommeil vienne traîtreusement étouffer la parole dans la bouche de l’homme.

— Dis donc, ’Phonsine, j’ai parlé avec Phydime Raymond aujourd’hui.

— C’est vrai? Qu’est-ce qu’y raconte?

— Un de ces jours j’pense qu’y va me proposer de lui vendre mon bout de sucrerie, su’ le coteau...

— Ben, oui, ’Charis, tu d’vais pas faire du sucre c’t’année? T’en as pas fait encore. Pourtant y paraît que les érables coulent en masse c’printemps.

— Vois-tu, ’Phonsine, chaque année, j’me suis dit que j’en ferais: pi chaque année ça s’est pas adonné. Et pi, cré-tu que c’est ben la peine d’entailler. Je r’gardais ça quand je suis allé voir à la clôture. Depuis le bord d’la côte jusqu’au fond de not’ terre, j’sais pas si y a cinq douzaines d’érables de bonne grosseur. Ça fait que si Phydime tente dessus, j’ai quasiment idée d’y vendre. Surtout que c’est pas de la bonne terre, c’te terre rouge-là.

— Qu’est-ce tu penses qu’y serait prêt à donner?

— Oh... En tout cas, pour c’que j’en fais de c’bois-là, ça m’paierait encore à vingt-cinq piastres. C’est ben la largeur d’la terre, trois arpents; mais en profond, c’est pas beaucoup plus qu’un demi-arpent. En tout cas j’m’en vas le laisser venir.

Alphonsine ne répondit rien.

Elle dormait.

Le désir de Phydime Raymond d’acquérir ce petit bois était bien réel. Les deux fermes s’allongeaient côte à côte, séparées seulement par la longue clôture faite de branches de cèdre et par le ruisseau étroit qui s’amusait à passer tantôt sur une terre, tantôt sur l’autre. Au fond, là-bas, le sol se relevait brusquement en une montée sablonneuse et raide où s’accrochaient quelques arbres et où le ravin que creusait le ruisseau faisait une coulée sombre. Le coteau étant oblique, il y avait, sur la côte, moins d’un arpent en profondeur, chez les Moisan, et plus d’un arpent chez Phydime. Mais surtout, la pièce des Raymond était mieux fournie d’érables dont la sève nouvelle, au printemps, suinte des entailles pour donner le sucre âpre et parfumé. Une terre mesquine et peu cultivable, en vérité; d’abord parce que pour si peu, cela ne valait pas la peine de tracer un chemin difficile par où monter les instruments aratoires. Et surtout parce que le sol y était d’ocre rouge où grain et trèfle poussent mal.

L’affaire se fit quelques jours plus tard. Raymond s’amena un soir chez Euchariste « pour voir si la vache qui était malade allait mieux ».

On parla maladie et température en fumant des pipées de tabac âcre; de la traverse sur la glace, qui était devenue dangereuse; des élections qui s’en venaient et des chances qu’avait François Auger d’être réélu député. Puis Phydime se leva en disant:

— J’cré ben que j’vas aller retrouver ma vieille, à c’t’heure.

Mais Euchariste, qui l’avait vu hésiter, ne répondit rien.

— Quiens, pendant qu’j’y pense! ’Charis, qu’est-ce qu’on va faire pour la clôture d’amont la côte. C’est à moé ou ben à toé, à la refaire, c’t’année?

Ainsi engagée la discussion ne tarda pas à prendre tournure. Raymond qui voulait la pièce de Moisan, commença par lui offrir la sienne en vente. Euchariste que cela n’intéressait point répondit que « ça avait p’t’êt’ du bon sens ». Le premier affirma que son bout de terre à lui valait pas dix piastres; l’autre conta en affirmant que pour ce qui était de lui, Euchariste, Phydime pouvait bien entailler à son profit les trois ou quatre érables des Moisan pour ce qu’il en tirerait. Son intention était cependant d’essayer un de ces matins de défricher ça pour y semer du foin.

L’affaire en resta là pendant quelques jours. Puis Phydime revint et finit par offrir vingt piastres. Moisan en demanda soixante-quinze. On parla température; et l’on finit par s’entendre sur cinquante.

— C’est de la ben grosse argent, soupira Phydime, j’pourrai pas te payer ça dret d’un coup. J’vas p’t’êt’ vendre un cheval, mais j’en aurai pas assez. Les années sont pu ben bonnes. C’est pas comme avant.

La grosse difficulté fut de faire un papier. Phydime proposa sans enthousiasme d’aller par-devant notaire. Mais un voyage à Saint-Jacques et des frais, alors qu’il était tellement plus simple de faire ça entre amis! Ils convinrent que ce n’était vraiment pas la peine et, séance tenante, Euchariste qui écrivait passablement fit apporter une feuille de papier blanc et poser une lampe sur le coin de la grande table de cuisine. Il y fut déclaré que: « Euchariste-à-Noré Moisan vendait à Phydime-à-Charles Raymond le bois d’érable d’amont la côte au bout de sa terre, pour cinquante piastres, à payer dans l’année. »

Avant de signer, tous deux relurent soigneusement le papier et le firent lire par Alphonsine, avec cette défiance du paysan pour ce qui est écrit. Car ce que l’on signe est un lien dont on ne se défait point. Puis Raymond plia le papier en quatre, le glissa dans la poche de sa veste.

— J’t’apporterai toujours dix piastres pour commencer, dimanche après la messe, dit Phydime.

— C’est correct, Phydime.

Et l’on parla d’autre chose.

Les cinquante piastres s’en iraient chez le notaire. Elles rejoindraient les mille et quelques cents que l’oncle Ephrem y avait laissés en mourant et qui étaient un petit capital secret dont on ne parlait jamais, qu’on réservait pour quelque éventualité et qui s’augmentait deux fois par an de la rente, cinq du cent.

A l’automne Raymond vint, suivant sa promesse, verser le solde de sa dette. Il compta les pièces sur le coin de la table, quatre-vingts pièces d’argent polies et douces et tièdes au toucher; ’Phonsine les enfouit dans la bourse tricotée qu’elle cacha ensuite sous les draps, dans la grande armoire à linge de la chambre à coucher.

Et cette année-là, par surcroît, la moisson fut abondante.

Dans des pays étrangers dont le journal donnait les noms mystérieux, sur les bords de la lointaine Volga, la sécheresse tuait les blés et des hommes mouraient de faim sur leurs champs brûlés de soleil.

Ce pourquoi blés et avoines se vendirent à des prix inconnus. Et c’est plus de trois cents écus qu’Euchariste content ajouta au cent de Phydime, et qu’il alla confier au notaire, à son premier voyage à Saint-Jacques.


Été


CHAPITRE PREMIER

D’un mouvement égal et continu le fil des jours s’enroule sur le fuseau de l’année; chaque aujourd’hui recouvrant un hier. Un écheveau terminé, le rouet du temps en recommence un autre, sans interruption.

Les soleils se succèdent, le ciel fondant la neige et libérant la terre; puis la terre poussant vers le ciel les tiges nées de la bonne chaleur de juin où les rayons tombent presque d’aplomb sur les sillons et éclatent la semence au cœur de la glèbe. Les moissons montent jusqu’à ce que l’homme vienne dérober à l’épi le grain que la nature destinait à la reproduction mais que l’homme s’arroge et dévore pour prix de sa chétive intervention dans l’ordre des choses.

Les saisons passent, changeant la face de la terre sous les yeux de l’homme qui de temps à autre s’arrête, relève sa tête penchée vers elle et cherche dans le ciel, bleu ou couvert, une promesse ou une menace.

Les années passent, alternant les nuits et les jours, et déroulant la rotation des saisons, en un cycle semblable à l’assolement. Et par les deux cycles, celui des hommes et celui de la nature, la terre, autrement appauvrie, retrouve une nouvelle fécondité.

Chez les Moisan, comme ailleurs, on a vu des moissons grasses et des moissons maigres, plus cependant des premières. On a vu des tempêtes dont une a décoiffé la vieille grange; des gels dont certains ont tué les fruits; et une inondation extraordinaire qui a fait de la plaine basse un lac immense, la rivière retrouvant encore une fois ses anciennes rives et son allure de fleuve et laissant en offrande, après le retrait des eaux, une robe d’humus noir, plus riche que l’or.

La maisonnée s’est accrue. Toute femme doit « avoir son nombre » et Alphonsine n’y faut point. Après Oguinase, Héléna, qui est morte, et Etienne, sont venus Ephrem, puis une petite qui ne vécut que pour être ondoyée; puis Malvina, puis un autre mort à quelques mois, Eva et enfin Lucinda, encore au berceau. On attend le neuvième. Cela arrive régulièrement, si régulièrement même qu’on pourrait presque compter les années par les naissances. Pourtant on ne dit jamais ou que rarement: « la digue » (l’inondation), « c’est l’année que Malvina est venue au monde ». Mais bien plutôt: « Malvina est née l’année de la grand-digue », comme on dit: « l’année que le vent a démoli la vieille grange », ou « l’année des grands sucres ». De même encore, on dit toujours: « Il aura tant d’années aux foins, aux pommes. »

Pour ce qui est de Mélie, elle s’est laissée mourir tout doucement, la tête un peu partie vers la fin, bougonnant constamment du fond de sa chaise, près du poêle. Cela faisait une espèce de ronronnement indistinct, comme d’un chat. Et un beau matin Oguinase qu’on avait envoyé l’éveiller, est revenu dire que « tante Mélie dormait dur, dur, et ne voulait pas se lever ». Elle ne s’éveilla plus en effet. Pendant quelques jours cela fit un peu vide de ne plus voir dans le grand fauteuil son petit corps tassé surmonté du béguin de coton blanc.

Les enfants ont pris le chemin de l’école du rang. Oguinase d’abord seul, puis bientôt conduisant par la main son petit frère Etienne; traînant leurs pieds nus en cadence pour soulever autant de poussière qu’un cheval. Etienne donne sa main gauche à Oguinase et sa main droite est libre pour arracher les herbes folles et les iris du fossé. Puis Ephrem est venu prendre cette main libre et la chaîne s’est allongée. Ils sont quatre maintenant qui font lever de poussière autant qu’une charrette. La dernière est Malvina, fraîche et rose, avec deux courtes tresses brunes attachées bout à bout en anse de panier sur la nuque et qui sautent drôlement comme une corde à danser quand elle trottine à la suite de ses trois frères.

Au fil des jours, Oguinase devient un petit homme de onze ans, large d’épaules et de jambes un peu tortes, comme ses lointains ancêtres normands, mais capable désormais d’aider aux champs tandis que les femmes, Alphonsine et la petite, travaillent au potager: Alphonsine, la tête enfouie dans une immense capeline; la petite, plus occupée de bestioles que des mauvaises herbes. La mère de temps à autre se redresse d’un mouvement de reins qui lui jette les épaules en arrière et fait saillir son ventre lourd. Elle promène sur la campagne baignée de tiède lumière un regard vague. De loin, ouaté par la chaleur, arrive le bourdonnement assourdi de la faucheuse mécanique, avec l’odeur violemment miellée des trèfles. La fillette se relève prestement entre les hautes pousses de tomates où tout à l’heure on ne voyait d’elle que sa robe d’indienne rouge à fleurs, comme un énorme fruit tranchant sur le décor bleu et or; bleu du ciel et or des avoines. Un moment elle se tient droite et ses yeux sourient; car sa taille n’a pas encore le pli qui vient à force de se pencher vers la terre; comme à ses yeux la roue des années, des saisons et des jours apporte autre chose qu’un éternel recommencement.

— M’man!... M’man... quand c’est qu’Oguinase i’ s’en va?

— Pourquoi faire? demanda la mère sans que, machinales, s’arrêtent ses mains.

— C’est parce qu’il faudrait préparer son butin.

Cette fois Alphonsine s’est redressée et porte les mains à ses reins douloureux, chaque fois plus fatigués du fardeau qu’elle porte une fois de plus.

— Ben, j’cré ben qu’i’ vont partir la semaine qui vient; parce que M. le curé a dit à ton père que le collège commençait mercredi prochain. Ça fait qu’i’ devraient s’en aller mardi, comme de raison.

L’idée d’Euchariste va donc se réaliser; le fils aîné entre au séminaire. Alphonsine, elle, s’y fut certes difficilement décidée, bien que la perspective de le voir un jour prêtre lui parût une chose belle, un peu intimidante même. Mais cela est si loin; les années de collège, c’est bien long. Si long, et la prêtrise si loin, qu’il ne lui semble pas qu’elle puisse jamais atteindre au moment où son fils, son enfant à elle, revêtira la soutane qui en fera quelqu’un de si étranger à sa mère, comme un autre M. le curé, ou mieux, quelque chose comme un parent du Bon Dieu. Comment alors pourra-t-elle l’aimer aussi librement et son amour, même maternel, pour un prêtre ne sera-t-il pas un peu péché? Cet amour silencieux, obscur, placide comme l’eau qui s’alanguit aux coudes des rivières; sans tendresse extérieure en vérité, mais qui la tient assez pour qu’elle ne puisse consentir aisément à ce qu’il sorte ainsi de sa vie pour un nombre imprécis d’années.

S’il n’eût tenu qu’à elle, ce départ eût été indéfiniment différé. Depuis deux ans déjà que M. le curé et Euchariste en avaient décidé, elle trouvait encore Oguinase trop jeune; mais comment fût-elle allée contre l’idée conjointe de M. le curé et du père, elle qui n’est que la mère?

Bien que des moissons heureuses eussent mis les Moisan sur le chemin d’une relative et secrète aisance, au point qu’ils n’avaient jamais touché à l’argent placé chez le notaire, l’envoi d’Oguinase à la ville était une dépense, un engagement devant lequel ils avaient longtemps reculé. Des mois durant, Euchariste en avait été par moments plus taciturne encore; surtout le soir où, assis sur la berceuse de l’oncle Ephrem, dans la cuisine, la pipe oubliée à la main, il balançait entre l’ambition de faire de son gars un prêtre et sa répugnance à s’en séparer au moment où le travail allait l’accorder à la terre qui demandait des bras. Le laisser partir, n’était-ce pas frustrer la terre de celui qui lui était promis?

La venue d’un second fils, puis d’un troisième l’avait incliné vers le consentement; ces naissances le libéraient en quelque sorte de son obligation. Pourtant il s’en fallait encore qu’il fût résolu. C’était le curé lui-même qui avait emporté sa décision. Un beau jour au village, après la grand’messe il avait fait venir Euchariste dans son cabinet, dans le grand presbytère frais et propre.

On avait d’abord parlé de tout, sauf d’Oguinase. Mais au bout de quelques phrases:

— Et puis, comment vont les enfants?... Ton grand garçon?

A ce moment Euchariste avait compris de quoi il retournait.

— Y est ben extra, monsieur le curé.

— La maîtresse dit qu’il travaille bien à la classe.

— Ouais! Elle a dit ça?

— Ça doit te donner du contentement.

— Comme de raison, monsieur le curé. Comme de raison.

Un silence se creusa entre eux, que seul vint rompre un lointain bruit de casserole et de friture.

— Qu’est-ce que tu vas en faire, de ton gars, ’Charis?

Le paroissien baissa les yeux, la tête penchée sur l’épaule, et se mit à examiner la couture de sa casquette, entre ses genoux. Il se sentait mal à l’aise, gêné aux entournures par son habit de confection, gêné surtout par les choses inaccoutumées qui l’entouraient comme d’une conspiration: le bureau chargé de registres et de papiers sur quoi planait un grand Christ de plâtre colorié; le linoléum à fleurs du plancher; les deux rayons lourds de livres et surtout le calme dévotieux de cette pièce où sa voix résonnait différente. Il n’osait lever les yeux ne voyant plus que ses deux pieds chaussés de poussière et les semelles épaisses du curé qui frappaient le plancher avec un bruit mat, à chaque tangage de la berceuse.

Ce qu’il allait faire d’Oguinase? il n’en était pas trop sûr. Il n’avait pas oublié les paroles échangées avec M. le curé, l’espèce de vœu fait un jour d’avant son mariage, sur le chemin du Roi. Assez souvent il y avait pensé, mais comme on pense aux choses que l’on aimerait posséder sans espérer les avoir jamais; ces choses imprécises qui ne sont pas de la terre ni des moissons ni de la vie matérielle et quotidienne. Projeter des années à l’avance? A quoi bon! Puisque au gré du sort peut vivre ou mourir le petit des hommes comme au gré du temps une récolte peut pourrir ou sécher sur pied.

Et puis surtout le séjour au collège — six ans, sept ans, il ne savait — représentait une dépense qui le terrifiait à l’avance. Il eût volontiers crié misère comme tout paysan; il n’osait, à cause de l’argent placé chez le notaire. Bien sûr, il n’en avait jamais parlé à personne. Mais obscurément il lui semblait que M. le curé ne pouvait pas ne pas savoir, lui qui savait tant de choses; tout.

Voyant que sans répondre il se frottait la joue où le rasoir avait fait une tache pâle sur la peau hâlée:

— J’sais pas si tu y as pensé, reprit le curé, mais moé j’y ai pensé pour toé, comme c’est mon devoir de penser un peu pour tous les gens de la paroisse. Tu m’as dit une fois que tu voulais un prêtre dans ta famille, ’Charis. T’as pas changé d’idée?

— ...Ben... Non... m’sieu le Curé...

— ...Parce que ça sera pas un cadeau que tu feras au Bon Dieu; c’est plutôt lui qui te ferait quelque chose comme un bonheur, le plus grand de tout! J’vas te dire quelque chose, Euchariste Moisan, qui va p’t’êt’ te surprendre; y a des fois que j’aurais aimé être à la place de pères de famille comme toi, rien que pour pouvoir rendre au Bon Dieu de cette façon-là un des enfants qu’il m’aurait donné. A côté de ça, j’ai connu un homme qu’a pas voulu que son garçon fasse un prêtre, quand le Bon Dieu l’appelait. Sais-tu ce qui lui est arrivé? C’t’homme-là, i’a été puni. Ça prenait pas un an que le garçon tombait dans un moulin à battre et se faisait écharper sous les yeux de son père.

Euchariste ne répondit rien encore. Il écoutait le curé, admirant en lui ce qu’il eût tant voulu posséder: le don des mots, la facilité de tirer au grand jour les choses que l’on sent s’agiter en soi et que tourmente le désir de sortir. Du bout de sa chaussure il se mit à tracer des cercles sur le plancher, puis s’arrêta subitement, conscient de son impolitesse. Mais il n’ouvrait point la bouche.

— ...Ce qui me fait le plus de peine, ’Charis, c’est qu’y a pas un seul enfant de la paroisse au séminaire à c’t’heure, et depuis ça fait pas mal de temps. Pas depuis M. Emilien Picard, qui est vicaire à Saint-Bernard-du-Saut. C’est pourtant icitte une paroisse de bons chrétiens; seulement on dirait qu’ils pensent pas à donner son dû au Bon Dieu. C’est bien bel et bon de payer la dîme de ses récoltes; mais si on veut être béni dans sa famille, y faut payer aussi la dîme de ses enfants. Est-ce que tu dois pas bien ça, toi, Euchariste Moisan? Qu’est-ce que t’en dis?

— Ah! pour ce qui est de moé, monsieur le curé, je demanderais pas mieux. Mais...

Cette fois, il fallait répondre.

— Mais... quoi...?

— Ben... j’su à me demander si j’ai ben les moyens. Envoyer Oguinase au collège, ça veut dire sept, huit ans, et pi pendant ce temps-là, y a tout c’te grande terre qui veut être travaillée. C’est juste comme il commençait à m’aider.

Mais le curé avait tout prévu. Euchariste avait suffi jusque-là à la terre qui ne s’en était pas montrée moins généreuse.

Enfin, de ses deux autres fils, — « et j’espère que ça n’est pas fini », — le second était presque aussi fort et vaillant que son Oguinase. Pour ce qui était de la dépense, et bien! lui, monsieur le Curé, qui ne possédait pas de bien, trouverait de quoi payer la moitié des frais de collège, de sa poche, tant il avait honte de ne jamais voir sa paroisse inscrite sur la liste de celles qui y envoyaient des élèves.

Et c’est ainsi que cela avait été réglé, un an auparavant.


Le départ eut lieu au jour dit, de grand matin, dès le train rapidement fait et au moment où le ciel laiteux se fondait à l’est en une rougeur de braise. La perspective de voir enfin la ville ravissait l’enfant qui ne connaissait du monde que le village de Saint-Jacques où l’on allait à la messe le dimanche. La ville, à son esprit, était un Saint-Jacques en plus grand, avec, lui avait-on dit, deux églises et plusieurs magasins. Quand il avait su son destin, il n’avait cessé pendant des jours de poser des questions à son père qui seul s’y connaissait pour y être allé une fois du temps de l’oncle Ephrem. Il en avait obtenu quelques vagues et peu croyables notions: « En ville? ben c’est des maisons des deux côtés de la rue; et y en a de même des rues pi des rues. Et tout le monde est tout le temps habillé en dimanche. » De ces minces matériaux il s’était bâti une image que depuis lors il ornait à sa fantaisie de tout ce qu’il connaissait de plus beau.

En classe on lui avait certes enseigné le nom d’autres villes supposément plus grandes encore. Québec, par exemple, qui avait pour lui quelque réalité puisque était passé chez eux, un jour, un lointain parent d’Alphonsine qui en venait. De même pour Montréal où vivait Willie Daviau. Mais pour lui toutes les autres, New-York, Lowell, Paris dont l’école lui avait appris que c’était la capitale de la France, Londres, Vancouver, ne participaient point à l’existence au même degré que la maison où il habitait et la rivière qui passait devant leur bien. Rome même, prestigieuse pourtant du fait qu’y régnait le Pape, n’était rigoureusement qu’un petit cercle sur une carte murale dont on lui disait que les grandes taches figuraient l’Europe, les Etats-Unis, l’Allemagne. Jamais ne lui fut venue à l’esprit l’idée que telle zone bleue sur la nappe pût représenter ce qu’il avait journellement sous les yeux; de la terre avec ses arbres et ses cultures.

Or ce qu’il allait voir à présent, c’était ce petit point accolé à un trait noir sinueux qui était censé être la rivière. Et la soif de savoir qui dort en tout humain s’éveillait doucement en lui. Quand il aurait vu la ville, il lui semblait vaguement qu’il connaîtrait tout le connaissable, sachant déjà la terre et son rythme de vie que lui avaient appris son père et plus encore la constante leçon de la nature elle-même.

Il était assis dans la « planche », ce véhicule particulier à nos campagnes, fait de trois longues planches de bois dur et élastique liées aux deux essieux et surmontées d’un siège grossièrement capitonné de crin. Le père s’affairait à s’attacher solidement à l’arrière une caisse qui contenait le trousseau, et quelques paquets.

Alphonsine sortit de la maison portant un panier où elle avait mis des crêpes froides saupoudrées de sucre d’érable, du pain et du lard salé; n’atteignant la ville que vers le milieu de l’après-midi ils mangeraient en route.

La mère est un peu triste, d’une tristesse lourde et profonde qui engourdit, comme ces longs moments d’été lourds de vent et d’orage qui ne s’abattront point. Sur elle non plus ne crèvera pas l’averse des larmes, que rendrait futiles, par comparaison, la grandeur de ce qui les entoure: l’immensité indifférente des éléments dont les passions s’expriment en convulsions profondes qui sont les tempêtes, les incendies, les inondations.

— Tout est paré, sa mère? dit Moisan.

— Ouais. Fais ben attention à ton argent.

— Aie pas peur, sa mère.

Il est monté et, d’un claquement de langue accentué d’une secousse sur les rênes, il fait démarrer le cheval.

Au moment où il tourne à gauche pour s’engager sur la grand-route, Alphonsine lui crie:

— ’Charis... oublie pas de t’arrêter dire bonjour chez mon oncle ’Phirin, si t’as le temps.

Moisan fait un signe. Oguinase lui aussi agite sa main pendant quelques instants; puis le cheval prend le petit trot régulier qu’il tiendra pendant des lieues.

Mais voilà Etienne qui accourt.

— M’man, m’man, p’pa a oublié sa blague.

Elle ne l’entend point, immobile jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le bouquet de hêtres où le chemin s’infléchit et derrière lequel ils disparaissaient. Tout le long de la route flotte la poussière, comme une écharpe rutilante.

— Viens-t’en, Etienne, dit-elle d’une voix plus douce, plus voilée qu’à l’ordinaire.

Elle lui donne la main, essuie inconsciemment un peu de poussière dans le coin de son œil, s’en va vers la maison puis, soudain, saisit Etienne dans ses bras, d’un coup, et l’embrasse si violemment que l’enfant se met à crier.

CHAPITRE II

Oguinase dormait quand apparut, en fin d’après-midi, le haut clocher principal de la petite ville, hissé encore au-dessus des premières rangées de maisons par un repli de terrain qui étalait l’agglomération et la rendait visible au loin. Sur un nuage ardoisé roulant vers le nord ses volutes vidées de pluie, comme un fond de décor, la ville offrait au soleil oblique la marqueterie de ses toits noirs ou argentés, bardeaux de bois ou fer-blanc; et, fréquemment, les incrustations vertes des bouquets d’arbres. A travers tout cela perçait la flèche dont le soleil faisait par réflexion une colonne de lumière verticale. L’enfant en oublia subitement la fatigue du long voyage sous un ciel dur et la poussière qui colle en masque au visage.

A droite, le fleuve roule vers la mer lointaine la masse de ses eaux glauques troublées d’alluvions. Une goélette glisse lentement, quêtant le vent de sa voile flasque qui forme, avec son reflet, deux ailes blanches opposées. Un peu plus bas, un long train de bois coule à plat sur l’eau mate.

La route joue avec le fleuve, tantôt flânant de conserve, s’enroulant autour des anses, poussant une pointe conjointe lorsque la terre vient planter presque dans le fleuve un gaulis que frôle le courant, pour s’écarter à l’improviste, se jeter d’un coude brusque vers la gauche, jusqu’à ce que la rivière ne soit plus là-bas qu’un reflet entre les arbres. Mais toujours y revenant, et parfois si près qu’en se penchant hors de la voiture on voit les vagues, à petits coups de langue rapides, lécher le sable blond où pourrissent des troncs d’arbres.

A un mille vers la gauche, une crête oblique court aussi vers le fleuve et vers la ville. Rivière et coteau enserrent un triangle de terre dont la ville couronne la pointe extrême, terre dont la richesse visible est un délice pour les yeux de Moisan. Le long de la route, des maisons identiques à celles de Saint-Jacques, la plupart en bois, certaines bâties de moellons, de style un peu berrichon et d’autres, plus rares, en brique neuve. De celles-ci quelques-unes ont même un étage.

Au pied du coteau tout au fond, un autre rang égrène ses maisons paysannes avec leurs dépendances blanchies à la chaux. Et tous, route, fleuve, coteau et rangs, insensiblement convergent, sont jetés les uns sur les autres, par l’attraction de la petite ville et de sa flèche lumineuse.

Une dernière ferme semblable aux autres, la secousse brutale d’un passage à niveau dont les rails rouillés grincent sous les roues, et le clocher disparaît derrière les maisons subitement serrées de la ville.

Sans transition, la campagne a cessé. Liées en faisceau par la ceinture du chemin de fer dont la boucle d’émeraude est le port, les maisons se pressent les unes contre les autres, toutes pareilles en leur pauvreté; un simple rez-de-chaussée percé d’une porte et deux fenêtres, de part et d’autre. Devant la porte, un unique degré. Le tout en bois brut, de planches sans badigeon clouées verticalement sur la charpente et au pied desquelles court une banquette de terre fraîchement levée comme protection contre le froid prochain.

De chaque côté de la rue quelques madriers font trottoir et entre les deux s’allonge l’étroit cloaque qu’a fait du chemin l’averse de tout à l’heure. Sur le pas des portes les commères en caraco ou en blouse échangent des potins ou hèlent une introuvable marmaille. Et Oguinase s’étonne de ce qu’à peine se retourne-t-on pour le regarder passer; personne ne les salue d’un bonjour comme il se doit.

Et voici que la rue s’avive. Les maisons sont encore brutes, à peine plus massives que les précédentes, avec leur étage et les trois lucarnes percées dans les toits à longue pente. Elles semblent plus vieilles encore; leur vieillesse s’affirme par le contraste des façades que l’on a crevées pour y encastrer de grandes glaces où, au pas du cheval, Oguinase peut à peine remarquer tant de choses jamais vues, jamais imaginées. Au-dessus des trottoirs animés se balancent des réclames symboliques: une énorme bobine dorée, pour la boutique d’un mercier; une bouteille en bois, chez le liquoriste; une toupie, chez le bimbelotier. Et d’autres qui donnent leur nom au magasin: « Au Mouton d’or », avec un agneau qui branle en grinçant sur sa potence; « A la Boule »; « Aux Ciseaux ».

Ils sont au cœur du bourg, à la croisée des deux rues principales dont l’une va se jeter à la rivière en contre-bas, si bien qu’un bateau à quai semble échoué en pleine ville. Au-dessus d’une porte est accroché un gros mortier de bois avec un pilon:

— Quiens, dit Euchariste, j’pense que c’est icitte que reste le Dr Demers, le frère de M. le Curé.

Les voitures se frôlent: tapissières de fermiers vaniteux, planches de paysans plus modernes, haquets où brinquebalent des tonneaux, bogheis, tombereaux, fardiers, charrettes aux hautes ridelles branlantes. La sonnerie d’une grosse cloche à main et tout cela se fige. Les regards se tournent et les oreilles se tendent vers un gros homme qui, debout sur un tapecu, crie d’une voix ronflante un objet perdu, puis la mort d’un M. Joseph Grandbois.

Encore des rues et des rues, des maisons et des maisons. On tourne à droite, à gauche, à droite, jusqu’à ce que Moisan avoue: « C’est drôle, mais j’peux pas me retrouver! » Il faut qu’un passant obligeant leur enseigne comment trouver la rue où demeure le cousin Edouard.

Les cousins habitent une rue calme, la rue Plaisante au nom joli dont la dut baptiser quelque premier propriétaire à l’âme poétique. L’œil ne voit, au départ, qu’un long jardin particulier clos d’une palissade que couronne en gerbe la frondaison des arbres; et les basses branches débordant la clôture inclinent librement vers le trottoir de brique rouge l’arceau de leurs feuilles, faisant une espèce de couloir ombreux pareil à un cloître. Au delà se rétrécit l’enfilade des maisons basses jusqu’au mur de sable du coteau, éblouissant de soleil.

Cela les remet à l’aise, cette rue assoupie et charmante; ils s’y sentent moins loin de leur route déserte et le sable, au fond, a quelque chose de familier. Moisan récite à voix haute les numéros... Voilà!

Mais la maison déçoit Oguinase. Il avait gardé d’une visite du cousin Edouard le souvenir d’un homme d’importance, richement vêtu et sur le ventre de qui festonnait une chaîne d’or; cousine Zoé portait chapeau à fleurs et robe de soie, et des gants. Aussi depuis l’entrée en ville, en chaque maison prétentieuse, plus haute que ses voisines, avait-il cru deviner leur demeure, leur « louvre », comme disait tante Mélie, quand elle entendait une riche habitation. Et c’était cette maison pauvresse!

Euchariste mit son cheval au pas et reconnaissant les aîtres entra résolument dans un étroit passage charretier pour aboutir dans une courette. Cousine Zoé était là, penchée sur la cuve à lessive, de la mousse jusqu’à mi-bras. Sous le porche du hangar, deux galopins se tiraillaient tandis qu’assis sur le sol un mioche se gavait de poussière.

Au bruit de la voiture, la mère releva la tête. Oguinase ne reconnut point d’abord cette femme en savates et en peignoir maculé; il fallut que son père lui dit:

— Voyons, Oguinase, tu te souviens de cousine?

— Quoi! dit-elle en l’embrassant. C’est ton plus vieux! Mon doux! comme il a forci! Bernard! Va qu’ri’ ton père et dis-y qu’Euchariste est icitte.

Au bout de quelques instants apparut Edouard Moisan en tablier blanc de commis-épicier. On lui raconta le but du voyage; mais ce n’est vraiment que lorsqu’Euchariste lui eut expliqué qu’il lui fallait repartir le lendemain matin que sa façon se fit décidément avenante. Jusque-là il avait craint que ses cousins ne fussent venus s’installer pour plusieurs jours, comme il en est souvent des parents de la campagne en visite chez ceux de la ville. Non pas qu’il fût inhospitalier; mais dame! la maison n’était pas grande et ajouter à la table déjà longue deux appétits campagnards!...

— T’es pas pressé, ’Charis; pourquoi que tu restes pas qué’ques jours? Ça fait des temps qu’on s’est pas vu.

— Ben! ça adonne pas ben ben. La terre est toute seule à c’te heure. Juste le temps d’entrer le p’tit gars au collège pi... de faire mes affaires, j’m’en retourne.

— Quelles affaires que tu veux dire?

— Des affaires...

Euchariste se mit à rire comme on rit avant de faire connaître un secret bien gardé. C’est qu’il lui était venu une idée. Le foin, le grain, c’était bien beau; mais il ne pouvait en faire beaucoup, seul comme il l’était, en attendant que les enfants aient grandi. C’est alors qu’il avait songé à l’argent placé chez le notaire. Oh! rien qu’un peu, de quoi acheter un cochet et quelques poulettes pour faire le commerce des œufs et même de la volaille.

— C’est les autres qui vont être surpris. Je leur en ai pas soufflé mot; des fois qu’ils m’auraient volé mon idée. A c’t’heure, y a des chances qu’ils essayent de rire de moé. Comme quand que j’ai fait acheter une faucheuse à mon oncle Ephrem; ç’a pas été une p’tite entreprise. Lui tenait pour la faucille, comme dans le bon vieux temps. Il avait pour son dire que la faucheuse, ça coupait le grain trop à ras, que ça laissait pas assez de quoi pour engraisser la terre.

Et philosophiquement il ajouta:

— Qu’est-ce que tu veux, ils sont tous de même.

Ils, c’étaient les autres, tous ceux qui n’avaient pas des idées comme Euchariste Moisan, les sans-génie, ceux qui s’obstinaient dans l’ornière de la tradition et qui regarderont avec envie les plus débrouillards s’enrichir.

Alors il se mit à expliquer ce qui n’allait point dans l’agriculture; comme quoi la terre ne rapportait pas. Combien Edouard Moisan devait s’estimer heureux de vivre en ville, « parmi le monde », avec tous les samedis le salaire qui arrive non pas en blé à couper, en pommes de terre à arracher, mais en bon argent qui tombe directement dans la main, infailliblement, « qu’il mouille ou qu’il vente ». Edouard ne s’en défendit pas, car il était vaniteux; et les plaintes mi-spécieuses, mi-sincères d’Euchariste le confirmaient dans son sentiment de supériorité, lui, le Moisan de la ville, sur le Moisan de la campagne. Aussi bien, d’ailleurs, n’avait-il jamais regretté la ferme paternelle d’où il s’était évadé à vingt ans pour venir épouser une citadine contre le gré de son père; en vérité, l’attrait de la ville n’avait pas été pour peu dans sa décision, ainsi qu’un fond de paresse insouciante auquel le travail de boutique convenait mieux que la dure corvée du labour. Jamais il ne songeait à ces satisfactions que sont la joie de soigner un bien qui est à soi, la stimulation des espaces larges, le triomphe des récoltes réussies; tous agréments qui sont théoriquement vrais mais que, en fait, le paysan perçoit bien rarement, si jamais. Et moins encore à la beauté claironnante des matins sur les prés humides de rosée, à toute cette poésie agreste que seuls goûtent ceux pour qui rien de tout cela n’est quotidien. Il ne lui restait mémoire que de la fatigue des bras aiguillonnés par l’orage ou les gelées prochaines; du souci de la moisson menacée par un nuage gonflé de grêle. Certes la nature champêtre lui paraissait grande, si grande, en vérité qu’il se sentait annihilé par son immensité même. Il aimait mieux dépendre d’un homme. Et de tout cela il ne regrettait parfois que les longues flâneries de l’hiver. Sa boutique lui donnait un sentiment que son cousin ne pouvait connaître; celui d’être le maître des choses. Non, pas un instant, il n’avait regretté la terre.

Et pendant qu’il disait ainsi sa vie avec une pointe de supériorité satisfaite, en un langage mi-terrien semé d’anglicismes qui échappaient à Euchariste, celui-ci se prenait à l’envier un peu. Et s’apitoyant sur lui-même, le paysan désira intensément ce coude-à-coude perpétuel de la ville où les humains n’ont rien qui les sépare, où la vie est faite de contacts, où le travail, au lieu d’isoler, rassemble le troupeau des hommes, suivant l’éternel désir de l’âme grégaire; de cette vie ordonnée et machinale où les dimanches sont toujours oisifs, les soirées jamais interrompues. Jusque-là, son ambition avait été celle de l’oncle Ephrem et de tous les paysans; la maisonnette de village où chauffer ses os vieillis. Et voilà qu’attiré comme par une saunière les bêtes des forêts, il commençait à songer à la ville. Qui sait?... S’il tirait de l’élève des volailles ce qu’il en escomptait...!

Ainsi ramené à l’objet de son voyage:

— C’est rapport à c’t’achat de poules que j’ai pensé venir en voiture, au lieu de prendre les chars, ce qui aurait été moins de perte de temps.

L’entrée d’Oguinase se fit le lendemain. Dans la soirée, Edouard avait réuni les quelques gens, lointains parents et connaissances, qui n’avaient pas vu Euchariste depuis longtemps. Cela avait fait une réunion joyeuse où le cousin avait tenu à ce qu’Oguinase fût présent; tout ce monde devait savoir qu’un membre de la famille s’en allait au collège. A seule fin de prouver combien les Moisan étaient gens à l’aise.

Le matin venu, cousine Zoé conduisit ses cousins au séminaire. Dans la cour parents et élèves allaient et venaient et parmi eux quelques séminaristes en longue robe noire, à la tonsure fraîche, tel que serait Oguinase plus tard. Zoé désignait à Euchariste les notables de la ville qui venaient conduire leurs enfants. Il y en eut un qui la salua d’un: « Bonjour, madame Moisan », qui la fit rougir de plaisir: le patron de son mari.

Tout au fond, un palan frappé à une potence à hauteur des dortoirs servait à hisser les bagages. Les pièces s’élevaient en tournoyant, l’une après l’autre: solides malles métalliques peintes en noir, chapelières de cuir fauve et, parfois, la grossière caisse cadenassée d’un fils de paysan.

Ils virent le Directeur auquel une lettre de M. le Curé les avait annoncés. Moisan en fut touché et se mit en train d’expliquer au Directeur la genèse de la vocation de son fils. L’abbé l’écouta poliment pendant quelques instants, puis s’excusa sur le nombre de personnes qu’il avait à recevoir; et le père et le fils se retrouvèrent dans la cour, désemparés, perdus. Le cheval mélancolique continuait à faire monter les bagages; Euchariste s’en approcha, tout heureux de trouver enfin quelque chose de familier.

— J’cré ben que j’m’en vas être obligé de m’en aller, dit enfin le père.

— Tu t’en vas acheter tes poules, p’pa?

— Ouais! pi j’voudrais essayer de partir à midi, si y a moyen.

— Bon.

Moisan mit la main sur l’épaule de son fils en une étreinte limitée; c’était le seul moyen qu’il trouvât d’exprimer son émotion à se séparer de lui.

— On viendra te voir souvent, intervint cousine Zoé. Comme ça, ça te fera moins seul.

— Tâche d’envoyer un p’tit mot de lettre, de temps en temps. Tu sais que ça fera plaisir à ta mère, dit Euchariste.

— Certain, p’pa.

Oguinase eût volontiers pleuré tant il se sentait déjà dépaysé, pour la première fois loin des siens, loin de son entourage familier, loin des bêtes et des champs qui avaient jusque-là été sa seule occupation et son seul grand livre. C’est tout cela qui s’allait éloigner, arraché de lui par la séparation. Et surtout c’est tout cela que des choses et des gens nouveaux et étrangers allaient jeter dans l’abîme du passé, allaient vider de toute importance. Déjà le quotidien d’hier n’était plus qu’un souvenir dépouillé de réalité; et l’inconnu nouveau le poignait aux entrailles. Pour un peu, il eût dit: « J’veux pas rester icitte. Ramène-moé. J’veux pas faire un prêtre; c’est trop loin. Ramène-moé su’ la terre; ramène-moé chez nous. »

Et à ce moment le père sentait bien aussi que sur un mot de son fils il l’eût mis dans sa voiture et que tous deux se fussent enfuis au triple galop loin de la ville, loin de cet horizon étroit où les arbres, l’herbe, les maisons, les gens, le ciel même, tout leur était hostile et étranger.

— Ben! Bonjour, mon gars!

Sa main se serra une dernière fois sur l’épaule déjà dure d’Oguinase.

CHAPITRE III

Et ainsi chaque année Oguinase refit le chemin de la ville au collège. Pour Euchariste et pour Alphonsine ces départs avaient un peu rompu la maison. Au début son grand gars avait fait défaut au père qui peu à peu s’était habitué à une aide chaque année plus appréciable. Si bien qu’il avait fallu engager un tâcheron, dans l’espèce un curieux homme, un étranger des vieux pays qui parlait français, mais différemment. Il s’était amené un beau jour, comme ça, passant le long de la route lourde de soleil de maison en maison où, le prenant d’abord pour un chemineau, on lui offrait un morceau de pain avec du lard salé; il refusait et ne demandait que de l’ouvrage.

Mais aucune ferme ne lui avait été accueillante. Non que sur plusieurs on n’eût trouvé à employer ce mâle solide disposé à accepter n’importe quel travail, pour dur qu’il fût. Mais un étranger est toujours suspect et personne n’avait osé l’admettre chez soi. Le voisin, Phydime Raymond, l’avait mis à la porte brutalement, jusqu’à le menacer de son fusil.

Or son étoile le conduisit chez les Moisan l’année d’après le départ du fils aîné, un jour qu’Euchariste avait dû faire presque seul tout le travail et n’y avait pas suffi. Il était rentré des champs, un midi d’automne, pour trouver installé au coin de la table, où le bon cœur d’Alphonsine lui offrait à dîner, cet individu aux épaules basses et à qui une courte barbe donnait un air insolite.

On n’avait pas palabré longtemps.

L’homme, en des mots qu’Euchariste ne reconnaissait pas toujours, s’était plaint qu’en dépit de son bon vouloir ses bras restassent inemployés. De belles fermes, pourtant, grasses à souhait et souriantes malgré l’automne, malgré aussi, bien souvent, les clôtures croulantes, les bâtiments mal blanchis, les vergers où ne poussaient plus, faute de soin, que de mauvais sauvageons. Certes, il ne connaissait guère la culture telle qu’on la faisait ici; mais ce qu’il connaissait assez, c’était la culture maraîchère dont on paraissait ignorer dans la région le rapport certain.

Il parlait d’abondance, lentement, mais sans hésitation et les mains, qui ne sont d’habitude mobiles que pour les gestes nécessaires du travail, vivaient chez lui d’une vie étrange, verbeuse, dessinant en l’air ses paroles que tout le monde pouvait lire avant même qu’elles eussent été prononcées. Il montrait avec insistance ses bras où frémissaient des muscles durs, des muscles impatients d’effort. Une demi-heure après, il montait aux champs avec Euchariste.

Mais celui-ci ne pouvait le voir sans que sourdît en lui une obscure rancœur contre ce fils dont le départ l’avait ainsi forcé à engager un salarié. Comme si Oguinase lui eût pris l’argent des mains pour le donner à ce sans-patrie.

L’été, tout le monde travaillait, jusqu’au collégien. Il arrivait fin juin, les traits tirés par dix mois d’application que le succès ne récompensait guère généreusement. Il faisait ses classes et ne doublait point, grâce à son travail, aidé surtout parce que les professeurs le savaient destiné à la prêtrise. Revenu sur la terre paternelle, sa tunique et sa ceinture de laine verte enlevées en refaisait extérieurement un paysan; et dès le lendemain matin il était au travail avec les autres. Mais il fallait à son père quelques jours pour se réhabituer à sa présence. Pour sa mère, il était toujours le premier-né, le fils en quelque sorte unique, dont la défection disloquait le mécanisme de la vie journalière et normale et créait une atmosphère d’absence que ne pouvaient aviver les sept autres: Etienne, Ephrem, Malvina, Eva, Lucinda, Orpha et Napoléon.

De ceux-là, c’est sur Ephrem que s’appuyait maintenant de préférence le père; c’est lui qu’il emmenait aux champs plutôt qu’Etienne désormais l’aîné sur la ferme. Et chose curieuse, c’est à Ephrem que s’adressait aussi volontiers l’étranger. Celui-ci parfois, durant les longues et précoces soirées d’hiver, faisait asseoir à ses côtés l’enfant et lui racontait quelque extraordinaire aventure en pays singulier. Cela commençait à toujours de la même façon: « Mon petit, puisque tu veux un conte, je vais te raconter des choses qui sont arrivées à un homme que j’ai connu, bien loin d’ici. » Il disait alors l’Afrique et l’Asie, et les îles perdues dans les mers chaudes, et les invraisemblables contrées sur l’écran desquelles apparaissaient des hommes jaunes et d’autres noirs avec, au centre de tout cela, un seul personnage constant dans une lumière moins précise: l’image tourmentée d’un homme qui de chaque endroit revenait plus lourd de fatigue et d’ennui. Euchariste seul devinait qui était cet homme. Alphonsine et lui écoutaient volontiers sans mot dire les longs récits lointains, et sans toujours bien comprendre. Mais tout cet inconnu les mettait en quelque sorte mal à leur aise; à ces moments, l’homme leur paraissait d’une autre chair que la leur; presque inhumain. En outre, il n’allait pas à la messe et ne répondait pas à la prière du soir, bien qu’il se mît poliment à genoux. S’il eût été moins vaillant à l’ouvrage et plus exigeant de salaire, ils n’en fussent certes pas arrivés à un compromis qui laissait l’étranger le dimanche à la maison pour garder les enfants, pendant qu’eux allaient à la grand’messe au village.

Chaque année ramenait la succession des travaux majeurs: labour puis moisson; l’effort et la rétribution; le premier ardu, presque douloureux, et la seconde tout aussi pénible; achetés des mêmes sueurs et du même renoncement.

Oguinase grandi s’y adonnait encore machinalement, chaque été reprenant la hache ou la fourche d’un geste aussi franc que s’il les eût rangées la veille. Mais son esprit quittait chaque année un peu plus les choses de la ferme quand son corps en garderait, toute sa vie durant, l’empreinte dans le pas alourdi et dans une certaine voussure des épaules, comme de ceux qui traînent à leurs semelles la terre grasse ou sur qui peut d’un moment à l’autre fondre l’impitoyable mitraille de la grêle.

Il montait vers le sacerdoce par des échelons qui étaient l’étude de la grammaire, des mathématiques, du latin, du grec et bientôt de la philosophie, la science mystérieuse qui désincarne les hommes. Au début, son père avait essayé de le suivre, se faisant expliquer les étapes. Mais à mesure que le fils avançait sur la route, s’ouvrait entre eux une crevasse où courait une eau chaque jour plus profonde, chaque année moins sondable, et qui allait s’élargissant vers le temps où elle serait devenue l’abîme qui sépare le prêtre des autres humains. Déjà maintenant lorsqu’au début des vacances père et fils allaient rendre visite à M. le Curé, Euchariste sentait que, s’il n’était pas encore de la caste sacerdotale, Oguinase n’était plus désormais de la sienne. Et de plus en plus, le curé prenait la place du père.

Un jour d’entre semailles et moisson que tous deux travaillaient à la réfection d’une clôture sous le ziz-ziz aigu des moustiques, Moisan avait demandé à son fils:

— Dis donc, Oguinase, tu t’ennuies pas trop avec les gens de par icitte, qui sont pas des gens comme tes amis du collège?

Ce n’est pas cela qu’il lui demandait, mais bien plutôt si des fois l’envie ne venait point à son gars de revenir vers eux, vers la terre et les vieux, de tourner le dos à cette vie extraordinaire et pour lui absurde des études et des livres pour rentrer dans la norme qui est le travail manuel, le contact avec le sol âpre où tous les gestes ont un sens dont l’utile s’impose, parce qu’ils sont eux-mêmes commandés par les choses. Mais cela, il le sentait désormais impossible, tant la vie de son fils était devenue quelque chose de fatal, de hors la volonté humaine, d’aussi inchangeable que la fuite des eaux vers le golfe et la mer.

— Mais non! p’pa, voyons. Tu sais ben.

Mais il ne trouva rien d’autre à dire.

Et par hasard au même moment la même question était posée ailleurs mais cette fois par Ephrem qui demandait à l’étranger:

— Dis donc, Albert, comment ça se fait que tu restes chez nous?

— Eh oui! mon petit, il y a des choses comme ça...

Et un rire doux continua sa réponse, un rire ourlé de secret comme l’écume mobile sur la crête d’une vague. Puis il leva ses yeux clairs qui en avaient vu tant et tant, et son rire cessa abruptement, en même temps qu’il prenait conscience une fois de plus de ce qui l’entourait. Lui dans le passé duquel étaient rangés tant d’horizons oblitérés, il s’arrêta un moment à les prendre l’un après l’autre dans sa main, à les soupeser, à en palper l’âpre ou le poli avant de répondre à si difficile question.

Mais Ephrem insistait:

— Tu t’ennuies pas des fois de chez vous?

— Non, mon petit; j’ai déroulé ma bosse un peu partout. Voilà bien des années que j’ai laissé sur la grande route, derrière moi, mon petit village. Je n’y suis jamais retourné. Chaque nouveau jour, chaque nouveau village l’efface un peu de mon souvenir.

« Je ne le vois plus très bien. Je ne suis plus de nulle part.

« Et puis il m’arrive maintenant ce qui ne m’est pas arrivé depuis des années. Je sais que demain je serai encore ici. Je sais que dans cinq semaines je faucherai le pré qui est là, celui-là et pas un autre. Je sais aussi que l’an prochain je le faucherai une fois de plus. Mais cela déjà est moins certain. »

— Tu penses pas à t’en aller, Albert?

— Non, Ephrem, je ne crois pas que j’y pense. Mais est-ce qu’on sait?

Trop de fois il était reparti après s’être cru arrivé en un lieu enfin permanent, pour ne pas savoir que pour lui, du moins, aucun lendemain n’était fatal. Et c’est cela qui faisait son être difforme et secret pour ces gens rivés à leurs trente arpents de terre. Et c’est cela qui lui imposait parfois conscience du décor environnant et le lui faisait regarder avec les yeux d’un qui le voit pour l’avant-dernière fois.

— Mais tu dois trouver ça ennuyant par icitte. I’ s’passe jamais rien.

— Ailleurs non plus, va, mon petit, il ne se passe jamais rien. Au commencement, vois-tu, tout nous paraît extraordinaire. On découvre des maisons qui ne sont ni en pierre ni en bois; des arbres qui n’ont pas de branches; des gens de couleur et d’habits nouveaux, qui parlent des langues étranges; et on ne songe pas que ce sont là simplement des maisons, des arbres, des hommes, avec à peine une nuance ou un détail différent. Ce qui séduit d’abord, c’est le mouvement, le changement, le courant des choses. Puis vient un moment, un jour, un endroit, où l’on s’aperçoit qu’il en est de tout cela comme du ciel et de l’eau. Tu vois les nuages; eh bien! les nuages passent, mais c’est toujours le même ciel et le même soleil. L’eau coule et jamais la même eau ne repasse deux fois devant nos yeux; mais la rivière, elle, reste inchangée. Il n’y a que nous qui changions, mon petit, et encore pas beaucoup. Le reste...

Mais le petit ne comprenait pas. Lui qui jamais n’avait bougé de l’endroit sous le ciel où il était né, se refusait à ne considérer cet horizon fermé par le bandeau de la forêt et la barrière fluide des eaux du fleuve que comme un autre paysage, ni plus ni moins beau qu’un autre, à peine un peu plus doux, peut-être, en ce moment. Pour lui, il y avait cet horizon-ci d’une part et, au delà, la multitude des autres, les cent mille images de l’album du monde où le ciel ne pouvait être du même bleu, ni les arbres du même vert, ni les hommes façonnés de même chair. Qui avait connu ces merveilles ne pouvait, lui semblait-il, consentir à rester prisonnier de ces deux murs de ciel et de terre, le forçat de cette glèbe-ci, au visage éternellement le même.

L’homme s’était arrêté, son maillet oublié à la main. Et voilà que pas plus que l’enfant il n’était maintenant certain qu’il resterait continuellement entre ce même ciel et cette même terre avec, au fond, la grille de ses bois et, devant, le fossé du fleuve.

Les trèfles mûrs chargeaient l’air d’une entêtante odeur de miel. Et tout là-bas, entre les ormes formant cadre vert, la maison et les dépendances écrasaient leurs toits noirs sous le soleil.

Après le départ d’Oguinase et l’entrée d’Albert, la vie chez les Moisan avait repris son cours torpide en un déroulement sans à-coup comme celui, immuable, des saisons. Sauf pendant l’été, chaque jour les enfants s’en allaient à l’école, les plus jeunes du moins, puisque sous l’empire de la nécessité, — ou sous son prétexte, — les deux aînés: Etienne, puis Ephrem, l’un de quinze ans, l’autre de quatorze ans maintenant, avaient coupé court à leurs brèves études. Ils étaient remplacés dans la chaîne; et c’étaient toujours quatre petits, Malvina, Lucinda, Napoléon et Orpha, qui marchaient la main dans la main, sur la route poudreuse ou enneigée. Mais leur grande éducatrice était la nature et c’est des choses plus que des hommes qu’ils apprenaient tout ce qu’ils avaient besoin de savoir du monde où ils vivaient. Et cela dès qu’ils émergeaient de l’atmosphère maternelle où ils avaient appris d’abord à parler, puis à marcher et à dire leurs prières; car cela était du domaine de la mère comme tout ce qui avait pour théâtre la maison même. A partir du moment où ils sortaient du cadre étroit de la cuisine et de la cour qui la prolongeait, le père leur enseignait le chemin de l’étable, puis celui des champs; ils apprenaient de lui en quoi il faut obéir à la nature et comment profiter d’elle.

Avec l’âge s’affirmaient les variances de caractère, chacun réagissant de façon différente aux contacts quotidiens. Le fils aîné, après Oguinase, était Etienne, qui avait hérité d’Alphonsine et des Branchaud les yeux doux et la voix un peu lointaine. Soumis aux choses, il était un vrai paysan pour qui de plus en plus la terre était tout, plus que les siens, plus que soi-même. En vérité il était trop près d’elle, trop en elle, pour que son attachement pour elle lui fût sensible; mais son humeur en reflétait les vicissitudes, défiante quand un orage menaçait la récolte, tièdement heureuse quand un soleil opportun venait forcer les tiges des avoines à pousser leurs têtes vertes entre les mottes.

Ephrem, lui, plaisait à son père par son adresse manuelle et à l’employé par une curiosité parfois harassante. Rétif, il se mettait au travail avec ardeur, souvent mal à propos, s’emportant si Euchariste tentait de lui montrer l’inopportunité de ce qu’il faisait. Et quand août séchait l’arbre qu’il avait planté trop tard ou qu’une vache s’échappait dans un champ de grain par une clôture négligée, se désintéressant de tout, ne faisant même plus l’indispensable que talonné par son père. Mais il était adroit, ingénieux et, dans les soirées, farceur et drôle comme pas un.

Avec ses fils grandis, Moisan pouvait tirer de sa terre bonne mesure, au point de songer parfois que bientôt il se pourrait dispenser d’Albert. Les moissons se succédaient heureuses et sous ses cheveux drus striés d’une longue mèche blanche, le maître prenait l’air froidement satisfait de l’homme à qui sa terre ne faut point. Ses bâtiments étaient toujours propres, badigeonnés tous les ans. Chaque saison les bêtes fécondes gonflaient leur robe lustrée et mettaient bas, tandis que dans le grand poulailler, les fameuses « poules à Moisan » se multipliaient sous les soins d’Alphonsine et des petites filles. D’Euchariste on commençait à dire: « ’Charis Moisan? Oh! c’est pas un quêteux! » Certes, il n’en avait pas le moins du monde perdu l’habitude de plaindre le sort du malheureux paysan. Quand une année, des pluies ininterrompues avaient noyé le grain, il n’avait pas failli à gémir: « C’est-y pas maudit d’être né pour la malchance comme ça! C’est écrit dans le ciel qu’un habitant pourra jamais mettre une cenn’ de côté sans la reperdre le lendemain. »

Mais lorsqu’un voisin dont la ferme était hypothéquée lui disait d’une voix enrouée par l’envie: « T’as ben d’la chance, toé, ’Charis. Tes affaires vont ben, pi tu dois pas rien à personne », il consentait: « Ça c’est vrai, par exemple, j’dois pas une coppe. » Car c’était là hommage qu’on accepte volontiers des autres.

Il en était de même lorsque quelque fils de voisin faisait une tournée d’adieu avant son départ pour les Etats-Unis. Il ne se passait pas d’année qu’on n’apprît le départ d’un homme, parfois d’une famille entière, qui s’en allait retrouver des cousins dans les villes de la Nouvelle-Angleterre où les filatures et les usines étaient insatiables de bras.

Comment en eût-il pu être autrement? Dans chaque maisonnée les enfants naissaient nombreux, dix ou douze par famille, et chaque terre ne pouvait être qu’à un seul des fils, le plus souvent à l’aîné. Les autres devaient s’en aller qui au village, qui à la ville; quelques-uns, les courageux et qui ne savaient la vie que comme la lutte entre la terre et l’homme, montaient vers les terres vierges du Nord. Les autres s’en allaient là où tout un chacun était sûr de trouver du travail et la vie facile.

Certes, quelques-uns préféraient vraiment à l’exil les novales du Nord, du côté de Sainte-Agathe, ou plus loin encore, autour de Roberval ou d’Amos. Mais il était dur, pour qui connaissait la douceur de vivre dans les vieilles paroisses, de s’en aller parmi les cailloux de Saint-Faustin, ou sous le climat hargneux du lac Saint-Jean et de l’Harricanaw, là où la terre n’est vraiment nue et accessible que de mai à octobre.

— Les autres, c’est pas des hommes, disaient les vieux, dont le père Badouche. De mon temps, on pensait pas à s’en aller aux Etats. On montait dans les terres neuves, en plein bois debout, avec un cheval et une hache; et au bout de deux ans, il y avait de quoi pour toute la maisonnée. A c’t’heure, les jeunesses pensent pus qu’à s’en aller chez les Bastonnais, pendant qu’il y a par icitte d’la belle et bonne terre à rien faire.

Mais Anthime Branchaud, le frère d’Alphonsine, qui était sur son départ, avait répondu:

— C’est ben beau, le père. Mais j’vas gagner trois piastres par jour, dret en commençant, hiver comme été. Pi, vous avez beau dire, c’est pas une vie vivable que de s’en aller tout fin seul dans le bois pour faire de la terre et pi manger d’la misère noire pendant trois, quatre ans. Prenez Jos Paquette; i’ y est allé, lui, dans vot’ Nord. Au bout de deux ans i’ est repassé par icitte quasi défuntisé. Je l’ai vu; i’ avait l’air d’un Christ d’étain, tant y était feluette. Après, i’ est allé aux Etats, pi i’ est resté.

— C’est ben c’que j’dis. Les jeunesses d’aujourd’hui c’est pas des hommes, c’est des lavettes, des flanc-mou. Si c’est pas d’valeur!

— C’est pas surprenant, renchérit Athanase Giroux dans sa barbe toujours grognonne; v’là c’que c’est que de tout changer. Si on faisait la culture comme dans le vieux temps, ça donnerait pas aux jeunes le goût des mécaniques qu’est bonnes rien qu’à amener des accidents.

Jamais il n’avait oublié le jour où un de ses petits-fils était revenu avec trois doigts amputés par une lieuse toute neuve.

— Voyons, son père, intervint Euchariste, faut être de son temps. Si on veut garder son monde sur la terre, faut aller de l’avant. Le temps d’la faucille est fini. Le temps aussi où on sumait seulement du foin et du grain. C’est pour ça que j’ai commencé mon affaire de poules. Si y en a un chez nous qui veut s’en occuper, y a gros à gagner. En tout cas, si y a un petit moyen, mes garçons, j’vas les garder chez nous.

Un jour peut-être il pourrait acheter la ferme des Bertrand, sur laquelle ne vivaient plus que le frère et la sœur, tous deux âgés, et dont les champs à l’abandon crevaient le cœur.

Par-dessus le désert du fleuve, un son lointain de cloches, l’angélus de midi, arriva ouaté par la distance. L’air était lourd d’humidité.

— J’cré qu’il va mouiller, dit quelqu’un, on entend les cloches de Saint-Janvier, de l’autre côté.

— C’en a quasiment l’air.

— Y pleut tout le temps, à c’t’heure, marmotta le vieux Giroux.

Tous s’étaient arrêtés dans leur travail, qui était de réparer un ponceau, abîmé, sur la route. Euchariste jeta son veston et sa bêche sur son épaule:

— Va falloir que j’aille voir à rentrer ma herse qu’est restée dans le champ. Bonjour, la compagnie!

— Bonjour, ’Charis!

Ils restèrent là un moment, silencieux, l’oreille tendue vers le bourdonnement moelleux de la cloche, pendant que Moisan s’éloignait.

— Y a soin de ses affaires, Moisan, dit Anthime.

— Ouais. Sais-tu qu’i’ est en train de faire de l’argent avec ses poules, le v’limeux!!

— Tu me dis pas.

— Y a ben mieux que ça, insista mystérieusement Baptiste Fusey; j’ai eu affaire chez le notaire, l’automne dernière. J’ai rencontré ’Charis qui sortait justement. Quand i’ a été parti, le notaire m’a dit comme ça: « En v’là un, Euchariste Moisan, que si i’ continue de même... »

— I’ a dit ça, l’notaire?

— Ouais... I’ a dit ça; aussi vrai que j’sus t’icitte.

— Ah!

CHAPITRE IV

Les hommes entrèrent dans la grande cuisine, traînant avec eux la forte odeur des bêtes dont leurs vêtements étaient imprégnés, après avoir enlevé leurs vareuses dans l’appentis servant de cuisine d’été. Distrait, Euchariste n’avait pas décrotté ses semelles où adhérait une frange de terreau gras qui faisait des taches sur le plancher.

— Fais donc attention, ’Charis, r’garde ce que tu fais!

— Voyons! Fâche-toé pas, sa mère, d’la bonne terre de même, ça salit pas!

Elle se remit à ses casseroles. Dans la salle à manger, les enfants piaillaient; Napoléon tirait les cheveux de la petite Orpha qui criait et cela, joint au bruit des gobelets et de la vaisselle que Malvina et Lucinda disposaient sur la table, faisait un tintamarre assourdissant de fin de journée heureuse.

De chaque côté de la table courait un long banc de bois sans dossier, à la planche lustrée par l’usage. Le père prit la chaise du haut bout. Le long du mur, les plus jeunes enfants. Alphonsine et l’aînée s’affairaient au service et mangeraient ensuite.

— Laisse donc faire les filles, sa mère, tu te fatigues trop!

— Mais non! mais non!

Elle se sentait lasse, pourtant, comme jamais. Aucune de ses grossesses ne lui avait paru si lourde à porter; peut-être parce que depuis quatre ans elle avait eu le temps d’oublier un peu. Ce répit, après vingt années pendant lesquelles elle avait continuellement porté ou nourri l’un des douze enfants qu’ils avaient eus et dont huit survivaient, lui avait donné à croire que son nombre était enfin complété.

Et voilà, que, à quarante ans bientôt, il lui fallait comme à une jeune femme porter son faix. Les autres fois, presque toujours, cela lui avait été indifférent, passé la première mise au monde et l’angoisse qui l’avait précédée. Car cela est normal comme de manger, de dormir, de travailler. Plutôt même, c’est lorsqu’elle portait un enfant qu’elle se sentait plus vaillante et singulièrement heureuse. Mais cette fois-ci ne semblait pas ordinaire. Il lui venait des inquiétudes sournoises, une espèce de déséquilibre de tout son être qui la faisait s’alentir en pleine besogne et souvent, quand elle était seule, s’asseoir pendant des temps sur une chaise, les yeux vagues, à interroger inquiètement ses entrailles si souvent maternelles. Peut-être allait-elle avoir des jumeaux?

Arrivée à un âge où l’on est plus souvent grand’mère que mère, il lui faudrait nourrir encore et bercer le berceau en chantant. Comme elle l’eût fait volontiers si cet enfant à venir eût été l’enfant de son enfant, le fils d’Oguinase; mais jamais cela ne serait. Pourquoi fallait-il que ce fût son aîné qui se soit fait prêtre, et non pas un des autres: Ephrem, Etienne ou Napoléon? Quelle différence cela eût-il pu faire au Bon Dieu, que cela fût l’un ou l’autre, tandis que pour elle...! Mais non! faut croire que cela devait être ainsi.

Pourtant, il n’y a pas si longtemps... l’an dernier, lui semble-t-il... qu’elle lui enseignait à parler, puis à marcher; qu’il apprenait d’elle à se mettre à genoux et à joindre ses petites mains pour ce Dieu qui le lui prend, qui le lui a pris déjà. Ce grand garçon lointain qui vient chaque année passer quelques semaines à la maison n’est pas le tout petit qu’elle habillait hier comme une poupée.

Euchariste frappe du couteau sur son assiette:

— Sa mère, sa mère, qu’est-ce que tu fais donc?

Elle se réveille et se rend au fourneau. Au moment où elle va prendre un plat dans le réchaud, le petit miroir cerclé de nickel qui y est fixé lui montre une femme aux cheveux fades, au visage aride: l’Alphonsine d’aujourd’hui qui n’a plus rien, ou si peu, de la mère du petit Oguinase.

Dans la salle à manger, Euchariste explique à Albert:

— ...Ça s’appelle encore des tourtières, malgré que c’est fait avec de la viande ordinaire; à c’t’heure, c’est rien qu’un pâté à la viande. Mais avant c’était pas de même. Il y avait des oiseaux qu’on appelait des tourtes, qu’étaient ce qu’y a de meilleur au monde à manger. Ça arrivait à l’automne par paquets, comme des volées d’étourneaux que le ciel en était noir. Mon père disait que, quand il était petit, quand les tourtes arrivaient, i’s s’en allaient dans le champ avec des bâtons, pi i’s en tuaient, i’s en tuaient, tant qu’i’s avaient pas les bras morts. Et pi c’est avec ça que...

Un cri des enfants, un bruit étourdissant d’ailes remplissant la chambre comme le ronflement d’une cataracte; par la fenêtre ouverte est entrée une hirondelle qui, affolée, se jette aveuglément sur les murs. Les enfants se bousculent, courent après en renversant les chaises, et soudain, comme il est entré, l’oiseau s’échappe brusquement par la fenêtre.

Le silence se rétablit qui fait, par comparaison, la maison tout entière inquiète et fatidique.

— Qu’est-ce que vous avez, madame Moisan? s’écrie Albert.

Alphonsine est appuyée au chambranle de la porte, toute droite et blanche.

— T’as eu peur, hein, sa mère! Reviens-en, dit Euchariste.

Mais elle:

— ’Charis, on va se mettre à genoux et dire un chapelet. Tu sais ce que ça veut dire, un oiseau dans la maison: c’est signe de malheur... c’est signe de mort!

— Comme tu voudras, peureuse que t’es.

Au fond, lui non plus ne se sent pas rassuré. Tout le monde se met à genoux, même Albert, poli, mais qui a imperceptiblement haussé les épaules.

Ce qu’Alphonsine ne dit pas, c’est qu’elle a vu l’oiseau de malheur frôler la tête de son homme.

Le repas finit en silence, malgré les efforts de chacun pour simuler la gaieté. Puis Euchariste et Etienne bourrèrent leur pipe, pendant qu’Albert, toujours original, se roulait une cigarette de tabac fort. Quant à Ephrem, il prit sa casquette accrochée derrière la porte et se dirigea vers la sortie.

— Ous’que tu vas? demanda le père. Tu sors pas encore, à soir?

— J’vas rien que faire un p’tit tour au magasin, voir les amis.

— T’es pas capable de rester à la maison, une fois de temps en temps. Faut toujours que tu t’en ailles. Reste donc un peu avec nous autres.

Depuis quelque temps, en effet, Ephrem sortait de plus en plus, le soir; presque constamment. Cela commençait inquiéter le père, cette échappée hors du cercle familial, cette habitude que prenait le fils de vivre autant que possible parmi des gens qui n’étaient pas les siens, dont certains, il le savait, étaient de mauvais compagnons. Un de ses grands amis était Ti-Jos Authier, dont la mauvaise réputation sentait à dix lieues à la ronde et qui avait failli avoir des ennuis avec la police pour une histoire de vol de moutons. Il y avait encore un des fils d’Eusèbe Six et « le Rouge » Mercure, une graine de vaurien qui poussait toujours les autres à faire de mauvais coups.

A seize ans, Ephrem était bâti comme un homme, haut de torse, bas sur jambes, carré d’épaules, les mains comme des battoirs emmanchés de deux bras noueux. Et cette maturité corporelle lui donnait, en même temps que de l’orgueil, un précoce esprit d’indépendance, une volonté sournoise où l’on devinait la stimulation de perfides influences.

De plus en plus, il s’en allait le soir vers le hameau où la veuve Auger tenait toujours boutique ouverte. Au début, il revenait tôt, après une ou deux parties de dames et quelques quarts d’heure de flânerie. Or, voilà qu’un samedi soir il était entré à deux heures du matin et ivre. Le père n’avait trop rien dit; un accident arrive à tout le monde et il se souvenait de sa jeunesse pas si lointaine. Mais l’enfant, pour la troisième fois dans une même semaine, était arrivé non seulement gris mais encore la joue fendue d’un pouce dans une bagarre. Moisan venait justement d’apprendre ce que tout le monde savait, sauf lui: que son fils était en train de devenir le fort-à-bras du canton, cherchant noise à tous et chacun lorsqu’il était pris d’alcool. Bien pis, n’allait-il pas jusqu’à fréquenter chez certaines gens du rang des Pommes, une maisonnée de dévergondées où les filles étaient des filles à tout le monde! Ce soir-là, il avait tenté de lui parler fermement; mais il s’était buté à un Ephrem méconnaissable, violent et têtu, l’œil dur et le bras en bataille. Il avait eu presque peur et s’était tu. Néanmoins, cela lui donnait une certaine fierté, cette force reconnue à son fils, cette terreur inspirée par un aplomb dont les hommes parlaient avec admiration et qui faisait les jeunes filles se retourner sur son passage avec des airs craintifs et des yeux engageants. Mais il se sentait blessé dans son autorité et cela d’autant plus qu’Ephrem restait quand même son préféré, maintenant qu’Oguinase était à part, hors de la famille, trop haut pour être jugé de pair avec les autres.

Et ce soir, une fois de plus, et une fois de plus sans espoir, il essayait faiblement d’empêcher qu’il allât rejoindre la bande de jeunes dont il était le héros.

— Qu’est-ce que tu peux bien tant aller faire au magasin? A ton âge, moé, je restais chez nous.

— Voyons, p’pa, j’su’ pu un enfant... Tu viens pas avec moé, Albert?

— Non, pas ce soir; je suis fatigué.

— Bon, comme tu voudras!

Il sortit et on l’entendit s’éloigner en sifflotant.

Dans un coin, près de la lampe, Napoléon travaillait au couteau une pièce de bois tendre. Laissé à lui-même, il sortait aussitôt de sa poche le canif qu’il avait reçu pour ses étrennes et, penché sur un morceau de saule ou de bouleau, la langue dans le coin de la bouche, ses cheveux châtains comme ceux de sa mère, à qui il ressemblait étonnamment, rejetés en broussaille sur les tempes, il tirait du bois des animaux courant, des bêtes ingénues ou des pièces adroitement taillées qu’il assemblait pour en faire de minuscules charrettes. L’objet fini, il l’abandonnait à ses frères ou à ses sœurs, travaillant pour le seul plaisir d’œuvrer.

— Quiens, ’Phonsine, regarde ton gars qu’est encore en train de gosser!

— Qu’est-ce que tu fais là, Pitou? (C’était le surnom de Napoléon.)

— Ane catin pour Lucinda, répondit l’enfant sans lever les yeux de son travail. Mais alle est pas ben belle; mon couteau i’ est pu bon.

— Ça fait rien, dit la fillette. J’y ferai ane belle robe en velours.

— Celle-là, a pense rien qu’à la toilette et aux fanfreluches.

Elle était jolie, cette petite; toute blonde et rose, d’un blond et rose d’Enfant-Jésus dans la Crèche, et déjà grande, bientôt femme à neuf ans.

— Monsieur Moisan, dit Albert qui s’était emparé de la poupée en cours d’œuvre malgré la résistance de l’enfant, savez-vous que votre gars a du talent pour travailler le bois?

— Ouais! comme gosseux y est pas piqué des vers!

— Savez-vous qu’il pourrait gagner sa vie plus tard avec ce talent-là!

Moisan resta plusieurs minutes sans rien dire, à réfléchir, puis:

— C’est vrai, ça. Malgré qu’i’ ferait un bon habitant, i’ pourrait p’t’êt’ ben faire un menuisier. On verra ça.

...Chez la mère Auger, Ephrem était entré, comme d’habitude, salué par tous.

— Quiens, dit le Rouge, j’pensais que tu viendrais pas, à soir.

— Pourquoi faire, baptême! c’est assez ennuyant par icitte sans rester à la maison tout le temps.

La réunion était plus nombreuse qu’au temps déjà lointain où Euchariste y venait, plus nombreuse, plus bruyante et surtout plus fanfaronne. Petit à petit, le nombre des maisons rassemblées à la croisée des routes avait augmenté et c’était un véritable village qui maintenant s’allongeait sur le chemin de part et d’autre de la fromagerie devenue beurrerie. On parlait même de diviser la paroisse de Saint-Jacques et de construire une église quelque part de ce côté. Il y aurait d’abord un presbytère avec une église temporaire. Quelques vieux des environs s’y bâtiraient maisonnette et le village prendrait corps, semblable à tous ceux dont le chapelet s’égrène tout le long du fleuve, des deux côtés.

Une seule chose ne changeait que peu ou pas: la boutique de la mère Auger. Rafistolée, repeinte quelques fois, elle était plus que jamais le nombril de la vie locale; l’endroit où les gens se rencontrent et apprennent les uns des autres les menus faits de la vie quotidienne; ce qui tient lieu de place publique dans un climat qui condamne les gens à vivre à l’intérieur. Après les pères, les fils venaient chez la mère Auger qui régnait encore, toute vieille et caduque. Mais elle commençait à céder la place à sa bru, une Grothé qui avait épousé son fils aîné, Deus. C’est ce dernier qui peu à peu transformait le commerce. Le bureau de poste était encore le gros atout; mais depuis que quelqu’un d’autre avait ouvert une boutique de mercerie et de botterie, l’épicerie avait pris le dessus, une épicerie à l’américaine, où l’on vendait surtout des cigarettes, des liqueurs gazeuses, des médecines brevetées et des cartes postales; et, dans une petite chambre à l’arrière, de la bière et du whisky blanc dont Deus poussait la consommation par la parole et, au besoin, l’exemple.

Dans un coin, quelqu’un racontait:

— ...Y avait pas de saint danger qu’i’ arrête, le calvaire! Le temps de l’dire, tout ce qu’y restait c’était une poussière et pi mon pauv’ Noir qui hurlait avec le train de derrière qui y traînait dans le chemin. I’ faisait trop pitié; j’y ai tiré un coup de fusil dans l’oreille. Ça faisait mal au cœur.

— L’mois dernier, i’s m’ont tué deux poules. Au commencement i’s arrêtaient, pi i’s payaient le dommage comme du monde honnête. Mais à c’t’heure on dirait que tant plus qu’y en a, tant plus qu’i’s s’en sacrent. Y a pas de jour qu’y en passe pas au moins une, de ces maudites automobiles. Pi avec ça que ça va comme des fous. T’as pas l’temps de t’ôter qu’i’s sont déjà sur toé.

— Moé, j’ai cassé une roue de mon boghei neuf! Mon j’oual s’est jeté dans le fossé, de peur.

— Pi, le journal qui dit que dans cent ans y aura pu aut’chose dans les chemins.

— T’es pas fou, le Rouge; i’s ont ben menti pour remplacer les j’ouaux avec ça, surtout qu’y a l’hiver. Tu les vois pas dans les bancs de neige!

— Tu parles! Après les quatre jours de pluie de la semaine dernière, j’ai été obligé d’en sortir trois de suite avec mes j’ouaux, qu’étaient ancrés dans le vent’-de-bœuf devant chez nous.

Ça me fait penser. On a reçu une lettre de mon oncle Anthime qu’est établi à Central-Falls, aux Etats-Unis. Ben, sais-tu c’qui fait, à c’t’heure? Cherche pas; y travaille à une place qu’i’s appellent un garage, là oùs’qu’i’s réparent les automobiles. Y paraît qu’y a de grosses gages.

— Ça doit toujours payer plus qu’icitte, dit Ephrem.

— C’est ça! Pourquoi que tu vas pas t’engager dans un garage, comme i’s appellent ça?

— Pi, pourquoi que j’irais pas, si j’veux? Penses-tu que j’vas rester toute ma vie à moisir icitte?

— Plains-toé donc pas. On est pas si mal, après tout! Surtout quand on a la chance d’avoir un père qu’a les moyens.

— C’est quand je les entends! J’le sais-t’y moé? En tout cas, c’que je sais ben, c’est que ça me donne pas une chris’ de cenne. J’commence à en avoir assez.

— Voyons, Ephrem, t’es pas pire que les autres, chez vous, attisa le Rouge, voyant qu’il commençait à se monter.

— Non...? Ben, y a Oguinase: lui, son affaire est correc’, y va faire un prêtre. Ben habillé, ben nourri. Roi et maître dans sa paroisse. Encore un an, pi y prend la soutane. Etienne, lui, va rester sur la terre du père. Pi moé, là dedans?

Les autres l’écoutaient, personne n’osant lui donner ouvertement raison et personne surtout ne comprenant qu’on n’acceptât point l’état de choses éternel et fatal et qu’on pût vouloir lutter contre; que l’un d’entre eux essayât de prendre le chemin de traverse des décisions humaines qui ne sont pas imposées par la nature ou la coutume. Mais ils n’en avaient pas moins une espèce d’admiration étonnée pour le rebelle, pour cette mauvaise tête d’Ephrem Moisan.

Quant à Euchariste, de moins en moins il comprenait son fils. Il sentait grouiller en lui quelque chose de sournois et d’inquiétant, qui remuait dans la profondeur de l’être. Et parfois, le soir, les rares soirs où le fils restait à la maison, sans rien dire et sans avoir l’air de rien il le regardait fumer maussadement sa pipe dans un coin. Visiblement quelque chose tourmentait Ephrem, comme une mauvaise bête tapie dans un trou et qui hésiterait avant de sortir au grand jour.

Comment Moisan eût-il pu savoir que ce quelque chose était la résolution formée de lui parler un jour nettement? Ephrem en avait assez de tirailler chaque fois pour obtenir quelques sous de son père qui ne comprenait pas qu’on pût dépenser de l’argent quand on avait tout ce qui est nécessaire: un toit, une table largement servie et, pour le luxe, du bon tabac à pleine blague. Certes, quand il fallait sortir quelques piastres pour les besoins de la maison, de la ferme ou des bêtes, bien qu’en hésitant quelque peu, Euchariste faisait le nécessaire, et point chichement. Mais il avait le sentiment que ses enfants ne manquaient de rien. Tout dernièrement encore, il avait acheté à Ephrem un bon complet pour les dimanches, alors que pourtant il n’avait pas trop grandi pour mettre son vieux. Qu’Oguinase coûtât de l’argent, cela n’était pas la même chose. Pour ce qui était d’Etienne, il ne demandait rien en bon paysan qui sait combien l’argent est chose dure à gagner; et non point, comme l’avait dit un jour Ephrem dans une dispute, parce qu’il comptait que la plus grosse part lui en reviendrait. Non! Ephrem seul demandait constamment, prétextant des besoins vagues qui jetaient son père dans des abîmes d’incompréhension:

— Comment, tu veux encore cinquante cents? Mais qu’est-ce que t’as donc fait du trente sous que je t’ai donné la semaine dernière?

— Ciboire! oùs’que tu veux que j’aille avec trente sous? Quand on est avec le monde, i’ faut ben être poli et payer à son tour. Pi j’travaille assez icitte...

Si bien que le fils avait résolu de régler la question une fois pour toutes: chaque soir se promettant de parler, chaque soir se dérobant sous prétexte d’attendre l’occasion; sans courage, même lorsqu’il en avait cherché dans l’alcool, tant il devinait le refus indigné du père devant la monstrueuse demande de quelque argent régulier, d’un salaire.

Bientôt Euchariste eut d’autres soucis. Alphonsine, dont les « maladies » avaient toujours été si simples, n’était vraiment pas bien. Il fallut, un mois avant son temps, faire venir le docteur qui rassura tout le monde, mais n’en conseilla pas moins l’alitement; comme si c’était facile, avec tout le travail de la maison et de la basse-cour!

Cela arriva si rapidement qu’Oguinase n’eut même pas le temps de venir du collège. Et, avant qu’Euchariste ait pu pleinement se rendre compte de ce qui se passait, il se trouva dans la grand-chambre, au pied du lit où une forme vague et un masque cireux et exsangue étaient tout ce qui restait de son Alphonsine. Les enfants se tassaient dans la porte, les aînés sanglotant, les petits cherchant à comprendre pourquoi on les retenait là, tandis qu’un soleil doux les appelait au dehors. Dans un coin de la cuisine, l’aînée, Malvina, berçait une petite fille en qui la vie de la mère était passée pour toujours.

Pendant trois jours et deux nuits, la maison fut envahie par la parenté et le voisinage. Cela, heureusement, était survenu pendant la période relativement inactive d’entre semailles et moisson; il n’en fallait pas moins, le jour, soigner les bêtes à l’accoutumée et faire l’ordinaire des travaux. La nuit, on veillait au corps, les voisins venant à tour de rôle dire quelque prière dans la chambre mortuaire, mais le plus souvent assis autour de la table servie par Malvina subitement promue maîtresse de maison. Tant que les enfants et le père n’étaient point couchés, on parlait à voix basse, avec des airs apitoyés qu’on oubliait par moments. Puis, petit à petit, la contrainte s’effaçait et les circonstances de cette veillée. Les histoires commençaient à circuler. Le ton de la conversation montait, les rires s’esquissaient, contenus d’abord, puis les plaisanteries et les histoires grasses où chacun renchérissait déclenchaient ce rire fou qui naît de la tension maladive et inquiétante des maisons où règne la mort. Jusqu’à ce que:

— Tout de même, c’est pas raisonnable; quand c’te pauvre ’Phonsine est là, su’ les planches. On va dire un chapelet.

Et, dans le silence lourdement retombé comme un couvercle, tout le monde se mettait à genoux; l’on n’entendait plus que le bourdonnement des réponses susurrées, auquel le ronflement d’Euchariste, là-haut, faisait une basse continue.

Quand Oguinase revint pour les vacances d’été, les dernières avant son entrée au séminaire, il fut surpris de voir combien peu les choses avaient changé. Malvina régnait désormais sur la cuisine, aidée de Lucinda qui allait sur ses onze ans et dont la joliesse dorée s’accentuait de jour en jour. Il trouva son père qui parlait sérieusement d’acheter la terre des Bertrand; cette terre abandonnée, laissée en héritage à un cousin habitant l’Ontario qui ne demanderait pas mieux que de vendre à n’importe quel prix. Moisan pourtant hésitait, bien que la moisson s’annonçât passable et qu’un marchand de la ville eût convenu de prendre tous les œufs du poulailler.

Le dimanche, Euchariste mettait une cravate noire.

CHAPITRE V

Maintenant que ses fils avaient grandi et étaient des hommes, chaque année Moisan se promettait de licencier Albert; mais chaque saison renvoyait la décision à la saison suivante. Sans doute attendait-il que quelque événement vînt décider pour lui, en homme habitué à pareille loi.

Il y avait déjà huit ans que cet étranger s’était un jour arrêté devant la maison inconnue dont il avait pensé qu’elle lui allait être la cent unième maison du refus, alors que l’attendaient là le gîte et le travail. Il avait frappé à la porte de devant, comme un visiteur, comme un étranger auquel l’accès des régions familières est interdit. Puis, comme un mendiant, on l’avait assis au bas bout de la table, mais seul. Et c’est après que, franchissant le seuil de la porte arrière, il était entré par là dans la possession commune de la cour d’abord, des bâtiments, puis des champs, de la ferme tout entière; de cet ensemble qui en réalité possède plus les hommes qu’il n’est possédé par eux dont il cloue pour la vie les mains et les pieds à une même aire.

Mais au contraire des autres, et malgré que son labeur lui donnât l’apparence d’un droit à cette terre, jamais il ne lui avait consenti le don absolu de soi auquel elle est habituée; jamais il n’avait abdiqué entre les mains de la Mère des moissons une liberté qui vivait en lui. Et sans doute était-ce cela qui lui avait gardé, en dépit des années, un air différent qui empêchait que ne s’établit entre les Moisan et lui l’intimité qu’eût engendrée une commune soumission. Entre lui et les choses d’ici il n’y avait qu’une alliance, un contrat tacite et réciproque et non point d’une part la régence, de l’autre l’attachement servile à une maîtresse.

Ce qui lui manquait encore pour en faire un des leurs était aussi ce qui lui donnait son prix. Moisan ne pouvait se décider à se passer de ces mains adroites, de cet esprit ingénieux qui trouvait dans son expérience variée des solutions rapides et imprévues aux petits problèmes quotidiens de la ferme. Car il ne connaissait point la tradition qui courbe les gens d’un même endroit sous un même joug et les conduit aveuglément sur la route coutumière. Sans doute un même sang coulait en eux tous, ce sang français dont le sang laurentien n’est qu’une dérivation. Mais, s’il était bien du Lyonnais, il devait y avoir en lui quelques gouttes d’un sang bizarre, instable et nomade; peut-être autrefois une fille de sa race avait-elle cédé à quelque beau romanichelle de qui il tenait ce goût de l’errance qui l’avait arraché un jour à la douce région de la Loire, à ces monts de la Madeleine dont les lignes féminines et suaves se découpaient encore parfois sur l’horizon lointain de ses souvenirs, pour le jeter à travers le monde, nulle part et partout chez lui; à moins, comme disait cette méchante langue de Phydime Raymond, qu’il ne se fût enfui après quelque mauvais coup!

C’est à l’envie qu’Euchariste avait attribué pareilles calomnies, encore que lui-même n’eût jamais pu se libérer d’une certaine défiance vis-à-vis de cet homme anormal, puisque libre d’attaches à un lieu, à un sol déterminés. Comme contrepoids, cependant, le fait pour les Moisan d’avoir besoin d’aide les ornait d’un prestige auquel ils ne laissaient point d’être sensibles; cela était une preuve de plus de leur prospérité. Les récoltes se vendaient bien, le poulailler rendait. Tous les ans, Euchariste faisait ostensiblement un petit voyage chez le notaire. En fallait-il plus pour susciter des jaloux? Mais personne n’avait osé murmurer quand on l’avait élu commissaire d’écoles.

Maintenant que les enfants étaient en âge, Ephrem allait suivre Etienne dans les chantiers forestiers dès l’automne venu. Ils monteraient tous deux vers les régions du haut Saint-Maurice ou de la Gatineau, sur la lointaine Rivière-au-Rat ou la Tomassine. Et pendant que la ferme, là-bas, hibernerait comme un ours engourdi au creux d’un arbre, tandis que le père et Albert travailloteraient sans hâte en étirant les heures, n’ayant, après souper, occupation et souci que de fumer la pipe avec quelque voisin, eux, pendant ce temps, mèneraient la vie mâle et dure des bûcherons dans les pays d’en-haut, manœuvrant la hache et le passe-partout par des froids de quarante sous zéro, durant les brèves journées de sept ou huit heures entre aube et crépuscule hâté, loin de tout, des hommes et des bêtes amicales, du village et de la ferme tiède, loin des filles.

C’est Arcadius Barrette qui, recrutant pour M. O’Leary, avait suggéré qu’un gars aussi solide qu’Ephrem ne devait pas rester tout l’hiver à ne rien faire. D’autant que la coupe serait abondante cette année et la paye généreuse: vingt-deux dollars par mois. L’an dernier, Etienne avait rapporté plus de cent dollars qu’il avait remis à son père, tout son gain, sauf à peine une dizaine de dollars dépensés en réjouissances à la descente des chantiers. Vraiment, mieux valait garder Albert.

La veille du Premier de l’An, Oguinase vint comme d’habitude passer les fêtes dans sa famille. Euchariste se rendit à la gare où, sur le quai, abrité par la cabine du télégraphiste contre le vif nordet qui soufflait la neige en une poussière coupante, encaqué dans sa lourde pelisse de racoune, il attendit l’arrivée du train. Quelques voyageurs en descendirent, dont la famille entière des Azarie Picotte, homme, femme et six enfants emmitonnés d’écharpes rouges et bleues. Euchariste cherchait vainement son fils qu’il était déjà à ses côtés; il n’avait point reconnu ce grand garçon au visage tranchant et pâle, dont le paletot laissait dépasser le bord d’une robe noire.

— Bonjour, papa!

Sa voix même avait changé, plus lente et plus grave et plus directe aussi.

— Ben, bonjour.

Mais le père restait là, figé devant cet homme qui ressemblait comme un frère à Oguinase Moisan mais où il retrouvait difficilement son enfant. Pour la première fois il le voyait dans ses vêtements noirs de séminariste et pour la première fois il se rendait pleinement compte qu’il était père de prêtre, qu’il avait engendré quelque chose qui désormais le dépassait et était d’une autre essence. Car il lui suffisait qu’il fût revêtu de l’habit sacré; prêtre ou séminariste, n’est-ce pas tout un?

Il eût voulu lui parler comme autrefois, de père à fils, ou au moins d’égal à égal, lui demander banalement des nouvelles de la santé, du collège. Mais rien ne lui venait, aucune des paroles coutumières qui ne signifient rien mais qui établissent le contact entre les hommes. Ce qui lui manquait surtout était de trouver les périphrases qui lui eussent permis de parler à cet homme sombre et déifique sans venir trébucher sur un désormais impossible tutoiement.

— ...Pi, comme ça... ça va ben, au collège?... Ça fait pas trop de peine de revenir à la maison voir son vieux pére?

— Ben sûr, papa, voyons, que ça fait plaisir de venir vous voir.

Et il prit le bras de son père avec une cordialité familière.

A la maison l’attendaient Albert et les enfants. Le premier lui tendit la main, ce dont jamais il n’avait perdu l’habitude et qui surprenait toujours les paysans, pour qui la poignée de main est chose réservée à l’An Neuf et aux connaissances nouvelles avec qui l’on prend ainsi contact une fois pour toutes. Le séminariste, surpris, répondit à son geste; mais sans cordialité, avec une certaine défiance que l’homme ne faillit point à saisir. Quant aux enfants, ils s’étaient tus à l’arrivée de leur frère et pendant toute la soirée une certaine gêne régna qui ne devait jamais disparaître tout à fait. Il était déjà hors d’eux; et lui-même avait conscience que son vêtement déjà le mettait au-dessus de ceux qui jusque-là avaient été les siens.

En effet, comment peut-il être des leurs, comment son âme peut-elle être accordée à la leur, collective, puisqu’il a pris du prêtre non seulement la livrée mais encore un peu de la dignité mesurée, de l’onction? A tous d’ailleurs il suffirait de voir M. le Curé le traiter quasi comme égal, avoir avec lui de longues et mystérieuses conversations, pour leur imposer la notion qu’il n’y a rien de commun entre eux que le souvenir d’un autre Oguinase, vêtu comme eux, parlant comme eux, pensant comme eux et comme eux tourné vers les bâtiments et les champs. Il n’est plus paysan, et cela le met à part; il est presque prêtre, et cela le met au-dessus.

Aussi bien le sait-il lui-même. Sans hésitation il va prendre sur ses frères et sœurs une autorité qui les étonne, et vis-à-vis de son père un peu de condescendance à quoi l’encourage le respect naissant d’Euchariste.

Cette année-là parvint à la maison une lettre porteuse d’une grande nouvelle; celle de la venue prochaine, à l’été, d’un cousin des Etats-Unis. C’était un Larivière, issu d’une cousine germaine de l’oncle Ephrem dont celui-ci faisait parfois mention: cousine Annie. Euchariste n’avait jamais vu personne de ceux-là; et tout ce qu’il connaissait de cousine Annie était que, de la voix unanime des anciens, elle avait été en son temps la plus désirable fille du canton. Contre le gré des siens elle avait épousé Aegédius Larivière, avec une hâte que les événements ultérieurs avaient rendue bien compréhensible. Le père d’Aegédius mort, ce dernier toucha quelques sous rapidement consumés à la ville dans un petit commerce tôt failli; après quoi, le couple avait pris le chemin des Etats-Unis avec ce qui leur était survenu d’enfants. Cousine Annie était morte depuis longtemps et les seules nouvelles qu’on eût jamais reçues de ses descendants avaient été, quinze ou vingt ans auparavant, une courte lettre où Alphée Larivière demandait son baptistaire pour se marier là-bas.

Mais la nouvelle inopinée de sa venue déclencha toute une kyrielle de suppositions. Pour Euchariste, il lui souriait assez de voir des gens de sa parenté à lui, de sa parenté plus restreinte que celle des voisins puisqu’il n’avait plus que le cousin Edouard, à la ville, et les Moisan du rang, avec qui il avait déjà eu des mots. Comme motif de la venue d’Alphée, Etienne avait tout de suite suggéré la possibilité d’un retour à la terre.

— On sait jamais, p’pa, ils en ont p’t’êt’ assez des Etats, pi i’s veulent revenir s’établir par icitte. Surtout si i’s ont de l’argent pour s’acheter une bonne terre.

— S’en revenir par icitte? s’écria Ephrem railleur. I’ a pas de saint danger. Ça prendrait des maudits fous pour lâcher Lowell, ousqu’on gagne des grosses gages réguliers, à cœur d’année, pour venir se crever su’ une terre.

Cette fois il dépassait les bornes. Euchariste s’arracha la pipe des lèvres et:

— D’abord, tout ça c’est des suppositions. Espérez seulement que je finisse de la lire, leur lettre, pi on va savoir... Mais toé, Ephrem, t’as pas honte de parler de même? Les Moisan, c’est des gens de la terre. La terre a toujours été assez bonne pour les Moisan, comme elle a toujours trouvé que du Moisan c’était assez bon pour elle. Et pi la terre, ça, ça manque jamais.

— Excepté quand le grain brûle rapport au manque de pluie ou ben que...

— Tais-toé! j’peux pas craire que c’est toé qui parle de même. T’étais pourtant là, au printemps, quand Monseigneur est venu dans la paroisse. Qu’est-ce qu’i’ a dit, Monseigneur? I’ a dit que c’était nous autres, les habitants, qu’étaient les vrais Canayens, les vrais hommes. I’ a dit qu’un homme qu’aime la terre, c’est quasiment comme aimer le Bon Dieu qui l’a faite et qu’en prend soin quand les hommes le méritent...

Il s’était levé tout droit, comme un fils dont vient d’être insultée publiquement la mère. Il en oubliait ce que lui-même avait jadis ressenti, cette poussée d’envie sournoise pour ceux de la ville, lors de son voyage au collège.

— ...I’a dit encore que lâcher la terre, c’est comme qui dirait mal tourner.

— Ah! ouais! I’ a en belle à parler; c’est pas lui qui...

— Tu vas parler contre Monseigneur, à c’t’heure? Si ta pauv’ mère, si c’te pauv’ défunte ’Phonsine t’entend, a doit se retourner dans sa tombe. Prends garde, mon gars. Y a encore une chose qu’on sait: c’est que la terre, elle est capable de se venger des ceusses qui parlent contre elle. Va demander à Pitro...

— Le boiteux? demanda Malvina.

— Certain! I’ peut t’en dire quéqu’chose. Un jour qu’y était venu de la grêle, son père a maudit la terre. I’ avait pas aussitôt fini de parler qu’un coup de tonnerre arrivait. La mère a échappé Pitro qui s’est cassé pi déboîté la jambe. Pi c’qu’i y a surtout de pas ordinaire, c’est qu’on a eu beau faire venir les meilleurs ramancheux, même le Siffleux, qu’est pourtant un septième garçon pi qu’a en plus du sauvage, personne a jamais été capable d’y ramancher comme i’ faut.

— Ben sûr que c’est pas ben de parler comme ça, ponctua Etienne.

Mais Ephrem haussa les épaules sans rien dire. Au fond, cependant, il n’était pas très rassuré.

C’est Albert qui les ramena au sujet:

— En tout cas, monsieur Moisan, qu’est-ce que raconte la lettre des cousins?

Le père s’épongea le front, reprit dans ses mains tremblantes la lettre qu’il essaya de lire, puis:

— Tiens, dit-il en la tendant à Etienne.

Mon cher cousin,

 

               Je mais la main à la plume pour te faire assavoir qui icitte ça file assez bien et qu’on s’est même acheter un char. Ça fait que j’ai panser à aller voir les cousins du Canada avec Grace et Billy pour se reposer un peu de la factrie. On sera pas longtemps parce que c’est une grosse ride qui prend du temp trois quatre jours et plusse. Ça serais vers la fin de julyette sans trop vous déranger. J’espère que tes enfants pi Mrs Moisan sont ben qu’on sera ben contents de voir les cousins du Canada ainsi que ma femme qu’elle veut vous connaître.

 

Ton cousin,

(Alphée) Walter S. Larivière.

Pendant un moment le silence régna dans la pièce. Visiblement il y avait des choses qu’Euchariste ne comprenait pas bien.

— Qu’est-ce qu’i’ veut dire, qu’i’ s’est acheté un char?

— Ça doit être une automobile, qu’i’ veut dire. Faut craire qu’i’s sont pas encore dans la misère, malgré qu’i’s soyent pus su’ la terre, récidiva Ephrem.

— Une automobile! — Le père haussa les épaules.

— I’s sont pas si riches que ça! En tout cas, i’s vont voir que nous autres non plus on n’est pas à plaindre, malgré qu’on soit rien que des habitants. I’s seront p’t’êt’ plus surpris que nous autres.

Mais cela, c’était de la bravoure.

Dans l’intervalle, il ne se passa d’extraordinaire que l’adieu de la fille aînée, Malvina, entrant en religion chez les sœurs Franciscaines. Douce et tranquille, elle réalisait ainsi la certitude qu’on avait toujours eue à son sujet; durant les vacances précédant son départ, il lui était arrivé souvent de passer des après-midi entières, pendant que tous étaient aux champs, seule avec Oguinase en des conversations qu’ils interrompaient brusquement si quelqu’un d’autre survenait. Et c’est le séminariste qui avait annoncé à Euchariste la décision prise par sa fille.

Juin passa, grignotant l’été à petites bouchées égales, puis juillet avec sa chaleur pénétrante qui décolore les blés verts et menace de faire éclater les épis; puis août et la réalisation de la gageure que soutient le semeur contre la terre et les éléments. Dès le début de l’été, avant les grands travaux de la coupe et de l’engrangement qui requièrent toutes les mains, les enfants s’étaient mis à nettoyer partout dans l’attente des cousins Larivière qu’on espérait de jour en jour.

— I’s ont p’t’êt’ ben changé d’idée, disait de temps en temps Moisan.

Et au début il ajoutait:

— Si i’s sont pour venir pendant les récoltes, j’aimerais quasiment autant qu’i’s restent chez eux pi qu’i’s attendent à l’année prochaine. Ça serait moins de dérangement.

Mais, à mesure que les jours passaient, le retard commençait à paraître intolérable; on se sentait sourdement irrité contre ces gens qui ne tenaient pas leur promesse. Car le père un peu, et surtout Ephrem, étaient allés partout répétant qu’on attendait la visite des cousins Larivière qui étaient des gens de moyens, à preuve qu’ils s’en venaient dans une grosse automobile. Et voilà que voisins et jaloux commençaient à leur demander avec des demi-sourires entendus:

— Pi, ces richards de Larivière, i’s sont toujours pas arrivés. P’t’êt’ ben qu’i’s ont passé tout dret, tant qu’i’s allaient vite avec leur automobile!

Ou encore:

— C’est-i’ vrai, la nouvelle: que l’automobile des Larivière alle s’est arrêtée en chemin, pi qu’i’s ont été obligés d’atteler un cheval après pour se rendre jusqu’icitte?

Ephrem ne décolérait pas.

Un jour d’août qu’ils étaient aux champs, ils entendirent un appel de la maison et virent accourir Pitou, rouge, haletant, rayonnant.

— P’pa, p’pa, y a une tomobile qui vient de s’arrêter devant chez nous...

Mais quand Euchariste et le reste de son équipe, chevaux et faucheuse abandonnés, arrivèrent à la maison, tout prêts à accueillir les cousins, la voiture, qui ne s’était arrêtée que pour demander de l’eau pour le radiateur, la voiture était déjà repartie.

Le samedi soir suivant, Ephrem, abominablement ivre dans une buvette clandestine, assommait à moitié un gars de Labernadie qui avait eu le malheur de parler d’une famille Larivière qu’il n’avait pas vue depuis longtemps.

La récolte était engrangée, le grain battu, et le temps des guérets approchait lorsque, une nuit, des coups violents furent frappés à la porte. Etienne, qui dormait sur un lit-cage, au pied de l’escalier, alla ouvrir. Quelques instants après, toute la maisonnée était réveillée par un bruit de voix tapageuses. Les Larivière étaient arrivés.

Il y avait « Walter S. Larivière », le cousin, dont le rire facile s’ouvrait sur une rangée de dents d’or. Il y avait sa femme, une grande Américaine à qui la farine cachait mal les grains de son du visage et qui tout de suite déplut à Euchariste. Non pas tant à cause de son physique; mais elle parlait un français lamentable, peinard difficilement compréhensible pour tout autre que son mari; à celui-ci elle ne parlait d’ailleurs qu’anglais. Ils n’étaient pas entrés depuis cinq minutes qu’elle baragouinait toute une longue phrase qui fit sourire le cousin d’un sourire contenu. Moisan fut certain qu’elle avait fait sur eux, sur leur logis, des réflexions défavorables. Il se sentit ridicule, ce qui est une chose qu’on ne pardonne pas. On avait enfin extrait de l’auto un garçonnet de cinq ou six ans qui ne s’éveillait par moments que pour regarder choses et gens avec des yeux effarés et incompréhensifs.

Quand on eut bien éclairci la parenté par des rappels de l’histoire familiale, Euchariste, mis un peu à l’aise, s’informa:

— Dis donc, ton nom, ton vrai nom de chrétien, c’est quoi?

— J’ai été baptisé Alphée; mais aux Etats, i’s peuvent pas prononcer des noms de même, ça fait que j’ai été obligé de les laisser m’appeler autrement. C’est Walter qu’i’ m’appellent à c’t’heure.

Il faisait cette déclaration d’un ton amusé, comme pour montrer aux cousins du fond des campagnes québecquoises qu’il faisait partie désormais de la nation américaine, de cette race violemment vivante qui se façonne du trop-plein de toutes les autres nations, comme ces courtepointes bigarrées faites de retailles cousues à la fantaisie.

Mais il hésita un moment avant de continuer:

— C’est comme pour not’ nom: Larivière, on l’a pas laissé perdre, ben sûr. Mais le monde comprenait jamais. Alors on l’a comme traduit en anglais. En anglais ça fait Rivers, que ça veut dire la même chose. Larivière, Rivers, c’est tout du même pi du pareil.

— Ouais, mais avec ça t’es pu canayen pantoute!

— Qu’est-ce que tu veux! Aux Etats, well, faut faire comme aux Etats. Tout le monde fait de même. Les Bourdon, ça fait Borden, et y a not’ voisin Lacroix, qui s’appelle Cross.

Mais cette fois, il avait parlé sans chaleur, avec même une certaine gêne. Car sûrement le nom de baptême vous appartient en propre; et qui en change ne touche qu’à son bien. Mais changer son nom de famille, celui que l’on a hérité de toute la lignée des vieux, c’est un peu répudier les ancêtres et dépouiller tout ce que le passé familial a pu accumuler sur ce nom d’honneur, de tradition laborieuse, de continuité malgré tout. Et si déjà le départ aux Etats-Unis était une façon de désertion, ce dernier abandon, il le sentait, était en quelque sorte un reniement comme celui de saint Pierre, et même une trahison, comme celle de Judas.

Et il n’y avait pas que le nom de Larivière que ce Normand canadien avait dépouillé en passant la frontière. Alphée Larivière, devenu Walter S. Rivers, ne parlait même plus le français vieillot et bigarré des rives laurentiennes. A part l’accent américain qui lui faisait prononcer les mots comme s’il eût eu de la glu dans la bouche, il lui venait couramment des mots étranges d’un anglais chichement francisé et que personne ne comprenait, pas même Albert, qui pourtant était un homme instruit et connaissait tous les mots qui existent en français. Quand il disait: « Mon grand fille Lily alle est comme ouiveuse dans une factrie sur la Main. Alle a pas venu parce qu’alle doit marier un boss de gang du Rutland », Moisan n’osait pas dire qu’il n’y entendait goutte.

Pour détourner la conversation, il demanda:

— Pourquoi c’est que t’as pas amené les autres petits Larivière?

Il ne pouvait tout de même pas les appeler des Rivers!

— Y en a pas d’autres. Rien que Lily et Billy.

— Quiens! demanda Moisan naïvement. C’est-y que ta femme est malade?

« Rivers » se mit à rire bruyamment et traduisit la question à Grace qui ouvrit des yeux stupéfiés, puis convertit une immense envie de rire en une grimace mi-sourire, mi-mépris.

Well, cousin, on trouve que c’est assez de deux, un boy pi une fille.

— Moé itou j’aurais p’t’êt’ aimé autant pas en avoir treize. Mais on mène pas ça comme on veut.

— Damn it! ma femme pi moé on a décidé de mettre les brékes, déclara-t-il péremptoirement.

Moisan se tut, déconcerté, gêné. Comment pouvait-on parler ouvertement de pareilles choses? Il n’avait pas compris le mot. Mais pour lui il n’était pas douteux qu’il s’agit là de quelqu’une de ces pratiques monstrueuses dont M. le Curé avait parlé un jour à la retraite des hommes et qui ont pour but d’empêcher de s’accomplir les desseins de la Providence. Il détourna un peu les yeux.

La femme d’Alphée était assise à la table où Lucinda avait improvisé un réveillon et près d’elle s’était glissé Ephrem. Il la regardait de côté, sournoisement, toute audace perdue devant cette femme d’une espèce différente; détaillant à petites œillades furtives le visage aux yeux gris un peu troubles, la bouche mince et équivoque, la poitrine affichée où, lorsqu’elle se penchait pour boire son bol de thé, la blouse décolletée ne cachait plus les choses secrètes. Grace, par moments, levait sur lui des yeux amusés et avertis qui abattaient précipitamment les siens. Tout de suite ces deux-là avaient commencé de s’entendre; elle, attirée par sa force visible de rustre solide qu’elle devinait audacieux sous des dehors de bête domptée; lui, retrouvant en elle tout ce qui, de la femme, lui paraissait le plus désirable au monde: des vêtements qui ne soient pas de travail, une conversation qui ne soit pas de la terre, des soucis qui ne soient ni des bêtes ni des moissons. Il sentait surtout en elle la femme habituée à vivre au contact d’hommes divers, à sentir leur désir peser sur sa poitrine et lui serrer les hanches, et à lutter constamment contre lui. Il la croyait capable d’y céder sans hésitation, par un acte formel de consentement, et non par terreur ou par simplicité, comme celles qu’il avait eues jusqu’ici. Telle était du moins l’idée qu’il se faisait des femmes étrangères.

Entre eux s’était engagée l’éternelle joute qui ne pousse les sexes l’un vers l’autre que pour les faire se fuir aussitôt, cette lutte qui dans la ville remplace celle, plus directe, de l’homme contre la terre, femme aussi, et jamais soumises entièrement ni l’une ni l’autre.

Moisan mit tout le monde à table, sauf les petits qu’on avait recouchés. A un bout, Euchariste, Etienne et « Walter » causaient; ou plutôt celui-ci racontait au premier la vie qu’il menait là-bas, dans les grandes cités lumineuses de la République américaine, et tous deux se tutoyaient, joints sans hésitation par la mystérieuse affinité du sang. De temps à autre, ils remplissaient leurs verres vides à une bouteille que Lucinda, connaissant les convenances, avait mise sur la table. Sans dire mot, cette petite voyait à tout, apportant les plats et réchauffant la théière. Mais elle aussi n’avait d’yeux que pour l’étrangère. La blouse bleue de Grace eût si bien convenu à sa propre blondeur. Ephrem parlait toujours, d’une voix oblique et basse, l’autre écoutant autant des yeux que des oreilles, ne comprenant pas souvent les mots terriens et l’accent dur; mais heureuse de l’effet prestigieux qu’elle produisait. Et voilà qu’elle se mettait à moins les mépriser tous.

Albert n’était venu que quelques instants, le temps de saluer les visiteurs. Les enfants, dont celui d’Alphée, avaient été casés au mieux, trois par lit, pour faire place aux grandes personnes; et, de toute la maisonnée, seule vivait la cuisine tiède où la fumée des pipes moutonnait en nuages lourds sous les poutres basses du plafond.

CHAPITRE VI

Larivière, venu au Canada pour deux semaines, annonça son départ après huit jours à peine. Sa femme n’en pouvait plus d’habiter chez ces petites gens ignorants et rustauds, fils d’une race qu’elle méprisait de tout son orgueil d’Américaine de sang anglais. Le mari même commençait à sentir qu’elle le méprisait aussi d’affirmer sa parenté avec eux.

Ce lui était pourtant une détente, à lui, Américain et homme des villes étroites, que ce séjour en un pays si étranger; étranger non pas par la distance, qui était petite, ou par la langue, qu’il n’avait point complètement oubliée. Mais jusqu’ici il n’avait jamais quitté Lowell et ses rues animées où, le jour, un soleil cendreux cuit l’asphalte et où la nuit est vidée de son ombre et de son mystère par les lampes multicolores des affiches, que pour passer dans d’autres villes jumelles, où la poussière a le même goût d’huile et les gens le même air tendu et bousculé. Jamais il n’avait touché la campagne, n’était entré en elle. Cela lui faisait tout drôle, aujourd’hui, si bien que parfois il s’arrêtait au beau milieu d’un champ, surpris de se voir émerger des prés sans rien au-dessus de lui: ni hautes maisons, ni cheminées d’usines, ni réseau de fils parallèles; rien que, rarement, la boule hérissée d’un frêne ou les branches sournoises d’un saule bancroche; puis le vide immense jusqu’aux nuages qui passaient là-haut en procession magnifique à d’inconcevables hauteurs. Il se sentait perdu en même temps que délivré par cette suppression de tout ce qui habituellement entravait son regard et ses gestes. Il étendait le bras et ne rencontrait point de mur. Il posait le pied sur le sol, et le sol cédait doucement comme un tapis d’homme riche. Heureux, il l’était, sinon à l’aise.

Euchariste, lui aussi, aspirait un peu après son départ. Ils s’entendaient pourtant à merveille. Chaque soir les voyait, bruyants et communicatifs, dans une maison différente, jusqu’à Labernadie et plus loin, et partout l’auto des cousins faisait son effet.

Mais Moisan, qui au début avait cru devoir se réjouir de ce qu’Ephrem restât le soir à la maison en l’honneur des Larivière, avait déchanté en constatant qu’à tout moment, sous le moindre prétexte, son fils quittait l’ouvrage pour aller à la maison retrouver la femme d’Alphée. Si bien qu’un soir il n’avait pu se tenir de lui dire sous couleur de plaisanterie:

— Voyons, Ephrem, Alphée va finir par être jaloux!

Le fils rougit jusqu’aux oreilles et ses yeux se firent subitement troubles de colère. Mais le cousin:

— Well, ’Charis, ça c’est une bonne joke. Et il éclata de rire.

Quant à Grace, elle ne sourit même pas.

Aussi, quand ils parlèrent de partir personne sauf Ephrem, ne protesta que par politesse. Et la veille de leur départ ce dernier disparut en plein après-midi, pendant une bonne heure, alors qu’un orage menaçant aiguillonnait les bras. Puis Euchariste le vit qui montait lentement par les champs, mais avec cousin Alphée, absorbés tous deux en une conversation qui les faisait s’arrêter tous les vingt pas. Arrivés à portée de la voix, ils se turent. De quoi pouvait-il bien avoir été question? Pourvu que ce ne fût pas de la femme! Mais non, ils n’avaient pas l’air de se mésentendre.

Le seul qui protesta ouvertement contre le départ fut l’enfant, le petit Billy. Jamais il n’avait rêvé pareilles vacances, lui dont l’horizon chimérique avait toujours été bordé de murs étouffants. Après les premiers et inutiles efforts de sa mère pour lui garder son rang, il avait bien fallu lui prêter de vieux vêtements avec lesquels il pouvait suivre les cousins aux champs, à l’étable et jusque dans la porcherie, où il passait de longues heures à parler à un petit goret qu’il voulait à toute force emmener avec lui. Deux fois par jour il entraînait Pitou se baigner à la rivière et tous deux, incapables de se comprendre, ne s’en parlaient pas moins incessamment, finissant toujours par se deviner avec cette intuition qu’ont les enfants à qui tout et tous semblent amicaux.

Au moment de partir, Alphée embrassa les petits.

— C’est votre tour de venir nous voir à Lowell. Quand est-ce que tu viens, ’Charis?

— Oh! j’sus pas ben voyageux, Alphée, et pi la terre c’est pas comme la manufacture. C’est pas que j’aimerais pas ça; mais ça a pas l’air comme si j’étais pour quitter mon coin de si tôt.

— Well, si t’es trop slow pour venir, envoye un de tes boys pour quelques semaines. On y trouvera p’t’êt’ une job qui paiera son voyage. Comme ça, ça coûtera pas cher.

— Ben, pour ce qui est de l’argent, ça peut toujours se trouver, répliqua Moisan, piqué dans son amour-propre.

Et d’un ton plein de sous-entendus:

— J’ai toujours deux ou trois coppes de côté chez le notaire. Je ne dis pas non.

— Thank you very much, cousin, and au revoir, dit Grace. Come on, Walter.

Ils démarrèrent dans une pétarade.

— Good bye.

— Bonjour, bonjour.

— Au revoir. Good bye, dit Ephrem, le dernier.

Il sembla à Euchariste qu’il avait échangé avec Grace un ultime sourire complice...

La vie de la ferme reprit son tran-tran sans autre changement que de voir Ephrem quitter de moins en moins la maison pour aller godailler ici et là comme autrefois. Mais ce que ne comprenait pas le père, c’était qu’il lui demandât de l’argent tout aussi, sinon plus souvent, qu’autrefois. Jusqu’à ce qu’un jour il crut deviner: Ephrem faisait des économies!

Ce changement inespéré dans la conduite de son fils apportait à son bonheur la dernière touche. Certes, à voir Euchariste Moisan, on eût dit un paysan semblable à tous les autres, à ses voisins; comme eux peinant dur et toujours geignant sur la dureté des temps; le front, comme un pré lourd, labouré par les soucis, les inquiétudes et les sueurs; la peau terreuse et semblable de grain aux mottes brisées par la herse avec, au bout des bras épais, les nœuds durs des doigts. Ses habits étaient d’un pauvre; il en coûtait trop cher pour vêtir tous les ans de chaux fraîche les bâtiments, et les champs chaque année de leur simarre de blé d’or ou de trèfle rouge, pour que l’on pût songer à gaspiller en nippes pour le maître des champs et des bâtiments. En effet, auprès des gens de la ville, il avait presque l’air d’un gueux.

Mais il ne l’était point et ses yeux démentaient tout le reste. Le regard y coulait assuré comme une eau qui, consciente d’avoir fait tourner le moulin, glisse satisfaite entre les broussailles de ses rives. Justement c’était cela. Tout doucement venait l’eau au moulin de Moisan. Les hivers passaient, laissant la terre de Moisan reposée, revigorée, affamée de semence et prête à une nouvelle gésine. Les printemps passaient, et quand ils hésitaient encore sur le seuil de juin, un fin velours vert couvrait déjà les champs de Moisan. Passaient les étés, et toute cette encombrante richesse était avalée par les granges et les fenils de Moisan, les champs pelés livrés aux bêtes. Et l’hiver venu, chaque année Euchariste Moisan entrait un beau jour chez le notaire, à Saint-Jacques.

— Bonjour, m’sieu Boulet!

Il prononçait Boulé, comme tout le monde dans la région.

— Ah! c’est toi, ’Charis. Qu’est-ce qu’il y a pour ton service.

Il y avait toujours la même chose. D’une vieille bourse de cuir, le terrien sortait des billets de banque et des pièces d’argent qui allaient rejoindre leurs aînés dans le coffre-fort du notaire. Et l’argent compté et recompté sous ses yeux, avant que son bien ne disparût dans la profondeur du coffre, hors de son atteinte:

— Ça fait combien, à c’t’heure, m’sieu Boulet?

M. Boulet sortait un grand registre. Et l’homme restait là, la respiration éteinte, les yeux pointus, pendant l’énumération des remises annuelles, comme s’il eût craint de voir s’échapper les écus par la porte grande ouverte, pour peu qu’il eût été distrait. Il se redressait un peu vers la fin, quand il entendait:

— Plus les intérêts de cette année à cinq du cent...

Mais il ne se levait point que le coffre ne fût refermé, bien solidement.

Ce jour-là était maintenant un des seuls de l’année, avec les fêtes, où Euchariste Moisan rentrait chez lui un peu gris, plus encore de contentement que de whisky blanc.

Certes, il eût été bien empêché de dire quel instinct le poussait ainsi à thésauriser. Il n’avait pas à craindre la vieillesse, puisque son capital était là, trente arpents de bonne terre qui ne devaient rien à personne, payant tous les ans leur rente généreuse et n’exigeant de lui que ce qui est naturel à l’homme et ne coûte rien: du travail. A présent que son Oguinase avait terminé ses études, il n’avait assurément plus besoin d’argent, puisque ses fils n’auraient qu’à vivre à même la ferme. Et pourtant, sans être rapiat, il liardait sans que jamais l’envie lui vînt de faire danser ses écus au soleil plutôt que de les enterrer dans le coffre-fort du notaire. C’était là une force plus puissante que lui, un de ces tropismes communs aux hommes et aux animaux; comme les fourmis qui entassent au fond de leurs galeries une provende pour des générations qu’elles ne verront point, dont elles ne connaissent même pas l’existence future. Un instinct impérieux et majeur, hérité de ses ancêtres, les paysans normands ou picards qu’il continuait, comme les continueraient ses fils, ses petits-fils, et les lointaines générations qui sont l’avenir fait chair.

Etienne tenait de lui, économe et laborieux, incapable d’estimer en argent les heures de travail, la sueur du front et la fatigue des bras, tant travail, sueur, fatigue sont choses sans valeur, tant l’argent représente beaucoup. Non que l’un et l’autre, et tous les paysans comme eux, fussent foncièrement avares. Non! Mais ce qui les régissait, c’était le sentiment obscur que l’argent qui vient de la terre appartient à la terre qu’il ne faut point voler. Chaque balle de foin, chaque boisseau de blé vendu les attachait plus étroitement à cette terre bonne et maternelle, généreuse et exigeante.

Etienne allait bientôt prendre femme; mais il n’eût pas songé à le faire autrement qu’à l’automne, afin que même la fondation d’un nouveau foyer ne vînt retarder les travaux.

A temps perdu, il remettait en état la maison bien décrépite où Euchariste autrefois avait failli s’installer avec Alphonsine. Un moment on avait hésité, tant les planchers semblaient avariés, les murs ulcérés d’humidité; mais le gros œuvre n’avait pas failli, depuis cent cinquante ans.

Il s’en était ouvert à son père, espérant un peu qu’il lui serait possible de loger dans la grande maison, lui et sa femme, une Lamy qu’il avait connue dans une veillée et que deux fois le mois il allait voir chez son père, à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, dix-sept milles en amont. Mais la maison paternelle n’était pas trop grande pour la famille actuelle. A part Euchariste et Etienne, il y avait Albert, Ephrem, Eva, Lucinda, Orpha, Pitou et Marie-Louise, sans compter Oguinase à qui il fallait bien donner la grand-chambre aux vacances du Premier de l’An et d’été. Pour le moment, donc, il avait été décidé que le nouveau couple habiterait la vieille maison rafistolée. Plus tard, lui avait laissé entendre le père, lorsque Ephrem se serait marié à son tour, c’est à Etienne, en tant qu’aîné, que reviendrait la maison neuve. Pour Ephrem, il pourrait prendre à son tour la vieille habitation.

Ce qu’Euchariste n’avait pas dit, c’est qu’il avait une pensée derrière la tête. Il lui eût répugné de voir Ephrem, qui malgré tout était resté son favori, moins bien logé que son frère; en temps opportun, il pourrait lui prêter de quoi acheter une terre. Celle des Bertrand lui avait échappé, vendue à un étranger tandis que lui barguignait dans l’espoir de l’obtenir sans avoir à sortir d’argent, effrayé surtout par la décision à prendre. Bah! quand le moment serait venu, il s’en trouverait bien une à son gré et que, cette fois, il ne laisserait pas passer.

Les noces se firent en octobre, sans dépense exagérée, comme il convient. Il n’y eut d’anicroche que pour Euchariste qui, sorti prendre l’air pendant la soirée, se trouva nez à nez avec sa Lucinda qui se laissa serrer d’un peu de près par un gars de la noce. Et ce n’était pas la première fois. Mais chaque fois il n’en pouvait croire ses yeux, ni ses oreilles quand des voisins faisaient des allusions mi-méchantes, mi-taquines. En trois ans elle avait forci jusqu’à être aussi grande que son père, avec une poitrine dont elle n’avait pas pudeur et des yeux accueillants de jolie bête familière. Pour lui ce n’était qu’une enfant, quand d’autres probablement savaient déjà que c’était une femme.

Un jour de l’année suivante, Ephrem était à lire le journal hebdomadaire lorsqu’il releva la tête:

— Quiens, une nouvelle, dit-il, i’ paraît qu’i’ va y avoir la guerre dans les vieux pays.

Les vieux pays, c’était tout ce qui n’est ni le Canada, ni les Etats-Unis, tout ce qui est loin et dont parlent les histoires qu’on apprend à l’école.

Euchariste et Albert étaient installés à la table, jouant aux dames.

— Où ça? demanda Albert, en poussant un pion.

— Attends un peu... Les Russiens avec ceusses de l’Aut... l’Autriche.

— Qu’est-ce qu’il leur prend à ceux-là?

— I’s le disent pas.

Euchariste avait mis à profit la distraction d’Albert: « Une, deusse, et troisse et quatre et dame », en ravinant le jeu de son adversaire. Puis, satisfait, à Ephrem:

— Ben! i’s peuvent toujours se battre! Pour ce que ça nous dérangera!

Mais le samedi soir suivant, Ephrem ne s’était pas assis qu’il annonça les grandes nouvelles, lues dans le journal qu’il apportait du bureau de poste:

— Vous savez pas? L’diable est aux vaches dans les vieux pays. I’s sont tous poignés les uns avec les autres. Y a la Russie, pi... l’autre pays, pi un autre, pi y a l’Angleterre étou, pi l’Allemagne...

Albert s’était retourné tout d’une pièce. Mais sa voix restait quand même calme.

— Et puis la France?

— Ben oui! Je l’ai dit, la France avec.

Dans le silence on entendit un bruit lointain de toscin: un bidon que le vent balançait sur un piquet. Sous les solives basses, il parut que le nuage de fumée des pipes s’immobilisait et lourdement descendait sur les hommes. Euchariste avait subitement songé à Albert qui était des vieux pays, bien qu’il n’eût jamais précisé duquel. Machinalement il tourna un peu la tête vers lui, mais en évitant de le regarder trop franchement. Albert avait pris le journal et, impassible, lisait rapidement.

— Qui c’est qui se bat contre qui, Albert? s’enquit Lucinda.

— Voilà: il y a d’un côté l’Autriche-Hongrie avec l’Allemagne, la Turquie et probablement l’Italie. De l’autre, la France, la Russie, l’Angleterre, la Serbie, la Belgique et puis... et puis tout le monde, quoi!

— Ah! pourquoi faire, j’me demande un peu. Mais... des fois?...

Albert devina la question comme s’il se la fût posée à lui-même.

— D’abord ce n’est pas possible, c’est trop stupide. Et puis, si c’est vrai, ça ne durera pas deux mois. En tout cas... en tout cas, moi, je suis Canadien. Je suis Canadien depuis douze ans; ça ne me regarde pas. Et puis... et puis... j’m’en fous, vous m’entendez?

Moisan ne répondit rien, tiraillé lui-même par deux sentiments contraires qui se faisaient péniblement jour en lui. La France! Parmi tous les autres noms de pays, celui-là avait détonné un peu. Ce n’était pour lui qu’un nom, mais qui n’avait pas aux lèvres le même goût que les autres. Il n’était que de se rappeler les vieux et leur façon, même les plus rudes et les plus hargneux, leur façon adoucie quand ils prononçaient ce nom soyeux comme un nom de femme jadis aimée. Et, d’autre part, il y avait l’impossibilité surtout de concevoir ce qui se passait ailleurs, si loin d’ici, chez des hommes inconnus qu’agitaient des passions, des violences que jamais lui, Euchariste Moisan, n’avait éprouvées. Comment ces gens-là pouvaient-ils songer à se battre alors que la moisson n’était pas encore faite?

Par la porte grande ouverte entrait la chaleur humide, voluptueuse, énervante, de la nuit de mi-été dont les douces vagues faisaient onduler le grincement des grillons cachés entre les fentes de la véranda.

Puis lui vinrent à l’esprit les paroles de M. le Curé: « La France sera punie; elle a chassé les prêtres. » Voilà que tout redevenait clair.

Albert s’assit résolument dans la grande chaise berceuse:

— Bah! ils se battront bien sans moi.

La fumée des pipes voletait, légère, et filait en longs rubans vers la nuit, par les ouvertures béantes. Mais Ephrem qui avait repris le journal:

— P’pa, p’pa, tu me crairas p’t’êt’ pas; mais sais-tu que le foin s’est vendu quinze piastres à Montréal?

— Voyons, ça doit être une trompe, Ephrem, dit Euchariste, impressionné cette fois.

— ...Ben non! Quiens, l’avoine est vendue à une piastre et trente-cinq le minot!...

Combien la nuit était douce et savoureuse! Euchariste songea que derrière lui, sur trente arpents de long et cinq de large, se dressait en rangs serrés l’innombrable armée des avoines et des foins, bien droits et bien vivants, bruissant imperceptiblement sous le dais sombre de la nuit, et demain, frissonnant de la joie de vivre sous le soleil des midis. Bientôt, dans deux semaines, la faucheuse passerait, tranchant d’un coup brutal les tiges, les jetant bas par longs andains réguliers, avant même que les épis n’aient eu le temps de s’ouvrir pour jeter en terre la semence féconde.

Bon!

La récolte serait fameuse et se vendrait bien.

CHAPITRE VII

Et lorsque ce fut l’heure et le jour, après fenaison terminée, chaque tige de grain fut coupée par la moissonneuse-lieuse attelée de trois chevaux et dont toute la journée on entendait au loin la crépitation; tandis que de son siège dur Euchariste percevait sous lui le froissement doux des épis tombant sur la toile du transporteur. Les rênes passées au cou, les mains sur les commandes d’élévation et de pointage, il régnait sur la plaine avec, au-dessus de lui, le large mouvement d’ailes de la rabatteuse tournante. Et toutes les cinq secondes, car avoines et blés étaient bien fournis, un déclic annonçait la chute d’une gerbe blonde liée de chanvre blond. Derrière, Albert, Etienne, Ephrem et Napoléon, tous les hommes de la maisonnée, fourchaient les gerbes et les dressaient en ruches qui donnaient au champ l’aspect d’un village de paillottes. Et rien ne restait d’autre que le tapis ras et doré du chaume.

Mais, venu le temps de battre le grain, Albert n’y était plus. Lui, qui jamais ne prenait un journal, s’était mis à suivre les événements de là-bas, d’abord avec un air intéressé quand on sut les premiers succès des Alliés dans les vallons d’Alsace. Puis, à chaque dépêche qui laissait deviner l’avance allemande à travers les affirmations de victoires, il avait haussé les épaules comme pour jeter bas un sac trop lourd.

Et voilà qu’un soir, il se leva brusquement, tout pâle, hésita, jeta par terre la feuille qu’il lisait et sortit sans mot dire, dans la nuit. Euchariste ramassa le journal. Il chercha quelle nouvelle avait pu bouleverser ainsi son employé. Il lut les titres qui citaient comme chaque jour des pays, des noms inconnus; qu’y avait-il là qui pût troubler un homme d’ordinaire aussi calme qu’Albert? Euchariste passa aux pages intérieures, chercha la cote du foin, vit qu’il avait touché dix-huit piastres et vingt-deux sous et sourit presque en songeant à son fenil, plein jusqu’au faîte.

Mais quand le lendemain matin, Albert, qui n’était rentré de la nuit, le prit à part et lui dit simplement:

« Monsieur Moisan, il faut que je parte », il se rendit compte que ce qui se passait là-bas, si loin d’eux, était venu toucher au fond d’une calme paroisse du Québec un homme paisible qui jamais pourtant n’avait apparemment souhaité de mal à âme qui vive, qui jamais n’avait désiré la terre ni la maison du voisin. Il comprit surtout que la guerre, c’était le départ. Ses fils à lui ne partiraient pas, puisque cela ne les touchait point. Mais il pouvait bien en être autrement de l’homme qu’il avait en face de lui, de cet homme qui jamais n’avait été complètement des leurs, malgré onze ans passés sur les mêmes trente arpents de terre, cette terre-ci.

— Comme tu voudras, Albert, c’est toé qui sais.

— Je ne peux plus rester, monsieur Moisan, ça n’est plus possible, quand je pense que ces cochons d’Alboches sont en France!

— Ouais!

— Je m’en vais. Oh! pas pour longtemps. Vous pouvez être tranquille, je serai de retour pour les foins prochains, au plus tard.

— Fais à ton idée, Albert, t’es ton maître. C’est toé qui sais. Mais... (il hésita à poser une question si directe) ...mais j’pensais que tu voulais pu retourner là-bas.

— Ah! on dit ça, monsieur Moisan. Je peux bien vous l’avouer aujourd’hui..., c’est pour ne pas être soldat que je suis parti autrefois. J’ai déserté; cela, c’était facile. Tandis qu’aujourd’hui...

Il ne trouvait plus ses mots, lui à qui d’habitude tout venait si aisément. Il regardait autour de lui et se demandait comment quelques signes lus sur un papier avaient pu subitement lui rendre à ce point étrangères toutes ces choses, ce ciel, cet horizon, qu’il avait dès longtemps cessé de voir tant ils lui étaient familiers. Et voilà qu’il regardait aussi cet homme aux cheveux à peine grisonnants, en pleine force, auprès duquel il avait passé onze ans. Et la question qui lui venait était non pas pourquoi lui, Albert Chabrol, Français insoumis, allait partir, mais bien pourquoi l’autre ne disait rien, rien, et ne partait pas. Le véritable déserteur, n’était-ce pas cet homme-là, de sang français aussi, et que les malheurs de la Patrie laissaient ainsi impassible?

Ils se séparèrent le lendemain. Et l’un comme l’autre sentit que, quoi qu’il arrivât, ils ne se reverraient jamais.

Ce départ, au fond, ne désola pas outre mesure Euchariste Moisan. Certes, il devait bien un peu à Albert, indirectement, sa réputation de presque richesse. Il ne se faisait pas faute lui-même de dire à l’occasion: « Tant plus qu’y a de monde sur une terre, tant plus que ça paye. »

Mais il ne lui en était pas moins dur de verser les gages de son mercenaire à la fin de l’année. Sans compter que chez certains, des jaloux, la considération n’allait pas sans quelque reproche. Albert n’avait jamais été tenu en très grande amitié par cette société étroite avec qui il frayait le moins possible, cette société circonscrite au voisinage et pour qui l’homme de la paroisse contiguë est déjà un demi-étranger; qui ne s’agrège jamais quelqu’un venu du dehors ni même ses fils. Il n’y a vraiment fusion qu’après deux générations.

Ce d’ailleurs dont on lui gardait soupçon était ses opinions religieuses. Non qu’il les eût jamais exprimées. Mais c’est là la première chose que l’on suspecte chez tout forain et surtout chez un Français de France. Il avait fini par faire comme tout le monde, par aller de temps à autre à la messe le dimanche, plus cependant par désœuvrement que par croyance.

Tout cela, certes, eût été sans importance majeure pour Euchariste si le Curé ne lui en eût témoigné quelque secrète répréhension. De même pour Oguinase, qui lui avait demandé un jour pourquoi on gardait cet étranger et avait laissé entendre qu’il pouvait avoir sur Ephrem une mauvaise influence. Il avait même mentionné Lucinda, ce qu’Euchariste n’avait jamais bien compris. Lucinda, une enfant! Ce qui lui avait été dur, par exemple, avait été de se voir écarter du poste honorable de marguillier auquel il semblait que sa situation et son âge, cinquante ans bientôt, lui donnassent un droit indéniable; des envieux, toujours, lui avaient chuchoté que la présence chez lui d’un individu sans foi empêchait qu’il ne fût choisi.

Preuve lui en fut donnée; aux premières élections qui suivirent le départ d’Albert, le Curé le fit élire au banc d’œuvre.

Quand Athanase Picard, qui s’était entendu au préalable avec M. le Curé, proposa son nom, il y eut, dans le coin où se tenait Phydime Raymond, un petit mouvement. Mais, avant qu’on ait eu le temps de se lever, M. le curé avait dit:

— On a proposé Euchariste Moisan comme marguillier pour l’année. Si quelqu’un a des objections?...

Et tout le monde s’était tenu coi. Les jaloux n’avaient eu qu’à se clore le bec.

Le dimanche suivant, le curé, parmi les avis de la semaine, annonça « une grand-messe chantée pour le repos de l’âme de feu Ephrem Moisan, offerte par Euchariste Moisan ». Il lui devait bien cela, au pauvre vieux à qui de si longtemps il n’avait point pensé. Tout en avant, Euchariste était assis au banc d’œuvre, le seul banc capitonné de toute l’église, à côté d’Athanase Picard.

Désormais, quand il sortait de l’église un des derniers, il s’arrêtait un instant sur le perron où les hommes par petits groupes allumaient leur pipe en échangeant les nouvelles de chaque terre.

« Bonjour, monsieur Moisan. — Ça va bien, monsieur Moisan? — Salut, monsieur Moisan », lui disaient poliment les jeunes.

« Quiens, bonjour, ’Charis. — Sacré ’Charis, le v’là encore avec un chapeau neu’. — Dis donc, Moisan, qu’est-ce que tu penses qu’on devrait décider pour l’école? » disaient les gens de son âge. Et c’était cela surtout qui le flattait, que rien ne se fit plus dans le rang et même dans la paroisse sans qu’on prît son avis, à lui, Euchariste Moisan, orphelin de père et de mère, recueilli par charité chez l’oncle Ephrem, mais qui depuis... Il était naturel qu’on fît opiner un homme qui avait si bien réussi dans ses propres affaires. Tout le monde savait qu’il n’était pas un « sans-génie », tant s’en fallait; pensez donc! un homme qui avait des mille chez le notaire, à ce que disaient les gens renseignés.

Mais les plus beaux jours étaient ceux, trop rares, où Oguinase venait à la maison paternelle. Il était prêtre maintenant, depuis trois ans bientôt, vicaire dans une paroisse lointaine, une paroisse nouvelle et plutôt pauvre. Certes, ce n’était pas là ce que le père avait rêvé pour son fils, et sa déception avait été grande quand il était allé voir la petite église à revêtement de bardeaux verts au milieu d’une triste assemblée de cahutes. Le presbytère, heureusement, avait meilleure apparence, avec les larges baies percées dans la brique neuve. Il n’avait cependant été consolé que le jour où enfin il avait obtenu qu’il vînt à la maison passer un dimanche. M. l’abbé Moisan avait chanté la grand-messe, celle à laquelle assistent tous les gens de la paroisse, sauf les femmes du village qui se contentent de la basse, quand toutefois elles ne les entendent pas toutes les deux.

Il en avait pleuré d’émotion; c’était un peu la réalisation de son rêve qui était de voir Oguinase occuper la cure de Saint-Jacques, une des cures les plus grasses du diocèse. Cela viendrait peut-être avant longtemps, ce couronnement de sa vie, après quoi il pourrait mourir tranquille, estimé et surtout envié, après une vie parfaite, récompense de son travail.

Il le voulait d’autant plus qu’Oguinase s’exténuait, dans son fond de diocèse, à faire le travail d’un vieux curé quasi impotent, rudânier et quelque peu mal endurant. Il avait beau lui recommander de se ménager, chaque fois il le trouvait amaigri, les traits plus tirés et les yeux plus caves, avec des épaules voussées et une toux qui lui coupait la parole.

— J’cré qu’on te soigne pas ben dans ta paroisse, Oguinase. T’as encore maigri.

— Mais non, papa, je t’assure, on me nourrit très bien. Il y en a toujours trop.

— Ouais! j’connais ça. Tu devrais changer de ménagère; la celle que vous avez se force pour faire des p’tits plats. Mais c’est pas c’qui’ faudrait pour te remettre su’ le piton; d’la bonne soupe aux pois, épaisse qu’on peut y planter la cuiller, comme celle-citte, quiens! Pi des bonnes crêpes au lard. Pi, pas de levage la nuit.

— Voyons, son père, y faut bien aller aux malades et un prêtre ne peut pas laisser mourir un chrétien sans sacrements.

— Ouais!

Comme c’était beau, un prêtre, tout de même!

Ses autres fils aussi lui donnaient du contentement, malgré quelques disputes par-ci par-là avec Ephrem; ne s’était-il pas mis en tête de faire acheter une machine qui s’appelle un tracteur, pour remplacer les chevaux?

— Ecoute, mon gars, avait répondu Euchariste, le progrès, moé, j’sus pour ça, tout le monde le sait. J’ai eu le premier centrifuge de la paroisse et je me suis quasiment battu avec mon oncle Ephrem pour acheter une lieuse. Mais y a des choses qui sont pas nécessaires. J’en ai rencontré un qui en avait un tracteur à gazoline. Y a tout ruiné sa terre avec.

— Voyons p’pa qui ’s’qui t’as raconté ça! Nomme-le donc, voir.

— C’est pas des ci pi des ça, on a des j’ouaux, pi c’est pas ça qui les remplacera. Pendant que tu y es, propose donc d’acheter une automobile.

— Pourquoi pas? Les Barrette en ont ben une!

— Ouais, des fous! Va donc plutôt voir la clôture du champ ous’que sont les moutons! Tu vas faire rire de toé.

A part ces lubies et quelques vagues allusions occasionnelles aux Etats-Unis, Ephrem, tout comme Etienne, travaillait raisonnablement. Ce dernier avait déjà trois enfants et la vieille maison des Moisan, rafistolée, vivait aujourd’hui d’une seconde vie.

C’était un vrai paysan qu’Etienne, un vrai paysan par le sérieux et l’application, sans âge aussi comme beaucoup de ceux qui vivent en contact avec la grande immortelle, la Terre, et se penchent sur elle constamment avec un sentiment mêlé d’affection, de respect, d’entêtement, mais jamais de crainte; au contraire de l’ouvrier sur sa machine. Car la machine peut être sournoise et mesquine. La terre, elle, ne fait rien que de grand et de large, soit qu’elle se donne ou qu’elle se refuse, qu’elle laisse la charrue éventrer sa chair féconde ou que, indifférente au désespoir des hommes, elle fasse le gros dos sous la grêle mitraillant sa toison d’épis. Comme les autres, comme son père et comme les voisins, si après des jours de sécheresse menaçante la pluie désirée se mettait à rouler pendant des jours et des semaines les caissons de ses nuages, Etienne ne savait que se terrer dans la maison ou l’étable d’où regarder pesamment l’horizon noyé, cherchant du côté de l’ouest les signes annonciateurs de la bonace. Et, visiblement, il escomptait la propriété de cette terre qui devait normalement, fatalement, lui revenir. Euchariste croyait parfois percevoir chez son fils certains indices révélateurs de ce sentiment; il avait parfois l’impression que quelqu’un, Etienne, le poussait traîtreusement dans le dos, cherchait à lui enlever de sous les pieds cette terre pourtant bien sienne.

Et c’est un peu pour cela qu’il gardait pour Ephrem une préférence qui n’avait jamais complètement disparu. Aussi, quand le second fils avait un jour répondu à quelque reproche par un: « J’su’ pourtant pas pour m’échigner sur la terre qu’est pour un autre », il lui avait clairement laissé entendre qu’un de ces jours, avant longtemps, il lui en donnerait une à lui, tout à la joie de voir qu’Ephrem songeait tout de même à la terre et n’avait apparemment plus l’idée à déserter.

Le plus jeune de ses fils suivait sa vocation.

Désormais, au lieu de sculpter dans le bois tendre des motifs ingénus et inutiles, Pitou apprenait à manier le rabot et la scie chez Barnabé Boisclair, qui s’était bâti maison au hameau et courait le rang avec son apprenti à la recherche de travaux à faire.

Lucinda, comme elle le promettait, était devenue la belle du canton. Entourée de soupirants, elle ne se hâtait pas de faire chanter les cloches; sûrement, quand elle voudrait, elle pourrait choisir. Restaient Eva, Orpha et Marie-Louise, la première pas pour longtemps; bientôt elle irait rejoindre Malvina chez les Sœurs, cela était visible. Deux religieuses et un prêtre, le Bon Dieu n’aurait pas à se plaindre et saurait en retour se montrer généreux.

Tout ce qu’Euchariste lui demandait, à part les petites choses précises de tel ou tel moment, un peu de pluie, ou la guérison d’une bête, c’était que la vie continuât pour lui telle quelle, avec de belles moissons se vendant bien. Ne disait-on pas dans la région en façon de proverbe: « Chanceux comme ’Charis Moisan »?

Deux fois la semaine, il allait porter à la gare des caisses d’œufs qu’un marchand de la ville lui payait le prix fort. Avisé en affaires et prudent, point pressé, il semblait deviner quand il fallait vendre et quand garder. Il avait mis le comble à sa réputation d’habile homme quand il avait refilé à un agent de l’Etat venu acheter pour la remonte de l’armée tous les chevaux disponibles, une bête de cinq ans cousue de rogne et qu’il avait si bien maquignonnée avec l’aide d’Ephrem que l’acheteur n’y avait vu que du feu. D’autres disaient que tout le profit n’avait pas été pour Moisan; mais une seule chose comptait: il avait fait une belle affaire. Comme toujours, le chanceux!

D’ailleurs, tout se vendait au mieux, foin, grain, œufs, crème, légumes. Plus la terre était généreuse et plus, semblait-il, il y avait d’acheteurs. A se demander où passait tout cela. Mais qu’importait? Il suffisait au paysan de voir s’enfler qui son bas de laine, qui son dépôt chez le notaire. La Banque Nationale était même venue ouvrir une succursale au village; mais Euchariste, lui, n’avait pas confiance; il préférait s’en tenir au notaire avec qui, au moins, il pouvait causer et qui tous les ans ajoutait au reste dans son grand livre l’intérêt de l’année. Non, jamais la terre n’avait été si généreuse. Si bien que lorsque le Curé, suivant les instructions de Monseigneur, faisait faire des prières publiques pour la cessation de la guerre et le retour à la paix, les paysans rassemblés dans l’église se demandaient intérieurement où l’on avait l’idée de vouloir à toute force ramener le temps où les fruits de la terre se donnaient quasi pour rien. Ils n’en priaient pas moins, par obéissance et habitude, mais d’une voix faible, avec l’espoir enfantin que le Ciel pourrait bien ainsi ne pas les entendre ou du moins se rendre compte qu’ils ne tenaient pas tant que cela à voir exaucer leur prière.

Parfois, dans les champs, Euchariste, s’arrêtant de travailler pour échanger quelques paroles avec un voisin ou avec ses fils, se penchait machinalement pour prendre une poignée de cette terre inépuisable et bénie, de cette terre des Moisan, que personne n’eût pu blesser sans atteindre en même temps cruellement les hommes qui y vivaient enracinés par tout leur passé à eux, et par toute sa générosité, à elle. Doucement il la savourait de ses doigts auxquels elle adhérait, mêlant sa substance à la sienne. Puis il se mettait à l’émietter, d’un mouvement du pouce glissant sur les autres doigts, le mouvement de celui qui pièce à pièce compte les écus de sa fortune.


Automne


CHAPITRE PREMIER

Tandis que, pour certains, l’avenir jusqu’à sa consommation reste sujet aux bourrasques du caprice des hommes et du hasard des choses, Euchariste Moisan pouvait désormais contempler placidement sa route; tout droit derrière, tout droit devant; à travers les champs inégaux des années, l’une blonde du souvenir de récoltes heureuses, l’autre lourde de paître un plus beau troupeau. Un chemin calme creusé d’ornières profondes par l’usure continue des mêmes gestes; parfois coupé de ressauts ou de flaques troubles; souvent ombragé; rarement brûlé de soleils cuisants. Un chemin paisible et long, monotone peut-être, mais qui se traçait droit comme un bon sillon; une douce montée vers le terme de l’horizon où il viendrait à disparaître en une cassure brusque et nette, en plein azur, un jour, plus tard.

Il le savait, car la terre lui en était témoin; et que planté en plein terreau, à la merci des vents et des saisons, il n’entrait dans la succession des choses que passivement, pour les subir ou en tirer profit. Car il sentait, obscurément, que toutes ces vicissitudes n’étaient que les expressions fugitives d’un persistant visage. L’orage? un geste. L’hiver? un somme. Et là-dessous, toujours, la terre constante, éternellement virginale et chaque année maternelle. Cela lui donnait comme une certitude de durer, dans la continuité des générations qui sont les années des hommes du sol. Tandis que l’homme des villes, sans cesse mobile et passager au milieu des choses passagères et mobiles qu’il crée, détruit, recrée, ne saurait vivre que d’une vie précaire et momentanée.

Comme son oncle, comme ses pères, comme tous les siens, il était heureux de ce bonheur tiède des gens qui ne s’interrogent point, qui connaissent la futilité de tout geste qui n’est pas utile, de toute pensée qui n’engendre pas un acte. Il disait souvent:

« Laisse-toé mener par la terre, mon gars, elle te mènera p’têt’ pas ben loin; mais en tout cas, tu sais ous’que tu vas. »

Ou encore.

« Y a deux choses de plus connaissantes que nous autres dans le monde: le curé, pi la terre. »

Et c’est ainsi qu’Euchariste Moisan, solidement enraciné à ses trente arpents de glèbe laurentienne, cheminait vers la vieillesse et la mort placide des gens de terre, sûr que, lui tombé, il resterait toujours un Moisan sur cette glèbe; toujours. Au moins un.

Oguinase, lui, avait pris la seule avenue qui puisse élever quelqu’un au-dessus de la terre. Jusqu’à son ordination, chaque été, de brèves vacances l’avaient ramené pour quelques jours à la ferme. Et ces jours-là la maison tout entière prenait quelque chose de sacerdotal, un peu de cette atmosphère des presbytères où les femmes se sentent diminuées, comme le veut l’Eglise. Oguinase avait cette austérité des néophytes, lui qui allait recevoir plus qu’un second baptême: le sacrement magnifique qui l’exalterait, l’ennoblirait, le placerait au-dessus et en dehors de l’humanité.

Son dernier séjour cependant, et par la faute de Lucinda, avait été malheureux et abrégé.

Pour celle-ci, la jeunesse avait tenu les promesses de l’enfance. Elle avait grandi en joliesse mais sans ces calmes et doux yeux de brebis que l’on voit souvent aux filles de la terre, braves devant le travail et les maternités, mais craintives et timides devant l’étranger.

Longtemps le zèle d’Oguinase avait espéré l’entraîner à la suite de Malvina, sa sœur aînée, qui depuis six ans bientôt portait la bure moniale des Franciscaines; Eva l’avait suivie sur cette route bienheureuse et douce. Ne connaissait-on pas des familles qui mouraient au monde pour refleurir tout entières à Dieu? Les Racicot, de Labernadie, avaient de leur sang deux prêtres, dont un missionnaire en Chine, et quatre religieuses. Mais ses efforts avaient été vains. Bien plus, il sentait que sur elle, comme autrefois sur Albert, il ne pouvait rien. Et il s’était mis à lui en vouloir de ce qu’elle le traitât simplement comme son frère.

Pour comble, elle avait un jour annoncé son départ pour la ville où elle s’était d’abord placée chez le vieux Dr Demers, frère de l’ancien curé. Puis, après quelques mois, elle avait pris le chemin de la filature, comme tant d’autres.

Et depuis, de temps à autre, rarement, de plus en plus rarement, elle venait passer un bout de dimanche chez ses parents. Au début, éblouie de ses douze dollars de gages, impressionnée de toucher à chaque paye plus d’argent liquide qu’elle n’en avait vu de sa vie, chaque mois elle prêtait quelques dollars à son père qui lui en donnait reconnaissance écrite, comme il se doit. Et quand sa sœur puînée, Orpha, avait besoin de quelque franfreluche, c’est à Lucinda, à la ville, que l’on s’adressait; plus souvent qu’autrement, elle ne se faisait point rembourser, toute fière de pouvoir faire la magnifique.

Mais elle avait rapidement changé, et désormais c’est elle qui demandait à son père des prêts sous les prétextes les plus extraordinaires. Depuis qu’elle était entrée à la filature, elle portait des robes de couleurs vives, se vêtait, comme une dame, de soie artificielle. Mais sous le fard, ses joues avaient pâli.

L’orage éclata des semaines plus tard. Oguinase passait quelques jours à la maison et le matin de ce dimanche-là, toute la paroisse avait assisté à la grand-messe chantée par le fils d’Euchariste Moisan. Euchariste lui-même, en sa qualité de « marguillier en charge », rayonnait au banc d’œuvre. Dans l’après-midi, Lucinda s’était arrêtée en passant avec un ami de la ville qui portait des gants jaunes et une cravate éclatante. Elle avait une robe neuve de taffetas vert sans manches qui offrait la chair appétissante de ses bras nus. En la voyant ainsi accoutrée, l’abbé Moisan s’était levé, le visage dur; et, devant tout le monde, il lui avait dit:

— Tu n’as pas honte, toi, sœur de prêtre, de te montrer ainsi quasiment nue, comme une bonne à rien; surtout devant moi!

Mais elle, qui avait pris à la ville un invraisemblable aplomb:

— Si ça te fatigue, t’as qu’à pas me regarder!

Cela avait été une stupeur et Oguinase en était devenu tout blanc. Quant à Euchariste, il s’était immobilisé, souffleté doublement, dans son orgueil de père de prêtre et dans son respect de chrétien. Mais avant qu’il eût eu le temps d’intervenir:

— Très bien! dit Oguinase. Je quitte cette maison où l’on ne respecte ni la décence, ni même l’habit trois fois saint que je porte.

Et, sans attendre un seul instant, il avait pris son chapeau et son sac et s’en était allé, à pied, sur la route, vers le village.

Et depuis, ni lui ni Lucinda n’étaient revenus à la maison paternelle.

Ce fut le père qui, de rares fois, et emmenant tantôt l’un, tantôt l’autre des plus jeunes enfants, lorsque les travaux et la température le permettaient, dut se rendre à Saint-Isidore, à neuf lieues de là, où son fils était vicaire, dans les concessions. Certes, on était loin de ce qu’il avait rêvé. Il songeait parfois au désappointement qu’aurait eu sa défunte Alphonsine à ne pas voir son prêtre tout près, dans quelque paroisse opulente. D’autant que le pauvre enfant se faisait mourir à la tâche. Il avait pour curé un vieillard échiné par trente années de ministère en des paroisses dures et maigres qui l’avaient rendu doucement maniaque; hépatique et catarrheux, il croyait avoir trouvé dans les carottes et les navets bouillis sans sel le régime idéal pour l’homme; avec, comme seule variante, un jeûne rigoureusement monastique le vendredi. Si bien que, assumant en outre à lui seul tout le service d’une paroisse éparse, Oguinase avait maigri, pâli, jauni. Il commençait à toussoter. Certes, il ne se fût jamais plaint. Mais il ne tolérait point désormais qu’on se plaignit devant lui, personne n’ayant le droit de gémir quand lui supportait son martyre avec une si éclatante résignation.

Il habitait pourtant un beau presbytère de brique rouge à l’air cossu, surtout à côté de la chapelle de bois que les minces revenus de la paroisse n’avaient pas encore permis de changer en un beau temple de pierre digne de Dieu. C’était là l’ambition du vicaire, d’obtenir de ses paroissiens assez d’argent pour construire une église qui ferait l’envie des paroisses voisines et même des gens de la ville. Il en rêvait et souvent, lorsqu’il se promenait sur la véranda du presbytère en lisant son bréviaire, souvent ses yeux cherchaient, entre les branches des lilas, les deux flèches de tôle éclatante comme de l’argent poli; mais ils ne rencontraient que la méchante lanterne de la chapelle, avec sa pauvre cloche solitaire.

Pas un dimanche qu’il ne fît honte en chaire à ses ouailles. Les plans mêmes en étaient faits et restaient fixés au mur du bureau paroissial, coupes et élévation, et le rendu qui montrait les deux clochers lancés d’un terre-plein fleuri où le dessinateur avait figuré des touristes en admiration. Mais il fallait du temps, et l’argent ne sortait que bien lentement des maisons dont chacune contenait une douzaine de bouches que la terre avare des concessions nourrissait chichement. En attendant, on faisait des économies, même si la santé des desservants devait en souffrir.

Euchariste eût voulu chez son fils un faste digne de l’homme de Dieu qu’il était. Il ne pouvait s’empêcher de désirer lui voir sur le dos la pelisse de castor de M. le curé Bourdon; et lui qui un jour, jadis, s’était permis de critiquer un vicaire de paroisse riche venu à Saint-Jacques en automobile, osait maintenant dire que Mgr l’évêque devrait voir à ce que ses prêtres aient plus de confort.

Sans cela, et bien entendu sans l’absence de Lucinda dont on n’eut plus bientôt vent ni nouvelles, son bonheur eût été complet. Mais il s’y habituait, tout comme il s’était habitué aux frasques d’Ephrem qui, de temps à autre, se laissait aller à quelque sottise; les chantiers l’avaient endurci, mais non point assagi.

Plus renfermé que jamais, il ne faisait plus devant son père que de rares allusions à un départ pour les Etats-Unis; et quand cela lui échappait c’était dans ses colères. Mais passés les transports de l’ivresse, tout semblait oublié. Il n’avait rien dit lorsqu’était venue une lettre du cousin Larivière où celui-ci parlait des affaires merveilleuses et des salaires extraordinaires que la guerre avait engendrés dans la république voisine. D’ailleurs les effets bienfaisants ne laissaient pas de s’en faire sentir jusqu’au fond du pays de Québec. Le foin était monté jusqu’à vingt-deux dollars, et encore, à ce prix-là, les paysans se faisaient-ils prier, espérant des lendemains encore plus généreux.

Il y eut cependant un moment où le vent martial parut devoir atteindre les placides campagnes laurentiennes. La guerre se prolongeant avec des fortunes diverses, le bruit se mit à courir d’une conscription prochaine: tous les hommes en âge, du moins les célibataires, seraient appelés sous les armes. Il fallut la visite du député pour calmer les inquiétudes. Cela ne se pouvait et en tout cas, en mettant les choses au pire, déclara-t-il, on avait trop besoin de l’agriculture pour ne pas exempter les fils de paysans.

On connaissait quelques volontaires: « Ti-Noir » Corriveau, des Corriveau de Labernadie, qui n’en était pas à sa première aventure, ayant fait auparavant la guerre cubaine avec les Américains et une autre, quelque part en Afrique, plus loin que les Etats, dans la Légion étrangère française. Un des Mercure, enrôlé en ville, était venu une ou deux fois exhiber son uniforme dans le rang et « faire le jars » devant les filles du canton; mais depuis six mois qu’il était parti pour l’autre bord, en Angleterre, il avait écrit quelques lettres qui eussent suffi à décourager quiconque eût l’envie d’en faire autant. Aussi bien, une telle embardée de sa part n’avait surpris personne; on l’avait toujours connu gars à ne faire que sottises.

On disait enfin que les Authier, ceux de Saint-Stanislas-de-Kostka, avaient eu un fils tué là-bas. On n’en connaissait pas d’autre.

Quoi qu’il en fût, Moisan ne s’inquiétait point, tant pareil événement lui paraissait absurde. Ephrem resterait à la maison, pour sûr. Quant à Etienne, il avait déjà trois enfants. D’ailleurs la terre avait besoin d’eux; ils faisaient partie d’elle et cette certitude suffisait à son esprit arrêté. Napoléon, lui, n’avait encore que seize ans.

Mais, de tout cela on ne se faisait point faute de parler dans la boutique de Deus où planait toujours le souvenir de la défunte veuve Auger. Les gens du voisinage y flânaient d’autant plus volontiers que les voitures qui s’arrêtaient faire le plein apportaient une provende de racontars, de quoi ruminer pendant des heures. Tant que l’étranger était là, on ne disait trop rien. Sait-on jamais à qui l’on a affaire? Seul Deus, tout en pompant l’essence, posait quelques questions insidieuses. Puis sitôt la voiture partie, il rentrait vider son sac et les commentaires pleuvaient dru.

— En tout cas, si i’s veulent venir me qu’ri, disait Euthérius Badouche, y vont avoir de la misère en torrieu. Ni une, ni deux, j’monte dans le bois, i’s pourront toujours chercher.

— Moé, le premier Anglais qui s’amène en soldat pi qui veut me toucher, j’tire dessus; comme mon grand-père en ’37.

— Voyons, voyons, dit Etienne Moisan, calme comme toujours et plus calme encore de se savoir à l’abri, i’s sont pas assez fous, à Ottawa, pour faire des affaires de même.

— On sait jamais, avec ces maudits Anglais.

— Sans compter que c’est des protestants. I’s sont capables de le faire exprès parce que le pape a demandé d’arrêter ça.

On entendit hurler un klaxon. Le silence se fit subitement. Tout doucement, Euthérius alla jeter un coup d’œil à la fenêtre où une immense réclame de cigarettes faisait écran.


Deus rentra, tout excité, et sans attendre les questions:

— Vous savez pas? Y a Bourassa qu’a parlé à Montréal...

— Bourassa!... Bourassa?...

— Ouais! Pi i’ leur-z-a dit qu’i’s avaient pas d’affaire à se mêler des chicanes des vieux pays. Et pi i’ leur z-a dit que les canayens iraient pas.

— Bourassa! dit Euthérius, c’est pas un manche d’alène!

Mais le héraut attendait que le silence se fit pour lancer son pétard.

— C’est pas tout.

Et d’une voix lente dans le silence épais:

— I’ paraît qu’i’s vont les arrêter, lui pi Lavergne!

Stupeur! Il n’y eut qu’Ephrem que l’on entendit murmurer entre ses dents serrées:

— Ah ben! les crisses!

— I’s sont ben venus pour chercher Pit’ Lafleur, dit Jos Grothé.

— Comment ça, Pit’ Lafleur, s’enquit Etienne, i’ est pu en ville?

— Comment? tu ne sais pas?

— Ben quoi?

— Ben, il y a qu’un soir qu’i’ était chaud, i’ s’est laissé enfirouaper et pi i’ a signé. Le lendemain i’ s’est réveillé en kaki; soldat!

— T’es pas fou! Qu’est-ce qu’i’ a fait?

— Ben, i’ a attendu sa chance, pi un soir qu’ils l’ont laissé sortir y s’est sauvé. I’ est arrivé chez eux après avoir marché deux nuits. Tu parles que son père a été content de le voir! Il l’a fait monter tout de suite dans le bois, pi il l’a caché dans la sucrerie, en haut du Bois-Franc. Y en sortira pas que toute c’te maudite guerre-là soit finie!

— Ça empêche pas que j’aurais peur à sa place.

— Peur! lâcha Ephrem, en se tournant violemment vers son frère, si c’était moé j’voudrais ben les voir!

— Ouais, ouais, on dit ça, mais si i’s venaient...

— Qu’i’s viennent, maudit! Qu’ils viennent. Pi que le diable torde mon âme sur le bout d’un piquet si j’descends pas le premier qui s’approche seulement de moé. Pi que j’aie pas seulement la chance d’en rencontrer un, enfant de chienne, dans un coin, de ces tabernacles d’Anglais-là!

Mais au fond toutes ces rodomontades n’avaient rien de bien dangereux. On n’avait vraiment eu d’inquiétude que lorsque le gouvernement avait distribué des cartes où tout homme en âge de porter les armes devait inscrire ses âge, état civil et métier. Aussi par prudence et comme la loi ne comportait pas de sanction, personne dans les campagnes, ou quasi personne, n’avait répondu.

Des élections générales eurent lieu où, sans que la loi de conscription fut nettement mentionnée, tout le monde la savait dans l’air. Et ce fut la division nette du pays, l’éclatement brusque de cette ombre de lien qui retenait ensemble le Canada français et l’anglais. Dans le Québec on crut tous les soldats, à qui droit de vote avait été donné, tous les « Anglais », dont les fils étaient déjà partis, ligués pour forcer les récalcitrants. La province fit bloc.

En vain. Les Chambres, dès leur réunion, votèrent la loi; mais l’exemption des fils de paysans et, plus encore, l’absence de chefs empêcha le mouvement de révolte de prendre corps et de s’étendre. Pour un peu, à cent ans d’intervalle, ’37 se fût répété. Il y eut à Montréal quelques assemblées violentes; Québec connut même l’émeute ouverte. Mais tout s’éteignit vite.

Cela suffit cependant pour que tous les profiteurs de la guerre, officiers de parade, aspirants ministres, munitionnaires et fournisseurs de l’armée criassent à la lâcheté. Quand la parole de Bourassa se fut soumise et que l’épiscopat fidèle à sa politique centenaire eut requis l’obéissance, il ne se trouva plus de voix qui fît connaître et expliquât à la fois le refus de tout un petit peuple brisé. Personne pour dire en leur nom combien simple était tout cela.

Rivés au sol laurentien, le seul qu’ils connussent, sans contact depuis cent cinquante ans avec le monde lointain de l’Europe, les gens paisibles du Québec ne se sentaient intéressés en rien par la Grande Folie de l’Europe. Les gens des Flandres voyaient brûler leurs maisons et raser leurs arbres; l’Anglais devinait à l’horizon la fumée des croiseurs hostiles; d’autres pays étendaient la main sur les possessions d’un ennemi impuissant, mais eux!...

L’Angleterre? Ils ne connaissaient d’elle que les deux conquêtes: celle d’autrefois, brutale et définitive, coupant en pleine chair française, séparant l’enfant de la mère; et celle de tous les jours d’aujourd’hui, lente et sournoise mais plus cruelle encore, étouffant tout un petit peuple d’agriculteurs et d’ouvriers sous son emprise économique, lui arrachant l’un après l’autre, pour se les assimiler, tous ceux de ses fils qui avaient réussi.

La France? Ils ne savaient et n’aimaient vaguement encore que celle d’autrefois, la France d’avant l’abandon et d’avant le reniement, la France du Christ et du Roi. Ils n’avaient rien de commun avec celle d’aujourd’hui, celle dont la parole écrite même est un poison. On le leur avait dit: ils le savaient.

Des autres, ils ne connaissaient rien.

Qu’avaient-ils de commun avec ces gens lointains les uns, les maîtres, assoiffés de tueries et de rapine, les autres, des humbles comme eux, sans doute, mais ivres de vin patriotique, abreuvés de gloire guerrière depuis toujours.

Certes, s’il se fût agi de refaire leur histoire, de recommencer à la suite d’un Iberville, d’un Montcalm ou d’un Chénier les épopées rustiques, cela eût été plus facile, et encore.

Tout ce qu’ils demandaient, c’était qu’on les laissât en paix fouiller la lourde glèbe, cultiver leurs arpents de bonne terre familière, sans autre ambition que d’en tirer des moissons et d’y paître le bétail.

Aussi bien sentaient-ils que malgré conseils et mandements, le bas-clergé — celui que seul ils connaissaient, qui sortait d’eux et vivait avec eux — respirait le même souffle, sentait les mêmes répugnances et à mots point toujours couverts les protégeait, les aimait, communiait avec eux dans l’indifférence et la résistance de l’esprit.

Moins heureux que les fils de paysans, les gars de la ville n’avaient pu échapper à la levée que par la désertion. Quelques-uns, les plus veinards, les fils de gens à l’aise qui allaient finir leurs études, avaient pris la robe noire qui les mettait au-dessus des lois.

Dans les bois du nord, les camps abandonnés de bûcherons étaient pleins de jeunes gens qui préféraient les rigueurs du froid, les risques de la faim et de la maladie, tous dangers qui leur étaient familiers, à ce qui était pour eux l’inimaginable, l’effrayant inconnu: la guerre. Et cela d’autant plus qu’on leur avait dit que ménageant ses propres troupes, la vieille et astucieuse Angleterre faisait boucherie de ses troupes coloniales.

Ils fuyaient comme fuient les cerfs, les ours, les orignaux, tout le courageux peuple des grands bois quand dans la forêt en feu s’avance la marée crépitante des flammes.

Personne ne dit plus rien lorsque l’orage fut passé. Personne, ou presque, ne manquait à l’appel de la terre. Mais là surtout, dans les campagnes, le fossé baya plus profond que jamais entre les « Anglais » et les « habitants »: les Canadiens de la grande patrie néo-britannique, et les Canadiens de la petite patrie laurentienne, ceux du pays de Québec.

Au loin le tonnerre grondait sourdement et le ciel s’illuminait encore de lueurs à fleur d’horizon. Ils se remirent à leur tâche, n’ayant d’autres soucis que du ciel immédiat, au-dessus d’eux et, aussi, du prix de l’avoine et du foin.

CHAPITRE II

Comme le temps était douteux, on décida de battre en grange. La trépigneuse fut installée sur le plancher et la batteuse tout à côté, sur l’aire. Et du matin jusqu’au soir, les deux chevaux s’agrippant du sabot aux traverses du manège bloquèrent la grand-porte de leur croupe poudrée de poussière blonde que la sueur collait en larges crêpes. Tout cela faisait un nuage âcre qui râpait les gorges et un tonnerre continu dans les intervalles duquel, au repos des bêtes et des hommes, on entendait grogner sourdement les porcs dans la soue attenant à la grange.

Tout le monde était là, le visage plâtré de poudre de grain que l’humidité et la sueur délayaient. Le père poussait les épis vers le batteur. Etienne commandait la mise en marche. Et les autres, Pitou, qui avait laissé sa menuiserie pour cette journée, Orpha et Marie-Louise nourrissaient la table d’engrenage à larges brassées; à l’autre bout, Ephrem ensachait. On avait même engagé de l’aide, « Bizi », prêté par les Barrette qui gardaient chez eux, on ne savait pourquoi, ce pauvre niais, bancal d’esprit et de corps.

— Etienne, arrête! cria soudain le père... pi toé, Ephrem, fais donc attention aux chevaux!

Ephrem sursauta et se précipita vers le manège qui, déjà, craquait sous la poussée des bêtes. Sans doute Brillant, travaillant trop à l’arrière, selon sa mauvaise habitude, avait dû se prendre le sabot entre les traverses du tablier. Il avait fait un mouvement brusque, arrachant son fer et était venu donner de l’arrière-train sur sa voisine. Rougette s’était mise à son tour à pousser de tout son corps, serrant Brillant sur la claire-voie qui craquait.

— Ouho donc! cria Ephrem; mais il était trop tard.

Les planches pourtant solides cédèrent. D’un dernier coup de reins, Rougette bouscula Brillant qui, dans un épouvantable fracas et une apothéose de poussière, dégringola du haut du manège.

— Y a rien à faire avec c’te bête-là! dit Etienne lorsque le cheval, pantelant, les flancs comme un soufflet, les jambes tremblantes, se fut remis sur pieds sans rien de cassé heureusement. Rougette veut pas en toute battre au moulin!

De fait, la jument, si calme et docile pour tous les autres travaux, se refusait chaque année plus obstinément à travailler au manège. Elle montait pourtant sans rechigner. Mais une fois le tablier en mouvement elle se mettait sous le moindre prétexte à bousculer son voisin, à le mordre méchamment, sournoisement, profitant du bruit de la batteuse et de l’occupation des servants.

— Faudra y mettre la séparure! dit Etienne en s’essuyant le front ruisselant de sueur.

— Ouais... Elle est ben capable de passer à travers!

Déjà, l’année précédente, on avait essayé de mettre entre les deux chevaux un bat-flanc solide et ferré. Rien n’y avait fait.

— P’pa! P’pa! dit Orpha doucement.

Moisan se retourna. Sous l’avant-toit qui courait en façade de la grange, attendaient deux hommes bien vêtus, visiblement des citadins. Qu’est-ce que pouvaient bien vouloir ces gens-là? Mis de mauvaise humeur par l’accident à ses chevaux, Moisan ne se dérangea point. Il se contenta de les regarder d’un air interrogateur et de dire:

— Ouais?

— Je voudrais voir monsieur Raymond! dit l’un des hommes avec un fort accent anglais.

— Raymond? Quel Raymond? reprit Moisan d’un ton maussade.

Déjà agacé, le fait qu’on eût pu le prendre pour Phydime Raymond, apparemment, n’avait pas de quoi le remettre dans son assiette. Depuis des années, il n’était plus en bons termes avec un voisin plus envieux, plus querelleur que jamais.

Les deux hommes se consultèrent quelques instants en anglais. L’un d’eux sortit de sa poche un carnet qu’il feuilleta.

— Phydime Raymond! prononça-t-il difficilement.

— Pas icitte! répondit bourrûment Euchariste. (Et, montrant par-dessus son épaule), « l’aut’ voisin ».

Mais Ephrem s’était avancé et indiquait avec plus de précision, par gestes, la maison de Raymond.

Interrompant le travail, chacun les regarda partir, monter dans une grosse voiture qui les attendait et se rendre effectivement chez les Raymond.

— Qu’est-ce que c’est que ça, encore? dit Euchariste. C’maudit-là, i’ a dû faire quelque mauvais coup!

Mais, comme il n’y avait plus rien à voir, tous se remirent à l’ouvrage, à réparer le manège. Ephrem, seul, était resté dehors.

— Vas-tu t’en venir, Ephrem! cria le père.

Qu’avait-il encore, celui-là? Depuis quelque temps, le fils avait repris son attitude hermétique, un peu sournoise. Un moment, Euchariste avait pensé que la lettre des cousins Larivière y était pour quelque chose et que l’envie reprenait Ephrem de s’en aller aux Etats-Unis. Mais les semaines avaient passé sans qu’il fût question de rien.

— Les hommes, i’s s’en vont dans le champ avec Phydime! dit Ephrem.

— Qu’est-ce que ça peut bien nous sacrer. Viens travailler.

Il eût voulu l’interroger sur ses songeries. Peut-être était-ce qu’il en avait assez de ne pas être chez lui, vraiment chez lui et envisageait-il quelque établissement... Mais il connaissait son fils; il n’en tirerait rien. Et de plus, il craignait obscurément que la réponse lui fût pénible à entendre.

Jusqu’à ce que, un soir, de lui-même il parla.

On était durant l’accalmie qui sépare la fin du battage des premiers guérets. Après l’activité fiévreuse de la moisson, il faisait bon flâner un peu, travailloter de-ci, de-là, à l’étable, à la boutique, à faire du bois. Et la journée tôt finie, on pouvait encore fumer quelques pipes sur la véranda dans la lumière mollissante et frisquette du crépuscule traînard à regarder au loin les dernières oies sauvages passer au-dessus des festons mordorés des hêtres, au fond, vers le fleuve. Euchariste parlait du vieux temps que n’avaient pas connu les jeunes d’aujourd’hui:

— C’était dur sur la terre, dans c’temps-là, quand il fallait tout faire à la hache, au flau, à la faux et au râteau à main. A présent tout ce qu’on a à faire, c’est de s’asseoir sur le siège de la lieuse, et marche donc! Sans compter que les moissons sont plus hâtives maintenant, avec les nouvelles semences qui mûrissent plus vite qu’autrefois.

Tout avait bien changé depuis cinquante ans; les vieux ne s’y reconnaîtraient plus.

— Ben oui! suggéra Etienne en se levant pour rentrer dans la cuisine, ous’qu’i’ fallait cinq hommes, i’ en faut pu ’ien que deux; pi encore, pas besoin de dépenser ben de l’huile à bras!

Ephrem attendit qu’Etienne eût fermé la porte. Puis, les yeux fixés sur une fleur rouge oubliée par le froid sur la tige grimpante d’un haricot d’Espagne, le long d’un montant de la véranda:

— C’est comme su c’te terre icitte, i’ a pu besoin de grand monde!

Euchariste dressa les oreilles, mais il évita de regarder du côté de son fils de peur qu’il ne s’arrêtât. Il se contenta de l’encourager d’un:

— C’est vrai que not’ terre elle est bonne, mais elle est pas ben grande!

Ça y était donc. Ephrem y venait. Le père s’en sentit à la fois heureux et quelque peu mal à l’aise. Il fallait parler, et parler de choses difficiles; il y eut un silence.

— J’pense ben, p’pa...

Un temps d’arrêt.

— ...que... y faudrait ben un de ces jours que je décide qué’que chose!...

— Ben, y a pas à dire, t’es en âge. Il faut finir par finir.

Ephrem se moucha d’un revers de main. Il paraissait soulagé d’un grand poids.

— Ben, si vous étiez consentant, j’pense que ça serait pas mal décidé. I’ y a assez longtemps que je retarde... Puisqu’i’ faut que ça se fasse, ça sert à rien de traîner!

Maintenant on pouvait y aller plus carrément puisque l’on se comprenait. Et Euchariste se souvint d’une scène en tous points semblable, avec le père Branchaud, où on n’avait pas eu besoin d’en dire plus long. Il serait donc dit que tout se ferait toujours à son désir. Son cœur viril battait d’un contentement calme qui lui faisait baisser la tête; une satisfaction s’insinuait en lui comme lentement débordent, au printemps, les fossés profonds.

— J’m’en vas te dire une chose. J’suis pas riche, mais j’ai qué’ques cennes de côté; j’sus ben prêt à t’aider mon gars.

— Vous allez faire ça! s’exclama Ephrem.

— Ouais, j’vas faire ça. Y a la terre des Picard qu’est à vendre pas trop cher. Avec un peu d’ouvrage ça te fera une belle terre!

Mais voilà qu’Ephrem avait levé la tête, ahuri.

— Une terre? Pourquoi c’est faire?

— Ben quiens! c’t’affaire! pour t’établir dessus avec une bonne petite femme, comme la Louisette à Edouard, par exemple.

Le silence fut tel qu’on entendit au loin le chœur incertain des rainettes là-bas, dans le bas-fond fleuri de salicaires. A son tour, Euchariste leva les yeux et heurta ceux de son fils redevenus subitement durs.

— Qu’est-ce que c’est que c’t’affaire de Louisette pi d’la terre aux Picard? Vous avez dit t’à-l’heure que vous le saviez que je pars aux Etats!

— Aux Etats?...

— Ouais, aux Etats! Le cousin m’a trouvé une bonne place à Lowell, ousqu’il est à c’t’heure.

Ainsi voilà donc à quoi Ephrem n’avait jamais cessé de penser. Voilà ce qu’il ruminait depuis si longtemps: le départ, la rupture. Un Moisan désertait le sol, le pays de Québec et tout ce qui était leur depuis toujours pour s’en aller vers l’exil total; vers un travail qui ne serait pas celui de la terre; vers des gens qui parleraient un jargon étranger; vers des villes lointaines où l’on ne connaît plus les lois ni du ciel des hommes, ni du ciel de Dieu. Cela lui cuisait plus que tout au monde, et surtout que ce fût Ephrem qui partît.

Car au fond et sans qu’il eût jamais su dire pourquoi, c’est Ephrem qui toujours avait été son enfant de prédilection, maintenant qu’Oguinase n’était plus à lui. Une prédilection inavouée, certes, comme le sont les affections des gens simples que ni leurs paroles, ni leurs gestes ne livrent jamais. Mais une prédilection dont le père prenait conscience rien qu’au chatouillement qui lui venait au cœur quand on lui vantait son gars et sa force, jusqu’à ses sottises, qui étaient toujours celles d’un homme.

Il le préférait encore à Etienne, son aîné, qui pourtant était un fils et un paysan selon le cœur de la terre. Pour cela même peut-être. Car Etienne n’était qu’un paysan parmi les paysans, un Moisan d’entre les Moisan de la terre. Etienne, ce n’était que « Etienne à ’Charis »; mais pour tout le monde, Ephrem Moisan était Ephrem Moisan. Sans doute son compagnonnage avec Albert Chabrol, parti pour la guerre, avait-il laissé en lui quelque chose qui n’était plus du lige, mais bien de l’affranchi; un frémissement des mains, un cillement rapide quand on parlait d’ailleurs, de l’inconnu; au lieu du froncement de lèvres défiant qui révèle alors le vrai terrien pour qui tout ce qui est par delà l’étroit horizon familier est sinon ennemi, du moins suspect.

Quant à Etienne, il comprenait trop bien le langage des choses pour n’avoir pas perçu la préférence de son père en faveur de son puîné. Il lui en était venu, comme une mousse sur un arbre fort, une espèce de fouinerie envers Ephrem, qui le faisait le suivre pas à pas dans son travail pour reprendre sans bruit mais avec satisfaction chacune de ses maladresses et de ses négligences. Cette hargne cachée était devenue le sel même de son travail. Contre cette solidarité inconsciente de son père avec son frère, il ne cherchait qu’une alliance, mais qui se réaliserait absolue; l’alliance avec la terre, la vieille terre des Moisan dont chacun de ses gestes prenait possession, que chaque sillon tracé par lui marquait de son signe, que chaque clôture refaite de sa main barrait aux autres. Qui chaque année devenait un peu plus son épouse et sa maîtresse, sa suzeraine et sa servante, à lui Etienne Moisan.

Il en était jaloux, surtout lorsque le père faisait sienne l’opinion d’Ephrem touchant une pièce de terre à semer de maïs, un arbre à abattre, une bête à vendre. Déjà quand Moisan avait acheté ses poules, prétendûment pour occuper ses filles, Etienne avait bien vu qu’il s’agissait surtout de séduire Ephrem, de l’intéresser à cette ferme qui ne suffisait pas à sa chimère.

Euchariste se renferma dans un silence rêche. Personne que les bêtes ne parût exister pour lui qui, d’habitude, prenait plaisir, le soir, avant le coucher des petits d’Etienne, à jouer avec eux, à leur faire danser le polichinelle sur son pied tendu en chantant de sa voix grenue les vieilles chansons enfantines qu’il tenait de tante Mélie. Il étirait l’ouvrage pour le faire durer. Puis, le soir le figeait sur sa berceuse, une pipe n’attendant pas l’autre, évitant de regarder Ephrem qui ne quittait pas la maison. C’est que ce dernier, au fond, ne se sentait pas à son aise, incommodé par ce silence, par cette espèce d’excommunication familiale avant son départ qui lui causait une honte importune. Un peu de calcul intervenait aussi. Malgré que ses économies dès longtemps amassées pussent à la rigueur suffire au voyage, il se demandait si son père ne se déciderait pas à lui donner quelque chose. Aussi bien, n’avait-il pas droit à sa part du patrimoine qu’il n’osait demander, mais qui lui revenait? A Etienne, la ferme; et à lui?... Les années qu’il avait passées à peiner sur cette terre qu’il n’aimait point ne valaient-elles pas un salaire?

Trois jours avant le départ, Moisan fit atteler et s’en fut au village. Puis profitant d’un moment où ils étaient seuls dans l’étable, sans mot dire, il remit à Ephrem un petit paquet de billets de banque.

Mais le soir au dîner, sa colère trouva une vanne ouverte.

— Vous savez pas ce qui arrive? Ben, j’ai appris pourquoi c’est faire que des messieurs de la ville sont venus voir Phydime Raymond, il y a qué’ques semaines.

— Qu’est-ce qu’il a fait? demanda Napoléon, le plus jeune des fils, qui n’en allait pas moins sur ses dix-sept ans.

— I’ a fait qu’i’ a vendu les bouts de terre, de la nôtre pi de la sienne. I’s ont découvert que c’était d’la bonne terre à peinture. Pi savez-vous combien c’est qu’i’s ont payé pour c’te cochonnerie-là. Huit cents piastres, maudit!

— Huit cents piastres! dit Etienne. Huit cents piastres, c’est de l’argent!

— Ouais! huit cents belles piastres; quiens... de même! J’l’ai su du notaire qui me l’a dit. J’me demande ce que ce baptême de Phydime a pu faire au bon ’Ieu pour avoir une chance de même. I’ avait pas de saint danger que ça m’arrive à moé. J’ai pourtant un prêtre dans la famille; pi deux sœurs. Mais j’su né pour la malechance; à craire qu’i’ a un sort su’ moé, bout de ciarge!...

« Pi, penser que j’y ai vendu ça ’ien que cinquante pauvres p’tites piastres, mon bout de terre! Chrysostôme! Si c’était pas d’Oguinase, j’me débaptiserais. »

Son assiette repoussée d’un geste brutal éparpilla les haricots sur la toile cirée. Il se leva et empoigna violemment sa chaise par le dossier qui lui resta dans la main. Ce fut le tonnerre!

— Maudits enfants de verrat, ça fait combien de fois que j’vous dis d’réparer c’te chaise-là. C’est pas seulement capable d’entretenir le butin d’la maison, pi ça veut...

Il ne visait apparemment personne en particulier. Mais comme il ne voulait point s’adresser à Ephrem, ni même le regarder, de peur d’éclater, c’est vers Etienne et Napoléon qui, leur repas tôt fini, s’étaient installés devant le damier, qu’il s’était tourné.

Jeté à la volée, le dossier de chaise alla s’écraser contre le poêle; saisissant la lanterne allumée, sans même monter la mèche basse, il s’en fut vers l’étable.

Napoléon avait levé les yeux tout surpris de l’explosion. Mais Etienne n’avait pas bronché. Son œil oblique avait regardé Ephrem qui allumait sa pipe à bouffées spasmodiques. Orpha s’en fut ramasser le dossier et ranger la chaise démolie.

— J’te siffle celle-là, j’mange ces deusses-là et je m’en vas à la dame, dit Napoléon.

Mais Etienne n’avait guère souci de la partie. Il savait depuis trois jours qu’il en avait gagné une autre et que, pour le moment du moins, il resterait le seul maître de la terre après son père.

Le matin du départ, Euchariste partit avant tout le monde faire du bois. C’est Etienne qui conduisit son frère à la gare, en chantonnant au rythme sec des sabots du cheval martelant la terre gelée. Sans mot dire, il attendit avec lui le train qui tardait.

— Ben, bonne chance, Ephrem, aux Etats!

— Merci ben, Etienne!

Il ne quitta le quai de la gare que lorsque la tache noire du dernier wagon, avec ses fanions verts, eut disparu au tournant de la voie.

— I’ fait beau à matin! lui dit en passant le chef de gare.

— Ouais, ben beau! répondit Etienne.

CHAPITRE III

Ephrem devint pour Euchariste Moisan plus tangible à partir du jour où il ne fut plus là. Souvent il arrivait au père de se retourner pour appeler le fils et chaque fois son absence lui était une surprise. Il en était de lui comme de toutes les choses coutumières dont la disparition subite laisse un vide qui, longtemps, garde la forme même de la chose disparue.

La grand-table avait perdu un à un ses hôtes familiers. Elle en était revenue presque à l’époque taciturne où seuls l’oncle Ephrem et tante Mélie en habitaient un bout, tandis que l’autre se perdait dans l’ombre et dans la solitude. Alphonsine était partie, qui l’avait garnie d’une couronne de nouveaux venus. Puis Oguinase, puis l’engagé Albert, puis Etienne, puis Malvina, puis Eva, puis Lucinda, puis enfin Ephrem. Le père, suivant l’usage, s’asseyait au haut bout, face à la route; mais sur les bancs de part et d’autre, il ne restait qu’Orpha et Marie-Louise et, le soir, pas toujours, Napoléon dit « Pitou », qui courait les fermes avec son patron Barnabé Boisclair, maître menuisier.

Pourtant, cela ne pouvait durer ainsi; Euchariste ne fut pas longtemps seul avec ses deux filles qui avaient maintenant dix-huit et onze ans. Etienne, jusque-là, avait habité la vieille maison avec ses quatre enfants. Mais un beau jour, tout uniment, sa famille était venue prendre place autour de la grand-table renaissante. Sa femme Exilda avait pris charge de la cuisine tandis qu’Orpha, tout naturellement aussi, se faisait maternelle pour les petits d’Etienne. L’hiver venu, toute la nitée envahit les chambres de l’étage pour qu’on n’eût pas à chauffer deux maisons, les deux familles serrées l’une contre l’autre pour se mieux défendre contre la meute de l’hiver.

De nouveau, on fut presque à l’étroit. Euchariste fut rasséréné et consolé de ce que les nouveaux venus comblassent le vide laissé par les absents. Il en parlait rarement, à la vérité; et pourquoi l’eût-il fait? Que pouvait-il apprendre sur eux qu’il ne connût déjà. On ne mentionnait le nom des disparus que comme points de repère dans la succession des choses; « dans le temps que c’pauvre Alphonsine vivait »; « quand Oguinase était au collège »; « avant que Malvina se fasse sœur ». Mais il n’était presque jamais question de Lucinda depuis qu’elle vivait à Montréal, et jamais d’Ephrem, justement parce que c’était à lui que le père pensait le plus souvent et le plus distinctement. Il y pensait; chaque fois surtout qu’il voyait autour de lui les petits, qui n’étaient pas ceux d’Ephrem. Il lui en venait parfois, et contre Etienne même, des mouvements d’humeur.

Il avait d’ailleurs d’autres soucis; cette affaire de terre à peinture dont Phydime Raymond profitait, le rongeait secrètement. Mais surtout, la santé de son aîné lui donnait de l’inquiétude. Oguinase avait dû abandonner le ministère. Pendant quelques semaines il était venu tenter de refaire ses forces sur la terre paternelle où il eût distrait le père de l’absence d’Ephrem si sa santé eût été meilleure. Mais il était arrivé presque méconnaissable. Une étisie le consumait qui, le matin, lui bistrait les yeux, tandis que le soir les pommettes lui brûlaient de quelque mauvais feu intérieur. Il passait les jours à se bercer frileusement près du poêle en toussotant comme un vieillard, lui qui avait à peine trente ans.

De moins en moins bien, il partit pour la ville d’où il écrivit que le médecin lui conseillait un séjour à l’hôpital.

Le père fut soulagé. Du moment qu’il n’avait pas devant les yeux le visage dolent ou le dos morbide de son fils, la chose lui paraissait moins réelle; la rupture du contact immédiat interrompait le cours de son inquiétude. Maintenant, lorsqu’on lui demandait des nouvelles d’un ton commisérable, rien ne l’empêchait de s’en faire une image intérieure de santé où, à tout le moins, de convalescence.

Cette histoire de Phydime Raymond lui était autrement harassante. Songer qu’il avait eu là, au fin bout de sa terre, une petite fortune et qu’il l’avait stupidement laissé aller, roulé par Phydime! Depuis que ce dernier avait réussi cette affaire, Moisan ne le saluait même plus; et Raymond lui-même ne le rencontrait jamais sans un petit ricanement muet. D’un champ à l’autre, il leur arrivait de s’arrêter de travailler pour se regarder par-dessus la clôture, jusqu’à ce qu’Euchariste, étouffé de bile, tournât brusquement le dos. Il avait été volé: car il s’était peu à peu persuadé que Phydime savait dès le jour où ils avaient signé ce maudit papier.

Des ouvriers étaient arrivés; le chemin qui montait doucement vers le coteau, sur la terre de Phydime, s’était creusé sous les roues de voitures qui charroyaient la terre rouge vers la gare.

Un beau jour, Euchariste n’y peut tenir. Sous prétexte de réparer une clôture, il partit de grand matin pour le trécarré. Il marchait à pas flânés, comme un voleur défiant, s’arrêtant tous les cent pas pour voir si de chez Phydime personne ne le surveillait; subitement, il entendit une voiture qui descendait vers la route, les essieux geignant sous la charge. Il se jeta éperdument dans un taillis, en plein ruisseau.

Tout au fond, en arrivant, il vit un trou béant à flanc de côte, une plaie vive où saignait la terre chargée d’ocre rouge. Il resta ainsi un moment, figé, son cœur reflétant la blessure de sa terre, de la vieille terre des Moisan violentée par un autre, par un Phydime Raymond.

Et voilà que, soudain, il se rendit compte: c’était « sa glèbe à lui », que le voisin emportait et vendait ainsi, pelletée par pelletée. Car ce qu’il lui avait vendu, il s’en souvenait, c’était « le bout de la terre sur le coteau ». Or, c’était dans la déclivité que l’on creusait; c’était au flanc qu’était l’entaille. Et maintenant que le viol lui était certain, maintenant qu’il se savait bel et bien filouté, ce n’était point le fiel de la rage qui lui venait à la bouche, mais bien le jus capiteux de la vengeance prochaine. Il monta jusqu’à la crête et de ce sol redevenu sien, il appela du regard Phydime et ses voitures lourdes.

S’il l’eût tenu là, le salaud!... S’il l’eût tenu là, il l’eût tout simplement nargué du regard. Juste assez pour que l’autre sentît quelque chose de menaçant, avec l’inquiétude de ne pas savoir quoi. Car non seulement il l’empêcherait de lui piller ainsi sa terre, mais il lui ferait rendre gorge. Depuis des jours, c’était son bien qui s’en allait ainsi, à pleins chariots, à pleins wagons.

Une décision s’imposa à son esprit; il se sentit subitement libéré et sa tête se redressa comme celle d’un cheval à qui on vient d’enlever le collier. Il ne saurait être question d’aller en discuter avec Phydime; ce serait se faire rire au nez. Non! mieux valait plaider pour qu’il lui en coûtât, le maudit.

C’était certes un long voyage et bien du dérangement que d’aller à la ville trouver un avocat; mais ce qu’il avait d’hésitation disparut; il en profiterait pour aller voir Oguinase qui languissait à l’hôpital.

Une fois seulement, il y avait bien des temps, lors de l’entrée de ce même fils au collège, il avait dévidé jusqu’au bout le long chemin qui mène au chef-lieu. Et c’était d’ailleurs là le plus loin qu’il fût jamais allé, le terme et l’horizon suprême de son monde. Car ainsi qu’à tous les vrais paysans, sa terre lui suffisait comme il tâchait, à tout prix, de suffire à sa terre. Entre eux seuls il pouvait y avoir réelle communion et contact réel. Sa ferme était un îlot d’humanité dans l’archipel des fermes voisines. C’était là son univers restreint, cette motte de terre et son peloton de vie humaine liés l’un à l’autre par une impérieuse gravitation.

D’une maison à l’autre, il n’y avait contact que par nécessité. Aussi bien, que serait-il allé chercher ailleurs, désormais? Jeune, il était allé se quérir une femme. Plus tard, il allait à la boutique de la mère Auger, cueillir des nouvelles, savoir s’il se passait quelque chose. Aujourd’hui, à cinquante-cinq ans, il avait appris qu’il ne se passait jamais rien; rien du moins qui pût lui importer. La guerre avait pris fin sans que son ombre même se fût profilée sur la campagne; l’horizon laurentien lui était resté infranchissable; et la paix dont ailleurs on parlait tant, cette paix dont jamais le nom n’était ici prononcé, cette paix jamais non plus n’avait cessé d’imposer sur les êtres et les choses d’ici ses mains douces et fécondes.

Il ne fallait rien moins qu’un tel mobile, la rancune âpre du Normand, pour qu’il entreprît ce voyage à la ville, pour qu’il franchît la frontière qui séparait ce qui était à lui, ce qui était lui, de tout le reste. Et cette frontière n’était point lointaine; le ravin où glissait le ruisseau mitoyen, entre sa terre et celle de Phydime, cet « enfant de chienne » de Phydime.

Il refit la longue route mais ne s’y reconnut pas. Ce n’était plus en effet l’étroite et poudreuse et flexible et lente avenue jetée à travers champs; étranglée par les ponceaux après cinq arpents, s’arrondissant au besoin pour faire le tour d’une grange, avec des talus où alternaient les framboisiers sauvages, les églantines et, dans les lieux bas, les jolies quenouilles marron des massettes; à l’onduleux sillage de poussière fine comme la fleur de blé et dont la traîne soulevée signalait au loin la venue silencieuse de quelque rare voiture domestique.

Aujourd’hui, son pauvre cheval sabotait durement sur le macadam, si durement qu’il fallait profiter des accotements meubles pour le reposer un peu. Et à tout instant, le coup de vent d’une auto lancée à une allure de démon le frappait au visage.

Euchariste qui avait bonne mémoire se souvenait de la ville et comptait s’y retrouver sans peine. Et pourtant il s’en croyait encore à deux bonnes lieues quand les maisons se firent subitement plus serrées, des maisons d’été évidemment, funèbres encore en ce début de printemps avec leur peinture pelée par l’hiver, leurs fenêtres aveuglées de planches brutes et leur parterre où pourrissaient les fleurs de l’an passé, parmi les pelouses dépeignées. Mais il reconnut heureusement au loin la flèche piquant le bleu du ciel, l’immense feuille bleue du ciel dont les arbres nus dessinaient les nervures.

A l’entrée de la ville, il fut perdu. Jadis on passait du chapelet lâche des fermes à une enfilade de petites maisons basses, pauvres et douces, avec leur pignon un peu de guingois. La route maintenant se butait durement à une montagne de bois, toute une forêt dépecée en billes et écroulée sur la route. Cela faisait un barrage qui la déviait brutalement, comme ceux du Nord où les tronces enchevêtrées bloquent les rivières et les bousculent hors de leur lit. Et sur toute la ville s’appesantissait comme une malédiction une buée lourde et rance, piquante au nez, vomitive. Cette odeur de l’acide décomposant le bois, il la connaissait pour l’avoir sentie parfois jusque chez lui, quand le vent du nord-est visait juste Saint-Jacques. Mais jamais si violente, si écœurante. « Ça peut pas être de même tout le temps, se dit-il, ça serait pas vivable! »

Et, pour un peu, il se fût cru dans une capitale, à Québec ou même à Montréal, tant la ville s’était transformée. Il lui revint que, une douzaine d’années auparavant, une conflagration l’avait ravagée. Tout le cœur était maintenant un quartier aux voies larges, si larges qu’elles en paraissaient vides entre les prétentions parallèles des boutiques que surmontaient deux étages de briques multicolores.

Il lui fallut longtemps avant de trouver où habitait son cousin Edouard Moisan; c’est en vain qu’il s’adressa à quelques passants. Un premier ne parlait pas français, deux autres le regardèrent avec étonnement avant de lui répondre qu’ils ne connaissaient pas d’Edouard Moisan. Après une heure et demie de recherches, il se retrouva sur la place du marché, perdu, ne sachant plus que faire. Un agent de police s’approcha.

— Vous avez pas le droit de parquer là!

Euchariste ne comprit pas et se mit en frais d’expliquer ce qui lui arrivait. Sur la suggestion de l’agent, un commis chercha pour lui dans le bottin et lui indiqua non pas un, mais deux Edouard Moisan.

C’était à l’autre bout de la ville, parmi des rues toutes neuves nées de la manufacture voisine; et, naturellement, le Moisan qu’il y vit n’était pas le sien. Il le retrouva, celui-ci, le vrai, ou plutôt il en trouva le logis en fin de journée pour se heurter à une porte close. Des voisins l’avertirent que M. Moisan rentrait vers six heures ainsi que ses filles. Et comme personne ne l’invitait à entrer, il s’assit sur le perron tandis que son cheval broutait l’écorce d’un arbuste maigrelet.

Le cousin finit par arriver, vieilli, veuf, mais fleurant toujours bon les épices. Il accueillit familialement Euchariste rapproché de lui par la vieillesse prochaine où fleurissent les souvenirs. Après souper, ils fumèrent ensemble un moment sur les degrés du perron en manches de chemise comme tous les voisins, tandis que les trois filles d’Edouard, quittée leur tenue d’usine, s’en allaient en mâchant de la gomme vers quelque cinéma.

Le cousin lui donna le nom d’un avocat: monsieur Bouchard, un client de l’épicerie où il travaillait.

Euchariste y fut le lendemain, un peu inquiet d’avoir affaire à un homme de loi, intimidé dès l’abord par la sténographe qui le regarda de travers, puis pouffa de rire quand il lui demanda par politesse si elle n’était pas Mme Bouchard.

Mais il sortit du bureau rassuré. Sa cause était excellente et l’avocat avait promis de s’en occuper incessamment dès qu’il aurait terminé deux procès où il occupait contre de grosses compagnies.

Aussi fût-ce le cœur allégé qu’il se dirigea vers l’hôpital où voir Oguinase. La joie de plaider contre Phydime et de plaider un procès gagné d’avance l’empêcha de percevoir ce relent fade de chirurgie et de pansement qui charge les corridors d’hôpitaux.

Il s’arrêta à une porte comme les autres, où une sœur frappa et lui dit d’entrer.

Il ne perçut d’abord rien qu’une violente odeur créosotée et qu’un lit blanc très haut qui remplissait la chambre. Puis il distingua, entre les cornes des oreillers, un visage aigu de vieillard serti de deux yeux caves et, sur le couvre-lit, une main falote qui se soulevait à sa vue.

Il s’était trompé de chambre.

— C’est toé, p’pa, je t’attendais pas.

Ce n’était pas Dieu possible! Ce n’était pas là son prêtre!

— Approche donc papa, et puis... fais de la lumière que je te voie un peu.

La main du malade prit la sienne en une étreinte terne et métallique où il percevait chacun des os des doigts.

— Mais... Qu’est-ce qu’i’s-t-on donc fait, mon gars?

— Mais i’s m’ont rien fait, son père. Au contraire: ça va un peu mieux ces jours-ci.

— Ah!... ça fait rien, j’te pensais pas malade de même!

— Ben, l’docteur m’a dit que j’étais attaqué des poumons et que ça menaçait de virer en consomption. C’est pour ça qu’il me garde ici à l’hôpital. De ce côté-là, par exemple, y paraît que ça va pas mal; mais y a mes intestins qui sont tout à l’envers. Quand ça sera guéri, je serai mieux.

Moisan écoutait la pauvre voix ébréchée et l’entendait sans rien comprendre des mots; sans rien comprendre d’autre que ceci: son enfant allait mourir, entre ces quatre murs indifférents, loin de tout et de tous. Comment se faisait-il que ces gens-là ne sussent pas que son fils, que l’abbé Moisan s’en allait mourir? On entendait le bruit de rosaire et le pas étoffé d’une sœur dans le corridor, celui plus alerte des infirmières. Tous ces gens passaient sans s’arrêter, couraient ailleurs, quand son fils, quand M. l’abbé Moisan s’en allait mourir. Puis maintenant plus rien que le creux du silence, soudain rempli par une toux effroyable, où l’on entendait le poumon se déchirer avec effort.

— Mais assis-toi, voyons, papa, reste un peu.

Il se laissa tomber machinalement sur une berceuse basse qui se trouvait là. De si bas, il lui eût fallu se hausser pour voir le visage de son fils, l’intolérable visage étranger de son fils. Ses yeux interrogèrent plutôt les murs endurcis de la chambre d’hôpital, le grand Christ figé dans sa mort sanguinolente puis, dans le coin, la statue de sainte Thérèse aux bras chargés de fleurs criardes sous le visage en émail rose. Enfin la fenêtre, profonde comme une niche, et qui n’offrait en face que la fresque uniforme d’un mur de moellons gris; de la bonne maçonnerie, par exemple, aux joints bien tirés, et vieille de pas plus de deux, trois ans, percée de trois fenêtres bien menuisées.

La toux recommence, mince et aiguë d’abord, puis en une explosion qui secoue le lit pour finir par un long raclement et une chute molle dans le fond des oreillers.

Le regard du père revient sur le visage qu’il ne peut éluder plus longtemps. Mais comme la chaise est très basse et le lit très haut, il n’a qu’à pencher la tête pour fuir; il n’a plus alors devant les yeux, sur la nappe blanche du lit, que cette main momifiée où vainement il essaye de ne pas reconnaître son fils. Mais il faut parler. Et pendant dix minutes il raconte doucement la maison et la terre, les champs et les bêtes, la famille et les voisins; jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à dire, rien qu’à rester là, les yeux englués au pipeau de cette main cadavéreuse.

Il fut soulagé quand la sœur vint frapper à la porte et l’avertir que M. l’Aumônier le voulait voir. Et c’est de lui qu’il apprit que son fils n’en avait plus pour six semaines. Plus longtemps qu’il n’eût cru. Puis tous les deux, le prêtre et le père, s’en furent consommer le sacrifice et demander à Dieu la résignation. Dans la chapelle claire où le soleil horizontal vivifiait les fleurs de papier rose, le chapelain disait d’une voix ferme et un peu théâtrale, d’une voix habituée, l’acte de soumission à la volonté divine. Euchariste Moisan, lui, restait muet de cœur et de bouche, incapable de sentir qu’il s’agissait bien de l’abbé Oguinase Moisan, son fils, son prêtre.

CHAPITRE IV

Les médecins ne s’étaient pas trompés. Oguinase mourut cinq semaines plus tard, juste pendant les derniers labours. Il avait eu vers la fin une de ces remontées temporaires comme il en vient parfois aux mourants et qui font espérer à l’entourage une impossible survie; le malade y vit une guérison miraculeuse obtenue par l’intercession des Bienheureux Jésuites Martyrs au Canada. Il en écrivit à son père qui commençait à le croire quand il apprit le décès de son fils, trop tard cependant pour qu’il pût se rendre à la ville. Se déranger lui eût d’ailleurs été difficile, parce que — un malheur n’arrive jamais seul — la jument s’était gravement blessée en trébuchant dans un caniveau.

Il se rendit simplement à la station chercher le cadavre de son enfant. Tout le rang y était. Du fourgon à bagages on sortit une caisse de bois contenant le cercueil et sur laquelle étaient collées, comme sur le plus ordinaire colis, l’adresse du destinataire et la déclaration du contenu.

Derrière l’humble corbillard du village, les voitures se mirent à rouler, le long du chemin de traverse qui reliait la station à la grand’route; une ribambelle de véhicules de toutes sortes où il y avait même deux autos que l’on avait fait passer en tête, parce que cela faisait bien. Euchariste avait pris son beau-frère Jean-Paul Branchaud dans sa voiture.

Un soleil chaud cuisait les mottes de terre fraîchement retournées où, parmi les brins de paille morte de l’an dernier, des volées d’étourneaux festoyaient en piaillant. Presque sur chaque piquet de clôture une grave corneille, vêtue de noir comme un bedeau, regardait venir l’enterrement, s’envolait, puis se reposait un peu plus loin. De chaque côté, les talus à peine rafraîchis par le printemps ne montraient encore parmi l’herbe courte que les étoiles blanches du fraisier sauvage à ras de terre, de rares bouquets de silène et, par touffes douces à l’œil, les chatons hâtifs du saule discolore.

Au détour du chemin, le beau-frère se pencha hors de la voiture.

— Y a du monde, ’Charis; tu sais qu’i’ a ben du monde.

— Ouais. C’est un bel enterrement. Y a ben du monde.

— M’a dire comme on dit, ’Charis, y a du monde rare!

Moisan se pencha à son tour, juste assez pour bien voir le long serpent du défilé, sans cependant manquer aux convenances. Puis, un peu regaillardi, il se remit à regarder droit devant lui un morceau de paysage bouché par la croupe frémissante de son poulain dont la courte queue fouettait l’air.

Jean-Paul Branchaud:

— Ça m’a l’air comme si l’année allait être bonne. La terre est belle.

— Ouais y a gelé assez pour que la terre a soye ben fleurie.

— Ça va faire une belle récolte, si y a pas de malechance, pi si le Bon Dieu le veut.

— Ouais, on devrait avoir une récolte pas méchante, répondit Euchariste.

Mais le cœur n’y était point.

Cette mort l’avait durement frappé. Il avait perdu son premier-né. En soi, cela lui eût été relativement supportable, plus supportable peut-être que le départ d’Ephrem. Car c’était de longtemps qu’Oguinase avait quitté la terre et le foyer paternel; il était mort graduellement aux siens, depuis tant d’années. On s’était fait à son absence que l’on savait définitive dès le premier jour, dès le jour lointain de son départ pour le collège.

Mais ce qu’Euchariste Moisan venait de perdre, c’était son prêtre, et cela lui était dur; celui pour lequel il avait fait tant et de si pénibles sacrifices d’argent; celui qui était son orgueil. Celui par lequel il se sentait au-dessus des autres quand on lui demandait: « Pi, comment va ton garçon, l’abbé Moisan. » Cette perte le rejetait parmi la foule banale de tous ceux qui n’ont dans leur famille que quelques religieuses ou quelque frère enseignant. Il avait espéré pouvoir aller vivre plus tard avec son fils devenu curé de quelque belle paroisse; chanoine même, peut-être, comme le curé de Saint-Antoine-de-Padoue, avec une belle ceinture violette aux reins.

Par la suite, il crut s’apercevoir que cette mort avait diminué son prestige. Pour la première fois aussi, il commençait de sentir sur ses épaules le fardeau et dans les jambes la rouille de l’âge. Tout le lui rendait sensible; de vagues douleurs aux jointures après le travail sous la pluie; une lassitude dont il ne parlait point mais qui se devinait à sa façon de tomber le soir, dans son fauteuil, pour se reposer un peu avant le souper; parfois, s’il l’eût osé, il se fût étendu sur son lit, en plein jour. Et surtout l’importance de plus en plus grande que se donnait Etienne sur la ferme.

Ce dernier n’avait pourtant que vingt-neuf ans; presque un enfant. Evidemment, lui-même, Euchariste, n’en avait que vingt-trois lorsque la terre lui était échue, à la mort de l’oncle Ephrem; six ans de moins qu’Etienne. Mais il était d’une autre génération. Les jeunes d’aujourd’hui, cela se voyait, n’étaient vraiment que des enfants.

Et surtout Etienne avait une façon de lui dire sans faire semblant de rien:

— Si vous voulez, son père, j’vas aller lever le fossé le long du champ d’avoine. Vous avez pas besoin de venir, d’abord, c’est ben forçant; et puis j’sus bien capable tout seul.

Au fond, la vraie raison était que presque toujours le fils profitait de l’absence de son père pour accommoder les choses à son idée. Lors du voyage à la ville, Euchariste avait eu la stupeur de trouver au retour la porcherie nettoyée, écurée comme une cuisine! Et le fils ne parlait que de changements. « Son pére si on faisait un plancher neu’ à la tasserie? » « Dites donc, son pére pourquoi qu’on bâtirait pas un bon poulailler c’t’automne? » « Avez-vous vu, son pére les Gélinas se sont acheté un bœu’ de race? Ça nous ferait du bien à nous aut’ étou, un bœu’ de même. »

Presque chaque jour et de plus en plus il fallait lutter contre ces idées biscornues; quel besoin avait la terre de suivre la mode? Le progrès? Personne plus que lui ne l’avait voulu dans son jeune temps, à preuve ses discussions avec les vieux qui s’opposaient à l’emploi de la moissonneuse-lieuse, de l’épandeuse, de la semeuse. Il avait été le premier à faire emplette d’une écrêmeuse et à se servir de la presse à fourrage.

Mais de là à tout chambarder, il y avait loin. D’ailleurs, qu’avait-on inventé depuis quinze ans qui valût la peine? On était arrivé à la perfection et tout le reste, tout le nouveau, n’était que fantaisie. Quel besoin, par exemple, de faire des étables plus belles que les maisons, avec un plancher en bêton tout au plus bon à blesser les bêtes? Voilà-t-il pas maintenant que le gouvernement parlait d’examiner le cheptel sous prétexte de rechercher les vaches tuberculeuses? Et les tracteurs? Des machines qui coûtaient les yeux de la tête et ne travaillaient pas mieux que les bons vieux chevaux. Une ferme sans chevaux! Vraiment, les gens d’aujourd’hui ne savaient plus à quoi dépenser leur argent. Ils seraient bien avancés quand ils auraient ruiné leur terre!

Lui préférait laisser ses sous chez le notaire. Cela au moins rapportait. Surtout avec le nouveau, qui était un homme d’affaires « dépareillé ».

Celui-ci était venu à la mort du vieux notaire Boulet dont il avait pris l’étude. Au début, évidemment, on avait balancé; certains mêmes étaient allés chez lui avec l’intention bien arrêtée de retirer leurs fonds. Mais il leur avait parlé de telle façon que la confiance était revenue; et voilà qu’il venait même d’augmenter le taux d’intérêt grâce aux placements qu’il faisait par un de ses frères, notaire aussi à Montréal. En trois mois, il vous avait pris le haut du pavé, surtout depuis qu’on l’avait vu communier tous les dimanches et qu’il était allé faire une retraite fermée.

Il avait tout de même fallu à Moisan dépocher des sous pour son procès contre Phydime Raymond; des avances sur les frais, à ce qu’avait dit l’avocat. Heureusement que tout cela lui serait remboursé le procès gagné.

Les mois passèrent et rien n’avançait. Jusqu’à ce que, un beau jour, il reçût avis que la cause était inscrite pour le jeudi suivant.

Il se rendit à la ville et au Palais. Sur un banc, il aperçut Phydime qui causait avec un jeune blanc-bec en toge. Son avocat à lui avait une autre prestance; cela lui remonta le courage qui allait faiblissant. Jusque-là, il s’était senti mal à l’aise, dépaysé, fourvoyé, parmi tout ce monde. Jamais, certes, il n’eût cru que tant de gens pussent avoir affaire à la justice.

Phydime leva subitement les yeux sur lui. Moisan en profita pour jouir de son triomphe; il regarda son voisin d’un air victorieux, la crête haute de se sentir solidement armé des ergots de la loi. Mais à sa grande surprise, Raymond ne parut pas le moins du monde inquiet; au contraire, il laissa refleurir son petit sourire narquois, tout comme si lui aussi eût été certain du résultat.

Quoi qu’il en fût, toute cette parade ne servit de rien ce jour-là. L’audition fut remise à deux semaines sans que l’on sût très bien pourquoi. Moisan et Raymond, décontenancés, durent reprendre le chemin de Saint-Jacques. Et pendant des heures les deux voitures se suivirent, Euchariste mangeant la poussière du fringant cheval de Phydime chaque fois qu’ils descendaient sur les accotements de la route.

Il fallut retourner à la ville et cette fois pour de bon; après deux heures d’attente, l’instruction fut ouverte et Moisan appelé à rendre témoignage.

Tant que son avocat à lui l’interrogea, cela put aller, malgré l’effroyable trac qui lui secouait les mollets et lui empâtait la langue. Sans compter que Phydime avait eu l’audace de s’installer bien en face, ses yeux malhonnêtes rivés sur lui. Mais cela se gâta lorsque son procureur voulut lui faire dire des choses précises, tous ces détails qu’il ne lui avait confiés dans le secret de son cabinet que pour bien lui montrer comme les choses s’étaient passées, sans que jamais il eût pu songer qu’on les lui demanderait, ici, en plein tribunal, devant ce juge à l’air défiant et qui écrivait tout le temps.

Et cela n’était rien à côté du contre-interrogatoire. Voilà que le jeune blanc-bec se mit à lui poser question sur question, lui coupant la parole chaque fois qu’il allait s’expliquer, voulant à toute force lui faire faire un discours quand il ne voulait pas répondre. Moisan se sentait comme un porc dans la cuve d’eau bouillante, que l’on tourne et retourne jusqu’à ce qu’il en pèle. On finit par l’interroger sur ses relations avec Phydime et là enfin Euchariste eut la chance de s’expliquer. Il n’y eut qu’à le laisser aller; toute la Cour sut à quoi s’en tenir sur ses sentiments. Son avocat eut beau lui faire des signes désespérés, l’interrompre même, il était lancé comme un toboggan sur une pente raide. Après, il alla s’asseoir, soulagé et content.

Puis vint Etienne qui ne dit pas grand’chose. Et ensuite Phydime. Celui-ci témoigna hypocritement, mentant comme un païen, allant jusqu’à laisser entendre qu’il n’avait eu pour Euchariste que des sentiments d’amitié jusqu’au moment où celui-ci s’était mis à lui chercher noise à propos de sa terre à lui, Phydime. Pour un peu, il se fût fait passer pour le volé.

Enfin témoignèrent quelques voisins, gênés et réticents, éludant la question directe le plus longtemps possible, pendant que le juge, dont le siège semblait déjà en faveur du demandeur, regardait vaguement par la fenêtre crasseuse où une chaleur humide collait les premières mouches. Ces diables d’avocats... Ils vous avaient une telle façon de retourner vos paroles que, même lorsque vous étiez sûr de n’avoir rien répondu, vous aviez toujours dit quelque chose de compromettant. La défense finit par prouver sans trop de difficulté que depuis la vente, vingt-huit ans auparavant, Raymond avait apparemment considéré le flanc du coteau, le long « du bois d’érable d’amont la côte », comme faisant partie de son bien, et qu’il avait agi en conséquence. La belle histoire! c’est bien pour cela qu’il y avait une affaire « Euchariste Moisan versus Phydime Raymond ».

Moisan se retrouva dans la rue au côté de son avocat qui prédisait mollement un succès. Le paysan n’eût pas demandé mieux que de le croire; mais il avait vu passer Phydime et son avocat, pavoisés d’un air tout aussi vainqueur. Et puis son procureur à lui, Euchariste, ne semblait pas avoir pris suffisamment l’affaire à cœur; il ne semblait pas se rendre compte de la malhonnêteté de Phydime Raymond. Il l’avait vu converser amicalement avec son adversaire en loi; bien plus, il avait tant fait que de saluer Raymond!

En tout cas, il n’y avait qu’à attendre.

Il attendit, sur sa terre, jour après jour, semaine après semaine. On fit les semailles; le soleil chaud couva la semence, allongea les tiges puis chargea les épis. Mais pour la première fois l’esprit d’Euchariste était ailleurs. Pendant les hersages, lorsqu’au bout du champ il fallait faire virer les chevaux, il les laissait s’arrêter distraitement; et quand le soleil de juillet blondissait les blés, les orges et les avoines, Euchariste regardait par-dessus ses moissons, sans les voir, les moissons de Phydime qu’il eût voulu voir brûlées par le soleil, coupées par la grêle, même si les siennes eussent dû souffrir la même ruine. Il n’y avait pas de justice, qu’un tel homme eût d’aussi beaux champs que les siens.

Le mariage d’Orpha lui fit cependant oublier temporairement ses soucis. Il voulut faire bonne figure et tout le rang vit la plus belle des noces. La dépense? Il n’eût qu’à songer à la tête du voisin pour ne la point regretter.

Il manquait pourtant à la fête ce pauvre Oguinase sur qui il avait naguère compté pour célébrer le mariage; puis Ephrem; les deux religieuses: Eva et Malvina; et Lucinda dont on ne savait plus rien depuis maintenant deux années entières. Un nouveau vide se fit à la table, vite comblé par le huitième enfant d’Etienne; ils étaient cinq, trois étant morts en bas âge, aussi vite oubliés que remplacés. A Euchariste, il ne restait plus, à part Etienne, que Marie-Louise et, irrégulièrement, « Pitou ». La famille d’Etienne montait sournoisement comme une inondation, envahissant la table, la maison et bientôt les champs. Moisan devenait de plus en plus le grand-père; et ce qui surtout l’avait blessé avait été d’entendre des jeunes dire: « Chez Etienne Moisan », en parlant de sa terre et de sa maison à lui. Exilda, la femme d’Etienne, régnait maintenant sur tout. Il y avait des moments où le père se sentait presque de trop.

Etienne avait mis le comble lorsqu’il avait désapprouvé la plaidoirie contre Raymond. Un jour que son père cherchait auprès de lui un encouragement qui ne venait point, il avait dit:

— Ah! moé, son père, ces affaires de procès, j’aime pas ça. Comme de raison que c’est ben maudit de se faire voler de même par Phydime; mais si y faut se faire voler par les avocats par-dessus le marché, ça payera pas l’diable. Vous savez ben, son père, que les avocats c’est des mangeux d’argent.

Mais il avait eu le malheur d’ajouter à ce conseil qui eût peut-être ébranlé la décision du père:

— ...Les maudits hommes de loi, ils sont capables de nous manger not’ terre, fret’, sec.

— D’abord c’est ma terre à moé. C’est à moé, c’te terre-là. Pi c’est moé là dedans qui se fait voler. On va voir si y a pas de justice par icitte!

A l’issue de l’instruction, il ne s’était pas fait faute de raconter à son fils comme il avait dit son fait au voisin; et les espérances, qu’il avait exagérées, données par l’avocat.

Mais à mesure que coulait le temps sans nouvelles, sa confiance s’émiettait. Cela l’étonnait surtout que son avocat ne lui fit rien savoir. A croire que le jugement avait été rendu et qu’il avait tout gardé pour lui. Pourtant, ça se saurait...

On engrangeait les dernières gerbes quand il reçut la nouvelle: il était débouté avec dépens. Et afin sans doute qu’il ne faillit pas à comprendre le sens de ce dernier mot, l’avocat joignait à sa lettre le mémoire de frais: cinq cent soixante-quatorze piastres qu’il lui était enjoint de verser dans un délai de trente jours. A moins...

A moins, lui suggérait-on, qu’il ne songeât à en appeler de la décision du juge. On lui expliquait dans la lettre que l’arrêt n’était pas définitif; qu’il se trouvait dans cette procédure amplement de quoi se pourvoir en cassation. Au demeurant, il valait mieux que M. Moisan vint à la ville, où il serait possible de prendre une décision pour le mieux.

Euchariste restait là, la lettre et le mémoire aux mains, les yeux vacillant de l’un à l’autre, la gorge bizarrement nauséeuse. Phydime gagnait! En plus d’être volé, il lui en coûterait, et gros, plus gros qu’il n’eût jamais pu croire!

Il restait soufflant comme une bête de trait après l’effort, tandis qu’en lui montait sa colère jusqu’à lui donner l’impression que ses tempes en allaient sauter. Ce qu’il voyait, c’était Phydime, Phydime qui en ce moment même, sans doute, se riait de lui avec tous les gens du rang, qui se rirait de lui dimanche à la sortie de la messe, tous les dimanches, éternellement. Et voilà qu’il se vit payant à Phydime, à ce « maudit bâtard de ciboire de Phydime », de quoi payer son avocat. Ça, c’était le bout de la...

Il leva la tête et vit les siens, Etienne et les autres, qui le regardaient, dans leurs habits du dimanche, car on revenait justement de la messe au village. Il se sentit rougir jusqu’aux cheveux, glissa les papiers dans sa poche, et sortit sans sonner mot.

Il la relut dehors. Tout n’était pas encore fini. Plaiderait-il jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il se trouvât un juge honnête? Risquerait-il de nouveaux frais, des cent et des mille, peut-être?

Par-dessus le poulailler, son regard accrocha la maison de Phydime, de l’autre côté du ruisseau mitoyen; la voiture, encore attelée, était derrière la maison, mais Raymond, lui, était descendu au bord de la route causer avec des gens du rang, deux voitures qui s’étaient arrêtées. Euchariste crut le voir qui montrait par-dessus son épaule la maison des Moisan. Il serra les mâchoires à écraser les dents.

« J’vas en voir le bout’ calvaire! J’m’en vas en voir le bout! T’as pas fini de plaider, mon maudit. Même si y faut que ma terre y passe, j’vas aller jusqu’au bout’! »

CHAPITRE V

De la guerre, la terre n’avait point pâti. En Europe, les corps de deux générations avaient fumé les champs. Au pays de Québec, le paysan avait semé, récolté et vendu pour nourrir les autres paysans, là-bas occupés au carnage. Le terrien était devenu par le cours des choses plus qu’un simple rouage de la machine économique: comme jamais, le nourricier était roi.

Les produits de la terre avaient atteint des prix invraisemblables, tant les hommes voulaient manger pour apaiser une faim qui avait duré quatre ans. Deux dollars le minot, pour le blé. De même pour le foin qui se vendait trente dollars la tonne! Jamais les hommes, exigeants, n’avaient tant demandé à la terre; et jamais la terre, généreuse, n’avait tant donné. Et cela durait, survivait à la guerre, comme si de la guerre fût né un nouvel ordre de choses. Cela durait tant et si bien que le paysan pour la première fois s’était mis à croire en sa fortune et en sa stabilité, ignorant du fait que là-bas, dans les prés criblés d’obus que baigne la Marne ou la Vistule, femmes, enfants et soldats, reformant le faisceau familial, se penchaient à nouveau sur leur tâche retrouvée.

On n’avait presque pas eu la peine d’engranger: beaucoup avaient vendu leur moisson sur pied, quitte à le regretter plus tard, lorsque les prix avaient continué de monter.

Presque seule la moisson d’Euchariste était restée en grange. Tandis que ses voisins, l’un après l’autre, hésitaient puis cédaient aux offres des acheteurs, Moisan, son fenil plein à déborder, confiant dans son flair, avait attendu, attendu. Aujourd’hui, on le regardait avec envie, Phydime surtout, qui avait vendu dès la première offre, tant elle lui avait paru belle.

Chaque matin, chaque midi, chaque soir, chaque fois qu’il entrait dans sa grange, Euchariste avait un regard pour sa richesse. Souvent au lieu de sortir de l’étable directement dans la cour, il trouvait un prétexte pour passer par sa resserre; pour y jouir de la vue de son bien et, plus encore, pour y goûter la preuve de sa matoiserie. Il veillait à ce que les enfants ne s’amusassent pas sur le foin précieux; les bêtes ne veulent pas de foin foulé. Et son dernier geste, le soir, après les bêtes soignées, était encore de passer par la grange pour y contempler la masse énorme du fourrage dont l’odeur aigre lui était doucement entêtante et dont le falot n’éclairait que la base lourde, tandis que le chapiteau échevelé s’en perdait là-haut, dans l’enchevêtrement des poutres où nichent les oiseaux.

Il lui arrivait parfois la nuit de s’éveiller du menu sommeil des gens qui vieillissent et qui était devenu le sien; il lui semblait apercevoir une lueur, sentir une vague odeur de roussi. Et cette terreur de l’incendie qui hante l’esprit des campagnards le traînait brutalement à la fenêtre, où il ne découvrait de flammes que celles bleuâtres et ondulantes d’une aurore boréale; ou lui faisait dégringoler l’escalier pour constater qu’on avait tout simplement mis dans le poêle du bois humide et qui fumait.

C’est vis-à-vis d’Etienne surtout que cette opiniâtreté à attendre un prix meilleur lui était un sujet de triomphe. Craintif et mal assuré, le fils s’imaginait chaque fois qu’on était à la veille d’une baisse pour, chaque fois, se voir infliger un démenti par une nouvelle offre plus élevée. Moisan se sentait vengé de son fils avec qui il avait de petits désaccords de plus en plus fréquents, et qui sourdement, par en dessous, ne visait à rien moins qu’à supplanter son père dans la direction de la ferme.

Le printemps était arrivé, celui du calendrier, bientôt suivi de celui de la nature, un printemps hâtif annoncé par tous les signes habituels et qui ne trompent pas. Il était encore trop tôt pour l’arrivée des premières corneilles, mais on avait vu un ours; et tout un chacun sait que les ours sortent le 25 mars et ne rentrent point s’ils voient leur ombre; ce qui est le signe d’un printemps tiède et court.

Une nuit, Euchariste rêva qu’il habitait le village où se déclarait un incendie. Tous les gens, parmi lesquels il retrouvait des voisins, feu l’oncle Ephrem, l’autre Ephrem, son fils, et des vieux qu’il ne pouvait reconnaître, tous s’étaient mis à faire la chaîne et tentaient d’éteindre les flammes en y versant des seaux qu’ils ignoraient vides. Il fallait le leur dire et il y courait lorsque Phydime se mit en traverse, l’empêchant de passer. Ils luttaient de toute leur force, lui hurlant, l’autre l’écrasant de son poids dans un nuage de fumée qui les suffoquait. Il étouffait au point qu’il se trouva subitement assis dans son lit, tout en nage, réveillé brutalement par le cri terrible qu’il venait de pousser.

Il n’y avait pas de fumée dans la chambre et l’aurore rougeoyait. Il se réveilla tout à fait et, soudain, bondit.

Un torrent de lumière sanglante coulait de la fenêtre et accrochait des reflets pourpres aux angles des meubles. A ce moment, des coups éperdus ébranlèrent la porte à l’enfoncer.

La grange brûlait magnifiquement, tout d’une pièce dans la nuit, avec un ronron sonore de bête contente et des éclatements comme des fusées. De temps à autre, un tison montait vers le ciel noir et vers les étoiles éteintes par la fumée, virevoltait dans le vent et retombait pour mourir brusquement en grésillant dans la neige molle.

Tout autour du brasier déjà, une vaste aire de neige avait fondu sur laquelle des hommes, tantôt couraient violemment éclairés par le bûcher, tantôt se silhouettaient à contre-lumière, bras ballants, tête baissée, hypnotisés par ce tragique soleil de minuit.

A travers le ronflement perçaient par jets les cris des bêtes que des voisins de bonne volonté tentaient de faire sortir de l’étable attenante, mais qui se cabraient, affolées, perdues. De la porte de l’écurie qui déjà vomissait de la fumée à petites bouffées comme une respiration, deux formes surgirent: un homme rué par un cheval.

Il n’y avait rien à faire qu’à regarder; on avait heureusement pu sortir la plupart des animaux et tirer les voitures hors du chartil. Plus rien à faire qu’à regarder tout en tâchant de protéger les autres bâtiments, la maison, le poulailler dont le coq chantait, croyant levé le jour. Le vent, heureusement, soufflait franc est, apportant une pluie fine favorable aux hommes qui, sur les toits de bardeaux, écrasaient du pied les tisons volants.

Tous les voisins étaient là, les yeux dilatés d’horreur fixés sur l’incendie; immobiles, silencieux, le dos glacé par le vent pleurant sa pluie, le visage brûlé par le souffle du brasier dont les langues se faisaient de plus en plus courtes. Derrière eux la moissonneuse, tirée de la remise par les premiers venus, tendait désespérément au ciel ses bras nus de toile.

Quand la toiture s’écroula dans le foyer, un nouveau feu d’artifice jaillit vers le ciel noir, découpant violemment la trame des arbres défeuillés, les bâtiments restants et jusqu’à la maison de Phydime Raymond. Il était là, Phydime, mais sur sa terre à lui, de l’autre côté du ruisseau, appuyé sur la clôture mitoyenne, à regarder l’apothéose de sa victoire, à regarder brûler la récolte du voisin tandis que la sienne était en sûreté, sous forme de bons écus cachés quelque part, car il ne les confiait même pas au notaire, préférant niaisement perdre l’intérêt plutôt que de courir ce qu’il croyait un risque. Ses sous, il ne les sortait que pour prêter usurairement.

Moisan ne faillit pas à voir son rival; instinctivement il perçut son cruel délice et que cet incendie était le période de leur rivalité et de sa défaite. Et voilà qu’il se rendit compte que, seul de tous les voisins, Phydime était complètement vêtu, comme s’il n’eût pas été arraché au sommeil, lui, par la panique de l’incendie.

Il ne réfléchit pas que Raymond, de sa fenêtre, avait pu voir tout en s’habillant à loisir. La catastrophe qui jusque-là l’écrasait servit de tremplin à sa haine. Phydime était bien capable par jalousie d’avoir mis le feu à sa grange! Il n’était que de songer à la satisfaction que lui-même, Euchariste, eût eu à voir tout se consumer chez Raymond: récolte, animaux, bâtiments, instruments, pour qu’aussitôt s’imposât à son esprit l’évidence de l’attentat.

A Phydime il ne suffisait donc pas de lui avoir volé son bien; de lui avoir fait avanie en justice, une avanie dont lui-même, Moisan, devait les frais!

C’est vers Phydime que se tournait la rage ardente et impuissante d’Euchariste. Il en voulait au vent de ne pas virer au sud-ouest pour jeter, comme une pluie haineuse, sur la maison des Raymond, tous les charbons qui montaient en gerbe et retombaient sur la maison des Moisan où, par trois fois, il avait fallu éteindre des commencements d’incendie.

Il se tourna vers un des Mercure qui se trouvait à ses côtés.

— Regarde-le, là-bas, le maudit!

— Qui ça?

— Cet enfant de chienne de Phydime. C’est lui qu’a fait ça.

Mais Alphonse Mercure:

— Voyons, voyons, monsieur Moisan, vous savez ben que ça a pas de bon sens.

Le chagrin sans doute lui tournait la tête.

Et comme Euchariste insistait avec violence:

— Faut pas dire des affaires de même, monsieur Moisan. C’est grave, ça. Il pourrait vous le faire payer cher.

A ce moment, Etienne s’approchait de son père; vêtu à la diable d’un pantalon et d’une veste de laine trouée, les souliers délacés, cheveux, sourcils et moustache grillés, avec sur le visage et les bras des pâtés de suie là où il avait écrasé des braises. Sa voix même était méconnaissable, étouffée par l’angoisse du chagrin.

— On a quasiment rien sauvé, son père! On a quasiment rien sauvé!

Il ne disait rien autre depuis une heure, passant d’un groupe morne à un voisin, incapable dans la catastrophe de rien faire, de rien dire, de rien penser.

— On a quasiment rien sauvé, Alphonse. C’est effrayant, on a quasiment rien sauvé!

— Comment que c’est arrivé, c’t’affaire-là, Etienne?

Quelqu’un de la famille suggéra:

— C’est p’t’êt’ ben quand son père est allé faire un tour à la grange, hier soir; i’ avait sa pipe.

— Ouais, ça doit être ça... Pi on a rien sauvé, quasiment rien!

Et voilà qu’Etienne s’était retourné vers le père, sans rien dire d’autre. Mais l’incendie finissant mettait dans ses yeux un reflet violent. Une flamme dure et sombre qui pointait vers Euchariste Moisan dont la négligence avait ainsi allumé la richesse pour laquelle toute une année on avait peiné, toute une année on s’était privé, rationné.

Autour du père la famille se serrait épaule contre épaule, comme un troupeau de moutons médusés par les éclats du tonnerre et la violence de l’averse.

Brusquement Etienne tourna le dos et partit du côté du poulailler où travaillaient vaguement des hommes.

Euchariste, lui, regardait toujours Phydime.

Le désastre parut avoir brisé tout ressort en Euchariste Moisan. Il passa le lendemain et les jours suivants à tourner en rond autour des ruines, comme s’il y eût cherché un trésor enfoui. Tout ce qui restait pourtant était une masse noirâtre que perçaient çà et là des montants calcinés et où fleurissaient les fumerolles du foin brûlant doucement, sourdement, en profondeur.

Etienne fut le premier à réagir. En quelques jours il eut décidé que l’on rebâtirait et que l’on rebâtirait bien. Sans en parler à son père, profitant plutôt de son hébétude, il s’aboucha avec l’agronome provincial, un des fils Fusey; et c’est avec lui qu’il établit les plans de la nouvelle grange et de la nouvelle étable. La perte des vieux bâtiments n’eût pas été grand’chose en soi, car il y avait longtemps qu’Etienne songeait à les remplacer par des constructions modernes, si le père ne se fût stupidement obstiné à ne pas vendre la récolte, à courir ce terrible risque d’incendie qui, tant que la moisson n’est pas vendue, trouble le sommeil des campagnes.

Le fils, pourtant, avait insisté à plusieurs reprises pour qu’on acceptât les offres des trafiquants de la ville; mais le père ne démordait pas, sans se rendre compte qu’il vieillissait, incapable surtout d’admettre qu’il était d’une autre époque. Pourquoi n’était-ce pas à lui, Etienne, lui à qui la ferme revenait de droit, pourquoi n’était-ce pas à lui de statuer?

Il était temps qu’il en devînt ainsi. La grange serait couverte non pas de bardeaux de cèdre, à l’ancienne mode, mais bien de tôle avec un comble à la française. Quant à l’étable, elle aurait des fondements et un plancher en béton, et une benne suspendue pour transporter le fumier vers la plateforme. On en profiterait pour construire un vrai poulailler. Et les bâtiments seraient espacés pour diminuer le risque. Parfait. Sauf que...

Sauf qu’il fallait de l’argent et que l’argent, le père seul en disposait!

Ce n’est qu’à dix jours de l’incendie qu’Euchariste, pour la première fois, aborda la question de la reconstruction, au grand soulagement d’Etienne qui ne savait comment entamer le problème des fonds.

Pour le père, il ne s’agissait que de ramener à l’existence les anciens bâtiments; que de supprimer en quelque sorte le fait de l’incendie pour retrouver les choses en leurs état et lieu normaux, soit où et tels qu’ils étaient depuis toujours.

Aussi fut-il stupéfait lorsque Etienne lui fit voir les plans que lui avait fournis l’ingénieur agronome; plus stupéfait encore lorsqu’il se rendit compte que le siège de son fils s’était fait avant qu’il eût parlé, sans même qu’on tînt compte de lui et de son opinion.

Il sentit alors tout ce que la catastrophe avait ébranlé et tout ce qu’elle apportait de nouveau, d’inconcevable, contre quoi il eût été plus que temps de lutter et de défendre. Lutter! Lutter alors qu’il se sentait tellement las et envieilli! Point trop encore, certes, pour reprendre le combat sur et pour la terre, puisque ce combat était sa vie même, de la naissance à la mort. Mais lutter contre les autres! lutter surtout contre les siens.

Il s’y essaya toutefois, fort du fait que tout encore dépendait de lui, puisque rien ne se pouvait faire sans son argent; arc-boutant son autorité lézardée, jusqu’au moment où, fatigué de sa résistance, las de plaider et de démontrer, Etienne lui laissa entendre durement que c’était lui dont l’imprudence avait causé la catastrophe. Voilà que tous se tournaient contre lui!

Etienne appela à la rescousse jusqu’à l’agronome qui, connaissant les paysans dont il était, emmena Euchariste voir les bâtiments de la ferme expérimentale, à Parentville, et ceux des Lacroix, pour exciter son orgueil. Mais plus que toute autre chose, ce furent l’obstination retenue d’Etienne et sa propre démoralisation qui le firent céder enfin.

C’est avec une répugnance compréhensible qu’il se rendit chez le notaire; pour la première fois de sa vie il s’y présentait pour autre chose que pour accumuler.

Le notaire l’accueillit avec sa rondeur accoutumée; le visage lui changea cependant quelque peu en apprenant qu’Euchariste voulait retirer l’assez grosse somme qui lui était nécessaire. Il lui présenta combien il était difficile de défaire des placements aussi solides que ceux qu’il avait trouvés pour les fonds de ses clients.

— J’ai à vous proposer quelque chose de mieux, Moisan, dit-il après un instant de réflexion. Il faut vous dire d’abord que depuis l’année dernière votre argent avec moi ne vous rapporte plus du cinq ni du six, mais du sept pour cent. Du sept! A votre place, voici ce que je ferais. J’irais voir M. le curé, et comme vous êtes marguillier, la paroisse vous prêterait certain à cinq pour cent. Comme ça vous gagnerez encore la différence; cinq de sept, il reste deux; vous gagnerez deux pour cent par année. Ça vous va?

Euchariste était ébloui de ce qu’il venait d’apprendre. Penser que pendant des années le notaire Boulet, qui n’était pas homme d’affaires, ne lui avait payé que du cinq!

Tout de même...

— Pour le certain, notaire, pour le certain. Mais...

— Mais quoi?

— Ben, j’aime pas ben ça, emprunter. J’ai jamais dû une cenne à personne, ni signé un billet. J’aimerais p’t’êt’ ben mieux...

— C’est comme vous voudrez Moisan. C’est pour vous, pi c’est votre argent. J’peux vous l’donner quand vous voudrez, après-demain, si vous voulez. Moi, j’m’en sacre. J’vous demande rien pour le conseil; mais j’suis pas pour vous faire gagner de l’argent malgré vous... On vient au monde homme d’affaires ou bien pas homme d’affaires. Ça vous regarde.

Cette fois, il l’avait « piqué dans le maigre ». Ce ne fut pas long qu’Euchariste fût convaincu.

Les bâtiments neufs s’élevèrent. Sur les fondations de béton, la charpente de bois neuf monta toute droite et dorée jusqu’au jour où la pointe du faîtage se fleurit d’un bouquet de sapin bénit et de lilas.

CHAPITRE VI

Pour dur que lui eût été l’incendie de la grange, la construction des nouvelles dépendances jeta Euchariste dans un désarroi plus grand encore, sans doute parce qu’elles étaient nées d’une autre volonté que la sienne; la figure même de la vieille terre des Moisan lui en était devenue méconnaissable.

Il ne se sentait plus chez lui. Quand il fumait naguère, assis dans sa berceuse près du poêle, une famille déjà l’entourait qui était celle de son fils et non plus la sienne. Mais s’il avait alors un refuge qui était l’étable, la grange, tous les vieux bâtiments familiers dont il était le maître, rien maintenant ne se retrouvait à la place accoutumée. Si bien qu’à tout instant, comme un étranger, il lui fallait recourir à Etienne.

Aussi, désormais, au lieu de flâner parmi ses bêtes sous les vieilles poutres familières où tous les ans le même couple d’hirondelles était venu peupler le même nid, comme elles désemparé, il partait plutôt à travers champs, espérant se retrouver chez lui-même. Mais de quelque côté qu’il se tournât, l’horizon lui offrait un visage hostile. Ses yeux ne fuyaient les bâtiments trop neufs que pour tomber sur le flanc de coteau d’où Phydime, goguenard et triomphant, avait tiré une richesse volée. A gauche, au delà des terres des voisins indifférents à ses misères, se hissait par-dessus les arbres la croix de l’église sous laquelle dormait son prêtre. Plus loin c’étaient les villes lointaines qui lui avaient pris Lucinda puis Ephrem.

Au nord, c’était bien pis: les champs et le bétail de Raymond dont la seule vue lui coupait le souffle, le noyait de fiel, le poussait à des gestes haineux et stupides; un jour que des corneilles picoraient ses épis, il s’était surpris manœuvrant inconsciemment pour les chasser vers l’avoine du voisin!

Il ne lui restait que la terre; mais la terre était immuable et insensible, sans tendresse comme sans compassion. Il eût voulu sentir en elle une alliée contre les gens et les choses ennemies; or il la trouvait prête à multiplier le grain du méchant homme, de Phydime, tout autant que le sien; prête à remplir la nouvelle grange, la grange d’Etienne, des mêmes largesses dont elle avait si longtemps rempli l’ancienne.

Qui pourtant mieux que lui la connaissait et l’aimait, la vieille terre des Moisan? Qui donc comme lui en savait chaque motte et chaque arbrisseau? Dès son premier jour en ce lieu, il y avait maintenant cinquante-quatre années, il s’était donné à elle, l’avait épousée, n’avait eu de soins, de pensées, de sueurs que pour elle; pour elle qui aujourd’hui était prête à se donner à un autre, toute à sa gésine et indifférente au semeur. Vieilli, usé par elle à soixante ans, il eût voulu que le seul contact de cette terre suffit à lui redonner force et autorité, à faire monter en ses membres défraîchis un peu de la sève que si généreusement elle dispensait aux sarrazins et aux mils tout comme au chiendent et à l’herbe-à-poux. A lui seul elle ne voulait rien donner; à lui dont les seules défaites avaient été ses défaites, qui n’avait connu de triomphes que les siens, qui n’avait de patrie véritable que ces trente arpents de terreau laurentien.

— Ça va pas, son père? Vous v’là ben jongleux, à c’t’heure, lui disait Etienne.

Puis à sa femme, quand Euchariste s’était pesamment éloigné:

— I’ vieillit, le père. I’ serait ben mieux de se reposer. Moé à sa place, j’m’en irais vivre ben tranquille qué’que part, au village, ou ben...

— Ou ben...

— Ou ben aux Etats, avec Ephrem.

— Les Etats! C’est loin.

— Ça y ferait du changement.

Il en profitait, Etienne, pour prendre de la ferme une demi-possession graduelle, perfide. Il avait maintenant avec le père des discussions lourdes et âpres, sous un air calme, discussions où pour bâillonner l’adversaire le fils n’avait qu’à faire allusion à l’imprudence des gens qui mettent le feu aux bâtiments. Euchariste se taisait alors, pétrifié; car il n’était plus très sûr que ce ne fût vrai, bien qu’il ne laissât passer aucune occasion d’accuser insidieusement Phydime.

Et chaque fois qu’Etienne l’emportait sur lui, il se laissait aller une fois de plus à espérer que la terre se prononcerait enfin, prendrait parti contre son fils, lui donnerait enfin raison. Mais terre et ciel restaient sourds à leurs disputes. Le champ qu’Etienne avait voulu, contre l’avis de son père, semer de trèfle, donnait pleine récolte. Tout comme il ne pouvait pleuvoir sur la terre d’Euchariste sans qu’il plût aussi généreusement sur celle de Raymond, les sauterelles ne connaissaient point de frontière entre le domaine du volé et celui du voleur. Cela lui semblait injuste, monstrueux. Si bien qu’il en était venu à souhaiter que la sécheresse brûlât sa récolte en même temps que celle de Phydime plutôt que de les voir toutes deux également riches.

Il était assis avec Etienne près de la maison, suffoquant dans la fumée du bois humide que l’on allumait pour chasser les moustiques. « Pitou », qui était allé au village livrer des œufs, venait d’arriver et avançait une lettre à la main.

— Quiens, p’pa, voilà des nouvelles de la ville. Ça a l’air d’être à propos de ton procès.

— Ouais? Donne voir.

Il prit la lettre sans hâte apparente et la soupesa de la main.

— Vous voulez-t-y que je vous la lise, son pére? dit Etienne, i’ commence à faire brun.

Mais Euchariste ne répondit rien. Il hésitait à ouvrir l’enveloppe. Autrefois, il n’eût pas eu défiance; tout ce qui lui arrivait alors était favorable; mais maintenant que la guigne semblait s’acharner sur lui, il s’attendait constamment au pire.

A gestes petits, il déchira le bout de l’enveloppe, après l’avoir bien secouée pour être sûr de n’en pas déchirer en même temps le contenu.

Et voilà qu’il se mit à rire doucement, d’un rire muet et cahoteux, un rire des épaules.

— Faut craire que c’est des bonnes nouvelles, son pére... dit Pitou.

Il s’arrêta brusquement, car il venait d’apercevoir le visage d’Euchariste. Vraiment, il y avait de quoi rire, rire, d’avoir espéré, d’avoir pu croire un instant qu’il pouvait exister une justice pour un bon habitant honnête.

Il perdait en appel comme il avait perdu en première instance; il n’y avait de différence que dans le chiffre des frais qui dépassait tout ce qu’il eût imaginé. C’est cela qui le remplissait d’une féroce gaieté: la satisfaction de voir se parfaire son malheur.

Dans l’obscurité venue qui le faisait plus hardi, Etienne éleva une voix hérissée de rancune.

— J’vous l’avais ben dit, son pére... Ouais, ben, on est beau, à c’t’heure!...

Moisan ne disait toujours rien, la moitié de la bouche tordue d’un rire absurde. Etienne en profita pour enfoncer l’écharde plus avant.

— D’abord on vend pas la récolte. Ensuite, on met le...

Mais là, il n’osa pas.

— Ensuite, on brûle la grange pi la récolte avec. Pi à c’t’heure, c’est l’argent qui s’en va. J’ai hâte de voir c’que ça va être la prochaine fois.

— La prochaine fois? demanda machinalement le père.

— Ouais, la prochaine fois! On va se réveiller un beau matin dans le chemin, avec pus de terre pi pus rien, vendu par le shérif. J’aurais ben dû faire comme Ephrem, m’en aller aux Etats-Unis, avec un bon paquet d’argent, comme que vous y avez donné. Ouais! Ouais! je l’sais; j’vous ai vu, le matin qu’i’ est parti.

— Voyons, Etienne!

— I’ a pas de « voyons Etienne », j’su’ en âge de savoir quoi faire; si vous m’aviez écouté, ça serait pas arrivé de même. Mais c’est toujours pareil; les enfants, c’est bon pour travailler; à part ça, ça a pas un mot à dire!

Etienne parlait, parlait, forçant sa propre colère avec l’espoir qu’un mot du père lui donnerait l’occasion de suggérer la solution, celle à quoi son désir donnait peu à peu formance de chose réelle, prochaine.

C’est quelques jours plus tard qu’il y parvint. Là, tout doucement, sous prétexte que la santé de son père devait être ménagée, qu’on ne savait pas ce que Phydime pourrait faire, que certains parlaient de poursuites pour diffamation à propos de l’incendie de la grange, qu’il fallait songer à l’avenir de Pitou, que le bien familial devait être mis à l’abri, pour nombre d’autres vagues raisons, Etienne proposa de se sacrifier. Il prendrait charge de la terre contre donation légale et consentirait à son père, « deux cents piastres par année, plus le bois de chauffage, le tabac, la viande, le beurre et les pois ». Il aiderait itou à se bâtir une maison sur la terre et lui paierait salaire.

Tout cela avait germé furtivement dans l’esprit d’Etienne jusqu’à devenir un plan précis, fleuri de toutes sortes de raisons meilleures les unes que les autres, mais dont les racines occultes étaient nourries du désir de posséder la terre, d’en être le maître, de se donner seul à elle pour qu’elle se donnât à lui seul.

Bien sûr, le père devenait vieux; sa poigne était moins forte, son pas se faisant traînant. Et surtout, sans qu’il s’en rendît compte, son esprit ne semblait plus avoir cette simplicité ferme dans la décision qui est si nécessaire aux gens de la terre. Il s’envieillotait visiblement. En vérité, Etienne ne songeait pas qu’il ne s’agissait de rien moins que de déposséder son père; c’est à la terre qu’il pensait, refaisant après tant d’années le raisonnement qu’avait fait autrefois Euchariste à propos de l’oncle Ephrem. Il semblait au fils que le père ne rendait pas justice à la terre, ne lui faisait pas donner tout ce dont elle était pleine. Sans compter qu’Euchariste s’obstinait dans sa routine, ignorant le progrès, se refusant par exemple à employer les engrais chimiques dont certains voisins avaient bénéficié mais dont il affirmait avec âpreté qu’ils brûlaient la terre.

Dès lors Etienne ne cessa de faire des allusions de moins en moins voilées à l’âge de son père.

— Savez-vous, son père? Je regardais dimanche les gens du village, les vieux; i’s sont pas à plaindre. I’s peuvent fumer toute la sainte journée su’ le perron à regarder passer le monde.

— Voyons, Etienne, à ton âge, t’as pas honte de parler de même. Une vie de feignant! Sans compter que ça doit être ennuyant sans bon sens!

— Ah! c’est pas pour moé que je dis ça, son père; moé, j’ai pas encore gagné de me reposer de même. Mais j’ai pour mon dire qu’à vot’ âge, si j’ai les moyens...

— A mon âge! J’su’ pas si vieux que ça!

— Ouais! Ouais! on dit ça. Mais c’est pas quand on est mort qu’on doit prendre du bon temps. C’est ben assez d’être obligé de travailler tout le temps quand on est pauvre. Quiens, regardez le père Barrette! C’est vrai qu’il est pas mal en moyens, lui.

— Le père Barrette? Ben, j’ai autant les moyens que lui. I’ a pas d’argent chez le notaire! Seulement, i’ a son garçon qui y paye une rente.

Etienne dut se contenir. Il sentait que c’était encore trop tôt. Il dit simplement.

— C’est vrai, i’a du monde chanceux.

Et la conversation en resta là.

Depuis quelque temps, Euchariste semblait distrait. A table, il demandait le sel, quand il l’avait sous le nez; il cherchait à l’étable un licou qui crevait les yeux.

Ce fut Napoléon, « Pitou », qui attira l’attention de son frère aîné, un soir, à part.

— Dis donc, j’pense que le père vieillit pour vrai.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça, Pitou?

— T’as pas remarqué. Y’ voit quasiment pas clair. I’ est pus capable de planter un clou sans se cogner sur les doigts.

— Ah! tu m’dis pas.

— Ben, qu’est-ce que tu veux; i’a soixante ans fait’!

Etienne suivait de l’œil un couple de goglus qui virevoltaient à ras de terre surveillant leur nid caché dans les herbages. Il songeait à ce qu’il fallait dire, et comment il le fallait dire.

— Tu penses pas, Pitou, que le père, i’ devrait se reposer?

— Ouais, p’t’êt’ ben. Mais qu’est-ce que tu veux qu’i’ fasse? I’ s’ennuierait à rien faire. Pi tant qu’à être su’ la terre, i’ est ben mieux à travailler un p’tit brin.

— Travailler! travailler! I’ s’imagine qu’i’ nous aide; mais tout c’qu’i’ fait, faut le recommencer. Sans compter qu’i’ va se faire mourir. I’ est tout jaune, de c’temps-citte...

— ...Sais-tu, pour moé, c’qui y ferait du bien: un voyage. I’ pense à Ephrem tout le temps.

Pitou se gratta la tête, l’autre main sur la hanche.

— Aux Etats? T’es pas fou! Ça coûte cher, un voyage de même.

— D’abord, Pitou, le père a de l’argent. En tout cas, ça y coûterait pas plus cher que de rester icitte à faire des procès pi des procès qu’on en voit plus le bout! Pi avec ça on pourrait s’arranger... Si i’ voulait...

La phrase resta en suspens, en l’air comme une botte de foin au bout de la fourche; Etienne eût voulu que son frère exprimât l’idée; mais Pitou ne soufflait mot. Il s’était mis à relever à ses pieds des planches qui pourrissaient, couchées le long de la grange.

Etienne dut se décider.

— Si i’ voulait, comme j’y ai dit, on s’occuperait de la terre nous deux, toé pi moé. Tout ce qu’i’ faudrait qu’i’ fasse, ça serait de signer un petit bout de papier, pi j’serai prêt à y donner une rente, pas beaucoup, parce que les années sont dures.

— Ouais! Pour dire comme on dit, tu veux qu’i’ se donne à toé.

Mais Etienne ne lui laissa pas le temps de continuer. Dite ainsi, la chose s’étalait trop crue, gênante, brûlante, suspecte.

— Pas à c’t’heure, bonhienne de bonhienne! Ous’que j’prendrais l’argent pour y payer sa rente? I’ a rien qui se vend.

— Y a pas à dire, les années sont dures.

— Dures! Si ça continue de même, on va manger tout le vieux gagné. Tout ce que le père nous laissera, c’est la terre, si elle est pas hypothéquée.

C’est cela qui revint à Pitou, les jours suivants. Etienne avait tiré juste.

La terre revenait à Etienne, fils aîné. Lui, qu’aurait-il? L’argent du père, s’il en restait. Pour peu que cela continuât, le père devenu impotent devrait vivre sur ce qui restait de son capital; tandis que si Etienne dès maintenant payait la rente, ce serait autant de gagné. Et puis le jour où la terre appartiendrait à Etienne, lui, Pitou, pourrait réclamer un salaire; tandis qu’avec le père, il n’y avait pas à y songer. Ou bien il demanderait sa part du magot déposé chez le notaire et s’en irait travailler à la ville.

La quiétude de la vie terrienne, la douceur du travail des champs, l’enchantement des horizons larges et libres, Napoléon Moisan n’y tenait pas le moins du monde, car il n’en savait rien. Pas plus d’ailleurs que ses frères et sœurs, qu’Oguinase, conduit par son père et son curé sur la voie sainte du sacerdoce; qu’Ephrem parti vers une tâche mieux rémunérée; qu’Etienne qui pourtant restait et entendait rester; qu’Euchariste, le père, qui tout doucement commençait à s’en aller. A qui leur eût demandé s’ils aimaient la terre, c’est-à-dire l’ensemble des champs planes où bêtes et gens sont semés de façon éparse par un semeur au geste large, s’ils aimaient ce ciel libre au-dessus de leur tête; et les vents, et la neige, et la pluie qui faisaient leur richesse; et cet horizon distant et plat: à celui-là, ils n’eussent répondu que par un regard étonné. Car ce qu’aimait Euchariste, c’était non la terre, mais sa terre; ce qu’aimait Etienne, c’était cette même terre qui s’en venait à lui, à laquelle il avait un droit évident, irrécusable. Ils étaient les hommes non de la terre, mais de leur terre.

Les autres, les fils puînés, les filles, étaient indifférents. Tout au plus sentaient-ils pour tout cela un attachement qui n’était que la défiance instinctive envers l’inconnu des ailleurs. Ils resteraient là où était leur pain de demain, là où se trouvaient continûment les choses et les gens coutumiers. Mais l’exode ne pouvait leur répugner s’il les conduisait vers une certitude égale, fût-elle étrangère et lointaine. Jusque-là, ils restaient où la vie se vivait sans effort, sans à-coup, sans imprévu.

Par rien autre que par l’habitude, Napoléon Moisan, menuisier de son métier, ne tenait à la ferme paternelle; encore savait-il que fatalement il en partirait un jour de nouveau, lorsque les affaires reprises lui remettraient en main le marteau et la varlope. La terre n’était pas pour lui qui n’était point l’aîné; et sa part d’héritage, il l’espérait en bel argent liquide que l’on palpe du pouce avant de l’échanger contre les choses agréables de la vie.

Il se marierait bientôt. Il aurait vingt-cinq ans aux foins prochains, un âge où tous les gars sont ordinairement pères de familles. Cela leur vient tout naturellement comme aux oiseaux de faire leur nid, aux abeilles de rucher, au cerf jusque-là solitaire de s’agréger, aux anguilles innombrables de descendre aveuglément vers la mer inconnue, aux lilas femelles de tendre leur pistil vers les pollens errants. Cela arrive sans qu’ils pensent aux autres, à ceux qui viendront. Cela arrive parce que cela est normal et doit être ainsi. Et pour eux, parce que l’homme doit prendre femme.

Pitou, lui, n’avait jamais été « bon des femmes ». Comme tout le monde, il avait eu de vagues blondes, mais dont il s’était éloigné dès que la fréquentation un peu assidue avait fait naître des rumeurs et des espérances de mariage, ce qui ne tarde jamais. Qu’avait-il d’ailleurs à offrir à celle qui serait sa compagne? Telle était du moins la raison qu’il se donnait.

Il finit pourtant par se décider, par surmonter une étrange répugnance qui lui faisait se déplaire dans la compagnie des femmes. Puisqu’il fallait se marier, autant Louisette Lacroix qu’une autre.

Il s’en ouvrit à Etienne.

— Ça a du bon sens, Pitou, faudra en parler à son père.

— Ouais, j’cré que j’vas y en parler, à son père.

Etienne qui graissait la mécanique de la faucheuse s’était arrêté, la burette à la main. Que ferait Napoléon une fois marié? Où et de quoi vivrait-il?

— Ouais, parles-y-en donc voir.

Un temps.

— Vois-tu, Etienne, j’avais pensé à m’engager sur les chars, brakeman sur le Pacifique, mais ça a l’air comme si ça allait pas marcher; en attendant, faudra bien que je reste icitte, pour à c’t’heure.

— En tout cas... Ouais!... Vois-tu, Pitou, c’est ben d’valeur de ne pas pouvoir faire c’qu’on veut su’ not’ terre, icitte.

— Qu’est-ce que tu ferais?

— Mon idée, Pitou, ça serait de bâtir une maison à la place de la vieille qui tient plus debout. Une belle petite maison neuve pour toé pi la Louisette.

— I’ a pas à dire, Etienne, j’aimerais ça être chez nous dans ma maison à moé.

— Ah! si la terre était à moé! ça prendrait pas goût de tinette que ça se ferait. J’t’aiderais à bâtir, pi si tu voulais travailler su’ la terre avec moé, j’aimerais autant te donner un salaire à toé qu’à un homme engagé.

— Quiens, ça serait un arrangement.

— Ouais, mais pour ça i’ faudrait que le père...

CHAPITRE VII

— Qu’est-ce que vous voulez son père, y a pus rien à faire par icitte. Avec mon métier de menuisier, j’gagne même pus mon sel. Su’ la terre, c’est encore pire. Tandis qu’à Québec, ous’que j’m’en vas, j’vas gagner trois piastres par jour dret en commençant.

Encore un qui partait, leurré par l’appeau de la ville, ébloui par les facettes des affiches lumineuses, par l’argent facile, facilement gagné et facilement dissipé. Napoléon optait pour l’usine et sa vie quotidienne, doucement régulière et assurée, sans aléa.

Il partait, puisque la terre même défaillait aux gens de la terre, à ceux qui lui avaient fait confiance. Non pas qu’elle eût cessé d’être féconde; plus que jamais elle était prodigue et généreuse, mais cette générosité même devenait une source de pauvreté. Les prix croulaient doucement sous la malédiction de récoltes successivement abondantes et grasses. A quoi bon récolter cent pour un si désormais l’acheteur n’avait qu’à attendre pour voir le paysan, anxieux de vider la grange débordante pour faire place à la nouvelle moisson qui s’entassait à la porte, offrir son bien à des prix de plus en plus dérisoires.

Aussi bien sur la terre des Moisan y avait-il maintenant de la seule famille d’Etienne neuf personnes; avec, en plus, Euchariste, Marie-Louise, Napoléon et sa femme déjà enceinte. A nourrir ces treize bouches, la terre suffisait amplement et encore. Mais habiller ces treize corps, chausser ces vingt-six pieds, petits et grands, cela demandait de l’argent, de l’argent.

Au prix que se vendaient viande, légumes, beurre, œufs, autant eût valu tout consommer sur place. Mais la terre ne saurait désormais produire de quoi satisfaire à tous les besoins nouveaux de l’homme. Il y a le vêtement et le soulier; il y a l’essence pour le moteur; les pièces pour le roulant. Il y a trop souvent les animaux qui sont malades et pour lesquels on ne saurait toujours se dispenser du vétérinaire; il y a aussi les gens qui ne sont pas bien et à qui la tisane et les simples ne suffisent pas toujours.

Et Marie-Louise tardait à se marier, surtout au gré d’Etienne qui ne faisait pas faute d’y faire de mordantes allusions.

— Qu’est-ce que tu fais, Marie-Louise, que t’es pas capable de trouver chaussure à ton pied? Si ça continue, tu vas monter en graine, pi faire une vieille fille!

— Laisse-la donc tranquille, Etienne, disait le père, elle a rien que dix-neuf ans, ça presse pas.

Mais en ces années, c’étaient les soupirants qui ne se pressaient point. Elle n’était pas mal tournée encore qu’elle eût le visage semé à poignées de grains de son et un œil qui biglait un tantinet, une « coquetterie dans l’œil », comme on dit galamment dans les campagnes; ses traits étaient doux comme ceux de sa mère dont elle avait hérité l’air placide et le mobile sourire.

Cela offensait Euchariste que sa fille ne fût pas plus recherchée. Mais en même temps, il n’était pas fâché qu’elle restât près de lui, chez lui, dans sa maison; elle partie, rien ne resterait plus de sa famille à lui, Euchariste Moisan. Il serait encore dans sa maison, mais chez un autre, chez son fils Etienne.

C’était déjà assez qu’il se reconnût difficilement dans le changement des êtres, des choses et des bêtes. Rien ne lui était plus familier. Ni son aîné, qui de moins en moins consentait à s’incliner devant la volonté et les décisions de son père. Ni ses petits-enfants pour qui il n’était que le grand-père et non point, autant qu’il l’eût désiré, le maître de la maison, des champs et du bétail. Même les bêtes étaient changées. Brillant avait été vendu par Etienne, et Rougette avait dû être achevée lorsqu’elle s’était cassé la jambe. Des inspecteurs étaient venus, envoyés par l’Etat pour examiner le troupeau; et ces vaches pleines de santé dont Euchariste était fier, les inspecteurs les avaient prétendu malades et les avaient abattues. Bien sûr, la prime avait été versée, avec quoi Etienne avait acheté des animaux de race, des Holstein à la robe blanche et noire, à la démarche épaissement hiératique qui lui faisait regretter un peu la vivacité de ses petites vaches canadiennes.

La culture même s’était transformée et chaque innovation semblait à Moisan séparer l’homme d’avec le sol, diminuer ce contact bienfaisant qui faisait les êtres robustes et la terre fertile et amicale. Le moteur était survenu qui supplantait les chevaux et dont le pétrole ruinait les pâturages. De partout, on poussait le paysan à délaisser la culture mixte et sa commode routine. De jeunes freluquets qui jamais ne s’étaient penchés sur la terre ou que si peu, mais bien sur des bouquins, voulaient en remontrer aux vieux.

Les vieux de la terre! comme ils se faisaient rares! Un à un tombaient ceux de sa génération. Cela avait commencé petit à petit par les plus débiles qui avaient tôt pris le chemin du cimetière. Et maintenant il ne se passait point de mois qu’Euchariste n’apprît la mort de quelqu’un de ses compagnons de jeunesse.

— C’est effrayant ce que les gens meurent jeunes aujourd’hui. Prenez Willie Daviau...

— Ben voyons, son père, Willie Daviau i’ était pus jeune. I’ avait ben soixante et un, soixante-deux!

— Ouais, i’ avait ’ien que soixante-deux; i’ aurait eu soixante-trois c’t’automne. Dans mon jeune temps, les gens vivaient jusqu’à des quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix.

Il en était bien convaincu, oubliant qu’il n’avait nécessairement connu de la génération qui avait précédé la sienne que ceux qui survivaient, gardant ainsi cette illusion si commune de la longévité des gens d’autrefois. Il n’avait pas vu, en ces époques jadis, les enfants fauchés par les épidémies de croup, les adultes culbutés par milliers dans les fosses communes par le typhus ou la petite vérole.

Ce qui était agaçant pour lui comme pour les autres, c’était de ne plus pouvoir s’y retrouver parmi la génération actuelle. On lui parlait d’Amanda Paquette, et c’est en vain qu’il cherchait de qui il pouvait bien s’agir; jusqu’à ce que l’on vînt à son secours avec un: « Ben, tu sais ben, son père, la fille à Ti’ Bleu Grothé qu’a marié un Paquette de Labernadie! »

Les temps avaient bien changé; et plus il avançait en âge, plus l’ère ancienne se parait de douceur et de charme. Il commençait à dire à son tour: « Dans le bon temps », s’imaginant naïvement que le monde avait été jeune et verdoyant quand lui-même était jeune et vert; et de même, prêtant son déclin et son inquiétude aux années qui le voyaient caduc et mélancolique; sans se rendre compte jamais qu’il en avait été ainsi avant lui pour son oncle et, plus avant, pour le père de son oncle; tout comme il en serait dans cinquante pour ses fils et, dans cent ans, pour les enfants de ses enfants. Tout ainsi, il voyait sans les reconnaître des sentiments qui avaient été les siens surgir chez les autres. Les trente arpents qu’il avait eu hâte d’enlever à l’oncle Ephrem, Etienne était impatient de s’en emparer, d’y supplanter le maître vieilli qui ne savait en tirer juste mesure et juste profit. Mais cela aujourd’hui révoltait Euchariste Moisan.

Et cela nourrissait entre le père et le fils une inimitié souterraine que chaque décision à prendre faisait sourdre à la surface, mais qui dans la vie courante devenait plus saumâtre d’être cachée. Le père s’entêtait contre cette usurpation minutieuse. Au point qu’il n’osait plus se plaindre de la moindre douleur, de la plus légitime fatigue, tant Etienne ne manquait point de lui dire bonassement:

— Reposez-vous, reposez-vous donc, son pére. Vous allez vous faire mourir.

Se reposer! quand les années devenaient de plus en plus dures!

Il ne retrouvait quelque sérénité que le soir, au contact des enfants d’Etienne, de ses petits-enfants. Pour eux il consentait à oublier qu’il était le maître, qu’il était l’ouvrier de la terre familiale, pour ne plus se souvenir que du fait qu’il était grand-père. Lui qui à soixante ans ne tolérait point qu’on le trouvât vieux, c’est avec un bonheur tendre qu’il se faisait plus vieux que son âge pour les petits de la dernière moissonnée.

— Pépére, conte-nous un conte?

— Bon!... I’ a ben longtemps, quand j’étais pas plus grand que toé, Bernard...

Il leur apprenait l’histoire des temps d’autrefois, celle qu’il connaissait par les anciens, toutes les vieilles aventures de l’époque des « cageux » et de l’ère héroïque des chantiers: la « chasse-galerie », le « gueulard du Saint-Maurice », les exploits de Jos Montferrand qui pour indiquer sa propre maison à un fort-à-bras venu se battre, avait tout simplement levé sa charrue par les mancherons. Et Félix Poutré, le patriote, qui s’était échappé des prisons de Colborne en simulant la folie. Cela le conduisait à l’époque glorieuse dont il avait connu les survivants, aux héros de la révolte de ’37. Et les yeux des petits en oubliaient le sommeil, quand il leur disait pour la centième fois comment, à sept ans, il avait aperçu Louis-Joseph Papineau.

— Oui, mes enfants, j’vous en passe un papier que ça serait pus pareil si les Patriotes avaient gagné en ’37. On serait les maîtres chez nous, les Canayens; pi les garçons d’habitant seraient pas obligés de s’en aller aux Etats pour gagner leur vie.

Mais jamais il ne prononçait le nom d’Ephrem, son fils, son préféré.

— On serait pas tout le temps écrasé par les Anglais, pi les Canayens resteraient des bons Canayens, comme dans le temps.

Cela, qu’il n’eût pu expliquer, résumait tout son sentiment profond, toute son horreur des changements survenus petit à petit et qui le déroutaient. Désormais, on ne comptait plus en lieues, mais en milles; l’argent n’était plus des écus, mais des piastres et des cennes. Constamment il venait à la bouche d’Etienne et de ceux de sa génération des mots anglais que leur apportaient les gens de la ville. Les visiteurs de passage, les journaux eux-mêmes et surtout les catalogues-réclames des bazars de Toronto, farcis de termes étrangers dont s’emparait avidement, faute de mieux, la langue appauvrie des campagnards comme des citadins. Il n’y avait pas jusqu’aux jeux... On avait formé au village une équipe de baseball où tous les termes employés étaient naturellement anglais; et tous les dimanches après-midi on entendait l’arbitre, incapable par ailleurs de dire bonjour en anglais, hurler des « strike two », des « ball one » et des « safe » d’une voix glorieuse.

Euchariste, comme tout le monde, assistait parfois aux parties qui se disputaient entre villages voisins. Par les beaux dimanches d’été tout un chacun s’y rendait, qui en voiture, qui en camionnette; et pendant que les jeunes singeaient de leur mieux les étoiles américaines du base-ball, les vieux échangeaient les rares nouvelles de la semaine et les regrets d’un passé révolu. Juchées sur la clôture du champ, comme sur les fils télégraphiques une file d’hirondelles, les fillettes vêtues de robes d’imprimé de chez Dupuis Frères fleuretaient timidement avec les touristes qui parfois arrêtaient leurs autos un instant au bord de la route, près des hêtres poudreux.

On était loin des dimanches d’autrefois, des après-midi douces et un peu mornes passées sur la véranda. L’automobile était venue qui avait changé tout cela. Chaque remise en abritait maintenant une: chez les paysans modestes, quelque tacot ramassé dans les parcs d’occasions; une voiture prétentieuse là où les fils avaient pu en faire à leur tête et à leur orgueil. Et chaque dimanche de la belle saison la famille s’entassait dans le baquet, le fils aîné tout raide au volant; et l’on passait d’une paroisse à l’autre, comme autrefois on allait chez le voisin.

— Quiens, gârd’ donc qui’ s’ qu’arrive!

Euchariste se pencha. Une voiture s’arrêtait sous les cenelliers que les chenilles pavoisaient de leurs tentes grises.

— Quiens! Bonjour... Comment qu’ça va?

— Ben, ben, ’Charis, pi toé?

— Ben, moé tou. Pi chez vous? Tout le monde est ben?

— Tout le monde est ben, merci.

— Qu’est-ce qu’y a de neu’?

— Ah! toujours du même pi du pareil.

La conversation tomba. Autrefois, on se serait demandé et donné des nouvelles de la terre et de la fenaison commencée. A quoi bon maintenant, à quoi bon apprendre ce que tous savaient, s’informer du travail partout le même, les labours, les hersages, les semailles, les moissons, les engrangeages, de leur calamiteuse richesse.

— Dis donc, ’Charis, c’est-y vrai que ton...

Une clameur monta de la foule des spectateurs qu’un coup magistral de l’équipe locale soûlait d’aise.

— Qu’est-ce qu’i’ fait? s’enquit un vieux.

— J’sais pas.

— ... C’est-y vrai, ’Charis, que ton gars aux Etats, i’ s’est marié?

— Ben oui, i’ nous a écrit ça il y a quelque temps.

— Comme ça i’ s’arrange ben.

— Ça a l’air à ça.

Ce que Moisan ne disait point, c’était qu’Ephrem avait épousé à White-Falls une Irlandaise. N’était-ce pas déjà assez que la suite des événements lui eussent donné raison contre son père? Depuis qu’il avait déserté, tout lui avait réussi; tandis que la terre avait failli à ceux qui en elle avaient placé leur confiance. Cela blessait le paysan plus que tout, que la terre n’eût pas maudit Ephrem, quand lui s’était abstenu de le faire, sûr qu’il était du retour de son gars, repentant.

— Aux Etats, i’s sont mieux qu’icitte, dit le fils Bertrand, dont la manche gauche arborait un cœur de drap noir, pour le deuil de sa femme.

— C’est pas surprenant, rétorqua Moisan, subitement amer. I’ est arrivé c’qui d’vait arriver avec toutes leurs belles inventions d’aujourd’hui; les moteurs, les machines, les animaux des vieux pays. Pi avec ça, i’ faut que les habitants vivent comme les gens d’la ville. Les jeunes d’à c’t’heure, il leur faut une automobile pour aller voir leur blonde; pi tout ce que ça gagne passe pour s’acheter du butin de millionnaire.

Un petit noyau des vieux s’était formé autour de Moisan. Les jeunes s’approchaient, le feutre pâle sur l’œil, pour voir ce qui se passait et ce que l’on racontait. Mais le premier cri du public lorsqu’un frappeur avait fait un beau coup les ramenait à la joute.

— Qu’est-ce qu’i’ raconte encore, le père Moisan?

— I’ grogne, pour changer!

Mais voici que, majestueux, s’avançait Toussaint Sansregret. Tout le monde le connaissait, et pour cause.

Il portait sa chevelure blanchissante rejeté en arrière, en bouquet, le front dégagé haut. Un faux col exagéré lui emprisonnait le cou lié d’une cravate sang-de-bœuf que piquait un fer à cheval étincelant de strass. Là-dessus chevauchait un visage maigre, à la bouche encadrée de deux sillons profonds. Cela lui fabriquait une ressemblance forcée avec Laurier, l’idole des libéraux canadiens-français; et c’est pour faire fleurir à son maximum cette ressemblance qu’il copiait le vieux chef politique défunt dans son vêtement classique et jusque dans son port de tête. Il en tirait une assurance verbeuse qui tranchait sur les attitudes un peu effacées des autres paysans.

— Quiens, bonjour, Toussaint, quelles nouvelles?

— Rien d’extraordinaire. Des petites affaires.

Mais ce disant, il avait pris l’air d’un homme qui en sait long. Il voulait se faire prier. Mais on le connaissait et, par taquinerie, personne ne dit rien. Il attendit un bon moment puis, désappointé, lâcha son paquet.

— Rien d’extraordinaire. I’ est seulement question de diviser la paroisse, pour vrai.

— T’es pas fou!

— Ouais, i’s veulent séparer la paroisse en deusse, pi bâtir une église du côté de la beurrerie.

— Cré maudit, c’est une grosse affaire!

Mais chacun était devenu soucieux, ceux surtout qui habitaient la portion qu’on allait ériger en paroisse nouvelle.

Car depuis le temps que la vieille église de Saint-Jacques était bâtie, la dette en était venue à s’éteindre, à force de répartitions, de quêtes et de kermesses; il ne restait plus à payer que l’installation récente d’un calorifère. Tandis que construire une église neuve et un presbytère, cela signifiait une dépense de trente mille au moins pour des bâtiments temporaires, en attendant l’église de pierre de cent cinquante mille et le presbytère de quarante. Tout dépendait du nouveau curé. Si Monseigneur nommait comme desservant un bâtisseur, ce serait dur; évidemment, il y aurait les marguilliers dont il serait certainement, lui, Euchariste Moisan. Mais il savait combien il était inutile de s’opposer à la volonté d’un curé qui se mettrait en tête d’endetter ses paroissiens pour faire beau et grand.

— Ous’que t’as pêché ça, des inventions de même? demanda-t-il à Toussaint.

Celui-ci se dressa sur ses ergots, offensé, en étirant le cou hors du faux col qui lui râpait la peau.

— Des inventions! Ben... j’avais promis de pas le dire, mais puisque c’est de même que vous prenez ça!... C’est le notaire qui me l’a dit, même qu’il s’en va aujourd’hui en ville voir Monseigneur, rapport à ça. C’est-y assez pour vous autres?

Sans faire semblant de rien, Euchariste se glissa hors du groupe et, tout en flânant, se dirigea vers la route.

Une fois passée la première maison du village, il marcha délibérément vers la maison du notaire. Justement il irait déposer chez lui trente dollars payés par le grossiste pour ses œufs; cela lui servirait d’introduction. Le billet signé au curé, pour son emprunt, il y verrait une autre fois.

L’auto du notaire était à la porte. Il arrivait à temps. Il sonna. Le notaire lui-même vint ouvrir, chapeau sur la tête; deux sacs de voyage bloquaient le corridor.

— Bonjour, notaire.

— Ah! c’est toi, ’Charis...

— J’arais ben voulu vous voir une minute par affaires; c’était rapport à de l’argent...

Mais au lieu de le faire entrer poliment, à son accoutumée, le notaire l’interrompit.

— Ça me fait ben d’la peine, ’Charis; mais comme tu vois, je suis sur mon départ. J’m’en vas prendre le train. Même, j’ai tout juste le temps.

— Ouais... J’arais pourtant ben aimé régler ça tout de suite; à part que j’ai qué’que chose à vous demander.

Mais l’autre, visiblement pressé:

— Tu comprends, j’peux pas aujourd’hui. Reviens dimanche prochain.

— Bon, bon, dit Moisan, en se grattant la tête, sous son chapeau. C’est correc’, je reviendrai. Mais quand même, j’arais mieux aimé vous laisser l’argent; on sait jamais. Tandis qu’avec vous...

Le notaire parut hésiter un moment, puis:

— C’est ben pour te rendre service. Entre, mais faut faire ça vite. J’vas te signer un reçu.

Par la fenêtre grande ouverte, un jet de soleil inondait le parquet. De loin parvenaient les cris assourdis des spectateurs dans le champ. Moisan écrasa doucement du pied la moquette épaisse; jamais il n’avait vu maison si luxueuse.

Comme chaque fois, Moisan retrouvait au contact prochain de son argent déposé là, dans le gros coffre-fort, une sensation de bien-être qui lui était désormais bien rare.

— Tien, v’là ton reçu.

Et avant qu’il eût le temps de poser une question touchant les événements, le notaire avait sauté dans sa voiture qui, étincelant de tous ses chromes, plongea dans le soleil avec un bourdon puissant de bête déchaînée.

La semaine passa, jour après jour, comme tant d’autres: lever, déjeuner, travail, dîner, travail, souper, travail, coucher. Le lendemain: lever, travail, déjeuner, travail, dîner... Le surlendemain: lever, travail, déjeuner...

Le vendredi, il pleuvait. Etienne dut aller au village chercher une pièce d’auto venue par la poste. Quand il revint, Euchariste était dans l’atelier à raboter une planche en fredonnant, pendant que les copeaux chantaient, fleurissaient et embaumaient sous sa varlope.

— C’est toé, Etienne, te v’là revenu?

Pas de réponse. Etonné, Moisan releva la tête et...

Etienne se tenait sur le pas de la porte, haletant, les épaules tombées comme un vieux et, surtout, le visage vidé de sang, blanc comme la farine sortant du blutoir.

Le père voulut parler, mais s’arrêta. Un nouveau malheur était là qu’il sentait ramassé pour bondir à son premier mot, prêt, à son premier geste, à lui sauter à la gorge et au cœur.

Etienne avala à vide deux ou trois fois, puis:

— ...Le ...notaire...

— Ben quoi?

— Y ...est ...parti.

— Parti? Le notaire...? Et pi...?

— Y est parti! Ouais, y est parti! I’ s’est sauvé.

Planche et rabot restèrent un moment en équilibre, puis, glissant doucement, vinrent s’écraser sur le lit de copeaux. La bête avait bondi; et pourtant c’est à peine s’il sentait quelque chose. Tout au plus une espèce d’engourdissement douloureux dans les membres.

— ...I’ est parti, le maudit, avec tout l’argent de la paroisse; avec not’ argent.

Et ce que ne disait pas la voix d’Etienne, ses yeux le disaient.

Ses yeux délirants, pleurant le fiel à pleines prunelles dans la face crayeuse; tournant l’épieu de sa rancune dans la vieille poitrine de son père, de son père dont l’imprudence les avait ruinés; de son père qui n’avait pas su deviner que le notaire deviendrait un bandit et un voleur!

Mais déjà Euchariste était sur la route, courant vers le village, à l’épouvante comme un cheval frénétique.

Et soudain son cœur défaillant le fit trébucher; son pied glissa dans une flaque de boue.

Frôlé par une voiture, il ne vit rien, il n’entendit rien, pas même la voix goguenarde de Phydime Raymond qui en passant lui criait la vieille plaisanterie:

— Ecrivez! notaire!

Il s’écrasa parmi les herbes folles du fossé profond ouvert comme une fosse. Il s’écroula, mâchant l’air épais qui se refusait à descendre en lui. Jusqu’à ce que ses paupières éclatassent enfin pendant qu’il se roulait dans le foin trempé, avec un mouvement doux et régulier d’enfant que l’on berce, le visage ruisselant de la pluie du ciel et de celle, amère, de ses larmes.


Hiver


CHAPITRE PREMIER

Décider son père à partir, Etienne seul n’y serait jamais arrivé. Pourtant cette victoire qu’il entrevoyait comme le couronnement d’une longue campagne, les événements s’étaient chargés de la lui donner.

La voiture, cahotant dans les ornières profondes, glissait sur le chemin qu’un février paradoxal couvrait d’eau. Une petite pluie fine dégoulinait du ciel pour geler aussitôt et rendre mal assurés les pas du cheval.

Euchariste ne parlait point; c’est à peine s’il se rendait compte que c’était bien lui, Euchariste Moisan, qui partait ainsi.

Mais le fardeau de sa déchéance lui était trop lourd. Ce surtout qu’il ne pouvait supporter était la rencontre des voisins dont il sentait l’ironie le poignarder dans le dos; Phydime, particulièrement, avec qui il se trouvait constamment nez à nez, qu’il voyait partout, comme toujours les gens que l’on veut éviter. L’atmosphère même de la maison lui était devenue intolérable. Au début, il s’était emporté, invectivant contre le notaire, annonçant qu’il l’allait faire arrêter et coffrer, au bagne avec les bandits, lui pire qu’un assassin. Mais ses colères tombaient sans écho et il se tut, bâillonné par le silence brutal des siens, d’Etienne et de sa femme.

Si bien que quelques semaines avaient suffi à le faire céder lâchement et consentir à tout ce que voulût Etienne, à tout abandonner. Il se « donna », terre et bestiaux, avoir et dettes. Il s’était rendu sans conditions, acceptant les dix dollars par mois de rente que lui offrait son fils; dépossédant du même coup ses autres enfants qui n’étaient point là pour se défendre; tous, sauf Marie-Louise à qui Etienne reconnaissait une redevance de trois cents dollars. Que dirait Napoléon quand il saurait?

Aussi était-ce par ultime lâcheté, afin de retarder le plus longtemps possible la fatale explication, que le père avait fini par se laisser gagner à l’idée de ce voyage aux Etats-Unis, chez Ephrem. Deux mois, tout au plus; le temps de laisser oublier ses défaites.

Sous la bruine qui écrase le décor, il se tait, renfrogné. De chaque côté de la route, les branches s’enveloppent d’un manchon de glace; demain, le soleil allumera chaque arbre comme un lustre de cristal; mais pour le moment le paysage est sans splendeur, avec ce crachin qui s’insinue partout, jusque sous les vêtements. Le cheval fume et grelotte.

— Y a pas moyen de trotter, son père, dit Etienne. J’ai ben peur qu’on arrive en retard pi qu’on manque le train!

Comme le fils a hâte que tout soit fini et de rentrer dans cette maison dont il sera désormais seul maître! Le père reviendra, pour sûr, mais plus tard; et ce laps de temps aura suffi à donner à Etienne la haute main sur les trente arpents de la terre des Moisan, sur les bâtiments, le bétail et sur la maison qui régente tout cela et en vit. Et puis, sait-on jamais? Peut-être que le père...

Pour Etienne, maintenant possesseur de trente arpents de bonne terre, la face du monde est souriante; et le paysage actuel, cette plaine livide avec son horizon brouillé de pluie, même ce paysage lui est doux et fraternel.

— J’ai ben fait de mettre les crampons au j’oual. Sans ça, sûr qu’i’ se casserait une patte!

Mais Euchariste ne répond rien. Songe-t-il à la tristesse de laisser, fût-ce temporairement, tout cela qui fut sien et qu’il ne saurait retrouver identique? toute cette terre aujourd’hui engoncée dans sa houppelande d’hiver, mais qui demain reparaîtra au jour du soleil pour se parer du velours des moissons? Pense-t-il amèrement que cela ne lui est plus rien, puisqu’il ne connaîtra plus la crainte obsédante des grêles faucheresses ou l’espoir joyeux que fait chatoyer un rais de soleil à travers les nuages?

Euchariste ne songe bientôt plus à rien, l’esprit noyé par la pluie qui imbibe les couvertures de la carriole.

Ils arrivèrent comme le train allait entrer en gare. Tout juste le temps de prendre son billet et de monter dans le wagon avec sa valise.

Un siège vide trouvé et son installation faite, Euchariste se pencha à la fenêtre pour regarder au loin vers sa ferme, vers ce qui jusqu’ici avait été son domaine et son monde. Mais trop tard; il ne vit qu’un grillage d’arbres, au pied baignant dans les flaques d’eau et ne sut reconnaître où il était.

Il resta ainsi jusqu’à Montréal, sans bouger, enfoui dans sa pelisse de racoune, le bonnet sur les yeux, écrasé sur l’osier gras du siège dans le wagon de seconde empuanti de la fumée du charbon et des pipes, maculé de neige fondue et de crachats.

Une heure avant l’arrivée dans la grande ville, le ciel apparut rougeoyant d’une immense lueur. Dès lors, Euchariste ne put se tenir de s’informer à chaque arrêt: « C’est-y Marial, à c’t’heure? », jusqu’à ce qu’un voisin obligeant lui eût promis de l’avertir.

Un pont, puis des maisons de plus en plus serrées jusqu’à l’infini, des rues allongeant deux rangées jumelles de lumières clignotantes; puis le train se retrouva dans une demi-campagne. Inquiet, Moisan voulut s’adresser au voisin; celui-ci avait disparu. Alors il se terra dans son coin, à la fois inquiet et résigné, se demandant en quelle nuit nouvelle le train l’emportait, vers quel malheur insondable et nouveau.

Et voilà que réapparurent à la fenêtre les derrières de maisons en enfilade, crasseux de la crasse des trains, salis encore par la pluie d’hiver qui se figeait en verglas; avec des baies violemment éclairées qui exhibaient sans pudeur la vie familiale des habitants.

Le halètement de la locomotive se fit sonore et ralenti, les freins grincèrent et Moisan, emporté par le flot des voyageurs se trouva dans un hall immense, à perte de vue.

Depuis son départ de la maison, d’interminables heures auparavant, il n’avait plus été lui-même, mais au moins n’avait-il eu qu’à se laisser emporter, inerte et vide. Et voilà qu’il était forcé de reprendre conscience de lui. Il retrouvait son moi, oublié, perdu depuis ce départ; il redevenait responsable de lui-même mais seul désormais, seul comme jamais il ne l’avait été, noyé dans l’océan de la grande ville dont il entendait tout près déferler les vagues bruyantes.

Le train pour les Etats-Unis ne partait que dans trois heures. La valise de plus en plus lourde à bout de bras, Euchariste se mit à explorer prudemment la gare, cherchant un coin où se réfugier et disparaître. Il finit par trouver la salle d’attente grande comme une cathédrale où il s’effaça dos contre le mur, pour se sentir moins perdu, moins isolé.

Les aiguilles se traînèrent sur le cadran et la faim commença de se faire sentir. D’abord il la fit taire à force de tabac, pipe sur pipe de son propre tabac noir et rude. Puis plus rien n’y fit et l’estomac se remit à crier.

Il sortit. Un escalier le jeta dans un hall d’où il émergea dans la cohue de la ville. Les tramways passaient, fulgurants et rageurs, se frayant un chemin à coup de gong brutal; les autos empuantissaient de leur haleine la nuit violentée par le clignotement des affiches. De l’autre côté de la rue, Euchariste vit de petites boutiques dont les montres étalaient des victuailles.

Il se décida à traverser, frôlé par les autos, mais toujours serrant à pleine poigne sa valise. Les prix du premier buffet trouvé l’inquiétèrent; il en passa deux ou trois et finit par se décider pour une gargote où pour dix sous une soupe fade calma ses crampes; il sortit pour retourner à la gare, la gare n’y était plus!

Pourtant il était bien sûr de l’avoir laissée là, à droite, à cent pas à peine. Il marcha dans cette direction, crut la deviner au bout d’une ruelle, déboucha dans une rue sombre et se trouva perdu.

Pour rappeler ses esprits, il s’arrêta un moment, la valise entre les jambes, adossé à un mur de briques, attendant l’impossible salut d’un impossible hasard, d’une inexistante providence. Il attendit en vain. Soudain il regarda sa montre et s’aperçut que le train partait dans une heure. S’il l’allait manquer!

Un rare passant, arrêté, le regarda avec défiance et continua son chemin sans un mot. Un second lui marmotta une parole brutale qu’il ne comprit pas. Un troisième apparemment plus complaisant l’écouta puis lui demanda: « Do you speak english? » Moisan remercia pour la forme et resta là, écrasé par sa pelisse où le froid de la nuit commençait à geler les gouttes de pluie. Et le désarroi, un désarroi épouvanté, sans issue, entra en lui.

Or voilà qu’il crut entendre un sifflement doux. Il regarda mais ne vit personne.

— Hem! Hem!

Cette fois, il se retourna et aperçut une tête profilée entre l’écart d’une persienne. Il s’avança.

— Bonsoir, dit une voix; tu veux pas entrer?

La voix était éraillée mais avenante. Les phares d’un taxi éclairèrent vaguement un instant la tête aux cheveux teints et plaqués, les joues enluminées, la bouche aux lèvres crues.

— Merci ben, mam’zelle, vous êtes ben aimable. Mais j’cherche la station pour prendre mon train, pis j’ai peur de l’manquer!

Une fusée de rires éclata derrière les persiennes.

— Maudit bêta, reprit la voix subitement railleuse, la station? T’es d’sus! C’est la grosse bâtisse noire au coin de la rue.

C’était vrai: à deux cents pas à peine se dessinait la masse dans la nuit.

— Merci ben, mam’zelle, dit le paysan en empoignant son sac et se précipitant.

La tête disparut dans la maison.

— Dis-donc, Violette, qu’est-ce qu’i’ voulait, c’t’habitant-là?

— Oh! c’est une espèce d’épais qu’était perdu! I’ voulait la station.

— Quiens, ça devait être un zarzais de par chez vous, de Saint-Jacques!

— I’ avait d’l’air assez bête pour ça, répondit la fille.

Moisan s’installa dans le wagon de seconde vide et glacial encore. Il y était depuis une bonne demi-heure quand quelques personnes montèrent, se dispersèrent sur les bancs. Et le train se mit à courir dans la nuit de plus en plus crue.

Brusquement, un roulement sonore. Le train s’engageait sur le pont Victoria. Au-dessous, se figeait jusqu’à perte de vue l’avenue blanche du fleuve solidifiée par le gel entre les constellations de lumières artificielles qui s’allaient rencontrer tout au fond. Au-dessus, le reflet de la ville effaçait une lune blême et de chétives étoiles.

Saint-Lambert passé, le train s’enfonça en trépidant dans la plaine, vers les montagnes dont la tache déjà dentelait l’horizon clair. Les carrés de lumière tombant du wagon glissaient sur une neige par endroits éclatante et ailleurs maculée de suie. Tout le reste était sombre mais d’une obscurité rendue laiteuse par l’immensité de la neige sur les champs, avec des flaques d’un noir épais qui étaient des boqueteaux. De temps à autre jaillissait une lueur rouge immense, lorsque, à l’avant, le chauffeur gavait le foyer de la locomotive à pleines pelletées de houille.

Une fois passé l’inspecteur d’immigration qui scruta ses papiers, les voyageurs de seconde, autour de Moisan, s’installèrent pour la nuit, faux col défait, chaussures enlevées, veston roulé en guise d’oreiller. Epaissie par la chaleur des radiateurs, l’atmosphère déjà empuantie par les tabacs lourds devenait méphitique. Il fit comme les autres et, le corps en équilibre sur une banquette, les pieds sur celle d’en face, chercha un impossible sommeil. Tout ce qui lui vint fut un assoupissement balafré de rêves horribles d’où il émergeait à tout moment la bouche amère et les hanches moulues par l’arête du banc. Il dormait ainsi cinq minutes, réveillé par les secousses du train freiné sans ménagements ou par les blasphèmes de quatre individus qui, pour tuer la nuit, s’étaient mis à jouer aux cartes; et, surtout, bousculé hors de sa somnolence par l’inquiétude panique d’avoir laissé passer sa destination.

Il finit par reprendre sa pipe et sa veille à la fenêtre, par regarder sur l’écran de la nuit le défilé des bourgs inconnus, leurs enfilades de lumières et leur quai de gare perçu en éclair avec une couple d’employés ensommeillés.

Le soulagement de l’aube arriva enfin, une aube visqueuse et lente. Les fermes apparurent, fréquentes, et cela réveilla tout à fait Euchariste. Le terrien revint en lui et lui rendit le sens d’exister. Il évaluait d’un coup d’œil au passage la maison et les bâtiments et cherchait, par les trous que la pluie avait percés à travers la neige, à deviner la terre et sa qualité. Rien qu’à voir l’étable, il se figurait l’état du troupeau et son rapport; s’il n’en respirait point en esprit l’odeur chaude, c’est que jamais sa conscience n’avait réellement perçu cette odeur où il était né, où il avait journellement vécu: cette odeur qui imprégnait son corps, ses vêtements et son esprit même. Mais tout ce qu’il voyait à cette heure le ramenait à ce qui avait été son domaine, à ces trente arpents de terre qui dormait à ce moment, couvée par la neige canadienne, fleurie par le gel et demain épousant le soleil pour laisser féconder en son sein la semence des moissons.

Sa terre! Au fait, pourquoi l’avait-il quittée pour cette extravagante et inutile aventure, ce voyage aux Etats-Unis? Alors lui revint à l’esprit ce devant quoi il fuyait, l’ironie des voisins, la sournoise rancune de son fils, la pourriture subite de sa vie gâtée entre ses propres mains trop confiantes. Une nausée de violence lui gonfla la gorge et le fit rognonner des injures contre ce forban de notaire. Puis les épaules lui retombèrent, écrasées sous la chape de plomb de la fortune adverse; et la sensation de son écrasement lui apporta un apaisement douloureux. Il se souvint en outre que de ces trente arpents de terre, de sa maison, de ses bestiaux, de tout cela, il n’y avait plus ni une motte, ni une tête, ni une planche qui fût sien. Il se remit à contempler le paysage que le jour grandissant lavait des fanges de la nuit.

Le défilé des fermes reprit; nombreux et riche, aux bâtiments peints de couleurs claires, si différents de ceux en bois nu ou simplement badigeonné du pays de Québec où le bois coûte si peu qu’il vaut mieux renouveler que peindre. Et villages et gros bourgs se faisaient plus drus; ces derniers offrant invariablement le même échiquier de maisons, bois et brique, avec la même gare verte, le même bureau de poste en pierre et, au lieu du clocher métallique, quelque cheminée d’usine panachée de fumée matineuse. Mais ce qui surtout faisait différent était la rareté de la neige, à peine plus épaisse ici, en plein février, que chez lui, là-bas, à la fin mars.

Maintenant que c’était l’heure où d’habitude il était debout, l’abattement nocturne d’Euchariste tendait à se dissiper.

— Albany! Albany! nasilla en passant le serre-frein.

Euchariste l’arrêta et pour la vingtième fois fit voir son billet. L’employé fit signe que oui.

Il changea de train, sans changer de paysage. Le plein jour lui montra, après la sortie de la ville, les mêmes fermes cossues puis les mêmes bourgs aux rues trop larges où, gamelle balancée à bout de bras, se hâtaient les ouvriers de ce pas lourdement précipité des lundis matins.

A chaque localité un tant soit peu importante, Moisan se levait de son siège, la main sur sa valise bien ficelée, prêt à descendre; guettant au passage l’affiche enfumée où s’inscrivait le nom de la station.

Une ville apparemment plus grande que les autres, annoncée par le claquement d’une série d’aiguilles au passage du wagon, un éventail de voies de garage, des locomotives haletantes attelées à la manœuvre, et Euchariste lit subitement le nom: « White Falls ».

Bousculé par les voyageurs, il descend, les jambes lourdes et l’esprit inquiet, dans la fraîcheur humide du matin dont il respire à larges bouffées les exhalaisons charbonneuses, limpides pourtant après l’atmosphère gluante du wagon.

Sur le quai de la gare, tout autour de lui, ce ne sont que des gens qui se précipitent et s’interpellent; Moisan ne comprend mot. De temps à autre, il croit saisir au passage des syllabes françaises, mais méconnaissables dans le nasillement du jargon américain. De même parmi la foule, il lui semble à tout moment retrouver un visage familier; un visage de là-bas, de chez lui; mais il n’a qu’à fixer les yeux un instant pour voir s’évanouir l’illusion, pour qu’il lui redevienne étranger.

Bon Dieu! s’il fallait qu’Ephrem ne soit pas venu le rencontrer!

Mais une main se pose sur son épaule. Il se retourne, défiant et espérant à la fois.

Ce sont bien les yeux de son fils, de son Ephrem. Pourtant la figure qu’il n’a pas vue depuis bientôt dix années, le fait hésiter. Puis on dirait que l’image qu’il a devant les yeux, un moment flottante, se replace, se fusionne trait pour trait avec le souvenir qu’il porte en lui. Et maintenant, après deux secondes d’incertitude, c’est le visage de son enfant qu’il retrouve ainsi que la voix.

— By God! son père. T’as fait’ un bon voyage?

Mais comme les mots français sonnent drôle sur ses lèvres, sur ses lèvres où ils semblent trébucher faute d’habitude.

CHAPITRE II

Après la trépidation du train, Euchariste eût voulu s’immobiliser quelques instants pour reprendre son aplomb et retrouver contact avec la réalité; la vue de son fils lui donnait enfin le sentiment que la bousculade du voyage était finie. Mais déjà Ephrem le remorquait à travers la gare où s’éparpillaient comme un limon les journaux du matin. Personne autour de lui qui ne courût. Un petit train de banlieue dégorgeait son plein de travailleurs qui, sans s’arrêter, arrachaient à l’étalage un journal et se jetaient dans un tram. Tout étourdi, le père se trouva dans une voiture bleue garée sur la petite place.

— C’est pas à toi, Ephrem, c’t’automobile-là?

Ephrem se mit à rire d’un rire prospère, d’un rire qui laissait jaillir comme d’un phare les feux éclatants de ses dents couvertes d’or.

— Well, son père, tout le monde icitte il a son char.

Ils roulaient déjà le long d’une rue dont les poubelles matinales, les journaux de la veille, la fange ménagère, toute la sanie d’une agglomération humaine faisaient un long cloaque. Le froid de la nuit avait figé le long des trottoirs le torrent des immondices. Et sur cela régnait l’haleine lourde de la ville; un relent épais de pétrole brûlé.

Presque sans répit, Ephrem faisait hurler son klaxon: pour avertir, chaque fois qu’il frôlait camion ou voiture; par simple habitude allègre lorsqu’un instant il avait la voie libre; tout fier de faire montre à son père de sa virtuosité. Et tout en filant, il indiquait:

— Ça icitte, c’est le City-Hall, l’Hôtel de ville, comme on dit en Canada. A dret, le Public Library.

— Le... quoi, Ephrem?

— Well, le... Public Library, là ou’s’ qu’i’ gardent les livres, des mille et pi des mille.

Mais Euchariste voyait à peine, frôlé à chaque instant par la mort, la tête rentrée dans les épaules, le poil hérissé de terreur, convaincu de la catastrophe imminente qui allait les mettre en bouillie sous les roues d’un tram. Ephrem souriait d’un sourire triomphal et doré.

A quarante milles à l’heure, une belle église de pierre rouge se jeta sur eux; il fit un effort pour parler:

— Dis donc, Ti’Phrem, c’t’enne belle église ça; comment est-ce qu’a s’appelle?

Elle était déjà loin derrière quand Ephrem répondit:

— Ah! j’sais pas... Quiens!... Quiens!... r’gâr’ à gauche la grosse maison... en pierre... là.

Il modéra l’allure et montra du bras un vaste hôtel particulier dentelé de clochetons et de poivrières.

— Celui qui reste icitte c’est Frank B. Somners.

Ces mots-là sonnaient dans sa bouche comme un comptoir des dollars d’argent.

— Au coin icitte, c’est le plus riche de tout.

— I’ est ben riche?

— Riche!!! Aouf...

Son bras tomba, découragé de ne rien trouver qui pût exprimer une telle gloire.

— Qu’est-ce qu’i’ a fait’ pour venir si riche que ça?

— I’ a fait’ ça dans la booze.

Ephrem eut un regard mystérieux et complice:

Le père hésita. Il ne comprenait pas qu’on pût faire fortune dans...

— Ben! Ephrem, comment est-ce qu’i’ a pu s’enrichir de même rien qu’en vendant de ça?

— Ben voyons, son père, depuis la prohibition, i’ a rien qui paye par icitte comme de vendre du whisky.

Un hurlement déchirant. Freinée brutalement, l’auto projeta Euchariste presque à travers le pare-brise. La masse énorme d’une voiture de pompiers passa en trombe.

On s’engagea dans une longue montée dont l’effort fit rugir le moteur. De chaque côté défilaient de petites villas ouvrières, de construction coquette mais dont la peinture allait s’écaillant; derrière chacune un jardinet abrupt où deux ou trois pieds de vigne s’accrochaient aux échalas.

— Icitte, son père, c’est tous des Italiens. I’s font leur vin eux aut’ mêmes.

— Acré! I’s sont ben.

— Sure, i’s sont O.K.

On était au sommet de la côte. Ephrem stoppa.

— Retournez-vous, son père, pi r’gardez en bas.

Moisan obtempéra. Tout au bas de la côte il vit à ses pieds, presqu’à perte de vue, une espèce de champ noirâtre où couraient, parallèles, des centaines de sillons bien alignés. Cela lui fit quelque chose qu’ainsi, aux Etats, en pleine ville, on trouvât moyen de faire de la culture; et aussi que son fils, son Ephrem, s’arrêtât à le lui faire remarquer.

— Savez-vous c’que c’est qu’ça, son père?

Et sans attendre la réponse:

— Ça, c’est la couverture de la shop ous’que j’travaille.

— La couverture?

— Sure. Tout ça. Et pi c’est pas encore tout’; i’ en a encore plus loin. Pi tout ça c’est le plant.

Alors il apparut au père que ce qu’il avait pris pour une prairie bien labourée aux sillons parallèles, était le toit indéfini d’une usine étalée sur des acres de terrain, et dont les pans brisés simulaient les ados des sillons. Cela faisait tout un champ métallique, un vaste pré stérile sous lequel travaillaient les hommes comme des taupes, loin de la paternelle lumière du soleil. Pour le père, cela était inimaginable. Pour le fils, cela était glorieux.

— Qu’est-ce qu’i’s font, là-dessous? demanda enfin Euchariste.

— Ça, c’est le plus gros plant’ de lampes dans tout l’univers. Des lampes de la Sunshine Corporation, i’ en a partout. Quiens, son père, les lampes de chez nous c’étaient des Sunshine; ben, c’était fait icitte.

— Ah! i’ a ben du monde, là-dedans?

— Well, quand ça marchait full time, ça donnait de l’ouvrage à dix mille personnes.

— Dix mille!

Moisan regardait cette aire métallique et inféconde qui subitement avait évoqué sa terre lointaine et la cuisine tiède où l’on se rassemble à cette heure particulière et si douce d’entre travail et repos où les lampes s’allument; les lampes d’autrefois; suant le pétrole, et dans le verre desquelles venaient plonger mannes et papillons attirés par la flamme.

Le brusque départ de la voiture éteignit subitement la lueur de son souvenir. Un moment ils gardèrent le silence.

— C’est ben loin, chez vous?

— On arrive, son père. J’ai fait un petit détour pour te montrer un petit peu de la ville. A c’t’heure, on y va right through.

La bagnole franchit quelques montagnes russes et longea un interminable mur d’usine pour venir s’échouer dans une rue plate encaissée entre des maisons ouvrières.

Elles étaient des douzaines, de part et d’autre, qui se succédaient identiquement mornes. Neuves et fraîches, elles avaient dû être coquettes. Mais les soleils d’été avaient craquelé la peinture; les pluies et les gels d’hiver l’avaient pelée; puis la suie des manufactures prochaines avait plâtré les gerçures d’une crasse qui faisait aux angles de longues coulures fangeuses.

Pourtant, Euchariste se sentit heureux d’arriver. Il gardait de sa nuit dans le train une espèce d’engourdissement; tout un kaléidoscope qui tournait des images incohérentes et saccadées. Pour la première fois s’embuait en lui la seule vision nette qu’il eût jamais portée; celle de sa vie coutumière entre l’horizon fermé de son pays de Québec. Sur cette mer d’impressions nouvelles et houleuses il cherchait intérieurement des yeux, comme un phare, le petit toit gris entre les deux grands ormes, et les bâtiments et les prés où il se fût senti chez lui. Mais tout cela était brumeux; et quelqu’effort qu’il fît, rien de tout cela ne s’éclairait nettement. La fatigue aidant, il sentait une véritable nausée physique.

— J’s’rai pas fâché d’être rendu chez vous, dit-il à Ephrem.

— Sure, son pére on y est.

Enfin il allait se trouver dans quelque chose de fixe et qui ne pouvait manquer de lui être familier et accueillant; parmi la famille de son fils et les choses de son fils. Il se le figurait d’avance, cet intérieur, et le voyait appareillé au sien, là-bas, avec un peu les mêmes meubles et les mêmes images au mur; et la même atmosphère sereine, rassise, des choses qui durent et survivent aux générations transitoires des hommes.

Tandis qu’autour de lui tout était étranger dans cette ville si différente de la seule ville qu’il connût, celle où il avait un jour conduit Oguinase au collège.

Pauvre Oguinase!...

Ephrem s’était emparé de la valise de son père et traversant un parterre incolore où l’hiver moisissait deux maigres plates-bandes, ouvrait la porte d’un rez-de-chaussée.

— Is that you, Jack?

— Ben! ça c’est bon, rit Euchariste, j’cré ben que tu t’es trompé de maison.

Mais Ephrem répondait à l’appel.

— Hello! Elsie! Come and meet my dad.

Puis à son père:

— Donne-moé ton chapeau, j’vas le mettre su’l’ stand.

Euchariste resta là, figé, sur la carpette du salon. C’est en vain que ses yeux cherchaient quelque chose d’amical à quoi se raccrocher; quelque chose qui fût confortable à son esprit, où il pût se détendre et se sentir à l’aise.

Il ne vit autour de lui que des meubles prétentieux et défraîchis. Aux murs, des simili-tapisseries et des agrandissements photographiques de paysages et de gens inconnus. Au-dessus de la fausse cheminée où brûlait un feu de gaz, trônait le portrait au crayon d’un homme à lunettes qu’il ne connaissait point. Il se sentit envie de pleurer.

La main tendue de sa bru le rappela à lui. Elle entrait au salon en défroissant de la main sa robe que le cordon du tablier avait marquée à la taille. Il avança le cou et les épaules pour l’accoler, pour embrasser sur les deux joues, à la façon du Québec, la femme de son fils. Mais elle le laissa là, bouche en cœur et coudes en l’air, empêtré dans sa propre aménité.

— Glad to meet my Jack’s father.

Euchariste secoua vigoureusement la main lourdement baguée de sa bru; et, désemparé, marmonna rapidement:

— Comment allez-vous?... Très bien... Très bien... et se tut.

— Vous savez, son père, faut l’excuser. A’ parle pas beaucoup français. C’est pas d’sa faute, elle est Irlandaise.

— Ah! ’a parle pas français?

— Oh! s’empressa la femme, faisant un effort pour être aimable, jé pou dire oune, dou mots.

— Ah! bon! Ah! bon!

— Asseyez-vous son père, vous devez être fatigué.

Euchariste se laissa choir sur une chaise qui se trouvait là. Fatigué, il l’était et perdu surtout; perdu comme un voyageur égaré dans l’infinie forêt laurentienne, cherchant en vain quelque signe certain par quoi se repérer.

Depuis son arrivée il avait, lui aussi, la terrifiante impression de tourner en rond, futilement, dans une selve inconnue.

— Et pi, son père, comment’s qu’est tout le monde, en Canada.

Moisan se mit à défiler le rosaire des renseignements, repassant brièvement d’abord les frères et sœurs d’Ephrem, les uns après les autres, avant d’arriver aux voisins. Mais les mots ne lui venaient point parce que la forme des êtres qu’il voulait raconter, semblait se dissoudre dès qu’il tentait de la saisir. L’air étranger qu’il respirait se condensait en un brouillard qui lui corrodait l’image la plus claire qu’il connût, la ferme là-bas avec Etienne, sa femme et ses enfants, et Marie-Louise, et Napoléon parti depuis à Québec; et le troupeau des bêtes amicales.

Il attendait surtout qu’Ephrem lui demandât des nouvelles de la terre et des choses de la terre: là du moins il pourrait reprendre avec son fils un contact qui lui échappait. Mais il n’arrivait pas à l’entraîner de ce côté. Et surtout, à chaque instant il voyait couper le fil de son discours par Ephrem qui traduisait une phrase à sa femme.

— Oh! really, disait poliment celle-ci; mais visiblement rien de tout cela ne l’intéressait.

A la fin les questions d’Ephrem se firent de plus en plus rares, jusqu’à ce que ses yeux se fixassent sur la table où traînait le journal du matin qu’il se mit à lire obliquement à la dérobée. Euchariste se rendit compte qu’il parlait tout seul. Elsie s’en fut à la cuisine; et père et fils se trouvèrent face à face, plus séparés que joints par les bouts de phrases qui flottaient encore entre eux.

Après un silence un peu plus long:

— Où c’est que tu travailles, de même? s’informa Euchariste.

— Well, j’ai une bonne job steady à la Sunshine.

— Qu’est-ce que c’est ton ouvrage, là?

— J’suis boreur de flanges.

— Ah!

Il n’osa point demander d’éclaircissement. Aussi bien, depuis qu’il parlait avec son fils lui était-il arrivé plusieurs fois de s’y perdre, égaré qu’il était par des séries de vocables inconnus dont il ne savait point s’ils étaient des mots étrangers ou des termes de métier; mais bien loin de se sentir honteux pour son fils, il se sentait plutôt mortifié de sa propre ignorance.

On entendit à l’étage un piétinement rapide comme de pieds d’enfants.

— Y a du monde dans la maison? demanda Euchariste, n’osant s’informer directement.

— Sure; c’est les boys qui se réveillent.

Moisan tendit l’oreille; un pépiement de voix enfantines lui traduisit la réponse d’Ephrem. Et quelque chose de très doux embua sa voix.

— T’en as combien, Ephrem?

— J’en ai deusse, répondit l’autre d’un ton triomphant.

— Ah! rien que deusse. C’est pas beaucoup.

Dame! Il avait eu, lui, de son Alphonsine treize enfants dont huit vivaient; Malvina et Eva, religieuses au couvent, Orpha; Etienne sur la ferme, avec sa Marie-Louise; Napoléon. Avec Ephrem et Lucinda, cela faisait bien huit. Cela eût fait neuf si Oguinase...

Et de même Etienne là-bas, au fertile pays de Québec, fertile en gerbes et fertile en hommes, Etienne avait arrondi sa douzaine. Tandis qu’Ephrem à trente-six ans n’avait encore que deux enfants.

Euchariste se souvint du cousin Larivière dont c’était aussi le nombre. Quelles sortes de femmes étaient donc les femmes des Etats? Pourquoi aussi les fils du Québec émigrés dans cette terre étrangère ne venaient-ils pas chercher leurs compagnes au pays, des épouses fécondes et douces qui sauraient peupler la maison et mettraient au monde fils ou fille une fois l’an, comme le veulent nature et Providence.

— ’Ien que deusse, Ephrem! Ça pousse pas ben vite du Moisan par icitte.

— Well, son père, ça fait ’ien que cinq ans qu’on s’est mariés ’Elsie pi moé.

Des petits pas rechignés dans l’escalier; puis la voix nasillarde de la femme grondant en anglais, et la porte s’ouvrit sur elle et ses deux fils; l’aîné, rutilant dans un complet d’enfant à un dollar quatre-vingt-quinze, les cheveux blonds bien léchés, s’arrêta un moment sur le pas de la porte, l’air à la fois soupçonneux et provocant. Quant au cadet, il était clapi dans les jupes de sa mère.

— Come on, be good and say good morning to grandaddy.

Le grand-père, tout heureux, tendait doucement le berceau de ses bras. Ces beaux enfants-là, c’étaient les enfants de son Ephrem. Comme ils étaient soignés; de vrais enfants de riche.

— Viens voir pépére, dit-il en grossissant bonassement la voix.

Mais tandis que l’aîné restait figé sur le seuil, à reluquer cet individu étranger dont on lui avait dit que c’était son grand-père, le plus jeune, terrifié par les moustaches et la voix, se mit à hurler.

— Come on kids, be nice... This is your grand’; right from Canada.

Ephrem se sentait visiblement gêné du manque de cordialité de cet accueil.

Euchariste risqua une nouvelle sortie.

— Ben voyons, les enfants, v’nez dire bonjour à pépére.

Jack, l’aîné, finit par surmonter sa méfiance et d’un air indifférent, poussé dans le dos par sa mère, s’approcha de l’étranger; tandis que Patrick dompté par une gifle clandestine se contentait de renifler ses larmes.

— Quel âge que t’as? T’es ben grand?

Mais Ephrem intervint, la voix embarrassée:

— Ben, faut vous dire... son père... i’s parlent pas encore français, i’s sont trop jeunes.

Profitant de l’intermède, le petit Jack, opinion faite, se glissait doucement vers la porte. Euchariste se tourna vers lui, mais ne fit rien pour le retenir.

Il ne ressentait pas de chagrin et ne se sentait point offensé. Il ne comprenait point. De tout ce qu’il avait espéré trouver, ou plutôt retrouver, que restait-il? Cette maison qui pendant l’interminable voyage lui apparaissait comme un refuge, il y était entré et l’avait trouvée inaccueillante. Depuis Montréal il n’avait entendu que de l’anglais, lu d’affiches qu’anglaises, vu que des visages anglais; et après tout ce désert, voici qu’il trouvait vide, sans fraîcheur, sans eau, sans ombrage, l’oasis vers laquelle il avait marché.

Avec tout cela, il commençait à se sentir quelque peu étourdi; depuis le départ il n’avait point dormi et quasiment pas mangé. Ses yeux et son esprit se chargeaient d’une somnolence qui interposait entre sa conscience et ce qui l’entourait une espèce de brouillard visqueux. Murs et gens flottaient et ondulaient comme un paysage vu à travers la fumée; et par moments il lui semblait planer en l’air, sans contact avec son fauteuil. La conversation d’Ephrem avec sa femme tombait en lui comme des paquets d’ouate.

— By God, son père!...

Il eut un sursaut et s’éveilla brusquement:

— ...J’cré ben que vous vous endormez?

— Ben non, ben non!

D’un coup de reins, il souleva le fardeau de sa lassitude.

— A quelle heure que tu pars pour l’ouvrage, Ephrem?

— Dans quinze minutes, son père.

— Ben, mets-toé pas en retard pour moé.

— It’s all right. It’s all right.

Moisan sentait sourdre en lui une hâte incongrue du départ de son fils; il attendait un soulagement du moment où il serait seul. L’instant présent lui donnait une impression insupportable de mutisme, de tension, d’éternité. Comme en un cauchemar, une invisible barrière s’interposait entre son fils et lui.

Certes, il s’en fallait qu’Euchariste fût un jaboteur; mais il avait sur les lèvres un récit de la vie courante là-bas, qui n’attendait qu’une question d’Ephrem pour sortir au grand jour de la sympathie; mais Ephrem ne s’informait de rien.

— Et pi, qu’est-ce que tu fais tout le temps, qu’est-ce t’as fait depuis que t’es parti de la maison?

— Well, toutes sortes des affaires.

La femme d’Ephrem entra:

— Jack, it is time for you to go to work.

— O.K. I beat it.

Il se leva.

— On se verra à soir, son père; pi on aura le temps de jaser.

— Bon, ben bonjour donc!

Toute la journée, Euchariste resta seul ou à peu près. Il y avait bien Mme Moisan; mais Ephrem parti, elle parut avoir oublié les quelques mots de français qu’elle pouvait savoir. Et Euchariste s’endormit dans son fauteuil, bercé par le ronron cadencé de l’aspirateur que l’on promenait de pièce en pièce.

A table, au déjeuner du midi, il mangea le nez dans son assiette, levant les yeux de temps à autre pour voir si ses petits-enfants l’observaient. Mais ils causaient entre eux et en anglais, apparemment insensibles à la présence de ce paysan qu’ils ne connaissaient point, dont apparemment ils ne savaient rien sinon que c’était là un de leurs grands-pères; non pas celui de Washington Street, un bon vieil Irlandais aux dents et à lunettes d’or, au geste magnifique, à la bouche continuellement verrouillée d’un cigare qui n’en disparaissait que pour livrer passage à des maximes définitives; un vrai grand-père celui-là, qui avait pour ses petits-enfants des regards plaisamment terribles et le dix sous facile. Ce qu’ils voyaient à table aujourd’hui ce n’était plus ce type suprême du fils d’Amérique: l’Irlandais américain; mais bien l’autre grand-père, sorti du fond du lointain et nordique Québec, du Québec rustre et arriéré, avec son complet défraîchi, ses souliers crottés, ses yeux résignés et sa moustache tombante où s’accrochaient des gouttes de potage. Un grand-père qui ne sentait point la boutique de barbier, mais l’étable.

Pour la première fois de sa vie, Euchariste se trouvait dans un milieu où il se sentait inutile, parmi des choses qu’il comprenait moins que les choses de la terre, pourtant difficiles à entendre; parmi des gens qui le comprenaient, lui, moins que ne le comprenaient ses bonnes bêtes; et entraîné en un cours sur lequel il ne pouvait rien mais qui, lui semblait-il, pouvait tout sur lui.

Après le déjeuner, il tenta de sortir quelque peu, oh! pas très loin, tout juste devant la maison d’où regarder passer les innombrables autos et les quelques piétons.

Entre rue et maison s’étranglait le parterre grand comme un mouchoir de poche mais que cependant devaient fleurir en été quelques pétunias nourris apparemment de la fumée du temps. Il resta près de cette maigre plate-bande, accoté à un arbre, seules choses qui lui fussent quelque peu familières. Mais il n’osa s’asseoir sur le perron glacé, ni même fumer sa pipe, ne sachant plus ce qui pouvait et ce qui devait se faire.

Une averse survint qui le fit retraiter vers la maison; il voulut entrer. Vainement; la porte était fermée. Qu’était-ce donc que ce pays si dangereux que même en plein jour il fallait cadenasser le logis comme un coffre-fort? Pour un peu, il eût cru qu’à dessein on l’avait ainsi « enfermé dehors ». Il se réfugia sous l’auvent de la porte, attendant la fin d’une pluie devenue une giboulée fondante; et finit par se laisser tomber inconsciemment sur le perron, endormi.

C’est là que, en rentrant du travail, Ephrem le retrouva.

CHAPITRE III

Les rares fois que, chez lui, Euchariste Moisan avait évoqué les « Etats », il avait imaginé des villes et des campagnes lointaines, mais semblables à celles qu’il connaissait. Et il les avait vues lentement envahies par le Québec. Tant de familles de sa connaissance avaient émigré que cette coulée vivante et prolifique ne pouvait ne pas avoir prolongé là-bas la patrie laurentienne et formé un nouveau Québec américain. Pour le certain. Tous les ans, lorsque la fête de la Saint-Jean-Baptiste ouvrait les écluses de l’éloquence nationale, chaires, tribunes et journaux étaient pleins de couplets sur la fécondité et la force du sang français canadien. Un million et demi de « Français » dans le seul Est des Etats-Unis, dans la seule Nouvelle-Angleterre!

Et voilà que venu au foyer de son fils, en une ville où, lui disait-on, près d’un tiers de la population était de sang français, il ne retrouvait rien qui lui fût prochain.

— Well, son père, avait expliqué Ephrem, icitte, à White Falls, tous les Canayens i’s sont éparpillés. I’ a des places, comme Lowell, Worcester, ous’ qu’i’s sont ensemble en gang dans leu’ petit Canada. Mais icitte, c’est pas pareil.

Depuis cinq jours qu’il était arrivé, Euchariste avait rôdé autour de la maison, chaque fois s’écartant un peu à mesure qu’il se pouvait mieux reconnaître; et, sans en avoir l’air, prêtant l’oreille aux passants dans l’espoir d’entendre parler français. Jamais!

Enfin, le samedi soir, Ephrem annonça triomphalement à son père:

— C’est demain dimanche. On va aller à la messe à l’église canayenne.

Euchariste fut heureux. Non pas seulement à l’idée de se retrouver enfin parmi les siens; mais bien surtout de voir effacée la crainte inavouée qui s’était fait jour en lui.

Car c’est en vain qu’il avait cherché au mur de la maison de son fils une seule des images dévotieuses qui fleurissent les foyers de Québec. Rien. Si bien qu’il en était venu à se demander si son fils n’avait pas commis la suprême infamie d’apostasier. Dame! n’avait-il pas épousé une « Anglaise »! et qui dit « Anglaise » dit protestante et païenne.

Et voilà que le dimanche venu, Elsie elle-même était partie pour une messe matinale, missel sous le bras, avec ses deux enfants.

Euchariste et Ephrem avaient opté pour la grand-messe, celle de dix heures. Comme toujours le fils avait proposé de s’y rendre en auto. Aussi bien, depuis l’arrivée du père et malgré la saison, pas un jour ne se passait qu’ils n’eussent roulé par les rues et les routes, dès le souper hâtif expédié, emportant Euchariste dans un extravagant cotillon où les cheminées d’usine valsaient avec les fours à chaux, alternant les dépotoirs et les coupeaux dans la pétarade de la voiture grimpant bruyamment les montées en petite vitesse.

Tant et si bien que, cette fois, Moisan avait insisté pour que l’on allât à pied.

Tout au long de la Main Street, le dimanche avait clos les boutiques; mais les montres n’en étalaient pas moins leur luxe à bon marché, la camelote des soies artificielles, des panamas à deux dollars quatre-vingt-dix-neuf, des bijoux en similor et, toutes les dix maisons, une pharmacie où se mêlaient les bandes herniaires, les briquets brevetés, les bonbons home-made, les kodaks et le dernier livre à succès.

Avec son double front de maisons hétéroclites et inégales, la plupart de brique, mais entrelardé de bicoques de bois, au-dessus de quoi se hissaient comme un campanile les vingt-huit étages de la New-Hampshire Utilities Corporation Building, la rue principale avait l’aspect temporaire d’une avenue de foire aux baraques semées autour du temple à l’occasion de la fête du saint patron.

Par-ci par-là apparaissaient des noms français; les uns gardant sans honte leur orthographe naturelle: des Gélinas, des Barbeau, des Francœur, des Legendre; certains à peine maquillés: Martel devenu Martell, Barabé changé en Barabey, Lainé en Leney, jusqu’à un Lapierre déguisé en La Pier! Mais d’autres que signalait sans y penser Ephrem: un White qui était un Leblanc; un Delaney: Chapdelaine; un Cross: Lacroix; un Gault: Legault.

Le dimanche qui fermait les boutiques vidait aussi la rue poissée par l’hiver expirant. Il n’y avait de rares flâneurs que dans les débits de tabac et les garages. A tous les deux coins de rue, un poste d’essence cherchait à attirer les chalands par ses faux airs de chalet ou de mission californienne.

Enfin une petite rue les jeta sur un parvis devant le porche de l’église. Quelques groupes, hommes et femmes avec leurs demoiselles endimanchées, palabraient en attendant l’heure de la messe dans le vent de mars chargé d’humidité.

Euchariste reçut un choc au cœur: il entendait parler français. Mais déjà Ephrem présentait son père; et les uns après les autres lui secouaient vigoureusement la main en disant:

— Well! Well! ben, ça fait plaisir!

— Très bien. Très bien, répondait Moisan étouffé d’une tendresse trop subite.

Un moment avait suffi à dissoudre toute son amertume. Il entendait enfin des inconnus parler français, parler la langue rugueuse mais familière du vieux Québec. Tout le reste en était aboli: dans le temps, son voyage; dans l’espace, ces maisons aux figures étrangères. Il avait suffi de la magie de quelques paroles banales pour qu’il se retrouvât chez lui, dans un village laurentien frère du sien. Et voilà que, tout de suite, quelques vieux de son âge avaient fait cercle:

— Comme ça, vous arrivez tout dret du Canada?

— Ben certain! j’t’icitte ’ien que depuis qué’ques jours.

— Ben! gard’ moé donc ça! Et pi, d’où c’est que vous venez, de même?

— Moé? j’su’ de Saint-Jacques-l’Ermite.

— Non! De Saint-Jacques? Ben, c’est rare: ma femme aussi. C’est une Lafleur, Ange-Aimée Lafleur!

— Pas des parents à Jésus’ Lafleur?

— Ben quiens, c’t’affaire! Cousine! Son père c’était Abondius Lafleur. Ange-Aimée, viens icitte que je t’introduise.

Mais la cloche tinta le commencement de la messe et les groupes se fondirent pour passer sous le portail étroit, continûment comme le sable d’un sablier. Quelques-uns avant d’entrer écrasaient soigneusement sur la pierre leur cigare à peine entamé et le glissaient dans leur poche.

La splendeur du temple éblouit Moisan. Au fond éclataient les rouges et les violets d’un vitrail; la voûte était constellée d’angelets qui parmi les nervures de plâtre doré cernaient une Transfiguration géante.

Sur les bancs imitant l’acajou était une assez nombreuse assemblée: des femmes surtout et des jeunes filles; les premières calmes, posées, les secondes toutes pimpantes et œillant les jeunes gens.

Euchariste se sentit dégagé, à l’aise, confortable. Comme s’il eût dépouillé un vêtement neuf et gênant pour revêtir enfin un vêtement habituel, si habituel qu’on le sent à peine. Il lui parut qu’il pouvait bouger les bras, se tourner, rouler les épaules en toute liberté maintenant qu’il n’avait plus sur lui la rouelle qui le montrait à tous comme un être à part, un étranger.

Il se pencha vers son fils:

— Dis donc, Ephrem, c’est pas tous des Canayens, ça?

— Sure, son père.

Et vraiment Moisan retrouvait là en plus grand, en plus neuf, en plus cossu — comme il convient aux Etats — l’atmosphère de sa vieille église de Saint-Jacques. Vêtu des mêmes ornements, l’officiant faisait les mêmes gestes universels, à peine un peu moins posément peut-être. Et sur tout cela régnait la suavité céleste et catholique de l’encens.

Lorsqu’apparut le prêtre dans la chaire, Euchariste se sentit humblement filial et grégaire, son âme fondue dans l’âme collectivement religieuse de sa race; il se sentit filial vis-à-vis même de cet homme bien jeune mais que le surplis dignifiait.

Le vicaire enleva sa mâchée de gomme qu’il colla avec soin sous l’appui et lut les annonces de la semaine. Par moments, Moisan avait quelque peine à saisir; l’orateur, outre son accent américain, avait une façon d’avaler les syllabes! Où il se retrouvait, c’était dans les noms qui bien que légèrement déformés, gardaient leur gracieuse sonorité française, câline à l’oreille. Tout son corps en était pénétré. Il se sentait moelleusement baigné dans un air amical. Pour un peu, il se fût levé et eût ouvert les bras de sa joie nouvelle à tous ces gens qui semblaient l’accueillir.

Aussi lorsque, après le prône, le prêtre passa pour la quête, il se sentit l’âme généreuse; il tira de sa bourse ce qu’elle contenait de menue monnaie: une pièce de dix sous et six ou sept gros sous, et mit le tout dans le plateau.

Le vicaire s’arrêta net. Il abaissa les yeux sur l’offrande pour les relever sur Euchariste. Alors seulement celui-ci s’aperçut que dans le plateau il n’y avait, à part quelques grosses pièces d’argent, que des billets verts. Il se tourna vers son fils qu’il vit le rouge au front. Et il resta là, paralysé, sentant au fond de son âme agoniser sa joie comme tout à l’heure était morte son amertume, pendant qu’Ephrem se hâtait de déposer un dollar.

Ephrem n’avait rien dit; mais jusqu’au dernier Evangile, le père sentit à son flanc, comme une brûlure, le mécontentement de son fils. Il fallut qu’il fût de nouveau sur le terre-plein devant l’église pour que cette gêne s’émoussât. Ils y retrouvèrent les connaissances nouvelles et avant de retourner à la maison, on passa chez des amis, chez des Canadiens accueillants où les femmes surtout, restées plus laurentiennes que leur mari, parlaient avec un peu de chaleur du pays que la distance leur faisait plus amène et causaient des amis et des parents qu’on aimait encore mieux de ne pas les avoir vus de si longtemps. On se retrouva finalement chez M. Dagenais qui sortit de derrière le piano, avec toutes sortes de clins d’yeux et de signes d’intelligence, une bouteille de whisky blanc. De se sentir hors la loi, tous revêtirent un air complice et burent religieusement à la ronde le tord-boyau.

Il y avait là des gens de tout âge mais de même condition ou à peu près: des vieux de l’âge de Moisan et qui devisaient avec une certaine mélancolie du pays quitté depuis tant d’années; des Canadiens-Américains dans la quarantaine qui se souvenaient encore, et n’avaient pris des Etats que le goût de la vie facile, un peu d’accent étranger et la corruption du parler. Et parmi ceux-là, quelques rares enfants que l’on produisait à Moisan comme d’extraordinaires phénomènes lorsque, par exception, ils consentaient à dire les quelques mots de français qu’ils pouvaient savoir.

Au vieux Lessard que l’évocation de Sainte-Anne-de-la-Pérade semblait attendrir, Euchariste demandait:

— Comme ça, vous aimeriez ça, vous en retourner par chez nous?

— Ouais! j’cré ben que j’aimerais ça. J’cré que oui.

— Ben! pourquoi que vous vous en venez pas avec moé. C’est pas la place qui manque, pour le certain. Surtout que je me suis laissé dire que du côté de la Pérade, c’était de la première terre.

— Comme y en a pas! Mais j’m’en vas vous dire. J’parle pas de retourner pour tout de bon. Malgré que j’ai bien pensé, dans le temps, quand j’ai perdu mes trente-cinq mille piastres...

Euchariste ouvrit les yeux. Il se sentit en sympathie avec cet homme qui, lui aussi, avait gravi le calvaire de la ruine.

— ...J’ai essayé; mais en Canada, la vie est ben trop chère. Tandis que par icitte...

Une petite femme pâle au profil tiré s’était approchée doucement.

— Ça empêche pas, monsieur Lessard, que moé j’ai pour mon dire qu’on est mieux chez nous que parmi des étrangers.

— Ah! c’est pas pareil pour vous, mame Léger. Vous parlez pas anglais. Pi vot’ mari est allé vous chercher là-bas; vous avez jamais pu vous habituer.

— P’t’êt’ ben, monsieur Lessard, mais j’ai pour mon dire qu’on est mieux chez nous que parmi des étrangers.

Visiblement elle était touchée du mal du pays, au point de n’en guérir jamais.

Toutefois, c’était évidemment là l’exception. Les autres parlaient du Québec un peu comme on parle d’un parent éloigné dont on apprend avec plaisir des nouvelles mais qu’on ne se dérangerait pas pour aller voir; qui est trop peu quelqu’un pour qu’on en puisse tirer fierté. Des Franco-Américains qui étaient là, il en était bien deux ou trois qui faisaient parade de sentiments vaguement affectueux et se vantaient d’être retournés là-bas une ou deux fois. Mais cela n’allait pas plus loin. C’était là enthousiasme de circonstance, presque de politesse pour le Québecquois de passage; à peine un fil de sentiment dans la trame de la vie quotidienne et satisfaite.

Déjà cela commençait de ne plus suffire à Moisan. Aussi manœuvra-t-il de façon à se rapprocher de celle qu’on avait appelée Mme Léger.

— Comme ça, madame, ça arrive des fois qu’on s’ennuie du Canada?

Il en eut la réponse espérée.

— Ah! oui, monsieur Moisan. Qu’est-ce que vous voulez, l’accoutumance me vient pas.

Ses paroles étaient à Moisan comme une coulée d’eau claire après une grande soif.

— D’où c’est que vous êtes, de même?

— Moi? J’suis de Berthier, de Berthier-en-Haut. Mon nom de fille était Boissonneault, Alice Boissonneault.

— Vous êtes p’t’êt’ ben parent des Boissonneault de Maskinongé, ceusses qui restent dans le rang Trompe-Souris.

— J’sais pas; ça doit.

— Ça fait longtemps que vous êtes aux Etats?

— Quatre ans le vingt-sept avril. Quand je me suis mariée, Frank avait décidé de rester à Berthier. Mais les affaires ont pas marché comme il voulait. Et pi, i’ s’ennuyait. Lui, c’était pas pareil, i’ avait été élevé icitte. Ça fait qu’on est venu s’établir à White Falls.

Un sourire pâle comme une parure empruntée avivait le masque de la petite femme.

— Well, well! Alice, t’es contente de retrouver un quelqu’un du Canada. That’s fine.

Le mari s’était approché.

— Moé, voyez-vous, j’suis t’allé au collège à Berthier, chez les Frères. C’est là que j’ai appris le français et pi que j’ai connu ma femme. Moé pour un, j’suis satisfait que les Canayennes c’est encore les best de toutes.

Le groupe s’émiettait peu à peu, chacun retournant au foyer pour le grand dîner du dimanche midi.

— Bonjour, monsieur Moisan; faudra venir chez nous. Vous êtes aux Etats pour qué’que temps?

C’était Mme Léger.

— Ah ben! j’pense. J’su’ rien que venu voir mon garçon pi sa famille que je connaissais pas. Encore qué’ques jours.

— Pa’ en toute, son père, protesta Ephrem. Y a rien qui presse.

Et c’est plus heureux qu’Euchariste retrouva la maison de son fils.

Les jours passèrent. Il attendait du Canada des nouvelles qui tardaient; une lettre arriva au bout de trois semaines, environ le temps qu’il avait pensé partir.

— Quiens, son père, dit un matin Ephrem, v’là une lettre de chez vous. Qu’est-ce qu’ils racontent?

Mais Euchariste ne s’empressa point de l’ouvrir. Il voulait la lire seul, sans personne devant qui rougir, au cas où il s’y trouverait quelqu’allusion aux événements passés, au notaire, à sa ruine dont il n’avait encore soufflé mot à Ephrem. Celui-ci d’ailleurs n’insista pas plus avant.

De nouvelle il n’y avait à peu près point; mais du notaire il était question; quelques mots:

« ...Et pi pour ce qui est du notaire on sait pas où il est. Même que sa femme est retournée à Grand-Mère, chez son père.

« Y a le père Touchette qu’a fini par mourir de son chancre. Les Onias Barette ont cassé maison icitte. I’s sont allés vivre chez des cousins en ville; lui a une place comme jardinier chez un Anglais. Pour les œufs j’ai pas encore été payé. Ça fait que je peux pas vous envoyer l’argent de votre rente cette fois icitte... »

Voilà qui ne faisait pas l’affaire. Il allait donc falloir attendre encore et rester à White Falls. Pourquoi aussi Etienne ne lui avait-il pas acheté un billet de retour, sous prétexte qu’il pourrait rester plus longtemps aux Etats, s’il s’y plaisait! Comme si à son âge, on pouvait se plaire ailleurs que chez soi, parmi ses bâtiments et ses animaux.

Ses... C’est vrai, il oubliait qu’il avait donné son bien. Encore une chose qu’il n’avait pas avoué à Ephrem.

En tout cas, il en serait quitte pour attendre un peu plus, pour rester là à ne rien faire comme un rentier qu’il était.

Et si par hasard Etienne n’envoyait pas sa rente? Comment ferait-il pour s’en retourner?

« ...Parce que pour ce qui est de vous en revenir chez nous, on aimerait ben ça. Mais si vous pouviez rester encore qué’que temps chez Ephrem, ça sauverait un petit peu d’argent pour la lieuse neuve.

« Et pi y a Phydime Raymond qu’a été élu commissaire d’école à la place du père Touchette.

« Des amitiés à tout le monde aux Etats. »

Phydime commissaire d’école! Phydime, qui lui avait volé une fortune et brûlé sa grange! Comme il devait rire, Phydime.

Euchariste restait là, figé, ressuçant son amertume avec les poils de sa moustache. Puis machinalement il fouilla l’enveloppe pour y chercher il ne savait quoi: un bon de poste? ou plutôt quelque chose à la lettre, quelques lignes, quelques mots de plus?

C’était cela. Il manquait les mots où on lui eût dit que la terre et les gens et les choses souffraient de son absence. Où on lui eût avoué que sans lui les choses ne suivaient plus leur cours habituel et normal. L’annonce d’un demi-malheur lui eût été presque agréable.

Il n’était parti que depuis un mois et tant de jours pourtant s’étaient égrenés; tant de choses avaient pu, avaient dû se passer. Sans contact désormais avec la terre, il oubliait combien est lent et mesuré son rythme, et combien invariable dans le quotidien de sa vie éternelle.

Il était parti au moment où une vache allait vêler. Il y avait la truie qui blessée par son tribart ne voulait point guérir. Un coin de la grange à réparer, près des chevrons. Sans doute Etienne ne s’occupait-il de rien, attendant le retour du père qui aurait à voir aux dégâts.

Vautré sur la carpette du salon, les enfants d’Ephrem se faisaient une litière de journaux illustrés et de suppléments en couleurs. La mère était sortie, confiant ses fils à leur grand-père.

Mais n’était-il pas plutôt leur prisonnier? Non qu’ils s’occupassent de lui; c’est à peine si en toute une journée ils semblaient prendre une fois conscience de son existence. Mais il lui fallait aujourd’hui rester là, inutile et oisif, alors qu’il eût tant voulu s’évader un peu, sortir, suivre la rue Jefferson jusqu’au moment où elle côtoie, aux confins de la ville, un bocage qui cache maisons et usines.

Du jour où il avait découvert ce petit coin de fausse campagne, il avait pris l’habitude d’y aller, par pluie ou beau temps, prendre contact avec la nature. Et chaque jour désormais il en faisait le terme de sa promenade, s’arrêtant à regarder les arbres nus à son arrivée, mais que le soleil chaque jour plus tonique allait bientôt ressusciter. Hypocritement, en flâneur distrait, il s’approchait d’un petit érable dont les basses branches étaient à hauteur d’homme. Il attendait que la route fût vide de passants.

Alors, faisant de sa main épaisse un berceau, il tirait à lui et y couchait une branchette, toujours la même. Il en regardait le bout. Et voilà que depuis quelques jours déjà il pouvait voir la fine écorce se gonfler sourdement et se moirer. Ce n’était encore rien; à peine un léger renflement qu’il fallait effleurer du doigt pour en être sûr. A peine un peu de grenat sur le marron sombre de la ramille. Mais on sentait là, sous l’épiderme, une humidité nouvelle, un peu de sève qu’avril liquéfiait et que mai allait faire courir.

Tous les ans là-bas, chez lui, vers la même époque, il partait dans les champs engourdis sous leur édredon d’hiver. Pour vérifier les clôtures, disait-il. Mais ce qu’il cherchait plutôt c’était quelqu’endroit favorisé où la couche de neige plus mince eût déjà fondu pour montrer le feutrage gris des herbes de l’an passé. Il cherchait alors jusqu’à ce qu’il eût trouvé un brin neuf, une chétive et minuscule tige annonçant enfin les Pâques prochaines de la terre. Et chaque année, par une superstition inconsciente, il faisait de ce brin nouveau l’auspice sur quoi fonder l’espoir de la moisson future.

C’est tout cela que la branche...

Une dispute subite entre les enfants le rappela à la réalité. Au dehors un soleil tiède semblait convier l’homme à ses annuelles épousailles avec la terre féconde. Mais lui était captif avec aux bras et aux jambes les fers de l’inaction; et ses deux mains dont l’oisiveté commençait à mollir le cal.

Elsie rentra les bras chargés de paquets et bientôt rentra aussi Ephrem.

Après le souper:

— Well, son père, quelles nouvelles du Canada?

— Pas grand’chose, mon gars.

— I’ fait-y encore ben fret?

— Ah! i’s en parlent pas; mais ça doit.

Un silence. Euchariste alluma lentement sa pipe.

— I’s s’ennuient pas trop de vous, chez Etienne?

Euchariste tira une longue bouffée, chercha sans trouver où cracher, et mentit froidement.

— Ben, i’s voudraient ben que je m’en retourne, parce que i’ ’y a ben de quoi à faire su’ la terre, au printemps. Ça paraît que j’y suis pas. Mais la neige est pas encore fondue...

— Ah!

— Ça fait que pour une fois que je prends des vacances, j’ai ben envie de rester encore qué’ques jours avec vous autres.

— Tu peux rester, son père, ça dérange pas.

Il passa dans la cuisine où Elsie lavait la vaisselle.

CHAPITRE IV

De la part de la femme d’Ephrem, Euchariste ne s’était pas attendu à une exubérante tendresse. Cela l’eût d’ailleurs le premier surpris et même ennuyé.

Il était en effet habitué à la douceur des femmes de la campagne, dans ce Québec où il semble que les longs hivers et la dureté de la vie d’autrefois aient quelque peu émoussé la vivacité du sang français. Chez les Canadiennes, le sourire est toujours plus des yeux que des lèvres.

Mais pas un moment Elsie n’avait eu pour son beau-père un bon regard, un seul geste d’adoption filiale. Ce gel qu’il avait d’abord attribué à la race, il avait espéré le voir fondre graduellement. Au début, il s’était contenté d’espérer, croyant voir dans chaque esquisse de sourire l’aube du jour où, ses habitudes se fondant dans les leurs, il se sentirait agréé.

Il avait doucement fait de petites avances, de petites manœuvres détournées pour la rallier; jusqu’au jour où il avait voulu s’installer dans la cuisine et lui tenir compagnie pendant qu’elle fricotait. Elle lui avait signifié d’un ton net d’avoir à fumer dehors et là s’étaient arrêtées les relations.

Du côté de ses petits-enfants même, l’alliance se faisait attendre et la cordialité. Il ne lui restait plus qu’Ephrem; tout ce que l’isolement faisait lever en lui de tendresse, il avait cherché à le reporter sur son fils; pour toujours sentir entre eux l’influence hostile de sa bru.

Cela tournait presque à la guerre sourde, à une guérilla de petites agaceries. Il suffisait que le père proposât: « Si tu voulais, Ephrem, on irait à soir chez les Léger », pour que la femme qui, à ses moments comprenait fort bien le français, rappelât à son époux une visite à quelqu’ami irlandais.

Rien jamais ne lui avait été aussi longuement pénible que cet isolement, pour lui qui toujours avait vécu d’une vie collective, parmi des gens dont les pensées, les décisions, les gestes sont à l’unisson; puisque toujours pensées, décisions et gestes sont les effets identiques de causes toujours les mêmes: les vicissitudes de la terre et du ciel. Entre paysans, il n’est pas nécessaire de converser pour s’entendre, tant les mouvements déclenchés par les mêmes événements, moisson, orage, décès, élections, sont les mêmes chez tous. Seul dans son champ, à faner, Euchariste n’avait point besoin de regarder autour de lui; il eût vu, il le savait, une suite de champs identiques aux siens, sur qui des hommes comme lui, comme lui jetaient au vent le trèfle ou la fléole.

Ce n’est pourtant pas que, là-bas, on voisinât beaucoup. Passé un certain âge, on va peu chez les autres. Pourtant il n’est nouvelle qui en quelques heures ne se répande d’un bout à l’autre du rang, de voisin à voisin, par-dessus les clôtures mitoyennes. Car sur la terre, on se comprend sans presque jamais se parler; tandis que dans les villes, on se parle sans presque jamais se comprendre.

Certes, depuis trois mois qu’il était aux Etats, il n’avait pas manqué d’invitations; chez les Léger, chez les Benoit, et même chez les Tyo qui, malgré la mue de leur nom, étaient restés de braves Taillon du Bas-de-Québec. Mais il avait découvert, pour un jour s’être présenté mal à propos, qu’il ne seyait point d’arriver sans au préalable avoir téléphoné. Il avait tenté mais...

— C’est effrayant comme j’ai de la misère à comprendre dans c’t’affaire-là!

— C’est pourtant pas ben tough! avait répondu en souriant Ephrem.

Il avait beau essayer, se visser désespérément le récepteur à l’oreille et crier comme les autres:

« Allô! Allô! » rien ne lui venait de distinct.

Pour obliger, au début, il avait voulu noter les appels pour Ephrem et Elsie. Les résultats avaient été invraisemblables. Il eût fait exprès que ce n’eût pas été pis. Il en était rendu à envier ses petits-enfants, même Patrick qui, à trois ans, téléphonait à son autre grand-père. Il avait eu honte.

— Ecoute, Ephrem, j’pense que j’commence à être dur d’oreille; c’est pour ça que j’ai tant de misère.

Voilà ce qu’il avait inventé pour sauver la face.

Et toute la semaine maintenant, il attendait le dimanche, comme autrefois la fin du dimanche, pour retrouver son cours normal. La messe qui, toute sa vie, avait été pour lui une routine hebdomadaire, lui était devenue une joie anticipée, presque une raison d’être.

Pour se rendre propices les desservants, qui pourtant ne le remarquaient point, il donnait généreusement à la quête. Au début, cela avait été avec le tabac sa seule dépense. Maintenant, il rognait même sur sa pipe.

La sortie de la messe le voyait traîner sur le parvis, passer de groupe en groupe, prêt à répondre à la moindre invite. Quelques-uns, toujours les mêmes, comprenaient, l’accueillaient et, charitablement, l’emmenaient boire un verre. Par reconnaissance et pour leur faire honneur, il lui arrivait maintenant d’en boire un de trop, lui qui jamais ne s’était dérangé.

Les fois où Ephrem l’accompagnait, le plus souvent une partie de cartes s’organisait pour l’après-midi, lorsque le temps était au mauvais, les beaux jours étant irrémédiablement consacrés à l’auto; si bien que chaque dimanche matin, Euchariste interrogeait anxieusement sa fenêtre, espérant des signes de pluie. Mais ce n’était plus désormais par souci des récoltes ou de la terre assoiffée; mais bien par crainte de ces randonnées d’où il rentrait les reins en capilotade, à moins qu’on ne l’eût laissé seul à la maison sous quelque vague prétexte.

Quant aux nouvelles de Saint-Jacques, elles ne venaient pas. Chaque journée de silence l’enlisait un peu plus; il n’était plus solidement debout sur la terre accoutumée et ferme de ses champs; mais au contraire grippé aux jambes par de traîtres sables inconnus où il se sentait implacablement descendre. Il lui venait surtout par moments une intolérable sensation d’éternité comme au voyageur perdu dans la forêt. Jamais, lui semblait-il, jamais il ne sortirait d’ici.

Sur le rameau d’érable, un bourgeon se gonfla et finit par éclater pour lancer à l’air doux du printemps le jet vert de ses feuilles nouveau-nées. De loin, tout encore paraissait nu; mais de près chaque branche se montrait tendue, prête à l’explosion printanière de la sève et de la vie, des feuilles et des pétales.

Et déjà, parmi le vert neuf du petit sous-bois, quelques fleurs surgissaient bravant les nuits fraîches: des claytonies, étageant leurs corolles roses entre les lèvres de leurs feuilles jumelées; des ancolies, si joliment dénommées gants-de-notre-dame; des hépathiques, reflétant le ciel épuré.

Plus loin, au large des prés, se hâtaient les fleurs que connaissait bien Moisan pour avoir lutté contre elles; le minuscule bouquet de mariée de la bourse-à-pasteur; la fusée blanche du tabouret des champs; les lances vertes du foin d’odeur. Toutes ces gracieuses pestes des cultures dont ce n’était encore là que l’avant-garde parée et parfumée.

D’habitude, chaque année, Euchariste avait surveillé avec un perpétuel étonnement la violente floraison des mauvaises herbes. Il ne comprenait point. Cela seul eût pu le faire douter de la divine Providence, qu’Elle rendît si facile la tâche à ces poisons, tandis que les moissons utiles voulaient tant de labeur, de soins, d’inquiétude et de sueurs. Et chaque fois qu’il passait près d’un pied isolé de petite oseille ou de plantain il l’arrachait avec une machinale violence, lui qui, par ailleurs, laissait la marguerite envahir ses champs. Le journal lui enseignait bien pourtant qu’il n’y avait qu’à passer la terre à trèfle et à faucher tôt; mais à quoi bon, il y en avait trop.

Et voilà que l’aujourd’hui, un aujourd’hui si différent des hiers, le penchait sur un pied de bourse-à-pasteur qu’il regardait avec une invisible émotion quand jamais ne l’eût arrêté un instant l’étalage somptueux d’un fleuriste. Car cette mauvaise herbe lui évoquait aujourd’hui cela même dont il regrettait l’absence: les fatigues des semailles et des labours; les angoisses suscitées par l’orage qui, juste le jour où s’achève la fenaison, vient corrompre le bleu pur du ciel; les tourments nés des mystérieuses maladies des bêtes. Combien aujourd’hui tout cela lui paraissait désirable.

Et cela parce que d’avoir vécu toute une vie en communion avec la terre, il en avait pris le rythme et l’avait fait sien. Avec l’automne finissant descendait sur lui le repos, une espèce d’engourdissement, comme aux animaux hibernants le sommeil, et aux graines enfouies dans le sol la mystérieuse et annuelle léthargie qui prélude à la germination. Puis comme aux bêtes et aux plantes, le soleil revenu du sud lui injectait un sang nouveau, bouillonnant et insatiable de fatigue. Depuis soixante ans cette cadence naturelle était la sienne, avec quoi avaient rompu les gens des villes. Et voilà que le printemps grandissant faisait en lui germer l’instinct profond.

A la maison d’Ephrem, attenait une cour minuscule.

— Sais-tu, Ephrem, pendant que j’su’ t’icitte, j’ai ben envie de commencer un petit jardin pour tes enfants.

— Well? son père, si vous voulez.

— Vois-tu, j’m’en vas leu’ préparer la terre, pi leu’ semer des carottes, du persil, des tomates. Tout ce qu’ils auront à faire, ça sera de sarcler un petit peu de temps en temps.

L’idée de cette entreprise amena une explosion d’enthousiasme chez les enfants et, pour la première fois, Euchariste se sentit le grand-père de ses petits-fils.

Armé, faute de bêche, d’une pelle à charbon, d’un râteau et d’un vieux couteau de cuisine, il disputa la cour aux vieilles caisses et aux boîtes de conserves qui l’encombraient. Il fallait calculer et ménager l’espace pour laisser libre l’entrée du garage; mais à force de serrer, il parvint à lever trois planches suffisamment exposées au soleil.

Le jour de planter venu, ce furent les enfants qui, sous sa direction, firent les semis; l’un plaçant dans le trou préparé d’avance chaque grain l’un après l’autre et le recouvrant de terreau; l’autre arrosant avec un bel arrosoir tout neuf.

Ephrem sortit de la cuisine et les vint retrouver.

— Gard’ moé ça, Ephrem, ça travaille en Moisan! Des vrais gars de la terre, des vrais p’tits Canayens!

— Ous’que t’as eu cette belle arrosoir-là? demanda Ephrem à son Patrick.

Mais l’enfant le regarda sans comprendre.

— Eh! sonny, where did you get that?

— He gave it to me.

— Who? insista le père.

L’enfant hésita, puis pointant le doigt vers son grand-père:

— That man!

Mais Euchariste, heureusement, ne comprit pas.

L’enthousiasme des enfants fut tôt fané; et la mère y mit bon ordre. Quand elle les eut grondés deux ou trois fois de rentrer les habits mouchetés de terre grasse, ils ne reparurent plus dans la cour et retournèrent à leurs illustrés.

On était fin mai quand parvint une lettre d’Etienne.

Marie-Louise toussait et maigrissait sans être encore assez malade pour qu’on allât voir le docteur. Napoléon était revenu de Québec où l’ouvrage manquait, et ramenait sous le toit paternel une femme et deux enfants. On ne savait plus où mettre tout ce monde. Cela tombait mal alors que rien ne se vendait. Pourtant Etienne faisait de son mieux. Il avait acheté de l’engrais chimique suivant le conseil de l’agronome du comté...

De l’engrais chimique!... Comme si la bonne terre des Moisan avait besoin de ces poisons qui brûlent le sol. On les connaissait les engrais chimiques. Il se rappelait Ti’Phonse Gélinas qui, lui aussi, en avait acheté, et du « patenté », encore, pour engraisser un champ de patates. Trois ans après, le champ ne donnait plus que de la carotte-à-Moreau.

Quoi encore?

« Y a un inspecteur du gouvernement qu’est passé pi qu’a trouvé que nos poules étaient malades. Il en a tué dix-huit. »

Cela devait arriver! Au lieu de se tenir tranquille et de semer son foin, il fallait qu’Etienne fit venir des « agronomes », des ignorants, des petits péteux qui s’imaginent que cultiver la terre s’apprend dans les livres. Euchariste se souvenait maintenant: depuis trois ans, à tout moment, Etienne parlait de « l’agronome qu’il serait bon de faire venir », de « l’agronome qu’il vaudrait mieux consulter. »

Il n’y avait pas à dire, ça allait bien sur la ferme, depuis que le père était parti!

En ronchonnant, il continua de lire, et tourna la dernière page:

« Des saluts à tout le monde »,

« Etienne ».

De sa rente, de son argent, pas un mot!

Il leva les yeux de sur sa lettre. En face de lui, assise dans un fauteuil, à ravauder des bas, Elsie était là qui le regardait lui et sa lettre, qui le regardait comme si elle eût lu par-dessus son épaule.

Pour une fois, il fut heureux qu’elle ne sût pas assez de français pour l’interroger. Il se leva, hésita, puis finit par dire:

— J’cré que j’vas aller faire un petit tour avant le souper.

Elle le regarda sans répondre.

Machinalement, il monta la rue Jefferson. Au bout d’une demi-heure, il était hors de la ville, de l’autre côté d’une butte qui la lui supprimait presque entière, ne laissant dépasser que les cheminées d’usines, comme des poteaux secs sortant de terre. Pour une fois, il avait passé sans s’arrêter outre le petit bois d’érables.

C’était une campagne un peu pelée et qui descendait mollement vers un ruisseau que l’on devinait dans le creux. D’un côté du chemin, le talus se hérissait des broussailles de l’an passé que mai repeignait de vert nouveau. Du côté opposé, où la route surplombait, s’entassaient une vingtaine de carcasses d’autos abandonnées.

Les nouvelles qu’il avait reçues de la ferme ne le pouvaient évidemment point réjouir. Lui parti, rien ne se faisait de ce qui eût été nécessaire, tandis qu’Etienne courait de folles embardées, conseillé par ce petit avorton d’agronome dont jamais les mains n’avaient tenu un mancheron de charrue. Ne lui avait-il pas proposé un jour à lui, Euchariste Moisan, qui cultivait depuis cinquante ans, d’abandonner la culture du foin, du foin qui pousse tout seul, pour se lancer dans des semences importées, qu’il disait, des vieux pays? Mais sitôt rentré il allait mettre ordre à tout cela...

C’est vrai! Il s’était donné! Que pourrait-il dire et faire désormais, le jour où Etienne déciderait de mettre en pratique ses imaginations? Le jour où il voudrait conduire la terre, la régenter, au lieu de se laisser conduire par elle, tout doucement, vers l’aisance et le repos.

Le miaulement d’un merle-chat tout près le ramena à la réalité. Le chemin l’avait mené en pays inconnu, au-delà de ses promenades habituelles. Sans s’en apercevoir, il avait franchi le seuil d’un nouveau vallon.

Le ruisseau s’était élargi et se donnait de faux airs de rivière entre ses marges couvertes de roseaux où s’accrochaient en arc-en-ciel de longues traînées de pétrole. A gauche, était un champ et dans ce champ un homme qui hersait. Il était à ce moment à l’autre bout et venait vers Euchariste, le cheval tirant obliquement dans le collier.

Euchariste s’arrêta net. Devant lui, parallèles, s’allongeaient les sillons.

« V’là un homme qu’est pas ben fort sur le labourage », remarqua-t-il.

D’abord les sillons étaient inégaux. Et puis la tranche était en biseau dans ce terrain bas, mal égoutté. Enfin les planches étaient trop grandes. Tout cela l’irritait.

Maintenant l’homme était tout près et allait tourner; il s’arrêta un moment, si bien qu’Euchariste fut sûr qu’il allait lui adresser la parole. Quelque chose comme:

— Quiens! vous avez l’air de connaître ça la terre, vous!

Mais le paysan ne cria quelque chose qu’au cheval et repartit le dos tourné.

Euchariste remarqua la herse. Elle était différente de celles que l’on emploie au pays de Québec; les dents étaient dirigées vers l’arrière. Quelle pouvait en être la raison?

Un cri de sirène, un gémissement de freins. Une auto s’était arrêtée sur lui.

— For God’s sake! si c’est pas le père Moisan. Qu’est-ce que vous faites par icitte? Etes-vous perdu?

— Ben, pas tout à fait; j’me promenais.

— Well! Well! v’nez vous-en. Je vas vous ramener.

Euchariste hésita un moment, puis monta aux côtés de M. Dagenais.

Il rentra pour trouver Ephrem déjà revenu, bien qu’il ne fût pas cinq heures du soir.

— Tu finis ben de bonne heure, aujourd’hui. I’s ont pas l’air de trop vous forcer à la shop!

Il était tout fier de connaître et d’employer un mot anglais.

Mais Ephrem avait un visage plutôt ennuyé.

— C’est rien, son père. I’s nous ont dit aujourd’hui que l’ouvrage i’ était un peu slack; pour qué’que temps on va loafer deux jours par semaine. I’s ont même déchargé un peu de monde.

— I’ a pas de danger qu’ils te..., toé? demanda le père inquiet.

— Hell! non, pas de danger. I’ a six ans que j’travaille pour eux autres. Pi ça sera pas longtemps de même.

Le mardi suivant, jour chômé, le fils proposa une promenade avec insistance.

— On va-t-y emmener les enfants?

— Pas aujourd’hui. J’ai affaire à North-Burma, à vingt milles d’icitte. Ça sera pas long.

Ils partirent. Assis à côté de son père, Ephrem visiblement avait à dire quelque chose qui ne sortait point. Il finit par se décider:

— Vous avez reçu des nouvelles du Canada, son père?

Euchariste s’écrasa dans le capitonnage de l’auto sans rien dire.

— Que... Qu’est-ce qu’is racontent?

Euchariste se mit à défiler le chapelet des petites nouvelles. Il parlait lentement, étirant chaque événement minime, s’arrêtant à donner des explications sur les gens et les choses.

— Oui, oui, je sais, coupait Ephrem; et pi à part de ça!

Un moment vint où le père ne trouva plus rien à dire. Il attendit les questions qu’il sentait imminentes.

L’auto roulait toujours à soixante milles, éperonné par la nervosité de son chauffeur.

— Comme ça, i’s vous ont écrit?

— Ben oui. J’te l’avais pas dit?

— Ben non!... Ecoutez son père...

Il dut s’interrompre pour franchir un embarras. Une auto gisait sur le flanc, dans le fossé, et le flot des voitures grossissait comme l’eau derrière un barrage subit.

— Ça l’air d’un vrai accident, dit le père.

— Ah! c’est rien...

— Ecoutez, son père, ça fait betôt trois mois que vous êtes chez nous. J’su ben content de vous avoir, mais vous savez que l’ouvrage va pas ben ben. I’s nous ont coupé la paye.

De nouveau, Euchariste essaya de dériver la conversation.

— Ben! C’est-y que les affaires vont mal aux Etats?

— Hell! non. Les Etats, c’est un pays trop ben organisé. Best in the world. Mais i’ a les aut’ pays qui sont jaloux pi qui payent pas leu’ dettes, pi qui veulent monter leur tarif, à ce qu’i’ paraît. En tous cas, pour le moment, on est un peu hard-up.

— Ouais!... T’aimerais mieux... que je m’en retourne.

— Well! moé j’aimerais autant que vous restiez encore un peu... Mais...

Il n’était pas besoin de préciser. Euchariste comprit.

Ils avaient depuis longtemps quitté White-Falls et ses environs. Tous les sept ou huit milles, la route majeure qu’ils suivaient traversait quelque White-Falls en plus petit. D’abord une avenue large bordée d’ormes magnifiques et de maisons agréablement dégagées. Puis subitement disparaissaient arbres, parterres et villas; les boutiques venaient se serrer en bordure. Un, deux, quatre, dix postes de ravitaillement aux toits criards.

De nouveau, les maisons libres dans leurs parterres. Et la route replongeait dans la campagne jusqu’au prochain bourg.

Mais Euchariste ne voyait rien. Il n’avait rien répondu non plus, mais serrait les lèvres. A tout prix il voulait endiguer le récit de ses malheurs, de sa déchéance. Commencer à parler, expliquer que sa rente ne venait point, c’était ouvrir toutes grandes les écluses et se condamner à tout raconter: ses procès, Phydime, l’incendie, la fuite du notaire et son abdication à lui, Euchariste Moisan, entre les mains de son fils aîné.

Et comme passaient de chaque côté de la route les coteaux et les villages, son esprit suivant la route de sa vie revoyait les stations de son calvaire. L’idée du retour se présenta à son esprit, le retour auprès d’Etienne devenu maître et seigneur de la terre, auprès de Phydime devenu le coq du canton, auprès de tous ceux qui l’avaient honoré, prospère, et le mépriseraient, déchu. Le retour sur une terre qui ne serait plus la sienne et à qui il ne serait plus rien.

Il en oubliait la douceur amicale du sol et du ciel de son pays, son apaisante sérénité envers ceux qui sont issus de lui.

Et voilà qu’en lui descendit une grande lâcheté.

Plus tard, dans quelques semaines, dans un mois ou deux, mais pas aujourd’hui.

— Sais-tu, Ephrem, j’aimerais ça rester encore un peu par icitte. Y aurait pas moyen de me trouver de l’ouvrage? Ça donnerait le temps à Etienne d’arranger bien des affaires.

— C’est pas mal ennuyant, son père, de rester à rien faire.

C’est pour lui-même que parlait Ephrem, en cette après-midi de semaine où chômait l’usine. Mais le père se crut visé.

— Ouais!... c’est ben ennuyant.

Et comme l’autre ne disait rien:

— C’est pas que j’aimerais pas ça, travailler. La terre, par icitte, elle a l’air pas méchante: j’ai vu ça en me promenant. J’su ben sûr qu’un homme comme moé, qui connais la terre, ça devrait trouver à travailler... J’m’ennuierais moins... en attendant que je m’en retourne chez nous.

Ils étaient assis tous les deux sur le perron, à fumer, le père, sa pipe, le fils, une cigarette; et à respirer l’air tendre de l’été fleurissant.

— Pi ce que je gagnerais, ça serait surtout pour vous autres. Moé, j’en ai pas besoin.

C’était bien ce que pensait Ephrem. Le père devait avoir pas mal de sous de côté, là-bas, au Canada.

S’il gardait son père, il pourrait y avoir profit. Mais oui: la terre à Etienne, l’argent à lui. Chacun sa part. Il suffirait de faire comprendre à Elsie...

— Well, son père, c’est pas que j’suis pas consentant à vous garder. Mais la maison, ça coûte cher. Money! Money! Y a les enfants. Icitte, c’est pas comme su’ la terre. Su’ la terre, on veut des légumes? on va dans le jardin. On veut de la viande? on fait boucherie. Pour s’habiller, on peut mettre le même coat pendant des années. Pi les boys ça va nu-pieds; i’s aiment ça.

— Quiens, quiens! Ti-Phrem, j’gage que t’aimerais ça revenir su’ la terre. La terre des Moisan, elle te travaille.

— Moé? Hell, non!

Mais il reprit plus doucement, pour ne pas trop faire sentir sa supériorité:

— Moé, à c’t’heure, j’ai fait ma vie par icitte. J’su’ t’un citoyen américain. On fait une belle vie, aux Etats. C’est pas en Canada que j’aurais une job pour appartenir une maison comme celle que j’ai, pi un char.

Sérieux comme un notaire, l’œil inquiet, plastron gonflé, un merle doré faisait des pointes sur le gazon neuf.

Ephrem lui lança une brindille.

— J’pourrais p’têt’ ben parler à John Corrigan pour vous.

— John... qui?

— Corrigan. C’est le gros boss démocrate. Un de mes chums.

— Bon!

C’est vers ce temps-là qu’Euchariste eut la surprise de voir Elsie devenue plus douce et plus coulante à son égard. Elle retrouva même un peu de français dans les coins de sa mémoire et poussa la condescendance jusqu’à lui demander quelques menus services. Il fut tout heureux de faire pour elle les courses ménagères.

Un mercredi après-midi qu’Ephrem était à l’usine et les enfants partis avec le grand-père Phillimore, Elsie vint à lui et lui demanda aimablement s’il n’irait pas porter le tricot qu’une de ses amies avait oublié.

— C’est loin pas mal! dit-elle comme pour s’excuser.

— Ça fait rien, ça me fait plaisir, madame Moisan.

Jamais il ne pourrait se décider à l’appeler autrement.

Elle lui remit un bout de papier, l’adresse: 428, Revere Street. Il en avait bien pour l’après-midi. A l’autre bout de la ville, près du cimetière catholique où il s’était rendu quelques fois.

Mais la journée était belle. Le soleil ascendant versait sur la peau son huile tiède qui pénétrait jusqu’aux os frissonnants des derniers frissons de l’hiver. Euchariste marchait lentement, quelque peu alourdi par sa digestion qui, depuis un certain temps, l’ennuyait.

Comme toujours, la rue Jefferson le jeta sur le Central Square. Là, il voulut s’orienter et, machinalement, chercha l’adresse. Introuvable. Le maudit papier avait dû glisser de sa poche tout à l’heure, quand il avait tiré sa pipe. Il n’y avait qu’à revenir à la maison toute proche encore, heureusement. Il sonna.

On fut quelque temps sans répondre. Elsie était peut-être sortie! Mais un bruit assourdi de pas se fit entendre. Puis de nouveau le silence. Il commençait à désespérer quand Elsie entr’ouvrit la porte; elle semblait essoufflée et mécontente:

— Well! What is it?

Il expliqua tout penaud.

— All right. T’attends une minute, je donne un autre.

Elle se rendit au pupitre du salon et se mit à écrire à la hâte et en silence. Puis au moment où elle se levait:

— Is he gone, honey? demanda une voix d’homme.

— Quiens, vous avez de la visite?

A ce moment, un homme puissant de torse, en bras de chemise comme chez lui, fit irruption dans la pièce.

Moisan surpris ne perçut point l’effarement d’Elsie. Mais avant qu’il eût le temps de se tourner vers elle, elle s’était ressaisie:

— Of course, this is... C’est Mr Corrigan. Il est justement venu pour parler d’un job pour toé... Mr. Corrigan, meet my father-in-law.

Le gros homme, tout à fait à l’aise, démit quasiment l’épaule d’Euchariste et échangea avec Elsie quelques phrases d’anglais.

— Well mister Moisan, Mr Corrigan y venait justement dire qu’il t’a trouvé un job!

Euchariste, intimidé, chercha des mots pour remercier, ne trouva rien, et repartit.

Ce soir-là, Elsie guetta son mari pour lui apprendre la nouvelle. Elle s’en expliqua longuement avec Ephrem qui s’écria:

— Vous êtes lucky vrai, son père. Corrigan s’est dérangé pour nous dire qu’il avait une job pour vous! Vous savez, y ferait pas ça pour n’importe qui.

Sans doute parce qu’enfin le père Moisan allait travailler, Elsie, dans les jours qui suivirent, fut tout amitié pour son beau-père. Elle ne le voyait point s’installer pour causer avec Ephrem qu’elle ne vint elle aussi s’asseoir entre les deux.

Mais une semaine passa, puis deux, jusqu’à ce que, un jour:

— Good news, son père. J’ai vu Corrigan, aujourd’hui. Vous allez commencer à travailler, betôt. I’ vous a trouvé une place.

— C’est vrai?

Mais la voix d’Euchariste manquait d’enthousiasme.

— Sure! une belle job, pas fatigante.

— Ouais?

— Vous allez être gardien de nuit au garage de la ville.

— Ah! au garage?...

— Ben oui, tout ce que vous aurez à faire, ça sera de loafer en fumant vot’ pipe.

Maintenant que cela était tout près, à portée de la main, Euchariste se sentait ému mais plus d’angoisse que de satisfaction. Quand il avait parlé de travailler, il l’avait fait bien un peu à la légère; mais surtout travailler, pour lui, c’était travailler la terre, travailler avec la terre. C’était conduire les chevaux à travers les champs lourds de soleil avec le cortège des oiseaux plongeant dans le sillon frais à la recherche de la vermine.

Et voilà qu’une terreur s’infiltrait en lui. Il avait en ce moment le sentiment que son sort avait été jeté dans la balance et que, impitoyablement, l’emportait le plateau du mauvais destin.

Lui qui n’avait jamais appartenu à personne qu’à la terre, et encore à une aire limitée de trente arpents qui était son univers et sa vie, voilà qu’il allait être soumis à un autre homme, à un patron, tel un commis de boutique. Un voyage imprudent l’avait conduit en une terre étrangère; un mot imprudent le livrait pieds et poings liés à des étrangers et même pis; à des gens pour qui la terre n’était rien; qui ne savaient que les affaires — la business — l’argent, le commerce, la ville enfin. Sur sa vie, jusque-là simple et claire, une lézarde courait subitement. Comme les autres, il trahissait.

Comment avait-il pu parler de demeurer encore ici, aux Etats? Pourquoi d’ailleurs avoir parlé? Une fois de plus les mots l’avaient trahi, les traîtres mots dont il avait pourtant l’habitude de se méfier. Il s’était pris à leur glu.

Oui! Partir! Partir dès la semaine prochaine, dès demain!

Mais non! Mieux valait attendre quelques jours une lettre d’Etienne qui ne saurait tarder. Sans doute lui apporterait-elle sa rente.

Comment les hommes de sa race, comment son fils, pouvaient-ils consentir à vivre dans ce pays qui n’était pas le leur, où tout leur était hostile et, ce qui est la même chose, différent, plutôt que de retourner là-bas sur le ruban fertile qui s’allonge entre le sillon immense du Saint-Laurent et l’ados des Laurentides.

— ...Ben sûr, Ephrem... D’un aut’ côté, j’me demande... j’me demande si j’ferais ben de rester par icitte.

— Well! dit Ephrem qui avait perdu le fil.

— J’m’en vas te dire, mon gars, reprit Euchariste encouragé. J’su’ ben un peu inquiet pour la terre, pi pour Etienne. I’ est encore ben jeune. I’a pas quarante ans. Quand j’ai parlé de travailler, j’pensais à me faire qué’ques cennes pour pas être obligé de demander de l’argent pour m’en retourner en Canada. Mais ça serait p’têt’ ben mieux que j’attende pas pour m’en retourner... Parce que, m’a dire comme on dit...

Mais cette fois, le fils avait brusquement relevé le menton.

— Well! I’ll be damned! Qu’est-ce qu’est l’idée à c’t’heure?

— Ecoute, Ephrem, j’ai pensé... j’me su’ dit...

— Comme ça, vous m’avez mis sur la ronne; pour me faire plaisir, John Corrigan s’est désâmé pi vous a trouvé une job, une première job! Pi v’là qu’à c’t’heure, vous en voulez pus!

— Ben voyons, Ephrem, c’est pas que j’en veux pus...

— Jésus-Christ! ça va regarder beau! Vous vous imaginez que des jobs, surtout des jobs de même, ça s’trouve tout seul! Surtout que vous parlez pas anglais.

— Comme ça tu penses que je serais mieux de rester? risqua le père, déconfit.

— C’était d’y penser avant, son père! d’un ton sec.

— Bon, bon, c’correct; moé c’que j’disais c’était comme manière de parler...

Il se tut; il avait envie presque de pleurer.

Là-bas, sans doute, les semences étaient dès longtemps terminées. Avoines et trèfles commençaient à montrer leurs pousses vertes à travers la terre fleurie par les gelées et la herse.

Ephrem ne disait mot, visiblement vexé.

Euchariste Moisan voulut oublier et mit toute sa volonté à faire naître en lui le cyclorama de ses champs et de sa maison. Et, soudain, tout cela apparut à ses yeux fermés avec une exactitude si incisive qu’il crut n’avoir qu’à les rouvrir pour retrouver le paysage familier, le cadre de sa vie entière. A ses pieds, un champ de terre grasse coupé par le ruisseau frangé de cenelliers. Un peu plus loin, le vieux hêtre solitaire, abri des bêtes. Et tout là-bas, au fond, la maison et les bâtiments, réunis en famille sous l’ogive des deux grands ormes.

Le soleil violentait ses paupières closes de sa chaude lumière.

Il rouvrit les yeux: son regard vint se briser douloureusement sur le cottage d’en face, sur cette façade prétentieuse et dépeinte, sur ce visage dur et fermé.

Machinalement, il étira ses mains vieilles et les étala pour mieux sentir la caresse du soleil.

— I’ fait beau, Ephrem!

— Ouais! i’ fait swell!

Comme il devait pleuvoir du soleil sur la terre, là-bas; une averse de lumière et de chaleur pénétrante, douce et vivifiante sur les jeunes tiges avides.

Trois jours plus tard, un lundi soir, Ephrem le conduisit à son travail. Euchariste fut présenté au contremaître, en anglais naturellement. Puis:

— Ça, son père, c’est votre boss, monsieur William Pratt.

— Bon, des fois, ça serait pas parent des Pratte de Saint-Alphonse, tu sais celui qu’a marié...

— Well, mister Moisan, I hope...

Et le contremaître continua de baragouiner en anglais.

— I’ parle donc pas français, lui non plus.

— Well, pas beaucoup, un petit peu. Mon mère, il était du Canada.

Euchariste ne dit plus rien. Il se sentait en plein vertige, un vertige semblable à celui qu’il avait ressenti lors de son voyage. Comme alors son esprit cherchait instinctivement quelque chose de réel, de solide, de connu, à quoi s’accrocher.

Tous les soirs, à six heures moins le quart, Euchariste prit le chemin du garage municipal où il s’enferma jusqu’à six heures du matin.

Les journées, heureusement, étaient longuement lumineuses; on était au début de juillet et la lumière n’en finissait plus de traîner à l’horizon.

Mais quand venait la nuit lui, qui jamais n’avait connu la peur, sentait un étrange malaise le posséder.

Il avait cru comprendre au début qu’ils seraient deux gardiens. Pourtant son compagnon, un Irlandais peu liant, s’esquivait chaque soir vers les neuf heures pour ne se remontrer qu’au matin, une demi-heure avant la relève. Cela lui avait paru louche.

— Sais-tu, Ephrem, tu devrais en parler à M. Corrigan; j’pense que l’autre lui vole son temps.

Ephrem le regarda d’un air stupéfait de tant de naïveté.

— Son père, vous êtes icitte aux Etats. Ça veut dire: Mind your own business! Faut pas se mêler des affaires des autres.

— Ouais, mais c’est pas honnête de se faire payer à rien faire. Moé, j’ai pour mon dire que si M. Corrigan...

— Si vous avez envie de nous faire sâcrer dehors, c’était pas la peine de me faire décarcasser pour une job!

Ce qui le terrifiait, au début, c’était la crainte de s’endormir, de manquer un instant à son devoir de surveillance. Les premières nuits, il n’osait s’asseoir tant il craignait qu’un assoupissement perfide le vînt prendre à l’improviste ou, pis encore, M. Corrigan lui-même, qui pourrait bien venir voir s’il ne se négligeait point. Il lui était arrivé de s’engourdir doucement, accablé par la lourdeur des nuits de juillet où la chaleur était telle, sous le ciel dont la lueur de la ville éteignait les étoiles, que l’on aspirait l’air comme une liqueur tiède et écœurante. Mais il n’avait pas le temps de sombrer dans l’inconscience que quelque menu craquement le hérissait brusquement.

Il jetait alors un coup d’œil défiant et craintif sur l’immense hall où se tassait le troupeau monstrueux des camions. Et chaque matin, au jour, il s’étonnait de voir si mesurée la salle que chaque soir l’obscurité lui faisait caverneuse et illimitée.

Il y avait près de la porte un petit bureau que remplissaient un pupitre, un crachoir et un divan poisseux. Il finit par oser s’y installer, plus rassuré de sentir entre les voitures et lui la barrière de la porte vitrée. La nuit passait doucement à fumer des pipes.

Un soir en nettoyant le plancher, il ramassa un journal. C’était un numéro de la Presse, édition américaine, que quelque chauffeur avait sans doute oublié. Lui qui jamais n’avait été porté sur la lecture, il s’y plongea avec voracité.

Et tous les mardis, il n’eut qu’à chercher pour trouver le journal qu’une providence inconnue laissait toujours comme à son intention.

Cela lui durait la semaine. Il le dégustait de la première page à la dernière, ligne par ligne. Mais il n’y cherchait point les grandes nouvelles, celles dont la manchette s’étale sur quatre colonnes et dont là-bas dans son bureau à Montréal, le chef d’information avait dû être si fier. Les yeux affaiblis d’Euchariste Moisan glissaient indifférents sur les meurtres et sur les querelles politiques. Il ne lisait d’abord que les titres et les sous-titres, lentement, pour être bien sûr qu’il n’y avait là aucun aliment pour sa faim. Il y reviendrait plus tard, quand tout le reste serait épuisé. Il passait aux pages intérieures, grattant les fonds de colonnes, là où l’on relègue les faits de mince importance.

Ce qu’il cherchait, c’étaient les noms à lui familiers, ceux surtout de Saint-Jacques et de Labernadie. Il y avait bien un courrier des paroisses, mais on n’y donnait nouvelles que des centres américains. Il se souvenait de cette rubrique, dans le journal local qu’il recevait autrefois chez lui, là-bas. On y faisait savoir, sous l’en-tête du saint patron de paroisse, que « Mademoiselle Délima Saint-Georges est venue passer trois jours chez son père M. Osias Saint-Georges, à Saint-Anthime »; que « M. et Mme Adélard Legendre, cultivateurs de l’Enfant-Jésus-de-Bagot, ont donné naissance à un garçon baptisé Joseph-Ludovic-Moïse »; que « l’on a commencé à rebâtir la maison d’école, dans le rang Pince-Bec », tous les événements qui inquiètent, réjouissent ou bouleversent les petites communautés paysannes hermétiquement groupées autour des clochers qui s’échelonnent le long du grand fleuve canadien-français.

A force de chercher, il lui arrivait pourtant de trouver de temps à autre la mention de villages voisins du sien, à l’occasion de quelque catastrophe comme la mort violente d’un jeune paysan éventré par un bœuf ou l’incendie du couvent local. Et à l’époque de la retraite ecclésiastique, il connut tous les déplacements de curés et de vicaires de la région.

Toutes les semaines, le vendredi, il touchait son salaire, quinze dollars, que son compagnon, l’Irlandais, lui remettait sans dire un mot. Cela était bien peu, surtout pour ce pays aux salaires fabuleux. Mais le contremaître lui avait expliqué dès le début:

— Vous savez, Moisan, c’est le boss qui vous a appointé icitte. I’ était supposé prendre un mechanic de nuit à trente-cinq piastres par semaine. Mais i’ s’est arrangé pour vous faire avoir la job, malgré qu’i’ avait ben des hommes qui la voulaient. Si y en a qui vous en parlent, vous direz que vous êtes mechanic et que vous gagnez trente-cinq piastres par semaine.

— Bon! vous remercierez ben M. Corrigan pour moé. I’ est ben bon. Vous y direz.

— All right! all right! Mais oubliez pas, si on vous demande, en aucun temps.

Quinze dollars par semaine en bons billets neufs, raides et tout frais! C’était beaucoup d’argent pour un paysan; mais dès le début, Ephrem lui avait réclamé dix piastres par semaine de pension.

— Y vous restera cinq piastres, vous allez être riche avec ça. Tandis que moé, j’ai une femme pi des enfants.

Et parfois, vers le jeudi, il empruntait de son père un ou deux dollars supplémentaires que toujours il oubliait de lui rendre.

Car les usines chômaient de plus en plus; le fils ne travaillait maintenant que deux jours par semaine et encore le salaire avait-il été rogné.

L’été allait finissant.

Tous les soirs, même le dimanche, naturellement, le père partait avec au bras sa gamelle, pour la collation de minuit.

Il rentrait au matin pour se coucher.

Mais il dormait peu.

On dort moins en vieillissant.

CHAPITRE V

Les distractions étaient rares. Maintenant surtout qu’il travaillait de nuit, le père Moisan, le vieux Moisan, ne voyait plus grand monde. Tant que ce fut l’été, il arrivait à un ami d’Ephrem de s’arrêter pour lui dire quelques mots. Pendant un certain temps M. Léger vint assez régulièrement, parfois même accompagné de sa femme; on parlait alors du pays.

Mais les soirées raccourcirent avec l’été mourant; et, sauf de temps à autre Ephrem, personne ne vint plus lui tenir compagnie. Aussi bien la crise de plus en plus angoissante semblait-elle caserner les gens au foyer. Faute d’argent, on ne recevait que peu, chacun d’ailleurs tâchant à cacher aux autres sa propre déchéance, s’imaginant être plus touché et craignant de se donner en spectacle. A quoi bon se réunir puisqu’on ne pouvait désormais parler d’affaires mirobolantes, de transactions fructueuses, de cent mille et de millions. Dans la vie de chacun s’introduisait un brouillard de gêne sourde qui tuait la jactance et l’orgueil de vivre en terre « d’Amérique ».

Une buée déprimante s’appesantissait sur tout, comme sur les villes s’écrasait naguère le dais de la suie. Les voix les plus claironnantes s’étaient assourdies. Les conversations n’étaient plus aux contrats roublards et triomphants, aux inventions géniales qui enrichiraient en un an, aux boutiques originales qu’on allait ouvrir et où se rueraient les chalands. Pour la première fois de mémoire d’Américain, on vivait dans l’heure actuelle, l’esprit inquiet des stocks invendus qui crevaient les entrepôts; des machines qui l’une après l’autre cessaient de ronronner; des cheminées d’usine dont une au moins par semaine exhalait sa dernière fumée. Il semblait que tout ce peuple jusque-là si jeune d’esprit et de cœur fût subitement atteint de vieillesse.

Il s’était même trouvé quelqu’un pour dire à Euchariste:

— Vous êtes chanceux, vous, père Moisan, vous avez une bonne job steady!

En sorte que cette dépression qui viciait la vie de White-Falls faisait par comparaison plus douce celle d’Euchariste. Lorsque, rarement, le dimanche après-midi, il se trouvait parmi des Canadiens, surtout des vieux, il pouvait parler du pays. Car vue de si loin, loin du caprice du jour et de la saison, la terre apparaissait auréolée de stabilité. Il disait:

— Chez nous, en Canada, ça ferait rien que les manufactures ferment, parce qu’il n’y a pas de manufactures. Ça ferait rien que les compagnies coupent les salaires, parce qu’y a pas de salaires. Quand on sème du foin, on récolte du foin, un peu plus, un peu moins, mais toujours assez pour vivre.

Et il se trouvait des vieux pour dire comme lui:

— C’est vrai, su’ la terre, y a pas de dépression. Quant aux jeunes, songeurs, ils se taisaient.

Jusqu’au jour où il reçut une nouvelle lettre d’Etienne; « ...Les temps sont ben durs, son père... » Il connaissait le refrain. Même après les meilleures années, il ne s’était point fait faute de le chanter et de gémir sur l’âpreté des temps.

« ...Napoléon est toujours chez nous; y peut pas trouver d’ouvrage. Ça fait ben du monde à nourrir, parce qu’i’s sont six à c’t’heure; sa femme a encore acheté, pi c’était des bessons. J’voudrais qu’i’ s’en retourne en ville, parce que les journaux disent qu’en ville, y vont donner de l’argent aux ceusses qu’ont pas d’ouvrage. Pour les pauvres habitants, par exemple, y aura rien.

« Les Touchette vont avoir leur terre vendue parce que y doivent trop dessus. Chez les Gélinas, c’est pareil.

« Mon foin... »

C’est vrai, c’est maintenant le foin à Etienne...

« ...Mon foin de l’année dernière est encore dans la grange. J’sais pas ous’qu’on va mettre celui de cette année. On aurait mieux fait de le vendre comme je pensais. Pi les œufs sont rendus à treize cennes la douzaine que c’est pas croyable. Ça paye plus en toute. Je sais pas ce qui va arriver. Pi y a Marie-Louise qui coûte gros en docteur pi en remèdes. »

Ainsi c’était donc vrai: même la terre manquait à ses enfants. Pourtant, c’est un vague mouvement de joie qu’il avait d’abord cru sentir à l’idée que sans lui les affaires allassent si mal. Mais il lui revint que pour ce qui était du foin, c’était encore sur son conseil obstiné qu’Etienne n’avait pas vendu.

La terre faillait aux siens, la terre éternelle et maternelle ne nourrissait plus ses fils.

Voilà donc ce qui en était du jour d’aujourd’hui. Sûrement la terre produisait bien encore de quoi manger, de quoi s’abriter, de quoi se chauffer; mais on avait voulu améliorer, moderniser et tous ces changements, toutes ces nouveautés ruinaient l’habitant; les machines qu’il fallait alimenter; le bétail de race qu’il fallait rajeunir; les bâtiments trop luxueux qu’il fallait entretenir.

Toute la crise actuelle n’était-elle pas le plus beau démenti à cette fausse et dangereuse idée de « progrès ». Pour lui, Euchariste, la voie était claire: ce qui s’imposait, c’était le retour au mode sain d’autrefois; renoncer aux mécaniques et vivre sur les trente arpents de terre en ne leur demandant que ce qu’ils pouvaient donner.

Voilà ce qu’il ferait quand il retournerait là-bas. Retourner! Hélas! il se sentait bien vieux, bien amoindri.

Retourner là-bas! Quand cela serait-il? Il ne pouvait en ce moment songer à abandonner Ephrem.

— L’argent est ben rare, son père, se plaignait celui-ci, vous pourriez pas nous aider un petit peu plus? Je vous rendrai ça aisé quand les affaires reprendront. Vous, vous en avez pas besoin. Vous avez encore de l’argent; vous êtes pas dans le chemin!

Et, une fois de plus, il avait reculé devant l’aveu; le courage lui avait manqué de dénoncer sa propre honte et sa propre faillite.

— Les qué’ques cennes que je pourrais avoir, i’m’ semble que c’est mieux des garder. On sait jamais. Mais si ça peut t’aider, j’vas rester à travailler icitte tant que les affaires iront pas. Qué’ques mois, un an si i’ faut. J’su’ ben prêt à te donner tout mon gagne. T’en as plus besoin qu’Etienne qu’est su’ la terre.

Car, il ne lui avait pas montré la lettre d’Etienne.

Et tous les soirs il reprit le chemin du garage où s’enfermer pour la nuit, parmi le fouillis des mécaniques tapies comme des bêtes dans leur cage.

Et voilà que, petit à petit, sans qu’il sût pourquoi ni comment, se mit à s’effriter en lui la confiance. Il lui parut que le pays laurentien s’éloignait chaque jour un peu plus de son atteinte pour devenir une province du domaine de l’impossible. Il lui revint que chacune des heures qu’il avait vécues depuis était un infini, était une éternité qui ne se pouvait point remonter.

Les beaux jours étaient fanés. Survinrent les pluies d’automne, les interminables froides lavasses d’octobre qui marquent la fin d’un autre cycle et le divorce temporaire du soleil et de la terre, pendant lequel l’homme des champs devient inutile.

En juin, il avait dit, savourant les premières chaleurs:

« V’là un beau temps pour faire lever le foin ».

Deux semaines sans pluie en juillet l’avaient fait songer:

« Si y pleut pas d’ici qué’ques jours, l’avoine donnera pas riche. »

Une série d’averses en août:

« Encore une semaine de même, pi les patates vont pourrir certain. »

Mais maintenant que l’automne prenait possession du monde, sa pensée n’était désormais parallèle à rien d’autrefois.

La terre, ses trente arpents de bonne terre, à quoi bon désormais, puisque de tout cela rien plus n’était à lui. S’il retournait jamais, ce serait pour vivre en dehors d’elle, au-dessus d’elle, avant que d’aller un jour prochain dormir au-dessous.

Pour la première fois de sa vie, il sentit le poids de son corps affaibli, et n’eut plus de révolte intérieure quand il s’entendit appeler « le vieux », « The old man », comme disait Elsie, sa bru.

Conduire la charrue, il ne le pourrait plus. Soulever les bottes de foin à bout de fourche, plus haut, jusqu’au faîte de la charrette débordante, comme on le faisait avant l’invention du chargeur, il ne s’en sentait plus la force. En lui toute vigueur avait disparu maintenant qu’il n’avait plus contact avec la glèbe.

Que lui resterait-il désormais? Que de vivre inutile: auprès du poêle, en hiver; et l’été sur le perron à fumer sa pipe pendant que les autres partiraient aux champs, aux champs qui avaient été les siens et qui étaient ceux d’un autre; à ruminer l’amertume de sa vie gâchée, à remâcher l’injustice des gens et des choses; de ces gens à qui, en donnant la terre, il avait tout donné de ce qui n’était pas lui; de ces choses à qui, en donnant sa vie et son cœur, il avait tout donné, tout sans réserve.

A quoi bon!

Il allume le petit poêle dans le bureau du garage car les nuits sont froides déjà. Il se blottit tout près. Que ferait-il d’autre, là-bas?

La neige est venue, une neige qui n’est pas de la vraie neige, blanche et ferme et sèche, mais une neige qui est presque de la pluie, une neige qui sitôt touché terre n’est plus bientôt que flaques d’eau boueuse où se délaye une pâte grise.

C’est donc cela les Etats, les Etats dont le mirage a fasciné tant et tant de fils de paysans! A commencer par son Ephrem. Des villes aux maisons barbouillées de suie, aux boutiques désormais vides, aux rues sales où se figent des individus hâves qui offrent aux rares passants leur éventaire de pommes à cinq sous.

Et là-bas? Si Etienne disait vrai, ce n’était guère mieux. Le journal aussi...

Le cotillon de l’hiver descendit sur la ville avec ses accessoires accoutumés: verglas qui casse les arbres, bise qui cingle les hommes, froid qui durcit les choses.

Il n’y avait qu’à rester là sans effort, à se chauffer au poêle pour lequel on lui fournissait le charbon à discrétion. Dans le garage dormaient les voitures sans que leur berger eût à veiller sur elles.

De grosses bêtes laides et soumises.

Il n’y avait qu’à attendre l’aurore blême et l’heure de s’en retourner à la maison, pour y dormir et manger.

Noël passa. Il eut pour la Nuit Divine une collation soignée: des sandwiches au poulet et une bouteille de bière qui le fit dormir mieux que d’habitude. Insensiblement se rompait le fil de sa vie laurentienne. Le jour même, Ephrem et les siens s’en furent chez le grand-père Phillimore.

En février, une explosion détruisit une boutique en face du garage.

Avril ramena les oiseaux. A l’aube, ils remplissaient de leur musique un frêne oublié dans la cour. Et toutes les nuits, le vieux Moisan gardait ses croûtes de pain pour les leur donner, par petites boulettes qu’ils venaient chercher timidement, à ses pieds.

Il apprit en juin la mort de Marie-Louise, emportée par la consomption. Comme Oguinase...

Les jours raccourcirent et août souffla ses dernières chaleurs.

Un soir:

« J’me demande c’qui peuvent ben faire, à c’t’heure, là-bas, chez Etienne.

« I’s parlent p’t’êt’ ben de moé? »


Chez Etienne, là-bas, le père et le fils aîné sont assis dans la cuisine tiède. Dehors coule doucement la nuit fraîchissante.

A petits coups précis, Etienne vide sa pipe dans le crachoir.

— Dites donc, son père, suggère Hormisdas, vous avez pas entendu parler d’un Ecossais, dans les Cantons de l’Est, qui fait de l’argent, de la grosse argent, à cultiver des champignons?

— Des... quoi...? Des... champignons?

— Ouais! des champignons. I’ aurait p’t’êt’ ben moyen d’essayer qué’que chose de même par icitte.

— Quiens! encore une autre affaire! En as-tu encore ben de même?... Ecoute, mon gars, le progrès, moé, j’ai toujours été pour ça. Mais, m’a dire comme on dit, i’ a toujours un mosus de bout’. Ma terre, elle a pas besoin d’affaires de même.

— Ah! vous savez, son père, ce que j’en dis, c’est plutôt comme manière de parler.

Mais imperceptiblement il a haussé les épaules.

Un silence.

— ’Midas, on va faucher le champ d’en bas d’la côte, demain, dit le père.

— Bon.

Dans son garage, à White-Falls, Euchariste Moisan, le vieux Moisan, fume et toussote.

Sa vue se brouille un peu, depuis quelque temps, et il entend moins bien. Les jambes surtout lui font de plus en plus défaut. Si bien qu’il ne rend plus jamais visite au petit bois, tout au bout de la longue rue Jefferson.

Il n’a pas renoncé à retourner là-bas, à Saint-Jacques; renoncer, cela voudrait dire une décision formelle qu’il n’a pas prise, qu’il ne prendra sans doute jamais, qu’il n’aura jamais à prendre.

Ce sont les choses qui ont décidé pour lui, et les gens, conduits par les choses.

Novembre ramena la pluie et ralluma le poêle.

Chaque année, le printemps revint...

...et chaque année la terre laurentienne, endormie pendant quatre mois sous la neige, offrit aux hommes ses champs à labourer, herser, fumer, semer, moissonner...;

...à des hommes différents...

...une terre toujours la même.


TABLE DES MATIÈRES

Printemps

Été

Automne

Hiver


Note de Transcription

L’orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes d’imprimerie ont été corrigées.

 

[Fin de Trente Arpents par Philippe Panneton (pseud. Ringuet)]