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Title: La Bibliothèque Canadienne, Tome II. Février, 1826. Numero 3

Date of first publication: 1826

Author: Michel Bibaud (1782-1857)

Date first posted: January 18 2015

Date last updated: January 18 2015

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La Bibliothèque Canadienne.


Tome II. FEVRIER, 1826. Numero 3.


HISTOIRE DU CANADA.

Le lendemain, vingt Juillet, Louis Kertk mouilla dans la rade, avec ses trois vaisseaux; celui qu'il montait était de cent tonneaux et avait dix pièces de canon; les deux autres étaient des pataches de cinquante tonneaux et de six canons. Champlain alla lui rendre visite à son bord, et en fut bien reçu. Il demanda et obtint des soldats pour garder la chapelle et les deux maisons religieuses. Kertk descendit ensuite à Québec, et prit possession du fort, puis du magazin, dont il remit les clefs à un nommé le Baillif, qui s'était donné aux Anglais, ou plutôt à ses co-religionnaires, avec trois autres Français, Etienne Brulé, de Champigny, Nicholas Marsolet, de Rouen, et Pierre Raye, de Paris. Charlevoix parle de ce dernier comme d'un homme du plus méchant caractère. Le commandant ne voulut pas souffrir que Monsieur de Champlain quittât son logis, et il lui donna une copie signée de sa main de l'inventaire qu'il avait fait dresser de tout ce qui s'était trouvé dans la place.

Il était de l'intérêt des vainqueurs que ceux des habitans qui avaient des terres défrichées demeurassent dans le pays; du moins Kertk le crut ainsi, et pour les y engager, il leur fit les offres les plus avantageuses. Il les assura même que si, après y être demeuré une année entière, ils ne s'y trouvaient pas bien, il les ferait repasser en France. Comme sa conduite les avait fort prévenus en sa faveur, et que plusieurs auraient été obligés de mendier, s'ils avaient repassé la mer, presque tous prirent le parti de rester.

Toutes choses étant ainsi réglées, et Thomas Kertk étant venu joindre son frère, Champlain partit avec lui le vingt-quatre, pour Tadoussac, où l'amiral David s'était rendu depuis quelques jours. Peu s'en fallut que dans ce voyage, les victorieux et les vaincus ne changeassent de sort. Emery de Caen, qui allait à Québec, et ne savait rien de ce qui s'y était passé, rencontra le navire de Thomas Kertk qui portait Monsieur de Champlain, et qui s'était séparé des deux pataches avec lesquelles il était parti : il l'attaqua, et il était sur le point de s'en rendre maître, lorsqu'ayant crié quartier, pour obliger les Anglais à se rendre, Thomas Kertk prit cette parole dans un sens opposé, et cria de son côté, bon 82 quartier : à ces mots, l'ardeur des Français se ralentit un peu : de Caen qui s'en apperçut, voulut les rassurer, et se préparait à faire un dernier effort; mais Monsieur de Champlain se montra, et lui conseilla de profiter de son avantage, pour faire ses conditions bonnes, avant l'arrivée des pataches, qui faisaient force de voile et qui étaient déjà fort proches.

Il est certain, dit Charlevoix, que si tous les Français avaient fait leur devoir, le navire Anglais aurait été pris avant qu'il eût pu être secouru : la peur qu'en eut le commandant, ajoute-t-il, lui fit même commettre la lacheté de menacer Monsieur de Champlain de le tuer, s'il ne faisait cesser le combat. Emery de Caen se comporta en homme brave, mais il ne fut pas bien secondé des gens de son équipage, composé en grande partie de protestans qui ne se battaient pas alors volontiers contre les Anglais, à cause du siège de la Rochelle.

Outre les transfuges dont il a été parlé, il y avait sur l'escadre anglaise, avec le titre de contre-amiral, un nommé Jacques Michel, calviniste enthousiaste, qui avait donné des mémoires à l'amiral anglais, pour l'engager à cette expédition. Au reste l'escadre de Kertk, n'était pas à beaucoup près aussi forte qu'on l'avait publié; et si Emery de Caen fût arrivé huit jours plutôt, il eût ravitaillé Québec, et Champlain n'eût pu y être forcé. Les Anglais furent encore heureux en ce que la paix ayant été renouvellée entre les deux couronnes, le commandeur de Razilli qui armait pour aller au secours de la Nouvelle France, reçut un contre-ordre. La cour de France croyait sans doute que Kertk recevrait aussi la défense d'aller plus loin; mais il était à la voile, et on l'ignorait à Paris.

Cependant cet amiral ne voulut pas retourner en Angleterre sans avoir visité sa conquête; il monta jusqu'à Québec, et à son retour à Tadoussac, il dit à Champlain qu'il trouvait la situation de cette ville admirable, que si elle demeurait à l'Angleterre, elle serait bientôt sur un autre pied, et que les Anglais tireraient parti de bien des choses que les Français avaient négligées, ou qu'ils ne connaissaient point. L'amiral David n'était pas à beaucoup près aussi généreux que Louis son frère, qui même ne soutint pas son caractère jusqu'à la fin, et Champlain et les jésuites surtout eurent à essuyer bien des mauvaises manières de leur part. Michel leur avait persuadé que ces religieux étaient fort riches; bientôt détroupés, ils déchargèrent sur lui une partie de leur chagrin. Les trois frères lui devaient tout le succès de cette campagne et de la précédente; c'étaient de bons marchands, qui s'étaient enrichis par le commerce, mais qui ne savaient point la guerre; Michel était homme de mer et brave soldat : dans le combat naval contre M. de Roquement, il avait empêché David Kertk d'être accroché par ce commandant, qui ne pouvait répondre à son canon, mais qui l'aurait enlevé sans peine à l'abordage; il avait servi de guide 83 et de pilote à ses deux frères, qui ne connaissaient point le fleuve St. Laurent, et qui sans lui n'auraient jamais osé s'engager si avant.

Mais soit mauvaise humeur de la part des Anglais, en voyant combien peu leur conquête les avait enrichis, soit mécontentement de la part du contre-amiral, qui ne crut pas peut-être ses services assez récompensés, il parut bientôt plus que du refroidissement entre eux et lui. Michel fut même le premier à éclater et à se répandre en plaintes amères et contre les Anglais et contre l'amiral David, son compatriote et co-religionnaire. Cependant étant mort, quelque tems après, dans une espèce de fureur frénétique, on l'inhuma avec toutes les cérémonies en usage dans les églises protestantes et les honneurs militaires dûs à son rang.

L'amiral employa le reste de l'été à carener ses vaisseaux. Il mit à la voile dans le mois de Septembre, et mouilla, le 20 Octobre, dans la port de Plymouth, où il apprit que les différens des deux cours étaient terminés. On a même avancé qu'il en avait eu des avis certains avant la prise de Québec, mais qu'il avait cru pouvoir prétendre l'ignorer.

On parut d'abord à la cour de France fort choqué de cette invasion des Anglais, après la conclusion d'un traité qui avait empêché qu'on ne s'y opposât; mais les raisons d'honneur à part, bien des gens doutèrent si l'on avait fait une véritable perte, et s'il était à-propos de demander la restitution de Québec. Ils représentaient que le climat y était trop dur; que les avances excédaient les retours; que le royaume ne pouvait s'engager à peupler un pays si vaste sans s'affaiblir beaucoup; que depuis cinquante ans qu'on connaissait le Canada, on n'en avait rien tiré; que ce pays ne pouvait être d'aucune utilité à la France, ou que du moins elle pouvait s'en passer sans inconvénient.

A ces raisons d'autres répondaient que le climat du Canada s'adoucirait à mesure que le pays se découvrirait; que l'air y était sain et le terroir fertile; qu'avec un travail modique on pouvait s'y procurer toutes les commodités de la vie; qu'on pouvait, sans dépeupler le royaume, faire passer tous les ans en Amérique un certain nombre de familles, y envoyer des soldats réformés, avec des filles tirées des hopitaux, et les placer de manière qu'elles pussent s'étendre à mesure qu'elles se multiplieraient; qu'on avait déja l'expérience que les femmes françaises y étaient fécondes, que les enfans s'y élevaient sans peine, et qu'ils y devenaient robustes, bien faits et d'un beau sang; que la seule pêche des morues était capable d'enrichir le royaume : qu'elle ne demandait pas de grands frais; que c'était une excellente école pour former des matelots; mais que pour en tirer tout l'avantage qu'elle pouvait produire, il fallait la rendre sédentaire, c'est-à-dire y occuper les habitans mêmes de la colonie; que les pelleteries pouvaient aussi devenir un objet considérable, si on avait attention de n'en pas 84 épuiser la source, en voulant s'enrichir tout d'un coup; qu'on pouvait profiter pour la construction des vaisseaux des forêts qui couvraient le pays, et qui étaient des plus belles du monde; enfin que le seul motif d'empêcher les Anglais de se rendre trop puissants dans cette partie de l'Amérique, en joignant les deux bords du St. Laurent à tant d'autres provinces, où ils avaient déja de bons établissemens, était plus que suffisant pour engager la France à recouvrer Québec, à quelque prix que ce fût. Quant au peu de progrès qu'on avait fait en Canada depuis tant d'années, on en rejettait la cause sur les sociétés particulières qui s'étaient chargées de cette colonie.

Aux raisons de politique et d'intérêt qui n'avaient pas persuadé la meilleure partie du conseil, on en ajouta d'autres qui achevèrent de déterminer Louis XIII à ne point abandonner le Canada. Elles étaient prises du côté de l'honneur et de la religion, et personne ne les fit plus valoir que Champlain qui avait beaucoup de piété et était bon Français. On négocia donc pour retirer Québec des mains des Anglais, et afin de donner plus de chaleur aux négociations, on arma six vaisseaux qui devaient être sous les ordres du commandeur de Razilli. La cour d'Angleterre, à la persuasion de Milord Montaigu, rendit de bonne grâce ce qu'on se disposait à lui enlever de force. Le traité en fut signé à St. Germain en Laye, le 20 Mars 1632, et l'Acadie y fut comprise, aussi bien que l'ile du Cap Breton, nommée depuis l'Ile Royale. C'était bien peu de choses que l'établissement que les Français avaient alors dans cette île; cependant ce poste, le port de Québec environné de quelques méchantes maisons et de quelques barraques, deux ou trois cabanes dans l'ile de Montréal, autant peut-être à Tadoussac, et en quelques endroits sur le fleuve St. Laurent, pour la commodité de la pêche et de la traite; un commencement d'habitation aux Trois-Rivières, et les ruines du Port-Royal, voila en quoi consistait la Nouvelle-France, et tout le fruit des découvertes de Vérazani, de Jacques Cartier, de Roberval, de Champlain, des grandes dépenses du marquis de la Roche et de M. de Monts, et de l'industrie d'un grand nombre de Français, qui auraient pu y faire un grand établissement, s'ils eussent été bien conduits.

Un des articles du traité de St. Germain portait que tous les effets qui seraient trouvés à Québec, et dont on avait dressé un inventaire, seraient restitués, aussi bien que les vaisseaux pris de part et d'autre, avec leur charge, ou l'équivalent; et comme les sieurs de Caen avaient le principal intérêt dans cette restitution, Emery de Caen fut envoyé en Amérique pour porter à Louis Kertk le traité, et en solliciter l'exécution. Le roi jugea même à-propos de lui abandonner le commerce des pelleteries pour un an, afin de le dédommager des pertes qu'il avait faites pendant la guerre. Il partit pour Québec, au mois d'Avril de cette même 85 année 1632, et à son arrivée, le gouverneur anglais lui remit la place et tous les effets qui lui appartenaient. Néanmoins, toute cette année et la suivante, les Anglais continuèrent à trafiquer avec les sauvages, contre la teneur du traité qui interdisait ce commerce aux sujets de la Grande-Bretagne.

En 1633, la Compagnie de la Nouvelle France rentra dans tous ses droits, et l'Acadie fut concédée au commandeur de Razilli, un de ses principaux membres, à condition qu'il y ferait un établissement. Il en fit un en effet, mais assez peu considérable, au port de la Haive. La même année, M. de Champlain, que la Compagnie avait présenté au Roi, en vertu du pouvoir qu'elle avait reçu de sa Majesté, fut nommé de nouveau Gouverneur de la Nouvelle France, et partit pour s'y rendre, avec une escadre qui portait beaucoup plus que ne valait alors tout le Canada, menant avec lui les PP. Masse et de Brébeuf. Il y retrouva la plupart des anciens habitans, et il les engagea, ainsi que ceux qu'il avait amenés avec lui, à profiter des fautes qui avaient causé les malheurs passés.

Sa première vue fut de s'attacher la nation huronne, et de tâcher de la soumettre au joug de l'évangile, persuadé qu'il n'est pas de lien plus fort que celui de la religion. Les pères récollets et jésuites avaient déjà fait quelques prosélytes chez ces sauvages, mais le christianisme n'avait pas encore pris racine parmi eux. On se flattait néanmoins que quand ils auraient eu une plus longue fréquentation avec les missionnaires, ils deviendraient plus dociles. Mais pour exécuter ce projet, il aurait fallu se pourvoir d'un certain nombre d'ouvriers évangéliques, et les mettre en état de tirer leur subsistance d'ailleurs que d'un pays dont les habitans avaient à peine le nécessaire pour vivre; et la chose ne paraissait pas très-facile : d'un côté, la Compagnie s'était laissé persuader que dans une colonie naissante, des religieux mendians seraient plus à charge qu'utiles aux habitans, et elle en exclut, au moins pour un tems, les PP. récollets; de l'autre, on craignait que le zèle des personnes qui avaient fourni jusque là aux jésuites tout ce qui leur avait été nécessaire, ne se fût refroidi, en conséquence des pertes qu'elles avaient faites. Cependant, presque tous ceux qui s'étaient intéressés dès le commencement en faveur de la Nouvelle France, se crurent obligés de mettre les jésuites en état, non seulement de n'avoir pas besoin des habitans pour la vie, mais encore de contribuer au défrichement et à l'établissement du pays, en même tems qu'ils donneraient leur principale attention à l'instruction des Français et à la conversion des sauvages.

Ainsi dès l'année 1632, c'est-à-dire, immédiatement après la conclusion du traité de St. Germain en Laye, les PP. Paul Le Jeune et Anne de None, s'embarquèrent pour Québec. Ils trouvèrent que le peu de prosélytes qu'on avait faits aux environs 86 de cette ville, n'étaient plus dans les sentimens où on les avait laissés; mais ils n'eurent pas beaucoup de peine à les y faire rentrer. Les Anglais, dans le peu de tems qu'ils avaient été les maîtres du pays, n'avaient pas su y gagner l'affection des sauvages : les Hurons ne parurent point à Québec, tant qu'ils y furent : les autres, plus voisins de cette capitale, et dont plusieurs, pour des mécontentemens particuliers, s'étaient déclarés ouvertement contre les Français, à l'approche de l'escadre anglaise, s'y montrèrent même assez rarement. Tous s'étaient trouvés un peu déconcertés, quand, ayant voulu prendre avec ces nouveaux venus les mêmes libertés que les Français ne faisaient nulle difficulté de leur permettre, ils s'apperçurent que ces manières ne leur plaisaient pas.

Ce fut bien pis encore au bout de quelque tems, lorsqu'ils se virent chassés à coups de bâton des maisons où jusque là ils étaient entrés aussi librement que dans leurs cabanes. Cette différence dans le caractère et dans les manières des Français et des Anglais à l'égard des sauvages, n'a pas peu contribué à leur faire donner la préférence aux premiers, et à les attacher fortement dans la suite à leurs intérêts.

En moins de trois ans, il y eut quinze pères jésuites dans la colonie, sans compter trois ou quatre frères lais attachés à l'instruction des enfans. Bientôt aussi il n'y eut plus en Canada un seul calviniste. Cette exclusion qu'on pourrait regarder comme le fruit de l'intolérance qui était l'esprit du tems, et non moins chez les protestans que chez les catholiques, était aussi une mesure de politique : on était persuadé à la cour de France, que l'entreprise et le succès des Anglais étaient dûs principalement aux intrigues de quelques protestans de France, et à la connivence de ceux de la colonie, et l'on crut qu'il était de la prudence de ne pas trop approcher les réformés des Anglais, dans un pays où l'on n'avait pas assez de forces pour les contenir dans le devoir et dans la soumission à l'autorité légitime.

On avait d'ailleurs apporté une très-grande attention au choix de ceux qui s'étaient présentés pour aller s'établir en Canada, et il n'est pas vrai que les filles qu'on y envoya de tems à autre, pour les marier avec les nouveaux habitans, aient été prises dans des lieux suspects, comme l'ont avancé, dans leurs relations, des voyageurs ou trompés ou trompeurs. On eut soin de s'assurer de leur conduite avant que de les embarquer, et celle qu'on leur a vu tenir dans la colonie est une preuve qu'on y avait réussi. On continua, les années suivantes, d'avoir la même attention, et l'on vit bientôt dans cette partie de l'Amérique, continue le P. Charlevoix, commencer une génération de véritables chrétiens, parmi lesquels régnait la simplicité des premiers siècles, et dont la postérité n'a point perdu de vue les grands exemples que leurs ancêtres leur ont laissés. Les missionnaires, soit chez les Français, 87 soit chez les sauvages, mais surtout parmi ces derniers, se distinguaient par une piété, un zèle, une résignation et un dévouement qu'on pouvait regarder, même alors, comme extraordinaires.

Parmi le grand nombre de tribus idolâtres qui ouvraient aux missionnaires un vaste champ pour exercer leur zèle, aucune ne leur parut mieux mériter leur attention que la huronne. M. de Champlain, comme on l'a vu plus haut, n'avait rien tant à cœur que de convertir ses sauvages au christianisme. En ayant trouvé jusqu'à sept cent qui l'attendaient à Québec, à son retour de France, il leur proposa d'envoyer des missionnaires dans leur pays. Ils applaudirent d'abord à ce dessein; mais lorsqu'on y pensait le moins, ils changèrent de sentiment. Le gouverneur crut leur en devoir marquer sa surprise et leur en témoigner son ressentiment : il leur parla même en homme qui ne se voyait plus, comme les années précédentes, dans une situation à être offensé impunément, et il eut lieu de juger qu'il les avait rendus plus dociles. Dans cette supposition, il voulut agir avec hauteur, et de concert avec le P. Lejeune, supérieur de la mission, il disposa toutes choses pour le voyage des PP. de Brébeuf et de Noue, qui avaient été nommés pour accompagner ces sauvages. Non seulement ceux-ci acceptèrent les missionnaires, on crut même appercevoir entre les chefs des différents villages, une espèce d'empressement à les posséder de préférence; mais un accident imprévu vint rompre toutes les mesures du gouverneur. Un Algonquin ayant tué un Français, M. de Champlain qui tenait le meurtrier en prison, résolut d'en faire un exemple. Les sauvages qui avaient d'abord trouvé raisonnable qu'il fût puni de mort, ne voulurent plus y consentir, et déclarèrent qu'ils n'embarqueraient aucun missionnaire dans leurs canots, ni même aucun Français, que le gouverneur n'eût mis l'Algonquin meurtrier en liberté. Au reste, plus d'une raison engageait M. de Champlain à souhaiter que les missionnaires accompagnassent les Hurons dans leurs bourgades. Il croyait ces sauvages plus propres que les autres à accréditer le christianisme. Il voulait par le moyen de ces missions préparer les voies à l'établissement qu'il méditait de faire dans leur pays, situé très avantageusement pour le commerce, et d'où il serait très-aisé par le moyen des lacs dont il est presque environné, de pousser les découvertes jusqu'à l'extrémité de l'Amérique Septentrionale. Enfin, il était bien aise de s'attacher une tribu de laquelle il paraissait y avoir beaucoup à craindre et à espérer, pour l'affermissement et le progrès de la colonie française. Les missionnaires se persuadaient, de leur côté, qu'en fixant le centre de leur mission dans un pays qui était regardé comme le centre du Canada, il leur serait aisé de porter la lumière de l'évangile dans toutes les parties de ce vaste continent : aussi ne perdaient-ils point de vue le dessein qu'ils s'étaient proposé de concert avec le gouverneur; et après quelques nouvelles tentatives 88 infructueuses, trois d'entr'eux, savoir les PP. de Brébeuf, Daniel et Davost, réussirent à s'embarquer pour le pays des Hurons, les deux premiers de Québec, et le dernier avec deux laïcs, des Trois Rivières. Les détails des contradictions qu'ils eurent à essuyer d'abord, des maux qu'ils souffrirent, et des conversions qu'ils opérèrent à la fin, parmi ces barbares, appartiendraient plutôt à l'histoire ecclésiastique du Canada qu'à celle que nous écrivons : et en nommant les missionnaires dont ils est parlé dans l'histoire de Charlevoix, nous mettons et mettrons de côté par la suite leurs travaux purement religieux parmi les sauvages.

(A continuer.)


BOTANIQUE.

Petit Apocynon du Canada. Apocynum minus rectum canadense. La racine de ce petit Apocynon, ou tue-chien, n'est point rampante comme celle de l'apocynon de Syrie : elle se découvre, et une quantité de fibres qui l'environnent la tiennent attachée à la terre. Ses feuilles sont étroites, longues d'un doigt, et se terminent en pointe. Ses tiges poussent deux à deux; chacune a tout au plus une coudée de haut : elles sont de couleur de pourpre tirant sur le noir, et sont terminées par des bouquets de fleurs de la même figure que l'apocynon de Syrie, mais d'un plus beau pourpre. Quand elles sont passées, chaque tige se divise en deux plus petites, qui sont aussi terminées par des bouquets de fleurs. Une humeur gluante les couvre et les garantit des mouches, qui se trouvent prises, quand elles ont la témérité de s'en approcher de trop près. Au commencement de l'automne, une ou deux petites bourses, comme des membranes, naissent du milieu des fleurs, qui ressemblent à celles de l'asclépias : elles renferment des semences larges et plates, de l'angle desquelles pend une espèce de petit poil follet. Cette plante est pleine d'un suc blanc, qui est un vrai poison.

Origan du Canada. Origanum fistulosum canadense. Les tuyaux des fleurs de cette plante représentent assez bien une flûte de cannes, et c'est ce qui lui a fait donner par Cornuti l'épithète de fistulosum. Ses tiges sont quarrées, et quelquefois à plusieurs angles; toutes sont couvertes d'un léger duvet et poussent plusieurs branches. Ses feuilles sont longues, d'un vert clair, et assez semblables à celles de la lysimachie gousseuse. Elles couvrent toute la tige jusqu'à la cîme, où est la fleur, dont la base est environnée de dix ou douze feuilles plus petites que celles des tiges. Cette fleur ne ressemble pas mal à celle de la scabieuse, mais elle est plus basse et plus applatie. Elle est composée d'un grand nombre de petits calices, d'où il sort de petits tuyaux bien 89 rangés, de couleur de pourpre, qui se partagent en deux à leur extrémité, et font place à deux ou trois filamens, dont la tête est aussi de couleur de pourpre. Souvent du milieu de la tige, il nait une autre tige de trois doigts de long, terminée par une seconde fleur. La plante, sans être froissée, répand une odeur de sarriette. Au goût elle a un peu d'acreté et pique la langue comme le poivre : mais la racine est insipide. Elle dure plusieurs années, et fleurit aux mois de Juillet et d'Août.

Matagon du Canada. Cornus herbacea canadensis. — La tige de cette plante a environ un pied de long : aux deux tiers, elle produit seulement deux très-petites feuilles ovales et posées vis-à-vis l'une de l'autre. Sur son extrémité, elle produit six autres feuilles ovales, longues d'un pouce, du milieu desquelles s'élève un pédicule, qui soutient un bouquet de fleurs renfermé dans une enveloppe composée de quatre feuilles blanches, ovales, longues de quatre ou cinq lignes, et disposées en croix : chaque fleur du bouquet est à quatre pétales portées sur un calice qui est un petit godet légèrement découpé en quatre pointes. Ce calice devient un fruit en forme de baie ronde, charnue, grosse comme un pois, d'un très beau rouge, et qui contient un noyau à deux loges. Cette plante croît dans des terres sèches et élevées, par les 45 et 50 degrés. Les sauvages appellent ce fruit matagon, et le mangent.


CURIOSITÉS NATURELLES.

Mr. Pursh le Botaniste, a recueilli sur l'isle d'Anticosti, dans un voyage qu'il y a fait dans le cours du mois dernier, plusieurs échantillons de plantes et de pétrifications très curieuses. Il paraît que la pointe sud-ouest de l'île est composée de marbre blanc, et s'élève au dessus du niveau de l'eau à près de quatre-vingt à cent pieds de hauteur. La base de cette masse énorme de marbre est de plusieurs milles en étendue. Cette pierre offre des pétrifications de vermisseaux de toutes espèces, et est susceptible d'un superbe poli. Il y a aussi épars çà et là des pétrifications en forme de rayons de miel, où se trouvent incrustées des coquilles bivalves. Le tout est de la plus grande beauté.


L'île d'Anticosti est encore dans son état sauvage ou primitif. La main de l'homme n'a pas encore changé sa surface, et les bêtes sauvages, ses premiers habitans, n'ont pas encore été dérangées dans leur possession. Le poisson y est des plus abondants ainsi que le gibier. Le sol dans l'intérieur paraît extrêmement riche et nourrit des millions d'arbres de toute espèce. L'ours y est en grand nombre ainsi que les animaux sauvages que l'on rencontre 90 sur les côtes du nord. Telle est la richesse d'une île que l'on a regardée jusqu'à présent comme inhabitable pour les hommes.

[Le Canadien, Août 1818.]


STATISTIQUE.

Monsieur Bibaud. — Le dénombrement de la province que l'on fait enfin cette année, pourra peut-être fournir plus d'une occasion de faire ressortir la justesse d'une de vos observations qui servent d'introduction aux petits extraits que vous nous avez donnés, dans votre dernier numéro, sous le titre de MES TABLETTES DE 1813, si, comme j'ai la présomption de le faire aujourd'hui, chacun vous envoyait pour insertion, les petits renseignemens statistiques qu'il peut avoir recueillis ou rassemblés, à différents tems, sur divers points du Bas-Canada. Vous dites, "Pour celui du Haut-Canada," &c. "Il doit en être," &c. Persuadé comme vous que le tableau passé ne devient intéressant que par sa comparaison avec le tableau présent, j'ôse croire que c'est le tems le plus favorable à l'honneur de mes observations, que celui où vont paraître celles du jour. Je me hâte donc de vous transmettre mes deux lettres sur la statistique de Boucherville, telle que prise en 1811.

Mr. Wm. Berczy, si bien connu au pays par son infortune, ses connaissances variées et solides, ses productions mêmes dans un des arts libéraux, devenu dans ses malheurs, d'un objet d'amusement de sa jeunesse, un puissant et honorable moyen de subsistance dans un âge avancé, était au moment de donner au public une Histoire générale du Canada, particulièrement précieuse sous le rapport de la statistique : il était aux Etats-Unis, occupé à prendre des arrangements pour la publier, au commencement de la dernière guerre, lorsque la mort l'enleva aux arts et lettres. L'ouvrage était de 2 vols. 4-to. Sa famille l'a sans doute retiré des mains des imprimeurs. Il est à espérer qu'il paraîtra plus tard. Le malheur d'un côté, (maître à l'école duquel il avait su profiter, contre l'ordinaire de tant d'autres,) ses liaisons ensuite avec les personnes instruites du pays, fils naturels du sol, lui avaient fait dépouiller les préjugés qu'on lui avaient inspirés d'abord contre ces derniers. Il est donc à déplorer que son ouvrage n'ait pas vu le jour encore.

Il m'adressa dans le tems, en 1811, vingt questions. Voici mes réponses qui vous feront deviner ces questions, m'étant renfermé dans les limites qu'elles me prescrivaient. Il m'en remercia alors; ne soyez pas plus difficile, et priez vos lecteurs de les lire avec indulgence.

S. R.

91


Observations statistiques sur la paroisse et seigneurie de Boucherville.

A WILLIAM BERCZY, ECUYER, A MONTREAL.

Boucherville, le 22 Septembre, 1811.

monsieur et ami,

C'est avec un vrai plaisir que je prends en ce moment la plume; il me semble être à vos côtés, quand je vous écris, et, toujours dans ce cas, l'illusion est pour moi une vraie jouissance. Je ne saurais répondre aujourd'hui aux vingt questions que vous me faites, mais je puis du moins vous satisfaire sur la plus grande partie; d'ailleurs, en homme prudent, je sais garder une poire pour la soif : vous m'entendez sans doute.

Aussitôt votre lettre reçue, je me suis mis en chemin, un crayon d'une main et de l'autre un papier rayé de différentes colonnes avec chacune leurs titres. Armé de la sorte, j'ai été de porte en porte, demandant à celui-ci s'il avait femme, à celle-là si elle était pourvue; chiffrant hommes, femmes, enfants des deux sexes, vieillards, maisons, jardins, vaches, chevaux, &c. Rien de plus curieux que d'entendre les questions que le voisin faisait à son voisin sur ma visite et l'objet de mes questions; rien de plus divertissant que les propos qu'on tenait derrière moi. L'un m'avait vu compter les vitres de sa maison! l'autre criait à la taille! &c. &c. &c. J'ai souri de leurs méprises sans discontinuer ma besogne, et personne n'a refusé de répondre à tout ce que j'ai demandé. Cependant comme je n'ai pas encore parcouru tout le village, je remettrai à une autre fois de vous donner le dénombrement exact que je me suis mis en frais d'en faire.

Apprenant dans cette incursion que Mr. le Curé avait pris lui-même, l'an passé, l'état de la population de la paroisse, en faisant la quête de l'Enfant Jésus, je fus le voir, hier, pour le prier de me le communiquer. Il s'est fait un plaisir de m'en faire part, et je dois vous avouer que, sans la complaisance de Messire Connefroi, il m'eût été impossible de vous rien dire de la population de Boucherville : car cette seigneurie est tellement morcellée, il y a tant et tant de seigneurs et co-seigneurs ici, qu'il faudrait feuilleter, pour atteindre ce seul but, au moins trente terriers, si comme ça devrait être, chacun de ces messieurs avait celui des terres qui relèvent de lui. Voici ce que je tiens du Curé.

La seigneurie et la paroisse de Boucherville.La seigneurie de Boucherville a 114 arpents de front sur deux lieues de profondeur, et fournit 233 terres; mais comme la partie de la seigneurie de Montarville nommée Les Etangs est desservie par notre Curé, la paroisse de Boucherville se trouve contenir 251 terres, y en ayant 18 dans Les Etangs. Je vous prie bien de vous ressouvenir de la différence qu'il y a entre la seigneurie et la paroisse de Boucherville, 92 quand j'employerai l'un ou l'autre de ces mots; sans cela vous pourriez tomber dans quelque erreur.

La paroisse de Boucherville contient donc 251 terres; mais plusieurs étant possédées par le même propriétaire, on ne doit pas compter 251 feux.

Population de 1810. — Mr. le Curé faisant la tournée de sa paroisse, en 1810, trouva qu'elle contenait :

Dans la campagne, 1071 communiants.
Dans le village, 352 do.
1423 communiants.
Dans la campagne, 614 enfants,
Dans le village, 217 do.
831 enfants
Population entière, 2254 âmes.

Milice, 1810. — La paroisse de Boucherville, le village compris, ne fournit que trois compagnies de milice. Les capitaines d'après leurs rôles de 1810, au moins, portent le nombre des miliciens à

345 hommes de 18 à 60 ans.
38 audessus de 60.
7 exempts.
20 tant officiers que sergents.
Total 410 hommes

Je dois vous observer, à ce sujet, que les miliciens de Montarville appartiennent en partie à l'Etat-Major de Chambly, en partie à celui de Boucherville, (c'est-à-dire, ceux des Etangs,) et en partie enfin à celui de la Baronnie de Longueuil.

Baptêmes et Sépultures en 1810. — Je tiens du Curé, qu'il a été baptisé dans la paroisse 135 enfants et qu'il y a été enterré 77 personnes en 1810. Au reste, si vous désirez avoir l'état des mariages, baptêmes et sépultures des années précédentes, vous trouverez au Greffe de Montréal les Régistres de toutes les paroisses; chaque Curé y déposant, tous les ans, copies des siens.

Médecins. — C'est peut-être ici le lieu de répondre à votre question : Combien y a-t-il de Médecins dans cette seigneurie?

Le nombre (grâce à Dieu, entre nous,) s'en réduit à un seul. Il est étranger, et a la réputation méritée, d'habile dans sa profession. Sur l'information que je lui ai donnée de votre projet de publier une Histoire Statistique du Canada, et la communication que je lui ai faite de votre lettre, il m'a remis, ce matin, la note dont suit copie : elle est d'un observateur éclairé.

"The diseases of Canada do not differ essentially from those of a parallel latitude in Europe.

"Inflammatory diseases, as pleurisy, peripneumony, &c. prevail in winter, and fevers of the typhus kind in summer and autumn. A melancholy epidemy prevailed in many parts of Lower 93 Canada, during the winter of 1809 and '10, which carried off great numbers of all ages. It was of an inflammatory character and was most successfully treated by copious blood-letting.

"Goîtres (the diseases of the neck so common in Switzerland,) are not unfrequent in Canada. Many hypothesis have been invented in this country, as well as in that, to account for the origin of this difformity, but hitherto in vain; nor have our medical gentlemen been more happy in its cure.

"Cutaneous diseases, as the itch, herpes, &c. (the result of a dirty skin,) are not uncommon in Canada. But from the domestic and moral character of the inhabitants, the venerial disorder is comparatively rare."[1]

[1] Les maladies du Canada ne diffèrent pas essentiellement de celles des mêmes latitudes en Europe. Les maladies inflammatoires, telles que la pleurésie, la péri-pneumonie, &c. règnent en hiver, et les fièvres du genre du typhus, l'été et l'automne. Il a régné dans l'hiver de 1709 à 1810, dans plusieurs parties du Bas-Canada, une maladie épidémique qui a enlevé un grand nombre de personnes de tout âge. Elle était d'une nature inflammatoire, et la saignée copieuse et répétée s'est trouvée un remède efficace.

Les goîtres, (maladie de la gorge si commune en Suisse,) sont assez ordinaires en Canada. On a eu recours dans ce pays-ci, comme dans celui-là, à plusieurs hypothèses, pour se rendre raison de cette difformité, mais jusqu'ici sans succès; et nos médecins n'ont pas plus réussi à en guérir ici qu'ailleurs.

Les maladies cutanées, telles la gale, &c. (résultat de la malpropreté,) sont assez communes en Canada; mais en conséquence des habitudes domestiques et du caractère moral des habitans, la maladie vénérienne y est comparativement rare.

Moulins. — Il n'y a point de moulin-à-eau dans la seigneurie, et de quatre moulins-à-vent qui y sont construits, trois seulement sont bons.

Marchands. — Le nombre des marchands est ici de six, quoique la place ne soit guères avantageuse pour le commerce.

Artisans. — Les artisans y sont en assez grand nombre. Voici ceux du village seul : six forgerons; cinq tisserands; deux tonneliers; huit menuisiers, dont deux font aussi le métier de charpentiers; un horloger; cinq bouchers, dont deux seulement fournissent le village; un charron; deux maçons; deux boulangers; et six cordonniers, dont un est, en outre, sellier, charpentier et bon biberon, par dessus le marché : preuve incontestable, je crois, qu'ici, comme ailleurs, on trouve des gens à talens universels.

Le pain est presque toujours très mauvais, quoiqu'on le paye cher; nos boulangers n'étant point assujettis à la taxe de leur pain, comme ceux de la ville, le vendent ce qu'ils veulent.

Auberges. — On a dans ce village, trois auberges, dont deux sont fort proprement tenues. L'Hôtel de Boucherville est agréablement situé, et l'on y est logé commodément.

Denrées et leurs prix. — La proximité où est Boucherville de Montréal, et la facilité de communication entre ces deux places, sont cause que nos habitants, journellement instruits des prix de la ville, nous vendent ici leurs denrées aussi chèrement, quelques 94 fois même à un plus haut prix, que vous ne les payez à Montréal. Il n'y a point ici de tarif particulier, sous aucun rapport.

Domestiques, leurs gages; journaliers, leur salaire. — Les domestiques sont en petit nombre, les uns à l'entretien, les autres à des prix si différents qu'il m'est impossible de vous dire le prix moyen des services de cette classe de serviteurs. Le salaire des journaliers me paraît assez déterminé : homme ou femme, on leur paye 1s8d. par jour et on les nourrit; ils demandent 2s6d. par jour.

Manufactures, Industrie. — Il y a ici grand nombre de tisserans, dont cinq dans le village seul. Ils manufacturent du coutil, de la flanelle, du droguet, de la toile de diverses sortes, de l'étoffe croisée, du berg-op-zoom et du basin. J'ai cru que vous aimeriez à voir le tarif suivant des prix de façon de ces articles et de la quantité qu'on en peut faire par jour.

Prix par aune. Par jour.
Le coutil, à 24 sols. On en fait, 5 aunes.
La flanelle de 2/3 d'aune de large, à 12 sols. Do. de 6 à 8 do.
Le droguet simple, à 12 sols. Do. de 6 à 8 do.
Do. croisé, à 24 sols. Do. de 4 à 5 do.
Do. acadien, à 30 sols. Do. 3 do.
Toile, proprement dite, à 12 sols. Do. de 6 à 8 do.
Do. simple, à 12 sols. Do. de 6 à 8 do.
Do. croisée, à 4 marches, à 24 sols. Do. 5 do.
Do. acadienne, à 2 marches, à 12 sols. Do. de 6 à 8 do.
Etoffe croisée, à 12 sols. Do. de 12 à 15 do.
Berg-op-zoom, à 20 sols. Do. 8 do.
Basin, à 15 sols. Do. de 6 à 8 do.

Les bas, les gands, les mitaines et autres ouvrages de tricotage, et les chapeaux de paille ordinaires pour hommes et femmes, étant une branche d'industrie générale chez les Canadiens, il est peut-être inutile de remarquer qu'il s'en fait dans cette paroisse et seigneurie : mais les fromages des Viger et ceux des Brodeur-Lavigne sont trop renommés, pour ne mériter pas, je crois, de vous rappeller que les uns se font à Boucherville et les autres à Varennes.

Varennes!....... Mais où m'entraine ma sensualité! Me voilà sorti de ma paroisse, déjà loin de mon clocher! Eh bien, continuons notre petite excursion en vous informant, qu'on fabrique à St. Denis du coton à 20 sols l'aune, et des mouchoirs; et que l'on y fait, ainsi qu'à Verchères, des chapeaux de paille qui ne le cèdent guères en beauté à ceux qui nous viennent d'Angleterre : j'en ai vu un, de femme, ces jours derniers, qui certainement ne déparerait pas la boutique de vos modistes; il coûtait 12s6d. Les habitants de Berthier font aussi des courtepointes à-pois et à-grain-d'orge. Il se pourrait que vous ignorassiez ces particularités : il convenait donc de faire cette petite digression.

95

Mais c'est assez pour aujourd'hui; adieu. Croyez moi, mon respectable ami,

Bien sincèrement le votre,

S. R.


A WILLIAM BERCZY, ECUYER, A MONTREAL.

Boucherville, le 7 Octobre, 1811.

mon cher monsieur,

J'ai mis fin aujourd'hui à mes visites domiciliaires, et me trouve en moyen de vous donner un nouvel et dernier à-compte à l'acquit de mes promesses du 22 Septembre dernier.

Le village de Boucherville, 1811. — Le village de Boucherville se forme de 91 maisons, y compris le Presbytère et la maison de la mission des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame : 25 sont de pierre de même qu'une très jolie église et deux chapelles, les autres sont de bois. A la plûpart de ces maisons est attaché un jardin potager, où l'on rencontre communément quelques arbres fruitiers. J'ai compté 71 jardins. Le sol ne paraît pas du tout favorable aux vergers, car, d'une dixaine à-peu-près qu'on a voulu y planter, et qui ne datent pas de longtems, la plus grande partie est déjà détruite. Les arbres, tous couverts de ce qu'en langage de jardiniers, on appelle chancre, se gâtent rapidement. J'ai été fort surpris, en faisant la récolte de mes pommes, de voir plusieurs de mes pommiers, en apparence bien sains, se rompre facilement sous le poids d'un enfant, et d'appercevoir alors sous l'écorce de ces branches cassées un bois sec et vermoulu : ce sont pourtant de jeunes arbres, mais le sol étant de glaise leur est défavorable. En un mot, mon cher monsieur, nos jardiniers d'ici sont comme le pauvre ami L......; ils survivent à leur ouvrage.

Voici un état de la population de ce village :

Mâles Femelles
Mariés, 93 96
Non-mariés, 18 42
Apprentis et domestiques, 22 34
133 172  = 305
Enfants au dessus de 12 ans, 31 42
Do. audessous do. 104 99
134 141  = 275
Total,  = 580

Ce qui établit, entre 1810 et cette année, une bien légère différence de population.

96

Les catholiques du village, l'année
dernière, étaient au nombre de
569
Les protestants, 3
Ce n'est que 8 d'augmentation.
580

Je vous disais dans ma première lettre que les domestiques étaient ici en petit nombre, et qu'il ne paraissait pas y avoir pour eux des gages à-peu-près fixes. En achevant de parcourir aujourd'hui la partie du village où il y en a le plus, je me suis cependant convaincu de deux choses : — 1º. Que le nombre de ces serviteurs est grand, puisqu'on en compte 52; et 2º. Que les gages d'une servante sont généralement de 7s6d. par mois. N'y a-t-il pas de la noblesse à revenir de ses erreurs, à les avouer!

Chevaux et vaches. — J'ai compté dans le village 74 chevaux et 149 vaches. Les habitants de la paroisse entretiennent, l'un portant l'autre, 2 chevaux, et 3 vaches chacun.

Ecoles. — Nous avons ici deux écoles; une pour les garçons et l'autre pour les filles. La première mérite à peine d'être mentionnée; la seconde est tenue par deux Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame. J'ai été voir ces Dames; voici ce que j'en ai appris.

Boucherville est une des plus anciennes missions de leur communauté.

Elles ont, année commune, une cinquantaine d'enfans sous leur direction, qui se classent en pensionnaires, demi-pensionnaires et externes; auxquelles elles enseignent à lire, compter, coudre, broder, tricoter, &c. en même tems qu'elles les instruisent de leurs devoirs religieux.

Un enfant pensionnaire paye 6s8d. et un minot de froment par mois; un demi-pensionnaire, 5s. et un demi minot de froment par mois; un externe 5s. en tout pour l'année.

Il est facile, ce me semble, de calculer quel peut-être le revenu de cette maison. Mettons le bled à 10s. le minot. Ces Dames ne peuvent guères prendre commodément plus de

30 Pensionnaires, à la Mission, c'est à £10 chacune, £300
12 demi do. do. à £6 do. 72
12 Externes, 5s. do. 3
54 Ecolières. (1811.) £375

C'est avec une aussi modique somme que ces bonnes Dames nourrissent, chauffent et éclairent 30 pensionnaires, 2 servantes et elles-mêmes; qu'elles donnent à diner à 12 demi-pensionnaires; qu'elles se vêtissent et s'entretiennent elles-mêmes. C'est de cette même somme qu'elles doivent payer, à 7s6d. par mois, 2 et 3 domestiques annuellement, — pourvoir aux réparations de leur établissement, 97 au modeste ameublement de leur maison, à la nourriture de 4 vaches, &c. Quelle économie ne faut-il pas! De quel secours, de quelle utilité n'est pas à l'instruction particulière de la classe pauvre des habitans de ce pays, — une aussi pieuse et charitable institution!

J'ai répondu, je crois, à toutes vos questions; adieu, mon cher ami.

Tout à vous,

S. R.


KANG-HI.

Kang-hi, Empereur de la Chine, né en 1654, monta sur le trône en 1661, et mourut en 1722. Sa réputation a pénétré des extrémités de l'Asie jusqu'aux extrémités de l'Europe. On a vu peu de souverains réunir dans un degré aussi éminent toutes les qualités qui font les grands princes. Sa pénétration d'esprit, ses vastes connaissances, sa majesté, sa bravoure, sa magnificence, sa bienfaisance, son application infatigable aux soins du gouvernement lui méritèrent les glorieux surnoms de Pere et Mere de son peuple.

Quand l'Empereur Chim-chi, son père, fut sur le point de mourir, il fit appeller ses enfans pour en nommer un à l'empire. Il demanda à l'aîné s'il voulait être Empereur. Ce Prince répondit qu'il était trop faible pour porter un si grand fardeau. Le second fit à-peu-près la même réponse. Lorsqu'il interrogea le jeune Kang-hi, qui n'avait pas encore sept ans accomplis, il répondit : "Papa, Empereur, donnez-moi l'empire à gouverner, et l'on verra comment je m'en démêlerai." Cette réponse naïve et hardie charma le père. "Il a du courage," dit-il, "qu'il soit Empereur."

Pendant la minorité de Kang-hi, l'empire fut administré sous l'autorité de sa mère par un Conseil de Régence, nommé par l'Empereur avant sa mort. Pa-tou-rou-koum, un des quatre Conseillers de Régence, était un homme d'un mérite extraordinaire. Du rang de simple soldat il s'était élevé aux plus hautes dignités; et il s'était distingué par des prodiges de force et de valeur, lorsque les Tartares firent la conquête de la Chine. Mais la fortune l'aveugla. Sa hauteur, son orgueil, son avarice devinrent extrêmes. Dès que Kang-hi eut été déclaré majeur à l'âge de treize ans et un jour, Pa-tou-rou-koum fut accusé, convaincu de concussions, et condamné a être haché dans la place publique. Déja on lui avait lu sa sentence; et on allait lui mettre à la bouche le bâillon qu'on met aux criminels d'état, lorsqu'il s'écria d'une voix forte : "En qualité d'homme, qui ai gouverné l'état, j'ai quelque chose d'important à communiquer à l'Empereur avant que 98 de mourir." Il fit trembler tous ceux qui étaient présens, et on craignit qu'il ne fît impression sur un jeune Prince, et qu'il ne recouvrât son ancienne faveur. On n'osa cependant point cacher cette circonstance à l'Empereur. Il était alors avec son Conseil. Dès qu'on eut rapporté la demande de Pa-tou-rou-koum, tous les Conseillers d'Etat se prosternèrent et supplièrent pour que la sentence de mort fût sur le champ exécutée. Le jeune Prince répondit : "Non, qu'on l'amène." Aussitôt que Pa-tou-rou-koum fut en présence de Kang-hi, il découvre sa poitrine, et montrant les cicatrices dont elle était couverte, il lui dit d'une voix tonante : "Seigneur, aurez-vous le cœur d'envoyer au supplice un homme qui a reçu toutes ces blessures pour sauver la vie à votre ayeul." Tous les grands se prosternèrent et demandèrent la mort du coupable et la punition de son insolence. "Non, non," répliqua Kang-hi, "il ne sera pas dit qu'un homme, qui a ainsi exposé sa vie pour sauver celle de mon ayeul, a été mis à mort par mon ordre. Qu'on le remène, qu'on l'enferme entre quatre murailles." On bâtit à Pa-tou-rou-koum une maison entre ces quatre murailles où il finit ses jours. Tout l'empire admira la sagesse du jeune Empereur, et sentit qu'il avait un maître.

L'éclat et les occupations du trône ne gâtèrent pas l'éducation de Kang-hi. Il disait lui-même à ses enfans pour les animer à l'étude : "Tchang et Lin, mes deux-ministres, furent mes maîtres, et me firent étudier sans relâche les King et les annales. Ce ne fut qu'après, qu'ils m'enseignèrent l'éloquence et la poésie. A dix-sept ans, mon goût pour les livres me faisait lever avant l'aurore, et coucher bien avant dans la nuit. Je m'y livrai tellement que ma santé en fut affaiblie. Mais mes connaissances s'étendaient : et on ne peut bien gouverner un grand empire qu'avec de grandes connaissances."

Toujours occupé des soins de l'état, il portait ses vues sur tous les objets qui pouvaient servir ou nuire à la félicité de l'empire. Ses réflexions sur les peuples de l'Europe méritent d'être connues. "Les Oross, (les Russes,) les Hong mao, (les Hollandais,) les Fou lan ki de Luçon, sont des européens qui dépendent de plusieurs puissances d'Europe. Les Oross ne faisaient ci-devant qu'un petit état en Europe; ils y sont devenus puissans, et ont presque détruit la belliqueuse nation de Souecia, (la Suède.) Ils se sont étendus vers l'orient : ils ont des ports de mer et des vaisseaux de guerre en Europe, à Cachan, à Astarahan, sur le lac Tengkis, (la mer Caspienne,) en Sibir, (la Sibérie.) Ils ont des armées nombreuses : ils se sont rendu tributaires les hordes de Ayaki, (Tourgout au nord de la mer Caspienne,) et plusieurs autres: ils pensent à se rendre maîtres des Hoey-Hoey, (les Mahométans,) qui ont divers petits princes depuis Tengkis jusqu'à Cachegar: ils s'allient avec les Eleuths, (Tartares vers le nord-ouest, 99 et l'ouest de la ville de Hami,) nos ennemis. Les Oross sont devenus nos voisins du côté des fleuves de Selinghe, Toula, Kerlons, Sahalien Oula; et ils ont, dans ces quartiers-là des Tartares qui leur sont tributaires, des forts, des villes, et des troupes. Ils sont munis de bonne artillerie : ils continuent à s'établir au nord du fleuve Sahalien Oula, jusqu'à son embouchure : ils ont passé le Cap Noshata; et sur les côtes de la mer, qui est vers l'embouchure de ce fleuve, ils ont déjà des soldats : ils pensent à y construire des forts et des vaisseaux pour venir dans les mers du Japon, de Corée et de nos provinces méridionales de la Chine. Les Hong mao sont très puissans dans les mers des Indes : ils ont détruit les Fou lan ki, (les Portugais,) dont il y a quelques restes à Gao-men, (Macao.) Ils ont parmi eux beaucoup de Chinois. Nous les avons chassés de Tay Ouan, (l'île Formose,) mais ils sont bien puissans à Soum en ta la, (Sumatra,) à Koua oua, (Java,) à Manlakia, (Malaque,) à Poni, (Bornéo,) à Mely Loki, (les Moluques,) et dans d'autres lieux. Ils se font craindre à Mien, (Ava,) à Sien lo, (Siam,) et dans d'autres pays près de la province Chinoise de Yun nan. Ils ont de bons soldats, un nombre infini de bons vaisseaux et beaucoup d'argent. Les Fou lan ki de Luçon ont beaucoup de Chinois. Ils peuvent aisément devenir très puissans dans les pays voisins de la Chine et du Japon. Leur Roi en Europe est très riche, et possède de grands états loin de l'Europe. Il est de la même famille que le Roi de Foulan, (France,) nation puissante et belliqueuse, estimée et respectée par terre et par mer dans tout le monde. Les Oross, les Hong mao, les Fou lan ki, comme les autres européens, viennent à bout de tout ce qu'ils entreprennent, quelque difficulté qu'il y ait. Ils sont intrépides, habiles, et profitent de tout. Tant que je régnerai, il n'y a rien à craindre d'eux pour la Chine. Je les traite bien : ils m'aiment, m'estiment, et cherchent à me faire plaisir. Les Rois de Fou lan et de Poro tou kal, (Portugal,) ont soin de m'envoyer de bons sujets dans les sciences et les arts qui servent bien notre dynastie. Mais si notre gouvernement devient faible, si on manque d'attention sur les Chinois des provinces du midi, et sur le grand nombre de barques qui en partent tous les ans pour Luçon, Calapa, (Batavia,) le Japon et autres pays, si la division se met parmi nos Mantcheou et les princes de ma famille, si les Tartares Eleuths nos ennemis viennent à bout d'attirer à eux les Tartares de Sy hay, (pays de Kokonor,) et les Calca et les Mongou nos tributaires, que deviendra notre empire. Les Oross au nord, les Fou lan ki de Luçon à l'orient, les Hong mao au sud feront de la Chine ce qu'ils voudront. Vous, princes de ma famille, grands, mandarins, faites réflexion sur ce que je dis; et, dans des placets, marquez-moi en détail ce que vous pensez. Faisons attention à ce qui peut arriver dans la suite."

Kang-hi fit aux Eleuths une guerre longue et sanglante où il 100 dépensa sept millions de taels, (cinq milliards deux cent cinquante millions, monnaie de France.) Les victoires qu'il remporta sur ces peuples ont été gravées à Paris, quelques années avant la révolution. Mais ce qui doit exciter davantage notre étonnement, ou plutôt notre admiration, c'est qu'après avoir terminé sa guerre des Eleuths, il remit à tout son empire une année entière d'impôts. Il eut seulement l'attention qu'une seule province chaque année, jouît de la grâce qu'il accordait.

On représentait à ce Prince issu des rois Tartares, qui avaient fait la conquête de la Chine, qu'il était étonnant qu'il confiât la garde de sa personne à des eunuques chinois; il répondit : "Je crains trop le Tien, pour avoir peur des eunuques; mais les eunuques me font veiller sur moi."

Peu de tems avant de mourir, Kang-hi dit aux princes ses enfans : "J'ai étudié avec soin l'histoire, et j'ai réfléchi sur ce qui est arrivé sous mon règne. J'ai remarqué que tous ceux qui cherchaient à nuire aux autres finissaient mal; que ceux qui n'avaient point d'entrailles trouvaient des gens cruels; et que les gens de guerre même qui étaient sanguinaires sans nécessité dans le pays ennemi, ne mouraient pas de leur mort naturelle. Le Tien venge un homme par un autre, et souvent même il permet que celui qui a préparé le poison le boive. Me voici presque arrivé à ma soixante et dixième année. Il y a bien des familles où je vois la quatrième et même la cinquième génération. Je n'ai vu le bonheur, la paix et les richesses se perpétuer que dans celles où l'on aime et cultive la vertu. La pauvreté, les revers, les malheurs et mille accidens ont précipité sous mes yeux dans la misère, ou même dissipé les maisons où l'on s'enrichissait par l'injustice, et où l'on était âpre à la vengeance, et livré au désordre. Je conclus de tout ce que j'ai vu que les événemens ne se trompent pas. Ceux qui font le bien en recueillent le fruit; ceux qui font le mal en reçoivent le châtiment."


CHRONIQUE DE MORÉE,

Traduite et publiée pour la première fois d'après un manuscrit grec
inédit, par J. A. Buchon.

La conquête des provinces byzantines par les Français, offre sans contredit l'un des plus intéressans spectacles de l'histoire du moyen âge. Cependant jusqu'ici nous possédions peu de détails sur cette conquête. Quoi de plus singulier que les provinces d'Achaie, de Morée et l'Archipel transformés en seigneuries féodales? Comment ne pas s'attacher à la lecture des récits qui nous rappellent quelques-unes de nos plus illustres familles introduisant 101 sur le sol de la Grèce les mœurs, les usages et jusqu'aux lois de la France du 12e. siècle! M. Buchon a saisi avec empressement l'occasion de publier dans son importante collection des chroniques nationales un manuscrit de la bibliothèque du roi, contenant des détails neufs et piquans sur cette partie de l'histoire byzantine. Ce manuscrit est un poème grec barbare qui avait fixé l'attention de Ducange et de Boivin, sans toutefois que ces deux érudits l'aient jamais publié. M. Buchon l'a traduit en français, et il est le premier qui en ait enrichi notre littérature historique. L'auteur original est inconnu, mais tout porte à croire qu'il vivait dans le 14e. siècle. Ce poème, écrit en vers politiques, est divisé en deux livres : le premier, de 1189 vers, contient la prise de Constantinople par les Francs, et quelques mots sur les événemens qui l'ont suivie; le deuxième livre, composé de 7002 vers, est entièrement consacré aux affaires du Péloponèse depuis la conquête qui en fut faite par Guillaume de Champlitte et Geoffroy de Ville-Hardoin en 1205, jusqu'au règne d'Isabelle de Ville-Hardoin sa petite-fille, dans les premières années du 14e. siècle. Les détails géographiques sont d'une exactitude rigoureuse, mais le style du poème est loin d'offrir l'élégance harmonieuse des beaux âges de la Grèce antique. M. Buchon nous rend compte de cette circonstance avec une grande vérité. "Les soixante ans, dit-il, pendant lesquels les Francs avaient possédé l'empire de Byzance, avaient suffi pour défigurer la langue des vaincus, et cette corruption avait dû être plus grande encore dans le Péloponèse, conquis et gouverné en détail par des chevaliers français qui avaient morcelé ses vieilles républiques en autant de seigneuries et y avaient introduit leur langage." Ramon de Muntaner, un des chevaliers de la grande compagnie catalane qui vint aux secours d'Andronic et déposséda le duc d'Athènes, nous explique parfaitement, dans la chronique catalane qu'il nous a laissée sur cette expédition, la cause de cette corruption de la langue grecque. "Toujours, depuis la conquête," dit-il, "les princes de Morée ont pris leurs femmes dans les meilleures maisons françaises. Ainsi ont fait les autres nobles et chevaliers établis en Morée, qui ne se mariaient qu'à des filles issues de chevaliers français. Aussi, disait-on, que les meilleurs gentilshommes du monde étaient ceux de Morée, et on y parlait aussi bon français qu'à Paris." Notre chroniqueur paraît avoir été un moraïte élevé dans la maison et attaché au service de quelqu'un de ces barons français, en qualité de clerc. La conversation des écuyers, dans la salle d'armes, lui aura inspiré de bonne heure l'estime qu'il manifeste en toute occasion pour la franchise guerrière; et son mépris pour les petites fourberies, trop habituelles aux sujets d'un despote. C'est là sans doute qu'animé par le récit des prouesses des vainqueurs, il aura conçu le projet de les célébrer; et c'est là aussi qu'il aura puisé en partie cette habitude de mélanger sans 102 nécessité les mots français aux mots grecs, de manière à en former en quelque sorte une nouvelle langue."

Nous ne saurions trop féliciter M. Buchon d'avoir compris parmi les chroniques qui composent sa collection, ce poème si pittoresque, si intéressant, où la conquête française se représente avec toute sa naïveté; il a eu soin de faire imprimer la première partie du texte grec, pour donner une idée de l'idiôme de cette époque, et fournir aux savans une garantie de l'exactitude de sa traduction. — Courrier Français.


ANECDOTES.


TRAIT TIRÉ DE L'HISTOIRE DES ARABES.

Hégiage, célèbre guerrier arabe, mais d'un caractère cruel et féroce, avait condamné plusieurs prisonniers de guerre à la mort. L'un d'eux ayant obtenu d'Hégiage un moment d'audience, lui tint ce discours : vous devriez, seigneur, m'accorder ma grâce; car un jour, Abdarrahman ayant prononcé des imprécations contre vous, je lui représentai qu'il avait tort, et dès cet instant, j'ai toujours été brouillé avec lui. Hégiage lui ayant demandé s'il avait quelque témoin de ce fait, l'officier nomma un prisonnier prêt à subir la mort ainsi que lui. Le général fit avancer ce dernier, et après l'avoir interrogé, il accorda la grâce que l'autre sollicitait; ensuite il demanda à celui qui avait servi de témoin, s'il avait aussi pris sa défense contre Abdarrahman. Celui-ci continuant de rendre hommage à la vérité, eut le courage de répondre qu'il n'avait pas cru devoir le faire. Hégiage, malgré sa férocité, fut vivement frappé de tant de franchise et de grandeur d'âme. Eh bien : reprit-il, après un moment de silence, si je vous accordais la vie et la liberté, seriez-vous encore mon ennemi? — Non, seigneur, répondit le prisonnier. Il suffit, dit Hégiage, je compte entièrement sur cette simple parole. Vous m'avez trop prouvé l'horreur que vous cause le mensonge, pour que je puisse douter de vos promesses. Conservez cette vie qui vous est moins chère que l'honneur et que la vérité, et recevez la liberté comme la récompense dûe à tant de vertu.


LES DEUX AMIS ANGLAIS.

Les deux classes de l'école de Westminster n'étaient séparées que par un rideau qu'un écolier déchira un jour par hasard. Comme cet enfant était d'un naturel doux et timide, il tremblait de la tête aux pieds, dans la crainte du châtiment qui lui serait infligé par un maître connu pour être rigide. Un de ses camarades 103 le tranquillisa, en lui promettant de se charger de la faute et de subir la punition; ce que réellement il fit. Les deux amis, qui étaient devenus hommes, lorsque la guerre civile d'Angleterre éclata, embrassèrent des intérêts opposés : l'un suivit le parti du Parlement, et l'autre le parti du Roi, avec cette différence que celui qui avait déchiré le rideau tâcha de s'avancer dans les emplois civils, et celui qui en avait subi la peine, dans les militaires.

Après des succès et des malheurs variés, les républicains remportèrent un avantage décisif dans le nord de l'Angleterre, firent prisonniers tous les officiers considérables de l'armée de Charles, et nommèrent peu après des juges pour faire le procès à ces rebelles, comme on les appellait alors. L'écolier timide, qui est un de ces magistrats, entend prononcer parmi les noms des criminels celui de son généreux ami, qu'il n'a pas vu depuis le collège; il le considère avec toute l'attention possible, croit le reconnaître, s'assure par des questions sages, qu'il ne se trompe pas, et sans se découvrir lui-même, prend avec un grand empressement le chemin de Londres. Il y employa si heureusement son crédit auprès de Cromwell, qu'il préserva son ami du triste sort qu'éprouvèrent ses infortunés complices.


BARRINGTON.

N. Barrington : C'est le nom d'un fameux voleur d'Angleterre. Après avoir exercé longtemps sa profession avec une adresse et un bonheur extraordinaires, il tomba enfin entre les mains de la justice, et fut condamné à la déportation. On dit qu'à Botany Bay, où il s'est établi, il est devenu honnête homme, qu'il s'y est acquis par une conduite sage et par un travail opiniâtre, une fortune aisée et une bonne réputation, et qu'il y remplit même les fonctions de juge de paix. La déportation, qui amende l'homme, vaudrait donc mieux que la détention, qui achève de le corrompre!


MALKIN.

Thomas William Malkin est mort en 1803, à Makney, en Angleterre, âgé seulement de sept ans; il a vécu pour augmenter le nombre des enfans extraordinaires, qu'une intelligence précoce a rendus célèbres. Il avait à peine six ans, qu'outre sa langue maternelle, il possédait le latin au point d'expliquer tous les ouvrages de Cicéron. Ses connaissances en géographie n'étaient pas moins remarquables; il fesait de mémoire, et à la main, des cartes dont on admirait la précision et la netteté. Il dessinait aussi très correctement et avec beaucoup de goût. Dans un petit roman politique de sa composition, on trouve la description d'un pays imaginaire, auquel il avait donné un gouvernement et des lois. Après 104 la mort de cet enfant, les chirurgiens, ayant ouvert sa tête, trouvèrent que la cervelle excédait de beaucoup, par son volume, celle des autres enfans de même âge.


MADAME BAYON.

Madame Bayon périt aussi héroïquement que Lucrèce. Elle avait dix-huit ans, quand son père, propriétaire à St. Domingue, sa mère et ses sœurs expirèrent sous ses yeux. Les nègres révoltés avaient mis le feu à la maison, toute la famille avait péri dans les flammes; et la jeune femme allait expirer, quand deux nègres, frappés de sa beauté, la sauvèrent. Ils lui réservaient les derniers outrages, et déjà ils se disputaient la primauté du crime, quand Madame Bayon, profitant de leurs débats, se plongea un poignard dans le sein, et mourut à leurs pieds.


DESESSARTS ET DUGAZON.

Desessarts et Dugazon étaient deux acteurs des plus distingués du Théâtre Français, et liés de l'amitié la plus intime. Desessarts était d'une grosseur énorme, et quand il jouait le rôle d'Orgon dans le Tartuffe, il fallait une table d'une hauteur extraordinaire pour qu'il pût se cacher dessous. Dugazon, qui aimait à faire le plaisant et le mystificateur, rencontre un jour son ami Desessarts, et lui crie, du plus loin qu'il l'apperçoit : "Bonne nouvelle, mon ami, une place superbe à obtenir; vite, habille-toi en noir et suis moi." Desessarts lui fait plusieurs questions, auxquelles il ne répond que par ces mots : "Mon Dieu, tu le sauras; habille-toi et partons." Desessarts s'habille, et se rend avec Dugazon chez le ministre de la maison du Roi. "Monseigneur," dit gravement Dugazon, "mon camarade Desessarts, que j'ai l'honneur de vous présenter, ayant appris la mort de l'éléphant du jardin du Roi, vient vous supplier de lui accorder la survivance de sa place." Le ministre rit beaucoup de la plaisanterie, mais Desessarts ne la prit pas aussi bien; il sortit furieux et appela Dugazon en duel. Dugazon refusa de manière à se faire presser plus vivement; enfin il cède. Arrivé sur le terrain, il dit aux témoins : "Messieurs, les avantages doivent être égaux dans une affaire d'honneur; je vous prie d'appuyer la proposition que je vais faire à mon camarade." Alors il se tourne vers Desessarts, et lui dit en traçant du haut en bas avec de la craie une ligne qui partageait en deux sa grosse personne : "Mon ami, tu as beaucoup plus d'embonpoint que moi. Eh bien, pour égaliser la partie, je te sauve la moitié du corps; tous les coups qui porteront de ce côté ne compteront pas." Les témoins éclatèrent de rire, Desessarts lui même ne put garder son sérieux, et le duel fut remplacé par un déjeuner.

105


LE TUTEUR ET SA PUPILLE.

Un particulier jouissant d'une fortune assez considérable, la laissa, en mourant, à sa fille unique, et il nomma son frère exécuteur de son testament et tuteur de l'héritière. Elle avait environ dix-huit ans; et, dans le cas où elle mourrait sans être mariée, ou dans celui où s'étant mariée, elle n'aurait point eu d'enfans, son bien revenait à son tuteur, ou aux héritiers de ce tuteur. Cette circonstance fit que plusieurs parens de la jeune personne répandirent dans le monde qu'il était imprudent de la laisser demeurer chez son oncle, soit qu'ils y crussent du danger, soit qu'ils fussent mécontents de la disposition, qui, en effet, était très préjudiciable à leurs intérêts et à leurs espérances. Quoi qu'il en soit, l'oncle, sans avoir égard à ces propos, emmena sa nièce dans une maison de campagne qu'il avait près de la forêt d'Esping, et peu après elle disparut.

On fit de grandes recherches à ce sujet, et comme on disait qu'elle était sortie avec son oncle, pour aller dans la forêt, et qu'il était revenu sans elle, on l'arrêta. Quelques jours après, il subit un long interrogatoire dans lequel il convint d'être sorti avec sa nièce, et assura que comme il revenait à la maison, elle s'était amusée derrière lui, qu'il l'avait cherchée avec soin dans le bois, sans pouvoir la retrouver, qu'il ne savait pas d'ailleurs où elle était, ni ce quelle était devenue.

L'intérêt qu'il avait à la mort de sa pupille, et le zèle intéressé des autres parens fortifièrent les soupçons contre lui, de sorte qu'on le retint en prison. Le lendemain, de nouveaux faits fournirent les plus fortes preuves contre lui. On apprit qu'un gentilhomme du voisinage avait fait sa cour à sa nièce; que quelques jours avant qu'elle disparut, il avait fait un voyage vers le nord; que la jeune demoiselle avait déclaré vouloir se marier avec lui à son retour; que l'oncle avait souvent désapprouvé ce mariage avec les termes les plus forts; qu'elle avait beaucoup pleuré et lui avait reproché ce procédé, ainsi que l'abus de son autorité sur elle. Une femme déposa et jura qu'ayant passé par la forêt d'Esping, vers les onze heures du matin, le même jour que la jeune fille avait disparu, elle avait entendu une voix de femme qui disputait avec chaleur, sur quoi elle s'était approchée de plus près, et sans voir personne, elle avait entendu la même voix prononcer ces mots : ne me tuez pas, mon oncle, ne me tuez pas; qu'étant fort effrayée, et ayant entendu un coup de fusil du même côté, elle avait fait beaucoup de diligence pour s'éloigner; que d'ailleurs elle n'avait point eu de repos qu'elle ne fût venue déclarer ce qui lui était arrivé.

Il parut sur ces preuves, qu'on trouva évidentes, que cet homme avait assassiné sa nièce, pour hériter de son bien. L'impatience de le punir d'un crime si atroce fut telle, qu'on le condamna 106 promptement à mort, et qu'il fut exécuté avec la même diligence.

Environ dix jours après l'exécution, la jeune fille qu'on croyait morte, revint à la maison. Il se trouva que tous les faits qui avaient induit en erreur les juges et le public, n'étaient pas moins vrais; et voici comment tout s'était passé.

La jeune fille déclara qu'elle était convenue avec son amant de se sauver avec lui. Il avait répandu le bruit qu'il allait faire un voyage dans le nord, et il s'était caché dans une petite cahute de la forêt. Elle ajouta que le jour de sa disparition, il avait des chevaux prêts pour elle, pour lui même et pour deux domestiques; qu'elle était sortie, comme on l'avait dit, avec son oncle; qu'en revenant, ce dernier lui avait reproché la résolution dans laquelle elle persistait d'épouser quelqu'un qu'il n'agréait pas; qu'après beaucoup de débats, elle avait dit avec émotion : "que voulez-vous? j'ai placé en lui mes inclinations; si je ne l'épouse pas, ma mort en résultera; ne me tuez pas, mon oncle, ne me tuez pas;" que précisément comme elle prononçait ces mots, elle avait entendu près d'elle un coup de fusil qui l'avait fait tressaillir, et qu'aussitôt elle avait vu sortir du bois un homme tenant un pigeon ramier qu'il venait de tirer; qu'étant près de l'endroit fixé pour le rendez-vous, elle avait imaginé quelques prétextes pour que son oncle prît les devants, et que son amant lui ayant présenté un cheval qu'il tenait tout prêt, elle était montée dessus, et s'était éloignée rapidement; qu'au lieu d'aller vers le nord, ils s'étaient retirés dans un logement que l'amant avait retenu près de Windsor, où ils s'étaient mariés le même jour, et qu'au bout d'une semaine, ils avaient fait, pour leur plaisir, un petit voyage en France, au retour duquel ils avaient appris la catastrophe malheureuse qu'ils avaient occasionnée bien innocemment à leur oncle.


LE GROS LIVRE DE MADAME L*****.

Dans l'endroit où demeuraient mes parens, dans mon enfance, vint s'établir une femme jeune, d'une figure intéressante, vertueuse, et aimable autant que pas une que j'aie eu le plaisir de connaître un peu particulièrement. Elle était fille d'un habile sculpteur ou statuaire de Montréal : orpheline dès son bas âge, elle était tombée entre les mains d'un tuteur qui s'était contenté de lui faire apprendre à lire et à écrire dans une des missions de nos Sœurs de la Congrégation à la campagne. Dans le fait, quoiqu'il n'y ait de cela qu'une trentaine d'années, il était assez rare qu'on en fît apprendre davantage alors, même à une demoiselle d'un certain rang et d'une certaine fortune. Celle dont je parle venait de se marier, à l'âge de quatorze ans, à un habitant de la paroisse où elle avait été instruite, tanneur de son métier, et beaucoup moins fortuné qu'elle. Ceux qui regardaient au rang et à la richesse, trouvaient que pour la fille d'un artiste et l'héritière d'une 107 certaine fortune, ce n'était pas ce qu'on pouvait appeller bien choisir : mais elle était trop jeune et trop accoutumée à l'obéissance pour avoir d'autre volonté que celle de son tuteur. Si je n'avais pas été enfant alors, je l'aurais regardée elle-même comme une enfant : je me rappelle qu'un de ses plaisirs favoris était de se faire sauter au plancher par son mari.

Le voisinage et la fréquentation lui firent prendre de l'amitié ou de la bienveillance pour moi, et à moi de l'estime et de l'attention pour elle. J'avais dès lors, en dépit de l'amour du jeu ordinaire à tous les enfans, une espèce de passion pour la lecture. Madame L. aimait aussi à lire, et insensiblement il s'établit entre nous deux une espèce de commerce d'échange ou de prêt réciproque de livres. Malheureusement nous n'en étions bien fournis ni l'un ni l'autre; mais enfin nous tirions parti de ceux que nous avions, ou qui nous tombaient sous la main. Presque tous les jours, elle venait chez nous, ou j'allais chez elle, où je ne manquais pas d'ouvrir quelqu'un de ses livres qui étaient en tout tems et à toute heure, à ma disposition. Parmi ces livres, il en était un que j'affectionnais d'une manière toute particulière : je l'appellais le gros livre de Madame L. Ce gros livre n'était pourtant autre chose que le dernier tome (8vo.) de la Géographie de Delisle. Ce tome traitait d'une partie de l'Europe, de l'Amérique et des nouvelles découvertes. Il ne conservait plus de sa couverture que le dos, et même quelques unes des premières et des dernières feuilles manquaient; mais il était orné de cartes enluminées et d'estampes représentant des villes, des palais, des églises, des souverains dans leurs habits de cérémonie, deux individus de chaque peuple dans leur costume national, &c. C'était sans doute ce qui m'en plaisait davantage : pourtant je ne me contentais pas de regarder les images; je lisais aussi, principalement la partie historique, et j'en sais encore par cœur plusieurs passages, surtout pour ce qui avait rapport au Canada. J'en ai conclu depuis que rien ne pouvait être plus utile que de donner de bonne heure aux enfans des livres qui puissent leur plaire et les instruire en même tems. S'ils sont tant soit peu studieux, ils s'orneront la mémoire d'une foule de connaissances, et apprendront un nombre de choses dont ils n'auront peut-être ni le tems ni l'occasion de s'occuper dans la suite, ou qui leur rendront beaucoup plus faciles les études auxquelles on les appliquera.

Pour revenir à mon livre favori, il me semblait que je ne pouvais m'en passer; j'avais perdu la moitié de mon contentement quand je ne l'avais pas dans ma cassette avec ceux qui m'appartenaient. Quand je l'avais eu pendant deux ou trois mois, je le reportais à Madame L. et m'excusais de l'avoir gardé si longtems; mais au bout d'une huitaine de jours, j'allais le remprunter, encore pour deux ou trois mois. Enfin, peu content de ce commerce d'emprunt et de remise, qui durait déjà depuis une 108 couple d'années, je proposai à Madame L. de me donner son gros livre en échange pour deux des miens. Quelle ne fut pas ma joie, quand sa réponse accompagnée du sourire de la bienveillance, me fit connaître qu'elle acquiesçait à ma proposition! Je n'eus rien de plus pressé que d'aller chercher les deux volumes que je lui donnais pour le sien, et qui étaient l'un, le livre de piété intitulé Dieu Seul, et l'autre, un tome des œuvres de Racine comprenant cinq ou six tragédies, le premier vieux, le dernier neuf, et proprement relié. J'aurais été au comble du bonheur si ce n'eut été d'un seul point qui m'inquiétait un peu : j'avais fait mon échange sans en parler à mes parens, et je n'étais pas accoutumé à rien faire définitivement sans leur aveu, encore moins à leur mentir; dans le cas dont je parle, il me semblait que ç'aurait été leur mentir tacitement, ou indirectement, que de ne leur rien dire de ma transaction. Au bout de trois jours, la conscience et le scrupule me pressant de plus en plus, je dis à ma mère ce qui en était. Quel revers, ou plutôt quel coup de foudre, quand au lieu de l'assentiment auquel je m'attendais, elle me reprocha d'un ton sévère mon manque de droiture, et m'ordonna, pour m'en punir, d'aller sur le champ porter à Madame L. son livre et de rapporter ceux que j'avais donnés en échange. Je ne répliquai ni ne murmurai; je pleurai amèrement et perdis l'appétit pour trois jours, et le sommeil pour trois nuits entières. J'avais pourtant espéré que, touchés de mon affliction, mes parens reviendraient de leur rigidité à mon égard; mais mon espérance fut vaine; et il me fallut recourir de nouveau à mon systême d'emprunt et de remise qui dura tant que je demeurai voisin de Madame L.

En pensant à la profonde affliction que j'éprouvai à cette occasion, j'ai souvent été tenté de blâmer l'extrême rigidité de mes parens à mon égard. Peut-être en effet une légère réprimande et la remise du consentement à quelques jours, eussent-elles été une peine proportionnée au délit : mais une fois le mot dit, et l'ordre donné, il convenait de tenir ferme; car il n'y a pas, selon moi, de plus mauvais système que de se montrer faible avec les enfans. Pour revenir à Madame L., cette intéressante personne mourut à la fleur de son âge, mère de plusieurs enfans. Qu'on me permette, en versant une larme de regret sur sa tombe, d'adresser à sa mémoire les vers suivants :

Louise, hélas! tu meurs aux jours de ton printems,

Toi, qui, pour ton époux, tes amis, tes enfans,

Jusques en ton hiver étais digne de vivre!

Puis-je mettre en oubli ton amabilité,

Ta bienveillance, ta bonté,

Le bonheur que j'ai vu s'en suivre?

Non, ces dons précieux de la divinité

Vivront dans ma mémoire autant que ton gros livre.

M.

109


VERS.

LÉONIDAS A SES SOLDATS.
(Extrait d'une tragédie nouvelle par M. Pichat.)

Eh, bien! écoutez donc l'espoir qu'un dieu m'inspire,

Et le but salutaire où notre mort aspire.

Contre ce roi barbare et qui compte aux combats

Autant de nations que nos rangs de soldats

Que pourraient tous les Grecs? puissance inattendue :

Il faut qu'une vertu, même à Sparte inconnue,

Frappe, étonne, confonde un despote orgueilleux.

De notre sang versé, va sortir, en ces lieux,

Une leçon sublime! Elle enseigne à la Grèce,

Le secret de sa force, aux Perses leur faiblesse,

Devant nos corps sanglans on verra le grand roi

Pâlir de sa victoire, et reculer d'effroi :

Ou, s'il ôse franchir le pas des Thermopyles,

Il frémira d'apprendre, en marchant sur nos villes,

Que dix mille, après nous, y sont prêts pour la mort.

Mais que dis-je, dix mille? ô généreux transport!

Notre exemple en héros va féconder la Grèce.

Un cri vengeur succède au cri de sa détresse.

Patrie, indépendance, à ce cri tout répond

Des monts de Messénie aux mers de l'Hellespont;

Et cent mille héros qu'un saint accord anime,

S'arment, en attestant notre mort unanime.

Au bruit de leurs sermens, sur ces rochers sacrés,

Réveillez vous alors, ombres qui m'entourez!

Voyez en fugitif sur une frêle barque,

L'Hellespont emporter ce superbe monarque,

Et la Grèce éclipsant ses exploits les plus beaux,

Rassurer son Olympe aux pieds de nos tombeaux.

Si de tels intérêts, j'ôse un moment descendre,

Amis, je vous dirai quel culte à notre cendre

Va consacrer l'histoire et la postérité.

Oui, nous nous emparons d'une immortalité

Où nulle gloire humaine encor n'est parvenue;

Et quand de Sparte enfin l'heure sera venue,

De ses débris sacrés, qui ne se tairont pas,

Les tyrans effrayés détourneront leurs pas.

Alors des temps fameux levant les voiles sombres

Le voyageur sur Sparte évoquera nos ombres;

Et de Léonidas et de ses compagnons

Les échos n'auront pas oublié les grands noms.

110

............ Ecoutez! leur gloire vengeresse

Dans l'avenir encor ressuscite la Grèce!

Oui, vaincus, opprimés, dans les siècles lointains,

Les Grecs ne seront pas déchus de leurs destins,

Tant que de notre gloire entretenant leurs villes,

Vous resterez debout, rochers des Thermopyles.


LE MÉRITE DES FEMMES. — SONNET.

La compagne de l'homme obtint de la nature

Un don plus cher encor, plus sûr que la beauté :

Le ciel en la formant doua sa créature

D'un cœur fait pour l'amour et la félicité.

Soit fille, épouse ou mère; en toute conjoncture,

Elle est comme un rayon de la Divinité.

Quels sentimens exquis! quelle âme tendre et pure!

Quel courage sublime, et quelle aménité!

Elle aime à s'immoler; c'est là sa jouissance;

Et n'a que sa douceur, ses pleurs, sa patience,

Pour désarmer un sexe oppressif et jaloux.

Pourquoi lui reprocher des erreurs, des caprices,

Effets de notre empire et de nos artifices?

D'elle sont ses vertus; ses défauts sont de nous.


CONTE.

Guillot, armé d'un gros tronc de sarmant,

Emoustillait sa femme un jour de fête;

On court au bruit. — Eh! voisin, doucement,

Tu vas lui rompre ou les reins ou la tête. —

Depuis vingt ans, ami, je lui répète,

De l'alphabeth, deux lettres seulement;

Mais point ne veut en meubler sa mémoire. —

Parbleu, compère, il est donc décidé

Que ces lettres sont du grimoire. —

Eh! non, morgué, ces lettres sont C. D.


LES DEUX VOYAGEURS.

Un gros ivrogne, affourché sur sa bête,

clopin-clopant regagnait sa maison;

il faisait nuit; par bonheur, le grison

prudent et sobre avait toute sa tête.

111

Par fois l'instinct vaut mieux que la raison :

Près du logis, Aliboron s'arrête;

Son maître jure, et prend matin-bâton,

Veut passer outre; Aliboron tient bon;

Et par bonheur pour cette pauvre bête,

Lanterne en main, un quidam devant eux

Passe, et du rustre éclaire la cabane :

J'ai tort, dit-il, lâchant la bride à l'âne!

Oh! qu'en voyage, il est bon d'être deux!


LES DEUX CONFRERES.

Maître Poitu, Procureur en la Cour,

Atteint au col d'une humeur qui l'obstrue,

Au Médecin demandait l'autre jour,

Si l'on pouvait y mettre une sang-sue.

Le remède, dit-il, peut arrêter le mal :

Mais entre nous, je doute qu'il opère :

Car je crains bien que l'animal

Ne prenne pas sur la peau d'un confrère.


ON NE DORT PLUS.

On ne dort plus,

Quand le cœur jeune encore

Laisse échapper mille soupirs confus,

Lors qu'en secret un mal que l'on ignore

Un feu cruel sans cesse nous dévore,

On ne dort plus. (ter.)

On ne dort plus,

Quand on a trouvé celle

Dont on chérit les grâces, les vertus,

Le jour, la nuit, ne songeant qu'à sa belle,

On se promet de n'aimer jamais qu'elle,

On ne dort plus.

On ne dort plus,

Quand par la jalousie

Tous nos esprits, hélas! sont combattus,

Quand par malheur de cette frénésie,

L'âme souffrante est une fois saisie,

On ne dort plus.

On ne dort plus,

Quand toujours la victoire

Met à nos pieds les peuples abattus;

112

Le cœur épris des charmes de la gloire,

Pour vivre un jour au temple de mémoire,

On ne dort plus.


Pour la Bibliothèque Canadienne.
THÉMIS ET L'AMOUR.

On demande pourquoi la justice et l'amour

Sont peints tous deux privés de la clarté du jour?

C'est que toujours l'on vit sur tout ce qui respire

Ces Dieux, aveuglément, exercer leur empire.

Cupidon au hazard tire de son carquois

Et décoche ses traits par caprice et sans choix :

Tout comme lui, Thémis sans plus de prévoyance,

Laisse tomber son glaive et pencher sa balance.


LE RICHE ÉCONOME.

Certain richard apperçut de la rive

Un madrier sur le fleuve en dérive.

Notre Harpagon, au risque de périr,

Se jette à l'eau, parvient à le saisir.

En vain il tire, et nage à perdre haleine;

Le flot tous deux loin du bord les entraine.

Seul il pourrait se tirer de danger,

Et sans encombre au rivage arriver;

Mais à tout prix il veut garder sa proie.

Enfin un cable est jetté. Quelle joie!

Avec son bois il se voit attiré :

Dieu soit béni, dit-il, je l'ai sauvé.


JOURNAL DE MÉDECINE.

Au commencement du mois dernier, a paru le premier numéro d'un nouvel ouvrage périodique intitulé Journal de Médecine de Québec, (jolie brochure de 64 pages, 8vo.) publié et rédigé par le Dr. Docteur Xavier Tessier, et imprimé par Mr. François Lemaître. Presque tous les journaux de la province, en faisant l'éloge de l'ouvrage, n'ont pu s'empêcher de louer aussi l'amour de l'étude et du travail de l'éditeur, ainsi que son zèle pour le bien public en général, et celui de la profession médicale en particulier. La vue de ce premier numéro a beaucoup augmenté le plaisir que son annonce nous avait causé, et nous avons 113 à louer encore le Dr. Tessier de ses connaissances et de ses talens comme médecin et comme écrivain, et à lui souhaiter dans sa louable entreprise tout le succès qu'il a pu se promettre, et qu'il parait mériter à si justes titres. Un journal de médecine était devenu, ce nous semble, nécessaire dans le pays, auquel il donne un nouveau degré d'importance sous le rapport de la science et de la littérature; et, comme on l'a dit ailleurs, c'est une pensée heureuse que d'avoir entrepris la publication de celui dont il s'agit. Le nombre des médecins, chirurgiens, pharmaciens, &c. est devenu, depuis quelques années, assez considérable pour qu'ils pussent soutenir à peu près seuls par leur simple souscription annuelle de vingt schelins par an, un ouvrage de ce genre; mais un tel ouvrage peut être utile non seulement à ceux qui professent l'art de guérir, mais encore aux membres éclairés de la société, et il doit trouver parmi eux dans ce pays un bon nombre d'abonnés. Ce que nous pourrions dire de plus du Journal de Médecine de Québec, pour faire connaître davantage ce qu'il sera, ne vaudrait pas ce qu'en dit l'éditeur lui-même; c'est pourquoi nous croyons à propos de mettre la préface et le plan de l'ouvrage sous les yeux de nos lecteurs.

"Préface. — Quiconque s'intéresse au progrès des sciences, a dû remarquer, avec satisfaction, les améliorations qui depuis quelques années, se sont succédées les unes aux autres dans la profession de la Médecine en Canada : aussi a-t-il dû être convaincu, que les membres qui la composent doivent redoubler d'efforts, pour seconder l'impulsion que le tems et des circonstances heureuses viennent de lui donner.

Déjà se sont élevées parmi nous des institutions qui, par de légers sacrifices, doivent produire les plus heureux résultats, et qui nous donnent lieu d'espérer que le tems n'est pas éloigné, où l'élève du médecin trouvera dans son pays natal, les moyens d'acquérir des connaissances qui pourront le rendre digne un jour d'être le gardien de ce précieux dépôt, la santé de ses concitoyens.

Témoins de ces progrès fortunés, nous avions formé le dessein de ne point demeurer spectateur oisif, mais au contraire, de contribuer, autant qu'il serait en nous, au succès de la science médicale en ce pays.

A cette fin, nous avions cru voir dans la publication d'un Journal de Médecine, un sûr moyen d'être utile au corps auquel nous appartenons, en lui donnant la facilité de communiquer avec les maîtres de l'art, dans l'une et l'autre Hémisphère; et au Public particulièrement, en détruisant des préjugés qui ne sont que trop enracinés, et qui paralysent sans cesse le zèle du Médecin Canadien.

Dernièrement nous avons soumis notre dessein à plusieurs de 114 nos confrères. La bonté avec laquelle ils ont applaudi à nos vues et l'offre généreuse qu'ils ont bien voulu faire, de nous soutenir de leurs talents et de leurs lumières, ont fait disparaître l'obstacle qui s'opposait à notre projet, notre jeunesse. Ainsi soutenus, nous nous sommes déterminés à solliciter la protection des amis des sciences, et la faveur du public en général, tout en leur soumettant le plan que nous nous proposons de suivre.

Plan de ce Journal. — Quelque soit notre désir de nous renfermer scrupuleusement dans l'ordre suivi par toutes les publications de cette nature en Europe et en Amérique, nous sommes persuadés que le public éclairé verra avec nous que les circonstances particulières où nous nous trouvons, nous obligent à suivre une route un peu différente dans les détails, sans pourtant dévier entièrement de la marche ordinaire des Journaux de Médecine; c'est pourquoi nous diviserons notre ouvrage en trois parties.

La première sera consacrée à l'analyse des ouvrages du jour, dans lesquels nous puiserons tout ce qui nous paraîtra devoir intéresser le Médecin.

Nous regrettons fort d'être obligés pour le moment de nous borner à de simples extraits pris dans les journaux de l'endroit où ces ouvrages commencent à paraître. La barrière qui nous sépare de l'ancien continent, ne nous permettant pas de nous procurer les ouvrages mêmes avec autant de facilité que les journaux qui les révisent, nous prive du plaisir de pouvoir exercer nous mêmes un choix qui dans bien des cas serait mieux adapté à nos besoins.

Quelque soit d'ailleurs la tâche de la critique, nous nous engageons à l'entreprendre aussitôt que nous serons en état de nous procurer les ouvrages originaux à tems.

La seconde partie sera un recueil de toutes les nouvelles découvertes, soit dans le traitement des maladies, ou dans toute autre branche de la Médecine, ainsi que des cas extraordinaires qui méritent de fixer l'attention.

La troisième enfin, et celle à laquelle nous promettons une attention particulière, comprendra tout ce qui intéresse de plus près le Médecin et le public Canadien.

C'est dans la vue de mériter, autant qu'il sera en nous, l'encouragement que nous avons lieu de rencontrer dans toutes les classes de la société, et plus particulièrement celle de nos confrères, que nous donnerons d'abord un apperçu des maladies qui auront prévalu dans la saison passée; après quoi, nous nous permettrons quelques réflexions que l'occasion pourrait exiger, sur ce qui regarde plus immédiatement la conservation de la santé dans chaque individu; puisqu'il est vrai que c'est à des préjugés trop généralement répandus, que nous devons rapporter ces obstacles qui le plus souvent entravent les vues du Médecin.

Le reste de l'ouvrage sera entièrement dévoué à tous les écrits 115 dont les personnes qui prennent quelqu'intérêt à l'avancement de la science en Canada voudront bien faire part au public.

Le désir que nous avons de donner une carrière aussi étendue que possible à la discussion, nous oblige d'informer ceux qui voudraient bien nous faire part du fruit de leurs recherches, et de leurs observations, que nous n'exigerons pas les noms de leurs auteurs : mais le bon ordre que nous désirons voir règner dans des discussions où il est quelquefois difficile de se contenir dans de justes bornes, nous oblige d'interdire l'entrée dans notre journal à tout écrit anonyme, qui comporterait une critique trop sévère d'opinions avancées par un correspondant qui aura paru avec sa signature. La connaissance dont le public est redevable à celui qui veut travailler à l'avantage de ses concitoyens, semble exiger de nous cette protection; mais nous avons une trop haute idée de la libéralité dont s'honore la classe de ceux qui sont chargés de veiller au bien-être de leurs concitoyens, pour croire que nous aurons jamais occasion de faire valoir une condition qui, nous l'espérons, ne paraîtra ici que pour la forme.

Cependant, comme nous aurons souvent occasion de traiter nous-mêmes, des matières qui par leur nouveauté demanderaient la plus grande latitude dans les discussions, nous croyons devoir informer nos lecteurs, que tout écrit anonyme qui n'attaquerait que nos propres opinions, recevra un accueil favorable; notre unique désir étant, comme nous venons, de le dire, de donner un plus libre champ, à une discussion honnête et raisonnée.

Après avoir soumis au public les motifs qui nous ont engagé à entreprendre cette publication, et la conduite que nous devons tenir, nous attendrons avec empressement les effets d'une émulation, qui nous donnera lieu de nous réjouir d'avoir peut-être contribué à en éveiller le mobile. Heureux si nous pouvons un jour goûter la douce consolation d'avoir fait quelque chose pour le bien de nos concitoyens; c'est de ce sentiment seul que nous attendons notre unique récompense."

Nous tâcherons de donner dans notre prochain numéro, quelques extraits du discours préliminaire, qui nous a paru également bien pensé et bien écrit.

On souscrit à Montréal chez Messrs. E. R. Fabre et Cgnie, agens pour la ville et le district.


LANGUE FRANÇAISE.

J'ai publié dans un autre journal, il y a une huitaine d'années, trois ou quatre morceaux, où je tâchais de faire sentir leur tort à ceux qui en parlant ou écrivant en français, emploient des mots 116 et des tournures anglaises; comme ces écrits n'ont pas eu en apparence tout l'effet que j'en attendais, on ne trouvera peut-être pas mauvais que j'en remette ici quelques extraits sous les yeux des lecteurs de la Bibliothèque Canadienne, avec quelques légers changemens dans le dernier.

M.

"La manière d'écrire de Mr. de Courval me plaît beaucoup, non pas parce qu'elle est élégante et recherchée, mais bien parce qu'elle est simple, naturelle, et ce me semble, adaptée au sujet. Si je ne savais que les Notions sur la Botanique sont écrites depuis longtems, les écarts, les transitions subites, et la négligence apparente que j'y remarque, me feraient croire que Mr. de Courval a voulu imiter le style et la marche du Manuscrit qu'on dit venu de Ste. Hélène. Ce qui me plaît surtout dans ce style, c'est que je n'y remarque aucun anglicisme; ce n'est pas peu de chose dans un pays et dans un tems où l'on semble ne faire plus de façons d'introduire à foison, dans les discours et les écrits, des mots et des tournures anglaises."

"Rien ne dépare tant un idiome que les mots et les tours barbares qu'on y introduit mal à-propos; et les personnes qui ont à cœur la pureté de leur langue, devraient reprouver de tout leur pouvoir, et tourner en ridicule, cette manie d'anglifier le français, qui paraît devenir plus générale de jour en jour. Il y a, il est vrai, dans la langue anglaise, et surtout dans le style de palais, certains mots qu'il est difficile de rendre par des mots français absolument correspondants; mais ces mots presque intraduisibles sont en très-petit nombre; et si on ne pouvait pas les traduire par des mots qui auraient exactement le même sens, on pourrait au moins les rendre par des périphrases. Cette difficulté de rencontrer dans les deux langues des mots qui signifient exactement la même chose, surtout en ce qui regarde les lois et les procédures judiciaires, vient de ce que ces lois et ces procédures n'étaient pas les mêmes en France et en Angleterre. Mais quoiqu'elles ne soient pas absolument les mêmes, elles se ressemblent pourtant, surtout à l'époque actuelle. Les termes qui ne se rencontrent pas dans les anciennes lois peuvent se trouver dans les nouvelles. Les mots Maire et Mayor, Echevin et Alderman, exprimaient les mêmes dignités, quoique les fonctions des dignitaires ne fussent pas exactement les mêmes en France et en Angleterre. Il y a présentement en France, un Parlement, des Jurés, &c. on doit donc savoir comment il faut rendre les termes, bill, verdict, foreman, &c. On ne devrait pas être plus en peine de rendre exactement, warrant, presentment, indictment, impeachment, &c. car les lois criminelles de France se sont beaucoup rapprochées des lois anglaises, quant à la manière de procéder. Il y a à notre barreau des hommes très capables de faire la traduction en question; 117 et en la faisant, ils rendraient, selon moi, un service important à leurs confrères plus jeunes et moins expérimentés qu'eux; car on est toujours tenté de rire, quand on entend un avocat plaidant en français, dire, le presentment, le foreman des jurés, un writ d'exécution, un bill d'indictment, ou d'indictement et même indicter! et plusieurs autres mots anglais prononcés souvent comme s'ils étaient français. Si quelques uns des termes Français qui correspondent à ces mots anglais, semblaient d'abord nouveaux, on s'y accoutumerait pourtant peu à peu, et ils deviendraient à la fin techniques."

"On ne peut s'empêcher d'être surpris en voyant comme on défigure dans ce pays, la première comme la plus universelle des langues de l'Europe. Les étrangers se font gloire de bien parler français; et cette langue est présentement dans presque tous les pays de l'Europe, une branche essentielle de l'éducation; et nous qui avons l'avantage de la parler naturellement, nous en faisons assez peu de cas pour la défigurer. Il y a certainement ici un grand nombre de personnes qui parlent et qui écrivent bien le français; mais combien de fautes ne remarque-t-on pas dans la manière dont prononcent cette langue des personnes qui, vu l'éducation qu'elles ont reçue et les maîtres sous lesquels elles ont étudié, devraient la prononcer parfaitement bien; que de fautes de construction et d'anglicismes surtout, d'autres ne font-ils pas en écrivant? Mais ce sont surtout les mots tout-à-fait étrangers qui choquent le plus, soit dans la conversation, soit dans les écrits. Puisque personne n'a encore entrepris de faire disparaître ces termes barbares, en faisant connaître au moyen d'un ou de plusieurs papiers publics, les termes français équivalents, je me chargerai de la partie de la tâche qui est à ma portée; car pour la remplir en entier, il faudrait être plus versé que je ne le suis dans la connaissance des lois françaises et anglaises. Je traduis donc,

Presentment —— par dénonciation, (simple.)

Indictment —— accusation, (formelle.)

Bill of indictment —— acte d'accusation.

To indict —— accuser, (formellement ou juridiquement.)

Impeachment —— accusation, (publique.)

To impeach —— accuser, (publiquement.)

Writ est un ordre écrit émanant du Prince, d'une Cour de Justice,

ou d'un supérieur compétent.

Il n'y a ni difficulté ni ambiguité, quand le mot writ est suivi d'un autre, comme

Writ of execution —— ordre d'exécution, ou lettres exécutoires.

Writ of election —— ordre d'élection, ou lettre circulaire.

Warrant, signifie aussi ordre.

Mais de même que writ, ce mot a plusieurs sens différents; il signifie autorisation, quand il émane de l'Orateur de la Chambre 118 des Communes, d'une Cour de Justice, ou d'un magistrat : il signifie aussi contrainte, et prise-de-corps; on le rend par brevet, quand il s'agit d'une place à la Cour; procuration, quand il est question d'une lettre de procureur.

Verdict signifie déclaration, rapport ou jugement : ainsi il n'y aura pas d'amphibologie, quand il s'agira de jurés, et que le mot sera exprimé; le rapport ou la déclaration des jurés; les jurés ont fait leur rapport.

Si l'officier qu'on nomme en anglais Sheriff, n'était chargé que de l'exécution des lois civiles, il n'y aurait pas de difficulté; il faudrait lui donner le nom qu'on donnait en France à l'officier chargé des mêmes fonctions. Mais le Sheriff est aussi chargé de l'exécution des lois criminelles; il faut donc lui laisser son nom, pourvu qu'on le francise un peu, en l'écrivant schérif, comme on écrit schelin d'après le mot anglais shilling.

Un bill, en terme de législation, n'est autre chose qu'un projet de loi. Le mot anglais est plus court; mais ce n'est sûrement pas une raison pour lui donner la préférence.

En terme de palais, ou de jurisprudence criminelle, on a déjà vu que bill of indictment signifie acte d'accusation : or rien de plus commun que d'entendre dire à quelques uns des nôtres, les grands jurés ont trouvé, ou n'ont pas trouvé bill! pour signifier qu'ils ont reçu, ou rejetté l'acte d'accusation. Les mots true bill, ou no bill, endossés sur ces actes d'accusation, lorsqu'ils sont rapportés en cour, veulent dire simplement, les premiers, que l'acte est reçu, ou qu'il y a matière à procès, et les derniers, qu'il n'y a pas matière à procès.

Poll signifie, les voix ou les suffrages; cependant d'après le sens qu'on lui donne ici, on ne peut guères le traduire que par élection. Je crois pourtant qu'on peut dire, l'état des voix ou des suffrages.

Foreman, veut dire premier, chef, président &c. The foreman of the jury, le premier juré, ou le président des jurés, ou du jury; the foreman of a comity, le président d'un comité, ou d'un bureau. On appelle encore en anglais, foreman dans une imprimerie, &c. celui que nous devons appeller maître-compagnon.

Pourquoi dire stage, quand on peut dire diligence, et steam-boat, ou horse-boat, quand on peut et doit dire, bateau-à-vapeur, ou à chevaux? Les mots français sont plus longs, à la vérité, mais ce n'est pas une raison de leur préférer les mots anglais. Steam-boat se francisera sans doute tôt ou tard, comme packet-boat s'est francisé en devenant paquebot; mais en attendant, il faut se servir de la seule expression avouée par la langue, surtout en écrivant.

Rien de plus choquant, et pourtant rien de plus commun, que d'entendre dire un Watch-man, les Watch-men, ou même la Watch. Rien de plus aisé pourtant que de dire le guet, un homme, ou les hommes, ou les gens du guet.

119

Saucepan, Bowl, &c. étant des ustensiles d'un usage général, ces mots ont passé dans le langage du peuple qui les croit français, de même que les termes sauvages, micouan, orogan, niitas, &c.

Bien des personnes qui sauraient comment rendre en français side-board ne veulent pas s'en donner la peine.


EXTRAITS

De la Découverte des Sources du Mississipi, &c.

Les Etats-Unis et le Canada, avec toutes les régions immenses qui en dépendent, présentent une forêt non interrompue, et peut-être la plus vaste du monde, entrecoupée seulement par des clairières, où sont pour ainsi dire, encadrés — des villages, des bourgs, et des villes, des champs, des étangs, des lacs, et traversée, en tout sens, par des rivières. De vingt parties il en existe peut-être encore dix-huit dans un état sauvage, et les forêts du Mississipi en sont aussi une continuation. Eh bien, au milieu de ces massifs d'arbres, qui dérobent la terre aux yeux du spectateur, et dont la nature seule dirige la naissance, la vie et la mort, on rencontre de vastes et riantes prairies, dénuées de toute apparence non seulement d'arbres, mais même d'arbustes et de broussailles; et, ce qui est plus étonnant, on y trouve par fois parsemés ça et là des bosquets et des bouquets, disposés avec un tel ordre et une telle symétrie, qu'il serait impossible de croire que la main de l'art ne les ait pas placés à dessein, si le silence mortel de leur solitude ne venait nous assurer du contraire. On voit même que l'herbe n'est jamais tombée que sous la faulx du tems. C'est un phénomène qui embarrasse mon imagination autant qu'il étonne mes regards.


Douze miles plus haut, sur le bord occidental du Mississipi, on trouve d'autres mines de plomb, qu'on appelle les mines de Dubuques.

Un Canadien de ce nom était l'ami d'une tribu de Renards qui ont dans ce lieu une espèce de village. En 1788, ces sauvages lui accordèrent la faculté d'exploiter ces mines. Il y fit des établissemens qui fleurissaient; mais les parques tranchèrent ses jours et sa fortune. Il n'avait pas d'enfans, les sauvages n'aimaient que lui, et pour se débarrasser au plutôt de ceux qui les obsédaient pour lui succéder, ils brulèrent ses fournaux, ses magazins, et sa maison, et ils firent voir, par cette mesure énergique et persuasive, qu'ils ne voulaient d'autres blancs parmi eux, peuples rouges, que ceux qu'il leur plairait d'agréer.

Les parens et les créanciers de Dubuques provoquèrent une délibération du congrès des Etats-Unis, afin que la propriété de ces 120 mines leur fût adjugée; on dit que leur réclamation était fondée sur un traité de cession, ou d'acquisition passé entre Dubuques et les Indiens, que ce traité avait été sanctionné par un acte du baron de Carondelet, alors gouverneur pour l'Espagne de la Louisiane à l'ouest du Mississipi, et que le général Harrison l'avait confirmé, lors qu'il en prit possession pour les Etats-Unis, en 1804; mais le congrès jugea en faveur des sauvages. Ce qui est aux sauvages est, en quelque sorte, aux Etats-Unis, et il n'est pas ordinaire qu'on juge contre ses propres intérêts. Auguste s'abstint de statuer dans une cause où il aurait été partie et juge, et il perdit son procès. Un gouvernement aussi libéral que celui des Etats-Unis aurait dû l'imiter.

Les sauvages gardent encore ces mines exclusivement pour eux, et avec beaucoup de jalousie; tellement que j'ai dû avoir recours au tout-puissant ordinaire, au Whiskey, pour obtenir de les voir. Ils coulent eux-mêmes le plomb dans des trous qu'ils creusent dans le tuf pour le réduire en saumons. Ils les échangent avec les traiteurs contre des articles de première nécessité; mais ils les leur portent eux-mêmes de l'autre côté de la rivière, et leur défendent de la passer. Malgré toutes ces précautions, je doute que ces sauvages gardent encore longtems ces mines : car elles sont trop riches, et les Américains trop spéculateurs.

Dubuques repose en roi dans une caisse de plomb renfermée dans un mausolée : ces Indiens le lui ont érigé sur le sommet d'une petite colline qui surmonte leur camp et domine le fleuve. Cet homme était devenu leur idole, parce qu'il avait, ou leur avait fait croire qu'il possédait un antidote contre la morsure des serpens à sonnettes. — Un monsieur très respectable, qui était l'ami de Dubuques, a voulu me persuader que ce jongleur prenait entre ses mains les serpens à sonnettes, et qu'en leur parlant un langage impératif et à leur portée, il les apprivoisait et les rendait doux comme des colombes. Je me bornai à lui observer que je croyais tout cela, parce qu'il me disait l'avoir vu lui-même, mais que si je le voyais de mes propres yeux, je ne le croirais pas.


Après avoir parcouru un espace d'environ 670 milles de déserts, cet endroit (la Prairie du Chien) se présente comme par enchantement, et le contraste est d'autant plus frappant, en ce qu'il annonce une certaine civilisation; la langue française est la dominante, et on y est très bien reçu.

Je ne puis et je ne dois quitter la Prairie du Chien sans rappeller les honnêtetés qui m'ont été prodiguées par M. Raulet (Rolette), agent et associé de la compagnie S. O.

Les Américains en général regardent les Canadiens comme des ignorans. J'ignore s'ils le sont; mais je sais qu'ils sont très polis et très obligeants, ou du moins, je les ai toujours trouvés tels, même parmi la basse classe.


TABLE DES MATIÈRES.

Page
Histoire du Canada. 81
Botanique. 88
Curiosités naturelles. 89
Statistique. 90
Kang-Hi. 97
Chronique de Morée. 100
Anecdotes. 102
Vers. 109
Journal de Médecine. 112
Langue française. 115
Extraits. 119

Note sur la transcription : Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Une table des matières a été ajoutée.

[The end of La Bibliothèque Canadienne, Tome II. Février, 1826. Numero 3 by Michel Bibaud]