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Title: L'Abeille Canadienne Issue 12 of 12

Date of first publication: 1819

Author: various

Date first posted: September 11, 2014

Date last updated: September 11, 2014

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[441]

L’Abeille Canadienne,

JOURNAL

DE

LITTÉRATURE ET DE SCIENCES.


15 Janvier 1819.


DUNCAN.

ODE.

Imitation de l’Anglois de Miss Williams.

Vainqueur dans les champs du carnage,
Macbeth, après un long détour,
Sortoit de la forêt sauvage
Qui lui cachoit l'astre du jour:
Déjà devant lui se présente
La tour antique et menaçante
Qu'habitoient ses nobles ayeux;
Et Duncan, des rois le modèle,
Et des amis le plus fidéle,
Va bientôt paroître à ses yeux.

 

O toi, de qui la main repousse
Les maux que l'homme doit souffrir,
Amitié! ta voix est plus douce
Que le souffle errant du zéphyr,
Lorsque, succédant aux tempêtes,
Il remplace enfin sur nos têtes
[Pg 442] Les vents enchaînés et surpris,
Et que, du sommet des montagnes,
Il arrondit sur nos campagnes
L'écharpe brillante d'Iris.

 

Duncan! tu vois déjà les armes
Qui couvrent ton ami vainqueur:
Tout semble bannir les alarmes;
Le ciel est pur comme ton cœur.
L'hiver sous ses ailes funèbres
Cache au loin les froides ténèbres
Dont ce climat sera couvert.
Tant que la nature l'exile,
L'orage s'arrête, immobile,
Sur les limites du désert.

 

Je sais que des accents magiques
Sont sortis du fond de ces bois;
Je sais que leurs voûtes antiques
En ont frémi plus d'une fois;
Que de leurs cavernes profondes
S'élèvent des vapeurs immondes
Qui corrompent l'air d'alentour,
Et que de livides fantômes,
Comme dans les sombres royaumes,
S'y dérobent à l'œil du jour.

 

Mais le temps, dont la marche égale
Mesure des jours inégaux,
N'a point sonné l'heure fatale
De ces prestiges infernaux.
Du haut de la tour orgueilleuse
Descend l'ombre silencieuse
Qui fuit les regards du couchant;
Et des monts la cime azurée
Brille d'une flamme éthérée
Qui glisse et meurt sur leur penchant.

 

Assis sur la roche escarpée
Qui, bravant les noirs aquilons,
Par la foudre souvent frappée,
Domine encore sur les monts,
[Pg 443] Le barde, aux regards prophétiques,
Les fixe sur ces tours antiques
Qui vont recevoir deux héros;
Tandis qu'au bout de sa carrière
L'astre éclatant de la lumière
Touche déjà l'azur des flots.

 

Alors, dans un profond silence,
Son sein se remplit d'avenir:
Le siècle, qui vers nous s'avance,
Pour lui n'est plus qu'un souvenir:
Bientôt l'arrêt des destinées
Sort de ses lèvres étonnées,
Emporté sur l'aile des vents.
Ecoutons: sa voix fait éclore
Tout ce qui n'existoit encore
Que dans la sombre nuit des temps.

 

“De l'Ecosse roi vénérable!
Salut, ô toi dont la douceur
Abaisse la lance implacable
Devant les larmes du malheur!
Macbeth, du palais de tes pères
Ouvre les portes solitaires;
Ton roi daigne y porter ses pas.
Que les festins, que l'harmonie,
Célèbrent la clémence unie
A la noble ardeur des combats.

 

“Que vois-je? quel signe funeste
S'offre à mon œil épouvanté?
Qui peut sur la voûte céleste
Etendre un voile ensanglanté?
Ah! fuis, monarque magnanime,
Duncan! c'est par les mains du crime
Que le festin est apprêté:
Fuis cette demeure perfide!
O dieux! le poignard parricide
Arme les mains de la beauté.

 

“C'en est fait, victime adorée!
Tu n'as point écouté ma voix,
[Pg 444] Tu meurs; et l'Ecosse éplorée
A perdu le meilleur des rois.
Mais la vengeance inexorable
Vient saisir le cœur du coupable;
Toi-même tu plaindrois ses maux;
Sa tête s'égare et s'enflamme;
L'enfer est entré dans son ame,
Et ses remords sont ses bourreaux.

 

“Cependant un barde sublime,
Un chantre inspiré par les dieux,
Immortalise la victime
Du forfait le plus odieux.
Duncan! ton image sanglante,
Aux meurtriers toujours présente,
Suffiroit seule à les punir;
Et ta mémoire, d'âge en âge,
Chère au malheur comme au courage,
Instruit, et charme l'avenir.”
ESMENARD.

LE JEUNE RECONCILIATEUR.

Madame Wormes étoit un soir assise auprès du feu dans une chétive cabane qui même ne lui appartenoit pas. On étoit au milieu d’Octobre; il faisoit déjà froid dans cette partie de l’Allemagne; et madame Wormes voyoit approcher l’hiver avec une extrême inquiétude. Son fils s’en apercevoit, et cherchoit à la distraire de mille manières. Elevé dans les privations, il s’étoit de bonne heure accoutumé à réfléchir; et, quoiqu’il n’eût alors que treize ans, il consoloit quelquefois sa mère. Le bon Joseph entretenoit la flamme avec des feuilles mortes que tous les matins il rassembloit soigneusement. Madame Wormes avoit la tête apuyée sur ses deux mains, et de temps à autre elle jetoit de tristes regards autour d’elle, tandis que Joseph s’efforçoit de lui faire admirer le pétillement de la flamme passagère.—Bientôt, lui dit-elle, cette flamme ne suffira plus, que ferons-nous alors?[445] l’air entrera de tous côtés; sous ce mauvais toit nous ne sommes pas même à l’abri de la neige, et un coup de vent pourroit renverser notre maison: si j’avois une petite somme pour y faire les réparations indispensables, et passer l’hiver avec sécurité!.....—Vous m’avez quelquefois parlé, maman, d’un oncle fort riche que vous paroissez aimer comme un père; ne pourroit-il pas vous être utile? Il me semble que, si j’avois des parens malheureux, je m’empresserois de les secourir; mon grand-oncle peut-il être insensible à vos peines?—Je le croyois juste et généreux, je m’étois trompée. Mon mariage n’a pu lui déplaire, j’avois demandé son consentement; et ses réponses s’étoient accordées avec les dernières intentions de mon père. Cependant, lorsque, plus tard, je me présentai chez lui, on me refusa l’entrée de sa maison avec les expressions les plus dures, les plus offensantes, et j’ai dû croire qu’il cherchoit à se délivrer de tout embarras en m’éloignant de lui. Il y a près de vingt ans que je ne l’ai vu, bien que le village dont il est le seigneur soit à quatre lieues d’ici; le baron d’Elnach ignore toujours que sa nièce infortunée vit aussi près de lui.—Pourquoi n’a-t-il pas connu mon père? il l’auroit aimé sans doute..... Mais, ma chère maman, vous ne m’avez jamais appris les particularités de votre vie; peut-être y trouverons-nous quelques motifs d’espérance; ne seroit-ce point aussi une distraction pour vous? Je n’aime pas vous voir sérieuse et pensive.—Je veux bien, mon fils, vous instruire en peu de mots des événemens qui ont décidé de mon sort, et malheureusement du vôtre: mais ce récit n’est pas propre à dissiper de sombres réflexions; n’importe! il peut vous être utile, cela seul doit me déterminer.

Dans mon enfance je vivois alternativement chez mon père et chez le baron d’Elnach; l’un et l’autre paroissoient m’aimer avec une égale tendresse. Cependant il fallut les quitter tous deux, car on me mit en pension chez les religieuses de C——. A cette époque mon oncle se maria, et dès-lors il parut s’occuper moins de moi; toutefois il répondoit ou faisoit répondre à mes lettres. J’avois près de vingt ans lorsque mon père me rappela auprès de lui: il s’étoit fixé à C——, quoique son frère le pressât de choisir une demeure dans son voisinage.

Un jeune officier, qui s’étoit distingué par la régularité de sa conduite, vint assidûment chez mon père, qui s’aperçut bientôt[446] que ses visites avoient un but particulier. M. Wormes ne tarda pas à lui demander ma main, et sa proposition fut on ne peut mieux accueillie. Sa fortune n’étoit pas considérable; mais aussi mes prétentions étoient bien bornées. Certains rapports dans le caractère, et peut-être le secret penchant de mon cœur, me firent croire que ce mariage pouvoit me convenir. Il fut arrêté; mais, hélas! mon père mourut trop tôt pour me conduire à l’autel: il avoit écrit à mon oncle pour le prier de me servir de père, et de me protéger dans toutes les circonstances difficiles. J’envoyai cette lettre à M. d’Elnach; il y fit une réponse favorable: cependant il me conseilloit d’accepter l’offre que devoit me faire sa belle-sœur, madame Leistein, de demeurer chez elle à C——, jusqu’à ce qu’il vint m’y chercher lui-même. J’aurois cru plus naturel de partir aussitôt pour Elnach, et ce retard me parut étrange; mais je n’y fis pas alors une très grande attention.

En perdant mon père, il ne me restoit qu’un fort mince revenu. J’informai M. Wormes de ce changement dans ma fortune; mais ses sentimens pour moi n’en reçurent aucune atteinte, et il fit les démarches nécessaires pour hâter notre union: madame Leistein le secondoit de toutes ses forces. Il y avoit près d’un an que j’étois avec elle, et mon oncle ne déterminoit pas encore l’époque où je devois la quitter. M. Wormes étoit à la veille de partir pour la Transylvanie, son régiment en avoit déjà reçu l’ordre; et madame Leistein sut me persuader qu’il n’y avoit pas de temps à perdre. Elle me pressa d’écrire à son beau-frère, de lui demander un consentement formel, et de lui faire part de mes motifs pour ne plus différer ce mariage. Elle lui offrit de le remplacer et de se charger de tous les embarras inévitables dans ces circonstances; ma lettre partit sous l’enveloppe de la sienne. Cette dame étoit fort serviable, fort complaisante, quoiqu’un peu avare. J’appris ensuite que sa sœur, madame d’Elnach, avoit le même défaut, auquel se joignoit l’esprit d’intrigue, et qu’elle faisoit le malheur de mon oncle, qui ne pouvoit s’habituer à une économie sévère. Il me fit écrire qu’il trouvoit mes raisons fort justes; qu’il adhéroit à tout ce qui pouvoit contribuer à mon bonheur, et à tout ce madame Leistein jugeroit convenable: il auroit désiré, ajoutoit-il, que le mariage se fît à Elnach; mais de fréquens accès de goutte lui rendant pénible la moindre agitation, le moindre exercice, il évitoit avec soin tout ce[447] qui pouvoit déranger ses habitudes. Cette lettre me surprit et m’affecta singulièrement. En vain madame Leistein cherchoit à me distraire de mon inquiétude, j’avois toutes les peines du monde à paroître gaie, et mon mariage se célébra sous de tristes auspices. Je devois accompagner mon mari jusqu’à V——, où résidoit sa famille, et attendre son retour auprès d’elle. Une lettre que M. Wormes reçut de sa mère changea cette détermination: il partit le premier, afin de prévenir ses parens et de terminer ses affaires. Notre séparation fut cruelle; cependant je ne prévoyois pas qu’elle seroit aussi longue. Après un mois d’attente, mon mari m’annonce que sa mère vient de mourir, et que je n’ai d’autre parti à prendre que de me retirer auprès de mon oncle, ou de rester à C——.

J’écris à M. d’Elnach pour l’instruire de l’embarras où je me trouve; mais je n’en reçois aucune réponse. Madame Leistein me faisoit entendre qu’elle avoit besoin de l’appartement que j’occupois; je ne pouvois le conserver plus long-temps. Elle avoit déjà paru très mécontente lorsqu’elle avoit appris que mon mari me précéderoit à V——; mais ce nouvel incident la contrarioit bien davantage. J’écrivis une seconde fois à Elnach, et cette lettre demeura sans réponse, ainsi que la première; mon anxiété devint extrême; je me persuadai que mon oncle avoit été dangereusement malade lorsqu’il m’avoit fait écrire au sujet de mon mariage, et que peut-être il étoit à toute extrémité, tandis que je vivois paisiblement loin de lui. Je résolus de partir pour Elnach, malgré les observations de madame Leistein, qui me conseilloit d’aller me fixer auprès de la famille de mon mari. En arrivant à Elnach, j’appris que mon oncle jouissoit d’une santé fort bonne, et que ses prétendues attaques de goutte ne l’empêchoient nullement de chasser. J’étois rassurée; mais je m’affligeois de l’indifférence d’un parent qui m’avoit toujours été si cher. Je me présente chez lui, ses gens me reçoivent assez mal: je demande à lui parler; la maladresse d’un domestique me fait apercevoir que son maître n’est point absent; néanmoins on m’assure du contraire: je quitte tristement la maison qui avoit vu les premiers jeux de mon enfance; et, quelques heures après, je reçois un billet, de la même main qui avoit écrit les autres lettres de mon oncle, pour m’ordonner de ne jamais paroître chez lui. Il étoit naturel de soupçonner quel[448]que erreur dans cet étrange accueil; et, pour demander une explication, je vais une seconde fois au château d’Elnach. Un homme fort grand et fort maigre s’offre à mes regards; et, avec un air pédantesquement sévère, et des expressions qui ne me permettoient pas d’insister, il me congédie au nom du baron. J’étois indignée, mais j’étois timide; et je me retirai avec l’intention de ne plus m’exposer à un accueil semblable. Je vins me fixer dans cette retraite, où vous reçûtes le jour, mon fils. Voilà treize ans que j’habite cette cabane, et j’ignore quand nous la quitterons. M. Wormes ne m’a point écrit depuis trois ans; peut-être est-il prisonnier, peut-être n’est-il plus!

Le bon Joseph employoit toute sa jeune éloquence à rassurer sa mère; mais, loin de perdre le temps à pleurer comme elle, il cherchoit des moyens plus efficaces de mettre un terme à leurs souffrances.

Le fils de madame Wormes avoit été élevé à-peu-près comme l’enfant d’un simple laboureur: il étoit propre à tous les genres de travaux; il fendoit le bois, et cultivoit un coin de terre, espèce de jardin dépendant de la maisonnette. Sa mère n’ayant eu que lui pour toute société depuis nombre d’années, s’étoit accoutumée à lui parler comme on parleroit à une personne raisonnable; et même elle lui demandoit son avis en maintes occasions. Joseph avoit donc plus de sens que la plupart des autres enfans de son âge; et, de plus, il étoit bon, franc, et brave. Les petits paysans, ses compagnons de jeu, avoient pour lui une estime toute particulière; aussi, dans les combats simulés, étoit-il toujours général en chef; et il observoit si bien la discipline militaire, que, lorsqu’il étoit en marche avec sa troupe, il auroit rencontré l’empereur d’Allemagne qu’il ne se seroit pas détourné d’une ligne; il avançoit tête baissée au milieu des épées de bois, et quelques écorchures aux mains et au visage attestaient sa bouillante valeur.

En réfléchissant sur le récit que venoit de lui faire sa mère, il jugea qu’on avoit trompé son oncle pour des raisons d’intérêt, et qu’il seroit à propos d’approfondir le fait. Madame d’Elnach n’existoit plus, et il ne voyoit rien qui pût s’opposer à son dessein.

Persuadé que sa mère ne voudroit pas qu’il se séparât d’elle,[449] il trouva plus simple de ne point lui communiquer son projet. Un soir il l’embrasse plus tendrement qu’à l’ordinaire, et en se couchant il prépare cette petite lettre: “Ma chère maman, que mon absence ne vous inquiète point; je pense qu’elle ne sera pas de longue durée: je vais travailler à notre bonheur, et l’espérance du succès me console un peu du regret de vous quitter; j’aurai soin de vous écrire, si je suis loin de vous plus long-temps que je ne le présume. Pardonnez à votre fils, il n’a pas eu la force de vous demander votre consentement. Je craignois un refus; mais je saurai mériter mon pardon.” Après avoir écrit ce billet, qu’il laisse sur la table, il se fait un porte-manteau de sa petite garde-robe, s’arme d’un bâton noueux, et, au point du jour, il dit adieu à la chambre où reposoit sa mère, et à la cabane qu’il n’avoit jamais quittée. Le porte-manteau sur l’épaule, il se met en route, et chante, pour oublier qu’il s’éloigne de sa mère: après deux heures de marche, il fait un repas très frugal; puis il se remet gaiement en voyage. Dès qu’il voit le clocher du village d’Elnach, il ralentit son pas, méditant sur la meilleure manière de pénétrer chez son grand-oncle: il veut arriver à lui, le connoître, s’en faire aimer, s’il se peut, avant que l’on apprenne dans le château qu’il est fils de la nièce du baron: La chose n’étoit pas facile à exécuter; aussi demandoit-elle de profondes réflexions. Pendant que, sans prendre garde à ce qui se passoit autour de lui, il combinoit ce qu’il avoit à faire, un chasseur vient le frapper familièrement sur l’épaule, et lui demande où il va. Joseph, choqué de la question, et de la manière dont elle lui est faite, répond très laconiquement: Je ne sais.—Quoi! tu ne sais où tu vas dîner?—Non.—Où tu vas coucher?—Non.—Et chez qui tu vas?—Non.—Mon petit monsieur, j’aime bien plaisanter, mais c’est avec mes amis ou avec ceux qui paroissent desirer de l’être.... Allons, je le vois, vous allez à Elnach?—Peut-être.—Vous y connoissez quelqu’un?—C’est possible.—Des parens, sans doute?—Je l’ignore. Cette fois le bon vieillard indigné manifeste l’intention de tirer l’oreille à l’irrévérent voyageur. Mais Joseph, nullement disposé à recevoir une telle réprimande d’un étranger, se place contre un des arbres qui bordent la route, et joue si bien du bâton, que l’agresseur n’ose approcher du mutin. Pendant cette lutte arriva le marguillier de la paroisse, qui alloit au-devant du[450] chasseur: voyant la disposition du champ de bataille, il accourut, ou fit semblant d’accourir, en s’écriant: Quoi! un petit vagabond résiste au puissant seigneur d’Elnach? A ce nom cher et redoutable, Joseph jeta son bâton, et, le chapeau à la main, il mit, avec un sentiment de respect, un genou en terre devant son grand-oncle. Croyant avoir décidé la victoire, le marguillier se saisit du bâton, et s’appuie dessus, comme un preux chevalier se seroit appuyé sur la lance arrachée à son adversaire; et, dans cette noble attitude, il admire le magique pouvoir de la phrase qu’il vient de prononcer. Le baron, étonné de ce changement, dit à Joseph: Est-ce parceque je suis baron d’Elnach que tu te soumets si humblement? Le marguillier sourit d’un air qui sembloit dire: Vous avez deviné avec une grande sagacité; mais le jeune homme répondit: Non, monsieur, c’est votre personne que je respecte. A la bonne heure! ajouta son oncle; tu me parois un brave garçon; tu dîneras avec moi: il faut bien que le vaincu rende hommage au vainqueur. A cette offre, le marguillier Boniface recula naturellement de trois pas; et il affecta de reculer encore de trois autres, pour faire apercevoir au baron qu’il faisoit trop d’honneur à ce petit aventurier. Joseph remarqua ce mouvement, et, s’approchant de lui avec un air menaçant: Or ça, mon bâton? lui dit-il. Le marguillier ne vouloit point le rendre. Rendez-lui son bâton, dit M. d’Elnach, c’est l’ami, le soutien d’un voyageur; on ne peut l’en priver sans cruauté.—La volonté de monseigneur soit faite; voilà votre bâton, mon petit ami. Joseph l’arracha de ses mains avec un regard qui annonçoit que le petit ami sauroit bien changer le ton du grand ami dans des occasions plus importantes.

Ce différend terminé, Joseph fut tout joyeux de s’être procuré l’entrée de la maison de son oncle sans qu’il lui en eût coûté le moindre mensonge et le moindre subterfuge. Arrivé au château, le baron visita sa carnassière; elle étoit abondamment pourvue. Soutenant jusqu’au bout son caractère de chasseur, il se rendit à la cuisine, et il pluma lui-même son gibier. Joseph l’imita en tout point; et les voilà tous deux qui bouleversent la cuisine. Le marguillier les secondoit de son mieux; mais c’étoit avec un empressement gauche, tandis que Joseph mettoit beaucoup de grace et de bonne humeur dans tout ce qu’il faisoit.


[451]

Ce qui contribuoit à rendre M. Boniface plus maladroit qu’à l’ordinaire, c’étoit sa perpétuelle attention à toutes les démarches de Joseph; il s’étoit constitué son espion, et même il affectoit plus particulièrement la méfiance lorsque M. d’Elnach pouvoit la remarquer. Joseph s’aperçut bientôt de cette disposition hostile; il se fit un malin plaisir d’occuper le marguillier, et de le faire courir sur ses traces en déjouant toutes ses combinaisons. Il ne prévoyoit pas que cette animosité pouvoit un jour lui être fatale. Quelque méprisable que soit son ennemi, quelque foibles que soient ses moyens de nuire, il le peut toujours facilement s’il en a l’intention. De toutes les facultés de l’homme, celle de nuire est la plus puissante, et c’est la plupart du temps celle qu’il exerce le mieux. Le bon jeune homme n’étoit ni inconséquent ni étourdi; mais sa fierté le détournoit de cette prudence qu’il nommoit pusillanimité.

M. Boniface entendoit fort bien les intérêts de la paroisse, et il entendoit encore mieux les siens; il arrangeoit assez bien les affaires de M. le baron, en même temps il ne dérangeoit pas les siennes; il s’occupoit avec zèle de ce qui concernoit l’église, mais il étoit trois fois plus zélé pour ce qui concernoit le château: M. d’Elnach l’avoit chargé de sa correspondance et de toutes les affaires du dehors; mais M. Boniface s’étoit encore chargé des plus petits détails du dedans: c’est ainsi qu’il débarrassoit le baron de tout soin, avec le projet de le débarrasser de certaines autres choses à sa mort, et peut-être même de son vivant. Son activité, son attachement aussi vif qu’officieux, l’avoient fait nommer par le seigneur d’Elnach un homme rare. Cet homme rare s’étoit insinué, depuis quatorze ans, dans les bonnes graces du baron, au point d’habiter un appartement du château, et d’y vivre aussi agréablement que le maître: il s’étoit rendu nécessaire à un homme qui ne vouloit d’autre occupation que celle d’aller chercher à travers les champs des bécasses et des lièvres, de les faire rôtir, de boire et fumer le reste du temps, jusqu’au moment où il se couchoit pour se reposer des travaux de la journée.

Après dîné, on but à la manière allemande; et M. d’Elnach croyoit, ainsi que le marguillier, que Joseph seroit enfin moins discret: on jugeoit que ses aventures devoient être piquantes, on désiroit les connaître; l’un lui versoit force rasades, l’autre lui[452] faisoit maintes questions, auxquelles Joseph ne répondoit qu’en buvant à la santé du baron. M. Boniface se mordoit les lèvre de dépit, et secouoit la tête d’un air qui vouloit dire: Tout cela ne signifie rien de bon, prenons garde à nous; expressions dont il se servoit dans les grandes calamités.

Joseph, pour captiver entièrement son oncle, siffla quelques chants d’oiseaux qu’il imitoit parfaitement; il l’instruisoit de la meilleure manière de les attirer. Le baron, charmé de son adresse, voulut la mettre en usage dès le lendemain; et il fut décidé que Joseph passeroit la nuit au château. Le marguillier faillit renverser la table dans son effroi, et ses lèvres prononcèrent tout bas les mots IMPRUDENCE..., REPENTIR..., TRAHISON, &c. auxquels personne ne prit garde, à son grand déplaisir. Le petit voyageur, de plus en plus satisfait de la cordialité de son oncle, et désirant l’entretenir dans cette bonne disposition, lui apprit encore qu’il savoit nager, conduire un bateau, et pêcher assez adroitement.

Le lendemain, il exerce son savoir, et le baron transporté veut garder auprès de lui un jeune homme qui lui fait oublier la longueur du jour: ainsi la nuit s’approche sans que Joseph pense à prendre congé du baron, et sans que ce dernier lui fasse apercevoir qu’il doit continuer sa route. Le soir M. d’Elnach lui demande s’il sait faire des armes.—Si je sais faire des armes! dit Joseph en courant à l’épée du baron qui étoit demeurée en place depuis vingt ans; je sais faire ceci, puis cela, et encore cela. Bravo! bravo! s’écrie le baron, ne pouvant résister à un jeune guerrier qui savoit faire ceci, puis cela, et encore cela. Charmé de son adresse, M. d’Elnach lui présente son fusil de chasse, et lui fait faire l’exercice en lui commandant chaque mouvement.—En joue, feu, dit l’imprudent baron; et le jeune homme, non moins étourdi, obéit ponctuellement; le coup part, va atteindre le derrière de la tête du marguillier, et lui emporte la queue. Le fusil n’étoit pas chargé d’une manière bien dangereuse, et ce fut le seul dégât qu’il commit. Voilà donc M. Boniface réduit à se coiffer à la Titus, lui qui se glorifioit de porter la plus longue queue du village. En contemplant sa présente figure, et sa colère non moins plaisante, le baron partit d’un éclat de rire immodéré; et Joseph imita son oncle, sans songer à faire des excuses à M. Boniface, qui depuis ce cruel incident se dé[453]clara ennemi irréconciliable de notre héros. Il ne dit mot jusqu’à ce que Joseph se fût retiré; alors il parla ainsi: Monsieur, vous ne prévoyez pas les suites de votre extrême confiance; si vous ne m’écoutez pas, vous en serez victime: vous recevez chez vous un inconnu, un aventurier, un........—Paix, M. Boniface! du respect pour un garçon qui sait faire ceci, puis cela, et encore cela! Ne voyez-vous pas qu’il a reçu une certaine éducation?—Oui. je vois aussi qu’il ne sait où il va, qu’il n’est attendu nulle part, que.......—Tant mieux, morbleu! il restera auprès de nous; c’est une raison de plus pour lui offrir un asile.—Il vous cache ses aventures.—C’est qu’elles sont toutes simples.—Il ne vous dit pas son nom.—C’est qu’il n’en a point.—Il ne parle jamais de ses parens.—C’est qu’il les a perdus.—Il semble vous être attaché, et....—Il n’y a pas de mal à cela.—Dès le premier instant qu’il vous voit, il cherche à toucher votre cœur, afin que.....—D’une manière très engageante, il est vrai, à coup de bâton.—Il n’est pas deux jours ici qu’il brûle mes cheveux.—Portez une perruque.—Enfin j’entrevois.....—Que vous êtes et serez toujours un impertinent, M. Boniface: plus de réflexions, je vous prie; le petit aventurier est un brave garçon, et je sais des gens qui aimeroient à lui ressembler. Le marguillier se soumit en murmurant; mais il courut à la cuisine prédire malheur. Comme il avoit le don précieux d’épouvanter les sots et les ignorans par des contes où le diable et les sorciers jouoient de grands rôles, il charmoit tous les bons esprits du château.

Tous ces bons esprits se gardoient bien de mettre en doute la véracité et le jugement de M. Boniface; chaque parabole, chaque expression, qui sortoient de sa bouche savante, étoient précieusement recueillies; elles partoient du château pour se répandre dans le village, où on leur prêtoit une attention scrupuleuse; on les expliquoit, on les commentoit; on raisonnoit, déraisonnoit, on soupçonnoit même l’illustre marguillier de rendre des oracles avec la mystérieuse obscurité des anciens; de telle sorte que, chacun les interprétant à sa manière, le faiseur d’oracles se trouvoit toujours avoir deviné juste. Il prédisoit même la pluie et le beau temps; c’en étoit assez pour assurer sa réputation. Il ne lui fut donc pas difficile de prévenir ses humbles disciples contre le PETIT AVENTURIER. L’on accusoit Joseph d’être un intrus qui venoit sonder le terrain, examiner[454] les forces de la maison et ses moyens de résistance; il devoit une de ces nuits ménager l’entrée du château à la troupe de brigands dont il faisoit partie. Une vieille femme soutint qu’il avoit jeté un charme sur le baron; qu’un soir on verroit ce soi-disant jeune homme exécuter des sortiléges sous la forme d’un loup, d’une chauve-souris, ou d’un chat-huant, et que déjà il avoit eu le dessein de tuer M. le marguillier. Boniface se moquoit tout bas de la bonne femme, ce qui ne l’empêchoit pas de répondre avec le plus grand sérieux du monde: Ce que vous dites là pourroit bien arriver.

Tout ce qui composait la maison de M. d’Elnach (le garde-chasse excepté) s’étoit réuni contre le bon Joseph; mais il avoit un ami zélé dans le brave Robert. Rival de M. Boniface, Robert lui disputoit, non sans quelques succès, les affections de son maître. M. d’Elnach devoit aimer un homme dont l’humeur ressembloit assez à la sienne. Robert avoit cette franchise sans fard qui caractérise particulièrement les peuples d’Allemagne; il étoit brave jusqu’à la témérité, étourdi comme un enfant, mais très attaché au baron, qu’il respectoit, quoiqu’il lui reprochât ses défauts comme il les auroit reprochés à son frère, à son camarade. Le marguillier étoit plus adroit, plus complaisant, plus empressé que Robert; mais il plaisoit moins au baron. Cependant, comme il avoit su se rendre nécessaire, on croyoit l’aimer pour ses qualités; il le croyoit aussi, et les domestiques le croyoient avec lui: Robert seul étoit assez impoli pour se montrer incrédule: et, sans s’attacher à gagner son estime, M. Boniface trouvoit plus simple de faire en sorte qu’on lui donnât congé. Les boutades du garde-chasse donnoient souvent de l’humeur au baron, et le marguillier saisissoit ces momens favorables pour préparer la disgrace de son rival; mais une nouvelle sottise de Robert, de ces sottises particulières aux bons cœurs, le faisoit rentrer en grace. Il venoit fumer avec son maître, boire à sa santé, et tout se terminoit par ce puissant moyen de réconciliation.

Joseph, décidément établi dans le château, y vivoit dans la plus grande sécurité, comme s’il n’eût jamais dû en sortir; il entrevoyoit avec joie le moment fortuné où il annonceroit à sa mère le retour de la tendresse de son oncle. Plus il le connoissoit, plus il étoit persuadé qu’une erreur avoit produit ce refroi[455]dissement aussi prompt qu’extraordinaire, qui avoit éloigné sa mère du seul parent sur lequel elle dût compter. Tout ce qu’il savoit du caractère et des habitudes de son oncle annonçoit un cœur excellent; mais bien des choses aussi annonçoient une humeur opiniâtre et violente; dans ce mélange, le bien l’emportoit de beaucoup sur le mal. Cependant, comme le baron passoit, par une transition aussi prompte qu’originale, du familier au sévère, Joseph n’osoit encore hasarder quelques questions indirectes sur le mariage de madame Wormes; il attendoit une circonstance plus favorable. En l’attendant, il écrivit à sa mère ce court billet: “Ma bonne mère, me voici dans la maison de mon oncle; je n’en sortirai pas qu’il ne vous rende justice et qu’il ne vous tende les bras, en maudissant l’erreur dont vous êtes victime.” Il parcourut le village pour chercher quelqu’un qui se dirigeât vers Efel; il trouva un mendiant qui, pour la somme de six creutz, se chargea de remettre ce papier à la personne qui habitoit la maison du bois d’Efel.

Joseph commençoit à se plaire dans cette nouvelle manière de vivre, et il ne desiroit rien tant que de voir sa mère la partager. Le matin il sortoit de bonne heure avec son oncle et son ami Robert; tous trois couroient ainsi les champs et les bois à travers le brouillard; ils rentroient crottés et mourant de faim: rien n’étoit plus charmant que cet exercice. Ensuite on prenoit les oiseaux dans des filets, on alloit à la pêche; souvent, dans l’ardeur de l’action, le pêcheur tomboit dans la petite rivière, rien n’étoit plus divertissant; le soir on fumoit, buvoit tout à-la-fois; Joseph, qui n’étoit pas accoutumé à cet heureux mélange, s’enivroit à perdre la tête; tout cela faisoit passer le temps d’une façon très variée.

M. d’Elnach enseigna divers jeux à son hôte; mais celui-ci profita si bien de ses leçons, que bientôt il lui apprit à son tour mille petites ruses qu’il avoit découvertes; et il auroit ruiné son oncle, si l’un et l’autre n’y eussent pris garde. Lorsque Joseph remportoit la victoire, sa joie étoit si naïve, si naturelle, que le baron, malgré sa vanité, aimoit autant être vaincu que vainqueur. Chaque jour le jeune homme mettoit dans sa petite bourse un certain nombre de batz, que son oncle le forçoit d’accepter, selon les lois du jeu. Au bout de la semaine il envoyoit ses petites épargnes à Efel; et c’est la satisfaction qu’il laissoit aper[456]cevoir dans ces circonstances que M. Boniface nommoit cupidité. Ce dernier, envieux du bonheur ou de l’adresse de son rival, se tenoit continuellement derrière sa chaise quand il jouoit avec le baron, afin de le surprendre à tricher, et d’avoir par là l’occasion de quereller son petit ami; mais le petit ami ne trichoit point: aussi le marguillier ne se donnoit pas la peine d’attendre une faute de ce genre pour le réprimander et lui donner aigrement des avis, que Joseph recevoit non moins aigrement; enfin, excédé un jour des remontrances artificieuses de son malveillant mentor, le petit ami lui appliqua un grand coup de poing sur le visage; et, pour comble de malheur, M. le baron jura qu’il en auroit fait autant à la place de son brave (c’est ainsi qu’il désignoit notre héros). Le marguillier, n’ayant aucun complaisant autour de lui pour embrasser sa défense, courut en chercher dans la cuisine, où il raconta les détails de ce nouvel affront, qui fit pâlir toutes les figures. Quoi! leur dit-il, moi, Boniface, marguillier de la paroisse, je me laisserai humilier par un petit drôle qui vient de je ne sais où, qui ne va nulle part, et s’établit sans façon dans le château, au détriment des anciens serviteurs du baron! Ce nouveau-venu se joueroit de nous, tromperoit notre digne seigneur, et nous serions spectateurs paisibles du complot qu’il trame, à n’en pas douter! On l’a vu parler bas à un mendiant étranger, lui remettre de l’argent; prononcer le nom de la forêt d’Efel, lui recommander le secret avec un air mystérieux: ne sommes-nous pas assez instruits? en faut-il davantage pour nous prouver que nous gardons auprès de nous un complice de brigands? Pendant cette harangue Joseph passoit auprès de la cuisine; il s’aperçut que l’on parloit de lui. Indigné de ces horribles propos, il entre subitement, et s’écrie: Misérables calomniateurs, savez-vous bien qui je suis? Non, disent toutes les voix, croyant obtenir l’éclaircissement si désiré. Eh bien; vous l’apprendrez un jour, leur répond Joseph, qui avoit su prudemment se contenir. Mais cette réponse excita les ris du peuple valet. Eh quoi! c’est un héros, disoit l’un; oui, oui, un héros de grand chemin, ajoutoit un second; et l’impétueux jeune homme, entraîné par la colère, distribua subitement à chacun d’eux une paire de soufflets; après quoi il alla se distraire de cette contrariété chez le bon Robert. Aussitôt que l’ennemi eut disparu, les vaincus cherchèrent des armes et se rangèrent en[457] ordre de bataille. L’orateur, M. Boniface, s’étant mis à leur tête, ils se dirigèrent vers la chambre à coucher de M. le baron. C’étoit fort mal prendre son temps; M. le baron commençoit à s’assoupir, et il n’annonça son brusque réveil qu’en pestant contre les importuns; ceux-ci lui expliquèrent l’irrévérente conduite de son brave, et demandèrent qu’il leur fût fait réparation de l’honneur qu’ils n’avoient pas. Eh quoi! leur dit le baron, vous êtes cinq ou six grands impertinens, et vous n’avez pas su vous défendre? Allez, morbleu! sortez d’ici, ajouta-t-il en s’enfonçant énergiquement son bonnet de nuit dans la tête; laissez-moi en repos, et gardez-vous de toucher à un cheveu de mon brave. Cela dit, il tire brusquement ses rideaux, s’enfonce dans son lit, et laisse la troupe consternée se plaindre et se consoler elle-même.

Le même soir, Joseph confia son secret à Robert, lequel, tout fier d’une semblable confidence, voulut signaler son zèle pour son jeune ami: il trouva un expédient très propre à terminer l’importante affaire qui, jour et nuit, occupoit Joseph. Il fut convenu entr’eux deux qu’on saisiroit le moment de proposer au baron une course à cheval, et qu’on l’entraîneroit à Efel, où les éclaircissemens et la réconciliation devoient avoir lieu.

Le lendemain, Joseph écrivit à sa mère pour la prévenir de ce projet, sans fixer le jour où il devoit avoir son exécution, puisqu’il l’ignoroit lui-même. Il n’avoit pas, à beaucoup près, achevé sa lettre, quand il fut interrompu par le marguillier qui venoit le chercher de la part de son oncle pour l’accompagner dans sa promenade. Joseph part étourdiment en laissant la lettre sur sa table; il se contente de fermer la porte de sa chambre, sans en ôter la clef; et, avec une sécurité parfaite, il suit son oncle dans le parc. C’étoit là que le baron prenoit de l’exercice, et provoquoit l’appétit les jours où il ne chassoit pas; le terme ordinaire de ses promenades étoit la maisonnette du garde-chasse, qui n’aimoit jamais tant son bon seigneur que lorsqu’il le voyoit assis sur une escabelle, caressant ses deux petits bambins, et les corrigeant quelquefois comme s’ils lui eussent appartenu. Pendant que Joseph fait danser les enfans de Robert, il se passe au château des choses vraiment cruelles. Le marguillier profite de l’absence de son ennemi; il entre dans la cuisine, où se tenoient généralement tous les conseils; son air empressé et presque joyeux annonce qu’il y a quelque mal à faire au petit ami[458] Joseph. Mes enfans, dit-il à tous les domestiques réunis, c’est ici le cas de montrer votre zèle: nous pouvons à l’instant même obtenir la preuve de nos soupçons; Joseph vient d’écrire une lettre; sûrement elle contient des secrets importans, il faut nous en rendre maîtres, afin de désabuser monseigneur: j’ai dit. Aux premiers mots, la troupe malveillante étoit restée la bouche ouverte. Le rôti brûloit devant la grosse face de la cuisinière sans que personne s’en apercût. Le marguillier avoit cessé de parler que l’on écoutoit encore. Pour les tirer de leur apathie, il prend un de ces messieurs par la main, persuadé que tout le reste le suivra sans peine. On demandera pourquoi il ne s’étoit pas chargé seul de l’expédition; il avoit jugé qu’en se donnant des complices il s’exposeroit bien moins si la chose ne se terminoit pas selon ses desirs, et que le baron, ayant plusieurs individus à punir, il ne puniroit personne. Toute la troupe le suit en tumulte. En arrivant près de la chambre de Joseph on fait halte, et le chef, regardant par le trou de la serrure, annonce que l’on peut entrer. Chacun marche derrière lui, voulant se faire un rempart de son corps contre les attaques du redoutable Joseph, en cas qu’il fût rentré sans qu’on l’eût aperçu. De son côté, M. Boniface, non moins poltron que les autres, avance en paix, voyant ses derrières passablement garnis. Il trouve la lettre sans signature et sans adresse; il secoue la tête, et dit à ses compagnons: Ecoutez bien, messieurs, je vous prie. “Ma tendre mère, prenez patience, et soyez tranquille....”—C’est suspect, dit le marguillier.—Très suspect, reprend sa suite. “J’espère réussir dans mon dessein....”—Miséricorde! nous sommes perdus!—Miséricorde! répète l’écho. “Le baron m’accable de ses bienfaits...”—Tant pis!—Tant pis! s’écrièrent toutes les voix. “Et j’ai pour lui la plus tendre reconnoissance...”—Paroles de convention!—On sait ce que cela veut dire, ajoute le chœur. “Bientôt vos vertus seront récompensées, et j’aurai la joie d’avoir contribué au bonheur des deux personnes que j’aime et respecte le plus....”—Quel horrible complot! dit en gémissant le marguillier.—Tout cela est alarmant, ajoutent ses compagnons. “Je possède déjà le cœur de...”—Cela veut dire le trésor. C’est juste, c’est bien cela, s’écrie-t-on de toute part.... “Le cœur de mon excellent oncle....” A cette dernière ligne, que Boniface lit[459] tout bas, il fait une grimace effroyable; et, mettant d’un air pensif la lettre dans sa poche, il reprend gravement et à pas comptés le chemin de la cuisine. Ses dignes camarades, l’épouvante dans le cœur, se remettent à sa suite, marchant sur la pointe du pied, n’interrompant le silence que par un chut, tandis que chacun tremble de respirer, de faire le moindre bruit. Leur chef est si profondement enseveli dans ses réflexions, qu’il va donner de la tête contre le mur qui fait face au corridor.—Aux cris qu’il jette, au mouvement qu’il fait en reculant, toute son arrière-garde, se croyant surprise par l’ennemi, se disperse en une minute, va se réfugier au hasard; et, après un grand fracas de portes que chacun tire brusquement, tout rentre dans le calme. M. Boniface ne remporta d’autre avantage de son expédition que la connoissance d’un fait qui peut renverser l’édifice de sa perfidie, et, de plus, une bosse énorme située tout au milieu de son large front.

Joseph, en rentrant, courut à sa chambre pour achever sa lettre. Quel fut son désespoir de ne la plus trouver! Il supposoit d’abord que le vent l’avoit emportée par la fenêtre; mais bientôt il soupçonna le marguillier. En sortant pour aller à la recherche, il rencontra l’auteur de ses alarmes avec une compresse sur le front; loin de le plaindre, il le coudoya avec tant de force, que M. Boniface fit une pirouette qui le conduisit au bas de l’escalier.

Les recherches de Joseph demeurant infructueuses, il fit part de cet accident au garde-chasse, qui jugea nécessaire de précipiter le denouement. Tout fut arrangé pour le lendemain; ils convinrent de ce qu’il y avoit à faire et à dire; rien ne fut négligé; on se quitta l’espérance dans le cœur.

Le lendemain, après le déjeuner du baron, le garde-chasse entre, et lui dit: Monseigneur, il y a fort long-temps que vous n’avez fait de promenade à cheval; il fait trop humide pour chasser à pied. Voici trois chevaux impatiens de prendre l’air; votre brave et moi nous aurons l’honneur de vous accompagner. Ce moyen étoit infaillible pour entraîner le baron, qui ne se décidoit jamais promptement que lorsqu’il voyoit les choses toutes prêtes pour son départ. Il monte gaiement à cheval, ne se doutant point de la conjuration. Joseph et son ami prennent la route d’Efel; le baron les suit machinalement. Le ciel étoit[460] sombre, et il faisoit assez froid; aussi M. d’Elnach fut-il bientôt las de sa course, et l’on étoit à trois quarts de lieue d’Efel quand il fit faire halte, et manifesta l’intention de retourner sur ses pas. Mais, patatra! patatra! patatra! voilà les chevaux de Joseph et de Robert qui s’emportent à plaisir, et galopent sans vouloir entendre raison; et celui de M. d’Elnach, honteux de rester en arrière, suit ses camarades avec la même célérité; et M. le baron jure qu’il n’ira pas plus loin; et ses compagnons jurent encore plus fort, et leurs cris excitent encore plus les chevaux, non moins entêtés que leurs maîtres; et, à force de jurer, de crier, de s’exténuer, ils arrivent tous trois à la cabane d’Efel. Joseph saute le premier à bas de cheval, et entre précipitamment chez sa mère; il n’a que le temps de lui dire trois mots, son oncle arrive, demande aussitôt du feu, et s’assied à la cheminée sans prendre garde à rien: il se croit chez un pauvre paysan, et il est tout surpris de voir une femme encore jeune et d’un extérieur agréable lui faire une profonde révérence. Le baron lui adresse gauchement des excuses, que madame Wormes, toute tremblante, reçoit plus gauchement encore. Son bûcher s’étoit prodigieusement dégarni depuis le départ de Joseph; elle se trouvoit donc sans feu, par un temps de bise et de brouillard.

Pendant qu’on prépare le bois et qu’on allume le feu, le bon seigneur d’Elnach contemple à loisir l’état de dénuement où se trouve la cabane de sa nièce; il s’afflige de voir une femme bien née vivre aussi tristement, et il cherche en vain à expliquer cette singularité. Cependant les manières de Joseph annoncent que cette maison ne lui est pas inconnue. D’après cette conjecture, il juge que madame Wormes pourroit bien être sa mère; et, sa curiosité devenant de plus en plus grande, il fit maintes questions à sa nièce.—Quoi! madame, vous demeurez seule, isolée, au bord de cette forêt?—Oui, monsieur.—Sans parents?—Oui, monsieur.—Sans mari?—Oui, monsieur.—Sans enfans?—Voilà mon fils, répondit-elle en désignant Joseph.—En vérité, madame, vous avez un fils bien discret. Sûrement vous ne passerez pas l’hiver ici?—Je crains bien d’y être forcée.—Oh! que non, dit Robert en essuyant ses larmes; nous y mettrons bon ordre, n’est-ce pas, monseigneur? Le baron rêvoit déjà aux moyens d’obliger cette dame infortunée, sans blesser sa délicatesse, et sans qu’il lui fût possible de le refuser; il se sen[461]toit une certaine disposition à l’attendrissement, et il croyoit comprendre l’air craintif et suppliant du bon Joseph, qui étoit à ses côtés baisant ses mains à diverses reprises.

Contre le mur qui faisoit face à la cheminée étoit le portrait du frère du baron. Madame Wormes, tremblant de perdre son père, s’étoit hâtée de faire son portrait, quoiqu’il fût déjà malade: la ressemblance étoit parfaite. En promenant ses regards autour du salon, qui servoit à-la-fois de cuisine et d’antichambre, M. d’Elnach aperçoit le tableau, et recule de surprise. C’est mon frère! mon pauvre frère! s’écrie-t-il en lui tendant les bras, comme s’il eût parlé à l’original. Qu’il paroît triste et accablé!—C’est qu’il vous reproche d’avoir abandonné sa fille, lui dit brusquement Robert.—Abandonné sa fille! répond le baron; abandonné sa fille! Morbleu! quand elle se marie sans mon consentement, sans daigner m’en avertir; quand elle épouse un homme sans fortune, sans mœurs, sans naissance: et c’est moi qui l’abandonne! Ces mots éclairent madame Wormes; elle voit que des ennemis secrets ont abusé son oncle, en interceptant les lettres qu’elle lui écrivoit, et qu’on l’a trompée elle-même par des réponses qu’il n’avoit pas dictées. Certaine des intentions de son oncle, elle ne craint plus de se découvrir; aussi bien ce qui venoit de se passer avoit suffisamment instruit le baron. Elle se jette dans ses bras, et ses larmes étouffent sa voix; mais son fils, moins ému qu’elle, explique à M. d’Elnach jusqu’aux plus petits détails des événemens qui précédèrent et suivirent le mariage de sa mère. Celle-ci court chercher les lettres qu’elle avoit reçues du château d’Elnach. Le baron désavoua la plupart de celles qui n’étoient pas écrites de sa main; et, voyant que le marguillier en étoit l’auteur, il se rappelle les discours de cet homme contre sa nièce; mais il ne peut concevoir quel intérêt il avoit eu à le tromper.

Madame Wormes se hâte de désabuser son oncle au sujet de son mari; elle l’assure que c’est un gentilhomme généralement estimé des autres officiers de sa compagnie, et que personne n’a encore attaqué ses mœurs; elle ajoute qu’à la vérité elle passe sa vie dans de grandes privations, parce qu’elle n’a pu acquitter que très difficilement les dettes de son père; et qu’enfin M. Wormes ne lui a point écrit depuis trois ans, ce qui augmentoit de beaucoup ses inquiétudes. Le baron, vraiment touché de sa[462] malheureuse situation, lui auroit pardonné si elle avoit été coupable; que ne fit-il point en la trouvant innocente! Outré d’avoir été dupe d’un homme qui avoit eu sa confiance pendant quatorze ans, il jura de lui casser la tête. Il vouloit mettre sa nièce en croupe derrière lui, et partir pour exécuter son projet. Le garde-chasse cherchoit déjà une grosse branche de noisetier pour s’en faire un bâton propre à châtier M. Boniface; car Robert, tout brave homme qu’il étoit, ne laissoit pas que d’être sensible à la vengeance: mais madame Wormes fit entendre à son oncle que, quand même il casserait la tête du marguillier, cela ne changerait rien à ce qu’elle avoit souffert, et qu’il suffisoit de le mettre poliment à la porte.

Robert et Joseph avoient arrêté qu’un repas se feroit dans la maisonnette en l’honneur de la bienheureuse réconciliation: ils avoient donc eu soin de se pourvoir des choses essentielles, telles que le vin et le gibier. On entame la haie morte pour faire un grand feu, et les deux conjurés se mettent à préparer le dîner. Le baron, voyant ces dispositions, consent à retarder sa vengeance; il trouve piquant de faire la cuisine dans une maison où l’on manque des ustensiles les plus ordinaires, et il se met gaiement à l’ouvrage, jouissant avec malice du trouble de sa nièce, qui ajoutoit au désordre général.

Tandis que l’on travailloit ardemment, un inconnu frappe à la porte, et s’annonce comme un voyageur exténué de fatigue, et qui a besoin de prendre quelque nourriture. Robert le fait entrer, et lui répond qu’il trouvera ce qu’il demande. L’étranger jette des regards surpris autour de lui, et s’assied en silence. Madame Wormes ne l’eut pas plutôt considéré qu’elle s’élance dans ses bras et l’embrasse tendrement; c’étoit son mari. Il étoit à peine reconnoissable; depuis trois ans on l’avoit retenu prisonnier à Belgrade, et il ne devoit sa liberté qu’à la paix que l’on venoit de conclure avec la Porte. Madame Wormes croyoit que son bonheur étoit un songe, et son mari ne concevoit pas davantage comment M. d’Elnach se trouvoit chez sa femme, que jadis il avoit si opiniâtrement refusé de voir. Madame Wormes lui expliqua de quelle manière la chose s’étoit passée, et lui présenta son fils, unique auteur de cet heureux événement. M. Wormes étoit orgueilleux de posséder un fils aussi aimable, aussi intelligent; et le baron fut sur le point de se disputer au sujet de[463] son brave, qui, selon son calcul, devoit lui appartenir exclusivement. Après bien des contestations, on convint qu’il appartiendroit à tout le monde, et qu’il falloit se presser de retourner au château, afin de prier M. Boniface d’en sortir.

Pendant que cet orage se préparoit, le marguillier écrivoit la lettre suivante à madame Leistein. “Madame, il se passe dans le château des choses qui méritent toute votre attention: nous sommes sur le point de perdre le fruit de notre travail; madame Wormes que vous avez crue éloignée de son oncle pour jamais, demeure assez près d’Elnach, et son fils va vous ravir l’héritage qui vous est dû. Pour preuve de ce que j’avance, voici la lettre qu’il écrivoit à sa mère. Je parviendrois peut-être à me débarrasser de lui si j’avois une certaine somme à ma disposition. Je vous prie d’observer que feue madame votre sœur m’a laissé fort peu de chose à sa mort; les services que je lui ai rendus, en contribuant à écarter la nièce de son mari, méritoient une autre récompense. Vous me faites espérer pour l’avenir; mais je puis mourir auparavant, et vous devez sentir, madame, combien cela seroit désagréable, après m’être exposé comme je l’ai fait en écrivant, sous les yeux de madame d’Elnach, des lettres que son mari étoit censé avoir dictées. Considérez, je vous supplie, qu’en découvrant votre artifice à Monseigneur, je puis en retirer un grand avantage. Je possède l’original d’une lettre que madame votre sœur vous a écrite, et dont je ne vous ai envoyé que la copie; j’ai aussi vos réponses; mais l’honneur me retient, et je continuerai à vous servir fidèlement, si vous daignez avoir égard à ma demande.” M. Boniface n’a pas le temps d’achever sa lettre: le baron entre, suivi de tous ses domestiques, qu’il avoit à moitié instruits du sujet de sa colère; et, avec le fouet qui servoit à corriger ses chiens, il corrige le grave marguillier. Tous les valets, semblables à bien des gens, prennent le parti du vainqueur avec le même zèle qui leur avoit fait suivre le parti contraire; et, sans la compassion de son petit ami, M. Boniface auroit à peine conservé assez de forces pour quitter une maison où il avoit cru s’être établi pour toujours.

En visitant sa chambre pour lui rendre sa garde-robe, on aperçut deux papiers sur sa table: la lettre que Joseph avoit préparée pour sa mère, et qui lui avoit été prise ayant qu’elle fût ache[464]vée, ainsi que la lettre désignée par Boniface dans celle qu’il écrivoit à madame Leistein. Cette lettre, qu’il avoit eu soin de garder, étoit, comme on l’a vu, de madame d’Elnach. En voici le contenu. “Ma très chère sœur, ayez la bonté, je vous prie, de me débarrasser d’une nièce de mon mari: c’est elle qui vous remettra cette lettre de recommandation. Je sais que M. d’Elnach a le projet de la doter d’une somme considérable, et sa ridicule générosité peut aller plus loin encore. Il est de votre intérêt, comme du mien, de prévenir certaines dispositions testamentaires qui feroient tort à notre famille; je ne pense pas avoir jamais d’enfans, et mon mari paroît extrêmement attaché à cette nièce que je ne connois point, et qu’il m’importe fort peu de connoître. Si, par exemple, elle se marioit sans le consentement de son oncle..... Une fois prévenu contre elle, il ne voudroit plus la revoir. En tout cas, j’ai à ma disposition l’homme qui lui sert de secrétaire; voyez s’il peut nous être utile. J’ai déjà su retarder l’arrivée de cette parente en interceptant plusieurs de ses lettres. Maintenant c’est à vous de découvrir en elle de mauvaises inclinations, et de l’entraîner à quelque faute irréparable. Conduisez la chose avec cette adresse qui vous distingue, &c.”

On trouva dans une boîte des lettres que madame Wormes avoit écrites à son oncle à l’époque de son mariage.

Ainsi tout fut expliqué dans les vingt-quatre heures, et l’intéressante famille quitta la cabane pour venir occuper un appartement du château, où elle vécut dans la plus parfaite intelligence avec le bon Seigneur d’Elnach. Malgré son ancienne tendresse pour madame Wormes, le baron n’aima rien tant que son Brave, qui reparoîtra peut-être sur la scène, si l’on nous fait encore part de quelques événemens de sa vie assez curieux pour être publiés.

Melle. V. Cornélie de S——.


BARTHELEMY

SUR LES BORDS DE LA LOIRE.

Rien ne donne une plus haute idée de l’amitié, que de la voir s’établir entre l’homme puissant et l’homme de lettres:[465] tous deux y trouvent un avantage inappréciable qui se renouvelle sans cesse. L’autorité prend plus de force, en ce qu’elle doit aux lettres ce charme qui persuade; les sciences et les lettres acquièrent plus d’éclat, par cela même qu’elles sont chères à là puissance; et ce noble échange répand dans toutes les classes de la société ces égards mutuels du rang et du mérite, cette douce concorde et cette heureuse urbanité qui doublent le bonheur de la nation sans jamais rien coûter à sa gloire.

Telle fut l’intime liaison du duc de Choiseul avec le célèbre auteur d’Anacharsis. Ce ministre, honoré de l’entière confiance de son roi, et qui influa si puissamment sur les destinées de la France, sentit qu’il avoit besoin d’un ami vrai, d’un guide sûr, d’un savant et d’un sage, qui le familiarisât avec les ressorts de cette vaste politique qui porta la Grèce au plus haut degré de splendeur. Le duc de Choiseul trouva tous ces avantages réunis dans l’éloquent historien à qui nous devons l’un des plus beaux monumens littéraires qu’ait produits le dix-huitième siècle, dans cet annotateur infatigable, qui employa trente années à composer ce riche tableau de l’ancienne Grèce, depuis la fondation d’Athènes, jusqu’au règne d’Alexandre.

Ce fut par le conseils et la profonde érudition de l’auteur du Jeune Anacharsis, que le duc de Choiseul se signala, dans le fameux traité de paix de 1763. Ce fut à lui qu’il dut cette élévation de caractère et cette grande connoissance des hommes, qui le rendirent si cher à son prince et si nécessaire au peuple. Ce fut à lui sur-tout, qu’il dut un grand nombre d’amis, la reconnoissance des gens de lettres et les honorables consolations qui adoucirent son exil, lorsque le pouvoir immense dont il étoit revêtu, et que la rivalité jalouse ne manqua pas de peindre comme un abus d’autorité, lui eut fait perdre la confiance du monarque et les faveurs dont il l’avoit comblé.

Le duc de Choiseul s’étoit retiré à sa terre de Chanteloup, située près de la ville d’Amboise, sur les bords de la Loire. Tout ce que la France comptoit de grands personnages, tous les seigneurs et les hommes célèbres des cours étrangères se faisoient un devoir d’aller y visiter cet homme extraordinaire, qui, par sa magnificence, son esprit et sa grâce, réunissoit encore autour de lui tous les prestiges de la grandeur, et sembloit n’avoir rien perdu de sa puissance.

[466]

L’abbé Barthélemy, qui, pendant vingt ans, ne s’étoit point séparé de son illustre ami, ne lui fut que plus tendrement attaché dans sa disgrâce: il le suivit à Chanteloup, dont le séjour enchanteur convenoit à ses goûts, à ses travaux. Pendant que le duc de Choiseul cherchoit à perpétuer le souvenir de son exil par des établissemens publics, par l’embellissement et la prospérité de cette belle Touraine, dont il étoit gouverneur, son digne ami s’occupoit à terminer le grand œuvre commencé depuis long-temps. Il mit au jour son Voyage du Jeune Anacharsis, dont le style attachant, les tableaux frais et variés annoncent assez que l’auteur écrivit cet immortel ouvrage au milieu du jardin de la France.

Barthélemy avoit en effet l’habitude d’aller méditer, chaque matin, sur les bords de la Loire; il prétendoit que le doux aspect et le murmure de l’onde calmoient l’effervescence de l’imagination, classoient les idées, et rendoient plus disposé au travail. Dispensé par le duc d’assister aux grands cercles du soir, autorisé par lui à ne faire que ce qu’il eût fait dans la plus simple retraite, ce poëte historien se retiroit ordinairement de bonne heure dans son appartement; le lendemain, il alloit, au lever de l’aurore, s’asseoir sur les bords du fleuve, où il se livroit à tous ses antiques souvenirs.

Il ne tarda pas néanmoins à remarquer que l’esprit, comme le corps, avoit besoin de repos; et, pour se condamner à un néant momentané qui ne devoit donner ensuite que plus de ressort à l’âme, que plus de brillant à la pensée, il prit l’habitude de pêcher à la ligne pendant des heures entières. Ce délassement devint un de ceux qu’il chérissoit le plus, et auquel il resta long-temps fidèle. Vêtu d’une simple redingote grise, et portant un fichu de soie noué négligemment autour de sa tête, il arrivoit sur les bords de la Loire avec ses lignes, son petit panier contenant ses amorces, et le déjeuner le plus frugal; il s’établissoit à l’ombre d’un saule où d’un peuplier, et lorsqu’après une longue immobilité et la patience la plus prolongée, il avoit le bonheur de faire une pêche abondante, il étoit dans un ravissement inexprimable. S’apercevant enfin que le soleil s’élevoit au-dessus de sa tête, et que la matinée s’avançoit, il reprenoit son modeste attirail de pêcheur, retournoit au château, offroit le résultat de sa pêche au premier villageois qu’il rencontroit, mon[467]toit à son appartement, et paroissoit quelques instans après au grand salon, rayonnant de joie et de santé.

Parmi les personnes de distinction qui formoient la société habituelle du duc de Choiseul, Barthélemy avoit remarqué M. Ducluzel, intendant de la généralité de Tours. La sympathie de goûts et de caractères qui régnoit entr’eux les unit intimement. Barthélemy prenoit plaisir à diriger l’éducation de la fille aînée de M. Ducluzel, dont la beauté ne pouvoit être égalée que par les rares qualités de son cœur. Elle avoit pour l’abbé Barthélemy la plus respectueuse déférence, et trouvoit un charme infini dans ses leçons. Celui-ci tâchoit, de son côté, de faire oublier à son adorable élève sa haute réputation, et descendoit jusqu’à elle sans qu’elle pût s’en apercevoir. Sa taille haute et sa figure noble, qui rappeloit celle d’un des sages de la Grèce, pouvoient bien quelquefois intimider la jeune écolière; mais, sous ces dehors imposans, elle trouvoit un son de voix si pénétrant, une modestie si vraie, et une érudition qui se cachoit avec tant de charme et d’adresse, que, rassurée par des égards et des soins si doux, elle s’imaginoit s’entretenir avec un ami qui cherchoit avec elle à s’instruire. On eût dit, à les voir, deux voyageurs parcourant une route inconnue, et se prêtant un mutuel secours.

Il étoit d’usage, dans la ville de Tours, que l’intendant qui, dans l’absence du gouverneur, représentoit le roi, donnât des fêtes aux principaux habitans, et sur-tout aux militaires qui s’y trouvoient en garnison. M. Ducluzel ne manquoit jamais de se montrer, aux époques solennelles, le digne délégué du prince. C’étoit sur-tout le jour de la Saint-Louis qu’il avoit coutume de donner un bal où se trouvoit réuni tout ce que peuvent inventer le goût et l’opulence. Le régiment Royal-Vaisseau étoit alors caserné dans la ville; tous les officiers appartenans aux plus anciennes familles de France, et parmi lesquels se trouvoient des hommes lettrés, devoient être invités à cette grande réunion.—M. Ducluzel, qui passoit une partie de la belle saison à Chanteloup, s’étoit rendu à Tours plusieurs jours auparavant, et l’abbé Barthélemy avoit accompagné cette honorable famille. Elle habitoit ordinairement, pendant l’été, le prieuré de Saint-Côme, situé à une demi-lieue de la ville, et donc le parc touchoit aux bords de la Loire. Cette charmante habitation étoit à très-peu[468] de distance du château du Plessis-les-Tours, bâti par Louis XI. L’abbé Barthélemy, toujours avide de ce qui pouvoit offrir des traces historiques, s’étoit empressé d’aller visiter ce triste séjour, dont les épaisses murailles, et les cachots souterrains, rappellent encore aujourd’hui la mémoire de ce monarque cauteleux et sanguinaire, qui sacrifioit à son fanatisme et à ses terreurs paniques ses amis les plus dévoués, ses sujets les plus fidèles.

Pour se distraire de ces pénibles souvenirs, Barthélemy passoit l’eau et parcouroit sur l’autre rive de de la Loire les rians coteaux de Saint-Cyr, où se trouve cette butte remarquable par l’entrevue qu’eurent, en 1589, Henri III. et le jeune roi de Navarre. Cette butte, qui devroit porter le nom chéri d’Henri IV. semble offrir, par son aspect, (l’un des plus beaux de l’Europe,) le souvenir du prince adoré des François. On n’y arrive qu’à travers des collines, où l’on récolte les meilleurs vins de la Touraine; le sommet est couronné d’arbres qui forment un ombrage délicieux, sous lequel on découvre le vaste et riant jardin de la France qu’arrosent le Cher et la Loire. La vue s’étend depuis Blois jusqu’à Saumur, et parcourt un espace de trente lieues. La mémoire sacrée du roi-troubadour anime cet aspect ravissant, en augmente encore la magie. Le ciel lui-même, d’accord avec nos souvenirs, semble veiller à la conservation de cette butte historique, en la couvrant d’arbres majestueux, en l’ombrageant d’un épais feuillage.

Barthélémy ne pouvoit se rassasier de ce magnifique spectacle. Il alloit, presque tous les soirs, y relire ses auteurs grecs, ou s’y livrer à ses savantes méditations. Quant à ses matinées, elles étoient presque toujours employées à son délassement favori. Du parc de Saint-Côme, il pouvoit, pour ainsi dire, tendre ses lignes sur la Loire: aussi jamais il n’avoit fait de pêches plus heureuses, et chaque jour, dès qu’il s’éveilloit, il venoit s’établir, selon sa coutume, au pied d’un arbre, et distribuoit ses hameçons.

Un jour, c’étoit la veille du bal annoncé chez l’intendant, comme il se livroit aux plaisirs de la pêche, il entend dans une oseraie, auprès de laquelle il étoit assis, la voix de deux personnes qui s’entretenoient des innombrables beautés du Voyage d’Anacharsis, qu’il avoit publié depuis quelque temps. Il regarde à travers le feuillage qu’il écarte avec précaution, et dé[469]couvre deux jeunes officiers d’infanterie en petit uniforme du matin, qui parloient de la vive impression que leur produisoit la lecture de ce chef-d’œuvre déjà répandu dans toute la France. “Nous n’avons encore lu que l’Introduction, disoit l’un: quelle idée imposante elle donne de l’ouvrage!—Comme nous avons dévoré, disoit l’autre, ces belles descriptions des premiers temps de la Grèce! Quel riche abrégé de l’histoire! Comme on passe en revue les mœurs, les lois, les usages, et tous les monumens des sciences et des arts!—Oh! que j’aime ce beau siècle de Périclès, qu’on pourroit appeler à bon droit le Louis XIV. de l’antiquité!—Ce que j’admire sur-tout dans Barthélemy, c’est qu’il met continuellement son lecteur en scène avec tous les grands hommes dont il parle.—Voyons si le second volume sera digne du premier. Quel plaisir de lire ensemble ce bel ouvrage sur les bords de ce fleuve, à l’aspect de cette butte remarquable, où l’ombre d’Henri IV. semble nous sourire et nous encourager!

Les voilà donc qui se mettent à lire le second tome du Voyage d’Anacharsis. Ils parcourent d’abord avec avidité le Pont-Euxin, Byzance et le détroit de l’Hellespont: ils suivent ensuite le jeune voyageur à Lesbos, à Mytilène, à Thèbes, et s’arrêtent avec lui dans Athènes. Comme ils s’intéressent à ce lycée, à ces gymnases, à ce portique immortel, à ces jardins d’Académus! Comme ils sont touchés de ces belles funérailles! Mais ce qui les attache plus particulièrement, comme guerriers, c’est la savante et fidèle description des levées, des revues et de l’exercice des troupes chez les Athéniens; c’est sur-tout cette bataille de Mantinée et la mort d’Epaminondas. Ils ne peuvent s’empêcher de mêler leurs larmes à celles des amis de ce héros; ils voudroient retarder le moment fatal où l’on doit retirer ce javelot qui va trancher le cours d’une si belle vie...... Mais à l’annonce de la victoire, ils admirent ces dernières paroles du grand homme mourant: “J’ai assez vécu.” Ils voient ses yeux encore étincelans attachés sur son bouclier; ils épient, avec une terreur religieuse, le moment où son âme va s’exhaler et s’élever aussitôt vers l’immortalité.

Barthélemy ne les perdoit pas de vue, et prêtoit une oreille attentive à tout ce qu’ils disoient. Vainement ses hameçons disparoissoient dans l’eau, vainement les plus beaux poissons de[470] la Loire s’y trouvoient pris; le pêcheur étoit en Grèce, et recueilloit le dernier soupir du héros Thébain. Oh! que l’émotion de ses deux jeunes lecteurs avoit d’attraits pour lui! que les larmes qui s’échappoient de leurs yeux lui étoient chères!

Cependant la matinée s’avançoit, et Barthélemy oublioit, ainsi que les officiers, qu’il avoit des devoirs à remplir. La jeune Ducluzel attendoit en vain la leçon de son aimable instituteur, et la discipline militaire alloit trouver en défaut deux nobles enfans de Mars. Ceux-ci néanmoins se rappellent, au milieu de la Grèce, qu’ils sont sur les bords de la Loire, et remarquent bientôt que les rayons du soleil dardent perpendiculairement à travers le feuillage sous lequel ils sont assis: ils se lèvent avec précipitation, se demandent l’heure; mais sortis de la ville sans précaution, et dans le négligé le plus simple, aucun d’eux ne s’étoit muni de sa montre. Ils font quelques pas, aperçoivent le pêcheur qui rassembloit ses lignes; et, loin de se douter que sous cet humble vêtement se cachoit l’écrivain celèbre qui venoit d’exciter leur admiration, ils l’abordent et lui disent: “Bonhomme, pourriez-vous savoir quelle heure il est en ce moment?” Celui-ci, regardant le soleil, répond qu’il n’est pas loin de midi. “Midi! reprend l’un, nous ne serons jamais rendus pour la parade.—Gare les arrêts, ajoute l’autre; notre major est inflexible; et nous serons punis pour la première fois.—Comme cette lecture d’Anacharsis attache et brûle le temps!—Il seroit dur cependant de ne pas assister au bal que donne demain l’intendant.—J’en serois d’autant plus désolé, qu’il y aura des femmes charmantes, et que le célèbre Barthélemy doit, dit-on, s’y montrer un instant à la demande de tous les habitans de la ville.—Il sera loin de se douter que ceux des officiers de notre régiment qui désirent le plus ardemment le connoître, seront privés du bonheur de le voir pour s’être livrés trop long-temps à celui de le lire....” Tel étoit l’entretien des deux amis, en regagnant à toutes jambes la ville, où ils ne purent arriver en effet qu’après la parade, qui se faisoit à midi très-précis.

Barthélemy, qui avoit entendu une partie de cette conversation, s’empresse de retourner à Saint-Côme: il y reprend son costume ecclésiastique, et prie M. Ducluzel de lui prêter sa voiture, pour se rendre à la ville le plus promptement possible.[471] “Eh, bon Dieu, l’abbé, qu’avez-vous donc de si pressant, et que vous est-il arrivé?—Rien, mon ami..... C’est bien la plus étrange aventure!...... Et je souffrirois que ces deux aimables jeunes gens fussent pour moi privés de leur liberté!—Quels jeunes gens? et que voulez-vous dire?—Il faudrait que le major fût le plus inflexible de tous les hommes..... En vérité, l’abbé, vous m’effrayez; je ne vous vis jamais dans un aussi grand trouble, dans une pareille agitation.—C’est celle du plaisir, mon ami: rassurez-vous; mais votre voiture au plus tôt, je vous en supplie..... Dites-moi, vous devez connoître le major du régiment Royal-Vaisseau: quel, homme est-ce?—Un militaire très-distingué, mais sévère, inexorable en fait de discipline.—Tant pis: après tout, c’est son devoir.—Auriez-vous quelque grâce à lui demander? Je vais vous accompagner.—Non, non; seul j’ai fait commettre la faute, seul je dois la réparer.—Mais encore une fois, quel est donc ce mystère?—Vous saurez tout, et vous avouerez vous-même que je ne puis mettre trop d’empressement... Mais j’entends la voiture, et n’ai pas de temps à perdre...” En achevant ces mots, il sort, monte dans la calèche de l’intendant, et se rend à Tours, où il se fait conduire à l’hôtel du major.

“Qui annoncerai-je? lui demande le valet de chambre.—Un étranger....” On l’introduit auprès du major. “Monsieur, lui dit-il, parmi les officiers qui ont l’honneur de servir sous vos ordres, il en est deux qui out dû manquer aujourd’hui à la parade.—Il est vrai, Monsieur, et dans ce moment même, ils se rendent aux arrêts pour huit jours.—Hé bien, monsieur le major, vous voyez le seul coupable; c’est moi qui les ai débauchés.—Vous, monsieur l’abbé! Votre ton, votre figure sembleroient plutôt propres à ramener des jeunes gens dans leur devoir, qu’à les en détourner.—Rien pourtant n’est plus vrai: veuillez m’entendre.” Aussitôt il lui fait le récit fidèle de tout ce qui s’est passé, et se désigne comme l’auteur du Voyage d’Anacharsis. “Quoi, s’écrie le major, c’est M. Barthélemy que j’ai l’honneur de recevoir! Mes deux jeunes officiers ne pouvoient avoir un avocat plus célèbre, un défenseur plus éloquent; mais la discipline avant tout: mon cœur les excuse sans doute, et j’en eusse fait autant à leur place. Je ne puis cependant autoriser une faute qui, tolérée, deviendroit préjudiciable au régiment: mais pour vous donner en même temps, Monsieur, une preuve de la[472] haute considération que vous inspirez, je réduis les arrêts de huit jours à trois.—Il ne me reste plus qu’une seule grâce à vous demander, monsieur le major.—Parlez, que puis-je faire encore?—C’est de me permettre d’aller m’enfermer pendant ces trois jours avec mes deux jeunes lecteurs; la jouissance qu’ils m’ont fait éprouver étoit trop vraie, trop pénétrante, pour que je ne cède pas au tendre intérêt qu’ils m’inspirent.—Je vois bien, monsieur l’abbé, qu’un militaire est battu d’avance, quand il veut se mesurer avec un homme de votre mérite: puisque telle est votre résolution, je n’ai pas la force, je l’avoue, de retenir prisonnier pendant trois jours l’illustre guide du jeune Anacharsis. Dès ce moment les deux officiers sont libres: je vais leur en faire porter l’ordre.”

Après avoir exprimé toute sa reconnoissance au major, et lui avoir fait promettre de ne point nommer aux deux officiers l’heureux auteur de leur délivrance, Barthélemy retourne à Saint-Côme, et persiste à cacher le motif de son voyage; mais la joie, empreinte sur sa figure, fit soupçonner à la famille Ducluzel qu’il venoit de faire en secret quelque bonne action, et chacun crut devoir respecter ce mystère.

Le lendemain eut lieu la grande fête donnée par l’intendant; tout ce qu’il y avoit de personnes notables dans la ville s’y trouvoit réuni. L’empressement de répondre à l’invitation de M. Ducluzel, cher à tous les habitans, fut d’autant plus vif, qu’on avoit l’assurance d’y voir le célèbre auteur de l’ouvrage dont le succès éclatant retentissoit dans toute la France, et devenoit le sujet de toutes les conversations. La ville de Tours comptoit à cette époque, parmi ses magistrats et ses jurisconsultes, ainsi que dans plusieurs autres classes de sa population, des hommes instruits, des littérateurs distingués, à l’estime desquels Barthélemy venoit d’acquérir des droits, et qui tous se proposoient de lui prodiguer les plus honorables suffrages.

Leur attente ne fut point vaine: celui-ci, malgré toute sa modestie, ne put se refuser aux instances de l’intendant, qui se faisoit un honneur de présenter à ses administrés un ami tel que l’auteur du Voyage d’Anacharsis. La jeune Ducluzel, qui, chaque jour, prenoit plus d’empire sur son cher instituteur, lui témoigna le désir de le voir à cette fête, dont elle devoit être un des premiers ornemens, et ce désir fut un ordre. Un charme[473] secret, et plus puissant encore, attira Barthélemy à cette belle réunion: c’étoit le plaisir d’y voir ses deux jeunes lecteurs qui lui devoient leur liberté, et qui, d’après la promesse du major, ne pourroient reconnoître en lui leur libérateur. Avec quel plaisir il les suivoit des yeux dans cette nombreuse assemblée! combien il se félicitoit de la démarche qu’il avoit faite!

Cependant il est environné de cet honorable empressement qu’on porte au vrai mérite; tous les yeux sont fixés sur lui; c’est à qui l’abordera, le contemplera de plus près. Les deux jeunes amis, excités par l’enthousiasme que leur avoit inspiré la lecture d’Anacharsis, éprouvoient le désir bien naturel de voir l’auteur de ce chef-d’œuvre. Ils se pressent dans la foule, s’approchent de lui, et sont frappés tout-à-coup de cette voix expressive, de ce coup-d’œil si pénétrant, de cette figure où la dignité perce à travers la bonhomie. “Comme il ressemble au pêcheur des bords de la Loire! dit l’un tout bas à son camarade.—Seroit-ce donc le bonhomme à qui nous avons demandé l’heure, et qui sembloit nous suivre des yeux avec tant d’intérêt?—L’intimité de M. Ducluzel avec cet illustre savant; le parc de Saint-Côme, près duquel nous lisions Anacharsis; l’inflexibilité du major vaincue pour la première fois de sa vie..... Il n’y a que l’abbé Barthélemy qui puisse avoir opéré ce prodige.”

Ils l’abordent, et joignent leurs hommages à tous ceux dont il est comblé. Il leur répond avec la plus touchante affabilité, mais en même temps avec un trouble dont il n’est pas maître, et qui confirme encore plus les deux officiers dans leurs soupçons. Ils retournent auprès du major, qui, fidèle à sa promesse, élude adroitement la moindre explication. Cependant l’impression qu’ils ont reçue est si forte, et la reconnoissance les agite à un tel point, qu’ils ne songent plus qu’à découvrir la vérité. Bientôt ils s’aperçoivent que l’auteur d’Anacharsis, retiré modestement dans l’embrasure d’une croisée, s’entretient avec le major; que leur conversation est animée, et semble avoir pour objet une secrète intelligence; enfin, que leurs regards se portent sur eux, toujours accompagnés d’un mystérieux sourire. Entraînés par toutes ces apparences, ils se rapprochent d’eux avec précaution, prêtent l’oreille la plus attentive, et entendent l’abbé Barthélemy dire à demi-voix: “Avouez, M. le major, que c’eût été bien dommage de priver ces deux beaux jeunes gens d’assister à cette[474] fête, et cela pour s’être oubliés quelques instans en lisant Anacharsis.—C’est lui, oui, c’est lui!” s’écrient à la fois les deux amis, d’une voix qui retentit dans tout le bal, et attire sur eux tous les regards. “Ma foi, Monsieur, dit le major, vous vous êtes nommé vous-même.” Déjà Barthélemy est enlacé dans les bras de ses deux protégés, qui, ne pouvant plus réprimer les divers sentimens qu’il leur inspire, le nomment leur libérateur, et instruisent toute l’assemblée de leur lecture du matin, par un récit fidèle que termine le major, en avouant qu’il n’avoit pu résister aux instances si pressantes de cet homme célèbre.

“Voilà donc, dit alors M. Ducluzel, le motif de cet étrange empressement dont vous nous aviez fait mystère! Ah! mon ami, je vous reconnois bien là.” Chacun applaudit à cette aventure, qui bientôt fut répandue dans toute la ville. Barthélemy avoua qu’elle ne feroit qu’augmenter le plaisir qu’il éprouvoit à la pêche. Les deux officiers supplièrent le bon-homme de venir tendre ses lignes auprès d’eux, pour les avertir de l’heure qu’ils oublieroient encore en lisant ses ouvrages; et tous les trois se promirent de n’oublier jamais la lecture d’Anacharsis et les bords charmans de la Loire.


HEUREUSE REPARTIE DU PRESIDENT HENAUT.

La Reine Marie, épouse de Louis XV, étant entrée chez une de ses Dames de Palais, la trouva occupée à écrire au Président Hénaut: la Reine voulut qu’elle continuât sa lettre, et quand elle eut fini, S. M. ayant pris la plume, y mit cette apostille: “Je pense que Mr. Hénaut, qui parle très peu pour dire beaucoup, ne doit guère aimer le langage des femmes, qui parlent beaucoup pour dire très peu.” Au lieu de son nom, la Reine souscrivit ces mots: Devinez qui—Le Président, en répondant à la Dame qui lui avoit écrit, paya l’apostille anonyme de ces vers ingénieux:

Ces mots tracés par une main divine
Ne peuvent me causer que trouble, qu’embarras;
C’est trop oser si mon cœur les devine,
C’est être ingrat s’il ne devine pas.

[475]

LE PETIT LUTIN, (ce que c’est que le)

Nous menons par-tout avec nous un petit Lutin qui nous sert et nous maîtrise. Nous le croyons très fidèle et très attaché à notre intérêt, parce qu’il ne nous quitte guère. Mais il nous enjôle sans cesse, et nous sommes sa dupe à chaque instant. Nous l’enveloppons avec soin, et nous lui défendons de montrer le bout de son nez devant qui que ce soit: cependant il ose par fois se découvrir tout nud en présence des étrangers, tant il a d’impudence, et sans que nous nous en appercevions, tant il a d’adresse; car il se glisse devant nous et nous fascine la vue. Malheur à qui cela arrive!—Chacun de ceux avec qui nous vivons, a aussi son petit Lutin; ils sont tous ennemis les uns des autres, et se sentent de très loin. Dès qu’un d’eux fait mine de paroître, aussitôt les autres se réveillent, s’ameutent, et s’apprêtent à faire curée de l’imprudent. Ce petit Lutin s’appelle Amour-propre.


JEUX DE MOTS.

Boileau dit dans son Art Poëtique:

“Ce n’est pas toutefois qu’une muse un peu fine.
Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine,
Et d’un sens détourné n’abuse avec succès.”

Un jeune garçon fort aimable étoit borgne; il avoit une sœur fort belle, qui avoit le même défaut: on leur appliqua ce distique, qui fut fait à une autre occasion, sous le règne de Philippe II. roi d’Espagne:

“Parve puer, lumen quod habes concede sorori;
Sic tu cæcus amor, sic erit illa Venus.”

[476]

Mr. Meziere.

Monsieur,

Les stances suivantes, extraites d’un receuil de poésies peu connues, vous paraîtront peut-être mériter une insertion dans votre journal: c’est ce qui me fait prendre la liberté de vous les adresser, en vous offrant l’assurance de ma parfaite estime.

J. V.

HYMNE AUX GRACES.

Sœurs et compagnes des Amours,
Souveraines de la nature,
Dans mes vers, comme sur mes jours,
Versez votre fraîcheur si pure.
On peut vous invoquer par-tout,
Au Parnasse comme à Cythère;
Vous ouvrez le temple du goût,
Vous fermez celui du mystère.
Venez m’enchaîner de vos bras,
De votre longue chevelure,
Des fleurs qui naissent sous vos pas,
Et des nœuds de votre ceinture.
Comment vous retrouver jamais,
Dès que j’aurois perdu vos traces?
Comment désigner vos attraits?
On ne définit point les Graces.
De l’enfance ornement si doux,
Trésor heureux de la jeunesse,
Vous ne fuyez point, comme nous,
Les cheveux blancs de la vieillesse:
Anacréon, jusqu’au trépas,
Captivant votre ame ravie,
Laisse échapper entre vos bras
Sa coupe, sa lyre, et sa vie.
Si vous embellissez les vœux
Formés au matin de la vie,
[477] Les chants du soir sont des adieux
Que vous dictez pour une amie.
On console encore ses vieux jours
Par quelques fleurs au Pinde écloses.
En achever ainsi le cours,
C’est s’être endormi sur des roses.

Mr. Meziere.

Monsieur,

Le trait de dévouement de Madame Lavalette, auquel vous avez fait allusion dans votre numéro 9, page 351, en rappelle un autre exactement conforme, antérieur d’un peu plus d’un siècle, et qui semble avoir servi de modèle au premier: le voici, tel qu’il se trouve consigné dans les annales Britanniques.

Après l’infructueuse tentative du Roi Jacques pour remonter sur le trône d’Angleterre, les seigneurs Anglois qui avoient embrassé son parti, furent condamnés à périr par la main du bourreau. On les exécuta le 16 Mars 1716. Le lord Nilhisdale devoit subir le même sort; mais il se sauva par la tendresse ingénieuse de son épouse.—On avoit permis aux dames de voir leurs maris la veille de leur mort, pour leur faire les derniers adieux. Milady Nilhisdale entra dans la tour, appuyée sur deux femmes-de-chambre, un mouchoir devant les yeux, et dans l’attitude d’une personne désolée. Lorsqu’elle fut dans la prison, elle engagea le lord, qui étoit de même taille qu’elle, de changer d’habits, et de sortir dans la même attitude qu’elle avoit en entrant. Elle ajouta que son carrosse la conduiroit au bord de la Tamise, où il trouveroit un bateau qui le meneroit sur un navire prêt à faire voile pour la France. Le stratagême s’exécuta heureusement. Milord Nilhisdale disparut, et arriva à trois heures du matin à Calais. En mettant pied à terre, il fit un saut, en s’écriant: “Vive Jesus, me voilà sauvé!” Ce transport le décela; mais il n’étoit plus au pouvoir de ses ennemis. Le lendemain matin, on envoya un ministre pour préparer le prisonnier à la mort. Ce ministre fut étrangement surpris de trouver une femme au lieu d’un homme. La nouvelle s’en répandit dans le moment. Le lieutenant de la tour consulta la[478] Cour, pour savoir ce qu’il devoit faire de milady Nilhisdale.—Il reçut ordre de la mettre en liberté, et elle alla rejoindre son mari en France.

En insérant dans votre prochain numéro cette anecdote touchante, vous ajouterez à la gloire d’un sexe que vos diverses publications nous font de jour en jour plus chérir et plus respecter.

UN DE VOS LECTEURS.


MONTREAL.

“Le ciel nous l’a ravie!... Un souvenir nous reste,
Celui de ses vertus:
C’est le parfum de soir, l’odeur pure et céleste
De la fleur qui n’est plus.”

 

Les divertissemens auxquels cette saison est habituellement consacrée, ont été subitement interrompus par l’annonce d’un événement bien affligeant pour l’Angleterre et ses fidèles colonies..... Notre auguste Souveraine, âgée de 75 ans, a payé le tribut à la nature le 17 de Novembre dernier, dans la 58ème année du plus glorieux règne dont fassent mention les annales Britanniques.

L’histoire proposera cette illustre Princesse comme le modèle le plus parfait des épouses et des mères; elle la représentera joignant aux graces aimables, aux touchantes qualités de son sèxe, cette raison supérieure, cette instruction solide, cette dignité sans affectation, par lesquelles le trône d’Angleterre reçut d’elle autant d’éclat qu’il avoit pu lui en procurer: elle proclamera enfin l’amour de la Princesse pour toutes les classes de ses sujets, sa tendre sollicitude pour les moins aisées, les ménagemens délicats de sa charité toujours active, et sur-tout sa scrupuleuse attention à faire respecter autour d’elle la religion, la morale et les bienséances.

Le bon peuple du Canada, qui, sous le règne de cette vertueuse Princesse, a acquis, avec une constitution libérale, tous les[479] moyens d’améliorer et d’accroître les ressources de ce beau pays; ce bon peuple, dis-je, essentiellement loyal, fidèle et reconnoissant, confondra éternellement dans sa mémoire le nom chéri de la Princesse avec celui du vénérable Monarque dont elle a fait le bonheur; et si jamais (ce qu’à Dieu ne plaise) on cherchoit à le vexer ou à l’inquiéter, il lui suffiroit, pour en imposer à ses persécuteurs, de leur faire entendre ces simples paroles: Les Canadiens furent les enfans adoptifs de George III. et de Sophie-Charlotte.


A NOS LECTEURS.

La publication d’un Journal purement littéraire, comme celui-ci, ne peut se soutenir que par un nombre de souscripteurs au moins double de celui des Gazettes ordinaires: la raison en est évidente. Un Journal littéraire n’admettant rien d’étranger à son titre, les avertissemens pour transactions particulières en sont exclus; et cependant, de l’aveu de MM. les Editeurs de Gazettes, ce sont ces avertissemens qui constituent leur bénéfice le plus net. D’un autre côté, il est généralement admis que la publication d’un Journal de la nature et du format de celui-ci, exigeant plus de soins, d’attentions, et de tems, devient par conséquent beaucoup plus dispendieuse que ne l’est celle d’une simple Gazette. Le nombre de nos souscripteurs n’étant donc point, (après six mois révolus,) dans la proportion requise pour assurer le succès de notre établissement, le seul parti qu’il nous reste à prendre est d’y renoncer assez à tems pour n’avoir à supporter que la perte de nos foibles labeurs.

La tentative que nous venons de faire, bien qu’infructueuse quant au résultat principal, ne laisse pas de déposer en faveur des progrès que fait journellement le goût des belles-lettres parmi nous: elle permet d’espérer qu’avec le tems, qui multipliera les moyens d’aisance et d’instruction dans les campagnes, on pourra naturaliser ici diverses institutions pour lesquelles le pays n’est peut-être pas encore assez mûr. Au surplus, ce n’est, pour ainsi dire, que depuis hier qu’on s’est hasardé, dans les Etats[480]Unis, à publier un ou deux Journaux purement littéraires. Cette circonstance doit nous consoler.

Nous offrons nos remercîmens les plus affectueux aux personnes qui ont acceuilli l’Abeille plutôt par un sentiment de bienveillance, pour nous, que par le plaisir ou le profit qu’elles en pouvoient retirer: leur estime est la plus précieuse de toutes les indemnités pour l’amant des Belles-Lettres.

Notre reconnoissance est également acquise a MM. les correspondans chargés de faire connoître notre Journal, dans les divers endroits où il avoit été déposé: presque tous s’y sont prêtés avec une obligeance et une grâce particulière.

H. MEZIERE.


SOUSCRIPTION pour le Monument Public qui doit être érige en Angleterre en mémoire de Son Altesse Royale feue la Princesse Charlotte de Galles et de Saxe Cobourg.

Avis est par le présent donné que la Liste de Souscription qui devoit être présentée aux citoyens sous la direction du Comité nommé à cet effet, restera au Bureau du Greffier de Paix, à la charge de John Delisle, Ecuyer, pour recevoir de nouvelles Souscriptions, jusqu’au 1er Mars prochain.

Montréal, le 31 Décembre, 1818.


AVIS.

MM. nos Correspondans sont priés de vouloir bien recueillir et nous faire parvenir, en notre demeure, chez la Dame Veuve Gosselin, Rue Notre-Dame, le prix de l’abonnement pour le 1er semestre de notre Journal.

Ceux de nos abonnés, qui l’ont reçu de nous directement, sont également priés de nous faire solder ce 1er. semestre, au lieu indiqué.

N. B. Les personnes auxquelles notre journal a été transmis par la poste, doivent 2 chelins outre le prix de l’abonnement.


Transcriber’s Notes

page 453: avoir avoir changed to avoir

page 454: riva changed to rival

page 461: parcequ’elle changed to parce qu’elle

page 468: 1389 changed to 1589

page 480: receuillir changed to recueillir

[The end of L'Abeille Canadienne Issue 12 of 12 by various authors]