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Title: le Cabinet des Fées tome 5

Date of first publication: 1785

Author: Charles-Joseph de Mayer (1751 - 1825)

Date first posted: Aug. 24, 2020

Date last updated: Aug. 24, 2020

Faded Page eBook #20200836

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LE

CABINET

DES FÉES.

TOME CINQUIÈME.


CE VOLUME CONTIENT

Les Illustres Fées,

Savoir,

Blanche-Belle. Le Roi Magicien. Le Prince Roger. Fortunio. Le Prince Guerini. La Reine de l’Isle des Fleurs. Le Favori des Fées. Le Bienfaisant, ou Quiribirini. La Princesse couronnée par les Fées. La Supercherie malheureuse. L’Isle inaccessible.

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La Tyrannie des Fées Détruite, par Madame,

la Comtesse d’Auneuil:

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Les Contes moins Contes que les autres,

par le Sieur de Preschac,

Savoir,

Sans Parangon. La Reine des Fées.


LE CABINET

DES FÉES,

 

OU

 

COLLECTION  CHOISIE

 

DES CONTES DES FÉES,

 

ET  AUTRES  CONTES  MERVEILLEUX.

 

 

A GENÈVE,

Chez Barde, Manget & Compagnie,

Imprimeurs-Libraires.

& se trouve à PARIS,

Chez Cuchet, Libraire, rue & hôtel Serpente.

 

 

M.  DCC.  LXXXV.


BLANCHE BELLE,

CONTE.

—————————————

L amberie, marquis de Montferrat, gouvernoit ses états avec une grande prospérité; tout lui réussissoit à souhait; à la réserve d’un seul bien qu’il désiroit passionnément, il possédoit tout ce qui fait la félicité des hommes; mais il n’avoit jamais pu avoir d’enfans, dont la marquise sa femme & lui étoient dans une grande affliction.

La marquise avoit entendu parler de la naissance de Romulus, que l’antiquité attribue à une simple conversation que Rhéa sa mère avoit eue avec un Sylphe. Elle souhaita mille fois une pareille aventure; & de quelque manière que ce fût, elle désiroit d’effacer la honte de n’avoir pu être mère. Un jour qu’elle étoit seule dans un cabinet de son jardin, ayant l’imagination pleine du pouvoir des Sylphes, elle s’endormit, & fut occupée durant son sommeil d’un songe qui lui fit fort grand plaisir; elle avoit cru avoir passé une nuit fort agréable avec un Sylphe beau comme l’amour, & elle s’éveilla fortement persuadée qu’elle étoit grosse: elle ne s’y trompa pas, elle accoucha neuf mois après d’une fille qui parut, en naissant, d’une beauté merveilleuse. Comme les maris ont la bizarrerie de ne pas approuver que leurs femmes ayent des conversations mystérieuses avec les Sylphes mêmes, la marquise tint son songe secret, & laissa le marquis se flatter d’être le père de cette charmante petite princesse, qu’on nomma Blanche Belle, parce qu’elle étoit l’un & l’autre.

Elle devint, en peu d’années, la merveille des merveilles par sa beauté: elle fut élevée avec tant de soin, qu’on la vit bientôt l’admiration de tout le Montferrat; & le bruit s’étant répandu dans toute l’Italie qu’il n’y avoit jamais eu une personne si parfaite, il n’y eut pas de potentat qui n’en prétendît faire la conquête. Outre tous les agrémens qui la rendoient si désirable, elle tenoit du Sylphe à qui elle devoit le jour, un don d’un prix infini, car toutes les fois qu’en s’éveillant elle ouvroit les yeux, il lui sortoit une perle de chacun, & la première parole qu’elle proféroit chaque jour, étoit accompagnée d’un rubis qui lui tomboit de la bouche, ce qui étoit la source d’une richesse immense. Le marquis sachant qu’elle avoit un si beau moyen d’amasser de grands biens, devint fort difficile sur le choix du prince de qui elle feroit la félicité. Il songea, avant que de s’en séparer, à se servir d’une si belle occasion de mettre sa maison dans un état bien florissant; & il amassa de si grands trésors, que rien ne pouvoit plus lui manquer dans le cours de sa vie. Cette précaution prudemment prise, il se détermina à examiner lequel de tous les princes qui prétendoient à Blanche Belle, étoit le plus digne de posséder tant de beauté & tant de grandeurs; il consulta même cette charmante fille qu’il aimoit si tendrement, & ayant appris qu’elle n’avoit pas encore d’inclination au mariage, & qu’aucun de tous ceux qui avoient soupiré pour elle ne lui touchoit le cœur, il ne se pressa pas de se déterminer, dans l’espérance, qu’avec le mérite & les secrets admirables qu’elle avoit, elle pourroit toujours choisir qui il lui plairoit, quand le désir de s’engager lui seroit venu. Elle étoit dans cet état de nonchalance, il y avoit long-temps, lorsque le plus aimable prince que le soleil eût jamais éclairé, parut à la cour de Casal; c’étoit Fernandin, roi de Naples, lequel voulant visiter toutes les cours d’Italie, ayant commencé par Milan, & étant venu de Milan à Casal, y borna toute sa curiosité. Aussitôt qu’il eût vu Blanche Belle, tous ses projets se convertirent en celui de lui plaire. La princesse, de son côté, le trouva si aimable, que le marquis lui ayant demandé ce qui lui en sembloit, elle avoua franchement qu’elle ne seroit pas fâchée qu’un prince de sa sorte voulût penser à elle, & elle déclara au marquis son père qu’elle seroit toute prête d’obéir, s’il lui commandoit de l’écouter favorablement, quand il lui feroit l’offre de son cœur.

Le roi de Naples méditoit, dans ce même temps, les moyens de se rendre agréable au marquis & à la princesse sa fille, & n’eut aucune peine à y réussir; les dispositions étoient si grandes de part & d’autre pour cette alliance, qu’elle fut aussitôt conclue que proposée. Le mariage se célébra avec grande pompe. Le marquis étoit satisfait d’avoir trouvé un grand roi pour gendre, & la princesse sa fille, charmée du mérite du roi son époux, se croyoit la plus heureuse personne du monde. Le roi voulut faire voir à ses sujets l’aimable princesse qui faisoit son bonheur. Elle parut à Naples, toute brillante de sa beauté, & ses habits l’étoient des perles & des rubis dont ils étoient chamarés partout. Le peuple, éblouï de tant d’éclat, alloit jusqu’à l’adoration pour sa reine incomparable, & le roi étoit dans un contentement qu’on ne peut exprimer, de posséder au milieu des applaudissemens d’une grande ville, la plus aimable princesse qu’il y eût au monde; mais comme on n’a pas encore vu de bonheur éternel, il n’est pas surprenant que le sien ait été troublé. Le roi de Tunis ayant appris que Fernandin étoit le maître d’un si rare trésor, résolut de le lui ravir. Ainsi vivement touché de la relation qu’on lui avoit faite de la beauté de la reine Blanche Belle, & du don qu’elle avoit de produire tous les jours des perles & des rubis, il fit un grand armement pour faire la guerre à Fernandin, lequel ayant autant de soin de conserver sa chère Blanche Belle que sa couronne, l’envoya dans un château qu’il avoit dans le fond des bois, & pria la reine veuve du roi son père, & une fille qu’elle avoit d’un premier mariage, de lui vouloir faire compagnie; ce qu’elles accordèrent volontiers, étant fort aises d’avoir cette occasion d’exécuter un mauvais dessein qu’elles avoient médité contre la reine Blanche Belle, dès le premier jour qu’elle avoit paru à Naples.

Cette vieille reine la haïssoit mortellement, parce qu’elle occupoit une place qu’elle avoit prétendu faire remplir par sa fille, pour qui le roi Fernandin avoit eu quelque bonne volonté, pendant la vie du roi son père, jusqu’à lui avoir même fait espérer qu’il l’épouseroit quand il seroit roi.

La vieille reine ni sa fille n’avoient fait aucune plainte de l’infidélité du roi; mais elles n’en étoient pas moins à craindre. Le roi devoit avoir jugé qu’une haine dissimulée n’en est que plus dangereuse, & qu’une dame abandonnée pour une autre, pardonne rarement l’affront qu’elle prétend qu’on lui a fait. L’aventure de Blanche Belle en a été un fameux exemple. Aussitôt que la vieille reine eut cette charmante personne en sa disposition, dans un château où elle étoit la maîtresse, elle ne songea plus qu’à s’en défaire, & à mettre sa fille en sa place. Mais comment faire pour tromper les yeux du roi, & mettre la reine un lieu où il ne pût jamais la retrouver? car toute méchante qu’étoit la vieille reine, elle ne le fut pas assez pour faire mourir une personne qui lui faisoit tous les jours mille caresses, ou peut-être qu’elle ne vouloit pas se rendre le roi irréconciliable, s’il découvroit un jour la supercherie qu’elle lui faisoit. Dans tous les embarras d’un si grand dessein, la vieille reine crut qu’elle ne pouvoit mieux faire que de se servir du secours & du conseil d’une illustre fée, qui avoit beaucoup contribué, par son art, à la faire reine, & avoit toujours pris un soin particulier de ce qui l’avoit regardée depuis son enfance; ainsi elle alla la trouver. La fée avoit son palais dans l’endroit du bois le plus épais; la vieille reine y alla, ne menant que sa fille avec elle; & après avoir bien consulté, & pris de bonnes mesures, elle dit un jour à la reine Blanche Belle, qu’elle vouloit la mener dans le plus beau lieu qu’elle eût jamais vu; c’étoit, disoit-elle, une belle prairie entourée de canaux, où couroit une si belle eau qu’elle faisoit plaisir à voir, & ils étoient remplis de toutes sortes de poissons; il y avoit à un bout de cette prairie, disoit-elle encore, un château où demeuroit une de ses anciennes amies, qu’elle seroit bien aise de connoître, & qu’on ne pouvoit voir que chez elle, parce qu’étant incommodée elle ne sortoit guères; & pour donner encore plus de curiosité à la jeune reine, elle lui dit que son amie étoit savante comme les fées, & quelle lui diroit, en voyant sa main, ce qui adviendroit de l’entreprise du roi de Tunis, & toutes les choses les plus considérables qui lui devoient arriver dans tout le cours de sa vie. Quelle curiosité n’a pas une jeune personne qui sait son mari, qu’elle aime tendrement, exposé aux événemens incertains de la guerre, & en a-t-on vu quelqu’une qui néglige de savoir l’avenir? Ainsi il n’est pas étonnant, que la jeune reine se fût laissée séduire, & mener dans un lieu où elle eût passé tristement sa vie, si le Sylphe qui avoit présidé à sa naissance, n’eût eu le pouvoir de l’en retirer. Ce Sylphe étoit fils d’une fée plus puissante que l’amie de la vieille reine, & qui n’avoit jamais rien refusé au Sylphe, le plus accompli de ses enfans.

La vieille reine, qui croyoit que Blanche Belle ne trouveroit jamais les moyens de sortir des mains de la fée son amie, la conduisit hardiment chez elle, où, aussitôt que cette charmante reine fut arrivée, elle se trouva enfermée dans un appartement du palais. La fée lui fit entendre que c’étoit une juste punition de l’infidélité qu’elle avoit été cause que le roi avoit faite à la fille de la reine, à qui il avoit promis de l’épouser; mais qu’il ne lui arriveroit aucun autre accident, que la perte d’un amant qui ne lui appartenoit pas, & qu’elle seroit servie dans son appartement de manière qu’elle n’auroit rien à désirer.

Blanche Belle se voyoit dans un lieu écarté à la miséricorde d’une vieille personne qu’elle ne connoissoit pas, & qui lui paroissoit toute puissante dans ce lieu, par la quantité d’hommes noirs & de nains qui portoient tous des colliers comme ses esclaves. Il n’est pas surprenant qu’une jeune personne ait eu peur en une pareille occasion, & qu’elle ait eu recours à la soumission & aux prières, comme elle fit pour tâcher de se conserver la vie: la fée l’assura qu’elle n’avoit rien à craindre, & lui promit même de faire tout ce qui seroit possible pour lui rendre sa captivité supportable. Il est vrai qu’outre qu’elle faisoit servir Blanche Belle avec de grands respects dans son appartement, elle lui faisoit faire fort bonne chère, lui donnoit même tous les jours le plaisir de la musique, & lui faisoit porter des livres; elle adoucissoit ainsi sa solitude, mais elle lui avoit mis des gardes impitoyables à la porte de son appartement, de sorte qu’elle n’en pouvoit jamais sortir.

La vieille reine s’en étoit retournée à son château avec sa fille, à qui la fée son amie avoit, par son art de féerie, fait prendre si parfaitement la ressemblance de Blanche Belle, que tout le monde y fut trompé. La reine dit qu’elle avoit laissé sa fille à son amie, qui la lui avoit demandée pour lui faire compagnie, & qu’elle la lui avoit laissée d’autant plus volontiers, qu’elle promettoit de la faire héritière de son château & de tous ses biens. Il n’y avoit plus rien à désirer que de pouvoir accoutumer cette nouvelle princesse à toutes les manières de Blanche Belle, car pour la ressemblance elle l’avoit parfaite: la reine prit soin de l’instruire, & elle espéra que le roi en seroit satisfait. Il n’y avoit qu’un seul défaut auquel on ne savoit aucun remède; la fée n’avoit pas eu le pouvoir de lui accorder le don de perles & de rubis qu’avoit Blanche Belle: mais comme la reine avoit eu la précaution d’en rassembler une grande quantité, à mesure que Blanche Belle les produisoit, elle crut que ce seroit un moyen de tromper le roi long-temps; elle savoit de plus qu’il n’avoit pas fait grand état de cette sorte de richesse, & il y avoit lieu d’espérer qu’il la regarderoit encore avec plus de nonchalance s’il revenoit, comme il y avoit apparence, victorieux du roi de Tunis, de qui la dépouille auroit considérablement augmenté sa fortune.

Le roi revint véritablement bientôt à Naples, après une victoire complette, & envoya, en toute diligence, chercher sa charmante Blanche Belle. La vieille reine se mit incontinent en chemin avec une si grande confiance aux mesures qu’elle avoit prises pour faire sa fille reine, qu’elle ne douta pas de lui voir remplir cette place toute sa vie.

La tromperie étoit si habilement faite que le roi crut, les premiers jours, posséder son aimable Blanche Belle; il y trouvoit pourtant quelque chose à dire, & il crut qu’elle avoit perdu une partie de ses agrémens: insensiblement cette pensée le jeta dans des dégoûts fort grands, qui furent bientôt suivis d’une tristesse & d’une mélancolie dont il se trouvoit saisi, sans en pouvoir dire précisément la raison, & enfin cette mélancolie alla si loin, que ne prenant plus aucun plaisir dans sa cour, il résolut d’aller à la chasse avec fort peu de monde. Il choisit le château & la forêt où il avoit prié qu’on menât la reine pendant la guerre; il y chassa quelques jours de suite, & toujours la chasse le conduisoit à la vue d’un château qu’il ne connoissoit pas; mais dans la nonchalance où il étoit, il n’y fit pas grande réflexion. Il étoit si détaché de toutes choses, qu’il n’avoit aucune curiosité; la chasse même l’occupoit sans lui donner de plaisir. Voilà l’état insipide où le roi étoit tombé, quand tout-d’un-coup il en fut retiré par une voix qui se fit entendre d’une fenêtre du château, & qu’il crut reconnoître: ne se remettant pas précisément de qui elle étoit, il s’approcha, & vit une personne qui lui tendoit les bras & lui demandoit du secours, d’un son de voix qui le pénétra jusqu’au fond du cœur; il s’approcha encore un peu, & tout-d’un-coup il sentit renaître la vivacité des premiers empressemens qu’il avoit eus pour Blanche Belle: il reconnut enfin qu’il voyoit le véritable objet de sa passion. Mais il étoit dans une surprise étrange de voir dans ce château, une personne qu’il croyoit à Naples, & ayant réfléchi sur le changement si subit qui étoit arrivé dans son cœur, il ne savoit si ce qu’il voyoit n’étoit pas un songe.

Sa surprise devint bien plus grande, quand il vit cette personne en l’air, & qu’elle descendoit un moment après fort doucement auprès de lui. Son cœur lui disant que c’étoit sa véritable Blanche Belle, il se jeta à terre, & l’ayant embrassée tendrement, ils furent tous deux quelques momens sans pouvoir parler ni se quitter. Les premiers transports de joie étant passés, Blanche Belle rendit compte au roi de son aventure, & comme elle s’étoit sentie soulever & porter en l’air par une puissance qu’elle ne connoissoit pas: elle en eut l’obligation au Sylphe qui avoit présidé à sa naissance; il étoit venu la délivrer d’une captivité à laquelle elle se croyoit condamnée pour toute sa vie, & lui fit trouver la parfaite félicité dont elle avoit mille fois plus regretté la perte que celle de sa liberté.

Le roi, plus passionné qu’il n’avoit encore été, différa le soin de sa vengeance, pour ne songer qu’à ramener sa charmante Blanche Belle au château, où il tenoit sa petite cour, & l’éloigner d’un lieu où il ne savoit pas s’il y avoit encore à craindre pour elle.

Il assembla le lendemain son conseil, où il exposa la méchanceté de la vieille reine, & la supercherie qu’elle & sa fille lui avoient faite; il dit aussi le sujet qu’il avoit de se plaindre de la fée qui y avoit prêté sa puissance, & après avoir entendu les avis d’un chacun qui alloient tous à des punitions sévères, il ordonna de son propre mouvement, la seule peine du bannissement contre la vieille reine & contre sa fille, & que le château de la fée seroit rasé. Mais la reine & sa fille s’étoient déjà retirées avant que d’avoir su le jugement qui avoit été prononcé contre elles, & le château de la fée fut cherché inutilement par ceux qui avoient l’ordre de le faire raser; il y a apparence qu’il avoit été transporté ailleurs, & qu’en quel endroit que ce fût, il avoit servi de retraite à la vieille reine & à sa fille, qui y allèrent passer leur vie dans les regrets d’avoir commis un crime inutile, & laissèrent le roi Fernandin, le plus heureux de tous les princes, auprès de la charmante Blanche Belle, pour qui sa passion augmenta tous les jours, pendant le cours d’une longue vie. Merveille dont on n’avoit jamais vu d’exemple.

il reconnut enfin qu’il voyoit le Veritable Objet de sa passion


LE ROI MAGICIEN,

CONTE.

—————————————

Il y avoit autrefois un roi qui étoit puissant, tant par l’étendue de sa domination que par les secrets de magie qu’il possédoit. Après avoir passé ses jeunes années dans tous les plaisirs, qui ne pouvoient manquer à un prince riche & magicien, il rencontra une princesse d’une grande beauté, qui fixa son humeur volage; car il avoit toujours volé de belle en belle. Il la demanda en mariage, & l’ayant obtenue, il se crut le plus heureux des hommes de posséder une si aimable personne, de qui il étoit parfaitement aimé.

On vît naître de cette belle, avant la fin de l’année, un fils digne de sa naissance; car il parut en entrant au monde d’une beauté si merveilleuse, qu’il faisoit l’admiration de toute la cour. Dès que la reine sa mère le crut assez fort pour pouvoir supporter la fatigue d’un petit voyage, elle prit le prétexte de lui faire prendre l’air, & le fit conduire secrètement chez une fée qu’elle avoit pour marraine.

Je dis secrètement, car la fée avoit averti la reine que le roi étoit magicien; & comme il y a eu, de tous temps, une guerre fort animée entre les sorciers & les fées, le roi n’eût pas trouvé bon qu’on eût entretenu commerce avec elles.

Celle qui étoit marraine de la reine avoit son palais dans une forêt qui n’étoit pas éloignée de la cour; & la reine, comme j’ai dit, y mena son fils pour recevoir de la fée les dons de féerie, si utiles dans les aventures auxquelles les princes sont destinés.

La fée qui s’intéressoit très-particulièrement à tout ce qui touchoit la reine, & qui trouvoit le jeune prince fort joli, lui donna l’art de plaire à tout le monde, pour ainsi dire dès le berceau, & dans la suite du temps, une facilité merveilleuse à apprendre tout ce qui pouvoit le rendre un jour un prince accompli. Il y faisoit un si grand progrès, que tous ceux qui se trouvoient chargés de son éducation, étoient charmés de voir qu’il prévenoit tous les jours leur attente.

Ce prince, de si grande espérance, n’étoit pas encore fort avancé en âge, lorsqu’il perdit la reine sa mère, qui lui donna pour dernier conseil, en mourant, de ne rien résoudre qui fût de conséquence, sans avoir demandé l’avis de la fée qui l’avoit pris sous sa protection.

Le prince reçut les conseils de la reine avec tout le respect possible, & ses derniers soupirs avec une affliction qu’on ne peut exprimer sans l’avoir vue, & que rien ne pouvoit égaler que celle du roi son père, qui étoit inconsolable de perdre une charmante princesse, avec laquelle il avoit espéré de passer la vie la plus heureuse qu’il eût pu désirer.

Le temps ni la raison ne le pouvant consoler, & la vue de tous les endroits de son palais, où il avoit entretenu cette charmante personne, lui renouvelant tous les jours ses douleurs, il résolut d’aller voyager avec peu de monde; mais, comme il étoit magicien, il quittoit souvent ce peu de monde pour plusieurs jours, & quelquefois pour plusieurs semaines. Mais après avoir parcouru, sous des formes différentes, tous les pays qui lui donnoient de la curiosité, il revenoit dans le lieu où il avoit laissé sa petite suite.

Après avoir ainsi voltigé long-temps de royaume en royaume, sans avoir rien trouvé qui le touchât, il s’avisa de se transformer en aigle, & en cet équipage il fendit l’air, traversa une infinité de pays où il n’avoit pas encore été, & parvint jusqu’à une région qu’il trouva très-agréable par la douceur de l’air qu’on y respiroit, causée par l’odeur du jasmin & de la fleur d’orange dont toute la terre étoit couverte. Charmé de cette odeur, il fit descendre son vol un peu plus bas, pour voir de plus près ce qui lui causoit tant de plaisir; & enfin il apperçut au-dessous de lui des jardins qui lui parurent d’une beauté enchantée, des parterres faits de différentes manières, chargés de toutes les plus belles fleurs qu’on se peut imaginer, des bassins remplis d’une eau vive & claire, poussée dans les airs en cent figures différentes, autant de jets d’eau, qui s’élevoient d’une hauteur prodigieuse. D’un autre côté, des cascades, dont le bruit étoit propre à entretenir sa mélancolie, se présentoient à ses yeux.

Il y avoit aussi plusieurs canaux revêtus de marbre & de porphyre, chargés de galiotes & de gondoles, où l’on voyoit briller l’or & l’azur jusques sur les avirons. Mais des objets bien plus brillans encore lui frappèrent la vue. Plusieurs personnes d’une grande beauté, vêtues d’une manière à éblouir par la quantité de perles & de diamans dont leurs habits tissus d’or étoient garnis, remplissoient les galiotes & les gondoles. C’étoit la reine de ces lieux, & auprès d’elle la princesse sa fille, plus belle que l’astre du jour, avec toutes les dames de la cour, qui étoient sorties du palais pour prendre l’air depuis que le soleil s’étoit retiré.

Jamais mortelle n’a paru si brillante que parut alors cette adorable princesse, & le roi eut besoin de ses yeux d’aigle pour en soutenir l’éclat. Il fut si charmé d’un si beau spectacle, qu’il en perdit l’usage de ses aîles, & qu’il se trouva arrêté par une puissance à laquelle il n’étoit pas possible de résister; il se percha au haut d’un gros oranger, sur le bord du canal qui portoit cette superbe flotte, & là il contempla long-temps tous les attraits de cette divine princesse. Comme un aigle qui a le cœur d’un roi est audacieux, il forma sur l’heure le dessein d’enlever la princesse. Il étoit si touché de sa beauté, qu’il prévoyoit ne pouvoir plus vivre sans la posséder. Ce dessein étoit grand & beaucoup au-dessus de la force ordinaire d’un aigle; mais le roi trouva dans son art des forces proportionnées à son projet, & s’en étant pourvu, il ne songea plus qu’à le faire réussir.

Il attendit que la princesse fût sortie de sa galiote, & la voyant un peu séparée de sa troupe, il prit si bien son temps, qu’il l’enleva en l’air, avant que son écuyer, qui se préparoit à lui donner la main s’en fût apperçu. La princesse faisoit des cris & des plaintes si touchantes, entre les serres de son ravisseur, que peu s’en fallût qu’il ne se repentît de son entreprise. Cependant, comme il y eût eu de la foiblesse à manquer d’achever l’exécution d’un si beau dessein, l’aigle continua à traverser les airs avec une rapidité qui lui ôtoit les moyens de faire entendre à la princesse les sentimens tendres & respectueux qu’il avoit pour elle. Mais quand il se crut en sûreté, il abaissa insensiblement son vol, & posa doucement la princesse dans une prairie émaillée de fleurs. Ce fut là, qu’après lui avoir demandé mille fois pardon de la violence qu’il lui avoit faite, il lui expliqua qu’il la conduisoit dans un royaume florissant, où il étoit le maître, & dont il vouloit la mettre en possession, avec plus d’autorité qu’il n’en avoit lui-même.

Il n’oublia rien pour lui faire valoir sa tendresse, & il n’épargna aucun des sermens que les amans font pour lui persuader qu’elle seroit éternelle. La princesse encore épouvantée du péril où elle s’étoit vue, fut quelque temps sans parler; mais quand elle eut un peu repris ses esprits, & qu’elle ne se vit plus entre les bras de la reine sa chère mère, pénétrée d’une douleur profonde, elle versa un torrent de larmes. Le roi qui l’aimoit véritablement en fut touché: cessez de vous affliger, adorable princesse, lui dit-il; je ne cherche qu’à vous rendre la plus heureuse personne du monde. Si vous me dites vrai, seigneur, lui repartit la princesse, je vous demande la liberté que vous m’avez ravie, autrement souffrez que la violence que vous me faites aujourd’hui, me fasse vous regarder comme mon plus cruel ennemi. Elle tâcha de l’adoucir ensuite, en lui disant qu’il pouvoit la demander au roi son père, de qui il y avoit apparence qu’il l’obtiendroit, puisqu’étant un puissant roi, comme il disoit, il n’y auroit pas de raison de refuser son alliance. Le roi repartit à la princesse, qu’il étoit au désespoir de la voir si opposée à son dessein, mais qu’il se flattoit de le lui rendre plus agréable, en la conduisant en un lieu où elle seroit respectée de tout le monde, & où il pouvoit l’assurer que les plaisirs naîtroient sous ses pas. Dans ce même moment, il reprit la princesse, & malgré ses cris qu’elle redoubla de toute sa force, il la transporta avec la même rapidité jusqu’auprès de la ville capitale de ses états. Il la mit doucement sur un gazon, & à peine y fut-elle, qu’elle vit en un instant sortir de dessous ses pieds un palais d’une magnificence extraordinaire; l’architecture en étoit très-belle & très-régulière; l’or brilloit également dans les dehors comme dans les appartemens, qui étoient ornés de meubles très-précieux. Tout ce qui pouvoit flatter les sens & l’ambition, s’y rencontroit en abondance & il n’étoit pas possible de rien souhaiter qui ne s’y trouvât. La princesse, qui crut y être seule, fut agréablement surprise de s’y voir environnée d’un nombre de filles très-belles & très-aimables, qui s’empressoient à l’envi l’une de l’autre à la servir. Un perroquet d’un plumage admirable, lui disoit les plus jolies choses du monde.

Le roi avoit repris sa forme naturelle, en arrivant dans ce palais; & quoiqu’il ne fût plus dans une grande jeunesse, il auroit eu de quoi plaire à toute autre qu’à la princesse; mais elle étoit prévenue d’une si grande haine contre ce prince, par la violence qu’il lui avoit faite, que quoiqu’elle se vît en sa puissance, & éloignée de toute espérance de secours, il ne lui fut pas possible de le regarder autrement que comme son ennemi, & elle ne put jamais répondre à tout ce qu’il lui disoit pour la toucher, que par des paroles pleines de son ressentiment.

Le roi espéra cependant que le temps adouciroit l’esprit de la princesse, & que ne voyant que lui d’homme, elle s’y accoutumeroit. Il eut la précaution d’entourer le palais de la princesse d’un nuage impénétrable, & s’en alla après cela se montrer à sa cour, où l’on étoit en de grandes inquiétudes de n’avoir point appris de ses nouvelles il y avoit long-temps. Le prince son fils & tous les courtisans furent ravis de joie de revoir leur roi; car il étoit parfaitement aimé de tous ses sujets. Ils eurent ensuite le déplaisir de le voir plus rarement qu’au temps passé; il prenoit le prétexte des affaires qu’il avoit trouvées à son retour, pour s’enfermer dans son cabinet; mais c’étoit véritablement pour pouvoir passer ce temps-là auprès de la princesse, qu’il avoit la douleur de trouver toujours inflexible. Ne sachant donc quel remède à un si grand mal, ni ce qui pouvoit être la cause de l’obstination de la princesse, il eut peur que malgré ses précautions, elle n’eût ouï parler du mérite du prince son fils, qui étoit jeune & beau, & adoré à la cour pour sa bonté: il en fut dans une inquiétude horrible, & n’y trouva de soulagement qu’en éloignant le prince son fils. Il lui proposa d’aller voyager, & lui donna un équipage magnifique.

Le prince visita plusieurs cours, où il fit plus ou moins de séjour, selon qu’il les trouva agréables; il arriva enfin à celle où l’on portoit le deuil de la princesse enlevée. Le roi & la reine lui firent un accueil fort gracieux. Le temps, & la présence d’un jeune prince aimable, ayant adouci la douleur que leur avoit causé la perte de la princesse, l’on vit peu-à-peu revivre les plaisirs à la cour; & le jeune prince étoit de toutes les parties.

Un jour que la cour étoit dans le cabinet de la reine, le prince ayant apperçu un portrait d’une grande beauté, il en fut tout d’un coup frappé; il demanda, avec empressement, de qui il étoit? La reine, qui l’entendit, prit la parole pour la personne à qui le prince avoit parlé, & dit, que c’étoit ce qui lui étoit demeuré de sa chère fille, laquelle lui avoit été enlevée, ne sachant ni comment, ni par qui. La reine ne pouvoit parler de cette triste aventure sans répandre des larmes.

Le prince en fut sensiblement touché, il promit dans l’instant à la reine de chercher la princesse partout le monde, & de ne prendre aucun repos qu’il ne la lui eût remise entre les mains. La reine l’assura qu’elle recevroit, avec une reconnoissance éternelle, une grâce si singulière, & lui dit même que si la princesse lui étoit agréable, elle la lui donneroit en mariage, avec les états dont elle étoit la souveraine. La reine étoit héritière d’un royaume voisin, dont le roi trouvoit bon qu’elle disposât comme il lui plaisoit. Le prince, plus touché de l’espérance de posséder la princesse que le royaume qu’on lui proposoit, prit congé du roi & de la reine, & partit pour son entreprise. La reine lui avoit donné un portrait de la princesse, qu’elle portoit au bras, afin, lui dit-elle, que vous n’en perdiez pas l’idée, & que vous n’ayez pas de peine à la reconnoître quand vous la rencontrerez.

Le prince déjà très-passionné pour cette charmante princesse, de qui il n’avoit pourtant encore vu que la ressemblance, partit le cœur plein d’espérance, & s’en alla, à grandes journées, trouver la fée à qui la reine sa mère l’avoit recommandé. Il la supplia de le secourir de son art & de ses conseils, dans une occasion si importante. La fée, ayant appris toutes les circonstances de l’aventure, demanda du temps pour consulter ses livres, & dit au prince, après y avoir pensé, que la princesse qu’il cherchoit étoit fort près de lui; mais qu’il étoit trop difficile de pénétrer dans le palais enchanté où le roi son père la tenoit, parce qu’il l’avoit couvert d’un nuage fort épais; & que le seul expédient qu’elle croyoit y pouvoir trouver, seroit de se saisir d’un perroquet que la princesse avoit, ce qu’elle ne voyoit pas impossible, parce qu’il sortoit quelquefois & voloit même assez loin du palais.

La fée, qui avoit une grande passion de faire plaisir à un prince fils d’une princesse qu’elle avoit aimée uniquement, sortit incontinent, & s’en alla tâcher de rencontrer le perroquet. Elle revint, un moment après, le tenant à la main; elle l’enferma aussitôt dans une cage, & ayant touché le prince d’une baguette mystérieuse, le transforma en perroquet, & l’instruisit de la manière dont il falloit se conduire pour pénétrer jusqu’auprès de la princesse. Le prince, bien instruit à faire le perroquet, aborda cette charmante princesse, qu’il trouva d’une beauté cent fois au-dessus de celle qu’il lui avoit crue. Il en demeura si interdit, que la princesse en fut surprise; elle avoit peur que son perroquet ne fût malade, & comme il faisoit toute sa consolation, elle le prit & le caressa, ce qui rassura le prince, & lui donna assez de hardiesse pour bien faire son personnage; il dit mille jolies choses, de sorte que la princesse en fut charmée. Le roi vint, & le perroquet eut le plaisir de le voir haï. Quand le roi fut parti, la princesse entra seule dans son cabinet, le perroquet y vola, & fut témoin des plaintes qu’elle faisoit de la persécution du roi, qui l’avoit instamment priée de se déterminer à l’épouser.

Le perroquet lui dit, pour la consoler, mille choses, où elle trouva tant d’esprit, qu’elle douta quelquefois si c’étoit en effet son perroquet qui l’entretenoit si agréablement: il lui dit encore des choses plus fortes, dont elle demeura fort étonnée. Quand il la vit dans les dispositions qu’il souhaitoit: j’ai un secret très-important à vous confier, madame, lui dit-il; je vous prie de ne vous point alarmer des choses que je vais vous apprendre. Je suis ici pour vous délivrer, madame; & c’est de la part de la reine votre mère que j’y suis; & pour vous prouver ce que je vous dis, regardez ce portrait que la reine votre mère m’a donné. Il le tira de dessous l’une de ses aîles. La surprise de la princesse fut bien grande; mais il ne se pouvoit qu’elle ne conçût des espérances de ce qu’elle voyoit & de ce qu’elle entendoit; parce qu’elle avoit reconnu le portrait, pour être celui que la reine portoit au bras. Le perroquet voyant que la princesse n’étoit pas fort alarmée, lui dit qui il étoit, ce que la reine lui avoit promis, & les secours qu’il avoit déjà reçus d’une fée, qui l’avoit de plus assuré, qu’elle lui donneroit tous les moyens de transporter la princesse jusques dans le cabinet de la reine sa mère.

Quand il vit que la princesse l’écoutoit attentivement, il la supplia de lui permettre de reprendre devant elle sa forme naturelle. La princesse n’ayant rien répondu, il tira une plume de son aile; & la princesse vit aussitôt un prince qui étoit d’une beauté à surprendre, & se laissa doucement flatter de l’espérance de devoir sa liberté à un homme qui lui avoit paru si aimable.

La fée, qui avoit pris le soin de la conduite de cette aventure, avoit fait faire un char capable de contenir le prince & la princesse, & y avoit fait attacher deux aigles si puissans, qu’ils étoient capables de les mener jusqu’au bout du monde; & ayant mis le perroquet qu’elle tenoit en cage dans le char, elle le chargea de le conduire jusqu’à la fenêtre du cabinet de la princesse, ce qui fut exécuté en un moment; & la princesse s’étant mise dans le char avec le prince, elle fut fort aise d’y trouver aussi son perroquet.

Aussitôt que la princesse fut dans l’air, elle apperçut une personne montée sur un aigle qui marchoit à la tête de son char; elle en fut étonnée, mais le prince la rassura, en lui disant que c’étoit la bonne fée, à qui elle avoit l’obligation de tout le secours qui lui arrivoit, qui la vouloit conduire jusqu’au cabinet de la reine sa mère.

Le roi, qui ne dormoit pas d’un sommeil tranquille, depuis le premier jour qu’il avoit vu la princesse, s’éveilla en sursaut. Il venoit de voir en songe qu’on lui enlevoit sa maîtresse; il reprit sa forme d’aigle, & vola à son palais, où ne l’ayant pas trouvée, il entra dans une furie horrible; il revint au plus vîte chez lui pour consulter ses livres; & ayant compris que c’étoit son fils qui lui enlevoit ce précieux trésor, il se transforma en un moment en harpie, & possédé de rage, il résolut de dévorer son fils, & même la princesse s’il les rencontroit. Il perça l’air avec une rapidité inouïe, mais il étoit parti trop tard; & la fée qui avoit prévu qu’il les suivroit, avoit élevé derrière eux des vents impétueux dans l’air qui retardèrent son vol, & donnèrent au prince & à la princesse le temps d’arriver en sûreté jusque dans le cabinet de la reine, qui y étoit dans des impatiences dont elle ne connoissoit pas la cause, & comme si elle eût eu un pressentiment de quelqu’événement extraordinaire. Avec quelle joie croyez-vous qu’elle reçut la princesse qu’elle avoit tant regrettée, & ce prince si aimable qui la lui faisoit revoir!

La fée entra aussi dans le cabinet, & avertit la reine que le Roi Magicien, à qui on venoit d’enlever ce qui lui étoit plus cher que sa couronne, arriveroit incessamment, & que rien ne pourroit garantir de sa fureur, aidée de ses enchantemens, le prince & la princesse, si on ne les marioit; mais qu’il ne pourroit rien contr’eux, aussitôt qu’ils seroient unis par le lien du mariage. La reine en fit incontinent avertir le roi; & le mariage se fit. Le Roi Magicien arriva à la fin de la cérémonie; le désespoir où il étoit d’être arrivé si tard lui ayant troublé la tête, il parut sous sa forme naturelle, & entreprit de jeter sur le prince & la princesse mariés une liqueur noire capable de les faire mourir; mais la fée avança une baguette qu’elle tenoit à la main, & fit retourner la liqueur sur le roi qui venoit de la jeter, dont il tomba ayant perdu l’usage de tous les sens.

Le roi chez qui il venoit de vouloir exercer une vengeance si cruelle, s’en sentant fort offensé, le fit enlever & mettre dans une prison. Les magiciens n’ayant plus aucun pouvoir lorsqu’ils sont en prison, le Roi prisonnier, qui l’éprouvoit, se trouva fort embarrassé de se voir sous la puissance d’un prince qu’il avoit si fort offensé: mais on n’avoit garde de se porter à aucune cruauté dans un jour d’une si grande réjouissance. Le prince ayant demandé la grâce du roi son père l’obtint, & lui fit ouvrir la prison: elle ne fut pas plutôt ouverte, qu’on vit le Roi dans l’air sous la forme d’un oiseau qu’on ne connoissoit pas, il dit seulement en partant, qu’il ne pardonneroit jamais à son fils, ni à la fée sa voisine, le cruel affront qu’ils lui avoient fait. La fée fut priée de s’établir dans le royaume où elle se trouvoit; elle l’accorda, & y transporta ses livres & ses secrets de féerie. Elle y bâtit un nouveau palais où elle fit sa demeure; l’on ne songea plus dans cette cour qu’à rendre à la généreuse fée la reconnoissance qu’on lui devoit de tant d’obligations, & à jouir de la félicité parfaite où elle avoit mis toute la famille royale. Le prince & la princesse passèrent ensemble une longue vie très-heureuse, & laissèrent en possession d’un royaume une postérité qui fut toujours couverte de gloire.

LE PRINCE ROGER,

CONTE.

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Il y avoit autrefois un comte de Poitou, qui vouloit faire voir le monde à son fils aîné, dans la vue de le rendre plus honnête homme, & d’être instruit à son retour de plusieurs choses qu’il avoit la curiosité de savoir; mais il avoit peur qu’il ne lui arrivât des accidens, comme il en arrive assez souvent dans les grands voyages, principalement en ces temps-là, auxquels les chemins étoient pleins de voleurs, & où l’on se disputoit les moindres choses par les armes.


Quelle précaution prendre contre de si grands dangers? Il se souvint d’avoir ouï-dire que Mélusine, de qui il descendoit en ligne directe, avoit été fée, qu’elle avoit laissé des secrets de féerie admirables, & plusieurs instrumens servant à des usages particuliers de son art. C’étoit une ancienne tradition de sa maison; il se mit à penser où il pourroit trouver tout cela, & jugea que ce seroit dans la tour de Lusignan, demeure ancienne de Mélusine, & où elle apparoît encore de temps en temps, si l’on en croit les chroniques du Poitou.


Le comte impatient de trouver ce qu’il cherchoit, ne se contenta pas de faire percer la tour en plusieurs endroits; il renversa des murs entiers, & fit si bien, qu’il trouva ce trésor caché pendant tant d’années: c’étoit un petit coffre couvert partout de lames d’acier, dont l’ouvrage étoit si fin & si délicat, & la matière si brillante, qu’il étoit aisé de s’y voir de tous côtés. Le comte ne douta nullement que les secrets de la fée son ayeule ne fussent enfermés dans ce coffre. Il chercha de tous côtés un endroit où on le pût ouvrir, & n’en ayant pu trouver aucun, il prit la résolution de le faire rompre à coups de hache. C’étoit pourtant grand dommage; mais quel moyen de faire autrement, à moins que de renoncer à tous les avantages que l’on pouvoit tirer de ces secrets? car il y avoit lieu de juger qu’un si beau coffre contenoit des choses encore plus belles; on appela donc des ouvriers, & le coffre fut rompu: mais quelle surprise! lorsqu’on en vit sortir une lumière qui éblouit tous les assistans, & les saisit d’un si grand étonnement, que personne n’osoit en approcher. Cette lumière étant peu-à-peu disparue, le comte mit la main dans le coffre, & la première chose qu’il en tira, fut un livre, dont la couverture étoit d’un beau crystal, mais d’un crystal peint de toutes les couleurs les plus vives & les plus éclatantes, imprimées dans la matière, de manière qu’elles y paroissoient naturelles, les feuillets étoient d’un or fin & poli, & les lettres étoient d’azur & du plus beau caractère qu’on eût jamais vu.

Tout le monde fut surpris d’une chose si nouvelle, & le comte crut avoir trouvé un livre qui ne contenoit rien moins que des oracles; il le lut avec empressement; il y trouva des secrets dont il ne fit confidence à personne, & qui comprenoient apparemment les prédictions de ce qui est arrivé de grand à sa postérité, dont il y a eu des rois dans des régions éloignées.

Le comte trouva aussi dans ce coffre quelques baguettes mystérieuses, & plusieurs anneaux d’or, à chacun desquels Mélusine avoit attaché quelque charme, & qu’elle avoit enfermés dans ce coffre, pour servir à celui de ses descendans qui auroit le bonheur de le trouver. On ne compte pour rien les pierreries & l’or qu’on y trouva en abondance, ceux qui ont la connoissance des secrets des fées n’en ont pas besoin, & jamais rien ne leur manque; aussi le comte fit-il libéralement part à tous ceux qui étoient auprès de lui de ces richesses communes, ne se réservant pour lui que les seuls charmes de la féerie, qu’il communiqua au prince son cher fils, qu’il fit partir peu de jours après.

Il lui donna surtout une baguette d’ivoire qui avoit le pouvoir de métamorphoser tout ce qu’elle toucheroit en tout ce qui pouvoit plaire à celui qui la portoit. Il lui donna aussi des anneaux d’or qui avoient la vertu de rendre invisibles les hommes qui les portoient à découvert, & il lui en donna quatre, afin qu’il s’en pût servir dans les occasions où il seroit obligé d’avoir deux ou trois de ses gens auprès de lui.

Avec cet appareil, & un équipage magnifique, le jeune comte de Poitou partit pour chercher des aventures; il fit dix lieues la première journée, & ayant laissé son équipage, il marcha avec son écuyer seulement, & fit encore deux lieues à l’entrée de la nuit; mais s’étant approché d’un château où étoit une dame pour qui il avoit une forte inclination, il laissa ses chevaux dans une hôtellerie sur le chemin, & s’en alla avec son écuyer droit au château. Ce fut là où il éprouva la première fois le charme de ses anneaux d’or; car il s’introduisit jusques dans le cabinet de la dame, sans avoir été vu, quoiqu’il eût rencontré beaucoup de monde; il s’y cacha pour attendre qu’elle fût seule & couchée.

Il avoit fait mettre son écuyer dans un endroit de la maison où il lui avoit dit de se tenir jusqu’à ce qu’il le vînt prendre. Comme le jeune cavalier n’aimoit pas à dire les particularités de ses aventures, on ne sait pas ce qui se passa entre lui & la dame; ce qu’on sait, est qu’il en sortit le matin avec son écuyer, fort satisfait apparemment de la nuit, & d’avoir éprouvé le pouvoir de ses anneaux; il retourna au plus vîte à l’hôtellerie où il avoit laissé ses chevaux, fit un léger déjeûner, & alla joindre son équipage dans le lieu où il l’avoit laissé. On jugea dans ce lieu-là qu’il venoit de passer la nuit en bonne fortune, & on le jugea d’autant plus, qu’il se coucha en arrivant & dormit quelques heures. A son réveil il partit après avoir un peu mangé, il prit le chemin de Barcelone & marcha sans avoir recherché les occasions de se servir de tous les beaux secrets qu’il possédoit, qu’il réservoit pour la cour de Catalogne, où il arriva le cœur plein de hautes espérances. Ce n’étoit pas sans raison, puisqu’étant beau comme l’amour, il n’étoit pas possible qu’il ne fût désiré, outre qu’ayant de si beaux moyens de tromper les jaloux, il devoit trouver de grandes facilités à se rendre heureux.

Il arriva à Barcelone le premier jour où commençoient des tournois, que le comte de Catalogne avoit convoqués à l’occasion du mariage de la princesse sa fille, qui se devoit faire incessamment: tous les chevaliers de toutes les cours d’Espagne, même de celles des rois Maures, y étoient, chacun le plus magnifique; la princesse pour qui la fête se faisoit étoit plus belle que l’astre du jour, & le prince Roger, c’étoit le nom du jeune prince du Poitou, fut frappé de sa beauté au premier moment qu’il la vit; ayant appris qui elle étoit, & qu’elle s’alloit marier, il en fut fort fâché: il eût bien voulu l’ôter à cet heureux rival, non pas qu’il l’eût voulu épouser, car il n’avoit pas résolu de borner à cette cour les aventures qu’il s’étoit proposé de chercher, mais il étoit déjà jaloux des faveurs qu’elle destinoit à son mari, & il eût voulu qu’elles eussent été toutes réservées pour lui.

Il se fit présenter au comte de Catalogne & à la princesse, comme un chevalier françois qui cherchoit les aventures de chevalerie, & qui étoit venu à leur cour, sur le bruit du tournois qui y étoit convoqué. On le trouva fort bien fait, & la princesse commença de fort bonne heure à le regarder de bon œil; il s’en apperçut & résolut d’en profiter; il se retira chez lui pour s’armer, & se présenta dans la lice avec une armure si belle, qu’elle attiroit les yeux de tout le monde: on n’en avoit jamais vu de si éclatante. Il courut contre tous venans, & fut toujours vainqueur: voyez quel avantage c’est d’avoir la protection d’une puissante fée comme Mélusine! il emporta les prix trois jours de suite, les reçut toujours de la main de cette princesse qu’il avoit trouvée si charmante. Quel bonheur d’être couvert de gloire! car il étoit l’admiration de tous les spectateurs, & il étoit encore récompensé par les mains de l’amour même, puisqu’il est vrai que la princesse en avoit déjà pour lui.

Les courses finies, il se mêla dans les conversations, & dans les autres plaisirs de la cour, plus tranquilles que les tournois. Il se servit, plus d’une fois, de son anneau d’or pour se tenir auprès de la princesse sans être vu: il fut témoin des entretiens fades & languissans que lui faisoit le prince à qui elle étoit promise; il connut aisément que l’amour ne se mêloit guères de ce mariage, aussi ne se faisoit-il que par politique. Il essaya de connoître ce qui se passoit dans le cœur de cette princesse; il fut témoin de ses fréquens soupirs, & étant persuadé qu’ils ne pouvoient être pour le prince qu’elle alloit épouser, il se présuma que ce pouvoit être pour lui. Il n’eut plus sujet d’en douter; car la princesse, qui ne croyoit être entendue que d’une personne, qui étoit sa confidente, dit: Ah, ma chère! que le sort d’une princesse est cruel, de se voir destinée, par politique, à épouser la personne du monde qu’elle aime le moins! Falloit-il me faire voir tous les plus aimables chevaliers du monde, pour me faire, après cela, passer ma vie avec celui de tous qui l’est le moins? Ha! que je croirois être heureuse, si je la passois avec celui qui a été le vainqueur de tous les autres, & qui n’a reçu de ma main que le moindre des prix que je lui eusse voulu donner, tant je le trouve digne de tout!

Le prince Roger étant assuré par ce discours qu’il étoit tendrement aimé, ne fut plus occupé que du soin de dire qu’il aimoit aussi; il cacha aussitôt son anneau d’or, & s’étant rendu visible, il aborda la princesse, qui rougit à la vue de cet aimable chevalier, comme si elle eût eu peur qu’il n’eût entendu ce qu’elle venoit de dire; ce n’est pas qu’elle eût été fâchée qu’il l’eut sû, mais elle auroit eu honte de s’être déclarée la première.

Le prince, qui savoit parfaitement bien son monde, & que c’étoit à lui à parler le premier, lui dit qu’il se trouvoit bien malheureux d’être venu à la cour de Barcelone précisément pour être témoin de la félicité d’un prince qui n’en étoit peut-être pas le plus digne; parce qu’il ne connoissoit pas assez le prix d’un bien qui ne devoit être que la récompense d’une grande passion, ce qui ne lui étoit accordé, disoit-on à la cour, qu’à cause du voisinage de ses états: faut-il, continua le prince Roger, que la plus aimable princesse du monde n’ait pas le pouvoir de choisir, & qu’il ne soit pas permis de le disputer à celui qui ne l’obtient pas de son choix! Non, répondit la princesse, mon sort est réglé; & je n’ai qu’à m’y soumettre: mais, Princesse, répondit le passionné Roger, si vous permettiez de le changer, il ne seroit peut-être pas impossible d’y réussir. Non, répondit-elle, il n’est pas au pouvoir des hommes, & je n’y veux jamais songer. Vous pouvez du moins, lui dit encore le prince, qui avoit d’autres desseins que de l’empêcher de se marier, disposer de votre cœur à votre gré; & s’il étoit dû à celui qui en connoît mieux le prix, je serois en droit de le disputer à tous ceux qui y ont jamais prétendu. Si je consultois mon cœur, répondit la princesse, je n’en serois que plus malheureuse; laissez-moi, je vous en prie, ajouta-t-elle, suivre une destinée que je ne puis changer sans m’exposer à trop de malheurs; le comte mon père est inébranlable dans ses résolutions, & cette affaire est trop avancée pour pouvoir être rompue: laissez-moi, vous dis-je, mes malheurs en seront moins grands, si je ne vous vois pas davantage. Je consens, aimable princesse, à vous laisser suivre votre destinée, pourvu que vous me pardonniez quelques supercheries que je veux faire à un amant qui n’a pas mérité votre tendresse, & que vous ne saurez qu’au moment de l’exécution. Voilà les dernières paroles que dit le prince Roger à la princesse, qui en fut dans de grandes inquiétudes. Elle ne savoit de quelle supercherie il entendoit parler, & elle n’eût pas soupçonné en mille ans celle qu’il méditoit de faire. Il ne parla plus à la princesse, de peur qu’on ne l’observât, il faisoit seulement parler continuellement ses regards pleins de tendresse.

Il se fit de grands préparatifs pour le mariage de la princesse; le prince Roger en fut témoin, & le soir étant entré invisible dans sa chambre, après que tous les hommes en furent sortis, il vit avec plaisir toutes les cérémonies qui se font ordinairement pour mettre la mariée dans le lit; ce fut alors que la princesse lui parut encore plus belle & plus aimable; & il conçut pour elle, dans ce moment, un amour qui le rendit le plus passionné de tous les hommes: peu de temps après le prince marié entra, & toutes les dames se retirèrent. Le prince Roger resta toujours invisible dans la chambre de la princesse, & jaloux des faveurs qu’elle ne pouvoit refuser au prince son époux, il le laissa encore mettre au lit; & dans l’instant l’ayant frappé de sa baguette d’ivoire, il le fit tomber dans un profond sommeil, dont il n’y avoit que lui qui pût le retirer en le touchant de la même baguette. Alors charmé de l’effet de sa baguette, & le cœur tout rempli de la plus belle passion du monde, il voulut profiter de la supercherie qu’il avoit faite à son rival; & se voyant plus digne que lui du bonheur qu’il avoit de posséder une si aimable personne, il tâcha de le persuader à la charmante princesse, à qui il se rendit visible en lui confiant le secret des supercheries qu’il l’avoit déjà suppliée de lui pardonner.

La princesse fort surprise de voir le prince si près d’elle dans un temps où elle avoit tout à craindre si on venoit à le découvrir, le pria instamment de vouloir bien se retirer. Ne craignez rien, charmante princesse, lui dit-il, vous savez mon secret & celui de mon cœur, mais puisque je suis assez malheureux pour ne pouvoir vous posséder, permettez-moi du moins de me venger sur mon rival de tous les maux que vous m’allez faire souffrir en ne vous voyant plus. La princesse lui pardonna tout à condition qu’il se retireroit. Le prince Roger lui obéït; mais avant de se retirer, il frappa le prince de sa baguette. Il étoit déjà jour; le prince endormi se réveilla, & n’osa troubler le repos de la princesse, qui, en ayant besoin, s’étoit endormie d’un profond sommeil. La même supercherie fut faite quelques jours de suite, & le bruit s’étant répandu de la disgrâce de ce prince infortuné, qui s’endormoit en entrant dans le lit, sans pouvoir s’en empêcher quelque soin qu’il prît, on en chercha la cause, & l’on conclut qu’il falloit qu’il y eût de l’enchantement.

La princesse ayant peur que par quelque malheur ce secret ne fût découvert, pria le prince Roger d’interrompre pour quelques jours un commerce qui ne lui avoit pourtant pas été désagréable. Le prince Roger ne fut peut-être pas fâché d’avoir cette complaisance pour la princesse, & demeura ainsi quelques jours sans penser à aucune entreprise. Il étoit cependant continuellement à la cour, où il faisoit les délices de plusieurs belles, car il étoit véritablement fait à peindre, & poli dans la dernière perfection; mais comme il s’étoit mis dans la tête de voler de conquête en conquête, il cherchoit toujours qui le voulût écouter.

Un jour croyant avoir trouvé quelques dispositions, comme il les pouvoit souhaiter, dans le cœur d’une très-aimable personne, il parla de passion & ne fut pas rebuté; il crut que c’étoit assez pour pouvoir hasarder d’entreprendre; il se servit du moyen qu’il avoit d’être invisible pour entrer dans sa chambre pendant qu’il y avoit encore de la lumière, & les lumières étant éteintes il s’approcha du lit; mais ayant fait un peu de bruit en marchant, cette aimable personne ne sachant ce que c’étoit, se mit à crier comme une désespérée, ce qui fit venir ses domestiques à son secours. Dans ce moment le prince ne songea qu’à se sauver au plus vîte, de peur d’être rencontré & saisi, quoiqu’on ne le vît pas. Comme il se retiroit à la hâte, on l’entendit encore marcher, on le suivit, & ceux qui le suivoient ne voyant rien, demeurèrent si transis de frayeur, que les flambeaux leur tombèrent des mains: leur étonnement redoubla par le bruit des portes qu’il ouvrit pour sortir, & ne sachant tous par quel enchantement ils avoient entendu marcher & ouvrir des portes sans avoir vu qui que ce soit, ils crièrent au secours, & mirent toute la maison en alarme.

Cette aventure étant sue le lendemain à la cour & à la ville, un chacun conclut qu’il falloit qu’il y eût des enchanteurs parmi les étrangers qui etoient venus depuis peu dans la ville. L’on raisonna sur les merveilles qu’on avoit vu faire au prince Roger, qui avoit toujours remporté le prix dans les tournois; on fit réflexion sur l’aventure du prince nouveau marié, & l’on en fit encore sur les assiduités du prince Roger auprès de la princesse pendant quelques jours: on demanda à cette aimable personne qu’il avoit encore voulu surprendre, quelles conversations il avoit eues avec elle; elle en avoua une partie, & de tout cela on conclut qu’il étoit un enchanteur.

Le comte de Catalogne se laissa persuader, par tout ce qu’on lui représenta, que la chose pouvoit être vraie, & il ordonna au prévôt de le chercher. Le prévôt obéit, mais il arriva trop tard à son logement, il apprit qu’il étoit parti il y avoit quelques heures; il en fit son rapport au comte, qui lui ordonna de monter à cheval, & de le ramener, s’il étoit possible, tant il étoit curieux de connoître de quel art il s’étoit servi; mais il défendit expressément de lui faire aucun mal. Le comte étoit un bon prince, qui aimoit mieux ignorer toute sa vie tous les enchantemens, que de s’instruire en faisant répandre la moindre goutte du sang d’un homme pour qui il commençoit d’avoir de l’amitié.


Le prince Roger, qui avoit prévu qu’il seroit suivi, avoit fait marcher son équipage en grande diligence, & étoit demeuré derrière avec son écuyer, qui avoit, comme lui, un anneau d’or pour devenir invisible; il eût pu transformer le prévôt & sa suite en la manière qu’il lui eût plû; mais il étoit le plus benin de tous les princes, & benin au point qu’il eût été fâché de faire pleurer un enfant; aussi se contenta-t-il de s’approcher du prévôt qui marchoit le premier, & ayant touché son cheval de sa baguette, il en fit un éléphant, dont le prévôt étonné se jeta par terre, criant miséricorde: ses archers aussi étonnés que lui coururent à son secours, quoi qu’ils eussent grand peur d’une si grande bête, & du prodige qui la leur faisoit voir; ils furent encore aussi étonnés d’entendre rire à gorge déployée, c’étoit le prince Roger qui avoit la malice de se moquer d’eux avec son écuyer: après quoi il poursuivit son chemin, & laissa le prévôt & sa bande se tirer d’embarras comme ils pourroient.

Comme cette aventure devoit faire encore beaucoup de bruit, & qu’il ne se pouvoit pas qu’elle ne fût sue avec les précédentes en peu de jours dans toutes les cours d’Espagne, le prince crut qu’il étoit de la prudence de repasser les montagnes & de revenir dans les Gaules; de sorte qu’ayant joint son équipage, il changea aussitôt de route, & prit celle de la Navarre, qui étoit même la plus courte pour retourner en Poitou, où il résolut de repasser seulement pour donner au comte son père le plaisir d’apprendre ses aventures, & reprendre bientôt après un autre chemin, dans le dessein d’en chercher de nouvelles; mais il n’avoit pas su prévoir qu’il rencontreroit, avant que d’être en Poitou, une princesse qui lui alloit faire changer tous ses projets de folie, en un dessein sérieux de passer sa vie avec elle.

Ce fut à Angoulême où il arriva, sans s’être amusé à chercher aucune aventure; il alla en arrivant à la cour du comte d’Angoulême, où s’étant fait connoître pour le fils du comte de Poitou, il reçut un accueil tel qu’il avoit lieu de l’attendre d’un prince voisin & confédéré du comte son père. Le comte lui donna un appartement dans son palais, & le fit tous les jours manger avec lui & avec sa famille, c’est-à-dire, avec madame la comtesse d’Angoulême son épouse, & deux jeunes princesses leurs filles, qui étoient d’une beauté charmante.

Quoique le prince Roger les eût trouvées toutes deux fort belles, il ne tarda guères à y mettre de la différence; ce fut peut-être l’effet de quelque sympathie, qui lui fit dès ce jour former le dessein sérieux de plaire à l’aînée, & de renoncer pour jamais à toutes les aventures qu’il s’étoit proposé de tenter par les enchantemens, pour ne songer qu’à la mériter par mille complaisances & une véritable passion qui s’empara de son cœur dans ce premier moment. Ce n’est pas le seul des galans de profession qui ait été fixé pour jamais par une aimable personne, mais aucun ne l’a été plus promptement, & n’a renoncé, comme lui, à tant de moyens de faire réussir ses galanteries; car sans parler de ses enchantemens, il étoit fait pour l’amour, tant il avoit d’agrémens dans toute sa personne; mais il trouvoit que c’étoit trop peu pour la princesse Tullie (c’étoit le nom de l’aînée des deux princesses d’Angoulême), & il eût voulu posséder les attraits de tous les hommes du monde, & l’empire de l’univers pour lui en faire un sacrifice.

La princesse Tullie, par l’effet de la sympathie dont j’ai parlé, que beaucoup de mérite de part & d’autre fait presque toujours naître, le regarda aussi, dès les premiers jours, comme un prince digne d’elle; ce qui l’avoit disposée à l’écouter favorablement quand il parleroit. Le prince ne tarda guères à lui découvrir les sentimens de son cœur, & elle lui répondit aussitôt, qu’elle ne seroit pas fâchée que le comte d’Angoulême, son père, eût son dessein agréable. Le prince Roger, charmé de cette réponse, en fit parler au comte d’Angoulême, qui fut fort satisfait de cette proposition, & déclara qu’il accorderoit très-volontiers la princesse sa fille au prince Roger, si le comte de Poitou la lui faisoit demander.

Le prince Roger, plein de sa passion, prit le parti, pour éviter les longueurs, d’aller lui-même en diligence en Poitou, afin d’obtenir le consentement du comte son père, qui étoit pour lui une faveur plus précieuse que toutes celles qu’il auroit jamais pu lui demander; il lui peignit si bien son amour, & le mérite qui l’avoit fait naître, que le comte de Poitou, touché de ce qu’il entendoit, le dépêcha en peu de jours avec un ambassadeur chargé du pouvoir de régler les conditions de son mariage avec la princesse d’Angoulême. Le prince Roger étoit si impatient de la revoir, qu’à peine eut-il le temps de donner au comte son père le plaisir d’apprendre les aventures qu’il avoit eues, par le moyen de ses enchantemens, qu’il lui remit aussitôt, n’en ayant plus besoin, puisqu’il ne vouloit désormais songer qu’à passer une vie tranquille, en aimant fidellement une princesse qu’il croyoit la seule digne d’être aimée éternellement, ce qui arriva comme il en faisoit le projet; car il épousa la princesse Tullie, & passa avec elle la vie la plus heureuse qu’on ait vu passer dans le mariage. De cette belle union sont descendus tant de conquérans & de héros, qui ont porté des couronnes dans une autre partie du monde.


FORTUNIO,

CONTE.

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Il y avoit autrefois un homme, lequel dans une fortune médiocre ayant du cœur & de l’esprit, ne se croyoit inférieur à aucun autre; il rechercha en mariage une fille qui avoit comme lui beaucoup de mérite, & du bien médiocrement, & il l’épousa. Quoi qu’ils n’eussent pas tous deux une fort grande fortune, ils eussent vécu ensemble très-contens de leur sort, s’ils eussent pu avoir des enfans, prévenus que c’étoit la marque de la bénédiction du mariage.

Après en avoir désiré long-temps inutilement, résolus d’en adopter quelqu’un pour leur consolation, un jour qu’ils se promenoient sur le bord d’une rivière, ils apperçurent un berceau qui flotoit sur l’eau: curieux de savoir ce que c’étoit, ils se mirent dans un bateau; ils furent bientôt satisfaits de leur curiosité, car ils rencontrèrent ce qu’ils souhaitoient; c’étoit un enfant qui leur parut d’une beauté merveilleuse, & d’une grande espérance par les règles de la physionomie dont ils se piquoient d’avoir quelque connoissance; comme ils le tenoient de la fortune, ils lui donnèrent le nom de Fortunio, l’élevèrent & l’instruisirent avec tout le soin possible.

Cet enfant étant né avec les plus belles inclinations du monde, il faisoit honneur à l’éducation qu’on lui donnoit, si bien qu’il satisfaisoit beaucoup ceux de qui il la recevoit si bonne, & les consoloit de n’avoir pu mettre des enfans au monde: il leur devenoit même si cher, qu’ils ne songeoient qu’à augmenter leur fortune, pour avoir le moyen de le pousser dans le monde, & lui laisser un jour une succession considérable, pour le faire vivre avec l’éclat qui convenoit à la naissance dont il leur avoit paru être, par la richesse des langes qui l’enveloppoient. Mais dans le temps qu’ils étoient plus occupés de ce soin, cette aimable femme devint grosse, ce qui ne diminua en rien la tendresse qu’elle avoit pour Fortunio, ni celle de son mari; ils se disoient tous deux, que si le ciel augmentoit leur famille, ils prendroient le soin d’augmenter aussi leurs biens, & qu’ils auroient sujet d’être satisfaits, s’il leur donnoit un fils aussi aimable que celui qu’ils tenoient de la fortune.

Le ciel exauça leurs vœux, & leur donna un fils, qui étoit tel qu’il ne pouvoit être plus joli en naissant. A mesure qu’il croissoit, il devenoit tous les jours plus aimable, & pour surcroît du contentement qu’il donnoit à son père & à sa mère, il eut beaucoup d’amitié pour Fortunio, qu’il croyoit son frère aîné, & vécut long-temps avec lui dans une fort grande union, qui eût duré éternellement, si un jeune homme, qui étoit quelquefois de leurs parties de plaisir, ne lui eût fait entendre qu’il avoit sujet de se plaindre de ce qu’on traitoit Fortunio avec autant de bonté que lui, & tout comme s’il eût été l’enfant de la maison, ce qui n’étoit pas; qu’il n’étoit qu’un enfant trouvé, que son père & sa mère avoient adopté, parce qu’ils avoient désespéré d’en avoir; mais que leur ayant donné, par sa naissance, la satisfaction qu’ils avoient tant désirée, il étoit juste qu’ils ne prodiguassent pas ailleurs des caresses qui n’étoient dûes qu’à lui.

Ce jeune enfant prévenu de cette sorte, prit l’occasion de la première petite contestation qui lui arriva avec Fortunio, pour lui reprocher qu’il n’étoit pas son frère, qu’il étoit un enfant trouvé de qui on avoit pris soin par charité.

Fortunio, qui avoit le cœur haut, très-surpris d’une pareille nouvelle, alla supplier celle qu’il avoit cru jusques-là sa mère, de lui dire s’il étoit vrai qu’il ne fût pas son fils, & s’il l’étoit effectivement, de faire taire son frère, qui avoit soutenu qu’il ne l’étoit pas. Elle répondit qu’il l’étoit véritablement, & qu’elle sauroit punir ce petit étourdi de lui avoir dit des injures; mais elle ne parloit pas assez affirmativement pour persuader Fortunio, qui eut un si grand soupçon de son triste état, & la pressa si fort de lui parler positivement, qu’elle ne put lui cacher ce qui étoit vrai; elle l’assura en même temps, qu’il ne lui seroit jamais moins cher que son propre fils, & qu’elle en auroit toujours le même soin.

Comme il étoit très-bien né, il fut fort reconnoissant des bontés qu’on avoit eues pour lui, & de celles dont on l’assuroit à l’avenir; mais il étoit si touché de ce qu’il venoit d’apprendre, qu’il résolut sur l’heure d’aller chercher par tout le monde à faire des actions qui pussent effacer la honte de sa naissance, & lui procurer une meilleure fortune. Cette personne qu’il avoit cru sa mère, & qui l’aimoit véritablement, fit ce qu’elle put pour l’arrêter; mais voyant que tous ses efforts étoient inutiles, dépitée de ne pouvoir le retenir, elle lui donna mille malédictions, & souhaita même que si jamais il se trouvoit sur la mer, qu’il fût englouti par une Syrène. Son mari au contraire, plus généreux qu’elle, approuva la résolution de Fortunio, & lui donna de l’argent pour se mettre en équipage. Fortunio, après l’avoir assuré d’une reconnoissance éternelle, le quitta, & partit incertain de la route qu’il prendroit.

Il n’eut pas fait grand chemin, qu’il se rencontra auprès d’une forêt si épaisse, que le soleil n’y avoit jamais pénétré. Il étoit à l’entrée de cette forêt, dans un grand embarras, ne sachant quel parti prendre, quand il apperçut un lion, un aigle & une fourmi qui disputoient ensemble sur le partage d’un cerf qu’ils avoient chassé & pris. Ces trois animaux convinrent prudemment, pour éviter les suites d’une sanglante guerre, de prendre pour juge le premier homme qui passeroit; & ayant aussitôt apperçu Fortunio, ils s’adressèrent à lui & le supplièrent de vouloir mettre la paix entr’eux, en réglant un différend qu’ils avoient pour le partage du cerf qui étoit étendu mort devant eux, lui jurant qu’ils se tiendroient à son jugement sans murmurer, fût-il même injuste.

Fortunio, qui étoit naturellement audacieux, répondit sans s’étonner, qu’il étoit fort aise d’avoir occasion de faire plaisir à de si honorables animaux, & l’on eût dit en le voyant si hardi, qu’il eût été élevé parmi les lions. Il leur demanda s’ils ne lui accorderoient pas leur amitié, en cas qu’il jugeât équitablement, & il reçut mille assurances, que non-seulement ils l’aimeroient, mais qu’ils le serviroient partout où il auroit besoin d’eux.

Fortunio charmé de leur procédé, qui lui avoit paru fort honnête, s’appliqua à juger cette importante contestation, de manière que tous les intéressés fussent satisfaits, & qu’il pût s’en séparer avec leurs bonnes grâces, car quoi qu’il fît fort bonne mine, il croyoit, en homme de bon sens, que l’un de ces animaux, tout poli qu’il paroissoit, n’étoit pas une trop bonne compagnie pour un homme tout seul; il travailla enfin au partage, & sut si bien donner à un chacun ce qui étoit de son goût, que les trois animaux satisfaits, lui firent mille remercîmens, se croyant trop heureux d’avoir rencontré un juge si équitable. Les complimens de civilité finis, Fortunio songea à son voyage, & à laisser ses nouveaux amis occupés à faire bonne chère.

Dans le temps qu’il les vouloit quitter, parut une fée si richement parée, que n’ayant jamais rien vu de si beau, il en demeura surpris, & fut tout prêt de se prosterner, tant l’air majestueux de la fée lui inspira de respect; elle avoit un cor de chasse pendu en écharpe, ce qui la lui eût fait prendre pour Diane, si elle ne s’étoit fait connoître pour une fée qui avoit son palais dans le fond de cette forêt; car pour les trois animaux, ils la connoissoient parfaitement & la respectoient de même.

La fée eut la curiosité de savoir ce qui s’étoit passé dans une assemblée de créatures si différentes & si opposées. Le lion prit la parole, & rendit compte de l’équité du jugement que l’homme qu’elle voyoit devant elle avoit rendu, & la pria d’avoir pour agréable d’user de son pouvoir pour l’en récompenser. La fée loua Fortunio de l’équité du jugement qu’il avoit prononcé, & les trois animaux de la juste reconnoissance qu’ils en avoient, & donna, pour les obliger tous, le pouvoir à Fortunio de prendre la figure de ces trois animaux toutes les fois qu’il en auroit besoin, & la quitter comme il lui plairoit, pour reprendre la sienne. Elle fut même si touchée de sa justice & de sa bonne mine, qu’elle lui proposa d’aller passer quelques jours avec elle dans son château.

Fortunio, qui ne cherchoit que des aventures, dit à la fée qu’il recevoit avec beaucoup de respect la proposition qu’elle lui faisoit, & qu’il étoit prêt de la suivre. Il passa quelques jours dans le palais de la fée avec tous les plaisirs qu’on se peut imaginer, & il n’en sortit même qu’à regret; mais la fée, qui savoit qu’il étoit destiné à de grandes choses, le congédia, après lui avoir fait des présens de pierreries fort considérables, & lui avoir donné des instructions admirables pour sa conduite.

Avec ces moyens de faire parler de lui, Fortunio partit rempli d’espérance, & s’arrêta à la première ville où il se pourvut d’équipage. Il s’en alla en plusieurs cours, où il eut diverses aventures, & acquit une grande réputation de valeur en de fameuses occasions de guerre où il se rencontra, dont je remets à faire une autrefois la relation, pour ne parler présentement que de la plus célèbre & la plus heureuse de ses actions, puisqu’elle lui valut la conquête de la plus aimable princesse de son siècle, & d’un royaume dont elle étoit l’héritière.

Il arriva à la cour de cette princesse, dans le temps que le roi son père avoit fait publier chez tous les princes ses voisins, que voulant marier la princesse sa fille, il avoit résolu de la donner à celui qui seroit le vainqueur de tous les autres, dans un tournois qu’il avoit convoqué pour être tenu en peu de temps.

Fortunio arrivé à propos pour tenter une si grande aventure, se présenta au roi comme un chevalier qui couroit le monde, pour chercher des occasions de guerre & des aventures de chevalerie: le roi lui dit qu’il étoit venu fort à propos, pour être témoin d’un tournois qui se tiendroit à sa cour dans peu de jours, & qu’il dépendroit de lui d’y entrer, puisque l’exclusion n’étoit donnée à aucun chevalier, outre que sa bonne mine, qui donnoit une grande opinion de sa naissance, pouvoit le faire recevoir partout. Fortunio répondit au roi qu’il s’efforceroit de ne rien faire d’indigne de la bonne opinion que S. M. avoit de lui: il demanda ensuite la liberté d’aller faire la révérence à la princesse. Le roi ordonna au capitaine de ses gardes de le lui aller présenter, & il en reçut un accueil très-favorable. La princesse étoit la plus charmante personne qu’il eût jamais vue, & il forma, en la voyant, le dessein de la conquérir, ou de répandre jusqu’à la dernière goutte de son sang; il y fut encore encouragé par quelques regards de la princesse, qu’il crut lui être favorables, & il songea à lui devenir agréable par ses profonds respects & son assiduité, en attendant le jour où il pourroit la conquérir par les armes.

Il vit, tous les jours suivans, arriver tous les princes & tous les chevaliers qui cherchoient à mériter la princesse, ou à mourir pour un si beau dessein; & jamais on n’a vu une si belle & si noble assemblée: un chacun s’empressoit auprès de la princesse, & eût voulu la disposer à faire des vœux pour lui dans cette grande journée; les uns vouloient l’y engager par les profonds respects qu’ils lui rendoient, & quelques autres par la passion dont ils étoient si touchés, qu’ils eurent la hardiesse de la lui déclarer. Fortunio, le plus passionné de tous, étoit aussi le plus respectueux, & à peine osoit-il laisser voir dans ses yeux ce qui se passoit dans son cœur, tant il avoit peur de déplaire: c’étoit pourtant celui à qui la princesse eût souhaité la victoire, dont elle devoit être le prix, si elle l’eût cru prince; & il y avoit des momens qu’elle jugeoit qu’il pouvoit l’être, ou qu’en tout cas, un grand mérite le pouvoit égaler à tous les princes.

Enfin le jour auquel elle devoit se déterminer, ou du moins la fortune pour elle, arriva, & l’on vit sur les rangs un nombre infini de princes & de chevaliers.

Le roi avoit prescrit qu’ils tireroient au sort pour voir à qui il appartiendroit d’être les premiers dans la lice; il avoit établi des juges pour les régler là-dessus, & sur les difficultés qui pourroient survenir entr’eux. Plusieurs princes combattirent, & se détruisirent successivement les uns les autres. Un roi du voisinage, vaillant & fort, mais connu pour un prince sans mœurs & sans politesse, & par-dessus tout cela laid à faire peur, entra dans la lice à son tour, & mit hors de combat tous ceux qui se présentoient devant lui. C’étoit le rang de Fortunio de le combattre; mais la nuit étant trop proche, le roi remit au lendemain à voir décider ce grand événement, que la princesse craignoit effroyablement, car elle se voyoit en danger de tomber sous la puissance d’un prince qui lui faisoit horreur par la réputation où il étoit d’être féroce, & encore par sa mine affreuse, & elle ne voyoit plus que le seul Fortunio qui dût la lui disputer.

Il s’étoit répandu un bruit que Fortunio étoit d’une grande valeur; quelques princes qui l’avoient vu dans des occasions de guerre l’avoient dit, mais comme elle savoit qu’il seroit exposé contre un homme si redoutable, elle n’osoit espérer de le voir vainqueur; elle eût même désiré de le savoir prince, en cas qu’il eût terrassé ce roi qu’elle haïssoit tant, & elle eût regardé comme un autre malheur, quoique moindre, de faire la félicité d’un simple chevalier. Agitée de ces diverses inquiétudes, elle étoit appuyée sur une fenêtre de son palais, où elle parut à Fortunio une personne très-affligée. Il alla se présenter à la porte de son appartement, mais on lui dit qu’elle ne voyoit personne.

Fortunio fort touché de l’affliction où elle lui avoit paru, avoit résolu de lui dire qu’il la délivreroit le lendemain de la peine où elle étoit. Il descendit dans la rue, & ayant souhaité d’être aigle, il le devint, & vola sur la fenêtre du cabinet de la princesse. L’ayant apperçue seule, il vola auprès d’elle, & reprit sa forme naturelle: elle fut effrayée, & cria; on vint à elle, Fortunio disparut: il s’étoit métamorphosé en Fourmi, & s’étoit glissé dans le falbala de la princesse, qui ne voyant plus rien, renvoya ses femmes, en leur disant qu’elle avoit cru voir quelque chose & quelle s’étoit trompée. Fortunio encore fourmi & caché dans les habits de la princesse, lui entendit pousser des soupirs, & dire même quelques paroles mal articulées, qui lui firent pourtant comprendre l’horreur qu’elle avoit pour le roi qui étoit jusques-là le vainqueur, & la passion qu’elle avoit de lui voir arracher la victoire par un homme qui lui avoit touché le cœur, quoi qu’il ne parût être qu’un simple chevalier.

La fourmi n’eut pas plutôt compris ce qui se passoit dans le cœur de la princesse, qu’elle lui dit: ne craignez rien, charmante princesse; le monstre qui vous fait peur ne vous possédera pas, & s’il vous plaît de ne plus appeler vos femmes, vous allez voir celui qui vous délivrera demain, & qui est l’homme du monde qui vous respecte le plus: ne vous alarmez donc pas, princesse, il va paroître devant vous. Ainsi Fortunio parut encore devant elle, & l’assura qu’il la délivreroit le lendemain du sujet de toutes ses alarmes, & je serai, dit-il, trop heureux de vous avoir servie, & plus heureux encore, si par tous les soins de ma vie je pouvois mériter la récompense que le roi a promise au vainqueur.

Après cette conversation, Fortunio, devenu encore aigle, s’envola par la fenêtre, dont la princesse demeura si effrayée, qu’à peine avoit-elle la force de se relever de dessus son fauteuil; elle avoit beau rêver à ce qui lui venoit d’arriver, elle n’y connoissoit rien, & elle se disoit: est-il possible qu’il soit vrai que j’aie trouvé du secours dans un si pressant besoin; n’est-ce pas un songe? Fortunio lui avoit paru si respectueux & si aimable, qu’il n’étoit pas possible de ne pas lui désirer la victoire, quand il n’eût même été qu’un simple chevalier. La manière dont il étoit entré dans son cabinet, & dont il étoit sorti, étoit ce qui l’embarrassoit le plus; elle avoit souvent ouï parler du pouvoir des fées, & elle jugea que quelqu’une touchée de son infortune, lui avoit sans doute envoyé un défenseur.

Dans toutes les différentes inquiétudes où elle tomboit, ne pouvant penser à autre chose, elle résolut de se dire malade, pour pouvoir attendre dans son lit cette journée si désirée, qu’on venoit de lui faire espérer: elle appela aussitôt ses femmes, & envoya dire au roi son père, qu’elle alloit se coucher avec sa permission, parce qu’elle étoit accablée d’un si grand mal de tête, qu’il ne lui étoit pas possible de voir du monde. Le roi vint, & ayant trouvé que la princesse avoit la tête toute en feu, il ordonna qu’on la laissât en repos, persuadé que si elle pouvoit dormir, son mal de tête se dissiperoit.

Il est facile de juger que la princesse laissée seule, ne passa pas bien tranquillement une nuit qui précédoit une si grande journée, que celle dont dépendoit tout le bonheur de sa vie. Fortunio, d’un autre côté, n’étoit pas sans inquiétude, il avoit à combattre un prince redoutable par sa valeur & par sa force; mais que ne peut-on pas lorsqu’on est conduit par l’amour, qu’on a beaucoup de courage, & la protection d’une puissante fée!

Aussitôt que la lice fut ouverte, l’on vit entrer Fortunio monté sur le plus beau cheval qu’on eût encore vu, & couvert d’armes brillantes d’or & de pierreries; il fit l’admiration de tous les spectateurs, & la princesse le reconnut à la quantité de rubans verts, dont il avoit mis de gros nœuds à l’équipage de son cheval, & aux plumes vertes dont il avoit chargé son casque, parce qu’il lui avoit demandé la permission de porter cette couleur, qu’il lui avoit vue le jour précédent.

Il attendoit ainsi dans la carrière, en une posture fort fière, quand on vit entrer le vainqueur de tous les autres, qui sembloit être surpris qu’il se fût encore trouvé quelqu’un qui eût l’audace de le combattre, après ses triomphes que personne n’ignoroit. Qui es-tu? lui dit-il; qui t’a fait si hardi de t’attaquer à moi? ne fus-tu pas hier témoin des désastres de tous ceux qui osèrent se présenter devant moi? Songez seulement à vous défendre, répondit Fortunio, cette journée ne vous sera pas si heureuse que celle d’hier. Ils se séparèrent dans ce moment pour courir l’un contre l’autre, & la première course mit fin à l’aventure, car Fortunio perça son rival d’un coup de lance au défaut de la cuirasse, & lui fit mordre la poussière. Comme tous les prétendans avoient déjà été vaincus, Fortunio attendit inutilement dans la lice, il ne se présenta personne pour lui disputer un prix qu’il avoit si bien mérité, puisqu’il avoit vaincu le vainqueur de tous les autres; il s’éleva aussitôt de grandes acclamations parmi le peuple, & les hérauts d’armes étant entrés dans la lice, ils conduisirent l’heureux Fortunio, au bruit des trompettes & des timbales, aux pieds du trône de S. M., où ayant quitté son cheval & ôté son casque, la princesse fut charmée de ne pouvoir douter que ce ne fût celui à qui elle s’étoit déjà destinée, par tous les mouvemens de sa reconnoissance, & d’une forte inclination qu’elle avoit conçue pour lui dès les premiers jours qu’il étoit arrivé à la cour.

Le roi persuadé, comme j’ai dit, qu’il n’étoit pas possible que Fortunio ne fût de grande naissance, ne balança pas à lui tendre les bras, en lui disant: venez, aimable étranger; voilà la princesse qui vous est destinée pour prix d’une si grande victoire; vous avez vaincu en un moment celui qui n’avoit trouvé aucun chevalier qui eût pu lui résister, & je pense que vous avez fait grand plaisir à la princesse ma fille, de l’ôter à un homme qui n’avoit pas tant de quoi plaire que vous, tout roi qu’il étoit; & en se tournant du côté de la princesse, il lui dit: voilà, ma fille, un chevalier qui vous appartient, c’est à vous à le récompenser de ce qu’il a fait pour vous mériter: je veux que dans deux jours vous lui donniez la main.

Fortunio se jeta aux pieds du roi, & le supplia de laisser à la princesse la liberté de son choix, & à lui le temps de la mériter par ses profonds respects, & par quelques meilleures actions, qu’il vouloit chercher des occasions de faire pour sa gloire; je suis, dit-il, trop peu digne d’une grande princesse. Non, dit le roi, vous l’avez trop bien méritée: n’est-il pas vrai, ma fille, dit-il encore, que ce chevalier ne vous sera pas désagréable?

Je n’aurai aucune peine, répondit la princesse, à obéir à V. M. en cette occasion ni en aucune autre. Le roi fut donc obéi sans répugnance, le mariage se fit, & fut suivi de fêtes & de réjouissances qui durèrent un mois.

Fortunio passa ainsi quelques années entre les bras de l’amour, ne trouvant pas de quoi faire un souhait; mais le roi ayant résolu de porter la guerre chez un prince de ses voisins, qui avoit usurpé les états d’un de ses alliés, fit préparer une armée navale. Fortunio pria instamment le roi de lui en donner le commandement, disant qu’il vouloit faire des actions qui le rendissent digne de la princesse, qu’il ne croyoit pas avoir assez méritée. La charmante princesse répandit des larmes, & auroit bien voulu empêcher cette résolution, mais le roi, qui aimoit la gloire, ayant approuvé le dessein de Fortunio, il s’embarqua enfin, après des adieux fort tendres; mais son pilote l’ayant inconsidérément conduit dans un endroit de la mer qui est de l’empire des Syrènes, leur reine parut hors de l’eau avec un nombreux cortège, curieuse de voir qui étoit assez hardi pour venir traverser ses états, sans lui en avoir demandé la permission.

La reine étoit ennuyée de n’avoir que des tritons pour amans, & elle avoit souvent ravi des hommes qu’elle trouvoit cent fois plus aimables; il n’est donc pas surprenant, qu’étant frappée de la bonne mine de Fortunio, elle fît dessein de l’enlever; elle se servit, pour en venir à bout, de son art, & chanta avec tant de douceur, que Fortunio attiré sur le bord de son vaisseau, en perdit l’usage de tous les sens. Elle ne le vit pas plutôt dans l’assoupissement où elle le désiroit, qu’elle s’approcha de lui & l’enleva. Quelle affliction pour le pilote, & pour tous les officiers de l’armée! mais comme le mal étoit sans remède, il fallut tourner la proue, & revenir rendre compte au roi du malheur qui étoit arrivé. Le pilote s’excusa le mieux qu’il put sur la simplicité qu’avoit eue Fortunio de vouloir prêter l’oreille à la voix de cette enchanteresse, malgré les avis qu’il lui avoit donné de s’en garder; mais Fortunio étoit destiné à subir la malédiction qui lui avoit été donnée par cette personne qui avoit eu soin de son éducation.

Le roi & la princesse furent dans une affliction inexprimable d’une si triste aventure; cependant la princesse, inspirée par la fée qui avoit donné sa protection à Fortunio & à tout ce qui lui appartiendroit, ne perdit pas l’espérance; elle avoit un pressentiment secret qu’elle reverroit un jour son cher Fortunio, & elle résolut de l’aller chercher par tout le monde: elle voulut mener avec elle son fils, lequel étant le vrai portrait de son père, elle ne pouvoit le quitter de vue. Le roi s’étant rendu à ses instances, & ayant consenti à son départ, lui donna le même équipage & le même pilote qui avoit conduit Fortunio. Quand la princesse fut embarquée, elle ordonna à son pilote de la conduire où son cher Fortunio avoit été enlevé.

La fée, qui avoit inspiré cette entreprise à la princesse, lui apparut sous une forme fort agréable, lui donna trois boules d’un prix infini, & l’assura qu’elles auroient la vertu de lui faire voir ce mari qu’elle aimoit si tendrement; mais qu’il falloit, étant arrivée au lieu où il avoit été enlevé, les donner à son fils, à trois différentes fois, pour l’appaiser quand il pleureroit. Le pilote, ayant averti la princesse qu’elle étoit dans le lieu qui avoit été fatal au prince son mari, elle lui ordonna de mouiller l’ancre, & son fils s’étant mis à pleurer elle lui donna pour l’appaiser une boule d’or, avec des diamans plats, enchâssés de tous les côtés: les deux autres boules étoient, l’une une grosse émeraude ronde, & l’autre un gros rubis. Le petit prince ayant aussitôt roulé sur le tillac la boule qu’on venoit de lui donner, il en sortit une harmonie qui étonna tout le monde, & attira la reine des Syrènes de son palais, qui étoit bâti sur les sables de la mer.

La reine s’adressa à la princesse, & lui dit: donnez-moi cette boule, madame, & je vous en serai obligée. La princesse lui répondit qu’elle la lui auroit donnée volontiers, mais que c’étoit ce qu’elle avoit pour amuser son fils quand il pleuroit. Donnez-la moi, dit encore la reine, & je vous ferai voir la tête de celui que vous cherchez. Je vous la donnerai de bon cœur à ce prix, repartit la princesse, mais quelle sûreté y a-t-il à vos promesses? La reine jura qu’elle étoit incapable de manquer à sa parole, qu’elle ne souffroit pas même qu’on y manquât dans l’étendue de son empire.

La princesse l’ayant crue, & lui ayant donné la boule, elle vit incontinent son cher Fortunio jusqu’aux épaules; mais ce ne fut que pour un moment: la reine se plongea, & fit plonger son amant avec elle. La princesse, tombée dans une grande affliction de n’avoir eu qu’un moment une vue qui lui étoit si chère, prit son fils entre ses bras, parce que c’étoit toute sa consolation. Cet enfant, qui vouloit être libre sur le tillac, se mit encore à crier; la princesse lui donna la boule d’émeraude, il la roula comme il avoit roulé l’autre: il en sortit une harmonie plus douce que la première, & la reine des Syrènes, plus touchée qu’elle n’avoit été, dit à la princesse, que si elle vouloit lui donner cette boule, elle lui feroit voir son cher mari hors de l’eau jusqu’aux genoux, ce qui fut exécuté sur l’heure; mais il fut plongé comme il l’avoit déjà été. Cette pauvre princesse ne savoit ce qu’elle pouvoit se promettre d’une aventure si extraordinaire: elle avoit vu deux fois ce qu’elle désiroit si passionnément de voir; mais il avoit disparu si subitement, qu’elle n’avoit pu lui dire une parole, ni rien entendre de sa bouche.

La princesse ayant toujours recours à embrasser son cher fils dans son affliction, & cet enfant criant entre ses bras comme un petit désespéré, elle lui donna enfin la dernière boule, qui étoit un rubis; il la roula encore sur le tillac: elle rendit une harmonie mille fois plus touchante qu’on ne peut l’exprimer, & la reine étant sortie de son palais avec précipitation, s’écria, comme une personne fort passionnée: donnez-moi encore cette boule, & je vous accorderai ce que vous voudrez. Je vous demande mon mari, répondit la princesse: la reine lui promit de le lui laisser voir depuis les pieds jusqu’à la tête, & lui fit entendre qu’elle le lui rendroit un jour. Aussitôt que la boule fut donnée, Fortunio sortit de l’eau, les pieds sur le dos d’un triton, se métamorphosa en aigle, & vola auprès de la princesse, où il reprit incontinent sa forme naturelle.

La reine, au désespoir d’avoir été trompée, se replongea dans son empire, & ordonna à toutes les syrènes & à tous les tritons de sa domination d’agiter la mer de tout leur pouvoir, pour faire périr le vaisseau qui lui enlevoit un homme de qui elle étoit encore charmée, malgré l’indifférence qu’il avoit eue pour toutes les délices de son palais, dont elle l’avoit rendu maître. Fortunio, qui connoissoit jusqu’où iroit sa fureur, fit mettre au plus vîte à la voile, pour sortir de l’étendue de la domination de la reine offensée. Il en fut bientôt dehors; & quand il se vit en sûreté, il embrassa tendrement sa charmante princesse & son cher fils, & fit des caresses à tous ceux qui étoient venus contribuer à sa délivrance. Le temps étoit si beau, & le vent si favorable, que le vaisseau rentra en peu d’heures dans le port.

Le roi, averti de la bonne fortune de sa fille, courut au-devant d’elle & de son cher gendre, qu’il fut charmé de revoir après une longue absence: l’on ne songea plus, après un si heureux événement, qu’à donner des fêtes au peuple, pour rendre la joie plus parfaite, en la faisant universelle. Fortunio conta les merveilles du palais de la Syrène, & fit bien valoir à sa charmante princesse l’indifférence avec laquelle il avoit reçu les caresses de cette puissante reine dans le milieu de son empire: la princesse redoubla sa tendresse, pour le récompenser d’une fidélité si rare, & ils goûtèrent très-sensiblement le plaisir de se voir après une cruelle absence.

Une seule chose manquoit à la félicité de Fortunio. Il avoit toujours conservé une grande passion de rétablir dans ses états le prince qui avoit été dépossédé: il demanda des forces au roi pour cette expédition; le roi lui en donna, & il marcha contre l’usurpateur, le défit en bataille rangée, & rétablit sur son trône le prince qui en avoit été chassé. Ce prince reconnoissant, voulant partager ses états avec lui, le pria de demeurer à sa cour, & d’y faire venir la princesse sa femme; & sentant pour lui une tendresse toute extraordinaire, il en voulut connoître la cause. Ayant examiné ses traits, & une marque qu’il avoit sur l’œil gauche, il lui vint dans l’esprit qu’il pouvoit être un fils qu’il avoit perdu étant encore au berceau, lequel avoit cette même marque sous l’œil gauche: cet enfant lui avoit été enlevé dans un désordre que le premier prince de son sang, dépité de lui voir un successeur, avoit causé dans sa cour. Ce mauvais prince avoit, dans la confusion que cause la prise des armes, enlevé cet enfant, lié dans un berceau, & l’avoit fait jeter dans la rivière. Le roi, qui croyoit reconnoître son fils, & en qui le sang disoit qu’il ne se trompoit pas, pressa le prince Fortunio de dire ce qu’il savoit du commencement de sa vie; il répondit qu’il avoit été élevé par des gens qui demeuroient le long du cours de la même rivière, où l’on disoit que le fils du roi avoit été jeté; on les envoya chercher: ils arrivèrent en peu de jours, & ayant déclaré qu’ils avoient trouvé Fortunio dans un riche berceau, au même temps que la perte du jeune prince étoit arrivée, le roi le reconnut pour son fils, & le fit proclamer pour le successeur de sa couronne.

La nouvelle en étant portée à la princesse sa femme & au roi son beau-père, il est facile de juger quelle joie ils eurent, de voir que la fortune leur avoit fait trouver dans un héros, qui avoit mérité la princesse par sa valeur, un prince qui la méritoit aussi par sa naissance. On ne songea plus dans les deux royaumes (entre lesquels le prince & la princesse partagèrent leur vie), qu’à célébrer des événemens si considérables, & le mérite d’un prince qui en faisoit les délices.

Ceux qui en avoient été la première cause, en sauvant ce prince, qui alloit périr dans l’eau, furent bien récompensés d’une action qui faisoit la félicité publique.


LE PRINCE GUERINI,

CONTE.

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Le royaume de Lombardie étoit autrefois gouverné par le roi Philippe, lequel n’ayant ni galanterie ni ambition, passoit sa vie comme eût pu faire le plus simple de ses sujets, dans la tranquillité que l’on trouve avec sa femme & ses enfans. Il n’étoit véritablement occupé que du mérite de la reine, & du soin d’élever Guerini son fils unique, qui étoit un prince d’une grande espérance: s’il avoit quelqu’autre application, ce n’étoit que pour la chasse, plaisir qu’il prenoit assez souvent, quoique ce fût toujours sans passion.

Un jour qu’il y étoit avec quelques-uns de ses barons, il vit sortir d’un bois un homme sauvage, qui étoit laid à faire peur; il ordonna qu’on l’arrêtât; mais comme il falloit combattre pour s’en rendre le maître, le roi cria qu’on l’enveloppât, & qu’on se gardât de le tuer, car il en avoit déjà coûté du sang à ceux qui avoient eu la hardiesse de s’en approcher; cependant, quand il se vit enveloppé, il céda à la multitude, & se laissa enchaîner. Il fut ainsi mené & gardé dans une étroite prison, où le roi, curieux d’apprendre de lui les mœurs & les opinions des sauvages, l’alloit visiter tous les jours avec sa cour; il ne le vouloit tenir dans les fers que jusqu’à ce qu’on eût des marques qu’il fût apprivoisé, & disposé à se soumettre aux loix & aux coutumes des hommes disciplinés; mais comme il n’y voyoit pas encore d’apparence, & qu’il avoit peur que s’il laissoit à un chacun la liberté d’entrer dans cette prison, quelqu’un ne le fît évader, il en gardoit lui-même les clefs, & quand il s’éloignoit de la ville, il les donnoit en garde à la reine, à qui il recommandoit fortement de ne les laisser prendre à qui que ce soit.

Une autre fois qu’il étoit allé à la chasse, il prit curiosité à Guerini son jeune fils d’aller entretenir l’homme sauvage, & s’étant approché de la fenêtre de la prison, où il y avoit une grille de fer, ayant à la main une flèche d’un ouvrage fort précieux, le sauvage, qui vouloit la lui ôter, le caressa, pour l’attirer si près de lui qu’il pût la prendre, comme effectivement il la prit. Le jeune prince fort affligé d’avoir perdu sa flèche, le pria instamment de la lui rendre: le sauvage lui répondit franchement, que bien loin de la lui donner, il l’alloit mettre en pièces, s’il ne vouloit lui ouvrir la prison, & lui donner le moyen de rompre ses chaînes.

Le jeune prince, à qui rien n’étoit si cher que sa flèche, car son exercice le plus ordinaire étoit de tirer de l’arc, eût bien voulu la retirer à quelque prix que ce fût, outre qu’étant humain comme on l’est à son âge, il eût cru faire une bonne action en mettant un prisonnier en liberté, surtout ce sauvage, qui n’avoit commis aucun crime. Mais il trouvoit de grandes difficultés à disposer des clefs de la prison, dont il savoit que la reine prenoit grand soin; il songea cependant que si elle s’endormoit après son dîner, ce qui lui arrivoit quelquefois, comme il avoit liberté d’entrer chez elle à toutes les heures, il lui seroit facile d’enlever les clefs, ce qui arriva comme il l’avoit prévu. Il courut aussitôt à la prison, chargé d’un paquet de clefs, où étoit aussi celle de la chaîne du prisonnier, & ainsi, sans faire réflexion qu’il alloit fâcher le roi son père, il rendit la liberté au sauvage, qui lui remit sa flèche entre les mains, & s’enfuit au plus vîte dans les bois.

La reine s’étant éveillée, & n’ayant pas trouvé ses clefs, en fut fort en peine: elle envoya incontinent voir si la prison étoit ouverte; on lui revint dire quelle l’étoit, & que le sauvage n’y étoit plus. La voilà dans une grande affliction, craignant les premiers mouvemens de la colère du roi, qui étoient fort violens; elle pleura, elle cria, elle menaça, & voulant absolument savoir qui avoit été assez hardi pour entrer dans sa chambre pendant qu’elle dormoit, ses femmes lui dirent, qu’il n’y étoit entré personne que le prince son fils: elles n’osoient nommer un de ses écuyers qu’elles y avoient aussi vu entrer, qui y entroit fort familièrement dans l’absence du roi; mais c’étoit un fait où il y avoit du mystère, & l’on n’eût osé prononcer son nom.

La reine, avertie que son fils étoit entré dans sa chambre, l’envoya chercher; il parut incontinent, & avoua tout ce qui étoit arrivé. Cette pauvre reine affligée craignant plus la colère du roi pour son fils que pour elle-même, résolut de ne pas l’exposer aux premiers emportemens de son père; elle fit appeler deux serviteurs du jeune prince, qu’elle croyoit fort affidés, & leur dit qu’il avoit fait une faute, que le roi auroit de la peine à lui pardonner, & qu’elle vouloit qu’il allât voyager, pour laisser le temps à la passion du roi de s’appaiser; qu’elle le leur confioit comme à deux hommes sages, & qu’elle les conjuroit de penser qu’elle leur mettoit entre les mains ce qu’elle avoit de plus cher au monde. Elle donna ensuite à son fils quantité d’or & des pierreries de grand prix, afin qu’il pût paroître en bon équipage partout où il iroit, & le congédia en grande diligence, de peur que le roi n’arrivât.

Ainsi partit le prince Guerini; mais le roi étant arrivé bientôt après, & ayant en passant trouvé la prison ouverte, il courut dans l’appartement de la reine plein de furie; elle alla au-devant de lui, & désarma sa colère par sa soumission & sa douceur; elle lui dit qu’elle étoit seule coupable, puisqu’elle avoit si mal gardé les clefs qu’il lui avoit confiées, qu’elle les avoit laissé prendre par son fils, de qui elle ne se défioit pas, lequel séduit par les instantes prières du prisonnier, lui avoit donné la liberté, & qu’elle avoit jugé à propos d’éloigner pour quelque temps des yeux d’un père irrité, un fils qui avoit commis une si grande faute; qu’ainsi elle l’avoit envoyé apprendre par le monde à être plus sage.

Le roi, appaisé par une punition qu’il trouvoit trop grande, ne songea plus qu’à envoyer des gens de tous les côtés, avec ordre d’assurer son fils qu’il lui pardonnoit volontiers la faute qu’il avoit faite, d’ouvrir la porte de la prison au sauvage, & qu’il l’avoit beaucoup affligé par la mauvaise opinion qu’il avoit eue de lui, en désespérant de sa bonté paternelle; qu’il le conjuroit de revenir incessamment, & d’être très-persuadé qu’il feroit mourir son père de chagrin, s’il étoit long-temps éloigné de lui; mais tous les soins du roi furent inutiles, puisque tous les gens qu’il avoit mis en campagne revinrent, sans avoir pu apprendre quelle route le prince son fils avoit prise.

Cependant le prince Guerini marchoit toujours avec ses deux serviteurs, sans savoir presque où il alloit: il ne pouvoit être en de plus mauvaises mains que celles de ces deux scélérats, qui avoient résolu de le tuer, & de partager ses richesses. L’exécution de ce détestable projet n’étoit différée que jusqu’au premier bois, où ils n’eussent aucun témoin à craindre.

Mais le prince fit une heureuse rencontre, qui le préserva d’un si grand danger; ce fut celle d’un jeune chevalier, mieux fait & plus beau que tous ceux qu’il avoit vus à la cour du roi son père, & qui étoit monté sur un si beau cheval & si richement équippé, qu’on ne le pouvoit regarder que comme un homme sorti de bon lieu; aussi le prince fut-il bien disposé à recevoir très-civilement les offres qu’il lui fit de lui faire compagnie: ils entrèrent en conversation sur des choses générales; & parce que le prince ne savoit à qui il parloit, il ne s’ouvrit pas du premier abord, & ne dit ni où il alloit, ni d’où il venoit.

Il n’étoit pas besoin que le prince Guerini se déclarât, puisque le jeune chevalier savoit parfaitement bien tout ce qui lui étoit arrivé pour lui avoir fait plaisir, & étoit là pour lui témoigner sa reconnoissance; c’étoit l’homme sauvage, que le prince avoit mis en liberté, &, qui depuis, avoit eu une aventure fort heureuse. Il avoit rencontré une fée, de celles qui cherchent à faire du bien, & peut-être aussi à faire montre de leur puissance; cette bonne fée l’ayant trouvé endormi dans le fond d’un bois, l’avoit touché d’une baguette qu’elle portoit à la main, dont il se sentit éveiller avec grand plaisir, & même pour ainsi dire renaître; car il se trouva avec des sentimens tous différens de ceux qu’il avoit eu jusques-là, & au lieu qu’auparavant il ne respiroit que sang & carnage, il ne songeoit plus qu’à mener une vie douce, ayant honte de sa férocité naturelle; il s’apperçut même qu’il étoit d’une plus aimable figure, & malgré l’amour propre qui nous rend toujours contens de notre premier être, il sentoit une joie indicible d’un changement qu’il voyoit si considérable.

La fée l’ayant ainsi métamorphosé, l’avoit conduit dans son palais, où elle l’avoit retenu quelques jours; mais comme c’étoit une fée qui avoit soin de sa réputation, elle l’avoit congédié pour quelque temps, & lui avoit donné les moyens d’avoir un équipage, & quelques secrets de son art, dont il pouvoit se servir pour aller par le monde, avec toutes les commodités & tous les agrémens de la vie: elle étoit fort généreuse, ce qui l’avoit portée à lui recommander, sur toute chose, de chercher le prince Guerini, à qui il avoit l’obligation de sa liberté, & qui étoit en fuite pour la lui avoir donnée, en lui faisant entendre qu’il ne pouvoit rien faire où elle eût pris tant de plaisir, qu’en évitant l’ingratitude en toute sorte d’occasions. Ce fut ainsi qu’elle le renvoya, après l’avoir instruit, & lui avoir enseigné la route qu’il avoit à tenir, pour rencontrer son libérateur.

Voilà comment le prince Guerini commença à recevoir la récompense d’une bonne action, que sa compassion pour les maux d’autrui lui avoit fait faire. Le chevalier qui l’avoit rencontré, & à qui la fée avoit fait prendre le nom d’Alcée, lui dit, que charmé de son esprit & de toutes ses manières, il étoit résolu de ne le point quitter, qu’il ne l’eût conduit en un lieu où il pourroit espérer des aventures agréables, dont il osoit bien lui répondre, & qu’avec tout le mérite qu’il lui voyoit, il ne se pouvoit pas qu’il ne fût aimé dans tous les lieux où il iroit, & que par cette raison, il lui conseilloit de choisir la cour d’un grand roi, où il pût rencontrer des aventures dignes de lui.

Le prince, qui n’avoit autre chose en vue, & qui crut voir qu’Alcée lui parloit de bonne foi, le pria de lui enseigner quelle cour il devoit choisir. Après quelques raisonnemens, & quelques réflexions sur l’état des affaires de tous les princes voisins, ils résolurent de passer les Alpes, pour aller chez le roi d’Arles, qui avoit nom Godefroi, prince qui faisoit beaucoup de bruit dans le monde, tant par sa science que par sa sagesse, & qu’on savoit qui recevoit les étrangers chez lui fort honorablement: on savoit encore qu’il n’avoit que des filles, & Alcée dit au prince Guerini, qu’étant fait comme il étoit, il n’y avoit aucune femme à laquelle il ne pût prétendre.

Le prince, qui étoit jeune, & qui se connoissoit né de grand lieu, conçut facilement des espérances; il forma dès ce moment le dessein de plaire à l’une des princesses d’Arles, & le cœur plein d’un si beau projet, ils voyagèrent ensemble, & arrivèrent enfin à la cour d’Arles. Quelque temps après leur arrivée, le prince Guerini se présenta devant le roi Godefroi, comme un chevalier qui couroit le monde, par curiosité de s’instruire de ce qui s’y passoit. Le roi voulut savoir qui il étoit, & le prince lui ayant dit qu’il avoit des raisons pour cacher sa patrie, lui apprit seulement que son nom étoit Guerini, & que le chevalier qui l’accompagnoit avoit nom Alcée; qu’ils étoient deux chevaliers qui avoient fait vœu de chercher des aventures de chevalerie, & d’apprendre ce qui se faisoit de considérable dans le monde. Le roi, qui les voyoit de si bonne mine, & qu’ils lui parloient avec si bonne assurance de ceux qui sont nourris parmi les princes, expliqua le mystère qu’ils faisoient très-avantageusement pour eux, & les jugeant de haute naissance, leur fit de grands honneurs, & leur en fit rendre par tous ses courtisans.

Les deux chevaliers vécurent ainsi tranquillement à la cour d’Arles pendant quelques mois; & le prince Guerini, qui avoit son dessein formé, songeoit à plaire à l’aînée des deux princesses sans pourtant se déclarer. Pour Alcée, quoiqu’il ne fût pas prince, il avoit tant de confiance à la science que la fée lui avoit conférée, qu’il ne désespéroit pas de plaire à la cadette; mais la fée, qui étoit jalouse, n’eût pas cédé aisément à un autre un chevalier si aimable, & qu’elle n’avoit rendu tel, que pour en faire de temps en temps les délices de son palais.

Cependant les courtisans, à qui le mérite des deux étrangers donnoient de l’inquiétude, ayant appris qu’ils se vantoient d’avoir beaucoup de valeur, & qu’ils cherchoient des occasions de la faire paroître, proposèrent au roi de les envoyer combattre des géans qui faisoient trembler tous ses sujets, & lesquels, après avoir de temps en temps fait de grands désordres dans la plaine, se retiroient dans les montagnes, où personne n’osoit les aller chercher. Le roi répondit qu’il ne pouvoit se résoudre à les exposer à de si grands dangers, à moins que le désir de gloire, pour laquelle on les disoit si passionnés, ne les fît se présenter de leur propre mouvement pour une si grande expédition, où il les feroit assister par ceux de ses sujets à qui il connoissoit meilleure volonté de lui rendre service. Il ajouta, en même-temps, qu’il n’y avoit rien qu’ils ne dussent attendre de sa reconnoissance, s’ils venoient à bout de délivrer ses états d’ennemis si cruels; & il confessoit qu’il ne pouvoit attendre ce bonheur que d’eux, puisque ses sujets, qui n’avoient jamais vu la guerre, n’étoient pas propres aux entreprises hardies.

Le bruit s’étant répandu à la cour que les deux chevaliers étrangers vouloient entreprendre d’exterminer les géans, il parvint jusqu’à eux, qui n’y avoient pas encore songé; & ils apprirent en même-temps que le roi avoit déclaré qu’ils pouvoient tout espérer de sa reconnoissance, s’ils lui rendoient un service si important.

Alcée, qui avoit confiance à la protection de la fée qui lui avoit déjà tant fait de grâces, encourageoit Guerini à cette entreprise, & voyant qu’il avoit beaucoup de peine à se résoudre de s’exposer à un péril qui étoit si évident, il lui confia tout son secret, & après lui avoir dit qu’il étoit l’homme sauvage qui lui avoit une si grande obligation, & lui avoir fait savoir celles qu’ils avoient tous deux à une puissante fée qui les avoit pris sous sa protection; il lui déclara comment il avoit été averti du complot de ses domestiques, dont la bonne fée l’avoit voulu garantir, en l’envoyant pour lui tenir compagnie; mais que comme il les avoit toujours observés depuis, & que la volonté pourroit leur être changée, il ne lui en avoit rien dit: il ajouta qu’il étoit d’avis de ne leur pas témoigner qu’on les soupçonnât, parce qu’il falloit les réserver pour les exposer à la première fureur des géans; que c’étoit un moyen de les punir de leur mauvais dessein, dont on pouvoit tirer de l’utilité. Le Prince, charmé du raisonnement d’Alcée, qu’il trouvoit si prudent, & enflé d’espérance par la protection d’une fée, ne balança plus, & ils convinrent tous deux qu’il falloit aller s’offrir au roi sans perdre de temps.

Ce qui encouragea principalement Guerini, fut la passion qu’il avoit pour la princesse Pontiane, & la bonté qu’elle avoit eue depuis quelques jours, de lui laisser voir un peu de tendresse dans ses yeux. Alcée, de son côté, qui trouvoit la princesse Eleuthrie charmante, eût exposé mille vies pour la mériter; mais il craignoit fort d’être traversé par la fée, qu’il savoit jalouse au dernier point. Ce qui ne l’empêcha pourtant pas de se livrer volontiers à l’entreprise; il savoit que du moins la gloire lui en demeureroit éternellement, & qu’il contribueroit à la satisfaction du prince Guerini, qu’il aimoit véritablement.

Ils allèrent donc offrir leurs très-humbles services au roi, à qui ils promirent de détruire la race des géans qui desoloient ses états, ou du moins de les chasser bien loin, s’il avoit agréable de leur donner des guides pour les conduire, & leur enseigner les retraites qu’avoient, dans les montagnes, les ennemis qu’ils alloient combattre. Ils le prièrent aussi de leur donner la liberté de choisir quinze ou vingt hommes, dans les troupes de sa garde, pour s’en servir dans cette expédition, selon les occasions où ils en auroient besoin. C’étoit bien peu de monde pour une si grande entreprise; mais le prince qui la faisoit étoit d’une grande valeur; & Alcée l’assuroit que la fée, de qui il étoit le favori, ne les abandonneroit pas dans une occasion si importante.

Ils marchèrent tous deux avec cette confiance, & une petite troupe, pour une expédition que tout autre qu’eux n’eût pas entreprise avec deux mille hommes bien aguerris. Les géans étoient en grand nombre, & un seul étoit capable de mettre en fuite une troupe comme celle qui les alloit chercher. C’étoient des hommes d’une taille & d’une force prodigieuses; ils étoient même d’une mine si affreuse, qu’on ne pouvoit seulement soutenir leurs regards; ils étoient armés chacun d’une massue, faite d’une grosse branche d’arbre: & ils n’avoient jamais trouvé hommes, ni animaux, qui eussent pu leur résister; ils passoient la nuit dans des cavernes, dont ils fermoient l’entrée avec de grands rochers qu’ils manioient comme il leur plaisoit; ils se repaissoient de sang & de carnage, & ne portoient pour tout habit que les peaux des lions & des ours qu’ils avoient vaincus.

Voilà les ennemis que Guerini & Alcée, suivis d’une petite troupe mal aguerrie, entreprenoient de détruire, & dont ils ne seroient jamais venus à bout sans cette fée secourable qui les avoit pris sous sa protection. Elle leur apparut le premier jour de leur marche, & n’étant vue que de Guerini & d’Alcée, elle les fit chevaliers, leur donna à chacun une lance enchantée & un casque, pour toute arme offensive & défensive; mais à chacun des casques, il y avoit une escarboucle, laquelle, lorsqu’on la laissoit à découvert, lançoit devant elle des traits de feu si éclatans, qu’on en étoit ébloui au point de ne pouvoir plus rien discerner, & ce fut ce qui causa la perte des géans.

Les deux chevaliers étant arrivés dans les montagnes, avec leur petite armée fournie de vivres pour quelques jours, apperçurent une caverne fermée avec de gros rochers, d’où s’étant approchés avec grand bruit, & les géans curieux de ce qui se passoit étant sortis incontinent, ils exposèrent à leur première fureur les deux serviteurs de Guerini, qui avoient eu de mauvais desseins contre leur maître, & de qui la défaite étoit si bonne. Il en arriva ce qu’on en avoit espéré; car les géans poussant devant eux, en sortant, des rochers qui les enfermoient, en écrasèrent ces deux malheureux; mais ils ne se furent pas plutôt avancés, que les deux chevaliers les attaquant sans pouvoir en être discernés, à cause de la lumière que jetoient les escarboucles, ils furent percés de coups de lance, & se retirèrent dans leurs cavernes avec des cris épouvantables. La même disgrace arriva à plusieurs le premier jour de cette entreprise; & ceux qui avoient évité la mort s’étant assemblés la nuit pour tenir conseil, firent un signal au point du jour, avec une manière de drapeau blanc, pour demander la paix. Les chevaliers firent avancer deux des leurs, & deux géans s’avancèrent aussi, offrant de la part de tout leur corps, de se retirer fort avant dans les montagnes, & de donner des sûretés qu’ils n’entreroient jamais dans la plaine, pourvu qu’on jurât de les laisser les maîtres dans une étendue de montagnes qu’ils demandoient.

Le traité fut fait suivant le pouvoir qu’en avoit le prince Guerini; aux conditions que deux des principaux géans se laisseroient conduire enchaînés jusqu’à la cour; qu’ils y demeureroient quelques années en ôtage, & que Guerini pût faire emporter, pour marque de sa victoire, les têtes de ceux des géans qui étoient morts de leurs blessures, ce qu’on lui accorda.

Le prince partit ensuite des montagnes, après avoir fait, en exécution du traité, retirer les géans dans les bornes qui étoient prescrites, & avoir fait enterrer quelques-uns des siens qui avoient été tués dans cette occasion. Les otages furent livrés, & les têtes des géans, au nombre de dix; après quoi il reprit le chemin de la cour.

La généreuse fée, qui avoit tant contribué à l’heureux succès de cette expédition, n’avoit rien exigé d’Alcée, pour toute reconnoissance, sinon qu’aussitôt qu’elle seroit achevée il allât passer quelques jours avec elle; ce qu’Alcée ayant promis, & voulant éviter l’ingratitude, qu’il regardoit comme un vice énorme, il y alla, malgré la passion qu’il avoit de revoir la charmante princesse à qui il avoit formé le dessein de plaire: il regrettoit aussi de quitter son cher Guerini, qui le prioit de prendre part à ses triomphes, puisqu’il en avoit eu une si grande à sa victoire. Alcée, qui le quittoit avec la douleur qu’on peut juger, l’assura qu’il le reverroit bientôt; & ainsi ces deux chevaliers se quittèrent, après s’être embrassés tendrement. Alcée alla revoir la généreuse fée, & Guerini arriva à la cour, où il fut reçu avec des acclamations du peuple qui ne se peuvent exprimer.


Le roi & la reine eurent une si grande reconnoissance de ce qu’il avoit fait, qu’ils l’assurèrent qu’ils n’avoient aucun moyen de récompenser une si grande action, dont il ne pût disposer. La princesse Pontiane lui fit un accueil si favorable, qu’il en fut charmé: elle avoit été disposée à lui vouloir beaucoup de bien avant son départ; un retour si glorieux la détermina, & son cœur devint fort sensible. Les dames se croient obligées de récompenser les actions glorieuses; & on en voit tous les jours qui aiment des hommes fort laids & sans politesse, seulement parce qu’ils ont acquis quelque réputation par les armes.

Le roi, qui avoit conçu beaucoup d’estime pour Alcée, demanda avec empressement ce qu’il étoit devenu? Guerini répondit qu’il seroit bientôt à la cour; que quelques devoirs indispensables l’avoient obligé à un voyage, qui ne seroit que pour peu de jours, & il rendit un compte exact à S. M. de la part qu’un si brave chevalier avoit eue à la victoire. Le roi fut bien aise d’apprendre qu’il viendroit recevoir les témoignages de sa reconnoissance; & en attendant qu’il arrivât, il n’oublia aucune caresse, ni aucun bon traitement qu’il pût faire à Guerini; il fit aussi des présens considérables à ceux de ses sujets qui s’étoient distingués dans cette occasion, sur le rapport que lui en fit Guerini.

Plusieurs jours s’étant passés en fêtes & en réjouissances continuelles, Guerini fut pressé de la part du roi de déclarer quelle récompense il avoit choisie. Il demanda encore deux jours pour y penser; c’étoit pour chercher une occasion de parler à la princesse: il la trouva, & lui ayant dit sa naissance, il lui déclara ensuite la grande passion qu’il avoit pour elle, & que c’étoit dans la vue de la mériter, qu’il avoit fait l’entreprise qu’il venoit d’exécuter: qu’il y avoit eu des succès dont le roi étoit satisfait; mais que pour lui, il ne trouvoit pas que ce fût assez pour être devenu digne d’elle; qu’il ne demandoit de toutes les récompenses que le roi lui offroit, que la permission de la servir, jusqu’à ce qu’elle eût agréable de lui accorder la seule qu’il pouvoit jamais désirer, & qui ne pouvoit dépendre que d’elle. A quoi la princesse répondit, que si elle dépendoit d’elle, le roi pouvoit la lui accorder quand il lui plairoit, puisqu’il étoit le maître de ses volontés, & qu’elle lui obéiroit dans cette occasion sans répugnance.

Le prince charmé d’entendre parler si favorablement pour lui, se jeta aux pieds de la princesse, & lui jura qu’il feroit au-delà de toute imagination, pour se rendre digne du bonheur qu’elle lui accordoit: il lui dit que puisqu’elle le trouvoit bon, il alloit déclarer au roi ce qu’il lui avoit appris de sa naissance, & ensuite la hardiesse qu’il avoit eue de prétendre à une si haute récompense du peu qu’il avoit fait pour son service.

Le roi ayant appris que Guerini étoit fils de roi, fut très-satisfait d’avoir occasion de ne rien faire qui ne fût digne de lui & de la princesse, en la donnant à un vainqueur qui étoit déjà si illustre par sa victoire, qu’il n’eût pu lui refuser la princesse, quand il n’eût été qu’un simple chevalier. Les noces se firent peu de jours après, & furent suivies d’une félicité d’un grand nombre d’années. Le crédit du prince Guerini fut si grand dans cette cour, qu’il obtint, peu de temps après son mariage, la princesse Eleuthrie pour Alcée: & ensuite, pour rendre son bonheur parfait, il voulut le faire connoître au roi & à la reine à qui il devoit le jour; & partagea ainsi tout le reste de sa vie entre deux cours, dont la princesse & lui faisoient les délices, & où leur postérité a régné plusieurs siècles avec grande gloire.

LA REINE

DE L’ISLE DES FLEURS,

CONTE.

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Il y avoit autrefois, dans le royaume de l’Isle des Fleurs, une reine qui perdit, dans une grande jeunesse, le roi son mari, qu’elle aimoit tendrement, & de qui elle étoit aimée de même; cette tendresse réciproque avoit donné la vie à deux princesses parfaitement belles, que la reine leur mère faisoit élever avec tous les soins possibles, & elle avoit le plaisir de voir tous les jours augmenter leurs agrémens. L’aînée, particulièrement, étoit à l’âge de quatorze ans, devenue incomparable en beauté, ce qui causa quelque inquiétude à la reine, parce qu’elle savoit que la reine des isles en auroit de la jalousie.

La reine des isles, qui croyait être la plus belle princesse du monde, exigeoit de toutes les belles personnes une reconnoissance de la supériorité de sa beauté. Etant poussée par cette vanité, elle avoit obligé le roi son mari à conquérir toutes les isles qui étoient au voisinage de la sienne; & le roi, qui étoit équitable & qui n’avoit proprement fait cette entreprise que pour satisfaire la reine, ne songeant encore après sa conquête qu’à ce qui pouvoit lui faire plaisir, n’imposa pour loi à tous les princes qu’il avoit soumis, que l’obligation d’envoyer toutes les princesses de leur sang, aussitôt qu’elles seroient à l’âge de quinze ans, faire hommage à la beauté de la reine sa femme.

La reine de l’Isle des Fleurs, qui savoit cette obligation, songea, aussitôt que sa fille aînée eut quinze ans, à la conduire aux pieds du trône de la superbe reine. La beauté de la jeune princesse avoit déjà tant fait de bruit, qu’il s’étoit répandu partout, & que la reine des isles, qui en avoit beaucoup entendu parler, l’attendoit avec une inquiétude, qui étoit le présage de la jalousie dont elle se trouva saisie dans la suite; elle fut véritablement éblouie d’une beauté si éclatante, & ne put s’empêcher de demeurer d’accord qu’elle n’avoit jamais rien vu de si beau; s’entend qu’elle joignoit que c’étoit après elle, car l’amour-propre qui la possédoit absolument, l’empêchoit de croire la princesse plus belle qu’elle; elle la traitoit même assez civilement, dans la pensée qu’elle ne lui ôteroit pas la supériorité. Mais les acclamations que tous les hommes & toutes les femmes de sa cour donnoient à la beauté de la princesse, causèrent un si grand dépit à la reine, qu’elle en perdit toute contenance; elle se retira dans son cabinet, faisant la malade, pour n’être plus témoin des triomphes d’une si aimable rivale, & elle fit dire à la reine de l’Isle des Fleurs; qu’elle ne pourroit plus la voir, à cause de l’incommodité qui lui étoit survenue; qu’elle lui conseilloit, de plus, de se retirer dans ses états, & d’y ramener la princesse sa fille.

La reine des Fleurs, qui avoit fait autrefois un assez long séjour en cette cour, y avoit fait amitié avec la dame d’honneur de la reine, laquelle lui conseilla confidemment de ne demander pas à prendre congé de la reine, & de songer à sortir de ses états le plus promptement qu’il lui seroit possible.

La dame d’honneur, qui étoit bonne personne, & qui avoit promis bonne amitié à la reine de l’Isle des Fleurs, étoit embarrassée entre les devoirs de l’amitié & la fidélité qu’elle devoit à la reine qu’elle servoit; elle crut prendre un juste tempérament, en avertissant seulement la reine son amie, que la reine sa maîtresse avoit quelque mécontentement qu’elle ne lui pouvoit dire; elle crut pouvoir seulement lui conseiller de se retirer dans ses états sans perdre aucun temps; & quand elle y seroit, d’empêcher durant six mois la princesse sa fille de sortir de son palais, pour quelque cause & quelque occasion que ce fût; elle lui promit de plus, d’employer pendant ce temps-là tout son crédit & toute son industrie, pour adoucir l’esprit de la reine sa maîtresse.

La reine de l’Isle des Fleurs, qui avoit compris par le discours mystérieux de son amie, que la princesse sa fille avoit beaucoup à craindre de la vengeance de la reine, & que c’étoit parce qu’elle se sentoit fort offensée du grand bruit que la beauté de cette charmante princesse avoit fait à sa cour, la ramena dans ses états, & la conduisit dans son palais en toute diligence.

Comme elle n’ignoroit pas jusqu’où s’étendoit le pouvoir que les secrets de féerie donnoient à la reine irritée, elle avertit la princesse sa fille, qu’elle étoit menacée d’un grand danger si elle sortoit du palais, lui recommandant par toute l’autorité, & par toute la tendresse de mère, de ne pas l’entreprendre sans sa permission, pour quelque raison que ce fût. La reine n’oublioit rien pour divertir la princesse sa fille, & ne sortoit même que rarement, pour lui rendre ce long séjour plus supportable, en lui faisant compagnie.

Les six mois étant prêts d’expirer, il se faisoit précisément au dernier jour une fête de grande réjouissance, dans une prairie charmante, qui étoit au bout de l’avenue du palais, de sorte que la princesse en ayant vu les préparatifs par la fenêtre de son appartement, & étant très-ennuyée d’avoir été pendant un si long-temps privée du plaisir de la promenade, dans un pays qui étoit partout couvert de fleurs, elle supplia la reine de lui permettre d’aller faire un tour dans la prairie; la reine, qui crut que le péril étoit passé, y consentit; elle y voulut même aller avec elle, suivie de toute la cour, qui étoit charmée de voir une princesse qui faisoit ses délices, en liberté, après une détention de six mois, dont la reine n’avoit pas dit la cause. La princesse, ravie de joie de marcher dans un chemin parsemé de toutes sortes de fleurs, après en avoir été privée si long-temps, devançoit la reine sa mère de quelques pas: mais (quel cruel spectacle!) la terre s’ouvrit sous les pieds de la charmante princesse! & se referma après l’avoir engloutie. La reine tomba évanouie de douleur; la jeune princesse répandit des larmes, & ne pouvoit quitter le lieu où elle avoit vu disparoître la princesse sa sœur. Cet accident mit toute la cour dans une si grande consternation, qu’on n’en a jamais vu de pareille.

Les médecins furent appelés pour secourir la reine, qui étant revenue de son évanouissement par leurs remèdes, fit percer la terre jusqu’aux abîmes; & ce qu’il y eut de plus surprenant, c’est qu’on n’y trouva aucun vestige du passage de la princesse; elle avoit fort promptement traversé l’épaisseur de la terre, & s’étoit trouvée dans un désert, où elle ne voyoit que des rochers & des bois, sans pouvoir appercevoir la moindre trace de pas d’hommes; elle y rencontra seulement un petit chien d’une beauté merveilleuse, qui courut à elle aussitôt qu’elle parut, & lui faisoit mille caresses. Toute étonnée qu’elle étoit d’une aventure si terrible, elle ne laissa pas de prendre entre ses bras ce petit chien, qu’elle trouvoit si joli & si caressant: après l’avoir tenu quelques momens, elle le mit à terre, & incertaine de quel côté elle devoit conduire ses pas, elle vit marcher le petit chien, qui, tournant à tous momens la tête, sembloit la convier de le suivre. Elle se laissa conduire ainsi sans savoir où; elle n’eut pas marché long-temps, qu’elle se trouva sur une petite éminence, d’où elle découvrit un vallon chargé d’arbres fruitiers, qui portoient des fleurs & des fruits en même-temps; elle apperçut même que la terre, aux pieds des arbres, étoit couverte de fleurs & de fruits, & elle vit dans le milieu d’un si beau parterre, une fontaine bordée de gazon; elle s’en approcha, & trouva que l’eau en étoit claire comme eau de roche: elle s’assit sur ce gazon, où accablée d’un malheur qu’elle ne pouvoit regarder sans horreur, elle fondoit en larmes, voyant tout à craindre, & ne pouvant prévoir d’où lui pourroit venir le moindre secours. Elle voyoit bien quelque remède contre la faim & la soif, elle prit des fruits; elle se servit de sa blanche main pour prendre de l’eau & en boire. Mais quel secours pouvoit-elle se promettre contre les bêtes sauvages? elle ne pouvoit s’ôter de la pensée qu’elle étoit en danger d’en être dévorée.

S’étant enfin résolue à tous les maux qu’elle ne pouvoit éviter, elle cherchoit à étourdir sa douleur, en caressant son petit chien: elle passa ainsi le jour sur le bord de cette fontaine; mais la nuit s’approchant, ses embarras redoublèrent, & elle ne savoit quel parti prendre, quand elle s’apperçut que son petit chien la tiroit par la robe. Elle n’y fit pas au commencement une grande attention, mais voyant qu’il s’opiniâtroit, & qu’après l’avoir prise par la robe, il marchoit trois pas, & toujours du même côté, & revenoit un moment après la reprendre de même, paroissant visiblement lui vouloir faire suivre ce chemin-là, elle s’y laissa enfin conduire, & se trouvant au pied d’un rocher, elle y vit une ouverture spacieuse, où il lui sembla encore que son petit chien la convioit d’entrer, par les mêmes moyens dont il s’étoit servi pour la conduire où elle étoit.

La princesse surprise, en entrant dans le rocher, d’y découvrir une caverne agréable, éclairée par l’éclat des pierres qui la composoient, comme elle l’eût été par la lumière du soleil, y apperçut dans l’endroit le plus reculé un petit lit couvert de mousse; elle s’y alla reposer, & son petit chien se mit incontinent à ses pieds. Elle étoit toujours dans un nouvel étonnement, de voir des choses qu’elle connoissoit si peu: les réflexions qu’elle faisoit, & le travail de la journée l’ayant accablée, le sommeil la saisit, & elle s’endormit.

Le jour étant venu, elle fut éveillée par le chant des oiseaux, qui couvroient toutes les branches de quelques arbres qui étoient autour du rocher. Dans une autre conjoncture, elle en eût été charmée, car jamais ramage ne fut si diversifié, ni si mélodieux. Le petit chien s’étant éveillé comme elle, s’approcha de ses pieds avec de petites manières caressantes, il sembloit qu’il les lui voulût baiser; elle se leva, & sortit pour respirer l’air le plus doux qu’elle eût pu désirer, n’y ayant pas sous le ciel un plus aimable climat; le petit chien se mit à marcher devant elle, & revenoit, comme il avoit déjà fait, la prendre par la robe; elle se laissa guider, & il la ramena dans cet agréable parterre, & au bord de la fontaine où elle avoit passé une partie du dernier jour; elle y mangea des fruits, & but de l’eau, dont elle se trouva satisfaite comme d’un bon repas: voilà comment elle passa plusieurs mois. Ne se voyant aucun ennemi à craindre, sa douleur s’appaisa peu-à-peu, & sa solitude lui devint plus supportable. Son petit chien, si joli & si caressant, y avoit beaucoup contribué. Un jour, qu’elle le vit fort triste, & qu’il ne la caressoit pas, elle eut peur qu’il ne fût malade; elle le mena en un lieu où elle lui avoit vu manger d’une herbe qu’elle espéra qui le soulageroit; mais il ne fut pas possible de lui en faire prendre; sa tristesse dura tout le jour, & ensuite toute la nuit, qu’il passa faisant de grandes plaintes.

La princesse s’étoit endormie, & à son réveil son premier soin fut de chercher son petit chien; mais ne le trouvant plus à ses pieds, qu’il n’avoit pas coutume de quitter, elle se leva avec de grands empressemens, pour voir ce qu’il seroit devenu. En sortant du rocher, elle entendit la voix d’un homme qui se plaignoit, & elle vit un vieillard, qui s’enfuit si promptement, qu’elle le perdit de vue en un moment. Voilà une nouvelle surprise pour elle; un homme, dans un lieu où il n’en avoit paru aucun depuis plusieurs mois, & la perte de son petit chien, la surprenoit autant qu’aucune autre chose. Comme il lui avoit été si fidelle depuis le premier jour de sa disgrâce, elle ne savoit si ce vieillard ne seroit pas venu le lui enlever. Elle erroit autour de son rocher, avec cent pensées différentes, quand tout d’un coup elle se vit enveloppée d’une épaisse nue, & transporter dans les airs: elle ne fit pas de résistance; & s’étant laissé conduire, elle se vit, avant la fin du jour, ne sachant par où elle étoit passée, dans une des avenues du palais où elle étoit née, & la nue avoit disparu. Mais elle vit en approchant du palais, un triste spectacle; tous les hommes qu’elle rencontroit étoient vêtus de deuil, ce qui lui fit appréhender d’avoir perdu la reine sa mère, ou la princesse sa sœur. Quand elle fut plus près du palais, elle fut reconnue, & elle entendit retentir l’air de cris de joie. La reine, avertie par la voix publique, courut au-devant de sa sœur, & l’embrassant tendrement, lui dit qu’elle lui remettoit sa couronne, que les peuples l’avoient obligée de prendre après la mort de la reine leur mère, arrivée quelques jours après le fatal accident qui l’avoit fait disparoître. Il y eut entre les deux princesses une noble contestation, se voulant céder toutes deux la couronne, & enfin, l’aînée l’accepta; mais à condition de partager son autorité avec la princesse qui la lui cédoit, & qui déclara qu’elle n’y accepteroit aucune part, étant très-satisfaite de la gloire d’obéir à une si charmante reine.

La princesse ayant donc pris la couronne, qui étoit son droit, songea à rendre les derniers devoirs à la mémoire de la reine sa mère, & à donner à la princesse sa sœur mille marques de reconnoissance, de la générosité qu’elle avoit eue de lui céder une couronne, dont elle étoit en possession; & ensuite, étant sensiblement touchée de la perte d’un petit chien qui lui avoit été si long-temps fidelle dans sa solitude, elle ordonna qu’on le cherchât dans toutes les parties du monde qui lui étoient connues; & ceux qu’elle y avoit employés ne lui en ayant rien appris, elle en fut si affligée, que sa douleur la porta à dire qu’elle donneroit la moitié de ses états à celui qui le lui remettroit entre les mains. La princesse sa sœur étant très-surprise d’une résolution si extraordinaire, pour ne pas dire extravagante, employa inutilement mille raisons pour la combattre.

Les seigneurs de la cour, touchés d’une si belle récompense, partirent chacun de son côté, & revinrent comme les premiers, n’ayant aucune nouvelle agréable à dire à la reine; elle en tomba dans une affliction si excessive, qu’elle se porta à faire publier qu’elle épouseroit celui qui lui apporterait son petit chien, sans lequel elle sentoit, disoit-elle pour s’excuser, qu’il ne lui étoit pas possible de vivre. L’espérance d’un prix si peu attendu rendit la cour déserte. Pendant que chacun cherchoit de son côté, on vint un jour avertir la reine, qui étoit dans son cabinet avec la princesse sa sœur, qu’il y avoit un homme de fort mauvaise mine qui demandoit à lui parler; elle ordonna qu’on le fît entrer: il entra, & dit à la reine, qu’il venoit lui offrir de lui rendre son petit chien, pourvu qu’elle tînt sa parole. La princesse parla la première, & soutint que la reine ne pouvoit prendre la résolution de se marier sans le consentement de ses sujets, & qu’il étoit nécessaire d’assembler le conseil, dans une occasion si importante. La reine n’ayant rien à répondre contre les raisons de la princesse, donna un appartement dans le palais à un homme qui avoit une si haute prétention, & consentit de se soumettre aux délibérations de son conseil, qu’elle fit assembler le lendemain. Quand la princesse fut seule avec la reine, elle lui représenta si fortement le tort qu’elle se faisoit, en proposant une pareille récompense pour un petit chien, qu’elle la fit résoudre de renoncer à un dessein si bizarre.

La reine ne fut peut-être pas fâchée qu’on lui eût fourni un prétexte pour manquer de parole à un homme de si mauvaise mine. Le conseil étant assemblé le lendemain, la princesse y fit résoudre qu’on offriroit à cet homme, si laid, de grandes richesses, pour le prix du petit chien; & que s’il les refusoit, on le feroit sortir du royaume, sans qu’il parlât davantage à la reine: cet homme refusa les richesses & se retira. La princesse rendit compte à la reine de la résolution du conseil, & de celle de cet homme, qui s’étoit retiré après avoir refusé les richesses qu’on lui avoit offertes. La reine dit que tout cela s’étoit passé dans l’ordre; mais que, comme elle étoit maîtresse de sa personne, elle partiroit le lendemain, après lui avoir remis la couronne, & iroit errer par le monde, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé son petit chien.

La princesse, effrayée de la résolution de la reine, qu’elle aimoit véritablement, n’oublia rien pour la faire changer; elle l’assura avec une générosité sans égale, qu’elle n’accepteroit jamais la couronne. Dans le temps qu’elles étoient dans une conversation si triste, un des principaux officiers de la maison de la reine se présenta à la porte de son cabinet, pour l’avertir que la mer étoit couverte de vaisseaux: les deux princesses se mirent sur un balcon, & virent une armée qui s’approchoit du port à toutes voiles; & l’ayant considérée, elles jugèrent, par sa magnificence, qu’elle ne venoit pas pour faire la guerre: elles voyoient tous les vaisseaux couverts de mille marques de galanterie; ce n’étoient que pavillons, enseignes, banderoles & flammes de soie, de toutes couleurs: elles furent confirmées dans cette pensée, quand elles virent avancer un des plus petits vaisseaux, qui portoit des enseignes blanches en signe de paix. La reine avoit ordonné qu’on courût au port, & qu’on allât au-devant de cette armée, pour savoir d’où elle étoit; & elle fut bientôt avertie que c’étoit le prince de l’Isle des Emeraudes, qui demandoit la liberté de descendre dans ses états, & de lui venir offrir ses très-humbles respects. La reine envoya ses principaux officiers jusqu’au vaisseau du prince, pour lui faire ses complimens, & l’assurer qu’il étoit le très-bien venu. Elle l’attendoit assise sur son trône, qu’elle quitta quand elle le vit paroître; elle alla même quelque pas au-devant de lui. Cette entrevue se fit avec une grande civilité de part & d’autre, & la conversation fut fort spirituelle.

La reine fit conduire le prince dans un appartement magnifique; il demanda une audience particulière, & elle lui fut accordée pour le lendemain. L’heure de l’audience étant venue, le prince fut introduit dans le cabinet de la reine, qui n’avoit que la princesse sa sœur auprès d’elle; il dit à la reine, en l’abordant, qu’il avoit des choses à lui dire qui eussent pu surprendre toute autre personne; mais qu’elle en reconnoîtroit aisément la vérité, par des circonstances qui n’étoient sues que d’elle. Je suis, continua-t-il à dire, voisin des états de la reine des Isles; les miens sont une péninsule, qui a un petit passage dans son royaume. Un jour, étant animé par la passion que j’avois pour la chasse, je suivis un cerf jusques dans l’une de ses forêts; j’eus le malheur de la rencontrer, & ne l’ayant pas crue la reine, parce qu’elle n’avoit pas grande suite, je ne m’arrêtai pas pour lui rendre ce qui lui étoit dû. Vous savez, madame, mieux que personne, dit-il encore, qu’elle est très-vindicative, & qu’elle a une puissance de féerie admirable; je l’éprouvai sur l’heure, la terre s’ouvrit sous mes pieds, & je me trouvai dans une région éloignée, transformé en petit chien, & c’est où j’ai eu l’honneur de vous voir, madame. Six mois étant expirés, la vengeance de la reine n’étant pas encore complette, elle me métamorphosa en hideux vieillard, & en cet état, j’eus tant de peur de vous être désagréable, madame, que j’allai m’enfoncer dans l’endroit le plus épais d’un bois, où j’ai encore passé trois mois; mais j’ai été assez heureux pour y rencontrer une fée secourable, qui m’a délivré de la puissance de la superbe reine des Isles, & m’a averti de tout ce qui vous étoit arrivé, madame, & du lieu où je pourrois vous rencontrer. J’y viens pour vous offrir les hommages d’un cœur qui ne connoît pas d’autre puissance que la vôtre, madame, depuis le premier jour que je vous ai rencontrée dans le désert.

Après ce discours, le prince continua à dire à la reine, que les fées, offensées du mauvais usage que la reine des Isles avoit fait de ses dons de féerie, les lui avoient ôtés. Le prince eut ensuite avec la reine plusieurs autres conversations, où la reine & lui convinrent ensemble de se lier de nœuds éternels; & cette résolution ayant été rendue publique, fut reçue avec des applaudissemens universels. Ce n’étoit pas sans raison; car jamais sujets n’ont vécu sous une domination si douce; ils en jouirent même près d’un siécle. Le roi & la reine les ayant gouvernés ensemble, & vécu dans une parfaite félicité jusqu’à une extrême vieillesse.

LE FAVORI DES FÉES

CONTE.

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Galeran, jeune gentilhomme de la ville de Naples, & nourri à la cour, ayant été soupçonné d’avoir donné un mauvais conseil au jeune prince, successeur de la couronne, de qui il étoit le favori, s’enfuit avec tant de précipitation, pour éviter la colère du roi, qu’il n’emporta chose au monde: il avoit si grand peur d’être suivi, qu’il marcha jour & nuit, jusqu’à ce qu’il fût sorti des confins du royaume. Il avoit marché trente-six heures sans avoir mangé ni fait repaître son cheval qu’une fois, tellement qu’il se trouvoit accablé de lassitude, & que son cheval ne pouvoit plus mettre un pied devant l’autre: il falloit donc nécessairement s’arrêter; mais ne trouvant aucune maison sur son chemin, il fut obligé d’entrer dans une belle prairie, pour faire pâturer son cheval; il apperçut qu’il y avoit dans les haies des grenades & des oranges, il en prit & il en mangea, n’ayant pas mieux; & s’étant assis à l’ombre, ne pouvant résister à la lassitude & au sommeil, il s’endormit, laissant son cheval à l’aventure.

Une puissante fée qui avoit son palais dans un bois de ce voisinage, étant venue se promener dans cette prairie, apperçut Galeran qui étoit dans un profond sommeil, & l’ayant trouvé très-beau, elle s’assit auprès de lui pour attendre son réveil.

Après avoir long-temps contemplé tant de beautés, impatiente de savoir s’il avoit le regard touchant, & de grands agrémens dans la bouche, dont elle ne pouvoit pas juger en l’état où il étoit, elle l’éveilla en le poussant doucement, avec une baguette qu’elle portoit à la main.

Galeran, surpris de trouver une personne si magnifiquement vêtue auprès de lui, se leva, en demandant par quel sort il se trouvoit en si bonne compagnie? La fée lui dit, qu’étant avertie d’une mauvaise aventure qu’il avoit eue, elle venoit lui offrir une retraite assurée, dans un château où elle étoit la maîtresse, & où il pourroit demeurer autant de temps qu’il lui plairoit; & que quand il en voudroit partir elle feroit en sorte que ce seroit avec tout ce qui lui seroit nécessaire, dans tous les lieux où il lui prendroit envie d’aller. Galeran, qui s’estimoit trop heureux de trouver tant de bonté à une personne qu’il voyoit si bien faite, lui dit qu’il étoit fâché de n’avoir eu aucune occasion de mériter les faveurs qu’elle lui offroit; mais qu’il n’oublieroit rien pour s’en rendre plus digne. Enfin, les premiers complimens finis, elle le fit monter dans son chariot à côté d’elle, & le mena dans son palais, où elle n’oublia rien pour lui en rendre le séjour agréable.

Le cavalier étant galant & poli, répondit long-temps aux bontés de la fée, avec de grands empressemens; mais ce qui arrive presque toujours, arriva entr’eux, les grands empressemens se ralentirent, & leur conversation devenue languissante, la fée jugea en personne prudente qu’il n’étoit pas possible de borner l’ambition d’un jeune homme plein de feu dans les limites d’un château, & qu’il lui falloit laisser chercher à faire parler de lui, dans une carrière plus étendue. Comme elle avoit voulu apprendre les particularités de ce qui avoit causé sa disgrace, elle jugea par les difficultés qu’il fit de lui dire les secrets du prince, duquel il avoit été le favori, qu’il étoit incapable de faire un mauvais usage de la confiance qu’on prenoit en lui.

L’ayant ainsi trouvé un jeune homme aussi sage qu’aimable, elle l’estima autant qu’elle l’avoit aimé, & le jugeant digne de toute sorte de bonheur, elle voulut lui donner les moyens de paroître dans le monde, & d’y faire une grande fortune; mais ce fut à condition qu’il jurât d’être toujours de ses amis, & de la venir voir de temps en temps. Ces conventions étant faites entr’eux, elle le congédia, après lui avoir donné de l’or & des pierreries, avec une lance & une armure enchantées, ce qui ne se fit pas sans répandre des larmes.

Enfin, après de tendres adieux il partit, & ne se voyant en sûreté en aucune des cours d’Italie, il voulut passer la mer, & s’en alla dans le royaume d’Epire, où il savoit qu’il y avoit un roi guerrier, qui recevoit volontiers à sa cour les aventuriers qui lui alloient offrir leurs services, & qu’il avoit une fille unique, héritière de son royaume.

Galeran avoit le cœur naturellement capable des plus grands desseins, & la fée ayant relevé ses espérances par la quantité d’or & de pierreries qu’elle lui avoit donné, il s’étoit pourvu en Italie de domestiques & d’habits magnifiques, & arriva chez le roi d’Epire en un équipage qui le faisoit juger un homme de grande condition. Il s’alla lui-même présenter au roi, qui avoit nom Marcian, lui dit qu’attiré par le bruit de ses exploits, il étoit venu lui offrir ses services, & qu’il le supplioit de le regarder comme un homme qui seroit dans les occasions aussi zèlé pour la gloire de ses armes, que celui de ses sujets qui le servoit avec le plus de passion.

Le roi, qui avoit trouvé quelque chose dans sa physionomie & dans ses manières qui marquoit de la grandeur, fut curieux de savoir qui il étoit mais Galeran le supplia de l’excuser, s’il ne lui disoit pas sa patrie; il lui dit seulement qu’il avoit nom Galeran, & qu’il avoit de grandes raisons de ne lui rien dire de plus. Le roi ne le voulant pas presser davantage, lui dit qu’il voyoit bien qu’il étoit de bon lieu, & qu’il étoit très-bien venu à sa cour, où il trouveroit toute sorte de satisfaction. Galeran lui rendit mille remercîmens très-humbles, & lui dit, qu’il y attendroit les occasions de guerre, où il supplioit S. M. de l’employer. La princesse Murcie, héritière du royaume, étoit auprès du roi son père, & Galeran lui fit une profonde révérence. Le roi se tourna pour parler à quelqu’un; dans ce temps, ce jeune étranger se mêla parmi les courtisans, qui lui firent toutes sortes d’honnêtetés: c’étoit à qui lui feroit le plus d’offres de services, & un chacun s’empressa de lui faciliter les entrées chez les dames; il fut même dans ce jour présenté à la princesse par sa dame d’honneur.

Galeran fut enchanté des beautés de la princesse, & l’accueil gracieux qu’elle lui fit acheva de le rendre le plus passionné des hommes; il entra depuis ce jour dans toutes les parties, & dans toutes les plus aimables sociétés de la cour; il étoit fort assidu auprès du roi & chez la princesse, aussi souvent qu’il croyoit y pouvoir être reçu: il y eut des tournois, où il courut contre tous venans; il y fut toujours vainqueur, & reçut le prix de la victoire des mains de cette charmante princesse. Qu’il se seroit estimé heureux, s’il eût osé déclarer qu’il n’entroit en lice que pour la gloire de la princesse! Il eût soutenu contre toute la terre, qu’il n’y avoit qu’elle au monde digne d’être servie. Il portoit dans son écu un emblême, qui ne pouvoit être expliqué que par la hardiesse qu’il avoit d’avoir levé les yeux jusqu’à elle. C’étoit un aigle, qui avoit volé le plus près du soleil qu’il avoit pu, avec ces paroles: je ne puis brûler, ni être ébloui que de ses rayons.

Les assiduités de Galeran chez la princesse, ses regards passionnés, & l’aigle de son écu, firent connoître au prince Pontian que Galeran avoit l’audace de penser à plaire à la princesse. Le prince Pontian étoit du sang des rois d’Epire par sa mère, & se croyant l’homme le plus considérable de cette cour, & le plus proche de la couronne, il n’avoit pas jugé qu’on eût osé lui disputer la princesse; c’est pourquoi il prétendit être en droit de punir de tous les supplices un étranger, qui n’étant qu’un inconnu, avoit eu cependant l’audace de devenir son rival. Il entreprit donc de l’en punir, & de s’en défaire même par un assassinat, se tenant certain que la mort d’un homme sans parens & sans amis, en un lieu où il étoit si puissant, ne lui causeroit aucun embarras. Il se mit, avec quatre ou cinq hommes bien armés, sur le passage de Galeran, qui sortoit du palais suivi d’un seul domestique, & alloit tomber dans l’embuscade qu’on lui avoit dressée, s’il n’eût rencontré, à la porte du palais, une dame dans son chariot, qui lui proposa de prendre une place auprès d’elle, lui disant qu’elle vouloit le mener chez lui en sûreté.

Galeran, tout préoccupé qu’il étoit des appas de la princesse, étoit trop jeune & trop galant pour refuser les faveurs d’une personne qui, par son train, paroissoit fort considérable; il se mit dans le chariot sans savoir avec qui. Il n’y fut pas plutôt, qu’il s’apperçut qu’il avoit cette obligation à une femme fort bien faite; il apprit de plus qu’il lui en avoit une plus grande qu’il n’avoit cru, car elle lui déclara qu’il étoit en fort grand péril, puisqu’un grand de la cour avoit résolu sa perte, & l’attendoit sur son passage pour le faire périr; mais qu’elle vouloit l’en garantir, en le conduisant en un lieu où elle le tiendroit en sûreté pendant quelques jours, & où elle concerteroit avec lui les mesures qu’il auroit à prendre, pour se mettre à couvert des entreprises de ses ennemis.

Galeran, étonné de ce qu’il entendoit dire, ne sachant quels ennemis il avoit à craindre, ne résista en aucune manière; & malgré la répugnance qu’il avoit à s’éloigner de la princesse, il se laissa conduire aveuglément par une personne de qui il n’y avoit aucune apparence de devoir entrer en défiance. C’étoit une fée du voisinage de la cour, qui ayant connu par sa science secrette le péril où étoit un homme aimable, avoit voulu l’en garantir pour la gloire de faire une bonne action, & peut-être aussi dans la vue d’obliger un homme qu’elle en jugeoit digne, & qu’elle espéroit de trouver reconnoissant.

Ce n’étoit pas la première fois que la bonne fée s’étoit attiré des amis par ses bienfaits, qu’elle ne pouvoit plus espérer par sa beauté: comme elle avoit beaucoup d’esprit, elle badina avec Galeran, & lui dit les plus jolies choses du monde, sur la peur qu’il devoit avoir de se voir enlevé par une personne qu’il ne connoissoit pas, & d’être conduit dans un lieu où il ne savoit quelle compagnie il trouveroit, ni quel accueil on lui feroit.

Mais la fée, en lui disant des choses qui eussent pu l’embarrasser, le rassuroit de temps en temps par quelques caresses; jusques-là même qu’on dit qu’elle lui mit la main sous le menton. Galeran qui, en toute autre occasion, en seroit devenu plus hardi, n’osa s’émanciper à aucune familiarité, ne sachant s’il n’étoit pas entre les mains de quelqu’être au-dessus de la nature humaine, qui le transportoit il ne savoit où; il vouloit attendre, enfin, à connoître avec qui il avoit à traiter, & où on le conduisoit. Il fut bientôt instruit; car il arriva dans un palais, qu’on peut nommer le palais des délices: il n’eût pas trouvé de quoi faire un souhait, si c’eût été celui de la princesse qu’il adoroit.

La fée donna ses ordres en arrivant, & aussitôt plusieurs esclaves s’empressèrent à qui seroit le premier à courir au-devant du moindre des désirs de Galeran; tous les genoux plioient devant lui, & il étoit obéi avant qu’il eût achevé de parler: tout ce qui peut enfin faire la félicité d’un mortel étoit à sa disposition, puisqu’aucun plaisir ne lui manqua, pas même ceux que sa discrétion l’a empêché de publier.

Après avoir ainsi passé quelques jours, la fée, qui entendoit fort bien raison, crut qu’il étoit temps de rendre Galeran à une princesse, qui étoit dans de grandes inquiétudes de ne savoir ce qu’il étoit devenu. La fée poussa même la générosité plus loin, car elle employa toute sa puissance pour ajouter à ses premiers agrémens un air de beauté qu’il n’avoit pas eu jusques-là: elle lui donna de l’or & des pierreries à pleines mains, & l’assura qu’il pouvoit hardiment poursuivre son entreprise à la cour, que ses ennemis avoient eu honte d’avoir formé de mauvais desseins, & y avoient absolument renoncé. Elle l’assura encore que tous les attentats qui se feroient contre lui, avec des forces supérieures, ne réussiroient jamais. Quant à deux ennemis qu’il avoit à combattre à armes égales, elle lui dit qu’elle vouloit lui laisser la gloire de les surmonter par sa vertu, & qu’elle ne s’en mêleroit pas.

Après cette conversation, elle congédia Galeran; il répandit en partant quelques larmes, qu’il donna à la reconnoissance; car il n’étoit véritablement touché que des attraits de la princesse, qu’il avoit grande impatience de revoir. Comme on avoit été fort en peine à la cour de ce qu’il étoit devenu, on fit à son retour divers raisonnemens sur son absence, & on voulut apprendre de lui ce qui l’avoit causée; le roi l’ayant pressé là-dessus, il fut obligé de lui répondre qu’il avoit fait un petit voyage, pour voir quelqu’un qui venoit de sa patrie, qui avoit à lui parler d’affaires importantes. La princesse l’embarrassa bien davantage; comme elle prenoit plus d’intérêt que qui que ce fût à ce qui le regardoit (car elle étoit fort touchée de son mérite) elle lui dit qu’elle vouloit absolument savoir d’où il venoit, & qu’il prît son temps pour lui en rendre compte.

Galeran, charmé de l’inquiétude qu’il voyoit à la princesse, & de l’ordre qu’il avoit reçu de lui dire ce qui lui étoit arrivé, en chercha l’occasion; & l’ayant bientôt trouvée, il lui fit un récit exact de son aventure; il oublia seulement quelques particularités, dont un galant homme ne peut jamais faire mention, & que la princesse concevoit bien sans qu’on lui en parlât. L’occasion étoit trop belle pour la manquer; Galeran exagéra combien il avoit souffert éloigné d’elle, & lui peignit, avec des couleurs fort vives, tout ce qui s’étoit passé dans son cœur, depuis le premier jour qu’il l’avoit vue. La princesse répondit qu’elle n’avoit garde de se plaindre de la déclaration qu’il lui faisoit, puisqu’elle se l’étoit attirée; mais, continua-t-elle à dire, n’allez pas croire du moins que j’ajoute foi à ce que je viens d’entendre, & que je trouvasse bon que vous m’en parlassiez une seconde fois. Galeran, qui avoit peur que véritablement elle ne le voulût pas écouter une autre fois, lui fit mille sermens d’une servitude éternelle, & n’eut aucun sujet de s’en repentir; car la princesse continua à l’écouter avec assez de bonté, & lui dit seulement en le quittant: le temps fera voir si vous dites la vérité. Ce n’étoit pas de quoi désespérer un amant, qui venoit de parler pour la première fois; aussi Galeran, très-satisfait de cette conversation, ne songea plus qu’à chercher les occasions d’en avoir de pareilles, & s’expliquoit, en attendant, par ses assiduités & des regards languissans.

Galeran étoit en cet état, quand on vit arriver un héraut du roi de Sparte, qui venoit pour déclarer la guerre. Le roi d’Epire répondit qu’il l’acceptoit, & qu’il se trouveroit à la tête de son armée. Il savoit que le roi de Sparte seroit à la tête de la sienne; & il étoit si animé contre lui, qu’il fit proclamer dans sa cour qu’il donneroit la princesse en mariage à celui de ses chevaliers qui le mettroit en sa puissance. L’espoir d’une pareille récompense enflamma tous les jeunes braves d’Epire, & plus que tous les autres le prince Pontian & Galeran, tous deux plus touchés de la beauté de la princesse, que de l’éclat de la couronne dont elle étoit l’héritière.

Les deux armées se mirent en marche peu de jours après, & ne tardèrent pas beaucoup à se joindre. Galeran trouva auparavant l’occasion de parler à la princesse, & lui dit qu’elle ne le reverroit jamais s’il ne conduisoit le roi de Sparte à ses pieds. La princesse répondit qu’elle seroit fort satisfaite de lui voir mettre sous la puissance du roi son père, un roi qui lui avoit si souvent fait la guerre de gaieté de cœur, & qu’elle alloit faire des vœux pour cela. Galeran, qui sut expliquer dans toute son étendue ce que venoit de dire la princesse, partit plein d’ardeur & d’espérance. Il se souvenoit des obligations qu’il avoit aux deux fées qu’il avoit rencontrées dans les premières occasions importantes de sa vie: il eût passionnément souhaité d’en rencontrer une troisième, qui l’eût voulu secourir dans une entreprise dont dépendoit le bonheur incomparable qui étoit promis au vainqueur du roi de Sparte. Galeran étoit destiné à être le favori des fées: il s’en présenta une troisième, qui lui vint offrir de combattre à ses côtés, & de lui montrer le roi de Sparte, qu’il eût eu de la peine à distinguer autrement, parce qu’il avoit quatre chevaliers dans son armée, en un équipage semblable au sien.

Galeran avoit déjà une lance & une armure enchantées; & la généreuse fée, qui vouloit partager avec lui le péril de cette journée, lui donna un bouclier qui étoit à l’épreuve de tous les traits; mais comme il ne couvroit pas partout, il y avoit encore assez de danger dans cette expédition pour y avoir beaucoup de gloire. Aussitôt que le combat fut commencé, Galeran & sa fidelle compagne voltigèrent, sans s’engager, jusqu’à ce qu’ils eurent reconnu le roi de Sparte à la tête d’un escadron.

Il en avoit déjà renversé deux, qui l’étoient venus affronter, & il en attendoit un troisième qui marchoit à lui lance baissée, dans le moment que les deux escadrons s’alloient joindre. Galeran s’avança, enleva le casque du roi d’un coup de lance, & ayant saisi la bride de son cheval, le tira hors de la mêlée & le fit prisonnier. Le roi avoit brisé sa lance contre l’armure enchantée de Galeran, & se voyant sans lance, la tête découverte, & serré de si près qu’il ne pouvoit tirer l’épée, il déclara qu’il étoit le prisonnier d’un chevalier qui lui avoit paru invincible, & se laissa conduire. Cette expédition faite, la fée tendit la main à Galeran, & lui dit qu’elle le laissoit jouir de sa victoire, & qu’elle ne lui demandoit que de se souvenir qu’elle l’avoit voulu servir sans intérêt, ce qu’il n’avoit pas toujours rencontré quand il avoit eu besoin d’être secouru. La fée disparut; Galeran alla présenter son prisonnier au roi d’Epire. Le prince Pontian, qui venoit de mettre l’escadron du roi de Sparte en déroute, courut, & prétendit avoir droit de disputer la récompense à Galeran, soutenant que c’étoit lui qui avoit vaincu le roi de Sparte, & que Galeran ne l’avoit fait prisonnier, que parce qu’il l’avoit trouvé abandonné de son escadron.

Après une longue contestation, Galeran offrit de soutenir son droit par les armes en présence des deux rois. Le prince Pontian accepta l’offre, & le roi d’Epire ordonna le combat pour le lendemain; & après avoir employé le reste du jour à faire poursuivre sa victoire, & avoir caressé le soir les officiers qui y avoient le plus contribué, il passa la nuit dans le repos dont on jouit quand on n’a plus d’ennemis; & le lendemain il fut témoin, en présence de son armée en bataille, du combat qui devoit décider une querelle si importante.

On vit arriver presque en même-temps les deux chevaliers, qui baissèrent aussitôt la lance; l’on eut de la peine à reconnoître Galeran, parce que ne voulant pas se servir d’armes enchantées dans un combat particulier, il n’avoit plus celles qu’il avoit portées à la bataille; mais on le devoit reconnoître à sa fierté.

Ces deux chevaliers, animés par le prix du combat, s’affrontèrent comme deux lions, & ayant tous deux brisé leurs lances du premier choc, ils commencèrent à coups d’épées un combat si terrible, qu’on ne les pouvoit regarder que comme de fort vaillans hommes; mais Galeran fut le plus heureux, il donna un si rude coup à Pontian, qu’il lui abattit presque le bras, & lui fit tomber son épée. Ce prince, sans armes, fut obligé de se confesser vaincu, & de céder le prix de la victoire à un homme, que la princesse en jugeoit dans son cœur plus digne que lui.

Le roi d’Epire, qui pensoit que les couronnes n’étoient dûes qu’à la vertu, assura la sienne à Galeran, en lui faisant épouser la princesse sa fille. Ce mariage fut fort heureux; & le roi, fort satisfait des respects que lui rendoient ses successeurs, passa jusqu’à une extrême vieillesse dans une grande tranquillité; & laissa sa couronne, en mourant, à deux personnes qui étoient les délices de ses sujets.

LE BIENFAISANT

OU

QUIRIBIRINI,

CONTE.

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Il y avoit une fois un roi, qui paroissoit le plus heureux prince du monde; il possédoit des états florissans, dont il avoit étendu les limites par une guerre de plusieurs années, & avoit acquis la réputation d’être le plus vaillant & le plus sage capitaine de son siècle: il gouvernoit ses sujets avec tant de douceur, qu’il en étoit adoré; & pour surcroît de félicité, il avoit épousé la plus aimable princesse de son temps, de qui il étoit tendrement aimé. Mais comme aucun bonheur n’est parfait, cette princesse si aimable étoit d’une santé si délicate, qu’il n’y avoit pas lieu d’espérer qu’elle pût vivre long-temps.

Le roi, qui le savoit, en étoit dans des inquiétudes mortelles, & continuellement occupé à chercher les moyens de rétablir la santé de la charmante reine, il avoit souvent des conférences avec ses médecins, & consultoit tous les chymistes qui se présentoient. Mais ne trouvant ni médecins ordinaires, ni chymistes, en qui il crût pouvoir prendre confiance, une femme de sa cour, touchée de son embarras, lui dit qu’il avoit dans ses états un homme, lequel ayant été élevé par les fées, possédoit toutes les sciences secrettes dans la dernière perfection; la difficulté étoit de le rencontrer, parce qu’il étoit toujours en voyage, cherchant les occasions de se servir de son art pour faire du bien à tous ceux qui avoient besoin d’être secourus.

Le roi ayant appris qu’il se tenoit ordinairement dans le fond d’une forêt, qui n’étoit pas loin de la cour, y envoya, & heureusement on le trouva de retour chez lui depuis fort peu de temps; il suivit ceux qui l’étoient venus chercher, & ayant appris ce que le roi souhaitoit de lui, il demanda la liberté d’aller consulter ses livres. Il connut après les avoir bien consultés, qu’il avoit un intérêt particulier que le roi eût un fils qui succédât à sa couronne, & il donna tous ses soins à fortifier la santé de la reine, pour la rendre capable de mettre des enfans au monde.

Comme il avoit une parfaite connoissance des simples, il les choisit si bien, qu’il composa un bouillon, qui mit la reine en peu de jours dans une santé parfaite; elle devint grosse bientôt après, & accoucha d’un prince qui étoit sa véritable ressemblance, & qui parut en peu d’années orné de tous les talens qu’on peut désirer pour faire un grand prince; il fut élevé avec tous les soins qui peuvent contribuer à former les héros; & ce furent des soins bien employés, car ce prince devint incomparable.

Le roi & la reine étoient dans un contentement qui ne se peut exprimer, de se voir un fils & un successeur d’une si belle espérance: mais ils ne jouirent pas long-temps de ce bonheur; ils moururent tous deux dans une même année, & laissèrent ce prince si aimable, maître de leurs états & de sa conduite. Il étoit dans l’âge où l’on ne fait point de pas qui ne soit glissant; il se conduisit, cependant, & gouverna ses sujets avec tant de sagesse, qu’il leur donnoit de l’admiration.

Un de ses voisins, qui vouloit se prévaloir de sa jeunesse, lui déclara la guerre; le jeune prince se mit à la tête de ses troupes, & fit tant d’actions de grande valeur, qu’il réduisit ses ennemis à reconnoître qu’ils l’avoient attaqué témérairement, & à lui demander la paix, qu’il leur accorda même à des conditions fort douces. Après cela, la grande réputation qu’il avoit acquise étant un sûr garant que ses voisins n’entreprendroient rien contre lui, & ses sujets vivant dans une grande tranquillité, il s’adonna à la chasse.

Il étoit surprenant qu’un jeune roi, qui avoit à sa cour un grand nombre de dames charmantes, parût insensible à tant d’appas: plusieurs d’entr’elles formèrent le dessein de lui plaire; mais ce fut inutilement, & elles regardoient avec étonnement, qu’un prince jeune & poli se conservât insensible au milieu de tant de belles personnes, avec qui il étoit dans des conversations continuelles.

La cour ne laissoit pas cependant d’être fort galante, malgré l’indifférence du prince: les hommes & les dames étoient de toutes les chasses du prince, & y étoient chacun le plus magnifique; la chasse finie, tous les autres plaisirs se succédoient tour-à-tour, le prince seul n’étoit touché que de celui qu’il prenoit à la chasse.

Un jour qu’il couroit le cerf, l’ardeur de la chasse l’ayant emporté fort loin, il s’égara dans la forêt, & se trouva dans un petit boccage d’arbres, qui portoient des fruits & des fleurs; cet endroit lui parut très-beau, & comme il le contemploit avec plaisir, il entendit du bruit derrière lui, il tourna la tête, & vit un homme de fort mauvaise mine, qui poursuivoit l’épée à la main un serpent, lequel s’étant réfugié derrière le roi, comme dans un lieu de sûreté, ce prince généreux lui donna sa protection & défendit de le tuer; mais cet homme féroce ayant toujours suivi son dessein, le roi justement irrité alla à lui l’épée à la main, & le mit en fuite. Le roi le voyant fuir, ne daigna pas le poursuivre, & fut surpris, un moment après, de voir le serpent marcher devant lui, & tourner la tête de temps en temps, pour voir s’il le suivoit; ce serpent semblant lui vouloir servir de guide.

Le roi, curieux de savoir ce qu’il deviendroit, le suivit véritablement, & vit qu’étant entré dans le boccage d’où il étoit sorti, il s’approcha d’un homme qui paroissoit endormi sous un arbre, & incontinent le serpent étant mort, l’homme se releva, & se jeta aux pieds du roi, lui rendant grâce de la vie qu’il venoit de lui conserver.

Le roi, étonné de ce prodige, en demanda l’explication; cet homme qu’il venoit de garantir de la mort lui dit, qu’il étoit celui qui, par des secrets qu’il possédoit, avoit rétabli la santé de la reine sa mère, & l’avoit mise en état de lui donner la naissance, & que le roi & la reine, satisfaits de ses services, lui avoient accordé leur protection, & lui avoient permis de faire des établissemens dans tous les lieux de leurs états qu’il voudroit choisir; il ajouta que le défunt roi, poussant sa bonté plus loin, l’avoit nommé le Bienfaisant, pour marque de sa satisfaction; ensuite il rendit compte au roi, qu’étant poursuivi par ce cruel homme, qu’il avoit vu l’épée à la main, il avoit rencontré un serpent mort, & s’y étoit transformé, croyant éviter la fureur de cet implacable ennemi, qui étoit descendu dans un port du voisinage, n’ayant pour but de son voyage que celui de le tuer, dont il n’avoit été garanti que par sa protection; car s’il eût été tué serpent, il ne lui eût plus été possible de ranimer son corps.

Le roi étoit très-curieux de savoir comment Bienfaisant pouvoit se transformer de cette sorte, & le pria de l’en instruire. Bienfaisant s’en excusa; étant cependant fort pressé par le roi, il lui fit espérer qu’il ne lui cacheroit rien, quand il lui connoîtroit la discrétion nécessaire pour être propre à apprendre les sciences secrettes. Pour commencer à satisfaire sa curiosité, il le mena dans une grotte qu’il avoit dans le fond d’un rocher au milieu de la forêt, & qui n’étoit connue de personne; il y fit entrer le roi, & y rentra avec lui par une ouverture qu’il fit, en touchant le rocher d’une baguette mystérieuse qu’il portoit toujours à la main.

Ce jeune roi fut surpris de la beauté de cette demeure; c’étoit un palais, où il y avoit un appartement de plusieurs chambres de plein-pied, remplies de toutes les raretés qu’on se peut imaginer, qu’il prit grand plaisir à regarder. Bienfaisant ouvrit un cabinet, où le roi vit un arc, un carquois & un trousseau de flêches dont il fut charmé. Bienfaisant le fit passer ensuite dans un autre cabinet tout de glace, où il fit paroître devant lui toutes les belles personnes de ses états magnifiquement vêtues; mais le roi n’y fit presque pas d’attention; Bienfaisant lui dit, que s’il n’étoit pas plus touché des attraits de toutes les belles personnes de plusieurs cours étrangères qu’il alloit lui faire voir, il lui diroit infailliblement tous ses secrets. Le roi vit passer avec une grande indifférence une quantité infinie de belles personnes; mais, enfin, il parut une princesse d’une beauté merveilleuse, qui étoit suivie de toute sa cour; elle paroissoit plus au-dessus de toutes les dames qui la suivoient par l’éclat de sa beauté, que par celui des pierreries & de toutes les magnificences dont elle étoit parée, & le roi en demeura tellement interdit, & si attentif à regarder l’endroit où il l’avoit perdue de vue, qu’il n’en détourna les yeux que pour demander qui étoit cette charmante personne, si distinguée par sa beauté de toutes celles qu’il venoit de voir? Bienfaisant lui dit que c’étoit une jeune reine, qui commandoit dans une région fort éloignée. Le roi résolut à l’instant de lui envoyer un ambassadeur, pour lui faire une déclaration d’amour, & lui proposer de venir donner des loix dans un royaume où on les recevroit avec beaucoup de respect.

Bienfaisant avertit le roi que la proposition de mariage, qu’il vouloit envoyer faire à cette reine, ne seroit peut-être pas reçue si favorablement qu’il se le promettoit; qu’elle venoit de refuser d’épouser un prince, fils d’un puissant roi; qu’il étoit vrai que ce prince étoit un géant monstrueux, qui ne pouvoit jamais se faire aimer; mais que ne pouvant se faire aimer, il se faisoit craindre, aussi-bien que le roi son père, qui étoit magicien, & un si méchant homme, qu’il avoit obligé le prince son fils à tenir la reine assiégée, depuis le refus qu’elle avoit fait de l’épouser. Bienfaisant déclara ensuite au roi, qu’il étoit la cause de ce que le siége tiroit en longueur, parce qu’il avoit eu le pouvoir, par son art, de conserver à la reine assiégée son port libre, par où elle recevoit les secours de ses voisins, malgré les soins du méchant roi qui avoit obtenu d’un roi son allié & aussi méchant que lui, une armée navale pour bloquer du côté de la mer la ville assiégée; mais cette armée navale étant retenue dans les rades par des calmes continuels, le méchant roi s’en étoit pris à Bienfaisant, qu’il savoit en être la cause; & ayant appris dans ses livres le lieu où il étoit, il s’étoit mis dans une chaloupe, & étoit descendu à terre pour le chercher & le tuer, ce qu’il auroit exécuté sans la protection que la fortune lui avoit envoyé si à propos.

Bienfaisant rendit encore compte au roi, comment il avoit été envoyé par les fées pour traverser les desseins de ce roi qu’elles haïssoient, à cause qu’il étoit méchant; & comment elles lui avoient donné, pour exécuter sa commission, l’art de féerie dont il s’étoit servi pour s’insinuer dans l’esprit de ce roi; ce qu’il avoit si bien fait, qu’étant devenu son favori & son confident, il avoit appris ses secrets les plus cachés, & s’étoit servi depuis de la connoissance qu’il en avoit, & du pouvoir de la féerie, pour traverser les cruelles entreprises qu’il faisoit, dont le roi s’étant apperçu, il l’avoit haï mortellement, & n’ayant pas douté, comme j’ai dit, que ce ne fût lui qui arrêtoit son armée navale, il l’avoit cherché pour le faire périr.

Le roi étant instruit que Bienfaisant avoit les dons de féerie, & sachant les mauvais desseins du méchant roi contre la charmante princesse, ne songea plus qu’à chercher les moyens de l’en garantir, & à prier Bienfaisant de l’y secourir par son art. Bienfaisant lui dit qu’il n’avoit besoin que d’un seul secret, qu’il lui eût volontiers confié, s’il lui eût cru le cœur libre; mais qu’il ne pouvoit se résoudre de se confier à un jeune prince qui avoit une grande passion, parce qu’il craignoit d’avoir le déplaisir de le voir accablé de mille malheurs s’il avoit la fragilité de le révéler. Il lui avoua pourtant qu’il n’y avoit pas d’autre moyen de délivrer la reine assiégée.

Le roi lui fit tant de sermens de ne révéler jamais ce secret, qu’enfin Bienfaisant résolut de le lui confier. Il lui dit donc qu’en prononçant le nom de Quiribirini, il auroit le pouvoir de se transformer en quel animal il voudroit, & qu’il falloit pour cela prendre cet arc qu’il avoit trouvé si beau, & tirer une flèche en l’air, en intention de tuer l’animal dont il auroit besoin, & qu’il viendroit incontinent tomber à ses pieds. Le roi prit l’arc, & ayant tiré, il vit tomber à ses pieds une biche qu’il avoit désirée. Bienfaisant, qui ne voulut pas abandonner le roi, tira aussi une flèche, en intention de tuer une biche, & aussitôt il en tomba une à ses pieds: ils dirent tous deux Quiribirini, entrèrent dans le corps de ces biches, laissèrent les leurs dans les rochers, & coururent tous deux dans la forêt, pour faire un essai du pouvoir de ce charme.

Après une petite course, ils revinrent dans la grotte, reprirent leur forme naturelle, raisonnèrent sur les moyens de secourir la princessse, & conclurent qu’il falloit qu’ils se transformassent en oiseaux, pour pouvoir passer la mer; ce qu’ayant fait, ils voltigèrent autour de cette flotte, laquelle ayant eu enfin, après de longs retardemens, le vent favorable, alloit pour bloquer le port de la princesse. Ils devancèrent la flotte, & cherchèrent en arrivant s’ils ne pourroient pas rencontrer la princesse dans ses jardins. Ils furent aussi heureux qu’ils l’avoient désiré, ils la virent & la virent fort affligée; ils lui entendirent même dire qu’elle seroit plutôt tuée de sa propre main, que de consentir à épouser ce monstre qu’elle avoit en horreur, & qui la tenoit assiégée. Ils se mirent sur la même branche, pour concerter le moyen de délivrer cette charmante princesse; & ils convinrent que Bienfaisant prendroit le corps d’un scorpion, pour aller faire mourir ce cruel prince, ce qui réussit comme le projet en étoit fait: Bienfaisant rencontra un scorpion mort, il en anima le corps, & se traîna dans la tente du tiran dont on avoit résolu de se défaire, & ensuite dans son lit, & lui fit une piquûre dont il enfla, & mourut le jour suivant.

Aussitôt que Bienfaisant eut fait son coup, il laissa le scorpion où il l’avoit pris, reprit sa forme d’oiseau, & s’en alla trouver le roi, qui l’attendoit avec impatience dans le jardin où il l’avoit laissé. D’abord que l’armée eut su la mort du prince, détestant sa cruauté & son injustice, elle leva le siége, & laissa cette charmante princesse en repos chez elle. Le général de l’armée navale ayant appris que la ville étoit délivrée du siége, fit mettre à la voile, & ramena ses vaisseaux dans le port d’où ils étoient partis.

Le roi, en partant oiseau pour l’expédition qu’il venoit d’achever, avoit laissé ordre de préparer une armée navale; & l’ayant trouvée prête à son retour, il partit aussitôt pour aller tâcher de plaire à cette princesse, qu’il avoit trouvée si charmante, & mena avec lui son cher Bienfaisant.

Sa flotte étoit la plus galante qu’on eût jamais vue, chaque vaisseau portoit sur la poupe & à tous les mâts des pavillons de soie de toutes les couleurs; mille banderolles de même, & mille flammes rendoient ce spectacle d’une beauté merveilleuse, & l’air retentissoit d’un nombre infini de trompettes: chaque corps de vaisseau brilloit d’or & d’azur; & si cette armée sentoit la poudre, c’étoit la poudre d’iris & non pas la poudre à canon.

Le roi mouilla l’ancre en cet état à la vue de la reine, & lui envoya des ambassadeurs pour lui demander la permission de lui aller offrir ses très-humbles respects. La reine envoya tous les grands de sa cour recevoir le roi à la sortie de ses vaisseaux, & s’avança sur le perron de son palais pour l’attendre: jamais entrevue ne donna une satisfaction si réciproque. Le roi fut charmé de la beauté de la reine, qui lui parut ce jour-là mille fois plus touchante; la reine, de son côté, trouva le roi de si bonne mine, qu’elle fut disposée dans le premier moment à écouter favorablement les propositions qu’il lui venoit faire; elle le fit loger dans un appartement magnifique, & quelques jours après les nôces se firent avec une pompe sans égale.

La reine, après avoir fait pendant quelques mois goûter la douceur du gouvernement de leur nouveau maître à ses sujets, consentit de passer avec lui dans son royaume, où elle vécut long-temps dans une grande félicité, qui ne pouvoit être égalée que par celle dont le roi jouissoit. Les sujets des deux royaumes se trouvoient aussi fort heureux, ils vivoient sous la domination la plus douce & la plus aimable qu’ils pouvoient souhaiter.

Le roi magicien méditoit dans ses états de troubler un bonheur si parfait; il étoit au désespoir de la mort de son fils, & de voir que la reine, qu’il avoit prétendu lui faire épouser, avoit épousé son ennemi: après avoir long-temps médité, il fit enfin le projet de sa vengeance. Il avoit un neveu qui étoit beau & bien fait, mais méchant comme lui: il l’assura qu’il le feroit le successeur de ses états, pourvu qu’il vînt à bout de le venger de la mort de son fils; il l’instruisit, lui donna quelques-uns des secrets de son art magique, & l’envoya pour ménager les occasions d’exécuter sa vengeance. Ce jeune prince promit au roi son oncle de ne rien négliger pour le satisfaire, & parut à la cour du roi qu’il vouloit faire périr comme un chevalier étranger, qui voyageoit pour s’instruire de ce qui se passoit dans le monde.

Le roi le reçut fort favorablement, & lui ayant trouvé beaucoup d’esprit, il le préféra en peu de jours à tous les seigneurs de sa cour, & le fit son confident & son favori. Il n’y avoit qu’un seul secret que le roi se réservoit, il prenoit un plaisir infini à aller quelquefois se promener dans la grotte de Bienfaisant, qui s’étoit absenté pour aller chercher par le monde les occasions de se servir de son art à faire de bonnes actions: le roi n’y menoit jamais personne, & se faisoit soupçonner de disparoître pour quelque galanterie. Le favori, qui avoit en tête de connoître tous les secrets du roi, pour s’en servir à l’exécution de son dessein, fit l’affligé: le roi, qui l’aimoit, ayant de l’inquiétude de le voir triste, & lui en ayant demandé la cause, il répondit qu’il étoit au désespoir du peu de confiance que S. M. prenoit en lui, qu’il ne pouvoit se consoler de lui voir faire de petits voyages, où elle ne le menoit pas; & qu’il renonçoit volontiers à la vie, dont il ne pouvoit plus faire de cas, depuis qu’il connoissoit qu’un si aimable prince, à qui il s’étoit dévoué, ne l’aimoit pas, & n’avoit aucune confiance en lui.

Le roi lui vouloit faire entendre qu’il n’avoit pas raison de se plaindre, puisqu’il ne lui cachoit qu’un unique secret, qu’il étoit engagé d’honneur de ne jamais dire. Le favori ne se contenta pas des raisons du roi, & parut s’affliger au point qu’étant devenu malade, les médecins le crurent en danger de sa vie, & en avertirent le roi, qui en fut si touché, qu’il l’alla assurer qu’il lui confieroit tout ce qu’il savoit, & le méneroit où il avoit coutume d’aller, aussitôt qu’il seroit guéri; & il le pria de vouloir prendre soin de sa santé, s’il étoit vrai qu’il eût de l’amitié pour lui, parce que rien ne le pourroit consoler s’il le perdoit.

Le favori qui, par les secrets de son art, avoit paru malade sans l’être, fut bientôt en état de suivre le roi, qui le mena dans la grotte comme il lui avoit promis: le roi lui expliqua tout le mystère, & lui dit qu’il falloit qu’il fît tout ce qu’il lui verroit faire. Mais le perfide avoit bien d’autres desseins; le roi tira une flèche avec l’intention de tuer une biche, & il en tomba une morte à ses pieds: il dit Quiribirini, entra dans le corps de la biche, & laissa le sien étendu dans la grotte. L’infidèle favori, au lieu de faire ce qu’il avoit promis, dit Quiribirini, anima le corps du roi, & mit l’épée à la main pour tuer la biche, qui n’évita la mort que par sa vîtesse.

Ce perfide, en arrivant à la cour, avoit été touché de la beauté de la reine, & se voulant servir de cette occasion pour lui faire une cruelle supercherie, il s’en alla sous la forme du roi au palais, & prétendit ce que le roi avoit droit de prétendre. Mais la reine avoit conçu une si grande aversion pour celui qu’elle voyoit, qu’on ne put jamais lui persuader de souffrir qu’il couchât dans son appartement; c’étoit Bienfaisant qui, quoiqu’absent, lui inspiroit cette aversion par son art de féerie.

Le feint roi rendoit de grands respects à la reine, & ne vouloit pas la contredire, dans la vue de la gagner à la suite du temps; & afin que rien ne le pût jamais troubler dans ce dessein, il ordonna qu’on tuât toutes les biches de la forêt, & faisoit tous les jours des parties de chasse pour hâter cette exécution.

Un jour, que la reine y étoit dans son chariot, il en rencontra une qui tournoit toujours la tête du côté de la reine; il ne douta pas que ce ne fût celle dont il avoit principalement dessein de se défaire, & il la poursuivit avec tant d’ardeur, qu’il l’obligea à traverser une rivière pour éviter la mort; elle trouva, de l’autre côté de la rivière, un poisson mort, elle dit Quiribirini, & devint poisson. Les chiens ayant aussi passé la rivière, le feint roi ne douta point qu’ils n’eussent dévoré la biche, & s’en retourna fort satisfait de sa chasse; mais la reine, qui l’avoit quittée un peu plutôt que lui, s’étoit retirée dans son appartement, & ayant fait dire qu’elle étoit malade, elle ne l’y voulut pas recevoir.

Dans ce même temps le véritable roi, sous la forme d’un poisson, étoit fort en peine de savoir comment il se tireroit de l’eau, ne lui étant pas possible de vivre long-temps dans cet élément; il apperçut heureusement, sur le bord de la rivière, un perroquet nouvellement mort, qui étoit encore le plus joli du monde, il n’eut garde de perdre cette occasion, il dit Quiribirini; & ennuyé d’être poisson, il entra dans le corps du joli perroquet, & s’envola dans les jardins du palais. Un grand de l’état s’y promenoit, en attendant le temps de pouvoir entrer chez la reine, qu’il vouloit avertir des bruits qui se répandoient dans le monde de son aversion pour le roi: le perroquet ne l’eut pas plutôt apperçu, qu’il lui vola sur la main. On vint, dans ce moment, avertir ce seigneur qu’on entroit chez la reine; il y entra, & ravi de joie de pouvoir lui faire un présent qui lui fût agréable, il lui porta le perroquet. Mais dans quelle surprise ne fut-on point! le perroquet vola sur l’épaule de la reine, s’approcha d’elle pour la baiser, & se mit ensuite sur sa toilette, où on lui entendit dire des choses surprenantes.

La reine étant entrée dans son cabinet avec ce seigneur, qui lui avoit demandé une audience, le perroquet y vola, & s’étant mis en tiers dans la conversation, il leur déclara toute son aventure. Ils concertèrent ensemble les mesures qu’il falloit prendre pour étouffer le feint roi, de manière qu’il abandonnât le corps qu’il occupoit sain & sauf; ce qui fut exécuté fort heureusement & fort promptement. Le roi, dans le corps du perroquet, dit Quiribirini, & rentra dans le sien.

Bienfaisant, qui avoit su par son art sa malheureuse aventure, étant venu au secours du roi & de la reine, les trouva ensemble, & délivrés du perfide qui les avoit fait souffrir. Son avis fut de punir le roi qui avoit tramé cette trahison, & il s’en chargea, afin qu’aucun soin ne pût troubler désormais la félicité d’un mariage si bien assorti des deux plus aimables mortels qu’il y eût sous le ciel; ils en jouirent long-temps, & Bienfaisant fut prié, pour la rendre plus parfaite, de vouloir passer sa vie avec eux, ce qu’il accorda; & il fut pendant près d’un siècle le plus accrédité favori que les princes ayent jamais eu.

Ce Prince généreux lui donna sa protection et défendit de le tuer.


LA PRINCESSE

COURONNÉE PAR LES FÉES,

CONTE.

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Jadis une princesse, qui avoit beaucoup d’esprit & de courage, épousa un prince qui vivoit en homme privé dans ses états, où ses ancêtres avoient régné, & qu’un puissant roi du voisinage avoit usurpés, après la mort du dernier souverain de ce royaume, qui avoit été tué dans une entreprise, où trois rois perdirent la vie dans un même jour.

Cette princesse ne fut pas plutôt mariée, qu’elle songea à inspirer au prince son mari le dessein de remonter sur un trône qui lui appartenoit; elle lui en insinuoit le désir par ses discours continuels, lui faisant entendre qu’il étoit honteux d’obéir dans un lieu où l’on a droit de commander. Le prince goûta peu-à-peu ses raisons; mais les difficultés lui paroissoient grandes; toutes les places de l’état usurpé étoient occupées par les troupes de l’usurpateur, tous les gouverneurs étoient ses sujets naturels; il est vrai que tous les habitans du royaume usurpé étoient au désespoir de gémir, il y avoit long-temps, sous le joug des étrangers, & d’étrangers même orgueilleux & avares, qui avoient rendu la domination de leur roi odieuse à ses nouveaux sujets. Quel moyen de se prévaloir de cette conjoncture? le nerf de toutes les entreprises manquoit: le prince & la princesse avoient assez de bien pour vivre en personnes privées; mais pour faire une révolution générale dans un royaume, il falloit employer des sommes immenses, il étoit besoin de se pourvoir d’armes & de chevaux, d’engager les timides par l’appât de l’or; il falloit généralement faire du bien à tous ceux à qui on confieroit le secret de l’entreprise, afin qu’ils ne pussent pas espérer une plus grande récompense en le révélant, que celle qu’on leur donneroit de leur fidélité par avance; à qui avoir recours dans un besoin de cette importance?

La princesse avoit été élevée dans un château, situé au milieu des rochers & des bois, où elle avoit entendu parler du pouvoir des fées; elle savoit qu’elles avoient souvent transformé en plusieurs manières différentes, l’équipage de chasse du prince son père, toutes les fois qu’il s’étoit trop approché de la caverne où elles faisoient leur demeure dont elles ne vouloient laisser prendre connoissance à aucun mortel. Elle crut que si elle alloit passer quelques mois à ce château, qui étoit son héritage depuis la mort de son père & de sa mère, elle pourroit se ménager le moyen d’établir un commerce avec les fées ses voisines; ce qui arriva comme elle l’avoit prévu, la conjoncture qui fit cet évènement ne pouvant être plus favorable pour les desseins de la princesse.

Un ogre effroyable, habitué dans les mêmes bois, faisoit il y avoit long-temps la guerre à ses voisins, & ne se repaissant que de carnage, avoit dévoré une ou deux personnes qui appartenoient aux fées ses voisines, ce qui étoit contre le droit des gens; car il y avoit toujours eu quelque traité d’alliance entre les fées & les ogres, à peu près comme nous en avons avec les mahométans, pour la nécessité du commerce.

Les fées, irritées contre cette détestable nation, avoient résolu de l’exterminer, & les ogres, après quelques rencontres où ils avoient toujours eu du désavantage, se trouvant inférieurs en puissance & en enchantemens aux fées leurs ennemies, étoient venus demander retraite dans le château de la princesse: elle avoit cru qu’il étoit de l’humanité de ne pas refuser la retraite à des malheureux qui avoient recours à elle.

Les fées, que leur art instruit de tout, quand elles consultent leurs livres, ayant appris que la princesse avoit réfugié les ogres, envoyèrent lui en porter leurs plaintes, & lui firent dire, que voulant conserver des égards pour une princesse à qui elles connoissoient un grand mérite, elles la faisoient avertir qu’elles pouvoient réduire son château en cendres, avec leurs ennemis qui s’y étoient réfugiés; mais que puisqu’elles avoient pour elle la considération qu’elles croyoient lui être dûe, elles espéroient qu’elle les mettroit incontinent hors de chez elle, l’assurant que s’il lui arrivoit d’avoir besoin d’elles en quelque occasion d’importance, elle éprouveroit qu’elles étoient des voisines fort secourables; elles lui firent encore dire, que si elle connoissoit la mauvaise race qu’elle avoit retirée, elle trembleroit d’avoir des hôtes qui n’étoient capables d’aucune humanité.

La princesse répondit, qu’elle n’avoit donné asyle chez elle que pour ne pas refuser la prière que lui faisoient des hommes qui lui avoient paru malheureux; qu’elle les alloit congédier; & qu’elle supplioit les dames qui avoient envoyé vers elle, de lui permettre de les aller voir dans leur palais, ou du moins de lui marquer un lieu où elle pût les entretenir.

La plus importante des fées, touchée de la civilité de la princesse, lui vint faire visite dans un char tiré par six animaux d’une espèce inconnue, qui avoient quatre pieds & quatre aîles chacun, & qui alloient d’une si grande vîtesse, qu’on étoit en peine de distinguer s’ils voloient ou s’ils marchoient seulement avec rapidité. Elle portoit une cassette dont elle fit présent à la princesse, & la pria de ne l’ouvrir que quand elle seroit partie.

Les fées bienfaisantes comme étoit celle dont je parle, ne font aucune visite qu’elles n’accompagnent l’honneur qu’elles prétendent faire, de quelques marques sensibles de leur bonne volonté; la princesse reçut la visite & le présent avec de grandes démonstrations de reconnoissance, dont la fée étant satisfaite, lui dit qu’elle savoit les grands desseins qu’elle méditoit, dont elle ne lui parloit que pour l’assurer qu’elle la trouveroit toujours prète à l’y secourir, parce qu’ils étoient pleins de justice.

La princesse, qui étoit bien informée que la caverne où la fée avoit son palais étoit inaccessible à ceux qu’elle n’y vouloit pas recevoir, lui demanda la liberté de pouvoir la voir chez elle, & la supplia de lui dire le jour qu’il lui plairoit qu’elle eût ce bonheur-là, afin qu’elle fût assurée de la trouver, & de n’interrompre aucune de ses occupations. La fée lui marqua un jour, auquel la princesse ne manqua pas, & fut reçue à l’entrée de la caverne par douze jeunes fées, chacune la plus magnifique; elles étoient vêtues de brocard d’or, avec des bonnets chargés de plumes & d’aigrettes, attachées avec des boucles de diamans, & elles portoient toutes le portrait de la grande fée au bout d’un gros ruban couleur de feu, qu’elles avoient en façon de collier; ces douze personnes ayant reçu la princesse avec de grands respects, la conduisirent dans l’appartement de la fée, qui étoit couchée sur un lit où l’or brilloit de tous les côtés, avec un couvre-pied d’aidredon.

Elle reçut la princesse en cet état, pour éviter l’embarras des cérémonies: elle avoit une grosse cour, composée de tous les officiers de son palais, & de toutes les fées de sa famille, qui étoient tous dans un grand respect autour d’elle. Il y avoit auprès de son lit un bureau de corail à pièces rapportées, couvert d’une écritoire d’or émaillé, avec des papiers, des livres & des instrumens de féerie, & sur le pied de son lit quelques petits chiens, & un peu plus bas, sur des carreaux, des perroquets, des nains, des singes; & enfin tout ce qui sert à l’amusement des grands.

La princesse fut placée auprès de la fée, dans un fauteuil d’un prix infini; il étoit d’une broderie d’or relevée de perles en grande quantité, partout où elles pouvoient être mises sans incommoder. Aussitôt que la princesse fut assise, les premiers discours de civilité étant finis, tout le monde se retira par respect, pour laisser la princesse & la fée en liberté de s’entretenir. Lors qu’elles furent toutes deux seules, la fée recommença les offres qu’elle avoit déjà faites de son ministère, dans les grands desseins qu’elle savoit que la princesse avoit dans la tête. La princesse lui fit des remercîmens du riche présent qu’elle lui avoit fait; c’étoit cette cassette, que la fée lui avoit laissée lorsqu’elle la visita, qui étoit pleine de pierreries de grand prix. La fée lui dit qu’elle lui en fourniroit toujours, quand elle en auroit besoin pour des desseins aussi légitimes que les siens, & lui donna dans le même moment encore une cassette pleine d’or monnoyé, afin qu’elle s’en pût servir dans les premières occasions, en attendant qu’elle eût pu trouver à vendre ses pierreries: elle lui donna aussi des perroquets qui étoient fées, afin qu’elle pût s’en servir pour porter de ses nouvelles à ceux avec qui elle entretiendroit des intelligences, & pour pouvoir apprendre par des espions si peu suspects, tout ce qui se passeroit chez ceux de qui elle auroit sujet de se défier. Avec ces moyens de réussir dans son entreprise, & tous les conseils & les instructions que la fée lui avoit données, la princesse prit congé d’elle, en l’assurant d’une reconnoissance éternelle. Elle étoit impatiente de revoir le prince son mari, & de mettre en œuvre tous les moyens qu’elle avoit de conduire un grand dessein, ce qui la fit partir de son château, après y être encore demeurée seulement quelques heures.

Le prince eut beaucoup de peine à ajouter foi aux premiers discours que lui faisoit la princesse de ce qui lui étoit arrivé, ce qui n’est pas surprenant. Le lecteur fera peut-être aussi quelque difficulté de croire la relation que j’en fais; cependant le prince eut enfin tant de marques sensibles de ce que disoit la princesse, qu’il se résolut à tenter la fortune; l’or & les pierreries qu’il voyoit étoient surtout des preuves convaincantes de ce qu’il entendoit dire. Les perroquets achevèrent de le convaincre; ils faisoient devant les gens en qui ils avoient confiance, des conversations plus raisonnables que celles des hommes ordinaires; partout ailleurs il leur échappoit, comme à tous les autres perroquets, seulement des mots mal articulés sans aucune suite.

Le prince ne doutant plus de la puissance de la fée qui favorisoit son dessein, crut qu’il n’y avoit plus de temps à perdre; il envoya de concert avec la princesse un de ses perroquets, bien instruit de ce qu’il avoit à faire, pour se tenir auprès du gouverneur général de tout le royaume, avec ordre de revenir incontinent, s’il apprenoit qu’il eût quelque connoissance de l’entreprise.

Le perroquet étant allé dans le jardin du gouverneur, après avoir volé d’oranger en oranger pendant une heure ou deux, laissa prendre, & ayant été présenté au gouverneur, il fut trouvé si joli & si caressant, que le gouverneur le fit placer dans son cabinet, dans une cage magnifique, d’où il sortoit quand il lui plaisoit: il se servoit de cette liberté pour voler toujours partout où il voyoit le gouverneur, particulièrement quand il ne voyoit qu’une seule personne avec lui; de telle sorte qu’il ne se parloit d’aucune affaire qu’il n’en eût connoissance. Ayant volé trois ou quatre fois dans le jardin, & étant revenu incontinent, on ne l’observa plus, ce qui lui donna la facilité de rendre compte de ce qu’il avoit appris de nouveau à un autre perroquet, que le prince envoyoit de temps en temps pour en être instruit; par où le prince & la princesse tirèrent mille instructions, qui leur firent prendre des mesures certaines pour leur entreprise.

Les autres perroquets furent employés en plusieurs endroits du royaume, pour porter & rapporter des nouvelles, & s’en acquittèrent avec toute la fidélité qu’on pouvoit désirer: les pierreries furent vendues dans les grandes villes, & l’argent qu’on en reçut, aussi-bien que celui qu’on tenoit déjà de la libéralité de la fée, fut distribué avec tant de sagesse, & ensemble tant de bonheur, que tout le royaume s’étant soulevé en un même jour, les garnisons de l’usurpateur furent presque partout désarmées; & ce fut avec si peu de sang répandu, qu’il n’y a pas d’exemple parmi les hommes, qu’une pareille révolution ait été préparée & exécutée avec tant d’ordre.

Les étrangers ayant été congédiés, le prince & la princesse furent couronnés dans la ville capitale, au milieu des acclamations de tous leurs sujets, qui étoient charmés de revoir leur légitime maître sur le trône, & un maître si aimable, qu’il ne pouvoit être égalé en mérite que par la princesse qui avoit partagé le soin d’une si belle entreprise.

Le prince & la princesse, revêtus de la qualité de roi & de reine, songèrent que pour se conserver contre des ennemis très-puissans, il falloit faire des alliances avec des potentats, qui eussent intérêt de balancer la puissance de leurs ennemis. Ils n’eurent pas de peine à y réussir; ils eurent recours à des princes accoutumés à soutenir les foibles, & ménagèrent une alliance chez eux, pour l’aîné des deux princes qui leur devoient le jour. Ces deux princes promettoient beaucoup dans leur première jeunesse; mais l’aîné s’étant démenti, les sujets ont mieux aimé obéir au cadet, & le mariage proposé aussi bien que la couronne a été pour lui. Quand la princesse qui étoit destinée à l’épouser arriva dans la capitale du royaume dont elle alloit recevoir la couronne, elle y fit son entrée au bruit de cinq cent coups de canon, tirés le long de la rivière qui conduisoit au palais: si cette princesse, qui étoit une des plus aimables personnes qu’on ait jamais vues, n’a pas été aussi heureuse qu’il sembloit qu’on dût se le promettre, c’est que le roi & la reine, qui avoient causé la révolution par leur sagesse, ne vivoient plus, & que la fée qui les avoit protégés avoit quitté le royaume, depuis la perte qu’elle avoit faite d’un prince & d’une princesse si aimables, & qui avoient conservé pendant leur vie une reconnoissance parfaite de ses faveurs.


LA
SUPERCHERIE
MALHEUREUSE,

CONTE.

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Il étoit autrefois un roi, qui avoit été marié fort jeune à une aimable princesse qu’il aimoit tendrement. Elle lui donna un fils & une fille, & mourut presque aussitôt qu’elle eut mis le dernier au monde.

Le roi demeuré veuf, étant encore dans une grande jeunesse, contemploit dans ses deux enfans l’image de la charmante princesse que la mort lui avoit ravie. Ne songeant qu’à les faire bien élever, & à gouverner son royaume avec l’application que demande une dignité qui est toujours accompagnée de grands embarras, il ne croyoit pas qu’il fût possible de rencontrer une personne qui eût assez de mérite pour remplacer l’admirable femme qu’il avoit perdue; & il vivoit dans une grande indifférence, résolu de ne prendre jamais aucun engagement. Etant satisfait d’avoir un successeur qu’il estimoit digne de lui, il jugeoit que ses sujets n’avoient rien à désirer, puisqu’il y avoit apparence que le sang de leurs princes ne manqueroit pas. Pour les en rendre encore plus certains, il méditoit de trouver pour son fils une jeune princesse, qui pût lui donner une alliance capable de le fortifier contre ses voisins, jaloux de sa grandeur.

Après avoir long-temps cherché, il apprit qu’une jeune reine, qui possédoit de grands états, avoit une fille unique; & il jugea par la relation qu’on lui en fit, qu’il ne pouvoit rien désirer de plus grand pour son fils. Il apprit en même-temps que la reine étoit une jeune princesse, veuve depuis fort peu de temps; que dans l’âge où elle étoit, l’inclination de se remarier lui pouvoit facilement venir, & qu’elle pouvoit avoir des enfans, ce qui éloigneroit la princesse sa fille de la couronne; car le royaume où elle régnoit étoit son héritage.

Il fit ensuite réflexion qu’il ne seroit pas de mauvais sens de songer à se rendre maître d’un si grand royaume, en épousant la reine; mais il avoit déclaré qu’il renonçoit au mariage, ce qui l’embarrassoit; car il se piquoit de garder ses résolutions. Il lui prit cependant curiosité de savoir si la reine étoit encore belle, & on l’assura qu’il n’y avoit pas une plus belle personne au monde: il poussa sa curiosité plus loin, il voulut voir son portrait, & il le fit chercher chez les gens de sa cour qui avoient voyagé; il se trouva un fameux peintre qui l’avoit, & en original, tiré de sa propre main.

Aussitôt que le roi eut jeté les yeux dessus, il le paya au peintre le prix qu’il en demanda, & le fit mettre dans son cabinet comme une pièce fort rare: il prit grand plaisir à le regarder; & dans peu de jours cette charmante reine ébranla ses résolutions, & lui inspira enfin une si grande passion, qu’il n’en avoit jamais eu de pareille. N’ayant pu y résister, & ne jouissant plus d’aucun repos, il prit le seul parti qu’il avoit à prendre, qui étoit celui d’envoyer des ambassadeurs à cette aimable reine, pour la supplier d’agréer le don de son cœur & de sa couronne.

La reine répondit aux ambassadeurs, qu’elle recevoit comme elle devoit la proposition que le roi lui faisoit, qui étoit une marque de son estime dont elle avoit de la reconnoissance; mais qu’elle ne pouvoit se résoudre à s’engager, qu’elle n’eût trouvé un établissement considérable pour la princesse sa fille, qu’elle aimoit uniquement, & de qui elle ne pourroit être éloignée qu’avec une douleur insuportable. Les ambassadeurs dirent à la reine que le roi avoit un fils de la plus belle espérance qu’on pût concevoir, & qu’il y avoit apparence qu’il seroit très-satisfait de lui voir épouser la princesse, lorsqu’elle & lui seroient en âge d’être mariés. La reine consentit à cette condition d’épouser le roi: les ambassadeurs eurent ordre d’en donner à la reine telles assurances qu’il lui plairoit.

La cérémonie du mariage étant faite, la reine fut conduite à la cour du roi son époux, & y mena la princesse sa fille pour être élevée auprès d’elle, dans la vue qu’elle épouseroit le prince, se tenant assurée qu’une princesse aussi aimable qu’étoit sa fille, toucheroit le cœur du prince aussitôt qu’il seroit en âge d’être susceptible de tendresse; mais le ciel en avoit disposé autrement, le prince conçut une aversion invincible pour la princesse dès le premier jour qu’il la vit. Comme il savoit qu’on le destinoit à l’aimer & à l’épouser bientôt, il eut la sagesse de se contraindre & de cacher, autant qu’il lui étoit possible, cette injuste aversion qu’il avoit pour une princesse, qui avoit paru très-aimable aux yeux de toute la cour.

Il fit confidence à la princesse sa sœur de l’aversion qu’il avoit pour la princesse qu’on lui destinoit, & de la résolution qu’il avoit prise de s’éloigner de la cour, lorsqu’on le presseroit de l’épouser, & de ne pas revenir qu’il ne la sût mariée. La princesse sa sœur lui dit toutes les raisons qu’elle pouvoit lui dire, pour le détourner de ce dessein; & n’y ayant pu réussir, elle l’obligea, lorsqu’il voulut partir, à prendre ses pierreries, pour lui servir dans un si grand voyage: il les prit après de grandes difficultés, & ne put quitter cette aimable sœur, qui lui étoit si chère, sans répandre des larmes: mais il n’y avoit pas de remède, tous les maux lui paroissoient petits, au prix de celui qu’il trouvoit à épouser la princesse qu’on vouloit qu’il épousât, ce qu’il ne pouvoit éviter qu’en se dérobant à la puissance du roi son père, qui l’y vouloit contraindre. Il partit donc, pour éviter ce qu’il envisageoit comme le plus grand des malheurs, & partit, n’ayant pour tout équipage que son écuyer, & pour toute ressource que les pierreries de la princesse sa sœur.

Il avoit laissé sur la table de son cabinet une lettre pour le roi, par laquelle il le supplioit très-humblement de lui pardonner la résolution qu’il avoit prise d’aller voyager, jusqu’à ce qu’il eût appris que la princesse à laquelle on le destinoit fût mariée: il étoit, disoit-il, fort à plaindre, de n’avoir pu ployer son cœur & son esprit à obéir à son père & à son roi, à qui il devoit tant de respect; mais que son étoile l’avoit fait naître pour avoir une antipathie pour la princesse, qu’il n’avoit jamais pu vaincre, quelqu’effort de raison qu’il y eût employé. Il avouoit que c’étoit une cruelle & injuste prévention, puisque la princesse étoit très-aimable, & digne des respects de tous ceux qui la connoissoient; il ajoutoit que ne pouvant jamais l’aimer, il eût été malheureux de passer sa vie avec elle, & d’avoir à se reprocher de rendre malheureuse une princesse, qui méritoit de trouver une meilleure destinée.

Le roi averti du départ du prince & de ses résolutions par la lettre qu’il avoit laissée, envoya des gens de tous côtés pour tâcher de le ramener, mais inutilement; le prince avoit fait si grande diligence, qu’il étoit sorti des états du roi son père avant qu’il sût son départ. Il voyagea en plusieurs cours, où il eut diverses aventures; il se trouva enfin à la cour d’un jeune roi, dans un pays fort éloigné de celui de sa naissance. Il se fit présenter au roi comme un jeune chevalier, qui cherchoit des occasions de guerre & des aventures de chevalerie; le roi le reçut fort civilement, lui disant qu’il étoit le très-bien venu à sa cour, & souhaita qu’il la trouvât assez agréable pour être tenté d’y faire un long séjour.

Le jeune roi étoit fort adonné à la chasse, & particulièrement à celle du sanglier, & il avoit des forêts où il en trouvoit de redoutables, qu’il terrassoit toujours, mais souvent avec péril.

Peu de jours après que le prince fut arrivé, il se fit une fameuse chasse, où il ne manqua pas de se trouver: le roi y attaqua un terrible sanglier, & lui ayant lancé son javelot, & manqué son coup, le sanglier vint à la charge & tua le cheval du roi, qui fut obligé de faire tête à ce sanglier en furie à pied, avec son épée pour toutes armes. Il eût été en grand danger si le jeune prince n’étoit venu à son secours, & n’eût percé le sanglier d’un coup de javelot au travers de la gorge: le sanglier se sentant grièvement blessé n’en fut que plus animé; & poursuivant le roi, le prince mit pied à terre, affronta le sanglier & acheva de le tuer à coups d’épée. Le roi fut si touché de cette action, qu’il embrassa son défenseur, & l’assura d’une reconnoissance éternelle. Les officiers du roi & les courtisans qui le cherchoient, arrivèrent dans le temps que cette action finissoit, & le roi ayant monté un cheval qu’on lui menoit en main, mit fin à la chasse de ce jour-là; il dit à ses courtisans, sans oublier la moindre circonstance, l’obligation qu’il avoit au chevalier qui étoit venu à son secours si à propos, qu’il lui avoit sauvé la vie.


Depuis ce jour-là, tout inconnu qu’étoit le jeune prince, il eut les entrées libres partout, & il fut considéré à la cour comme l’étoient tous les grands de l’état, & fort peu après il le fut plus qu’eux, car il devint le favori du roi, & sa faveur alla si loin, que le roi ne lui cachoit rien de ce qu’il pensoit, ni de ce qu’il vouloit faire, & ne s’en séparoit que quand il alloit voir la princesse sa sœur, qui étoit élevée dans un château, suivant la coutume du pays, qui ne permettoit de laisser voir les princesses qu’à leurs proches parens, jusqu’à ce qu’elles fussent mariées; & cette coutume étoit observée avec tant d’exactitude, qu’aucun des courtisans n’entroit même dans l’enceinte du parc du château, de peur que la princesse n’y fût rencontrée dans les promenades.

Un jour le roi, par grâce singulière, fit entrer le prince son favori dans le parc pour en voir les raretés, & il lui fut permis d’y demeurer pendant que le roi seroit chez la princesse. Le jeune prince étoit monté sur un cheval un peu ombrageux, & peu s’en fallut qu’il ne lui en coutât la vie; il étoit tourné du côté par où il attendoit le roi, & s’étant un peu penché sur l’encolure de son cheval, la bride abandonnée, une profonde rêverie l’occupoit quand le roi arriva tout d’un coup par un petit sentier par où on ne l’attendoit pas. Il avoit songé au plaisir de surprendre son favori; mais il en fut un moment après bien fâché, car ce cheval ombrageux ayant eu peur, fit deux bonds; le prince occupé de sa rêverie, ayant été surpris, tomba, & fut blessé considérablement à la tête. Le roi, qui en fut très-affligé, envoya à toute bride chercher les chirurgiens de la princesse, qui trouvèrent la plaie du prince dangereuse; le roi qui appréhendoit de lui causer de la fiévre en le faisant transporter plus loin, le fit coucher dans un appartement du château de la princesse, où il le venoit voir tous les jours, & en disoit continuellement tant de bien à la princesse, qu’elle le contredit, & lui soutint que toutes les merveilles qu’il en disoit ne pouvoient être vraies, qu’il étoit préoccupé pour son favori, & que sa préoccupation lui avoit fasciné les yeux, n’étant pas possible qu’il y eût homme sous le ciel qui fût si parfait.

Le roi piqué de l’incrédulité de la princesse, lui dit qu’il vouloit la convaincre de la vérité de ce qu’il avoit avancé, en lui faisant voir le chevalier dont il avoit parlé, aussitôt qu’il seroit hors de danger; il ajouta qu’elle seroit punie de ses doutes, & qu’elle le trouveroit peut-être trop aimable. Il avertit ensuite le prince qu’il vouloit lui accorder une grâce qu’il n’avoit jamais accordée à personne, & qu’il alloit lui mener la princesse dans sa chambre; elle étoit charmante, & le prince surpris de tant de beauté, & d’une grande passion qui s’empara au premier moment de son cœur, s’observa & songea sérieusement à cacher sa surprise au roi, de peur qu’il ne se repentît de la grâce qu’il lui accordoit, & que ce ne fût la dernière fois.

Le roi y mena tous les jours la princesse, & le prince s’en trouvoit si honoré, & s’estimoit si heureux de voir cette adorable personne, que ce qu’il craignoit le plus au monde étoit d’achever sa guérison, parce qu’il savoit que son bonheur ne dureroit qu’autant que son mal; il guérissoit cependant à vue d’œil, & se levoit pour prendre l’air à la fenêtre.

Il y étoit un jour, tenant le portrait de la princesse sa sœur à la main; il avoit cru qu’elle avoit quelque petite ressemblance avec la princesse qu’il adoroit, & il vouloit voir s’il ne s’étoit pas trompé. Le roi qui étoit entré doucement dans sa chambre, le surprit en cette occupation, & lui ayant vu un portrait garni de pierreries de grand prix, il ne douta pas qu’il n’eût une grande passion dans le cœur; il regarda ce portrait attentivement, & le trouva si touchant, qu’il crut être dans cet instant devenu le rival de son favori; il en fut affligé; mais il n’étoit plus possible d’y résister, la beauté qu’il avoit vue avoit fait de si grandes impressions, qu’il n’étoit plus le maître de ses résolutions. Le prince ayant voulu mettre le portrait dans la poche où il le portoit, le roi le pria de le lui laisser considérer encore un peu de temps: le prince qui ne désiroit rien tant que d’en voir le roi touché, le lui abandonna volontiers; le roi le lui rendit après l’avoir long-temps admiré, & il n’osa demander de qui il étoit, tant il craignoit d’apprendre précisément ce qu’il avoit déjà jugé, que son favori étoit le plus heureux des hommes, d’avoir su plaire à une si aimable personne, ce dont il ne croyoit pas qu’il y eût lieu de douter, parce qu’il lui voyoit son portrait entre les mains, & sa jalousie lui faisant juger qu’il le tenoit d’elle-même. Prévenu de cette manière, il sortit assez brusquement de la chambre de son favori; il y étoit venu seul ce jour-là, parce que la princesse s’étoit trouvée un peu incommodée; il y revint le lendemain avec la princesse, & la fit voir encore une fois à son favori, qu’il ramena ensuite à la cour, parce qu’il craignoit de causer des murmures parmi ses courtisans, en continuant plus long-temps, à un étranger, une si grande grâce contre les loix de l’état. Le prince, très-affligé de sa guérison, prit congé de la princesse; mais d’une manière si triste, qu’elle s’apperçût, si elle y fît attention, qu’il la quittoit avec une grande douleur. Le roi & le prince marchèrent tous deux également rêveurs; mais le prince s’étant surmonté, & ayant voulu parler au roi, il en fut reçu avec froideur; il en demeura surpris, & s’examina pour tâcher d’en connoître la cause, ce fut inutilement. Il ne se reprochoit d’avoir manqué à quoique ce fût; il s’étoit même si bien ménagé avec tous les courtisans, qu’il ne croyoit pas qu’on eût pu avoir songé à lui rendre aucuns mauvais offices, ce qui lui donna la hardiesse de supplier très-humblement le roi de lui dire, s’il étoit soupçonné d’avoir en quelque occasion oublié le respect, ou manqué à la fidélité qu’il devoit à un grand roi qui l’avoit comblé de faveurs.

Le roi ne lui répondit rien; mais, après avoir rêvé quelques momens, il le pria, d’un air fort empressé, de lui faire revoir le portrait qu’il lui avoit vu entre les mains dans le palais de la princesse. Le prince le lui donna aussitôt, & le roi l’ayant considéré avec une grande attention, tourna tout d’un coup la vue sur son favori, & le pria, d’une manière fort gracieuse, de lui avouer de bonne-foi si ce n’étoit pas là une personne qu’il aimoit, & de qui il étoit aimé? Le prince ayant dit que c’étoit véritablement une personne qu’il aimoit, mais qu’elle étoit sa sœur, le roi l’embrassa, & lui avoua ingénument qu’il avoit conçu une grande passion pour elle, depuis le moment qu’il avoit vu son portrait, & que ce qui avoit causé la froideur dont il s’étoit plaint, c’étoit qu’il avoit eu peur de l’avoir pour son rival. Je suis, dit le roi, ravi de joie d’apprendre que je n’ai pas à craindre, auprès de cette charmante personne, un homme aussi aimable que vous, & de pouvoir au contraire espérer de vous trouver favorable au dessein que j’ai formé de la demander en mariage. Le prince fut charmé d’entendre parler le roi, & crut devoir lui déclarer qui il étoit, afin de le pouvoir tirer de l’inquiétude où il pourroit être, de ne savoir à quelle alliance il prétendoit; & croyant lui faire plaisir, en apprenant qu’il ne méditoit rien qui fût indigne de son rang, il lui dit qu’il étoit fils d’un roi très-puissant, lequel n’ayant que la princesse sa sœur & lui d’enfans, pourroit donner à la princesse des provinces entières pour dot. Le roi lui répondit qu’il n’avoit à désirer, pour devenir le plus heureux des hommes, que la seule personne de la princesse sa sœur, & qu’il renonçoit volontiers à la dot: & étant impatient de savoir ce qu’il avoit à espérer ou à craindre, il résolut d’envoyer une pompeuse ambassade, qui fît montre de sa grandeur, pour demander la princesse en mariage. Le prince l’assura du succès de son ambassade, pourvu qu’il ne donnât aucune connoissance aux ambassadeurs de ce qu’il lui avoit confié de son état, parce que si le roi son père & la reine sa belle-mère le savoient à sa cour, & aussi bien traité qu’il l’étoit, le mécontentement qu’ils avoient de lui seroit capable de faire refuser la princesse.

Les ambassadeurs partirent, & le prince fit partir un courier pour avertir la princesse du sujet de l’ambassade; il lui rendit un compte exact de tout ce qui lui étoit arrivé, du mérite & de la passion du roi qui la demandoit en mariage. Le courier, qui étoit l’écuyer du prince, le seul à qui il eût pu confier son secret, trouva la princesse réléguée dans un château, où elle avoit demandé la liberté d’aller, pour se soustraire aux reproches & aux mauvais traitemens que la reine lui avoit continuellement faits, depuis le départ du prince son frère, qu’elle la soupçonnoit d’avoir su. La princesse étoit encore dans ce château, quand les ambassadeurs arrivèrent à la cour; comme elle étoit avertie, par le courier qui les avoit devancés, du sujet de leur voyage, elle attendoit tous les jours des nouvelles du roi son père; mais la reine, qui avoit tout pouvoir sur l’esprit du roi, avoit obtenu qu’elle n’en apprendroit point, & elle avoit de plus obtenu de faire la plus grande supercherie qui eût jamais été faite à des ambassadeurs, & à un puissant roi qui les envoyoit; elle lui faisoit aussi renoncer aux intérêts de son propre sang, en supposant une autre personne en la place de la princesse sa fille; mais elle lui fit croire qu’il avoit le moyen de revoir un fils qui lui étoit si cher, en ne montrant aux ambassadeurs que la princesse qui causoit son absence, qu’il seroit facile de leur faire prendre pour celle qu’ils demandoient, pourvu qu’on usât de diligence. Le roi y ayant donné son consentement, cette intrigue fut conduite si habilement qu’elle réussit, & les ambassadeurs, les cérémonies du mariage étant faites, emmenèrent la princesse, fille de la reine, en grande pompe. La princesse à qui cette supercherie se faisoit, étant avertie, comme j’ai dit, que les ambassadeurs étoient venus pour la demander, impatiente de n’entendre pas parler du roi, envoya un homme affidé à la cour pour apprendre ce qui s’y passoit; ayant su à son retour que les ambassadeurs étoient partis, & emmenoient la fille de la reine pour occuper un trône qui lui étoit destiné, résolue de tout mettre en usage pour se venger de l’affront qu’on lui faisoit, elle eut recours à une fée, avec qui elle avoit fait connoissance dans sa retraite, & qui l’avoit assurée qu’elle la serviroit de tout le pouvoir que lui donnoit son art, dans toutes les occasions importantes de sa vie. Cependant, la nouvelle reine s’approchoit de la cour où on la conduisoit, & le roi, qui étoit venu au-devant d’elle, ne la trouvant pas semblable au portrait que son favori lui avoit donné, s’en prit à lui, & l’envoya, sans vouloir l’entendre, dans un château, pour y attendre le châtiment d’une tromperie qu’il croyoit lui avoir été faite; & ayant appris de ses ambassadeurs qu’ils n’avoient pas vu d’autre princesse à la cour, il résolut de conclure son mariage, malgré la répugnance horrible dont il avoit été saisi à la vue de cette princesse, si différente du portrait qu’il avoit vu; il résolut, en même-temps, de punir du dernier supplice, son favori, qui lui avoit fait, croyoit-il, une si cruelle supercherie, & envoya ordre de le faire mourir. Les tristes noces se préparoient, quand on vit arriver à la cour la véritable princesse que le roi avoit eu dessein d’épouser. Elle avoit eu recours à la fée sa voisine, qui lui avoit donné un chariot volant, dans lequel elle s’étoit transportée en fort peu de temps au même lieu où sa rivale alloit triompher; elle se présenta à la cour en arrivant, & le roi l’ayant reconnue à la ressemblance du portrait, il n’eut pas de peine à croire ce qu’elle lui dit. Elle demanda, avec de grands empressemens, des nouvelles du prince son frère; le roi lui avoua les ordres qu’il avoit donnés, & dépêcha, en toute diligence, pour en porter la révocation, & faire venir incessamment le prince, pour prendre part à la joie qu’il avoit d’avoir découvert la supercherie qu’on lui faisoit, & voir la princesse sa sœur, que le roi avoit trouvée cent fois plus aimable que ne promettoit son portrait. Les préparatifs qu’on avoit faits pour les tristes noces auxquelles le roi s’étoit résolu par politique, furent convertis en mille magnificences qu’il ordonna, quoiqu’à la hâte, ne voulant pas différer son bonheur d’un jour. La princesse, qui avoit fait la supercherie, fut traitée avec toute sorte d’égards. Le roi ordonna aux mêmes ambassadeurs de la ramener à la reine sa mère. Cette malheureuse princesse demanda que ce fût dans ce même moment, pour s’épargner la douleur d’être témoin du triomphe de sa rivale, ce qui s’exécuta comme elle l’avoit demandé. Le roi étoit si satisfait de se voir à la veille de posséder la charmante princesse qu’il avoit si passionnément désirée, qu’il ne songea à faire aucune plainte de la supercherie qu’on lui avoit faite. Le favori arriva pour rendre, par sa présence, la félicité du roi parfaite; la sienne le fut aussi, car le roi, qui savoit sa passion pour la princesse sa sœur, la lui accorda. Cette journée fut très-remarquable, par une des plus grandes & des plus subites révolutions qui soient arrivées parmi les hommes: quatre personnes qui étoient au désespoir, se trouvent, en un moment, au comble de la félicité. Les deux mariages se firent, & ces quatre personnes passèrent une longue vie fort heureuse. Le prince succéda aux états du roi son père, mort peu de temps après cet événement, & ses sujets vécurent dans un grand contentement, de se voir gouvernés par un roi & une reine qui étoient la bonté & la sagesse même.


L’ISLE INACCESSIBLE,

CONTE.

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Une jeune princesse, d’une beauté infinie, étoit souveraine d’une isle où rien ne manquoit de ce qui fait les désirs de tous les hommes; les maisons y étoient couvertes de lames d’or, les palais en étoient pavés.

Les habitans de l’isle vivoient en parfaite santé chacun plus d’un siécle, & cette longue vie n’étoit troublée ni par les procès, ni par les querelles: l’on n’y jouoit pas à ces jeux pleins de tumulte que l’avarice a inventés; on y songeoit seulement à prendre des plaisirs tranquilles, qui ne coûtoient ni soin, ni inquiétude.

Cette isle avoit toujours été inconnue au reste des hommes: on s’y trouvoit si heureux, qu’on n’en vouloit pas sortir; & l’on n’y vouloit pas recevoir d’étrangers, de peur qu’ils ne corrompissent les mœurs innocentes des habitans. Les hommes de ce temps-là, qui avoient été si curieux de faire des découvertes, avoient passé & repassé auprès de l’isle sans en avoir eu la moindre connoissance; la nature lui avoit mis tout autour une chaîne de rochers qui la rendoient inaccessible, & avoient seulement laissé un passage qui conduisoit à un port admirable qui étoit dans l’isle; c’étoit même dommage qu’on ne s’en servît, car mille vaisseaux y eussent été fort au large.

Depuis que les hommes s’étoient mis à chercher de nouvelles habitations, & qu’on eût fait tant de merveilleuses découvertes, les princes de l’isle, qui connoissoient le pouvoir de plusieurs fées, qu’ils avoient eu chez eux de temps immémorial, les prièrent d’empêcher par leur art que ces curieux si fameux, qui avoient déjà pénétré en tant de lieux inconnus à tous les siécles précédens, ne pussent pénétrer aussi chez eux: le seul remède que les fées y trouvèrent, fut d’entourer l’isle d’une nuée si épaisse qu’on ne pût rien voir au travers, & cela eut un si bon succès, que ceux qui avoient déjà navigué à la vue des rochers, étant revenus pour chercher un passage, & tâcher de reconnoître si ces rochers n’enfermoient pas une isle, n’y reconnurent plus rien, n’ayant trouvé dans les endroits où ils croyoient les avoir vus, qu’une épaisse obscurité que les meilleurs yeux ne pouvoient pénétrer.

Les princes de l’isle, depuis un siécle ou deux, avoient eu la curiosité de savoir ce qui se passoit en terre-ferme, & leur coutume étoit d’envoyer de temps en temps des espions chez leurs plus proches voisins: ils y envoyoient les plus affidés & les plus habiles de leurs courtisans, à qui les fées donnoient, par leur art, le pouvoir de voler aussi loin qu’il leur plaisoit, en se reposant de temps en temps sur quelque rocher; elles leur avoient aussi donné le moyen de devenir invisibles, en leur faisant porter des robes qui étoient brillantes comme la lumière du jour. Cette commodité d’envoyer chez les voisins avoit instruit les habitans de l’isle de tout ce qui se passoit dans le monde, si bien qu’il s’étoit élevé parmi eux des troupes de politiques, ou autrement des nouvellistes, qui raisonnoient comme leurs pareils raisonnent à Paris sur les desseins & la conduite des potentats; avec cette différence, que ceux de l’isle étoient souvent plus instruits que le plus éclairé de tous ceux que nous connoissons, qui ont cependant la hardiesse de décider sur les motifs de la paix & de la guerre, dont ils n’ont pas la moindre notion.

La princesse qui commençoit à avancer en âge, s’ennuya de la trop grande tranquillité où elle vivoit: elle avoit su, par le rapport de ses espions, qu’il y avoit un roi puissant en terre-ferme, qui avoit acquis une grande gloire à la tête de ses armées, & une grande réputation de sagesse à la tête de tous ses conseils, ce qui l’avoit rendu redoutable à tous ses voisins. Il étoit si doux, si poli & si affable, qu’il faisoit les délices de ses sujets: il tenoit une cour magnifique, où tous les plaisirs abondoient; les carrousels, les tournois, la chasse, le bal, la musique, la comédie, & quelquefois la bonne chère l’occupoient, aussi bien que toutes les dames & tous les hommes de sa cour; & dans le milieu de tout cela, il ne paroissoit vouloir prendre aucun engagement. Il étoit par dessus tout, le plus beau des hommes de sa cour; mais sa beauté étoit accompagnée de tant de majesté & d’une mine si relevée, qu’on ne le pouvoit prendre que pour un héros. Il avoit laissé faire son portrait à tous les peintres qui le désiroient, lesquels avoient la liberté d’y travailler tous les matins pendant qu’il s’habilloit: la princesse de l’isle, qui le savoit, chargea un de ses espions de le lui apporter; & aussitôt qu’elle l’eut vu, elle se trouva saisie d’une douleur subite de ce que son isle étoit inconnue; les plaisirs tranquilles de sa cour lui parurent insipides, & elle trouvoit tous ses courtisans infiniment au-dessous d’un roi de si bonne mine & d’une si belle réputation. Elle avoit lu quelques livres, pleins de grandes aventures, qui lui avoient tellement relevé le courage, qu’elle ne pouvoit plus entendre parler que de héros ou d’actions héroïques; & elle s’étoit enfin imaginé qu’elle ne seroit jamais heureuse, si le grand roi qu’elle estimoit tant ne songeoit à l’épouser; mais comment faire? elle n’en étoit pas connue non plus que l’isle où elle régnoit.


Elle fit appeler celle de toutes les fées de ses états, qui avoit la réputation d’être la plus savante; & après lui avoir communiqué le désir qu’elle avoit de prendre une alliance hors de son isle, & lui avoir parlé du mérite du grand roi, elle demanda de quels moyens elle pourroit se servir pour lui faire connoître les dispositions où elle étoit pour lui, & comment elle pourroit réussir à lui en faire naître de semblables pour elle. La fée lui dit qu’il falloit premièrement lui donner connoissance de l’isle, afin qu’il lui prît quelque curiosité de savoir ce qui s’y passoit; ne doutant point que s’il entendoit parler du mérite de la princesse qui y donnoit la loi, il n’eût incontinent une plus grande passion de la posséder que son isle.

Il sembloit véritablement que ce fût la destinée du grand roi d’aimer la princesse, puisqu’elle étoit une des plus belles personnes du monde, & qu’il n’avoit encore jamais été touché d’aucune autre beauté, quoique sa cour fût remplie de personnes très-aimables. La princesse, de son côté, sembloit lui réserver son cœur; car quoiqu’elle eût dans son isle des princes de son sang, & plusieurs autres grands très-capables de toucher une jeune princesse, elle les avoit toujours regardés avec une grande indifférence.

Enfin la princesse, conseillée par la savante fée, résolut d’envoyer à la cour du grand roi le dernier espion qu’elle y avoit employé invisible; mais il avoit ordre d’y paroître dans la suite comme un étranger qui voyageoit. La princesse lui avoit donné de l’argent & des pierreries, dont il se servit pour s’habiller à la manière du pays, & il s’introduisit dans les bonnes compagnies.

Après y avoir fait quelque séjour, il trouva moyen de se mettre en familiarité avec ceux qui étoient plus particulièrement dans la confidence du grand roi. Et étant un jour à la table de l’un d’eux, où il y avoit d’autres étrangers, un chacun raisonnant du mérite de son souverain, il soutint qu’il avoit l’honneur d’être sous les loix d’une princesse, à qui il étoit plus glorieux d’obéir que de commander ailleurs. La contestation s’échauffant, il dit qu’il avoit de quoi justifier ce qu’il avoit avancé: & ayant fait voir le portrait de la princesse, qu’il portoit dans une boîte garnie de pierreries d’une richesse immense, il attira les yeux de tous ceux qui étoient présens, & ils se levèrent tous pour rendre une espèce d’hommage à la beauté de la princesse, & la contempler de plus près. Il fut aussitôt prié de dire quelle partie de la terre étoit le lieu de la naissance d’une princesse si merveilleuse: mais il fit difficulté de dire son secret, & un chacun, par discrétion, ne lui en parla plus; la conversation changea, & le repas étant fini, le bruit fut bientôt répandu à la cour de la beauté surprenante d’une princesse de qui l’on avoit vu le portrait, & que personne ne connoissoit.

Le roi curieux d’apprendre ce qu’il n’avoit entendu que confusément, & de voir la peinture d’une princesse si charmante, envoya dire à l’étranger qui l’avoit en sa possession, qu’il souhaitoit de lui parler. L’envoyé de la princesse, qui ne demandoit pas mieux, dit au grand roi tout ce qui pouvoit lui faire naître une grande passion de posséder la princesse & son isle, & le portrait qu’il montra, acheva ce qu’il avoit commencé par ses discours. Le roi, surpris de tant de merveilles, les contempla long-temps sans détourner les yeux, & s’il les détourna, ce ne fut qu’en soupirant, & pour prier avec un très-grand empressement l’envoyé de lui dire, s’il ne lui seroit pas possible de voir une princesse si charmante. L’envoyé lui ayant répondu que tout étoit possible pour un grand roi comme lui, & que la princesse, qui commandoit dans une isle inaccessible à toute autre puissance, la rendroit apparemment d’un plus facile abord pour lui, qu’elle estimoit déjà infiniment sur les fidelles relations qui lui avoient été faites de toutes ses grandes qualités. Le roi lui dit que s’il lui facilitoit le moyen de voir une princesse sans laquelle il croyoit ne pouvoir plus vivre, il n’avoit qu’à désirer: l’envoyé répondit encore au roi, que croyant que sa souveraine l’auroit agréable, il la lui feroit voir quand il lui plairoit, & que c’étoit sans espoir de récompense, puisqu’il n’en pouvoit recevoir que de sa princesse, à qui il avoit fait serment de fidélité.

Après une conférence secrète avec le roi, l’envoyé de la princesse partit pour l’aller avertir que le plus grand roi du monde souhaitoit passionnément de la voir, & qu’il viendroit avec une flotte d’une magnificence infinie, si elle avoit agréable de faire rendre praticable le passage à son isle.

La princesse fit appeler la savante fée, qui mit sur la pointe de deux rochers, aux côtés du passage au port, deux globes de diamans, qui jetoient tant de feu, que tous les rayons du soleil ne portoient pas plus de lumières. L’envoyé fut dépêché pour en aller porter la nouvelle au grand roi, qui fit mettre incontinent à la voile, très-impatient de voir la princesse qui faisoit tous ses désirs.

Le bruit de cette nouvelle découverte, d’une isle inconnue & d’une princesse miraculeuse, s’étant répandu dans le monde, un roi voisin & jaloux de toutes les prospérités du grand roi, résolut de lui disputer la possession de la princesse, & se mit en tête d’en faire la conquête & celle de son isle; & le grand roi ne fut pas plutôt en pleine mer, qu’il se vit suivi d’une flotte formidable. Ce qu’il y avoit encore de plus à craindre, c’est que le roi qui la commandoit, avoit auprès de lui une fée, de qui les secrets étoient si puissans, que rien jusques-là n’avoit pu lui résister: elle étoit depuis peu devenue l’amie du roi auprès duquel elle étoit, & elle lui avoit promis de le mettre au-dessus de tous ses voisins. La première occasion qui s’offrit d’éprouver son amitié & sa puissance, fut celle de la conquête de la merveilleuse princesse & de son isle, & la fée ne sachant pas qu’elle trouveroit en tête une puissance plus grande que la sienne, avoit promis des merveilles. Les deux flottes voguoient d’un même vent, & se suivant de près, s’approchoient en même-temps de l’isle.

La savante fée qui avoit toujours l’œil au guet sur les intérêts de la princesse, ayant appris par son art que les deux flottes approchoient de l’isle, envoya une troupe de dauphins, à qui elle avoit départi quelques dons de féerie, & qui ayant rencontré la flotte du grand roi, se mirent autour de son vaisseau pour lui servir de pilote, & le conduire dans le port. C’étoit un spectacle charmant, de voir une troupe de superbes dauphins, qui s’empressoient à qui marcheroit plus près du vaisseau royal. La flotte ennemie étoit, au contraire, assiégée de monstres marins, & de grosses baleines qui ne lui faisoient voir que des objets désagréables; & pour surcroît de disgrâce, le vent lui devint contraire, dans le temps que celle du grand roi l’avoit en poupe & voguoit à pleines voiles, pour passer entre les rochers qui portoient chacun un globe de diamans en guise de fanal.

Le roi voyant échouer tous ses projets, fit des reproches à la fée son amie, de ce qu’elle lui manquoit au besoin. Elle s’excusa le mieux qu’elle put, disant qu’il falloit que quelque puissance supérieure s’en mêlât, & ne pouvant faire mieux, elle lança une infinité de boules de feu contre la flotte du grand roi; mais inutilement, il n’y en eut aucune qui parvînt à la moitié de la distance qui étoit entre les deux flottes.

Le roi, au désespoir de voir qu’il ne pouvoit combattre le grand roi qui alloit triompher de tous ses projets, faisoit faire force de voiles pour tâcher de le suivre; mais un grand orage s’étant tout d’un coup élevé, sa flotte fut dispersée, quelques-uns de ses vaisseaux s’allèrent briser contre les rochers qui faisoient les remparts de l’isle, & celui qui le portoit fut jeté à la côte de ses états, pendant que le grand roi entroit dans le port de l’isle au bruit de cent trompettes.

Quel plaisir pour la merveilleuse princesse, de voir de dessus un balcon de son palais, qui avoit vue sur le port, mille magnificences quelle n’avoit pas connues! Le vaisseau royal qui paroissoit à la tête de tous, étoit chargé d’enseignes, de banderoles, & de flammes de soie de toutes les couleurs, & il brilloit d’or & d’azur de tous les côtés.

Aussitôt que le grand roi fut entré dans le port, il envoya des ambassadeurs à la princesse, pour la supplier de trouver bon qu’il mît pied à terre dans ses états, & de lui permettre d’aller lui offrir les hommages d’un cœur qui étoit rempli d’un respect infini pour elle, & d’une grande passion de le lui rendre agréable. La princesse répondit qu’elle verroit le roi chez elle avec beaucoup de plaisir, & qu’elle l’attendoit avec impatience. Le roi descendit incontinent, & la princesse étant venue au-devant de lui jusqu’à la porte de son appartement, la surprise fut égale entr’eux; le roi trouva la princesse cent fois plus belle que son portrait, & la princesse trouva le roi cent fois au-dessus de tout ce qu’elle en avoit cru. La surprise fut suivie de discours pleins de politesse, & le roi fut conduit par tous les grands de la cour de la princesse, dans un appartement où l’on ne pouvoit jeter les yeux que sur des pierres précieuses, ou des draps d’or & de soie, qui composoient tous les meubles préparés pour la réception d’un si grand roi.

On fit servir au roi un grand repas, où rien ne manquoit de ce qui pouvoit satisfaire ou le goût ou la vue. Il avoit été préparé, & fut servi par quatre jeunes fées, qui portoient chacune une robe parsemée de rubis; elles mirent sur la table du roi des mets délicieux, dont quelques-uns lui étoient inconnus, aussi-bien que la matière des plats qui étoit cent fois plus belle que le plus fin or: le buffet étoit de même chargé de flacons de matières peu connues, & aussi brillantes que les plats. On sait seulement qu’il y en avoit deux qui étoient deux si grosses perles, qu’il n’est pas possible que la nature en ait formé deux autres pareilles. Le roi but dans une coupe faite d’une seule émeraude, d’une liqueur plus délicieuse que tout le nectar & l’ambroisie qu’on sert à la table des maîtres du monde; mais toute la magnificence & les délices dont je viens de parler, n’arrêtèrent le roi qu’un moment; il entra incontinent dans un cabinet, où il fit appeler ses ambassadeurs, & les envoya pour dire à la princesse le sujet de son voyage, & régler avec elle, si elle avoit son dessein agréable, les conventions & l’heure de leur mariage; c’est-à-dire, recevoir ses loix; car c’étoit l’ordre que le grand roi avoit donné à ses ambassadeurs. Les conventions ayant été bientôt réglées, le roi vit incontinent la princesse, & le mariage se fit le lendemain: il fut suivi d’une infinité de jours & d’années d’une félicité toujours parfaite.

Le roi, après avoir fait un séjour de quelques mois dans l’isle, qu’il trouvoit délicieuse, mena la princesse dans ses états, où il la fit couronner en grande pompe. Plusieurs de ses courtisans s’étoient aussi mariés dans l’isle, où ils avoient rencontré des dames très-aimables, qui furent charmées d’avoir le moyen de ne quitter jamais de vue, pour ainsi dire, une souveraine qui faisoit les délices de tous ses sujets.

Le grand roi, pour récompenser la savante fée de tout ce qu’elle avoit fait pour lui, voulut qu’elle commandât dans l’isle, ce qu’elle accepta pour y faire, répondit-elle, célébrer le nom & le mérite d’un roi & d’une reine aimables, & faire exécuter ponctuellement leurs ordres. Ainsi les habitans de l’isle, aussi-bien que ceux de terre-ferme qui obéissoient à d’aussi illustres souverains, goûtèrent long-temps la félicité qu’il y a à recevoir des loix dispensées avec une exacte justice, & émanées d’un trône tout brillant de gloire.

LA
TYRANNIE DES FÉES
DÉTRUITE.

Par Madame la Comtesse d’Auneuil.

NOUVEAU CONTE DE FÉE.

Le pouvoir des Fées étoit venu à un si haut point de puissance, que les plus grands du monde craignoient de leur déplaire. Cette maudite engeance, dont on ne sait point l’origine, s’étoit rendue redoutable par les maux qu’elles faisoient souffrir à ceux qui osoient leur désobéir. Leur fureur n’étoit jamais satisfaite, que par les changemens des plus aimables personnes en monstres les plus horribles, & si elles ne vous donnoient pas une mort prompte, ce n’étoit que pour vous faire languir plus long-temps dans une condition plus misérable, qu’elles vous refusoient le trépas. L’impossibilité qu’il y avoit de se venger d’elles, les rendoit plus impérieuses & plus cruelles; mais de toutes les personnes qu’elles ont pris pour objet de leur rage, il n’y en a jamais eu de si malheureuse que la princesse Philonice. Sa beauté surnaturelle leur donna envie de l’avoir pour la marier à un de leurs rois.

Dans cette pensée, elles l’enlevèrent un jour qu’elle se promenoit avec la princesse sa mère, sans être touchées des cris de la mère ni de la fille. Elle avoit environ douze ans. Dans cet âge si peu avancé, elle étoit un chef-d’œuvre de la nature pour le corps & pour l’esprit. Pour la consoler de la violence qu’elles venoient de lui faire, elles la transportèrent dans un lieu charmant: c’étoit un palais bâti entre deux collines, dont on découvroit une vallée remplie de tout ce qui peut plaire aux yeux; jamais celle de Tempé, tant vantée par les poëtes, n’eut tant de beauté. Un printemps éternel régnoit dans ce lieu délicieux; les jardins étoient remplis de canaux & de fontaines jaillissantes; les orangers y formoient un ombrage qui mettoit à couvert du soleil dans sa plus vive ardeur: enfin, tout ce que la nature & l’art de féerie avoient de plus surprenant, se trouvoit dans ce séjour enchanté.

La jeune princesse ne fut point sensible à tant de merveilles; elle étoit dans une mélancolie, qui auroit fait pitié à toute autre qu’à ces impitoyables fées.

Cependant elles la donnèrent en garde à la moins barbare d’entr’elles, qui se nommoit Serpente; mais surtout elles lui recommandèrent qu’elle n’eût point de commerce avec personne. Pour exécuter leur ordre, Serpente fit en un moment sortir de terre, à un des bouts du jardin, un pavillon magnifique où elle conduisit Philonice; elle lui donna, pour lui tenir compagnie, une fille nommée Elise, qui avoit été enlevée à l’âge de deux ans; elle lui donna aussi toutes sortes d’animaux rares pour la divertir; elle la faisoit travailler à des tissus d’or & de soie une partie du jour pour l’occuper: les habits magnifiques, les diamans & les perles ne lui étoient point épargnés; enfin tout ce qu’elle croyoit qui pouvoit plaire à une jeune personne, elle le lui donnoit en profusion: elle se gardoit bien de lui parler du monstre à qui elle la destinoit pour femme.

Le temps n’étoit pas encore venu, qu’elle avoit résolu de faire ce mariage si peu sortable; elles vouloient l’accoutumer à leurs manières, avant que de lui annoncer son malheur.

Quelquefois elle la menoit promener dans ces beaux lieux dont j’ai déjà parlé, & lui faisant admirer tant de si belles choses, elle lui disoit que si elle étoit obéissante à ses volontés, elle en seroit un jour maîtresse; mais qu’elle prît garde de ne pas mériter sa haine, qu’elle savoit punir comme récompenser.

Pendant que la fée parloit ainsi, Philonice voyant sur le bord du canal deux tourterelles qui paroissoient si privées qu’elles ne s’enfuyoient point de leur présence, elle en eut envie; elle lui demanda la permission de les prendre pour les porter dans sa chambre. Je ne puis vous l’accorder, lui dit la fée, le destin de ces oiseaux est de ne point quitter ce canal; ils n’ont pas toujours été dans cet état; c’étoit autrefois un beau prince & une belle princesse, que nous avions pris en affection. Nous les destinions l’un pour l’autre, & ils s’aimoient tendrement; mais dans le temps que nous ne songions qu’à leur bonheur, ils rencontrèrent une de nos sœurs, qui se baignoit dans le canal, dont tout le corps étoit couvert de plumes de tourterelle, ce qu’elle cachoit avec soin. Le dépit d’être découverte lui fit souhaiter que ceux qui l’avoient vue ne pussent le dire, & qu’ils devinssent eux-mêmes tourterelles.

Dans ce moment elle leur jeta de l’eau sur le visage, qui ne les eut pas plutôt touchés, qu’ils changèrent de nature & devinrent les oiseaux que vous voyez; depuis ce temps ils ne se quittent point, & conservent sous cette nouvelle forme leur tendresse; ils passent leurs jours à se plaindre de leur commun malheur.

Il y a bien d’autres exemples ici de notre pouvoir, continua la fée; toutes ces statues que vous voyez le long de ces terrasses, étoient autrefois des sujets d’un prince notre voisin; ces jardins n’étoient point faits encore, nous n’y faisions pas notre habitation; quelquefois la beauté de cette vallée nous y attirant, un soir que nous y dansions au clair de la lune, nous fûmes apperçues par ces hommes; ils se moquèrent de nos postures différentes: irritées contre ces insolens, nous les fîmes demeurer immobiles dans la situation où ils étoient, & depuis nous les avons convertis en statues.

Ce discours ne faisoit qu’augmenter la crainte de Philonice; elle lui promit qu’elle seroit si soumise à ses volontés, qu’elle ne mériteroit jamais leur haine, quoique la chose lui parût très-difficile. Cependant sa beauté augmentoit tous les jours; c’étoit le délice de toutes les Fées, elles la voyoient réussir avec plaisir à tout ce qu’on lui montroit, elles l’accabloient de caresses & de présens; elles vinrent à un point d’amitié pour elle, qu’elle avoit la liberté d’aller partout sans la fée Serpente. Si elle avoit pu oublier sa patrie, elle auroit mené une vie assez heureuse. La jeune Elise étoit aimée d’elle avec passion; cette personne le méritoit, elle avoit tant de douceur dans l’esprit, qu’il étoit difficile de s’empêcher d’avoir du penchant pour elle. Un jour qu’il avoit fait très-chaud, elles furent le soir se promener dans un bois de citronniers, éloigné de leur pavillon. La beauté de la nuit les charmoit si fort, qu’elles ne pouvoient se résoudre à se retirer, quand elles virent venir à elles une femme qui tenoit un mouchoir à la main, dont elle essuyoit de grosses larmes qui couloient de ses yeux en abondance.

Une rencontre si triste fit pitié à ces deux jeunes personnes; elles s’avancèrent toutes les deux en même-temps pour lui demander ce qu’elle avoit: mais elles en furent empêchées par la frayeur que leur fit un dragon, d’une grandeur énorme, qui sortant d’un buisson, vint se jeter au col de cette femme, sans quelle témoignât en avoir peur; au contraire, elle lui rendit ses caresses, & s’étant assise à terre, il se coucha auprès d’elle avec des mouvemens si tendres, que Philonice ne douta pas qu’il n’y eût quelque mystère caché sous cette figure.

Dans cette pensée, elle s’approcha pour tâcher d’apprendre une aventure qui lui donnoit de la curiosité; quand elle entendit que cette personne affligée disoit au dragon en redoublant ses larmes: mon cher Philoxipe, jusqu’à quand vous verrai-je si différent de vous-même? la barbarie de nos cruelles ennemies ne se lassera-t-elle point de nous persécuter? ne devroient-elles pas être rassasiées de mes larmes, depuis le temps que nos malheurs en tirent de mes yeux, ou plutôt quand sera-ce que cette adorable princesse que le solitaire nous a dit être née pour le bonheur de l’univers, viendra rompre nos chaînes en détruisant les détestables fées, dont le pouvoir tyrannique s’étend jusque sur les cœurs?

Philonice ne put s’empêcher de faire un soupir, au discours de cette femme qu’elle entendit; elle tourna la tête pour voir d’où il partoit, & appercevant la princesse, elle eut peur que ce ne fût une des fées, cela la fit lever pour s’enfuir de sa présence. Mais Philonice connoissant sa frayeur, lui dit en l’abordant: ne craignez rien, madame, nous sommes des infortunées, retenues comme vous dans ces lieux; véritablement touchées des plaintes que vous venez de faire, si nous pouvions vous soulager dans vos maux, nous nous y employerons de tout notre pouvoir. C’est beaucoup, madame, lui répondit cette personne, de trouver dans ces lieux quelqu’un capable de compassion, & voici la première fois depuis cinq ans, que les fées me retiennent auprès du déplorable Philoxipe, continua-t-elle en montrant le dragon, que cela m’est arrivé. Plût aux dieux! reprit la princesse, que j’eusse le pouvoir de finir vos malheurs, vous verriez que je ne m’arrêterois pas à les plaindre; mais puisque c’est tout ce qui est en ma puissance, ne nous refusez pas ce triste plaisir, & contez-nous par quel sort cruel vous avez été conduite ici. C’est un discours trop long pour le faire ce soir, reprit l’inconnue, nos implacables ennemies pourroient trouver mauvais mon absence; elles ne m’accordent en toute la journée qu’une heure pour voir cet aimable dragon, encore est-ce après bien des pleurs que j’ai obtenu cette grâce de la fée Serpente, la seule qui quelquefois se laisse toucher de pitié; mais demain à la même heure je satisferai votre curiosité.

Philonice en convint, & lui laissa employer le peu de temps qui lui restoit avec son cher dragon. Cet objet avoit tellement touché la jeune princesse & sa compagne, qu’elles n’en dormirent de la nuit. La fée Serpente, entrant dans sa chambre, la trouva toute abattue: elle lui en demanda la cause; mais Philonice se garda bien de la lui dire; & après lui avoir dit qu’elle se trouvoit mal, elle la suivit au palais, où les fées étoient assemblées. Elle y passa la journée, avec impatience d’être à l’heure de son rendez-vous, qui arriva enfin. Elle prit congé de ses impérieuses maîtresses, pour aller trouver la belle affligée, avec sa chère Elize; mais le destin lui préparoit une autre aventure. Au lieu de prendre le chemin du bois des citronniers, elles prirent, sans s’en appercevoir, une route qui les conduisit sur une grande terrasse qui régnoit le long de la vallée, dont on découvroit des beautés de la nature qui enchantoient les yeux. Elles furent surprises de s’être égarées; & voulant reprendre leur chemin, elles rencontrèrent au détour d’une allée un homme couché au pied d’un if, qui paroissoit endormi. Cette nouveauté les fit arrêter: elles n’avoient jamais vu d’hommes dans ces lieux; & la jeune Elize, qui n’en étoit point sortie depuis qu’elle étoit née, demanda à la princesse quel animal c’étoit-là. Elle parla si haut, que cet inconnu s’en réveilla. Il se leva avec précipitation à la vue de ces deux belles personnes, qui voulurent s’enfuir; mais ayant avancé au-devant d’elles: suis-je assez malheureux, dit-il, en s’adressant à Philonice, dont la beauté surnaturelle le surprit, pour vous avoir fait quelque frayeur; & aurez-vous la cruauté de m’en punir, en vous éloignant avec tant de promptitude? Le peu d’habitude, reprit la princesse en s’arrêtant, que nous avons de voir des personnes comme vous, nous a étonnées. Dans une heure si avancée de la nuit, il seroit peut-être dangereux de nous arrêter ici: vous ne connoissez pas sans doute le lieu où vous êtes, puisque vous vous y êtes endormi si tranquillement; les Fées, qui en sont les maîtresses, ne vous pardonneroient pas d’y être entré sans leur permission: sortez-en au plus vîte, de peur d’éprouver leur dangereuse colère, & nous laissez aller, de crainte d’être prises pour complices de votre crime. Ha! madame, s’écria cet inconnu, je ne crains point le pouvoir des Fées, quand il s’agit de vous perdre: quoique je ne vous connoisse que de ce moment, je sens bien que je ne vous quitterai de mes jours, dussé-je souffrir les maux les plus terribles; quelques menaces que vous me fassiez, je ne puis m’empêcher de louer le ciel de m’avoir égaré de mon équipage, pour me faire voir une beauté aussi accomplie que la vôtre. Mais quel démon fatal au plaisir de toute la terre, vous cache dans ces lieux inconnus aux mortels? C’est pour mon malheur particulier, reprit la princesse, que j’y suis retenue depuis plusieurs années. Ah! madame, reprit l’inconnu, si c’est malgré vous que vous êtes ici, & qu’un si beau séjour vous serve de prison, vous n’avez qu’à me commander dans quel endroit vous voulez que je vous conduise, je le ferai au péril de ma vie, sans vous demander d’autre récompense que de passer le reste de mes jours à vos pieds. Non, généreux inconnu, répondit Philonice, je ne puis accepter vos offres, quelqu’obligeantes qu’elles soient, je vous mettrois dans un danger inutile, vous ne pourriez me tirer de leurs mains cruelles; prenons garde seulement qu’elles ne vous découvrent; sortez avec diligence pendant que vous êtes libre de le faire: profitez de mes avis; encore un coup, fuyez pour votre repos & pour le mien.

En achevant de parler, elle prit Elize par le bras; elle s’éloigna de lui. Il ne put se résoudre de se retirer de ce lieu fatal, sans savoir où habitoit cette belle personne: pour s’en éclaircir, il la suivit de loin, & la vit entrer dans son pavillon. Il demeura encore long-temps à regarder l’endroit où s’étoit renfermé cet aimable objet de son amour naissant; mais craignant d’être surpris par le jour, il se retira par le même chemin par où il étoit venu, sans être apperçu des gardes qui étoient postés autour de ces jardins.

La princesse avoit oublié la belle affligée; la rencontre de l’inconnu l’occupa toute la nuit, malgré qu’elle en eût; le jour parut sans qu’elle eût dormi: la générosité avec laquelle il lui offroit de la tirer de captivité la touchoit de reconnoissance.

Enfin, une violente passion s’empara de son cœur, sans qu’elle la connût; elle passa le jour comme elle avoit fait la nuit, dans des inquiétudes qui lui semblèrent toutes nouvelles; & le soir étant arrivé, Elize la fit souvenir du rendez-vous du jour d’auparavant, où elle se laissa conduire sans nulle attention. La présence de la belle affligée, qu’elle trouva auprès de son cher dragon, la tira de sa rêverie. La princesse lui fit excuse d’avoir manqué à l’heure qu’elle lui avoit promise, & s’asseyant auprès d’elle, elle la pria de satisfaire sa curiosité.

L’inconnue, sans s’en faire prier davantage, commença son histoire en ces termes.

HISTOIRE DE CLEONICE.

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Je suis née, dit-elle en s’adressant à Philonice, de parens qui tiennent un rang considérable à la cour du plus grand roi du monde, & qui se sont fait un plaisir de mériter par leurs actions la gloire d’être nés ses sujets. C’est un bonheur que tout l’univers envie: jamais roi n’a été plus aimé de ses peuples, & plus craint de ses ennemis; ses victoires ne lui ont pas plutôt donné des provinces nouvelles, qu’il n’a que faire de troupes pour les garder; ses sujets nouveaux, trop heureux de vivre sous sa puissance, sacrifieroient leur vie pour s’y maintenir. Maître de nos cœurs comme de nos fortunes, il fait le plaisir & la terreur de toute l’Europe: empressé à récompenser, lent à punir, facile à pardonner, ce sont ses moindres vertus. Mais où m’emporte mon zèle pour un prince si digne de louanges; que l’on fait tort à son mérite d’oser en parler!

Je vous dirai donc, madame, que ma mère n’eut que moi d’enfant; que mon nom est Cléonice; que je fus élevée avec tous les soins possibles. La facilité que j’eus à apprendre tout ce que l’on m’enseignoit, faisoit plaisir à ceux qui étoient auprès de moi; je me faisois aimer de mes parens avec tendresse. Ma mère étoit d’ordinaire à une terre proche de ces funestes lieux. Un jour, comme elle se promenoit avec moi, elle eut envie d’aller consulter sur ma fortune un solitaire très-savant dans les choses futures. Nous y allâmes, & après m’avoir regardée avec application, il nous dit que j’essuyerois un sort malheureux, jusqu’au moment qu’une princesse que le ciel avoit fait naître pour le bonheur de ce royaume, viendroit détruire le pouvoir de ces furies, qui sous le nom de Fées, se faisoient craindre par tout le monde.

Nous nous en retournâmes, peu satisfaites de mon horoscope; & à quelque temps de là, mon père eut dessein de me donner en mariage au fils de son frère.

C’étoit un seigneur bien fait, accompli en tout ce que l’on pouvoit souhaiter. Notre inclination avoit prévenu le choix de nos parens; nous nous aimions tendrement: notre joie fut grande, quand on nous commanda de nous regarder comme devant être unis bientôt. Nous attendions ce moment avec impatience; & quand ce jour heureux arriva, nous crûmes que rien ne pourroit plus troubler notre félicité. Hélas! qu’elle dura plus; & que nous avons éprouvé depuis de chagrins mortels! A peine avions-nous passé quatre mois ensemble, que l’on vint avertir Philoxipe, c’est le nom de mon cher époux, qu’un dragon monstrueux désoloit nos terres par le massacre d’hommes & de bestiaux qu’il faisoit tous les jours. Philoxipe commanda à ses gens de se tenir prêts pour le lendemain, pour aller lui-même secourir ses sujets par la mort de ce monstre. Je fis ce que je pus pour l’en détourner, mais mes prières & mes larmes furent inutiles. Il partit dès la pointe du jour, & quelques défenses qu’il me fît de le suivre, je l’accompagnai dans ce triste voyage. Nous arrivâmes bientôt au séjour de ce dragon: c’étoit un antre affreux dans le plus épais de la forêt; tous les gens de notre suite lui lancèrent des traits, mais inutilement; ils ne firent qu’irriter sa rage. Il vint droit à Philoxipe avec des sifflemens horribles, & déployant ses aîles, il prit son vol pour fondre sur lui avec plus de violence, quand mon époux prenant le temps qu’il se rabaissoit, sans s’effrayer d’un si grand danger, lui enfonça son épée dans le cœur. Le monstre, en tombant, renversa son vainqueur, & le couvrit de son sang venimeux. Mais, Dieux! quelle fut ma surprise, quand m’approchant de ce cher époux, je le vis sous la même forme que le monstre qu’il venoit de détruire, & rampant sur la terre, prendre le chemin de ces lieux! Je le suivis, aussi bien que tous ses sujets: il entra dans ces jardins; & de toute notre suite, il ne fut permis qu’à moi de le suivre; une puissance invincible les repoussa, sans que je sache ce qu’ils sont devenus. Pour moi, une troupe de Fées me reçut avec des menaces effroyables de se venger sur nous de la mort d’un monstre qui leur étoit cher. Sans vouloir me permettre de voir davantage cette innocente victime de leur fureur, elles me contraignirent d’entrer dans ce pavillon que vous voyez, où elles m’abandonnèrent à tout mon désespoir. Que de larmes j’ai versées depuis ce moment fatal! La fée Serpente, à qui l’on me donna en garde, plus sensible à la pitié que ses sœurs, touchée de mon malheur, au bout de quatre ans de prison, m’a enfin permis de venir une heure de la nuit auprès de l’infortuné Philoxipe, qui passe ses jours infortunés sous ce buisson, à attendre le moment qu’il me soit permis de joindre mes soupirs à ses sifflemens affreux. S’il étoit en notre puissance de nous donner la mort, il y auroit long-temps que nous aurions fini nos malheurs, n’en voyant de fin que dans la foible espérance de l’oracle du solitaire.

Cléonice finit son discours par un ruisseau de larmes qui sortirent de ses beaux yeux. Que je suis sensible à vos malheurs, lui dit Philonice en l’embrassant; & que le pauvre Philoxipe me fait de pitié! Que ne suis-je en état de vous rendre heureux tous les deux! Quel plaisir seroit-ce pour moi de vous revoir dans votre premier bonheur, & d’aller jouir avec vous de la présence de votre roi! Quoique je ne sois pas née sa sujette, vous m’avez inspiré pour lui un respect infini. Ce n’est pas, madame, reprit Cléonice, un de mes moindres malheurs, d’être éloignée de la cour, & de ne pouvoir être témoin des conquêtes qu’il fait tous les jours; il sera bientôt maître de l’Europe entière, malgré la jalousie des rois ses voisins, qui se sont tous ligués pour arrêter ce héros dans sa course rapide. Leurs efforts seront vains, ses journées sont marquées par ses victoires; & à moins qu’il ne veuille, par sa bonté, donner la paix, leurs couronnes ne sont pas en sûreté sur leurs têtes. Mais je ne songe pas que l’heure de ma retraite approche, continua la triste Cléonice; Serpentine, chagrine de ma désobéissance, m’en puniroit sévèrement. Je serois bien fâchée, reprit la princesse, d’augmenter vos maux au lieu de les soulager.

Après cela ils se quittèrent; cependant l’inconnu avoit retrouvé ses gens à la pointe du jour, & il fut se loger à une ville peu éloignée du palais des Fées, dans l’espérance qu’il pourroit encore retrouver le moyen d’entrer dans ces jardins, & revoir Philonice.

Dans ce dessein, il monta à cheval l’après-dînée, avec un seul écuyer, & fut faire le tour de ce lieu enchanté. Il reconnut le pavillon de la princesse: voilà, dit-il en soupirant, la prison qui cache la plus grande beauté de l’univers.

Après cette réflexion il continua son chemin, ayant remarqué un endroit auquel la rivière servoit de muraille, & qui n’étoit point gardé, dans la croyance que la nature le défendroit assez d’elle-même; il comprit que, sachant parfaitement nager, il pourroit traverser aisément la rivière. Content de sa découverte, il se retira chez lui, & il se coucha avec un peu moins d’inquiétude, dans l’espérance qu’il verroit encore sa princesse.

Le lendemain, dès que la nuit fut venue, il s’avança du côté de la rivière; il avoit envoyé son écuyer par le pont, pour lui tenir des habits prêts; il la passa à la nage: étant habillé, il quitta ce confident de sa passion, avec ordre de l’attendre à cet endroit, &, marchant avec diligence, il arriva bientôt dans une grande route, qui le conduisit à la porte du pavillon de Philonice; mais n’osant se hasarder d’entrer, il se cacha dans un petit bosquet. Il n’y fut pas long-temps qu’il la vit sortir avec Elize, & prendre leur promenade droit à lui; il s’avança au-devant d’elle avec précipitation, il fut à ses pieds avant qu’elle l’eût apperçu. Eh quoi! lui dit-elle, en se reculant de quelques pas, vous revenez encore vous exposer aux malheurs que je vous ai prédits? Ah! madame, reprit l’inconnu, il n’y en a point de plus grands pour moi que de ne vous point voir, après vous avoir vue une fois en ma vie. Dieux! que j’ai souffert depuis avant-hier, dans la crainte de ne vous point rencontrer. Ne m’enviez pas le plaisir de votre vue, continua-t-il, charmante personne, mon amour vous le demande avec toute l’ardeur dont il brûle mon cœur: ne craignez pas qu’on me découvre, j’ai trouvé un endroit très-sûr: si vous étiez un peu sensible pour moi, que ma présence vous fît autant de plaisir que la vôtre m’en fait, je pourrois vous voir tous les soirs, & vous dire tout ce que la tendresse la plus forte inspire à un cœur aussi tendre que le mien. Mais vous ne répondez point, adorable personne, peut-être même ne m’avez vous point entendu? En vérité, répondit enfin la princesse, je suis si occupée de la crainte que nous ne soyons trouvés ici, & si combattue de l’envie de vous accorder ce que vous me demandez, que je ne sais quel parti prendre. Celui de m’écouter, madame, lui dit-il, & de bannir les frayeurs qui vous occupent. Il faut donc vous croire, lui dit-elle, en lui présentant la main pour le relever; elle s’enfonça dans l’épaisseur du bosquet; elle le fit entrer avec Elise dans un cabinet dont elle ferma la porte sur eux. Ils furent s’asseoir sur un canapé de velours cramoisi à fond d’or. Le clair de la lune étoit assez grand pour faire voir à l’inconnu les magnificences de ce cabinet; mais il étoit si hors de lui d’être auprès de Philonice, & de comprendre qu’il pourroit un jour en être aimé, qu’il ne voyoit qu’elle.


La princesse avoit envie de savoir qui il étoit, & qui l’avoit conduit au séjour des fées. L’inconnu, pour la satisfaire, lui dit qu’il se nommoit Anaxandre, qu’il étoit fils d’un prince puissant, que dès son enfance il l’avoit destiné pour la fille de sa sœur, qui étoit mariée à un prince peu éloigné de ses états; mais que dans le temps qu’il pensoit faire cette alliance, la jeune princesse fut enlevée, comme elle se promenoit avec sa mère. Hélas! vous la voyez, s’écria Philonice, ne pouvant plus se cacher au prince, cette malheureuse princesse que les fées ont transportée dans ce lieu, sans qu’elles m’aient jamais dit quel dessein elles ont eu en m’arrachant des bras d’une mère si tendre. Quoi! reprit Anaxandre, avec étonnement, vous êtes cette Philonice qui m’a été destinée de tout temps, & de qui la perte me fut si sensible? Je la suis, sans doute, reprit-elle. Ah, ma princesse, s’écria le prince, je ne m’étonne point de l’effet que vous avez fait sur mon cœur dès le premier moment que je vous ai vue; il n’y avoit que l’admirable Philonice qui pût me toucher; les dieux, protecteurs de ma race, m’ont conduit dans ces lieux pour jouir seul du plaisir de vous voir & de vous adorer. Je ne suis plus étonnée non plus que vous, reprit Philonice en rougissant, de l’estime que je ne puis m’empêcher d’avoir pour un homme que je n’avois vu qu’un moment; le sang parloit dans mon cœur sans que j’en susse rien. Ah! madame, lui dit le prince, que ce que vous me dites est cruel! que ne me laissez-vous penser que votre penchant vous entraînoit? Nous examinerons une autre fois, reprit la princesse en riant, si je ne me suis point trompée; mais dites-moi des nouvelles de la princesse ma mère? La princesse votre mère, répondit Anaxandre, au désespoir de votre perte, ne pouvant s’en consoler par la longueur des années qu’il y a que vous lui fûtes enlevée, mène une vie très-languissante. Pour moi, madame, continua-t-il, voyant mon père en paix avec tous ses voisins, pendant que toute l’Europe est en guerre, j’ai obtenu de lui de venir apprendre mon métier sous le plus grand roi du monde.

Dans ce dessein je partis d’auprès de lui: ayant traversé tout ce royaume, j’arrivai le soir que vous me trouvâtes sur la terrasse, dans une grande forêt, percée de cent mille allées différentes; je marchois fort vîte, mes gens demeurèrent derrière, & prenant une route contraire à celle que je suivois, ils furent bientôt éloignés de moi. Je ne m’apperçus de m’être égaré, que quand la nuit tomba; mais voyant au clair de la lune une porte au bout de l’allée où j’étois, je m’y avançai; je n’y trouvai point de garde; je descendis de dessus mon cheval, je l’attachai à un arbre, j’entrai dans ces jardins; leur beauté m’enchanta: étant arrivé sur cette terrasse, j’y admirai long-temps la diversité du paysage de cette vallée, je m’y endormis de lassitude. O dieu! que je fus réveillé agréablement par votre présence, & que je fus touché, quand vous me quittâtes! résolu de vous revoir à quelque prix que ce fût, je vous suivis jusqu’à votre demeure, & m’étant retiré, je retrouvai mes gens.

Depuis ce moment je n’ai été occupé que du soin de vous chercher; je vous ai retrouvée; grâces au ciel, rien ne manque plus à mon bonheur, pourvu que mon adorable princesse veuille un peu m’écouter favorablement: tout vous y oblige, charmante Philonice, la volonté de nos parens qui nous ont destinés l’un à l’autre dès notre enfance, celle des dieux qui semble s’expliquer par cette rencontre si miraculeuse, l’amour ardent que vous avez fait naître dans mon cœur, & qui mérite quelque reconnoissance.

J’avoue, reprit Philonice, que la princesse ma mère m’avoit commandé de vous recevoir comme un homme qu’elle me destinoit pour époux. Mais, prince, ma fortune est bien changée; je ne dépens plus d’une mère bonne & tendre, je suis entre les mains des Fées, qui ne me laisseront pas suivre mon penchant. Si je répondois à votre tendresse, vous n’en seriez que plus malheureux; songez plutôt à m’oublier, suivez le premier dessein qui vous a amené dans ce royaume, & ne venez plus dans ces lieux infortunés. Moi, vous quitter ma princesse! moi, vous oublier! Ah quel conseil osez-vous me donner! reprit le prince; pensez-vous que je sois en état de le suivre? Non, ma chère Philonice, ne pensez pas que j’aie d’autres occupations que celles de vous voir & de vous adorer; c’est en vain que vous voulez m’épouvanter du pouvoir de vos Fées; elles ne sauroient m’empêcher de vous voir si vous le trouvez bon; il ne tiendra qu’à vous de vous trouver tous les soirs dans ce bosquet avec cette aimable personne, dit-il en montrant Elize; ne vous embarrassez point de ce que je deviendrai, je saurai me cacher aux yeux de tout le monde, pourvu que vous me permettiez de voir quelquefois les vôtres.

Vous résoudrez cela demain à la même heure, reprit Elize, voyant que Philonice ne répondoit rien; car pour ce soir il est temps de nous retirer, de peur de donner du soupçon de notre conduite. Mais, Elize, à quoi nous engagez-vous, reprit vivement la princesse? Ah! madame, interrompit le prince, ne me refusez pas la grâce que la charmante Elize m’accorde, ou je ne vous quitte plus, quelques malheurs qui puissent m’en arriver. Et bien, dit Philonice en se levant, que demain soit donc la dernière fois.

Après cela elle sortit sans qu’Anaxandre osât lui répliquer, remettant au lendemain à faire retarder un arrêt si cruel, & fut retrouver son écuyer. D’autre côté, Philonice en rentrant chez elle y trouva la fée Serpente. D’où venez-vous si tard? lui dit-elle d’un ton sévère, qui fit trembler la jeune princesse. Je viens, lui dit-elle, après avoir fait effort pour se remettre, de faire une rencontre qui m’a touchée de tant de pitié, que je n’ai pu me résoudre de quitter plutôt cette personne affligée.

Après cela, elle lui fit l’histoire de Cléonice, & continuant son discours, elle la pria de trouver bon qu’elle allât passer les soirées avec elle. Serpente, touchée du malheur de cette personne, lui dit qu’elle le vouloit bien, pourvu qu’elle sût si bien se cacher de ses sœurs, qu’elles ne l’apperçussent point. Philonice embrassa tendrement la fée pour la remercier, & lui donnant le bon soir, elle se mit au lit: ce ne fut pas sans avoir parlé avec Elize de la peur qu’elles venoient d’avoir. Le lendemain elles passèrent la journée à chercher des inventions pour cacher le prince, ce qui leur paroissoit très-difficile: elles craignoient que quelqu’une de ces furies ne le rencontrassent en entrant ou en sortant du jardin; elles conclurent que si elles ne pouvoient le résoudre à n’y plus revenir, il falloit qu’il ne sortît plus du cabinet.

Après avoir cru bien prendre toutes leurs sûretés, elles furent le soir à leur rendez-vous; elles y trouvèrent Anaxandre, à qui la princesse conta la frayeur qu’elles avoient eue en trouvant Serpente chez elle; de-là elle prit occasion de lui dire, qu’il ne falloit plus qu’elles s’exposassent à être découvertes, & qu’il ne falloit plus qu’il vînt dans un lieu si dangereux.

Anaxandre écouta ce discours impatiemment, & reprenant la parole dès qu’elle eut cessé de parler; je vois bien, madame, que vous vous repentez des bontés que vous avez eues pour moi; que peu touchée des maux que je souffrirai en ne vous voyant pas, vous voulez m’abandonner à tout ce qu’il y a de plus affreux chagrins. Hé bien, cruelle personne, privez-moi de vous voir avec liberté, vous le pouvez; mais vous ne sauriez m’empêcher d’habiter les mêmes lieux que vous, de respirer le même air, & de vous voir quelquefois passer auprès de moi; peut-être que la charmante Elize sera moins cruelle que vous, qu’elle voudra bien écouter mes plaintes, & recevoir mes derniers soupirs.

La princesse, reprit Elize avec une simplicité qui fit grand plaisir au prince, a si peu dessein de ne vous plus voir, que nous avons résolu que vous ne sortiriez plus de ce cabinet: j’aurai soin de vous y fournir tout ce qui est nécessaire à la vie, & nous y viendrons le plus souvent que nous pourrons. Ah! ma chère Elize, que je vous suis obligé, reprit Anaxandre, de me donner cette preuve de la bonté de Philonice. D’où vient donc, aimable princesse, que vous me teniez un discours si cruel? vouliez-vous éprouver ma tendresse, & voir si votre présence m’étoit chère? En vérité, reprit Philonice, je suis si troublée de la crainte d’être découverte, que je n’ai pas plutôt pris une résolution que je m’en repens; l’idée toujours présente de la colère implacable des fées m’épouvante à un point, que je crois vous voir à tout moment, loup, lion, ou quelque chose de plus affreux, & moi passer mes jours à vous suivre comme la triste Cléonice suit son cher dragon. Ah! ma princesse, s’écria Anaxandre, que les fées fassent de moi ce qu’elles voudront; après ce que je viens d’entendre de votre belle bouche, il ne m’importe plus de mourir. Quoi! madame, vous m’aimez assez pour vouloir me suivre sous une si effroyable forme, si le couroux de vos furies m’y avoit réduit! J’en ai sans doute dit plus que je ne voulois, reprit-elle en rougissant; mais puisque mon cœur s’est exprimé avec tant de tendresse, je ne m’en repens pas, pourvu que vous méritiez des sentimens si avantageux.

Anaxandre jura cent fois à sa chère Philonice, qu’il l’adoreroit toujours avec la même ardeur, quelques difficultés qu’il trouvât dans la suite de sa passion.

Après cela ils résolurent qu’il demeureroit quelques jours dans ce cabinet, & que de peur que Cléonice, n’étant point avertie de ce qu’elles avoient dit à la fée Serpente, ne gâtât quelque chose, Philonice iroit la trouver le lendemain au soir; qu’à son retour elle reviendroit prendre Elize, qui seroit avec le prince. Après cela elles se retirèrent dans leur pavillon, où n’ayant point d’envie de dormir, elles ne se couchèrent qu’après avoir long-temps parlé de ce qui les occupoit le plus. Elles ne savoient pas qu’entre tous les animaux que la fée Serpente leur avoit donnés, il y avoit une guenon qui ne l’avoit pas toujours été.

C’étoit une jeune personne, qui avoit de la beauté & un esprit plaisant & malicieux; mais surtout elle excelloit dans l’art de bien contrefaire.

Un jour qu’elle étoit en compagnie, & qu’elle se promenoit, elle vit venir de loin une femme, dont le pas lent avoit quelque chose de si indolent, qu’elle déplaisoit infiniment. Cette fille se mit à la contrefaire avec des manières si naturelles, que toute la compagnie en rit beaucoup; mais à qui s’étoit-elle adressée? c’étoit une fée de ce séjour, qui, pour la punir de sa témérité, la changea en guenon, & la transporta dans ces lieux. Sous cette nouvelle figure, elle garda son naturel envieux & malicieux. La fée Serpente, en la donnant à la princesse, lui ordonna de remarquer tout ce qu’elle feroit; & pour qu’elle pût l’en instruire, elle lui redonnoit la parole quand elle avoit quelque chose à lui dire.

Cette mauvaise guenon avoit conçu une haine mortelle pour Philonice: elle attendoit avec impatience qu’elle lui donnât occasion d’exercer sa langue; si bien qu’ayant entendu la conversation d’Elize & de la princesse, elle crut avoir trouvé de quoi satisfaire son envieuse rage. Elle attendoit avec impatience que la fée Serpente fût arrivée. Dès qu’elle entra dans la chambre, elle lui fit signe qu’elle avoit à lui parler. La fée approcha d’elle; elle lui dit qu’elle savoit bien des choses; mais qu’elle ne pouvoit les lui dire devant Philonice. Je reviendrai ce soir, quand elle sera sortie, lui dit Serpente; mais prends garde de ne pas me mentir, de peur que je ne te punisse plus sévèrement que ma sœur la fée Tante.

Après cela elle se rapprocha de Philonice, & ayant son dessein caché, elle se retira. Le soir étant venu, Elize fut porter au prince de quoi manger, & la princesse prit le chemin du bois des citronniers, pendant que la fée, curieuse de savoir ce que lui vouloit dire la guenon, rentra dans le pavillon.

Cette maudite bête lui rendit compte de tout ce qu’elle avoit entendu dire à ces deux jeunes personnes, & comme elle avoit vu Elize chargée de beaucoup de choses bonnes à manger, qu’elle avoit dit à Philonice d’aller porter au prince, & qu’elle l’y attendroit, à son retour d’auprès de Cléonice. La fée sortit très en colère contre la princesse; elle fut au bois des citronniers, pour voir si sa guenon ne mentoit point, bien résolue de découvrir le mystère; elle la trouva comme elle quittoit Cléonice; elle la suivit au cabinet du bosquet.

Elle fut bientôt au fait de ce qu’elle vouloit apprendre. Le prince ne vit pas plutôt Philonice, qu’il lui dit qu’il mouroit d’impatience de la revoir; qu’il ne pouvoit plus vivre dans une si dure contrainte; que s’il étoit vrai qu’elle eût de la bonté pour lui, elle consentiroit qu’il la tirât des mains de ces barbares furies, pour la conduire auprès de la princesse sa mère, qui languissoit depuis plusieurs années dans le chagrin de l’avoir perdue. Pour moi, reprit Elize, je ne vois pas que vous deviez balancer à suivre un prince qui vous étoit destiné par les personnes qui avoient droit de disposer de vous, puisqu’il vous promet de vous remettre entre les mains de la princesse votre mère, & qu’il vous assure de vous tirer de cette malheureuse prison. Mais, Elize, reprit Philonice, croyez vous que j’aime assez ce séjour infortuné, pour ne pas accepter le parti qu’Anaxandre nous propose, si je le croyois possible? Ah! cruelle personne, interrompit le prince, vous ne le trouvez impossible que par la répugnance que vous avez pour moi; je me suis flatté en vain d’avoir un peu de part dans votre cœur: vous avez sucé, avec le temps, la barbarie de vos démons sous la figure de femmes; vous verrez avec joie ma mort, puisque vous ne voulez pas consentir à un dessein si juste.

Hé bien, reprit la princesse, il faut vous suivre, quoiqu’il en puisse arriver; mais quand la foudre tombera sur vous, ressouvenez-vous qu’il n’a pas tenu à moi de vous en garantir.

La fée ne pouvant plus long-temps écouter ce qu’on disoit contr’elles, se montra comme la princesse achevoit de parler; elle pensa la faire mourir de frayeur, aussi bien qu’Elize. Qui t’a fait si hardi, jeune audacieux, dit-elle, en s’adressant à Anaxandre, de venir dans ces lieux sans notre permission, & d’avoir la témérité de croire nous pouvoir ôter cette princesse? Crois-tu que nous l’avons élevée avec tant de soin pour toi? Tu te trompes, si tu l’as pensé; malgré tes beaux projets, tu ne la verras plus: sors au plus vîte de devant mes yeux, de peur que je ne te punisse plus sévèrement.

Ah! cruelle fée, reprit Anaxandre, à quelle punition plus affreuse pouvez-vous me condamner, que de me priver de la vue de ma princesse? Si vous aviez été quelquefois sensible, vous vous laisseriez toucher à la pitié; & favorisant deux cœurs que l’amour unit, vous me rendriez Philonice. Je l’avoue, reprit la fée, que si j’étois maîtresse de la destinée de cette princesse, je ferois ce que tu dis; mon cœur, plus sensible à la pitié qu’à l’offense, te pardonneroit aisément une injure que l’amour t’a forcé de nous faire; mais, Anaxandre, je n’en suis que gardienne: c’est un dépôt que mes sœurs m’ont remis; je sais le dessein qu’elles ont sur elle, je dois leur conserver avec soin ce qu’elles m’ont confié. Retire-toi, encore une fois, laisse cette princesse en repos, si tu ne veux être cause de tous les malheurs de sa vie.

Ah! madame, reprit enfin Philonice, enhardie par la bonté de la fée, n’en craignez point pour moi si vous me privez de voir Anaxandre. Mais, Philonice, répondit la fée, ne craignez vous point ma colère, quand vous me faites une pareille confession? qu’est devenue cette obéissance à mes volontés? J’avoue, madame, reprit la princesse, que je mérite toute votre indignation; je connois ma faute, il n’est plus en mon pouvoir de m’en repentir, les ordres d’une mère que je respecte, un penchant plus fort que moi qui m’entraîne vers ce prince, me serviroient peut-être d’excuse auprès de vous, si vous vouliez suivre les mouvemens de votre cœur. Ah! madame, toutes les infortunées qui sont dans ces lieux n’ont trouvé de pitié qu’en vous: serai-je la seule que vous rendrez malheureuse? Il n’est pas en mon pouvoir, reprit la fée, de vous donner à ce prince; vous êtes destinée pour un autre, que j’avoue n’être pas si aimable. Moi! s’écria Philonice, destinée pour un autre! non, madame, on le prétend vainement: vous êtes maîtresse de me faire souffrir les tourmens les plus cruels; mais vous ne sauriez être maîtresse de ma volonté. Ah! ma chère princesse, reprit Anaxandre, quelle action de grâces ne vous dois-je point pour tant de bontés! C’est à moi, ma princesse, à vous délivrer de cette tyrannie; je saurai donner la mort à celui qu’on vous destine, fût-il gardé par toutes les furies ensemble. Nous te craignons peu, reprit la fée en riant; celui qui sera l’époux de Philonice ne craint point la mort; mais il peut la donner facilement. Qu’il me la donne donc, s’écria le prince; car il ne sera possesseur de Philonice que par la fin de ma vie. Hélas! à quoi vous amusez-vous? dit enfin Elize, qui n’avoit point encore parlé, à faire des menaces qui ne servent qu’à irriter la bonté de la fée? implorez bien plutôt son secours tout puissant, elle n’attend que votre obéissance pour adoucir tous vos maux. Si elle ne peut vous rendre tout à fait heureux, son cœur n’a pu s’exempter d’un mouvement de tendresse pour cette belle princesse; profitez-en & fiez-vous sur la parole que je vous donne, que vous ne serez pas long-temps sans ressentir les effets de sa compassion. Adieu, Anaxandre, dit Philonice en lui tendant la main, croyons Elize, elle est plus sage que nous; & cédons à notre destin, puisque nous ne pouvons faire autrement.

Le prince prit la main de la princesse, qu’il baisa avec un transport si tendre, qu’il acheva de désarmer Serpente. Elle cacha pourtant ses sentimens avec soin; la seule Elize s’en apperçut, ce qui l’obligea de tirer Philonice par le bras avec violence pour la faire sortir du cabinet.

Le pauvre prince demeura dans un état déplorable; il suivit des yeux sa chère princesse le plus loin qu’il put; mais Elize lui fit signe de demeurer dans l’endroit où il étoit, & lui fit comprendre qu’il auroit de ses nouvelles.

Cependant la fée Serpente fit rentrer Philonice dans son pavillon, elle lui défendit d’en sortir jusqu’à son retour, & sans lui rien dire de ce qu’elle avoit résolu de faire, elle se retira.

O Dieux! dans quel état laissa-t-elle cette pauvre princesse? Elize ne pouvoit la consoler; la seule idée d’être mariée à quelque monstre la mettoit au désespoir; à peine ses larmes & ses sanglots lui donnoient-ils le temps de respirer: elle passa la nuit dans cette triste occupation.

Au point du jour la fée rentra dans sa chambre. Philonice, lui dit-elle, j’ai fait ce que j’ai pu pour faire consentir mes sœurs à vous laisser libre: je leur ai vanté le mérite de votre amant. J’ai voulu leur faire comprendre qu’il seroit bon de vous rendre à la princesse votre mère, en vous comblant de tous les dons qui sont en notre puissance: que vous ne nous avez jamais donné que des sujets de joie: qu’il n’étoit pas juste de vous contraindre, si votre inclination ne vous portoit pas à demeurer parmi nous; mais toutes mes remontrances ont été vaines, elles m’ont dit qu’elles ne vous avoient enlevée que pour vous donner au roi des Monstres; que je vous disposasse à l’épouser. Ah! madame, lui dit Philonice, vous me disposerez bien plutôt à la mort qu’à ce funeste mariage! Que deviendra le pauvre Anaxandre, s’il ne me voit plus? Je puis bien, reprit la fée, vous faire voir encore ce prince; mais ne pouvant vous donner à lui, mon indulgence ne serviroit qu’à vous rendre plus malheureuse; prenez bien plutôt la résolution d’obéir à mes sœurs, que d’aimer un prince à qui vous ne serez jamais, à moins que notre pouvoir ne soit détruit.

Il ne peut durer plus long-temps, s’écria Philonice; le ciel, las de tant d’injustices, n’abandonnera pas toujours les malheureux mortels sous la cruelle tyrannie de vos barbares sœurs. Je la vois, je la vois, continua-t-elle d’un ton prophétique, cette adorable princesse que les dieux nous ont promise par la bouche du savant solitaire, prête à venir briser nos liens, en réduisant vos sœurs à ne plus disposer de leur puissance, qu’à trouver des inventions nouvelles pour embellir ces lieux: je les vois, dis-je, ces furies, réduites, proche de la rivière, à faire tourner des roues d’une grandeur prodigieuse, pour fournir des eaux à ce palais enchanté; leur désespoir les contraindra de jeter des cris semblables à ceux des infortunés qui sont métamorphosés en bêtes les plus féroces, ce qui fera croire, à ceux qui passeront près de cet endroit, que l’enfer y est ouvert.

Pour vous, madame, qui n’avez jamais consenti aux maux que vos pernicieuses sœurs ont fait dans le monde, vous ne serez point de ce nombre; la princesse saura récompenser comme punir; elle vous distinguera de toutes les fées, & vous donnant la garde de ces beaux lieux, vous jouirez seule de sa présence auguste: glorieuse des caresses que vous en recevrez, vous passerez d’heureux jours, pendant que vos sœurs se repentiront, mais trop tard, de leurs cruautés.

Serpente écoutoit avec étonnement le discours de la princesse; elle voyoit visiblement que quelque divinité l’inspiroit, d’autant plus que cette prophétie étoit écrite dès le commencement de leur empire, sans que le temps en fût marqué autrement, sinon que cela arriveroit sous le règne du plus grand roi qui eût occupé le trône. Mais quoiqu’elles vissent faire tous les jours à ce prince victorieux des actions si éclatantes qu’elles ne pouvoient le méconnoître, elles se flattoient que ce n’étoit pas lui dont l’oracle vouloit parler, & que cette princesse, fatale à leur empire, n’étoit pas encore née. Mais la fée, se le voyant confirmer par Philonice, vit bien que leur ruine étoit proche.

Elle résolut d’en avertir ses sœurs, pour quelles vissent, toutes ensemble, quel remède y apporter; & ne se repentant point d’avoir été sensible pour les malheureux, elle dit à la princesse qu’elle ne s’affligeât point, ni qu’elle ne prît pas pour une prophétie, ce que sa seule animosité lui avoit inspiré; que leur pouvoir avoit été de tout temps, & qu’il ne finiroit qu’avec le monde; qu’elle lui promettoit de faire un dernier effort pour la rendre heureuse. Que si elle ne pouvoit rien obtenir, elle lui donneroit les moyens de voir le prince, tant qu’elle seroit sous sa dépendance.

Après cela elle la quitta, pour aller dire aux fées ce qui venoit de lui arriver. Elles en furent épouvantées, d’autant plus que la fée l’Envieuse leur dit, qu’ayant voulu changer en ours un prince qui l’avoit offensée, elle n’en avoit pu venir à bout. La fée la Rancune se plaignit aussi qu’elle ne faisoit pas tout le mal qu’elle vouloit faire. Enfin, dans la peur de voir leur empire renversé, elles furent consulter le livre magique, où elles trouvèrent la prophétie de Philonice véritable. Désespérées d’un sort cruel, & qu’elles voyoient si proche, au lieu d’écouter les conseils de la fée Serpente, elles redoublèrent leur rage contre les malheureux qui étoient en leur puissance. Philonice n’en fut pas exempte, quoique pût dire la prudente fée. Elles l’envoyèrent chercher dans l’instant, & l’accablant d’injures, elles lui dirent qu’elle se disposât à épouser le lendemain l’époux qu’elles lui avoient destiné. Mais afin qu’elle le connoisse, conduisez-la, ma sœur, dirent-elles à Serpente, dans la salle de glace.

Serpente, de peur de les irriter davantage, prit la princesse par la main, & la fit entrer dans la chambre où le monstre l’attendoit. Il étoit pareil au Poliphême des poëtes, hors qu’il avoit de plus un affreux grouin de cochon, ce qui lui rendoit la voix si horrible, que la pauvre Philonice pensa mourir de frayeur, quand il lui demanda, en s’approchant d’elle, si elle ne vouloit pas bien être sa femme. J’épouserois plutôt la mort que toi, reprit la triste princesse. Tu le feras pourtant dès demain, reprit le Poliphême, sans me soucier de tes larmes; je me repais des maux que je fais souffrir, ainsi ne crois pas me faire pitié par tes pleurs, dispose-toi bien plutôt à m’obéir sans peine.

Après cela il s’éloigna d’elle sans être touché de ses cris douloureux, non plus que les détestables fées.

Serpente la ramena dans ses appartemens plus morte que vive. Ne pouvant faire autre chose pour sa consolation, elle lui fit venir le prince, qu’elle couvroit d’un nuage épais. Je vous fais venir Anaxandre, lui dit-elle, en le développant du nuage, pour que vous ayez à prendre votre parti avec lui.

En achevant ces paroles, elle les quitta. Le prince, transporté de joie de revoir sa princesse, ne pouvoit comprendre d’où venoit qu’elle n’y étoit pas aussi sensible que lui, & que pour réponse à tous ses empressemens, elle ne lui donnoit que des larmes. Elize l’accompagnoit dans ce lugubre exercice, sans qu’il pût tirer un mot de l’une ni de l’autre. Eh quoi! ma princesse, dit enfin Anaxandre, vous ne me dites point ce qui cause vos pleurs? je me flattois que ma présence pourroit adoucir vos chagrins, que le plaisir de connoître tout l’amour que vous m’inspirez pourroit suspendre vos douleurs; croyez-vous que je les ressente moins que vous? cependant, charmé de me retrouver en liberté de vous jurer une constance éternelle, quelques maux qu’il faille souffrir pour vous mériter, la joie de vous revoir l’emporte sur mes chagrins. Si vous m’aimiez, Philonice, comme je vous aime, ma présence feroit le même effet sur votre cœur. Cruel prince! reprit la princesse, n’achevez pas de m’accabler par vos reproches, vous ne savez que trop combien je suis sensible pour vous; mais vous ne savez pas tous nos malheurs; la fée Serpente a voulu faire consentir ces barbares fées à notre bonheur; elles ont été inflexibles à ses prieres; elles veulent me donner demain à un monstre effroyable, qu’elles reconnoissent pour leur roi, & vous pouvez me demander la cause de mes pleurs? Ah! mon cher Anaxandre, la source n’en tarira jamais; je vais vous perdre pour toujours, & ces furies infernales se nourrissant de mes larmes, ne me permettront point de les finir par ma mort. La pitoyable fée s’est expliquée qu’elle ne peut rien pour nous secourir, que de nous donner le triste plaisir de nous plaindre ensemble pour la dernière fois. Ah! madame, vous ne méritez pas toutes ses bontés si vous n’en profitez pas, s’écria le prince; je comprends assez quelles sont ces dernières paroles, dès que je sais les malheurs qu’on nous prépare. Je vous fais venir le prince, vous a-t-elle dit, pour que vous ayez à prendre votre parti avec lui. Et que croyez-vous, madame, que soit le parti que je vous aiderai à prendre? Pensez-vous que connoissant tout l’amour que j’ai pour vous, elle espère que je vous conseille de vous donner au roi des monstres? Non, madame, elle a voulu vous faire entendre que vous suiviez mes avis du cabinet; que pendant que vous êtes libre, puisque votre gardienne vous ouvre votre prison, vous en sortiez. Prenez garde de le faire trop tard; profitez des momens que sa bonté nous donne, ils passent vîte, & ne reviendront jamais. Ah madame, dit Elize voyant la princesse incertaine, que tardez-vous à sortir de ces lieux? La fée sans doute nous cachera dans notre fuite, & nous ne trouverons point d’obstacles à nous rendre auprès de la princesse votre mère. Hélas! que vous vous flattez en vain, reprit la désolée Princesse, de croire qu’il soit si facile d’éviter le malheur qui me poursuit! Mais pouvez-vous être plus malheureuse, reprit encore Elize, & que risquez-vous en suivant nos avis? Hé bien, suivons les donc, dit enfin la princesse; mais connoissez, Anaxandre, que je fais plus que je ne dois en vous prenant pour guide de ma conduite. Ah! madame, reprit le prince, vous n’aurez pas sujet de vous en repentir, mon amour vous en répond.

Après cela Elize alla prendre tout ce qu’ils avoient de pierreries. Ils sortirent tous les trois de ce pavillon, dans le dessein de se cacher dans le bosquet jusqu’à minuit; mais ils furent bien étonnés quand ils se virent enveloppés du même nuage qui avoit servi à cacher le prince; ils ne doutèrent plus que la fée Serpente ne voulût favoriser leur retraite; & n’ayant plus besoin de l’obscurité ils marchèrent, sans crainte, par le chemin qu’Anaxandre leur montroit; c’étoit celui de la rivière. Ce n’est pas qu’il ne fût embarrassé comment il la feroit passer à la princesse; mais son embarras cessa, quand il vit son écuyer, dans un bateau couvert fort proprement, qui les attendoit. Quelle joie pour le prince & pour les aimables fugitives! elles entrèrent dedans avec empressement; & passant diligemment à l’autre bord, elles descendirent à terre. Anaxandre se retourna pour commander à son écuyer d’aller querir des chevaux le plus vîte qu’il pourroit; mais il ne trouva ni bateau, ni écuyer. Elize lui dit que la fée Serpente leur avoit donné ce secours; qu’elle lui avoit dit en partant qu’ils marchassent toujours de nuit; qu’ils se pressassent le plus qu’ils pourroient d’arriver; que s’ils pouvoient mettre une fois le pied sur leurs terres, il ne seroit plus en la puissance des fées de leur nuire.

Comme Elize achevoit de parler, le prince vit venir des chevaux à eux avec beaucoup de monde, cela l’inquiéta; mais sa frayeur fut bientôt dissipée, quand il reconnut ses gens, & à leur tête, son véritable écuyer. Il lui demanda qui lui avoit ordonné de venir à cet endroit? Un homme de votre part, répondit l’écuyer, qui m’a apporté ce billet. Ils reconnurent encore les soins de l’obligeante fée. Voulant profiter de ses avis, ils montèrent à cheval, & quittant le grand chemin, ils allèrent attendre la nuit à la première habitation, où, de peur que la beauté de Philonice ne donnât de la curiosité, le prince lui conseilla de prendre un habit d’homme, afin que ce beau visage se cachât sous l’armet. Elize en fit autant, & tous ensemble, dès que la nuit fut venue, ils remontèrent à cheval, & marchèrent avec le plus de diligence qu’il leur fut possible. Ils firent la même chose toute leur route; la princesse résistoit à une si rude fatigue, par l’empressement qu’elle avoit d’être en lieu de sûreté.

Anaxandre auroit bien voulu épargner toutes ces peines à sa chère Philonice: il étoit dans une appréhension mortelle qu’elle ne tombât malade de lassitude. Cependant ils faisoient de si grandes traites, qu’ils n’étoient plus qu’à une journée de leur pays. L’espérance de trouver du repos donna un nouveau courage à toute la troupe; jamais ils n’avoient été plus gais; ils ne parloient que du bonheur qu’ils alloient goûter. Quelle satisfaction pour moi, disoit la princesse, de revoir une mère si bonne & si tendre! Dieux, que nous passerons d’heureux jours! Je vois déjà les feux qu’on allume toutes les nuits sur les tours pour éclairer les vaisseaux; enfin, nous touchons au moment heureux où nous n’aurons plus rien à craindre. Les dieux le veuillent, reprit Elize; mais je ne sais quel bruit j’entends derrière nous; l’envie d’arriver nous a fait marcher plus tard qu’à l’ordinaire; voilà le jour, ce qui nous a été défendu par Serpente. Dès que le prince avoit entendu marcher, il avoit tourné la tête; il entendit un grand bruit d’hommes & de chevaux, cela lui donna de l’inquiétude; il fit avancer la princesse avec Elize, & quelques cavaliers avec elles pour les défendre, & prit le reste de ses gens avec lui. Philonice ne vouloit pas le laisser; mais il lui protesta tant de fois qu’il la rejoindroit dès qu’il auroit su qui étoient les gens qu’il entendoit, qu’elle y consentit.

A peine la princesse fut-elle éloignée, que le prince vit venir un gros d’hommes monstrueux; à leur tête étoit le roi des monstres, qui ayant su que Philonice s’étoit sauvée, la suivoit avec diligence pour la punir du mépris qu’elle faisoit de son alliance. La fée la Rancune étoit à ses côtés, qui prenoit grand soin d’allumer son couroux contre cette aimable personne.

Le prince n’eut pas plutôt apperçu cette horrible troupe, qu’il se mit en devoir de leur défendre le passage. La fée la Rancune voyant son action, s’avança la première: Voici apparemment cet amant de Philonice, dit-elle au roi des monstres, que ma sœur Serpente vouloit nous persuader de vous préférer; voyez la vengeance que j’en vais tirer. En disant cela, elle toucha Anaxandre de sa baguette; mais son dessein fut inutile, ses charmes magiques se trouvèrent sans puissance, & le prince n’en fut pas moins en état de combattre ces monstres affreux, qui n’avoient que le corps d’homme, portant une tête de sanglier. La fée gonflée de rage, quitta le prince en l’accablant de malédictions, & s’élevant en l’air, elle fut joindre la princesse, qu’elle savoit être devant. Elle l’atteignit dans le temps qu’elle n’avoit plus rien à craindre, & la prenant par ses beaux cheveux, elle l’enleva dans les airs. Quand elle fut à la hauteur de l’endroit où elle avoit laissé la monstrueuse troupe combattant Anaxandre, elle s’arrêta, & élevant la voix: Vois, prince, que ma puissance n’est pas toujours sans force; cesse un combat qui t’est inutile; viens m’arracher des mains cette princesse fugitive, cela te sera plus glorieux. Et vous, roi des monstres, continua-t-elle, laissez ce malheureux; vous vous vengerez bien mieux en lui donnant la vie, qu’en terminant ses malheurs par une prompte mort.

Dès que la fée eut fait entendre sa voix, ce combat finit. Le prince, à l’arrivée de Philonice, tomba évanoui de douleur de ne pouvoir la secourir: quand il revint de sa foiblesse, il ne vit plus aucun de ces monstres, tout avoit disparu dès qu’ils avoient vu que la fée la Rancune tenoit Philonice en sa puissance. Elle la transporta dans le séjour des fées, & la conduisant au palais, elle la fit entrer dans une salle voûtée, où toutes ces furies étoient assemblées. Voilà, dit la Rancune, mes chères sœurs, cette criminelle fugitive, qui nous quitte pour suivre un jeune téméraire, que j’ai su punir de son insolence; il faut qu’elle serve d’exemple à celles qui oseroient nous déplaire; qu’elle tremble au seul récit de son châtiment. Nous vous l’abandonnons, reprirent toutes les fées ensemble, c’est votre conquête, c’est à vous à nous venger de cette méconnoissante princesse. Elle est à moi devant que d’être à elle, reprit le roi des monstres, je prétends être maître de sa destinée: vous me l’avez donnée dès l’âge de douze ans, que vous l’arrachâtes des bras de sa mère. Les fées convinrent que le roi avoit raison, qu’elles ne pouvoient plus disposer de la princesse. La Rancune y consentit avec peine; mais elle s’en consola, par l’espérance que ce monstre ne seroit pas moins cruel qu’elle. Cette pauvre victime lui fut donc livrée, sans pitié de ses larmes ni de son désespoir. Il la conduisit dans un antre affreux, & dès qu’elle y fut entrée, il lui dit que si elle vouloit l’épouser, il lui pardonneroit sa fuite, qu’il la feroit reine de tous les monstres de l’Europe, & de tous les trésors qui étoient en son pouvoir. Si je consentois à t’épouser, reprit la princesse, ce ne seroit que pour découvrir par quel moyen je pourrois me délivrer de toi; ainsi ne me fais plus une proposition qui me fait horreur; contente-toi de me rendre malheureuse, sans qu’il faille que j’y donne mon consentement. Hé bien, sois-la donc, puisque tu veux l’être, répondit-il avec fureur; viens commencer ton tourment. En disant cela, il la fit descendre dans un lieu encore plus bas que le premier où elle étoit entrée, & ouvrant une porte, il lui fit voir une grande plaine remplie d’herbes fraîches, arrosée d’un ruisseau clair comme du crystal; un rocher bornoit la plaine; il y fit attacher la princesse avec une chaîne assez longue pour qu’elle pût se promener de tous côtés, & faisant sortir de ses étables des monstres de toute espèce, il lui dit, que puisqu’elle n’avoit pas voulu être leur reine, elle passeroit sa vie à les garder; qu’elle donnât ses soins qu’ils ne s’écartassent point, qu’elle n’avoit qu’à les toucher avec une houlette qu’il lui donna. Après cela il laissa cette malheureuse princesse si pleine de frayeur, qu’elle auroit fait pitié à tout autre qu’à ce cœur de tigre. Dès qu’elle voyoit approcher cet horrible troupeau, elle faisoit des cris effroyables, & se tenant toujours sur le rocher, elle se servoit de sa houlette pour les faire éloigner. Cependant le malheureux Anaxandre se désespéroit, sans savoir quel parti prendre pour suivre sa chère Philonice; quand Elize, qui dès que la princesse fut enlevée avoit retourné sur ses pas, arriva auprès de lui, un peu après qu’il fut revenu de son évanouissement. Ah! ma chère Elize, lui dit-il, où retrouver ma princesse? Il faut retourner au séjour des fées, reprit Elize, c’est-là sans doute qu’on l’a conduite: peut-être que par le moyen de la fée Serpente je pourrai la voir, & lui faire savoir que vous n’avez pas succombé dans le combat des monstres. Hélas! ma chère Elize, reprit le prince, il vaudroit bien mieux pour moi que j’y fusse mort, que de rester sur la terre inutile à Philonice. Suivez-moi seulement, reprit encore Elize, j’espère que nous pourrons revoir cette aimable princesse. Après cela ils remontèrent à cheval; & faisant une diligence incroyable, ils arrivèrent en peu de jours sur le bord de la rivière. Il étoit nuit quand ils descendirent de cheval, & ils n’étoient pas peu en peine de savoir comment ils pourroient faire pour passer de l’autre côté de l’eau. Mais celle qui leur avoit fourni le moyen de sortir du séjour des Fées, se trouva encore à leur secours, pour les faire rentrer dans un lieu qui leur étoit devenu si cher, dans l’espérance de revoir Philonice. Elle leur fit trouver un bateau, & leur servant de batelier, ils eurent bientôt fait ce petit trajet. Quels remercîmens ne lui firent-ils point? & avec quel empressement Anaxandre lui demanda-t-il des nouvelles de la princesse? Elle est, répondit la fée, au pouvoir du roi des monstres; mes barbares sœurs la lui ont livrée, dans le moment que la Rancune l’eut remise entre leurs mains cruelles. Ah! pitoyable Serpente, s’écria le prince; souffrirez-vous qu’une si charmante personne périsse? Et ne me donnerez-vous point le moyen de mourir à ses pieds, si je ne puis l’arracher à son malheureux sort? Je ne puis, reprit la fée, changer le destin de la princesse; un temps viendra qu’elle sera plus heureuse, mais ce ne sera ni par votre secours ni par le mien: tout ce que je puis faire, est de vous conduire dans les lieux où elle passe ses jours infortunés, en vous revêtant de la forme de quelque monstre, aussi bien qu’Elize, de peur que le roi de ces lieux souterains ne vous reconnoisse. En disant cela, elle les toucha de sa baguette, & ils parurent demi-hommes & demi-chevaux, semblables au Centaure de la fable: elle les conduisit en cet état, après leur avoir donné d’une herbe dont ils n’avoient qu’à se toucher pour reprendre leur véritable figure, au séjour du roi des monstres. Ils descendirent dans cette plaine, où la malheureuse Philonice gardoit jour & nuit ce monstrueux troupeau: ils la trouvèrent couchée sur le rocher, sa houlette d’une main & sa tête appuyée sur l’autre; de grosses larmes couloient de ses yeux sur son beau sein, qui paroissoit à moitié découvert. Le jour commençoit à paroître quand ils approchèrent d’elle. Le bruit qu’ils firent en marchant la tira de sa rêverie: elle tressaillit de crainte de voir des monstres nouveaux; mais le prince ne voulant pas la laisser davantage dans l’état déplorable où il la voyoit: puisqu’il n’est permis qu’aux monstres de vous approcher, divine princesse, lui dit-il, ne vous étonnez pas de nous voir, Elize & moi, sous cette forme hideuse; rien ne paroît impossible à l’amour & à l’amitié joints ensemble: la fée Serpente, pitoyable à son ordinaire, nous a transformés ainsi, pour nous donner le plaisir de passer nos jours auprès de vous. Hélas! Anaxandre, reprit enfin la princesse après être revenue de son étonnement, quel démon ennemi de vos jours vous conduit ici l’un & l’autre! N’étoit-ce pas assez de mes malheurs, sans être accablée de la crainte, continua-t-elle, que le tyran affreux qui me tient sous sa puissance, ne vous découvre & ne vous fasse, par des supplices horribles, payer bien cher le plaisir de nous voir? Ah! ma chère Elize, continua-t-elle, emmenez le prince, si vous m’aimez, & ne me préparez pas, par votre imprudence, le triste spectacle d’être cause de sa mort. Cessez, reprit Anaxandre, de craindre pour la charmante Elize & pour moi, en vous disant que c’est la fée Serpente qui nous conduit dans ces lieux; c’est vous dire que nous n’avons rien à craindre.

Comme il achevoit de parler, le soleil commençant à s’approcher, le troupeau monstrueux se réveilla, & remplit l’air de hurlemens terribles. Elize, peu accoutumée à de semblables cris, s’enfuit, pleine de terreur, de l’autre côté du rocher; & y trouvant une concavité, elle y entra avec précipitation. Mais elle fut bien étonnée de trouver une chambre dans ce lieu tendue de deuil; un cercueil étoit placé au milieu de cet antre, éclairé de deux lampes de crystal de roche. Une jeune personne, vêtue de noir, étoit auprès de ce cercueil, dont la beauté, malgré les larmes qui couloient de ses yeux en abondance, parut à Elize une des plus accomplies de la terre.

La surprise qu’elle eut d’un spectacle si nouveau, lui fit pousser un cri si haut, que la princesse & Anaxandre, qui la suivoient, l’entendirent; & précipitant leurs pas, ils entrèrent dans ce tombeau.

La présence de tant de gens retira la belle affligée de son occupation ordinaire, & faisant effort pour arrêter les sanglots qui lui ôtoient l’usage de la parole: Quel malheureux destin vous conduit ici, dit-elle en s’adressant à Philonice? est-ce le hasard, ou les barbares qui possèdent ces lieux, qui vous contraignent à venir mêler vos larmes avec les miennes? Une même destinée nous contraint aussi bien que vous, reprit la princesse, d’habiter ces lieux infernaux: ainsi, madame, si votre douleur peut être soulagée par la compagnie de personnes aussi malheureuses que vous, nous vous offrons cette triste consolation. Ma douleur est d’une nature, reprit l’inconnue, à ne pouvoir jamais finir. Tout ce que les dieux avoient fait de parfait sur la terre, & tout ce qui pouvoit me plaire, est enfermé dans ce tombeau; je passe mes jours infortunés à vouloir lui donner un secours inutile. Je vois, lui dit-elle, voyant que Philonice étoit étonnée de ces dernières paroles, que vous ne comprenez pas que la personne que je regrette puisse être en état d’avoir besoin de secours, après vous avoir dit qu’elle étoit enfermée dans ce tombeau; mais, madame, il faudroit, pour vous éclaircir cette aventure, vous apprendre la cause de mon supplice, ce qui ne feroit que renouveler mes douleurs avec plus de vivacité.

Comme la princesse alloit lui répondre, une voix plaintive, qu’elle entendit sortir de ce tombeau, la fit arrêter, & l’inconnue, en redoublant ses larmes, fit des efforts incroyables pour ouvrir ce sépulcre. Philonice, le prince, & Elize, se joignirent à cette belle affligée; mais tous leurs efforts furent inutiles. Ne vous fatiguez point en vain, leur dit cette voix plaintive, laissez-moi achever ma destinée dans cette triste demeure; un jour viendra, & ce jour n’est pas loin, qu’il me sera permis de revoir la lumière, & de vous dire, ô! ma chère Mélicerte, que la glace du tombeau ne peut rien sur mon amour; jouis, en attendant, de la consolation que le ciel t’envoie par la présence d’un prince & d’une princesse aussi malheureux que toi.

La voix plaintive se tut après ces mots, & Mélicerte se jetant au col de Philonice: Ah! madame, lui dit-elle, quel bonheur votre présence m’apporte! j’entends mon époux me promettre un temps plus heureux, je puis espérer de le revoir un jour; mais n’est-ce point un songe! reprit-elle, en se laissant tomber sur un lit dont elle s’étoit levée: Ah! sans doute mon esprit troublé par la longueur de mes malheurs, me fait croire des choses impossibles! Non, madame, reprit Philonice, vous ne vous êtes point flattée dans ce que vous venez d’entendre, nous l’avons entendu comme vous; sans doute le ciel, las du supplice de tant d’innocentes victimes, nous donnera bientôt un secours proportionné à nos maux; ce n’est pas seulement par la bouche des morts qu’il nous le promet, les vivans l’ont prédit comme lui. Ah! madame, dit Mélicerte, que ne vous dois-je point de me confirmer ce que je n’osois croire! Mais où est donc, dit-elle en regardant de tous côtés, ce prince dont mon époux m’a parlé? seroit-ce cet aimable Centaure qui m’a aidée avec tant d’empressement à soulager le malheureux Yphydamante? Oui, madame, dit Anaxandre, c’est moi qu’une fortune cruelle oblige de me cacher sous cette figure si extraordinaire. Je vous avoue, reprit Mélicerte, que je vois des choses si surprenantes, que je ne puis m’empêcher d’être sensible à la curiosité d’apprendre vos aventures, avec la parole que je donne à cette belle personne, dit-elle en montrant la princesse, de satisfaire la sienne quand elle le voudra. Ce seroit dès ce moment, reprit Philonice, si je n’étois pas obligée de vous quitter pour le reste du jour, de peur que le roi des monstres qui vient souvent voir si je m’acquitte de mon devoir, ne me trouvant pas, ne me retranchât le peu de liberté qu’il me donne. Pour vous, continua-t-elle, généreux prince, demeurez auprès de l’aimable Mélicerte, & quittant votre déguisement, faites-lui voir que vous méritez son estime, pendant que ma chère Elize, délivrée aussi bien que vous de cette métamorphose, fera connoître à cette belle personne, en lui contant mon histoire, qu’elle n’est pas seule malheureuse. Mais, ma princesse, reprit Anaxandre, pensez-vous que je puisse vous quitter si-tôt, & que satisfait de vous avoir vue un moment, je n’aie pas encore mille choses à vous dire? Dès que la nuit sera venue, reprit Philonice, je viendrai volontiers les écouter; mais, Anaxandre, ayez cette complaisance pour moi, de ne vous point montrer devant mon argus; l’agitation qu’il verroit sur mon visage, lui apprendroit ce que nous avons tant d’intérêt de cacher.

Après cela elle sortit, sans vouloir permettre qu’on la suivît. Elle arriva tout-à-propos sur la pointe du rocher. Cet affreux roi paroissant dans le moment: vous êtes bien gaie aujourd’hui, Philonice, lui dit-il, en s’approchant d’elle, je ne vois point, comme j’ai coutume, la trace de vos larmes sur votre visage; votre supplice n’en est-il plus un pour vous? à force de le souffrir, ou contente de votre sort, auriez-vous pris le parti de m’épouser? Parlez, continua-t-il en se voulant radoucir, ma bonté est encore prête à vous recevoir; mais prenez garde de ne me plus irriter par vos refus; tout ce que vous avez souffert jusqu’à présent n’est rien en comparaison des maux que je vous prépare, si vous n’êtes résolue de m’obéir.

La princesse trembla à ce discours; mais prenant sa résolution dans un instant: Je vois bien, lui dit-elle, que je serai contrainte à la fin de me rendre à une si longue constance; je ne vous demande plus que le temps du retour de la lune nouvelle, pour faire un sacrifice à cette déesse. Je te l’accorde, reprit le Polyphême avec un air content, pourvu que tu ne me trompes point, quoiqu’un mois soit encore long pour mon impatience. Je vais avertir tous mes sujets, aussi bien que toutes les fées, de se tenir prêts pour célébrer ce mariage avec la pompe dûe à ma grandeur.

A ces mots il se sépara de la princesse. Elle auroit bien voulu, dès qu’elle le vit partir, retourner au tombeau d’Yphydamante; mais craignant qu’il ne revînt avant la fin du jour, elle attendit que la nuit eût fermé les yeux à son terrible troupeau.

Elize venoit de finir son histoire, quand elle parut dans la chambre. Mélicerte lui témoigna combien elle s’étoit intéressée à tous ses malheurs; le prince lui dit cent fois avec des transports que nul autre amant n’avoit jamais sentis, qu’il ne pouvoit plus soutenir son absence, qu’elle ne lui demandât plus de si cruelles preuves de son obéissance. Elle répondit avec tendresse à son Anaxandre, & adressant la parole à Mélicerte: Il ne tiendra qu’à vous, madame, lui dit-elle, de contenter ma curiosité, à présent que je puis vous écouter sans craindre d’être troublée par mon cruel tyran. Cela est juste, aimable princesse, reprit Mélicerte, & pour ne pas perdre des momens si précieux.

Le bruit qu’ils firent en marchant la tira de sa rêverie.


HISTOIRE
De la Princesse Mélicerte.

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Je vous dirai, madame, que je suis fille d’un prince qui est souverain d’un grand pays, au-delà d’un fleuve que l’on nomme le Rhin. J’avois deux frères, dont le courage s’étoit signalé dans toutes les occasions d’une guerre qui occupe depuis plusieurs années l’Europe entière contre le roi de ce royaume, qui, à la honte de plusieurs têtes couronnées, ne peut être vaincu en nulle occasion, quelques forces qu’ils arment contre lui. Pendant que mon père & mes frères étoient employés à défendre leurs provinces des conquêtes de ce grand conquérant, je passois mes jours auprès de la princesse ma mère, à apprendre tout ce qui peut perfectionner une jeune personne; mais l’hiver revenant, ramena nos guerriers, & remplit notre cour de tous les grands seigneurs de la province.

Le bruit du peu de beauté que le ciel m’a donnée, en attiroit des états voisins; mais entre tous ces seigneurs, le prince Yphydamante paroissoit si au-dessus des autres, que je ne pus m’empêcher de sentir un penchant pour lui, dont je m’apperçus avec chagrin. Tout ce qu’il faisoit avoit une grâce que je ne trouvois point ailleurs; les soins qu’il me rendoit paroissoient si empressés, qu’il étoit aisé de comprendre que son cœur étoit touché d’une violente passion. Il n’avoit pu encore me la découvrir; ce que je sentois pour lui me faisoit éviter les occasions de lui parler; j’avois peur qu’il ne connût que je l’aimois autant qu’il vouloit me persuader qu’il m’aimoit.

Dans cette contrainte, l’hiver se passa, & le printemps ramenant la guerre, je ne pus résister à lui dire adieu, sans qu’il s’apperçût des mouvemens de mon cœur.

Avec quels transports de joie reçut-il ces marques de ma tendresse! combien de protestations de m’aimer éternellement! Il ne se seroit jamais lassé de me les réitérer, si on ne lui avoit dit que mon père & mes frères l’attendoient pour partir. Je fus bien heureuse que l’absence de tant de personnes qui m’étoient chères, me donnât prétexte de cacher le mortel chagrin dont j’étois remplie.

Je passai toute la campagne dans des inquiétudes insupportables, & si l’hiver n’étoit venu calmer mes ennuis, je n’y pouvois plus résister. Nous fûmes loin au-devant de mon père; le prince me voyant, après avoir salué la princesse ma mère, vint à moi avec un empressement qui fut remarqué de toute la cour. Tant que dura le chemin qu’il y avoit à faire pour retourner à la ville, il l’employa à me dire les choses du monde les plus tendres. Je les écoutois avec plaisir; il me sembloit qu’il étoit encore plus aimable, & mon cœur ne se put refuser de lui avouer sa défaite.

Dans une conversation si tendre, nous arrivâmes au palais. Depuis ce temps-là, chaque jour ne servoit qu’à augmenter notre amour, & le prince se trouvant maître d’un état considérable, me pria de lui donner la permission de me demander à ceux qui disposoient de moi. Je le lui permis sans peine, & ne voulant pas retarder son bonheur, il en parla dès le soir même au roi mon père.

Il fut reçu avec tout l’agrément possible; mais quoi qu’il lui promît qu’il ne me donneroit jamais qu’à lui, il ne voulut pas lui permettre que nous fussions unis avant la paix; lui disant qu’il n’étoit pas juste de célébrer des noces pendant que toute l’Europe languissoit sous le poids de la guerre.

Yphydamante vint me redire cette conversation, & le chagrin où il étoit de voir que son bonheur dépendoit du repos public; je tâchai de lui faire goûter les raisons que mon père avoit d’en user ainsi.

Depuis ce jour nous passâmes la vie du monde la plus douce; nous nous voyions à toutes les heures, tout approuvoit notre amour: que nous aurions été heureux, si ce temps avoit duré! Mais la belle saison vint commencer nos malheurs, il fallut nous séparer. Quel désespoir pour des cœurs aussi tendres que les nôtres! il pensa m’en coûter la vie; l’on m’emporta évanouie sur mon lit, pendant que mes frères arrachoient Yphydamante de ma chambre. Hélas! nous sentions ce qui nous devoit arriver; un pressentiment secret nous avertissoit que notre absence ne seroit bornée que par la mort. Mon évanouissement fut suivi d’une fièvre violente, qui me réduisit en peu de temps aux portes du trépas. La princesse ma mère étoit inconsolable; elle ne me quittoit pas d’un moment: mais ma jeunesse me tira de ce mauvais pas. Quand je fus en état de sortir de ma chambre, je priai ma mère de me permettre d’aller passer le reste de l’été à une maison de campagne, éloignée de quelques lieues de la ville; j’y employois le temps à rêver à mon cher Yphydamante; je comptois les jours, les heures & les momens que je devois être sans le voir. Une après-dînée, plus pressée de ma tendresse qu’à l’ordinaire, je fus me promener dans une forêt qui étoit proche; j’étois peu accompagnée; je marchois assez lentement dans une route très-belle, mais fort obscure. Un lieu si conforme à mon humeur présente, me fit marcher plus loin que je ne pensois; je me trouvai lasse; je m’assis au pied d’un arbre, & m’y endormis: mais, oh Dieu! que devins-je, quand à mon réveil, je me trouvai dans un antre affreux, & le même tyran qui vous tient sous ses loix auprès de moi. Il étoit accompagné de la fée la Rancune, & de ses sœurs la Cruelle & l’Envieuse. Je ne savois si j’étois morte ou si j’étois encore du nombre des vivans; j’ouvrois la bouche pour demander dans quel lieu j’étois, quand la fée la Rancune me dit: loue le ciel de ta bonne fortune, Mélicerte, de nous avoir fait passer dans la forêt où tu étois endormie; ta beauté a surpris le roi des monstres, il a été si touché des grâces qu’il t’a remarquées, que nous t’avons enlevée dans le moment, pour te faire reine de tout ce que possède ce roi puissant; reçois, comme tu le dois, un si grand honneur: mérite notre amitié par ton obéissance. Je croyois, lui dis-je, que je ne devois obéir qu’à ceux dont je tiens la naissance, & je ne puis comprendre quel droit vous avez de me commander, ni quelle justice vous trouvez dans l’action que vous venez de faire? Nous n’avons, répondit la Rancune, de règle de ce que nous faisons, que nos volontés; tout reconnoît notre pouvoir sur la Terre; heureux ceux qui, comme toi, ont trouvé grâce devant nous! profites-en, si tu es sage, ou crains notre colère. Et que pouvez-vous me faire de pis, repris-je, que de m’arracher des bras de ma famille, pour me livrer à ce monstre exécrable? Ah! rendez-moi la liberté, ou m’ôtez la vie. Allez, dit enfin ce charmant amant, ne vous inquiétez point de la répugnance qu’elle vous témoigne, je saurai la réduire à m’obéir; laissez-moi seul avec elle. Ah! Madame, m’écriai-je en me jetant aux pieds de la Rancune; si jamais vous avez été sensible à la pitié, ne me laissez pas seule avec votre roi, si vous ne voulez que j’expire de frayeur. La fée, pour la première fois de sa vie, fut sensible à ma douleur; elle dit au monstre, qu’elle prendroit soin de me disposer à lui obéir; mais qu’elle croyoit qu’il falloit me gagner par une feinte douceur. Le roi consentit à ce que dit la Rancune; je fus remise dans ses mains, elle me mena dans le séjour des fées; elle m’y fit voir toutes les beautés de ces lieux, après cela elle me conduisit dans son pavillon; c’est, comme vous savez, celui qui tient au grand bosquet; tout y brilloit d’or & de pierres précieuses; l’on m’y donna des habits magnifiques, & la fée n’oublia rien pour me faire oublier l’injure qu’on m’avoit faite. Mais tout cela ne pouvoit tarir mes larmes, l’éloignement du prince mon père & de la princesse ma mère, m’étoit très-sensible; mais l’idée de ne plus voir Yphydamante me désespéroit. Cependant le roi des monstres s’impatientoit de ne me point voir disposée à l’épouser; & la Rancune, se lassant d’une douceur qui ne lui étoit point naturelle, me dit un jour, que j’abusois de toutes ses bontés, que je me disposasse à ne plus leur résister, ou que je me préparasse au plus cruel supplice. Mes larmes ni mes soupirs ne purent rien gagner sur son cœur irrité, elle me ramena dans ce séjour infortuné, & m’abandonnant à tout mon désespoir, elle m’y laissa plus morte que vive. Je la rappelai, comme elle étoit prête de s’éloigner. Ah! madame, lui dis-je, comment voulez-vous que j’épouse le roi des monstres, puisque je suis promise à Yphydamante? il n’est pas en mon pouvoir de rompre des sermens si saintement jurés. La Rancune ne goûta pas mes excuses; & sans m’écouter davantage, elle me laissa avec ce maudit tyran, cent fois plus cruel qu’il n’est effroyable. Je demeurai sans sentiment quand je me vis seule avec lui, une longue foiblesse succéda à mes pleurs; mais enfin je revins à moi-même, sans qu’il me donnât nul secours, me disant que je ne méritois pas qu’il prît soin de ma vie; qu’il ne vouloit plus m’épouser; que les fées lui élevoient une belle jeune princesse, qui sans doute étoit vous, madame; mais que je n’en serois pas plus heureuse; que puisque je n’étois sensible que pour Yphydamante, il me le feroit venir pour partager les peines qu’il me préparoit. Toute la nuit se passa dans une si triste conversation, & le jour ne parut pas plutôt, que je vis la Rancune. Suivez-moi, me dit-elle, d’un ton sévère, qui me fit trembler. Je la suivis avec une pâleur mortelle jusques dans ces tristes lieux, où je trouvai dans cette chambre ce cercueil, couvert d’un drap noir, qu’elle ôta, pour me faire voir Yphydamante, couché sans sentiment dans ce tombeau. Jamais douleur ne fut pareille à la mienne! A cette funeste vue, tout ce que l’amour le plus tendre fait dire & faire, je le fis & je le dis avec excès; je voulois mourir avec ce cher objet de ma tendresse. Toute autre que la cruelle fée auroit été touchée du malheureux état où j’étois; mais comme si la vue de ce déplorable prince m’eût été de quelque consolation, elle rabaissa le drap noir qui le couvroit; & ayant fait quelques tours autour de ce cercueil, elle me quitta après m’avoir dit d’un ton moqueur, que je devois être contente; qu’elle me laissoit avec tout ce que j’aimois. Dès que je la vis partie, je courus lever le voile qui me cachoit mon cher époux; mais, dieux! que je fus étonnée de trouver ce tombeau fermé. Je redoublois mes larmes, quand j’entendis sortir une voix de ce cercueil, qui poussoit de grands soupirs. Jugez de mon désespoir: je fis des efforts incroyables pour ouvrir ce sépulcre; j’appelois les dieux & les hommes à mon secours, mais tout étoit sourd pour moi. Pendant ce temps-là la voix cessa de se faire entendre; je crus que mon cher Yphydamante étoit étouffé: je passai tout le jour & toute la nuit dans des agitations qui me mettoient hors de moi-même, quand mes oreilles furent frappées de la même voix. Je courus au tombeau; je voulus le soulager, mais ce fut aussi inutilement que la première fois. Depuis ce moment fatal, je n’ai pas manqué, à la même heure, d’entendre mon époux se plaindre, & sans me souvenir qu’il n’est pas en mon pouvoir de finir ses peines, je fais les mêmes efforts pour le tirer du tombeau, dont vous avez été témoins. Mélicerte s’arrêta, pressée par sa douleur, à ce cruel endroit de son histoire. Philonice fit ce qu’elle put pour lui faire espérer que ses maux finiroient bientôt. Le prince & Elize se joignirent à la princesse pour la consoler; mais les plaintes d’Yphydamante recommençant à l’ordinaire, elle courut au tombeau avec le même empressement qu’elle avoit accoutumé, sans vouloir écouter ce que ces aimables personnes lui disoient. Pendant ce temps, le roi des monstres étoit revenu de donner ordre aux fées de faire assembler tout ce qui dépendoit de leurs puissances, pour célébrer son mariage avec Philonice, & pour lui dire que rien de si beau n’avoit point encore paru dans l’empire des fées, que tout ce qu’il avoit ordonné pour ses noces; qu’en attendant ce jour heureux, il venoit la prendre, pour la conduire à un appartement magnifique qu’il lui avoit fait préparer. Etonné de ne la point trouver, il regarda de quel côté la chaîne, dont elle étoit attachée au rocher, tournoit; & la suivant, il arriva dans la chambre de Mélicerte, dans le temps que les plaintes d’Yphydamante cessoient. Quel effroi pour nos amans! ils en demeurèrent immobiles; ils écoutèrent avec une frayeur mortelle toutes les injures que le roi des monstres vomit contre Philonice; mais passant des injures aux effets, il la prit par le bras, & la fit sortir avec violence de la caverne. Anaxandre voulut lui arracher des mains la princesse, mais le regardant d’un œil méprisant; jeune téméraire, lui dit-il, apprends à connoître tes forces; viens, pour augmenter les peines de cette infidelle, partager ses tourmens.

Au même temps Anaxandre se trouva lié de la même chaîne que Philonice, & contraint de suivre aussi-bien qu’elle ce tyran monstrueux. Ce n’est pas que dans le désespoir de ne pouvoir secourir la princesse, ce ne lui fût une consolation de porter les mêmes chaînes. En cet état malheureux, il les conduisit dans une prison obscure. La pauvre Elize étoit inconsolable; Mélicerte redoubla ses sanglots; il n’y eut pas jusqu’au malheureux Yphydamante, qui, par des plaintes nouvelles, fît connoître qu’il y étoit sensible. Cependant le roi des monstres fut trouver les Fées, qui s’étoient assemblées de tous les coins du monde pour être présentes au mariage de leur roi. Il n’y en avoit pas une qui n’eût préparé un don extraordinaire pour doter la princesse; mais elles furent bien étonnées de la nouvelle que le Polyphême leur annonça. Elles s’empressèrent d’inventer de nouveaux supplices, pour tourmenter Philonice & son amant, afin de prouver à leur roi le zèle qu’elles avoient pour lui. Il les en remercia, & leur dit qu’il en savoit un plus cruel que tout ce qu’elles venoient de lui dire, qu’il avoit résolu de l’épouser, & de faire mourir Anaxandre devant elle, le même jour. Elles le louèrent toutes de savoir si bien se venger, & se préparèrent à voir ce terrible spectacle. Le lendemain le cruel tyran fut retrouver nos illustres malheureux, pour leur annoncer une si terrible sentence. Jamais douleur ne fut égale à celle qu’ils sentirent l’un & l’autre. Encore, disoit Anaxandre, si par ma mort je vous rendois heureuse, je la souffrirois avec joie; mais vous laisser en proie à tout ce que la Nature a de plus effroyable, c’est un désespoir pour moi, cent fois plus affreux que le trépas! Ah! prince, reprit la triste Philonice, si le roi des monstres veut me donner votre vie, je l’épouserai sans répugnance; mais le barbare sait bien qu’il ne peut me punir que par votre mort.

Ils passèrent ainsi toute la nuit à se plaindre; & le jour ne parut pas plutôt, que les fées la Rancune, la Cruelle & l’Envieuse, vinrent prendre la princesse pour la mener au palais. Le roi des monstres l’y vint joindre, & sans être touché de l’état pitoyable où il la voyoit, ni entendre les ardentes prières qu’elle lui faisoit de conserver la vie au malheureux Anaxandre, il la conduisit au temple.

Un échafaud y étoit dressé, le prince étoit attaché à un poteau, prêt à être immolé pour servir de victime nuptiale. Quelle vue pour la tendre Philonice! Elle se jeta aux pieds de ce cruel tyran, & recommençant ses pleurs, elle le supplia encore une fois de lui accorder la vie du prince, s’il ne vouloit qu’elle expirât du même coup qui le frapperoit. L’on fut aussi sourd cette fois-là que l’autre à ses prières; & le couteau mortel étoit déjà levé, quand on entendit un coup de tonnerre, accompagné d’éclairs, qui fit trembler la voûte du temple; & en même-temps le bruit de mille trompettes éclatantes frappèrent les oreilles du roi des monstres & des Fées; ils coururent avec empressement à la porte du temple, pour apprendre ce qui causoit ce bruit militaire. Mais la fée Serpente entrant avec précipitation: courage, Philonice, s’écria-t-elle, vos maux vont finir; la divine princesse, que les oracles ont prédit, s’avance; le ciel, pour nous annoncer un si grand bonheur, est tout en feu; mes barbares sœurs vont recevoir la punition de leurs crimes. Toutes les fées trembloient à cette nouvelle; elles voulurent s’enfuir, pour éviter sa présence; mais dans le même moment la princesse parut avec une beauté si majestueuse, que ces furies commencèrent leur supplice en la regardant. Allez, monstres exécrables, leur dit-elle d’un ton menaçant, subir le châtiment que vous méritez; soyez réduites à souffrir tant que le monde durera, tous les maux que vous avez faits à tant d’illustres malheureux, dont ces lieux sont remplis; & que vous voyant contraintes d’employer cet art magique dont vous vous serviez à les accabler, à vous inventer des tourmens nouveaux, ils reconnoissent que le ciel est juste, de vous punir de tant de crimes. Allez donc, continua la princesse irritée, comme de nouvelles Danaïdes, remplir d’eau sans fin des machines monstrueuses, sans que vous puissiez jamais en avoir assez tiré.

La princesse n’eut pas fini, que le roi des monstres, & toutes ces furies, en jetant des cris différens, s’enfuirent du côté de la rivière; & travaillant elles-mêmes à préparer leurs supplices, elles remplirent le courant de l’eau de grosses poutres, où elles attachèrent des roues d’une grandeur prodigieuse; & les faisant tourner à force de bras, elles remplissoient de grands vaisseaux de l’eau qu’elles tiroient, qui se conduisant par des pompes, montoient aux jardins enchantés.

Un tourment si nouveau leur faisoit jeter des hurlemens si perçans, que tout le voisinage en étoit épouvanté; ils parvinrent jusqu’aux oreilles de la princesse, qui étoit occupée à délivrer le malheureux Anaxandre. Philonice & lui se jetèrent à ses pieds, pour la remercier de leur avoir sauvé la vie. Elle les releva avec bonté, & se tournant vers la fée Serpente: puisque nous sommes délivrés de toutes ces furies infernales, allons, Serpente, dit-elle, en lui prenant la main, conduisez-moi au palais. Je sais que vous n’avez jamais contribué aux maux que vos pernicieuses sœurs ont fait dans le monde; j’aime la science que vous avez, servez-vous-en comme à votre ordinaire, pour embellir ces lieux fortunés par la présence du plus grand roi du monde, qui, venant de donner la paix à l’Europe, viendra se délasser de ses grands travaux dans ces jardins enchantés: trouvez tous les jours des inventions nouvelles pour plaire à ses yeux; joignez à la nature tout ce que l’art de féerie a de plus beau, je vous en fais la maîtresse de sa part; mais, surtout, ne laissons point de malheureux, où tous les plaisirs doivent faire leur séjour: allez, prudente Serpente, tirer de leurs chaînes tant d’innocentes victimes, & me les amenez.

En disant cela elle arriva, suivie de Philonice, d’Anaxandre & de toute sa brillante cour, au palais, où elle fit mille amitiés à notre infortunée princesse. Tout le monde la regardoit avec admiration; sa beauté, sa bonne grâce les charmoient: & si Serpente ne fût entrée dans la salle, de long-temps on n’auroit cessé ses louanges. Elle tenoit par la main Cléonice suivie de son cher dragon: la fée la présenta à la princesse, en lui disant qu’elle méritoit sa protection; & lui faisant un récit de ses aventures, elle la toucha de tant de pitié, qu’elle ne voulut pas tarder un moment à tarir la source de ses larmes. Elle toucha de ses belles mains le pauvre Philoxipe; aussitôt, quittant cette horrible figure qu’il avoit si long-temps gardée, il parut aux yeux de tout le monde tel qu’il étoit quand il fit la conquête du cœur de sa charmante épouse. Elle pensa mourir de joie aux pieds de la princesse; & si Philonice ne s’étoit avancée pour la soutenir, elle seroit tombée.

Les deux tourterelles suivoient, qui se trouvèrent en état de remercier cette divine princesse; elles firent voir par la manière polie dont elles firent leurs complimens, qu’elles n’étoient pas indignes du secours que le ciel leur envoyoit. Dans le même moment les statues de la terrasse se trouvèrent animées de la même vie que la malice des fées leur avoit ôtée, & revinrent toutes faire retentir la salle des louanges dûes à l’adorable princesse qui faisoit leur bonheur.

La princesse Biche Blanche, celle qui de souveraine fut si long-temps chatte-blanche; la reine qui avoit si long-temps langui sous la tyrannie de la fée Geante, la princesse Lionne avec son aimable époux; Léonisse conduite par la charmante Levrette, vinrent augmenter le triomphe de la princesse. Toutes ces aimables personnes, quoique de pays différens, se trouvèrent parler la même langue, pour reconnoître une si charmante souveraine. La seule Mélicerte ne paroissoit point; elle pleuroit encore au milieu d’une joie si générale, aussi-bien que la triste Elize que le roi des Monstres avoit contrainte de ne point suivre Philonice; elles ignoroient toutes les deux un changement si étonnant; mais l’incomparable princesse à qui la fée Serpente avoit dit que l’enchantement d’Yphydamante ne pouvoit être détruit que par sa présence, arriva dans le moment que, désespérées de leur sort, elles étoient toutes les deux résolues à se laisser mourir. Un séjour si triste, & la beauté de celle qui l’occupoit, touchèrent vivement cette grande princesse, qui, voulant finir leurs maux promptement, s’approcha du tombeau où étoit Yphydamante; elle leva le voile qui le couvroit, & il en sortit dans l’instant même. L’étonnement où Mélicerte & Elize avoient été en voyant la princesse, redoubla quand elles virent Yphydamante vivant. Mélicerte, sans regarder celle qui l’avoit retiré du séjour des morts, courut embrasser ce cher objet de sa tendresse: Elize en fit autant à Philonice, & ce ne fut qu’après un très-long-temps, que, honteuses de leur faute, elles vinrent en demander pardon à leur aimable bienfaitrice. Elle leur pardonna aisément; mais n’étant jamais lasse de faire du bien, elle demanda à la fée Serpente, s’il n’y avoit plus de malheureux qui eussent besoin de son secours? Tout se ressent de votre présence divine, reprit la fée, & les malheureux ne peuvent l’être où vous portez vos pas: vous devez être contente de tout le bien que vous avez fait aujourd’hui; toutes ces illustres personnes n’oublieront pas ce moment fortuné. Allons donc goûter le repos que nous avons donné aux autres, dit la princesse; sortons tous d’un lieu si triste, je ne crois pas que Mélicerte le veuille occuper plus long-temps.

En disant cela, elle sortit en effet de l’antre affreux, & elle arriva au palais suivie de toutes ces belles infortunées. Leur bonheur étoit si ravissant, qu’elles n’étoient pas bien persuadées qu’elles n’eussent plus rien à craindre. Mais quand l’heure de se retirer arriva, & qu’ayant pris congé de la princesse, elles se trouvèrent en liberté de s’entretenir, quel plaisir ne goûtèrent-elles pas, combien l’amour anima-t-il leur conversation, qu’elles trouvèrent la soirée courte, après des jours si malheureux qu’elles avoient passés! Surtout la tendre Mélicerte ne pouvoit se lasser de demander à son cher Yphydamante, comment il avoit été conduit dans le tombeau, & comment il y avoit pu faire un si long séjour sans mourir. Il n’est pas en mon pouvoir, lui dit-il, charmante Mélicerte, de vous dire par quel enchantement j’ai pu vivre & mourir tous les jours, depuis le moment fatal que, revenant de campagne avec le prince votre père, je ne vous trouvai plus. Vous jugez aisément de mon désespoir; je me retirai dans mon appartement, résolu de ne jamais revoir notre commune patrie, que je ne susse dans quels lieux vous habitiez. Je me couchai dans ces sentimens, & sans savoir comment je fus transporté dans le tombeau, dont la princesse vient de me retirer, tous les jours, revenant comme d’un profond sommeil, j’étois étonné de me trouver enfermé dans ce séjour de mort; je faisois effort pour en sortir, je poussois des soupirs, j’entendois les vôtres, & retombant dans ma létargie mortelle, je devenois insensible. Vous savez aussi bien que moi le temps que cela a duré; je n’ai plus qu’à vous dire, que dans ces momens de vie, mon cœur brûloit du même feu que vos beaux yeux y avoient allumé.

Yphydamante finit ainsi son discours, & Mélicerte lui ayant dit qu’il étoit tard, il se retira aussi bien que nos autres amans. Que cette nuit fut différente pour notre aimable dragon! qu’il fut content de la passer avec son aimable Cléonice!

Le lendemain la fée Serpente prépara des habits tout couverts d’or & de pierreries pour notre adorable souveraine, qu’elle accepta avec bonté, & montant dans un char de triomphe, que la fée avoit eu soin de faire trouver aux portes du palais, elle arriva, suivie de ses illustres esclaves, devant le roi conquérant de l’Europe; elle lui présenta d’une grâce charmante tous ces témoins de sa gloire, il les reçut avec cet air de grandeur & de douceur qui lui est si naturel. Tant de beautés le surprirent, surtout Philonice; il y attacha ses regards, & la bonne mine de son amant lui fit souhaiter qu’il demeurât à sa cour. La princesse souveraine auroit été bien aise aussi que Philonice ne l’eût point quittée; elle lui dit fort obligeamment le soir, qu’elle ne pouvoit consentir qu’elle s’éloignât sitôt d’elle: Ah! madame, s’écria Philonice, je suis trop heureuse que vous préveniez avec tant de bonté le dessein que j’ai de m’attacher uniquement à vous. J’ai su par la fée Serpente que j’ai perdu la princesse ma mère. Dans ce malheur, rien ne sauroit me consoler, que de sacrifier les jours que vous m’avez rendus à votre service: ainsi, madame, ordonnez de ma destinée. Elle ne peut qu’être heureuse, lui dit-elle, ma chère Philonice, en l’embrassant tendrement, dès qu’elle dépendra de moi.

Cependant l’on préparoit toutes choses pour le mariage de la princesse souveraine; jamais l’on ne vit rien de plus magnifique & de si galant, que tout ce qui parut à cette superbe fête; tous les princes étrangers y signalèrent leur adresse dans les tournois & les courses de chevaux, les princesses y parurent avec des habits si riches & si joliment inventés, que nulle autre que la fée Serpente ne pouvoir les avoir faits: elle avoit si bien choisi les couleurs qu’elle avoit données à chacune, qu’elles en étoient encore plus belles; mais entre toutes ces beautés, celle de notre aimable souveraine brilloit d’un éclat si vif & si perçant, qu’on ne pouvoit la regarder sans admiration. Le prince son époux étoit, entre tous nos princes, ce qu’elle étoit entre toutes nos princesses. La fête dura neuf jours, & tout ce que la puissance d’un grand roi peut faire voir, & l’art de notre aimable fée, joint ensemble, parut dans ces jours fortunés.

Après ce temps bienheureux, Yphydamante portant la parole pour tous ses compagnons de fortune, fut prendre congé de la princesse souveraine, & l’assurer qu’ils ne perdroient jamais le souvenir de ses bienfaits. Mélicerte lui fit le même compliment pour ses compagnes. La fée Serpente, qui ne manquoit à rien de tout ce qui pouvoit faire plaisir, leur donna des équipages proportionnés à leur naissance; elle leur promit d’être toujours leur tendre amie.

Ce ne fut pas sans larmes, que Philonice se sépara de Mélicerte & de Cléonice, quoique cette dernière n’eût pas un si grand voyage à faire. Cependant l’heure du départ étant arrivée, toutes ces aimables personnes s’embrassèrent pour la dernière fois; ils arrivèrent sans nulles incommodités dans leurs principautés, & redonnèrent, par leur présence, la joie à leurs sujets. L’aimable Philonice resta auprès de la princesse avec sa charmante Elize; le prince Anaxandre, pressé de son amour, lui en demanda la récompense avec tant d’empressement, qu’elle ne put rien lui refuser. Ses noces furent honorées du roi & de la princesse souveraine; la fée aimant tendrement cette belle personne, la combla de tous les dons qui pouvoient la faire aimer de son adorable maîtresse; aussi y a-t-elle si bien réussi, qu’elle ne sauroit vivre un moment sans elle: elle lui fait conter souvent tous les contes qu’elle sait de l’art de féerie, & trouvant la manière dont elle lui en fait le récit galamment tournée, elle lui a ordonné de les écrire. Anaxandre, content de son sort, passe ses jours heureux au service du plus grand roi du monde, & remplissant tous ses devoirs, conserve pour son épouse toute l’ardeur d’un amour naissant.

AGATIE

PRINCESSE  DES  SCYTHES,

NOUVEAU CONTE DES FÉES.

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Les Scythes, qui habitoient sur les bords de l’Araxe, furent autrefois gouvernés par une reine petite fille de Thomiris, si connue dans l’histoire par la mort du grand Cyrus. Elle portoit le même nom que cette cruelle princesse, & n’avoit pas moins de fierté. Elle avoit épousé un prince fort accompli, qui mourut dans une bataille contre les Isdones, peuples qui, quoique Scythes, ont de grandes villes, très-bien policées. Il laissa la reine grosse d’une fille, dont elle accoucha peu de temps après sa mort, qu’elle nomma Agatie. C’étoit un chef-d’œuvre de la nature que cet enfant. Dès le moment de sa naissance, les fées, qui se plaisoient beaucoup parmi ces peuples belliqueux, la comblèrent de tous les dons qui pouvoient la rendre parfaite. La reine sa mère ne se lassoit point de l’embrasser. Elle ressembloit si fort au roi son père, qu’elle lui en étoit encore plus chère.

Cependant, dès qu’elle put souffrir les fatigues de la guerre, & qu’elle eut réparé les désordres que la mort du roi avoit mis dans son armée, elle songea à le venger, & laissant la jeune princesse aux tentes royales, elle se mit en campagne. Personne n’ignore que les femmes Scythes ne sont guères moins vaillantes que les hommes; les guerres que la cruelle Thomiris a soutenues contre le vainqueur de la Scythie sont assez fameuses, pour ne pas s’étonner que sa petite fille voulût combattre elle-même à la tête de son armée, pour venger la mort de son époux. Le roi des Isdones, qui s’étoit bien douté que ses ennemis ne le laisseroient pas en repos, s’étoit avancé sur ses frontières, dans une grande plaine. Un petit ruisseau séparoit les deux armées, qui étant guéable en beaucoup d’endroits, ne les empêchoit pas de se joindre. Les violens transports qui agitoient le cœur de Thomiris ne lui donnèrent que le temps nécessaire pour ranger ses troupes en bataille, & leur ayant fait une courte harangue sur l’obligation qu’elles avoient de bien combattre, pour appaiser les mânes de leur roi par la mort de son ennemi, elle passa la première le ruisseau; son exemple fut suivi de toute l’armée; le roi des Isdones les reçut en prince accoutumé à vaincre. Le combat fut long & sanglant de part & d’autre: la victoire sembloit pancher du côté des Isdones; mais la superbe reine, remarquant le désordre de son aîle gauche, y courut, & ranimant ses soldats par les grandes actions qu’ils lui virent faire; honteux qu’une femme leur apprît à vaincre, ils se rallièrent, & chargeant ceux qui les avoient vaincus, ils les contraignirent de leur céder la victoire.

Le désordre devint général dans toute l’armée du roi des Isdones, qui pour éviter de tomber entre les mains de son implacable ennemie, se retira avec fort peu de monde, dans une ville frontière. La reine ne goûta pas le plaisir de sa victoire, par le chagrin de n’avoir pas son ennemi en sa puissance; tout le sang qu’elle avoit répandu ne pouvoit satisfaire son cœur irrité, si elle ne versoit celui du roi des Isdones. Elle savoit que les Scythes combattoient avec beaucoup de valeur; mais ils ne savoient point faire des sièges, & elle ne doutoit pas que son ennemi ne se retirât dans sa ville capitale.

Elle tint conseil de guerre sur le champ de bataille avec ses généraux, pour savoir si l’on poursuivroit le roi des Isdones. Ils lui représentèrent, que quoique son armée fût victorieuse, elle avoit besoin de repos, & qu’il ne falloit pas s’engager dans le pays ennemi sans le connoître.

Toutes ces raisons n’étoient point du goût de Thomiris, elle ne respiroit que la vengeance; tout ce qui la retardoit la désespéroit: elle leur répondit donc, que les dieux étoient trop justes pour n’être pas de son parti; qu’il ne falloit pas donner le temps à l’ennemi de gagner Isdones, qui étoit une ville presqu’imprenable; qu’il falloit le surprendre dans Ispanis, où il étoit encore, et qui, étant peu forte d’elle-même, & défendue par des soldats à demi-vaincus de peur, ne leur résisteroit pas. Enfin, il fallut se rendre à des raisons si pressantes. L’armée, le lendemain au point du jour, marcha par des défilés très-dangereux, & après trois jours de marche arriva devant Ispanis.

Ce n’est pas mon dessein de raconter exactement ce qui se passa dans cette sanglante guerre, c’est l’histoire d’Agatie & non celle de Thomiris que j’écris: je me contenterai de dire que cette vindicative princesse, après un siége assez long, contraignit Ispanis de se rendre; & que n’y trouvant pas le roi, elle fit passer au fil de l’épée ses malheureux habitans; & poussant sa fureur & sa victoire jusqu’à la ville capitale, elle y mit le siége, deux ans après être sortie de Scythie. Enfin Isdone suivit la destinée du reste du royaume; elle y entra triomphante au bout de douze ans de guerre. Le roi fut pris & mené devant la fière reine, qui le fit charger de chaînes; & voulant le sacrifier sur le tombeau de son mari, elle le fit conduire au palais: elle y trouva la reine sa femme, accompagnée d’une jeune princesse; elle les consigna dans la même prison de ce prince infortuné, & elle ne resta dans Isdones qu’autant de temps qu’il lui en fallut pour faire reposer son armée.

Après avoir laissé dans cette ville & dans le royaume des gouverneurs pour conserver ses conquêtes, elle reprit le chemin de Scythie, emmenant avec elle le roi, sa femme, sa fille, & deux jeunes princes ses neveux.

La joie fut grande aux tentes royales, du retour d’une si glorieuse princesse. Agatie vint au-devant d’elle avec toute la cour; la route étoit bordée de peuple, empressé de voir sa souveraine: la jeune princesse se jeta aux pieds de la reine sa mère, qui la releva avec empressement. Dieux! qu’elle fut contente de la voir si belle; rien ne pouvoit égaler la beauté de sa taille que celle de son visage, telle qu’on dépeint Vénus, quand elle voulut emporter l’avantage sur les trois déesses. Toute l’armée ne pouvoit se lasser de pousser des cris d’admiration de voir leur princesse si accomplie.

Elle vit avec douleur ces victimes, couronnées & chargées de chaînes, qui suivoient la reine, surtout Menalipe, (c’est ainsi que se nommoit la princesse esclave) lui attendrit si fort le cœur, qu’elle en détourna la tête, pour cacher les larmes qu’un spectacle si touchant arrachoit de ses beaux yeux.

Toute cette nombreuse cour arriva aux tentes royales, où l’on garda soigneusement le roi des Isdones & sa famille, jusqu’au jour destiné pour sa mort; ce devoit être celui où le roi avoit été tué, qui n’arrivoit que dans six mois. Les Scythes, qui sont accoutumés d’immoler à leur Dieu cruel les étrangers qui passent sur leurs terres, attendoient ce jour avec impatience; la seule Agatie plaignoit ce malheureux prince; & ne pouvant s’empêcher de le témoigner à la reine, elle lui demanda pour grâce qu’il fût traité en roi, & qu’il lui fût permis d’avoir Menalipe auprès d’elle. Elle le lui accorda avec peine. La jeune princesse n’en eut pas plutôt la permission, qu’elle courut chez la reine des Isdones, à qui elle dit qu’elle emploieroit tout son crédit auprès de Thomiris pour sauver la vie à son mari. Menalipe ne vouloit point quitter la reine sa mère; mais elle lui fit comprendre qu’il leur étoit de conséquence qu’elle ménageât l’amitié de la princesse. Elle suivit donc Agatie en versant des larmes, & fut remercier Thomiris de son indulgence. Depuis ce jour-là, ces princesses devinrent inséparables.

Elles s’aimoient tendrement, leur âge & leur beauté étoient pareils, & leur esprit dans une si grande jeunesse n’avoit rien qui sentît l’enfance. Elles prenoient souvent leur promenade le long du fleuve; un jour qu’elles s’étoient plus éloignées que de coutume, le cheval d’Agatie prit le mords aux dents; & courant avec vîtesse, il l’eut bientôt éloignée de sa suite. Sa frayeur étoit extrême; elle poussoit des cris dont le rivage retentissoit. Un jeune berger, qui gardoit son troupeau, les entendit; & courant au-devant du cheval de la princesse, il lui présenta le fer de sa houlette, & prenant sa bride il l’arrêta. Il lui donna le temps de sauter à bas, où se laissant aller sur l’herbe à demi-morte de frayeur, elle n’eut pas la force de remercier son bienfaiteur. Cependant toute la cour arriva dans le moment. Menalipe courut les bras ouverts embrasser Agatie, qui lui rendant ses caresses: sans ce beau berger, lui dit-elle, j’étois morte, ma chère sœur. Chacun s’empressa de remercier ce jeune homme, dont la mine & la beauté, malgré son habit de berger, inspiroit du respect. Il ne répondoit point à tout ce qu’on lui pouvoit dire; il étoit immobile, les yeux attachés sur la princesse: mais quand elle se leva pour s’en aller, & que le regardant avec cette douceur charmante, qui lui étoit si naturelle, elle lui dit qu’elle informeroit la reine sa mère qu’elle lui devoit la vie, & qu’elle auroit soin de sa fortune. Ce que j’ai fait, madame, lui dit-il, ne mérite point de récompense, j’en suis assez payé par le plaisir de l’avoir fait.

Après cela, la princesse s’en retourna aux tentes royales, où elle conta à la reine l’aventure qui lui étoit arrivée.

Elle n’oublia pas de lui vanter le service que lui avoit rendu le berger, sa bonne mine & l’air de grandeur qui étoit répandu sur toute sa personne. Thomiris commanda qu’on cherchât ce berger dans toute la contrée; mais ce fut inutilement, on ne put le trouver. La reine témoigna en être fâchée; mais Agatie en eut un véritable chagrin. Souvent son idée le lui mettant dans l’esprit, l’amour, se cachant sous le masque de la reconnoissance, occupoit le cœur de la princesse sans qu’elle s’en apperçût. Elle devint plus rêveuse qu’à l’ordinaire, elle cherchoit la solitude, & la seule Menalipe étoit confidente de ses inquiétudes. Cependant le temps destiné pour la mort du roi des Isdones approchoit. Agatie avoit vainement imploré la clémence de Thomiris; elle n’avoit pu obtenir la grâce de ce malheureux roi; & croyant que plus elle verseroit de sang, plus elle satisferoit les manes plaintives de son époux, elle vouloit aussi sacrifier les deux jeunes prisonniers; elle donna seulement aux larmes de Menalipe la reine sa mère.

Cette pauvre princesse étoit inconsolable. Agatie oublia quelques jours le beau berger, pour consoler son amie. Enfin, le jour fatal arriva, l’on fit dresser un grand bûcher devant la tente de Thomiris; toutes les troupes entouroient cette place; des échafauds étoient aux quatre coins, pour placer toute la cour. Celui de la terrible reine étoit couvert d’un riche dais; & dès qu’elle y fut placée, le grand prêtre sortit de la tente du roi des Isdones. Ce malheureux prince parut couvert de tous ses habits royaux; les jeunes princes le suivoient, si touchés du pitoyable état où ils étoient, que leurs barbares ennemis ne purent se défendre d’un sentiment de pitié. La cruelle Thomiris triomphoit; & de ses yeux, avides du sang de ces victimes couronnées, les regardoit avec une maligne joie. Cependant le roi arriva au pied du bûcher, & ne daignant pas se plaindre de son sort, monta dessus sans attendre que le grand prêtre l’y contraignît. Ses neveux en firent autant, & prenant eux-mêmes les flambeaux mortels des mains des ministres cruels, ils y mirent le feu.

Une action si héroïque fit jeter des cris d’admiration à tout le peuple, & penser à toute la cour, que des princes qui savoient si bien mépriser la mort, méritoient de vivre éternellement.

La vindicative reine voyoit, avec un plaisir extrême, les flammes prêtes à dévorer ces illustres victimes de sa fureur; quand tout d’un coup l’on vit en l’air un chariot traîné par quatre dragons volans, qui s’abaissa légèrement sur le bûcher; il en sortit une grande femme vêtue comme l’on dépeint Pallas. Ses armes étoient toutes couvertes de pierreries; son casque, dont la visière étoit levée, laissoit voir un visage plein d’une noble fierté; elle s’approcha des princes, & les faisant monter dans son chariot, elle s’y plaça auprès d’eux, & les dragons reprenant leur vol, se perdirent bientôt dans les airs, d’où ils venoient de descendre.

Un spectacle si nouveau avoit rendu le peuple immobile. Thomiris poussoit des cris de rage, & un domestique de la princesse courut l’avertir d’une aventure si surprenante. Menalipe pensa mourir de joie, & la reine des Isdones ne pouvoit croire un si grand bonheur; mais comme ils étoient dans ces premiers transports, ils se sentirent enlever; la tente où ils étoient, s’étant fendue en deux pour les laisser passer, dans le moment que la reine, désespérée de se voir arracher ses victimes, venoit dans le dessein de les immoler de sa propre main. Quel redoublement de rage pour cette impitoyable princesse! Elle s’en prit aux dieux protecteurs de son empire, & jura de ne leur plus offrir de sacrifices; mais ce n’étoit pas là tous les maux qui devoient lui arriver dans cette journée, qu’elle avoit cru si propre à satisfaire sa vengeance.

A peine le bûcher fut-il consumé, que l’on vit naître de sa cendre un monstre si affreux, que tout ce que les poëtes nous ont dit de la chimère, que Bellerophon vainquit avec tant de gloire, n’avoit rien de si terrible. Des tourbillons de flammes lui sortant par les yeux & par les narines, firent voir un feu nouveau. Le peuple épouvanté s’enfuit jusques sur les bords de l’Araxe; & la reine entendant les cris que les malheureux qu’il dévoroit poussoient, commanda à toutes les troupes assemblées pour la garde du camp de le tuer; mais toutes les flèches qu’on décocha sur lui, ne pouvant percer l’écaille dure dont il étoit couvert, ne firent qu’irriter sa fureur, & passant au travers de l’armée, il brûla & terrassa tout ce qui se présenta sur son passage. Il fut chercher sa retraite dans une forêt, derrière les tentes royales, d’où il venoit tous les jours désoler le pays par les meurtres qu’il faisoit. Les biens de la terre n’étoient pas exempts de sa fureur, les consumant des flammes qui sortoient de ses narines.

La désolation étoit générale par toute la Scythie; ces peuples si braves se trouvant accablés par une puissance supérieure, reconnurent, mais trop tard, que la cruauté de leur reine leur attiroit des malheurs qui alloient détruire leur pays. Rien n’étoit exempt de cette calamité publique. Le monstre dévoroit les vieillards, les enfans même, & les femmes n’étoient pas exemptes de sa dent meurtrière. Thomiris cherchoit en vain un remède à de si grands maux; elle faisoit des vœux à ces mêmes dieux, dont dans sa colère elle avoit juré de détruire les sacrifices. Ils étoient sourds à sa voix. La princesse mêloit incessamment ses prières à celles de sa mère; mais elles n’étoient pas écoutées, & le monstre cruel redoubloit tous les jours ses cruautés. Pour comble de désespoir, on apprit que la fée Amazone avoit conduit le roi des Isdones & toute sa famille dans Isdones, qu’elle avoit fait soulever les peuples, qui ayant surpris les garnisons de Thomiris, les avoient taillées en pièces, & qu’ils avoient remis leur roi sur le trône; qu’il se préparoit à venir tirer vengeance des Scythes; accompagné de la fée Amazone. Il n’étoit pas besoin de ce dernier coup de malheur, pour accabler Thomiris; cependant ne sachant plus quel parti prendre, pour se tirer du labyrinthe où elle étoit tombée, elle prit la résolution d’avoir recours à une fée très-puissante, qui avoit son palais dans une forêt voisine de l’Araxe, & qui étoit du nombre de celles qui avoient comblé la princesse Agatie de dons.

La fée la reçut avec tendresse; mais elle lui dit qu’elle ne pouvoir finir les malheurs où la vengeance sanglante quelle avoit voulu prendre du roi des Isdones l’avoit plongée: que la fée Amazone avoit juré sa perte; que le monstre altéré du sang royal demandoit sa fille; que c’étoit à elle à sacrifier son sang, pour conserver le reste de ses malheureux sujets: qu’elle ne prévoyoit de fin à ses maux, que par son plus grand ennemi.

Une si triste réponse mit la reine dans le dernier désespoir; elle ne pouvoit le cacher, toute la cour qui l’avoit suivie en étoit témoin, elle ne doutoit point que ce peuple cruel ne la contraignît de livrer Agatie au monstre, plutôt que de se voir périr.

Elle retourna aux tentes royales, dans une consternation que rien ne pouvoit égaler. Toute la cour étoit dans le même état. Agatie étoit si généralement aimée, qu’on regardoit sa mort comme le plus grand des maux. Cette princesse ignoroit son sort; elle n’avoit point suivi Thomiris chez la fée, & venant au-devant d’elle, elle lui demanda avec empressement, si l’on pouvoit espérer un remède au malheur public? Ah, ma chère fille! lui dit-elle, en l’embrassant avec un torrent de larmes, que nos maux durent éternellement plutôt que de les voir finir par votre mort! La princesse frémit au discours de la reine, & sans oser lui demander une plus grande explication, elle attendit son arrêt. Thomiris se repentit de ce que sa douleur lui avoit fait dire; mais voyant qu’elle ne pouvoit plus le lui cacher, elle lui apprit ce que la fée lui avoit prédit, en lui jurant que toute la Scythie entière périroit, s’il falloit un sang si précieux pour la sauver. Je ne mérite pas de si tendres marques de votre bonté, madame, lui dit la belle princesse, après avoir essuyé quelques larmes qu’un sort si affreux arrachoit de ses beaux yeux; si les dieux veulent ma vie pour garantir vos sujets de la dent meurtrière du dragon, je la donnerai sans nul autre regret que celui de vous quitter. Non, ma fille, s’écria la reine; c’est en vain que les dieux cruels me demandent votre vie; je saurai garantir une tête si chère. Ce seroit bien inutilement, reprit la princesse, que vous voudriez m’arracher à leurs ordres; ils m’en puniroient sans que ma mort fût utile à vos malheureux sujets: ainsi, madame, ne me rendez point plus criminelle que le dragon monstrueux. Depuis que la fée vous a annoncé leurs volontés, jusqu’au moment de ma mort, je serai coupable de tous les meurtres qu’il fera.

Tout le monde admiroit la constance d’Agatie dans une si grande jeunesse; & de si nobles sentimens redoublant la tendresse de la reine, elle lui défendit si absolument de parler davantage, qu’elle n’osa plus le faire. Cependant la fureur du monstre redoubloit; il sembloit venir demander tous les jours sa victime, par les meurtres qu’il faisoit à toute heure autour des tentes royales. Tout le peuple demandoit à hauts cris qu’on le délivrât d’un si cruel ennemi, & menaçoit de prendre la princesse de force, si la reine ne vouloit pas la livrer au monstre, puisqu’il n’y avoit point d’autre moyen de les tirer d’un joug si affreux. Agatie se jeta aux pieds de la reine, pour la prier de se rendre à de si pressantes nécessités, lui représentant combien il seroit honteux qu’une princesse se fît traîner au supplice. Elle obtint enfin que le lendemain on la livreroit au monstre, & se retirant dans sa tente, elle y passa la nuit à se préparer à ce cruel sacrifice. Le peuple ne sut pas plutôt la résolution de la reine, qu’il se calma; & comme si le monstre eût commencé de se repaître d’un si beau sang, il se retira dans sa retraite sans faire de mal à personne.

Le jour ne parut pas plutôt, que la princesse sortit des tentes royales, conduite par la reine toute en pleurs. Toute la cour admiroit la force de cette jeune personne. Jamais elle n’avoit paru si belle; il falloit être aussi cruel que le monstre, pour n’être pas touché de son sort. Elles arrivèrent au lieu fatal; la reine pensa mourir de douleur, quand elle vit le monstre s’approcher. La princesse le voyant, embrassa Thomiris pour la dernière fois, & s’arrachant de ses bras, elle s’avança au-devant de lui; mais les dieux protecteurs de l’innocence lui envoyèrent du secours. Le même berger qui l’avoit déjà sauvée de l’ardeur de son cheval, vint encore pour la tirer d’un si grand danger, ou pour perdre une vie qu’il trouvoit insupportable sans elle. Il parut au-devant d’elle, comme le monstre alloit la dévorer; & le frappant du fer de sa houlette, il sut si bien trouver l’endroit mortel, qu’il le fit tomber noyé dans son sang. Quelle joie pour la reine, quand elle vit cette chère fille délivrée d’un si grand danger! Elle courut à elle les bras ouverts, & se tournant vers ce beau berger: Quel démon favorable à cet empire, lui dit-elle, vous envoie à mon secours! Et quelle honte à mes infidelles sujets, qu’un étranger vienne tirer leur princesse du supplice où ils l’avoient condamnée! Ah! madame, lui dit Agatie, en reconnoissant le berger, ce n’est pas la première fois qu’il me rend la vie, c’est déjà la seconde; c’est lui que vous fîtes chercher avec tant de soin; sans doute, c’est quelque dieu: un homme mortel ne peut faire ce que nous venons de voir. C’est porter trop haut, madame, lui dit le berger, une action qui ne mérite pas tant de louange; je loue le Ciel, qui, malgré tous mes malheurs, m’a conservé jusqu’à ce jour, puisque je puis vous être utile. Ah! je n’oublierai jamais un si grand service, reprit Thomiris; & si c’est la fortune qui vous manque pour être heureux, je vous mettrai en un rang où vous n’aurez pas sujet de vous en plaindre.

Après cela, la reine reprit le chemin des tentes. L’on n’entendoit partout retentir que des cris de joie; chacun s’empressoit de voir le berger miraculeux. Ce peuple si courageux, qui n’avoit pu vaincre le monstre, vouloit pour sauver sa gloire que le berger fût le démon tutélaire du royaume.

Dans cette pensée, on lui rendoit des respects peu différens de ceux que l’on rendoit à la reine. L’armée que le roi des Isdones levoit partout sur ses terres, & le secours de la fée Amazone, ne les épouvantoient plus; tous les généraux prièrent Thomiris de lui donner le commandement des troupes; elle n’y étoit que trop disposée. Voilà donc notre berger devenu général d’armée; il assura la reine qu’il sacrifieroit sa vie pour se bien acquitter de l’honneur qu’elle & toute la Scythie lui faisoient.

Si la princesse ressentoit de la joie de voir que l’on combloit son bienfaiteur de biens, elle avoit quelques chagrins de sentir que sa reconnoissance alloit plus loin qu’elle ne vouloit; la bassesse de sa naissance lui faisoit désapprouver les sentimens qu’elle avoit pour lui; quelquefois pour flatter sa douleur, elle se disoit, qu’il n’étoit pas naturel que le jeune homme fût ce qu’il paroissoit être; une chose la confirmoit dans cette pensée, c’est qu’elle s’étoit apperçue qu’il avoit un sceptre sur la main: elle ne pouvoit croire que les dieux eussent donné cette marque royale à un homme d’un rang si bas.

Cependant, la reine qui vouloit le combler de biens, lui fit faire un train tout pareil au sien, & lui envoyant des habits semblables à ceux que les princes portent, elle lui ordonna de s’en servir dorénavant. Qu’il étoit beau dans cet ajustement magnifique! Cela lui paroissoit si naturel, qu’on ne pouvoit croire qu’il ne les eût pas portés toute sa vie. Les services signalés qu’il avoit rendus à Agatie, lui rendoient sa tente libre à toutes les heures où elle étoit visible; il savoit si bien en profiter, qu’il ne la quittoit plus; ses yeux, quelque contrainte qu’il se fît, ne parloient que trop de la violente passion qu’il sentoit pour elle, depuis le fatal moment qu’il l’avoit vue sur les bords de l’Araxe: il étoit consumé d’un si beau feu, que s’il ne l’avoit pas suivie dans l’instant, une puissance surnaturelle l’en avoit empêché.

La jeune princesse prenoit assez d’intérêt au beau berger, que nous nommerons dorénavant Agatrice, nom que la reine lui ordonna de porter, pour s’appercevoir de ce qu’elle lui faisoit souffrir; mais se souvenant toujours qu’il n’étoit pas prince, elle cachoit si bien ses sentimens, que ce malheureux amant ne croyoit pas être entendu. Il savoit bien qu’il étoit né de condition égale à elle, quoiqu’il ignorât le nom de ceux qui lui avoient donné la naissance. Cette connoissance lui donnoit la hardiesse d’aimer la princesse; mais ne pouvant lui en donner des preuves, & craignant de passer pour téméraire, il se contentoit de soupirer en secret: cette contrainte le mettoit dans un chagrin mortel. La reine qui l’aimoit avec passion, lui en demandoit souvent la cause; si Agatie lui eût fait la même demande, je ne sais s’il eût pu se refuser le plaisir de la lui apprendre.

Cependant, Thomiris recevoit tous les jours des nouvelles, que le roi des Isdones étoit prêt de se mettre en campagne. Elle voulut le prévenir; elle donna les ordres nécessaires pour que l’armée fût prête à marcher dans peu de jours. Les Scythes, honteux d’avoir contraint leur princesse à se livrer à un monstre cruel, voulurent par de belles actions réparer leur barbarie dans cette guerre, & que cette infâmie fût lavée dans le sang de leurs ennemis. Agatrice attendoit avec impatience les occasions de faire voir à la princesse, qu’il n’étoit pas indigne de l’honneur que les Scythes lui avoient fait. Ce n’est pas que la crainte de mourir dans cette guerre, sans qu’elle sût ses sentimens, ne lui redoublât sa mélancolie; mais le jour destiné pour le départ étant arrivé, Thomiris dit adieu à la princesse. Agatrice ne put prendre congé d’elle qu’en présence de toute la cour; enfin il fallut suivre la reine, & le plaisir de se voir à la tête d’une armée, composée de si braves gens, lui fit en quelque façon oublier la passion qu’il avoit pour Agatie.

Après quelques jours de marche, ils arrivèrent dans une grande plaine, d’où ils découvroient l’armée du roi des Isdones. Le dessein de la reine étoit de donner bataille le plutôt qu’elle pourroit, ayant appris par des espions qu’elle avoit dans le camp ennemi, que le roi attendoit un renfort de dix mille hommes, qui ne devoit arriver que dans deux jours, ce qui l’obligea, quoique ses troupes fussent fatiguées, à vouloir combattre le lendemain. Elle donna ses derniers ordres; & dès que le jour parut, Agatrice fit mettre l’armée en bataille, & marcha droit aux ennemis. Ils ne refusèrent pas le combat, quoiqu’ils fussent plus foibles; la fée Amazone leur disant que cette journée décideroit de la guerre. Agatrice y fit des choses surnaturelles; la reine ne pouvoit assez louer le ciel de lui avoir envoyé cet homme miraculeux. Seul, il s’opposoit au prodigieux courage de l’Amazone. Il avoit presque défait toute l’armée ennemie; il étoit près d’immoler à la vengeance de la reine, le malheureux roi des Isdones, quand la fée lui retenant le bras: Arrête, jeune téméraire, lui cria-t-elle; veux-tu faire périr un prince qui t’a donné la vie? Agatrice s’arrêta à un discours si surprenant; & la reine, qui n’étoit pas éloignée de lui, s’approcha & fit signe à ceux qui combattoient dans cet endroit, de suspendre leur victoire pour un moment. Cruelle fée! lui dit-elle, n’êtes-vous pas contente de tous les maux que vous m’avez faits, sans vouloir encore, par une chose si éloignée de la vérité, retenir le bras victorieux de mon défenseur? Trop vindicative princesse, lui dit la fée, les maux que tu as soufferts doivent t’apprendre que les dieux désapprouvent ta vengeance; mais loin de t’en punir, je veux te rendre heureuse, sans que rien puisse troubler le reste de tes jours. Sache, Thomiris, que ce prince est véritablement fils du roi des Isdones, que je l’ai élevé avec soin, dans le dessein de faire une union éternelle entre les Isdones, & les Scythes qui vivent sous ta puissance, par le mariage d’Agatie & de lui. Voyez, sage roi, dit-elle, en se tournant vers le prince, la marque royale que les dieux lui ont donnée, & recevez ce présent glorieux de ma main. Le roi, revenu du premier étonnement que le discours de la fée lui avoit causé, regarda cette marque extraordinaire, & reconnoissant le prince son fils, se jeta à son cou avec tendresse. Ah! mon cher Agatrice, lui dit-il, quel démon ennemi vous fait combattre pour m’ôter la vie? Seigneur, lui dit le prince, en se jetant à ses pieds, l’ignorance où j’étois de ma naissance peut servir d’excuse à mon crime.

De vous dire tout ce que la reine souffroit dans une aventure si surprenante, c’est ce qui ne se peut exprimer; il lui prit envie mille fois de percer de son épée le roi des Isdones, dans le temps qu’il embrassoit le prince; mais la tendresse qu’elle avoit pour le fils lui retint le bras.

Dans cette incertitude, Agatrice se tournant de son côté: madame, lui dit-il, à quelle extrémité me réduirez-vous si vous ne vous laissez fléchir par un spectacle si nouveau? puis-je combattre un roi malheureux qui m’a donné le jour? puis-je être dans le parti de vos ennemis après l’honneur que vous m’avez fait, & le violent amour que j’ai pour la princesse Agatie? Non, madame, si vous ne m’accordez la grâce que je vous demande, je me percerai le cœur de cette même épée qui a pensé faire perdre la vie au roi mon père. Vous avez vaincu, trop généreux prince, s’écria Thomiris, en lui tendant la main pour le relever, je ne puis être ennemie du père d’un prince qui m’a rendu de si grands services.

La fée Amazone, ravie de voir que la reine s’étoit rendue, vint l’embrasser, & lui fit jurer entre ses mains une paix éternelle. Le roi des Isdones fit la même chose, & les vainqueurs & les vaincus s’embrassant avec tendresse, s’en retournèrent dans leur camp.

Agatrice, par le commandement du roi, ne quitta point la reine. Le lendemain la reine des Isdones & la princesse sa fille, qui étoient à Ispanis, arrivèrent au camp; la fée les conduisit chez Thomiris, qui les reçut admirablement bien, & présentant le prince à sa mère: madame, dit-elle, voilà le nœud de notre amitié, j’espère qu’elle sera éternelle.

La reine des Isdones répondit à un discours si obligeant comme elle devoit, & lui demandant la permission d’embrasser son fils, elle le prit dans ses bras; la princesse sa sœur vouloit avoir sa part de ce cher frère; mais la fée qui vouloit achever un ouvrage qu’elle avoit conduit par une voie si extraordinaire, dit à Thomiris que, pour rendre la joie aux deux royaumes, il falloit donner Agatie au prince des Isdones: qu’elle ne pouvoit la lui refuser sans ingratitude, puisqu’il l’avoit sauvée de la dent meurtrière du monstre. J’y consens avec joie, répondit la reine des Scythes, & je ne puis assez marquer à mon généreux défenseur ma reconnoissance. Ah! madame, s’écria l’amoureux prince, que ce prix est au-dessus de mes services!

La fée, qui vouloit avancer le bonheur d’Agatie, partit dans le moment dans son chariot traîné par des dragons; elle descendit aux tentes royales, enleva la princesse Agatie, & la mettant auprès d’elle, elle reprit le chemin du camp.

Elles arrivèrent bientôt à la tente de Thomiris. La vue de la princesse surprit agréablement toutes ces royales personnes, mais rien n’égaloit la joie du prince. Madame, lui dit-il après que Thomiris eut dit à sa fille le dessein qu’elle avoit, serez-vous plus inexorable que la reine? puis-je espérer que vous ne me regardez point comme étant sorti d’un sang qui vous a toujours été odieux, & condamnerez-vous le malheureux Agatrice à la mort? Je suis trop soumise aux ordres de la reine, reprit la princesse en rougissant, & trop reconnoissante des services que vous m’avez rendus, pour laisser mourir le prince des Isdones. Ah! ma chère sœur, lui dit Menalipe, que je vous suis obligée des bontés que vous avez pour mon frère! qui nous auroit dit, quand nous le rencontrâmes au bord de l’Araxe, que ce berger seroit votre époux? Si nous n’étions pas dans la chambre de la reine, reprit la princesse, je lui demanderois par quel enchantement, de berger il s’est trouvé fils de roi. Je vais vous l’apprendre, lui dit la fée. Les deux reines voulurent aussi en être instruites.

La fée leur dit que connoissant par sa science que le prince devoit tuer son père, elle l’enleva dans son berceau; elle le porta chez un berger de la Scythie dont elle connoissoit la sagesse, & le donnant à sa femme pour le nourrir, lui recommanda d’en avoir soin. Je n’eus pas besoin, dit la fée, de prières pour qu’ils m’accordassent ce que je leur demandois, l’extrême beauté de ce prince les prévint d’une amitié si forte, que je fus en repos.

Je laissai passer quelques années sans revoir mon nourrisson, & il pouvoit avoir quinze ans quand je fus le revoir.

Je fus charmée de le trouver si bien fait, & de lui connoître tous les sentimens d’un grand prince sous cet habit de berger. Ce fut environ dans ce temps, madame, dit-elle à Thomiris, que vous emmenâtes le roi des Isdones prisonnier & toute sa famille: la princesse Menalipe devint chère à Agatie, tous leurs plaisirs étoient, comme vous savez, d’aller s’exercer à monter à cheval sur les bords de l’Araxe; vous n’avez pas oublié que sans mon berger, la princesse étoit perdue; mais vous ne savez pas que ce prince fut frappé comme d’un coup de foudre de la beauté d’Agatie.

Il écouta tous les remercîmens qu’on lui fit du service qu’il venoit de rendre à toute la Scythie en la personne de la princesse, sans ôter les yeux de dessus cet objet charmant. Quand elle partit il voulut la suivre, & il faisoit déjà quelques pas pour cela; mais il se sentit transporter en l’air, où, après avoir traversé des rivières & des montagnes, on le descendit dans un palais magnifique. Tout ce qu’il vit de beau & de surprenant ne le consola point de n’avoir pas suivi sa princesse, quoique dans la condition où il croyoit être né, il sût bien qu’il ne lui seroit jamais permis de lui découvrir ce qu’il sentoit pour elle. Il vécut ainsi pendant la prison du roi son père, & jusqu’au moment qu’Agatie fut exposée au monstre cruel; mais mon dessein étant de vous le rendre cher, madame, pour pouvoir faire une paix solide entre deux royaumes que j’aimois, je fus le trouver. Généreux berger, lui dis-je, la belle Agatie va être la proie du dragon affreux, ses cruels sujets l’y contraignent, courez la délivrer, & ne craignez point qu’il puisse éviter la mort que je lui donnerai par votre main; enfin ne combattez pas en berger qui ne sait que se garantir des loups, mais en grand prince, puisque le ciel vous a fait naître tel. En disant ces mots, je lui ouvris les portes du palais, & lui fis voir la princesse prête à être engloutie; il courut à son secours sans me répondre: vous savez comme il tua le monstre, les acclamations du peuple, votre joie, madame, & comme Agatie le reconnut pour le même berger qui l’avoit secourue sur les bords de l’Araxe. Je n’ai plus qu’à vous dire, que la passion qu’elle lui avoit inspirée, dès la première fois qu’il l’avoit vue, s’augmenta avec tant de violence, qu’il en tomba dans une mélancolie qui l’auroit infailliblement fait mourir, si l’envie, qu’il avoit de faire dans la guerre des Isdones des actions dignes de sa princesse, n’eût soutenu sa vie.

La fée finit ainsi son discours, & les deux reines la remercièrent de la peine qu’elle avoit prise. Vous ne sauriez me récompenser, leur dit-elle, de vous avoir élevé un prince si parfait, qu’en consentant que je le rende heureux. Quelque envie que Thomiris eût que cet hymenée ne s’accomplît qu’aux tentes royales, elle lui répondit qu’elle n’avoit qu’à commander ce qu’elle vouloit qu’on fît. La fée lui dit qu’elle auroit soin de tout, & qu’elle n’avoit qu’à trouver bon qu’on la vînt prendre avec la belle Agatie, pour la conduire au lieu qu’elle feroit préparer. Après cela, la reine des Isdones se retira conduite par son fils; pour Menalipe, elle demeura avec sa chère Agatie.

Le lendemain, au lever du soleil, on entendit dans les deux camps une musique guerrière, qui réveilla les princesses agréablement; la fée Amazone fit prendre les armes à toutes les troupes, & ayant fait dresser un autel magnifique dans le lieu de cette grande plaine, elle y conduisit Thomiris & son illustre fille: elles y trouvèrent le roi & la reine des Isdones. La fée ayant pris la main du roi & de Thomiris, leur fit encore jurer une paix éternelle.

Après cela le grand sacrificateur acheva l’hymenée; ils retournèrent aux tentes de Thomiris, au bruit de mille instrumens, & des cris d’allégresse des deux armées; ils y trouvèrent un repas délicieux: l’après-dînée, toute cette royale troupe eut tous les plaisirs qu’ils auroient pu souhaiter dans la cour la plus tranquille; & le soir étant venu, la fée mena les deux charmans époux dans une tente toute brillante d’or & de pierreries: elle étoit éclairée de cent lampes de crystal de roche; & laissant ces amans bienheureux, elle fut préparer pour le lendemain toutes les choses nécessaires pour le départ.

Ce ne fut pas sans quelques chagrins, que le roi & la reine des Isdones se séparèrent du prince leur fils; pour Menalipe, elle suivit son cher frère; & la fée les ayant fait monter sur des chariots magnifiques, ils arrivèrent bientôt aux tentes royales, où, après les avoir comblés de tous les dons qui pouvoient les rendre heureux, elle laissa Agatrice paisible possesseur de sa chère Agatie.

LA
PRINCESSE LÉONICE,

NOUVEAU  CONTE  DES  FÉES.

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Il y avoit autrefois un roi, qui étoit le modèle des autres rois, pour les grandes qualités qu’il possédoit. Il avoit perdu la reine sa femme très-jeune, dont il avoit eu un prince, beau & bien fait: c’étoit toute sa consolation; aussi le méritoit-il bien, car jamais prince n’a eu plus de perfections. Comme le roi étoit déjà avancé en âge, il songeoit à le marier. Les rois de ce royaume ne souffrant point de sang étranger sur le trône, il jeta les yeux sur une princesse de sa cour, nommée Florinice, qui étoit souveraine d’une province dépendante de lui: elle étoit belle, mais très-ambitieuse, jalouse de tout ce qui approchoit d’elle. Elle avoit une sœur, dont la beauté surpassoit de beaucoup la sienne; son esprit doux & complaisant la faisoit autant aimer que les airs impérieux de sa sœur la faisoient haïr.

Le prince n’avoit pu la voir sans en être touché: elle l’avoit charmé. Il y avoit déjà du temps qu’il sentoit un amour violent pour elle, auquel Léonice, c’étoit ainsi qu’on l’appeloit, n’étoit point indifférente. Ils cachoient leur passion avec soin; personne de la cour ne s’en étoit encore apperçu, qu’une fille de Léonice, nommée Céphise, qui étoit chère à sa maîtresse. Ces deux jeunes cœurs goûtoient dans leur tendresse un bonheur d’autant plus parfait, qu’ils n’avoient point été troublés jusqu’à cette heure. Mais le roi ayant formé le dessein que je viens de dire, envoya querir son fils, pour lui commander de se disposer à épouser Florinice. Jamais douleur ne fut égale à celle du prince.

A cet ordre cruel, il répondit au roi qu’il le supplioit de ne point songer encore sitôt à l’établir; qu’il avoit une aversion naturelle pour le mariage; que dans un âge plus avancé, elle diminueroit peut-être; mais le roi lui répondit que la beauté de la princesse lui feroit perdre cette aversion sans fondement; que les princes comme lui ne suivoient pas leurs inclinations; & qu’enfin il songeât à lui obéir: qu’il en avoit déjà parlé à Florinice, qui, étant puissante dans le royaume par la grande province dont elle étoit maîtresse, pourroit causer de grands troubles, s’il n’exécutoit pas ce qu’il lui avoit promis.


Toutes ces raisons n’étoient point du goût du prince, l’amour qu’il avoit pour Léonice lui rendoit le mariage de sa sœur un supplice affreux; mais n’osant irriter le roi par un refus obstiné, il se contenta de lui dire qu’il le supplioit de lui accorder du temps pour se disposer à lui obéir. Le roi le lui accorda, à condition qu’il commenceroit dès ce soir même à s’attacher auprès de la princesse, & après cela il congédia son fils.


Il n’eut pas plutôt quitté le roi son père, que courant chez sa chère Léonice, il fut lui apprendre leur commun malheur. Quel coup de foudre pour la jeune princesse! elle en pensa mourir de douleur. Céphise étoit assez empêchée à les consoler tous les deux. Mais après bien des plaintes, des soupirs, des larmes, & des protestations de s’aimer toujours, ils résolurent que le prince feroit semblant d’obéir à son père, qu’il donneroit des soins à Florinice.

Il y avoit bal ce soir-là même au palais; les deux princesses s’y trouvèrent parées de tout ce qu’il y avoit de plus magnifique. Le prince, pour commencer ce qu’ils avoient résolu, ne parla qu’à Florinice, qui se croyant déjà reine, le reçut avec une fierté insupportable. Cela ne toucha guères le prince. Le roi qui les regardoit avec attention, le trouva très-mauvais, & le fit dire à Florinice.

Le lendemain toute la cour fut à la chasse du cerf. Les dames étoient à cheval, habillées en amazones. Que Léonice y parut belle aux yeux du prince! qu’il souffrit une rude contrainte de suivre sa sœur!

La chasse fut très-agréable pour les dames; le cerf se fit courre long-temps; il passa souvent devant elles: mais comme il faisoit chaud, la princesse se trouva altérée. Elle vit deux fontaines, qui sortoient du pied d’un rocher, qui formoient un ruisseau, qui couloit le long de la route où ils étoient; elle s’avança pour étancher sa soif: le prince la suivoit dans le même dessein; & lui ayant aidé à descendre de cheval, elle but de l’eau de l’une de ces deux fontaines en quantité. Le prince fit la même chose; mais ce ne fut pas de la même, sans qu’il en eût le dessein, ni qu’il sût la vertu de ces deux fontaines, dont l’une inspiroit de l’amour & l’autre de la haine.

La princesse avoit bu des eaux de celle qui causoit la tendresse; elle en sentit les effets. Dans le même moment, son cœur qui n’avoit jamais été touché que d’ambition, se trouva sensible à une autre passion; elle vit le prince avec d’autres yeux; il lui parut beaucoup plus aimable, & elle s’estima très-heureuse qu’il lui fût destiné: mais dans le temps qu’elle concevoit des sentimens si tendres, le prince sentoit redoubler sa haine pour elle avec tant de violence, qu’à peine put-il se contraindre à demeurer auprès d’elle; dans des pensées si différentes, ils retournèrent joindre la chasse.

Le prince n’étant plus maître de lui-même, s’approcha de sa chère Léonice, malgré tout ce qu’elle pût lui dire, & ne la quitta point le reste du jour. La fière Florinice ne remarquoit que trop les soins empressés du prince. Dans ce moment cruel, mille choses lui revinrent dans l’esprit, auxquelles elle n’avoit point pris garde, qui la persuadèrent qu’il y avoit du temps qu’ils s’aimoient.

La jalousie s’empara de son cœur, avec autant de violence que l’amour; déchirée de ces deux passions, elle se retira chez elle si hors d’elle-même, qu’elle ne se connoissoit plus. Léonice n’étoit pas plus tranquille; elle connoissoit bien que le prince l’aimoit tendrement; mais les ordres du roi lui faisoient peur; de plus, elle craignoit l’humeur impérieuse de sa sœur, elle trembloit qu’elle ne s’apperçût des sentimens de son amour.

Il n’avoit pas plus de repos; l’amour, la haine, la crainte de déplaire au roi son père, le tourmentoient également. Jamais nuit ne se passa plus tristement pour ces trois personnes; le jour ne fit qu’augmenter leurs maux.

Florinice ayant résolu de savoir s’il étoit vrai que le prince fût amoureux de Léonice, fit dire qu’elle se trouvoit mal, qu’elle ne vouloit voir personne. Elle n’eut pas donné ces ordres qu’elle se leva; elle savoit qu’il y avoit un cabinet qui donnoit de son appartement dans la ruelle du lit de sa sœur, qui étoit fort obscure, qui ne servoit qu’à serrer les hardes que la jeune princesse ne mettoit plus; elle fut s’y cacher, ne doutant point que le prince, sachant que l’on ne la devoit point voir de tout le jour, ne profitât de ces bienheureux momens pour être avec Léonice, s’il étoit vrai qu’il l’aimât.

Elle ne se trompa pas. Le prince ayant été chez elle, passa dans l’appartement de sa sœur, & l’ayant trouvée seule avec Céphise, il se mit à ses genoux. Ma belle princesse, lui dit-il, j’aurai le plaisir de vous voir aujourd’hui sans contrainte, Florinice est malade; l’on m’a dit chez elle que l’on ne la voyoit point: quel plaisir pour moi! continua-t-il, après qu’elle l’eut fait asseoir auprès d’elle, de pouvoir vous dire tout ce que j’ai souffert depuis le moment fatal où vous m’avez ordonné de tromper mon père! Je ne suis plus maître de le faire, je hais trop Florinice, je vous aime avec trop de violence pour cacher mes sentimens. Oui, ma belle princesse, lui dit-il en se rejetant à ses genoux, il faut que vous me permettiez de déclarer au roi l’amour que j’ai pour vous, & de le supplier de ne me point contraindre dans le choix que mon cœur a fait de vous. Hélas! reprit tristement Léonice, cet éclat ne servira qu’à nous rendre plus malheureux. Le roi votre père a ses raisons, comme vous le savez, pour préférer ma sœur: quelque tendresse qu’il ait pour vous, la politique l’emportera dans son cœur. De plus, je dépends de la fière Florinice, par la mort du prince mon père & de la princesse ma mère; comment croyez-vous qu’elle reçoive un pareil affront? Non, mon cher prince, continua Léonice, ne prenez point un si mauvais parti, je vous en conjure, il ne serviroit qu’à nous séparer pour toujours. Mais que voulez-vous donc que je fasse? reprit le prince; faudra-t-il que j’épouse Florinice? Je n’ai pas la force de vous le conseiller, dit encore la princesse, continuez plutôt de faire espérer au roi que vous lui obéirez, & tâchez de vous contraindre auprès de ma sœur; mais surtout qu’elle ne puisse deviner que vous m’aimez. A quoi toutes ces contraintes aboutiront-elles, reprit le prince? A nous donner du temps, répondit Léonice, c’est tout ce que nous pouvons espérer dans nos malheurs.

La fière Florinice écoutoit, avec un déplaisir mortel, une conversation si tendre; ne la pouvant plus soutenir, elle se retira dans son appartement, de crainte de n’être pas maîtresse d’elle-même. Dieux! que ne dit-elle pas, quand elle se vit en liberté de se plaindre! Toutes les résolutions les plus violentes, contre le prince & Léonice, lui passoient par l’esprit; le fer & le poison étoient trop doux pour les punir de leur perfidie, selon les sentimens de son cœur irrité. Une agitation si violente la rendit effectivement malade; mais quelque besoin qu’elle eût d’être seule, elle ne se fut pas plutôt remise dans son lit, qu’appelant ses femmes, elle leur ordonna d’aller dire à sa sœur de venir auprès d’elle. Un mouvement jaloux lui fit souhaiter de la voir, pour ne lui pas laisser le plaisir d’être avec le prince davantage. Il y étoit encore quand la jeune princesse reçut cet ordre. Elle passa auprès de Florinice en tremblant; elle lui dit, en l’abordant, que le prince ayant su qu’elle étoit malade, étoit venu chez elle pour en savoir des nouvelles. Je lui suis bien obligée de ses soins, reprit la princesse avec un ris dédaigneux; mais il se sera consolé avec vous de mon mal & de mon absence. Léonice rougit à la réponse de sa sœur, & ne lui répondit rien. Cela l’inquiéta le reste du jour; leur conversation fut triste. Le lendemain le prince vint voir Florinice avec le roi son père, qui n’y fut qu’un moment. Le prince auroit bien voulu le suivre en sortant; mais il n’osa le faire: il demeura donc seul avec elle; ce qui l’interdit si fort, qu’il fut long-temps sans parler; mais la princesse ne voulut pas perdre une si belle occasion. Voyant qu’il ne revenoit point de sa rêverie: Avouez la vérité, lui dit-elle, avec des yeux enflammés d’amour & de colère; votre cœur vous reproche les momens que les ordres du roi vous forcent de me donner? la trop heureuse Léonice vous occupe même jusqu’auprès de moi. A ce nom de Léonice, le prince sortit de sa rêverie: D’où vient, madame, lui dit-il, que vous me faites ce reproche? ne suis-je pas assez coupable d’avoir pu oublier un moment que j’étois auprès de vous, sans m’accuser d’aimer Léonice, sachant que le roi m’ordonne de m’attacher à vous? Pouvez-vous me dire que vous n’aimez pas ma sœur, reprit Florinice, après la conversation que j’entendis hier? Oui, perfide, continua-t-elle avec un emportement dont elle n’étoit plus la maîtresse, j’étois en lieu dont je ne perdis pas un mot de toutes les protestations que vous lui fîtes de n’aimer jamais qu’elle; je fus témoin de tout ce que vous vous dîtes de tendre tous les deux; mais l’ingrate Léonice ne triomphera pas impunément de moi, je lui vendrai cher le plaisir de votre conquête; elle me répondra de tous les maux que l’amour que j’ai pour vous me fait souffrir; je la réduirai à maudire le jour qu’elle reçut votre cœur; & si je ne puis me faire aimer, j’aurai le plaisir de me venger sur ce qui vous est plus cher que vous-même.

Jusques-là le prince avoit été si surpris de se voir découvert, qu’il n’avoit su quel parti prendre; mais voyant qu’il étoit inutile de lui rien déguiser, il ne put souffrir plus long-temps les menaces qu’elle faisoit à sa chère princesse. De quoi vous plaignez-vous, madame, lui dit-il, si j’aime Léonice? étant maître de son destin, le mien me donne à votre aimable sœur. Quand le roi m’a ordonné de vous aimer, mon cœur n’étoit plus à moi; je n’osai le lui dire. Vous ne m’aimiez point avant cet ordre fatal. Je suis persuadé encore, en ce moment, que c’est la couronne, dans mon alliance, qui vous fait plaisir: que le roi vous la donne, j’y consens, & laissez-moi l’aimable Léonice, nous serons tous les trois contens. Il falloit donc, reprit Florinice, me laisser mon cœur pour faire ce partage; mais dans les sentimens où je suis pour toi, la couronne sans toi me seroit un présent affreux: & quoi! suis-je si peu aimable que tu me la cèdes plutôt que de vouloir la partager avec moi? fais y réflexion, prince trop charmant; vois les malheurs que tu vas causer dans ton royaume, si tu continues à me mépriser; profite d’un moment de tendresse que je ne puis retenir; abandonne Léonice; donne toi à moi, & j’oublierai les maux que tu m’as causés; mais il est temps de se déterminer. Puisque j’ai tant fait, reprit le prince, de vous avouer l’amour que j’ai pour votre sœur, vous devez comprendre que je ne changerai jamais de sentimens pour elle; toutes vos menaces ne me font point de peur, & vous pouvez sans que je pâlisse, me prendre pour but de votre vengeance. Je saurai te prendre par des endroits si tendres, que je te la ferai sentir, lui dit-elle. Ah! c’est de ma princesse que vous voulez parler, s’écria le prince; mais Florinice, songez-y bien avant que de l’entreprendre, je saurai faire retomber sur vous tout ce que vous ferez contre une tête si chère. Vas, vas, lui dit-elle d’un ton méprisant, je ne te crains pas; les maux que tu me fais souffrir m’ont appris à n’en plus craindre d’autres.

Une conversation si emportée ne se put faire sans être entendue des femmes de Florinice: Céphise, qui étoit avec elles, l’ayant entendue comme les autres, courut l’apprendre à Léonice; elle fut dans un chagrin mortel d’une si triste nouvelle, c’étoit tout ce qu’elle appréhendoit au monde; elle connoissoit que la princesse étoit capable de tout, quand elle étoit offensée; dans cette appréhension, elle sortit dans le moment même, & ne voulant pas s’exposer aux violences de sa sœur, elle alla se retirer dans un temple de Vestales, qui étoit auprès du palais. La seule Céphise l’y suivit; les autres filles de la jeune princesse coururent en avertir Florinice; elle étoit encore avec le prince; cela suspendit leur colère à tous les deux: le prince demeura comme mort. Florinice ne savoit si elle en étoit bien aise ou fâchée; car si cela ôtoit les moyens au prince de la voir si souvent, en même-temps cela l’empêchoit de lui faire souffrir tous les maux qu’elle lui préparoit; mais le prince emporté par sa passion, la laissa démêler ses sentimens, & courut au temple où sa maîtresse s’étoit enfermée. Il demanda avec tant d’instance à la voir, que la grande Vestale, craignant de se faire une affaire avec un prince qui vraisemblablement devoit bientôt être roi, contraignit la triste Léonice à venir lui parler en sa présence. Dès que le prince la vit, Hé! quoi ma princesse! s’écria-t-il, vous m’abandonnez donc aux fureurs de votre sœur? Sont-ce là les protestations de m’aimer toute votre vie? & que pensez-vous que je devienne, si je ne vous vois plus? A quel dessein vous retirez-vous dans ces lieux sacrés? Pensez-vous que je ne puisse vous défendre contre la colère de Florinice? Je connois votre amour & votre courage, reprit Léonice; mais prince, il ne seroit pas beau à moi de m’en servir contre ma sœur, qui est appuyée des ordres du roi votre père. Je vois le feu que ma malheureuse tendresse va allumer, c’est à moi à y mettre le remède nécessaire; c’est moi qui dois être sacrifiée. Epousez la fière Florinice, pour mettre la paix dans votre royaume, qu’elle veut remplir de troubles & de confusions; obéissez à votre père, oubliez-moi si vous pouvez, & me laissez passer le reste d’une vie qui ne sera pas longue, au service de la déesse; vous n’aurez qu’elle pour rivale: puisque je ne suis pas née pour mon cher prince, jamais mortel ne touchera mon cœur. Non, ma princesse, reprit le prince désolé, vous ne m’aimez plus, puisque vous êtes capable de me donner de pareils conseils; ne vous attendez pas que je puisse les suivre, je n’adorerai jamais que vous. Que la furieuse Florinice ait la puissance de son côté; qu’elle mette le roi de son parti; ils ne seront jamais maîtres de mon cœur ni de ma main. Si vous ne me promettez de vous conserver pour moi, d’être toujours mon aimable Léonice, je ne vous répons pas d’être maître de mes emportemens. O dieux! s’écria la triste princesse, en donnant un libre cours à ses larmes qu’elle avoit retenues jusqu’à ce moment, qui voyez mon innocence, secourez-nous dans une si grande infortune!

La grande vestale, qui jusqu’alors les avoit écoutés, se mêla de la conversation, pour prier le prince de songer à ce qu’il devoit au roi son père; mais cela fut inutile; elle fut contrainte de faire retirer Léonice sans avoir pu rien obtenir.

Cependant le roi fut averti de tout ce grand désordre; il ordonna que l’on cherchât le prince, & qu’on le lui amenât. On le trouva comme il sortoit du temple; on lui dit que le roi le demandoit. De ce pas il fut le trouver. Seigneur, lui dit-il en se jetant à ses pieds, quand vous me commandâtes d’aimer Florinice, j’adorois sa sœur il y avoit long-temps; la crainte de vous déplaire m’a fait cacher ma passion; Florinice s’en étant apperçue, fière de votre autorité, il n’y a point de menaces qu’elle n’ait faites contre l’aimable Léonice, qui, pour les éviter & vous donner une preuve qu’elle n’étoit point coupable de ma désobéissance, s’est allée renfermer dans le temple pour y passer le reste de ses jours; mais, seigneur, je ne puis vivre sans elle, mon amour redouble dans le moment que je m’en vois privé; je viens vous supplier, si vous voulez me conserver la vie, de la retirer d’un lieu si fatal à mon repos, & de la défendre des fureurs de sa sœur. Je devrois, reprit le roi, vous punir de votre désobéissance plus sévèrement que je ne vais faire; mais, prince, vous pouvez encore mériter votre pardon, & revoir Léonice en liberté. Ah! seigneur, que faut-il que je fasse? s’écria le prince avec précipitation? Allez trouver la princesse, jurez-lui que vous n’aimerez plus sa sœur, que vous êtes soumis à mes ordres, & soyez prêt à lui donner la main dès demain; je vous réponds que Florinice redonnera son amitié à sa sœur, & qu’elle n’aura rien à craindre auprès d’elle. Ah! sire, s’écria le prince encore une fois, si la liberté de ma princesse n’est qu’à ce prix, je vois bien que je ne la verrai de mes jours; je n’épouserai jamais la détestable Florinice; & quoiqu’il puisse arriver, j’aimerai toujours son adorable sœur. Eh bien, lui dit le roi d’un ton de colère, je l’épouserai donc pour toi, je te déshériterai de ma couronne, sans que tu puisses jamais pour cela voir cette Léonice, qui te fait braver mes ordres avec tant d’insolence; je te donne jusqu’à demain pour y penser, voilà toute la grâce que tu auras de moi.

Après cela il congédia le prince, qui se retira dans son appartement dans un désespoir qu’on ne peut exprimer; il y passa la nuit dans des agitations affreuses, & dès qu’il crut que l’on pouvoit voir Florinice, il fut la trouver. Madame, lui dit-il en entrant dans sa chambre, vous voyez un prince dont la vie ne dépend que de vous; le roi veut que je vous épouse, ou qu’il le fera lui-même pour tenir la parole qu’il vous a donnée de vous mettre sur le trône; il m’en prive pour toujours, en l’assurant aux enfans qui naîtront de vous & de lui; j’y consens de bon cœur, je vous verrai dans cette place sans chagrin, si vous obtenez de mon père qu’il ne vous venge qu’à demi, & qu’il me fasse rendre ma princesse: je consens même de ne la point épouser, pourvu que je la sache heureuse, & que je puisse la voir quelquefois. Est-ce trop vous demander, madame, continua-t-il, pour une couronne, que quelques momens où je puisse dire à Léonice que je lui sacrifie ma gloire & ma vie? O dieux! reprit la princesse irritée, comment ai-je pu souffrir si long-temps un discours si outrageant? comment crois-tu, prince, ayant la tendresse que j’ai pour toi, que je reçoive l’offre que tu me fais de ta couronne? ne te dis-je pas dès hier, qu’elle ne pouvoit me plaire sans toi? la beauté de ma sœur t’aveugle-t-elle jusqu’au point de croire que je puisse servir à te la faire rendre, moi qui voudrois au prix de mon sang que tu ne la visses jamais, & qu’oubliant ses pernicieux charmes, tu me rendisses le moindre des soins que tu as pour elle? tu veux que je te la rende pour me faire voir le mépris que tu fais de moi en me cédant à ton père. Non, perfide, ne t’y attends pas; puisque je ne puis rien gagner sur ton cœur par toute ma tendresse, je vais m’abandonner à toute ma fureur: j’accepterai la main du roi, mais ce sera à condition que je serai toujours maîtresse de ma sœur: Dieux! quel plaisir pour moi, de te faire partager les maux que tu me feras souffrir, & de rendre ta Léonice si malheureuse, qu’elle soit contrainte de renoncer à la vie! Ah! cruelle princesse, interrompit le prince, vous me poussez dans le dernier désespoir; mais vous me répondrez de la vie de votre sœur; il n’y a point d’extrémités où je ne me porte si elle est en danger. En disant cela, il se levoit pour sortir, mais le roi qui entra dans ce moment l’arrêta. Demeurez, prince, lui dit-il, & dites-nous, à cette belle princesse & à moi, si vous êtes prêt de lui rendre la justice qui lui est dûe? Seigneur, lui dit-il, vous savez ce que je vous dis hier, je ne puis vivre sans Léonice, c’est à vous à me donner la mort ou la vie. Vas, lui répondit le roi en colère, tu te rends indigne, par ton obstination, que l’on en prenne soin. Madame, continua le roi en se tournant vers la princesse, que puis-je faire pour réparer l’aveuglement de mon fils, que de vous offrir ma main & ma couronne, & de vous promettre que votre sœur ne sortira jamais du temple que par vos ordres? Je suis confuse des bontés de votre majesté, reprit Florinice, & soumise à tout ce qu’il lui plaira de m’ordonner. Quel coup pour ce malheureux prince, quand il entendit la résolution de la vindicative Florinice! mais il n’étoit pas en son pouvoir de l’empêcher; il fallut le souffrir, & la voir femme de son père dès le soir même, le roi n’ayant voulu nul préparatif pour ce mariage. Toute la cour en fut fâchée; l’on connoissoit l’humeur de la princesse, & l’on ne douta pas que le roi qui étoit déjà vieux, ne se laissât gouverner par cette méchante femme; surtout on plaignoit le prince qui ne méritoit pas une si mauvaise fortune. Il voulut aller s’en consoler avec sa chère Léonice; mais la reine avoit donné des ordres si absolus, qu’on lui refusa ce plaisir, quelques prières qu’il fît pour cela.

La pauvre princesse étoit inconsolable quand elle apprit le mariage de sa sœur; elle vit bien que c’étoit pour avoir plus de pouvoir de les tourmenter qu’elle s’étoit résolue d’épouser le roi, & qu’elle ne verroit jamais le prince. Quelles plaintes ne faisoit-elle point à sa chère Céphise de son malheureux sort! Cette fille tâchoit de la consoler; mais elle voyoit si bien qu’elle avoit raison, qu’elle ne pouvoit que pleurer avec elle. Cependant la nouvelle reine goûtoit un plaisir bien mêlé de chagrin; elle n’eut pas plutôt épousé le roi, qu’elle comprit qu’il ne lui étoit plus permis de regarder le prince; elle se repentit d’avoir mis elle-même une opposition éternelle à ce qu’elle souhaitoit le plus au monde; sa vengeance retomboit sur elle avec plus de violence qu’elle ne s’étoit imaginée; & quelque effort qu’elle fît pour trouver de la satisfaction d’avoir rendu malheureux les objets de sa haine & de son amour, elle se trouvoit encore plus malheureuse; elle ne pouvoit même s’empêcher d’appréhender que le roi, se repentant de l’injustice qu’il avoit faite à son fils, ne lui permît enfin d’épouser Léonice pour le consoler de lui avoir donné une belle-mère.

Elle ne fut pas plutôt frappée de cette pensée, qu’elle songea à y remédier pendant qu’elle étoit toute-puissante sur l’esprit de son époux. Il y avoit un prince, nommé Ligdamon, qui étoit amoureux de Léonice il y avoit long-temps, pour lequel la jeune princesse avoit une aversion mortelle, à cause des mauvaises qualités qu’elle lui connoissoit, outre qu’il étoit très-laid & fort mal fait. Elle l’envoya querir, & elle lui dit que s’il vouloit enlever sa sœur, & l’épouser, elle lui en donneroit les moyens: qu’il ne craignît point la colère du prince, qu’elle lui donneroit main-forte pour la conduire dans la province où elle étoit maîtresse, où il seroit maître absolu. Ligdamon accepta des offres qui étoient si conformes à ses sentimens; il n’avoit pas la délicatesse de vouloir être aimé: pourvu qu’il possédât Léonice, il ne lui importoit comment; & la reine étant contente de le trouver disposé à lui obéir, le congédia en lui disant d’assembler par sous-main le plus de monde qu’il pourroit, & qu’il lui laissât faire le reste.

Pour réussir dans son dessein, il falloit tirer la princesse du temple où il n’étoit pas possible de l’enlever; pour cela, elle fut un jour trouver le roi, & se jetant à ses pieds, elle lui demanda grâce pour sa sœur; elle le pria de vouloir souffrir qu’elle fût auprès d’elle, lui répondant qu’elle l’empêcheroit bien d’avoir nul commerce avec le prince. Le roi, qui ne lui pouvoit rien refuser, & qui, depuis son mariage, avoit conçu pour elle une tendresse très-forte, y consentit. La reine n’en eut pas plutôt la permission, que cherchant le prince avec empressement, à qui elle n’avoit pu parler depuis qu’elle étoit sa belle-mère, elle lui dit, que se repentant des maux qu’elle lui avoit causés, elle vouloit lui rendre Léonice, qu’elle en avoit obtenu la permission du roi son époux, qu’elle alloit la faire sortir du temple. Le prince ne savoit ce qu’il devoit croire, & d’où pouvoit venir un si grand changement. Elle s’apperçut de ses irrésolutions, & voulant le persuader de sa sincérité: Je vois bien, lui dit-elle, que vous ne me croyez pas; mais, prince, soyez-en témoin, & venez me donner la main dans un lieu où tout ce qui vous peut être cher est renfermé. Ah! madame, reprit le prince, en recevant la main qu’elle lui présentoit; quelle grâce ne vous rendrai-je point si vous ne me trompez pas? Ma vie est trop peu pour ce que vous faites aujourd’hui pour moi.

Après cela ils allèrent au temple, & la reine montrant les ordres du roi à la grande vestale, elle lui ordonna de faire sortir sa sœur. Elle lui répondit qu’elle étoit prête d’obéir au roi, si la princesse vouloit le faire; mais que le temple étant un lieu de sûreté, qu’elle avoit choisi pour se mettre sous la protection de la déesse, elle ne pouvoit la forcer de quitter l’asyle qu’elle avoit choisi. La reine écouta ce discours impatiemment, & se tournant du côté de la princesse! Eh bien, Léonice, est-ce que vous voulez demeurer ici le reste de votre vie? ne voulez-vous pas obéir aux ordres du roi, qui a ordonné de vous mener au palais? me haïssez-vous assez pour aimer mieux une prison que d’être auprès de moi? parlez, puisqu’il faut votre consentement. Hé! madame, lui dit le prince, voyant qu’elle demeuroit incertaine de ce qu’elle devoit faire, que tardez-vous à sortir d’un lieu si contraire au repos du prince qui vous adore? La reine, touchée des maux que je souffre de votre absence, a bien voulu fléchir le roi mon père; serez-vous plus inexorable que lui? Je ne doute point des bontés de la reine, reprit enfin Léonice; mais, prince, quoique je sois disposée à lui obéir, je ne puis me résoudre sans peine à quitter ce lieu sacré.


Après ce peu de mots, elle prit congé de la grande vestale, & de toutes ses aimables compagnes; mais ce ne fut pas sans verser des larmes, & elle suivit la reine au palais, qui la présenta au roi. Il la reçut assez froidement; mais toute la cour s’empressa de lui témoigner la joie qu’ils avoient de son retour: la reine l’accabla de caresses; quand elle fut dans son appartement, elle lui jura qu’elle avoit oublié le passé, qu’elle tâcheroit de faire consentir le roi à son mariage avec le prince; qu’en attendant, ils se pouvoient voir avec toute liberté, pourvu que ce ne fût pas devant lui; qu’elle vouloit réparer par tant de services le mal qu’elle leur avoit fait, & qu’ils fussent contraints de lui redonner leur amitié.

Le prince ne savoit quel remercîment lui faire; il croyoit que tout ce qu’elle disoit étoit sincère, mais la jeune princesse ne pouvoit se le persuader; elle étoit plus retenue dans sa joie. La reine l’ayant fait conduire dans un appartement magnifique qu’elle lui avoit fait préparer, elle dit au prince qui la suivoit, la défiance qu’elle avoit des caresses de Florinice; le prince ne pouvant approuver cette méfiance de la princesse, étoit dans des transports de plaisir inconcevables de revoir sa chère Léonice; tout ce que l’amour le plus tendre inspire de plus fort étoit dans ces deux cœurs; mais la princesse n’y répondoit qu’avec des larmes. Quoique le prince lui pût dire pour la remettre de ses appréhensions, il ne la persuada pas que la reine n’eût quelque dessein caché dans ce qu’elle faisoit, & qu’elle ne leur vendît bien cher le plaisir qu’elle leur donnoit; elle ne se trompa pas.

Cette méchante femme ne fut pas retirée dans son cabinet, qu’elle envoya querir Ligdamon, pour l’avertir de se tenir prêt pour la nuit suivante. Sa rage ne put attendre plus long-temps à se satisfaire; la vue de l’amour du prince pour cette innocente victime de sa fureur avoit redoublé son amour & sa jalousie; elle ne put soutenir les momens qu’ils passoient ensemble, & quoique par politique elle eût résolu de laisser passer quelques jours, elle changea de dessein; elle ordonna toutes choses avec ce ministre de sa haine, pour que la chose ne manquât point, & lui donna des ordres pour être soutenu dans toutes les places où il passeroit.

Après cela il prit congé d’elle, & fut poster ses gens, prêts à exécuter leur dessein dès que tout le monde seroit retiré au palais. La reine avoit donné exprès à la princesse un appartement éloigné du sien, qui donnoit sur les jardins, afin que par une porte du parc, qu’elle fit tenir ouverte, on pût l’enlever sans bruit. Toutes choses étant si bien préparées, la reine parut pleine de joie toute la soirée; elle dit mille douceurs à sa sœur, & l’heure de se retirer étant venue, elle l’embrassa pour lui donner le bon soir. Le prince, qui ne la pouvoit quitter, voulut lui donner la main; mais elle le pria de la laisser aller, de peur que le roi ne s’apperçût de ses soins empressés. Il la laissa donc aller malgré lui; mais ne pouvant se résoudre de se coucher sans avoir trouvé le moment de la voir sans témoins, il crut que quand elle seroit seule dans son appartement, il pourroit rentrer sans qu’elle le trouvât mauvais. Dans ce dessein il fut se promener dans les jardins, & se mettant dans un cabinet de verdure qui donnoit sous ses fenêtres, il y attendoit avec impatience qu’il n’y eût plus que Céphise auprès de la princesse.

Ligdamon, après avoir placé son monde, vint presque au même endroit que le prince, pour exécuter son pernicieux dessein: & voyant fort peu de lumière dans le palais, & sachant qu’il n’avoit rien à craindre des gardes de Léonice, il crut qu’il étoit temps. Pour cela, il fit signe à ses gens d’avancer; à ce même signal les portes de la princesse s’ouvrirent. Ligdamon entra avec une partie de son monde, avant que le prince s’en fût apperçu, parce que la nuit étoit fort obscure, & ce ne fut que les cris de la princesse & de Céphise qui le retirèrent de sa rêverie: il courut à cette voix si chère, comme Ligdamon vouloit la forcer de le suivre.

A cette vue, il devint comme un lion furieux, & tirant son épée: arrête, infâme, s’écria-t-il, si tu ne veux payer de ta mort ton insolence. Ligdamon tourna la tête, & pâlit de frayeur, croyant être découvert; mais ne voyant que le prince seul, il ne daigne pas lui répondre, & faisant signe à ses gens d’empêcher le prince de l’approcher, il voulut prendre la princesse; mais le prince ayant passé son épée dans le corps de celui qui s’étoit avancé le premier, le renversa mort par terre, sauta légèrement par dessus, & criant à ce perfide de se défendre, il lui donna un coup dans le bras dont il tenoit Léonice, & la lui fit quitter.

Cependant les cris des filles de la princesse réveillèrent tout le monde dans le palais; des gardes, qui n’étoient point de la confidence, accoururent pour voir ce qui se passoit, & se rangèrent auprès de leur prince dans le temps qu’il alloit être accablé par le grand nombre d’hommes qui étoient à la suite de Ligdamon, qui voulut se sauver dès qu’il les vit venir; mais le prince lui porta un coup si furieux, qu’il le fit tomber mort sur le plancher.

La pauvre princesse, pendant tout ce désordre, étoit dans un état pitoyable: elle imploroit le ciel pour secourir son cher prince, qu’elle voyoit prêt à tous momens d’être immolé. Sa joie fut grande, quand elle vit les gardes arriver, & Ligdamon tomber noyé dans son sang. Dès que ses gens le virent mort, ils s’enfuirent avec tant de vîtesse, que dans le trouble où l’on étoit, on ne courut après eux que quand ils ne furent plus en état de rien craindre.


Cependant la reine fut transportée de douleur de savoir que son coup étoit manqué, & que son dessein n’avoit servi qu’à rendre sa sœur à son amant. Cette pensée la désespéroit; mais ne voulant pas que l’on connût ses mauvaises intentions, elle se leva, & passa dans l’appartement de Léonice avec toutes ses gardes, pour lui donner un secours qu’elle savoit lui être inutile. Elle trouva la princesse à demi-morte de frayeur, sa chambre remplie de sang & de corps morts, le prince à genoux devant elle, qui tenant une de ses belles mains, tâchoit de la remettre de sa peur. Quel spectacle pour elle! elle pensa en mourir de rage; mais se contraignant, elle vouloit dire à sa sœur qu’elle étoit fâchée de cet accident, quand le prince l’interrompant, lui fit connoître qu’il ne savoit que trop que c’étoit l’ouvrage de ses mains, & que dorénavant il serviroit de garde à la princesse pour la garantir de ses mauvais desseins. La reine s’en défendit avec aigreur, & ayant dit à la princesse qu’elle ne devoit pas demeurer dans un lieu si plein d’horreur, elle lui ordonna de la suivre.

Le jour parut dans tout ce désordre; le prince fut se plaindre au roi de l’insulte que l’on avoit faite à la princesse, & lui dit que la reine en étoit complice. Le roi ne l’écouta pas sur le chapitre de la reine, mais il lui promit de donner de si bons gardes à Léonice, qu’elle ne seroit plus exposée à un pareil malheur.

Tout cela ne rassuroit point le prince; il alla retrouver la princesse, & lui jura qu’il ne la quitteroit plus.

Ses précautions furent inutiles; la reine voyant que tout son pouvoir ne pouvoit séparer ces deux cœurs, s’adressa à une fée qu’elle savoit être ennemie de la famille royale, pour quelques déplaisirs qu’elle en avoit reçus, & lui dit qu’elle venoit implorer son secours contre le prince son beau-fils, & sa perfide sœur, & qu’en la vengeant, elle satisferoit sa haine particulière. La fée, ravie de trouver cette occasion, dit à la reine que, pourvu qu’elle conduisît la princesse dans les jardins du palais, elle n’avoit que faire de s’inquiéter du reste. La reine s’en retourna très-contente, espérant d’être délivrée de sa rivale pour toujours. Pour ce dessein, elle fut le soir se promener dans les jardins, peu accompagnée; elle mena sa sœur avec elle. Le prince, qui ne la quittoit plus, les suivit malgré la reine, à qui il fut contraint de donner la main: la princesse marchoit après eux, appuyée sur les bras de Céphise, quand elle se sentit enlever en l’air, sans qu’elle vît ceux qui l’enlevoient: elle fit un cri si effroyable, qu’il fit arrêter le prince; il quitta la main de la reine pour courir au secours de sa princesse, mais il ne trouva que Céphise; il l’entendoit toujours, & la suivant à la voix, il s’éloigna en peu de temps du palais; mais quelque effort qu’il fît pour arriver où il entendoit sa voix, il ne put y atteindre; elle se perdit en l’air, & il demeura comme mort de lassitude & de désespoir. Cependant la pauvre princesse fut transportée par la fée dans un vieux château, bâti sur la pointe d’un rocher si escarpé, que nul mortel n’y avoit jamais monté, & l’ayant mise à la garde d’un dragon qui avoit trois langues de feu, elle revint auprès du prince désolé, où prenant la figure d’une femme déjà âgée: Que fais-tu, malheureux Prince? tu te reposes pendant que l’on t’enlève ta princesse? Hélas! reprit le prince, en faisant effort pour parler, je l’ai suivie tant que j’ai entendu sa voix; mais les dieux cruels n’ont pas voulu que je l’entendisse davantage, de peur que je ne la leur arrachasse des mains. Viens, lui dit-elle en le frappant de sa baguette: je veux te mener à l’endroit où elle est. Il la suivit avec une légereté pareille à celle d’un oiseau; ils arrivèrent bientôt au pied du rocher, & la fée, lui montrant le château: Voilà le lieu où est ta princesse, je vais te la faire voir, pour que tu n’en doutes pas; tire-la d’un lieu si affreux si tu peux.

En disant cela, elle laissa le prince accablé de douleur, & entrant dans le château, elle prit Léonice par la main, & la conduisit sur la pointe du rocher. Vois que je suis véritable, lui dit-elle, en lui montrant de la main la princesse; ôte-la de mon pouvoir si cela t’est possible. Et sans leur donner le temps de se parler ni l’un ni l’autre, elle la fit rentrer dans cette horrible prison.

Le prince resta dans une consternation cruelle, quand il vit rentrer sa chère Léonice. L’impossibilité de la retirer d’un lieu si affreux le désespéroit; il tâcha vainement de monter sur le rocher, il retomboit dès qu’il avoit fait un pas; il vouloit retourner au palais querir du monde, pour tâcher de tailler un chemin dans le roc, mais craignant de ne plus retrouver-là sa princesse, il ne put se résoudre d’en partir.

Dans ces irrésolutions, il passa la nuit à se plaindre, sans espérance que le jour le rendît plus heureux; d’autre côté, la reine étoit très-satisfaite d’être délivrée de sa sœur; mais elle ne l’étoit pas de ne point revoir le prince: le roi étant inquiet de son fils, envoya des gens partout après lui; mais ce fut inutilement, on ne le trouva point, quelque peine qu’ils se donnassent. Cela redoubla son chagrin; il s’en prit à la reine, lui parla avec aigreur: il se repentit, mais trop tard, des maux qu’il avoit faits à son fils: il n’avoit plus que de l’aversion pour elle; cela ne l’inquiéta pas beaucoup: elle avoit, par ses brigues, une partie du royaume à elle; & le roi n’étoit plus qu’un roi en peinture: l’absence du prince lui étoit bien plus sensible que la froideur de son époux.

Elle fut retrouver la fée pour lui demander où il étoit, & ce qu’elle avoit fait de sa sœur? Elle lui répondit qu’elle lui donneroit le plaisir de les voir tous les deux dans le pitoyable état où sa haine les avoit réduits. La reine l’en pria avec empressement, & dans le moment la fée la transporta dans le château où étoit la malheureuse Léonice; elle la trouva enchaînée au pied d’une colonne, d’où elle pouvoit voir le prince sans en être vue. Un dragon effroyable qui ne dormoit jamais, étoit auprès d’elle. La barbare reine fut ravie de joie de la voir dans un si triste état; elle l’accabla de reproches au lieu de la consoler: la princesse ne daigna pas lui répondre, ni ôter ses yeux de dessus le prince qu’elle voyoit faire des efforts pour monter sur le rocher; mais la reine tournant les yeux du côté où elle voyoit ceux de sa sœur attachés, vit cet objet de sa haine & de son amour, dans le temps qu’ayant tourné tant de fois autour de ce rocher, il avoit enfin trouvé un sentier moins escarpé. Il commença à monter avec grande peine; elle fit un cri, dans la peur qu’il ne vînt délivrer sa rivale; mais la fée lui dit qu’elle n’avoit rien à craindre, que le dragon la défendroit bien quand même il viendroit jusqu’à elle. Cependant le prince montoit toujours par ce sentier en tournoyant. L’espérance de secourir sa princesse lui donnoit des forces, quand il apperçut une levrette attachée à un éclat de la pierre qui composoit cette montagne, qui sembloit être prête de s’étrangler. Cela lui fit pitié, il s’approcha de cet animal, & prenant sa chaîne d’un bras puissant, il la rompit avec peine. Mais quelle fut sa surprise de voir cette levrette devenir femme dès qu’elle fut libre! Il recula quelques pas, & cette belle personne le prenant par la main: Prince malheureux, lui dit-elle, n’aie nulle frayeur de l’enchantement que tu viens de rompre; je suis de la race des fées, & j’ai plusieurs dons que je te donnerai; mais mon pouvoir est borné: la fée l’Envieuse, qui tient ta princesse prisonnière, m’a attachée depuis plusieurs années à ce rocher, sous cette forme hideuse, pour me punir de ce que j’étois aimée de plusieurs princes qui la méprisoient. J’attendois ta venue avec impatience; je te servirai de tout mon pouvoir par reconnoissance, & pour me venger d’elle. Entre dans cette caverne, lui dit-elle, en lui montrant une ouverture qui étoit taillée dans le roc, revêts-toi des armes que tu y trouveras, & ne crains point la fureur du dragon; tu le vaincras assurément: je vais t’attendre au bord de ce ruisseau que tu vois couler parmi ces cailloux. En disant cela elle le quitta, & le prince, après avoir pris les armes fatales, poursuivit son chemin jusqu’aux portes du château. La fée le voyant monter, détacha le dragon d’auprès de la princesse, & le fut mettre pour garde à la porte où le prince étoit. Sans s’épouvanter d’un si horrible monstre, il s’avança pour lui donner d’une lance qu’il tenoit à la main; mais ce monstre, en poussant un sifflement horrible, s’élança en l’air pour le couvrir de son corps; ce que le prince voyant il fit quelques pas en arrière, & prenant son temps que le monstre tendoit le ventre, il lui donna de son épée si adroitement, qu’il le fit tomber mort à ses pieds.

La fée ne le vit pas plutôt à terre, que prenant la princesse, malgré ses cris, elle l’enleva une seconde fois comme elle l’avoit fait la première.

Cependant le prince victorieux du dragon, entra avec précipitation pour délivrer sa princesse: O dieux! quel fut son désespoir, quand il ne trouva que Florinice! l’épée sanglante lui tomba des mains, & il fut quelque temps comme insensible; mais la présence de cette méchante femme le ranimant de colère, il fut droit à elle. Qu’as-tu fait de ma princesse? lui dit-il d’un air menaçant; il faut que tu me la rendes, ou crains que je ne te punisse de tous tes crimes.

Elle n’est plus en mon pouvoir, reprit la reine, sans paroître étonnée des menaces du prince; la fée l’Envieuse, dès qu’elle t’a vu victorieux du dragon, l’a enlevée de ces lieux, dont elle voyoit que tu allois être le maître par ta prodigieuse valeur. Dieux! que j’ai tremblé pour toi, quand je t’ai vu exposé à toute la fureur de ce monstre horrible, & je t’aime avec bien plus de violence que ta Léonice! Je la regardois avec attention pendant ton combat avec le dragon; il ne paroissoit en elle que la joie que donne l’espérance, sans que la peur de te voir succomber l’ait fait pâlir un seul moment. Ne connoîtras-tu jamais ton erreur? tu crois être aimé d’elle, tu ne l’es point; c’est dans mon cœur que tu trouverois cette tendresse enflammée, qui seroit digne de la tienne.

Le prince n’auroit pas souffert si long-temps un discours si ennuyeux pour lui, si la douleur qui l’avoit saisi en apprenant que sa princesse n’étoit point délivrée, ne l’eût mis hors d’état de pouvoir répondre à la reine. Il étoit plus malheureux qu’il n’avoit jamais été; Léonice lui étoit ôtée dans le moment qu’il croyoit la délivrer de tous ses malheurs, sans qu’il sût de quel côté tourner pour la secourir.

Dans ce déplorable état, il ne savoit quel parti prendre, & sans songer au discours de Florinice, il étoit occupé à chercher les moyens de retrouver sa princesse; mais à la fin il se souvint que la fée Levrette lui avoit dit qu’elle l’attendoit au bord du ruisseau; il crut qu’elle pourroit le servir, comme elle avoit déjà fait.


Dans cette pensée, sans regarder la reine, il sortit du château d’une vîtesse incroyable, & descendit la montagne avec le même empressement, sans s’arrêter pour les cris que Florinice poussoit en le voyant s’éloigner d’elle; elle vouloit le suivre malgré ses mépris, & courant avec précipitation pour le joindre, elle trouva cette fente de la caverne, où le prince avoit pris les armes merveilleuses contre les enchantemens, elle tomba dedans sans que l’on ait jamais su ce qu’elle étoit devenue depuis: le ciel ayant voulu que la mort d’une si méchante femme fût ignorée des hommes, & que privée de la sépulture, elle n’en eût d’autre que le ventre des bêtes féroces dont cet antre étoit plein.


Le prince continuant son chemin avec tant de promptitude, arriva bientôt auprès du ruisseau; il y trouva la Levrette qui l’y attendoit. Eh bien, prince généreux, lui dit-elle, tu es victorieux du monstre. Hélas! de quoi me sert ma victoire, lui répondit-il, si je n’ai point délivré ma princesse, & si je ne sais où la chercher? Nous la trouverons, reprit la pitoyable fée.

Après cela elle s’éloigna un peu du prince, lui disant de l’attendre; & revenant un moment après, elle lui présenta un cheval qu’elle tenoit par la bride, & lui dit de monter dessus, de tenir toujours le sentier étroit qu’elle lui montra, qui régnoit le long du ruisseau, sans en prendre d’autre; qu’il le conduiroit droit à une caverne souterraine où étoit la princesse; que la porte en étoit gardée par plusieurs monstres demi-hommes & demi-serpens, qui s’opposeroient à son passage; mais qu’il n’en eût nulle peur, qu’il n’avoit qu’à leur présenter son écu, sans se servir de son épée ni de sa lance pour les vaincre; qu’après les avoir vaincus, il trouveroit un lion furieux, qui étoit la dernière garde de la princesse; qu’il prît bien garde en approchant d’elle de lui montrer l’écu, afin qu’il ne fût plus au pouvoir de la méchante fée de la lui ôter, comme elle avoit fait.

Le prince remercia la Levrette avec peu de paroles; il monta légèrement dessus le cheval, & courant dans le sentier sans s’arrêter un instant, il ne fut pas long-temps à arriver à la porte fatale. Il la trouva gardée, comme la fée lui avoit dit: les monstres ne l’apperçurent pas plutôt, qu’ils voulurent s’élancer sur lui, tous en même temps; mais le prince leur présentant le bouclier aux yeux, ils demeurèrent comme immobiles; & leurs yeux de serpent se perdant, ils se retrouvèrent ce qu’ils avoient été autrefois; ils se jetèrent tous aux pieds du prince, lui jurèrent qu’ils emploieroient leur vie pour lui rendre grâce de les avoir délivrés de l’enchantement où les tenoit la fée l’Envieuse; qu’il n’avoit qu’à leur commander ce qu’il vouloit qu’ils fissent. Je ne vous demande, reprit le prince, que de m’aider à délivrer une malheureuse princesse, que votre maudite fée tient prisonnière dans cette caverne. En disant cela, il entra le premier, il la vit au fond de cet antre affreux, attachée à la voûte par une grosse chaîne qui la prenoit par le milieu du corps. Un lion monstrueux étoit couché à ses pieds, qui l’entortilloit de sa queue. Quelle vue pour le prince! animé de l’envie de la tirer d’un sort si malheureux, il fit un cri qui fit tourner la tête au lion furieux, qui se levant se mit en état de défendre sa proie de toutes ses forces; mais le prince, sans s’étonner, s’approcha de lui, & avant que les esclaves qui le suivoient fussent à ses côtés, il enfonça sa lance dans la gueule du lion, comme il l’ouvroit pour se jeter sur lui, & sans perdre de temps, lui donna de son épée dans le côté, & lui fit une large blessure. Malgré tout cela, le furieux animal n’en étoit pas moins fort; il alloit se jeter sur lui & l’étrangler de ses griffes, quand les hommes que le prince avoit délivrés vinrent au secours de leur bienfaiteur & chargèrent le monstre de tant de coups, qu’il tomba aux pieds de la princesse. Le prince ne se vit pas si-tôt défait de cet ennemi, qu’il courut à elle, & lui présentant l’écu merveilleux, ses chaînes se brisèrent, & ce lieu affreux se changea en un palais magnifique, dont il sortit de plusieurs chambres grand nombre de belles personnes qui vinrent se réjouir avec la princesse de sa délivrance & de la leur.

Ces hommes, qui étoient à la suite du prince, firent des cris de joie à la vue de ces dames; ils se jetèrent à leurs pieds, en leur témoignant la joie de les avoir retrouvées; mais le prince, sans s’appercevoir de tout ce qui se passoit de si surprenant dans ce lieu, étoit aux genoux de sa princesse, où il exprimoit à sa chère Léonice tout ce que l’amour le plus violent fait sentir. Je vous revois donc, mon adorable princesse, lui disoit-il, & les dieux cruels se sont donc lassés de ma souffrance? Hélas! mon cher prince, lui répondit Léonice, je suis si malheureuse, que je ne sais si ce sera pour long-temps que je jouirai du plaisir de vous voir, & si l’implacable Florinice ne nous cherche point quelques nouveaux tourmens. Non, reprit la fée Levrette, qui parut dans ce moment, ne craignez plus rien, vos maux sont finis aussi bien que les miens, & la reine est punie de ses crimes: la fée l’Envieuse n’a plus de pouvoir sur vous, vous êtes maîtresse absolue dans ce palais, que votre généreux amant vient de me rendre par sa valeur, & que je ne reçois que pour vous y voir l’un & l’autre heureux, sans que rien dorénavant puisse troubler votre bonheur.

La princesse voyoit tant de choses surprenantes depuis un moment, qu’elle ne savoit que répondre; mais le prince, qui connoissoit déjà cette aimable fée, & qui avoit déjà éprouvé ses bontés, la remercia avec une vraie reconnoissance pour sa chère Léonice & pour lui. Jusqu’alors il n’avoit point remarqué le changement qui s’étoit fait de la caverne en un palais, ni de tant de belles personnes qui l’entouroient: il n’avoit vu que la princesse. Cependant toutes ces dames & ces cavaliers s’empressoient à rendre leurs respects à leur princesse; car la fée Levrette étoit souveraine de ce palais, & d’un grand pays qui l’entouroit.

Léonice ne pouvoit sortir de son étonnement; elle vouloit demander mille choses à la fois à son amant, pour s’éclaircir de cette aventure; mais la princesse fée lui dit, en lui prenant la main, qu’il n’étoit pas temps de les lui apprendre, qu’il falloit qu’elle prît du repos, & que le lendemain elle satisferoit sa curiosité.

En disant cela, elle la conduisit dans une chambre où tout brilloit d’or & de pierreries; on servit, peu de temps après, un souper très-propre: dès qu’on fut sorti de table, elle la laissa en liberté de s’entretenir avec son cher prince. Que leur conversation fut tendre! ils y auroient passé la nuit si Léonice, craignant de blesser la bienséance en souffrant son amant si tard, ne l’eût congédié.

Le lendemain la princesse fée vint savoir comment elle avoit passé la nuit; & l’embrassant: ma chère princesse, lui dit-elle, l’obligation que j’ai au prince est si grande, que je ne sais par quel bienfait le reconnoître, si ce n’est en le rendant maître de tout ce qu’il m’a rendu. Madame, reprit Léonice, le prince, que vous dites vous avoir rendu service, me paroît si reconnoissant de ceux qu’il a reçus de vous, que je croyois que c’étoit à lui à vous rendre des grâces éternelles; mais, madame, continua-t-elle, vous m’avez promis de m’apprendre ce qui a fait votre connoissance, & les changemens si étonnans que je vois depuis hier? Il est juste de vous tenir ma parole, reprit la princesse fée, & je ne suis point fâchée que mon bienfaiteur, dit-elle, en voyant entrer le prince, auquel Léonice fit signe de s’asseoir sans rien dire, en soit témoin. Je suis fille d’un roi, qui, de tous les grands états qu’il possédoit, ne put garder que ce château & le pays qui l’entoure, par des aventures qui seroient trop longues à vous dire. Il avoit épousé une princesse qui étoit de race fée, & qui avoit beaucoup de dons en partage; elle me les donna tous au moment de ma naissance, sachant qu’elle mourroit en couche de moi. Ce qui arriva. Je perdis aussi mon père fort jeune, & je demeurai maîtresse de cette petite souveraineté. Ma cour étoit galante & remplie de ce qu’il y avoit de plus beau dans les deux sexes; les plaisirs nous suivoient partout; ce n’étoit que fêtes & tournois que me donnoient tous les jours les princes mes voisins. L’Envieuse étoit ma voisine, sa cour étoit aussi déserte que la mienne étoit remplie: jalouse de mon bonheur, elle chercha les moyens de me rendre malheureuse. Un jour que nous étions toutes parées pour un bal magnifique, & que, lavant mes mains, j’avois oublié de remettre à mon doigt une bague que ma mère m’avoit donnée, qui avoit la vertu d’empêcher les enchantemens, la fée l’Envieuse étant dans ma chambre s’apperçut de mon peu de mémoire, & voulant en profiter, elle nous suivit dans l’assemblée. L’on dansa long-temps sans la prendre; outrée de ce petit mépris, elle se leva en fureur, & frappant par trois fois de sa baguette sur le plancher: race maudite, dit-elle d’un ton effroyable, connoissez le pouvoir de celle que vous méprisez. En même-temps les femmes demeurèrent immobiles; les hommes devinrent moitié serpent, sans connoissance de ce qu’ils avoient été un moment avant; mon palais devint un antre affreux; & s’approchant de moi, elle me prit par les cheveux, malgré mes cris; elle me traîna sur le rocher où vous avez été prisonnière, m’y revêtit de la forme d’une levrette, m’attacha à la pierre avec une chaîne très-forte, & me quittant avec un souris moqueur: Sers, me dit-elle, d’exemple à celles qui ne connoissant pas leurs forces, méprisent celles qui peuvent les détruire: reste dans ce malheureux état jusqu’à ce qu’un prince plus malheureux que toi vienne chercher sa princesse.

Elle me quitta après ces mots, & me laissa accablée de désespoir; j’ai passé plusieurs années attendant votre venue, & quand je ne pensois plus à sortir de mes infortunes, par la longueur du temps que je les ai souffertes, je vous vis arriver, dit-elle au prince, & touché de mon malheur, rompre mes chaînes: vous vîtes mon changement avec étonnement: vous savez le reste de ce qui vous est arrivé; & comme par votre prodigieuse valeur vous avez rendu la liberté à votre aimable princesse, & à tous mes malheureux sujets. Quelle rage pour la fée l’Envieuse, de ne pouvoir plus nous nuire! Et quel plaisir pour moi, de donner à la belle Léonice les dons que ma mère me laissa en mourant! La beauté & la jeunesse ne la quitteront qu’au tombeau; les plaisirs la suivront en foule partout où elle portera ses pas; enfin, tous les lieux qu’elle éclairera de ses beaux yeux, deviendront remplis de tout ce qui peut satisfaire la magnificence & l’ambition, sans que personne puisse jamais troubler les douceurs que l’amour vous prépare à tous les deux. Pour vous, prince, le seul chagrin que vous ressentirez de vos jours, je vais vous le donner; le roi votre père, accablé de vieillesse, chagrin de votre perte, plein de remords d’avoir causé vos malheurs en épousant Florinice, est mort depuis deux jours: votre royaume a besoin de votre présence, partez avec votre aimable princesse pour aller occuper un trône digne de vous & d’elle; je vous ai fait préparer un équipage qui secondera votre impatience.

En achevant ces mots elle se leva, & les embrassant tous les deux avec tendresse, elles les conduisit, sans vouloir entendre leurs remercîmens, jusqu’à un chariot tout d’or & de pierres précieuses, tiré par des dragons volans; & leur ayant dit le dernier adieu, elles les perdit bientôt de vue, les laissant aller dans leur royaume, où ils arrivèrent bientôt, & où ils achevèrent leur vie dans tous les plaisirs qu’un mutuel amour peut causer, quand il est accompagné de la sagesse & de la beauté.

LE PRINCE CURIEUX,

NOUVEAU  CONTE  DES  FÉES.

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Du temps que les fées étoient en grande vénération, régnoit en Gélusie une princesse, qu’on nommoit Prodigue, pour les biens immenses qu’elle faisoit à ses sujets; elle étoit belle, jeune, spirituelle & riche, recherchée de tous les princes voisins, ce qui rendoit sa cour la plus galante de toute l’Asie; mais ce qui en faisoit un des plus grands ornemens, étoit la princesse Modeste. Prodigue l’aimoit tendrement, elle l’avoit toujours avec elle; elle étoit de tous ses plaisirs, elle n’en pouvoit avoir où elle n’étoit pas; ce qui obligeoit tous les amans de Prodigue de faire tous leurs efforts pour être de ses amis: ce n’étoit que fêtes galantes auxquelles Prodigue paroissoit indifférente. Un jour que le prince Ambitieux donnoit un tournois, toute la cour se plaça sur des échafauds que l’on avoit dressés dans la grande place du palais. Rien n’étoit plus magnifique que tout ce qui parut; l’or, les perles, les diamans étoient jusque sur les harnois des chevaux, & les princes n’avoient rien épargné pour montrer leurs richesses.

Mais à peine eut-on rompu quelques lances, que les cris que l’on entendit arrêtèrent les combattans, & firent tourner les yeux à toute la cour sur les barrières du camp, pour savoir qui les avoit causés; l’on vit que c’étoit un chevalier d’une taille admirable, dont les armes étoient d’or; ce que l’on voyoit de sa casaque étoit bleu, brodé de perles; son casque étoit de même métal que ses armes, & l’on voyoit au milieu de mille plumes blanches le portrait de la princesse Modeste; la même peinture étoit sur son écu, entourée de diamans d’une prodigieuse grosseur: le cheval sur qui étoit monté ce beau chevalier, étoit blanc comme la neige, & tout son harnois étoit d’or. Rien ne put égaler la curiosité que la princesse & toute sa cour avoient de connoître le bel inconnu. Modeste ne pouvoit assez s’étonner de voir son portrait sur ses armes. Prodigue ordonna aux juges du camp d’aller lui demander son nom, & ce qu’il souhaitoit; à quoi il répondit qu’il s’appeloit le prince Curieux, qu’il étoit venu pour supplier la princesse de lui permettre de soutenir contre tous les combattans.

Les juges vinrent rendre compte de leur commission à Prodigue, qui permit avec plaisir au prince Curieux de combattre pour soutenir les charmes de son amie. Le combat recommença au premier signal; tous les princes firent voir leur valeur & leur adresse; mais enfin le prince Ambitieux étant resté le seul victorieux, il se prépara pour combattre le beau chevalier. Tout le monde fut charmé de la fierté avec laquelle il entra dans la lice, & l’on ne douta point qu’il ne vainquît le vainqueur des autres. L’on ne se trompa point: car après ne s’être rien fait dans la première carrière, dans la seconde, Curieux lui porta un coup de lance si furieux au-dessous du casque, qu’il l’envoya tomber à trente pas de lui. Ses écuyers s’approchèrent de lui pour le relever, & l’emportèrent plein de rage & de confusion. Curieux se tint long-temps au bout de la carrière, pour voir si personne ne lui voudroit disputer la victoire; ce fut inutilement; ce que voyant les juges du camp, ils descendirent de dessus leurs échafauds, & vinrent prendre le beau chevalier, pour le conduire comme victorieux à la princesse, qui lui présenta un bracelet de diamans, qui étoit le prix du tournois. Il l’accepta, après lui avoir fait une profonde révérence, & s’étant tourné du côté de Modeste, il mit un genou en terre. Puisque la princesse m’a permis de combattre pour vous, madame, lui dit-il, elle trouvera bon que je vous présente le prix de ma victoire. En lui disant cela, il lui donna le bracelet de diamans. Modeste rougit, regardant Prodigue, comme pour lui demander ce qu’elle devoit faire, la princesse comprit son embarras, & lui dit de l’accepter: ce qu’elle fit d’un air assez froid. Après cela toute la cour retourna au palais, où l’on ne parla que de la bonne mine du prince Curieux, de sa valeur, & de l’air galant avec lequel il avoit fait son présent. Tous les princes vaincus par l’Ambitieux étoient ravis d’être vengés, & que ce ne fût pas par leurs rivaux. Ces louanges n’auroient pas cessé sitôt, si on ne l’eût vu entrer dans la salle avec un air si noble, que tout le monde convint qu’il étoit incomparable de quelque manière qu’on le vît. La princesse le reçut avec une bonté extraordinaire, & l’ayant pris par la main, elle le présenta à Modeste; recevez ce chevalier, lui dit-elle, je vous en conjure, comme le seul digne de vous servir. Curieux ne répondit que par une profonde révérence, & se jetant à genoux devant Modeste: Serez-vous assez cruelle, madame, lui dit-il, pour refuser la grâce que la princesse vous demande pour moi avec tant de bonté, & ne me sera-t-il pas permis de me nommer votre chevalier? La princesse est si absolue sur mes volontés, reprit Modeste sans regarder Curieux, que dès qu’elle parlera, je suis toujours prête d’obéir. Après cela elle lui présenta la main pour le relever.

Le reste de la journée se passa à parler de ceux qui avoient bien ou mal combattu; la princesse, en se retirant, dit qu’elle vouloit aller le jour suivant à la chasse, & fit donner un ordre que tout le monde reçut avec plaisir.

Dès le point du jour, tous les équipages furent prêts, le bruit des cors réveilla Modeste; elle ordonna à ses femmes de lui apporter un habit de chasse qu’elle s’étoit fait faire il n’y avoit pas long-temps; mais elles furent bien étonnées de ne le trouver plus, & d’en voir un à la place, d’un velours couleur de feu, dont tous les boutons étoient de diamans. Elles coururent toutes surprises dans la chambre de la princesse Modeste; elles ne la surprirent pas moins qu’elles l’avoient été, en lui montrant cet habillement magnifique; elle fut long-temps incertaine de ce qu’elle devoit faire; mais l’heure pressant de partir, elle se fit habiller, & parut aux yeux de la princesse d’un air si brillant, qu’elle éblouit tout le monde.

Prodigue la loua beaucoup, & Modeste s’étant approchée d’elle, lui conta son aventure, où ni l’une ni l’autre ne purent rien comprendre. Leur surprise augmenta de beaucoup, quand la princesse, étant descendue de sa chambre pour monter à cheval, elles trouvèrent le prince Curieux au bas de l’escalier, vêtu d’un même habit; elles reculèrent quelques pas, & Prodigue s’étant tournée du côté de Modeste: il y a de l’enchantement dans cette aventure, lui dit-elle: en même temps le prince Ambitieux s’étant avancé pour lui donner la main, & Curieux ayant rendu le même service à Modeste, elles montèrent à cheval.

Le jour étoit beau, & il sembloit que le gibier qu’on chassoit, ne se défendoit que pour donner du plaisir aux dames. La journée se passa le plus agréablement du monde, & on ne rentra au palais que quand la nuit y contraignit. Ce ne fut pas sans avoir parlé de la conformité des ajustemens de Modeste & du prince Curieux. La princesse impatiente de savoir cette aventure, congédia tout le monde, & resta seule dans son cabinet avec Modeste & Curieux. Je vous avoue, lui dit Prodigue, après les avoir fait asseoir, & en s’adressant au prince Curieux, que depuis votre arrivée dans cette cour, je vous y vois faire des choses si surprenantes, que je ne puis m’empêcher de vous demander qui vous êtes; comment vous avez eu le portrait de mon amie; par quel enchantement vous vous trouvez tous deux habillés de la même manière, & quel démon a fait trouver cet habit dans sa garderobe, au lieu du sien? Parlez, je vous en conjure, continua-t-elle, ne me déguisez rien. Puisque vous me l’ordonnez, reprit le prince, je vous dirai, madame, que je suis fils du roi de Phrygie, & que ma mère étant grosse de moi, fut un jour se promener, accompagnée d’une fille qu’elle aimoit tendrement, dans un bois qui étoit au bout des jardins de son palais; à peine y eut-elle fait quelques tours, qu’elle fut abordée par une grande femme d’un air majestueux, qui en la saluant, lui dit qu’elle étoit grosse d’un fils qui seroit l’adoration de ses peuples, mais que l’amour rendroit très-malheureux; que cependant il viendroit à bout de ses desseins, qu’elle vouloit en prendre soin, qu’elle étoit la souveraine des fées de la Licie. Après cela elle disparut, & laissa ma mère si surprise, qu’elle ne fut de long-temps en état de retourner au palais. A quelque temps de-là elle accoucha de moi; elle n’oublia pas de prier la fée dans son cœur de se ressouvenir de ses promesses. Je fus élevé avec soin, & l’envie que j’avois de savoir toutes choses, me fit nommer Curieux. Je passai les premières années de ma vie comme tous les princes de mon âge; le roi & la reine m’aimoient avec passion; la mienne dominante étoit la chasse contre toutes les bêtes les plus farouches. Un jour que j’étois allé chercher un sanglier furieux, qui désoloit toutes nos terres, je m’égarai dans la forêt sans pouvoir me retrouver; je marchai tout le jour sans espérance, & la nuit tomba sans que j’eusse pu rencontrer personne de ma suite: je me résolus de la passer au pied d’un arbre. Je descendois de cheval pour exécuter mon dessein, quand mes yeux furent frappés d’une lumière surprenante; & la même fée, dont j’avois oui parler bien des fois, s’approchant de moi, me dit: je viens à ton secours, prince Curieux, suis-moi sans crainte. En achevant de parler, elle marcha droit à un palais magnifique que je voyois devant nous; nous y arrivâmes en peu de temps, & je ne puis vous représenter tout ce que je vis dans ce séjour enchanté.

C’est peu que de vous dire que les murs étoient d’or, & que mes yeux ne purent soutenir l’éclat des pierres précieuses qui y brilloient de tous côtés. La fée me conduisit dans un appartement de la même beauté, & l’on nous y servit un souper de tout ce qu’il y avoit de plus exquis. Quand nous fûmes sortis de table, elle se retira, & me dit de reposer toute la nuit, que j’en avois besoin. Je me couchai, & le lendemain je fus réveillé par une musique si charmante, qu’autre qu’Apollon & les Muses ne la pourroient faire. Quand je voulus me lever, je trouvai un habit des plus galans sur ma toilette, & l’on m’habilla sans que je visse qui me servoit. A peine fus-je en état de paroître, que la fée entra dans ma chambre: je voulus la remercier de tant de faveurs; mais elle me dit que dès ma naissance elle m’avoit pris sous sa protection, que j’y pouvois compter; qu’elle ne m’abandonneroit jamais, pourvu que je ne fusse point ingrat: je l’assurai que ma reconnoissance seroit éternelle.

Après cela, elle me mena dans des jardins dont les beautés répondoient à la magnificence de la maison. De tout ce que je vis, rien ne me parut plus surprenant qu’une grande allée d’orangers, dont tous les troncs avoient la figure d’homme. Je ne pus m’empêcher de lui demander ce que c’étoit que ces figures? elle me répondit que c’étoit tous les amans qu’elle avoit eus, qu’elle avoit transformés en arbres pour les punir de n’avoir pas su lui plaire, & que leur destin les condamnoit à demeurer dans cet enchantement, jusqu’au moment qu’elle trouveroit un homme assez heureux pour se faire aimer d’elle. Je plaignis beaucoup ces pauvres malheureux; mais je n’osai le dire à la fée, de peur de l’irriter. Au bout de cette allée, nous entrâmes dans un pavillon; elle m’y fit asseoir sur un lit de repos. Après avoir fermé la porte sur nous: Prince Curieux, me dit-elle, il est temps que vous commenciez vos aventures, je vais vous faire voir toutes les beautés de la terre, ce sera à vous à faire un bon choix.

En même-temps elle fit deux tours dans sa chambre, avec une baguette qu’elle tenoit, prononçant quelques mots que je n’entendis pas; aussitôt je vis paroître les plus belles personnes du monde, dans des glaces qui servoient de tapisserie aux chambres; je vous y vis, madame, &, quoique rien ne me parût si beau que vous, je vous avoue que je fus charmé de la princesse Modeste qui vous suivoit.

La fée ne le connut pas sans chagrin; & elle fit ce qu’elle put pour me détourner de lui sacrifier ma vie: elle ne put me faire changer de dessein; elle fut contrainte de se rendre à mes pressantes prières; ce ne fut pas sans m’avoir prédit que je ne pourrois jamais être aimé sans m’être fait haïr. Je vous avoue, madame, que je pensai mourir de douleur à un si funeste oracle; la fée en fut touchée de pitié, elle me promit sa protection. Ensuite nous sortîmes de ce lieu fatal, & repassant par l’allée d’orangers, tous ces arbres s’inclinèrent jusqu’à terre, & couvrirent son chemin de fleurs & de fruits. Nous arrivâmes au palais, dans une grande salle, où je trouvai les armes dont j’étois couvert le jour du tournois. Mais, ô dieux! quels furent les remercîmens que je lui fis, quand elle me présenta le bouclier, & que j’y vis le portrait de mon adorable princesse! Prince, me dit-elle, allez où votre amour vous porte: que de maux vous allez souffrir au service de Modeste! Partez, puisque je vois que rien ne peut vous faire changer de dessein; vous trouverez à la porte du château tous vos gens qui vous attendent; & comme je ne puis vous suivre, voilà un cor dont je vous fais présent; quand vous voudrez quelque chose de moi, mettez-le dans votre bouche, & demandez ce dont vous aurez besoin. Je me jetai à ses genoux pour la remercier de ses bontés, & ayant pris ce merveilleux cor, je montai à cheval. Je ne vous dis point la joie qu’eurent tous mes gens de me retrouver; je suis trop pressé de vous dire que je pris le chemin de la Licie, & qu’ayant fait toute la diligence que demandoit l’impatience de voir ma belle princesse, j’arrivai enfin la veille du tournois. Vous savez depuis ce moment tout ce qui m’est arrivé; il ne me reste plus qu’à vous dire, que le jour de la chasse ayant souhaité de pouvoir avoir un habit pareil à celui de Modeste, je fus tout étonné de trouver sur ma table l’habit que vous avez vu, & qui vous a donné tant de curiosité; mais que me sert de pouvoir tout, si je ne puis rien sur le cœur de ma princesse!

Le prince finit ainsi son discours; & Prodigue prenant la parole: Je me doutois bien, lui dit-elle, qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire dans ce que avez fait depuis que vous êtes dans ma Cour; mais quoique la fée vous ait prédit de funeste, je ne crois pas qu’il soit possible à Modeste de vous haïr.

Après cela Prodigue se leva, & alla donner audience aux ambassadeurs du roi de Syrie. Depuis ce jour, le prince Curieux ne perdit pas un moment à faire connoître à la princesse le violent amour qu’il avoit pour elle: mais il n’éprouvoit que trop ce que la fée lui avoit prédit. Elle recevoit, avec civilité, tous les services qu’il lui rendoit; mais son cœur n’y avoit point de part: toute la cour en étoit étonnée; & Prodigue, qui avoit pour lui toute l’estime qu’il méritoit, en parloit souvent à son amie.

Un jour qu’elles se promenoient toutes deux dans un bois de chênes verts qui étoit proche du palais, après y avoir long-temps marché, elles allèrent s’asseoir au bord d’un ruisseau qui passoit dans ce bois, & la princesse ayant fait signe à ses filles de se retirer: Arrêtons-nous ici, ma chère Modeste, lui dit-elle, & goûtons le frais au bord de cette fontaine. Elles y furent quelque temps à écouter le murmure de l’eau & le chant des oiseaux; mais la princesse prenant la parole: En vérité, lui dit-elle, je ne puis être plus long-temps sans vous demander si votre cœur n’est point touché de reconnoissance pour le pauvre Curieux? Je vous avoue, madame, reprit Modeste, que je vois, comme tout le monde, les bonnes qualités de ce prince, que je lui suis obligée des services qu’il me rend; mais je ne sens rien de plus, & mon cœur conserve toujours son indifférence: je vous dirois plus, madame, continua-t-elle, si je ne craignois de passer pour ridicule, je suis fâchée de ce que tout le monde lui trouve tant de mérite, & de n’avoir nul sujet de m’excuser de l’injustice que je lui rends.

Est-il possible, reprit la princesse, que vous puissiez avoir de pareils sentimens? où trouverez-vous un prince plus parfait, & qui vous aime avec plus de passion? en vérité, il y a du caprice dans votre procédé. Je mérite tout ce que vous me dites, madame, dit Modeste; mais il n’est pas en mon pouvoir d’avoir d’autres sentimens pour lui. Que tu es à plaindre, pauvre prince! répondirent mille oiseaux qui étoient sur les branches des arbres qui couvroient la tête des princesses, si l’on ne peut payer ton amour que d’ingratitude! Mais, Modeste, un temps viendra, que de la haine la plus forte tu passeras à la tendresse la plus sensible pour ce prince infortuné.

Jamais étonnement ne fut pareil à celui des princesses: Quoi! s’écria Modeste, j’entendrai parler jusqu’aux animaux de l’objet de mon indifférence? je ne puis être un moment sans qu’il me donne quelque preuve d’un amour qui m’est odieux? Ah! je commence à sentir de la haine, & je ne répons pas que je ne le bannisse de ma présence, s’il ne me laisse en repos.

Prenez garde, reprit Prodigue, en riant de la colère de son amie, de faire réussir l’oracle de la fée des oiseaux. Non, madame, interrompit Modeste, je ne crains point de le haïr, je suis sûre que je ne l’aimerai jamais. N’en réponds pas, Modeste, répondit une voix du fond du ruisseau, tu ne peux fuir ton destin. Ah! c’en est trop, s’écria Modeste en colère; sortons, madame, d’un endroit où l’on me prédit des choses si affreuses.

Prodigue se leva par complaisance pour elle, & repassant dans le parterre, elles y retrouvèrent les princes Ambitieux & Curieux, qui venoient les chercher. Ambitieux donna la main à Prodigue; Curieux s’étant approché de Modeste, pour lui rendre le même service, elle le reçut, & s’étant éloignée de la princesse de quelques pas: Prince, lui dit-elle, toute la nature s’élève contre moi en votre faveur; je connois même que j’ai tort de ne pas reconnoître votre amour, vous méritez un cœur tout entier; mais avec toute cette connoissance, je ne puis rien pour vous, & si mon repos vous est cher, & qu’il soit vrai que vous ne soyez venu dans cette cour que pour moi, retirez-vous, & ne me voyez jamais; je sais que je serai blâmée d’un procédé si peu reconnoissant, mais il faut que je vous aie l’obligation toute entière, & que vous demandiez votre congé à la princesse, sans lui parler de moi.

En disant cela elle quitta la main du prince, & rejoignit Prodigue. Jamais étonnement ne fut égal à celui de Curieux; il fut long-temps à prendre sa résolution; mais enfin il fallut obéir. Prodigue fit tout ce qu’elle put pour l’en détourner; mais ce fut inutilement; il fut pour prendre congé de Modeste, qu’il ne put voir; il pensa mourir à cette nouvelle cruauté, il se retira chez lui dans un mortel chagrin, il donna ordre qu’on tînt son équipage prêt pour partir le lendemain.

Après cela il entra dans son cabinet, & prenant son cor: puissante fée, dit-il en le portant à sa bouche, ne m’abandonnez pas dans le désespoir où je suis: faites que je puisse être invisible, & que par ce moyen, je puisse voir ma princesse sans lui déplaire.

Il n’eut pas fini ces paroles, qu’il entendit tomber quelque chose à terre; s’étant baissé pour la ramasser, il trouva une bague enveloppée dans un papier où ces mots étoient écrits: L’anneau que tu vois, est celui dont le roi de Pont se servit pour enlever Mandane des prisons du roi Crésus, à la vue de l’armée de Cyrus; sers-t’en pour revoir ta princesse; en le mettant dans ta bouche, ne crains point d’être vu, ni que les portes soient fermées devant toi: mais prens garde de t’oublier dans ce que tu verras d’admirable.

Le prince, après avoir lu ce peu de mots, remercia la fée sa bienfaitrice, & prenant la bague dans sa bouche, il passa dans son appartement sans être apperçu; cela lui donna la hardiesse d’entrer dans celui de Modeste.

Il la trouva qui s’alloit mettre au lit. Dieux! que devint-il, quand ses femmes se furent retirées, & qu’à la clarté d’une lampe qui brûloit toute la nuit, il vit cette adorable personne, & qu’oubliant les ordres que la fée lui avoit donnés, il s’endormit tranquillement! Transporté à la vue de cet admirable objet, il voulut s’approcher, pour admirer de plus près tant de charmes, mais oubliant qu’il avoit la bague dans sa bouche, il la laissa tomber; & le bruit qu’elle fit en tombant, réveilla la princesse, qui à la vue d’un homme fit un cri. Qui te fait assez hardi, lui dit-elle en le reconnoissant, de venir troubler mon repos; & quel dessein t’amène dans ma chambre à pareille heure? La colère l’empêcha de parler davantage; le prince prenant ce temps pour se justifier: j’étois venu dans votre appartement, lui dit-il, pour vous dire, que loin de vos yeux j’allois vous faire un sacrifice de ma vie, puisque vous ne voulez pas en être témoin. Tais toi, interrompit Modeste; va si loin de ces lieux, que je n’entende jamais prononcer ton nom devant moi; je te défends d’attenter à ta vie, ton supplice seroit trop doux; il faut, pour satisfaire ma haine, que tu sois plus long-temps malheureux; mais surtout ne paroîs jamais devant mes yeux: après ton insolence, je ne puis te voir sans horreur.

Modeste avoit beau parler, elle n’étoit point entendue. Le prince étoit tombé en foiblesse à des ordres si cruels; elle s’en apperçut avec chagrin, dans la crainte que ses femmes ne sussent son aventure; mais les dieux protecteurs de l’innocence redonnèrent la vie au prince.

Dès qu’il commença à pouvoir se lever, il mit un genou en terre, & regardant la princesse avec des yeux mouillés de larmes: J’obéirai, madame, lui dit-il, & traînerai une vie si malheureuse, qu’elle satisfera votre vengeance.

Après cela il reprit son anneau, & disparut de devant elle en un moment, sans qu’elle pût voir ce qu’il étoit devenu. Elle demeura dans une étrange surprise; elle passa la nuit sans pouvoir dormir: la honte d’avoir été vue dans un état si peu conforme à son nom & à son humeur, la rendoit inconsolable, & lui faisoit concevoir contre le prince des sentimens de vengeance, qui ne lui laissoient point de repos; mais le jour vint calmer ses inquiétudes, un léger sommeil l’assoupit pour quelques heures. Pour Curieux, il passa dans son appartement, dans un désespoir inconsolable; il avoit offensé sa princesse sans espoir de pardon; & il s’en fallut peu qu’il ne maudît la fée qui lui avoit donné les moyens de la voir un moment pour la perdre pour jamais. Il voyoit bien qu’il ne pouvoit plus paroître devant elle, après les défenses qu’elle lui en avoit faites; mais l’épreuve qu’il venoit de faire de la bague, lui fit croire qu’il pourroit bien demeurer à la cour sans être vu.

Après avoir pris sa résolution, il ordonna à ses gens de l’aller attendre sur les confins de la Gélusie, & ne garda avec lui qu’un écuyer en qui il avoit confiance. Il se ressouvint même que la fée lui avoit prédit qu’il ne seroit jamais aimé qu’il ne fût haï; il espéra que cette aventure seroit peut-être le commencement de son bonheur.


CONTES

MOINS CONTES

QUE LES AUTRES,

Par le Sieur de Preschac.

SANS PARANGON.

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Il y avoit une fois un roi & une reine, qui menoient une vie fort particulière; un jeune prince & une princesse fort aimable, étoient le fruit de leur mariage: la petite princesse fut nommée Belle-main, parce qu’elle avoit effectivement la plus belle main qu’il fût possible de voir. C’étoit l’usage de ce temps-là d’implorer le secours des fées aux couches des grandes princesses; cependant ce roi qui méprisoit leurs enchantemens, & qui savoit combien il est dangereux de pénétrer dans l’avenir, n’avoit jamais voulu souffrir qu’on consultât les fées sur la destinée de Belle-main, ce qui les avoit fort irritées. La reine, qui aimoit sa fille avec une extrême tendresse, tomboit dans une profonde mélancolie, toutes les fois qu’elle songeoit qu’il faudroit quelque jour se séparer de cette aimable princesse par un mariage; cette pensée lui donnoit tant d’inquiétude, qu’elle s’imaginoit n’avoir jamais de repos, qu’elle ne fût éclaircie de la destinée de sa chère fille; ce qui la fit résoudre, malgré les défenses du roi, de voir secrètement une fée qui habitoit dans les montagnes du voisinage, qu’on nommoit Ligourde. Cette fée qui étoit fort méchante, & qui cherchoit à se venger de ce que la reine ne l’avoit jamais appelée à la naissance de ses enfans, la reçut dans un palais enchanté, tout lambrissé d’or & d’azur. Après que la reine lui eut exposé le sujet de son voyage, & qu’elle l’eût priée très-civilement de lui apprendre la destinée de Belle-main, Ligourde lui répondit, avec beaucoup de fierté, qu’elle se tourmentoit inutilement pour rendre sa fille heureuse; qu’elle seroit donnée en échange d’une autre princesse; que l’une & l’autre seroient fort malheureuses, avec cette différence que les malheurs de Belle-main seroient beaucoup plus longs; qu’elle seroit mariée à un prince qui aimeroit fort les oiseaux, & particulièrement un oiseau rouge, qui causeroit de grands chagrins à la princesse; qu’elle seroit exposée à tous les mépris d’une longue stérilité; que ses sujets se révolteroient contr’elle; & qu’enfin un monstre lui déchireroit les entrailles, & la dévoreroit. Toutes les paroles de la fée furent autant de coups de poignard pour la malheureuse reine, qui tomba évanouie aux pieds de Ligourde. La fée, sans s’embarrasser de la faire revenir, ne fit point d’autre façon que de la transporter en cet état dans le lit du roi son mari.

Ce prince, qui ne s’étoit point apperçu de l’absence de la reine, fut fort surpris de la voir évanouie; il appela du secours, & la fit revenir avec peine; il lui demanda avec beaucoup d’empressement la cause de son mal. Mais la reine, au lieu de lui répondre, versa un torrent de larmes, & laissa entendre au roi, au milieu de ses sanglots, qu’elle voudroit de tout son cœur que sa fille ne fût jamais née; elle l’informa ensuite de tout ce que la fée lui avoit dit: le roi s’en mocqua, assurant qu’il falloit que la reine eût rêvé ce qu’elle venoit de lui conter. Mais la reine qui se souvenoit distinctement de tout ce que la fée lui avoit dit, demeura inconsolable, & ayant fait appeler Belle-main, elle l’embrassa les yeux baignés de larmes, & la conjura de lui bien promettre de ne jamais se marier. La princesse l’assura qu’elle seroit soumise à ses volontés. La reine la tenant embrassée, lui parla avec beaucoup de tendresse, & lui fit confidence d’une partie des malheurs dont elle étoit menacée par la méchante Ligourde, & ajouta qu’elle pourroit les détourner aisément en demeurant toujours fille.


Cependant plusieurs grands rois, informés de la beauté & des surprenantes qualités de la princesse Belle-main, envoyèrent des ambassadeurs pour la demander en mariage; mais la reine y fit toujours naître des obstacles, & demeura inexorable aux instances qu’on lui faisoit de toutes parts.


La princesse, qui tenoit beaucoup de l’humeur du roi son père, & qui n’étoit pas bien persuadée que les prédictions des fées fussent infaillibles, se donna des soins inutiles pour désabuser la reine, & se détermina enfin à faire connoissance avec une autre fée, qu’on nommoit Clairance, & qui étoit en réputation de n’être pas malfaisante, pour tâcher, par son moyen, de s’instruire de leurs secrets, & détourner, s’il étoit possible, la fatale destinée dont Ligourde la menaçoit. Elle avoit ouï dire que les fées méprisent les richesses, & qu’on les gagnoit bien plutôt par des présens fort simples, qu’avec de l’or & de l’argent, ce qui l’obligea de choisir neuf paquets du lin le plus fin qu’il fût possible de trouver, avec neuf quenouilles, & neuf fuseaux de cèdre; elle y ajouta encore treize navettes d’ivoire, & chargea sa nourrice de porter ce présent à la fée, de lui faire mille & mille amitiés de sa part, & de ne rien oublier pour l’engager à la venir voir dans le palais.

La nourrice, qui étoit fort adroite, s’acquitta merveilleusement bien de sa commission, en sorte que Clairance, touchée & du présent & de la confiance que la princesse lui témoignoit, renvoya la nourrice, lui promettant qu’elle iroit voir la princesse Belle-main lorsqu’elle y penseroit le moins.

La princesse, satisfaite de la négociation de sa nourrice, attendoit avec impatience l’arrivée de Clairance, lorsqu’un jour, se promenant avec la reine sa mère dans un jardin, elles remarquèrent dans un coin une vieille qui filoit, & qui leur demanda l’aumône. La reine se fâcha, & gronda bien fort de ce qu’on avoit laissé entrer cette vieille dans son jardin; mais la princesse qui étoit fort charitable, lui donna une pièce d’or. Alors la vieille, se jouant de sa quenouille, fit trois cercles, &, en un instant, ce jardin fut métamorphosé en un autre beaucoup plus beau, rempli d’une infinité de fleurs, & de grandes allées d’orangers à perte de vue, avec des cascades & des jets d’eau. Je suis bien aise, dit la vieille, de récompenser la princesse de sa libéralité, & de faire connoître à la reine, qu’elle pouvoit s’épargner la peine de se mettre en colère de ce qu’on m’avoit laissée entrer dans son jardin. La pauvre reine, étonnée de ce changement & de ce discours, jugea bien que la vieille étoit une fée, & lui demanda mille fois pardon de son ignorance. Je suis, reprit la vieille, la fée Clairance, je viens voir Belle-main, qui me paroît digne d’une meilleure fortune que celle que la méchanceté de Ligourde lui promet. La reine, ravie de l’entendre, se jeta à son cou pour l’embrasser; & Clairance ayant bien attentivement examiné les yeux, les traits du visage & les mains de la princesse: Ligourde, leur dit-elle, est une fée fort habile; mais il faut qu’elle ne se soit pas bien expliquée, ou que vous ne l’ayez pas bien entendue; car je vous réponds que Belle-main sera mariée à un grand roi. Elle aura, à la vérité, quelques chagrins; mais ses chagrins tourneront à sa gloire & à son avantage: elle aura un fils, qui sera un prodige. Vous n’avez à craindre que les piéges de la cruelle Ligourde, qui tâchera de le faire périr dans sa jeunesse.

La mère & la fille conjurèrent la fée d’avoir pitié d’elles, & de les protéger contre la malice de Ligourde; mais Belle-main la sut si bien flatter, & lui demanda son secours avec tant de confiance, & des instances si pressantes, que la fée s’engagea à ne l’abandonner jamais; elle disparut ensuite, & le beau jardin aussi. La reine & la princesse se retirèrent fort émerveillées, & surprises d’une aventure si extraordinaire.

Il arriva quelque temps après des ambassadeurs à la cour, pour demander au roi la princesse Belle-main, de la part d’un puissant monarque son voisin, qui témoignoit beaucoup d’empressement pour l’épouser. La reine, qui craignoit les malheurs dont la princesse avoit été menacée, ne pouvoit jamais se résoudre à la marier; mais le roi, qui avoit appris que son prétendu gendre avoit une sœur fort bien faite, désira que le prince son fils l’épousât. Aussitôt dit, aussitôt fait; car l’amoureux roi, qui ne songeoit qu’à posséder la princesse Belle-main, qu’on avoit déjà refusée à tant d’autres monarques, donna son consentement au mariage de sa sœur. Jamais on n’avoit vu tant de magnificence qu’il s’en fit à ce double mariage. Ligourde, qui ne dormoit point, donna, dès la première nuit des noces, plusieurs sorts à la bru du roi, si bien que cette pauvre princesse fut dans la suite fort malheureuse. Mais lorsqu’elle en voulut faire autant à la princesse Belle-main, que nous nommerons à l’avenir reine, Clairance, qui étoit incognito auprès d’elle, l’en empêcha.

Les deux fées eurent de grandes contestations, &, comme elles convenoient toutes deux que la nouvelle Reine pourroit bientôt devenir grosse d’un prince, Ligourde, de peur que Clairance ne la devançât, donna d’abord trois sorts au prince qui naîtroit de Belle-main: le premier fut de grandes maladies dans sa jeunesse, le second beaucoup d’ennemis, & le troisième une maîtresse si difficile, qu’il passeroit la meilleure partie de sa vie à la servir pour la contenter. Arrête, méchante, interrompit Clairance, & attends que je lui aie donné aussi mes trois sorts: le premier sera une fort longue vie; le second toujours victoire sur ses ennemis, & le troisième de grandes richesses. Ligourde parut fort offensée que Clairance eût donné des sorts si opposés aux siens, & ne put s’empêcher de lui dire que le temps décideroit laquelle des deux sauroit mieux soutenir ses sorts. Clairance parut lui répondre avec assez de modération, tâchant toujours à la détourner des mauvais desseins qu’elle méditoit contre la Reine. Les deux fées se retirèrent en grondant.

Belle-main fut reçue dans les états du roi son mari, avec des acclamations & des applaudissemens inouis; & comme c’étoit l’usage de baiser la main à la reine, & que jamais princesse ne l’avoit eue si belle, cela lui attiroit l’admiration de tous ses sujets. Le roi qui aimoit fort la chasse, avoit un grand nombre d’oiseaux fort rares; il les fit tous voir à la reine, & lui exagéra particulièrement les bonnes qualités d’un oiseau rouge qui avoit la tête haute, & le bec & la serre fort dangereux. La reine se souvint alors des menaces de Ligourde, & quoiqu’elle fût fort persuadée des bonnes qualités de l’oiseau rouge, néanmoins elle le craignoit toujours, & ne le voyoit qu’avec peine. Dès la première année du mariage de la reine, on eut quelque soupçon de sa grossesse; elle étoit elle même dans l’incertitude, lorsqu’un jour qu’elle étoit seule dans son cabinet, une de ses femmes y entra pour lui proposer d’acheter un perroquet qui parloit plusieurs sortes de langues, & surtout celle du pays de la reine: cette dernière circonstance réveilla toute sa curiosité, & elle commanda qu’on lui apportât le perroquet, qui lui fit un beau discours dans sa langue naturelle. La reine lui ayant fait ensuite plusieurs questions différentes, l’oiseau y répondit fort juste. Il n’est pas croyable combien ce perroquet donna de joie à la reine, qui s’imagina qu’elle ne pourroit plus s’ennuyer, ayant auprès d’elle ce merveilleux oiseau; toute la cour l’admira comme un prodige, & le roi passoit même fort souvent dans le cabinet de la reine, pour entendre parler le perroquet, qui se lassa enfin de toutes les questions qu’on lui faisoit, & ne voulut plus répondre. La reine qui craignoit qu’il ne fût malade, étoit fort chagrine de son silence, & lui faisoit toutes les caresses dont elle pouvoit s’aviser. Le perroquet touché de la douleur de la reine, & sensible aux marques d’amitié qu’elle lui donnoit, lui parla en ces termes:

Cesse de t’affliger, belle reine; je suis ta bonne amie Clairance, qui ai pris la figure d’un perroquet, afin de pouvoir t’entretenir plus commodément, sans que personne en eût aucun soupçon: tu es assurément grosse, & la méchante Ligourde médite déjà d’étouffer ton enfant dans le berceau; je suis accourue pour le sauver, & j’en viendrai à bout. Si tu as la force de me garder le secret, & que tu ayes assez de confiance en moi pour me remettre ton enfant, je le délivrerai des embuches de Ligourde, & je lui donnerai une éducation digne de sa naissance, & fort différente de celle qu’on donne d’ordinaire aux autres princes; mais comme le premier sort que Ligourde lui a donné durera vingt & un ans, il faut que tu me le confies, & que tu ayes la patience d’attendre que ce long terme soit passé, avant que de revoir ce cher enfant.

Quoique la reine fût pénétrée des soins obligeans de la bonne fée, il lui fut néanmoins impossible de suspendre sa douleur: elle versa un torrent de larmes sans pouvoir lui répondre un seul mot. Hésiterois-tu au moins à me le confier, continua la fée? Hélas! reprit la reine, vous savez que je me suis abandonnée à vos conseils; mais je crains bien que le roi ni ses peuples n’y donnent jamais leur consentement. Le tien me suffit, ajouta Clairance; car je rendrai ta grossesse invisible; je te ferai même accoucher sans que tu le saches, & tu peux compter que j’aurai soin de ton enfant, comme de la prunelle de mes yeux, & qu’après que le terme fatal sera passé, je te le rendrai, & tu en accoucheras de nouveau aux yeux de tout le monde; mais sur toutes choses, garde le secret, & prends ton parti de bonne heure, sans t’alarmer de tous les chagrins où tu seras exposée par une longue stérilité. Je te promets aussi qu’après la naissance de ce cher fils, que je veux nommer Sans Parangon, parce que jamais prince ne pourra lui être comparé, tu seras encore consolée par un second fils que tu aimeras tendrement, & pour qui je médite un sort, afin qu’il soit aimé de tous ceux qui l’approcheront, & que toute sa vie, qui sera des plus longues, ne soit qu’une suite continuelle de gloire & de plaisirs. La reine étoit si persuadée des bonnes intentions de Clairance, qu’elle donna volontiers son consentement à tout ce qu’elle lui proposa, goûtant par avance toute la joie d’une seconde fécondité. Elle achevoit de la conjurer d’avoir bien soin du rejeton de tant de héros, lorsque le roi entra dans son cabinet. Le perroquet se mit à chanter une chanson fort agréable, qui fit beaucoup de plaisir au roi; il sauta ensuite sur une fenêtre & s’envola. La reine feignit d’en être fort alarmée, & envoya de tous côtés pour tâcher à le reprendre; on fit publier par tout le royaume qu’on donneroit cinq cent pistoles à celui qui en donneroit des nouvelles; mais il fut impossible d’en rien découvrir, & on assure que le roi, qui aimoit les oiseaux passionnément, en témoigna beaucoup plus de chagrin que la reine.

Cependant la grossesse de la reine fut inconnue à tout le monde, & elle accoucha sans que personne s’en apperçût. Clairance enleva Sans Parangon; & comme son art lui apprenoit les grandes choses que ce prince opéreroit à l’avenir, elle se fit un grand plaisir de le bien élever, elle eut une attention particulière à lui préparer un appartement très-propre & fort sain; & comme la fée savoit que les enfans tiennent souvent de leur nourrice, elle lui choisit pour le nourrir une reine enchantée, qui étoit d’un bon tempérament, avoit les inclinations fort nobles; plusieurs grâces & amours enchantés eurent ordre de bercer l’enfant. Il me seroit aisé de faire une description de son berceau & de ses langes, mais on n’a qu’à imaginer tout ce qu’il peut y avoir de plus riche, & de meilleur goût dans un palais enchanté, & cela se trouvera encore fort au-dessous du berceau & des langes de Sans Parangon. La bonne fée qui ne le voyoit jamais assez, ayant remarqué qu’il avoit de la peine à se rendormir lorsqu’une fois il se réveilloit, se souvint que la princesse de la Chine, qui étoit sans contredit la plus belle, & en même temps la plus fière princesse de la terre, & qui étoit enchantée pour plusieurs siècles, avoit la plus belle voix que jamais mortelle eût eue; la fée lui ordonna de se tenir auprès de l’enfant, & de l’endormir par ses chansons, lorsqu’il se réveilleroit.

L’extrême beauté de cette princesse avoit fait tant de bruit avant son enchantement, que les plus grands princes de la terre s’estimoient trop heureux de hasarder leur vie pour mériter son estime; & quoiqu’elle eût des manières fort flatteuses & fort insinuantes, elle avoit si bonne opinion de son propre mérite, que les plus généreuses actions lui paroissoient trop récompensées d’un seul de ses regards; elle ne souffroit que des héros à son service, elle exigeoit d’eux qu’ils entreprissent pour l’amour d’elle des choses extraordinaires, & souvent impossibles; s’ils réussissoient, elle leur permettoit pour toute récompense de continuer à la servir; & s’ils succomboient, il lui sembloit que leur destinée étoit digne d’envies, puisqu’ils mouroient à son service. Sa grande fierté donna occasion à la faire nommer Belle-Gloire. Les fées, jalouses de son extrême beauté, résolurent de l’enlever, & de l’enchanter pour trois mille ans: Clairance s’y opposa long-temps; mais voyant qu’elle faisoit périr une infinité de héros, pour satisfaire ses caprices, & sans qu’elle leur en sût aucun gré, elle consentit à son enchantement, & exigea néanmoins des autres fées, que la princesse ne vieilliroit point pendant ce long espace de temps, & qu’elle auroit toujours la même beauté que le jour de son enlèvement.

On lui avoit donné pour tâche de dévider onze mille pelotons de fil par jour; mais Clairance, en faveur du petit prince, la délivra de cette pénible occupation, & lui ordonna de chanter toutes les fois qu’il se réveilleroit, jusqu’à ce qu’il fût rendormi. Cette occupation lui parut si douce, après le pénible emploi qu’elle venoit de quitter, que cela ne contribua pas peu à faire naître l’inclination qu’elle eut depuis pour le jeune Sans Parangon, qui étoit toujours content toutes les fois qu’il entendoit chanter Belle-Gloire. Clairance, qui étoit idolâtre du jeune prince, voyant que Belle-Gloire s’acquittoit de sa commission avec tant de succès, lui dit quelques paroles obligeantes, & lui fit espérer qu’elle pourroit la laisser long-temps au service de Sans Parangon. Dès l’âge de sept ans, la fée lui fit apprendre plusieurs sortes de langues: lorsqu’il fut assez fort pour commencer ses exercices, elle lui choisit des maîtres habiles: comme elle se proposoit de le rendre fort robuste, elle ne lui donnoit que d’une sorte de viande dans ses repas, & ne mettoit jamais d’autre herbe dans ses potages que de la sauge, quoiqu’elle lui fît servir quelquefois de petites salades de bétoine. Belle-Gloire s’acquit un si furieux ascendant sur son esprit, qu’il s’ennuyoit toujours partout où il ne la voyoit pas; elle étoit aussi tellement satisfaite & du cœur & de la noblesse des sentimens du jeune prince, qu’elle ne se faisoit aucune violence d’être toujours auprès de lui, & de l’amuser le plus agréablement qu’il lui étoit possible.

Ce prince, dès sa plus tendre jeunesse, eut tant d’inclination pour la guerre, qu’il lui arrivoit souvent de faire armer de piques & de mousquets les femmes qui le servoient, & il leur commandoit l’exercice avec beaucoup d’adresse, ne se proposant en toutes choses que de plaire à Belle-Gloire. Cependant, à mesure qu’il avançoit en âge, la fière princesse ne se rendoit plus si assidue auprès de lui, & lui cachoit même l’inclination secrète qu’elle avoit pour lui.

La fée admirant la forte passion que le prince avoit pour les armes, voulut lui donner moyen d’exercer cette noble ardeur, & lui fit présent d’un petit sifflet d’ivoire, avec lequel il faisoit sortir mille hommes armés chaque fois qu’il siffloit; en sorte que dans une matinée, il avoit des armées de plusieurs milliers d’hommes, qu’il despersoit en divers endroits, & les faisoit toujours agir sans aucune confusion. La fée désira encore qu’il devînt politique, & qu’il apprît l’art de régner; & ce fut dans cette vue qu’elle lui donna un conseil, composé de plusieurs grands hommes, où l’on traitoit toutes sortes de matières importantes.

Le prince eut d’abord quelque peine à se contraindre d’entrer au conseil, mais enfin la complaisance qu’il avoit pour la fée l’emporta, & il s’y rendit fort assidu. Ce fut-là où il apprit à connoître la justice, à démêler le vrai d’avec le faux, & enfin à pénétrer jusques dans le fond du cœur des hommes.

Ces occupations militaires & politiques ne suffisoient pas pour occuper ce vaste génie, il se plaisoit encore aux beaux arts, & quoique le palais de Clairance fût grand & superbe, il y trouvoit des défauts, & faisoit voir que la symétrie n’y avoit pas été bien observée; il avoit un goût particulier pour les jardins, & pour tout ce qui étoit propre à les embellir. La fée, ravie de lui trouver tant de talens & de si bonnes dispositions, lui donna, pour s’exercer, une baguette, dont il n’avoit qu’à frapper trois fois pour faire paroître tout ce qu’il imaginoit. La vertu de la baguette ne demeura pas inutile, car le prince, donnant carrière à son imagination, bâtit un palais d’une étendue prodigieuse, où il auroit pu loger, en cas de besoin, la plupart des officiers de ses troupes. Il y avoit des cours fort spacieuses; les escaliers étoient de marbre & de jaspe, avec tous les embellissemens que l’art peut fournir; on entroit dans une enfilade d’appartemens, magnifiquement meublés, & ornés d’une infinité de peintures excellentes: enfin, on admiroit bien moins l’or, l’azur, les broderies, les belles peintures & les crystaux, que la manière dont tous ces ornemens étoient disposés. On passoit ensuite dans une grande galerie, ornée de glaces & de belles statues de marbre & de bronze, avec des peintures merveilleuses, où l’on remarquoit les actions si prodigieuses d’un héros, qu’on ne voyoit rien de pareil, même dans la fable. L’or étoit si commun dans ce superbe palais, que tout en étoit couvert jusqu’au toit, & si quelque chose pouvoit donner de l’attention après avoir vu tant de richesses, c’étoit le magnifique jardin où l’on entroit en sortant du palais; on rencontroit de grands bassins de marbre blanc, avec des jets d’eau, des nappes, des gerbes & des cascades; enfin c’étoient des rivières qui, au lieu de serpenter comme elles font ailleurs, remontoient dans le ciel, & rejaillissoient jusques dans les nues: on voyoit en même-temps de charmans parterres & de belles allées d’orangers, de sorte qu’on se trouvoit toujours embarrassé à choisir par où l’on commenceroit la promenade, parce qu’on auroit souhaité de tout voir à la fois. Ceux qui vouloient se retirer dans quelque coin, pour y rêver à leur aise, trouvoient d’agréables fontaines, entourées de siéges de marbre & de gazon; on y voyoit des animaux de toute sorte d’espèces, qui n’y étoient que pour réjouir les spectateurs; les lions, les tigres & les léopards étoient dépouillés de toute leur férocité, les serpens n’avoient aucun venin, on n’y craignoit pas même les dragons, dont le seul aspect étoit si terrible partout ailleurs. Si par hasard on se trouvoit las de la promenade, on rencontroit, à l’extrémité des jardins, un bras de mer en forme de canal, & en même-temps un grand nombre de mariniers se présentoient avec des barques & des galères richement ornées, & s’offroient à donner de nouveaux plaisirs sur l’eau. La fée ayant un jour ordonné à Belle-Gloire d’accompagner le prince à la promenade sur ce beau canal, Sans Parangon eut la curiosité de savoir son sentiment sur tout ce qu’elle venoit de voir; mais la princesse lui répondit froidement, que les richesses étoient si communes dans l’empire de la Chine, que l’empereur son père préféroit toujours les maisons simples & propres aux superbes palais. Sans Parangon se trouva à l’autre bout du canal, lorsque Belle-Gloire lui tint ce langage, & comme il avoit une attention particulière à tout ce qui pouvoit plaire à cette princesse, il sauta à terre; ayant frappé trois fois de sa baguette, il parut tout-d’un-coup un château tout de porcelaine, entouré d’un parterre rempli de jasmins, avec une infinité de petits jets d’eau, & le tout ensemble faisoit le plus agréable effet qu’il fût possible de voir.

Quoique la galanterie du prince, & l’envie qu’il témoignoit de vouloir se conformer en toutes choses au goût de Belle-Gloire fît plaisir à cette princesse, elle dissimula néanmoins sa joie, & ne lui en témoigna rien; mais Clairance ayant examiné avec plaisir, & la magnificence du palais, & la propreté des jardins, admira le bon goût du prince, & ordonna, pour lui faire honneur, que chaque jour, pendant trois heures, toutes les personnes enchantées auroient une entière liberté de se promener dans les appartemens de ce beau palais, qu’il y auroit une charmante musique, qu’on y pourroit jouer toutes sortes de jeux, qu’il y auroit même de magnifiques collations, où tout le monde trouveroit à satisfaire son goût. Sans Parangon fut vivement touché de cette grâce, par rapport au plaisir qu’il jugea que cela pourroit faire à Belle-Gloire; mais cette princesse étoit d’une humeur si extraordinaire, qu’on ne savoit jamais comment on étoit avec elle, & souvent les soins qu’on se donnoit pour lui plaire la chagrinoient. Elle s’imagina que la curiosité du prince l’avoit engagé à demander ces divertissemens à Clairance, pour être une occasion de voir & d’entretenir plus commodément les belles personnes enchantées qui étoient dans ce palais; & quoique toute sorte de désirs déréglés soient bannis des lieux enchantés, & que la jalousie n’y soit connue de personne, Belle-Gloire ne pouvoit souffrir que le prince eût la moindre attention pour d’autres que pour elle, persuadée qu’elle seule méritoit tout son attachement, & que tout le reste étoit indigne de lui. Sans Parangon, qui aimoit fort la musique, ne perdoit jamais l’occasion de l’entendre; mais Belle-Gloire lui ayant témoigné qu’elle le trouvoit mauvais, il n’hésita point à lui faire ce sacrifice, & se priva de la musique.

Pendant que Sans Parangon, qui avoit déjà près de vingt & un ans, s’attachoit uniquement à plaire à Belle-Gloire, & se perfectionnoit dans toutes sortes d’exercices, la reine sa mère attendoit, avec une impatience extrême, l’effet des promesses de la bonne fée, & se flattoit qu’au premier jour elle lui rendroit son cher enfant. Cette grande princesse souffroit, avec une vertu sans exemple, les persécutions de ses ennemis, & écoutoit, sans s’émouvoir, les murmures du peuple, qui crioit tout haut qu’il falloit la renvoyer en son pays, & donner au roi une princesse plus féconde, n’étant pas raisonnable qu’un grand royaume manquât d’héritiers par la stérilité de la reine, pendant qu’il étoit facile d’en trouver d’autres qui seroient bien aises d’occuper sa place, & qui donneroient infailliblement des successeurs à la couronne. Sa grande vertu lui faisoit souffrir tous ces murmures avec beaucoup de patience, attendant toujours que le terme de vingt & un ans fût expiré; elle ne se trompa point, car la fée, voyant que le temps fatal des menaces de Ligourde étoit passé, déclara au prince que son enchantement étoit fini, & qu’il étoit temps d’aller consoler ses parens. Sans Parangon, qui se croyoit fils de la fée, parut fort alarmé de ce discours, surtout lorsqu’il comprit qu’il falloit s’éloigner de Belle-Gloire; mais comme la fée lui ayant expliqué tout le mystère de sa naissance, il marqua beaucoup de docilité, & demanda pour dernière grâce à Clairance, qu’elle voulût bien l’aller voir le plus souvent qu’il seroit possible, la suppliant sur toutes choses de mener toujours Belle-Gloire avec elle. La fée, qui ne pouvoit rien lui refuser, lui promit tout ce qu’il souhaita, & s’étant servie de ses enchantemens, le prince disparut, & la reine se trouva grosse, au grand contentement du roi & de ses peuples. Elle accoucha quelque temps après, & comme jamais prince n’avoit été si désiré que celui-là, il n’est pas étonnant que sa naissance causât une joie universelle: tout le monde fut surpris de le trouver plus grand & plus formé que les autres enfans ne le sont d’ordinaire en naissant: mais ce qui causa bien plus d’étonnement, & qui faillit à tout gâter, fut lorsqu’on s’apperçut qu’il avoit des dents, la fée ayant oublié de les lui enchanter; en effet, on eut toutes les peines du monde à lui trouver des nourrices, parce qu’il les blessoit avec ses dents, & leur écorchoit le sein. L’extrême joie que tout le royaume eut de sa naissance, empêcha que personne s’arrêtât à examiner ce prodige; on fit de toutes parts des réjouissances publiques & particulières, & chacun tâcha de se distinguer par des démonstrations d’une véritable joie. La reine voulut toujours qu’il s’appelât Sans Parangon; elle l’aimoit avec tant de tendresse, qu’elle souffroit avec peine qu’on le lui ôtât quelques heures de la journée pour commencer à l’instruire. Mais à mesure qu’il avançoit en âge, l’idée de ce qu’il avoit appris dans le palais de Clairance grossissoit, & il apprenoit facilement toutes choses, se souvenant bien qu’il les avoit déjà sues. Il eut même, dès son enfance, beaucoup de complaisance pour toutes les belles personnes, par l’habitude qu’il s’étoit faite de plaire à Belle-Gloire, dont il n’avoit plus qu’une idée confuse. On remarquoit cependant qu’il ne rioit qu’aux choses agréables, qu’il parloit peu, mais ce qui surprenoit davantage, il ne donnoit son applaudissement qu’aux choses sensées, & savoit déjà refuser & donner à propos. Le souvenir de Belle-Gloire se renouvelloit insensiblement dans son esprit, & en même-temps sa complaisance pour les dames augmentoit. La reine, qui rarement le perdoit de vue, se réjouissoit de le trouver d’une humeur si douce & si portée au bien.

Le roi son père étant mort pendant que Sans Parangon étoit encore bien jeune, son règne commença par le gain d’une bataille, qui fut donnée par ses généraux, ce qui parut de bon augure à tout le monde; la reine ne pouvant soutenir seule tout le poids du gouvernement, choisit un fameux druïde, fort expérimenté dans les affaires, pour l’aider de ses conseils; mais ce choix divisa la cour, & causa de grands désordres dans le royaume. Ligourde trouvant l’occasion favorable pour exciter des troubles, insinua à plusieurs grands qu’on leur faisoit injustice de les éloigner du gouvernement des affaires: plusieurs d’entr’eux se liguèrent, & prirent les armes, ensorte que la reine eut besoin & de toute sa prudence, & de sa grande vertu, pour dissiper leurs cabales, & pour maintenir le druïde dans le poste qu’elle lui avoit donné.

Sans Parangon, qui avoit plus de pénétration qu’il n’étoit permis d’en avoir à son âge, & qui connoissoit déjà le bon esprit du druïde, écouta toujours ses conseils avec beaucoup de docilité; & comme il avoit encore les mêmes inclinations qu’il avoit eues dans le palais enchanté, il aimoit fort les soldats, & se faisoit un extrême plaisir de leur voir faire l’exercice, qu’il leur commandoit souvent lui-même, & quoiqu’il n’eût plus de sifflet pour faire sortir autant d’hommes armés qu’il auroit voulu, il prit un soin particulier de ceux qui étoient à son service, donnant ordre qu’ils ne manquassent jamais de rien. Comme il étoit retenu par les sages conseils du druïde, qui l’empêchoit de suivre tous les mouvemens de sa noble ardeur, il se contentoit de bien discipliner ses troupes, & de les passer souvent en revue; il ne donnoit sa faveur qu’à ceux qui faisoient leur devoir mieux que les autres, & favorisoit particulièrement les officiers, lors que leurs troupes se trouvoient en bon état, ce qui faisoit que chacun y travailloit à l’envi; & il est certain que jamais prince n’avoit pris tant de soin de ses soldats que Sans Parangon.

Ce prince méditoit plusieurs grands desseins, lorsque la méchante Ligourde, qui ne comprenoit pas comment il avoit évité, dans son bas âge, le sort qu’elle lui avoit donné, trouva moyen de faire glisser adroitement dans le palais du prince une de ses suivantes, qu’elle nommoit Fièvre, qui par sa malignité faillit à faire mourir le jeune prince; mais Clairance en étant avertie, y courut, chassa la suivante, & guérit le prince. Cette fée, qui avoit découvert que Belle-Gloire étoit cette maîtresse capricieuse dont Ligourde avoit menacé le prince, & qui prévoyoit les embarras où elle le jetteroit, évitoit exprès de paroître devant lui, de peur d’être obligée de tenir sa parole, & de lui mener Belle-Gloire; mais le péril extrême où Sans Parangon se trouvoit, la fit passer par-dessus toutes sortes de considérations. S’étant adressée à la Reine: voici, madame, lui dit-elle, les derniers efforts de votre ennemie, que j’ai rendus inutiles, & je vous réponds qu’à l’avenir Sans Parangon jouira d’une longue vie. La Reine fut fort sensible aux soins de la fée, & n’oublia rien pour lui marquer sa reconnoissance; elle la présenta au roi son fils, en lui exagérant les grandes obligations qu’il lui avoit. Sans Parangon, qui étoit fort reconnoissant, eut une sensible joie de voir sa bienfaitrice, & dans ce moment tout ce qu’il avoit appris chez elle, lui revint dans l’esprit; il lui prit les mains pour les baiser, lui fit mille & mille amitiés, & lui marqua, par tous les endroits dont il put s’aviser, la satisfaction qu’il avoit de la voir; & comme il connoissoit parfaitement le goût des fées, il ordonna qu’on lui apportât une colation composée de noisettes, de pain bis, de miel, & d’eau claire. La fée fut très-sensible à son attention, & quoiqu’elle ne mangeât jamais hors de son palais, elle ne laissa pas, par complaisance pour le prince, de goûter de sa colation.

Ce fut alors que tous les charmes de Belle-Gloire se présentèrent dans l’esprit de Sans Parangon; il mouroit d’envie d’en demander des nouvelles à la fée; mais il ne l’osoit, de peur qu’elle ne crût qu’il lui reprochoit adroitement de lui avoir manqué de parole. Clairance devinant sa pensée: L’état où vous êtes, lui dit-elle, ne me permettoit pas de vous mener la princesse de la Chine; il est vrai que je me suis avisée un peu tard que je m’y étois engagée trop légèrement: Hélas! continua-t-elle, vous ne la verrez que trop tôt; je ne vous en dirai pas davantage, car il est inutile de raisonner sur les choses qu’on ne sauroit éviter; c’est le sort que vous a donné la méchante Ligourde; mais puisque je n’ai pas le pouvoir de vous en garantir, au moins vous me dispenserez d’autoriser, par ma présence, ses dangereux conseils, & les espérances chimériques dont elle vous amusera. Vous la verrez, puisque je vous l’ai promis, toutes les fois que le soleil, en parcourant le Zodiaque, passera d’un signe à un autre, & je la rendrai invisible pour tout autre que pour vous, de peur que vos sujets, en la voyant, ne devinssent autant de rivaux, n’étant pas possible qu’un foible mortel puisse s’empêcher de la servir lorsqu’il l’a seulement envisagée une fois; tout ce que je puis faire pour l’amour de vous, c’est de la cacher aux yeux de tout le monde, & d’inspirer aux autres hommes la même envie de vous servir, que vous aurez de plaire à Belle-Gloire. La fée disparut en achevant ces paroles, & le prince, sans faire aucune attention à tout ce qu’elle venoit de lui dire contre Belle-Gloire, ne fut occupé que du désir de la revoir. Il attendoit, avec une impatience extrême, que le soleil changeât de maison; & bien loin d’avoir du chagrin de ce que Clairance venoit de lui dire, il sentit une joie secrète, de penser qu’il ne seroit permis qu’à lui seul de voir & de servir cette incomparable princesse. Enfin, le changement du soleil, si désiré, arriva, & le même jour Belle-Gloire parut dans le cabinet du roi, dans un char, en forme de trône, parsemé d’émeraudes & de lauriers, & attelé de douze cygnes. Je ne parlerai point de son ajustement, parce qu’il étoit effacé par son extrême beauté, & par l’éclat de ses yeux qui auroient ébloui tout le monde, si elle n’eût pas été invisible.

Le prince se jeta d’abord à ses pieds, & parut transporté de joie en la voyant: mais, malgré sa grande beauté, elle inspiroit tant de respect, que Sans Parangon n’osa pas seulement lui baiser le bas de la robe. Je suis bien aise, lui dit-elle, qu’à présent que tu es sur un trône réel & que tu n’es plus enchanté, tu aies pour moi les mêmes sentimens que tu avois dans le palais de la fée; car si tu as assez de vertu pour me servir à ma mode & pour me sacrifier toutes choses, peut-être que le terme de mon enchantement finira bientôt, & que je me trouverai en état d’ajouter plusieurs couronnes à celle dont tu as hérité de tes pères. De semblables paroles, prononcées par une belle personne, font toujours beaucoup d’impression sur un amant; mais Belle-Gloire les assaisonna avec tant de grâce & d’un ton de voix si touchant, qu’il ne faut pas être surpris si le jeune prince en fut très-vivement pénétré; il l’assura d’un attachement éternel, & lui fit mille & mille protestations qu’il ne trouveroit jamais de difficulté lorsqu’il s’agiroit de gagner son estime. Belle-Gloire n’osa point faire une plus longue visite, de peur que la fée, pour la punir, ne lui donnât quelque pénible occupation; elle lui promit néanmoins de profiter de la permission qui lui avoit été accordée de revenir une fois le mois. Sans Parangon, qui étoit charmé de la voir, tâcha de lui faire connoître, avec toute la politesse & le respect imaginable, qu’il auroit été bien aise de la retenir encore quelques momens, mais elle fut inexorable, & lâcha le cordon à ses cygnes, qui l’enlevèrent dans l’instant. Le roi souffrit ce départ fort impatiemment, mais il étoit si soumis aux ordres de Belle-Gloire, qu’il n’osa pas même s’en plaindre. Cette agréable visite ne laissa pas de lui donner une extrême joie, & de lui inspirer une vivacité qu’il n’avoit pas encore fait voir. Toute la cour s’apperçut de ce changement, qui fut suivi de plusieurs fêtes & galanteries que le prince fit en faveur des dames; car, rapportant tout à son amour, il jugea qu’il devoit cet hommage au sexe de son aimable maîtresse.

Insensiblement le soleil passa d’un signe à un autre, & la princesse se rendit dans le cabinet du roi. Il est temps, lui dit-elle, que tu renonces à des amusemens peu convenables à un prince qui se nomme Sans Parangon, & qui s’est dévoué à Belle-Gloire; tu n’as rien fait jusqu’à présent qui puisse te rendre digne du nom que tu portes, & si je ne connoissois ton grand cœur, & que j’en jugeasse par tes actions, j’aurois peine à croire que tu voulusses te donner à moi comme tu me l’as promis; ce n’est pas assez pour Belle-Gloire de porter une couronne, je veux qu’elle soit ornée de lauriers; tes courtisans t’assurent que tu es galant, jeune & bien fait, & les dames te traitent de héros, lorsque tu as exercé tes soldats sur de paisibles campagnes: il me faut des victimes mêlées de sang & de lauriers; en un mot, songe que tu es né pour Belle-Gloire. En achevant ces paroles, elle lâcha le cordon de ses cygnes, sans vouloir attendre la réponse du roi, qui demeura fort honteux d’un reproche qu’il n’avoit pas mérité, puisque sa grande jeunesse, & la déférence qu’il avoit toujours eue pour le druïde qui l’aidoit par ses conseils à gouverner son royaume, l’avoient empêché de suivre les mouvemens de son courage. Cependant ce sensible reproche ne laissa pas de le piquer, & lui fit méditer de grands desseins, dont il jugea que l’exécution pourroit plaire à sa princesse. Les visites qu’elle lui rendoit l’animoient encore davantage, & il tâchoit cependant à se rendre digne d’elle par tous les endroits qui dépendoient de lui, car il étoit d’une politesse extrême, fort galant, fort libéral, & aimoit la probité partout.

Le sage druïde étant mort en ce temps-là, Sans Parangon résolut de gouverner seul ses états, & de prendre soin lui-même de ses affaires; mais de peur que la princesse n’augurât mal de sa tranquillité, il lui rendit compte de la situation où il étoit, & de la nécessité où il se trouvoit de se donner tout entier aux soins de l’état, avant que d’entreprendre aucune guerre étrangère, n’ayant plus de baguette enchantée pour faire sortir des soldats armés, & ayant besoin de sommes considérables pour soutenir les guerres qu’il projetoit. Belle-Gloire approuva ses raisons, & lui dit même que c’étoit le véritable chemin pour se rendre digne d’elle. Il n’en fallut pas davantage pour engager Sans Parangon à tenter l’impossible; il s’appliqua fortement aux affaires, & se rendit assidu à tous les conseils; il commença dans cette occasion à mettre en pratique tout ce qu’il avoit appris chez la fée; son application, son assiduité & son discernement admirable, surprirent tout le monde, & il est certain que, par ses soins, il démêla en peu de temps un cahos d’affaires fort intriguées & très-difficiles, & se mit en état de pouvoir suivre les nobles sentimens de son cœur. Belle-Gloire qui jugea, par ce pénible travail, qu’il étoit capable de toutes les grandes choses, lui parla plus obligeamment qu’elle n’avoit jamais fait; mais ces paroles étoient autant d’enchantemens qui redoubloient l’ardeur du prince. Sans Parangon se mit peu de temps après à la tête d’une belle armée, & se rendit maître de plusieurs places importantes, malgré la résistance des assiégés, qui avoient mis toutes leurs troupes dans ces places pour les défendre. Belle-Gloire, qui n’avoit jamais douté du courage du prince, ne parut pas fort satisfaite de cette première campagne, & lui dit, dans une de ses visites, qu’il n’étoit pas bien extraordinaire qu’un prince belliqueux, avec de belles troupes & dans la belle saison, prît des places; mais qu’un prince qui se nommoit Sans Parangon, & qui cherchoit à plaire à Belle-Gloire, devoit attaquer les places en plein hiver, à travers les glaçons & les frimats, sans attendre même que toutes ses troupes fussent rassemblées. Ce terrible discours n’étonna point le prince, car il ne trouvoit rien de difficile lorsqu’il étoit question de gagner l’estime de sa maîtresse; il partit peu de jours après, dans le cœur de l’hiver, & attaqua avec un petit nombre de troupes, malgré les neiges & les glaçons, une grande province où il y avoit plusieurs places très-fortes, dont il se rendit enfin le maître par des travaux incroyables, & après une infinité d’actions héroïques: ce fut alors aussi que Belle-Gloire, sensible à tant de marques de valeur, lui permit de baiser, pour la première fois, le bas de sa robe.

Sans Parangon, flatté par une grâce si particulière, leva de nouvelles troupes, & se disposoit à entrer de bonne heure en campagne, se promettant déjà de conquérir plusieurs provinces, lorsque Belle-Gloire, s’étant rendue dans le cabinet du roi, lui parla en ces termes: Je suis satisfaite de ton courage, & je te tiens quitte des places que tu pourrois prendre; je suis même persuadée qu’il ne s’en trouveroit point qui pût te résister, surtout pendant que tes ennemis n’ont pas d’armée pour te disputer la campagne; de semblables conquêtes ne seroient d’aucun mérite auprès de moi, je n’aime point les victoires aisées, & si tu veux me faire plaisir, tu suspendras ta noble ardeur, & tu attendras que tes ennemis, revenus de leur étonnement, soient en état de t’opposer des forces aussi nombreuses que les tiennes. Sans Parangon eut besoin de toute sa modération pour renoncer aux conquêtes qu’il s’étoit promis de faire; néanmoins, comme il n’avoit pris les armes que pour plaire à Belle-Gloire, il fallut se soumettre à ses volontés.

Ce sacrifice ne laissa pas de lui être très-agréable, & elle l’en remercia en des termes fort obligeans. Comme ce prince étoit continuellement occupé d’un désir ardent de faire quelque chose qui fût du goût de sa charmante maîtresse, & qu’il n’avoit plus d’occasion de se distinguer par les armes, il s’appliqua de nouveau aux soins de l’état; il abrégea les loix, réforma un grand nombre d’abus qui s’étoient glissés dans l’administration de la justice. Belle-Gloire donna des louanges à sa vigilance & à son application; mais elle lui demanda une nouvelle preuve de son attachement, qui jeta ce prince dans de grands embarras: Tu sais, lui dit-elle, l’espérance où je suis de voir bientôt finir mon enchantement; tu as osé porter tes vœux jusqu’à moi; tu n’ignores pas que j’aime les beaux palais, & cependant tu n’en as point où tu puisses me recevoir. Sans Parangon l’assura qu’elle seroit bientôt satisfaite, & ayant fait venir les plus habiles architectes de l’univers, il fit bâtir, dans la capitale de ses états, un des plus beaux palais du monde, avec des jardins très-agréables & proportionnés à la magnificence du palais. Ce grand ouvrage étoit presque fini, lorsque Belle-Gloire étant allée visiter le prince, à son ordinaire, elle lui fit connoître qu’elle n’aimoit point le séjour des villes, & que s’il vouloit lui donner un témoignage bien véritable de son attachement & de sa complaisance pour elle, il falloit lui bâtir, à la campagne, un palais & des jardins semblables à ceux qu’il avoit imaginés lui même chez Clairance, par la vertu de sa baguette. Sans Parangon, épouvanté d’une proposition si extravagante, lui représenta que le palais de la fée n’étoit qu’une illusion, & que tout le marbre de la terre, ni l’or du Pérou, ne suffiroient pas pour un semblable édifice. Tu sais bien, reprit Belle-Gloire, que les choses ordinaires ne m’accommodent point, & que je n’aime que celles qui approchent de l’impossible: je t’ai fait connoître ce que je désire, c’est à toi à examiner si tu as & assez de courage, & assez d’envie de me plaire, pour l’entreprendre: elle n’attendit point de réponse & disparut.

Jamais il n’y eut d’embarras pareil à celui de ce prince, qui auroit mille fois mieux aimé mourir, que d’avoir déplu à sa princesse. Cependant, quoiqu’il trouvât de l’impossibilité à l’exécution de ce grand dessein, il ne laissa pas, pour marquer sa soumission aux ordres de Belle-Gloire, de l’entreprendre, sans pourtant qu’il osât se flatter d’y réussir; il traça lui-même un plan le plus approchant qu’il lui fut possible de celui du palais de la fée; à peine se donna-t-il le temps de consulter les architectes, & commença, sans perdre un moment, à bâtir le palais, & à faire dresser les jardins; en sorte qu’au bout de deux ans, ce grand ouvrage se trouva fort avancé.

Cette diligence plut beaucoup à la princesse; Sans Parangon s’en étant apperçu, redoubla ses soins, & n’eut jamais de repos que le palais & les jardins ne fussent dans leur perfection; l’or y étoit partout avec tant de profusion, que les toits en étoient couverts; & quoiqu’il ne tâchât qu’à imiter ce qu’il avoit déjà fait chez la fée, il est constant qu’il surpassa le palais enchanté en beaucoup de choses.

Sans Parangon, se flattant que la princesse seroit contente de son palais, attendoit, avec impatience, qu’elle l’eût vu pour lui en demander son sentiment; mais il fut extrêmement surpris de voir qu’une nouvelle planette présidoit sur l’hémisphère, sans que Belle-Gloire parût; cela lui donna de cruelles inquiétudes, dont il fut accablé jusqu’au lendemain que la princesse arriva, qui lui apprit que les cygnes de son char ayant été éblouis par la réverbération du soleil qui donnoit sur l’or des toits, étoient allés au canal au lieu d’entrer dans le cabinet, & que leurs ailes ayant été mouillées, il leur avoit été impossible de reprendre leur vol; que la fée y étant accourue, les avoit condamnés à y demeurer toute leur vie; & l’ayant ensuite ramenée dans son palais, elle l’avoit retenue jusqu’à ce moment, qu’elle venoit de lui donner un attelage d’aigles qui traîneroient son char à l’avenir; elle lui témoigna ensuite beaucoup de reconnoissance de l’empressement qu’il avoit eu de lui plaire en achevant ce magnifique palais, & lui promit de ne l’oublier jamais. Comme par son enchantement elle étoit invisible à tout le monde, Sans Parangon la pria de jeter les yeux un instant sur l’ordonnance des appartemens; elle y consentit, &, après les avoir bien examinés, elle l’assura qu’elle y trouvoit plus de magnificence, une musique bien plus excellente, & beaucoup meilleure compagnie que dans ceux de la fée.

Dans une autre visite, le prince la supplia de se promener sur le canal, & lui fit remarquer l’agréable château de porcelaine, qui paroissoit à l’extrémité: elle le trouva fort ressemblant à celui de la Chine, & convint sans peine que celui de Sans Parangon étoit plus galant & plus parfait que l’autre. Mais soit que cela même lui donnât quelque jalousie, ou qu’elle eût changé de goût, elle pria le roi de l’abattre, & d’en faire bâtir un autre de marbre & de jaspe à la place de celui-là, ce qui fut exécuté peu de jours après.

Ce superbe édifice, aussi bien que les riches meubles dont il étoit orné, augmentèrent la réputation que Sans Parangon s’étoit déjà acquise par ses conquêtes.

Les étrangers arrivoient de toutes parts dans son royaume, & admiroient ces grandes richesses, une infinité de curiosités différentes, & plus que tout le reste, les surprenantes qualités du monarque, qui cependant préféroit un seul regard de sa maîtresse aux applaudissemens de tout l’univers ensemble: & dans l’empressement qu’il avoit de faire toujours quelque chose de grand pour gagner son estime, il se plaignit un jour à cette princesse de ce qu’elle ne lui donnoit plus d’occasion de lui marquer le plaisir qu’il avoit à lui obéir. Hélas! lui dit-elle, tu m’as fait admirer le canal de ton jardin, comme un ouvrage fort extraordinaire, & cependant je m’apperçois que plusieurs particuliers en ont autant dans leurs maisons de campagne; tu sais bien que je n’aime pas ce qui est commun: mais si tu avois bien envie de me plaire, & que tu voulusses véritablement me marquer que tu ne penses qu’à te rendre digne de moi, je souhaiterois que tu me fisses un canal qui traversât de l’une à l’autre mer, & qui les joignant toutes deux, me donnât le plaisir, lorsque je ne serai plus enchantée, de passer de l’Océan à la Méditerranée, sans m’exposer aux hasards ni aux difficultés d’une longue navigation. Cette entreprise, répondit le prince, seroit plutôt l’ouvrage d’une fée que celui d’un prince comme moi.

Quoi! reprit la princesse en colère, tu as la témérité de prétendre à mon estime, & une semblable entreprise t’étonne? Rien n’est capable de m’étonner, continua Sans Parangon, lorsqu’il s’agit du service de Belle-Gloire, & puisque vous voulez absolument ce canal, je le ferai, ou je mourrai dans la peine. La princesse se retira fort satisfaite de la résolution de Sans Parangon, quoiqu’elle doutât elle-même qu’il pût jamais réussir dans une entreprise si nouvelle & si hardie. Il commença l’ouvrage avec des soins & des dépenses infinies: tout autre prince que Sans Parangon se seroit rebuté par l’impossibilité qu’on lui faisoit voir à le continuer; mais ce monarque qui savoit que les grandes difficultés étoient autant de moyens de plaire à Belle-Gloire, continua toujours son entreprise, & l’acheva enfin avec une patience & des travaux qui approchoient de ceux d’Hercule. La princesse fut dans le dernier étonnement de voir finir un travail si pénible; & dès la première visite, elle assura Sans Parangon que lui seul lui paroissoit digne de son estime; qu’elle désiroit cependant qu’il retournât cueillir de nouveaux lauriers dans le champ de Mars.

Sans Parangon, ravi d’un ordre si conforme à ses désirs, assembla de nombreuses troupes avec une diligence extraordinaire, & commença sa campagne par un siége fameux: les assiégés se défendirent assez vigoureusement; mais il fallut céder aux efforts de Sans Parangon. Belle-Gloire s’appercevant de la facilité qu’il avoit à faire des conquêtes, lui dit un jour que les autres héros prenoient des places à force de temps, que s’il vouloit se distinguer, & lui donner un spectacle nouveau, ce seroit de prendre chaque jour une place. A peine eut-elle achevé de parler, que Sans Parangon entra comme un torrent dans le pays ennemi, & y prit tous les jours une forteresse nouvelle. La rapidité de tant de conquêtes, étonna plusieurs potentats voisins, qui crurent néanmoins être en sûreté, parce que Sans Parangon ne trouvant plus de place à conquérir étoit obligé, s’il vouloit aller plus loin, de passer une grande & profonde rivière; & comme des armées ne traversent pas des rivières aussi facilement que des oiseaux, il falloit des temps infinis pour y construire des ponts; mais Sans Parangon, cherchant toujours à plaire à sa princesse par des actions extraordinaires, s’avisa, sans s’embarrasser ni du péril ni des difficultés, de faire passer son armée à la nage. La nouveauté de cette grande action déconcerta si fort les ennemis, que tous les peuples voisins accoururent pour se soumettre au vainqueur, qui se seroit aisément rendu maître de plusieurs grands états, si Belle-Gloire, étonnée de ce qu’il avoit passé ses espérances, ne lui eût représenté, que ne trouvant partout que de la terreur & point d’ennemis, elle ne prenoit plus sur son compte les conquêtes qu’il pourroit faire sur des gens qui se rendoient sans combattre. Sans Parangon, qui ne songeoit qu’à plaire à sa charmante maîtresse, lui fit encore ce sacrifice, & se retira dans ses états.

Ligourde, jalouse des prospérités du prince, voyant l’étonnement & la consternation de ses ennemis, les fit appercevoir qu’ils avoient dans leur pays un oiseau jaune, à qui elle avoit donné plusieurs sorts; & quoiqu’il fût encore jeune, & qu’il n’eût pas les aîles assez fortes pour aller bien loin, elle les assura qu’il pourroit dans la suite les servir utilement. Cet avis leur donna beaucoup d’attention sur l’oiseau jaune, & ne laissa pas de leur relever le courage; mais tout cela leur fut inutile, car Belle-Gloire ayant visité Sans Parangon au retour de sa campagne, elle lui témoigna la satisfaction qu’elle avoit de tout ce qu’il venoit de faire pour son service, & lui fit entendre qu’il étoit de sa générosité de mépriser les conquêtes aisées, & qu’il devoit se contenter d’avoir réduit ses ennemis dans la consternation où ils étoient, sans vouloir profiter de leur désordre. Sans Parangon, trop heureux de pouvoir plaire à Belle-Gloire, y consentit sans hésiter. Ce noble procédé, dans des conjonctures si favorables, lui attira plusieurs paroles obligeantes de la part de sa maîtresse.

Sans Parangon, qui dans son plus grand repos songeoit toujours à tout ce qui pourroit faire plus de plaisir à sa princesse, s’appliqua de nouveau à protéger les sciences & les arts, en établissant plusieurs manufactures & académies de peinture & de sculpture en divers endroits de son royaume. Belle-Gloire l’ayant visité peu de temps après, lui parla en ces termes. Tu as fait une infinité de belles actions, je te l’avoue; il me paroît cependant que tu n’as guères d’attention à ce qui me regarde personnellement, puisque tu n’as pas seulement encore pensé à te mettre en état de pouvoir envoyer une ambassade à l’empereur de la Chine mon père, pour me demander lorsque mon enchantement sera fini. Où sont tes ports, où sont tes armées navales? Sans Parangon fut ravi que sa maîtresse songeât elle-même aux moyens d’être à lui; & quoiqu’il eût déjà, & des ports & des vaisseaux, il fit bâtir un nouveau port, & construire plusieurs grands vaisseaux, avec des soins & des dépenses immenses. Belle-Gloire en parut fort contente; elle ne laissa pas de dire au prince, que le voyage de la Chine étant fort long & difficile, il seroit bon de faire par avance quelque établissement dans l’Amérique, pour servir d’entrepôt, & en cas de besoin de retraite aux ambassadeurs, qui sans cela couroient risque de se perdre dans une si longue navigation. Aussitôt dit, aussitôt fait. Sans Parangon donna de si bons ordres, qu’il s’assura peu de temps après plusieurs ports dans le nouveau Monde, & y établit des compagnies qui avoient un commerce continuel, & aux Indes, & en Amérique.

Belle-Gloire qui avoit déjà été servie par plusieurs grands héros, fut obligée de convenir qu’elle n’en avoit jamais trouvé qui entrât si généreusement dans tout ce qui lui faisoit plaisir, ni qui eût travaillé à lui plaire avec tant d’application & tant de succès que Sans Parangon. Il faut convenir, lui dit-elle, que tu as de grandes richesses, de belles armées, des palais magnifiques, & des jardins délicieux; mais il te manque encore un trésor d’un prix inestimable, & dont l’empereur mon père faisoit plus de cas que de sa couronne; c’est un ami fidelle: je lui ai souvent ouï dire, qu’il plaignoit beaucoup la condition des rois, qui étoient environnés d’une foule d’adorateurs, qui avoient la dernière complaisance pour toutes leurs volontés; mais rarement d’amis fidelles, qui leur parlassent avec franchise, & sans quelque vue particulière; il en avoit un fort désintéressé, qui avoit beaucoup d’esprit, une grande douceur, une pénétration infinie, qui raisonnoit juste sur toutes sortes de matières, qui ne le flattoit jamais, & qui aimoit mon père, indépendamment de l’empereur.

Ce portrait, qui frappa le prince, se trouva si fort de son goût, & si conforme à ses inclinations, qu’il s’estima malheureux au milieu de ses richesses, puisqu’il n’avoit pas un ami de ce caractère: il remercia la princesse de ses avis, & les aigles ayant pris leur vol à leur ordinaire, le prince demeura fort rêveur, faisant de sérieuses réflexions sur tout ce qu’il venoit d’entendre.

Il observa depuis ce temps-là ceux qui l’approchoient; il examina leur esprit & leur cœur, cherchant toujours la ressemblance du portrait que la princesse venoit de lui faire. Enfin, après bien des épreuves différentes, il fut assez heureux de trouver une personne d’une rare vertu, & d’un mérite extraordinaire, qui avoit précisément toutes les qualités du portrait.

Sans Parangon qui jusques-là avoit été livré à des courtisans passionnés, qui souvent se déchaînoient les uns contre les autres, se trouva si soulagé de pouvoir parler de toutes choses à cœur ouvert, & sans craindre qu’on lui dît du mal de personne, qu’il ne perdoit jamais d’occasion de l’entretenir, toutes les fois que ses grandes occupations pouvoient le lui permettre.

Cependant Belle-Gloire n’aimoit pas à le voir long-temps tranquille; elle lui inspira peu de temps après d’entreprendre de nouvelles guerres. L’oiseau jaune, que Ligourde avoit enchanté, & qui s’étoit fort accrédité depuis, ne laissa pas de se donner beaucoup de mouvement, & de faire plusieurs tentatives pour arrêter les progrès de Sans Parangon; mais ses soins n’empêchèrent pas que ce prince ne continuât toujours la guerre avec le même succès: car paroître en campagne, & faire des conquêtes, étoit pour lui une même chose. Toutes les saisons lui étoient égales; il faisoit des siéges indifféremment en hiver comme en été; il campoit sur la neige, comme sur une prairie couverte de fleurs. Ses ennemis s’étant ligués par les soins de l’oiseau jaune, firent de nouveaux efforts, & marchèrent à la tête d’une puissante armée, pour s’opposer à ses conquêtes; ce qui n’empêcha pas qu’il ne prît plusieurs places devant eux, & leur présence ne servit qu’à lui donner plus de témoins de ses victoires. Belle-Gloire voyant que rien ne pouvoit résister à cet incomparable prince, lui suggéra de nouveau de poser les armes, & lui fit connoître que puisqu’il ne trouvoit plus d’ennemis dignes de lui, elle souhaiteroit qu’il s’attachât à embellir ses maisons & ses jardins: ce qu’il exécuta avec une magnificence qu’il est plus aisé d’imaginer que d’écrire. Belle-Gloire ayant reconnu par plusieurs expériences, que ce prince, bien loin de se délasser quelquefois, se donnoit tout au public, lorsque les soins de la guerre lui permettoient de prendre quelque relache; elle lui dit un jour, qu’elle ne comprenoit pas comment il pouvoit soutenir l’embarras d’une suite continuelle d’affaires; que l’empereur de la Chine son père étoit bien d’un meilleur goût, puisqu’après avoir rempli une partie de la semaine les devoirs d’empereur, il devenoit le reste du temps homme privé, & se retiroit dans un agréable palais environné de jardins délicieux, où tout étoit d’une propreté surprenante; on y voyoit une infinité de choses curieuses qui faisoient plaisir à voir, mais particulièrement une rivière qui se précipitoit du haut d’une montagne, qui faisoit une cascade si extraordinaire, que dans les beaux jours, la réverbération du soleil, qui donnoit sur la cascade, rejaillissoit sur le palais, & éclairoit tous les appartemens. C’étoit dans ce beau séjour qu’il vivoit sans contrainte, éloigné de la foule, & accompagné d’un petit nombre de personnes choisies, qui ne l’entretenoient que de choses agréables, sans jamais lui parler de leurs affaires particulières. Sans Parangon admira le bon goût de l’empereur de la Chine, & assura Belle-Gloire qu’il profiteroit de cet exemple.

La réputation de Sans Parangon, ses actions héroïques, & ses grandes vertus, allèrent aussi loin que la lumière du soleil. Plusieurs grands potentats, des extrémités de la terre, lui envoyèrent des ambassadeurs avec de riches présens. Son royaume étoit une pépinière de personnes illustres; toutes les nations y étoient bien reçues, & on y abordoit de toutes parts, pour admirer ce prince incomparable, & pour apprendre par son exemple, & la politesse & la pratique des vertus. Belle-Gloire, qui l’avoit mis à toutes sortes d’épreuves, l’assuroit, dans ses visites, qu’elle n’attendoit plus que la fin de son enchantement, pour lui marquer sa reconnoissance; mais ce prince craignoit toujours de n’avoir pas assez fait pour elle, & cherchoit continuellement de nouvelles occasions de gagner son estime. Quoique la fée Clairance lui eût fait éviter, par ses soins, un des sorts de Ligourde, & qu’elle l’eût rendu d’une santé parfaite, ses campemens sur la neige & les autres fatigues de la guerre, lui causèrent une fâcheuse incommodité, dont les suites parurent très-dangereuses; mais Sans Parangon ne consultant que son courage, sans donner le temps à ses sujets de s’appercevoir de ce grand péril, y fit appliquer le fer & le feu, & guérit. Cette surprenante fermeté donna de l’admiration à tout le monde. Belle-Gloire l’assura, dans sa première visite, qu’elle avoit été fort touchée de la grande résolution qu’il avoit fait paroître, & qu’elle la trouvoit fort digne de lui.

Quoique Sans Parangon n’eût aucune connoissance du temps que devoit finir l’enchantement de la princesse, il fut néanmoins bien aise de lui marquer qu’il songeoit toujours à elle, & lui en donna une preuve très-sensible, en envoyant des vaisseaux aux extrémités de la terre, & fort près de la Chine, afin d’accoutumer par-là ses sujets à connoître les mers éloignées, & prévenir de bonne heure les difficultés qui pourroient s’opposer à la longue navigation qu’il méditoit, lorsqu’il voudroit envoyer à la Chine pour y demander la princesse. Cette prévoyance plut beaucoup à Belle-Gloire, qui ne voyoit presque plus de matières à demander à son amant de nouvelles marques de son attachement: elle en avoit épuisé la source dans la guerre & dans la paix, dans la parfaite discipline des troupes, dans la réformation de la justice, dans l’établissement du commerce & de la navigation, dans le bon ordre des finances, dans la protection des sciences & des arts, dans la magnificence des bâtimens, dans l’embellissement des jardins, dans les actions de fermeté, dans la pratique de toutes sortes de vertus, & généralement dans tout ce qu’elle imagina qui pouvoit convenir à un grand héros.

Ce prince trouva moyen, par sa valeur & par sa parfaite modération, de n’avoir plus d’ennemis; mais ses grandes actions, que la renommée publioit par toute la terre, lui firent une infinité d’envieux. Il fit un songe en ce temps-là qui lui donna quelqu’inquiétude; il voyoit un coq attaqué par un aigle, par un paon, par plusieurs dindons, & par un grand nombre de canards qui l’environnoient de toutes parts, & le pressoient vivement; l’inégalité du combat n’empêchoit pas que le coq ne se défendît vigoureusement contre tous, & qu’il ne leur donnât de si rudes coups de bec, qu’il leur arrachoit quelquefois des plumes. Le genéreux Sans Parangon, tout endormi qu’il étoit, voulut aller au secours du coq, & se réveilla. Comme c’étoit le prince du monde le moins superstitieux, il ne fit aucune attention à ce songe, mais ayant appris quelque temps après que plusieurs grands potentats caballoient contre lui, il se souvint de son songe, qui lui fit quelque peine, parce que son réveil l’avoit empêché de voir le dénouement du combat; néanmoins, assuré de lui-même, & ravi d’ailleurs de trouver de nouvelles occasions de plaire à sa princesse, il ne s’embarrassa point de tous les bruits publics. Cependant le songe ne se trouva que trop véritable; car Sans Parangon fut informé que l’oiseau jaune, qui commençoit à essayer ses aîles, voltigeoit de toutes parts, & avoit enfin engagé un grand nombre d’empereurs, de rois, de républiques & d’autres princes souverains à se liguer contre Sans Parangon, & qu’il sollicitoit même ses alliés & ses amis d’entrer dans cette formidable ligue. Le bruit de ce grand orage, qui se formoit contre lui, ne l’étonna jamais; il ne laissa pas néanmoins de se tenir sur ses gardes, & d’assembler ses troupes.

Belle-Gloire, qui apprit que tant de grandes puissances conspiroient contre Sans Parangon, & étoient prêtes à fondre sur ses états, l’en félicita au lieu de le plaindre, & comme elle connoissoit parfaitement le grand courage du prince, elle lui inspira de prévenir ses ennemis, sans attendre qu’ils eussent l’audace de l’attaquer. Le prince marcha d’abord sur la frontière, & se saisit, malgré les nombreuses troupes de ses ennemis, d’une place qui pouvoit leur servir de passage pour entrer dans ses états. Cette sage prévoyance rompit toutes les mesures, & ils furent obligés d’attendre une autre campagne pour commencer à faire quelqu’entreprise.

Cependant les aîles de l’oiseau jaune s’étoient si bien fortifiées, qu’il passa la mer d’un seul vol; la joie qu’il eut d’avoir réussi dans ce hardi projet, ou la peine qu’il se donna pour arriver à terre, le firent changer de plumage, & il lui vint une crête rouge sur la tête, semblable à celle du coq, qui lui donna un grand relief.

Ce fut par ses pressantes instances que les alliés équipèrent un grand nombre de vaisseaux, & mirent de prodigieuses armées en campagne. Belle-Gloire, dans une de ses visites, en parla au prince en ces termes: Voici le temps, brave Sans Parangon, de moissonner des lauriers; si je ne comptois pas plus sur ton courage que sur tes forces, je craindrois beaucoup pour toi, car les rois tes prédécesseurs, n’ayant qu’un seul ennemi en tête, ont eu besoin de toute leur valeur pour soutenir la guerre; songes que tu as plusieurs puissances à combattre, c’est une hydre qui a une infinité de têtes; tes trésors sont épuisés par les complaisances que tu as eues pour moi, au lieu que tes ennemis, qui n’ont encore fait aucune dépense, ne manquent ni d’or ni d’argent; je crains que tu ne succombes, & que le grand nombre ne t’accable, & ce qui me fait le plus de peine, c’est que mon enchantement est tel, que, malgré tout ce que tu as déjà fait pour moi, si quelqu’autre héros, quoiqu’il ne m’eût jamais vue, devenoit ton vainqueur, je t’oublierois, & je pourrois devenir sa récompense; ainsi, songes encore une fois qu’il s’agit de perdre Belle-Gloire, ou de se l’assurer pour toujours.

Sans Parangon, qui ne craignoit point ses ennemis, & qui se sentoit assez de courage pour se défendre contre tous, fut offensé du discours de la princesse; mais, faisant réflexion que l’intérêt qu’elle prenoit à sa personne lui donnoit cette inquiétude, il lui pardonna ses remontrances. Il se mit peu de temps après en campagne, & nonobstant les inutiles efforts de tant de puissances liguées contre lui, & les nombreuses armées qu’ils lui opposèrent, il les battit, & gagna une grande bataille sur eux. La mer ne leur fut pas plus heureuse, car leur flotte fut encore défaite par l’armée navale de Sans Parangon, & personne ne douta que cette ligue, qui étoit composée de plusieurs potentats qui avoient tant d’intérêts différens à ménager, & qui cependant étoient battus partout, ne fût bientôt désunie, n’y ayant pas d’apparence qu’elle pût subsister long-temps. Belle-Gloire ne fut pas la dernière à féliciter Sans Parangon de tant d’heureux succès, qui ne produisirent pourtant pas l’effet qu’on en avoit attendu, car, bien loin de se rebuter, ils l’attaquèrent en plusieurs endroits différens tout-à-la-fois, persuadés qu’ils pourroient le vaincre plus facilement lorsque ses forces seroient divisées; mais sa vigilance & sa valeur suppléèrent à tout, & il fut toujours victorieux. Cependant ni les places importantes qu’il prenoit sur eux, ni les batailles qu’il gagnoit, ne décidoient jamais de rien; leur nombre étoit si grand, qu’ils se trouvoient toujours en état de réparer leurs pertes, & de renouveler leurs troupes. Belle-Gloire admiroit également, & la conduite, & la valeur, & la prévoyance du prince, qui soutenoit si courageusement une guerre si difficile, & qui se croyoit toujours trop récompensé de ses travaux par la satisfaction que la princesse lui en témoignoit; son unique crainte étoit de n’avoir pas assez fait pour elle, & il étoit continuellement occupé à chercher de nouvelles occasions de mériter son estime.

Rempli de cette pensée, & songeant à attirer les ennemis pour les engager à un combat général & décisif, il attendit que toutes leurs troupes fussent en campagne, & alla attaquer, en leur présence, une roche imprenable, dont le seul nom donnoit de la terreur à tous les pays voisins. Une résolution si surprenante étonna fort les alliés, qui envoyèrent cent mille hommes pour secourir la place, quoiqu’ils fussent fort persuadés qu’elle ne seroit pas prise, dans le temps que Sans Parangon la pressoit vivement. La méchante Ligourde, après lui avoir suscité tous les élémens, fit encore glisser chez ce prince une de ses suivantes, appelée Goute, & un de ses couriers, qu’on nommoit Mauvaise-nouvelle. Tout autre que Sans Parangon se seroit trouvé fort embarrassé dans une conjoncture aussi délicate que celle-là, mais ce héros ne chercha de secours que dans sa fermeté, &, oubliant son mal, il ne consulta que son courage; il se fit porter à la queue de la tranchée, & anima si bien toutes choses par sa présence & par son exemple, que l’ennemi fut repoussé, & la place prise.

Belle-Gloire, pour lui marquer combien cette grande action lui étoit agréable, lui donna sa main à baiser pour la première fois de sa vie, qui fut une faveur si signalée pour lui, qu’il auroit été fâché, dans cette occasion, de n’avoir pas eu autant d’ennemis & autant d’affaires qu’il en avoit.

Cependant les puissances liguées persistoient dans leur opiniâtreté, toujours prévenues que leur union & leur persévérance épuiseroient enfin les forces de Sans Parangon, qui étoit seul contre tous; mais son courage ne se ralentissoit jamais, & il les battit encore dans plusieurs occasions les campagnes suivantes. Belle-Gloire, étonnée de la fermeté de Sans Parangon, qu’elle trouvoit si fort au-dessus des héros qui l’avoient servie, & remarquant qu’il se jouoit de cette guerre, résolut de le mettre à une nouvelle épreuve, qui n’étoit pas moins difficile que toutes les autres; elle lui dit un jour que les importans services qu’il lui avoit rendus lui faisoient désirer d’être bientôt désenchantée, afin de se voir en état de le récompenser, mais que faisant réflexion & au nom de Sans Parangon & à celui de Belle-Gloire, elle ne croyoit pas qu’il y eût dans l’univers une étoffe assez digne d’elle pour lui servir de manteau royal le jour de ses nôces; qu’elle avoit autrefois ouï parler de la toison d’or, & qu’elle auroit fortement souhaité de l’avoir pour cette grande cérémonie; qu’elle espéroit de lui qu’il voudroit bien envoyer aux Indes une flotte bien équipée, pour enlever cette toison & la lui apporter.

Le prince fut dans le dernier étonnement d’entendre une proposition si extraordinaire; il lui représenta qu’il n’hésiteroit jamais à tout entreprendre lorsqu’il s’agiroit de lui plaire, qu’elle pouvoit se souvenir de ses conquêtes, de ses magnifiques palais, de la jonction des deux mers, & de tant d’autres choses qu’il avoit faites pour elle, mais que les Indes étant fort éloignées, la toison difficile à trouver, & ses ennemis beaucoup plus forts que lui sur la mer, il ne voyoit pas qu’il y eût aucune apparence de faire réussir ce projet. Belle-Gloire, qui étoit de l’humeur de la plupart des autres personnes de son sexe, qui n’écoutent aucune raison lorsqu’elles veulent fortement quelque chose, trouva fort mauvais que Sans Parangon lui eût fait toutes ces difficultés: il étoit inutile, lui dit-elle, de récapituler ce que tu as fait pour moi, puisque je ne l’ai pas oublié, & que tu as pu remarquer que je n’y étois pas insensible, & c’est précisément la facilité que tu as toujours trouvée à exécuter tout ce qui pouvoit me plaire, qui m’engage à te faire une demande si nouvelle; j’ai assez bonne opinion de toi pour croire que, puisque je le désire, cela ne te sera pas impossible. Sans Parangon, confus de l’honneur que sa princesse lui faisoit, ne balança point à tenter ce ridicule projet, & jeta les yeux sur un capitaine, de qui la valeur & l’expérience lui faisoient tout espérer, & l’envoya aux Indes avec une belle flotte. Il y arriva après une longue & pénible navigation; il découvrit, par ses soins, une forteresse où l’on gardoit la toison, mais il trouva qu’elle étoit défendue par des Cyclopes, dont le nombre étoit fort supérieur à la flotte. Il ne laissa pas de les attaquer, & il s’apperçut, peu de temps après, que la réputation de Sans Parangon étoit aussi connue dans le nouveau monde que dans ses propres états, & que le seul effroi de son nom avoit intimidé les Cyclopes, qu’il força à lui remettre la toison, & il la rapporta à Sans Parangon. Ce prince la mit aux pieds de Belle-Gloire, qui fut charmée de ce riche présent, & lui en sut plus de gré que d’une conquête beaucoup plus considérable; les louanges qu’elle lui donna l’engagèrent à chercher de nouvelles occasions de lui plaire, en tâchant d’attirer l’armée des alliés à une bataille: il assiégea de nouveau, en leur présence, une place très-importante, qu’il prit sans qu’ils fissent aucun mouvement pour s’y opposer. Alors il se détermina d’entrer bien avant dans le pays ennemi, & d’assiéger, par mer & par terre, une fameuse forteresse qui servoit de rempart à un grand royaume, & qui étoit gardée par des troupes aussi nombreuses que celles des assiégeans.

Cette entreprise parut fort téméraire; mais le général qui conduisoit ce siége, animé du même sang de Sans Parangon, & fortifié par les ordres & par le grand courage de ce prince, pressa si vivement les assiégés, qu’après mille & mille surprenantes actions, qui se firent de part & d’autre, la place fut enfin forcée à capituler, & se rendit au vainqueur.

Belle-Gloire en fut transportée de joie, & demeura convaincue que rien ne pourroit résister à l’avenir à Sans Parangon. La mesure est comble, lui dit-elle, & mon esprit fertile en épreuves, ne me fournit plus rien pour exercer ton grand courage; les expériences que j’en ai déjà faites me persuadent assez, & me font juger de quoi tu es capable: Je veux que tu surprennes tes ennemis par une victoire toute nouvelle; on est si accoutumé à te voir prendre les places, que cela n’est plus d’aucun mérite pour toi; mais puisque tu cherches à faire des actions extraordinaires, & dignes de Sans Parangon, rends à tes ennemis ces fameuses forteresses qui leur donnent tant d’inquiétude, & qu’ils ne sauroient jamais reprendre sur toi. C’est pour l’amour de vous, charmante princesse, répondit Sans Parangon, que je les ai prises, je me trouve trop récompensé, puisque je suis assez heureux de vous plaire en les rendant.

Cette surprenante modération plut beaucoup à Belle-Gloire, surtout dans un temps où Sans Parangon se trouvoit en état de donner la loi partout, s’il eût voulu profiter de tant de conjonctures favorables. Cela désarma aussi les puissances confédérées, qui s’empressèrent toutes à gagner la bienveillance de ce prince, & se repentirent même de lui avoir fait la guerre, à mesure qu’ils connurent de plus près & son mérite & ses rares vertus.

Ce fut alors que Belle-Gloire sentit plus vivement le malheur de son enchantement, ne sachant pas quand il finiroit, & se voyant hors d’état de couronner Sans Parangon; elle ne le dissimula point à ce prince, & lui témoigna le chagrin qu’elle en avoit, lui faisant connoître, que dans l’incertitude où elle étoit si cet enchantement finiroit bientôt, ou s’il dureroit encore plusieurs siécles, son grand courage & les choses extraordinaires qu’elle lui avoit vu faire, lui avoient inspiré une pensée qui paroîtroit extravagante, mais qu’elle trouvoit digne de Sans Parangon. Tu as, lui dit-elle, désarmé les puissances de la terre, par ta valeur & par tes vertus, qui t’empêche d’attaquer à présent les enfers, & de faire la guerre aux fées, qui par le secours des démons font tant de désordres sur la terre? j’avoue que les armes dont tu te sers pour tes expéditions militaires n’y sont pas propres, il en faut pour cette guerre d’autres fort différentes; mais je suis assurée que tu les trouveras, si tu veux bien t’appliquer à les chercher, & qu’il ne tiendroit qu’à toi de rompre mon enchantement. Quoique ce grand projet fût très-conforme aux sentimens de Sans Parangon, & qu’il fût fort touché des raisons de Belle-Gloire, & surtout du plaisir de la désenchanter, le souvenir des grandes obligations qu’il avoit à la bonne fée, s’étant présenté à son imagination, sa reconnoissance l’empêcha de goûter tout le plaisir qu’il auroit eu par la seule idée de pouvoir délivrer sa charmante princesse.

Mais Belle-Gloire, qui connoissoit son cœur généreux, s’étant apperçu de son embarras, le désabusa, en l’informant de tous les mystères dont elle s’étoit éclaircie, par le séjour de plusieurs siécles qu’elle avoit fait dans le palais de Clairance, & qu’elle n’avoit jamais osé révéler par la crainte des cruels supplices qu’on lui auroit fait souffrir, & qu’elle commençoit à mépriser, dans l’espérance où elle étoit que le prince pourroit bientôt la délivrer: elle lui apprit que la bonne & la mauvaise fée n’étoient que la même personne, qui jouoit ces différens personnages pour mieux imposer au public, que tous les enchantemens, & même les riches palais des fées, n’étoient qu’une illusion; que pour donner ces sorts, par lesquels elles se rendoient si redoutables aux hommes, elles profitoient de la connoissance que les démons leur donnent de l’avenir; & quoiqu’elles n’eussent aucun pouvoir de changer en naissant la destinée de personne, elles ne laissoient pas de donner des sorts qu’elles régloient sur la connoissance qu’elles avoient de ce que chacun devoit devenir.

Sans Parangon, surpris d’apprendre un détail si curieux, & qu’il trouvoit fort vraisemblable, fut bien aise d’être désabusé, & assura Belle-Gloire, que puisqu’elle étoit contente de lui, & qu’il n’avoit plus d’ennemis, il alloit mettre tous ses soins à trouver ces armes si difficiles pour entreprendre la nouvelle guerre qu’elle venoit de lui proposer.

La princesse se préparoit à lui répliquer, lorsque les aigles de son char partirent brusquement, & sans attendre ses ordres. C’étoit la fée elle-même qui traînoit ce char sous la figure des aigles, & qui fut terriblement irritée de la hardiesse de Belle-Gloire, & des téméraires desseins qu’elle avoit inspirés au prince. Elle ne voulut plus que la princesse continuât ses visites, & se préparoit à lui faire souffrir d’horribles supplices, si elle ne se fût apperçue que Sans Parangon, ne voyant plus sa princesse, s’appliquoit bien sérieusement à la délivrer. La crainte qu’elle eut que ce redoutable monarque, de qui elle connoissoit le grand courage, ne vainquît encore les puissances infernales, lui fit suspendre l’exécution de ses cruautés, & dissimuler sa colère; elle affecta au contraire de bien traiter Belle-Gloire, en lui faisant connoître qu’elle étoit intéressée elle-même à détourner le prince de sa téméraire entreprise, puisque s’il y réussissoit, & qu’il rompît son enchantement, elle n’étoit plus qu’une simple mortelle, & qu’il étoit même dangereux que ce prince ne s’attachât, pour une bonne fois, à une gloire plus solide, & qu’il ne méprisât tout le reste. La princesse, qui se défioit des artifices de l’enchanteresse, & qui jugea que l’entreprise du prince n’étoit pas impossible, puisque la fée en avoit peur, la remercia fièrement de ses avis, & attendit, avec beaucoup de confiance, que Sans Parangon allât rompre son enchantement.

LA REINE DES FÉES.

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Il y avoit une fois un roi qu’on appeloit le roi Guillemot. C’étoit bien le meilleur prince de la terre, qui ne demandoit qu’amour & simplesse; on assure même qu’il se mouchoit à la manche de son pourpoint: il n’avoit aucun empressement pour le mariage. Cependant, comme la race Guillemot étoit fort ancienne, les peuples souhaitoient qu’il leur donnât des successeurs; on avoit parlé de plusieurs mariages différens, mais il s’y étoit toujours trouvé des difficultés invincibles. Une princesse du voisinage, qui se nommoit Urraca, avoit des états qui étoient fort à la bienséance du roi Guillemot; mais Urraca avoit toujours marqué de la répugnance pour le mariage, & beaucoup d’insensibilité pour les soins que plusieurs souverains, & particulièrement le comte d’Urgel, s’étoient donnés pour lui plaire.

Sa passion dominante étoit l’astrologie, & elle ne se détermina à se marier, qu’après avoir reconnu dans les astres qu’elle seroit mère d’une princesse toute parfaite, qui seroit un prodige de beauté & de vertu, qui feroit des biens infinis, & n’auroit d’autre passion que de soulager les affligés. Cette connoissance l’obligea à écouter les propositions qu’on lui faisoit de toutes parts: sa nourrice lui parla souvent en faveur du comte d’Urgel, qui l’avoit mise dans ses intérêts par de grandes libéralités; mais Urraca, qui étoit de l’humeur de la plûpart des autres femmes, qui sont sensibles aux rangs distingués, aima mieux être reine que comtesse d’Urgel.

Le roi Guillemot, averti des dispositions de la princesse, fit partir un ambassadeur, avec une procuration pour l’épouser, & lui envoya en même temps une ceinture dorée, un paquet d’épingles, un petit coûteau & une paire de ciseaux, (présens ordinaires de ce temps-là.) Ce mariage fut bientôt conclu, & la cérémonie des épousailles aussi. La nouvelle reine prétendit que le roi son mari iroit la chercher lui-même, & qu’il feroit quelque séjour dans ses états, avant que de la mener dans son royaume. Mais le roi Guillemot rejeta cette proposition, & voulut absolument que la reine allât le trouver.

La fière Urraca ne s’accommoda point d’un ordre si absolu; & la méchante nourrice, qui n’avoit reçu aucun présent des Guillemots, anima l’esprit de sa maîtresse, en sorte qu’ils passèrent plus d’un an en cet état. Le comte d’Urgel, qui avoit trouvé moyen de voir la reine sans qu’elle s’en fût apperçue, en étoit devenu passionnément amoureux, & continuoit toujours à accabler la nourrice de présens, pour être informé des sentimens & des moindres occupations de la reine.

La fierté de cette princesse ne lui laissoit rien espérer; mais son amour ne lui permettoit pas de se désabuser, & il croyoit pouvoir se flatter de tout par l’avarice de l’artificieuse nourrice; & quoique dans ces premiers temps on fût fort éloigné de la corruption de ce siécle, l’amour, qui dans tous les temps a été subtil & plein d’inventions, lui inspira d’engager la nourrice à le produire auprès de la reine, en lui persuadant que c’étoit le roi Guillemot qui l’alloit voir incognito. Cela lui parut d’autant plus aisé, que la reine n’avoit jamais vu le prince son époux. Il le proposa à la nourrice, & lui présenta en même temps sa toque pleine de guillemots d’or, qui étoient alors fort rares.

La nourrice, éblouïe par un si riche présent, lui promit tout, & ils concertèrent ensemble que le comte feroit habiller un page des livrées du roi Guillemot; que ce page porteroit une guirlande de fleurs à la reine, & lui diroit que son conseil n’ayant pas voulu permettre qu’il allât la voir en équipage de roi, il désiroit se rendre auprès d’elle secrètement, & l’envoyoit pour lui en demander la permission. Ce projet fut exécuté dans toute son étendue, & la nourrice ne manqua pas de faire valoir à Urraca la galanterie du roi Guillemot, en sorte que cette pauvre reine se trouva grosse, & accoucha au bout de neuf mois d’une belle princesse, sans qu’elle entendît plus parler du roi Guillemot; elle ne laissa pas néanmoins de lui envoyer un courier, pour lui apprendre la naissance de sa fille. Le roi Guillemot se mit fort en colère, en apprenant cette nouvelle, & voulut faire mourir le courier; mais son conseil l’en empêcha, & le renvoya avec une lettre très-piquante contre l’honneur de la reine.

Comme la race des Guillemots étoit fort ancienne, & qu’ils avoient pour devise: plutôt mourir que de perdre l’honneur, toute la maison fut fort mortifiée de cet affront, surtout le roi, qui étoit inconsolable, & menaçoit ses sujets de se laisser mourir de faim (siécle grossier, où les maris, moins polis que ceux d’aujourd’hui, avoient la simplicité de se punir des fautes de leurs femmes).

Revenons au roi Guillemot, qui faillit à devenir fou, lorsqu’un jour, se promenant le long d’une allée, il entendit une voix qui le suivoit, criant: coucou, coucou; c’étoit en ce temps-là la plus grande injure qu’on pût dire à un homme marié. Le roi entra en fureur, appela ses gardes, & commanda qu’on mît en pièces ce téméraire; la voix ne cessa point pour toutes ces menaces. On apprit au roi, pour l’appaiser, que c’étoit un oiseau: cela ne servit qu’à l’irriter davantage, se plaignant que tout le monde s’entretenoit de son aventure, jusqu’aux oiseaux, qui disoient tout haut ce que les hommes ne faisoient que penser. Dans la colère où il étoit, il ordonna qu’on exterminât tous les oiseaux de son royaume; & sa vengeance n’étant pas satisfaite par ce cruel massacre, il voulut encore qu’on les mangeât. Tous les courtisans en mangèrent par complaisance; & on les trouva si bons, qu’on a toujours continué; car auparavant on auroit eu de l’horreur pour un homme qui auroit mangé un oiseau; & le plaisir que le roi Guillemot eut à se venger, lui fit changer la résolution qu’il avoit faite de se laisser mourir de faim.

Pendant que le roi Guillemot exterminoit l’innocente volatile, la reine, qui attendoit le retour de son courier, nourrissoit elle-même la petite princesse, craignant que si elle suçoit le lait d’une nourrice ordinaire, elle ne prît aussi les mauvaises inclinations qu’elle pourroit avoir; & comme les fées se mêloient de tout en ce temps-là, elle envoya prier une fée de ses amies, qu’on nommoit Belsunsine, & qui habitoit dans les Pyrénées, de vouloir être marraine de la princesse.

La fée, sensible à un si grand honneur, la doua d’une infinité de bonnes qualités, & la nomma Méridiana. La reine donna une fête très-magnifique pour faire plus d’honneur à la fée, & l’auroit continuée plusieurs jours, sans l’arrivée du courier qui lui apporta la lettre outrageante du roi Guillemot. La pauvre reine, qui étoit dans la bonne foi, pensa mourir subitement, lorsqu’elle eut appris que le roi Guillemot désavouoit l’enfant, & la traitoit avec la dernière indignité. Dans le désespoir où elle étoit, elle ne trouva point de meilleur remède que d’assembler son conseil; elle leur exposa toute l’affaire comme elle s’étoit passée, les assurant que sa nourrice étoit un témoin fidelle de toute sa conduite, elle leur demanda ensuite justice contre le mauvais procédé du roi Guillemot. Il fut résolu d’une commune voix qu’on lui déclareroit la guerre, & quoique les états du roi Guillemot fussent d’une plus grande étendue que ceux de la reine Urraca, ses sujets étoient si persuadés de la perfidie du roi Guillemot & de l’innocence de la reine, qu’ils jugèrent tous de hasarder leurs biens & leurs vies pour la réparation de cette injure. On déclara la guerre au roi Guillemot, & on leva des troupes de toutes parts: on se préparoit fort sérieusement à la guerre, & chacun raisonnoit sur une aventure si extraordinaire. Ceux qui connoissoient la simplicité du roi Guillemot, & son peu d’empressement pour les dames, jugeoient que l’enfant n’étoit pas de lui, sachant bien qu’il n’étoit pas capable d’entreprendre un tel voyage, ni de faire une semblable galanterie. La reine étoit en réputation d’être la plus vertueuse princesse de la terre; plus on examinoit ses actions, moins on trouvoit d’occasion ni même de prétexte de soupçonner sa conduite.

Plusieurs potentats voisins voulurent se mêler d’accommodement; mais les Guillemots, jaloux du point d’honneur, rejetèrent toutes les propositions qui tendoient à reconnoître l’enfant, & la reine, qui croyoit avoir été abusée sous la foi du mariage, aimoit mieux périr avec tous ses sujets, si le roi Guillemot ne convenoit du fait, & n’alloit lui demander pardon de sa perfidie.

Le comte d’Urgel fut un de ceux qui s’empressèrent davantage pour cet accommodement, & comme il aimoit toujours la reine, & qu’il ne faisoit pas grand cas des Guillemots, il proposa, pour épargner le sang de tant de peuples, de décider l’affaire dans un combat en champ clos, & s’offrit à défendre l’honneur de la reine en qualité de son chevalier. Le roi Guillemot ne voulut point accepter ce parti, mais le prince Guilledin, son frère, qui avoit un courage digne des anciens Guillemots, pria les états du royaume assemblés, de lui permettre de combattre le comte d’Urgel. Comme il ne s’agissoit pas moins que de la perte du royaume, les états lui permirent le combat avec des grandes acclamations, & s’étant rendu au jour marqué par le cartel, armé de toutes pièces, dans la ville capitale des états de la reine, il y trouva le comte d’Urgel, qui témoigna beaucoup de mépris pour un champion qu’il croyoit fort au-dessous de son courage.

Le combat se fit en présence de la reine & de son conseil, & soit que le prince Guilledin fût plus adroit que le comte d’Urgel, ou que la victoire se déclare toujours pour la vérité, le prince renversa le comte d’un coup de lance, dont il le blessa mortellement. Les juges y étant accourus, il déclara, avant que de mourir, qu’il avoit trompé la reine par le secours de la nourrice. Cette méchante femme fut arrêtée, & n’eut pas la force de disconvenir de tout ce que le comte venoit de dire.

La malheureuse reine, éclaircie d’un mystère qui, malgré sa bonne foi, la faisoit paroître coupable, seroit morte de douleur si, par les conseils de Belsunsine, elle n’eût suspendu son désespoir pour l’amour de Méridiana: elle ne laissa pas d’ordonner que la nourrice fût remise au prince Guilledin, & de lui rendre la ceinture dorée, les épingles, le petit coûteau & les ciseaux que le roi Guillemot lui avoit envoyés.

Le prince Guilledin se retira victorieux, & fut reçu dans les états de son frère avec des applaudissemens extraordinaires. La nourrice, enfermée dans une cage de fer, fut long-temps traînée par les rues, & on la jeta ensuite dans la mer. Le roi Guillemot, qui avoit refusé le défi du comte d’Urgel, fut tondu & enfermé, & le prince Guilledin monta sur le trône.

Urraca, honteuse de ses malheurs, n’eut pas le courage de souffrir la vue d’aucun de ses sujets, & se retira, avec sa fille & la fée Belsunsine, dans une montagne des Pyrénées qui est la plus haute de toutes, & qu’on nomme le Pic de Midi. Elle mit toute son application à bien élever Méridiana, à lui inspirer du mépris pour tous les hommes, & à lui apprendre tout ce qu’elle savoit d’astrologie. Cette jeune personne devenoit chaque jour plus agréable, & avoit déjà beaucoup plus d’esprit & de raison que n’en ont d’ordinaire les enfans de cet âge. Belsunsine l’aimoit aussi tendrement que sa propre mère, l’une & l’autre lui faisoient part, Urraca de sa science, & la fée de ses secrets surnaturels; elle se souvenoit de tout ce qu’on lui avoit dit une seule fois, & elle étoit d’un naturel si doux, qu’elle obéissoit toujours sans réplique à tout ce qu’on vouloit exiger d’elle. La grande beauté de Méridiana, sa docilité, & les progrès continuels qu’elle faisoit dans les sciences & dans tous les secrets des fées, consoloient beaucoup sa triste mère; mais comme tous les bonheurs de la vie sont de peu de durée; une autre fée, qu’on nommoit Balbasta, jalouse de la beauté & des talens extraordinaires de la jeune princesse, l’enleva secrètement, & de peur que Belsunsine ne découvrît sa retraite, elle brûla du genièvre & d’autres graines dans tous les endroits de son passage, & alla enfermer la princesse dans une tour fort haute, qui est au château de Pau, situé au pied des Pyrénées; elle lui donna pour tâche de tirer de l’eau d’un puits fort profond, de la mettre dans un crible, & de monter ensuite cinq cent degrés, pour la porter au haut d’une tour, où la fée avoit un petit jardin qu’elle lui faisoit arroser.

La reine Urraca, déjà accablée par ses malheurs, ne put survivre à la perte de sa chère fille, & mourut peu de temps après l’enlèvement de Méridiana, sans que l’amitié que Belsunsine lui témoignoit, ni toutes les assurances qu’elle lui donnoit de n’avoir jamais de repos qu’elle n’eût découvert sa retraite, fussent capables de la consoler.

Cependant Méridiana, bien loin de se plaindre de sa pénible tâche, s’en acquittoit avec beaucoup de succès, & s’aidoit même des secrets que Belsunsine lui avoit déjà appris, sans que Balbasta s’en apperçût jamais, ensorte que toutes les fois que cette méchante fée paroissoit, la princesse la recevoit d’un air fort gracieux, la suppliant toujours de lui ordonner quelque chose de plus difficile, & l’assurant qu’elle ne sauroit jamais prendre assez de peine pour plaire à une si bonne fée.

Balbasta, surprise & du rude travail & de la patience de la princesse, ne laissoit pas de lui donner chaque jour de nouvelles occupations, dont les dernières étoient toujours plus pénibles que les autres, jusqu’à lui faire ramasser un boisseau de millet, grain à grain, la menaçant de lui faire souffrir d’horribles supplices si elle en oublioit un seul, & si elle ne savoit lui dire combien il y avoit de grains dans le boisseau.

Méridiana s’en acquittoit toujours de la même manière, & ne manquoit jamais de remercier Balbasta de ses bontés. La fée, vaincue par la docilité de la princesse, se lassa enfin de la persécuter, & ayant un jour visité Belsunsine, qu’elle trouva fort affligée, elle lui demanda le sujet de son chagrin. La bonne fée lui conta naturellement d’où venoit son affliction, & lui exagéra en même-temps la beauté, le bon naturel, & les talens admirables de Méridiana: elle fondoit en larmes en faisant ce récit. Balbasta, qui étoit persuadée du mérite de la princesse, se laissa attendrir par les larmes de sa compagne, & lui promit de découvrir sa retraite, & de la ramener sur le Pic de Midi, à condition qu’elle engageroit cette charmante princesse à l’aimer.

Belsunsine, ravie de la seule pensée de revoir sa chère Méridiana, promit tout. Dès le lendemain Balbasta se rendit sur le Pic de Midi, & présenta la princesse à Belsunsine, qui faillit mourir de joie en la revoyant; elle tâcha de la consoler de la mort de sa mère, & les deux fées l’ayant embrassée tendrement, lui promirent l’une & l’autre de lui servir de mère, & de ne lui cacher aucun de leurs secrets. Elles lui donnèrent, par avance, une bague qui la mettoit à couvert des insultes que d’autres fées jalouses auroient pu lui faire. Elle fut long-temps à pouvoir se consoler de la mort de sa mère; elle lui fit bâtir un magnifique mausolée sur le haut de la montagne, & cette mort ne laissa pas de l’engager à de nouvelles réflexions sur la malheureuse condition des mortels, qui sont exposés à tant de misères différentes, sans que les grands princes soient dispensés de cette fatale vicissitude. Alors elle se confirma dans la résolution qu’elle avoit déjà prise, & que la reine sa mère lui avoit si souvent inspirée, de pratiquer la vertu, de renoncer au commerce des hommes, de s’appliquer de nouveau à la connoissance des astres, & de profiter de la bonne volonté que les fées avoient pour elle; remplie de ces sentimens, elle s’attacha fortement à Belsunsine, qui acheva de lui apprendre tout ce qu’elle savoit.

Balbasta, qui ne l’aimoit pas moins que sa compagne, lui fit part aussi de tous ses secrets; elle se trouva en plusieurs assemblées de fées, où elle fut admirée & applaudie: comme elles remarquèrent qu’elle étoit informée de tous leurs secrets, & qu’elle étoit entièrement détachée de la vie, elles résolurent de la recevoir au nombre des fées. Elle parut touchée de l’honneur qu’on lui faisoit; mais lorsque, dans la cérémonie, on lui proposa de prendre la figure d’un dragon, pour avoir le don des illusions, & pour faire paroître un magnifique palais où il n’y avoit que de la fumée, elle s’en défendit, & elle allégua qu’elle ne vouloit tromper personne. La plupart des fées murmurèrent contre cette délicatesse, mais cela passa à la pluralité des voix, en faveur de sa beauté & de sa grande naissance. Aussitôt qu’elle fut fée, elle ne songea qu’à profiter des avantages du féisme pour soulager une infinité de personnes opprimées; elle choisit, pour sa demeure, une grotte au pied des Pyrénées, qu’elle orna d’une infinité de belles statues, & qu’on appelle encore aujourd’hui l’Espalungue de Méridiana. Elle parcourut toutes les contrées de l’univers, sous prétexte de visiter les fées ses compagnes, à qui elle fit de riches présens, quoiqu’elle n’eût entrepris ce voyage que pour connoître les mœurs de toutes ces nations. Mais elle reconnut qu’il y avoit partout de la malice, de l’infidélité & de la foiblesse, & que la plupart des hommes avoient presque toujours les mêmes défauts en quelque pays qu’ils fussent; & n’en trouvant aucun qui fût parfaitement heureux, & qui ne désirât encore quelque chose, cette connoissance lui donna beaucoup de compassion pour leurs misères, & la fortifia dans la résolution où elle étoit de soulager toujours les malheureux.

Pendant tout son voyage, elle ne perdit jamais l’occasion de faire du bien. Etant arrivée aux Indes, chez la fée Mamelec, elle remarqua dans son palais une jeune personne d’une beauté surprenante, qui étoit occupée à couper du chaume pour faire de la litière à cinquante chameaux.

Méridiana jugeant qu’il pouvoit y avoir quelque chose de fort extraordinaire, lui demanda qui elle étoit? la belle lui avoua qu’elle étoit fille du roi de Monomotapa, & lui dit que sa marâtre, cherchant à se venger de ce qu’elle n’avoit pas voulu épouser un de ses frères, avoit prié la fée Mamelec de l’enlever, & que la fée l’avoit enchantée pour trois cent ans, dont il n’y en avoit encore que deux cent de passés. Elle se mit à pleurer, en achevant ces paroles, & pria Méridiana de ne pas la détourner de son travail, parce que s’il n’étoit pas fini à l’heure marquée, quatre vieilles, qui étoient ses surveillantes, se relayeroient à la battre; la première lui donneroit cinquante coups de bâton sur la plante des pieds, la seconde lui en donneroit autant sur les épaules, & les deux autres chacune vingt-cinq, moitié sur le ventre, & l’autre moitié sur les fesses. Méridiana, attendrie par le récit de tant de cruautés, donna un coup de baguette sur une pierre, & en un instant l’écurie des chameaux fut garnie de litière. La belle Indienne, étonnée de cette merveille, jugea que Méridiana étoit une grande divinité, & la conjura, les yeux baignés de larmes, d’avoir pitié de sa misère. La fée la consola, & lui promit de s’employer pour son service; elle en parla à Mamelec, & lui demanda, avec de si grandes instances, la grâce de cette belle princesse, qu’elle la lui accorda de fort bon cœur. Méridiana accourut vers la princesse, & l’assura, en lui présentant une rose blanche, qu’elle se trouveroit au bout d’une heure dans la même chambre d’où elle avoit été enlevée, sous le même habit & avec la même jeunesse & beauté qu’elle avoit le jour de son enlèvement. Il est vrai qu’elle arriva dans le palais du roi son père; mais comme ce royaume étoit passé dans une autre maison depuis un si long espace de temps, personne ne la reconnut. Le roi, qui avoit plusieurs enfans, fut fort surpris de voir la princesse; on admira sa grande beauté, mais comme il s’agissoit de lui céder le royaume, personne n’osoit se déclarer en sa faveur. On examina les archives, & on trouva qu’il étoit vrai qu’une princesse du sang royal avoit été enlevée par les fées; mais quelle apparence qu’on l’eût rendue au bout de deux cent ans! En un mot, le roi ne trouva pas à propos d’approfondir une question qui auroit pu lui coûter sa couronne.

Comme tous les peuples aiment la nouveauté, & que ceux de Monomotapa marquoient beaucoup de curiosité de voir cette personne si extraordinaire, on fit craindre au roi qu’il se pourroit faire quelque soulèvement en faveur de cette princesse, & que pour se mettre l’esprit en repos, & assurer la couronne à ses enfans, il falloit, en bonne politique, la faire mourir: d’autres, moins cruels, lui inspiroient de marier cette belle princesse à son fils aîné; mais le roi, qui étoit fort avare, & qui s’étoit proposé de tirer assez d’argent du mariage du prince, pour marier deux de ses filles, rejeta ce dernier avis, & résolut de faire mourir la princesse, l’accusant de séduire ses peuples. Elle fut arrêtée; & pendant qu’on lui faisoit son procès, le fils aîné du roi, touché des charmes de cette belle personne, alla déclarer à son père, que s’il faisoit mourir cette princesse, il se jetteroit dans le même bucher qu’on dresseroit pour la brûler. Le roi fut fort offensé de la déclaration de son fils, qui ne servit qu’à hâter le supplice de la malheureuse princesse. Mais la fée Méridiana qui avoit prévu ce qui lui arriveroit, l’alla visiter dans sa prison, & la trouva beaucoup plus affligée de la résolution que le prince avoit prise de mourir avec elle, que de son propre malheur. La fée lui fut bon gré de la reconnoissance qu’elle avoit pour ce jeune prince; & après lui avoir promis de ne l’abandonner jamais, elle lui apprit que le roi son père avoit caché un riche trésor, dans un endroit qu’elle lui indiqua, l’assurant que le roi régnant lui feroit de bon cœur épouser son fils en lui découvrant ce trésor.

La fée passa ensuite dans le cabinet du roi, lui parla d’un ton menaçant, & le traita de cruel & d’usurpateur; ajoutant qu’il étoit trop heureux de pouvoir assurer le royaume à ses enfans par le mariage de cette belle princesse, qui avoit plus de trésors elle seule que toutes les autres princesses des Indes ensemble. Elle disparut en achevant ces paroles, & le roi, épouvanté de cette vision fut agité d’une infinité de pensées confuses, & différentes; mais son avarice prenant le dessus de tous ces mouvemens, il résolut de s’éclaircir par la princesse même, s’il étoit vrai qu’elle eût des trésors; & jugeant que la reine seroit plus propre à lui arracher ce secret, il la chargea de cette commission.

La reine, artificieuse comme le sont tous les Indiens, la flatta & la caressa, l’appelant déjà sa chère bru, & lui exagérant la forte passion que son fils avoit pour elle, puisqu’il vouloit mourir pour son service. La princesse qui avoit déjà vu plusieurs fois ce prince, & qui savoit les obligations qu’elle lui avoit, assura la reine qu’elle seroit ravie de lui conserver ce cher fils, & lui dit que si les droits qu’elle avoit déjà sur la couronne ne suffisoient pas, elle lui donneroit un trésor d’un prix inestimable: la reine l’embrassa mille fois; & le trésor ayant été trouvé dans l’endroit que la fée avoit indiqué, le mariage se fit avec des magnificences extraordinaires, & à la satisfaction réciproque des deux amans.

Méridiana, ravie d’avoir fini une si grande affaire, s’en retourna dans sa grotte des Pyrénées. Sa vigilance & son bon cœur ne lui permirent pas de demeurer long-temps tranquille; elle se trouvoit aux couches de toutes les reines, & ne se contentoit pas d’empêcher la supercherie des autres fées, elle douoit les princesses d’une extrême beauté, & les princes d’une grande valeur, & les rendoit même quelquefois invulnérables: de-là vient que, dans les siécles passés, les enfans des rois n’avoient besoin que de leur épée pour conquérir plusieurs royaumes. La réputation de Méridiana s’étendit par tout l’univers; & quelqu’envie que les autres fées lui portassent, elle les traitoit avec tant de civilité, & elle leur savoit faire de petits présens si agréables & si à propos, qu’elle n’avoit presque point d’ennemis, & étoit généralement estimée dans tout le corps des fées.

Le secours qu’elle donnoit aux têtes couronnées, ne l’empêchoit pas de rendre service aux personnes d’une condition médiocre; & si elle trouvoit une pauvre bergère qui n’eût pas la force de défendre ses moutons contre un loup affamé, elle voloit à son secours, & la conduisoit dans un bon pâturage, d’où les loups n’auroient pas osé approcher. Si un Bucheron endormi avoit perdu sa coignée, elle ne dédaignoit point de la lui rapporter, & si un pauvre voyageur tomboit entre les mains des voleurs, elle se trouvoit à sa défense, & le garantissoit de leurs cruautés. Enfin, toute personne qui réclamoit la fée Méridiana étoit assurée d’être promptement secourue. Ce fut par de semblables actions qu’elle gagna le cœur des personnes de toutes sortes de conditions, faisant tout son plaisir à procurer le bien & à empêcher le mal.

Comme il n’y a personne qui n’approuve les bonnes actions, quoique tout le monde n’ait pas la vertu de les faire, les fées étoient ravies de tout le bien qu’elles entendoient dire de leur compagne, & s’apperçurent avec plaisir que la terreur qu’elles inspiroient autrefois se tournoit en affection, qu’elles étoient bien reçues partout, & appelées dans tous les conseils des rois, même des familles particulières. Belsunsine & Barbasta publioient partout qu’elles avoient cette obligation à la belle Méridiana, & les autres fées n’en disconvenoient pas.

L’ambition qui se glisse dans toute sorte d’états, fit juger aux fées, que si elles choisissoient une reine, leur corps en deviendroit bien plus considérable; puisque cette reine auroit rang parmi les autres têtes couronnées. Ce projet ayant été applaudi par toutes les fées, elles arrêtèrent un jour pour faire l’élection. S’étant rendues dans le lieu marqué, l’affaire fut fort agitée; on y proposa de limiter le pouvoir de celle qui seroit élue: mais ce choix étant tombé sur Méridiana, toutes les fées avoient tant d’estime pour elle, & tant de confiance en sa probité, qu’elles lui donnèrent une autorité sans bornes, jusqu’à pouvoir interdire celles qui lui auroient déplu.

Méridiana fut ensuite couronnée malgré sa résistance, & nonobstant les raisons qu’elle donna pour obliger l’assemblée à lui préférer la princesse Merlusine; cependant elle n’abusa point de son autorité, & eut encore plus d’égards pour les fées qu’elle n’en avoit auparavant. Cette bonne conduite les charma à un point, qu’elles n’avoient aucune peine à lui obéir. La nouvelle reine ayant bien établi sa monarchie, renvoya les fées, avec ordre de l’informer régulièrement de tout ce qui se passeroit dans les différentes contrées où elles habitoient; & elle se retira elle-même dans sa grotte des Pyrénées, où elle reçut plusieurs ambassades de la part d’un grand nombre de souverains qui lui avoient des obligations, & qui la félicitèrent sur sa nouvelle dignité.

Son élévation lui donna de nouveaux soins, ne se ménageant sur rien, & toujours empressée à se trouver dans tous les endroits où elle jugeoit qu’elle pouvoit être utile à quelqu’un; elle souffroit avec impatience qu’on la remerciât d’un bienfait, & assuroit qu’elle avoit beaucoup plus de plaisir à le faire, que les autres n’en trouvoient à le recevoir. Elle blâmoit les grands sur le peu d’attention qu’ils ont à faire la fortune de leurs inférieurs, puisque cela leur coûte si peu: elle excusoit les défauts de tout le monde, & ne comprenoit pas comment on pouvoit se résoudre à rendre un mauvais office, ou à faire du mal à quelqu’un. Enfin, il n’y eut jamais personne qui honorât davantage la vertu, ni qui eût tant d’indulgence pour les foiblesses des hommes. Elle se laissoit voir tantôt dans sa grotte, quelquefois sur le Pic de midi, & souvent dans d’autres endroits différens, où elle écoutoit tous ceux qui vouloient lui parler, se servoit même des trésors qu’elle découvroit pour les indigens, donnant aussi libéralement un boisseau d’or à une princesse pour être mariée, qu’elle donnoit une somme modique à une bergère, pour réparer la perte d’une brebis qui lui étoit morte.

Une marquise qui avoit été long-temps mariée sans avoir d’enfans, fut enfin assez heureuse pour devenir grosse; elle choisit une femme de confiance qui l’avoit déjà servie pour nourrir son fils.

Cette nourrice ayant fort subtilement changé son enfant avec le fils de la marquise, ce jeune homme eut les inclinations fort basses, & donnoit mille chagrins à ses prétendus parens, jusques-là que le marquis accusoit sa femme d’infidélité, n’étant pas possible qu’il fût père d’un garçon si mal tourné. La marquise qui n’avoit rien à se reprocher, gémissoit & pleuroit continuellement; car à mesure que ce faux marquis devenoit plus grand, ses mauvaises inclinations se découvroient davantage. Elle avoit ouï parler de la reine fée & de ses merveilles, ce qui l’obligea de faire un voyage aux Pyrénées pour implorer son secours: la marquise se jeta aux pieds de la fée, la conjurant de la faire mourir, ou de changer les inclinations de son fils. La fée la releva fort gracieusement, & lui dit qu’elle n’avoit aucun sujet de se plaindre, ni de son fils, ni d’elle-même, puisque ce fils lui ressembloit de corps & d’esprit. La marquise, mortifiée & honteuse d’une réponse qui lui paroissoit si désobligeante, se disposoit déjà à se retirer, lorsque Méridiana l’embrassa, & lui apprit de quelle manière son fils avoit été changé par sa nourrice, comme il lui seroit aisé de le justifier par une petite marque jaune qu’il avoit sur le bras gauche; la marquise s’en souvint d’abord, & eut de l’impatience de quitter la fée, pour aller chercher son fils. Méridiana, qui s’en apperçut, & qui jugea que le voyage lui paroîtroit bien long pour se rendre auprès de son mari, & lui faire part de cette bonne nouvelle, lui fit présent de deux chevaux qui faisoient cent lieues par heure, & la renvoya très-contente. Le marquis qui ne pouvoit se consoler de se voir un héritier si indigne, pensa mourir de joie en écoutant le récit de sa femme: son premier mouvement fut de tuer cette méchante nourrice; mais la marquise l’appaisa, & ils allèrent ensemble chez la nourrice, qui demeuroit dans une de leurs terres; ils lui demandèrent d’abord des nouvelles de son fils: elle répondit en pleurant, que c’étoit le plus méchant garçon de tout le pays, qu’il laissoit perdre leur trompeau, & passoit les journées entières à la chasse; ajoutant qu’il auroit été bien plus propre à être marquis que berger. Voudriez-vous le changer avec le nôtre, lui dit la marquise? Vous croyez rire, répartit la maligne bergère, peut-être vous feroit-il autant d’honneur que le vôtre; mais, faites mieux, chargez-vous des deux.

Pendant ce dialogue, le jeune chasseur arriva, chargé de gibier, qu’il présenta au marquis avec une politesse digne de sa naissance. La marquise qui crut se voir dans un miroir en regardant ce jeune homme, qui lui ressembloit beaucoup, ne put retenir plus long-temps les mouvemens de la nature, & l’embrassa à plusieurs reprises les yeux baignés de larmes. Nous parlions, lui dit le marquis, de faire un échange de vous avec mon fils, en seriez-vous fâché? Si cela pouvoit être, répartit le jeune homme, sans faire tort à monsieur votre fils, je me sens assez de courage pour soutenir un rang si illustre. Oui, continua le père; mais c’est une nécessité pour être marquis, d’avoir une marque jaune sur le bras gauche: le jeune homme retrousse aussitôt sa manche, & montre sa marque jaune. Le marquis & sa femme ne pouvant douter de la vérité l’embrassèrent de nouveau; & la nourrice voyant le mystère découvert, n’eut pas la force de soutenir son imposture, & leur avoua le tout.

Ce fut par de semblables actions que la reine des fées s’acquit l’estime & la vénération d’une infinité de peuples. Sa générosité étoit admirée de toutes les fées; mais il s’en trouvoit fort peu qui voulussent l’imiter; la plupart, au contraire, se servoient de leur pouvoir pour faire mille maux aux hommes, & soit par envie ou par malice, elles s’attachoient d’ordinaire à persécuter les belles personnes, & surtout les grands princes; ce qui faisoit beaucoup de peine à la reine Méridiana, qui auroit bien voulu être partout pour y remédier: elle essaya plusieurs fois de leur donner de l’horreur pour le mal, & de leur inspirer de nobles sentimens; mais ce fut inutilement. Il y avoit de vieilles bossues qui ne se nourrissoient que des larmes & des sanglots des princesses persécutées, & qui auroient mieux aimé mourir que de cesser leurs malices. Méridiana, voyant que la mauvaise habitude avoit pris le dessus, & que la chose étoit sans remède, résolut enfin de se servir de son autorité, & du pouvoir qu’elle avoit de les interdire de leurs fonctions de fée, pour autant de temps qu’elle voudroit; elle les assembla toutes, & leur témoigna le sensible déplaisir qu’elle avoit, de voir que les fées qui seroient honorées comme des divinités si elles s’appliquoient au bien, ne songeoient la plupart qu’à tourmenter les personnes illustres; que les hommes étoient assez malheureux, par la courte vie, par les maladies, par le manque de biens, & par une infinité d’accidens imprévus qui leur arrivoient journellement, sans que les fées missent toute leur industrie à les persécuter; que cela lui paroissoit si injuste, qu’elle avoit résolu de les interdire pour trois siécles, & de ne leur laisser que la liberté de faire du bien, afin qu’elles eussent le temps de s’appliquer à des exercices de vertu, & qu’elles se corrigeassent de leur malice invétérée. Elle leur ordonna ensuite de se trouver, dans les dernières années du troisième siécle, dans la salle du château de Montargis, qui étoit grande & spacieuse, pour lui rendre compte des progrès qu’elles auroient fait, promettant de rétablir dans leurs fonctions toutes celles qui se seroient bien conduites, & qui auroient quelque bonne action par devers elle. Ce fulminant arrêt fit murmurer toute la troupe; mais il fallut obéir: la plûpart des fées abandonnèrent les montagnes, & se retirèrent presque toutes dans de vieux châteaux, où elles s’amusèrent à filer, en attendant la fin de leur interdiction; & depuis ce temps-là on n’entendit plus parler, ni d’enlèvement, ni d’autres semblables vexations que les fées faisoient; & la mémoire s’en seroit perdue, si leurs Contes ne nous fussent demeurés.

La reine Méridiana, toujours appliquée au bien, fit un voyage dans l’Arabie heureuse, d’où elle rapporta le quinquina, la sauge, la bétoine, & plusieurs autres herbes qui avoient la vertu de prolonger la vie. Elle les planta dans les Pyrénées, où on les trouve encore aujourd’hui, & dressa un magnifique parterre, garni de toutes sortes de fleurs, sur le haut du Pic de Midi, sans que le temps ait pu détruire cet agréable parterre, qui subsiste encore, & que tous les curieux vont voir avec plaisir. Elle s’attacha ensuite, pendant plusieurs années, à connoître les eaux crystalines qui sortent des Pyrénées, & s’étant apperçue que ces eaux avoient plusieurs vertus différentes, elle jugea que si elle pouvoit les faire passer dans les mines d’or, de plomb & de soufre qu’il y a dans ces montagnes, les eaux prendroient la vertu de ces minéraux, & seroient d’un grand secours pour le soulagement des hommes. Elle examina leurs sources, les fit couler par de nouveaux conduits, & les mêla si bien, que ces eaux guérissoient toute sorte de maladies; & c’est aux soins de cette illustre fée que nous devons les eaux de Bagnères, pour les fièvres & d’autres maladies différentes; celles de Barèges, pour toutes sortes de blessures; celles de Cautères, pour les indigestions; Aigue-bonne, pour les ulcères, & Aigue-caute, pour les rhumatismes.

Quoique Méridiana fût bienfaisante pour tout le monde, elle avoit une prédilection particulière pour son pays; &, songeant que la plûpart des rois de ce temps-là étoient fainéans ou imbéciles, elle étoit touchée de compassion de voir que les hommes étoient gouvernés par de semblables princes. L’opinion où elle étoit que les gens de son pays se portoient tous au bien, & la connoissance qu’elle avoit de leur bon esprit, lui avoit souvent fait désirer qu’un prince de Béarn pût régner quelque jour dans le beau royaume de France; mais comme elle étoit ennemie des injustices, & que cela ne pouvoit se faire sans détrôner les rois légitimes, elle différa long-temps l’exécution de ce projet. Enfin elle en trouva l’occasion, par le mariage d’Antoine de Bourbon avec Jeanne d’Albret, héritière de Navarre & de Béarn: la fée disposa si bien les esprits, que l’affaire réussit.

La reine accoucha de quatre enfans différens, que la fée, qui avoit de grandes vues, abandonna aux destinées, ne trouvant pas qu’ils eussent les qualités nécessaires pour remplir son projet. Mais enfin, la reine étant devenue grosse pour une cinquième fois, la fée doua l’enfant d’un bon esprit & d’une grande valeur, & fit en sorte qu’il fût élevé sans aucune délicatesse, tout comme les enfans des particuliers, & ce fut lui qui parvint à la couronne de France par son mérite, & peut-être aussi par les secours de la fée. Ce prince eut un fils que la fée doua de beaucoup d’esprit, de valeur & de justice; mais ayant oublié de douer ces deux premiers d’une longue vie, & s’appercevant que les hommes avoient besoin d’exemples qui leur fussent long-temps présens pour les exciter à la vertu, elle résolut de réparer cette faute à la première occasion; en effet, elle doua le fils de ce dernier prince de la justice de son père, de la valeur de son ayeul, & y ajouta encore une grande piété & une longue vie.

Satisfaite de tant de bonnes actions, & surtout de penser que les Béarnois, qu’elle estimoit beaucoup, auroient occasion à l’avenir de faire quelqu’usage de leurs talens & de leur bon esprit, par la faveur des rois qui se trouveroient leurs compatriotes, elle voulut effacer de la mémoire des hommes le souvenir des fées, & se retira dans sa grotte, où elle demeura plusieurs années sans se laisser voir à personne.

Il ne s’en falloit qu’environ deux ans que les trois siécles de l’interdiction des fées ne fussent passés, lorsque leur reine, qui les avoit assignées au château de Montargis, s’apperçut qu’il étoit trop en désordre pour recevoir si bonne compagnie; néanmoins, comme la situation de ce château est très-avantageuse, qu’il y a une salle fort spacieuse, une vue charmante, une grande forêt & une belle rivière, Méridiana désira que l’assemblée y fût tenue; mais ne voulant pas se servir de son art pour le rétablir, elle se souvint que le grand prince qui en étoit le maître, tiroit son origine du voisinage des Pyrénées, & elle étoit informée qu’il savoit embellir les maisons avec la même facilité qu’il gagnoit les batailles. Elle se servit fort à propos de cette connoissance, & insinua à ce prince de rétablir le château de Montargis, ce qui fut exécuté avec autant de diligence que si les fées y eussent travaillé; ensorte que cette maison, abandonnée depuis plusieurs années, se trouva en fort peu de temps en état d’y loger commodément plusieurs grandes princesses. Méridiana y étant arrivée, toutes les autres fées, impatientes de faire lever leur interdiction, s’y rendirent aussi.

La reine les ayant reçues très-favorablement, leur témoigna la joie qu’elle avoit de les revoir, & fut la première à leur rendre compte de ses occupations pendant les trois siécles de leur absence. Sa modestie la fit passer succinctement sur tous les biens qu’elle avoit procurés, & elle ne parla que de l’impatience qu’elle avoit eue de les revoir, persuadée que chacune de ses sœurs avoit bien fait, & s’étoit conduite beaucoup mieux qu’elle.

Merlusine ayant fait une profonde révérence, assura la reine qu’elle n’avoit jamais perdu d’occasion de faire du bien à ceux de sa maison, & à beaucoup d’autres; & que, quoiqu’elle habitât depuis long-temps les montagnes du Dauphiné, elle avoit cédé sa retraite aux Chartreux, & s’étoit retirée dans le château de Sassenage, où elle faisoit secrètement tous les biens dont elle étoit capable, sans autre motif que la satisfaction que les ames bien nées trouvent à pratiquer la vertu. La reine la traita fort civilement, & après lui avoir fait beaucoup d’honneur & donné de grandes louanges, elle leva son interdiction.

Une vieille fée, fort chassieuse & mal bâtie, se présenta devant la reine, & lui remontra qu’elle s’étoit retirée dans le château de Pierre-Encise, où elle avoit empêché que les prisonniers ne reçussent point de lettres de personne, & qu’aucun d’eux n’échappât de cette rude prison, demandant pour récompense que la reine lui permît de féer comme elle faisoit autrefois. La reine lui répondit, que puisque l’emploi de geôlière étoit si fort de son goût, elle lui ordonnoit de le continuer, sans se mêler d’autre chose; ce jugement fut applaudi, & il s’éleva une grande huée contre la pauvre vieille.

Alors une grande fée, de bonne mine, s’avança vers la reine, & lui apprit qu’elle avoit choisi pour sa retraite le château de Moncalier, sur le Pô; qu’elle s’étoit trouvée aux couches d’une duchesse qui alloit de pair avec les reines; qu’elle avoit doué la petite princesse dont elle étoit accouchée de beaucoup d’esprit, d’une solide vertu, des plus beaux yeux du monde, d’un beau teint, & même d’une bonne conduite, fort prématurée, parce que dès sa naissance elle l’avoit destinée à occuper le plus auguste trône de la terre, ajoûtant que sa confiance, sur les bonnes qualités de cette aimable princesse, avoit été si loin, qu’elle avoit persuadé à la duchesse sa mère, de la donner à l’épreuve pendant un an, assurée que plus on la connoîtroit, plus on l’aimeroit toujours davantage; ce qui avoit réussi comme elle l’avoit dit. La fée voulut ensuite parler de beaucoup d’autres avantages qu’elle avoit procurés à son pays; mais la reine voyant qu’elle entroit dans des détails trop délicats, l’interrompit, l’assura que ce qu’elle avoit fait pour la charmante princesse dont elle venoit de parler, étoit plus que suffisant pour mériter quelle continuât à féer avec la même liberté qu’elle faisoit avant son interdiction: & pour lui marquer plus fortement combien sa conduite lui étoit agréable, elle leva encore, en sa faveur, l’interdiction d’une autre fée de ses amies, qui n’avoit rien fait pour mériter cette grâce.

Il parut une autre fée, qui avoit l’air fort composé; elle apprit à la reine, qu’elle étoit depuis long-temps retirée au château de Ferrare; qu’elle avoit empêché, dans plusieurs occasions, les princes voisins de s’en rendre maîtres, & que son zèle pour la religion l’avoit engagée à faire tomber ce beau duché entre les mains du pape: la reine, sans entrer dans aucun détail, la blâma d’avoir laissé éteindre la maison des anciens ducs de Ferrare, & la renvoya.

Alors, il se présenta une autre fée, qui portoit une toque de velours noir sur sa tête, & qui dit à la reine qu’elle habitoit au château de Bossu en Flandres, & que pour imiter les bonnes actions de la reine des fées, elle avoit cru ne pouvoir mieux faire que de purger le monde d’une infinité de libertins; que pour y réussir, elle attiroit tous les ans, aux environs de son château, plusieurs milliers d’hommes de toutes sortes de nations, & en faisoit périr une bonne partie: la bonne reine eut horreur de cette grande cruauté; & lui ayant reproché la mort de plusieurs héros, elle lui défendit de paroître jamais en sa présence.

Une autre fée en habit de chasse se présenta devant la reine, & lui dit qu’elle habitoit dans le château de Fontainebleau, long-temps avant que François Premier en eût augmenté le bâtiment; qu’elle avoit été exposée à une infinité de médisances; jusques-là, qu’on la faisoit passer pour un phantôme, sous prétexte qu’elle chassoit quelquefois dans la forêt; qu’elle assuroit sa féale majesté, qu’elle n’avoit jamais fait de mal à personne, évitant même de faire peur aux bergers, & qu’elle avoit eu la satisfaction de se trouver aux premières couches d’une sage reine, & de douer son enfant de toutes les vertus d’un héros, & surtout d’une bonté semblable à celle de la reine sa mère, & qu’elle voyoit avec plaisir que ce prince ne s’étoit jamais démenti en rien, soit que le roi son père l’eût mis à la tête de ses armées, qu’il l’eût appelé dans ses conseils, ou qu’il l’eût chargé d’autres soins. La reine, qui s’intéressoit beaucoup au prince de qui la fée venoit de parler, leva son interdiction, & fit même son éloge.

Une autre fée, qui paroissoit la suivante de celle de Fontainebleau, se jeta aux pieds de la reine, & lui apprit qu’elle demeuroit dans le château de Chambor, où elle n’avoit presque point eu d’occasion de faire ni bien ni mal; que cependant elle avoit toujours eu bonne volonté; & que ne pouvant mieux faire, elle avoit souvent empêché les renards de manger les faisans: elle avoua même que la seule malice quelle eût jamais faite, étoit de se présenter à un chasseur sous la figure d’un renard, de se faire tirer plusieurs coups de fusil, & de revenir sous la même figure demander au malheureux chasseur s’il n’avoit point vu passer deux de ses petits camarades; toute la compagnie se prit à rire, & la reine aussi.

La fée pria cependant la reine de la rétablir dans ses prérogatives de fée: la reine y consentit, mais elle les borna à faire du mal aux renards, aux loups, aux chats, & à toutes les autres bêtes qui mangent le gibier.

Une autre fée, qui avoit la mine fort spirituelle, se présenta devant la reine, & lui dit qu’elle s’étoit retirée au château de Chantilly, où elle avoit beaucoup contribué à l’éducation de plusieurs grands héros; que dans ces derniers temps, elle avoit eu un soin particulier d’embellir la maison & les jardins, & qu’elle avoit eu l’adresse d’y attirer une princesse si charmante, qu’elle seule, sans le secours des eaux & des jardins, suffisoit pour rendre ce château le plus agréable séjour de la terre. La reine, qui aimoit les actions où il paroissoit de la vertu & de l’industrie, lui permit de féer comme autrefois.

Une nouvelle fée se présenta avec des habits assez extraordinaires, & dit à la reine qu’elle habitoit autrefois au château de Heydelberg; que d’autres fées ennemies de la maison Palatine, s’étoient trouvées aux couches de l’électrice, & avoient donné plusieurs mauvais sorts aux princes & princesses qui en étoient nés; qu’elle s’y étoit rencontrée une seule fois par hasard, dans le temps que l’électrice accouchoit d’une princesse, qu’elle avoit douée d’une grande vertu, d’un bon esprit, de beaucoup de probité & d’élévation, d’une ame fort noble; qu’elle n’avoit pas même négligé de lui donner de belles dents, & de beaux cheveux; mais cette princesse ayant passé dans d’autres états, & l’électorat dans des branches éloignées, où elle ne connoissoit personne, elle étoit dans la résolution de ne retourner plus à Heydelberg, suppliant la reine de lui assigner un autre château pour sa demeure, & de lever son interdiction. La reine, satisfaite de la bonne foi de la fée Allemande, la rétablit dans ses anciens privilèges, & lui assigna le château & la forêt de Montargis pour sa demeure ordinaire.

Une autre fée, fort replette, se prosterna devant la reine, & lui dit qu’elle habitoit au château & dans la forêt d’Amboise, que même une fois qu’elle se baignoit dans la Loire, elle avoit empêché le naufrage d’un bateau, & que cette action seule méritoit qu’elle fût rétablie dans ses privilèges; mais la reine, qui se souvint que cette fée avoit eu part à la conspiration qui s’étoit tramée autrefois dans le château d’Amboise, la renvoya sans vouloir l’écouter davantage.

La fée du château de Blois se présenta devant la reine, & lui dit qu’elle avoit eu soin de conserver à Blois le beau langage & la bonne crême, demandant à être rétablie dans ses droits; mais la reine qui se souvenoit qu’elle avoit donné occasion à tout ce qui s’étoit passé dans les derniers états de Blois, & qui avoit la mémoire encore récente des pernicieux conseils qu’elle avoit inspirés depuis peu à un grand prince qui habitoit dans ce château, lui ordonna de travailler à perfectionner la crême de Blois, & lui défendit de se mêler jamais d’autre chose.

Il se présenta une autre fée assez simplement vêtue, qui dit à la reine qu’elle étoit une des plus anciennes fées de l’univers; qu’elle habitoit dans le château de Pons en Xaintonge, qu’elle l’avoit vu avec douleur changer souvent de maître, & que, dans la crainte qu’il ne tombât enfin en de mauvaises mains, elle en avoit procuré la possession à un prince, qui n’étoit pas moins recommandable par son esprit & par une infinité de bonnes qualités, que par sa grande naissance; la reine, en faveur de cette bonne action, permit à la fée de continuer à féer comme autrefois.

Une autre fée s’avança, qui dit à la reine qu’elle habitoit au château d’Epagny en Bourgogne, dont elle avoit procuré la possession à une grande princesse, qui par son extrême beauté, par son air majestueux, & par sa bonne conduite, méritoit d’être comparée à la reine des fées, puisque sa réputation étoit connue par tout l’univers; jusques-là que des peuples des extrémités de la terre en faisoient leur divinité: la fée demanda d’être rétablie dans ses privilèges, & ajouta même qu’elle n’avoit jamais fait d’autre malice, que de rompre une fois le pont-levis du château, pour y retenir plus long-temps la plus auguste compagnie du monde qu’elle y avoit attirée; la reine trouva qu’elle étoit de bon goût, & leva son interdiction.

Il en parut une autre qui avoit la mine fort sérieuse, & qui dit qu’elle habitoit dans le château de Nancy: que c’étoit avec beaucoup de regret qu’elle avoit vu l’absence de son prince; que si quelque chose avoit contribué à l’en consoler, c’étoit l’alliance qu’il avoit faite avec une reine d’un sang auguste, qui avoit beaucoup de vertu & de piété; qu’elle avoit abandonné pour quelque temps le château de Nancy, pour se trouver aux premières couches de cette reine, & qu’elle avoit doué l’enfant d’une bonne mine, d’une grande valeur, & d’une forte inclination de retourner dans ses états; que ce prince se trouvant en âge d’être marié, elle avoit si bien conduit ses affaires, qu’elle lui avoit procuré une jeune princesse, qui ne comptoit que des rois & des empereurs parmi ses ayeux; mais beaucoup moins considérable par sa haute naissance, que par sa docilité, par son esprit & par ses manières nobles. Je me flatte, grande reine, continua la fée, qu’en faveur de cet illustre couple, vous me rétablirez dans mes anciens droits, dans l’assurance que je vous donne que le premier enfant qui naîtra de cet auguste mariage, ne manquera pas d’être doué fort avantageusement. La reine se prit à rire, & leva l’interdiction de la fée.

Il se présenta une autre fée, qui parloit un françois corrompu, & qui dit à la reine qu’elle habitoit dans le château de Riswick, où elle avoit attiré par son adresse les ambassadeurs des plus grands princes de la terre, & après plusieurs conférences, les avoit enfin obligés à conclure une bonne paix. Elle voulut parler ensuite du mérite des princes de la maison de Nassau, à qui ce château appartient; mais la reine qui en étoit très-persuadée, l’assura qu’elle n’avoit pas besoin d’autres raisons pour l’engager à lever son interdiction; elle donna de grandes louanges à son zèle, & non-seulement la rétablit dans toutes ses anciennes fonctions, mais elle lui accorda la même grâce pour une autre fée, telle qu’il lui plairoit de la choisir.

Une fée fort décrépite parut devant la reine, & lui remontra qu’elle habitoit depuis très-long-temps dans le château de Loches, où il ne s’étoit jamais rien passé contre le service du prince; que même les Anglois ayant assiégé ce château qu’ils croyoient prendre par famine, & ayant réduit les assiégés à la dernière extrémité faute de vivres, elle imita la voix d’un cochon, & se mit à crier jour & nuit sur les remparts, en sorte que les Anglois persuadés qu’il y avoit encore de grandes provisions dans le château, levèrent le siége; que d’ailleurs elle avoit été d’une si grande délicatesse sur le choix des gouverneurs de cette place, qu’elle n’y avoit jamais souffert que des personnes d’un grand mérite, & d’une probité connue, sans que dans ces derniers temps où ce château n’avoit plus ni garnison ni fortifications, elle se fût jamais relâchée sur la probité du gouverneur. La reine qui aimoit les actions d’honneur, la rétablit dans tous ses privilèges.

Il se présenta une autre fée, qui dit à la reine qu’elle habitoit dans le château de Barcelone, qu’elle avoit toujours aimé les belles actions; que néanmoins, quelque prédilection qu’elle eût pour sa patrie, elle avoit été si touchée de l’extrême valeur de deux princes qui avoient attaqué ses remparts, qu’elle n’avoit pu leur refuser l’entrée de son château. La reine répliqua, que toutes les femmes seroient vertueuses si elles n’étoient touchées du mérite de quelqu’un, que puisqu’elle avoit eu plus d’attention à la valeur de ces deux héros, qu’à son devoir, elle lui ordonnoit de sortir du château de Barcelone, & de se rendre à celui d’Anet où elle pourroit veiller à l’établissement de cette maison; lui laissant la liberté de se servir de tous ses anciens privilèges pour cela.

La reine vouloit finir la séance, lorsqu’il parut une autre fée, vêtue à la turque, qui dit qu’elle habitoit depuis long-temps au château d’Andrinople, ou elle avoit souvent changé la condition d’une esclave en celle de sultane; & que, pour se conformer au caractère de la reine des fées, elle avoit veillé à la conservation des princes Ottomans, ayant même fait bannir la barbare coutume d’étrangler les cadets pour la sûreté de l’aîné: par-là, trois frères avoient régné consécutivement, & ensuite le fils du premier avoit succédé à son père & à ses oncles. La reine leva son interdiction, donna de grandes louanges à la vigilance de cette fée, & dit qu’il seroit à souhaiter que toutes les fées eussent la même attention, & veillassent continuellement à la conservation des grands princes, se plaignant qu’il ne s’en fût trouvé aucune qui eût eu la vertu de passer en Espagne pour veiller à la maison royale; mais les fées lui répondirent qu’elles ne choisissoient que de vieux châteaux pour leurs retraites, & que sa majesté savoit bien qu’il n’y avoit point de châteaux en Espagne.

Plusieurs fées étrangères se présentèrent encore; mais la reine, qui étoit persuadée des grandes vexations qu elles faisoient dans les contrées où elles habitoient, ne voulut pas les écouter; & après avoir fait un discours fort éloquent, pour exhorter celles qui demeuroient interdites à s’appliquer à la vertu, elle rompit la séance après les avoir assignées à revenir dans trois siécles dans la salle du château de Pau, pour lui rendre compte des progrès qu’elles auroient fait dans les exercices de la vertu.

Fin du cinquième Volume.


T A B L E
 
D E S    C O N T E S
 
du  Tome  Cinquième.
 
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ILLUSTRES FÉES.
 
Blanche Belle,P. 5
Le Roi Magicien,18
Le Prince Roger,35
Fortunio,55
Le Prince Guerini,81
La Reine de l’Isle des Fleurs,101
Le Favori des Fées,118
Le Bienfaisant, ou Quiribirini,135
La Princesse Couronnée par les Fées,155
La Supercherie malheureuse,167
L’Isle Inaccessible,186
D’AUNEUIL.
 
La Tyrannie des Fées détruite,200
Histoire de Cléonice,212
Histoire de la Princesse Mélicerte,261
Agatie, Princesse des Scythes,284
La Princesse Léonice,315
Le Prince Curieux,362
 
PRESCHAC.
 
Sans Parangon,382
La Reine des Fées,448
 
Fin de la Table du Tome cinquième.

Note de Transcription

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[Fin de le Cabinet des Fées tome 5 par Charles-Joseph de Mayer]