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Title: Le Dimanche des Enfants, tome 2

Date of first publication: 1840

Author: Various

Date first posted: Jan. 31, 2017

Date last updated: Jan. 31, 2017

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LE DIMANCHE

 

DES ENFANTS



Imprimerie de Ducessois, 55, quai des Grands-Augustins.

(Près le Pont-Neuf.)



LE  DIMANCHE

 

DES  ENFANTS

 

JOURNAL

 

DES  RÉCRÉATIONS

 

 

 

PARIS

LOUIS JANET, LIBRAIRE-ÉDITEUR, RUE SAINT-JACQUES, 59,

AU  FOND  DE  LA  COUR.


TABLE

DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME

Pages
Un grand musicien.1Charles RICHOMME.
Le pauvre chien.4Léon GUÉRIN.
Maurice de Sully.9Mme Eugénie FOA.
Origine des fourchettes.24Anonyme.
Les marionnettes.25Charles RICHOMME.
Marius à Minturnes.27Auguste BOURJOT.
Au clair de la lune.30Alphonse FOURTIER.
La sortie de l’école ou l’espièglerie.33J. N. BOUILLY.
Le bon landgrave.39Léon GUÉRIN.
Jenner ou la découverte de la vaccine.46Mme Alida de SAVIGNAC.
Simon Bernard.54Mme Fanny RICHOMME.
Le cerf-volant.73J. N. BOUILLY.
Arnaud d’Ossat.79De SAINTE-MARGUERITE.
Le jeu de Colin-Maillard.88Alphonse FOURTIER.
Mœurs des Turcomans. Récit de voyage.89B. POUJOULAT.
Un épisode de la vie de Ruyter.93Alphonse FOURTIER.
Une salle d’asile.98Mme Laure BERNARD.
Charles XII, à quinze ans.105Léon GUÉRIN.
Deux bonnes petites filles.117Élise MOREAU.
Pierre le Grand, à dix ans.125Léon GUÉRIN.
Le vase aux poissons rouges.134Anonyme.
Les enfants de Bretagne.137Mme Anna DES ESSARTS.
Arlequin.149Charles RICHOMME.
Un conte.152N***.
Deux esclaves d’Alger.158Victoire SÉGUIN.
La biche sauvée.162J. N. BOUILLY.
L’apprenti de Newcastle.172La baronne Amélie de NOREW.
L’usage du monde.177Anonyme.
Fanchette.179Mme DESRAINS.
Promenade sous la cendre.186Leonide de MIRBEL.
La religieuse de Bingen.194Mme Eugénie FOA.
Les petits pâtés de Menzikoff.200De SAINTE-MARGUERITE.
Le roi Guillaume.208Anonyme.

FIN DE LA TABLE.


LISTE

DES VIGNETTES DE CE VOLUME.

DESSINS DE M. LOUIS LASSALLE.

Pages
1.Maurice de Sully.9
2.La sortie de l’école, ou l’espièglerie.33
3.Le bon landgrave.39
4.Simon Bernard.54
5.Le cerf-volant.73
6.Mœurs des Turcomans.89
7.Un épisode de la vie de Ruyter.93
8.Deux bonnes petites filles.117
9.Pierre le grand, à dix ans.125
10.Arlequin.149
11.Fanchette.179
12.La religieuse de Bingen.194

LE

DIMANCHE  DES  ENFANTS

JOURNAL  DES  RÉCRÉATIONS

UN GRAND MUSICIEN

I.

Le 1er novembre 1745 (il y a de cela bientôt cent ans), maître Spangler, pauvre musicien de la ville de Vienne, sortait de chez lui vers sept heures du matin, lorsqu’il aperçut un enfant étendu, auprès de sa porte, sur un banc de pierre. Il s’approcha de ce malheureux, dont les membres étaient endoloris par le froid; et quel ne fut pas son étonnement, quand il reconnut un enfant de chœur qu’il avait souvent entendu à la cathédrale de Saint Étienne.—Joseph? s’écria-t-il en secouant le bras du jeune virtuose.—Celui-ci, troublé dans son sommeil léthargique, ne put que murmurer ces mots: «J’ai bien froid! j’ai bien faim!» Ce n’était pas le moment de lui faire des questions; le bon musicien enveloppa l’enfant dans son manteau, et se hâta de gagner le misérable réduit qu’il occupait au 5e étage. Là, tandis qu’il réchauffait le foyer avec les débris d’un vieux coffre, sa femme et ses enfants s’empressaient autour de leur jeune hôte, qui, grâce à tant de soins, reprenait peu à peu tous ses sens.—Oh! monsieur, s’écria-t-il enfin, en arrosant de ses larmes la main de Spangler: Oh! monsieur, que vous êtes bon!

—Ne pleure pas, enfant, dit le brave homme. Tiens, voici une excellente bier-suppe (soupe à la bierre). Mange vite, tu dois en avoir besoin.—Joseph ne se fit pas prier; il se jeta sur la soupe, qu’il avala en un clin d’œil, à la grande joie du musicien et de ses enfants.

—«Ah çà! reprit Spangler, me diras-tu maintenant ce qui t’oblige à passer les nuits à la belle étoile, et encore au commencement de l’hiver? Je te connais bien, mon joli chérubin aux cheveux bouclés; tu es le plus harmonieux enfant qu’ait jamais possédé notre belle cathédrale, et m’est avis qu’il faut dormir chaudement dans ton lit, si tu veux conserver ta voix.

—«Oh! s’écria le pauvre enfant en sanglotant, ne me parlez ni de ma voix, ni de la cathédrale, ni de mes succès d’un jour. Si je n’avais jamais su chanter, je ne serais point, hélas! abandonné sans ressources sur le pavé de Vienne. Je me nomme Joseph Haydn, et je suis le fils d’un charron de la basse Autriche.—C’est bien loin d’ici, n’est-ce pas?—Mon père, pouvant à peine gagner sa vie, me confia, à l’âge de six ans, à l’un de ses parents, maître d’école à Haimbourg, qui fit mon éducation, et qui m’enseigna la musique. Je vivais heureux auprès de lui, lorsqu’il y a trois ans le maître de chapelle de cette ville, cet homme méchant et brutal que vous connaissez, étant venu chez mon maître, m’entendit chanter; il fut charmé de mes dispositions, et m’amena ici pour remplacer l’un de ses enfants de chœur qui venait de perdre sa voix. Vous connaissez, mon bon monsieur, le reste de mon histoire. Mais ce que vous ignorez, c’est que depuis six mois ma voix s’altérait sensiblement. Dès lors j’étais un être inutile aux yeux du maître de chapelle, et hier ce vilain homme, prenant pour prétexte une innocente plaisanterie dont j’étais l’auteur, m’a mis à la porte, à huit heures du soir, sans souper, sans argent, et ne possédant que ces misérables habits. J’ai erré longtemps dans les rues, n’osant demander à personne l’hospitalité, et je suis tombé enfin de froid et de faim sur le banc de pierre où vous m’avez trouvé ce matin... Et maintenant que vais-je devenir? je n’ai point de ressources, je ne puis même retourner chez mon père, à qui je serais à charge. Oh! mon Dieu! mon Dieu! que je suis malheureux!»

En disant cela, Joseph pleurait, et la femme de Spangler et ses enfants pleuraient avec lui. Le bon musicien, non moins ému aussi, le regardait, mais d’un air soucieux. Enfin il se leva, et prenant la main de l’enfant abandonné:—Joseph Haydn, lui dit-il, je ne suis qu’un pauvre artiste encore obscur; mais, grâce au ciel et à force de travail, je nourris toute ma famille. Veux-tu en faire partie et partager notre chétive existence? Tu es jeune, tu as de l’intelligence; ce sont deux chances de réussite. Étudie avec moi. Tu ne peux être désormais un grand chanteur, tu deviendras peut-être un grand musicien. Dis-moi, mon enfant, veux-tu rester avec nous?—Joseph se jeta dans les bras de son bienfaiteur.

II.

Le 27 mars 1808, tout ce que Vienne renfermait de plus distingué par le mérite, la naissance ou la fortune s’était donné rendez-vous au grand théâtre. On devait y exécuter les plus belles œuvres d’un grand musicien. La salle était comble, l’orchestre était prêt, et cependant on ne donnait pas encore le signal d’ouverture. Tout à coup des acclamations retentissent au dehors, les spectateurs se lèvent et l’on n’entend plus qu’un seul cri: «C’est lui! c’est lui!» Bientôt paraît un vieillard, d’une figure expressive, simplement vêtu, et porté en triomphe sur un fauteuil qu’entouraient les personnages les plus illustres de la cour; il est déposé sur une estrade magnifique, et les vivat mille fois répétés de la foule se mêlent aux joyeuses fanfares de l’orchestre. Le bon vieillard, ému par ce spectacle imprévu, pleurait à chaudes larmes. «Jamais, disait-il, je n’ai rien éprouvé de pareil... que ne puis-je mourir en ce moment!...» Puis le silence se rétablit et les musiciens exécutèrent une composition sublime qui porte le nom de la Création, et la foule enthousiasmée criait à chaque instant: «Bravo, Haydn! vive Joseph Haydn!»

Lui cependant, le vieil artiste, ne répondait pas à ces bruyantes acclamations. Les yeux baignés de larmes, le sourire sur les lèvres, il reportait ses souvenirs vers le passé, et, au milieu de son triomphe, il se rappelait avec orgueil ses laborieux débuts et son obscure origine. Sa vie entière se déroulait à ses yeux. Il se rappelait son père le charron, le maître d’école d’Haimbourg, ses succès enfantins à la cathédrale de Vienne, cette nuit terrible où, mourant de faim et de froid, il avait été recueilli par le bon Spangler; puis ses pénibles travaux, sa lutte courageuse avec la misère, ses déboires, ses chagrins, puis enfin le commencement de sa gloire. Après avoir été organiste d’un couvent pour la modique somme de 250 fr. par an, il avait été nommé maître de chapelle d’un prince; il était devenu riche, heureux, considéré. Alors il avait récompensé dignement Spangler, il avait fait partager à sa propre famille sa nouvelle fortune. Puis à chaque production de son génie, son nom grandissait dans l’Europe entière. Les hommes les plus illustres avaient été fiers de son amitié; tous les corps savants avaient réclamé l’honneur de le compter parmi leurs membres; les rois avaient traité d’égal à égal avec lui; Nelson lui-même, l’un des plus grands hommes dont s’honore l’Angleterre, était venu le visiter dans sa petite maison, et il avait pleuré, lui, le vieux marin, en baisant la plume qui avait écrit tant de belles mélodies. Enfin, plus lard une statue avait été élevée sur la place du village où le fils du charron avait reçu le jour, et les petits enfants y lisaient avec orgueil le nom de Joseph Haydn.

Ces glorieux souvenirs avaient tant de charme pour le vieil artiste, qu’il ne sortit de la rêverie dans laquelle il était plongé qu’au bruit des acclamations de la foule. Le concert était fini. Les spectateurs se pressèrent autour du noble vieillard pour rendre hommage à son génie, puis ils le portèrent en triomphe jusqu’à la modeste demeure qu’il occupait dans un faubourg de Vienne. En tête du cortége marchaient les musiciens, et le peuple applaudissait. Haydn pleurait et riait tout à la fois; au moment de se séparer de ce public, dont il était l’idole, il étendit les bras sur la multitude, comme pour la remercier et la bénir. Deux mois après, il avait cessé d’exister.

Spangler était mort quelque temps avant, glorieux d’avoir deviné le génie du petit Joseph, et d’avoir donné au monde un grand musicien.

LE PAUVRE CHIEN

I.

Un jour un méchant homme ouvrit la porte d’une maison et poussa du pied dans la rue un pauvre chien malade. L’animal se retourna encore comme pour demander pitié et pour baiser le pied cruel qui le chassait en le frappant. Mais le méchant homme rentra chez lui et ne s’occupa plus du chien. Alors une troupe d’enfants passait dans la rue et ils se mirent à poursuivre la pauvre bête qui ne savait où aller. Ils dirent que c’était un chien galeux, l’arrêtèrent et lui passèrent une corde autour du cou pour le traîner à l’eau et le noyer. Ils l’auraient fait certainement, si un autre enfant, qui vint aussi à passer avec une dame, n’eût pris compassion du chien. L’enfant dit à la dame: Je voudrais bien qu’on empêchât ces petits polissons de maltraiter ce pauvre chien.—Et la dame, qui était la mère de l’enfant, répondit:—C’est ce que je vais faire.

Elle cria aux enfants, qui traînaient le chien, de s’arrêter. Mais les enfants répondirent que c’était un chien galeux que son maître avait jeté du pied à la porte, et qu’il fallait le tuer. Alors l’enfant qui était avec la dame dit:—Comment! parce qu’il est malade, ou le met à la porte et ils vont le tuer! Au contraire, il faudrait le soigner et le guérir. Qu’est-ce que diraient tous ces petits méchants, si, dès qu’ils sont malades, on les traitait de la sorte, au lieu de les soigner et de les guérir?—La dame répondit: la réflexion est juste et d’un bon cœur, et nous saurons bien les empêcher de mener à fin leur vilain projet.—La dame hâta le pas pour atteindre les enfants; le pauvre chien jetait de grands cris de détresse. A l’approche de la dame, la méchante troupe se dispersa et lâcha la corde du chien.

—Maintenant qu’allons-nous faire de ce pauvre chien? demanda le petit garçon à sa mère; est-ce que nous n’allons pas l’emmener chez nous, pour en prendre soin? Je crois que je l’aimerais bien; il a été si malheureux!

—C’est vrai, reprit la mère, quiconque souffre a droit à notre intérêt; et le malheur, loin d’être un prétexte d’éloignement, doit toujours être une cause de rapprochement et d’amitié pour les bons cœurs. Emmenons le chien, nous le soignerons et nous le guérirons.»

Le chien reconnut bien tout de suite qu’il n’avait plus affaire à des méchants, et, au lieu de chercher à fuir, on aurait dit plutôt qu’il cherchait à lécher la trace des pas de ceux qui l’emmenaient.

II.

La dame et l’enfant soignèrent bien le chien; ils réussirent à le guérir entièrement, et le chien reprit sa robe lisse et luisante, et il sautait avec joie autour du petit garçon, lui léchait les mains et lui témoignait, ainsi qu’à la dame, sa reconnaissance de mille façons gentilles. L’enfant aussi aimait beaucoup le chien, et ils ne se quittaient, pour ainsi dire, jamais. Cependant, comme, un jour, la dame et l’enfant se promenaient dans la rue, suivis du chien, un homme examina un moment l’animal redevenu beau, puis, s’approchant de la dame et de l’enfant, il dit qu’il reconnaissait ce chien, qu’il était à lui, qu’il pouvait le prouver et qu’enfin il voulait le reprendre. Le chien recula tout d’abord et grommela; et ce fut bien pis quand l’homme s’approcha du chien pour le flatter, l’animal fit comme s’il le voulait mordre.

—Vous voyez bien que ce chien n’est pas à vous, répliqua la dame; veuillez donc ne plus le réclamer. Il appartient à ceux qui l’ont sauvé; car, il y a quelque temps, on voulait le traîner à l’eau et le noyer.

—Ce que vous dites-là, reprit l’homme, ne fait que me confirmer de plus en plus dans l’opinion que ce chien est à moi, et je ne vous le laisserai certainement pas.

La dame dit:—Alors, allons ensemble chez un juge qui décidera entre nous.

—Soit, allons-y, répondit l’homme.

Le juge interrogea l’homme et la dame; et comme il se trouva que cet homme était précisément celui qui avait naguère mis le chien, d’un coup de pied, à la porte de sa maison, et que, parmi ses preuves, il faisait valoir celle-ci, le juge lui dit:

—Vous êtes comme ces hommes qui ne tendent leurs mains qu’aux gens heureux, qui renient leurs amis dans l’infortune, quitte à les aller retrouver s’ils redeviennent heureux. Si vous avez chassé ce chien de chez vous, c’est que vous n’en vouliez plus; vous n’avez pas aujourd’hui plus le droit de le réclamer que s’il avait été jeté à l’eau ou tué, par suite de votre abandon. Il est mort pour vous; ne troublez plus la paix de ceux qui l’ont sauvé.

Et l’homme s’en alla tout honteux, et le petit garçon fut bien content qu’on lui laissât son chien.

III.

Or, il arriva que le petit garçon fut malade, bien malade; il ne sortait plus du lit; il était triste et languissant; on lui apportait tous ses joujous sur son lit: mais ses joujous ne l’amusaient plus, et il les laissait de côté, tant il souffrait le pauvre petit garçon!

Les parents et la bonne de l’enfant n’étaient pas seuls à veiller auprès de son lit. Il y avait là un chien qui ne quittait pas la chambre, et qui, accroupi sur une chaise, examinait d’un œil fixe et inquiet les moindres mouvements de l’enfant. Une fois l’enfant parut sourire à son pauvre chien, et le chien tressaillit et remua la tête et la queue avec une joie très-marquée; il semblait dire aux parents du petit, en reportant ses regards de lui à eux: Voyez-vous, j’ai fait sourire votre enfant; cela me rend bien heureux!

Mais cet éclair ne dura pas. Le sourire ne revenait plus sur les lèvres du petit. Son mal empirait sans cesse, et c’était une grande désolation de le voir ainsi. Pour lui, déjà il ne reconnaissait plus personne, tant son mal était grand. Son pauvre petit bras tombait hors du lit et sans mouvement; son pouls ne se sentait presque plus; ses paupières à demi fermées avaient peine à se soulever encore, et sa respiration était réduite à un petit souffle presque insensible. L’enfant ressemblait au pâle bouton d’un lis, qui se fane avant d’être ouvert.

Il vint alors dans la chambre un médecin et un prêtre, et le prêtre et le médecin dirent aux parents qui poussaient des sanglots déchirants, que leur cher enfant n’allait bientôt plus appartenir à la terre, que le bon Dieu était sur le point de le rappeler à lui pour en faire un de ses anges. Ils conseillèrent aussi aux parents de s’arracher au spectacle de la mort de leur enfant, et même ils les emmenèrent presque de force, de peur que leur désespoir n’éclatât dans la chambre du petit.

Il y eut un moment où le chien resta seul avec la bonne, qui pleurait aussi beaucoup près du lit de l’enfant. Et comme la bonne ne regardait pas, parce qu’elle tenait ses yeux, baignés de larmes, cachés dans son mouchoir, le chien sauta doucement de la chaise où il était accroupi, sur le lit de l’enfant, et se mit à lécher en silence tout le pauvre petit corps du malade. L’enfant fit un léger mouvement, puis il parut sortir un peu de son affaissement mortel; il allongea même son petit bras comme pour flatter le chien, et lui témoigner qu’il éprouvait du soulagement de ses caresses. Le chien s’en aperçut, et continua à lécher, lécher l’enfant partout son petit corps, avec de grandes démonstrations de joie, qui firent lever les yeux à la bonne. Alors l’enfant fit un mouvement plus prononcé que le premier, il sourit et respira avec aise comme lorsqu’on se sent débarrassé d’un grand poids. Il passa à plusieurs reprises sa main sur le dos du chien, et le chien la tête en l’air, jeta un petit aboiement de satisfaction. Ce que voyant, la bonne se leva précipitamment, courut à l’appartement des parents où étaient encore le médecin et le prêtre, et s’écria: Venez donc! venez donc! le petit va mieux, bien mieux, et c’est le chien qui a fait cela.

Tout le monde accourut à la fois dans la chambre de l’enfant avec de grands transports de surprise et de joie. On trouva l’enfant qui effectivement jouait avec le chien et appelait son père et sa mère. Le père et la mère furent bien contents, quand ils virent qu’ils étaient reconnus par leur enfant. Le médecin s’approcha du petit, l’examina et dit: «L’enfant avait une inflammation intérieure, qui l’aurait certainement fait mourir si elle ne venait de passer à l’extérieur; il se peut que ce soit la langue du chien qui ait provoqué cela et ait amené cette inflammation sur la peau. L’enfant, dans tous les cas, est sauvé.»

Le prêtre dit: Je vois là l’œuvre de Dieu qui guérit l’enfant par le pauvre chien dont on eut autrefois pitié. Un bon cœur et une bonne action ont toujours leur récompense.


Maurice de Sully.

Fondateur de Notre Dame de Paris.

Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier

Loin de moi, Satan.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


MAURICE DE SULLY

I.

Un matin du mois de juin 1145, le soleil n’était pas encore levé, lorsque la veuve Maurice, pauvre femme qui habitait un petit village du nom de Sully, sur les bords de la Loire, crut entendre du bruit dans sa chaumière, à côté du mauvais grabat où elle était couchée; elle ouvrit les yeux, et à la clarté du jour naissant, elle vit son fils, un bâton blanc à la main, tout debout, près de son chevet.

—Qu’est-ce à dire, Maurice, dit la veuve se dressant vivement sur son séant, et où allez-vous donc, si matin?

—Maman, je pars; je vais à Paris, répliqua l’enfant d’un ton respectueux, mais décidé.

—Partir!... à Paris! s’écria celle-ci en joignant les mains.

—Écoutez-moi, bonne mère, reprit Maurice d’un air si grave, si inspiré même, que malgré elle la pauvre femme demeura muette de saisissement. Vous êtes veuve, bien pauvre, et tout en travaillant péniblement du matin jusqu’au soir, vous gagnez à peine de quoi vivre; et moi je ne vous suis utile à rien, et cependant j’ai quinze ans déjà; au contraire, je deviens une charge pour vous. Pardon, ma mère, je sais tout ce que vous allez me dire, je sais que je puis aller offrir mes services au berger Roger, qu’il me prendra comme garçon de ferme, que je suis très en état de garder ses troupeaux, même ses dindons, je sais tout cela;... mais, ma mère..... que voulez vous..... j’ai la fièvre..... une fièvre qui me ronge le cœur, qui m’empêche de rester en place, qui me pousse hors d’ici par les épaules; il y a des gens qui savent lire et écrire... comprenez-vous bien cela, maman, lire et écrire!... qui peuvent lire tout ce que des savants ont fait imprimer depuis bien des années, qui peuvent écrire tout ce qu’ils pensent... Que c’est beau, maman, que c’est beau!... Oh! ne me retenez pas, laissez-moi partir, de grâce, laissez-moi...

—Partir! et comment cela te fera-t-il apprendre à lire, à écrire, interrompit vivement la pauvre mère Maurice.

—Voici ce que m’a raconté ce bon pélerin, vous savez maman, qui passa par ici, il y a deux mois, en revenant de Jérusalem pour s’en retourner à Paris, car il a fait, lui, le voyage à pied de Paris à Jérusalem; il me disait donc que la Gaule a été gouvernée, il y a deux cents ans, par un grand roi nommé Charlemagne.

—Je n’ai jamais entendu parler de ce roi-là, reprit la veuve, en ayant l’air de chercher dans ses souvenirs.—En fait de roi, je n’en connais qu’un: Louis VI, qu’on appelle tantôt, Louis-le-Gros, tantôt Louis-le-Batailleur.

—Mais le roi Louis VI n’a pas toujours régné, ma mère.—Je vous raconterai l’histoire des rois de France, quand je les saurai; en attendant, écoutez ce que m’a dit le pélerin; car je ne l’ai pas oublié, je vous jure. Or, ce Charlemagne, qui était un grand roi, et qui était allé en Italie, trouva en rentrant dans sa patrie, les Francs si ignorants, si grossiers, qu’il lui vint à l’idée de les faire instruire; mais comment? mais par qui? Il réfléchit, puis, il écrivit dans tous les pays, appela à lui tous les savants: des chantres, des grammairiens, des arithméticiens, et enfin il ordonna à tous les évêques et abbés, d’établir des écoles dans les églises et les monastères.

—Eh! bonne sainte Vierge! qu’est-ce qu’on pouvait donc enseigner dans ces écoles, demanda naïvement la veuve Maurice.

—A lire, à écrire, à calculer, répondit l’enfant, et aussi l’art de chanter au lutrin: ce qui est une bien belle chose, allez maman, et qui donnait, dans ce temps là, une très-grande considération.

—Et tu veux me quitter pour aller à Paris dans une de ces écoles, reprit la bonne paysanne; et quand bien même tu saurais lire, écrire, chanter au lutrin, en quoi cela t’aidera-t-il, pauvre enfant du bon Dieu?... à garder tes moutons, tes chèvres ou tes dindons.

—Pas à cela, maman, mais à autre chose, dit Maurice d’un petit air finement mystérieux.

—Enfin à quoi? car tu me fais mettre eu colère de ne pas te comprendre, s’écria la veuve Maurice.

—Hélas! je n’en sais rien encore, mais Dieu est grand, répondit l’enfant, et Dieu ne m’abandonnera pas.

—Tu abandonnes bien ta mère, toi, ingrat! dit la pauvre femme en fondant en larmes.

—Oh! non, je ne l’abandonne pas, interrompit Maurice, je la quitte passagèrement pour son bonheur et pour le bien; lorsque je serai riche, elle verra si je l’abandonne! par ainsi, ma mère, adieu, et donnez-moi votre bénédiction, je vous en prie.

—Eh bien donc! qu’il en soit comme tu le veux! malgré moi, je cède, je te laisse partir. Ah! Maurice, toi que j’ai toujours connu si bon, si soumis, il faut pour que tu résistes ainsi à mes prières, que tu obéisses à un pouvoir que je ne connais pas... Mais, mon pauvre enfant, dis-moi au moins que je te reverrai, que lorsque tu seras autre chose qu’un paysan, tu n’oublieras jamais qu’une paysanne fut ta mère, que tu l’appelleras toujours de ce nom!... à ce prix, va où Dieu t’envoie..., va, sois honnête homme, et pense à moi... Adieu.»

La pauvre femme accompagna ces paroles d’un déluge de larmes et de baisers; elle cherchait encore son fils sur son sein, lorsqu’elle entendit la porte de la chaumière s’ouvrir, une voix crier:—Adieu! ma mère.—puis la porte se referma et la veuve Maurice se trouva seule.

II.

Le bagage de l’enfant était léger; il consistait en un bâton blanc coupé au premier coudrier venu, et orné d’un feston grossier taillé dans l’écorce au moyen d’un couteau pointu; sa garde-robe était tout entière sur lui: une tunique de laine brune et courte, arrêtée au milieu du corps par une ceinture; des caleçons ou chausses lui descendant jusqu’aux pieds; la chaussure retenue par une longue courroie en corde, entrelacée et croisée autour de la jambe.

Maurice côtoyait les bords de la Loire, tout en regardant l’eau du fleuve baigner les côtes qu’il fuyait; il soupirait en pensant à sa mère, et à cette soif de science qui l’avait surpris au milieu de sa vie rustique, et l’entraînait vers Paris, lorsqu’il fut distrait de ses réflexions par une voix rude qui lui demanda le chemin de Tours.

—J’y vais, répondit l’enfant d’un accent si doux et si mélancolique, que l’étranger regarda à deux fois celui qui lui parlait.

—Eh bien! tant mieux; nous ferons route ensemble, si tu veux, petit vaurien, dit l’étranger à Maurice; j’arrangerai mes pas à la mesure des tiens.

—Je le veux bien.... dit l’enfant en hésitant, et examinant à la dérobée son nouveau compagnon de voyage.

Cet homme encore jeune, mais aux traits durs et flétris, portait le costume des petites gens du onzième siècle; sa tunique rouge salie, et même trouée, laissait voir un caleçon bleu collant qui lui descendait à mi-jambes; celles-ci étaient nues ainsi que les pieds; un capuchon couvrait sa tête, et l’enfant put remarquer qu’à l’approche de quelques voyageurs, il le ramenait vivement sur ses yeux. L’inconnu portait, en outre, un scapulaire, espèce de surtout très-ample et très-court, servant à conserver la tunique et à garnir les épaules pour les fardeaux.

—Quel âge as-tu? demanda brusquement cet homme à Maurice après un quart d’heure de marche, pendant lequel ni l’un ni l’autre n’avaient rompu le silence.

—Quinze ans, à la Chandeleur, répondit celui-ci.

—Quel ton sérieux et triste! Est-ce que, par hasard, tu aurais déjà éprouvé des malheurs?

—Des malheurs! fit l’enfant d’un air étonné; je ne sais ce que vous voulez dire.

—Alors, je vais parler sans détours..., mon petit riotteux... C’est que, vois-tu..., à te voir ainsi tout jeunet, tout soucieux.., et sans autre besace qu’un bâton blanc..., j’ai supposé qu’on avait fait quelque avarie au papa, qui nous avait alors envoyé promener hors du toit paternel, avec ordre de n’y revenir de longtemps.

—Hélas! Mon père est mort peu après ma naissance, dit tristement Maurice.

—Alors, c’est la maman...

—Décidément, monsieur, je ne vous comprends pas, reprit naïvement Maurice; et plus naïvement encore, il raconta les idées qui lui avaient fait quitter Sully.

Mais quel ne fut pas l’étonnement de l’enfant, lorsqu’à cet aveu dont la seule pensée faisait battre son cœur, l’inconnu partit d’un grand éclat de rire....

—Ah!... bien..., se mit-il à dire, avec ta figure espiègle..., ton air mutin..., je t’aurais cru un peu plus avancé pour ton âge....

—Avancé! répéta Maurice; hélas! mon bon monsieur, je voudrais bien l’être plus avancé, mais que voulez-vous?... un pauvre enfant de veuve ne peut guère en savoir davantage.

—Entendons-nous un peu, repartit le voyageur; avancé ne veut pas dire: avancé dans tes études.... Tes études!... Quand tu seras devenu savant..., à quoi cela te mènera-t-il?

—A devenir père de quelque église...., évêque, qui sait? balbutia Maurice avec candeur.

L’inconnu fronça ses deux épais sourcils.

—Pauvre innocent! s’écria-t-il; puis, comme le chemin formait à ce moment la croix, se détournant avec brusquerie de l’enfant, il ajouta en lui montrant l’une des quatre routes.—Ton chemin, le voici; le mien est celui-là.—Adieu.

—Vous ne venez donc pas à Tours avec moi? demanda l’enfant.

—Non, reprit sèchement l’étranger.

—Alors, si c’était votre bon plaisir de me faire la charité d’un petit sou de monnaie... je me meurs de faim, le soleil marque midi, et je suis à jeun depuis hier soir.

L’inconnu tira un sol de sa besace.

—Je le veux bien, mais à une condition, dit-il en faisant sauter la monnaie dans sa main, c’est que tu me jureras de ne pas te faire évêque.

—Je ne vous le promets pas, dit l’enfant en reculant la main qu’il avait machinalement avancée.

—Et pourquoi?

—Parce que c’est, au contraire, là mon idée.

—Alors, pas d’aumône, dit cet homme remettant son sou dans sa besace.

—Soit! dit le petit.—Et ils se séparèrent.

III.

Après le départ de l’inconnu, Maurice continua à marcher, mais non plus avec la même ardeur, le soleil brûlant l’accablait; joignez à cela la fatigue de la marche et la faim qui, à chaque minute, l’aiguillonnait davantage; le pauvre enfant arriva exténué au faubourg de Tours; il pouvait être six heures du soir.

Comme il allait frapper à la porte d’une auberge de mince apparence, et y réclamer l’hospitalité qu’en ces temps-là on accordait à tout écolier, ou soi-disant tel, cette porte s’ouvrit, et il en sortit l’inconnu du matin.

—Tiens, te voilà encore, dit celui-ci en apercevant Maurice.

Maurice tomba sur un banc de pierre sans avoir la force de répondre.

—Allons, allons, je suis un bon enfant, reprit l’inconnu; le maître de cette auberge est de mes amis, et je vais t’y faire recevoir.... Toutefois, ajouta-t-il en voyant l’œil terne de Maurice se ranimer et briller de plaisir, toutefois aux mêmes conditions que ce matin....

—Je ne vous le promets pas, murmura Maurice d’une voix éteinte.

—Ah! tu y mets un entêtement! dit l’étranger.

—Et vous, une obstination! répliqua Maurice.

—Promets toujours, petit, dit une voix derrière Maurice; celui-ci se retourne et aperçoit un jeune garçon à peu près de son âge.

—Non, répondit Maurice, parce que, si je promettais, je tiendrais, et je ne veux pas, pour un morceau de pain, renoncer à l’idée qui m’a donné le courage de quitter ma mère.

—Et si tu meurs là de faim, il faudra bien que tu y renonces, reprit brutalement l’inconnu.

—Dieu est grand! répondit Maurice, levant ses grands yeux bleus au ciel.

—Et vous, vieux Gédéon, vous êtes un méchant, dit l’autre enfant; vous n’aimez pas les évêques, je ne sais pas pourquoi, car, enfin, lorsqu’on fait des péchés, ce sont ces saintes gens qui vous les ôtent de dessus la conscience avec l’absolution, comme dit maman, et qui vous font mourir en état de grâce. S’il n’y avait plus d’évêques, tout le monde serait damné, vous le premier.

—Moi! je le suis sans ça, répliqua Gédéon d’un air sombre.

Par un instinct d’effroi, les deux enfants s’éloignèrent de cet homme, et se serrèrent l’un contre l’autre.

—Oui, reprit Gédéon, et puisque tu veux savoir pourquoi je hais les évêques, écoute:

«Je suis né à Paris, et même de bonne famille, malgré les habits des enfants du peuple que je porte. Mon père était procureur au Châtelet, et j’avais un oncle évêque parmi les moines de Saint-Germain. Ma mère mourut en me donnant le jour, et laissant à mon père deux enfants, mon frère Jehan et moi. Mon frère, plus âgé que moi de quatre ans, était tout le portrait de ma mère, blond, rose, délicat; aussi tout le monde l’aimait au logis. Moi, au contraire, chacun me détestait, mon père tout le premier; on nous fit entrer comme écoliers chez Philippe Harveng, abbé de Bonne Espérance. Là, comme au logis, mon frère se fit encore aimer, et moi détester. Dans ce temps, nous appelions les gens studieux, bœufs d’Abraham, ânes de Balaam, et j’avoue que je n’épargnais pas ces injures à mon frère: de là, des rixes sans fin, sur le Pré aux clercs où nous allions jouer. Un jour, l’abbé de Bonne Espérance s’emporta contre moi, sous prétexte que je préférais quêter de l’argent que de chercher de l’instruction dans les livres. Une petite peccadille, cependant bien innocente, acheva de me dégoûter du collége. Voici comment: nous regardions le Pré-aux-Clercs comme notre propriété; nous y prenions nos ébats en conséquence, au risque de vexer, par excès de gaîté, quelques bons bourgeois des environs; ces messieurs se fâchèrent, et nous le trouvâmes mauvais; bref, une querelle s’en suivit, querelle sérieuse, ma foi, car l’abbaye de Saint-Germain s’en mêla, les évêques y vinrent en personne, et dans une de ces rixes, un écolier, de ceux qu’on appelait, comme moi, des mauvais garçons, le seul ami que j’aie jamais eu au monde, fut blessé; pauvre Raoul!... méchants évêques!... J’avisai l’un d’eux, et une pierre adroitement lancée alla lui faire une grosse bosse au front; je fus renvoyé du collége; vous dirai-je la réception amicale qu’on me fit au logis: elle se résuma en une douzaine de coups de baguette de coudrier dont mes épaules ont longtemps conservé les traces; après cette juste correction, aussi dégoûté de la maison paternelle que du collége, je songeai à abandonner l’une, comme on m’avait fait quitter l’autre, sans tambour ni trompette. Je montai donc dans la chambre de mon père, pour faire un paquet de mes hardes; la fenêtre était ouverte, la clef était à l’armoire, je l’ouvris, et tout en cherchant mon linge, j’aperçus au fond d’un tiroir un petit coffret, bien poli, bien brillant; alors j’eus une démangeaison terrible de savoir ce qu’il renfermait.—Je le pris, j’en forçai le couvercle, qui du reste tenait fort peu, et restai tout étourdi à la vue de pièces d’or qu’il contenait et de tout ce que je prenais alors pour de petits morceaux de cristal de roche; quoique ébloui de tant de richesses, j’allais cependant rajuster le couvercle du coffre pour que mon père ne s’aperçût de rien; quand, levant par hasard la tête, je vis à la croisée d’en face, l’évêque que j’avais blessé au front qui me faisait signe de l’attendre;... jugez de mon trouble! dans l’impossibilité toujours de rattacher ce maudit couvercle, la tête perdue, ne sachant plus ce que je faisais, j’emportai le coffret en m’enfuyant par une porte dérobée, puis je me mis à courir à travers champs.. quand je fus bien loin, un grand jour s’était écoulé; je rencontrai un juif, qui demanda à voir mon coffret, et m’offrit de m’acheter le tout, je me mourrais de faim... que vous dirai-je, j’acceptai... c’est horriblement mal, j’en conviens... mais dans cette vie d’écolier que j’avais menée jusqu’alors, je ne comprenais pas alors toute l’énormité de mon crime; malheureusement, une faute en entraîne toujours une autre... Un brigand dont je fis connaissance, le jour où j’achevais de dépenser la dernière obole du coffre, s’empara de moi, et me jeta dans une vie de vol et de rapines... et bientôt je devins aussi corrompu que mon maître.

—Et sans jamais vous repentir, s’écria Maurice avec horreur.

—Si fait, une fois... l’idée m’en vint... dit Gédéon... mais j’en fus bien puni...

—Puni de vous repentir! répéta vivement Maurice.

—Écoutez, poursuivit Gédéon, il y a de cela, deux ans, j’avais entendu parler d’un saint évêque qui faisait beaucoup de miracles, qui rendait bons les méchants; je vais trouver le saint homme, je m’agenouille devant lui, je lui fais l’aveu de mes fautes... quand j’eus fini, au lieu de paroles de paix que je m’attendais à recevoir de lui, je n’entendis qu’une voix irritée me demander mon nom.—Gédéon, fils de Harangier procureur au Châtelet, répondis-je.—Infâme parricide! s’écria alors l’évêque, tu ne m’as confessé que la moitié de tes crimes; apprends-en donc la fin.—Cet or que tu dérobas à ton malheureux père, ne lui appartenait pas, c’était un dépôt; on vint le lui redemander quelques jours après; il le chercha vainement. Le voyant disparu, sa tête se perdit, et dans un accès de fièvre délirante, il alla se jeter dans la Seine... Infâme parricide! aux larmes que tu me vois répandre, reconnais ton frère; je ne saurais te pardonner plus que notre pauvre père... Va... sors d’ici... tu me fais horreur.

Et le saint homme me laissa tout pétrifié que j’étais, et disparut; et moi je partis en me maudissant moi-même... Cette voix menaçante, je l’ai toujours dans l’oreille... ce frère... cet évêque a été le premier reproche vivant que j’aie entendu.

—Pauvre pécheur, dit alors Maurice, ému de l’accent concentré de cet homme; vous êtes un bien grand criminel, et votre crime me fait horreur... mais quand je serai évêque, je serai plus indulgent; alors... venez me trouver, et je vous ferai entendre de bonnes paroles, comme celles que Dieu fait entendre à ceux qui se repentent.

—Toi, évêque, répéta Gédéon! je ne le veux pas; viens avec moi, je ne t’enseignerai pas la science, tu ne sauras pas lire dans un bréviaire, mais tu sauras couper adroitement les escarcelles des bourgeois, viens...

—Loin de moi, Satan! s’écria Maurice retrouvant ses forces épuisées, pour se lever et fuir.—Loin de moi... et il allait s’éloigner, quand il se sentit retenu par le jeune enfant.

—Viens, lui dit celui-ci, n’écoute pas ce méchant homme; il n’a pas le droit de t’empêcher d’entrer chez nous.—Viens, mon père n’est pas au logis, mais ma mère est bonne et charitable, elle prendra soin de toi, elle te donnera les moyens de continuer ta route.

—Oh! mon Dieu! je vois bien que vous n’abandonnez pas vos enfants! se dit Maurice en suivant son petit bienfaiteur dans l’intérieur du logis.

Comme ils entraient dans l’auberge, ils entendirent derrière eux un grand bruit; c’était Gédéon qui se débattait contre les sergents du roi; on l’arrêtait pour un vol commis, la nuit d’avant, dans un château, près de Tours.

Maurice remercia une seconde fois Dieu de lui avoir fait la grâce de ne pas écouter ce vaurien.

Le lendemain, bien dispos et le cœur satisfait, Maurice se remit en route, mendiant de porte en porte, car en ce temps-là, mes enfants, les écoliers n’avaient pour vivre que la charité des passants; il arriva à Paris, se présenta au premier collége venu, y fut reçu et y étudia avec une telle ardeur, que bientôt il put professer à son tour; bientôt même il prêcha à Paris avec un si grand succès, qu’on ne tarda pas à le nommer chanoine de Bourges; peu d’années après, il reparut dans la capitale, où il obtint un canonicat et la dignité d’archidiacre.

C’est à cette époque qu’une aventure qui lui arriva, le mit à même de déployer cette simplicité de mœurs et cette rigidité de caractère qui lui firent tant d’honneur dans la suite.

Un matin du printemps de l’année 1165, une femme vêtue de bure, un bâton à la main, entra dans Paris, et avec cette naïve bonne foi qui distingue les gens de la campagne, elle alla frapper à la porte d’un grand hôtel appartenant au comte Robert, seigneur de Sablé.

—Mon bon monsieur, dit-elle au valet qui lui ouvrit la porte, je suis la mère du docteur Maurice, j’arrive à pied, de Sully, pour voir mon fils; pourriez-vous me dire où il demeure, je vous prie.

Cette question, répétée de bouche en bouche par les gens du comte, arriva jusqu’aux oreilles de la comtesse, qui donna l’ordre d’introduire la paysanne en sa présence.

Alors la bonne femme réitéra sa demande, et ajouta:

—Il y a vingt ans que mon fils est parti... vingt ans que je ne l’ai vu... pauvre enfant! Ce n’est pas faute cependant de penser à lui, comme il a toujours pensé à moi; il n’est pas venu un seul voyageur de Paris à Sully qui ne m’ait apporté quelque chose de lui... des présents, de l’argent... pas de lettres, toutefois, car je ne sais pas lire... Êtes-vous mères, mesdames? ajouta-t-elle en s’interrompant, alors vous devez comprendre que cela ne me suffisait pas... qu’il me fallait voir mon fils... le retrouver homme, moi qui ne l’avais vu qu’enfant... et je suis partie... à pied, et je n’ai ressenti ni la fatigue, ni la longueur de la route, ni la poussière du chemin; j’allais voir mon fils, cette idée me soutenait, me donnait des forces.

La pauvre mère acheva en demandant à voir son fils; ces dames consentirent à lui indiquer sa demeure qu’elles connaissaient toutes, les grandes dames pieuses qu’elles étaient; mais, craignant que le docteur ne rougît en apprenant que des étrangères avaient vu sa mère en un si pauvre état, elles la r’habillèrent de leur mieux, lui donnèrent un manteau et la conduisirent auprès de Maurice.

—Docteur, lui dirent-elles en entrant chez lui, voici votre mère.

—Mais lui, regardant cette personne si parée qu’on lui amenait, répondit froidement:

—Ma mère est une pauvre paysanne qui n’a jamais porté qu’une tunique de bure! Cette dame, si bien mise, n’est pas ma mère; et ni instances, ni paroles ne purent le décider à reconnaître sa mère; force fut aux nobles dames de s’en retourner avec elle et de lui faire reprendre ses premiers vêtements.

Ainsi revêtue de bure, son bâton à la main, la comtesse Robert et ses amies la ramenèrent chez Maurice.

Celui-ci était en ce moment entouré d’une brillante et nombreuse réunion dans laquelle on remarquait les gens les plus notables de Paris, dans la noblesse et dans le haut clergé. Mais aussitôt qu’il aperçut à la porte de son salon, cette pauvre femme qui ne s’avançait que toute honteuse et encore toute émue de sa première réception, il se découvrit respectueusement, alla droit à elle, et l’embrassant tendrement devant tout le monde, il s’écria:

—Pour le coup, voici ma mère!

Puis, la prenant par la main, ainsi qu’il aurait fait d’une princesse du sang royal, il la présenta à l’assemblée en disant:

—Voici ma mère! messieurs.

Cette anecdote lui fit un si grand honneur, qu’en 1170, la mort de Pierre Lombard ayant laissé vacant le siége épiscopal de Paris, les suffrages se portèrent tous sur Maurice de Sully. Césaire d’Heisterbach raconte que les chanoines ne pouvant tomber d’accord sur un seul des candidats à l’évêché, s’en rapportèrent pour l’élection à Maurice, qui fit la réponse suivante:

«Je ne dois faire choix que d’un sujet qui me soit parfaitement connu, et quoique je veuille bien supposer que parmi les candidats il en est de très-dignes, je ne saurais en répondre, je ne puis sonder leur conscience, je ne lis que dans la mienne, et, pour ne rien hasarder, c’est Maurice de Sully que je nomme.»

Il s’était trouvé le plus digne, et il prouva qu’il l’était en effet.

Quelques jours après sa nomination au siége épiscopal, à l’entrée de la nuit, un homme d’une trentaine d’années, vêtu à la manière du peuple, se présente à la porte de son hôtel et demande à lui parler; la pauvreté de son costume n’était pas un obstacle à être admis, il le fut sur-le-champ.

Le prélat achevait de dîner.

A l’aspect de celui qu’on lui amenait, et qui ne s’avançait qu’en tremblant, les yeux baissés, l’air intimidé, il s’écria:

—Tes traits ne me sont pas étrangers; que me veux-tu, mon frère?

—Mon nom ne vous est pas connu, seigneur, répondit le pauvre homme; seulement vous rappelez-vous une auberge aux portes de Tours, un enfant de votre âge, un vieux coquin nommé Gédéon?

Maurice se leva et s’élança vivement vers l’étranger, dont il prit la main.

—Sois le bien-venu chez moi, lui dit-il, toi dont j’ignore le nom, mais dont je n’ai pas oublié les bienfaits; tu es mon ami; assieds-toi à cette table comme je me suis assis à la tienne; dors sous mon toit comme j’ai dormi sous le tien. Que veux-tu? parle.

—Je ne suis venu ni pour manger ni pour dormir, répondit l’habitant de la Touraine; mais un criminel que les hommes ont jugé aujourd’hui et que Dieu jugera demain, réclame de l’évêque de Sully la promesse que Maurice, enfant, lui a faite en le quittant. Gédéon sera pendu demain et demande à se confesser à vous aujourd’hui.»

Maurice ne se le fit pas dire deux fois, et ne prenant que le temps de se munir de tout ce qu’il lui fallait pour confesser un mourant, il suivit à pied le cabaretier Mauny, et tous deux arrivèrent à la prison dont les portes s’ouvrirent devant le prélat.

Parvenu dans le cachot humide où Gédéon était attaché par une chaîne de fer scellée dans le mur, ces deux hommes, si différents l’un de l’autre, se regardèrent un instant en silence à la lueur des torches que portaient les geôliers.

Maurice, dans la force de l’âge, avait tous les avantages de la santé et de la beauté; Gédéon n’était ni un jeune homme ni un vieillard; ses traits n’étaient pas ridés, mais flétris; ses cheveux n’étaient pas blancs, mais rares; ses yeux n’avaient ni le feu de la jeunesse, ni le calme de l’âge mur: ils étaient sombres et éteints.

—Me voici, dit seulement Maurice.

—Merci, répondit Gédéon; et, sur cette figure abrutie, il passa comme un éclair d’intelligence dont on ne l’aurait pas cru capable.

Le pieux prélat fit attacher les torches aux murs de la prison; puis, congédiant tout le monde, il s’assit sur un escabeau de bois, non loin du criminel.

—Gédéon, dit-il d’une voix douce et bienveillante, pourquoi détourner les yeux?

—C’est que c’est la première fois que je ressens de la honte! répondit celui-ci.

—De la honte au repentir il n’y a qu’un pas, dit le prélat avec bonté. A genoux! Gédéon, non devant moi, mais devant Dieu, pauvre pécheur, et avoue tes fautes... avoue-les; tout énormes qu’elles soient, si elles sont confessées par un cœur repentant, elles te seront ôtées; la miséricorde de Dieu égale sa puissance, parle, mon frère...

Subjugué par cet ascendant irrésistible que l’homme de bien a sur le criminel, Gédéon, le brigand, le voleur, l’assassin, lui qui n’avait reculé devant aucun crime! Gédéon courba sa tête, et une larme brûlante coula lentement sur ses joues décharnées.

Voyant cette larme, la première sans doute que ce méchant homme eût versée, Maurice se réjouit; il prit dans ses mains pures les mains sanglantes du criminel, et les serrant avec ferveur, les arrosant de larmes, il le consola, le ranima; et enfin, de bonnes paroles en bonnes paroles, il l’amena à lui faire une confession de toute sa vie.

J’épargne à vos jeunes et chastes oreilles, mes enfants, la confession d’un homme qui avait commencé par voler son père, et qui avait fini comme il avait commencé. Maurice en frémit plusieurs fois; mais, son courage égalant sa piété, le criminel ne lut sur son visage que l’expression d’une pieuse bienveillance. Quand Gédéon eut fini, et qu’accablé par ses infâmes souvenirs, il s’attendait à voir éclater contre lui toutes les foudres de l’Église, il n’entendit, au contraire, sortir des lèvres du prélat que le mot de pardon!

—Hélas! s’écria-t-il, si mon frère l’évêque me l’eût fait entendre, ce mot, je ne serais peut-être pas ici, et le soleil de demain en se levant n’éclairerait pas mon supplice.

—N’accuse pas ton frère, Gédéon, reprit doucement Maurice, car il est mort, mort quelque temps après t’avoir vu, après t’avoir fait chercher partout pour te prier de te repentir...

—Mort, reprit Gédéon épouvanté, mort en me maudissant sans doute!

—En priant pour toi, répondit Maurice avec bonté.

À ces mots, ce ne fut pas une seule larme brûlante qui tomba des yeux desséchés de Gédéon, ce fut un torrent de pleurs, les exclamations les plus déchirantes; Maurice ne le quitta pas, il le consola, lui parla de Dieu, le seul là-haut qui pût lui remettre ses fautes; il passa la nuit en prières auprès de lui, et le pieux évêque eut le bonheur de le voir partir pour le supplice, calme, résigné, et surtout repentant.»

—Au moment où la justice des hommes s’accomplira, lui dit-il en lui donnant le baiser d’adieu et de paix, celle de Dieu commencera; ne crains rien, car si les hommes jugent les actions, Dieu pèse le repentir, et le tien te sauvera.

Néanmoins Maurice revint chez lui le cœur tristement impressionné de cette mort funeste; il y retrouva l’aubergiste tourangeau. Celui-ci ne quitta Paris que comblé de ses bienfaits.

En 1175, Maurice baptisa Philippe-Auguste, fils et successeur de Louis-le-Jeune; deux ans avant, il avait fait poser, par le pape Alexandre III, la première pierre de la cathédrale de Paris, l’église Notre-Dame. La manière dont il s’y prit pour se procurer les fonds d’une si grande et si dispendieuse entreprise est assez remarquable; il ne s’adressait qu’à ceux qui devaient accomplir quelques rudes pénitences; il les leur remettait en tout ou en partie, moyennant quelques contributions pécuniaires; c’est ainsi qu’il fit face à une dépense à laquelle n’eût pas suffi le trésor d’un prince. Toutefois, en 1182 seulement, le grand autel fut consacré par Henri, légat du saint-siége. Maurice fit aussi construire la maison épiscopale, mais la mort qui le surprit, en 1196, l’empêcha de voir la fin de ses travaux. Il mourut en laissant à ses successeurs le soin de les continuer.

On ne connaît pas précisément l’époque de l’entier achèvement de cette église, mais comme on y travaillait encore au quatorzième siècle, il est à supposer que ces travaux durèrent près de deux cents ans.

Je ne puis, mes enfants, me refuser au plaisir de vous redire les vers gravés sur une table de cuivre placée contre un des piliers, et qui consacre d’une façon assez singulière les dimensions de cet admirable édifice:

Si tu veux savoir comme est ample,

De Notre-Dame le grand temple,

Il y a, dans œuvre, pour le seur,

Dix-sept toises de hauteur,

Sur la largeur de vingt-quatre;

Et soixante-cinq, sans rabattre,

A de long; aux tours haut montées,

Trente-quatre sont bien comptées;

Le tout fondé sur pilotis,

Aussi vrai que je te le dis.

On doit encore à Maurice de Sully la fondation des abbayes d’Hérivaux, d’Hermières, de Saint-Antoine des-Champs, et la construction de deux ponts, l’un de pierres sur la Seine, l’autre sur la Marne.

Voici, mes chers et jeunes lecteurs, l’histoire d’un pauvre enfant, venu en mendiant de son village à Paris, qui mendiait encore à Paris, pour acquérir des sciences, et auquel l’espoir de conquérir un grand nom faisait supporter les rigueurs de l’étude; car, dans ce temps-là, les écoles n’étaient pas aussi bien instituées que de nos jours, et les écoliers d’alors n’avaient pas, tant s’en faut, toutes les douceurs des étudiants d’aujourd’hui.

ORIGINE DES FOURCHETTES.

Les Chinois font remonter l’époque du règne de leur premier roi Fohi au temps où nos livres saints fixent l’époque du déluge. Certes, voici un peuple qui a eu tout le temps d’inventer les fourchettes, et qui pourtant mange encore avec les doigts, ou avec de petits bâtons pointus fort mal commodes. Nous pouvons nous en étonner; mais Charles IX, ses fastueux courtisans, et la somptueuse Catherine de Médicis n’auraient pas eu le même droit, car ils prenaient encore les viandes avec la main, dans le plat ou dans l’écuelle, pour les porter à la bouche. Ce fut Henri III qui le premier se servit de fourchettes, dont au reste l’invention fut trouvée si utile que l’usage en fut bientôt répandu.

LES MARIONNETTES.

Je suis sûr que vous aimez tous, comme moi, les marionnettes. Quel est le bon Français, surtout s’il a le bonheur d’être Parisien, qui ne tressaille de plaisir en voyant Polichinelle et ses joyeux compagnons, cette éternelle providence des soldats et des bonnes d’enfants? Je vais donc vous raconter comment et par qui ce charmant spectacle fut introduit dans notre pays:

Parmi les charlatans et les marchands de toute espèce qui encombraient le Pont-Neuf au commencement du règne de Louis XIV, était un pauvre diable, dont la triste figure excitait la pitié des passants et les lazzis de ses confrères. Jean Brioché (c’était son nom) ne pouvait réussir à vendre le plus petit flacon d’essence, et jamais son enseigne, qui vantait son talent comme dentiste, ne lui avait attiré la confiance du bourgeois le plus crédule. Le soir, il fermait tristement sa petite boutique et il regagnait son misérable taudis de la rue Guénégaud, en espérant une recette pour le lendemain. Mais, hélas! chaque lendemain était semblable à la veille. Depuis dix ans, Brioché luttait avec courage contre la misère, mais on eût dit qu’un mauvais génie le poursuivait avec acharnement et se plaçait sans cesse entre lui et la fortune. Il avait fait tous les métiers, il avait parcouru le monde entier, et jamais le sort ne lui avait souri. Le pauvre homme, couché sur son grabat, songeait un soir à sa déplorable existence et se demandait, en se rappelant qu’il n’avait pas soupé, s’il ne ferait pas mieux de chercher, au fond de la Seine, un terme à son malheur, lorsqu’une idée subite lui traversa l’esprit. Il se frappa le front et poussant un cri de joie: «Je suis sauvé!» dit-il.

Huit jours après, la foule se précipitait dans une baraque, construite sur le terre-plain du Pont-Neuf, près de la statue du bon Henri. Ce spectacle était nouveau et singulièrement attrayant pour les Parisiens. C’étaient de petits acteurs en bois, habillés avec soin, qui dansaient et gesticulaient au moyen de fils invisibles, et qui représentaient des scènes improvisées. Brioché avait vu, en Italie, des théâtres en plein vent de Fantoccini, et il avait eu l’idée d’introduire en France ce genre de spectacle. Cette fois, son intelligence porta ses fruits. Les marionnettes, autorisées par M. le lieutenant de police, mirent en émoi toute la population parisienne, et leur habile directeur préleva chaque jour un fort impôt sur la curiosité du public. Il s’installa successivement aux boulevards, à la foire Saint-Germain, à la foire Saint-Laurent, au Château-Gaillard, petite masure qui se trouvait à l’extrémité du Pont-Neuf, vis-à-vis la rue Guénégaud; et partout il vit la foule accourir et remplir son escarcelle. En peu de temps, Brioché eut fait fortune, et c’était justice, n’est-ce pas? Il lui arriva seulement, quelques années après, une aventure grotesque, qui faillit interrompre brutalement le cours de sa prospérité.

Brioché, associé avec un musicien, nommé Voisin, s’était mis à parcourir les provinces, recueillant partout, suivant l’usage, des bravos et de l’argent. Alléchés par l’appât du gain, ils traversèrent la frontière et vinrent établir leur théâtre à Soleure, en Suisse. Les habitants se rendirent à l’appel du directeur; la recette fut énorme, le jour de la première représentation. La toile se lève, à la grande joie du public, et le spectacle commence. Mais Voisin, qui était à l’orchestre, s’aperçoit bientôt d’une grande agitation dans la foule: les visages deviennent pâles de frayeur, puis des cris d’indignation se font entendre de toutes parts. Enfin, les spectateurs se précipitent comme des forcenés sur l’orchestre, accablent le pauvre musicien de coups et d’injures, renversent le petit théâtre et, après avoir tout saccagé, ils emmènent auprès des magistrats, Brioché et son associé. Les bonnes gens, ne pouvant comprendre le mécanisme des marionnettes, avaient soupçonné de la sorcellerie sous jeu. On raconte le fait aux notables de la ville; ceux-ci, non moins crédules que leurs administrés, jugent le cas pendable; et l’arrêt allait être exécuté, lorsqu’il survint un défenseur à Brioché. Un capitaine recruteur des Gardes Françaises, nommé Dumont, qui se trouvait par hasard à Soleure, avait suivi la foule pour connaître la cause de cette émeute. Il reconnut la pâle figure de Brioché, dont il était le plus grand admirateur. N’écoutant que son dévouement, il se précipite vers le tribunal, plaide la cause du malheureux artiste et parvient enfin à faire comprendre, aux bons Suisses, les moyens peu magiques dont se servait son client pour mettre en action ses acteurs de bois. Brioché eut la vie sauve; les magistrats émerveillés l’invitèrent à dîner et l’engagèrent à continuer ses représentations. Mais Voisin et son collégue se trouvaient fort heureux d’en être quittes pour la peur; ils embrassèrent le brave et honnête Dumont, dont le nom mérite de passer à la postérité, et ils revinrent en toute hâte à Paris.

Brioché mourut riche et heureux, dans un âge avancé, il légua son théâtre à son fils Fanchon, qui fut le digne héritier de la gloire paternelle. Mais leurs nombreux successeurs ont fait oublier depuis longtemps à un public ingrat ces deux grands artistes.

MARIUS À MINTURNES.

Quand vous lirez l’histoire, vous entendrez souvent parler de grands capitaines qui ont remporté de nombreuses et éclatantes victoires, mais ne vous fiez pas à toutes ces renommées qui pourraient éblouir votre jeune imagination.

Bien que capitaine célèbre, Marius a accablé son pays de calamités. C’était un homme dur à lui-même, dur et cruel pour les autres. L’ambition fut l’unique mobile de ses actions.

De son temps, et sous son consulat, une nuée de barbares était venue du nord de l’Europe s’abattre sur les contrées fertiles de la Gaule et de l’Italie. Ces hommes, de mœurs rudes et sauvages, vivant sous un ciel âpre comme eux, cherchaient un climat plus doux, une terre plus féconde. Chaque année, ils s’expatriaient donc et descendaient du Nord vers le Midi.

Or, cette fois, Rome fut imminemment menacée de leur invasion. Il n’y avait qu’un homme capable de les repousser: c’était Marius. On le choisit; ils les vainquit, les détruisit en deux batailles. Mais Marius abusa de ces victoires, pour chercher à asservir à son tour sa patrie. Le sénat irrité le contraignit à fuir de Rome pour dérober sa tête au glaive de ceux qui avaient mission de le tuer. Marius était vieux alors; il eût été bien à plaindre, s’il avait été moins coupable.

Rempli de crainte, il voyait un assassin dans chaque personne qui l’abordait. Il ne se crut en sûreté que lorsqu’il se fut jeté dans une barque qui devait le conduire en Sicile. Mais la fortune qui l’avait d’abord tant favorisé, se tourna tout à coup contre lui et sembla se faire un jeu de le remettre aux mains de ses ennemis. D’abord, une furieuse tempête s’éleva dès qu’il fut embarqué; on eût dit que la mer voulait le rejeter de son sein, comme les hommes le repoussaient de leur société. Forcé de regagner la terre, il gravit péniblement au milieu des rochers, suivi d’un petit nombre de serviteurs qui ne l’avaient pas abandonné, parce que leur sort, bon ou mauvais, était attaché au sien. Nos fugitifs se trouvaient aux environs de Minturnes, petite ville de la Campanie (Terre de Labour), lorsqu’ils virent une troupe de cavaliers se diriger sur eux. Avant qu’on les atteignît, ils eurent le temps de se précipiter dans une barque, qui par bonheur se trouvait là. Mais bientôt, ces mêmes hommes qui avaient jusque-là suivi Marius, firent réflexion qu’ils s’attireraient toute la colère du sénat, si l’on venait à s’emparer d’eux. Or, sans lui faire part de leur intention, ils revinrent de nouveau à terre dès que les cavaliers eurent disparu; puis, profitant d’un instant où Marius s’était endormi, ils regagnèrent la pleine mer, sans lui laisser même un peu de nourriture pour se soutenir. Quand celui-ci se réveilla, son désespoir fut grand de se voir ainsi abandonné; mais il lui fallait fuir encore.

Il aperçut enfin une misérable cabane; il s’en approcha pour y demander un refuge. Dès que celui qui l’habitait l’eut aperçu, il s’écria: «Vous êtes Marius! voilà un mauvais jour pour moi, car vous êtes proscrit, et j’expose ma tête si je sauve la vôtre.

—As-tu oublié, lui répondit l’exilé, que je te conduisis souvent à la victoire? à ton tour, me conduirais-tu à la mort?

—Non, non, interrompit le paysan; ce n’est pas moi qui vous livrerai. Je vous offrirais bien un asile chez moi, mais on peut vous y surprendre; là, près de la rivière, il y a des roseaux longs et touffus, je vous y cacherai.»

A peine Marius était-il réfugié en cet abri, qu’il entendit le galop de plusieurs chevaux; et que, du fond de sa retraite, il reconnut ces mêmes cavaliers qui le poursuivaient avec tant d’acharnement; ceux-ci sommèrent, avec brutalité, le vieux paysan de leur livrer le proscrit. Marius craignit alors une trahison; hélas! il avait fait plus de mal que de bien, et il ne savait trop qui pouvait l’aimer. Ne se croyant donc pas assez caché, il s’avança vers le lit de la rivière, et demeura ainsi blotti au milieu des herbes et de la fange; mais il avait agité l’eau en marchant; un des cavaliers entendit ce bruit.—Vieillard, dit-il au paysan, tu nous as trompés: Marius est là; et il se dirigea vers le marais. Ce soldat eut bien de la peine à reconnaître l’infortuné Marius, tant la vase l’avait horriblement défiguré; mais celui-ci n’était pas homme à se renier lui-même:—Sois heureux, s’écrie-t-il, te voilà maître du vainqueur des Cimbres.

On chargea Marius de chaînes et on l’entraîna à Minturnes, où il fut jeté dans un cachot. Les magistrats s’assemblèrent, et comme le décret du sénat était formel, Marius fut condamné à mort; mais il fallait trouver quelqu’un pour exécuter la sentence, et nul ne voulait être le bourreau de Marius. Enfin on jeta les yeux sur un Cimbre esclave, l’un de ceux dont Marius avait tué les frères; cet esclave, pour venger d’un seul coup tout le mal que le vainqueur avait fait aux siens, s’offrit pour remplir cet office. Armé d’un sabre, il entra donc résolument dans le cachot humide et noir qui recélait sa victime; mais ce cachot n’était pas si noir pourtant que le Cimbre ne pût y voir briller deux yeux de feu. Au même instant, il entendit retentir une voix terrible qui lui cria: «Oserais-tu bien tuer Marius?»

Le Cimbre s’enfuit tout effrayé, en disant: «Non, jamais je ne pourrai tuer cet homme.» Et comme les magistrats avaient plus peur de Marius prisonnier que de Marius proscrit, ils lui ordonnèrent de quitter Minturnes, parce qu’on ne l’y voulait garder ni vivant ni mort.

Triste privilége que celui d’un homme qui pouvait inspirer, jusque dans les fers, un tel effroi à ses semblables!!

AU CLAIR DE LA LUNE.

Par une tiède journée du mois de mai 1647, un jeune garçon de quatorze ans environ, et de piètre apparence, se présenta au palais du Luxembourg, qu’habitait la duchesse de Montpensier, plus connue sous le nom de la grande Mademoiselle. Il demanda au Suisse à parler à M. Giraud, chef de cuisine de son Altesse, et sur l’indication qu’il reçut, il se dirigea vers les cuisines, où il trouva M. Giraud étendu dans un fauteuil et plongé dans une profonde méditation. Le brave homme pensait sans doute à quelque plat nouveau. Le bruit que fit l’étranger le tira de sa léthargie.

—Que veux-tu? lui dit-il, de ce ton de grand seigneur qu’affectaient alors les domestiques de bonne maison.

—Monsieur, dit celui-ci, lisez cette lettre, elle vous l’apprendra; et il la lui présenta en s’inclinant.

—Cette lettre, dit Giraud, après quelques instants, est de mon digne confrère chez M. le duc de Guise; elle me fait connaître que tu es venu de Florence, ta patrie, dans la suite de monseigneur, et que tu veux apprendre l’art de la cuisine. Peste! on pouvait t’adresser à plus mauvais maître; mais que sais-tu faire déjà?

—Monsieur, s’empressa de répondre Baptiste (c’était le prénom du jeune homme), je sais lire, écrire, chiffrer; je sais même un peu de musique.

—Véritable éducation de seigneur, c’est superbe cela, fit le chef; eh bien! Baptiste, ajouta-t-il d’une voix grave et importante, je t’admets parmi mes aides; c’est au feu que je te jugerai.»

Aussitôt il le ceignit du tablier, le coiffa de l’indispensable bonnet de coton, et l’installa dans son office. Dire que Baptiste se dévoua tout entier à l’étude de l’art culinaire, serait mentir, car une autre étude, plus attrayante, absorbait son attention; et si le brave M. Giraud eût eu, par prévision, la science de Gall, nul doute qu’il n’eût trouvé sur la tête de Baptiste le sentiment de la musique fortement développé.

En effet, dans les moments de loisir que lui laissait son service, le jeune marmiton cherchait, en frappant sur les casseroles de sa cuisine, à s’expliquer la corrélation des divers sons qu’il en tirait. D’autres fois, à l’aide d’un violon dont il jouait passablement, il composait de petits airs bien naïfs qui pourtant n’étaient pas dépourvus d’un certain tour d’originalité. Enfin, sur des paroles fort simples, dont on ne connaît pas l’origine, il fit un air de six notes, devenu un des plus populaires de France: nous voulons parler du fameux au clair de la lune. Paroles et musique, tout est facile à retenir dans ce couplet, aussi tous avons-nous été bercés par nos nourrices, au bruit de sa plaintive harmonie. Baptiste ajouta à sa mélodie des parties concertantes, et il en confia l’exécution aux petits marmitons, ses camarades. Il faisait beau alors le voir, au milieu de cette marmaille, le violon à la main, veillant avec ardeur à ce que chaque partie fût à propos et justement remplie. Tous lui obéissaient, car tous sentaient sa supériorité.

Un soir, entre autres, il fit répéter son air favori dans la cour du palais. A cette heure, mademoiselle de Montpensier, paresseusement enfoncée dans une molle et soyeuse ottomane, se laissait aller à un de ses rêves éternels de gloire. Tout à coup, le vent passant par une fenêtre entre-bâillée, lui apporta les notes d’un chœur exécuté par des voix fraîches et jeunes; elle trouva un charme indicible à écouter cette musique mélancolique qui la berçait doucement au milieu de ses pensées ambitieuses.

—Mademoiselle Stéphanie, dit-elle à une suivante, quel est cet air? je ne le connais pas, d’où nous vient-il?

—Madame, c’est sans doute la troupe du petit Baptiste qui fait ce tapage; je vais donner des ordres pour qu’on la chasse.

—Gardez-vous-en bien, dit vivement la duchesse; faites monter au contraire ce chanteur, je veux le voir.

Quelques minutes après, on introduisit dans l’appartement Baptiste qui tenait encore son violon à la main.

—Comment, c’est là le virtuose! Qui es-tu, mon enfant, et quel air chantais-tu tout à l’heure? lui demanda-t-elle avec douceur.

—Madame, je me nomme Baptiste Lulli..... c’est moi qui ai composé l’air que vous avez entendu, répondit-il en rougissant.

La voix de l’huissier annonça M. Lambert, maître de musique de la chapelle du roi.

—Vous arrivez fort à propos, M. Lambert, dit la duchesse enthousiasmée; je vous présente un jeune artiste que je viens de découvrir, par hasard, dans mes cuisines. Voyons, mon petit ami, jouez-nous sur le violon votre air du clair de la lune. Il le fit entendre aussitôt, ainsi que toute sa petite pacotille musicale.

—Baptiste, dit mademoiselle de Montpensier, de plus en plus charmée, de ce jour vous prendrez place parmi mes pages. Vous, M. Lambert, je vous confie ce jeune homme; entre vos mains, il deviendra un artiste distingué.

Ces prévisions se réalisèrent. Mademoiselle ayant été exilée, Baptiste la quitta pour prendre, dans la musique du roi, la direction des petits violons que Louis XIV venait d’ajouter, exprès pour lui, à la bande des vingt-quatre violons. De la musique d’église, des opéras et surtout des fugues firent de Lulli le premier compositeur de son temps. En 1672, il obtenait de Louis XIV le privilége de l’Opéra, exploité jusque-là par l’abbé Perrin.

Lulli avait composé pour Saint-Cyr l’air d’une cantate, dont madame de Brenon avait écrit les paroles et qui commençait ainsi:

Grand Dieu! sauvez le roi!

Grand Dieu! vengez le roi!

L’Allemand Haendel, venu en France après la mort de Lulli, visita la maison de Saint-Cyr; il fut frappé de la beauté de cette cantate qu’on exécuta devant lui, et il en prit de suite copie. Plus tard, il s’établit en Angleterre, et il ne craignit pas de l’offrir au roi George Ier comme étant de sa composition. Elle devint bientôt un chant national: c’est le célèbre God save the king.

Ainsi, lorsque Lulli mourut, en 1687, il avait doté, sans y penser, la France et l’Angleterre de deux airs nationaux; il avait conquis deux gloires pour une.


La sortie de l’École.

Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier.

Délicieux, d’honneur!

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LA SORTIE DE L’ÉCOLE,
OU
L’ESPIÈGLERIE.

Souvent ce qui ne paraît être d’abord qu’une étourderie de jeunesse, devient une faute grave dont les suites sont funestes et produisent le repentir. On doit toujours, lorsqu’on se livre à la gaîté du jeune âge, se dire entre camarades: «Amusons-nous! mais ayons soin d’être à l’abri de tout reproche. Un plaisir coupable se change bientôt en souffrance.»

Dans un village des environs de Paris était établie depuis longtemps une école mutuelle dirigée par un homme de mérite, qui joignait à son attachement pour ses élèves, la prudence et l’austérité nécessaires à les guider dans le chemin de la vertu.

Aussi M. Germont jouissait-il d’une véritable considération, et son institution devenait chaque jour plus recherchée et plus nombreuse: c’était la réunion presque générale de tous les enfants de dix à quatorze ans. Il savait avec autant d’art que de patience développer les premiers élans de leur intelligence, diriger leurs premiers penchants, tout en leur donnant les idées primitives de la religion, de la morale et de l’histoire. Tous les mutuels le chérissaient, l’honoraient comme un père, et les jeunes gens établis, qu’il avait instruits à son école, lui conservaient une reconnaissance et une affection dont il recevait chaque jour les preuves les plus flatteuses, les plus touchantes. Les cœurs qu’on a formés ressemblent à ces arbrisseaux que dirige un habile cultivateur et qui bientôt couvriront ses cheveux blancs d’un salutaire ombrage.

Tous les élèves du vénérable Germont ne formaient, pour ainsi dire, qu’une famille. Rien n’unit plus intimement les enfants que ces devoirs mutuellement remplis, que ces rivalités tour à tour satisfaites, que cette mise en commun de travaux et de progrès qui composent, pour ainsi dire, un domaine général dont chacun prend sa part; c’est un troupeau d’agneaux paissant l’herbe printanière et venant lécher la main du vieux berger qui les conduit. La paix et l’harmonie régnaient donc dans l’intérieur de l’institution Germont; mais sitôt que la cloche annonçait la fin de l’étude, les mouvements de chaque élève devenaient plus rapides, leurs yeux brillaient de ce désir de liberté si longtemps comprimée, et, la prière terminée, tous nos mutuels sortaient comme un torrent qui jaillit d’une roche escarpée, se livrant à tous les jeux, à toutes les espiègleries de leur âge.

Un soir du mois de juillet, le soleil répandait encore sa chaleur dévorante; ils aperçoivent une jeune villageoise de quatorze à quinze ans endormie à l’ombre d’un pan de mur de l’église du village, la tête appuyée sur un banc de pierre; ses vêtements annonçaient l’indigence: un vieux chapeau de paille couvrait sa tête, et sa figure, qu’inondait la sueur, était d’une expression remarquable:—«Je la reconnais, dit un des mutuels, nommé Félix, fils d’un charron, c’est Élisa Bernard, la fille d’un terrassier dont la femme possède une vache qui fournit du lait chez mon père, et qui toujours est excellent... Si nous y goûtions, ajouta-t-il en désignant le grand vase de grès à deux anses, couvert de fer-blanc, qui se trouvait auprès de la dormeuse.—J’y veux goûter aussi, dit un autre jeune espiègle en passant déjà sa langue sur ses lèvres; cela lui apprendra à s’endormir de la sorte au lieu d’aller distribuer son lait à ses pratiques.» En achevant ces mots, il s’avança sur la pointe du pied, découvrit doucement le vase, et s’emparant d’une mesure d’étain attachée à une anse par une ficelle, il la remplit de lait qu’il avala en disant à demi-voix: «Délicieux, d’honneur! c’est dommage qu’il soit chaud.» Félix prend à son tour la mesure d’étain, avec laquelle il fait la même libation que son camarade; et, à leur exemple, une douzaine de mutuels épuisent tour à tour le vase de la jeune laitière, toujours plongée dans un profond sommeil.

«Tenons-nous à l’écart, reprend aussitôt Félix, pour jouir de sa surprise à son réveil...—Oui, oui, lui répondent ses camarades; oh! que nous allons rire!» Ils se blottissent tous dans une ruelle qui conduit à l’école, et de là leurs regards se portent furtivement sur la jeune fille, qui bientôt cesse de dormir, se lève et prend à son bras le vase de lait pour aller le distribuer à ses pratiques, afin d’en recevoir le prix indispensable à l’existence de sa famille; mais elle s’aperçoit que le vase est d’une effrayante légèreté; surprise, tremblante, elle ôte le couvercle de fer-blanc et n’y trouve plus rien. Elle craint d’abord qu’en le posant à terre elle ne l’ait heurté contre un caillou qui aurait causé une fêlure au vase; mais, dans ce cas, le sol conserverait encore la trace du lait écoulé, et rien n’offre un pareil indice. Elle cherche en vain ce qui peut être la cause d’un événement aussi étrange; et nos mutuels de s’égayer entre eux de son embarras, de son incertitude. Enfin elle s’aperçoit que la mesure d’étain qui lui sert à distribuer sa marchandise, est imprégnée du liquide si étrangement disparu, et soudain elle s’écrie d’une voix déchirante et les yeux noyés de larmes: «On a bu mon lait! On m’a dérobé notre gain de la journée, le produit de notre vache devenue notre unique ressource, depuis que mon père s’est blessé à la jambe, et ne peut plus travailler. Que va-t-il dire quand je vais rentrer à la maison sans sa bouteille de vin qui le restaure? Il est si vif, si emporté! et ma pauvre mère qui attend le pain de quatre livres pour notre souper et notre nourriture du lendemain..... Oh! mon Dieu! mon Dieu! que vais-je devenir?... Si j’allais chez le boulanger et le marchand de vin leur raconter mon aventure, et les prier de m’avancer les provisions de la journée?... Oh! non; ils ne croiraient jamais que je me suis laissé prendre mon lait, là tout près de moi; cela donnerait des soupçons sur ma conduite; et puis mon père me blâmerait d’avoir osé prendre à crédit; il est pauvre, mon père; mais il a cette fierté d’un ancien militaire; il ne me le pardonnerait pas.... Mais que va-t-il manger à souper, lui qui a si grand besoin de reprendre des forces?... Que résoudre? que faire?.... Oh! mon Dieu! mon Dieu! que vais-je devenir?»

Ces plaintes douloureuses et ce profond désespoir firent bientôt cesser les ris sournois de nos mutuels; ils auraient voulu pouvoir restituer à la pauvre fille les vingt mesures de lait qu’ils avaient bues sans songer que c’était la ressource d’une honnête et pauvre famille. Ils se regardaient, les uns les autres, avec ce silence et cette confusion qui annoncent le trouble de l’âme. S’ils eussent eu sur eux quelque argent, quelque simple pièce de monnaie, ils se fussent cotisés pour offrir à la malheureuse Élisa le prix des six pintes de lait qu’ils avaient dérobées. Leurs parents, il est vrai, donnaient à la plupart d’entre eux deux sous, chaque jeudi, sur un bon de contentement que leur accordait leur vénérable instituteur; mais, le soir même, tout était dépensé en bâtons de sucre d’orge qu’on achetait chez la mère Michel, qui tenait dans le village une petite boutique d’épiceries.

Cependant les mutuels, toujours tapis dans la petite ruelle de l’école, aperçoivent la laitière qui, sa cruche vide sous le bras, et paraissant s’armer de courage et de résignation regagnait en pleurant l’humble demeure de ses parents. Ils la suivent des yeux avec un intérêt dont ils ne peuvent se défendre, et tiennent aussitôt conseil sur le parti qu’ils avaient à prendre. «D’abord», dit Félix avec l’élan du repentir et de la pitié, «nous ne souffrirons pas qu’un brave militaire blessé se passe de souper. Je vais tout conter à ma bonne mère, et je suis sûr d’avance qu’elle me donnera de quoi remplacer la bouteille de vin.—Et moi, reprit un des plus espiègles, confus et touché du désespoir de la jeune fille, je vais demander à mon oncle, le boulanger, un pain de quatre livres, en lui certifiant que c’est pour une bonne action; et je me joins à toi pour compléter le souper de ces pauvres gens que notre étourderie pouvait réduire à souffrir de la faim.—Mes amis, s’écria un troisième espiègle, faisons mieux, et réparons par nous-mêmes la faute que nous avons commise et dont je souffre autant que vous. Le vase de lait que nous avons vidé pouvait, si je ne me trompe, en contenir vingt mesures à deux sous: eh bien! prions nos parents, à qui nous confesserons tout franchement notre faute et notre repentir, de nous avancer à chacun notre semaine, et nous irons tous ensemble remettre au brave père d’Élisa les quarante sous dont nous lui avons fait tort. Cela vaudra mieux que de lui offrir un pain de quatre livres et une bouteille de vin: ce qui aurait l’air de lui faire la charité.»

Cette proposition fut adoptée à l’unanimité. Chaque mutuel se rendit à la hâte auprès de ses parents dont il reçut, par avance, les deux sous du jeudi, non sans quelques justes réprimandes sur le vol qu’ils avaient commis; et tous se réunissant à l’endroit même où le délit avait été commis, ils s’acheminèrent vers la demeure d’Élisa Bernard, située tout au haut du village.

Pendant ce temps-là qu’était devenue la jeune et intéressante laitière? Elle avait gagné l’entrée de son habitation, n’osant ou plutôt n’ayant pas la force d’y pénétrer, tant son pauvre cœur battait! Comment se présenter devant son père et sa mère sans les provisions d’usage? Enfin, tremblante et respirant à peine, elle s’avance les mains vides, et raconte avec franchise et vérité l’étrange et cruelle aventure dont elle est l’innocente victime. «Innocente!» s’écria le père de la malheureuse, avec la colère d’un ancien militaire: «Eh! pourquoi t’étais-tu endormie?—J’étais si lasse, mon père, et la chaleur était si forte!—Sais-tu bien que l’on condamne à mort la sentinelle qui s’endort? c’est toi seule qui es coupable.» En achevant ces mots, il veut donner un coup de béquille sur le dos de sa fille; il la frappe au front, au-dessus de l’œil gauche, et lui fait une entaille d’où le sang coule en abondance. Élisa tombe sur le carreau; sa mère effrayée la relève dans ses bras, en s’écriant: «Ma fille! ma pauvre enfant! elle est morte! elle est morte!—Non, non!» reprend Bernard, pâle de frayeur et s’accusant de son excès de brutalité. Il la soutient à son tour, malgré la faiblesse de sa jambe, et cherche à étancher le sang qui inonde le visage et les vêtements de son enfant. C’est à ce moment même que se présentent les mutuels pour restituer le prix du lait qu’ils avaient bu.

Oh! quels furent leur saisissement et leur surprise à l’aspect de ce tableau déchirant! La jeune fille sans mouvement et presque sans vie, dans les bras de sa mère, invoquant la miséricorde divine, et dans ceux de son père s’arrachant les cheveux de désespoir d’avoir fait couler le sang d’une aussi bonne, d’une aussi intéressante créature. Ils se jettent tous à genoux, en disant: «Sauvez la!... sauvez-la!... c’est nous seuls qui sommes coupables.» Ces cris, d’une expression pénétrante, tirèrent Élisa de son anéantissement. Elle reprit ses sens, et son premier soin fut de rassurer son père et sa mère, en leur disant avec une douceur admirable et l’expression la plus pénétrante: «Calmez-vous!... ce n’est rien... Calmez-vous, je vous en prie!» Le vieux soldat veut exprimer à sa fille son regret de l’avoir frappée; et, les yeux remplis de larmes, il réclame son pardon; mais à peine ce mot est-il sur ses lèvres, qu’Élisa les couvre des siennes, en disant qu’un père a tout pouvoir sur son enfant. S’adressant ensuite aux mutuels émus d’une scène aussi déchirante, elle leur dit: «J’accepte le prix du lait que vous m’avez dérobé, et j’ose croire que vous vous souviendrez de ce qui se passe sous vos yeux.—Oh! dit Félix, encore plus ému que tous ses camarades, c’est moi qui suis le plus coupable: c’est moi qui le premier ai conçu l’indigne pensée de boire votre lait sans songer à tout ce que pourrait produire une pareille faute. Le sang qui coule encore sur votre visage ne s’effacera jamais de mon souvenir.»

Cependant le jour touchait à sa fin, et rien n’était préparé pour le souper de la pauvre famille: Félix alors proposa aux mutuels d’aller, chacun chez ses parents, chercher de quoi réconforter ceux qu’ils avaient réduits au plus pressant besoin. «Je cours chez ma bonne mère, ajoute-t-il, et sous un quart d’heure, j’apporte ici une excellente soupe au lard.—Et moi deux vieilles bouteilles de Mâcon, dit un des complices.—Et moi, une oie rôtie, s’écrie le fils de l’aubergiste du village.—Et moi, trois gros pains de première qualité, ajouta le neveu du boulanger.» Enfin il n’est pas un seul complice qui n’offre à concourir, chacun selon ses moyens, à réparer le mal qu’avait produit leur coupable étourderie. «Eh bien! j’accepte vos offres, leur répond Bernard; mais c’est à condition que vous reviendrez tous faire avec nous le souper de la réconciliation. Allons que tout soit oublié!... excepté le coup que j’ai porté par mégarde sur le front de mon Élisa.» En achevant ces paroles, il la presse de nouveau dans ses bras, et pose ses lèvres tremblantes sur la blessure qu’il a faite, en disant d’une voix étouffée: «Verser le sang de l’ennemi, à la bonne heure... mais celui de son enfant!... oh! je ne me le pardonnerai jamais.»

Il prédisait la vérité, le vieux brave; jamais en effet, tant qu’il vécut, il ne put arrêter ses regards sur sa fille, sans éprouver un mouvement douloureux qui remuait ses entrailles paternelles. Les mutuels, de leur côté, furent en butte aux mordantes plaisanteries des uns, aux humiliantes qualifications des autres; on ne les désignait, dans tout le village et ses environs, que sous le surnom de buveurs de lait; et, lorsqu’ils rencontraient Élisa Bernard, devenue une des plus belles filles du canton, ils baissaient les yeux devant elle. La forte cicatrice qu’elle avait au-dessus de l’œil gauche leur causait une secrète souffrance que l’excellente fille cherchait à calmer par un sourire et par un serrement de main qui les humiliait plus encore... tant il est vrai qu’une faute grave que l’on croit expier, est comme une tache impure qui tombe sur un vêtement blanc d’où l’on s’efforce en vain de la faire disparaître; il y reste toujours une trace ineffaçable. Jeunes espiègles, qui lisez ce récit historique, ah! lorsque vous vous livrerez aux enivrantes folies de votre âge, rappelez-vous la Sortie de l’École, et ne faites jamais rien dont vous puissiez rougir un jour!


Le bon Landgrave.

Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier

Ayez pitié de moi!

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LE BON LANDGRAVE

I.

L’Allemagne, proprement dite, se divise en une multitude de principautés; quelques-unes d’elles n’ont pas l’étendue d’un de nos départements, souvent même d’un de nos arrondissements; ce qui n’empêche pas plusieurs de ces petits princes de s’allier souvent à des princesses des hautes puissances, par la raison qu’ils sont souverains eux-mêmes; et tous ces souverains, petits ou grands, sont unis par un lien commun qui leur donne un ensemble parfait de moyens et d’action.

Le landgrave de Hesse-Hombourg, dont je vais vous parler, s’était donc marié à la sœur de l’ancien roi d’Angleterre. Un jour, ce bon landgrave étant à table avec sa femme, s’entretenait, avec un plaisir infini, devant un de ses chambellans, de son aïeul, le fameux landgrave Jambe de bois. On voit encore l’image équestre de ce prince sculptée en relief au-dessus de la porte d’honneur du château de Hombourg. Les vitraux de la salle à manger étaient à l’intérieur ruisselants de buée, alors que des flocons de neige voltigeaient en dehors autour des fenêtres, comme un léger duvet agité par le vent. Il faisait un bien grand froid.

«Avec quelle bonté, interrompit tout à coup la femme du landgrave, le Créateur a-t-il pris soin de nous! Et pourtant nous nous montrons bien peu reconnaissants des bienfaits que nous envoie sa providence. Sans peines comme sans souffrances, jouissant de tout ce que nous pouvons désirer, nous n’avons jusqu’ici vécu dans notre château héréditaire qu’au sein de la paix et du bonheur; et tandis que le froid pénètre au fond des pauvres cabanes et y fait entrer la misère, nous sommes ici, nous, dans un appartement bien chaud, nous savourons des mets délicats. Ah! remercions, dans nos cœurs, le bon Dieu de toutes les faveurs dont il nous comble.»

Ceci dit, le landgrave et sa femme se levèrent de table, mais ils ne le firent pas sans bien remercier Dieu; puis le landgrave, secrètement ému des paroles touchantes qu’il venait d’entendre, se retourna du côté de son chambellan, et lui dit:

«Quelles sont les familles les plus pauvres et les plus honnêtes de ma principauté? vous devez les connaître; nomme-les-moi, pour que je leur distribue des secours.»

Le chambellan, fort honoré de cette marque de confiance, répondit: «Je suis heureux, mon seigneur, que vous daigniez m’interroger sur ce point, car je puis vous satisfaire. Au village de ***, dans la première cabane, végète, en la plus profonde misère, une famille intéressante; il y a là un bien digne homme, une brave femme, deux filles laborieuses de dix-huit et dix-neuf ans, et un fils âgé de dix ans. Si vous voulez faire une bonne œuvre, elle sera bien placée, je vous jure, d’autant plus que ce fils, qui donne de grandes espérances, désire vivement s’instruire pour être capable de soutenir un jour ses parents dans leur vieillesse.»

Le landgrave répliqua: «Votre avis me plaît; cependant je voudrais être bien sûr de l’honnêteté de cette famille, et particulièrement de celle du père.

—Monseigneur, reprit le chambellan, je réponds des vertus de cet homme; il est si bon, en vérité, qu’il se dépouillerait pour un autre plus pauvre que lui.

—Vraiment? s’écria le landgrave.

—Sur l’honneur! répondit le chambellan.

—Eh bien! je veux, reprit le prince, le soumettre à une épreuve. Promettez-moi seulement de garder le secret.

Le chambellan, après en avoir fait la promesse, salua et se retira.

II.

La chaîne si riche du Taunus, qui s’étend d’un côté jusqu’au Rhin et vient s’abaisser de l’autre au milieu des jardins si pittoresques du château de Hesse-Hombourg, offrait alors un aspect triste et désolé. Le Frieldberg et l’Altekœnig, ces deux rois de la montagne, montraient un front couvert de glace. Les forêts, qui partout montent et descendent avec les hauteurs et les vallons de cette contrée, ne présentaient plus à l’œil que l’éclat éblouissant du givre ou la sombre verdure des sapins. On entendait le croassement du corbeau, qui laissait, en frissonnant, tomber ses plumes noires sur la neige; les cerfs bramaient en perdant la riche parure de leur tête; les loups jetaient leurs hurlements à portée des habitations de l’homme. Il semblait que les ruines, pleines de souvenirs et de légendes, éparses çà et là sur les sommets et dans les profondeurs du Taunus, se recouvraient d’un voile plus mystérieux encore. Le vieux château de Hombourg, seul entre ces gothiques monuments, confondait de loin les teintes claires de ses murailles et de sa tour élancée avec les neiges qui s’amoncelaient dans ses cours, dans ses jardins, et jusques sur sa toiture.

Cependant un homme, enveloppé d’une redingote fourrée de peau de martre, un bâton noueux à la main, s’avançait par un chemin difficile et au milieu des bois, vers un des villages situés dans les escarpements de la montagne. Tout à coup il s’arrête, regarde autour de lui, écoute, car des gémissements venaient de frapper ses oreilles: «Peut-être, se dit-il, est-ce la voix d’un malheureux transi de froid.» Il écarte les branches du taillis voisin avec son bâton, et sur un amas de feuilles mortes, il aperçoit un vieillard qui, d’une voix déchirante, le prie de lui donner, pour l’amour de Dieu, un morceau de drap pour cacher les trous de son vêtement.

—Ayez pitié! s’écrie l’infortuné, ayez pitié d’un pauvre estropié qui a perdu ses jambes au siége de Kœnigstein du Taunus en 1814! oh! ayez pitié de moi! J’allais atteindre le prochain village, quand le froid m’a contraint de me jeter sur ce tas de feuilles. Puisse ma prière faire descendre sur vous et votre famille la bénédiction du ciel! Ayez pitié de moi, pour l’amour de Dieu!» Le passant regarda un moment le vieillard d’un air triste et compâtissant, puis il mit la main dans la poche de sa redingote, en tira une pièce de trois kreutzers (environ deux sous),—c’était tout ce qu’il possédait lui-même,—et la donna, les yeux humides de larmes, au pauvre homme qui tendait la main.

—Dieu vous assiste, dit-il! car Dieu sait que je n’ai à vous donner que cette pauvre pièce de monnaie, avec laquelle j’allais acheter du pain pour le souper de ma famille; je ne possède d’autre vêtement que celui que je porte. Adieu donc! et que le ciel vous aide; quant à moi, en vérité, je ne le puis.

Alors cet homme poursuivit sa route, mais d’un pas lent, car son cœur, ouvert à la compassion, battait avec la même violence, en effet, bien qu’il s’éloignât, les gémissements du vieillard continuaient de retentir à son oreille. A peine avait-il fait trente pas qu’il s’arrêta tout à coup, puis rebroussa chemin, se disant en lui-même: «Eh bien! soit; pour l’amour de celui qui a accompli le grand sacrifice de la croix, je me résignerai moi-même aux privations les plus dures.» Se rapprochant alors du vieillard, il se dépouilla de sa redingote: «Tenez, dit-il, enveloppez-vous de ceci, Dieu m’aidera peut-être à en avoir une autre, et quand même...» Sans achever sa pensée, il reprit son chemin.

III.

Dans la première chaumière du village qu’habite le digne homme dont avait parlé le chambellan du landgrave, perce, à travers le volet, la lueur vacillante d’une lampe.

Là, une mère et ses enfants, rangés autour d’une petite table, attendaient en silence et avec inquiétude le père de la famille. Celui-ci avait descendu la montagne pour aller consoler un ancien ami, tombé subitement malade.

Déjà la mère tourmentée sortait de la cabane pour prier un voisin d’envoyer son domestique au-devant de son mari, lorsque celui-ci entra sans redingote. La mère et les enfants voyant cela, chuchotèrent ensemble, disant: «Où le mari, où le père a-t-il donc mis sa redingote?» Pour lui, il raconta tout naïvement ce qui lui était arrivé; comment il l’avait donnée à un malheureux estropié, plus à plaindre que lui.—Est-il possible, s’écria la femme! donner une redingote que nous avons eu tant de peine à acheter.—Une redingote, ajoutèrent les filles, que nous avons cousue nous-mêmes.—Toujours, toujours donner, s’écrièrent mère et filles; mais tu finiras par te réduire à la mendicité! Être bon, c’est bien; nous aussi voulons être bonnes, mais une bonté sans bornes n’est plus de la bonté, c’est de la duperie.—Ce fut pourtant celle du Sauveur, se contenta d’abord de répondre le brave homme.» La mère et les enfants continuaient à se lamenter.

Après avoir attendu, plus d’une heure, la fin de tous ces reproches, le patient mari, l’indulgent père commanda enfin le silence, et dit alors d’une voix ferme et énergique: «Avez-vous entendu les paroles de saint Jean qu’on a citées au sermon de dimanche? Que celui qui a deux vêtements en donne un à celui qui n’en a point. Avez-vous également entendu ces autres paroles de notre divin Sauveur? Le bien que vous aurez fait au plus petit d’entre vos frères, je le regarderai comme fait à moi-même, et je vous le rendrai au centuple. Eh bien! si vous avez entendu ces paroles, nourrissez-en vos cœurs, et consolez-vous de ce que j’ai fait.»

Au même instant, on entend du bruit; quelqu’un avait frappé au volet. Le père ouvre et demande ce que veut celui qui a frappé. Alors un étranger tend, par la fenêtre qui s’était ouverte, un gros paquet, souhaite une bonne nuit et disparaît.

Ce paquet était à l’adresse du maître de la cabane. Celui-ci, secouant la tête, dit: «Je ne sais d’où cela peut venir.» Il ouvrit le paquet. Quel fut son étonnement! c’était une redingote de beau drap fin, garni d’une excellente fourrure de Russie. A côté, on lisait sur un billet: «Ceci pour le digne et généreux homme, en échange de la redingote qu’il a donnée au vieillard estropié.» Il y avait en outre quelques présents pour la mère et pour les filles, avec ces mots: «Aux mains laborieuses qui ont gagné et fait la redingote donnée au pauvre du chemin.» Au fond du paquet, il y avait mieux encore: un rouleau de Frédérics d’or avec une lettre cachetée qui contenait ce qui suit: «Nous avons appris que le fils du digne et généreux homme désire vivement s’instruire: qu’il se rende donc avec cette lettre et cet argent à l’université de Heidelberg; il y recevra tous les soins et l’instruction désirables. Qu’il se conduise bien, s’y fasse distinguer par de brillantes études, et un œil inconnu veillera sur lui.»

«Maintenant ma femme, et vous mes enfants, s’écria le brave homme, en pleurant de joie, êtes-vous satisfaits?» Aucune voix n’osait répondre, tant la honte et le bonheur paralysaient à la fois les facultés de tous ces pauvres gens. Le père sourit, puis il ajouta: «Nous ne connaissons pas notre bienfaiteur, et peut-être jamais ne pourrons-nous savoir son nom; n’importe: nous nous ferons un devoir sacré de prier, chaque matin et chaque soir, pour son bonheur dans ce monde et dans l’autre.»

Et, pour accomplir le vœu touchant de l’époux et du père, aussitôt toute la famille s’agenouilla avec lui et pria.

IV.

Cette scène pieuse avait eu lieu et s’était, chaque jour, renouvelée depuis sept années. Une nouvelle surprise devait mettre le comble au bonheur de l’homme charitable.

Son fils, grâce à la lettre mystérieuse en question, avait été fort bien accueilli à l’université de Heidelberg; au bout de quelques années, il avait fait de grands progrès dans les sciences, et n’avait cessé de bien mériter de ses maîtres; il venait enfin d’être nommé docteur; c’est ce dont le directeur de l’université avait pris soin d’informer le landgrave, en ajoutant que son protégé lui semblait digne et capable d’être le précepteur de l’héritier présomptif du souverain.

Ce jeune homme était alors de retour dans sa famille.

L’homme charitable du village de Hesse-Hombourg reçut avis de tout ce qui précède, et en même temps l’invitation de se rendre, avec son fils, au château de la petite ville de Hombourg. Le landgrave avait fait disposer les apprêts de la fête qu’il leur destinait.

Dès que le père et le fils furent arrivés, on les introduisit avec empressement dans le château; et soudain une musique militaire se fit entendre en leur honneur, et des soldats formèrent la haie autour d’eux. Une table avait été dressée dans le magnifique jardin du château du landgraviat de Hesse-Hombourg. Le père et le fils furent invités, par un chambellan, à s’asseoir aux deux côtés d’une place qui demeurait vacante. Mais bientôt parut un vieillard estropié, qui allait d’un convive à l’autre en demandant l’aumône. Lorsqu’il fut arrivé auprès du brave homme de la cabane, il se prit à dire d’un air radieux: «Me voici!... moi, le vieil estropié qui ai reçu la redingote!... Vous souvenez-vous?»

Alors jetant le masque qui cachait ses traits, l’inconnu se découvrit à l’assemblée, et vint prendre sa place à table, entre le père et le fils: c’était le bon landgrave! Alors il se mit à raconter, d’une voix attendrie, l’histoire que vous savez; puis, s’adressant au jeune homme: «Mon ami, c’est aux vertus de votre père que vous devez d’être appelé à l’honneur de devenir le précepteur du prince Gustave, mon héritier présomptif. Ayez toujours ce noble exemple devant les yeux; enseignez à mon neveu la charité, afin qu’il soit digne de me succéder un jour et de rendre mes sujets, qui sont tous mes enfants, aussi heureux que le lui permettra sa fortune.»

Mais ce n’est pas là le seul bienfait dont s’honore la vie du bon landgrave: j’ai ouï raconter cette touchante histoire dans la montagne du Taunus. Le prince Guillaume aimait ces délicieuses surprises, qui peignaient bien la noblesse et la générosité de son cœur. On cite de lui une foule de beaux traits semblables, comme celui-ci, par exemple: Une nuit, il alla lui-même furtivement ouvrir les portes de la tour blanche du château à de jeunes prisonniers, égarés par la fougue de l’âge, que la diète germanique avait envoyés de Francfort sous sa garde, et il leur dit: «Mes enfants, ne recommencez plus, vous finiriez par me faire renvoyer de mes États par une délibération de la diète;» puis il écrivit à la diète: «Ma foi, faites choix d’un meilleur geôlier, je ne m’y entends pas; mes prisonniers se sont envolés.»

JENNER
ou
LA DÉCOUVERTE DE LA VACCINE.

Dans ce bas monde, toujours le mal se trouve à côté du bien. Ainsi, la découverte du passage conduisant aux Indes, qui eut pour résultat de faire refluer en Europe les trésors et la civilisation de l’Orient, nous valut, à côté de ces dons magnifiques, un fléau bien funeste: la petite vérole.

Cette maladie affreuse se communique rapidement. Ainsi, qu’une personne qui n’a pas eu la petite vérole, loge dans une maison où il y a quelqu’un atteint de cette maladie, elle est assurée de la gagner. Qu’une mère soigne son enfant malade! si elle n’a pas payé déjà son tribut au fléau, dès le troisième jour les premiers symptômes se déclarent; elle est malade: les neuvième, treizième ou vingt-unième jours, on apprend qu’elle se relève toute défigurée de son lit de douleur, et le plus souvent qu’elle a succombé.

Puisque le mal se propage ainsi de l’un à l’autre, il semble qu’on pourrait s’y soustraire par la fuite et l’isolement. Vain espoir! le monstre circule invisible dans l’air le plus pur en apparence: il arrive sur un gai rayon de soleil printanier. Alors on éprouve des douleurs de tête, des maux de cœur; le frisson de la fièvre parcourt les membres, qu’il brise; la peau se couvre de taches rouges; ces taches deviennent de hideux boutons, remplis d’une matière corrosive. Partout où ils se posent, ils creusent dans la chair des multitudes de plaies dont les cicatrices ne s’effacent jamais. Les boutons qui attaquent les paupières, les ferment, souvent pour ne plus se rouvrir: sur le front, ils détruisent la racine des cheveux. C’était horrible à voir, horrible à souffrir! Et dire que tout, dans la nature, aidait à la contagion, tandis qu’il n’existait rien pour en préserver; qu’il fallait avoir la petite vérole une fois dans sa vie, car, si à force de soins on parvenait à reculer l’instant fatal, ce n’était que pour éprouver des transes continuelles: plus on avançait en âge, plus la maladie devenait dangereuse.

Ce fléau, tel que je vous le dépeins, mes enfants, désolait encore nos familles, il y a moins d’un demi-siècle. Cette époque vous paraît bien éloignée, à vous enfants qui entrez dans la vie: c’est à peine si vous pouvez vous figurer que le monde dure depuis si longtemps; mais nous, vos grand’mères, nous nous souvenons de ce passé si lointain. Nos parents nous ont dit dans quelles transes ils avaient vécu en ce temps où les mères, qui avaient de jolis enfants, n’osaient espérer de les conserver tels que Dieu les leur avait donnés; où le brillant jeune homme, orgueil de sa famille, atteint de ce mal, se relevait borgne ou bancal; où la belle jeune fille voyait sa peau si fraîche et si veloutée, horriblement couturée ou percée de petits trous nommés grêle. Être grêlé de la petite vérole était chose commune; c’était le moins qui pût arriver; car, je vous l’ai déjà dit, il n’était pas rare, si l’on guérissait, de demeurer estropié, aveugle, défiguré, sans cheveux, sans sourcils, etc.

Je vous entends d’ici vous écrier: mieux eût valu mourir! Les mères ne pensent point ainsi, quand il s’agit de leurs enfants: à tous risques, elles les soignaient, les sauvaient, et elles ne les aimaient que plus encore, lorsqu’ils restaient affligés de tant d’infirmités.

Les années où les ravages de la maladie se bornaient à ces accidents qui sont effrayants, étaient cependant nommées heureuses; en revanche, il y en avait de funestes; oh! alors la petite vérole était épidémique; tout ce qui n’avait pas payé son tribut, tremblait; on ne s’abordait que pour échanger des nouvelles de mort ou d’agonie. Les maisons de nos pères ressemblaient à celles des Égyptiens, quand Dieu irrité frappa ce malheureux pays de la dixième plaie. Chez nous aussi, on ne voyait que larmes, on n’entendait de tous côtés que cris de désespoir. Chaque famille avait une perte à déplorer; le deuil s’étendait sur les cités et sur les campagnes; la vieillesse, l’âge mûr, l’adolescence, tombaient sous la même faux; mais l’enfance, l’enfance surtout, était impitoyablement moissonnée. En France et en Angleterre, un tiers des enfants mourait avant sept ans; la mortalité était plus grande encore dans les pays chauds.

Durant deux siècles, cet horrible fléau sévit sans que l’on entreprît de le combattre. Les gens religieux le regardaient comme une punition divine infligée aux Européens, pour les actes de barbarie dont ils s’étaient rendus coupables envers les pauvres Indiens; enfin, par une raison ou par une autre, on s’était résigné à ce malheur; peu à peu on oublia que, pendant des siècles, l’Europe avait ignoré ce fléau; on s’habitua à regarder les maux apportés par la petite vérole, comme l’une des conséquences de notre passage sur la terre; et, ce qui vous semblera encore plus surprenant, c’est que le monde s’accoutuma si bien à compter une souffrance de plus, que le jour où Dieu, dans sa miséricorde, permit à l’intelligence humaine d’user des préservatifs qui existent contre cette contagion, l’homme auquel il daigna en révéler le secret, trouva d’acharnés contradicteurs; il fallut que les gouvernements plus éclairés contraignissent les populations à accepter ce bienfait.

Le docteur Edouard Jenner, cet homme généreux dont le nom doit être béni par toutes les mères, naquit en Angleterre, à Berkley, dans le comté de Gloucester, le 17 mai 1749; il y a de cela aujourd’hui quatre-vingt-onze ans. Sa naissance fut ignorée du monde et de son pays; elle causa même peu de sensation dans sa famille. Jenner avait un frère qui était de beaucoup son aîné; c’était le chef de la maison, le soutien naturel d’un nom qu’il aurait laissé inconnu. Étienne Jenner, le père du docteur, regarda donc avec indifférence la venue au monde de ce petit enfant; cet homme était cependant assez riche pour recevoir, sans crainte de voir beaucoup diminuer sa fortune, cet accroissement de famille. Ainsi donc, après avoir béni le petit Edouard, il le déposa dans son berceau, pensant que l’Angleterre comptait un cadet de plus qui, éloigné par les lois du partage des biens de la famille, lesquels appartiennent au fils aîné, s’ouvrirait une carrière honorable dans les arts, les sciences ou le commerce.

Edouard Jenner était à peine sorti de l’enfance, qu’il perdit son père; son frère aîné se chargea de sa première éducation, et lorsqu’il fut en âge d’entrer au collége, on l’envoya faire ses études dans celui d’Excester.

Le jeune Jenner avait une grande aptitude pour les sciences naturelles; ainsi que tous les esprits religieux, il était plus enclin à étudier les œuvres du Créateur que celles des hommes. Plus tard, sa vocation se manifestant décidément pour la pratique de la médecine, il quitta le collége d’Excester pour entrer, comme élève, chez Daniel Hudlow, célèbre chirurgien de Salisbury, où il étudia l’anatomie.

Les Anglais n’ayant point, comme nous, de grandes écoles entretenues par le gouvernement, où des professeurs instruisent gratuitement la jeunesse dans des cours publics, chaque docteur en renom a des élèves qui se forment, sous lui, à la pratique de son art. Le nombre des élèves est, pour les médecins anglais, un sujet d’orgueil, et l’occasion d’un accroissement considérable de fortune. Jenner, en sa qualité de cadet, devait chercher, dans sa profession, les éléments d’un établissement avantageux; d’ailleurs, il n’aurait pas eu ce stimulant, que l’amour de la science et le pressentiment des hautes destinées qui l’attendaient, auraient suffi pour le pousser à Londres; il s’y établit en 1770; il avait alors vingt et un ans.

En ce temps-là même, la Providence, touchée des misères des familles, avait donné un précurseur à la découverte qu’elle réservait à Jenner. Des voyageurs venus de l’Inde, foyer de la contagion, racontaient, en Europe, que, dans l’Inde, on savait se préserver de la malignité de la petite vérole en se l’inoculant. La petite vérole, ainsi inoculée dans un temps favorable, sur un sujet préparé à la recevoir, est bénigne: ne trouvant point de complice dans l’inflammation du sang, dans l’âcreté des humeurs, ou les dispositions atmosphériques, elle ne tue point, elle ne laisse pas après elle ces horribles stigmates, ces infirmités qui faisaient parfois regretter d’avoir survécu. Certes, la découverte était belle; le monde civilisé l’accueillit avec transport; le bandeau qui couvrait les yeux des savants, se souleva. Après avoir souffert pendant deux siècles les ravages de la petite vérole, on s’apprêta enfin à lui résister; c’était beaucoup, mais ce n’était pas assez. L’inoculation était une maladie légère à la vérité, mais c’était une maladie dont la cure dépendait de l’habileté du médecin qui la traitait, et que de longtemps encore on ne pouvait introduire dans les villages et chez les pauvres gens des villes; en un mot, c’était toujours la petite vérole; on ne faisait que capituler avec l’ennemi, et c’était sa destruction que Dieu ordonnait; les esprits ne s’arrêtèrent donc pas à l’inoculation.

En France, un médecin protestant, nommé Rabaut, frère de Rabaut de Saint-Étienne, observa que les individus chargés de traire les vaches, et qui, dans cette occupation, avaient les mains attaquées de pustules, nommées vaccins, dont le pis de ces animaux est souvent atteint, se trouvaient préservés de la petite vérole; qu’ils pouvaient impunément demeurer dans les lieux où l’épidémie sévissait avec le plus de violence, habiter la même chambre que les malades, leur prodiguer les soins les plus assidus, sans que l’infection de l’air, la cohabitation, le toucher, ces agents si prompts et si terribles des influences pestilentielles, leur communiquassent le moindre mal.

Rabaut fit part de ses observations à ses confrères les médecins; on ne l’écouta pas, le siècle était engoué de l’inoculation; il ne voulait pas comprendre que l’on pût aller au delà. Ainsi notre patrie perdit la gloire de cette découverte: ce n’est pas la seule qui, née dans le sein de notre société, ait été délaissée par elle, et serait perdue si l’étranger ne l’avait recueillie.

Jenner, attentif à tous les progrès de la science, entendit parler des observations de Rabaut. Selon le savant français, il existait un préservatif contre la petite vérole; et ce préservatif était l’inoculation du vaccin. Puisque la Providence avait placé le remède à côté du mal, la petite vérole pouvait être détruite; l’Eternel le permettait; il était du devoir d’un chrétien de le tenter. Jenner voulut encore affermir sa foi, ou plutôt se justifier aux yeux de ses confrères, par de nombreuses expériences et de minutieuses recherches qu’il consigna dans plusieurs ouvrages qu’il publia sur la vaccine; mais, à sa grande surprise, les médecins anglais accueillirent froidement cette belle découverte; ils étaient, aussi bien que leurs confrères de France, sous le charme de l’inoculation; elle leur suffisait, ils se refusaient à croire que l’on pût rien trouver de plus beau. «Jenner était un esprit inquiet, un ambitieux jaloux de la gloire acquise avant lui, un imprudent qui voulait abandonner le certain pour l’incertain. Comment croire en effet qu’il existât un préservatif contre la petite vérole, et que, pendant deux siècles, il eût échappé à toutes les observations?» Ainsi parlaient les médecins et les gens qui se piquaient de réfléchir. Ensuite, il faut bien le dire, quoique ce ne soit pas à la louange de l’espèce humaine, la petite vérole avait ses partisans! Beaucoup de médecins lui devaient une partie de leur fortune et de leur réputation; ils ne voulaient pas admettre qu’il fût possible de la faire disparaître sans danger, et cela par une opération prompte, et susceptible de ne causer qu’une légère indisposition au sujet le plus délicat, à l’enfant nouveau-né par exemple.

Jenner combattit, par ses écrits, les opinions contraires à la sienne; il croyait qu’il lui suffisait de donner une grande publicité à sa doctrine, pour en assurer le triomphe. A sa grande et douloureuse surprise, le vulgaire se montra encore plus rebelle que les savants. Le peuple, et surtout le peuple des campagnes qui avait le plus à souffrir des atteintes de la petite vérole, s’opposait à la vaccine avec un entêtement inexplicable.

En vain Jenner leur mit sous les yeux le tableau effrayant des ravages qu’exerçait cette maladie cruelle, alors même que la mort n’en était pas le résultat le plus ordinaire; d’un autre côté, il leur démontrait que toute son opération consistait en une simple piqûre d’épingle, suivie de l’irruption d’un seul bouton. Eh bien! on ne l’écoutait pas, on riait, on haussait les épaules. En France, on l’aurait chansonné, joué sur le théâtre. En Angleterre, on fit des caricatures grossières, injurieuses, où le bienfaiteur de l’humanité était représenté comme un ignoble charlatan.

Jenner consuma vingt années de sa vie dans cette lutte sans résultat. Irrité enfin de tant d’aveuglement et d’injustice, il en vint à ne vouloir plus soigner les malades attaqués de la petite vérole; leur vue lui causait une irritation qui allait jusqu’à l’emportement. Rencontrait-il dans la rue de pauvres petits enfants dont la peau était empreinte des traces récentes de l’irruption, il s’enfuyait, ou sinon, s’il s’arrêtait, c’était pour maudire la barbare stupidité des parents de ces innocentes créatures.

Un soir, le docteur Jenner rentrait chez lui, harassé de fatigue; son valet de chambre lui dit qu’une femme était là, chez lui, avec son enfant, et l’attendait depuis deux heures.

—Que voulez-vous, madame? dit brusquement le docteur en entrant dans son cabinet.

—Monsieur, ayez pitié de moi, je suis la femme d’un pauvre ouvrier; j’ai déjà perdu mon père et ma mère de la petite vérole. Moi-même, voyez comme elle m’a traitée: je n’ai plus figure humaine; et voilà, pour comble de malheur, trois de mes fils qui se meurent de cette maladie!

—Que m’importe? reprend le docteur avec colère; je ne soigne plus la petite vérole.

—Oui, mais celui-ci ne l’a pas encore, répliqua la pauvre femme en poussant devant Jenner un petit enfant de deux ans.

—Comment!

—Que je conserve au moins un enfant, que je le conserve bien portant, et vous serez une seconde Providence pour moi, monsieur le docteur.

—Enfin, les mères me comprennent donc! la vaccine est sauvée!» s’écrie Jenner en asseyant l’enfant sur ses genoux. D’une main légère, il lui fait au bras une petite incision dans laquelle il introduit le vaccin; le petit garçon, pendant ce temps, jouait avec la chaîne de montre du docteur, et il ne versa pas une larme.

—Voilà qui est fini, ma bonne dame; dans trois jours, vous pourrez venir reprendre votre petit garçon et l’emmener chez vous; je vous jure, sur l’honneur, qu’il n’aura jamais la petite vérole.»

Ainsi que Jenner l’avait pressenti, son temps d’épreuves touchait à son terme; le cœur des mères, plus clairvoyant que la science des hommes, comprit le premier sa doctrine. Chaque jour, on lui amenait de jeunes enfants; ils les vaccinait et les exposait ensuite aux miasmes pestilentiels de la petite vérole; il prouvait ainsi, sans réplique, l’excellence de la vaccine et sa supériorité sur l’inoculation.

Au commencement de ce siècle, le monde entier devint attentif à ces expériences. Trois génies supérieurs: Catherine II en Russie, Jefferson en Amérique, Napoléon en France, admirent la vaccine dans leurs Etats. Napoléon Bonaparte, qui était alors premier consul de la république française, prit les mesures les plus énergiques pour contraindre le peuple à la mettre en pratique. Hélas! oui: non-seulement nos savants refusèrent d’écouter Jenner, mais il fallut contraindre les pères à sauver leurs enfants; encore même aujourd’hui, après une expérience de quarante années, si les autorités se relâchaient de leur sévérité ou de leur bienfaisance, si l’on recevait les enfants non vaccinés dans les asiles, dans les écoles, dans les ateliers, si on cessait de les vacciner gratuitement, l’horrible fléau, presque oublié de la génération présente, s’emparerait de nouveau du sol de la France, où il se montre parfois encore.

Malgré les dénégations de quelques esprits entêtés, l’Angleterre reconnut et honora le génie du docteur Jenner. Le bienfait accepté, la fière Albion voulut s’acquitter envers le bienfaiteur. Les médecins de Londres expièrent, les premiers, leur mauvaise volonté en faisant frapper une médaille en son honneur. Le parlement anglais vota au docteur Jenner cent mille livres sterling (2,500,000 fr.), à titre de récompense nationale. Le lord-maire et les aldermen de la cité de Londres lui envoyèrent le diplôme des droits de franchise, dans une superbe boîte enrichie de diamants.

Edouard Jenner, ainsi comblé d’honneurs et de richesses, put enfin contempler, avec une indicible jouissance, les immenses résultats de sa belle découverte. Il vit désormais les dames anglaises étaler avec complaisance les trésors de leurs teints si purs et si éclatants; il sut que, grâce à la vaccine, la population de l’Europe s’était sensiblement accrue, malgré les ravages d’une guerre presque continuelle. Enfin, quand il mourut, en 1823, à l’âge de soixante-quatorze ans, une nouvelle génération s’était élevée, affranchie de l’horrible fléau de la petite vérole; elle pouvait attester combien les paisibles conquêtes de la science sont préférables aux brillantes, mais éphémères, conquêtes faites par la gloire.

Habituez-vous donc, enfants, à connaître, à estimer, à bénir les humbles bienfaiteurs de l’humanité qui, de même que Jenner, ont doté leur patrie, et souvent le monde entier, d’utiles découvertes.


Simon Bernard.

Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier.

Bernard seul est prisonnier.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


SIMON BERNARD.

—Hohé! hohé! Simon... hohé! Entends-tu, Simon? Ouvre donc, Simon!...

Ainsi criaient en frappant à coups redoublés à la petite porte verte d’une maisonnette de la ville de Dôle, une troupe de jeunes garçons dont le plus âgé avait à peine une dizaine d’années.

L’auvent de la fenêtre s’ouvrit, une figure rose et rebondie mordant avec appétit dans une large tartine de fromage blanc, leur demanda à qui ils en avaient.

—Eh parbleu! à toi; nous venons te chercher pour venir avec nous.

—Je ne peux pas, mon père et ma mère sont à Vêpres.

—C’est justement pour cela.

—Hé! non, ils m’ont fait promettre de garder la maison et d’aller ensuite les rejoindre au Salut.

—Il s’agit bien de salut! viens avec nous.

—Où allez-vous donc?

—Viens, viens, tu le sauras.

—Je vous dis que j’ai promis à ma mère de ne sortir que pour aller à l’église.

—Nous aussi, nous y allons à l’église, mais c’est d’un drôle de côté...

—Enfin vous m’expliquerez?...

—Eh bien, dit le meneur de la troupe, nous allons chercher notre goûter dans le jardin des pères capucins.

—Votre goûter! ils veulent donc vous donner...

—Oh! pas si bêtes, les vilains avares! ils gardent tout pour eux, et tandis que nous mangeons notre pain sec, les espaliers de leur jardin plient sous le poids des plus beaux fruits... des poires grosses comme les deux poings! des abricots qui fondent dans la bouche comme du miel!...

—Il paraît que vous les connaissez déjà, dit Simon en riant.

—Si tu veux venir, tu feras aussi connaissance avec eux.

—Mais ces fruits ne vous appartiennent pas, et c’est mal de prendre le bien d’autrui...

—En voilà t’y un de Nicodème! comme si prendre des fruits c’était voler?

—Oui, ma mère m’a dit que c’était un grand péché, et je ne veux pas vous suivre.

—C’est bien aisé de faire de la morale quand on a du beurre et du fromage à discrétion, répliqua un autre en lorgnant la tartine de Simon; mais nous qui n’avons que du pain sec...

—C’est vrai, dit Simon; eh bien! si vous voulez renoncer à ce que vous alliez faire, voilà le reste de mon fromage, vous le partagerez.

—Est-il bête! il n’y en a pas pour deux, et nous sommes six! Oh! les espaliers des pères sont bien mieux notre affaire. Allons, allons, tu ne veux pas venir? une fois?... deux fois?

—Non; je vous le répète, c’est mal, très-mal!

—Si tu voyais ce beau jardin! dit un troisième.

—Et puis, ajouta un quatrième, nous montons là comme à l’assaut par le mur de la petite ruelle; c’est diablement difficile! Bastien, l’autre jour, est tombé deux fois; Claude y a laissé la moitié de sa veste, et Jules a déchiré toute sa culotte! il a été bien grondé par sa mère, qui voulait savoir comment ça lui était arrivé, mais bernique! il n’a rien dit. C’est si amusant! au moindre bruit nous dégringolons tous comme des capucins de cartes, et puis nous revenons comme de plus belle. Le premier monté a la poire d’honneur et le bouquet à son chapeau! C’est toujours Lucien qui a le pompon. Allons, veux-tu venir? aujourd’hui nous avons beau jeu, c’est fête; les Vêpres seront longues, avec ça que c’est le vieux père prieur qui fait le sermon, et Dieu sait qu’il n’en finit jamais... nous avons le temps de faire une belle campagne!

Simon, un peu ébranlé par les charmes de ce tableau, répondit encore, mais en soupirant, que c’était mal et qu’il ne voulait pas aller avec eux.

L’orateur de la troupe haussa les épaules.

—Sais-tu bien, dit-il, que ta mère fera de toi une véritable fille? il ne te manque que des jupons.

—Eh! ne voyez-vous pas, vous autres, qu’il a peur! reprit celui qui avait parlé de monter à l’assaut; laissons-le, c’est un capon...

A ce mot, les joues roses de Bernard devinrent cramoisies, il lança sa tartine à la figure de l’insolent, et ce projectile d’une nouvelle nature marqua sa place par une couche blanche qui excita l’hilarité générale. Simon en deux temps avait fermé les volets de la fenêtre, ouvert la porte, et se trouvait d’un air fier en face de l’agresseur qui essuyait son visage.

—Ah! tu as dit que j’avais peur! eh bien marchons!!! Et de l’air d’un général d’armée, Simon s’était mis en tête de la colonne, et les autres le suivaient en agitant leurs bonnets et criant:—Hohé, hohé..., à l’assaut, hohé! hohé!

Arrivée à la ruelle qui longeait le jardin des religieux, la petite troupe était devenue silencieuse; Simon s’élançant le premier à la muraille, tous le suivent, et là commence un véritable assaut. Le mur assez vieux ne résistait guère à leurs efforts, et les pierres et le mortier, en se détachant, entraînaient la chute de l’audacieux qui se risquait sur la brèche. Trois fois Simon roula jusqu’à terre, mais, animé par ce mot de capon qui lui tenait au cœur et résonnait encore à son oreille, il voulait arriver le premier; bientôt il est au haut du mur, et en deux temps le voilà dans le jardin. Ses camarades, excités par son audace, veulent l’imiter; plusieurs étaient déjà parvenus au sommet du mur; un d’eux même commençant activement sa récolte, s’écrie:

—Eh! Simon, à toi ces belles poires! tends-moi ta blouse, car je ne sais plus où les mettre... vite donc... ou ma foi, gare à ton nez!...

En disant ces mots, il jette les fruits; et Simon, pour ne pas les recevoir par le visage, avait tendu sa blouse.

Il la tenait encore, lorsque deux religieux qui se trouvaient en embuscade derrière une charmille pour surprendre les voleurs, tombent à l’improviste sur Simon et le tirent rudement par l’oreille, au moment qu’il faisait des signes à ses camarades. Un cri de douleur avertit ceux-ci du danger; ils ne demandent pas leur reste, et reprenant la route par laquelle ils sont arrivés, la petite troupe s’enfuit à toutes jambes.

Conduit dans la grande salle du couvent, Simon y resta enfermé et gardé jusqu’après Vêpres. Alors les révérends pères lui firent subir un sévère interrogatoire. Simon aurait pu, en racontant ce qui s’était passé, atténuer beaucoup sa faute, mais il fallait charger ses camarades, il aima mieux se taire. On lui demanda le nom de ses complices, il ne le dit pas davantage; et les religieux, pour le punir de ce qu’ils regardaient comme une blâmable obstination, l’enfermèrent dans une cave du couvent, où ils le laissèrent plusieurs jours, ne lui donnant pour nourriture que du pain et de l’eau.

Simon eut le temps de faire de sérieuses réflexions sur les dangers de la mauvaise compagnie; il avait l’esprit trop juste pour ne pas comprendre que, s’il n’était pas aussi coupable qu’il le paraissait, au moins toutes les apparences étaient contre lui.

Un des jeunes religieux que sa figure avait intéressé vint le voir dans sa prison; il essaya d’abord avec douceur de renouveler l’interrogatoire; au premier mot, Simon lui dit:

—Tenez, mon père, je voudrais pouvoir vous répondre, mais ce serait doubler ma faute; j’ai payé pour mes camarades, ne me demandez donc pas leur nom, car je ne le dirai jamais.

Le religieux, applaudissant en secret au silence du jeune homme, s’informa dans la ville de ce qu’il était. Il apprit qu’il appartenait à de simples artisans, mais vertueux et honnêtes, qui, n’ayant pas le moyen de procurer de l’instruction à leur enfant, lui avaient au moins donné force bons exemples. Il apprit encore, par les indiscrétions des jeunes étourdis faisant partie de l’expédition malencontreuse, que c’était moins la gourmandise qui avait entraîné le coupable, que la crainte de passer pour un poltron.

Le jeune religieux rapporta ces renseignements au couvent, et bientôt il fit cesser la captivité de Simon.

Se montrant aussi indulgents qu’ils avaient été sévères, les bons moines signèrent leur paix avec l’enfant; ils lui firent comprendre les conséquences de la faute qu’il avait commise, et les réponses de Simon leur révélèrent une âme droite et élevée à laquelle il ne manquait que les lumières de l’instruction: il les lui proposèrent; Simon reçut cette offre avec une si vive reconnaissance, que les bons pères n’eurent pas de peine à démêler en lui de grandes dispositions à l’étude des sciences.

Tout enfant qu’il était, le sentiment de la justice dominait tous les autres dans l’âme de Simon. Rentré en grâce auprès des bons moines, il oublia bien vite le châtiment d’une faute que sa conscience lui avait d’ailleurs reprochée, pour saisir avidement l’occasion de s’instruire qu’on lui offrait avec tant de bonté. Les religieux lui donnèrent des livres, y joignirent des leçons, et Simon vit s’ouvrir devant lui un monde nouveau, où chaque jour était marqué par une découverte intéressante. Le couvent était devenu le but secret de ses nombreuses visites, non plus cette fois pour dérober des poires et des abricots, mais pour y recueillir le fruit des travaux d’hommes savants et studieux.

Simon fit quelque temps un mystère à ses parents de ses nouvelles études; cependant son père finit par en être instruit, et devint fier des heureuses dispositions d’un fils dont l’activité d’esprit l’avait d’abord inquiété.

Alors vivait à Dôle un prêtre fort savant, aimant la jeunesse et sachant se faire aimer d’elle; l’abbé Jantès voulut connaître cet enfant dont il entendait sans cesse faire l’éloge, il le vit et s’attacha tellement à lui, qu’il ne s’en sépara bientôt plus: il le dirigeait dans ses travaux, s’appliquait à former son cœur en développant les heureux germes que Dieu y avait placés.

Simon avait à peine quatorze ans, lorsque, grâce aux soins de l’abbé Jantès (bien secondé, il est vrai, par le travail assidu et consciencieux du jeune homme), il soutint, au collége de Dôle un examen sur les mathématiques, la physique et la chimie. Il répondit avec tant de succès et montra tant d’intelligence, que le bon abbé Jantès résolut de le faire entrer à l’école centrale des travaux publics, qui depuis s’appela l’école polytechnique, et il le conduisit à Dijon pour le faire concourir.

Si le moral du jeune Simon était développé bien plus qu’on ne pouvait l’attendre de son âge, son physique l’était fort peu en comparaison; il paraissait beaucoup plus jeune qu’il ne l’était en effet. Qu’on se figure de quel trouble il fut saisi lorsqu’il entendit l’examinateur s’étonner de ce qu’un enfant osât entrer en lice avec l’élite de la jeunesse! Cependant cet enfant sortit victorieux de l’épreuve. L’examinateur surpris, confondu, eut beau redoubler et retourner ses questions, accumuler les difficultés, Simon répondit avec justesse aux unes, surmonta les autres, et fut rangé parmi les premiers de la liste.

Ce moment de triomphe le paya amplement du travail opiniâtre auquel il s’était assujetti. Mais une plus douce récompense l’attendait à son retour dans sa ville natale: c’était la vive satisfaction de son père et de sa mère.

Attendant avec anxiété le résultat de l’épreuve que Simon venait de subir, ils étaient allés au-devant de lui à quelques lieues de la ville. Tous deux marchaient en silence, absorbés dans la même pensée, lorsque la mère s’arrête; sous le prétexte qu’elle est fatiguée, elle prie son mari de poursuivre sa route, et s’assoit au pied d’un arbre, sur le bord du chemin. Pauvre mère! Dieu seul avait entendu les ferventes prières qu’elle n’avait cessé de lui adresser pour son cher enfant, et, dans ce moment, sur le point de savoir si Dieu l’avait exaucée, elle préférait l’incertitude à la nouvelle qui serait venue détruire son espoir.

Bientôt ses yeux de mère ont reconnu Simon, de loin, sur la route; mais sa vue se trouble: au travers du nuage de larmes qui vient l’obscurcir, elle ne peut voir l’expression radieuse de la figure de son fils; ses oreilles qui tintent, n’apportent pas jusqu’à elle les exclamations du bon abbé Jantès, les actions de grâces du père; succombant à sa trop vive émotion, elle s’évanouit en murmurant encore une prière.

—Mère!... bonne mère! m’entendez-vous?... c’est votre fils!... serrez-le donc dans vos bras; regardez-le, bonne mère; il a réussi, votre Simon, il a réussi!... Oh! dites que vous êtes contente!...

El la pauvre mère, pressée dans les bras de Simon, rappelée à la vie par ses douces paroles, souriait au travers de ses larmes, et elle retrouvait des forces pour serrer contre son cœur son enfant bien-aimé.

Le temps était venu pour Simon d’aller occuper, à Paris, la place qu’il avait conquise par son travail. A mesure que ce moment approchait, les rêves du jeune homme sur son avenir, sur le bonheur qu’il espérait procurer à sa famille, prenaient une teinte plus sombre; enfin il lui fallut partir! et il eut besoin de tout son courage pour se dérober aux étreintes de sa bonne mère, de son excellent père, et de son bon ami Jantès, qui voulait lui donner l’exemple de la force d’âme, et cependant pleurait comme les autres en se séparant de son élève chéri.

Simon s’était arraché de leurs bras, après avoir recueilli leurs tendres bénédictions, et le voilà sur la route de Paris, au milieu de l’hiver le plus rigoureux, le sac sur le dos, un bâton ferré à la main, accompagné seulement des prières de sa bonne mère, et muni d’une lettre que le bon abbé Jantès écrivait au célèbre géomètre Lagrange, pour lui recommander son protégé.

Paris était sombre et triste comme il l’est toujours au mois de décembre; une neige épaisse, mêlée de givre, tombait à gros flocons, et, chassée par un vent aigre et violent qui la faisait tournoyer dans les airs, elle allait fouetter les vitres du quai de la Ferraille.

Dans une des nombreuses boutiques de quincaillerie qui bordaient ce quai, une grosse femme, au teint bourgeonné, aux bras courts, aux mains bouffies et rouges, allait et venait dans sa boutique d’un air de mauvaise humeur, tandis qu’un épais garçon de quinze ans s’empressait autour d’elle avec lenteur et gaucherie.

—Allons donc, Clampin! (c’était son nom, et il convenait admirablement au personnage!) vous avez l’air de dormir!... Et ce paquet de clous, que fait-il là, sur ce comptoir?... Maladroit! comme vous les enveloppez... ne voyez-vous pas qu’ils vont tomber.... bon, les voilà par terre!...

Et avant que le lourd garçon se fût baissé pour ramasser les clous, il avait reçu, sur sa joue ronde et violetée par le froid, un énorme et bruyant soufflet qui, comme il le disait plus tard, lui avait fait voir trente-six chandelles.

D’une main tenant sa joue endolorie, de l’autre, Clampin ramassait les clous, non sans pleurer et grogner.

—Je vous conseille de vous plaindre, gros lourdeau, qui ne faites rien qui vaille! Hier encore vous m’avez cassé deux carreaux; l’autre jour vous avez bosselé deux beaux marabouts; enfin, vous avez tordu jusqu’au manche d’une poêle; c’est bien le cas de dire que vous êtes un brise-fer!... Allons! il a laissé à terre la moitié des clous... mais regardez donc ce que vous faites! le paquet va encore crever de ce côté... Quand je le disais, voilà le papier déchiré!...

Et l’autre joue de Clampin avait reçu un nouveau soufflet qui ne laissait rien à désirer au premier.

Pour le coup, Clampin laisse le paquet et se précipite vers la porte en hurlant comme un veau. La grosse femme arrive à temps pour l’empêcher de tourner le bouton.

—Où va-t-il, ce fainéant?

—Hum!... hum! je m’en va cheux nous, puisque vous me battez; je ne veux plus rester ici...

—Ah! tu veux t’en aller! eh bien, tu me rendras ta veste... une belle veste toute neuve!...

—Parlez-en de votre veste... avec ça qu’elle était faite d’un vieil habit de votre mari...

—Vieil habit! il ne l’avait porté que six ans... mais tu veux t’en aller, eh bien! va, va, tu t’en repentiras; du froid qu’il fait... un garçon qui était bien nourri, bien habillé!...

—Je ne dis pas... mais vous me battez...

—Bien chauffé! et il y en a plus d’un aujourd’hui qui voudrait pouvoir en dire autant... Il fait un froid à ne pas mettre un chien dehors! Ce pauvre garçon, par exemple, qui marche là-bas sur le quai, avec son sac sur le dos, et son bâton à la main, il n’a pas comme toi une bonne veste, il n’est pas auprès d’un bon poêle. Qui sait? il n’a peut-être pas déjeuné!...

—C’est vrai, dit Clampin, arrêtant ses larmes; comme il est pâle!

—Ah! mon Dieu! mon Dieu! il se soutient à peine... Il est tombé!

Et la grosse femme avait ouvert la porte, et Clampin la suivant, tous deux s’étaient élancés sur le quai au secours de l’enfant qui venait de tomber évanoui sur la neige. La grosse femme s’empresse autour de lui, s’agenouille, le soulève dans ses bras, et d’un ton aussi doux qu’il était revêche tout à l’heure, elle disait à Clampin:—Mon garçon, va vite me chercher un bouillon; c’est de besoin qu’il est tombé, j’en suis sûre... Mais, non, plutôt aide-moi; il faut l’entrer dans la boutique; il est transi... Sois donc adroit, tu vas lui casser le bras! Ce pauvre enfant! il vient de loin, je le vois à sa chaussure qui est trouée; mais il ne faut pas laisser son paquet, on pourrait le lui voler; emporte-le d’abord, et puis reviens vite; pendant ce temps je commencerai à le réchauffer contre moi, ça fait que la chaleur de la boutique ne le surprendra pas.

Et Clampin, tout en courant, disait:

—C’est tout de même une bonne femme, elle n’a pas de fiel.

L’enfant était installé auprès du poêle; son bonnet ôté laissait voir sa chevelure blonde, et sa jolie figure, sur laquelle revenaient peu à peu les couleurs; ses grands yeux bleus s’ouvrent enfin, et le jeune garçon, se sentant entouré des bras d’une femme, bégaie le nom de sa mère.

—Entendez-vous, mam’ Babolin? il vous prend pour sa mère...

—Pauvre enfant! mais c’est qu’il est joli comme un ange! Allons, mon ami, avale d’abord ce petit bouillon, et puis dans un moment tu dîneras... Il a un pouls de poulet; bien sûr qu’il n’a pas mangé d’aujourd’hui.

Simon, car c’était lui, avait grand besoin des soins qu’on lui prodiguait; la marche longue et forcée qu’il venait de faire avait épuisé ses forces et sa bourse, et depuis la veille il jeûnait...

Le bouillon l’avait un peu ranimé; il put enfin exprimer sa reconnaissance à madame Babolin, et lui raconter son histoire, qui attendrit la bonne femme jusqu’aux pleurs; et Clampin, tenant embrassé le tuyau du poêle, les regardait tous les deux la bouche béante, tandis qu’une larme roulait sur sa joue.

A mesure que Simon reprenait ses forces, il sentait revenir son appétit; madame Babolin lui fit servir à dîner, et lorsqu’il fut bien restauré, elle lui demanda ce qu’il allait faire. Simon lui montra la lettre qui devait l’introduire auprès de M. Lagrange; et madame Babolin comprenant combien il était urgent pour lui de ne pas perdre de temps, envoya chercher un fiacre qu’elle eut soin de payer d’avance, elle l’y fit monter, lui souhaita bonne chance, et au revoir s’il en avait le temps. Simon le lui promit, et il la remerciait encore qu’elle ne pouvait plus l’entendre.

Par une de ces chaudes journées de la fin de juillet où l’atmosphère est lourde et étouffante, où le soleil darde à pic ses brûlants rayons, quelles affaires assez pressantes obligeaient la grosse madame Babolin à marcher aussi vite? Elle arrive à la porte d’une maison de la rue de Verneuil, et demande à la portière si M. Simon est chez lui.

—S’il est chez lui? A telles enseignes qu’il est dans son lit, qu’il ne quitte pas depuis quinze jours, le pauvre jeune homme!...

—Ah bah! qu’est-ce que vous me faites l’honneur de me dire? reprit la grosse femme en dénouant les rubans de son bonnet et se laissant tomber sur une chaise. Il est malade, j’en étais sûre! Quand j’ai vu que les jours de sortie il ne venait pas, comme de coutume, me dire un petit bonjour à la boutique, je me suis dit comme ça: L’enfant est malade, car il n’est pas oublieux, ni fier.

—Fier! reprit la portière; il n’y a pas de risque, c’est bien la meilleure pâte de jeune homme! Toujours prêt à obliger, toujours de bonnes paroles à tout le monde; on a bien raison de dire: Jamais bon chien n’a rongé bon os. Les mauvais sujets réussissent, et lui...

—Mais, répliqua vivement madame Babolin tandis que la portière reprenait haleine, le jeune Simon a parfaitement réussi; ses maîtres l’aiment tous, ses professeurs sont devenus ses amis. M. Monge[1], que j’ai l’honneur de fournir pour son ménage, dit qu’il n’y a pas à l’école de meilleur élève, qu’il le poussera, et que ce jeune homme ira loin!...

—Oui, pourvu qu’il n’aille pas en terre...

—Vous me faites trembler; il est donc bien mal?

—Je vous dis qu’il ne peut se lever; il a tant travaillé ces deux derniers mois pour ce qu’ils appellent les examens, qu’il a passé les jours et les nuits; et quand ç'a été fini, la fièvre l’a empoigné; avec ça que ça se nourrit mal par économie; ça ne mange que du pain, tandis qu’il faudrait de bon bœuf: à cet âge on grandit, et le pauvre enfant, Dieu sait comme ça finira!

—Et sans doute qu’il est tout seul dans sa chambre, et qu’il n’a personne pour le soigner?

—Il loge avec un de ses camarades: d’ailleurs ses amis viennent souvent le voir, il est si aimé de tous!

—Il n’y a qu’une voix là-dessus: M. Monge, comme je vous le disais tout à l’heure, que j’ai l’honneur de fournir, prétend qu’il n’a pas d’envieux à l’école, ce qui est bien étonnant, car c’est lui qui sait le mieux et qui avance le plus. Il est si simple et si modeste, qu’il se fait pardonner ses succès. Mais il faut que je voie ce pauvre enfant, et il ne sera pas dit que la mère Babolin se sera intéressée à lui en pure perte.

Et la voilà qui, rattachant son bonnet, se dispose à quitter la loge.

—Ah! dit la portière, j’allais oublier ce paquet qu’on a apporté pour lui: voulez-vous vous en charger?

—Volontiers, quoique ce ne soit pas léger.

Et la mère Babolin prenant le paquet, monte tout d’une haleine les cinq étages.

Elle arrive tout essoufflée, dans une petite chambre mansardée dont la porte se trouvait ouverte afin d’y établir un courant d’air, bien nécessaire par une si grande chaleur. Sur un méchant lit de sangles gisait le jeune Simon; ses joues creuses, ses yeux vitrés et ardents annoncent que la fièvre le consume. A la vue de madame Babolin, il se soulève péniblement sur son coude, veut lui parler, et sa voix affaiblie arrive à peine jusqu’à elle; la bonne femme, essayant de dissimuler la triste impression qu’elle éprouve, lui dit avec une feinte gaîté:

—Eh bien! mon petit Simon, qu’que ça veut dire d’être ainsi malade sans en avertir vos amis?

—Bonne madame Babolin, reprit le jeune homme en traînant ses mots, j’ai été bien mal... et j’ai cru ne plus vous revoir...

La mère Babolin s’était assise à côté de son lit, et prenant le bras du malade, lui tâtait le pouls d’un air attentif et affectueux.

—Allons, dit-elle en s’efforçant de sourire, ça ne sera rien. Les vacances passées à Dôle vous remettront tout à fait.

A ces mots, les joues décolorées du jeune homme s’animèrent; il reprit tristement:

—A Dôle, oh! oui, cela me remettrait!... mais je ne pourrai pas encore cette année; et voilà si longtemps que je n’ai vu ma mère!... mon père!... si j’avais été reçu pour l’École d’application de Metz, peut-être que j’aurais pu... mais je ne le serai pas.

—Qu’en savez-vous?

—Je le sens..., et dire que je ne saurai mon sort que dans quinze jours!... Je serai mort d’ici là... et ma mère qui ne m’écrit pas... Mon père, ma mère, je mourrai sans recevoir leur bénédiction... Je ne serai plus pressé dans leurs bras... Cette petite maison où je suis né, le verger, la fontaine! je ne les verrai plus!... Je n’irai plus m’asseoir sur la montagne au coucher du soleil... Je ne verrai plus, à la tombée du jour, les cheminées du hameau fumer au milieu de la verdure...; la douce cloche de l’Angelus, je n’entendrai plus ses sons pieux..., ni la sonnette mélancolique des troupeaux!... Et le jardin des bons religieux, hélas! je ne verrai plus rien de tout cela!...

—Ah ça, l’enfant, dit madame Babolin, en affectant de sourire, tandis que ses larmes coulaient malgré elle; c’est le mal du pays que vous avez là, je m’y connais, voyez-vous. Allons, allons, pas de bêtises; il faut vous distraire, vous égayer. Et, d’abord, voyez un peu ce paquet, je parie que ça vient du pays, et qu’il y a des lettres de la mère...

Et madame Babolin plaçant le paquet sur le lit, le décousait avec des ciseaux. Bientôt elle en tire une lettre, Simon regarde l’écriture, et s’écrie:

—Dieu soit béni! c’est de ma mère!... Et il retombe sans force sur son lit. Madame Babolin comprenant que le meilleur remède pour le malade était la vue des objets envoyés par sa famille, les étale devant lui avec complaisance; c’était des provisions préparées par la bonne mère; de la farine de maïs, des poires tapées, des légumes secs, des confitures, et tout ce que la prévoyance maternelle avait pu y ajouter de touchants souvenirs, jusqu’à un bouquet de petites immortelles des montagnes, qui sans doute avait été bénit à la chapelle du couvent. Simon le pressait sur son cœur avec ivresse.

—Allons, l’enfant, vous voyez bien que cette bonne mère ne vous oublie pas; voulez-vous que je vous lise sa lettre?

Et sur un signe affirmatif de Simon elle l’ouvrit et lut.

«Mon cher enfant, voilà tantôt un grand mois que je n’ai reçu de tes nouvelles, et que je n’ai pu te donner des nôtres; ils disent ici pour me consoler que tes études t’empêchent d’écrire, moi j’ai peur pour ta santé... Ton père se porte bien aujourd’hui, mais il a été bien malade!...»

—Vous le voyez, je ne me trompais pas!... Mon père!...

—Calmez-vous, l’enfant, calmez-vous; écoutez la fin. «Dieu m’a donné des forces pour le soigner, et il a accordé son rétablissement à mes prières. Dans les longues nuits que je passais près de lui, je te voyais aussi et je priais pour toi. Dieu m’a-t-il entendu? Mon enfant se porte-t-il bien? Est-il toujours honnête, sage et laborieux? Oh! oui, j’en suis sûre. Mais quand donc pourrai-je le serrer sur mon cœur?... Ils disent encore ici que peut-être cette année... Courage, mon cher fils, Dieu protége les enfants qui aiment et honorent leurs parents, il protégera mon cher Simon; espère en Dieu, prie-le de t’accorder le courage et la force, il m’a bien donné celle de vivre loin de toi!...»

Simon s’empare de cette lettre pendant que madame Babolin essuyait ses larmes, il la baise mille fois avec ardeur, puis il s’écrie:

—Oui, j’aurai du courage! Ma mère a raison, j’en aurai pour la revoir... Et moi qui étais là, dans mon lit, sans énergie!... Je veux me lever... je veux reprendre mes travaux... Madame Babolin, laissez-moi, je veux me lever, je suis fort!...

Madame Babolin, entrant dans l’idée du jeune homme, lui propose de prendre un potage fait avec le maïs envoyé par sa mère; il sourit à cette pensée, et montrant du doigt, à madame Babolin, un petit fourneau, une casserole, elle emporte sur le carré toute cette cuisine ambulante; et pendant que Simon se levait, elle lui prépare une soupe de maïs qu’elle lui présente bientôt accompagnée de confiture.

Simon savoura ces aliments qui, pour lui, avaient un double mérite, et la joie donnant du ressort à son estomac, il digéra pour la première fois depuis longtemps.

Madame Babolin l’emmena après ce repas faire une promenade, et à dater de ce jour, le jeune Simon revint à la vie. Mais ce qui acheva de le rétablir, ce fut la nouvelle qu’il reçut de son admission à l’école d’application de Metz.

En se rendant à ce nouveau poste, il put embrasser sa famille, respirer l’air natal, revoir ses chères montagnes et puiser là du courage, de la santé et des enseignements vertueux.


Encore un jour de passé et point de nouvelles!... disait en se promenant avec vivacité un homme à l’œil de feu, au teint pâle, au front élevé, qui, malgré la simplicité de sa mise et sa petite taille, paraissait dominer tous ceux qui l’entouraient.

—Général Marescot, ajouta-t-il en s’arrêtant brusquement, êtes-vous bien sûr de l’officier que vous m’avez donné?

—Sire, je le répète à votre Majesté, ce jeune homme est un brave; bien plus, c’est un cœur droit, vertueux: pour lui le devoir est tout.

—Il ne revient pas...

—Sire, il se sera fait tuer...

—Enfin, vous en êtes sûr?

—Comme de moi-même, Sire; ce jeune homme s’est formé par la seule force de sa volonté. Sans fortune, n’ayant de protecteurs que ceux qu’il s’est acquis par son caractère aimable, son esprit élevé et ses succès dans ses études; les célèbres Lagrange, Monge, Bertholet, et tous les savants professeurs de l’École centrale, pourront encore vous parler des souvenirs qu’il y a laissés. En sortant de l’École d’application de Metz il a fait sa première campagne à l’armée du Rhin, et ses débuts ont été ceux d’un héros; des actions d’éclat lui ont valu les épaulettes de capitaine; je le répète à sa Majesté, s’il ne revient pas, c’est que le sort aura trahi son courage.

—Et voilà justement ce que je crains!... je ne voulais qu’un homme de résolution pour pousser une reconnaissance sur Vienne; tout ce que vous me dites me fait regretter d’en avoir chargé votre protégé: des sujets tels que vous me dépeignez celui-ci sont rares, entendez-vous, général, et on ne les prodigue pas!...

Napoléon, car c’était lui, pouvait apprécier de tels hommes: lui aussi s’était élevé par son génie et la force de sa volonté. De simple officier il était arrivé au grade de général en chef, et promenant l’armée victorieuse qu’il commandait, en Égypte, en Italie, il était rentré en France pour la remplir de son nom et de l’éclat de ses hauts faits. Enfin, la dominant par sa vaste intelligence, après l’avoir défendue par son épée, il en avait reçu le titre d’empereur!!!

De nombreux ennemis pressaient la France. Napoléon s’élançant au-devant d’eux, renversait tout sur son passage, et chaque bataille était une victoire. Déjà la ville d’Ulm avait capitulé et ouvert ses portes au vainqueur, lorsque Napoléon, qui avait arrêté dans sa tête la prise de Vienne, dit au jeune officier que le général Marescot lui avait recommandé:—Allez à Vienne, et revenez m’apprendre si je puis y courir.

Pénétrer jusque sous les murs d’une ville ennemie; se glisser au milieu des postes avancés et de leurs nombreuses sentinelles, sous le coup des armes meurtrières prêtes à punir l’audacieux qui les affronte; examiner de sang-froid le terrain, la position; apprécier les forces militaires, prendre une idée du système de défense pour diriger l’attaque; enfin ce qu’on appelle en termes de guerre une reconnaissance, telle était la mission délicate et dangereuse dont l’empereur avait chargé le jeune capitaine qu’il attendait avec impatience.

Lorsque Napoléon ne pensait plus le revoir, il se présenta devant lui muni de précieux documents qu’il avait conquis, au péril de sa vie, avec une rare prudence et une grande intrépidité. Napoléon, de son regard d’aigle, sonda l’âme de ce jeune homme; puis, avec cette facilité surprenante qui lui permettait de prendre toutes les natures, il se fit simple et petit pour mettre à l’aise celui que sa grandeur aurait pu intimider, et tirer de lui l’expression fidèle des impressions qu’il avait reçues.

Napoléon aimait et encourageait la jeunesse, et surtout il l’appréciait avec justesse et promptitude; après avoir fait causer le jeune capitaine, satisfait sur tous les points, il le créa chef de bataillon.

Dans ce nouveau grade qui offrait un champ plus large aux devoirs de celui qui en était revêtu, le jeune homme ne vit qu’une raison de plus de se dévouer tout entier au service de la patrie, et de lui sacrifier jusqu’à ses intérêts les plus chers.

Pendant le temps qu’il passa dans la ville d’Ingolstadt dont il était chargé de détruire les fortifications, il eut l’occasion de connaître une jeune personne faite pour mériter son attachement, et à qui il devait inspirer des sentiments durables; il la demanda en mariage, mais son devoir et les chances de la guerre l’éloignèrent bientôt de celle qu’il aimait pour le pousser dans la Dalmatie.

Là, traçant des routes magnifiques au milieu d’un pays barbare; surnommé le Cerf par les peuples sauvages de l’Illyrie, à cause de sa rapidité à les poursuivre, il ne quitta ce poste périlleux où il avait acquis une gloire méritée, que pour aller, à la voix de l’empereur, prendre la direction de la défense d’Anvers, avec le grade de major.

Cette fois, en passant de nouveau par Ingolstadt, il recueillit une plus douce récompense de ses travaux: ce fut le don de la main de celle qu’il aimait, de celle qui devait embellir son active carrière, et être la digne compagne de sa vie.

—Avez-vous remarqué, disait Napoléon à M. Molé, en sortant d’un conseil où il avait réuni à Anvers l’élite des officiers du génie, au sujet de la défense de cette ville; avez-vous remarqué ce blondin, ce jeune officier du génie? Quand je rencontre un homme de cette espèce, je le pousse, je le montre aux autres. J’ai reconnu dans ce jeune homme un de mes meilleurs ingénieurs, un courage à toute épreuve et surtout un sentiment du devoir, une droiture, une vérité que je ne trouve guère ailleurs. Ces qualités passent pour moi avant toutes les autres, je veux qu’on le sache; Bernard est plébéien et l’enfant de ses œuvres! L’enfant de ses œuvres! ajouta-t-il en souriant, c’est comme moi, et cela m’intéresse toujours.

En effet, ce blondin c’était Bernard, ou plutôt Simon Bernard; l’enfant de ses œuvres, comme le disait Napoléon; celui qui avait débuté dans la carrière des sciences par une espièglerie, et qui, par un travail soutenu, opiniâtre, une grande force de volonté, un esprit juste et droit, était arrivé au poste éminent qu’il occupait, et s’y faisait remarquer par le héros dont l’immense génie remplissait alors le monde!

Le jeune Simon Bernard était un homme maintenant, et l’homme comme l’enfant, comme le jeune homme, se conciliait l’estime de tous ceux qui le connaissaient.

Plus tard Napoléon, qui ne l’avait pas perdu de vue, sentit le besoin de le rapprocher de sa personne: Simon fut créé colonel du génie, puis enfin aide de camp de l’empereur.

«En passant sur un pont étroit, où il galopait à la portière de Napoléon, Bernard fut renversé et tomba dans la rivière avec son cheval qui se noya. Il s’était cassé la jambe, et trouva malgré sa douleur assez de force et de courage pour nager jusqu’au bord et se traîner jusqu’au quartier général. Là, le chirurgien Ivan lui déclara qu’il ne pourrait guérir s’il ne prenait un peu de repos et ne restait pour quelque temps au moins en arrière. Bernard ne voulut rien écouter, et suivit l’armée sur un brancard que portaient des paysans en se relayant. Napoléon avait ordonné à un chirurgien de l’accompagner nuit et jour, et de se constituer prisonnier avec lui s’il tombait entre les mains des alliés.»

Ses souffrances n’eurent pas le pouvoir de l’arrêter un instant, et, se faisant porter sur les épaules de Clément, son fidèle domestique, il dirigeait les troupes et les guidait encore au combat.

A cette époque de triste souvenir, l’empereur Napoléon perdait le fruit de quinze ans de victoires; battu à son tour par ceux qu’il avait si longtemps humiliés, il abandonnait une à une toutes ses conquêtes. Il se repliait sur la France, ne pouvant résister aux nombreuses nations qui s’étaient alliées pour venger leur honte et leurs revers.

Napoléon était à Châlons-sur-Marne lorsqu’il y fut rejoint par Bernard, chargé de la triste mission d’apporter des lois à celui qui en avait si longtemps dicté aux autres.

Bernard, à peine remis de ses souffrances, avait pris la poste; «sa voiture verse, il se casse de nouveau la jambe droite au même endroit; et, sans prendre le temps de se faire panser, il exige qu’on le remette en voiture, et poursuit sa route à toute bride jusqu’à Châlons-sur-Marne où était l’empereur. En le voyant, Napoléon se jette dans ses bras, le fait coucher sur le tapis, et s’y asseyant à côté de lui, écoute, les plans sous les yeux, un récit dont Bernard refusait de supprimer les moindres détails, malgré ses intolérables souffrances.

Il revint à Paris se remettre entre les mains des gens de l’art, et ce fut par miracle qu’il évita l’amputation, tant l’inflammation avait fait de progrès. L’empereur l’avait nommé maréchal de camp; longtemps souffrant, il passa l’année 1814 dans la retraite, livré à l’étude des sciences.»

Après la double disgrâce qui renversa deux fois Napoléon du trône de France, Bernard, à qui la douceur de suivre son maître en exil avait été refusée, se retira en Amérique. Là, de nouveaux succès attendaient l’homme de talent; il sut se rendre utile au pays qui lui ouvrait les bras et se concilier l’estime d’un peuple libre.

Cependant il était réservé à Bernard de revoir sa patrie, sa famille et ses nombreux amis.

Nommé ministre le 6 septembre 1836, le général Bernard se dévoua tout entier et avec bonheur au service de cette France, pour laquelle, plus jeune, il avait répandu son sang. «Jamais on ne mérita plus de reconnaissance sans en demander, jamais on ne fit plus de bien sans le dire.»

La mort du général Simon Bernard est venue dévoiler aux yeux de tous une belle vie que sa rare modestie n’avait jamais songé à mettre au jour; et pendant que Paris écoutait avec admiration l’intéressant et beau récit qu’en faisait un noble pair de France[2], l’Amérique payait à sa mémoire un glorieux tribut d’estime, de reconnaissance et de regret, en ordonnant un deuil de trente jours dans tous les états de l’Union.

Général d’armée recommandable, ministre intègre, bienfaiteur du pays qui lui avait donné asile, admiré pour ses talents, aimé, respecté pour ses vertus, voilà où fut conduit le jeune Bernard par la force de sa volonté, sa persévérance et surtout le sentiment de la justice uni à la droiture du cœur; toutes ces qualités, en fécondant son excellent naturel, développèrent heureusement les grandes dispositions qu’il avait reçues de la nature.


Célèbre mathématicien.

M. Molé, à la chambre des pairs.


Le Cerf-volant.

Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier

Est c’ qu’il s’rait mort?

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LE CERF-VOLANT.

Après vous avoir précédemment raconté, mes jeunes amis, ce qu’une simple espièglerie peut souvent causer de regrets et de repentir, je vais vous faire maintenant le récit d’un trait d’humanité dont s’honorèrent, presque sous mes yeux, quatre pauvres villageois de douze à quatorze ans; et qui vous prouvera que rien n’embellit une partie de plaisir comme une bonne action.

Dans un hameau situé aux environs de Saint-Germain, habitaient quatre adolescents, à peu près du même âge, appartenant à des familles qui n’existaient que du travail de leurs mains. Maurice était le fils d’un bûcheron; Georges, celui d’un terrassier; Alexis était devenu l’unique consolation de la veuve Durand dont le mari, garçon charpentier, s’était tué en tombant d’un échafaudage; enfin Michel, orphelin presque en naissant, avait été adopté par son oncle Thibaud, jardinier, qui l’aimait comme son enfant.

Élevés, pour ainsi dire, ensemble, habitués aux jeux du premier âge, nos gentils villageois s’aimaient beaucoup, s’entr’aidaient dans leurs travaux, et se partageaient le peu de petites douceurs que pouvaient se procurer leurs pauvres parents. Rien ne cimente l’amitié comme cet égal partage de tout ce qui compose l’existence.

Le hameau qu’ils habitaient n’étant qu’à une demi-lieue de Saint-Germain où les frères de la Charité dirigeaient une école, Alexis et Michel s’y rendaient régulièrement chaque matin, portant leur déjeuner dans un petit panier de jonc, et ils n’en revenaient que vers deux heures, pour dîner avec leurs parents et partager leurs travaux tout le reste de la journée. Maurice et Georges avaient souvent éprouvé le désir d’accompagner leurs camarades chez les bons Frères, où ils apprenaient à lire et à écrire, où ils recevaient surtout d’excellentes leçons de morale et de religion qui formaient leur esprit, leur cœur, et les disposaient à compter un jour parmi les hommes utiles et les bons citoyens. Mais Georges était indispensable à son père dont la santé s’affaiblissait chaque jour; et Maurice préparait au sien les liens des fagots qu’il abattait dans la forêt: ce qui ajoutait au gain de la journée, car rien n’est à négliger dans les travaux pénibles, et la plus petite aide épargne souvent bien des gouttes de sueur.

Ce n’était donc que le soir, après le coucher du soleil, que nos petits amis pouvaient se réunir et se raconter leurs occupations de la journée. Oh! que de confidences intéressantes! que de projets pour le dimanche suivant, jour de repos, de vacances à l’école, et par conséquent de promenades dans la forêt et ses beaux environs!

Ce qui avait surtout excité au plus haut degré leur admiration, c’était un grand cerf-volant de papier bleu ciel, orné de chiffres et emblèmes, lancé dans les airs par plusieurs jeunes gens de la ville, sur la belle terrasse qui borde la Seine, et dont le magnifique aspect s’étend sur toute la vallée de Montmorency, jusque par delà les antiques clochers de Saint-Denis. Cette terrasse est, par sa position élevée, le lieu le plus admirablement choisi pour lancer un cerf-volant, et le maintenir à perte de vue dans les airs. Aussi le triomphe des jeunes gens qui le dirigeaient, se manifestait-il par mille cris joyeux. Cette joie si vive pénétra jusqu’au fond des cœurs de nos quatre amis qui suivaient des yeux le nouvel Icare de papier, et ils convinrent, d’une voix unanime, d’attendre qu’il fut ramené à terre, pour en examiner la forme, en étudier la confection, pour en construire un tout semblable, et le lancer près du hameau qu’ils habitaient. Mais il fallait pour cela posséder d’abord une main de papier bleu fort épais, préparer ensuite plusieurs baguettes de bois sec et flexible, les assujettir à l’aide de fortes ficelles, pour bâtir la carcasse du cerf-volant; puis enfin il fallait se procurer cent brasses au moins de petite corde câblée pour lancer et diriger le cerf-volant lui-même dans l’espace.

«—Oh! quant à c’dernier article, j’m’en charge, dit Michel; mon oncle a, parmi ses ustensiles de jardinier, deux longs cordeaux qui, attachés l’un au bout de l’autre, feront joliment not’ affaire.

«—Quant aux baguettes susceptibles de prendre toutes les formes qu’il faudra leur donner, ajoute Maurice, mon père, habile bûcheron, saura bien me les procurer.

«—Il ne nous manque plus que l’papier bleu, dit à son tour Alexis; j’vous propos’rais bien d’nous cotiser, ajouta-t-il en soupirant; mais ma mère est si pauvre d’puis qu’elle a perdu mon père, que j’n’aurais jamais le courage de lui d’mander la moindre chose.

«—I’m’vient une idée! s’écria Georges; oh! la bonne idée! mon père travaille, comme terrassier, aux grands jardins d’la sucrerie, qu’est au bas du château; on n’manque pas là d’papier bleu, et du solide, j’dis, puisqu’ça s’vend au poids avec le sucre.... Un des chefs d’atelier est mon parrain, j’obtiendrai d’lui c’qui nous faut.»

Tout fut exécuté comme il avait été dit: en moins d’une semaine, le cerf-volant si ardemment désiré se trouva confectionné semblable à son modèle. Le corps était en très-beau papier bleu; les deux ailes, en papier vert; la longue queue, en papier blanc, avec la houppe du bout en papier rouge. Mais ce qui distinguait celui-ci du premier, c’était, sur le milieu, l’emblême d’un soleil radieux, entouré de cette devise, en lettres de papier doré: «Dieu nous protège!» C’était Alexis et Michel qui s’étaient procuré ce pieux ornement chez les frères de la Charité.

Le dimanche où l’on devait lancer le chef-d’œuvre, avait été annoncé dans les hameaux des environs, dont les habitants s’étaient empressés de se rendre à l’endroit où les quatre associés devaient faire briller leur adresse. Ce fut donc au milieu de nombreux agriculteurs et surtout en présence de leurs enfants, que le cerf-volant, objet de tant de soins et de peines, s’éleva majestueusement dans les airs, aux applaudissements de tous les spectateurs. Alexis et Maurice, comme les plus forts et les plus agiles, tenaient ferme chaque bout du bâton auquel était fixée la corde; Georges et Michel marchaient devant eux, pour détourner jusqu’au moindre obstacle qui se serait trouvé sous leurs pas. Cette expérience, ou plutôt ce triomphe qui dura prés de trois heures, put mettre nos quatre amis à même de juger de tout ce que peuvent les efforts réunis d’une véritable amitié; ils reçurent à l’envi les félicitations de leurs parents et de leurs voisins.

Vous vous doutez bien, mes chers enfants, qu’on renouvela, le dimanche suivant, le lancé du cerf-volant; car il s’était abattu mollement sur un champ de luzerne en fleurs, où il n’avait pas éprouvé la moindre avarie, la plus petite déchirure: aussi Michel et Alexis ne cessaient-ils de répéter, en s’inclinant devant le soleil couchant, la devise qu’ils avaient placée sur leur chef-d’œuvre: «Dieu nous protége!» Eh bien! cette seconde ascension fut encore plus heureuse que la première. Vous allez en juger vous-mêmes.

Ce ne fut qu’à la chute du jour que nos jeunes associés lancèrent cette fois leur cerf-volant, le vent ne s’étant élevé suffisamment qu’à cette heure. Ils n’avaient prévenu personne de cette ascension qui les conduisit à l’entrée des grandes allées de la forêt aboutissant à la route de Poissy. En la parcourant, ils aperçurent au pied d’un arbre, étendu sur la terre et sans mouvement, un vieillard d’une figure vénérable: il était vêtu d’une blouse de grosse toile grise et d’un pantalon de coutil un peu râpé: des souliers ferrés composaient sa chaussure; près de lui se trouvaient un bâton noueux et une vieille casquette de cuir. «Est-c’qu’il s’rait mort? s’écrie Alexis.—Je l’crains, dit Maurice: il a du sang sur les lèvres.—Non, non, dit Michel lui glissant la main sous sa blouse, son cœur bat: il vit encore.—En c’cas, ajoute Maurice, faut l’sauver.—Eh! comment ça?—En l’portant à nous quatre, chez l’bon docteur Renaudin, qui d’meure près d’la barrière.—Mais nous en sommes à près d’une bonne demi-lieue: aurons nous bien la force d’porter c’pauvre homme?—Bah! bah! une bonne action donne tant d’courage!—Maurice a raison, dit Alexis: abattons not’ cerf-volant!» Ils roulent en toute hâte la ficelle sur le bâton; et bientôt le nouvel Icare est précipité des cieux sur la terre. «C’est fort bien, reprend Michel; mais comment emporter ce vieillard?—Sur un brancard que nous allons faire avec les bâtons d’un des fagots qu’j’aperçois là tout près d’nous, reprend Maurice, et qu’justement j’entassais hier encore avec mon père.—Mais avec quoi les attacher ensemble? dit à son tour Georges partageant le généreux élan de ses camarades.—Avec les cordeaux d’mon oncle Thibaud, répond Michel: ça les bris’ra p’t’être, et j’s’rai grondé; mais quand la charité commande... Eh! vite à l’ouvrage!»

En moins d’un quart d’heure, un brancard fut formé, et recouvert de leurs quatre blouses: ils soulevèrent avec adresse et précaution le corps du pauvre évanoui, qui exhala, en ce moment même, un long soupir, indice certain qu’il existait encore; ils mirent près de lui sa vieille casquette, son bâton noueux, et le couvrirent en partie de leur cerf-volant, en répétant de nouveau la pieuse devise qui se trouvait en ce moment placée sur sa poitrine: «Dieu nous protège!»

Ils avaient à peine marché dix minutes, que, cédant à la pesanteur du fardeau dont ils étaient chargés, ils se virent contraints de le déposer à terre et de reprendre haleine. «Je crains bien, dit Georges, le plus jeune des quatre, de ne pouvoir gagner la barrière d’Poissy.—Eh bien! prends mon coin, lui dit Alexis, il est plus léger que l’tien: le corps du vieillard porte moins de c’côté. D’ailleurs, on peut l’pousser sur Maurice et sur moi: nous sommes plus robustes que vous.» En achevant ces paroles, il saisit un bras de l’inconnu, et le prend doucement au collet, en ajoutant: «C’est singulier: regardez donc, mes amis, sa chemise est d’une toile fine; et puis, je sens sous son pantalon, une bourse qui m’semble assez bien garnie.—Il faut la mettre en lieu de sûreté, dit Alexis, de peur qu’elle ne glisse et se perde en route.» Il s’en saisit aussitôt, mais sans l’ouvrir. «Et nous qui croyions qu’c’était un pauvre homme! dit Michel.—I’paraît qu’c’est un richard, ajoute Maurice.—Riche, ou pauvre, qu’nous importe? réplique vivement Georges, il a besoin d’être s’couru, c’est tout ce qu’il nous faut.»

Ils se chargent de nouveau du fardeau qui leur est devenu si précieux; et, après trois quarts d’heure d’une marche pénible, ils arrivent haletants et couverts de sueur à la porte du vénérable M. Renaudin, à qui ils racontent leur étrange aventure. Celui-ci, touché jusqu’aux larmes du dévouement des jeunes villageois, ne songe qu’à secourir le vieillard, qu’il juge atteint d’un coup de sang; et tandis qu’il va mettre en œuvre les moyens de le rappeler à la vie, il envoie ses libérateurs étancher leur sueur et reprendre des forces dont ils ont si grand besoin, en leur disant que Dieu les récompenserait de la belle action qu’ils venaient de faire.

Bientôt l’inconnu reprit ses sens; et son premier regard s’arrêta sur le vieux docteur, qui, lui rendant par degrés toute sa connaissance, l’instruisit de ce qu’avaient fait pour lui les quatre amis. «Oh! je veux les voir; faites-les moi venir! s’écria le vieillard.» Le médecin les introduit aussitôt près de lui, en leur recommandant de ménager ses forces à peine renaissantes. L’inconnu les presse sur son cœur, en disant: «Vous croyiez, chers enfants, ne secourir qu’un pauvre agonisant. Apprenez donc, mes petits amis, que je suis le comte de Stainville, oncle du gouverneur de Saint-Germain, chez lequel je viens ordinairement passer quelques jours de la belle saison. Mon plus grand plaisir est d’aller, le soir, sous d’humbles vêtements et en qualité du fidèle serviteur d’un opulent, distribuer des secours aux indigents des hameaux.—C’est pour ça, lui répond Alexis, qu’nous avons trouvé sur vous c’te bourse, dont nous ignorons l’cont’nu et qu’nous vous restituons, ni pus, ni moins qu’vous la possédiez.—Je la reçois avec plaisir, dit le comte, comme un gage de toutes les vertus qui vous caractérisent; cette bourse ne me quittera jamais... Toutefois vous me permettrez de disposer de ce qu’elle contient, en faveur de ceux qui m’ont sauvé la vie.» Il remet donc à chacun trois pièces d’or et dix francs environ de pièces de monnaie, en ajoutant: «Quand vous lancerez de nouveau votre cerf-volant, puisse-t-il vous conduire vers un agonisant à qui vous rendrez le même service qu’à moi!»

Les jeunes villageois s’empressèrent d’aller porter à leurs pauvres familles leur deux cent quatre vingt francs qu’ils avaient reçus, en racontant l’heureuse rencontre qu’ils avaient faite, et surtout l’ignorance où ils étaient que le vieillard était un homme riche et de qualité: ce qui leur attira les caresses de leurs parents et les félicitations de leurs voisins. Ils se disposaient à faire une troisième ascension, le dimanche suivant; mais, la veille, ils reçurent une lettre conçue en ces termes: «J’invite mes quatre libérateurs à venir lancer leur cerf-volant dans le parc du gouverneur de Saint-Germain, et surtout à faire ensemble un dîner de famille. Signé, le comte de Stainville

L’invitation fut acceptée avec reconnaissance. Le cerf-volant s’éleva dans les airs bien plus haut encore que de coutume; car on avait prélevé sur les deux cent quatre-vingt francs, que contenait la bourse, de quoi joindre cent brasses de ficelle de plus aux deux cordeaux de l’oncle Thibaud. Aussi l’ascension fut-elle une des plus belles qu’on eût jamais vues. Le vieux comte était d’une joie extrême que partageait le bon docteur Renaudin, sur le bras duquel il était appuyé. Plusieurs dames élégantes, nièces de M. de Stainville, faisaient les honneurs de la fête, et témoignaient aux libérateurs de leur vénérable oncle, combien elles étaient reconnaissantes de leur généreux dévouement. Nos quatre amis étaient à la fois surpris et touchés de toutes les marques d’estime qu’ils recevaient; mais leur étonnement fut au comble, lorsqu’en se plaçant à table, de chaque côté du comte, chacun d’eux trouva, sous son couvert et à son nom, une inscription de cinq cents francs de rente perpétuelle sur le trésor: ce qui répandit l’aisance dans quatre pauvres familles qui ne cessèrent de bénir le trait de charité de leurs enfants, et de leur répéter, en les embrassant mille fois, ce que je vous ai dit, mes chers lecteurs, en commençant ce récit: «Rien n’embellit une partie de plaisir comme une bonne action

ARNAUD D’OSSAT.

Les cloches sonnaient à grande volée au village de Cassagnabère; c’est qu’à peu de distance de là, dans la ville d’Auch, ce même jour, 30 avril 1547, le jeune cardinal de Lorraine devait faire son entrée solennelle. Il venait d’être nommé archevêque de Narbonne; et le pape Paul III lui avait envoyé le chapeau de cardinal, en même temps qu’il l’avait chargé de la mission de visiter le Languedoc, au sein duquel les hérésies de Luther et de Calvin faisaient des progrès effrayants et rapides.

Une foule de villageois se pressait pour voir l’entrée de son éminence. Un cardinal! un prince! dans un pays peu accoutumé à de semblables fêtes! il y avait bien là de quoi mettre toute la population en émoi! aussi, c’était à qui courrait le plus vite pour arriver le premier et se trouver le mieux placé.

Un petit garçon d’environ onze ans était paisiblement assis devant la porte de sa maison; il paraissait ne point partager du tout l’entraînement général, lorsqu’un autre enfant de son âge, suivi d’un grand nombre de valets, vint à passer, et s’arrêtant devant lui: «Te voilà, Arnaud! que fais-tu donc là? veux-tu venir avec nous voir le cortège de M. de Lorraine?

—Messire, je le voudrais bien, mais mon père n’est pas ici pour me permettre de vous suivre.

—N’est-ce que cela! viens donc; ton père ne te grondera pas; je me charge de tout prendre sur moi; d’ailleurs tu recevras la bénédiction de monseigneur... Allons, allons, ne te fais pas prier davantage, viens avec nous.»

En disant ces mots, le jeune baron de Castelnau saisit Arnaud par la main, et l’entraîne sur la route d’Auch. Aux portes de la ville, ils trouvèrent le clergé de la cathédrale, les magistrats, la noblesse rangés en procession, tous revêtus d’habits magnifiques; les compagnies d’archers en grande tenue, faisant retentir l’air du bruit de leurs arquebuses; le beffroi de la cathédrale mêlé au carillon de toutes les cloches de la cité, le chant des prêtres, et, par-dessus tout cela, la grande voix du canon se mêlant aux acclamations de la multitude.

C’était un spectacle si pompeux, si étourdissant, que nos enfants ne pouvaient trouver une parole pour exprimer leur admiration: Arnaud surtout, qui, grâce à son guide, avait pu se placer très-près du beau cardinal, était tout absorbé dans la contemplation de ce prélat, fils du duc de Guise-le-Balafré. Ce prince, alors âgé de vingt-deux ans, joignait à une taille majestueuse une belle physionomie et des manières affables qui lui gagnaient tous les cœurs: aussi Arnaud était-il émerveillé. Il fallut que son compagnon l’appelât, à plusieurs reprises, pour l’avertir qu’il était temps de reprendre le chemin de Cassagnabère.

Arnaud marchait en silence à côté du baron; celui-ci, rempli encore d’admiration de tout ce qu’il avait vu, lui dit: «Eh bien! Arnaud, que penses-tu de cette cérémonie? Comme le cardinal doit être heureux! recevoir tant d’honneurs, voir tous ces gens s’agenouiller devant vous, et demander votre bénédiction! cela donnerait envie d’être cardinal. Mon père va bientôt m’envoyer étudier à Paris, je lui dirai que je veux être prêtre; et toi, veux-tu aussi être cardinal?

—Hélas! messire, ce souhait est bon pour vous qui êtes noble et riche; mais moi, pauvre enfant, que puis-je désirer? mon père est pauvre, et je dois à vos bontés le peu que j’apprends. Je n’irai jamais à Paris, comme vous, pour étudier, et cependant, j’en aurais tant d’envie! on dit que là les écoliers peuvent apprendre toutes les sciences; mais comment faire pour y aller?

—Sois tranquille, Arnaud, je te promets qu’aussitôt arrivé, je t’écrirai de venir me rejoindre.

—Ah! messire, que vous êtes bon! je partirai tout de suite: mais vous m’oublierez, je le crains.

—Non, non, Arnaud, je te donne ma parole.»

A peine ils achevaient ces mots qu’ils arrivèrent au village, et les deux enfants se séparèrent, non sans s’être bien promis de se revoir bientôt; car, quelle que fût la différence de leurs rangs, ils avaient contracté une de ces liaisons, si douces dans l’enfance, que l’âge mûr regrette sans pouvoir les remplacer jamais.

Le petit Arnaud d’Ossat, quoique fils d’un simple opérateur de village, était doué d’une intelligence et d’une pénétration au-dessus de son âge; accompagnant toujours son père dans les visites qu’il faisait au château de Castelnau, cet enfant avait inspiré un tel intérêt au chef de cette illustre maison, qu’il lui avait permis de venir, chaque jour, prendre sa part des leçons qu’un precepteur donnait à son fils, ainsi qu’à deux neveux dont il était tuteur. Cette faveur inappréciable allait bientôt être perdue pour Arnaud: M. de Castelnau n’attendait que le moment où son fils aurait atteint sa onzième année pour l’envoyer, avec ses cousins, à l’université de Paris, sous la surveillance d’un homme de confiance de sa maison.

Le jour du départ arriva. Qui pourrait peindre la désolation d’Arnaud en perdant, avec la douce société de ses jeunes compagnons d’étude, l’occasion de s’instruire, si précieuse pour un esprit comme le sien, avide de s’ouvrir la carrière de la science! Il suivit la cavalcade aussi loin que ses jambes le lui permirent; et ce ne fut pas sans verser un déluge de pleurs qu’il prit congé de ses amis, et sans avoir rappelé mille fois au jeune baron de Castelnau la promesse qu’il lui avait faite.

Un mois se passe; un autre, puis d’autres encore; aucune lettre n’arrivait; M. de Castelnau père était parti lui-même pour un long voyage; Arnaud n’avait personne à qui demander des nouvelles du jeune baron. Le pauvre enfant était désolé, il ne dormait plus; le désir d’aller, à Paris, reprendre le cours de ses chères études, le dominait au point qu’il absorbait en lui toute autre pensée. Il roulait dans sa tête mille projets qu’il abandonnait aussitôt. Sa misère était le plus grand obstacle à vaincre; comment demander à son père de l’argent pour un si long voyage, lui qui gagnait à peine de quoi payer le pain noir qu’ils mangeaient?

Un jour qu’il rêvait à toutes ces choses devant la porte de sa cabane, un voyageur dont les habits couverts de poussière, et le mauvais état de la chaussure attestaient une longue route, s’approche de lui, et le prie de lui donner l’hospitalité; l’enfant s’empresse de le faire entrer dans la maison, et de lui offrir à manger. Lorsque l’étranger paraît un peu remis de sa fatigue, Arnaud lui demande de quel pays il vient: «De Paris, mon enfant.—De Paris! est-ce à pied que vous avez fait une si longue route?—Hélas! je suis pauvre; des affaires pressantes m’appelaient dans la ville d’Auch, je ne pouvais payer un cheval; il y a vingt jours que je marche, m’arrêtant chez les bonnes âmes qui, comme vous, veulent bien me recevoir. J’ai rencontré aussi des voituriers charitables qui m’ont offert une place dans leurs voitures; et c’est ainsi que je suis arrivé au terme de mon voyage.»

Ces mots sont un trait de lumière pour Arnaud; il entrevoit de suite la possibilité de réaliser son rêve chéri, et se dit tout bas: «Et moi aussi je puis faire le voyage de Paris à pied!» Il remercie Dieu de cette soudaine inspiration, et attend avec impatience l’occasion de se mettre en route. Elle ne tarda pas à se présenter: le père d’Ossat, appelé pour une opération dans un village à quelques lieues de Cassagnabère, annonce à son fils qu’il est obligé de s’absenter deux jours; il lui recommande de se bien conduire et de ne pas s’éloigner de la maison. Le cœur d’Arnaud bondit dans sa poitrine! au moment de quitter le toit paternel, une horrible angoisse saisit son âme; il ne peut que se jeter dans les bras de son père, et lui demander avec des sanglots sa bénédiction. «Allons, allons, enfant, sois donc raisonnable; je ne comprends rien à l’état où je te vois; ce n’est pourtant pas la première fois que je te laisse seul au logis.»

Arnaud sent bien que s’il osait avouer à son père l’étrange résolution qu’il a prise, celui-ci effrayé du danger d’un pareil voyage, s’y opposerait de tout son pouvoir, et qu’alors il n’aurait plus lui, le courage de désobéir; le pauvre enfant n’a donc pas la force de répondre: il serre encore une fois son père contre son sein, et court s’enfermer dans sa petite chambre pour y cacher l’excès de son émotion. Aux premières clartés de l’aurore, il entend sortir son père; aussitôt il se lève, réunit à la hâte quelques hardes, s’arme d’un bâton et s’élance sur la route avec la légèreté de l’oiseau qui s’échappe de sa prison.

Le voyage commença sous les meilleurs auspices; partout où le jeune enfant passait, sa bonne mine et son air ouvert attiraient la bienveillance; il trouvait toujours un gîte et quelque chose à manger. Arrivé enfin près d’Orléans, il se sentit si fatigué qu’à peine eut-il la force de se traîner vers la première auberge qu’il rencontra, et de prier, au nom des souffrances de Jésus-Christ, qu’on voulût bien le recevoir. C’était un jour de foire; l’hôtellerie était encombrée de voyageurs, et l’hôtesse, qui voulait d’abord renvoyer Arnaud, touchée bientôt de son air de souffrance, donne l’ordre de le faire entrer et de lui préparer un lit de paille dans l’étable. On y conduit Arnaud, et on l’y abandonne en proie à une fièvre des plus violentes. La fatigue d’une aussi longue marche venait de développer en lui une terrible maladie encore peu connue en France; en un mot, une petite vérole des plus malignes se déclare et couvre le malheureux enfant d’affreuses pustules qui lui causent de cuisantes douleurs. Arnaud passa quelques jours dans ce triste état, n’ayant d’autre consolation que d’adresser de ferventes prières à Dieu pour qu’il le prît en pitié. Personne ne songeait à donner des secours au petit malade; on le fuyait, au contraire, par crainte de la contagion. Heureusement pour lui l’étable contenait des brebis qui, tour à tour venaient lécher ses plaies; il parvint aussi à sucer un peu de lait; ce qui le soutint quelques jours.

Malgré ce faible soulagement, le mal allait en empirant; Arnaud était à la veille de mourir, lorsque Dieu lui envoya un secours inespéré: un bon ecclésiastique, employé à l’hôpital d’Orléans, passa par ce village et s’arrêta dans la même hôtellerie; on lui parle de la maladie du petit étranger; il demande à le voir et se fait conduire auprès de lui; touché de la plus vive compassion, il donne aussitôt l’ordre de préparer un brancard, et le fait sur-le-champ transporter à l’hôpital.

Là, grâce aux soins de son bienfaiteur, Arnaud, au bout de quelques semaines, se trouvait en pleine convalescence, et assez fort pour achever son voyage. Il touchait maintenant au terme de ses fatigues; mais le plus difficile pour lui n’était pas d’arriver à Paris; comment trouver, sans aucune indication, ceux qu’il avait un si grand besoin de rencontrer? cette pensée faisait défaillir le pauvre enfant. Il ne voulut pas partir sans remercier Dieu de son retour à la santé, et sans le prier encore avec ferveur de l’aider dans son entreprise. Ce devoir accompli, il alla prendre congé de son respectable bienfaiteur, qui lui donna sa bénédiction et une pièce de douze sous, en lui témoignant tout son regret de ne pouvoir lui offrir davantage. Arnaud baisa avec transport les mains de son protecteur, et reprit la route de Paris.

La route d’Orléans à Paris fut bientôt franchie par notre petit voyageur; c’était peu de chose comparativement à celle qu’il avait déjà faite; et cependant, arrivé dans cette ville, qu’il avait tant désirée, il avait encore bien des épreuves à supporter. Comment parviendra-t-il à découvrir le baron de Castelnau, lui pauvre enfant inconnu, perdu dans cette immense cité? et s’il ne le trouve pas, comment vivra-t-il? Heureusement, à son âge, l’avenir inquiète peu: et puis Dieu ne l’a-t-il pas déjà protégé miraculeusement? d’ailleurs il n’a pas encore touché aux douze sous donnés par le bon administrateur de l’hôpital? avec une pareille somme, il se croit riche et se livre à l’admiration que lui cause l’aspect de cette ville, si populeuse et si belle pour ses yeux accoutumés aux chaumières de son village.

Après s’être promené dans le quartier Saint-Jacques, il sentit le besoin de se reposer et de prendre quelque nourriture; il chercha la taverne de la plus médiocre apparence, et ce ne fut pas sans hésiter qu’il se décida à prier qu’on lui donnât quelque chose à manger, et un peu de paille dans un coin de l’écurie.

Là, comme sur la route, l’heureuse physionomie d’Arnaud, son air ouvert et intéressant captivent l’hôtelière qui l’accueille, et lui demande d’où il vient, pourquoi il se trouve abandonné si jeune dans les rues de Paris? Arnaud répond à ces questions; et ce n’est pas sans une grande surprise que cette bonne femme apprend la fuite d’Arnaud, l’énorme distance qu’il a parcourue pour venir chercher les moyens de s’instruire, et le dénûment dans lequel il se trouve. Émerveillée de trouver une telle force de caractère dans un si jeune enfant, elle s’empresse de donner à Arnaud toutes les indications nécessaires pour le guider; elle lui conseille d’aller au collége de Presle, situé sur la montagne Sainte-Geneviève, de se présenter au célèbre Ramus, dont la destinée avait tant d’analogie avec la sienne, qu’il ne pouvait manquer de s’intéresser à lui. Comme d’Ossat, Ramus était venu à Paris, à huit ans, sans ressources, et avait été obligé de se faire domestique au collége de Navarre; il employait une partie des nuits à l’étude; il obtint à force de travail une bourse: ce qui lui procura les moyens de se livrer à son goût pour les sciences et le rendit un des plus savants professeurs de France. Cette bonne femme lui dit encore que la plupart des écoles étaient remplies de jeunes gens sans fortune venus de toutes les provinces de France pour recevoir les leçons des maîtres en réputation. Ces étudiants, pour pouvoir vivre, se rendaient utiles aux écoliers riches, et avec le modique salaire qu’ils en recevaient, ils payaient leur dépense évaluée à environ quatre sous par jour. Quelques uns d’eux couchaient dans l’école sur des tas de paille placée là tout exprès: c’est pour cette raison qu’il existe une rue qui porte encore le nom de rue du Fouare, du vieux mot feure qui signifiait paille dans l’ancien langage; cette rue dut son nom à la paille dont l’école était garnie, et sur laquelle les écoliers s’asseyaient ou passaient la nuit.

Arnaud se coucha plein d’espoir et de courage. Dès que le jour paraît, il se lève, prend congé de son excellente hôtesse, s’achemine vers le collége, et se place près de la porte. Qu’on juge de sa surprise et de sa joie, lorsqu’il reconnaît, parmi les nombreux élèves de ce collége, le cher compagnon de ses jeux, le jeune baron de Castelnau, suivi de son gouverneur. «C’est toi, Arnaud! comment se fait-il que tu te trouves ici?—Messire, vous savez que vous m’aviez promis de m’appeler auprès de vous; je me suis lassé d’attendre, et me voilà.—Eh! comment as-tu pu venir?—A pied, messire!» Et notre pauvre enfant raconte son voyage, sa maladie et le secours que lui a donné le bon ecclésiastique de l’hôpital d’Orléans. Ému de compassion à ce touchant récit, le gouverneur du baron l’invite à venir le voir, et lui promet de demander son admission dans ce même collége de Presle. Qui pourrait peindre la joie et le bonheur d’Arnaud! le voilà donc arrivé au comble de ses vœux! Son premier soin fut, comme on le pense bien, d’écrire à son pauvre père, que sa fuite avait dû tourmenter si cruellement, de le rassurer complétement sur son sort, de lui promettre enfin de lui donner désormais très-exactement de ses nouvelles. Et c’est ce qu’en bon fils il ne manqua jamais de faire.

Grâce à la protection du baron de Castelnau, Arnaud eut donc le bonheur de se voir placé au collége près de ses jeunes amis; or, il y fit de si grands progrès en peu de temps, qu’il devint bientôt leur répétiteur, et plus tard même leur précepteur; il leur prodigua des soins assidus jusqu’au mois de mai 1562; et, leur éducation étant finie, Arnaud acheva de s’instruire dans les belles-lettres et les mathématiques. Le célèbre Cujas lui fit faire un cours de droit et lui conseilla de s’adonner au barreau où il se fit admirer par son éloquence. Ses talents et la noblesse de son caractère lui acquirent de grands et illustres protecteurs, au nombre desquels on doit citer Paul de Foix, archevêque de Toulouse. Ce prélat, ambassadeur à Rome pour Henri III, emmena d’Ossat en qualité de secrétaire d’ambassade, et fut une des principales causes de sa fortune, en l’engageant à embrasser l’état ecclésiastique. Paul de Foix étant mort, d’Ossat se trouva chargé des affaires de France à Rome; ce fut encore lui qui eut la mission de négocier la réconciliation d’Henri IV avec le saint-siége: et il obtint, mais non sans peine, du pape Clément VIII l’absolution de ce prince, si nécessaire à la tranquillité du royaume. De retour en France, Henri IV voulant récompenser dignement les services d’Arnaud, lui fit donner avec le chapeau de cardinal les évêchés de Rennes et de Bayeux.

Ainsi donc, voilà d’Ossat parvenu à une élévation telle qu’il n’eût jamais osé la désirer; et cette fortune, il la doit à lui seul, à son amour pour l’étude, à son noble caractère, à sa modestie, à son désintéressement. Oh! comme, en reportant ses regards vers les jours de son enfance, il admire la bonté de Dieu qui semble l’avoir pris par la main pour le conduire au faîte des grandeurs! et combien de grâces à rendre à celui dont la pitié le préserva de la mort, à Orléans! Son cœur éprouve le besoin de témoigner sa reconnaissance d’une manière éclatante, et de revoir ces lieux qui le reçurent agonisant. Arnaud d’Ossat choisit le moment où il allait prendre possession de son évêché de Rennes; il annonce qu’il passera par Orléans; le clergé vient le recevoir solennellement au milieu d’une foule immense, attirée par le désir de recevoir la bénédiction du cardinal; il demande à être conduit à l’hôpital, et là, en voyant tous ces pauvres malades, des larmes coulent de ses yeux; lui aussi, il a été pauvre et malheureux! il donne à tous des consolations, et leur fait distribuer d’abondantes aumônes; puis, avant de quitter ces lieux témoins de tant d’angoisses et de misères, il demande aux administrateurs qui l’accompagnent, et au nombre desquels se trouve le bon ecclésiastique qui le sauva, s’ils se rappellent un pauvre enfant mourant de la petite vérole qui leur fut apporté, il y avait bien des années. «Eh bien! c’est moi, messieurs, ajouta-t-il; j’ai toujours conservé le souvenir de ce que vous avez fait pour moi; et je n’attendais qu’une occasion favorable pour vous en témoigner ma reconnaissance.» En disant ces mots, il leur remit un parchemin scellé de son sceau, contenant la fondation d’une rente perpétuelle de douze cents livres à l’hôpital d’Orléans en mémoire des douze sous donnés au pauvre Arnaud d’Ossat à sa sortie de l’hospice.

LE JEU DE COLIN-MAILLARD.

Vers la fin du dixième siècle, le pays de Liège comptait parmi ses plus valeureux défenseurs, un certain Jean-Colin-Maillard, que Robert, roi de France, avait fait chevalier. Ce nom de Maillard lui venait de ce que, dans les combats, il se servait ordinairement d’un maillet pour assommer ses adversaires. Une de ces querelles, si fréquentes au moyen âge entre seigneurs voisins, s’éleva entre lui et le comte de Louvain. On en vint aux mains, et aux premiers coups échangés, Colin-Maillard perdit les deux yeux. Alors guidé par ses écuyers, il se jeta furieux, au milieu de la mêlée; et là, son maillet fit d’affreux ravages.

Vous l’avez déjà deviné, mes jeunes amis: c’est pour conserver le souvenir de ce fait d’armes que nos pères l’ont traduit en un jeu qui remplit souvent vos bruyantes récréations. Non seulement ils lui ont donné le nom du brave Colin-Maillard, mais encore ils ont probablement voulu que sa pantomime rappelât parfaitement cette action mémorable. Lorsque, les yeux bandés plus ou moins bien, vous parcourez le cercle de joueurs qui s’ébat autour de vous, vos mains étendues cherchent à saisir une victime; et celle-là, si vous pouvez proclamer son nom, se voit affublée, à votre place, du bandeau fatal.

Quel jeu plus pacifique eut jamais plus terrible origine!


Mœurs ds Turcomans.

Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier

Jamais tête de Vieillard ne m’avait fit une aussi vive impression.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


MŒURS DES TURCOMANS.
récit de voyage.

Ce conquérant mogol qui passa sur l’Asie comme un fléau exterminateur, le terrible Djengiskhan venait de mourir. C’était l’an 1231 de Jésus-Christ. Alors une nombreuse tribu, sortie primitivement des bords orientaux de la mer Caspienne, et qui était allée depuis se réfugier dans le Korrassan, abandonnait cette contrée pour reprendre le chemin de sa patrie; elle avait à sa tête Soleiman Scha, grand-père d’Osman, fondateur de la dynastie ottomane. Le malheur voulut que ce prince, en côtoyant la rive de l’Euphrate, tombât dans le fleuve avec son cheval et s’y noyât. Cette fin tragique de Soleiman amena la dispersion de toutes les familles qui s’étaient réunies sous son commandement. Les unes se fixèrent en Syrie; les autres allèrent s’établir dans l’Asie-Mineure.

Ce sont les descendants de ces dernières qui, sous le nom de Turcomans, mènent encore, en ces lieux, une vie de pasteurs. Cette peuplade a traversé les siècles, sans que rien soit venu apporter le moindre changement à ses mœurs patriarcales.

Les Turcomans qu’on rencontre dans les pachaliks ou provinces de Marrach, d’Alep, de Damas (Syrie), sont au nombre de quarante mille environ; mais on n’en compte pas moins de cent mille dans l’Asie-Mineure. Les Turcomans appartiennent à la secte des Mahométans unis, dit orthodoxes; ils suivent scrupuleusement toutes les pratiques de l’islamisme; ils ont, parmi eux, des chefs et des princes, mais dont ils reconnaissent rarement l’autorité; toujours ils répètent que «Dieu est leur seul et véritable maître.»

Le Turcoman est noble et généreux; il ne vit que du produit de ses troupeaux, et ne paie aucun tribut au gouvernement turc. Tout voyageur qui passe et lui demande un abri et du pain, est constamment traité par lui avec un religieux respect. C’est ce dont je puis rendre un éclatant témoignage, car voici la réception qu’on m’a faite à moi-même. Ce simple récit vous peindra bien les mœurs douces et pures de cette peuplade.

Au mois d’août de l’année 1837, je voyageais dans la Galatie. J’avais quitté Angora, l’ancienne Ancyre, et je me trouvais dans une plaine immense, couverte de pâturages et sillonnée par des ruisseaux. De nombreux troupeaux de moutons, de chèvres, de buffles, un vaste amas de tentes noires de Turcomans, apparaissaient au loin dans la plaine. Il était dix heures du matin. Jamais les rayons du soleil d’Asie ne m’avaient paru plus ardents; aucun souffle d’air ne tempérait l’atmosphère embrasée: il nous fut impossible de poursuivre notre route.

A droite du chemin, à la distance d’un quart d’heure, se voyaient cinq tentes groupées les unes à côté des autres. Nous nous dirigeâmes vers ces demeures pour demander l’hospitalité.

Dans la première tente, un Turcoman, d’une quarantaine d’années, était endormi auprès de trois beaux enfants qui sommeillaient aussi. Le hennissement de nos chevaux et des cavales qui rôdaient autour des tentes, réveilla le Turcoman et ses jeunes fils. Le maître se leva, vint au-devant de nous, et nous dit avec bonté: «Entrez, entrez sous ma tente, voyageurs; que les bénédictions de Dieu descendent sur vous!»

Akméda (c’est le nom de notre hôte) étendit à terre des nattes de jonc, de vieux tapis, des coussins, et nous fit signe de nous asseoir. Il sortit ensuite de la tente; mais il revint bientôt tenant, d’une main, un gros vase en bois rempli de lait de vache encore tout chaud, de l’autre, plusieurs galettes molles. Akméda déposa ces provisions sur la natte, s’assit en face de nous, et nous invita à manger avec lui. Il ne nous dit pas un mot durant le repas; selon l’ancienne coutume orientale, fidèlement suivie par ce peuple, ce n’est qu’après avoir offert de la nourriture aux voyageurs qu’on doit leur demander d’où ils viennent, où ils vont.

Je parcourais des yeux cette tente hospitalière: d’un côté, six sacs en toile remplis de grains; d’un autre, des selles et des brides; ici, une caisse en bois renfermant le tabac, le riz et les vêtements de la famille; là, trois fusils, quatre pistolets à manches d’argent, des lances surmontées de plumes noires, des sabres, suspendus aux trois pieux plantés en terre pour soutenir cette maison de toile. Voilà tout l’ameublement de la tente du Turcoman.

Au moment où nous achevions notre frugal repas, parut un vieillard se soutenant à peine sur un bâton de chêne; une chemise de toile grise serrée par une corde à la ceinture, un turban vert et des sandales de cuir composaient son costume. Une barbe d’une éclatante blancheur descendait majestueusement sur sa poitrine décharnée; ses yeux noirs, encore pleins de feu, étaient enfoncés dans leur orbite; son visage fortement caractérisé et couvert de rides profondes, était d’une effrayante maigreur. Jamais tête de vieillard ne m’avait fait une aussi vive impression. Il me semblait voir la personnification vivante et réelle de l’image du temps, telle que nous l’ont représentée les fables de la poétique antiquité.

—«Comme les ans vous ont courbé! dis-je au vieillard en faisant un pas au-devant de lui.—Oui, répondit-il, ma tête s’est inclinée;» puis il reprit en souriant: «J’ai perdu ma jeunesse, et c’est pour la chercher que je me tiens ainsi baissé vers la terre.»

Ce vieillard s’appelait Osman. C’était le père d’Akméda; il s’assit péniblement à côté de moi, nous salua tous en portant la main à sa bouche et sur son front, puis, d’une voix calme et douce: «Qui que vous soyez, voyageurs, béni soit le moment où vous êtes entrés sous cette tente! vous avez bien fait de venir vous reposer ici. Il ne faudra remonter à cheval que lorsque la grande chaleur du jour aura passé.»

Le père d’Akméda nous demanda ensuite d’où nous étions, d’où nous venions, où nous allions; ce sont là les questions accoutumées de ces hommes aux mœurs antiques et simples.

J’entrepris inutilement de faire connaître au vieil Osman le but de mon voyage dans les pays d’Asie; il ne pouvait comprendre que j’eusse quitté ma patrie pour m’instruire en visitant les peuples et les climats étrangers. «Tu n’as donc ni père ni mère, ni frères ni sœurs?» me disait-il d’un air étonné.

—Le ciel a rappelé mon père à lui, répondis-je; mais une mère, deux frères et deux sœurs me restent.—Comment! tu as une famille, et tu l’as laissée pour venir si loin! si loin!»

En achevant ces mots, Osman se leva, me prit par la main, et, me conduisant à la porte de la tente, il me dit:

—Vois-tu, là-bas, cette tente? c’est la mienne, celle qui est à côté appartient à Soleïman, l’aîné de mes fils à qui Dieu a donné huit enfants; l’autre tente est à Séline, mon second fils, père de douze enfants; celle où tu vois ces deux superbes juments qui bondissent sous les feux du soleil, renferme la nombreuse famille de Mohammed, le troisième de mes fils; Akméda, ton hôte, père des trois garçons qui jouent là, devant toi, me doit aussi la vie. Nous ne nous séparons jamais!»

Mon cœur était profondément ému des paroles d’Osman. Il me disait que le parfait bonheur en ce monde était de toujours vivre avec ceux que nous aimons.—Eh! qui pourrait en douter? mais, hélas! dans notre triste Europe, nous est-il donné à tous de demeurer attachés, jusqu’à la fin de notre vie, au toit paternel où nous avons été nourris?

Osman nous demanda notre nom, notre âge et le nom du lieu de notre naissance.—«Me serait-il permis, vénérable Scheik, lui dis-je, de te demander le nombre de tes années?—Oh! répondit-il, je suis bien vieux, bien vieux! mes forces diminuent à chaque aurore, et bientôt je ne verrai plus le soleil se lever derrière nos montagnes! Les blés de nos plaines sont tombés cent vingt-cinq fois sous la faucille du moissonneur depuis le jour où ma mère me mit au monde; parmi mes ancêtres, il y en a eu qui ont quitté la vie d’ici-bas dans un âge plus avancé que le mien.»

Ainsi parlait le vieillard; en le voyant, en l’écoutant, il me semblait voir et entendre Jacob disant à Pharaon: Les jours de mon pèlerinage sont de cent trente ans, courts et mauvais, et ils ne sont point parvenus jusqu’aux jours de mes pères, aux jours de leur pèlerinage[3].

Les hommes de l’âge d’Osman ne sont pas rares dans les pays d’Asie; en Syrie, en Arabie et en Perse, on trouve un grand nombre de vieillards qui ont passé cent ans. Cette longévité s’explique facilement dans une contrée où l’homme traverse la vie, sans être dévoré par ces désirs ardents qui tourmentent les habitants de l’Europe, et abrégent leurs jours.

Nous fîmes nos adieux à la bonne famille turcomane, quand le soleil eut disparu à l’horizon. Nous ne pûmes lui faire accepter le prix de la douce hospitalité qu’elle nous avait donnée. Nous avions mis, dans les mains des trois petits enfants d’Akméda, quelques pièces de monnaie; mais ils nous les rendirent bien vite en nous disant: «Les pauvres et les voyageurs viennent de Dieu; quand notre père reçoit l’indigent ou le pèlerin sous sa tente, ce n’est pas pour avoir son argent; que Dieu soit avec vous!»

C’est ainsi que les enfants des Turcomans sont élevés dans l’amour du bien, dans des habitudes généreuses et dans cette religieuse bienveillance pour l’étranger qui forme le caractère distinctif des mœurs orientales.


Genèse, ch. XV, l. i, v. 9.


Ruyter.

Louis Lassalle del et Lith.Lith. de Cattier

Adieu, Compani.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


UN ÉPISODE DE LA VIE DE RUYTER.

Le 25 décembre, jour de la sainte fête de Noël de l’année 1618, il y avait grand bruit dans la taverne de maître Schob, à Flessingue: deux cents matelots, pour le moins, remplissaient les hautes salles enfumées, et chantaient, et buvaient à qui mieux mieux. C’est que la taverne de Schob était en grand renom dans toute la ville; la bière y était savoureuse; le bœuf et les harengs, fumés à point; on pouvait se mirer dans les plats d’étain disposés sur les dressoirs, tant ils étaient brillants; aussi à peine descendus à terre, les matelots venaient-ils y dépenser toujours jusqu’à leur dernière pièce de monnaie. Bonnes gens à qui il suffit de quelques jours de plaisir, en échange souvent d’une année entière de leur terrible métier!

Or, ce jour-là, la foule était plus grande et plus étourdissante que de coutume; le tavernier et ses garçons ne savaient où donner de la tête. Figurez-vous cinquante personnes demandant tour à tour de la bière pour faire passer le bœuf, du bœuf pour faire passer la bière: «Ohé! tavernier, maître Schob; à boire, du feu, du tabac.» Ces cris incessamment jetés par des voix dures et rauques, dominaient toutes les conversations. Dépêchez, pauvres marins, car demain il vous faudra dire adieu à Flessingue, et à son bon port, la clef des mers, comme l’appelait Charles Quint: la flotte est là qui vous attend pour vous emporter loin, bien loin de Schob et de sa bière.

Autour de l’une des tables, un vieux contre-maître, à la figure balafrée, captivait l’attention d’un cercle de têtes éclairées d’une manière fantastique, par un rayon de jour tombant d’une fenêtre élevée. Il recommençait, pour la centième fois peut-être, le récit d’une affaire dans laquelle, lui vingtième, à bord d’un petit sloop mal ponté, mal gréé, il avait enlevé un brick espagnol vigoureusement défendu. L’histoire devait être bien intéressante, car l’auditoire l’écoutait sans mot dire, dans l’attitude du plus profond recueillement; les pipes étaient éteintes, les verres pleins, et nul ne paraissait s’en apercevoir.

Cependant deux personnages placés au bout de la table, semblaient vouloir demeurer étrangers à ce qui se passait autour d’eux. L’un était un enfant de onze ans, qu’à sa figure blanche et rose, à sa longue chevelure blonde, il était facile de reconnaître pour un Hollandais; l’autre était un nègre de dix-huit ans environ, aux formes grêles, étiques; on devinait de reste que cet enfant de la brûlante Afrique languissait sous le ciel de plomb et au milieu des brumes du Nord. Tous deux avaient été amenés en ce lieu par le contre-maître conteur, et ils avaient bien vite lié connaissance.

—Michel, disait Jean Compani, le nègre, à son nouveau camarade, pourquoi te fais-tu marin? sais-tu bien quel métier tu embrasses là? as-tu bien songé que c’est une vie de dangers sans cesse renaissants? Tu as une mère, sans doute, qui te pleurera longtemps, des frères et sœurs aux jeux desquels tu manqueras désormais; va, crois-moi, mon enfant, retourne vers eux.

—Non, je partirai, répondait résolument Michel. Si je m’engage pour servir sur mer, c’est que, vois-tu, Jean, nous sommes à la maison, beaucoup d’enfants; notre père, pauvre porteur de bière, gagne si peu, que souvent le pain nous manque; alors nous pleurons tous, car la faim creuse nos estomacs. Depuis un an, j’ai travaillé à la corderie de M. Lampsens, et à peine si j’ai pu rapporter à mon père de quoi me vêtir. Oh! le métier de matelot ne m’effraie guère, et quand il me faudra m’élancer jusqu’à l’extrémité des mâts, on ne me verra ni hésiter, ni trembler. Tiens, l’autre jour, on travaillait au grand clocher de Flessingue; sans être vu des ouvriers, je grimpai jusque sur la croix, mais quand je voulus descendre, il n’y avait plus ni échelle, ni échafaudage, tout avait été enlevé. Ceux qui me voyaient d’en-bas, me croyaient perdu: bast! à force de m’aider des pieds et des mains, et brisant de-ci de-là quelques ardoises, je parvins à me tirer d’embarras et à regagner le clocher; j’en fus quitte pour quelques petites écorchures. Bref, mon père ne peut me garder plus longtemps à sa charge, il faut donc que j’avise aux moyens de vivre; et, ma foi, quand maître Van-Eick qui bavarde à côté de nous, m’a proposé ce matin de le suivre sur mer, je lui ai sauté au cou pour l’embrasser comme un brave homme qu’il est. Mais toi, qui me sermonnes si bien, pourquoi es-tu matelot?

—Moi, c’est bien différent: je le suis contre mon gré, et, Dieu aidant, j’espère dire bientôt adieu à ce métier que j’ai fait trop longtemps. J’avais douze ans, lorsqu’un capitaine hollandais m’acheta à un roi voisin du Sénégal, mon pays, qui avait fait prisonnière ma bourgade, avec toute ma famille. Comme ce capitaine ne trouva pas à me revendre, il me fit mousse à son bord; là, les matelots m’appelaient chien de noir, me battaient d’une façon horrible et ne me laissaient aucun repos. Cinq années s’écoulèrent ainsi pour moi dans cet état misérable; une seule pensée vint tout à coup ranimer mon courage, naguère toujours chancelant: il y avait à bord des livres qui parlaient d’un Dieu que je ne connaissais pas, d’une religion qui éclairait l’âme, l’élevait dans l’infortune et nous rendait meilleurs. Ces livres, je les lisais, je les dévorais en secret; j’y puisais, moi pauvre enfant du désert, une existence nouvelle. Enfin, il y a un an, je débarquai ici; depuis longtemps celte idée me dominait: je me convertis donc à la religion chrétienne. Le prêtre, en m’administrant le baptême, a fait d’un esclave un homme libre; et maintenant, Michel, maintenant je brûle du désir de retourner un jour dans ma patrie et d’y répandre à mon tour les lumières de la foi qui m’éclaire. Voilà pourquoi je veux m’embarquer.»

Cette communauté de misère rapprocha donc ces deux jeunes gens, d’âges et de goûts si différents; et ils se serrèrent tendrement la main, en se promettant une éternelle amitié. Jean Compani parla longuement à Michel de son beau pays; ces récits exaltaient celui-ci, qui l’écoutait avec une grande avidité. A la fin, plongeant sa tête dans ses mains, le nègre tomba dans un de ses accès ordinaires de tristesse, et se tut. Michel comprit que ce devait être une sainte et digne chose que de penser ainsi à la patrie absente; et, loin de le troubler, il se mit, de son côté, à rêver à sa nouvelle position.

Mais déjà les heures s’étaient écoulées; soudain la grosse voix de maître Van-Eick fit retentir les échos de la taverne: «Allons, enfants, il est temps de partir, suivez-moi.» Jean et Michel se levèrent aussitôt; et une barque les porta tous trois jusqu’au fond de la rade, où le bâtiment se balançait doucement sur ses ancres. Le lendemain, Michel commença son rude apprentissage; mais, grâce aux excellents conseils et à l’expérience de Compani, il fut bientôt mis au fait de ses fonctions. Ils firent ainsi quelques campagnes ensemble, voyant chaque jour les liens de leur amitié se resserrer davantage. Enfin, un jour Compani put s’engager sur un bâtiment faisant voile pour le Sénégal, cette douce patrie vers laquelle ses vœux étaient sans cesse tournés. Malgré la peine profonde qu’il en ressentit, Michel ne chercha pas à détourner son ami de ce projet; mais le moment du départ fut pour eux tout rempli de douleurs amères. Se quitter quand on s’aime, et pour ne jamais se revoir peut-être, voilà une pensée qui déchirait leur pauvre cœur. Aussi, lorsqu’il fallut se séparer, restèrent-ils longtemps dans les bras l’un de l’autre.

—Adieu, Compani.

—Adieu, Michel.

—A revoir, à revoir.

Et les matelots qui les virent ainsi, ne purent retenir quelques larmes.

A quarante ans de là, en 1664, les Provinces-Unies ayant déclaré la guerre à l’Angleterre, envoyèrent une flotte pour s’emparer de Gorée, petite île occupée par cette dernière puissance, et qui touche au Sénégal. La flotte se montra et les Anglais se rendirent. Pendant que les vaisseaux faisaient leur provision d’eau et de bois, l’amiral hollandais se fit débarquer au Cap Vert, à peu de distance de Gorée; et, suivi de ses officiers et d’un fort détachement de soldats, il s’enfonça dans les terres pour en faire la reconnaissance. C’était le matin; l’air était parfumé de douces odeurs, le bengali roucoulait sous les feuillées, et de temps en temps on entendait le chant lent et monotone d’un nègre, et au loin la grande voix de la mer qui mourait sur la grève; c’était enfin une belle et poétique matinée. La troupe armée arriva bientôt au milieu d’une bourgade, composée de maisons, ayant la forme d’une ruche, et si basses qu’on ne pouvait y entrer qu’en rampant.

Un vieux nègre, entouré d’un grand nombre d’indigènes, était assis à l’ombre d’un palmier. L’amiral, jugeant que ce devait être le chef du pays, se dirigea de son côté, et lui adressa la parole à l’aide d’un interprète. Aussitôt le vieux chef releva la tête, et donna les signes du plus grand étonnement: ses grands yeux blancs étaient fixés sur celui qui venait de lui parler, ses lèvres se remuaient sans pouvoir articuler un son, puis tout d’un coup, il tomba dans les bras de l’amiral, en s’écriant:

—Michel, Michel, me reconnais-tu?

—Mon bon Compani, lui dit l’amiral ému, en le serrant dans ses bras, enfin nous nous retrouvons, mais il s’est opéré pour nous de bien grands changements: Michel, le mousse, s’appelle maintenant Michel de Ruyter, grand amiral de Hollande.

—Et Jean Compani, le matelot, reprit le nègre, est aujourd’hui roi de cette partie du Cap.»

Tous deux, en proie à un ravissement que nous n’essaierons pas de décrire, se racontèrent alors mutuellement leur histoire. Compani voulut que Ruyter lui rapportât, dans les moindres détails, comment, sorti du rang obscur de mousse, il s’était élevé de grade en grade jusqu’au commandement de toutes les forces navales de la Hollande. Quant à lui, son récit fut court: à son retour au Sénégal n’ayant plus trouvé ni parents ni amis, il était venu s’établir au Cap Vert, et les connaissances étendues que ses voyages sur le continent lui avaient acquises, l’avaient fait choisir par les nègres pour leur roi.

Leurs cœurs s’étaient à peine épanchés, qu’ils furent encore obligés de penser à la séparation; cette fois, elle devait être éternelle.

UNE SALLE D’ASILE.

Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.

Mes chers enfants, vous qui êtes si heureux, dont le pain quotidien se compose de mets délicats, de luxe, de plaisirs! vous qui passez vos jours dans vos familles, ou au sein de brillants pensionnats; en hiver, toujours à l’abri d’appartements bien chauds; en été, dans de riants jardins ou sur de vertes pelouses, vous ne savez pas ce que c’est qu’une salle d’asile. Une salle d’asile, voyez-vous, est un lieu béni de la Providence, un saint refuge ouvert, par la piété des hommes, aux enfants du pauvre et de l’indigent. Or, comme il y a beaucoup de pauvres pères et mères indigents, il existe aussi beaucoup de salles d’asile, et tous les jours on en fonde encore.

Venez donc, suivez mes pas; je vais vous en faire connaître une; et quand nous l’aurons une fois visitée, quand vous aurez vu de quelle sollicitude admirable et touchante on y entoure l’enfant de l’indigent, quels soins maternels et généreux on lui prodigue, alors, le cœur tout saisi d’émotion, vous bénirez Dieu en songeant que vous aussi vous pouviez naître de parents infortunés, et vous trouver heureux de prendre place parmi ces pauvres petites créatures; alors vous apprendrez à respecter le malheur, à le secourir.

Il n’est pas encore huit heures du matin: venez, entrons. Voyez d’abord ce préau sablé et planté d’arbres; ici, ce hangard entouré de bancs; c’est là que jouent les enfants: au préau, s’il fait beau; sous le hangard, s’il pleut. Tout est prévu.

Maintenant pénétrons dans l’intérieur. La pièce d’attente que voici, tapissée de planches et de clous à crochets, sert à déposer tous les petits paniers; cette porte vitrée communique à la salle principale, celle où nous sommes. Avant tout, admirez l’ordre extrême et la propreté qui règnent ici. Comme ils sont admirablement éclairés tous ces bancs, rangés en gradins, qui vont être remplis tout à l’heure.

Mille objets divers ont déjà frappé vos yeux! ces images, rangées autour des murs, sont destinées à récréer les regards des enfants; ces boules mobiles de couleurs diverses, qui glissent sur des tringles de fer, leur servent à acquérir les premières notions de calcul. Là, sont des animaux dont ils apprennent à retenir les noms, à connaître les instincts et les mœurs; ici, un syllabaire noté en musique, à l’aide duquel ils commencent à lire en chantant. Telle lettre se dit sur un ton, telle sur un autre; il en de même de la syllabe. En entendant la lettre, l’enfant sait sur quel ton elle doit être chantée, et le son isolé lui dit à son tour quelle lettre il faut prononcer; et ces vers naïfs, tout à l’heure les enfants les chanteront pour s’exciter tous au travail, à la résignation.

La résignation! hélas! voilà un mot que vous ne connaissez pas, vous, mes enfants. La résignation, c’est cependant la vertu qu’on enseigne, avant tout, aux jeunes hôtes de cet asile; elle qui leur apprend à supporter les privations de tout ce dont vous jouissez, qui leur les rend familières; et lorsqu’en récitant leur Pater, ces pauvres petits demandent à Dieu le pain quotidien; c’est qu’en effet il leur manque, c’est bien de pain dont ils ont faim... et vous, n’y avez-vous jamais songé en faisant cette prière.

Mais approchons un peu de cette place réservée; c’est celle de la maîtresse de l’asile. Voyez-vous ces deux grands cahiers reliés? ils renferment de belles gravures coloriées; les unes représentent divers métiers mis en action; on y voit la manière de faire des sabots, du pain, de la toile; là, c’est le menuisier qui achève une table; ici, le forgeron qui travaille au milieu du feu et de ses soufflets. Et les enfants de l’asile dévorent des yeux ces estampes, et en voyant toutes ces merveilles qu’enfante le travail, ils s’habituent d’avance à l’aimer, ils aspirent à devenir eux-mêmes un jour des ouvriers habiles. Et les dégoûts de l’apprentissage, les rudes labeurs qui les attendent, qui les leur fera supporter sans murmures... ces autres images merveilleuses que voici.

Jetons-y les yeux: c’est d’abord l’intérieur d’une crèche; un petit enfant couché sur la paille y dort paisiblement. Une mère pleine d’amour, humble et sublime en sa joie, aime en lui tous les enfants de la terre, prête l’oreille à leurs jeunes douleurs, veille sur leurs berceaux, sèche leurs larmes; et lorsque le petit élu de la salle d’asile vient à demander ce que c’est que cette crèche, cet enfant, cette mère, on lui apprend alors à prononcer les doux noms de Jésus et de Marie. Il a balbutié ces deux noms, et déjà pour lui c’est une prière.

Plus loin, voici l’Enfant Jésus sur les genoux de la Vierge; il reçoit les adorations des bergers. Quelle humble cour pour un si grand roi! mais le divin maître a voulu se placer au milieu des petits, afin que les grands et les riches sussent bien que la gloire d’ici-bas n’était pas un gage assuré de la faveur céleste. Et les anges sont là; ils unissent leurs concerts à ceux des pasteurs, ils exaltent la gloire du fils de Dieu dans leurs cantiques.

De ce côté, Jésus est représenté jouant dans l’atelier du charpentier, son père adoptif, du bon saint Joseph; et Marie le contemple de ce regard d’amour et de vénération que devait éprouver la mère d’un tel fils. Puisque Jésus enfant jouait sous les yeux de ses parents, il se complaît à voir aussi les sourires de l’enfance, à veiller sur ses plaisirs. Mais les années ont mûri vite la raison chez Jésus. On vous montre, ici à l’âge de douze ans, le fils de Dieu sage entre tous les docteurs; sa mère, qui le cherche, le trouve dans le Temple enseignant les hommes; ceux-ci écoutent, stupéfaits d’étonnement, les divins préceptes qui découlent de ses lèvres, et Marie elle-même demeure immobile d’admiration.

Voilà, mes chers amis, de quelles images on charme d’abord les yeux de nos petits élus des salles d’asile, quel modèle admirable on leur offre: Jésus enfant. Mais ces images s’arrêtent là, et l’enseignement religieux se continue par le sublime aspect de ce Christ en bois qui plane sur toutes ces têtes innocentes; et c’est devant ce Christ qu’elles s’inclinent pour réciter la prière du matin.

Mais silence... huit heures sonnent... l’asile est ouvert. Voici les enfants... comme ils sont nombreux! comme ils se suivent et se succèdent!... la salle les contiendra-t-elle tous?... oh! oui, chacun trouvera son banc, sa petite place... Voyez, comme ils se rangent et s’alignent d’eux-mêmes au simple coup d’œil de la maîtresse! c’est plaisir à voir... Les voilà placés... la prière va commencer... silence... et comme eux, agenouillons-nous aussi pour participer à cette douce hymne du matin.

Et maintenant que nous voilà sortis de ce pieux asile... n’est-ce pas que vous êtes bien attendris de tout ce que vous y avez vu..., que vous vous sentez meilleurs, que vous partageriez même au besoin volontiers avec ces pauvres petits vos menus plaisirs, votre pain lui-même? Écoutez à ce sujet une histoire bien touchante.

D’ordinaire, avant l’arrivée des enfants, on apportait dans cet asile plusieurs gros pains pour être distribués à ceux d’entre eux dont les parents étaient les plus indigents, mais il arriva, ces jours derniers, que cette bonne œuvre, due à une bienfaisance particulière, fit tout à coup faute à la salle d’asile; et celle-ci est une des plus nombreuses et conséquemment des plus pauvres de Paris. La maîtresse de l’établissement, femme d’une charité rare, habituée jadis à une vie douce, et aujourd’hui dévouée à la tâche la plus noblement pénible, fut saisie d’une vive anxiété en apprenant le malheur qui frappait ses enfants.

L’heure de la classe arrive; les pauvres petits entrent, comme vous l’avez vu, par groupes; d’autres viennent seuls; les plus grands portent les plus jeunes sur leurs bras; puis il en arrive d’autres avec leurs mères. Chacun apporte son panier; si quelques-uns sont assez lourds, un grand nombre semblent vides; mais la maîtresse n’ose s’en assurer, car les pauvres mères sont là, les yeux baissés, leur embarras trahit assez leur détresse, et elles se hâtent de partir pour échapper au reproche qu’elles redoutent.

Madame S*** a deviné cette douloureuse honte; elle en a pitié, et, sans trop savoir ce qu’elle fera elle-même, elle accepte en silence les paniers vides, reçoit les enfants, dissimule de son mieux sa terrible anxiété sous un air distrait. Enfin la classe est au complet; près de trois cents enfants sont rassemblés; combien sont venus sans pain? Madame S*** a secrètement fait la revue des paniers; quarante d’entre eux sont vides, et un grand nombre d’autres contiennent si peu de chose!

Que faire? retrancher d’abord sur la part de sa propre famille! elle n’hésite pas; mais ce qu’elle va tenter un jour, pourra-t-elle le faire le lendemain; et d’ailleurs, après avoir coupé jusqu’à dix morceaux de pain, elle s’arrête, car, à leur tour, ses propres enfants lui répéteraient ce cri déchirant: «J’ai faim!» dont ses oreilles vont être frappées; et cette angoisse se renouvellerait chaque jour, sans mettre un terme à la misère de l’école.

La journée s’ouvre par la prière que vous avez entendue, et le Pater y tient la première place. Déjà les enfants sont rangés sur leurs bancs; ils sont là, joyeux, pleins de sécurité; leur premier déjeuner ils l’ont fait avant de venir, et l’heure du second est loin encore; les pauvres petits n’y pensent pas; ils vont chanter, prier; que leur faut-il de plus en ce moment? Madame S*** donne le signal; tous se mettent à genoux, joignent les mains; c’est alors qu’elle dit à haute voix, les larmes aux yeux: «Récitez bien votre Pater aujourd’hui, mes enfants, afin que le bon Dieu, la sainte Vierge et le petit Jésus vous entendent, et qu’ils prennent soin de vous.» L’émotion qu’elle ne peut contenir en achevant ces mots, attendrit le petit auditoire, et chacun répète avec ferveur cette touchante invocation du Pater après elle.

Puis, après la salutation angélique, les petits enfants se rasseoient, et chantent un cantique destiné à les préparer au travail. Comment Dieu exaucera-t-il cette prière du pain quotidien? madame S*** l’ignore encore; et la détresse est là, sous ses yeux; à midi, les cris et les larmes vont inévitablement éclater, si quelque secours miraculeux n’arrive. En effet une visite pouvait survenir; il arrivait, de temps à autre, que quelque dame, entrant inopinément, demandait à visiter la salle d’asile; or madame S*** avait longtemps espéré qu’il en serait ainsi ce jour-là. Oh! comme elle peindrait alors, avec l’éloquence d’une mère au désespoir, l’affreux embarras où elle se trouve avec ses pauvres enfants; une seule visite, et le pain du jour serait assuré! Madame S*** avait puisé cet espoir dans la prière, et elle le conserva pendant les quatre heures qui suivirent. N’avait-elle pas vu, bien souvent, des dames s’attendrir à l’aspect de toutes ces figures qui s’épanouissaient, pleines de confiance et de curiosité, à toute impression nouvelle. On a si souvent dit à ces pauvres enfants: «De grandes dames riches vous protégent, vous envoient, vos belles images, vos jeux instructifs, vous donnent du pain, des bas, des sabots;» que ces enfants, émerveillés de tant de bontés, croient voir une de leurs bienfaitrices dans chaque dame qui entre. Aussi comme ils s’empressent tous de dire: «Bonjour, madame!» et ce concert de petites voix, ces charmants regards fascinent le cœur; on ne saurait supporter là l’idée d’une souffrance, sans chercher à l’adoucir aussitôt.

Midi sonne pourtant... personne, personne encore! On attend le signal du jeu, du déjeuner; on l’implore des yeux; madame S*** hésite un dernier moment; puis soudain un éclair d’inspiration illumine ses traits, un touchant sourire erre sur ses lèvres. Ah! rassurez-vous, mes enfants, ne tremblez plus pour ces pauvres petits; l’œuvre de miséricorde s’accomplira; mais, cette fois, pour que l’exemple en soit plus attendrissant, Dieu l’a réservée aux pauvres eux-mêmes.

Madame S*** s’adressant donc aux enfants, leur dit de sa voix si bonne et si persuasive: «Mes petits amis, vous savez que le pain est cher» (les enfants du pauvre ne connaissent que trop le prix du pain, dès leurs plus jeunes années); puis elle ajouta: «Toutes les mères n’ont pu aujourd’hui en donner une part égale à chacun de vous; quelques-uns en ont de gros morceaux, d’autres de bien petits, d’autres enfin n’ont rien du tout. Que faut-il faire? si ceux qui ont du pain au delà de leur suffisance voulaient en donner un peu à leurs camarades, quel bien ils leur feraient!»

A peine madame S*** avait achevé ces mots, que les plus riches d’entre les pauvres accourent vers elle; l’impulsion est unanime; chacun, de ses petites mains, s’empresse de casser son pain, de le partager, d’en abandonner même le plus gros morceau; mais madame S*** rétablit le partage avec équité, tout en embrassant au hasard tous ces visages radieux qui l’entourent... Ah! que ces enfants étaient alors sublimes dans l’élan de leur charité! quelle scène attendrissante! Madame S*** remerciait Dieu, du fond de son cœur, d’avoir permis que ses soins portassent de si beaux fruits parmi les enfants de son asile. Elle avait attendu en vain un secours de la charité opulente; pouvait-elle le regretter, à l’aspect du délicieux tableau qu’elle avait sous les yeux? A cinq heures, les pauvres mères, qui n’avaient pu donner le pain quotidien à leurs enfants, vinrent les chercher les premières; madame S***, allant au-devant d’elles, leur dit: «Soyez tranquilles, tout s’est bien passé. Vous savez que, dans le désert, Jésus a nourri une grande multitude avec cinq pains et deux poissons. Eh bien! le même miracle s’est accompli ici aujourd’hui par la main de mes petits enfants; ils ont partagé entre eux; il y en a eu pour tous. Une autre fois, mes chères dames, faites de votre mieux dès que vous le pourrez, et, dans les mauvais jours, on vous aidera encore.»

Et toutes ces femmes se retiraient saisies de respect, elles croyaient voir un des anges de Dieu dans la femme qui leur tenait ce langage. Et, à celles des mères qui possédaient quelque superflu, madame S*** raconta ce qu’elle avait fait; toutes, émues jusqu’aux larmes, promirent de grossir, selon la chance de chaque jour, la petite part de leurs enfants. Aussi, depuis ce temps, plus de gourmands dans la salle d’asile; et ce vilain péché de gourmandise a fait place à la plus belle des vertus, à la charité.

C’est ainsi, vous le voyez, mes petits amis, que le pain quotidien, demandé chaque matin avec une si touchante ferveur, a été pour toujours assuré à ces enfants. Apprenez par là à retrancher, à l’occasion aussi, quelque chose de vos plaisirs pour donner du pain au pauvre. Le Seigneur aime ceux qui souffrent, et il demandera compte de leurs larmes à ceux qu’il a placés au sein de l’abondance.

CHARLES XII

A QUINZE ANS.

L’enfance de Charles XII fut extraordinaire, comme toute sa vie. A l’âge de sept ans, il savait dompter un cheval. Les exercices violents auxquels il se plaisait, et qui décelaient à l’avance ses inclinations martiales, lui formèrent, de bonne heure, une constitution propre à supporter les plus grandes fatigues. Quoique d’un naturel assez doux, il laissait, dès son plus bas âge, percer déjà cette opiniâtreté inflexible, qui lui fut plus tard si fatale; toutefois il était un mot à l’aide duquel on obtenait de lui tout ce à quoi il paraissait le moins disposé à se ployer: ce mot magique, c’était la gloire.

On commença par lui parler de son propre pays et des nations avec lesquelles il aurait des relations à entretenir, avant de l’instruire, comme on fait encore, chez nous, des affaires de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome. Il étudia aussi, d’après le même système, les langues vivantes avant les langues mortes. Il parlait, dès ses premières années, l’allemand aussi bien que le suédois, sa langue naturelle. Il avait de l’aversion pour le latin; mais, dès qu’on lui eut dit que le roi de Pologne et le roi de Danemarck l’entendaient, il l’apprit bien vite et de manière à pouvoir le parler, au besoin, tout le reste de sa vie. Ce fut même à l’époque où on lui enseignait cette langue, qu’on lui demanda ce qu’il pensait d’Alexandre-le-Grand: «Je pense, dit ce prince, que je voudrais lui ressembler.—Mais, lui objecta-t-on, il n’a vécu que trente-deux ans.—Ah! reprit-il, n’est-ce pas assez quand on a conquis des royaumes?» Lorsqu’on rapporta cette répartie au roi son père, celui-ci s’écria avec orgueil: «Voilà un enfant qui vaudra mieux que moi; il ira plus loin que le grand Gustave.»

Ce monarque avait tort: car, en n’ambitionnant de la renommée d’Alexandre que celle du conquérant, Charles témoignait plus de son besoin de détruire que de son désir d’édifier; et il n’y a de solide gloire, pour les maîtres des empires, qu’à cette dernière condition. C’est en cela que Pierre-le-Grand, de Russie, inférieur, sous plusieurs côtés brillants, à son rival Charles XII, de Suède, lui fut incontestablement supérieur sous le point de vue de l’utilité et de la durée de ses œuvres.

Mais, pour achever de peindre le caractère décidé du jeune prince, il suffirait du trait suivant. Un jour qu’il s’amusait, dans l’appartement de son père, à regarder deux cartes géographiques: l’une, d’une ville de Hongrie prise par les Turcs sur l’empereur d’Allemagne; l’autre, de Riga, capitale de la Livonie, province conquise et depuis perdue par les Suédois, il remarqua, tracés au bas de la carte de la ville hongroise, ces mots tirés du saint livre de Job: «Dieu me l’a donnée, Dieu me l’a ôtée, le nom du Seigneur soit béni.» Il prit sur-le-champ un crayon, et écrivit au-dessous de ces mots, ceux-ci: «Dieu me l’a donnée; le diable ne me l’ôtera pas.»

Le prince avait onze ans lorsqu’il perdit sa mère, femme d’une touchante résignation dans ses malheurs privés, et dont le tort, aux yeux du roi, avait été de porter un intérêt trop vif aux souffrances du peuple. Charles XI, homme brave, laborieux, vigilant, frugal, mais d’un caractère âpre et souvent cruel, mourut quatre ans après la reine.

Charles XII se trouva, par suite de cette mort, roi de nom à l’âge de quinze ans; mais il lui restait sa grand’mère Edwige-Éléonore de Holstein, veuve du roi de Suède Charles X; et cette princesse avait été déclarée régente du royaume par la volonté du père de Charles. Elle cherchait bien, dit-on, à prolonger cette régence au delà de la majorité du jeune prince en s’efforçant de ne l’occuper que de fêtes et de choses inutiles; mais Charles XII n’était point homme, pour si jeune qu’il fût, à porter plusieurs années le titre de roi, sans en avoir la puissance.

Un jour de l’année même où il avait perdu son père, ce monarque de quinze ans venait de passer plusieurs régiments en revue: le conseiller d’État Piper était près de lui; croyant remarquer un air de profonde réflexion sur les traits du roi, il demanda à quoi sa majesté songeait si sérieusement. «Je songe, répondit Charles, que je me sens digne de commander, mieux que pour la forme, à ces braves gens.» Piper, saisissant cette occasion d’élever sa fortune, engagea sur-le-champ le prince à saisir les rênes de l’État et à faire remercier la régente de sa tutelle. Charles XII embrassa cette idée avec enthousiasme; trois jours après, il n’y avait plus de régente. Edwige-Éléonore de Holstein reçut du reste du monarque de grands témoignages de munificence; il lui fut fait une position digne du rang qu’elle avait occupé et de son titre d’aïeule du nouveau roi.

Charles XII fut couronné presque aussitôt. Il fit son entrée dans Stockholm sur un beau cheval alezan, dont les fers étaient en argent; il avait le sceptre à la main, la couronne en tête. Il fut suivi des acclamations de tout un peuple, à qui de si étonnants débuts faisaient concevoir les plus hautes espérances.

Charles pourtant ne répondit pas d’abord à cet espoir, ainsi qu’on l’aurait cru; un moment, on put soupçonner même qu’il s’était montré plus impatient que digne de régner. On semblait oublier qu’il n’était qu’un enfant encore, tant l’homme, chez lui, s’était décelé dès ses plus tendres années.

La chasse était alors la seule occupation que recherchât le jeune roi comme occasion de développer sa force et son courage; mais ce genre d’exercice n’était guère pour Charles un jeu d’enfant, car c’est aux ours qu’il s’attaquait. Un jour un de ces animaux, d’une grandeur démesurée, vint droit à lui; il n’avait d’autre arme qu’un bâton fourchu; et ce fut avec ce bâton qu’après une longue et terrible lutte, il parvint à terrasser l’ours.

Il revenait, dit-on, de cette chasse dangereuse, quand on lui annonça que trois puissants monarques s’étaient alliés dans le but de ravir à sa jeunesse les conquêtes faites par ses aïeux et surtout par le grand Gustave-Adolphe. Charles témoigna bien à cette nouvelle que l’on s’était mépris sur son engourdissement passager, et que son indomptable activité n’attendait qu’une occasion de se signaler. «Messieurs, dit le prince à ceux qui étaient venus avec une sorte d’effroi lui apporter cette nouvelle, j’ai résolu de ne jamais faire une guerre injuste, mais de n’en finir une légitime que par la perte de mes ennemis. Ma résolution est prise: j’irai attaquer le premier qui se déclarera; et quand je l’aurai vaincu, j’espère faire quelque peur aux autres.» Ces paroles étonnèrent tous les vieux conseillers du jeune prince; ils se regardèrent sans oser répondre. Enfin, glorieux d’avoir un tel roi et honteux d’avoir, moins que lui, confiance en la fortune de leur pays, ils reçurent avec enthousiasme ses ordres pour la guerre.

On fut bien plus surpris encore lorsqu’on vit Charles renoncer tout d’un coup aux amusements les plus innocents de la jeunesse. Du moment qu’il se prépara à la guerre, il commença une vie toute nouvelle, dont il ne s’est jamais depuis départi un seul jour. La tête toute remplie des brillants souvenirs d’Alexandre et de César, il se proposa d’imiter tout de ces deux conquérants, hors leurs vices. Il ne connut plus désormais ni magnificence, ni jeux, ni délassements; il réduisit sa table à la frugalité la plus sévère; il avait aimé le faste dans les habits; il ne se vêtit plus que comme un simple soldat. Il résolut de s’abstenir de vin et de liqueurs, le reste de sa vie. Enfin, si nous exceptons une intraitable opiniâtreté, une confiance en lui-même que ses premiers succès avaient changée en présomption, il n’y eut point de passions que Charles XII ne domptât. Et ce fut là le beau côté, le côté-modèle de son caractère, et ce en quoi il se montra éminemment supérieur à son célèbre adversaire de Russie.

Voilà donc Charles engagé, en véritable héros, dans une guerre dont l’issue était impossible à prévoir. De lui-même, il s’élança au-devant de ceux qui se préparaient à l’attaquer. Le 8 mai de l’année 1700, il quitta Stockholm pour n’y revenir jamais.

Une foule immense de peuple l’accompagna jusqu’au port d’embarquement, en faisant des vœux pour lui, en l’admirant, en versant des larmes. Charles se mit à la tête d’une flotte de quarante-trois vaisseaux, et fit voile vers Copenhague, capitale de Danemarck. Il avait résolu d’opérer une descente à peu de distance de la ville, et de l’assiéger par terre en même temps qu’elle se trouverait bloquée par mer.

Mais Charles quitta bientôt son vaisseau pour aller se jeter dans la première chaloupe venue à la tête de ses gardes. L’ambassadeur de France, émerveillé de tant d’audace, réclame l’honneur de suivre le roi dans sa chaloupe. On s’avançait sous la protection du canon des vaisseaux qui favorisaient la descente; les chaloupes n’étaient plus déjà qu’à trois cents pas du rivage. Charles XII, impatient de n’aborder ni assez près, ni assez tôt, s’élance soudain de sa chaloupe dans la mer, l’épée à la main, ayant de l’eau par delà la ceinture: ses ministres, l’ambassadeur français, ses officiers, ses soldats, suivent incontinent son exemple, et marchent droit au rivage malgré la grêle de coups qui pleut sur eux. Le jeune roi, qui n’avait jamais entendu jusque-là le bruit que font les balles en l’air, demanda, en ce moment, à l’un de ses officiers ce que c’était que ce petit sifflement qu’il entendait à ses oreilles. «Sire, dit l’officier, c’est le bruit des balles qu’on vous tire.—Bon! reprit Charles, ce sera là dorénavant ma musique.» Le roi parlait encore, que son interlocuteur recevait un coup de feu dans l’épaule, et qu’un autre officier tombait mort à ses pieds.

L’intrépidité de Charles jeta l’épouvante parmi ses ennemis. Devenu maître de leurs retranchements, il se prosterna à genoux pour remercier Dieu du premier succès de ses armes. Copenhague, intimidée, dépêcha aussitôt une députation vers le jeune roi, pour le supplier de ne point bombarder la ville. Charles reçut ces envoyés à cheval, à la tête de son régiment des gardes. Il leva une forte contribution de guerre sur la ville; mais il s’engagea, de son propre mouvement, à faire payer exactement le prix des vivres qu’on fournirait à ses troupes. Cette loyauté, qui est aussi l’un des beaux côtés du caractère de Charles, frappa ses ennemis d’admiration. Ils furent bien étonnés de voir les moindres soldats de l’armée victorieuse payer généreusement et sans délai, par l’ordre de leur chef, tous les objets qu’on leur livrait. Depuis longtemps il régnait, parmi les troupes suédoises, une excellente discipline; cette discipline n’avait pas contribué médiocrement à leurs victoires, et le jeune roi ajouta encore à sa sévérité: un soldat n’eût pas osé refuser le paiement du moindre achat qu’il faisait, moins encore aller à la maraude, et pas même sortir du camp. Charles voulait de plus qu’après la victoire, les troupes respectassent la dépouille des morts. On faisait toujours, dans son camp, la prière deux fois le jour: à sept heures du matin et à quatre du soir; lui-même ne manquait jamais d’y assister, et de donner ainsi à ses soldats l’exemple de la plus haute comme de la plus sincère piété.

En six semaines, Charles XII avait donc entamé et fini sa guerre contre le Danemarck, et lui avait imposé ses lois; il n’avait pas, avons-nous dit, atteint alors sa dix-huitième année.

Précisément, à la même époque, le roi de Pologne investissait la ville de Riga que le diable ne devait pas reprendre à Charles, et le czar de Russie s’avançait, d’un autre côté, contre lui à la tête de plus de cent mille hommes. Charles fit lever le siége de Riga, puis marcha au-devant du czar, qui était ce fameux Pierre-le-Grand dont la gloire devait éclipser celle de tous les princes de son siècle, celle de Charles XII lui-même.

Pierre avait, par le froid le plus rigoureux, entrepris le siége de la ville de Narva; et, en homme qui croit s’élever en se plaçant sous les ordres de ceux qu’il sait être plus expérimentés que lui, il ne s’était attribué que les fonctions de simple lieutenant dans son armée.

Le roi de Suède avait, lui, passé la mer avec environ seize mille hommes d’infanterie et un peu plus de quatre mille chevaux. Mais il crut devoir précipiter sa marche, en se faisant suivre seulement de huit mille hommes. Et ce fut avec cette petite armée qu’il arriva devant les premiers postes de ses innombrables ennemis. Il ne balance pas à les attaquer, tous les uns après les autres, sans leur donner le temps d’apprendre à quel petit nombre d’hommes ils avaient affaire; c’est ainsi qu’il battit tous les avant-postes du czar, et se trouva, en vingt-quatre heures, en face d’une armée de quatre-vingt mille hommes. Sur-le-champ, il donne à sa petite troupe ce mot d’ordre: «Avec l’aide de Dieu», et se décide à l’attaque. Un officier général lui ayant représenté la grandeur du péril, Charles s’écrie: «Quoi! vous doutez qu’avec mes huit mille braves Suédois je passe sur le corps de quatre-vingt mille Moscovites?» Il dit et fond sur les troupes du czar avec la rapidité de l’éclair. Aux premières décharges de la mousqueterie ennemie, le jeune roi reçoit une balle à la gorge; mais c’était une balle morte qui s’arrêta dans les plis de sa cravate noire, et ne lui fit aucun mal. Son cheval est tué sous lui; il saute légèrement sur un autre, en disant: «Ces gens-là me font faire mes exercices d’équitation.» Et il continue de combattre et de donner des ordres avec la même présence d’esprit.

Tant d’émulation inspirée à une poignée de soldats par un prince aussi jeune, assura son triomphe. Charles cherchait partout, au milieu des rangs ennemis, le czar Pierre pour se mesurer avec lui et le faire prisonnier. Mais le czar était parti dès la veille pour lever une autre armée de quarante mille hommes et placer Charles entre deux feux. A défaut du czar, tous ses généraux vinrent, tête nue, déposer leurs épées aux pieds du nouvel Alexandre, qui les leur fit rendre aussitôt avec une courtoisie toute chevaleresque. Quant aux débris de l’armée vaincue, Charles dédaigna de songer que c’étaient des ennemis qu’il retrouverait plus tard: il leur fournit les moyens de retourner auprès de leur empereur.

Plus de vingt mille Russes avaient trouvé la mort, et plus de trente mille autres s’étaient rendus prisonniers dans cette bataille mémorable, gagnée par Charles XII en personne et commandant en chef, dans un âge où l’on en est communément encore à prendre ses premières leçons d’art militaire. Le roi de Suède, enveloppé de son seul manteau, coucha sur le champ même de son triomphe et ne se réveilla, deux heures après, que pour voler à de nouveaux exploits. Il fit son entrée dans Narva, accompagné du général en chef et des principaux officiers de l’armée russe. Le czar Pierre, au bruit de cette incroyable victoire de son jeune rival, fut tellement épouvanté qu’il n’osa, pour l’instant, risquer tout son avenir et celui de son empire dans une nouvelle bataille contre Charles XII. Il résolut d’attendre qu’il eût relevé le moral de son armée et lui eût imposé une meilleure discipline.

Durant sept années, très actives depuis la bataille de Narva, Charles XII marcha de triomphe en triomphe, et tout le nord de l’Europe subit sa loi. Dès lors, il ne sut plus mettre de frein à son esprit de conquête; il s’était levé en défenseur de son pays, que trois souverains voulaient attaquer, supposant que son jeune âge le laisserait sans défense, et ses ennemis avaient été vaincus par son courage et son génie militaire. Jusque-là personne n’avait pu refuser à Charles XII le juste tribut d’admiration qu’il méritait. Mais ce n’était plus désormais assez pour lui d’avoir soumis ses rivaux: il avait juré la perte de quiconque l’aurait attaqué, et il voulait tenir parole. Il commença donc par détrôner Auguste, roi de Pologne, et mettre Stanislas à sa place; (plus tard, ce dernier fut obligé de restituer ce trône à son ancien maître.) Ensuite Charles décida qu’il irait dans Moscou détrôner Pierre-le-Grand lui-même; et il fut sur le point de mener à fin cet audacieux projet, quoiqu’il n’eût avec lui, au cœur de la Russie et à cinq cents lieues de ses propres États, qu’une vingtaine de mille hommes de troupes. Cependant Pierre, toujours battu par Charles et fidèle à ses grands desseins sur la civilisation et l’avenir de son empire, fuyait et demandait la paix. Charles la refusa cette paix: c’était ce qu’on appelle vouloir user sa fortune. Le terrible hiver de 1709 qui se renouvela avec des circonstances presque semblables en 1812 pour Napoléon, ce terrible hiver vint en aide à Pierre-le-Grand; au sein de ses États, celui-ci pouvait réparer chacune de ses pertes, tandis que celles du jeune roi de Suède devenaient irréparables. Charles eut donc la douleur de voir périr de froid, sous ses yeux, un quart de sa petite armée, et tous ceux qui survécurent manquaient de vivres. Mais comme ce roi partageait tous les maux de ses soldats, loin de se plaindre, ils l’admiraient. Un jour qu’on lui servit, pour toute nourriture, un morceau de pain d’orge et d’avoine tout moisi, il le mangea avec une apparence d’appétit, et dit ensuite très-froidement à ses soldats: «Il n’est pas bon, mais il est mangeable.»

Pour dernier présage de ses revers prochains, Charles fut blessé à la jambe dans une reconnaissance qu’il faisait; la blessure était dangereuse, il n’y parut aucunement sur le visage du jeune prince; car il continua à donner tranquillement ses ordres, et demeura près de six heures encore à cheval.

Le roi de Suède, depuis son départ de Stockholm, n’avait, pour ainsi dire, pas quitté ses bottes; toujours prêt à s’élancer au combat, il se couchait tout habillé; or quand on vint à lui retirer ces chaussures, il fallut les couper, tant les chairs étaient gonflées et collées au cuir des bottes.

On parla d’abord d’amputer la jambe qui avait été atteinte par la balle, et ce fut un grand désespoir dans la petite armée de Charles. Heureusement un chirurgien plus habile assura qu’avec de profondes incisions, il éviterait l’amputation. «Mettez-vous donc à l’œuvre sans délai, et taillez hardiment, lui dit Charles; ne craignez rien.» Il soutenait lui-même sa jambe de ses deux mains, regardant les incisions qu’on pratiquait, absolument comme si l’opération eût été faite sur un autre que lui.

Cette admirable fermeté de Charles ne pouvait toutefois le sauver des suites funestes de sa témérité. Pierre-le-Grand, trop heureux que les éléments et la blessure de son rival lui permissent de ne plus reculer et de l’attaquer avec des troupes de beaucoup supérieures en nombre, vint en personne pour faire lever au roi de Suède le siège de Pultava; et la célèbre bataille de ce nom fut livrée.

Charles, porté sur un brancard, y fit des prodiges de valeur; longtemps, avec une poignée d’hommes épuisés, il disputa la victoire à toutes les forces dont avait pu disposer son rival. Un moment même, on crut qu’il allait triompher: la bataille dura trois jours. Plusieurs fois le brancard du jeune roi fut brisé par les balles; sur vingt-quatre de ses porteurs, vingt-un furent tués, et Charles résistait toujours. Mais enfin le nombre l’emporta, quoiqu’on puisse dire que si Charles eût pu commander partout lui-même, il aurait sans doute encore été victorieux. Tel était l’empire qu’il avait sur lui-même que, pour ne point tomber aux mains de son ennemi, il se fit attacher sur son cheval malgré les affreuses douleurs que lui faisait souffrir sa blessure; ce cheval fut presque immédiatement tué sous lui; il se fit replacer sur un autre; enfin, après une retraite qui tint du prodige, il parvint à atteindre un bois épais au milieu de la nuit, et s’y coucha quelques heures au pied d’un arbre.

Bientôt Charles XII se rendit sur les terres du sultan des Turcs, l’un de ses admirateurs dans sa prospérité. Malgré cette défaite, il n’avait cependant point perdu sa couronne, et la Suède l’attendait encore comme son libérateur. Mais Charles avait fait serment de ne remettre le pied dans ses États qu’en vainqueur de Pierre-le-Grand; il ne voulait donc quitter la Turquie que lorsque le sultan lui aurait fourni cent mille hommes pour marcher de nouveau sur Moscou.

Un moment Charles put croire que son adversaire, devenu si redoutable à force de persévérance, allait subir un sort pire encore que le sien et lui être livré par les Turcs.

Mais Pierre-le-Grand, dans l’extrémité où lui-même il fut placé par les Turcs, à vingt lieues de la ville où s’était retiré le roi de Suède, se montra moins confiant que ce prince dans son étoile; il sut abaisser à temps son orgueil, et il obtint de pouvoir retourner dans son empire avec les débris de son armée à demi vaincue. Charles osa reprocher au général en chef des armées de la Turquie la paix qu’il avait accordée au czar dans ce moment si décisif; accoutumé à parler en roi, même au milieu de ceux chez lesquels il était venu prendre plutôt que chercher un refuge, il exigea presque du sultan qu’il lui livrât les cent mille hommes de secours qu’il attendait. Le sultan, qui lui avait jusqu’alors témoigné de grands égards, finit par s’indigner qu’un homme, tout isolé qu’il était, poussât la témérité jusqu’à le sommer de lui confier des armées; et il ordonna que le roi de Suède, qui était ainsi demeuré cinq années en Turquie, fût, avec tous les honneurs dus à son rang, conduit hors des frontières. C’est alors qu’on apprit jusqu’où pouvait aller l’invincible opiniâtreté de Charles; car il déclara qu’il ne sortirait de l’empire du sultan qu’à la tête des cent mille hommes qu’il attendait, et qu’on prétendait ne lui avoir jamais promis. On menace de le faire enlever de vive force; pour toute réponse, il se barricade dans sa maison. Toute une armée de Turcs, escortée de dix canons, s’avance vers cette maison où Charles s’était retiré, lui quarantième. Le roi dispute la place, chambre par chambre; un moment il fauche, sous sa main, les Turcs comme des épis. Poursuivi par une multitude qui croissait toujours, il entre enfin comme un trait dans une salle, en referme la porte sur lui; mais c’est pour ne prendre que le temps de se reconnaître, car cette porte, il la rouvre aussitôt lui-même, et s’écrie en s’adressant aux quelques personnes de sa suite: «Allons messieurs, allons un peu chasser ces barbares de chez moi.» Ce qu’il dit, il l’exécute. Les Turcs, épouvantés à son aspect, jettent leurs armes, sautent par les fenêtres ou se réfugient dans les caves.

Charles resta, seul avec les siens, dans ses appartements, dont le canon ne cessait de battre les murs. Les Turcs résolurent, comme dernier expédient pour soumettre le roi, de mettre le feu à la maison. Charles donna bientôt, de son côté, des ordres pour qu’on éteignît l’incendie, et il se porta lui-même là où le feu était le plus violent. Mais il advint que, par mégarde, au lieu d’un baril d’eau, il jeta dans le foyer de l’incendie un baril d’eau-de-vie; alors l’embrasement redoubla avec plus de fureur; la maison n’offrait plus que flammes, fumée et ruines. Une personne de sa suite osa parler en ce moment de se rendre: «Voilà un homme étrange, dit le roi, qui s’imagine qu’il n’est pas plus beau d’être brûlé que d’être prisonnier!»

Cependant les Turcs, qui entouraient la maison tout embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d’épouvante que le prince n’en sortait pas: mais leur étonnement fut plus grand encore lorsqu’ils virent, les portes s’ouvrant tout à coup, le roi et les siens fondre sur eux en désespérés; par malheur, Charles, qui portait des bottes selon sa coutume, s’embarrassa dans ses éperons; il tomba. Aussitôt une nuée de soldats turcs se précipite sur lui; il jette en l’air son épée pour s’épargner la douleur de la rendre; puis soudain le visage du jeune roi change, et regardant avec sérénité cette armée à laquelle il avait si longtemps résisté presque seul, il demande en souriant si l’on ne trouvait pas qu’il se fût défendu en brave. Ce combat, unique dans l’histoire, et qui sert à prouver que Charles était le plus grand des soldats, mais non le plus grand des rois, eut lieu à Bender le 12 février de l’année 1713. Ce prince entrait alors dans sa vingt-septième année.

Enfin, après bien de nouvelles épreuves et des aventures sans nombre, Charles consentit à reprendre le chemin de son royaume sans les cent mille hommes qu’il réclamait du sultan. Mais il ne devait pas remettre le pied dans sa capitale! il arriva à Stralsund, au moment où les Prussiens, les Saxons et les Danois réunis faisaient le siége de cette ville. Le nombre des défenseurs de la place était si petit que les principaux officiers étaient contraints de monter eux-mêmes la garde sur le rempart. Un colonel, accablé de veilles et de fatigues, fut appelé à son tour; il se traînait à son poste en maudissant l’opiniâtreté inutile du roi; Charles l’entendit, courut à lui, et se dépouillant de son manteau, qu’il remit à l’officier: «Vous n’en pouvez plus, mon ami, lui dit-il; moi, j’ai dormi une heure, je suis frais, je vais monter la garde pour vous: dormez, je vous éveillerai quand il en sera temps.» Le roi enveloppa le colonel dans son manteau, et fit la faction à sa place.

Stralsund n’était déjà plus qu’un monceau de ruines. Un jour que Charles dictait des lettres à son secrétaire, une bombe tomba sur la maison où il était, perça le toit et vint éclater à deux pas des deux personnages. On se doute bien que la plume échappa des mains du secrétaire. «Qu’y a-t-il donc? lui demanda Charles, surpris qu’il ne continuât pas la lettre; pourquoi n’écrivez-vous plus?—Eh! sire, la bombe!—Eh bien! reprit Charles, qu’a de commun la bombe avec la lettre que je vous dicte? Continuez.»

Le roi de Suède ne se décida à sortir de Stralsund que lorsqu’il n’y resta plus, pour ainsi dire, deux pierres l’une sur l’autre.

La mauvaise fortune semblait lasse enfin de lutter contre un homme aussi fortement trempé, et Charles, après quelques jours encore de revers, paraissait près de rentrer dans la voie de ses anciennes conquêtes; il allait s’emparer de la Norwége, quand une balle (quelques-uns ont dit celle d’un assassin) vint l’étendre roide mort, au moment où il examinait quelques travaux d’un siége qu’il préparait; il avait trente-six ans et demi. Son éloge est tout entier dans les mots suivants: «Charles XII, roi de Suède, éprouva ce que la prospérité a de plus grand, et ce que l’adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l’une, ni ébranlé par l’autre.»


Deux bonnes petites filles.

Louis Lasalle del et lith.Lith. de Cattier

Seigneur, je te bénis s’écria Mme Darbel

en réunissant ses deux filles sur son sein.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


DEUX BONNES PETITES FILLES.

I.
MÉLINA.

Le jour touchait à sa fin, et les derniers rayons du soleil coloraient de leur teinte rouge la plus jolie maisonnette du village de Mazières, gracieux hameau d’une centaine de feux, situé dans le département des Deux-Sèvres.

S’élevant au fond d’un vallon entouré de bois et de collines, Mazières ne serait jamais aperçu du voyageur passant au loin sur la grande route, sans la légère fumée qui s’échappe de ses toits; en été, quand les feuilles touffues des arbres l’entourent comme une gigantesque ceinture, on pourrait errer longtemps dans ses alentours, sans se douter que ce hameau existe.

Simples comme les bluets et les églantiers de leurs prairies, les bons habitants de Mazières n’avaient jamais eu la pensée de réclamer leur part du bienfait de cette instruction qui, de nos jours, ouvre ses trésors aux classes les plus obscures de la société. Il est probable que leurs enfants eussent toujours fait de même, si la Providence n’avait pris soin d’amener, dans ce coin retiré du monde, un administrateur éclairé. M. le comte de Saint-Loup, nommé maire de Mazières, résolut de se vouer entièrement au bonheur des braves gens qui le peuplaient. De concert avec le curé, homme aux idées généreuses, mais qui jusqu’alors n’avait rien pu tout seul, M. de Saint-Loup parvint à faire poindre dans les ténèbres du pauvre village les lueurs bienfaisantes de l’instruction. Par ses soins, deux écoles primaires s’établirent successivement; et c’est, mes enfants, dans l’école consacrée aux filles que je vais, si vous le voulez bien, vous introduire un moment.

Le jour allait donc finir. On était au mois de mai; un vent tiède agitait les feuilles de lilas et d’ébéniers dont l’ombrage préservait la maisonnette des ardeurs de l’été. Depuis quelques heures déjà l’école était déserte; et la directrice, madame d’Arbel, assise entre ses deux filles, l’une âgée de neuf ans, l’autre de sept, caressait alternativement leur tête brune et blonde. Le silence régnait dans le village et la maisonnette; pas un bruit ne troublait la paix de cette belle soirée de printemps. Le regard pensif de madame d’Arbel suivait au ciel la marche des étoiles: le calme de cette admirable nature semblait avoir passé dans son cœur. Elle, de qui les larmes attristaient si souvent le sourire, ce soir-là, résignée, ne laissait rien paraître de sa souffrance intérieure. Une caresse de Mélina, sa fille aînée, l’arracha au rêve où ses douleurs s’engourdissaient. Écartant doucement les boucles de cheveux qui voilaient le front des deux enfants penchés sur ses genoux, elle les contempla avec amour, et ses lèvres y demeurèrent longtemps attachées.

—Maman, voilà Blanche qui dort, dit Mélina à demi-voix, en montrant sa jeune sœur assoupie, la tête inclinée sur la main de sa mère.

—Ne la réveille pas, reprit madame d’Arbel. Depuis longtemps, je veux avoir avec toi, mon enfant, une conversation sérieuse: Blanche est trop petite pour l’entendre. Causons donc seules et laissons-la causer, elle, avec les anges qui bercent son sommeil.

«Je connais ton âme, ma douce Mélina, poursuivit madame d’Arbel d’une voix émue: cette âme ressemble si parfaitement à la mienne! La révélation que je vais te faire sera bien cruelle à ton cœur, je le sais, mais elle n’affaiblira pas ton courage. Voilà pourquoi j’ai voulu dire à toi seule ce que plusieurs années encore je cacherai à ta sœur; les plus simples événements de la vie l’impressionnent trop vivement, pour ne pas lui révéler, le plus tard possible, le secret d’une grande douleur. Chez toi, la raison précoce a devancé l’âge; c’est donc toi que je veux prendre pour confidente de mes larmes; il me semble qu’elles couleront moins amères quand tu en connaîtras la cause.»

Mélina se laissa glisser aux pieds de sa mère, et lui serrant la main dans les siennes: Ta fille t’écoute, dit-elle bien bas.

Madame d’Arbel continua: Chaque fois que tu voyais un père couvrir de baisers le front de ses enfants, tu me demandais toujours où était le tien, pourquoi tu t’endormais le soir et te réveillais le matin sans être jamais bercée par d’autres caresses que les miennes. A ces naïves questions, je répondais: Ton père est dans un pays bien loin, bien loin, mais il reviendra, si Blanche et Mélina continuent d’être bien sages. Pauvre petite! c’était une vague espérance qui me faisait te répondre ainsi. Tu avais deux ans, et Blanche ne devait naître que dans six mois, lorsque ton malheureux père, poussé par le désir d’augmenter notre modeste fortune, partit pour une contrée lointaine. Il fallait franchir les mers, et souvent la traversée était dangereuse; tout le temps qu’elle dura, mon enfant, je ne puis te dire ce que j’ai souffert. Enfin une lettre m’apprit que ton père était arrivé sain et sauf: hélas! cette lettre est la seule que j’aie jamais reçue de lui; depuis lors, plus de nouvelles: et toutes les perquisitions, toutes les démarches que j’ai faites auprès des autorités du pays où devait habiter cet infortuné, ont constamment été vaines. On se souvenait bien de l’avoir vu, mais il avait disparu plus tard, sans qu’on sût rien de sa destinée. Eh bien! malgré ces prévisions alarmantes, je conservais pourtant encore mon espoir; chaque jour je demandais à Dieu, avec tant de ferveur, le retour de ton père, qu’il me paraissait impossible que ce bonheur ne me fût pas accordé, lorsqu’une lettre de l’ambassadeur chargé de représenter la France à *** est venue, il y a six mois, m’enlever ma dernière illusion. Sur les registres de *** feuilletés avec un soin minutieux, on avait trouvé l’acte de décès de Joseph d’Arbel...

«Tu te rappelles sans doute, Mélina, qu’un soir après m’être renfermée pour lire une lettre, je me trouvai si mal que, pendant un mois, on craignit pour ma vie? Mon enfant, je venais de lire cette lettre fatale. A peine rétablie, je pris le deuil pour ne le quitter jamais, et sollicitai avec tant d’instances la direction de cette école, que je l’obtins. En songeant que je vous laisserais orphelines, j’avais trouvé dans mon cœur le courage de vivre; mais il était au-dessus de mes forces de demeurer dans des lieux témoins de mon bonheur passé, où chaque arbre, chaque plante, chaque site me retraçaient un souvenir. Ici, mes petits anges, partagée entre les soins que réclame votre éducation et l’instruction des enfants qui me sont confiés, je n’oublie pas, mais du moins suis-je moins malheureuse.

«Tu sais maintenant le secret de mes larmes, Mélina. Désormais, dans tes prières qui doivent monter si pures à Dieu, ne demande plus pour ton père les biens de ce monde, mais les délices suprêmes du ciel.»

Mélina ne répondit rien; seulement sa charmante figure réfléta si bien les émotions de son âme, qu’à dater de ce jour, madame d’Arbel se sentit moins triste et moins abandonnée; elle venait de trouver une amie dans sa fille.

Neuf heures sonnaient à l’horloge fêlée du village. Mélina réveilla Blanche, qui parut sortir d’un sommeil profond; et, vingt minutes après, penchée sur le petit lit des deux sœurs, madame d’Arbel contemplait avec amour tout ce que Dieu lui avait laissé en ce monde d’espérance et de bonheur. Elle se trouva riche, comparativement à tant d’infortunées qui avaient vu s’effeuiller une à une toutes les fleurs de leur couronne de mère; et, ce soir-là, si elle pleura, ce ne fut pas de douleur.

II.
BLANCHE.

Le lendemain, lorsque la première classe fut terminée, madame d’Arbel s’assit comme d’habitude à sa table frugale; Blanche, toujours si ponctuelle, n’était point à sa place.

«Où donc est votre sœur, mademoiselle Mélina? demanda Louise, vieille gouvernante qui avait élevé les deux enfants.

—Elle s’est enfuie en courant du côté du grand pré, aussitôt la fin de la classe, répondit Mélina. Je vais aller la chercher, veux-tu, maman?

—Non; Louise ira elle-même, reprit madame d’Arbel. Je gronderai Blanche pour sortir ainsi sans ma permission, et par une semblable chaleur encore.»

Louise revint. Elle avait parcouru le grand pré, le jardin, et une partie du bois de peupliers qui le bordait, sans avoir pu découvrir la petite fugitive.

—Mon Dieu! s’écria Madame d’Arbel en pâlissant: mon Dieu! qu’est devenue mon enfant?»

Elle dit, et se précipite, rapide comme l’éclair, vers les divers endroits qu’avait parcourus vainement Louise. Le grand pré qui s’étendait derrière la chaumière avait, à son extrémité, un petit tertre ombragé de chèvrefeuilles, d’aubépines et de sureaux. Les branches de ces arbustes y étaient si épaisses, qu’on pouvait braver, sous leur abri, les rayons brûlants du soleil. Madame d’Arbel savait que Blanche affectionnait beaucoup ce joli bosquet; et souvent, malgré sa défense, la petite rêveuse y venait dormir. Ce fut donc de ce côté qu’elle dirigea enfin ses pas. Elle ne s’était point trompée; la charmante enfant était bien venue s’abriter sous son ombrage chéri, mais elle ne dormait point.

Agenouillée sur la partie la plus élevée du tertre, devant deux morceaux de coudrier formant une croix, et attachés par un ruban noir, elle joignait ses petites mains, et murmurait une prière que le bruit des feuilles empêchait d’entendre; mais cette prière devait être fervente, car Blanche pleurait. Une exclamation de madame d’Arbel l’interrompit. Effrayée et sans changer d’attitude, la jolie enfant se retourne vers sa mère, et en sanglotant comme si elle eût commis une grande faute.

—Pardon, maman, lui dit-elle, je prie pour papa qui est avec le bon Dieu. Hier au soir, je ne dormais pas; j’ai entendu tout ce que tu racontais à ma sœur; ce n’était pas bien, peut-être, d’écouter ainsi, mais je pleurais trop pour pouvoir te parler.

—Seigneur, je te bénis, s’écria madame d’Arbel en réunissant ses deux filles sur son sein et tombant à genoux avec elles devant la croix élevée par Blanche.

Un mois après, une pierre grossièrement sculptée, et sur laquelle on lisait le nom de Joseph d’Arbel, avait remplacé la petite croix du tertre. Chaque soir, accompagnée de ses enfants, la bonne mère venait y dire une prière, y déposer une fleur. Les grandes herbes avaient été élaguées; les plantes qui ne se plaisent qu’autour des mausolées, croissaient en abondance dans ce lieu funéraire; mais elles n’y croissaient pas seules. Mélina avait voulu que les roses, dont sa sœur portait le nom, y confondissent leur parure avec la scabieuse et l’asphodèle.

III.
LE MENDIANT.

Deux années se passèrent ainsi. Mélina et Blanche grandissaient en grâces, en douceur, en piété surtout. L’aînée touchait à l’époque de sa première communion, et madame d’Arbel répandait des larmes moins amères lorsqu’elle allait prier sous les ombrages du tertre.

Un jour (c’était un dimanche), les vêpres ne devaient pas sonner encore, car il n’était guère que midi; madame d’Arbel, occupée avec Louise des soins du ménage, avait laissé ses filles jouer devant la maison. Fatiguées enfin de leur volant, les deux sœurs venaient de s’asseoir sur un banc placé à la porte, lorsqu’un vieux mendiant que poursuivaient de leurs cris de méchants enfants du village, vint demander la permission de se reposer un moment devant la demeure de madame d’Arbel.

—Avec grand plaisir, bon mendiant, répondirent aussitôt les deux petites filles; mais vous paraissez avoir bien chaud, nous allons demander à maman de quoi vous rafraîchir.

—Ne vous donnez pas cette peine, aimables enfants, reprit l’inconnu en essuyant avec un gros mouchoir bleu la sueur qui coulait de son front. Mais, légères comme des sylphides, les deux sœurs avaient disparu.»

Madame d’Arbel était trop heureuse de voir la charité, cette première des vertus chrétiennes, parler de si bonne heure au cœur de ses filles, pour ne pas leur donner bien vite tout ce qu’elles lui demandaient en son nom. Aussi cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le pauvre mendiant, établi dans la maison, réparait, par un repas frugal, ses forces qu’avait épuisées une longue route. Plus d’une fois, alors qu’il mangeait, les yeux du vieillard s’étaient remplis de larmes en contemplant les deux gracieuses enfants qui lui prodiguaient, ainsi que leur mère, des soins si affectueux.

—Êtes-vous né dans ces contrées, bon mendiant? demanda madame d’Arbel, lorsqu’elle vit le pauvre à peu près rassasié.

—Oui, madame, répondit celui-ci; j’arrive d’un long et pénible voyage en pays étranger. Oh! que l’air de la patrie est doux, ajouta-t-il après un moment de silence, quand, depuis dix ans, on ne l’a pas respiré!

—Vous n’aviez donc ni amis, ni famille? poursuivit madame d’Arbel, pour vous expatrier ainsi?

—Quand je quittai ces paisibles vallées, reprit le mendiant, j’y laissai une femme et des enfants que je chérissais; à mon retour, je n’ai plus rien trouvé... L’orage a dévasté ma chaumière, la mort a moissonné ma famille. Seul désormais sur la terre, vieux, presque infirme, il ne me reste plus qu’à implorer un morceau de pain de la charité des passants, et à prier Dieu de me réunir bientôt à ceux que j’ai tant aimés ici-bas.

—Oh! maman! s’écrièrent ensemble Blanche et Mélina en se jetant dans les bras de leur mère, donne un asile à ce bon vieillard que le sort a privé de tout appui. Nous travaillerons avec plus d’ardeur que jamais; nous tricoterons, nous broderons, aux heures de récréation, au lieu d’aller jouer; Louise vendra nos ouvrages à la ville, et leur produit suffira pour nourrir notre bon mendiant. Qui sait si notre pauvre père n’est pas mort de froid et de faim, sous un ciel étranger, pour n’avoir pas trouvé une âme charitable qui le secourût?»

Et les deux enfants, tombées aux genoux de leur mère, attendaient avec anxiété sa réponse. Elle pleurait, l’heureuse femme! deux minutes de bonheur venaient de la payer de dix ans de soins et de peine. Mélina releva la tête, pour lire dans ce regard qu’elle comprenait si bien, un refus ou un consentement; un cri lui échappa: le vieux mendiant s’était évanoui. Madame d’Arbel courut vers lui. En le soulevant pour baigner son front d’eau fraîche, la longue barbe qui lui cachait presque entièrement le visage se détacha; madame d’Arbel se crut le jouet d’un songe: ce mari qu’elle avait cru mort, qu’elle avait tant pleuré, était devant elle!...

Revenu à lui, pressé dans les bras de sa femme et de ses filles, M. d’Arbel fut longtemps sans pouvoir trouver une parole. Il ne savait que regarder ces doux objets de son affection, les embrasser et tourner vers le ciel des yeux pleins de la plus ardente gratitude.

Cette extase dura une demi-heure. Un peu ranimé, M. d’Arbel voulut commencer son histoire, mais la cloche sonnait les vêpres; on remit au soir le récit des aventures du voyageur, et la famille alla remercier l’auteur de toutes choses de lui avoir donné des preuves si éclatantes de sa bonté.

Une fois de retour à la maison, madame d’Arbel conduisit son époux près du tombeau que lui avaient élevé ses filles, et assis au milieu d’elles, celui-ci leur raconta les longues souffrances de ses dix années d’exil.

Je ne vous redirai pas ce récit, mes enfants; il vous suffira de savoir que M. d’Arbel, fait prisonnier par une nation avec laquelle nous étions en guerre, un jour qu’il était allé explorer les environs de l’île qu’il habitait, ne put, durant dix mortelles années de captivité, donner la moindre nouvelle de son sort à sa famille. Un homme du même nom que lui, quoiqu’il ne fût pas son parent, était mort dans l’île pendant cet intervalle; et c’est cette mort qui avait si cruellement abusé madame d’Arbel. Au moment où ses filles répandaient tant de larmes sur sa tombe, il tentait un dernier moyen pour se soustraire à l’esclavage; il réussit. Pendant sa captivité, son excellente conduite et ses talents lui concilièrent l’estime générale. Grand peintre, bon musicien, littérateur distingué, il vit les élèves abonder chez lui. Extrêmement économe, il profita de sa célébrité pour amasser une somme assez considérable. L’argent aplanit bien des obstacles; en payant largement, M. d’Arbel gagna fort vite les côtes de France. Arrivé enfin aux lieux qui l’avaient vu naître, il apprit le désespoir de sa femme, et combien le malheur avait développé en elle les vertus de la mère et de l’épouse. Ce qu’on lui raconta de l’éducation qu’elle donnait à ses enfants, lui avait inspiré la pensée de se présenter à Mazières, sous un déguisement, pour jouir d’avance incognito de tant de bonheur, et leur épargner surtout le saisissement d’une apparition trop subite.

Vous avez vu, mes enfants, de quelle manière l’avaient accueilli, comme mendiant, les charmantes orphelines. Le lendemain de ce beau jour, l’heureuse famille partit pour la ville de N... Les économies de M. d’Arbel lui ont permis d’y élever un pensionnat, où tout ce que la province renferme de jeunes personnes distinguées voudra venir profiter des leçons de la mère de Blanche et de Mélina.

Puisse cette histoire vous convaincre que si Dieu peut éprouver les cœurs pieux et charitables, il sait aussi, tôt ou tard, leur ménager une récompense!


Pierre-le-Grand.

Louis Lasalle del et lith.Lith. de Cattier

Le Czar, toujours assidu au travail, devint un des

plus habiles ouvriers et des meilleurs pilotes de Sardam.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


PIERRE-LE-GRAND,

A DIX ANS.

Un seul homme de génie fait plus, en quelques années, pour l’avenir des nations, que des centaines de millions d’hommes vulgaires, pendant des siècles. N’avons-nous pas vu, de nos jours encore, comment, après des triomphes sans exemple et malgré de graves erreurs et de grandes catastrophes, Napoléon put emporter, jusque dans sa chute, la certitude d’avoir renouvelé la face du monde?

Pierre Ier, czar de Russie, eut, cent ans avant lui, la gloire d’avoir en quelque sorte tiré du néant l’empire le plus vaste de l’Europe. Son père Alexis avait bien déjà tenté d’introduire les arts, une marine et quelque civilisation dans la Russie, alors appelée Moscovie (à cause de Moscou, son ancienne capitale); mais il mourut avant d’avoir rien créé de stable. Fœdor, son fils aîné, lui succéda; or celui-ci, encore à la fleur de l’âge et sentant sa fin prochaine, eut la prévision de ce que deviendrait la Russie sous Pierre, car il le désigna pour son héritier, bien qu’il n’eût encore que dix ans et qu’il fût le plus jeune, à l’exclusion d’Ivan, son autre frère, prince disgracié de la nature.

Pierre n’était point issu de la même mère que Fœdor, Ivan et la princesse Sophie; il était né d’un second mariage du czar Alexis.

Sophie profita de l’enfance de Pierre pour faire proclamer Ivan czar conjointement avec lui, malgré les dernières volontés de Fœdor; puis, en qualité de régente, elle s’empara du souverain pouvoir; elle régna donc et ne se fit pas faute alors de persécuter le jeune Pierre dans la personne de sa mère et de sa famille. C’est ainsi qu’elle souleva contre ces infortunés la redoutable milice des Strélitz qui, avant Pierre Ier, était en possession de faire et défaire les souverains moscovites par l’assassinat.

On raconte que la veuve d’Alexis se réfugia avec son fils dans un couvent, et y fut poursuivie par les Strélitz qui se disposaient à la massacrer comme ils avaient déjà fait de ses frères; mais Pierre, tout enfant qu’il était (il avait dix ans alors), se jeta, sur les marches même d’un autel, entre eux et sa mère, et leur imprima, par sa mâle contenance, un tel étonnement et un si grand respect qu’ils tombèrent soudain à genoux la face contre terre, et ne se relevèrent que lorsqu’il le leur eut permis. Pierre, en ce seul jour, sauva tout à la fois et sa mère et son trône: car il est peu probable qu’on l’eût épargné après le massacre de toute sa famille. Sophie elle-même commença à respecter, dans la veuve d’Alexis, la mère de Pierre; et, malgré son ambition démesurée, elle n’osa plus se livrer ouvertement à des intrigues sanglantes, qui auraient eu pour but la mort du jeune czar; mais, négligeant l’éducation de Pierre, cette méchante femme cherchait à ne lui inspirer d’autres goûts que ceux des plaisirs. Sans doute, au milieu d’un peuple grossier et des passions funestes qu’on s’efforçait de développer en lui, il fut impossible à l’enfant de ne pas conserver quelques impressions fâcheuses, qui ternirent parfois son puissant caractère, cependant Pierre sut aller de lui-même au-devant de l’éducation qu’on lui refusait; et la honte lui montait au front, quand il songeait à l’abrutissement où la régente prétendait le réduire, et il se prenait à pleurer amèrement la perte de son père.

Comment faire pourtant? Il n’avait point de maîtres; il fallait qu’il s’instruisît tout seul: c’est ce qu’il fit de son mieux; ce fut ainsi qu’il apprit à parler et à écrire assez bien l’allemand et le hollandais. Il s’attachait à tous les étrangers qui venaient à Moscou, les interrogeait avec curiosité touchant l’histoire et les mœurs des différents peuples civilisés. A force de questions et de recherches pénibles, il parvint à acquérir aussi des connaissances en géographie. Avant lui, les czars de Russie n’avaient pas même une idée exacte de l’étendue et de la position de leurs propres États.

La Russie n’avait pas un seul vaisseau en mer, quoique le czar Alexis eût fait venir, quelques années avant sa mort, certain nombre de charpentiers et de matelots de Hollande. Un jour le jeune Pierre, se promenant à lsmaël-Of, l’une des maisons de plaisance de sa famille, aperçut, parmi plusieurs objets de curiosité, une petite chaloupe anglaise qu’on laissait reléguée là dans un coin; il demanda à un Allemand pourquoi ce petit bateau était autrement construit que ceux qu il avait constamment vus sur la Moskowa. L’Allemand répondit que cela venait de ce que cette chaloupe était faite pour aller à voiles et à rames. Pierre voulut incontinent en faire l’épreuve; mais il fallait radouber, regréer la chaloupe. Alors il se mit à la recherche d’un des constructeurs qu’avait précédemment attirés son père à Moscou; il eut le bonheur d’en retrouver un; celui-ci mit aussitôt la chaloupe en état, et la fit voguer sur une petite rivière qui baigne les faubourgs de la ville. L’expérience ayant complétement réussi, Pierre fit bientôt transporter sa chaloupe sur un grand lac dans le voisinage de ce même monastère où naguère il avait sauvé sa mère; et là, il donna l’ordre au charpentier hollandais de construire deux frégates et trois yachts dont il fut lui-même le pilote; ensuite il se mit en quête de matelots étrangers pour apprendre d’eux la manœuvre.

La régente Sophie prenait tout cela pour de simples jeux d’enfant: il est certain que si elle s’en fût fait une autre idée, ces essais seraient infailliblement devenus funestes au jeune Pierre, et, par suite, à la Russie tout entière. Ce fut toujours dans cette même pensée que le jeune czar ne se préoccupait ainsi que de choses fort indifférentes à son avenir, qu’elle le laissa se lier avec un Génevois devenu depuis célèbre sous le nom de Lefort, qui l’aida à organiser une compagnie de jeunes gens, ou disons mieux d’enfants, dans laquelle Pierre voulut passer, comme les autres, par tous les grades; il fut donc d’abord tambour, ensuite soldat, puis sergent, et enfin lieutenant dans cette compagnie; c’est alors qu’il donna à tous l’exemple de la subordination militaire dont on n’avait pas encore eu l’idée en Russie.

Mais cette compagnie grandissait, chaque jour, avec Pierre; insensiblement elle se transforma en un régiment qui servit de modèle à d’autres, et à l’aide duquel le czar tenta plus tard et consomma la destruction des redoutables strélitz. On y comptait, parmi les meilleurs officiers et soldats, des Français enchantés de concourir aux grands desseins du jeune czar.

Cependant Sophie régnait encore en réalité; Ivan, prince complétement nul, se devait contenter du vain titre de czar; mais Pierre, qui portait aussi ce titre, se sentait, lui, le courage d’y réunir la puissance. Sophie s’en aperçut; elle comprit alors tout ce qu’il y avait eu de sérieux dans les jeux de l’héritier du trône désigné par Fœdor. Elle trama une conspiration contre lui; et encore une fois Pierre fut contraint de se retirer dans le monastère de la Trinité, refuge ordinaire de la famille des czars, dès qu’elle se trouvait menacée par la soldatesque. Pierre entrait dans sa dix-septième année; il résolut d’en finir, ce jour-là même, avec ses ennemis et avec la régente. Il harangue ceux qui restent fidèles à sa jeunesse; leur nombre se grossit, et bientôt ils sortent du couvent, le jeune czar à leur tête; tout rentre dans l’ordre à leur aspect; la déchéance de la régente est proclamée; Pierre lui assigne un monastère pour dernier asile. Toutefois il conserve encore en partage à son frère Ivan, demeuré innocent de toutes les trames ourdies contre lui, le titre et les honneurs des czars; pour lui, il en assume les fatigues, et s’en réserve la gloire. Ceci avait lieu vers l’année 1689.

Une fois devenu maître absolu, Pierre envoya de jeunes Russes s’instruire dans les pays étrangers; mais ce n’était point encore assez: impatient de progrès et de prospérité pour son peuple, il partit bientôt lui-même, traversa l’Allemagne, puis se rendit en Hollande. Là, il revêtit un habit de pilote, et, dans cet équipage, s’achemina vers le village de Sardam où l’on construisait alors beaucoup de vaisseaux. Il commença par acheter une barque pour laquelle il confectionna, de ses mains, un mât brisé; ensuite il se mit à travailler à toutes les parties de la construction d’un vaisseau, menant même vie que les ouvriers de Sardam, s’habillant, se nourrissant comme eux, travaillant dans les forges, dans les corderies, dans les innombrables moulins qui entouraient le village, et où l’on sciait le sapin et le chêne, fabriquait le papier, filait les métaux. Il se fit inscrire dans la corporation des charpentiers sous le nom de Pierre Michaeloff. On l’appelait communément Peterbas, maître Pierre. Les ouvriers furent interdits d’abord d’avoir un souverain pour compagnon de leurs travaux, puis ils s’accoutumèrent peu à peu à vivre, sur un pied d’égalité, avec celui dont ils admiraient le génie et respectaient le rang. Le czar, toujours assidu au travail, devint un des plus habiles ouvriers et des meilleurs pilotes de Sardam; jaloux de s’instruire dans toutes les sciences, il se rendait du chantier de Sardam, à Amsterdam, pour travailler chez un célèbre anatomiste. Il apprit de lui à faire des opérations de chirurgie, dans le but de se rendre un jour utile à ses officiers et à ses soldats; d’un autre Hollandais, il reçut des leçons de physique.

Le jeune czar n’interrompit ses études et ses travaux que pour aller voir, sans le moindre cérémonial, à Utrecht et à La Haye, Guillaume, stathouder de Hollande et roi d’Angleterre. De retour à Amsterdam, il y reprit ses premières occupations, et acheva, de ses propres mains, un vaisseau de soixante pièces de canon, auquel il donna le nom de Saint-Pierre et Saint Paul, et il le dirigea sur son pays. Il n’en poursuivit pas moins dans Amsterdam, outre ses travaux de constructeur, ses études d’ingénieur, de géographe, de physicien, et cela jusqu’au mois de janvier 1698, époque à laquelle il partit pour l’Angleterre; et c’est là qu’il se perfectionna; il y travailla à la construction d’un nouveau vaisseau, qui devint l’un de ses meilleurs voiliers. Le roi d’Angleterre lui permit d’enrôler, comme il avait déjà fait en Hollande, des artisans, des hommes de mer, des canonniers, d’excellents officiers de marine, qui, de concert avec les nombreux français que Pierre appelait en même temps à lui, importèrent en Russie les arts et les sciences qui devaient un jour faire fleurir ce vaste empire. La Russie se rendrait coupable de la plus noire ingratitude, si elle oubliait jamais ce que s’empressa de faire alors pour elle l’Europe civilisée. Le roi Guillaume III fit en outre présent au czar d’un beau vaisseau sur lequel il avait coutume de passer d’Angleterre en Hollande.

Ensuite Pierre se rendit en Autriche, et déjà même il se préparait à passer en Italie pour compléter la série de ses voyages, quand il reçut la nouvelle de la révolte de ces mêmes Strélitz dont il avait eu si souvent à se plaindre. Il retourne à Moscou avec la rapidité de l’éclair, et les Strélitz le supposaient bien loin encore que déjà ils étaient anéantis pour jamais par ces mêmes compagnies qui naguère servaient aux jeux guerriers du jeune czar.

Pierre venait de frapper ce grand coup, lorsqu’il perdit son ami Lefort, ce Génevois qui avait guidé ses premiers pas dans la science. Pierre lui avait, de son vivant, témoigné toute sa reconnaissance, en l’élevant aux premiers rangs de l’armée; il voulut montrer encore comment il savait honorer le mérite jusqu’après la mort. Lui-même il assista au convoi, une pique à la main, marchant après les capitaines, au rang de simple lieutenant qu’il avait occupé dans le régiment du général Lefort, enseignant ainsi à sa noblesse à respecter les talents et les grades militaires.

Sa lutte avec Charles XII allait commencer. On sait comment les armées de Pierre furent écrasées à Narva par un roi de dix-sept ans; mais on sait aussi quelle fut la persévérance du jeune czar de Russie. Il disait que les Suédois, à force de le battre, lui apprendraient à les vaincre. Ses défaites étaient d’ailleurs mêlées de quelques succès. Au surplus, la guerre malheureuse qu’il soutenait contre le roi de Suède ne l’empêcha pas de fonder de grands établissements dans l’intérieur de son empire.

C’est dans un marais, où il n’existait pas une cabane, que Pierre éleva, de ses mains, la première maison de cette seconde capitale de la Russie: Pétersbourg à laquelle il donna son nom (Peter, en langue russe, signifie Pierre); c’est de là qu’il prépara les éléments de sa puissance sur la Mer Baltique. D’autres ports furent construits encore sur d’autres mers, tels que celui d’Astracan et celui d’Azof qu’il avait soustraits à la domination de la Turquie.

Enfin Charles XII, dans sa fougue conquérante, vint se livrer lui-même à celui dont, seul, il troublait encore les plans. Charles était si accoutumé à vaincre par sa seule présence qu’il s’enfonça imprudemment, dans les provinces les plus impraticables de la Russie, avec quelques mille Suédois; Pierre Ier eût eu sans doute fort bon marché de ces pauvres gens à Pultava, tant le froid et les fatigues les avait décimés, si Charles, par un courage et une habileté au-dessus de tous éloges, n’avait donné, pendant trois jours, à ses soldats, l’exemple d’une résistance désespérée; par deux fois la victoire demeura incertaine, mais enfin Charles succomba. Pierre Ier se fit si peu illusion sur son triomphe, qu’il but à la santé des officiers suédois, ses prisonniers de guerre, en les nommant ses maîtres en l’art militaire.

Si Charles XII était immédiatement rentré dans son royaume, il aurait pu réparer ses désastres et faire bien du mal encore à son rival: mais, égaré par son amour-propre, abusé par un espoir trompeur, il préféra passer cinq années en Turquie.

Pierre Ier conserva toutefois en lui un ennemi bien redoutable jusqu’au sein de ce pays, alors qu’il eut à soutenir une nouvelle guerre contre le sultan des Turcs. Les officiers suédois qui avaient suivi leur roi à Bender, furent les conseils du général en chef de l’armée turque; Charles excitait celui-ci de tout son pouvoir à ne pas faire quartier aux Russes. Aussi Pierre, sans s’être toutefois engagé aussi imprudemment que Charles dans un pays étranger qu’il connaissait peu, courut un danger au moins égal au sien. Il ne tint qu’au général turc de le faire prisonnier lui et son armée; mais une femme qu’il convient d’associer à la gloire de Pierre-le-Grand, la czarine Catherine Ire, qui, après lui, gouverna l’empire avec grandeur, tira son époux et l’armée de ce pas funeste, en sollicitant et obtenant à propos la paix de l’ennemi. Pierre n’était pas, comme Charles XII, homme à vouloir lutter contre des positions désespérées. Il présenta à l’admiration de la Russie tout entière la czarine Catherine, naguère humble esclave que de hautes qualités lui avaient fait prendre pour femme, et il déclara publiquement qu’il lui devait son salut.

Depuis cette paix, qui ne lui coûta guère que la remise de quelques places, qu’il eut bientôt l’occasion de ressaisir au moins en partie, Pierre ne marcha plus que de triomphes en triomphes. Il reconquit sur les Suédois, privés de leur roi, toutes les provinces enlevées à la Russie depuis Gustave Adolphe; il rétablit sur le trône de Pologne le roi Auguste qu’avait détrôné Charles XII; en un mot, il devint, à son tour, l’arbitre du nord de l’Europe.

Dès lors, Pierre-le-Grand jugea qu’il pouvait, en toute sécurité, reprendre le cours de ses voyages interrompus; mais, cette fois, ce fut en empereur puissant et admiré qu’il voyagea. Il voulut revoir la Hollande, et montrer à Catherine qui l’accompagnait, sa petite chaumière de Sardam; il trouva cette chaumière métamorphosée en une maison agréable et commode, qui subsiste peut-être encore, et qu’on nomma la Maison du Prince. L’empereur et l’impératrice allèrent, sans suite et sans aucun appareil, dîner chez un riche charpentier de Sardam, nommé Kalf, qui avait, le premier, fait commerce à Pétersbourg. Le fils de ce charpentier revenait de France où Pierre voulait aller. Aussi le czar écouta-t-il avec plaisir et curiosité les aventures de ce jeune homme qui, après avoir joué, à raison de sa fortune, à Paris, le rôle de grand seigneur, et avoir été même admis jusqu’à la cour, était revenu de son plein gré dans sa patrie pour y reprendre, bien qu’il fût toujours très-riche, ses travaux de constructeur de vaisseaux, parce qu’il y trouvait, disait-il, plus de bonheur que dans les pompes de la capitale du luxe et des plaisirs.

Pierre partit enfin pour la France, ce beau pays dont la renommée, le goût exquis, les mœurs athéniennes avaient longtemps effrayé son éducation et ses habitudes encore un peu sauvages. Mais il avait compris que si la connaissance de ce pays, qui sert de modèle à tout le reste du monde, continuait à lui manquer, ses études des nations seraient à jamais incomplètes; bravant donc l’espèce de respect humain qui l’avait retenu jusqu’alors, il arriva au milieu des Parisiens.

La surprise du czar fut grande de voir qu’il n’avait nulle part autant d’admirateurs qu’en France, et que chacun le louait hautement d’avoir fait germer la civilisation sur un sol si longtemps barbare. Allait-il voir une manufacture, et un ouvrage attirait-il plus ses regards qu’un autre? dès le lendemain, on lui en faisait présent. Partout où il allait dîner, il trouvait son portrait placé au-dessus du maître de la maison. Quand il alla visiter la monnaie royale, on sema sous ses pas des médailles d’or et d’argent en l’honneur de sa gloire.

Pierre était mécanicien, artiste et géomètre; il se rendit à l’Académie des Sciences, qui se para, pour lui, de tout ce qu’elle avait de plus rare; mais, comme dit un célèbre historien, il n’y eut rien là d’aussi rare que lui-même; il corrigea plusieurs erreurs qui existaient sur les cartes qu’on avait de ses États, et surtout dans celle de la Mer Noire. Il fut reçu membre de l’Académie des Sciences de Paris, et entretint, depuis, une correspondance suivie d’expériences et de découvertes avec les savants qu’il avait acceptés pour confrères. Il alla à la Sorbonne, et dès qu’il aperçut le tombeau du cardinal Richelieu, il s’élança vers la statue de ce célèbre ministre, et, l’embrassant, il s’écria: «Grand homme, je t’aurais donné la moitié de mes États pour apprendre de toi à gouverner l’autre!» On raconte aussi qu’au moment où il se rendit au palais du duc d’Orléans, régent de France, il prit le jeune roi Louis XV dans ses bras pour le dégager de la foule; et le peuple admira un si grand homme portant le gracieux enfant qui le caressait.

Pierre retourna dans ses États, suivi d’un grand nombre de Français qui importèrent en Russie tous les métiers et tous les arts de leur pays. Et si bientôt, et depuis le règne de l’impératrice Élisabeth, la langue française devint, comme elle l’est encore, la langue des classes distinguées en Russie, c’est peut-être à cet événement mémorable qu’il le faut attribuer.

Pierre-le-Grand (et jamais surnom ne fut mieux mérité) mourut trop tôt encore pour son pays et pour la civilisation d’une partie de la terre. Il termina sa glorieuse carrière, en l’année 1725, à l’âge d’environ 53 ans.

LE VASE AUX POISSONS ROUGES.

En Chine, où les mœurs et les usages diffèrent si essentiellement des nôtres, on voit, par exemple, dans toutes les maisons de grands vases de verre où nagent à l’aise ces jolis petits poissons rouges que nous tenons, nous, étroitement captifs entre les parois d’un mince globe de cristal; de plus, les Chinois ont dans les cours de leurs maisons des vaisseaux en terre cuite d’une grandeur énorme, qui sont remplis encore de ces charmantes dorades.

Le héros, alors enfant, de l’anecdote que je vais rapporter au sujet des poissons rouges, fut un des plus grands hommes de la Chine. Il naquit vers l’an 1050 après Jésus-Christ, à Hia-Hiene, dans la province de Chene-Si. Il se nommait Kouang; il était de la famille des Sze-Ma, que le fameux Sze-Ma-Tsiene a rendu célèbre dans l’histoire des lettres.

Sze-Ma-Kouang donna, dès l’âge de quatre ans, une étrange preuve de son intelligence: vous allez en juger.

C’était un jour de fête. Tous ses petits amis, qui habitaient la campagne où résidait son père, devaient faire avec lui une partie dans les environs. Le petit Kouang, qui ne voulait pas être le dernier au rendez-vous, s’en alla dès le point du jour, accompagné d’un domestique, faire sa petite promenade accoutumée sur la colline voisine. Après avoir contemplé le lever du soleil, qui éclaira bientôt le joli point de vue qui s’étendait à ses pieds, il entra dans la pagode où il faisait ordinairement sa prière; puis, ayant invoqué le ciel, il reprit le chemin de la maison paternelle, où il trouva nombreuse compagnie. On déjeuna; après quoi la petite troupe partit pour la promenade. La fleur des champs fut bientôt foulée aux pieds par une vingtaine de marmots, tout joyeux de pouvoir s’ébattre en liberté dans ce riant vallon; mais enfin notre bande enfantine, harassée de fatigue et riche d’une belle collection de papillons, revint, vers le milieu du jour, chez Sze-Ma par un étroit sentier qui longeait un ruisseau sur les bords duquel le père de notre héros venait, à l’ombre des saules, goûter, dans un doux recueillement, les charmes de la lecture.

Arrivés dans une cour, Kouang et ses compagnons se livrèrent à tous les jeux de leur âge: à la course, au cheval fondu, au ballon, au grand bilboquet; mais, las bientôt de tous ces plaisirs, ils durent se reposer. L’un d’eux monta dans un mûrier qui couronnait une petite tonnelle garnie de chèvrefeuille, pour s’y délasser et admirer la vue de la plaine qui se développait devant lui à plusieurs li[4], du côté de l’orient. L’horizon présentait une belle ligne droite coupée, par intervalles, de pagodes réflétant, par le vernis qui les recouvrait, les rayons du soleil. Des forêts d’où sortaient de distance en distance des arbres d’une hauteur parfois gigantesque, jetaient sur ce riant paysage des teintes d’un beau vert. Des villages, situés çà et là, offraient leurs toits retroussés qui brillantaient la lumière du jour. Les maisons dont les bords du Yang-Tze-Kiang étaient ornés, peignaient leurs couleurs vives et variées dans son cristal limpide où se mirait l’azur des cieux. Çà et là, montés sur de frêles radeaux, des pêcheurs cherchaient une proie au sein des eaux de ce beau fleuve.

Cependant l’ennui commençait à gagner les petits espiègles, et déjà ils demandaient à retourner chez Kouang, lorsque notre observateur, en descendant de son mûrier, aperçut, dans un des coins de la cour, un grand vase de porcelaine commune rempli d’une multitude de poissons rouges. Il s’empresse de faire part de sa découverte à ses compagnons. Courir à l’envi du côté du vase, prendre des planches et tout ce qui leur tombe sous la main pour pouvoir s’élever à sa hauteur, fut l’affaire d’un clin d’œil. On se peint facilement la joie des amis de Sze-Ma à la vue de la précieuse trouvaille. Tous les vingt autour de cette petite mer, dans laquelle ils auraient pu se baigner tous fort à l’aise, chacun d’eux communiquait à ses amis ses réflexions sur les diverses évolutions que faisait la peuplade aquatique, effrayée de voir tant d’yeux dirigés sur elle. Le voisin de Kouang, le jeune Pe-Tchi, veut enfin prendre un petit poisson; il se penche un peu trop sur le bord, et tombe tête devant au fond du vase. L’épouvante s’empare de tous les spectateurs, dont le plus âgé avait sept ans à peine. Ils poussent un cri d’effroi et se sauvent à toutes jambes dans toutes les directions. Un seul, le petit Sze-Ma, le plus jeune de tous, conserve son sang-froid et reste sur le lieu du danger. Aussitôt il cherche et trouve, dans les environs, une pierre avec laquelle il vient frapper, à coups redoublés, le vase qu’il parvient à rompre. Comme il avait frappé au pied du vase, la brèche qu’il fit permit à l’eau de s’échapper entièrement, et il sauva ainsi la vie à son petit camarade.

Son père, en apprenant ce qui venait de se passer, fondit en larmes, tant son cœur éprouvait une joie vive. Quand il vit l’enfant, il le serra tendrement dans ses bras et lui dit ces paroles: «O mon fils! mon cher fils! tu seras un jour la gloire de ta maison.» Et, dès ce moment, il mit tous ses soins à cultiver cette jeune plante dont il espérait recueillir les fruits les plus précieux.

Il est certain qu’un enfant qui, dès l’âge de quatre ans, avait pu donner des preuves si admirables de sang froid et de présence d’esprit, qui avait su tout à la fois mesurer l’étendue d’un danger, ne pas s’en effrayer, y porter instantanément remède par une de ces inspirations soudaines venues comme du ciel, qu’un pareil enfant, dis-je, ne pouvait faire un jour un homme vulgaire; en effet, Sze-Ma-Kouang, à vingt ans, portait la fleur d’or au chapeau: il avait reçu tous les grades littéraires; il venait d’être nommé docteur, grade plus difficile encore à obtenir en Chine qu’en Europe. Dans le cours de sa vie, il occupa les premières charges de l’État, et fut, en l’an 1086, premier ministre de l’empereur Jene-Tsoung.


Le li équivaut à peu près au dixième d’une de nos lieues (quatre cents mètres).

LES ENFANTS DE BRETAGNE.

Triste présage.

Artus, un des premiers rois de Bretagne, avait, selon la croyance du pays, été transporté après sa mort dans l’île invisible d’Avalon, par un enchanteur appelé Merlin. C’est de là qu’il devait sortir un jour pour rendre à ses sujets les délices de l’âge d’or. A la naissance du prince Artus[5], les Bretons se figurèrent que leur glorieux héros était revenu parmi eux; la joie fut générale et chaque autel eut ses guirlandes de fleurs.

Quelque temps après cette naissance, dans une des salles du palais des ducs de Bretagne, assise près d’un berceau, une femme chantait une ballade plaintive. C’était la duchesse Constance; et plus loin, une petite fille jouait avec une blanche colombe, perchée sur sa main mignonne; c’était la sœur d’Arthur, la princesse Éléonore, plus âgée que lui de trois ans. Éléonore avait pour elle toutes les grâces que donnent l’enfance et la beauté.

—Mère, s’écria soudain la petite fille, savez-vous comment dame Iseult appelle mon gentil oiseau?

Constance leva son beau visage sur l’innocente enfant, qui sourit en ajoutant: «Elle l’appelle mon bonheur..... Ah! mère, si mon bonheur s’envolait jamais, je serais bien malheureuse!...»

Constance soupira; une larme silencieuse roula sur sa joue pâle; un sombre pressentiment venait de troubler son âme.

Au même instant, la colombe s’échappa des mains de sa petite maîtresse, se prit à voleter dans la salle, en effleura les corniches gothiquement sculptées, puis se posa sur la fenêtre aux longues ogives. Éléonore se mit à pleurer, et réveilla ainsi son petit frère qui, à son tour, mêla ses cris à ceux de sa sœur. Quant à la duchesse, elle suivait d’un regard inquiet tous les mouvements de la colombe. On eût dit que, depuis les paroles d’Éléonore, elle voulût veiller plus que naguère encore à la conservation de l’oiseau.

La colombe battit des ailes, et prit son vol. On la vil un instant tournoyer sur l’horizon, puis bientôt disparaître derrière les hauts arbres des forêts, et on ne la revit plus jamais.

La fuite de cet oiseau rendit pensive la duchesse Constance. Souvent elle regardait en pleurant sa fille bien-aimée. «Mère, disait alors naïvement l’enfant, j’ai perdu mon bonheur!» Mais la pauvre innocente n’attachait aucune autre idée à ces mots. La perte de son bonheur, c’était celle de sa colombe.

Et Éléonore disait encore: «Mère, il ne faut pourtant pas la regretter, elle était si volage.»

—Pauvre enfant! le bonheur est comme ton oiseau, bien volage, et cependant on le regrette, quand il a fui.

Seize ans après.

Voici toujours la même salle du palais des ducs de Bretagne, mais cette fois la scène a bien changé. Une femme est assise, il est vrai, comme il y a seize ans, auprès du frêle berceau où dort un enfant; mais cette femme, ce n’est plus la duchesse Constance. Veuve de son premier mari Godefroy Plantagenet, duc de Bretagne, la duchesse a épousé en secondes noces le comte de Thouars; et elle s’enferme aujourd’hui inquiète, attristée, dans ses appartements; car le roi Jehan d’Angleterre, qui dispute au prince Arthur son beau duché de Bretagne, se fait redouter de plus en plus.

L’enfant qui dort dans son berceau, c’est la petite Alix, fille de la duchesse Constance et du comte de Thouars. Vêtue selon la mode du temps, la jeune fille sous la garde de laquelle on laisse l’enfant porte une longue robe d’une éclatante blancheur, et sa chevelure soyeuse se déroule à flots sur ses épaules. Son visage est pâle et calme, ses traits d’une pureté angélique, ses yeux grands et veloutés, sa taille majestueuse, et son maintien respire la fierté.

Dans un coin de cette salle, un jeune homme de seize ans jouait avec un beau levrier. Le courage se peignait sur sa physionomie pleine d’expression, et c’est avec une joie orgueilleuse qu’il contemplait le noble animal, docile à ses ordres.

—Éléonore, s’écria-t-il enfin, regardez donc comme mon levrier a fait des progrès dans l’art de plaire.

Et un rire expressif s’échappa des lèvres du prince Arthur; Éléonore sourit, et alors l’enfant fit entendre quelques faibles plaintes.

—Pauvre Alix! ajouta Arthur en faisant taire son levrier et s’approchant du berceau. Elle souffre!... Vous rappelez-vous, Éléonore, m’avoir vu ainsi, tout frêle, tout petit? Oh! vous n’étiez pas non plus bien grande alors.

Le souvenir de la colombe revint soudain à Éléonore.—Oui, reprit-elle avec un soupir, j’ai vu la fuite de mon bonheur. Ce noir présage s’est accompli peu à peu.

La joie d’Arthur disparut avec ces paroles. Il s’assit près d’Éléonore et l’embrassa. Puis, comme il tenait encore à l’enfance par ses seize ans, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et s’endormit. Le levrier couché aux pieds de son maître suivit cet exemple.

Cependant les ombres de la nuit commençaient à descendre sur la terre, et Éléonore, qui veillait sur Arthur et sur Alix, se trouva bientôt dans l’obscurité. Les vagissements que l’enfant malade laissait échapper par intervalle, la respiration de son frère, le grognement sourd et prolongé que poussait parfois le levrier, agité lui sans doute par quelque rêve bizarre, tout se réunissait pour plonger l’âme de la jeune fille dans une terreur étrange et vague. Souvent, durant ces longues heures, elle fut sur le point de réveiller Arthur; mais Arthur dormait si bien!...

Une trahison.

Le roi Jehan, homme cruel et déloyal, continuait à disputer à son neveu l’héritage de ses pères. Le roi de France ayant pris parti pour Arthur, l’arma chevalier, le fiança à Marie sa fille, âgée de cinq ans, et confia au jeune duc le commandement de deux cents lances[6].

Arthur était placé à la tête de jeunes étourdis qui, sans réfléchir aux graves conséquences de leur témérité, l’entraînèrent à mettre le siége devant Mirebeau, où vivait Aliénor d’Aquitaine, veuve du roi d’Angleterre Henri II.

La garnison de Mirebeau, dit le chroniqueur, était faible; or, les jeunes chevaliers s’emparèrent de cette ville sans grande difficulté; mais Aliénor refusa de capituler, et, se retirant dans le château, elle trouva le moyen de faire secrètement prévenir le roi Jehan, son fils, de sa position critique. Celui-ci, qu’on ne voyait jamais sur les champs de bataille, sortit cette fois de son sommeil léthargique; il partit de nuit, sut éviter avec adresse des détachements ennemis qu’il rencontra, et parut tout à coup devant Mirebeau avec des forces supérieures, alors qu’on le croyait en Normandie. Arthur et ses chevaliers se virent assiégés à leur tour. Ils étaient bien déterminés à se défendre, et l’eussent fait sans doute avec succès en attendant les troupes qui venaient à leur secours, si la trahison n’eut décidé de leur sort.

Un chevalier, Guillaume Desroches, avait abandonné le parti d’Arthur pour passer du côté du roi d’Angleterre. Jehan le fit appeler, lui parla du jeune duc, comme un père parlerait de son fils. Il ne voulait, disait-il, qu’empêcher Arthur de s’égarer, et surtout éviter, s’il était possible, de verser le sang d’un seul soldat.

Desroches, qui connaissait la plupart des chevaliers français, et qui d’ailleurs avait été gouverneur de Mirebeau, pouvait, mieux que personne, servir les projets du roi Jehan. La pensée que sa félonie causerait peut-être la perte d’Arthur, l’arrêta un instant; mais lorsqu’on a déjà été assez lâche pour trahir un ancien maître, on est bien facile à persuader. Le roi lui promit donc formellement d’épargner le prince, et Desroches, cédant à cette promesse, ne songea plus qu’aux moyens de lui livrer tous les chevaliers.

Une porte de la ville ayant été ouverte au milieu de la nuit, on fit main basse sur Arthur et tous les siens. Pauvres enfants! que l’on surprit tous dans leur premier sommeil, après un long jour de fatigue et de veille! Que de mères eurent à pleurer un fils chéri!

En vain la duchesse Constance joignit ses mains suppliantes devant son cruel beau-frère; Jehan fut inflexible, et la pauvre femme vit enfermer son Arthur bien-aimé dans un cachot de la ville de Falaise; puis le roi d’Angleterre le fit transférer dans les tours de Rouen.

Éléonore était là pour soutenir le courage de sa mère désolée, mais elle avait elle-même le cœur bien oppressé. Son frère, le compagnon de ses premiers jeux, était livré à la merci d’un ennemi implacable. La triste jeune fille passait les jours entiers à parcourir les salles du palais devenu solitaire; chaque place avait pour elle un souvenir. Là, son frère s’amusait à se blottir tout frêle et riant dans les lourdes armures des anciens preux; elle et lui se plaisaient à regarder à cette fenêtre les oiseaux qui se croisaient, insoucieux dans l’air. C’est sur les corniches de ces plafonds sculptés que sa colombe aimait à poser son aile légère, et souvent alors Arthur la suivait du regard dans sa course indécise. Cher Arthur! tout, en ce lieu désolé, redisait votre présence à la triste Éléonore; les échos même semblaient murmurer encore jusqu’aux derniers sons de votre voix!....

Le pauvre héritier de Bretagne.

Jean-sans-Terre se servait de certains hommes comme d’instruments nécessaires à sa vengeance; ces instruments une fois devenus inutiles, il les brisait; il donna donc des ordres pour faire mourir son complice, Guillaume Desroches; mais celui-ci, prévenu secrètement, remit au roi de France plusieurs places qui étaient en son pouvoir; puis, s’enfermant dans un monastère, il alla cacher ses remords sous la bure.

Quelque temps s’était écoulé depuis l’arrestation du prince Arthur. Dans une salle du château de Rouen, devant une table couverte de flacons et de coupes, se tenaient le gouverneur du manoir, sir William Bruce, et deux écuyers ses convives. Ces hommes avaient captivé sa confiance par une apparence de franchise et de loyauté, et il les avait invités à prendre place à côté de lui.

—Et que devient votre noble prisonnier? dit l’un de ces hommes, après quelques instants de silence.

—Mais le pauvre enfant languit toujours dans sa triste retraite, répondit le gouverneur, étouffant un soupir.

—Et nul autre que vous ne peut l’approcher? demanda le second convive, en fixant un regard perçant sur sir William.

—Moi et quelques serviteurs fidèles.

—Si l’on vous priait de lever la consigne en faveur de deux de ses amis?... amis de cœur, vous comprenez.

—De vous... sans doute? dit sir William avec hésitation.

—De nous!.... Répondez...

—Seriez-vous réellement de ses amis?

—Aussi vrai que je m’appelle Walter Kinson.

—Et vous seriez venu ici avec l’espérance de le voir?

—Vous avez deviné. Notre démarche aura-t-elle été vaine? nous priverez-vous du bonheur de contempler encore une fois l’enfant chéri des Bretons?

Il y avait, dans les paroles de l’interlocuteur, quelque chose d’étrange, une espèce d’ironie, de raillerie amère, mais sir William ne s’en aperçut pas.

Il saisit les clefs de la tour où se trouvait enfermé Arthur, puis les posa sur la table d’un air indécis. Un regard des deux hommes le décida; il reprit les clefs et fit signe à ses convives de le suivre.

Après avoir traversé mille sombres détours, ils se trouvèrent devant le cachot. Sir William l’ouvrit.

—Qui m’amenez-vous? demanda le jeune prince d’une voix affaiblie.

—Des êtres qui vous aiment.

—Qui m’aiment! la bienvenue à ceux qui m’aiment, messire.

Walter s’approcha du prince, éleva une torche qu’il avait prise pour éclairer ses compagnons, et en promena la lueur rougeâtre sur le doux visage du prisonnier. L’écuyer tressaillit. Il y avait quelque chose de si noble et de si touchant dans le pauvre héritier de Bretagne!

Arthur était assis sur un mauvais escabeau, au bas d’une petite lucarne. Un faible rayon de lumière se glissait à travers cette étroite ouverture et venait tomber à demi sur les pages saintes d’un missel que le prince tenait sur ses genoux. C’est à l’aide de cette clarté incertaine que le pauvre enfant essayait, chaque jour, de déchiffrer quelques lignes sacrées; mais, chaque jour, il était obligé d’abandonner le pieux livre.

Arthur tendit la main à ses visiteurs, qui se tinrent debout devant lui.

—Avez-vous vu ma mère, mes sœurs? demanda-t-il avec vivacité.

Et sur la réponse affirmative de Walter.

—Oh! vous les avez vues! que vous êtes heureux, vous!

Il s’abandonna durant quelques instants à une douce rêverie; il lui semblait voir passer les ombres de Constance et d’Éléonore; mais la voix de Walter le rappela à lui-même.

Celui-ci lui proposait de lui faire, à la lueur de la torche, une lecture dans le missel. C’était comme une bénédiction des cieux pour Arthur, il accepta: une joie enfantine brillait dans ses yeux.

—Laissez ce livre, s’écria l’autre écuyer en saisissant son compagnon par le bras. Lorsque nous sommes arrivés au château, messire Bruce en lisait un bien plus intéressant: c’est l’histoire de Joseph en Égypte.

—Messire Bruce aurait-il la bonté de nous l’aller chercher? dit Walter.

Sir William, que le sort d’Arthur intéressait vivement, heureux de procurer quelque soulagement au pauvre prisonnier, n’hésita pas à remplir le souhait de Walter; il sortit et laissa le prince avec les deux écuyers.

Dès que le gouverneur se fut éloigné, ceux-ci fermèrent la porte avec soin et mirent les verroux, avant qu’Arthur eût eu la possibilité de les empêcher.

·     ·     ·     ·     ·     ·     ·     ·

Messire Bruce revenait tranquillement avec le livre désiré, quand des cris frappèrent son oreille. Poursuivi par une horrible pensée, il retourne sur ses pas, rassemble à la hâte quelques personnes, et court avec elles au cachot d’Arthur. La porte fut enfoncée, et les serviteurs du gouverneur se précipitèrent au secours du prisonnier.

En effet, ces deux écuyers, tentés par les promesses de Jean, s’étaient introduits auprès d’Arthur, avec l’infâme mission de le priver de la vue; c’est ce qu’ils avaient tenté de faire pendant l’absence du gouverneur; mais le prince, après avoir usé d’abord de la prière et des larmes, luttait avec courage contre ses bourreaux, lorsque sir William parut. Ces misérables, pâles de rage, furent obligés d’abandonner leur proie. Comme écuyers du roi Jean, on dut les épargner; le gouverneur leur laissa donc la liberté, mais il les fit chasser honteusement du château.

Arthur, le noble duc de Bretagne, embrassa avec reconnaissance les genoux du simple gentilhomme qui l’avait préservé du plus horrible des supplices, et qui, plus tard, paya chèrement sa loyauté.

Le meurtrier.

Deux cavaliers se dirigeaient, au grand galop, vers la ville de Rouen; la poussière volait sous les pieds de leurs montures, et le vent agitait le noir cimier du casque de l’un d’eux. Bien que l’armure de ce dernier fût très-simple, on eût facilement deviné qu’il était d’un plus haut rang que son compagnon.

Au moment où ces hommes s’arrêtaient au pied de la tour qui renfermait le malheureux Arthur, sir William rentrait de la chasse. Le chevalier au noir cimier s’étant mis à l’écart, son écuyer s’avança, et déclara au gouverneur que Jean-sans-Terre ordonnait la délivrance immédiate du prince; et il lui montra le seing royal.

Sir William introduisit l’écuyer dans une des salles du château, et envoya chercher Arthur. Bientôt une porte s’ouvrit, le prince parut, son front était pâli par le chagrin et la maladie; ses yeux, qui n’étaient plus habitués à la lueur du jour, se fermaient involontairement.

L’écuyer prit la main du prisonnier, et l’entraîna. Arthur se laissa conduire sans prononcer un seul mot, l’air l’étouffait! Il y avait déjà si longtemps qu’un sombre cachot lui servait d’asile! Il lui sembla être sous l’influence d’un beau rêve. Il y a un moment encore il se demandait s’il existait véritablement un soleil, des fleurs, une belle nature; si, pendant son enfance, il n’avait pas été bercé par des fées qui lui avaient fait croire à toutes ces brillantes choses! et le pauvre enfant s’était pris à pleurer les bienfaisantes fées de ses premiers beaux jours. Mais non, Arthur ne s’est pas trompé: il existe une nature belle et riante; seulement il ne sait par quel magique pouvoir il va en jouir encore.

Le chevalier au noir cimier est devant le prince de Bretagne; il a levé la visière de son casque. C’est le redoutable roi Jean. Voilà le vainqueur et le vaincu en présence l’un de l’autre. L’innocent pâlit, le coupable ne se trouble pas.

Venez ça, beau neveu, cria Jean, venez voir le jour que vous aimez; je vous rends libre comme l’air, et veux vous octroyer moi-même un royaume à gouverner.

Arthur parut étonné d’un pareil changement dans la conduite de son oncle.—Moi, s’écria-t-il, moi regarder encore le ciel pur, et, plus que tout cela, revoir ma tendre mère, mes sœurs chéries!... Oh! non, ce n’est pas possible... Je serais libre, et je vous devrais ma liberté!...

Le roi ne répondit pas aux questions du pauvre enfant, seulement il lui dit: Montez ce destrier, et venez avec moi; tout va selon vos désirs.

Le jeune duc, affaibli par ses longues souffrances, eut quelque peine à se mettre en selle: il y fut aidé par l’écuyer Pierre de Maubec, et par Jean lui-même. Puis ils suivirent le bord de la mer. Le soleil couchant répandait sur les flots une teinte pourprée, les mouettes effleuraient d’une aile rapide la surface des eaux, le profond silence de l’air n’était troublé que par le retentissement sourd du pas des chevaux.

Les trois cavaliers étaient parvenus en un endroit masqué par des rescifs; soudain Jean-sans-Terre tira son épée, et en frappa violemment le prince de Bretagne, qui n’ayant ni armes ni armure, fut précipité rudement sur un rocher. L’infortuné poussa un long gémissement. Bien que dangereusement blessé, il rassembla toutes ses forces, et se traîna aux pieds de son bourreau.

—Oh! pitié pour moi! s’écria-t-il d’une voix mourante; que vous ai-je donc fait pour vous trouver si cruel! Je suis un pauvre enfant sans défense et sans haine; mon père était votre frère, la même mère vous donna le jour et vous berça tous deux... Enfant, je plaçais votre nom dans mes prières, et maintenant, si vous me sauvez, je prierai encore pour vous... Oh! laissez-moi vivre! l’existence est si douce quand on a une bonne mère, une sœur chérie! Dites que vous ne me ferez pas mourir, répondez-moi, je vous en supplie!... Vous ne me répondez pas!... Mon Dieu! mon Dieu! que vous donnerai-je donc pour vous fléchir?... Mon beau duché de Bretagne pour lequel j’ai tant souffert!... Eh! bien, prenez-le, je vous le donne, et laissez-moi vivre dans l’obscurité, sous la bure, où vous voudrez.

Le roi Jean demeurait inflexible. Peut-être eût-il octroyé merci au pauvre Arthur s’il ne se fut pas tant avancé, mais il était trop tard. Quand on est une fois dans la route du crime, il est bien difficile de s’arrêter. Et puis, le roi se disait: «Qui sait si la force et la volonté ne lui reviendront pas avec la vie?» Un traître ne croit pas à la franchise d’un serment.

Tout est à moi, dit l’infâme meurtrier, et voilà le royaume que je t’ai promis.

En achevant ces mots, il sauta à bas de son cheval, et voulut précipiter le jeune prince au fond de l’abîme; le désespoir donna à l’infortuné une force surhumaine pour lutter avec son assassin. Il embrassa le roc, et s’y tint convulsivement attaché en poussant des cris plaintifs. Mais Jean le saisit par sa longue chevelure, et, lui enfonçant son épée dans le cœur, il fit rouler son cadavre dans les flots. Une large trace de sang rougit la blancheur de l’écume, et puis on ne vit plus rien.

Le roi remonta sur son destrier, et piquant des deux il s’éloigna au grand galop, suivi de Pierre de Maubec, qui était resté témoin impassible de cette horrible scène.

La vierge de Bretagne.

Le soleil jette ses premiers rayons sur la campagne. Une jeune fille est seule, assise sur le sommet d’une colline, non loin d’une antique et sombre abbaye, devenue sa demeure. Le regard mélancolique de la pauvre enfant erre sur le vaste paysage qui se déroule à sa vue, mais c’est en vain qu’elle cherche à découvrir le moindre point dans l’espace.

—C’est donc fini, s’écrie-t-elle, plus d’Arthur, plus de frère! qu’est-il devenu?

Cette jeune fille, c’était la princesse Éléonore qui pleurait, non la mort de son frère, car elle n’avait pas été instruite du crime de Jean, mais l’absence du prince et le silence effrayant qui enveloppait sa destinée.

—Pas une nouvelle de lui! Arthur! Arthur! où êtes-vous? répétait la pauvre Éléonore.—Et le cri sinistre des oiseaux de passage répondait seul à sa voix.

Quel est ce bruit lointain? Le galop de plusieurs chevaux frappe sourdement le sol, le bruit s’approche graduellement, des cavaliers s’avancent, s’arrêtent à la porte de l’abbaye.

Éléonore s’élance vers eux. «Ce sont des nouvelles d’Arthur!» se dit-elle. Et son cœur bat avec violence, et sa joue pâle se couvre d’un vif incarnat.

—La princesse Éléonore? demande le chef de la troupe.

—Me voici, me voici! s’écrie aussitôt Éléonore; mon frère! que devient mon frère?...

—Princesse, dit froidement le chef, je vous arrête par l’ordre du roi d’Angleterre.

Éléonore poussa un cri, ses jambes fléchirent sous elle, ses yeux se fermèrent; on l’attacha sur un cheval sans qu’elle opposât aucune résistance, et les cavaliers s’enfuirent au galop, emportant avec eux la dernière espérance de la Bretagne.

Les religieuses s’étaient groupées, effrayées, sous le portique de l’abbaye; mais que pouvaient de pauvres femmes contre les cruels soldats du roi Jean?

Lorsque la duchesse Constance vint leur demander sa fille qu’elle avait mise sous leur protection, des larmes répondirent seules à cette mère désolée. Vainement elle attendit le retour de sa bien-aimée Éléonore, elle ne la revit jamais!

Avant l’enlèvement de la princesse de Bretagne, on doutait encore de l’assassinat d’Arthur, mais dès cet instant on en acquit l’affreuse certitude. La duchesse Constance et les Bretons crièrent vengeance, et demandèrent justice au roi de France, qui fit citer le roi Jean, comme étant son vassal, par-devant la cour des pairs. Jean ne comparut pas. On le déclara coupable de félonie, et les possessions qu’il avait en France furent confisquées.

En l’absence d’Éléonore, légitime héritière du duché, les Bretons prirent pour souveraine la petite Alix, fille de la duchesse Constance et de son second mari, le comte Guy de Thouars; mais comme la princesse n’avait encore que trois ans, on donna la régence à son père. Plus tard, Alix entra en possession de ses biens, et épousa le comte de Dreux; mais elle mourut jeune, et laissa des enfants, dont l’aîné fut à son tour duc de Bretagne.

Que devint la princesse Éléonore?

Dans une des provinces de l’Angleterre, près la ville de Bristol, s’élevait un monastère antique. Depuis quelque temps, des accords harmonieux s’échappaient vers le soir d’une de ses tours, sans que l’on pût deviner qui émettait ces sons mystérieux. Cependant des voyageurs, ayant passé de nuit devant cette tour, prétendaient avoir vu une femme se promener sur les créneaux. Le bruit se répandit bientôt au loin que cette femme était une princesse bretonne, prisonnière du roi Jean. Attiré par la suave mélodie de l’inconnue, le peuple s’arrêtait, l’oreille attentive, le cœur ému, au pied de la tour gothique. Le surnom de Vierge de Bretagne fut donné à la triste recluse: on le lui conserva. Elle et sa harpe furent toujours l’objet de l’admiration, de la pitié secrètes des Anglais; et pourtant un jour vint où la harpe cessa de vibrer, où la vierge de Bretagne ne se montra plus sur les créneaux. Éléonore était allée rejoindre au ciel sa mère et son frère chéris; elle les avait pleurés longtemps, et était morte avec la pensée qu’ils existaient encore, qu’ils étaient peut-être heureux; car les bruits du monde n’avaient jamais franchi le seuil du monastère.

Tel fut le sort des trois enfants de Bretagne.


Fils de Godefroy Plantagenet et de Constance de Bretagne, petit-fils du roi d’Angleterre Henri II, et d’Aliénor d’Aquitaine.

Arme dont on se servait à cette époque. On appelait aussi lance chaque porteur de cette arme. Ainsi deux cents lances signifiaient deux cents hommes.


Arlequin.

Louis Lasalle del et lith.Lith. de Cattier

Lorsqu’Arlequin fut habillé on l’embrassa en pleurant de joie.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


ARLEQUIN.

C’était une des plus belles soirées du mois d’août. A l’étouffante chaleur qui avait régné pendant la journée venait de succéder une brise légère; les oiseaux gazouillaient; les arbres frémissaient mollement; la nature assoupie se réveillait.

—Dans l’un des petits bois qui entourent la jolie ville de Bergame, trois enfants de huit à dix ans, assis autour d’un grand panier, et prêtant fort peu d’attention au spectacle enchanteur qu’ils avaient sous les yeux, se disposaient à souper de bon appétit. Ils allaient faire main basse sur les friandises du panier, lorsque l’un d’eux aperçut, dans un taillis, de l’autre côté de la route, une forme humaine qui se glissait d’arbre en arbre.

—Ah! sainte Vierge, nous sommes perdus; regarde donc, Trippoletto! Qu’est-ce que cela? Et d’une main tremblante, il indiquait l’objet animé qu’on distinguait à peine derrière un buisson.

—Poltron! répondit en riant celui-ci. Tu as peur d’un tronc d’arbre.

—Oh! non! je suis certain d’avoir vu une figure noire, qui me regardait avec des yeux terribles. Vois plutôt, mon petit Beppo.

—Décidément, Léandre est fou; je n’aperçois rien. Et les deux enfants, tout en raillant leur camarade de sa poltronnerie, allaient se mettre en devoir de souper, lorsqu’ils entendirent un gémissement plaintif qui partait d’un buisson en face d’eux. Nos trois convives restèrent stupéfaits.

—Hein! reprit Léandre, tremblant de tous ses membres.

Beppo n’était guère plus rassuré; il se signa et pria dévotement son saint patron. Trippoletto, le plus courageux des trois, sauta sur une grande gaule, et après quelques moments d’hésitation: «Ma foi! dit-il, je vais aller voir qui se permet de troubler ainsi notre souper. S’il prenait fantaisie à quelque lutin de se promener le soir, je ne pense pas qu’il viendrait se placer à deux pas des portes de Bergame. C’est sans doute quelque malheureux qui réclame nos secours. Bon courage!» Aussitôt, malgré les cris de frayeur de ses deux camarades qui veulent le retenir, il s’élance vers le taillis.

Léandre et Beppo, à genoux, invoquaient pieusement la sainte Vierge pour le pauvre Trippoletto, lorsque celui-ci reparut en poussant des cris de joie. Il conduisait par la main un nègre d’une dizaine d’années, dont la figure noirâtre avait si fort effrayé Léandre; ses vêtements étaient en lambeaux, et ses traits contractés par la souffrance, indiquaient une profonde misère.—«As-tu faim, petit?» dit Trippoletto, en lui présentant des fruits et des gâteaux; l’enfant, sans répondre, les prit avec avidité, dévora en un clin d’œil une partie du souper, à la grande satisfaction de ses amphytrions, complètement remis de leur effroi. Quand le petit étranger eut apaisé sa faim, il s’agenouilla devant ses bienfaiteurs, et baisa leurs mains qu’il inonda de larmes. «Vous m’avez sauvé la vie, dit-il.

—Ah! tu parles donc; c’est bon signe, tu n’as plus faim. Mais, comme tu as mangé notre souper, nous pouvons bien te demander enfin ce que tu fais à cette heure dans les bois de Bergame. Tu es étranger, si j’en juge par ta figure.

—Je m’appelle Arlequin, et je suis né bien loin d’ici, répondit en sanglotant le petit nègre. J’ai été vendu avec ma mère à un marchand de Milan, qui était venu en Afrique, et qui nous a emmenés avec lui. J’étais heureux; mon maître avait mille bontés pour moi. Mais il mourut tout à coup, et son fils nous renvoya. Ma mère est morte de misère, et moi, après avoir mendié tout le long du chemin, je suis tombé ici de fatigue et de faim... Ah! messeigneurs, que vous êtes bons!»

Les enfants se prirent à pleurer en écoutant le petit nègre. «Arlequin, dit enfin Léandre, puisque nous t’avons rencontré, c’est que Dieu nous a choisis pour être tes bienfaiteurs. N’est-ce pas, mes amis? Il est trop tard pour que nous t’emmenions chez nos parents, et d’ailleurs tu es à peine habillé. Nous allons te faire un bon lit de feuillage, et demain matin nous viendrons à ton secours.

—Comment cela? dit Beppo; nous n’avons point d’argent.

—Nous verrons; attendons jusqu’au jour.»

Le lendemain matin, vers neuf heures, Arlequin se réveillait gaîment, après une nuit passée à la belle étoile, lorsqu’il vit arriver, chacun de leur côté, ses trois bienfaiteurs.

«Voici pour l’habit d’Arlequin, dit Trippoletto; une demi-aune de drap rouge.»

—Moi, du drap jaune.

—Et moi, du drap vert. Allons, à l’ouvrage. J’ai apporté des ciseaux, du fil et des aiguilles. Nous parviendrons bien, tous trois, à faire un habit.

Les tailleurs étaient fort peu habiles; ils parvinrent cependant à confectionner une sorte de costume assez bizarre, qui leur parut charmant. Tandis que Beppo y mettait la dernière main, Léandre essayait de donner une forme élégante au mauvais chapeau de son protégé, et Trippoletto, pour rendre le costume plus élégant et plus complet, attachait à une ceinture en cuir une épée de bois.

Lorsqu’Arlequin fut habillé, on l’embrassa en pleurant de joie, et les enfants le conduisirent en triomphe chez leurs parents. Ils avaient un pardon à obtenir, car, ne sachant comment vêtir leur jeune ami, chacun d’eux, fils d’un riche marchand de drap, avait en cachette dérobé, le matin, sans s’être donné le mot, un mauvais coupon d’étoffe. Les parents pardonnèrent ce qu’ils appelaient avec raison un larcin condamnable, en faveur de l’intention; et ces braves gens se chargèrent volontiers de l’éducation du petit nègre, dont ils ne tardèrent pas à reconnaître l’intelligence et les bonnes qualités.

Arlequin, sauvé de la misère, et peut-être de la mort par ses trois amis, devint citoyen de Bergame, et cette aventure fut en peu de temps rendue si populaire, que l’on donna le costume et le nom d’Arlequin à l’un des personnages les plus célèbres du théâtre italien.

UN CONTE.

Un noble de Venise, le comte Rinaldi, étant un jour à la chasse, tomba dans une fosse qu’on avait couverte de ramées pour prendre des bêtes sauvages. Vous ne pourriez vous faire une idée de l’anxiété de l’infortuné; un jour et une nuit s’étaient écoulés déjà sans que personne fût venu à son secours; la fosse était obscure et profonde. Il avait essayé de la parcourir dans le but de trouver quelques branches d’arbre dont il pût s’aider pour sortir de sa prison; mais il avait entendu autour de lui des bruits si étranges, des hurlements si plaintifs, des sifflements si étouffés, que la terreur s’était emparée de lui; et, sentant ses forces l’abandonner, il s’était tenu immobile et tremblant dans un coin de la maudite fosse.

Le lendemain du second jour, Rinaldi crut entendre un bruit de pas:—Au secours! s’écria-t-il aussitôt d’une voix lamentable; qui que vous soyez, tirez-moi d’ici.

C’était un paysan, du nom de Giuseppo, qui traversait la forêt. En entendant des cris qui semblaient sortir de dessous terre, cet homme eut peur d’abord; puis, reprenant quelque assurance et s’avançant, il demanda qui appelait ainsi:

—C’est un pauvre chasseur tombé dans cette fosse, qui a déjà passé ici un jour et une nuit. Ayez pitié de moi, je vous en supplie, et je vous récompenserai bien.

—Je ferai tout ce que je pourrai, répliqua Giuseppo.

Il coupa aussitôt, avec sa serpe, une forte branche d’arbre, puis, venant vers la fosse:—Seigneur chasseur, dit-il, écoutez bien ce que je vais vous dire; je vais appuyer cette branche sur les bords de la fosse; je la tiendrai fortement et vous n’aurez plus qu’à remonter.

—C’est bien, dit Renaldi enchanté; demande-moi tout ce que tu voudras, je te l’accorderai.

—Mon Dieu! je suis bien pauvre, je vais me marier; vous donnerez ce que vous voudrez à Giuletta, ma fiancée.

La branche fut immédiatement descendue: bientôt Giuseppo la sentit devenir pesante, et, au même instant, un singe sauta hors de la fosse et lui passa entre les jambes. Ayant eu le sort de Rinaldi, il avait fort lestement profité de la branche du paysan. Celui-ci, effrayé de cette étrange apparition, se mit à fuir.

—Tu m’abandonnes donc? cria alors Rinaldi. Au nom de ta fiancée, viens à mon secours, je t’en supplie! je te donnerai des richesses; je suis le comte Rinaldi, l’un des plus riches seigneurs de Venise. Oh! par pitié, ne me laisse pas mourir dans cette fosse!

Giuseppo, tout ému, revint donc sur ses pas et raffermit encore une fois sa branche; mais, tout à coup, un lion sort à son tour et bondit à ses côtés en poussant un rugissement de joie.

—Oh! pour le coup, où suis-je, mon Dieu! s’écria le paysan; et il s’enfuit de nouveau frappé de terreur.

Mais les accents lamentables de Rinaldi retentissaient toujours à ses oreilles; le paysan reprend bientôt courage, et s’arrête.

—Il est donc dit qu’il faut que je meure, poursuivait le chasseur. Mon Dieu! ayez pitié de moi; qui que tu sois, tire-moi d’ici. Je te donnerai une maison, des champs, des prés, de l’or; tout ce que tu voudras, mais, au nom du ciel, sauve-moi la vie!»

Giuseppo, quoique tremblant de tous ses membres, se décide enfin à rejeter la branche dans la fosse; mais devinez ce qu’il en tire cette fois? un serpent qui tourbillonne, en sifflant, par-dessus sa tête. C’est pour le coup que le pauvre paysan tomba à terre de frayeur. Les cris de désespoir que poussait le chasseur, le rappelèrent enfin à lui.

—Mon Dieu! mon Dieu! mon ami, mon cher sauveur! si tu es encore là, au nom de tout ce que tu as de plus cher au monde, sauve-moi. Je me meurs, mes forces s’épuisent. Veux-tu mon beau palais de Venise? mes biens? Je te donne tout. Oh! je tiendrai parole. La vie, la vie seulement...

Ses cris étaient à fendre l’âme: Giuseppo n’y put résister. Revenant donc, pour la quatrième fois, sur le bord de la fosse, il jeta encore la branche:—La tenez-vous, maintenant? dit-il.

—Oui, répondit Rinaldi, et en un instant, il fut hors de la fosse. Mais ses forces l’abandonnèrent alors; si grand était son épuisement, qu’il tomba sans connaissance dans les bras de Giuseppo. Celui-ci lui prodigua tous les secours imaginables, et parvint enfin à lui faire reprendre ses sens; après quoi, tirant un morceau de pain de sa besace, il le lui fit manger, et lui donnant le bras, ils sortirent de la forêt.

Rinaldi, tout le long du chemin, ne cessait de répéter:—Mon libérateur, mon ange, mon sauveur! comment pourrai-je jamais m’acquitter envers toi, te récompenser comme tu le mérites?

—Vous m’avez promis une dot pour ma fiancée, et pour moi, votre palais de Venise, répondit le paysan.

—Tu peux y compter, mon cher ami; ta fiancée aura une magnifique dot, et toi, tu seras le plus riche paysan de ton village. D’où es-tu?

—De Casabianca; mais je quitterai ma chaumière pour aller m’établir à Venise, lorsque je posséderai toutes les richesses que vous m’avez promises.»

On était arrivé sur la lisière de la forêt.

—Nous voici près de la route, je me reconnais maintenant. Je te remercie, Giuseppo.

—Et quand faut-il que j’aille chercher la dot de ma fiancée? il allait ajouter: «et les richesses...» Rinaldi l’interrompit: «Quand tu voudras, mon ami»; et ils se séparèrent.

Giuseppo alla tout de suite, ivre de joie, raconter son aventure à Giuletta. Il lui dit qu’elle aurait une riche dot et lui un beau palais à Venise. Le lendemain, de très-bonne heure, il se présenta à l’hôtel du noble vénitien, et dit aux valets qu’il venait chercher la dot de sa fiancée, et qu’il viendrait ensuite prendre possession du palais que lui avait promis le seigneur Rinaldi.

Giuseppo parut fou. On alla prévenir le comte qu’un paysan était là demandant une dot et disant que le palais lui appartenait.

—Je ne connais point cet homme, reprit celui-ci fort en colère; qu’on le chasse! Ainsi fut fait. Giuseppo insista vainement; il fut maltraité et mis à la porte. Désespéré, il revint à sa chaumière, sans avoir osé se présenter à sa fiancée. Mais quelle fut sa surprise lorsqu’en entrant chez lui, il vit près du foyer le singe, le lion et le serpent qu’il avait tirés la veille de la fosse. Il allait fuir épouvanté, quand soudain le lion, remuant doucement la queue, vint lui lécher les mains, tandis que le singe lui faisait une jolie petite grimace, et que le serpent, de son côté, se promenait autour de la salle d’un air tout radieux. Voilà donc Giuseppo complétement rassuré.

«Pauvres bêtes! se disait-il; elles valent pourtant mieux que ce noble vénitien que j’ai sauvé comme elles. Il me chasse comme un mendiant, l’ingrat! Et Giuletta, moi qui comptais lui obtenir une si belle dot et célébrer nos noces d’une manière si brillante! Pas de bois dans mon bûcher, pas un morceau de viande à manger, et pas d’argent pour en avoir!»

Ainsi se désolait le pauvre diable. Alors le singe s’approchant de lui, le conduisit vers son bûcher, où il lui montra une belle pile de bois bien rangée. Il avait ramassé ce bois dans la forêt et l’avait apporté dans la chaumière de son bienfaiteur. Le lion, à son tour, rugit doucement et mena Giuseppo dans un coin de la pièce, où se trouvait une superbe provision de gibier: c’étaient deux cerfs, deux chevreuils, un sanglier et une quantité de lièvres; tout cela était proprement recouvert de ramée: c’est le lion qui avait chassé pour son libérateur. Le serpent, à son tour, s’enfonça avec rapidité dans un tas de feuilles sèches; puis reparaissant aussitôt, il se dressa sur ses anneaux, et Giuseppo vit briller dans sa gueule un gros diamant; c’est que les dragons et les serpents savent où sont cachés les trésors.—Un diamant! s’écria Giuseppo; et il prit la pierre dans sa main, et il ne se lassait pas de l’admirer sur toutes ses faces, et de caresser le singe, le lion et le serpent qui se pressaient autour de lui.

Bien approvisionné de bois, de gibier, il ne lui manquait plus que de l’argent, mais avec son diamant, il pouvait aisément s’en procurer. Il alla donc à Venise, entra dans la boutique d’un joaillier et lui présenta son diamant qui était de la plus belle eau.

—Combien en voulez-vous? demanda le marchand.

—Deux cents écus, répondit Giuseppo.

Ce n’était pas la dixième partie de sa valeur. Alors le joaillier, concevant des soupçons, reprit:—Vous avez donc volé ce diamant?

—Comment, monsieur! je ne suis pas un voleur, mais un honnête homme. S’il ne vaut pas deux cents écus, donnez m’en moins.

—Précisément, vous êtes un voleur, reprit le marchand.»

Des soldats survinrent, et le pauvre diable fut arrêté et conduit en prison.

Là, on le questionna; il raconta son histoire; mais personne, ainsi que vous pensez bien, n’y voulut croire; et comme le noble Rinaldi se trouvait intéressé dans cette aventure, l’affaire fut portée devant les inquisiteurs de l’État. Giuseppo comparut devant eux, plus mort que vif.

—Raconte-nous ce qui t’est arrivé, dit un des inquisiteurs, et surtout ne mens pas, ou tu seras jeté dans les lagunes.

Giuseppo fit son récit.

—Tu as donc sauvé le comte Rinaldi?

—Oui, messeigneurs.

—Et il t’a fait chasser comme un mendiant?

—Oui, messeigneurs, comme un mendiant; moi qu’il avait tant supplié, lorsqu’il était dans la fosse avec le lion, le singe et le serpent.»

Les inquisiteurs, surpris du récit du paysan non moins que de l’air de sincérité qui régnait dans ses paroles, ordonnèrent qu’on fît venir le noble vénitien.

Quand celui-ci fut en présence des juges. «Connaissez-vous cet homme? demanda l’un d’eux.

Rinaldi se tournant vers le paysan: «Je ne le connais point, répondit-il froidement.»

—Il prétend qu’il vous a sauvé la vie.

Rinaldi se contenta de sourire, et dit encore:—Je ne le connais point.

Alors les juges se parlèrent tout bas. «Cet homme, disaient-ils, est un fou ou un voleur. Il n’y a qu’à le mettre en prison; laissons au temps à éclaircir l’affaire.»

Giuseppo se jeta à genoux, et, d’un accent lamentable: «Messeigneurs, s’écria-t-il, il se peut que ce diamant ait été volé; c’est le serpent qui me l’a donné, il m’aura voulu tromper. Il est possible aussi que le singe, le lion, le serpent ne soient que des illusions, mais je jure devant Dieu que j’ai bien sauvé ce seigneur. Maintenant il n’est plus pâle, mourant comme lorsque je l’ai retiré de la fosse et que j’ai partagé mon pain avec lui; mais, je le reconnais, c’est bien lui, c’est la même voix qui me criait de lui sauver la vie. Ah! seigneur Rinaldi, poursuivit le malheureux en versant un torrent de larmes, je ne vous demande pas maintenant la dot et le palais que vous m’aviez promis, mais un mot, un seul mot pour moi; empêchez qu’on ne me mette en prison! Oh! de grâce, ayez pitié de moi!»

Le comte demeura impassible.

—Messieurs, reprit-il même, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit; je ne connais pas cet homme, je ne l’ai jamais vu de ma vie. Il vient d’inventer une histoire extravagante; qu’il prouve ce qu’il avance! où sont ses témoins?»

A peine ces paroles étaient prononcées qu’il se fit un grand tumulte dans la salle. Les soldats qui gardaient le pauvre Giuseppo, furent frappés de stupeur. C’était le singe, le lion et le serpent qui faisaient une entrée solennelle dans l’enceinte du tribunal. Le singe était monté sur le lion et il portait le serpent entortillé autour de son cou. A ce spectacle étrange, la pâleur de la mort se répandit sur le visage de Rinaldi; ses genoux se dérobèrent sous lui.

—Ah! ce sont les bêtes de la fosse! s’écria-t-il éperdu; et il tomba sur son siége.

—Seigneur comte, dit alors le président d’un air sévère, vous demandiez tout à l’heure où étaient les témoins qui pouvaient déposer en faveur de Giuseppo. Ils n’ont point tardé à se présenter à la barre de notre tribunal, pour nous empêcher de condamner un honnête homme. Nous serions injustes, si une noire ingratitude demeurait sans châtiment. Votre palais de marbre, tous vos biens sont confisqués, et vous serez enfermé, dans une étroite prison, pour le reste de vos jours.»

Les supplications de Rinaldi restèrent sans résultat, et les sbires l’entraînèrent, à l’instant, hors de la salle.

—Et toi, reprit l’inquisiteur en s’adressant à Giuseppo, qui prodiguait des caresses au singe, au lion et au serpent, puisqu’un Vénitien avait juré sa foi qu’il te donnerait un palais et qu’il doterait ta fiancée, la république de Venise remplira ses promesses. Nous te donnons, à tout jamais, le palais et les biens du comte Rinaldi.»

Giuseppo et sa femme vécurent de longues années dans le palais qui leur avait été donné, en compagnie avec leurs bons amis le singe, le lion et le serpent.

DEUX ESCLAVES D’ALGER.

Avant la conquête de l’Algérie par les Français en 1830, la Méditerranée et les mers du Levant étaient constamment infestées de corsaires, fléau de la chrétienté, qui, depuis des siècles, faisaient main basse sur les vaisseaux de toutes les nations, et portaient la désolation en tous lieux. Que de richesses lentement acquises au milieu des mille périls de la mer, devinrent ainsi la proie de ces misérables! Que d’époux ravis à leurs femmes, de fils à leurs pères, de frères à leurs sœurs! et surtout combien d’infortunés réduits alors au plus horrible esclavage! La France, en délivrant désormais les mers de ces pirates, a donc accompli une œuvre grande et belle; elle a servi tout à la fois les intérêts de la religion et de l’humanité.

A l’époque où se passa le fait que je vais vous raconter, mes enfants, Alger était malheureusement encore au pouvoir des Barbaresques. C’était en 1827. Parmi les nombreux esclaves chrétiens, entassés dans les bagnes d’Alger, se trouvaient un Italien du nom de Petrozzi, et un jeune marin français, appelé Henri. Attachés à la même chaîne, destinés aux mêmes travaux, la plus étroite amitié s’était établie entre ces deux pauvres prisonniers; l’amitié est, dit-on, la consolation des malheureux; or, à ce titre, ils devaient bien s’aimer, car ils étaient bien à plaindre, bien malheureux.

Voici quel était le régime des esclaves chrétiens dans les bagnes. Dès qu’ils y entraient, on prenait leur nom, celui de leur pays, ensuite on leur attachait un anneau de fer à la jambe; pour vêtements, ils avaient une grosse chemise, une capote, une culotte de laine brune; on les envoyait travailler, tous les jours, dans les ports ou dans les carrières. Leur nourriture consistait en trois pains noirs d’une demi-livre chacun, et un peu d’olives au vinaigre. Leurs travaux commençaient au lever du soleil, sous l’inspection de quelques gardiens, pour finir à l’approche de la nuit.

Henri et son pauvre ami Petrozzi se consolaient donc mutuellement; ils se parlaient sans cesse de leur patrie, de leur famille. Petrozzi avait laissé, à Florence, une femme et deux enfants; Henri regrettait, lui, son vieux père dont il était l’unique soutien.

Depuis quelques semaines, nos deux captifs travaillaient à un chemin destiné à traverser une montagne. Une fois, l’Italien arrête Henri par le bras, et, jetant un long regard sur la mer: «Mon ami, lui dit-il avec un profond soupir, tous mes vœux sont là au bout de cette vaste étendue d’eau; que ne puis-je la franchir avec toi? Je crois sans cesse voir ma femme et mes enfants me tendre les bras du rivage ou verser des larmes sur ma mort.»

Petrozzi était toujours absorbé dans cette image accablante, lorsqu’il venait à la montagne; il promenait des regards attristés sur cette mer immense qui le séparait de son pays. Un jour qu’il avait longtemps contemplé l’horizon, il embrasse soudain Henri avec transport: «Grand Dieu! je ne me trompe pas: j’aperçois là-bas un vaisseau; tiens, regarde, ne le vois-tu pas comme moi? Il ne saurait aborder ici, car on évite les parages barbaresques; mais demain, si tu le veux, Henri, nos maux finiront, nous serons libres! Oui, demain ce navire passera à une lieue environ du rivage, et alors du haut de ces rochers, nous nous précipiterons à la mer; nous l’atteindrons ou nous périrons. La mort n’est-elle pas préférable à notre cruel esclavage?

—Si tu peux te sauver, répond Henri, je supporterai mon malheur avec plus de résignation, car tu n’ignores pas, Petrozzi, combien tu m’es cher. Si tu as le bonheur de reconquérir ta liberté, eh bien! tu iras trouver mon père, si le chagrin de ma perte ne l’a pas déjà fait mourir, et...

—Qu’oses-tu dire, Henri? crois-tu donc qu’il me serait possible de vivre libre, un seul instant, si je te laissais dans les fers?

—Mais je ne sais pas nager, moi, et seul tu pourras te sauver peut-être.

—Non, non, reprend l’Italien en serrant avec force Henri dans ses bras; mes jours sont les tiens, nous nous sauverons tous deux; l’amitié doublera mes forces.

—Quoi! tu veux que je m’expose à te faire périr! Ah! cette idée me glace d’horreur!

—Nous ne périrons pas, te dis-je; l’amitié nous doit un miracle; cesse de combattre ma résolution. Adieu, la cloche nous appelle, il faut nous séparer; à demain.» Et les deux prisonniers rentrèrent dans leur bagne.

Petrozzi, tout enthousiasmé de son projet, se voyait déjà libre et dans les bras de ses compatriotes; il revoyait sa femme, ses enfants, sa patrie... Henri, de son côté, triste, abattu, anéanti, voyait, au contraire, son ami victime de sa générosité. Tous deux périssaient dans les flots, alors que Petrozzi se fût sauvé seul. «Non, se disait-il, je saurai résister à ses sollicitations, je ne causerai point sa mort: il sera libre... Du moins, mon pauvre vieux père apprendra de lui que je vis encore, et que je l’aime toujours... Hélas! je devais cependant être l’appui de sa vieillesse, et peut-être, en ce moment, expire-t-il de misère en appelant son malheureux fils!»

Le lendemain, on ne vint pas à l’heure accoutumée tirer les esclaves de leur prison. Petrozzi était dévoré d’impatience; Henri ne savait, lui, s’il devait se réjouir ou s’affliger de ce contre-temps. Enfin on rend les prisonniers à leurs travaux; mais, ce jour-là, le maître les accompagne; il leur est impossible d’échanger une seule parole. Petrozzi se contentait de regarder Henri en soupirant; parfois il lui montrait douloureusement la mer, et son cœur bondissait en secret.

Le soir arrive enfin; ils sont seuls.—Saisissons ce moment, s’écrie alors l’Italien; viens, Henri.—Non, jamais... Adieu Petrozzi, adieu pour la dernière fois. Fuis; si le ciel te protége, tu visiteras mon père; tu le consoleras...»

A ces mots, Henri tombe dans les bras de son compagnon d’infortune en versant un torrent de larmes.

—Henri, ce ne sont pas des pleurs qu’il faut, mais du courage; une minute encore, et nous sommes perdus; choisis: laisse-toi conduire ou je me brise la tête sur ces rochers.»

Henri se précipite aux genoux de Petrozzi, il le supplie, il le conjure; il causerait sa mort.

Les deux infortunés étaient alors au sommet d’un rocher; Petrozzi ne répond pas, embrasse Henri, l’entraîne et s’élance avec lui dans la mer. Tous deux ont d’abord disparu dans l’abîme, puis les voilà revenus sur les flots, et Petrozzi nage en soutenant son ami; il nage, mais avec peine, avec effort, car Henri gêne ses mouvements.

Cependant l’équipage du vaisseau avait vu de loin deux hommes se jeter du haut du rocher dans les flots, et soudain une chaloupe avait été mise à la mer pour voler à leur secours; mais presque en même temps une barque, remplie de soldats, se détachait de la côte, et faisait force de rames pour ressaisir les fugitifs.

Henri a vu le danger qui les menace, et les forces de Petrozzi sont épuisées. Alors il ne balance plus, et s’écrie: «On nous poursuit, ami, c’en est trop; sauve-toi, et laisse-moi mourir.» En disant ces mots, il se détache de son sauveur; et il a disparu.

Mais Petrozzi n’accepte pas cet affreux sacrifice; il plonge, il cherche Henri, replonge encore; il l’a saisi enfin et le tient embrassé dans un effort suprême, car ses forces l’ont abandonné lui-même. Déjà son œil s’éteint, la vague couvre ses deux victimes; les bras de Petrozzi s’ouvrent... ils vont lâcher Henri...

Mais la Providence veillait sur les deux infortunés. En ce moment solennel, de grands cris retentissent; la chaloupe libératrice les avait atteints; des bras vigoureux les attirent, les saisissent; ils sont sauvés. Les voilà tous deux étendus sans connaissance dans la chaloupe.

Le premier des deux amis qui ouvrit les yeux fut Henri; il voit Petrozzi, son sauveur, étendu à ses côtés, ne donnant plus aucun signe de vie; il s’élance sur son corps, l’étreint, l’inonde de ses larmes:—Mon ami! mon bienfaiteur! mon Petrozzi! tu ne m’entends plus! Grand Dieu! c’est moi qui l’ai tué, lui qui m’a sauvé la vie! et je lui survivrais. Oh! non, je veux mourir, laissez-moi; je veux rejoindre mon ami!»

Et Henri se roulait de désespoir près du corps de Petrozzi, auquel on semblait n’avoir prodigué jusqu’alors que des secours inutiles, quand celui-ci pousse soudain un léger soupir. Oh! qui prendra la joie de Henri; il jette un cri perçant. C’est que Petrozzi vient d’ouvrir un œil mourant, c’est que son regard et ses bras ont cherché Henri, et qu’enfin ses lèvres ont pu balbutier ce peu de mots: «Dieu soit loué, j’ai donc pu le sauver!»

Cependant la chaloupe regagnait toujours le vaisseau à force de rames; la barque algérienne, ayant bientôt reconnu l’inutilité de sa poursuite, avait regagné la côte.

Que vous dirai-je? Henri revint en France, courut dans les bras de son pauvre père, qui ne s’attendait plus, hélas! au bonheur de le revoir; il prit grand soin de ses vieux jours. Quant à Petrozzi, il retrouva aussi sa femme et ses enfants à Florence; mais on l’avait cru mort, on avait bien pleuré sa perte. Toutes ces familles sont aujourd’hui heureuses... Et amis inséparables, de près comme de loin, Henri et Petrozzi bénissent tous les jours le ciel d’une amitié à laquelle ils durent, il y a treize ans, leur délivrance, et qui fera encore, jusqu’au tombeau, le charme et le bonheur de leur existence.

LA BICHE SAUVÉE.

La véritable pitié, cette précieuse émanation du ciel, ne s’exerce pas seulement sur les personnes, mais encore sur les animaux, même les plus sauvages; et l’on a vu ceux-ci conserver du bien qu’on leur avait fait une reconnaissance active, perpémaux s’attachent à ceux qui les soignent, les dirigent; et combien est manifeste et touchant le souvenir qu’ils en conservent... Le récit que je vais faire à mes jeunes lecteurs ne fera, je l’espère, que leur confirmer cette vérité. Puisse-t-elle les habituer à ne traiter les animaux qu’avec des égards analogues aux services qu’ils nous rendent, et surtout les bien convaincre qu’on en reçoit tôt ou tard la récompense.

Auprès du parc royal de Fontainebleau se trouve le joli village d’Avon, que traverse un ruisseau sur les bords duquel sont établis de nombreux ateliers de blanchisseuses. Vers le haut de ce village, à l’entrée de la forêt, on découvre le modeste réduit qu’habitait la veuve d’un bûcheron. Elle était mère de deux jeunes filles nommées Lise et Anna, qui la secondaient dans ses travaux, soit en reportant à la ville le linge qu’elles avaient blanchi, soit en allant ramasser dans la forêt des pommes de pin desséchées, dont les habitants de Fontainebleau font un grand usage surtout pendant l’hiver. Lise avait quinze ans; Anna allait atteindre sa quatorzième année. La tendre amitié qui unissait ces deux jeunes filles faisait la joie et la consolation de leur mère, atteinte déjà de quelques infirmités, et n’ayant pour espoir, pour appui, que ses deux enfants, dont chaque jour elle voyait se développer la force physique et l’heureux caractère. Tant il est vrai que si parfois le destin nous frappe de ses rigueurs, il nous offre, tôt ou tard, des consolations qui nous font supporter nos chagrins. «Le ciel m’a enlevé le meilleur des époux», disait en soupirant la veuve Frossard; «mais il m’a laissé mes deux filles qui, chaque jour, m’en offrent les traits, m’en rappellent la bonté. Allons, allons, du courage, de la résignation, et surtout de la confiance en Dieu!»

Vers l’approche d’une belle soirée d’automne, les deux sœurs Frossard étaient assises sur un banc de grès, à la porte de leur chaumière, tandis que leur bonne mère préparait à l’intérieur le modique repas du soir; elles s’occupaient, tout en causant, à remplir un sac de pommes de pin qu’elles avaient été ramasser dans la forêt, et dont elles devaient retirer, dans la ville, le modique prix de dix sols, lorsqu’elles entendirent au loin retentir le son du cor et les aboiements de plusieurs chiens. «Ce sont les jeunes princes qui sont en chasse», dit Lise en prêtant une oreille attentive. «Si la bête qu’ils poursuivent, ajouta Anna, pouvait les conduire vers notre village, j’aurais bien du plaisir à les voir.—Surtout celui qu’est un si brave marin, reprend Lise; on dit qu’il vous monte à l’abordage ni plus ni moins qu’un Jean-Bart, dont feu mon père aimait tant à nous lire l’histoire à la veillée.—Il n’est pas le seul de la famille qui vous ait du cœur, reprenait à son tour Anna. Son frère aîné, nous disait encore mon père, a fait le service d’un véritable artilleur au siège d’Anvers, et tout nouvellement encore, il vient de rosser joliment les Arabes...»

Comme les deux sœurs discouraient de la sorte, une jeune biche haletante et perdant son sang par une blessure qu’elle avait reçue au cou, vient se jeter aux pieds des jeunes filles, dont elle lèche les mains, et les mouille de ses larmes[7]. Elle respirait à peine, et son regard pénétrant semblait dire: «Sauvez-moi!—Oui, nous te sauverons», s’écrie Lise en la faisant entrer dans leur chaumière, dont elle ferme la porte à clef, après avoir recommandé la pauvre bête à leur mère. «A présent, dit Anna, les chasseurs peuvent venir!... Reprenons notre travail, et ne faisons semblant de rien.» Elles entassent de nouveau les pommes de pin dans le sac; et, pour donner encore mieux le change, elles se mettent toutes les deux à chanter une chanson du pays.

Bientôt arrivèrent les piqueurs, précédés d’une meute affamée qui suivait la trace du sang que venait de répandre la pauvre bête. Lise, plus espiègle qu’Anna, voulut en vain leur donner le change: elle portait elle-même à son bras une tache ensanglantée. Anna essaya de seconder sa sœur; mais les chiens, acharnés à la porte de la chaumière, indiquaient trop clairement que l’animal qu’on poursuivait, s’y trouvait enfermé, pour que les chasseurs pussent s’y méprendre. Un inspecteur arrive: il ordonne aussitôt aux deux villageoises d’ouvrir la porte de leur habitation. «Jamais! lui répond Lise avec des yeux étincelants; oui, la biche y est renfermée; mais elle est venue implorer notre secours en pleurant, elle nous a léché les mains: elle ne mourra point.» Et là-dessus la meute d’aboyer plus vivement encore, les piqueurs de jurer, et l’inspecteur de menacer d’enfoncer la porte devant laquelle nos deux héroïnes se tiennent fermement enlacées... Lorsqu’arrivant à toute bride, deux jeunes princes du sang royal, qui, s’étant fait instruire de ce qui se passe, approuvent le généreux courage de Lise et d’Anna, leur déclarent que la biche qu’elles ont sauvée leur appartient, et que des ordres seront donnés pour qu’elles puissent la mener paître dans la forêt toutes les fois qu’elles en auraient le désir. Ces royales paroles furent accueillies par les plus touchantes bénédictions. La meute se dispersa, et les deux sœurs, heureuses et fières de leur triomphe, rentrèrent dans leur modeste demeure, dont elles refermèrent la porte.

Elles trouvèrent leur bonne mère, encore tout émue de la scène qu’elle venait d’entendre, occupée à panser la blessure de la biche, qui devenait leur propriété, et pour laquelle on forma divers projets. D’abord il fut arrêté qu’elle habiterait une petite écurie autrefois occupée par une mule morte de vieillesse, et qu’on n’avait pas eu le moyen de remplacer. On la mènerait paître tous les matins dans la forêt, et quand la vente des pommes de pin serait profitable, on lui donnerait, le soir, du son trempé dans du lait. Mais, avant tout, il fallait lui faire un licol, ainsi qu’une bride, à légère gourmette, qui pût la retenir à volonté, dans le cas où elle essaierait de s’échapper. Toutes ces précautions devinrent bientôt inutiles. Bichette (tel fut le nom qu’on lui donna) Bichette suivait partout ses libératrices, comme un chien fidèle, obéissait à leur moindre commandement: on eût dit qu’elle saisissait jusqu’à la moindre occasion de leur prouver sa reconnaissance. Quelquefois cependant, quand elle accompagnait Lise et Anna dans la forêt, elle s’élançait avec ivresse, et disparaissait sous le feuillage: le lieu qui nous vit naître peut-il jamais s’effacer de notre souvenir? mais bientôt la svelte fugitive revenait à la voix de ses deux maîtresses: elle semblait, par ses caresses, leur demander pardon de son irrésistible escapade.

Bichette, devenue chaque jour plus forte et plus soumise aux ordres des deux sœurs, leur inspira l’heureuse idée de la faire contribuer à leurs travaux. Un habile charron de Fontainebleau, leur proche parent, fit pour la charmante bête, dont on parlait dans tout le village, une jolie petite charrette à quatre roues, pouvant contenir les ballots de linge blanchi que Lise et Anna portaient ordinairement sur leur dos, tous les lundis, à leurs pratiques. Bichette paraissait heureuse de pouvoir soulager ainsi ses bienfaitrices; elle venait d’elle-même se poser entre les brancards du petit chariot, et ne tarda pas à se faire remarquer dans les rues de Fontainebleau, où la conduisait une de ses deux maîtresses; c’était à qui caresserait la belle biche, à qui lui prodiguerait mille friandises. Insensiblement la blanchisserie des filles Frossard acquit une telle renommée, que leurs profits doublèrent, et l’on vit la courageuse biche rouler jusqu’à sept à huit ballots de linge dans son chariot qu’alors une des deux sœurs poussait par derrière. Enfin Bichette inspirait à tout le monde un si vif intérêt, que le régisseur général du château de Fontainebleau donna l’ordre qu’on laissât la biche tant chérie traverser le parc, attelée à son chariot: ce qui lui évitait la fatigue de rouler son fardeau le long des murs, et surtout d’y gravir une montée assez escarpée.

C’était l’hiver surtout que cette prérogative devenait utile et favorable. Les sœurs Frossard, je l’ai déjà dit, débitaient des pommes de pin ramassées dans la forêt, et les vendaient dix sous le sac aux habitants des faubourgs; mais, dans l’intérieur de la ville où il fallait les transporter, les gens aisés les payaient quinze et même jusqu’à vingt sous. Alors nos deux sœurs firent une spéculation: elles achetaient huit à dix sous le sac de pommes de pin, que les enfants du village allaient ramasser sous les plus anciens arbres de la forêt, et elles les vendaient le double du prix qu’elles avaient payé: ce qui leur produisait souvent jusqu’à quatre francs de gain par jour, la biche roulant aisément huit à dix sacs, depuis surtout quelle n’avait plus que le parc à traverser. Et puis les pommes de pin de la jolie biche étaient devenues de mode: on se les arrachait; ou prétendait qu’elles étaient plus belles et plus sèches que toutes celles qu’on débitait.

La modeste habitation de la veuve Frossard et de ses filles se ressentait déjà de la prospérité de leur petit commerce. Tous les murs avaient été recrépis, reblanchis: la porte d’entrée, renouvelée à neuf, était peinte à l’huile en gris, ainsi que les deux croisées à grands carreaux, à travers lesquels on apercevait un mobilier très-propre et très-complet, dont faisait partie un grand fauteuil de cuir et à roulettes, où se tenait la mère Frossard que ses infirmités empêchaient, à son bien grand regret, de vaquer aux soins du ménage. Aussi disait-elle souvent à ses filles, qui lui prodiguaient les plus tendres soins: «Sans Bichette, mes enfants, je serais morte de misère entre vos bras. Remercions Dieu de l’avoir sauvée.»

Lise et Anna ne cessaient de répéter ces paroles. Elles devaient de même à l’excellente bête l’aisance dont elles jouissaient, leurs relations si profitables avec les premières maisons de Fontainebleau. Parvenues l’une et l’autre à cet âge où l’on se fait remarquer par sa fraîcheur et sa gentillesse, elles étaient bien accueillies des mères de famille, et ne manquaient plus de cavaliers le dimanche, à la danse du village. Elles étaient vêtues avec une certaine élégance, prenaient insensiblement de l’aisance dans leurs manières, de la pureté dans leur langage, en un mot, cet usage du monde, qui influe tant sur le bonheur de la vie; alors elles répétaient avec leur mère: «C’est à Bichette que nous devons tout cela: remercions Dieu de l’avoir sauvée!»

Mais toutes ces prérogatives, juste prix de leur dévouement, n’étaient rien encore auprès de l’aventure étrange, inespérée, qui leur arriva. Le charron, leur parent, qui les aimait beaucoup, construisit pour elles un nouveau petit chariot également à quatre roues, espèce de char-à-banc à deux places, et dont le travail était un chef-d’œuvre de légèreté. La biche, plus forte et plus élancée que jamais, roulait souvent une de ses maîtresses sur ce char triomphal, tantôt dans le parc, tantôt dans la forêt, tandis que l’autre la conduisait par la bride, ainsi qu’elle en avait l’usage. Mais bientôt l’adresse et la soumission de la charmante bête inspirèrent à ses deux maîtresses le désir de se faire traîner toutes les deux ensemble. D’abord il fut convenu qu’on ne mènerait Bichette qu’au pas, et dans un sentier gazonné, pour éprouver ses forces. Cet essai réussit parfaitement: toutefois il fallait qu’Anna, qui conduisait sa biche chérie, lui tînt la gourmette serrée, pour qu’elle ne prît pas le mors aux dents. Cette première course des deux sœurs, réunies sur le char-à-banc, eut donc tout le succès qu’elles pouvaient en attendre.

On conçoit que cette délicieuse promenade fut souvent renouvelée. C’était surtout aux réunions dans la forêt que Lise et Anna, élégamment vêtues, se rendaient traînées par la biche, qui semblait partager leur joie et leur triomphe. Un soir qu’elles se rendaient à un bal champêtre, et qu’elles parcouraient une des plus belles allées de la forêt, avec la rapidité de l’éclair, elles rencontrèrent une cavalcade nombreuse, dont faisaient partie les deux princes qui les avaient secondées si généreusement à sauver la biche, qu’ils reconnurent et caressèrent, en félicitant Lise et Anna de leur succès à la dresser, à l’apprivoiser. Cette rencontre inspira bientôt, aux deux fils de la famille royale, l’idée d’une surprise qu’ils voulurent donner à la princesse royale leur belle-sœur, aussi distinguée par les qualités de l’esprit que par celles de l’âme, et qui, mère d’un jeune prince âgé de deux ans, sur la tête duquel s’accumulaient les plus hautes destinées, ne se séparait jamais de cet unique fruit de son amour. Cette tendre mère était venue passer le mois de septembre à Fontainebleau pour y fortifier sa santé, et faire en même temps respirer à son fils un air propre à développer ses forces. L’auguste princesse montait souvent à cheval, et parcourait sous de frais ombrages les sites ravissants de la plus belle forêt de France; mais jamais elle ne se permettait plus de deux heures, séparée de son enfant. Un jour, cependant, qu’après une longue course, elle faisait avec le prince royal une halte aux rochers des deux sœurs, et qu’elle témoignait la vive impatience de rejoindre son fils au château, tout à coup une musique militaire se fait entendre; c’était celle d’un régiment de dragons en garnison à Fontainebleau. Le prince et sa digne compagne ne savent à quoi attribuer cette agréable surprise, lorsqu’ils aperçoivent de loin un cortège nombreux qui s’avançait. Ils reconnurent, en tête, l’inspecteur général de la forêt et plusieurs piqueurs que précédaient les musiciens; après eux, la biche richement enharnachée, ayant à ses côtés Lise et Anna dans leur plus jolie parure de village, traînait avec orgueil son joli char-à-banc orné de feuillages, et sur lequel était placée la digne sœur du prince royal, modèle de grâce et de bonté, tenant sur ses genoux l’auguste enfant qui ne cessait de répéter: «Ma biche! ma belle biche!... Oh! que je l’aime!» De chaque côté du char-à-banc étaient à cheval les deux jeunes princes, heureux auteurs de cette charmante caravane, et derrière eux roulaient deux voitures de chasse, remplies de tout ce qui pouvait composer un ample repas champêtre, que se disposaient à étaler sur le gazon les officiers de bouche qui les escortaient. La princesse royale s’élance vers son fils, qui lui tend les bras: les fanfares recommencent, les groupes se forment; chacun caresse la biche, qui lèche doucement le front du petit prince: Lise et Anna reçoivent les félicitations les plus flatteuses, l’honorable serrement de mains de la princesse, qui leur fait prendre place au banquet champêtre; et les deux jeunes princes, jouissant avec délices de leur ouvrage, détellent eux-mêmes la biche, à laquelle chacun donne une friandise: bientôt rassasiée, elle vient se coucher auprès de ses deux maîtresses, qui la remercient, par mille baisers, de l’insigne honneur qu’elle leur procure.

La halte terminée, les deux jeunes princes veulent atteler la biche au char-à-banc, afin de reconduire l’enfant royal au château; mais à peine posent-ils les mains sur elle, qu’elle bondit, s’élance dans la forêt, et disparaît à tous les regards. Chacun s’imagine qu’elle s’est évadée tout à fait, et déjà le petit prince, les yeux mouillés de larmes, appelait sa biche, sa belle biche, lorsque Lise et Anna, l’appelant à leur tour de leur voix caressante, la firent revenir joyeuse, soumise, et léchant leurs mains pendant qu’elles l’attelaient de nouveau au char-à-banc, où se placèrent les deux princesses et le petit prince, qui ne cessait de répéter: «Ma belle biche! oh! que je t’aime!»

A partir de cet heureux jour, Lise et Anna, s’aimant plus que jamais, éprouvèrent un grand changement dans leur destinée. Le petit prince ne pouvait se passer de la belle biche; mais celle-ci ne pouvant de même se passer de ses deux maîtresses, il fut convenu qu’elles viendraient avec leur bonne mère, dont la santé s’était améliorée, s’établir au château, dans un appartement commode, au-dessus d’une écurie bien aérée, bien approvisionnée, que seule occuperait Bichette, et à côté de laquelle se trouvait une remise propre à recevoir le char-à-banc, ainsi que la petite charrette qu’avait construite d’abord le parent des deux jeunes sœurs. Enfin la princesse royale, voulant reconnaître leur dévouement à son fils tant chéri qu’elles promenaient tous les matins avec elle, soit dans le parc, soit dans la forêt, les fit nommer directrices de la lingerie du château: ce qui leur valut d’honnêtes appointements, et les mit en relation directe avec les personnes attachées au service de la cour. Elles s’y firent remarquer par leur bonne conduite et le charme de leur caractère: protégées spécialement par la princesse, mesdemoiselles Frossard fixèrent le choix de deux employés en chef. Lise épousa le gardien du mobilier; Anna, le directeur des jardins particuliers. Elles se marièrent le même jour, et voulurent se rendre au temple de l’hymen assises toutes les deux sur le char-à-banc, que traîna la belle biche, ornée de rubans et de fleurs, entourée des nombreux serviteurs du château. Ces deux unions furent heureuses. Chaque année, la famille royale venant séjourner dans cette magnifique résidence, les deux sœurs en recevaient des bienfaits. La bonne mère Frossard vécut encore de longues années, et se vit renaître dans de jolis petits enfants, que Bichette, toujours soumise et complaisante, roulait à leur tour dans le char-à-banc qui tant de fois avait roulé le fils du prince royal; et les deux heureuses mères, caressant l’excellente bête avec toute l’effusion de la reconnaissance, ne cessaient de répéter: «C’est à toi que nous devons tout notre bonheur, charmante biche... Nous remercions Dieu de t’avoir sauvée.»


Historique.

L’APPRENTI DE NEWCASTLE.

Dans le comté de Northumberland, au nord de l’Angleterre, se trouve une ville, du nom de Newcastle, située au bord de la mer. Au milieu de l’hiver de 1741, un marchand mercier y ouvrait sa boutique et gourmandait son jeune commis sur sa paresse, lorsqu’un paysan se présenta, suivi d’un enfant d’environ treize ans.

—Ah! ah! vous voilà! dit le marchand, interrompant sa mercuriale: il est bien d’être exact. Vous passerez la journée avec nous.

—Je n’ai pas le temps, reprit le paysan, je suis venu vous amener mon fils, et je me sauve.

—Allons donc! vous n’êtes pas à cela près de quelques heures de plus ou de moins; d’ailleurs il faut que ce garçon-là fasse, en votre présence, connaissance avec nous. N’est-ce pas, mon ami?

—Certainement, monsieur, répondit l’enfant.»

Le paysan se laissa tenter, et ils entrèrent dans une pièce où le thé était préparé par les soins de la ménagère.

Le mercier se prit alors à questionner l’enfant sur ses dispositions, sur ses goûts; il lui parla surtout de l’état qu’il allait embrasser; mais ce petit examen ne fut pas très-satisfaisant; l’enfant paraissait n’avoir de penchant pour aucune espèce de commerce, et s’être déterminé pour la profession de mercier, comme il eût fait pour toute autre qui se fût présentée.

Malgré cette espèce de répugnance si apparente, le marchand fut agréablement surpris lorsqu’il vit son élève se mettre franchement à l’œuvre, et montrer autant d’ordre que d’activité.

—Allons, lui dit-il un jour, je suis charmé de voir que vous avez pris goût au métier.

—Oh! monsieur, reprit l’enfant avec un demi-sourire, je ne l’aime pas beaucoup plus, mais puisque j’y suis, je dois le faire.»

A cette réponse, le mercier, homme de bon sens, regarda le jeune homme, et se retournant sans répliquer: «C’est dommage, c’est dommage, marmotta-t-il plusieurs fois.»

Mais si le patron regrettait l’indifférence de son apprenti, le compagnon de celui-ci ne concevait rien à tant d’assiduité. Comment pouvait il montrer un si grand zèle pour un état qui lui déplaisait, lorsque lui Williams, qui s’était cru de la vocation pour le commerce, se sentait déjà, en moins d’un an, fatigué des devoirs qu’il impose? Au reste Williams était bon camarade; il croyait se rendre agréable à notre jeune apprenti, en lui offrant sans cesse des promenades. Longtemps celui-ci résista à la séduction; un jour cependant (c’était un dimanche), la boutique était fermée: Williams lui propose d’aller visiter un bateau de charbon de terre qui venait d’arriver; précisément il en connaissait le propriétaire. Il n’y avait plus moyen de repousser une telle offre; car cette fois ce n’est pas perdre son temps en vaines promenades, c’est voir, c’est acquérir une connaissance nouvelle, et le pauvre enfant en avait si peu! Il accepta. Ils partirent, mais, quand il arriva au bord de la mer, il resta comme stupéfait; son regard avide fixait avec admiration cette immense étendue d’eau, les bâtiments qui volaient sur sa surface, et il fallut l’arracher à son extase pour lui faire remarquer la chaloupe qui devait les conduire à bord. Malheureusement, tout étourdi de ce spectacle, l’œil toujours attaché sur l’élément qui le captivait, le pauvre garçon oublia les précautions d’usage en pareil cas; au moment de mettre le pied sur le bâtiment, il glisse, tombe et disparaît sous les flots.

Aussitôt un cri affreux se fait entendre, Williams court éperdu, il est au désespoir; mais déjà un matelot s’est jeté à la mer, et deux minutes sont à peine écoulées que notre jeune apprenti reparaît dans les bras de son libérateur, et, ramené à bord, reçoit de tout l’équipage les soins les plus empressés. Un moment évanoui, il revient promptement à la vie, ouvre les yeux, les promène avec étonnement sur ce qui l’environne; puis il voit, distingue l’élément perfide; il se lève alors souple, léger comme si rien n’était arrivé, il se dégage des bras des matelots, et s’écrie avec un sourire de reconnaissance: «Merci, merci, messieurs, vous m’avez rendu la vie.» Puis indiquant la mer: «Et elle m’a donné le baptême; mais, dans quinze jours, je saurai nager.» A ces mots il s’élança sur le pont et va d’un bout à l’autre du navire; sa figure est rayonnante, il prie, il conjure qu’on lui explique l’utilité de chaque pièce; sa curiosité n’a rien d’enfantin; il semble déjà deviner les manœuvres. Ce ton d’assurance, ce calme, cette intrépidité, au moment où tout autre eût été encore glacé d’effroi, frappèrent les assistants, et surtout M. Walkener, propriétaire du bâtiment.

A dater de ce jour, cependant l’apprenti fut moins attentif, moins exact; son travail lui semblait encore plus froid, plus mécanique, plus dénué d’intérêt. Quelle différence de cette boutique étroite et resserrée, où le jour pénétrait à peine, avec ce bâtiment vaste, recevant à la fois les rayons du soleil et les brises de l’air! Pouvait-on, suivant lui, mettre en parallèle ces mesquines occupations de tous les jours, consistant à vendre un misérable écheveau de laine ou de coton, à les ranger, à les inscrire; et l’intérêt puissant d’étudier la nature, de combattre et vaincre les éléments, d’aider et secourir les hommes? A lui permis, sans doute, de raisonner ainsi, mes chers lecteurs, (comme vous en jugerez plus tard), car après tout il n’y a pas de métier, point d’état qui n’honore celui qui l’embrasse.—Mais revenons à notre jeune apprenti: chaque fois qu’il pouvait s’échapper un moment, il courait vite au rivage, et là, aidé de quelques matelots qui admiraient son ardeur et son courage, il tenait parole, il apprenait à nager, et se jouait au milieu des flots. Au magasin même, cette passion dominante occupait tout son temps. Par l’entremise de Williams, par ses propres démarches, il était parvenu à se procurer quelques livres de marine, et une ou deux relations de voyage, et sans cesse il les étudiait, mais sans relâche aussi le patron grondait: ce n’était pas là ce que les premiers temps de l’apprenti avaient semblé promettre. Williams l’avait perdu, pensait le pauvre mercier. Or, un beau jour, entrant dans la boutique à sept heures du matin, et ne voyant encore rien d’étalé pour la vente, il ne put y tenir, et s’écria avec humeur: «Ah çà, messieurs, que faites-vous donc ici? vous vivez en vérité comme si des rentes vous attendaient. Vous, par exemple, monsieur, continua-t-il en s’adressant à l’apprenti, sur quoi comptez-vous donc? Votre père, un domestique de ferme, que vous laissera-t-il?

—Un nom ignoré, mais sans reproches, reprit vivement le jeune homme.

—C’est fort bien sans doute, mais on ne mange pas avec cela; et ce ne sont pas vos lectures et vos promenades à la mer qui vous feront un sort.

—Et pourquoi pas? l’un et l’autre peuvent développer en moi un goût, un talent.

Le mercier se mit à rire «Oh! certainement, dit-il avec ironie, vous serez un jour un grand homme, un nouveau Colomb; votre nom sera célèbre dans tout l’univers!» Puis, changeant tout à coup de ton, il reprit avec colère: «C’est toujours ainsi que l’amour-propre interprète la paresse: les jeunes gens se figurent qu’à l’état qu’on leur a donné ou qu’ils ont choisi eux-mêmes, ils en eussent préféré un autre; ils n’accusent pas leur indolence, leur versatilité, c’est l’état qui a tort; plus ils sont ignorants, plus leur profession est coupable; et courant toujours d’industrie en industrie sans avoir jamais su en remplir aucune; malheureux, ils atteignent ainsi la vieillesse.»

A ce discours. Williams tourna les talons, il venait de se reconnaître. Pour son camarade, plus décidé, quoique plus jeune, il fit face à l’orage. «Changer plusieurs fois est sans doute un tort, reprit-il froidement; mais, si le hasard ou la nécessité ont seuls fixé notre premier choix, au moment où un goût réel se révèle en nous, n’est-il pas permis?...

—Vous êtes devenu bien beau parleur! s’écria le mercier en l’interrompant; où voulez-vous en venir? Vous désirez être marin, n’est-ce pas?...—Oui, monsieur.—Et que serez-vous dans la marine?—Matelot.—Bel état! brillant avenir!

—Je ne sais quel sera mon avenir; mais je vivrai sur la mer, j’en verrai, j’en étudierai les phénomènes, dit le jeune homme avec enthousiasme; et si, comme vous semblez me le présager, je reste matelot toute ma vie, eh bien! je me consolerai en songeant que j’aurai été utile à mes semblables, et ce sera un assez beau souvenir pour charmer mes vieux jours.»

A la suite de cette conversation, le mercier s’empressa d’écrire au père de notre apprenti, dans le but de le détourner de ce qu’il nommait une folie; mais le brave homme ne mit aucun obstacle au désir de son fils, et peu de temps après M. Walkener le prit avec joie à son bord.

Williams se crut la même passion que son camarade; comme lui, il voulut donc se faire matelot; mais le pauvre garçon justifia pleinement, pour son compte, la prédiction du mercier. Après un premier voyage, il trouva le métier trop dur; il l’abandonna pour en embrasser un autre, dont il se fatigua encore un beau jour.

Quant au jeune apprenti, plein d’activité et de courage, il prouva que le goût qui l’avait entraîné vers la navigation n’était pas un simple caprice; il devint bientôt l’un des meilleurs matelots de l’équipage. Mais ce ne fut pas seulement au mécanisme de l’art qu’il s’attacha, il se livra à des travaux assidus, il étudia la nature en observateur; et, à vingt-sept ans, quand il se crut assez instruit, il vint s’engager sur un bâtiment de l’État.

—Vos noms, votre âge, lui demanda l’officier de bord.

—James Cook, né à Marton le 27 octobre 1728, répondit l’aspirant. L’officier écrivit.

Treize ans après, le gouvernement anglais conçut la pensée d’une grande expédition scientifique; les plans du voyage étaient tracés, les instructions rédigées; un chef seul manquait à l’entreprise.

Un homme fut proposé: c’était un simple lieutenant; mais déjà, dans les guerres de l’Inde, on avait eu des preuves de son savoir et de son courage. Ses connaissances en astronomie et les travaux hydrographiques qu’il avait exécutés, le rendaient doublement recommandable; il fut accepté, et désormais le monde fixa ses regards sur les destinées de James Cook, commandant de cette première expédition; de James Cook, l’illustre navigateur qui, de retour de cette mission terminée le 21 juin 1771, fut appelé à des découvertes nouvelles, et, en moins de douze ans, exécuta trois voyages autour du monde.

Mais, hélas! le 14 février 1779, au moment de revenir, dans sa patrie, jouir en paix des honneurs qu’on avait décernés à ses immenses travaux, Cook périt aux îles d’Hawaï, massacré par les insulaires, en laissant au monde un nom à jamais célèbre.

L’USAGE DU MONDE.

L’usage du monde est l’art de se conduire, dans la société, selon certaines formes, suivant certaines habitudes que la bonne compagnie a depuis longtemps adoptées et reconnues. Il y a loin, mes enfants, de la civilité puérile et honnête à ce qu’on appelle l’usage du monde. L’une est commune et s’apprend dans un livre; c’est l’abécédaire des enfants mal élevés. Vous n’aurez le secret de l’autre qu’en prenant vos parents pour modèles.

Je veux vous conter, à ce propos, une petite anecdote, qui vous prouvera combien il importe d’avoir appris de fort bonne heure l’usage du monde.

Un professeur, très-savant du reste, ayant nom Cosson, se vantait devant un de ses amis, l’abbé Delille (célèbre poëte français mort au commencement de ce siècle), d’avoir fait preuve d’un grand usage du monde à certain repas brillant donné à Versailles, auquel assistaient plusieurs illustres personnages.

—Eh bien! je parie, mon cher Cosson, interrompit l’abbé Delille, que, sans le savoir, vous avez fait là cent sottises. Ne parlons que du dîner.—D’abord, que fîtes-vous de votre serviette, en vous mettant à table?

—Belle demande! de ma serviette?... je fis comme tout le monde; je la déployai, l’étendis sur moi, et l’attachai par un coin à ma boutonnière.

—Eh bien! mon cher, vous êtes le seul qui ayez fait ainsi. On n’étale pas sa serviette; on se contente de la mettre sur ses genoux.—Et comment fîtes-vous pour manger le potage?

—Comme tous les autres, je pense; je pris une cuiller d’une main et une fourchette de l’autre...

—Votre fourchette pour manger un potage! mais on se sert uniquement de sa cuiller.—Ensuite, que mangeâtes-vous?

—D’abord un œuf frais.

—Que fîtes-vous de la coquille?

—Je la laissai au laquais qui me servait.

—Sans la casser?

—Oui, sans la casser.

—Eh bien! mon cher ami, on ne mange jamais un œuf sans briser la coquille.—Et après votre œuf?

—Je demandai du bouilli.

—Du bouilli! juste ciel! du bouilli! mais personne ne se sert de ce mot-là; on demande du bœuf.—Et ensuite?...

—Je priai le maître de la maison de m’envoyer d’une très-belle volaille.

—Encore, malheureux! de la volaille! on demande du poulet, du chapon, de la poularde; on ne parle de volaille qu’à la basse-cour.—Mais vous ne dites rien de votre manière de vous faire servir à boire?

—J’ai, comme tout le monde, demandé du bordeaux, du champagne, aux personnes qui en avaient devant elles.

—Sachez qu’on demande du vin de Champagne, du vin de Bordeaux.—Mais dites-moi quelque chose de la manière dont vous mangeâtes votre pain?

—Je le coupai, selon l’usage, avec mon couteau.

—C’est encore une faute: l’on rompt son pain, on ne le coupe pas.—Et le café, comment le prîtes-vous?

—Comme on le prend d’ordinaire, j’imagine; il était brûlant, je le versai dans ma soucoupe.

—Eh bien! tout le monde boit le café dans sa tasse; on ne le verse jamais dans la soucoupe. Vous voyez donc, en résumé, mon cher Cosson, que vous n’avez pas dit un mot, pas fait un mouvement qui ne fût contre l’usage.»

Le pauvre professeur demeura confondu; il comprit que la science ne suffit pas pour faire un homme de bonne compagnie. A votre tour, mes enfants, jugez, par l’exemple de ce bon M. Cosson, combien il est essentiel pour vous, et dès vos plus jeunes années, de vous être observés scrupuleusement dans toutes vos actions, dans vos moindres paroles, si vous voulez acquérir, un jour, ce dernier poli d’une brillante éducation: l’usage du monde.


Fanchette.

Louis Lassale del et lith.Lith. de Cartier

Fanchette le cajolait, le baisait, et lui donnait le doux nom de chéri.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


FANCHETTE.

Fanchette était fille de simples paysans; la pauvre enfant n’avait jamais eu le bonheur de connaître son père; et à peine venait-elle d’atteindre à sa neuvième année que la mort lui enleva sa mère. La voilà donc orpheline et sans asile; heureusement sa tante maternelle, Étiennette Dupuis, voulut bien la recueillir; et Fanchette s’installa chez elle, le cœur gros, les yeux pleins de larmes, car Étiennette, bonne femme au fond, avait toute la rudesse de manières d’une paysanne: Fanchette ne pouvait jamais entendre sa grosse voix sans trembler. Au reste, la crainte tarit bientôt les larmes de la petite fille, et elle sut renfermer son chagrin dans son cœur; seule, la pâleur de son visage accusait sa souffrance. Toutefois Étiennette n’en prenait aucunement souci.

Il arriva qu’un jour, la gardeuse de brebis rentra dans la maison avec un agneau mort sur ses épaules; elle eut beau expliquer ce malheur de manière à se disculper, elle n’en fut pas moins chassée.

Le soir même, Étiennette annonça à Fanchette que, dès le lendemain, elle garderait les brebis. Ce fut presque du bonheur pour la pauvre enfant. «Demain, se disait-elle, demain je pourrai du moins pleurer en liberté!»

A peine le jour commençait à poindre que Fanchette était sur pied; sa tante lui sut gré de cet empressement; elle tira, de son armoire, un bissac tout blanc, y mit du pain de seigle et quelques noix, puis marqua le bas que l’enfant tricotait, pour lui donner sa tâche. Pendant tous ces petits arrangements, les recommandations ne tarissaient pas; et, pour leur donner plus de poids, Étiennette crut devoir y joindre même quelques menaces pour le cas où la tâche ne serait pas faite.

Mais Fanchette, qui n’avait écouté tout ce qu’on lui disait qu’avec distraction, bondissait déjà de joie dans la plaine, oubliant et sa tâche et ses moutons, et jusqu’à son déjeuner, pour ne songer qu’au bonheur d’être, tout un grand jour, loin de l’œil sévère qu’elle redoutait.

Lorsque ses brebis furent installées dans l’endroit accoutumé, Fanchette, au lieu de travailler, s’assit, se croisa les bras, puis se mit à cueillir des fleurs dont elle fit des couronnes, au moyen du fil destiné à son tricot. Mais les fleurs se fanèrent bientôt; alors elle les arracha une à une, les jeta dans un ruisseau sur lequel son regard les suivait le plus loin possible; puis, tout à coup le chagrin qu’elle comprimait depuis si longtemps, se fit jour avec une violence extrême; c’était des cris, des lamentations auxquelles se mêlait sans cesse le nom de sa mère... La solitude était profonde; Dieu seul entendit donc ses plaintes, et Dieu seul aussi les calma. La mélancolie avait succédé à l’explosion bruyante de sa douleur; le vent du midi avait séché ses larmes; quelques petits soupirs saccadés, mais de plus en plus rares, témoignaient seuls encore qu’elle avait pleuré, lorsqu’elle fut soudain tirée de sa rêverie par les cris de plusieurs petits pâtres accourus près de la rivière qui coulait à quelques centaines de pas d’elle... Fanchette, curieuse comme un enfant oisif, se lève, et vole de ce côté pour connaître la cause de tout ce bruit. Elle approche et voit un petit chien qui paraissait lutter contre une mort d’autant plus certaine que ces méchants enfants lui lançaient des pierres avec une gaîté féroce. Touchée de compassion, Fanchette n’hésite pas à entrer dans l’eau pour suivre ce chien, s’il est possible; mais, en cet endroit, la rivière était profonde, le courant pouvait l’entraîner; cependant elle avançait toujours, malgré les huées des petits garçons, lorsqu’une pierre, adressée au petit chien, vint la frapper à la tête. Étourdie du coup, Fanchette y porte la main, et la retire ensanglantée. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’elle put se reconnaître; et, dans ce court espace de temps, le chien était parvenu à gagner le rivage, car les petits pâtres s’étaient enfuis, effrayés qu’ils étaient d’avoir vu couler le sang de Fanchette. La pauvre enfant étancha ce sang avec son mouchoir, et oublia bientôt sa blessure pour ne songer plus qu’au joli petit animal que sa présence avait sauvé. Elle le prit dans ses bras pour le sécher et le ranimer, car ses forces étaient épuisées. De retour dans la prairie, elle voulut partager avec lui ses chétives provisions; mais son pain était noir et sec; l’idée lui vint de l’arroser du lait d’une brebis; alors le petit chien le mangea de bon appétit, en lui faisant toutefois mille caresses pour prouver sa reconnaissance à sa libératrice. De son côté, Fanchette le cajolait, le baisait, et lui donnait le doux nom de Chéri.

Cependant la nuit arrivait; plusieurs pâtres étaient déjà de retour des champs; l’heure de la retraite était venue. C’est alors que Fanchette devint soucieuse et tremblante. En effet, quelle réception allait faire sa tante à Chéri? à elle-même surtout, qui n’avait pas songé à faire sa tâche. Si Chéri était mis à la porte, s’il allait être encore une fois jeté à l’eau! cette pensée la faisait frémir. Le chemin lui parut bien court. En arrivant à la maison, elle s’avisa, par une heureuse inspiration, d’enfermer Chéri avec les moutons.

Lorsque Fanchette entra dans la chambre basse, qui composait, avec un cabinet, tout le logement de sa tante, la lampe était allumée, le souper déjà servi; mais son cousin Pierre était seul installé à table, et mangeait. Dès que sa tante l’aperçut, elle lui mit en mains son écuelle de soupe, prit la sienne; et voilà bientôt la tante et la nièce mangeant, à leur tour, sur leurs genoux, selon l’usage encore établi dans beaucoup de villages, lequel veut que les hommes aient seuls le droit de se mettre à table. Pendant ce repas ordinairement silencieux, Étiennette leva par hasard les yeux sur Fanchette, et parut effrayée de voir sur sa figure des traces de sang que la petite avait oublié de faire disparaître.

—Qu’est-ce que cela? que t’est-il donc arrivé? dit Étiennette avec une brusquerie dans laquelle perçait néanmoins quelque émotion.

Alors Fanchette raconta son histoire dans tous ses détails, en insistant surtout sur la gentillesse du petit chien.

—Où est donc cette belle espèce? demanda Étiennette.

Fanchette, qui sentait sa cause gagnée, courut bien vite chercher le gentil Chéri, et l’apporta en triomphe.

La tante le souleva par la peau du cou, et le regarda sans colère; puis le montrant à Pierre: «Ne voilà-t-il pas notre cour bien gardée?» lui dit-elle.

Pierre fit un signe d’assentiment, toutefois sans bouger de place, ni dire un mot... Le chapitre du souper était, pour lui, une affaire bien autrement importante.

Fanchette reprit son chien, bien heureuse qu’elle était de cette permission tacite de le garder près d’elle; après qu’on eut pansé la blessure de sa tête, elle se coucha, et bientôt s’endormit en rêvant de Chéri, qui, dès le matin, s’élança sur son lit pour la caresser.

Mais, au moment où elle allait partir pour se rendre aux pâturages, sa tante, examinant sa tâche de la veille, lui dit: «J’espère qu’il n’y aura pas, tous les jours, des chiens à pêcher; cela ne ferait pas la besogne au moins.»

La pauvre petite prit son tricot en rougissant, et, malgré les distractions que lui causait Chéri, elle travailla avec la plus grande ardeur; elle craignait tant qu’on ne l’en séparât, pour peu qu’il lui occasionnât la moindre perte de temps. A voir donc tricoter Fanchette de si bon cœur, comme elle le faisait, il n’y avait pas à douter du désir qu’elle avait de finir bientôt sa tâche... Aussi, à peine eut-elle achevé la dernière aiguillée, qu’elle se mit à courir avec Chéri dans la prairie, tout en admirant sa grâce et sa gentillesse. Se sentait-elle fatiguée, alors elle s’occupait de la toilette de Chéri; elle le peignait, le lavait, puis le séchait dans ses vêtements pour éviter que la poussière ternît ses belles soies.

Un soir que Fanchette, précédée du petit chien, ramenait son troupeau des champs, elle vit venir à elle M. et Mme Dormont, riches propriétaires, dont l’habitation d’été n’était qu’à une petite distance de la maison de sa tante.

«Oh! le joli animal! Oh! le bel épagneul! s’écria cette dame. Je donnerais bien deux cents francs pour l’avoir! Est-il à toi, petite?»

Sans répondre à cette question, et dans son trouble, Fanchette enlève précipitamment Chéri dans ses bras, le serre sur sa poitrine comme si on eût voulu le lui arracher, et se met à courir de toutes ses forces. Elle ne s’arrêta, tout essoufflée, que lorsqu’elle eut tout à fait perdu de vue M. et madame Dormont.

«Pauvre petit! dit-elle alors en posant son chien à terre; Non, non, je ne te vendrai pas; pour rien au monde, je ne me séparerais de toi, même pour tout l’argent que j’ai vu dans le tronc de la sainte Vierge, à l’église.»


La belle saison s’était passée; on ne mène pas paître les moutons, l’hiver. Alors Fanchette fut envoyée à l’école; elle s’y appliqua si bien à remplir tous ses devoirs, qu’elle devint l’exemple de ses compagnes. De temps en temps, pendant les récréations, la maîtresse d’école lui permettait d’amener Chéri, qui devint bientôt le favori de tous les enfants. C’est à qui lui pourrait apporter des friandises, et des rubans de toutes couleurs pour nouer ses longues soies d’un blanc d’argent parsemées de belles taches brunes.

Enfin les champs et les prairies commencèrent à reverdir; le mois de mars tirait à sa fin; les paysans, répandus çà et là dans la campagne, reprenaient en chantant leurs pénibles travaux. Fanchette quitta donc aussi l’école pour retourner aux pâturages. Chéri était alors dans toute sa beauté; sa petite maîtresse était toute fière. Cependant ses loisirs ne lui appartenaient plus comme autrefois; le catéchisme réclamait une partie de son temps, et elle apprenait si bien que, tous les dimanches, M. le curé la récompensait par une belle image. Mme Dormont elle-même, qui assistait souvent au catéchisme, charmée de la manière dont répondait Fanchette, lui avait fait présent d’un beau livre d’Évangiles. Fanchette était heureuse.

Un soir qu’après avoir renfermé ses moutons dans l’étable, elle rentrait chez sa tante, elle la trouva immobile devant son rouet, la tête appuyée sur ses mains, dans l’attitude enfin d’une personne que le malheur vient de frapper. Il sembla même à Fanchette qu’une larme était près de s’échapper de ses yeux, qui n’en répandaient pourtant jamais.

—Mon Dieu! qu’avez-vous donc, ma tante? demanda timidement l’enfant.

Étiennette hocha la tête, et ne répondit pas.

Le respect ou la crainte empêchèrent la petite de réitérer sa question; mais elle ne mangea presque pas, et se coucha tout doucement sans répondre aux agaceries de Chéri, qui précisément, ce soir-là, était en train de jouer; puis elle avança la tête jusqu’au bord de son oreiller pour ne pas perdre un mouvement de sa tante; son attitude n’avait pas changé.

—Eh bien! voisine, dit une grosse fermière, en entrant bruyamment dans la maison, faut-il se laisser aller au chagrin comme vous le faites? Quand vous vous serez bien désolée, qu’est-ce que ça vous rapportera?

—Rien, répondit Étiennette avec dignité; mais on ne peut pas rire, quand la vieillesse et la misère frappent à votre porte.

—Bah! bah! voisine! la vieillesse est encore loin; et la misère, si l’on en croit le monde, n’est pas près d’entrer chez vous; vous avez mis de côté bien des écus, depuis la mort du père Dupuis. Si vous voulez conserver Pierre, donnez cent écus au fils de Vincent, et il se fera soldat à la place de votre garçon.

—Cent écus! voisine, vrai comme vous êtes ici, je n’en possède que cinquante, et dans la maladie du pauvre Dupuis, j’ai vendu ma timbale et ma croix d’or. Vous voyez bien que Pierre partira. Et moi...»

Quelques larmes coulèrent alors sur les joues d’Étiennette.

Quand la voisine sortit, elle rencontra Pierre sur le seuil de la porte. Des rubans flottaient autour de son chapeau qui portait le no 8 tracé à la craie.

Avec ce chapeau, qu’il déposa sur la table, Pierre sembla perdre la gaîté factice que les cris bruyants des camarades avaient excitée. D’ailleurs Pierre était bon fils, et la douleur de sa mère le touchait profondément.

—Allons, mère, du courage! Je reviendrai dans huit ans.

—Dans huit ans! Il y a de bons yeux qui ne verront plus clair... Ah! si j’avais cent écus!

—Il ne faut pas penser à ça, mère. Allons, allons, je servirai le roi.

—Et moi! Je mourrai de faim, murmura Étiennette.»

Le lendemain matin, dès six heures, Fanchette, parée de sa belle robe des dimanches, se rendait chez madame Dormont. Chéri la suivait en jouant; mais la pauvre Fanchette semblait y faire peu d’attention. Arrivée dans la maison de cette dame, qui n’était pas encore levée, elle fut obligée d’attendre; elle paraissait en proie à une émotion violente, et Chéri, qui la voyait abattue, tâchait, mais inutilement, de la consoler.

—Ne me regarde pas ainsi, Chéri, lui dit-elle d’un ton désolé, ou je n’aurai pas le courage...

Madame Dormont parut.

—Ah! c’est toi, ma petite Fanchette, lui dit-elle d’un air gracieux; qu’est-ce qui t’amène ici, mon enfant?» Et son ton était plein d’intérêt; car elle venait d’apercevoir des larmes qui roulaient dans les yeux de Fanchette.

—Madame... je viens pour vous prier d’acheter... d’acheter...» Les sanglots lui coupèrent la parole, et elle ne put qu’indiquer, du bout du doigt, le petit chien qui s’efforçait de sauter pour lécher les larmes de sa jeune maîtresse.

—Quoi! tu veux vendre ce charmant petit chien qui te paraît être si attaché? Est-ce que l’amour de l’argent...

—Oh! non, madame, interrompit vivement Fanchette. Mon cousin Pierre est soldat, et ma tante pleure parce qu’elle n’a pas cent écus pour le racheter.

—Pauvre enfant!

—Prenez Chéri, madame, vous le trouviez si joli!»

Et l’enfant pleurait à chaudes larmes en passant ses doigts dans les soies argentées du gracieux animal.

—Mon enfant, dit madame Dormont tout attendrie, je te reverrai aujourd’hui, ce matin même. Va, emmène ton chien.»

Fanchette se retira le cœur plein d’espoir; et cet espoir ne fut pas trompé, car elle est à peine rentrée chez sa tante, étonnée de la voir en habit de fête, que madame Dormont paraît au seuil de la porte.

—Réjouissez-vous, Étiennette! votre fils ne partira pas; M. Dormont a les moyens de le faire exempter.

—Oh! mon Dieu, madame, quelle bonne nouvelle! comment pourrai-je jamais reconnaître?...

—Voulez-vous faire quelque chose qui me soit agréable, Étiennette?

—Parlez, madame, parlez, et je cours...

—Il ne s’agit pas de courir. Je m’intéresse à Fanchette, parce qu’elle a un bon cœur. Voulez-vous me permettre de l’emmener chez moi, je vous promets de la rendre heureuse.»

Étiennette regarde sa nièce, qui rougit et baisse les yeux en attendant sa réponse.

—J’ai toujours pensé qu’elle avait plus de goût pour l’état de demoiselle que pour celui de paysanne; c’est comme sa pauvre mère.»

Fanchette s’approche de sa tante pour la remercier par un baiser, mais la crainte l’empêche de demander cette faveur.

—Allons, Étiennette, reprend madame Dormont, embrassez donc celle qui voulait racheter votre fils au prix de ce qu’elle aime le plus au monde; je suis sûre que vous ne savez pas qu’elle voulait me vendre son chien pour sauver Pierre de la conscription.»

Étiennette regarde sa nièce avec étonnement, puis l’attire à elle, l’embrasse, et une larme d’attendrissement tombe sur le front de la bonne petite fille.

PROMENADE SOUS LA CENDRE.

Pompeï et Herculanum.

A peu de distance de Salerne, dans une maison de campagne de modeste apparence, entourée d’un joli jardin potager, le voyageur peut aller saluer, avec l’assurance d’être amicalement accueilli, une famille française du nom de La Pomeraye. Elle se compose d’un vieil officier, qui fut autrefois au service du roi Murat, et qui se vit, aux jours de nos revers, condamné à rester sur cette terre étrangère; d’une femme, à la santé de laquelle les médecins jugèrent le climat du royaume de Naples si indispensable, que ce motif seul put décider M. de La Pomeraye à ne pas retourner en France; enfin de deux aimables enfants, Léopold et Louise, qui apprennent de leurs parents à savoir se contenter de peu, à fonder leur avenir sur le travail et l’instruction.

M. de La Pomeraye, en précepteur habile, a soigneusement évité l’emploi de méthodes rebutantes, dont l’inévitable effet est de faire naître le dégoût de l’étude dans l’esprit des enfants; mais, par d’attrayantes leçons, faites à propos et comme par hasard, il a su constamment stimuler en eux leur impatience naturelle de savoir; et leurs questions devancent toujours l’instruction nouvelle, qu’il se dispose à leur donner. Depuis quelque temps, Léopold et Louise interrogeaient sans cesse leur père sur le pays qu’ils habitaient. M. de La Pomeraye se décida enfin à satisfaire leur curiosité. Un soir, il réunit ses deux enfants, et leur dit:

«Demain nous partirons de bonne heure, après avoir mangé quelques-uns de nos beaux fruits que Louise aime tant. Hélas! elle ne se doute guère, la pauvre enfant! de ce qu’ils ont coûté, il y a bien des siècles, à cette terre à laquelle la nature a vendu si cher la fertilité dont elle l’a dotée!...»

Léopold et Louise dormirent peu, car leur curiosité avait été surexcitée par ces paroles. Le lendemain, la petite famille était sur pied avec le soleil naissant, et se disposait joyeusement au départ. Tout en marchant, M. de La Pomeraye préparait leur esprit à la scène qui allait se dérouler sous leurs yeux. «Il y a bientôt deux mille ans, disait-il, qu’à peu de distance du lieu que nous habitons, deux villes riches s’élevaient puissantes et populeuses. Un jour vint où le soleil, qui avait éclairé la veille le faîte de leurs édifices, ne promena plus ses rayons, à cette même place, que sur un vaste tertre récemment éclos, qui les recélait comme une tombe. Herculanum et Pompeï avaient été englouties par une avalanche de cendre et de feu, échappée des ouvertures encore béantes de cette montagne noire de fumée que vous voyez là-bas. Cette montagne redoutable, c’est le Vésuve; et ce sont les deux villes englouties, que nous allons visiter.»

M. de La Pomeraye avait cessé de parler, et ses deux enfants l’écoutaient encore dans un religieux silence. Ils croyaient à son récit, mais, comme on croit à un saint et terrible mystère, sans oser faire un effort pour le pénétrer. Cependant on marchait toujours, et ni le père, ni les enfants n’avaient proféré une seule parole devant les chemins récemment pratiqués, qui conduisent dans la ville naguère exhumée des laves et des cendres.

Léopold et Louise éprouvèrent une nouvelle et plus forte impression de terreur, au moment de s’enfoncer à travers ces souvenirs vivants des anciens âges. Leur imagination se peuplait des fantômes du passé; et c’était dans les tombes de leurs plus antiques aïeux qu’ils croyaient descendre. Leur père mit à profit cette émotion naturelle.

«Voyez-vous, mes enfants, ces théâtres, ces maisons, ces places publiques, ces temples qui, depuis deux mille ans, sont vides d’habitants? C’est à peine si les pavés de ces rues, usés par les chars grecs et romains, sont touchés par le pied timide et isolé de quelque voyageur.—La mer battait jadis les murs de la cité. Refoulée maintenant, à plus d’une demi-lieue de là, par la lave et les cendres du Vésuve, elle ne doit plus jamais venir y briser ses vagues. Les casernes romaines sont désertes; on n’y entend plus la trompette guerrière. Les théâtres ont encore leurs hauts gradins, mais ils sont inoccupés; les édifices sont bien encore là: mais plus d’acteurs, plus de spectateurs. Les forums où tonnait la voix des tribuns sont muets. Les temples des faux dieux sont sans prêtres, sans sacrifices. Voici des boutiques ouvertes encore, et dont celles de Naples ne sont que la copie; mais où sont les marchands? Vous pouvez entrer dans les thermes; mais où sont les baigneurs qui allaient s’y oindre d’huiles et de parfums? Vous apercevez des fontaines; mais le feu a été plus fort que l’eau, et les a desséchées, taries jusque dans leurs sources. Voici des hôtelleries qui recevaient des étrangers venus de tous les points de la terre. Quel silence aujourd’hui! C’est la mort dans sa plus imposante expression; c’est la mort avec la tombe ouverte et prête à raconter les siècles accomplis!...»

M. de La Pomeraye s’arrêta à ces mots. Léopold hasarda quelques questions, mais d’un son de voix si bas qu’on aurait cru qu’il craignait de troubler, par un bruit profane, la majesté morte de ces lieux. Il demanda s’il ne serait pas possible d’entrer dans un des édifices, et de voir en détail la maison d’un de ces Romains dont on lui faisait étudier la magnifique histoire. M. de La Pomeraye introduisit ses enfants dans une maison de belle apparence et admirablement conservée.

—Qui sait! dit-il en souriant; nous sommes peut-être ici en visite chez Cicéron, le prince des orateurs latins, le rival de Démosthènes le prince des orateurs chrétiens.

—Comment, mon père, nous serions chez Cicéron?

—Cela est possible. Cicéron avait une maison de plaisance à Pompeï, et il en parle à son ami Atticus dans une de ses lettres, qui est parvenue jusqu’à nous.»

Nos visiteurs parcoururent successivement toutes les pièces; et M. de La Pomeraye leur expliquait la destination de chacune d’elles. «Voici l’Atrium, leur disait-il: c’était la salle consacrée, chez les Romains, à l’hospitalité. C’est ici que Cicéron recevait peut-être ces nombreux étrangers qui venaient solliciter le secours de sa persuasive éloquence; c’est ici qu’il dut recevoir, il y a bien des siècles, les ambassadeurs des Gaulois, nos ancêtres, venant le prier de prendre leur défense contre Clodius, ce cruel et avide gouverneur des Gaules.—Nous sommes maintenant dans le triclinium: c’est la salle à manger. Ici, probablement se réunirent Pompée, Caton, César, Brutus l’assassin de ce dernier, et ce Milon que Cicéron défendit dans la plus belle harangue qui soit sortie d’une bouche humaine. Ici, enfin, s’est peut-être assise cette charmante Tullia, dont ce glorieux père pleura si amèrement la mort prématurée.»

Tous ensemble ils passèrent dans une autre salle; c’était l’exèdre, le lieu de la maison où se réunissaient les femmes.—Puis on visita l’œcus, salle qui donnait sur le jardin, et l’on descendit dans une galerie souterraine, dont les enfants cherchèrent longtemps la destination, sans la pouvoir trouver. Enfin on leur apprit que c’étaient les cryptes portiques, lieux souterrains, où l’on conservait les amphores de vin et d’huile, et qui offraient, durant l’été, un refuge contre la chaleur.—En sortant de cette espèce de cave, Louise, insouciante et légère, devança toute la famille pour aller visiter une pièce où l’on n’était point encore entré: mais à peine en eut-elle passé le seuil qu’elle poussa un cri d’effroi. Aussitôt son frère s’élança auprès d’elle, car Léopold était un courageux enfant, et il aimait tendrement sa sœur. M. de La Pomeraye, qui s’était aussi précipité vers l’endroit d’où était parti le cri, trouva son fils soutenant Louise dans ses bras, et le pied fortement posé sur un serpent dont il avait écrasé la tête.

L’émotion causée par cet incident étant un peu calmée, et madame de La Pomeraye s’étant assuré que le dard du reptile n’avait causé aucun malheur, le père gronda quelque peu sa fille de son imprudence, en lui disant que les pas des enfants devaient toujours être précédés de ceux de leurs parens ou de leurs guides, plus expérimentés.

Puis, reprenant le cours de ses explications: «Voilà, dit-il (en montrant le serpent écrasé), avec le lézard, le seul habitant de Pompeï. Dans l’antiquité, l’accident, qui, sans avoir de funestes résultats, vient de nous effrayer tant, aurait passé pour un prodige. On aurait soutenu que le serpent était une divinité, un génie du lieu, qui venait défendre son sanctuaire, car nous sommes dans le lararum, sorte de chapelle domestique, où les anciens plaçaient ce qu’ils appelaient leurs dieux lares, les dieux de leur foyer.

Louise et sa mère s’étaient éloignées de quelques pas, et leur attention était absorbée par l’aspect d’un bel édifice à moitié construit, qui s’élevait, au milieu du forum, sur des ruines plus antiques encore. Elles étaient l’une et l’autre d’autant plus préoccupées de ce spectacle, que déjà elles avaient eu l’occasion de remarquer plusieurs monuments, de moindre dimension, dans le même état.

—Ce qui m’étonne, dit alors madame de La Pomeraye à son mari, c’est de voir que tous les édifices publics, ainsi que les maisons particulières, sont non-seulement privés de leurs toitures, mais encore d’une partie de leur mobilier et même de la plupart de leurs marbres, colonnes et sculptures; cependant tout aurait dû s’y trouver, lors des fouilles, et il n’en a point été ainsi. Quelle a donc pu en être la cause?

—La raison en est, répondit M. de La Pomeraye, qu’avant la catastrophe qui a englouti Pompeï, cette ville avait éprouvé les cruels ravages d’un tremblement de terre. Ainsi ce beau monument que vous admirez au Forum avait été déjà renversé, et vous voyez qu’on était occupé à le reconstruire plus superbe que naguère, lorsque tout fut soudain englouti. Vous avez du remarquer aussi que la plupart des colonnes des temples et des maisons, fortement endommagées par le même tremblement de terre, avaient été plus ou moins réparées depuis la base jusqu’à six pieds de hauteur, par une couche de stuc, qui en a caché les cannelures: ce fut sans doute pour leur donner plus de solidité. Il paraît certain en outre qu’après la première éruption du Vésuve, les habitants vinrent enlever de leurs maisons ce qu’ils y avaient de plus précieux, pour s’en aller habiter ailleurs. Il en aura été de même quant aux temples et aux édifices publics, et voilà ce à quoi on doit attribuer ces dégradations et ces enlèvements d’objets qui, en effet, sans cette cause et sans les tremblements de terre précédents, n’auraient point eu lieu. Un savant a même pensé que Pompeï ne fut pas définitivement ensevelie en l’an 79 après Jésus-Christ, comme on l’a cru, puisque l’histoire nous apprend que l’empereur Titus mit tout en œuvre pour réparer tous ses désastres et la repeupler.

Léopold demanda alors à son père si Herculanum était plus curieuse à voir que Pompeï. «Le sort de ces deux villes a été semblable, répondit M. de La Pomeraye; leur origine est la même; ce sont deux sœurs nées pour ainsi dire à la même heure, et mortes au même instant. C’est à Hercule qu’on attribue leur fondation fabuleuse; elles furent habitées par les mêmes peuples: les Étrusques, les Pelasges, les Samnites et les Romains. L’an 665 de Rome, Sylla, le directeur, y établit une colonie. Pompeï, située près de la rivière Sarno, avait, selon les historiens, un port magnifique, qui reçut la flotte de P. Cornélius. Cette cité était peuplée, brillante et riche. Quant à Herculanum, son sort fut encore plus malheureux que celui de Pompeï; engloutie sous la lave et la cendre détrempées par des eaux fangeuses qui s’échappèrent du Vésuve, cette ville n’a plus formé qu’un rocher sur lequel on a élevé Résina et, en partie, Portici, sans s’être même alors douté que l’on construisait ville sur ville. Hélas! qui sait si plusieurs générations de cités ne se trouvent pas ainsi, et depuis bien des mille ans, superposées l’une à l’autre! Le hasard seul fit découvrir Herculanum. Les habitants de Résina, ayant creusé, en 1689, jusqu’à la profondeur de soixante-cinq pieds, pour établir des puits, trouvèrent des débris de marbres précieux et plusieurs inscriptions appartenant à la ville enfouie. En 1720, Emmanuel de Lorraine, prince d’Elbeuf, ayant besoin de marbre pour son château de plaisance, fit creuser autour du même puits, et y découvrit plusieurs statues. Ces circonstances rappelèrent le souvenir presque éteint d’Herculanum; mais le gouvernement s’opposa à la continuation des fouilles, de peur d’endommager les maisons du village bâti à sa surface. Nous sommes redevables des dernières fouilles importantes pratiquées à Herculanum, au roi Charles III, qui fit reprendre les travaux commencés par Emmanuel de Lorraine. A peine les ouvriers eurent-ils pénétré à soixante-cinq pieds de profondeur dans le puits déblayé, qu’ils découvrirent une inscription lapidaire et quelques débris de statues équestres en bronze. Ils continuèrent à creuser horizontalement, et trouvèrent deux statues de marbre avec d’autres fragments; mais la plus belle découverte, fut celle du théâtre d’Herculanum, où, dit-on, la population fut surprise, dans une heure de fêtes et de spectacle, par l’éruption volcanique la plus épouvantable dont on ait gardé la mémoire.

Les rues d’Herculanum étaient larges, tirées au cordeau, et pavées de laves de la même espèce que celles que vomit aujourd’hui le Vésuve: ce qui prouve qu’il y avait eu des éruptions antérieures à celles de l’an 79 de Jésus-Christ. Ces rues avaient des trottoirs des deux côtés aussi bien que celles de Pompeï; cependant le théâtre n’a point été comblé; sa circonférence a deux cent quatre-vingt-dix pieds à l’extérieur, et deux cent trente à l’intérieur. Vingt-un rangs de degrés, surmontés d’une galerie ornée de statues en bronze, dans ce théâtre à ciel ouvert, servaient de siéges aux habitants d’une ville qui renfermait plus de cent mille âmes. Tout le théâtre était revêtu de marbre; il était percé au fond de trois portes par lesquelles entraient et sortaient les acteurs, qui avaient, derrière la scène, des chambres et des corridors particuliers. On y a trouvé de ces masques antiques dont les acteurs de la Grèce et de Rome couvraient leur visage; et l’empreinte de l’un d’eux se voit encore à la lave attachée à la voûte. Tous les corridors, les arcades, les passages, les portes existent intacts; mais l’eau, qui suinte sans cesse de la voûte, formée par la lave que l’on a creusée, mouille et noircit les parois des murs, et gâte le beau marbre blanc qui les compose. Herculanum, en raison des habitations élevées au-dessus d’elle, ne paraît pas destinée à revoir de longtemps la clarté du soleil.»

Les quatre visiteurs sortirent enfin de Pompeï, l’esprit tout préoccupé de l’imposant spectacle auquel ils venaient d’assister.

M. de La Pomeraye prit de nouveau la parole, et continua de faire aux deux enfants l’effrayant tableau d’une ville surprise au milieu de l’enivrement d’une fête, par un déluge de feux et de cendres, d’une ville mourant de mort subite comme un seul homme; femmes, vieillards, enfants, ensevelis tous à la fois, en un instant, dans une tombe, dans une fournaise ardente, sans que les pères eussent le temps de bénir leurs fils, les mères d’embrasser leurs filles. Et, le lendemain du désastre, quand l’habitant des campagnes voisines, se rendit, comme de coutume, à la ville pour y apporter ses provisions, n’apercevant plus rien, rien qu’un torrent de feu près de s’éteindre, il crut être le jouet d’un songe infernal; il s’apprêtait à retourner sur ses pas, lorsque rencontrant un voyageur, qui lui dit éperdu: «Là-bas, je n’ai plus trouvé de Pompeï», il lui répondit à son tour: «Ici, je n’ai plus trouvé d’Herculanum.»

Ainsi deux villes avaient péri; la vie s’était envolée; mais, sous la cendre, le squelette même de ces villes devait se conserver pendant des siècles, comme ces corps qui, dans certains caveaux, connus pour avoir cette propriété, restent et resteront, comme on les y déposa, les yeux fixes mais ouverts, les bras immobiles mais tendus, jusqu’à ce que la trompette du Jugement dernier réveille les morts pour l’éternité.


La Religieuse de Bingen.

Louis Lassalle del. et lith.Lith. de Cattier.

Que les demoiselles de St Ceran viennent

donc se comparer à moi! dit la superbe jeune fille.

Paris LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LA RELIGIEUSE DE BINGEN.

I.
La toilette.

C’était un dimanche, un beau dimanche du mois de mai, 1140; l’heure de la messe n’avait pas encore sonné, et déjà les fidèles de Bingen, ville située sur les bords du Rhin, sortaient les uns après les autres de leur maison pour se rendre à l’église. En passant sur la grand’ place, plusieurs jeunes filles s’étaient arrêtées devant une des maisons les plus apparentes, et, frappant aux croisées, demandèrent: Adelaïde est-elle à l’église?

—Non, certes, répondit une vieille gouvernante; elle est encore à sa toilette.

—Dites-lui donc de se dépêcher, bonne Marthe, reprirent les jeunes filles, il y a un sermon, et les premiers arrivés seront les mieux placés.

—Se dépêcher! se dépêcher! grommela la vieille Marthe, tout en quittant la fenêtre pour grimper, à l’aide d’une corde à puits, un escalier de bois en calimaçon, qui aboutissait à la porte entr’ouverte d’une chambre dans laquelle se voyaient éparpillés çà et là, sur les fauteuils et les chaises, des plumes, des rubans, des fleurs, des bijoux.

—Eh bien! Adelaïde, dit la vieille Marthe en entrant; tu ne veux donc pas en finir avec tous ces affiquets.

—Il faut bien que je me fasse belle, répondit celle-ci.

—Belle!... Eh! ne l’es-tu pas assez?... répliqua Marthe, tandis que sa jeune maîtresse, debout devant une grande glace de Venise, essayait l’effet d’une plume, posée un peu plus haut, un peu plus bas, sur les plus beaux cheveux noirs du monde... Penses-tu que ce soit ta robe de soie de Lyon, avec tes manches à la bombarde[8], qui donnent de la souplesse à ta taille? crois-tu que ton pied paraisse plus petit avec des souliers de satin, que dans des souliers de peau?... Mais tes épaules sont nues, Adelaïde! sainte Vierge, mère du bon Dieu, tu vas les couvrir...

—De ce collier de perles, interrompit Adelaïde, en passant autour de son col blanc comme celui d’un cygne, un rang de grosses perles fines.

—Eh! quoi! Adelaïde, n’est-ce pas à l’église que tu vas? reprit Marthe, dont le visage s’animait d’une juste indignation; tu crois donc aller au bal, en quelque lieu de vanité, de perdition... Adelaïde! Adelaïde! quand ton père et ta mère moururent, et que je demeurai seule au logis avec toi (tu étais bien petite alors) tu n’avais pas plus de cinq ans: je pris l’engagement solennel de t’élever, et de ne jamais te quitter; j’ai tenu parole, Adelaïde, il y a de cela douze ans, et Marthe, qui n’en avait que quarante à cette époque, pouvait s’établir, épouser un brave imagier; mais Marthe refusa tout pour rester et vivre avec toi... Et comment m’as-tu récompensée?... En faisant toutes tes volontés, en me forçant à ne m’occuper matin et soir que de ce qui peut satisfaire ta vanité; tantôt c’est un ruban à assortir, tantôt des fleurs pour tes cheveux... Que sais-je? c’est à n’en pas finir. Le plus souvent, c’est une étoffe nouvelle, dont il te faut absolument la primeur... Que de fois n’ai-je pas veillé pour achever telle robe, refaire tel chaperon dont la forme t’avait plu la veille, et te déplaisait le lendemain... Tu es une vaniteuse, une orgueilleuse fille, Adelaïde! tu oublies le soin de ton âme pour ne songer qu’à ta parure; le corps perdra l’âme, Adelaïde.»

Mais, sans écouter sa vieille bonne, l’insoucieuse jeune fille continuait son attirail de toilette, et les seules paroles qu’elle adressait par intervalle à Marthe étaient celles-ci.

—Y a-t-il beaucoup de monde sur la place, ma bonne?

—Pas encore beaucoup; et Marthe regardait en même temps, par les petits carreaux de verres plombés, les habitants de Bingen, qui, avant d’entrer dans l’église, s’arrêtaient par groupe pour causer...

—Et maintenant? reprit, un moment après, Adelaïde.

—Maintenant, il y en a un peu plus... Mais quelle terreur panique saisit soudain tous ces braves gens?... C’est qu’il pleut! oh! quelles larges gouttes... Voici bientôt la place déserte...»

Adelaïde quitta son miroir pour regarder elle, aussi par la croisée; puis, levant les yeux au ciel, elle dit: «Dieu merci! ce ne sera rien, une pluie d’orage, voilà tout.» Et elle retourna vers son miroir en ajoutant cette fois avec un air de dépit marqué: «Cette plume ne veut pas aller, c’est à en mourir!

—A en mourir! pour un brimborion pareil! s’écria Marthe d’un ton chagrin; puis, craignant d’avoir déplu à sa maîtresse, dont, tout en grognant, elle avait la faiblesse d’écouter les caprices, elle reprit: «Tu sais que c’est M. l’abbé Suger qui prêche aujourd’hui.

—C’est précisément pour cela que je prends si grand soin de ma toilette, répondit Adelaïde; toutes mes compagnes en font autant; mais j’espère bien les éclipser aujourd’hui... Si deux ou trois peuvent en mourir de jalousie!... Quel beau triomphe!

—Le beau souhait que tu fais-là... reprit Marthe ironiquement. Il est humain, surtout très-chrétien... Mais voilà le soleil qui reparaît... N’importe, la pluie a fait un fameux gâchis sur la place... Les souliers seront propres, le bas des robes aussi...

—Le monde revient-il? demanda Adelaïde.

—En foule; il sort de tous les côtés... Eh! mais quelle profanation! toutes les femmes sont en grande toilette!... L’abbé Suger va emporter d’ici une idée bien peu favorable à nos ménagères... A propos... Tu ne sais pas le bruit qui court, Adelaïde? cet abbé, qui a été élevé à Saint-Denis avec Louis VI, notre saint roi, et qui, jusqu’à ce jour, avait tonné contre les croisades, prêche depuis quelque temps en leur faveur!... A-t-on vu choses pareilles, changer d’idée à son âge?... Car il a bien aujourd’hui soixante ans.»

Adelaïde achevait alors sa toilette; il eût été, convenons-en, difficile de voir une plus jolie fille, grande et svelte qu’elle était; sa robe de soie, mi-bleue, mi-blanche, bien que sans ceinture, n’en dessinait pas moins sa taille élégante et noble; une riche fourrure garnissait le bas de sa robe, dont le haut était orné d’une broderie en or. De grands cheveux noirs, nattés avec des perles et des rubans bleus, ombrageaient son beau front comme une couronne royale; une plume bleue posée sur le côté retombait gracieusement sur son cou; et elle en suivait coquettement toutes les ondulations capricieuses.

—Que les demoiselles de Saint-Ceran viennent donc se comparer à moi! dit la superbe jeune fille dans le transport que lui causait l’éclat de sa beauté. Marthe, avertis-moi dès que tu les apercevras, alors je descendrai... Je ne veux traverser la place qu’entourée de mes rivales... et pour les humilier... As-tu vu passer Victoire, Félicité, Antoinette?... Ah! quel regard d’envie elles vont jeter sur mon riche costume... Et Marguerite la blonde, qui fait fi des cheveux noirs et peigne les siens avec un peigne de plomb pour les brunir. La vois-tu?

—Marguerite sort de chez elle... Eh! mais c’est comme si toutes les jeunes filles de Bingen s’étaient donné le mot! En voilà qui arrivent par la rue de Paris, d’autres par le carrefour du petit Mont-d’Or... Elles regardent toutes de ce côté... Elles te cherchent... Ah! la petite Augustine m’a aperçue... Elle me montre aux autres, toutes me font des signes... Elles demandent si tu es prête... Que faut-il répondre?

—Qu’elles m’attendent! et maintenant donne-moi vite mon éventail, Marthe... Encore un coup d’œil à mon miroir... Puis un regard sur la place... C’est çà... Ah! les singulières toilettes qu’elles ont faites!... dit Adelaïde avec un accent de joie délirante. Les pauvres petites! vraiment, elles me font peine... Et Javote, surtout Javote... Dieu me pardonne! Elle n’a, depuis trois ans, changé ni de robe ni de chaperon...

—Il faut tout dire aussi, interrompit Marthe d’un ton de reproche: cette pauvre enfant n’en a guère ni le temps ni les moyens: on dit sa mère malade, fort pauvre, et tout l’argent que gagne Javote, est employé à soigner sa mère.

—Soit, c’est une belle action; mais ce n’en est pas moins une méchante toilette, dit Adelaïde. Pourvu qu’elle ne s’avise pas de venir me parler en traversant la place! Parce qu’elle a été élevée avec moi, elle se croit le droit de me parler partout où elle me rencontre... Je ne voudrais pas, surtout aujourd’hui, avoir l’air de connaître une pauvresse... comme elle. Mais que de monde!... que de monde!... Quel bonheur de traverser tout ça. Marthe, ouvre la croisée, regarde bien, jouis de mou triomphe, compte les mines jalouses de ces demoiselles, leur regard d’envie, l’humiliation qu’elles vont éprouver d’être éclipsées par moi, ça nous amusera au retour... Adieu, Marthe.

—Adieu, enfant, dit Marthe, surtout ne te chiffonne pas, et prends garde, il a plu... Les cailloux sont glissants.»

Sans l’écouter, Adelaïde sortit, la tête haute, la démarche assurée.

II.
La chute.

Quand Adelaïde parut enfin sur la place, un murmure d’admiration l’accueillit, car sa parure rehaussait merveilleusement l’éclat de sa beauté...; elle s’avança donc radieuse vers ses compagnes, les saluant toutes d’un air de protection, tantôt intime, tantôt glaciale, selon le plus ou moins de luxe de toilette de chacune d’elles.

Le premier coup de cloche, annonçant l’heure de la messe, avait déjà sonné, et personne cependant ne se pressait, car il fallait marcher avec la plus grande précaution dans la crainte de se salir, ou, qui pis est même, de tomber; en effet, la place de l’église, très-spacieuse, n’était cailloutée qu’en quelques endroits, de sorte que partout où la terre était à nu, la pluie avait formé des marres de boue, et que, là où il y avait des cailloux, la pluie les avait rendus très-glissants.

Au moment où Adelaïde, de l’air d’une reine qui poursuit sa marche triomphale, atteignait le milieu de la place, Javote, la pauvre petite Javote, vint à sa rencontre, et lui demanda, d’un air enjoué, mais timide, des nouvelles de sa santé; d’abord Adelaïde eut l’air de n’avoir pas entendu; mais, Javote ayant réitéré sa question, un éclair d’indignation anima les beaux yeux d’Adelaïde. Elle toisa du haut en bas l’insolente qui avait osé l’accoster ainsi; puis, feignant d’avoir mal compris, lui dit, en laissant tomber ses paroles une à une, du bout des lèvres: «C’est bon, petite... Rassurez-vous, on enverra chez vous ce dont vous avez besoin.»

Ce fut au tour de Javote de laisser percer, sur son pâle et charmant visage, toute l’indignation dont son âme reçut le coup cruel; son chaste front se couvrit d’une noble rougeur, et toisant, à son tour, celle qui n’avait pas craint de l’humilier dans sa misère, elle lui répondit d’une voix haute et claire: «Je ne demande pas l’aumône, Adelaïde.» Et, lui jetant un regard empreint à la fois de fierté et de reproche, l’humble fille passa outre.

Un peu troublée par ce regard, par ces paroles, comme par les signes d’improbation qu’Adelaïde crut remarquer sur toutes les physionomies, l’insolente et belle fille fit quelques pas encore vers l’église; mais sa démarche semblait néanmoins avoir perdu de son aplomb; on eût dit même qu’elle chancelait, lorsque tout à coup un cri aigu attira sur elle toute l’attention de ses compagnes. Adelaïde avait posé le pied à faux sur un caillou mobile; ce caillou avait glissé, le pied avec le caillou; or Adelaïde était tombée, mais tombée de la façon la plus désagréable parce qu’elle est en même temps la plus ridicule; bref, elle s’était assise dans un tas de boue.

Un éclat de rire général accueillit sa chute; ses compagnes, enchantées de lui rendre l’humiliation dont elle les abreuvait depuis un moment, continuèrent à rire et à la regarder, sans qu’aucune d’elles eut l’idée de s’approcher pour lui tendre la main et l’aider à sortir de cette position humiliante.

Une seule, toutefois, n’avait pas ri, une seule s’empressa d’accourir, pâle et tremblante, une seule lui tendit la main, l’aida à se relever. C’était Javote.

En ce moment accourait aussi Marthe, qui avait tout vu de sa croisée, elle était suivie de plusieurs servantes.

—Viens, Adelaïde, dit-elle à la jeune fille, qui, honteuse et les yeux baissés, serrait en silence les mains de la généreuse Javote; viens changer de robe, tu n’en manques pas, Dieu merci, il t’en reste encore assez pour rabaisser le caquet de toutes les filles de Bingen! Et Marthe accompagna ces paroles d’un regard qu’elle pensait, la simple femme, devoir atterrer les rieuses.

Mais Adelaïde, chez laquelle une révolution subite venait secrètement de s’opérer, loin de faire attention aux dernières paroles de sa gouvernante, marchait recueillie, pensive sans tourner la tête; son air était devenu grave, méditatif, résigné... Marthe ne comprenait plus rien à cette métamorphose étrange; plus de rougeur sur le front d’Adelaïde, plus de larmes dans ses yeux.

A peine les deux femmes furent-elles rentrées chez elles, qu’Adelaïde, se jetant soudain avec effusion dans les bras de sa vieille gouvernante, lui dit: Ma bonne Marthe, c’en est fait; j’abjure à jamais l’affreuse vanité qui m’a perdue; plus de coquetterie, de fierté, plus de goûts mondains, je renonce à tout. Mon corps a heurté, il est tombé; que cette chute procure le salut à mon âme.

Et, en effet, Adelaïde se dépouilla, dès cet instant même, de tous ses ornements, jeta loin d’elle ses parures; elle se retira dans une petite maison isolée, attenante aux murs de l’église; et elle y passa le reste de ses jours dans la dévotion et la pénitence.


Les manches à gigot de nos jours peuvent donner une assez juste idée des manches à la bombarde.

LES PETITS PÂTÉS DE MENZIKOFF.

Sur la place du Kremlin, à Moscou, on voyait, vers la fin du dix-septième siècle, la boutique d’un pâtissier, du nom de Menzikoff, renommé pour la confection d’une sorte de gâteaux au miel très-recherché des Russes. Ce Menzikoff avait un fils, jeune enfant, vif, avisé, qui, par son intelligence, s’était rendu fort utile à son père: c’est lui qui, chargé d’un panier rempli de petits pâtés et de gâteaux, parcourait la ville dans toutes ses directions, invitant les passants à acheter sa marchandise; il en avait ainsi un grand débit, souvent même il vidait plusieurs fois par jour sa corbeille; il lui arrivait bien parfois aussi d’être moins heureux, et de rapporter à la maison une partie de ce qu’il avait emporté. Oh! alors il fallait voir le petit Alexandre Menzikoff se glisser furtivement dans sa chambre pour éviter la rencontre de son père, qui, dans ces cas-là, s’emportant contre lui, ne manquait jamais de l’envoyer coucher sans souper, en accompagnant même volontiers cette punition cruelle de quelques petites paires de soufflets! Et c’était bien à tort, car Alexandre faisait tout pour vendre ses petits pâtés: il se rendait aux promenades les plus fréquentées, à la porte des principales églises; il parcourait les rues, les carrefours; aussi tous les habitants de Moscou le connaissaient-ils; il avait souvent même le bonheur de se trouver sur le passage du czar Pierre 1er, qui ne dédaignait pas, tout en lui achetant ses gâteaux, de causer avec lui, et de s’amuser de ses réparties vives et pleines de finesse.

Admis chez les princes et les plus grands seigneurs, la vue du luxe et de la magnificence qui l’entouraient, inspirèrent bientôt au petit Menzikoff un assez vif dégoût de son état, pour lui faire aspirer au moment de laisser de côté sa corbeille, et de dire adieu pour toujours à ses petits pâtés. Et il était loin de se croire si près d’un changement de position, quand la fortune sembla venir le prendre par la main pour l’élever à une bien haute faveur, suivie, hélas! plus tard, d’infortunes plus grandes encore!...

Un jour, son père reçut l’ordre d’envoyer des gâteaux chez un seigneur qui donnait à dîner à diverses personnes de la cour du czar; Alexandre fut tout naturellement chargé de cette commission. Introduit dans la salle à manger, il voit une réunion nombreuse; les personnes qui la composent, ont fait d’amples libations de vin et de liqueurs; l’ivresse paraît même s’être emparée de la plupart des convives. Qu’on juge de la surprise d’Alexandre, lorsqu’au milieu du choc des verres, des cris de l’orgie, il entend des paroles de menace contre le czar... Une vaste conspiration est ourdie pour le chasser du trône; c’est à l’instigation de la princesse Sophie, dont le caractère ambitieux ne peut se contenter de l’obscurité du cloître dans lequel son frère Pierre la force de s’enfermer... Le lendemain même, les conjurés mettent à exécution leurs affreux complots... Alexandre n’hésite pas un moment; il s’échappe, sans qu’on prenne garde à lui, et court au palais.

A son arrivée, les gardes dont il est bien connu l’entourent.—Bonjour, Menzikoff! que viens-tu faire ici? où sont donc tes pâtés?—Il ne s’agit point de pâtés, répond le jeune homme haletant et tout effaré; il faut absolument que je voie l’empereur, que je lui parle à l’instant.—Voyez donc ce grand personnage pour parler au czar! Vraiment! il a bien autre chose à faire que d’écouter tes sornettes.—Au nom de tout ce que vous avez de plus cher, du grand saint Nicolas, patron de cet empire, ne me retenez pas davantage, conduisez-moi auprès du czar: chaque moment perdu peut causer de grands malheurs; vous vous repentiriez peut-être, toute votre vie, de m’avoir empêché d’arriver jusqu’à l’empereur.»

Surpris d’une telle insistance, un des gardes se décide à aller demander les ordres de Pierre. Ce prince était accessible à tous les instants du jour; il commande qu’on amène Menzikoff.—C’est toi, Alexandre, qu’as-tu donc de si important à me dire?

—Seigneur, reprit l’enfant en se précipitant aux pieds du prince, il y va de votre vie, si vous tardez un seul instant à vous emparer des coupables! Là, à quelques pas de votre palais, on conspire contre vous, on a juré votre mort! Encore quelques heures, et leur fatal dessein peut s’accomplir!

—Je ne leur en donnerai pas le temps, répondit Pierre en souriant; allons, relève-toi, et conduis-moi. Qu’il te souvienne seulement de garder un silence absolu sur tout ce que tu sais, et sur tout ce qui va se passer: ta fortune dépend de ta discrétion.»

En disant ces mots, l’empereur s’enveloppe d’un manteau, et se rend seul dans la maison des conspirateurs; il demeure un instant à la porte; il entend, en effet, des paroles qui lui certifient la vérité du rapport de Menzikoff; il entre alors résolument dans la salle... les conjurés croient que sa garde le suit; tous tombent à genoux devant leur maître en demandant grâce, alors qu’ils étaient maîtres de sa vie!...

De ce jour, commença la haute fortune du jeune Menzikoff; Pierre, reconnaissant du service qu’il lui avait rendu, le garda près de lui, et lui donna des maîtres de toute espèce, dont il profita à merveille. Il apprit, en peu de temps, plusieurs langues, se forma aux armes, aux affaires, et devint bientôt tellement nécessaire au czar, qu’il l’accompagnait partout. Lorsqu’à son retour de Hollande, Pierre voulut mettre à exécution les plans de réforme auxquels il travaillait depuis plusieurs années, il trouva dans Menzikoff un second lui-même qui le seconda dans tous ses projets; des services aussi signalés lui valurent bientôt le gouvernement de l’Ingrie, le rang de prince et le titre de général major en l’année 1702; il avait alors vingt-cinq ans...

La guerre s’étant déclarée avec la Pologne, Menzikoff se signala dans divers combats, et parvint à la plus haute fortune, puis il voulut la consolider; dévoré de craintes qu’il était, entouré de jaloux qui cherchaient sans cesse à le détruire, tous ses soins, tous ses efforts ne tendaient qu’à se maintenir dans le rang élevé qu’il occupait. Menzikoff ne voyait au-dessus de lui que l’empereur son maître; mais le czar était malade, il pouvait mourir, et alors, que devenait son pouvoir à lui? Son successeur aurait-il pour lui la même bienveillance? Cette pensée, qui l’obsédait sans relâche, lui fit chercher à découvrir quelles pouvaient être les dispositions de Pierre pour la succession à sa couronne: ce prince en fut extrêmement blessé, et l’en punit en lui ôtant la principauté de Pleskoff. Menzikoff, doué d’une grande finesse, pressentait bien que son sort devait suivre celui de l’impératrice Catherine; il avait toujours eu un grand crédit sur son esprit, et, de concert avec elle, il disposa tous les partis à la laisser jouir du trône, après la mort de son époux. Dès que Pierre eut fermé les yeux, Menzikoff s’empara du trésor de la citadelle, et fit proclamer Catherine impératrice, sous le nom de Catherine Ire. La czarine ne se montra point ingrate: elle ordonna que son beau-fils Pierre II, qu’elle avait désigné pour son successeur, épouserait la fille de Menzikoff, et que le fils de celui-ci épouserait la fille de Pierre et Catherine, la princesse Anne; les époux furent fiancés, et Menzikoff, au comble de ses vœux, se croyait désormais à l’abri de tous les revers; mais, qui peut compter ici-bas sur la stabilité du bonheur! C’est à l’heure même où tout paraît nous sourire que l’infortune est le plus près de nous. Menzikoff ne tarda pas à en faire la triste expérience. Quelques soins qu’il eût pris pour consolider sa puissance, la mort imprévue de Catherine Ire, survenue deux ans après celle de son mari, changea sa destinée. Pierre II monta sur le trône; il avait pour conseillers et favoris les Dolgorouski, depuis longtemps rivaux de Menzikoff... Dès lors la perte de celui-ci fut jurée!... Ils excitèrent le ressentiment du czar, et lui faisant peur de la trop grande puissance de celui qui devait être son beau-père, ils parvinrent non-seulement à faire rompre les deux mariages projetés, mais à obtenir l’exil de Menzikoff à deux cent cinquante lieues de Moscou. Mais leur haine n’était pas encore satisfaite; il était puissant par ses richesses, il pouvait reparaître à la cour; on fit envisager au czar, sous un jour odieux, le faste et la splendeur que Menzikoff avait déployés dans son voyage, et l’infortuné fut perdu sans ressource!... A quelque distance de Moscou, il rencontra un détachement de soldats commandé par un de ses plus cruels ennemis; cet officier exhiba à Menzikoff l’ordre qui le condamnait à finir ses jours en Sibérie, dépouillé de ses honneurs et de toutes ses richesses; il le fit descendre de ses voitures; et après l’avoir forcé de se revêtir, ainsi que ses enfants, d’habits de paysan, il les fit monter dans des chariots couverts pour être conduits de la sorte jusqu’au lieu de leur exil.

Qui pourrait peindre l’accablement du malheureux Menzikoff! Naguère encore riche et puissant, il ne voyait au-dessus de lui que l’empereur dont sa fille devait partager le trône; maintenant, dépouillé de ses biens, couvert d’habits grossiers, traîné dans un misérable chariot vers l’affreux exil où il doit finir ses jours, il n’a, pour alléger le poids de ses maux, que le souvenir du bien qu’il a pu faire pendant le cours de sa prospérité! Par grâce, l’empereur l’envoyait habiter le cercle d’Ischim, surnommé l’Italie de la Sibérie, parce qu’il y a là quelques jours d’été, et que l’hiver n’y dure que huit mois; mais, quoique sa durée n’égale pas celle qu’il a dans les autres parties de la Sibérie, cet hiver y est d’une rigueur extrême; le vent du nord, qui souffle alors continuellement, arrive chargé des glaces des déserts du pôle arctique, si bien que, dès le mois de septembre, le fleuve Tobol charrie des glaces; une neige épaisse couvre la terre jusque vers la fin de mai.

Mais alors c’est chose merveilleuse que de voir avec quelle promptitude les arbres se couvrent de feuilles, et les champs de verdure! Deux ou trois jours suffisent à la nature pour faire épanouir toutes ces fleurs. On peut dire avec vérité que les fleurs croissent à vue d’œil. Malheureusement pour les tristes habitants de ces contrées sauvages, cet éclair de beau temps dure trop peu. Ce vaste territoire, dont l’étendue surpasse celle de la plupart des empires de l’Europe, est, pendant les trois quarts de l’année, en proie à un froid excessif, ainsi qu’à d’affreux ouragans. Les infortunés, condamnés à l’exil, sont disséminés dans la campagne; quelques-uns seulement ont la permission d’habiter dans les villages; on les divise en deux classes: ceux auxquels le gouvernement assigne dix kopecks (environ douze sous de France) par jour pour leur nourriture, et ceux qu’il abandonne, et qui vivent du produit de leur chasse. Les plus coupables sont envoyés dans les déserts de l’affreux Beresoff, ou employés aux travaux des mines; tous sont sous la garde des employés du gouvernement, et ne peuvent faire un pas sans l’autorisation du starost, maire des villages russes.

Arrivé en Sibérie, Menzikoff fut mis en possession d’un isba[9], situé dans un canton isolé, et soumis à la plus stricte surveillance. Il lui fut défendu, ainsi qu’à sa famille, de s’éloigner à plus d’une certaine distance prescrite, même pour aller à l’église, située à plusieurs verstes[10] de leur habitation. Peu de jours après leur installation, on amena à Menzikoff des vaches, des brebis pleines, et beaucoup de volailles, sans qu’il connût la main à laquelle il était redevable de ce bienfait. Ce secours inespéré vint apporter quelque soulagement à sa triste position, et lui donner de l’espoir, en lui prouvant qu’il avait encore des amis qui s’occupaient de lui. Peut-être ne borneraient-ils pas là le témoignage de leur attachement. Cette faible lueur d’espérance répara le courage abattu de cette famille infortunée; et, quoique privé de toute communication avec ceux qui pouvaient s’intéresser à son sort, Menzikoff se livra avec ardeur à la culture de la terre qui devait assurer sa subsistance et celle des êtres si chers à son cœur. La main de Dieu, qui s’était appesantie sur lui, peut-être afin de purifier son âne par l’adversité, lui envoya bientôt de nouvelles épreuves: sa femme, dont la santé affaiblie n’avait pu supporter l’excès du malheur, mourut peu de temps après leur arrivée. Menzikoff, au désespoir, l’aurait suivie de près de douleur, si ses sentiments religieux et sa tendresse pour ses enfants ne lui eussent imposé la loi de vivre pour être leur guide et leur soutien. La piété éleva son âme; il reconnut la fragilité de ces biens et de ces honneurs qu’un instant peut enlever, et il se soumit avec résignation à en être privé: il trouva dans la prière et l’affection de sa famille les plus douces consolations. Mais une épreuve bien cruelle encore lui était réservée: ses trois enfants furent à la fois attaqués de la petite-vérole; oh! quelles angoisses durent déchirer les entrailles de ce malheureux père! Voir souffrir ces êtres chéris, et loin de tout secours!... Enfin son fils et une de ses filles échappent à la mort; mais sa fille aînée, celle qui avait été fiancée au czar, tombe victime de cette terrible maladie... Le malheureux père ne peut supporter cette nouvelle perte, il succombe à ses douleurs, le 2 novembre 1729, après deux ans de séjour dans les glaces de la Sibérie!

Menzikoff étant mort, le gouvernement se relâcha de sa sévérité, et accorda un peu plus de liberté aux deux enfants; l’officier, chargé de les surveiller, leur permit d’aller à la ville d’Ischim, située à une grande distance de leur isba, pour entendre les offices le dimanche; mais cette permission ne s’étendait pas jusqu’à laisser le frère et la sœur faire la route ensemble. La sœur s’y rendait un dimanche, et le frère, le dimanche suivant.

Il s’écoula environ trois ans pendant lesquels rien ne changea dans la triste position des jeunes Menzikoff; cependant les événements avaient marché à la cour de Russie; Pierre II était mort sans postérité; Anne, fille aînée de Pierre Ier, était montée sur le trône; elle prit en pitié cette malheureuse famille, et cédant aux sollicitations de ses amis, elle signa l’ordre qui mettait un terme à son exil, et lui permettait de revenir à Moscou. Cependant le jeune Menzikoff et sa sœur étaient loin de s’attendre à un si grand changement! Ils continuaient de s’occuper de leurs travaux de culture, et profitaient alternativement de la permission qu’on leur avait donnée d’aller entendre la messe à Ischim.

Un jour, la jeune Menzikoff revenait seule; en passant auprès d’une cabane, elle s’entend appeler par un paysan dont la tête se montrait à une lucarne; quelle est sa surprise! lorsque, dans cet homme, elle reconnaît l’ennemi de son père, l’auteur du malheur de sa famille, Dolgorouski enfin, victime à son tour des intrigues de la cour! Elle se hâte de courir chercher son frère pour lui montrer ce nouvel exemple de l’instabilité des grandeurs humaines. En approchant de sa maison, elle voit un fieldègre[11] accompagné de gardes; le cœur lui bat, ses jambes ont peine à la soutenir... L’infortunée craint d’apprendre un nouveau malheur! mais son frère accourt au-devant d’elle: «Ma sœur! s’écrie-t il, ma sœur! remercions le ciel qui nous prend en pitié; rendons grâces à notre magnanime souveraine! Pierre est mort, et voici un ordre de la czarine Anne qui nous rappelle à la cour, et nous rend la cinquième partie des biens de notre père.»

La jeune fille éperdue n’ose croire ce qu’elle entend... Ce n’est que lorsqu’elle tient dans ses mains le parchemin qui les rend à la liberté et à leur patrie, qu’elle est assurée de n’être pas le jouet d’un songe... Mais elle s’arrête... La violence de son émotion l’épouvante... Elle recule devant une si grande joie... Une pensée triste vient saisir son cœur... Son père, sa malheureuse mère, ils ont bien souffert! et ils ne sont plus là pour jouir du même bonheur. Au moment de quitter les lieux témoins de tant de souffrances, elle verse des larmes amères! Ne faut-il pas qu’elle laisse les cendres de ses parents loin du sol sacré qui les vit naître!

Mais, avant de partir, la jeune fille ira encore une fois pleurer et prier sur la tombe des chers auteurs de ses jours. Ce pieux devoir accompli, les jeunes gens, après avoir fait don à Dolgorouski de leur isba et de tout ce qu’il contenait, montèrent ensemble dans la voiture qui devait les ramener à Moscou. La czarine les reçut avec la plus grande bonté; elle donna à Menzikoff la place de capitaine de ses gardes, et fit sa sœur dame d’atour du palais, après l’avoir richement mariée.


On appelle ainsi les maisons des paysans russes. Le poêle en occupe la moitié. C’est sur ce poêle qu’ils couchent pour se préserver de la rigueur du froid.

La verste est composée de cent-seize mètres.

On appelle ainsi les courriers d’État et de cabinet.

LE ROI GUILLAUME.

Un jour (c’était en l’année 1829), le roi régnant des Pays-Bas était assis, comme s’asseoit le premier venu, sur un banc du parc de Bruxelles, dans une allée écartée. Une pauvre vieille, dont la mise annonçait une paysanne, vient s’asseoir tristement à l’autre extrémité du banc, et se met à fondre en larmes. Le roi respecta quelque temps cette tristesse, mais bientôt ému à la vue des larmes que versait la bonne vieille, il lui adresse la parole, de ce ton doux et caressant qui inspire tout d’abord la confiance. La pauvre femme parle bientôt de ses chagrins avec une naïveté extrême, et raconte au roi, pendant près de deux heures, sa lamentable histoire. Elle avait deux filles qui, toutes deux, devaient se marier le mois précédent, lorsqu’un ordre venu du roi, disait-elle, allait faire vendre sa chaumière et son champ, à la requête d’un créancier de son mari, mort à Java au service de sa majesté. La pauvre femme était ruinée; ses deux filles ne se marieraient pas, et toutes trois n’avaient plus d’autre ressource que la charité publique.

—Eh bien! ma bonne femme, lui dit Guillaume après avoir écouté son récit, pourquoi ne vous adresseriez-vous pas au roi? la somme dont vous auriez besoin est bien peu de chose sans doute.

—Oh! si, c’est beaucoup, mon cher monsieur, reprend la vieille en larmes, cinq cents florins—(ce qui fait en monnaie de France 1,125 fr.).

—Essayez toujours, reprend Guillaume; on dit que le roi aime à faire le bien, écrivez-lui.

—Mais je ne sais pas écrire, monsieur, ajoute la vieille en sanglotant.»

Vous devinez le reste de l’histoire. Le roi fit lui-même la lettre et accorda la somme qu’il se demandait. La pauvre paysanne fut sauvée de la misère, ses filles heureuses, le nom du roi béni.

FIN DU VOLUME.


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d'impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l'utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d'impression se produisent.

Certaines illustrations ont été déplacées pour faciliter la mise en page.

Une couverture a été créé pour cet eBook.

 

[Fin de Le Dimanche des Enfants, tome 2 par Various]