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Title: Journal 1939-1942

Date of first publication: 1944

Author: André Gide (1869-1951)

Date first posted: May 17, 2015

Date last updated: May 17, 2015

Faded Page eBook #20150542

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PAGES DE JOURNAL


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Première Edition


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ANDRÉ GIDE

PAGES DE
JOURNAL

1939-1942


EDITED BY JACQUES SCHIFFRIN

PANTHEON BOOKS INC. NEW YORK


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Copyright 1944, by André Gide
Manufactured in U. S. A. by H. Wolff, New York


[5]

AVANT-PROPOS

Ces pages du Journal que je tenais, fort irrégulièrement du reste, au cours des sombres mois qui suivirent notre défaite, je ne me reconnais le droit d’y rien changer; pas même celui de choisir les moins sombres et d’exclure celles qui peignent un accablement que je ne reconnais plus aujourd’hui. Je ne me donne pas pour plus valeureux que je n’étais: ce n’est que vers mars 41 que je commençai de relever un peu la tête et repris cœur. Certain livre de Chardonne que je lus alors y servit, par opposition, et agit sur mon esprit à la manière d’un réactif; c’est alors seulement que je compris où nous en étions, et je marquai, dans la première chronique que j’écrivis à ce sujet pour le Figaro, ce que je n’acceptais point d’être. Le spectacle des défaillances mêmes devient un encouragement, du moment que l’on s’en relève.[6] Béni soit celui qui permit et favorisa la restauration de notre dignité. Ce relèvement nous paraît aujourd’hui d’autant plus beau que la chute était plus profonde.

Je voudrais donc que l’on n’accordât à aucune de ces pages, et particulièrement à celles du début, d’autre valeur que relative: si leur suite peut instruire, c’est à la manière d’un itinéraire intellectuel, en marquant, au sortir d’une ombre épaisse, les étapes d’un lent acheminement vers la lumière.

Rabat, 3 septembre 1943


[7]

1939


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10 septembre.

Oui, tout cela pourrait bien disparaître, cet effort de culture qui nous paraissait admirable (et je ne parle pas seulement de la française). Du train dont on va, il n’y aura bientôt plus grand monde pour en sentir le besoin, pour la comprendre, cette culture; plus grand monde pour s’apercevoir qu’on ne la comprend plus.

On s’efforce et l’on s’ingénie pour mettre à l’abri de la destruction ces reliques; nul abri n’est sûr. Une bombe peut avoir raison d’un musée. Il n’est pas d’acropole que le flot de barbarie ne puisse atteindre, pas d’arche qu’il ne vienne à bout d’engloutir.

On se cramponne à des épaves.

[10]


11 septembre.

Mon corps n’est pas si usé que la vie avec lui ne soit encore supportable. Mais donner une raison, un but à sa vie... Tout est suspendu dans l’attente.

La guerre est là. Pour échapper à son obsession, je repasse et apprends de longs passages de Phèdre, et d’Athalie. Je lis l’Atheist’s Tragedy de Cyril Tourneur et le Taugenichts d’Eichendorff. Mais la lampe à pétrole éclaire mal; je dois fermer le livre et ma pensée retourne à son angoisse, à son interrogation: Est-ce là le crépuscule du soir, ou l’aurore?


19 septembre.

Je doute si je me suis jamais trouvé dans des conditions plus propices. Mais mon esprit ne se laisse habiter que par l’angoisse. Même je ne cherche point d’échapper aux préoccupations qui nous assaillent. Dans cette atroce partie qui s’engage, tout ce pour quoi nous vivons est mis en jeu, et le sacrifice de ceux qui nous sont les plus chers risque de ne pouvoir sauver ces valeurs. On voudrait les mettre à l’abri comme les vitraux des[11] églises; mais ces précautions mêmes les isolent et les détachent de la vie; les voici devenir semblables aux objets des musées, qui survivront peut-être au naufrage et qu’on retrouvera plus tard avec étonnement.


J’ai quitté, ces jours derniers, Racine pour La Fontaine et réappris une dizaine de fables par cœur. La perfection de La Fontaine est plus subtile mais non moins exigeante que celle de Racine; elle étend sur moins d’espace une apparence plus négligée mais il n’est que d’y prêter attention suffisante: la touche est si discrète qu’elle pourrait passer inaperçue. Rien n’est plus loin de l’insistance romantique. Il passe outre aussitôt; et si vous n’avez pas compris, tant pis. On ne saurait rêver d’art plus discret, d’apparence moins volontaire. C’est au point que l’on doute si l’on n’y ajoute point parfois, si La Fontaine est bien conscient lui-même, dans quelques vers ou quelques mots, de toute l’émotion qui s’y glisse; on sent aussi qu’il y entre de la malice et qu’il faut se prêter au jeu, sous peine de ne pas bien l’entendre; car il ne prend rien au sérieux. Ah! combien avec lui nous sommes loin de la guerre!

[12]


30 octobre.

Non, décidément je ne parlerai pas à la radio. Je ne collaborerai pas à ces “émissions d’oxygène.” Les journaux déjà contiennent assez d’aboiements patriotiques. Plus je me sens Français, plus je répugne à laisser s’incliner ma pensée. Elle perdrait, à s’enrôler, toute valeur.

Je doute qu’il soit très juste d’écrire, comme faisait Lucien Jacques en 1914 ou 1915, à propos de certaines vociférations particulièrement ridicules: “C’est donc si difficile de se taire?” et sens combien le silence est pénible lorsque le cœur déborde, mais je ne veux pas avoir à rougir demain de ce que j’écrirais aujourd’hui. Pourtant si je me tais, ce n’est point par orgueil; pour un peu je dirais que c’est au contraire par modestie et plutôt encore incertitude. Je puis être, et je suis souvent, d’accord avec le plus grand nombre; mais l’approbation du plus grand nombre ne peut devenir à mes yeux une preuve de vérité. Ma pensée n’a pas à emboîter le pas et, si je ne la crois pas plus valeureuse par le seul fait qu’elle diffère et se sépare et s’isole, c’est du moins lorsqu’elle diffère qu’il me paraît le plus utile de l’exprimer. Non point que je me complaise à cette différence, ayant d’autre part grande peine à me passer d’as[13]sentiment, et non point que les pensées me paraissent moins importantes si elles sont très partagées; mais il importe alors moins de les dire. C’est en revendiquant la valeur du particulier, c’est par sa force d’individualisation que la France peut et doit le mieux s’opposer à l’unification forcée du hitlérisme. Cependant il s’agit aujourd’hui d’opposer une unité de front à une autre, et, partant, d’entrer dans le rang et de faire bloc. Provisoirement, dit-on... Espérons-le. Aussi bien les voix isolées ne peuvent plus, aujourd’hui, se faire entendre. Mes pensées intempestives, en attendant des jours meilleurs, je les veux engranger dans ce carnet.

Mes pensées sont-elles donc tant et si souvent aujourd’hui différentes de celles des autres? Peut-être pas. Mais dans ce cas, pourquoi donc dire à demi-voix ce que tant d’autres excellent à crier? Dès que je ne diffère pas, je me tais. C’est aussi que de mes différences seulement je prends une conscience assurée, tandis que je ne suis plus sûr de rien aussitôt que je fais chorus.

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31 octobre.

Par grande crainte que ma mémoire ne vienne à défaillir, je l’ai beaucoup exercée ces derniers temps et il me paraît à présent, qu’elle n’a jamais été meilleure, ni même à beaucoup près aussi bonne. De larges pans de poèmes viennent, comme volontiers, s’y loger; des suites de vers de La Fontaine, Racine, Hugo, Baudelaire, que je me redis inlassablement en marchant.

Ce fut d’abord pour tâcher d’entraîner par émulation Catherine que j’ai recommencé d’apprendre par cœur. Mais cette enfant est paresseuse et ne s’est pas laissé prendre au jeu. Je m’attriste beaucoup de ne pas lui sentir plus d’exigence.

 


1er novembre.

La lecture des journaux me consterne. La guerre incline tous les esprits. Chacun souffle dans le sens du vent. Et Maurras se plaint encore que la censure ne laisse point aux patriotes le parler franc! Bref, tout m’invite au franc silence.


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1940


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13 janvier.

Amusement de retrouver dans Hugo (Légende, livre VI, Le Pont) un hémistiche de Mallarmé (Brise Marine):

“Il ressemblait au lys que sa blancheur défend”
“Ni le vide papier que sa blancheur défend”

Coïncidence, sans doute, plutôt qu’emprunt ou que réminiscence. Et du reste l’hémistiche de Mallarmé est bien plus motivé que celui de Hugo.


7 février.

Il faut s’attendre à ce que, après la guerre, encore que vainqueurs, nous plongions dans une telle gadouille que seule une dictature bien résolue nous en puisse tirer. L’on voit les esprits les plus sains s’y acheminer peu à peu (si j’en juge par moi, comme dit l’autre), et maints petits faits,[18] de successives menues décisions qui, chaque fois et prises à leur tour, paraissent les plus sages du monde et proprement inéluctables, apprivoisent en nous progressivement cette idée.


...si bien que l’on pourrait deviner leurs opinions simplement en sachant à quoi ils sont insensibles. Il est facile de demeurer conservateur lorsqu’on est bien loti soi-même et peu touché par les malheurs d’autrui.


A rien de ce que j’achète aux dépens d’autrui, je ne peux prendre plaisir.

C’est d’augmenter celle d’autrui, que je fais ma plus grande joie.


“La vérité est peut-être triste.” (Je voudrais être sûr de citer exactement cette petite phrase de Renan; mais je n’ai pas les Dialogues Philosophiques sous la main.) Ce mot, devant lequel on s’extasie, me gêne. La vérité ne peut être ni triste ni gaie. Mais de se réveiller d’un mensonge, de se croire abandonné par Dieu, pour avoir cru d’abord à la Providence, oui, cela peut bien désoler d’abord. Que deux et deux ne fassent que quatre, celui-là seul s’en attriste, qui d’abord avait imaginé que cela “faisait” davantage.

[19]


J’eusse été fichu de me “convertir” au dernier moment (je veux dire: à l’article de la mort), afin de ne point lui causer trop de peine.

Et c’est ce qui me faisait souhaiter plutôt de mourir au loin, dans je ne sais quel accident, d’une mort rapide, loin des miens comme souhaitait aussi Montaigne, sans témoins prêts à attacher à ces derniers instants une importance que je me refusais à leur reconnaître. Oui, sans autres témoins que de rencontre et anonymes.


1er mai.

J’ai de nouveau raté le premier printemps. Plus de vingt jours de lit. Lorsque, enfin, je puis me lever et sortir, les glycines sont à demi défleuries déjà. La diète sévère m’a laissé fort affaibli, mais d’autant plus sensible. J’ai fait connaissance avec la morphine. Un peu déçu. Elle a bien assourdi les douleurs, lorsque la crise néphrétique se faisait à l’excès gênante, mais sans apporter en surplus rien du paradisiaque que j’avais escompté. (Rouveyre m’explique qu’il en va toujours de même avec elle lorsqu’on lui demande un travail, qu’on occupe son activité en lui donnant une souffrance à balayer, qu’elle ne fait vraiment des siennes[20] que désoeuvrée.) Si je ne me laisse ressaisir par la manie de fumer, si je sais profiter de l’élan acquis, par l’abstention forcée du tabac, pour me débarrasser de ce vice absurde, devenu lentement un besoin impérieux, je n’aurai pas payé trop cher ma délivrance.

Un autre esclavage que je voudrais bien secouer: le “vice impuni,” la lecture—ou du moins cette habitude prise de lire sans cesse et partout, de ne jamais laisser ma pensée errer sans guide ou compagne.


Qu’est-ce donc que j’attends encore d’un livre, aujourd’hui? Quelque dernier enrichissement? Instruction désormais assez vaine; car, à mon âge, “les jeux sont faits”... Amusement? non point tant, sans doute, que simple distraction. Oui, je cherche, en lisant, à me distraire de moi-même; et tandis qu’il importerait de me recueillir, il semble que, presque indistinctement, j’accueille tout ce qui peut m’aider à oublier. Et cette vague dispersion de ma pensée, qui m’écarte de tout vrai travail, flatte et encourage certaine complaisante paresse. Car, si je redoute l’inoccupation de mon esprit et sans cesse lui apporte de l’extérieur quelque nouvelle nourriture, c’est aussi que je sais qu’il ne fournit rien de bon sans effort. Mais[21] mieux vaudrait encore lui donner complète vacance, plutôt qu’interposer sans cesse un écran entre lui-même et Dieu. Il me faut réapprendre la solitude. Ce que je dois emporter en promenade désormais, ce n’est pas un livre, c’est ce carnet; et préférer ne penser point du tout à ne pas penser par moi-même.


De quoi serais-je en état de parler avec une réelle compétence? Sur quelque sujet que ce soit, ce que je sens d’abord et surtout, c’est mon insuffisance.


Je n’écrivis jamais rien de bon, que dans la joie; et par instants je doute s’il en reste encore une seule paillette en mon cœur.


8 mai.

Dommage que si souvent dans cette guerre, la simple honnêteté puisse prendre un air de bêtise!

On semble découvrir une à une de grosses vérités qu’il y a péril à méconnaître. Lorsqu’on s’écrie: “Il n’y a plus une minute à perdre,” c’est signe que l’on a perdu des semaines et qu’on se prépare encore à perdre des heures, des journées.[22] “Pas un pouce de terrain” ou “jusqu’à notre dernière goutte de sang”... creuses formules où l’amour-propre se réfugie et que fait lever l’ombre du grand spectre de la défaite. On ne sait pas trop à qui elles s’adressent et qui elles ont pour mission de convaincre. Il semble qu’elles tiennent lieu d’action et j’imagine difficilement un cas où il soit séant de les employer.


9 mai.

“Plus on y réfléchit...plus on est pénétré de cette vérité évidente: ça ne rime à rien.” (Antoine Thibault.) Mais à quoi diable souhaiteriez-vous que cela rimât?

“L’homme est un miracle sans intérêt.” (Jean Rostand.) Mais qu’est-ce au monde qu’il faudrait pour que ce miracle prît à vos yeux de l’importance? pour que vous le jugiez digne d’intérêt?

Quant à moi, plus j’y réfléchis, moins je parviens à vous comprendre. C’est à se demander parfois si vous ne regrettez pas le “Bon Dieu.” Ce serait alors bien plutôt, de constater l’insuffisance de Sa bonté, la faillite de Sa justice, ou Son impotence (si je croyais à la Providence), que jaillirait mon cri de désespoir. Il ne m’arrive pas[23] de regretter de ne pas “croire”; mais il m’arrive souvent de me dire: heureusement que je ne “crois” pas!


10 mai.

Il y a quelque...romantisme à se désoler que les choses ne soient pas autrement qu’elles ne sont (c’est-à-dire: qu’elles ne peuvent être). C’est sur le réel qu’il nous faut édifier notre sagesse, et non point sur l’imaginaire. Même la mort doit être admise par nous et nous devons nous élever jusqu’à la comprendre; jusqu’à comprendre que l’émerveillante beauté de ce monde vient de ceci précisément que rien n’y dure et que sans cesse ceci doit céder place et matière pour permettre à cela, qui n’a pas encore été, de se produire; le même, mais renouvelé, rajeuni; le même, et pourtant imperceptiblement plus voisin de cette perfection à laquelle il tend sans le savoir et dont se forme lentement le visage même de Dieu. En formation sans cesse et jamais achevé, depuis l’impensable gouffre du passé, jusqu’à l’impensable “consommation des siècles.”

Rien de plus irritant, de plus absurde, que le:

Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel?[24] lorsqu’il est dit sans ironie. C’est ça qui serait gai, d’avoir toujours, en face de soi l’immuable! Empoté toi-même, à quelle saison de l’an t’en tiendrais-tu? Celle des boutons? ou des fleurs? ou des fruits?... A quel moment (et même de ta propre vie) oserais-tu dire: Nous y sommes! Ne bougeons plus!


11 mai.

J’aurais dû arriver à Paris hier (ma place était retenue), ç’eût été précisément pour apprendre les consternantes nouvelles. Consternantes, mais non surprenantes. La radio, hier soir, a trouvé le moyen de beaucoup parler sans exactement rien nous apprendre. On proteste, on s’indigne, sur un ton noble et gourmé, avec des sursauts historiques... De quoi faire rigoler Hitler, s’il n’avait pas mieux à faire que d’écouter nos speakers.


17 mai.

...Puis, non! Les événements sont trop graves; je n’ai plus d’attention que pour eux. Moins attristé par eux que par l’état d’esprit que dé[25]notent les commentaires; et non pas seulement celui des Français; mais surtout celui des Français. L’on met si fort en avant les grands sentiments propulseurs, qu’il semble que ce soit eux-mêmes qui trinquent en la circonstance et nous entraînent à notre perte. Qu’il semble aussi que ce soit le génie du mal qui triomphe, tant c’est lui qu’on se plaît à dénoncer partout chez l’ennemi, plutôt que l’ordre et la discipline qui l’accompagnent et lui permettent sans cesse de triompher. Il serait pourtant bon de reconnaître que les défauts mêmes du peuple allemand sont ceux qui favorisent la victoire, tandis que nos qualités mêmes nous empêchent...


Depuis que je suis à Vence, je lis chaque matin quelques pages d’Eckermann. Ces Conversations avec Gœthe sont d’une ressource inépuisable. On n’y rencontre guère de jaillissements sublimes, inattendus; mais c’est un affleurement continu d’une sagesse souriante, assez semblable, somme toute, à celle de Montaigne, et presque toujours profitable, qui n’élève point tant l’âme qu’elle ne la tempère, sans pourtant jamais l’asservir. L’image qu’il nous laisse est exemplaire; je veux dire que c’est à l’instar de cela que l’on voudrait vivre et penser.

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18 mai.

Nuit admirable. Tout se pâme et semble s’extasier dans la clarté d’une lune presque pleine. Les roses et les acacias mêlent leurs parfums. Les sous-bois sont étoilés de lucioles. Je songe à tous ceux pour qui cette nuit si belle est la dernière et je voudrais pouvoir prier pour eux. Mais je ne comprends même plus bien ce que ces mots: “prier pour quelqu’un” veulent dire; ou plutôt je sais qu’ils ne peuvent plus rien dire pour moi. Ce sont des mots que j’ai soigneusement vidés de tout sens. Mais mon cœur est gonflé d’amour.


Par pudeur je ne m’occupe, dans ce carnet, que de ce qui n’a pas trait à la guerre; et c’est pourquoi, durant tant de jours, je reste sans y rien écrire. Ce sont les jours où je n’ai pu me délivrer de l’angoisse, pu penser à rien qu’à Cela.


21 mai.

Que j’ai de mal à me dire qu’il est des choses que je ne suis plus en âge de faire et que je ferais mieux de ne pas essayer!

Ou du moins je me le dis bien, mais c’est sans[27] me convaincre. De sorte que, ces choses, somme toute, je les fais quand même; mais ensuite, je suis quasi crevé.

J’écris ceci, assis au bord d’une route, au-dessus de Vence, au retour d’une escalade hasardeuse, fatigante parce qu’en dehors de tout sentier, à travers des broussailles toujours plus épaisses, tandis que j’approche du sommet, qui toujours se recule, et que, finalement, je renonce à atteindre.

Grand effort sans autre récompense qu’une satisfaction d’amour-propre (car le paysage, là-haut, était beaucoup moins beau que je n’étais en droit d’espérer, d’après peine prise) et la joie que je prends aux plantes nouvelles—une petite euphorbe formant touffe à ras du sol, que je crois que je ne connaissais pas encore; un géranium à très larges fleurs lie de vin; une petite liliacée semblable aux asphodèles... Un peu plus bas, les cistes ponceau pavoisaient la garrigue, et parfois, s’élançant d’entre les roches, de robustes valérianes. Pas un papillon.


O incurablement léger peuple de France! tu vas payer bien cher aujourd’hui ton inapplication, ton insouciance, ton repos complaisant dans tant de qualités charmantes!...

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26 mai.

Cette désindividualisation systématique à quoi travaillait le hitlérisme, préparait admirablement l’Allemagne à la guerre. Et c’est par là surtout me semble-t-il, que le hitlérisme s’oppose au christianisme, cette incomparable école d’individualisation, où chacun est plus précieux que tous. Nier la valeur individuelle, de sorte que chacun, fondu dans la masse et faisant nombre, soit indéfiniment remplaçable, que, si Friedrich ou Wolfgang se font tuer, Hermann ou Ludwig feront aussi bien l’affaire et que de la perte de tel ou tel, il n’y a pas lieu de beaucoup s’affliger.


Lettres de jeunes sur le front, lettres de réfugiés belges; de quoi remplir le cœur de larmes et d’horreur.


27 mai.

Quand il s’agissait de Blum, vous disiez: un juif ne peut pas être un vrai patriote parce qu’il n’a pas de réelle patrie. Et maintenant, pour la commodité de vos passions, vous dites: tout juif allemand est Allemand avant d’être juif, reste Al[29]lemand en dépit des persécutions, des massacres... Et celui qui proteste passe pour mauvais patriote à leurs yeux, pour mauvais Français! et aux yeux de tous ceux qui n’auront pas su se défendre contre leurs sophismes.


30 mai.

Certains jours, ou plutôt certaines heures de tous les jours (je parle de ces derniers temps), je me sens aussi distant de mes livres que s’ils étaient l’œuvre d’autrui, ou si encore ma pensée les peut habiter, du moins serais-je aujourd’hui bien incapable de les récrire. Il fallait aussi, pour les réussir, une constance d’esprit que je n’ai plus.


Question sociale... Si j’eusse rencontré ce grand trébuchoir au début de carrière, je n’aurais jamais écrit rien qui vaille.

Je ne prends le ton profond et quasi-vaticinateur dans la conversation, que lorsque je ne suis plus du tout sûr de mon affaire.

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La Tourette, 5 juin.

Le jeune Belge qui nous emmenait ici dans son auto revenait de Belgique. Il nous racontait avoir été retenu toute une nuit à la frontière dans la proximité de Dunkerque dont il a vu le bombardement. D’innombrables autos, ainsi que la sienne, attendaient qu’on leur permît d’entrer en France. A 8 heures du matin, la frontière enfin fut ouverte et le flot se précipita torrentueusement, tant autos que piétons, sans aucun contrôle d’aucune sorte, sans que l’on examinât aucun papier d’identité. On laissa passer indistinctement tous ceux qui cherchaient à passer, et c’est ainsi qu’un nombre énorme d’Allemands put entrer en France et se répandre dans le pays sans même recourir aux avions et aux parachutes. Ensuite on peut courir après, redoubler de zèle. En France les trois quarts de nos efforts ne sont qu’en vue de réparer des négligences.


Nous avons gagné Saint-Genès-la-Tourette en vingt-deux heures avec une seule halte de deux heures au Puy où nous avons déjeuné. (Mais arrêtés vingt fois dans la nuit pour vérification de nos papiers d’identité.) Le jeune Belge et le Docteur Cailleux se relayaient au volant. Partis[31] de Vence vers 19 heures; la crainte d’un brusque retrait de permis de circulation et d’une réquisition des autos nous mettait le feu au derrière. Le matin même on avait évacué Menton. Le docteur, qui venait de l’apprendre, était accouru de Nice pour m’enlever et me faire profiter de cette chance inespérée qui s’offrait.

En passant par Valence, j’ai vainement cherché le logis de Mlle Charras que j’aurais voulu pouvoir embrasser. Malgré la nuit sans lune, la traversée de montagnes avait été splendide, puis le lever du jour dans un ciel parfaitement pur. Mais les premières nouvelles apprises ont été celles du bombardement de Paris.


Vichy, 8 juin.

Les routes sont encombrées de malheureux réfugiés, de familles errantes qui fuient au hasard et sans savoir où. Des enfants se sont égarés, que les parents désolés recherchent.

Hier, dans la nuit, par la fenêtre ouverte de ma chambre qui donne sur l’extrémité du parc, j’entendis à trois reprises, un cri déchirant: “Pierre! Pierre!” et faillis descendre pour rejoindre le pauvre dément qui poussait dans la nuit, déses[32]pérément cet appel. Et longtemps je ne pus m’endormir, imaginant sans répit cette détresse...

Ce matin j’en parle à Naville. Il a bien entendu le cri lui aussi: mais, me dit-il, c’est celui du veilleur de nuit qui crie: “Lumière! Lumière!” lorsqu’il voit une fenêtre éclairée, comme était la mienne.


Vichy, 11 juin.

Dans le Temps, un article de J. L. où je lis: “Un littérateur, que cite M. Géraldy, se vantait d’être un délicat et proclamait: ‘Il n’y a de vérité que dans la nuance.’ N’était-ce pas un de ces écrivains sans couleur qui se perdent à la recherche d’un ton, quand il leur est impossible de refléter la lumière?” Quelle absurdité! Je crois bien que cet écrivain était Renan, et qu’il y a là une profonde mésinterprétation de cette phrase de lui que l’on cite.

Ces quelques intellectuels, qui font aujourd’hui leur “mea culpa” et s’accusent d’avoir “trop aimé la littérature,” ne comprendront-ils pas combien est préjudiciable à la culture l’abandon et le reniement de certaines grâces de l’esprit? Devrons-nous, par un “repli stratégique,” tourner le dos à tout[33] ce que l’art français a produit de délicat, de nuancé, de subtil? Nous enjoindra-t-on de préférer la Madelon aux œuvres de Debussy, de Ravel? Neuville et Detaille à Corot? Béranger à Baudelaire, Déroulède à Verlaine...(pour ne citer ici que des morts), par grande crainte de ce qui pourrait nous énerver, nous affaiblir?

On incrimine aujourd’hui notre littérature; on lui reproche son raffinement et d’avoir travaillé à affaiblir plutôt qu’à galvaniser nos énergies; certains vont jusqu’à souhaiter que nous n’eussions eu pour poètes que des Bornier et des Déroulède... Ne serait-il pas plus sage de reconnaître que toute littérature avancée, quelle qu’elle soit, tend à épuiser ce qui la produit? Cette fleur de la civilisation se développe et s’épanouit aux dépens de la plante, qui s’y donne et s’y sacrifie. Plus fleurissante, l’Allemagne eut été moins forte. C’est pour protéger le délicat que l’on met en avant la force. Il importe de tout maintenir.

Je me souviens qu’en 1914, pris d’un grand zèle, si l’on m’eût écouté, dans le jardin de Cuverville, l’on n’eût plus vu que des légumes. Combien ma femme fut plus sage, qui n’admit point que l’on en supprimât toutes les fleurs!

[34]


14 juin.

Cette importante nouvelle que nous fait pressentir Reynaud, Naville pense que...

Oui, c’était bien cela. Et l’on ne comprend plus où peut bien se trouver encore cette “âme” ou ce “génie” de la France que l’on prétend sauver malgré tout. Le support même va lui manquer. Dès à présent, et dès avant-hier déjà, la lutte est vaine; c’est en vain que se font tuer nos soldats. Nous sommes à la merci de l’Allemagne qui nous étranglera de son mieux. Nous crierons malgré tout très haut: “l’honneur est sauf”! ressemblant à ce laquais de Marivaux qui dit: “Je n’aime pas qu’on me manque,” tout en recevant un coup de pied au derrière.

Sans doute n’y a-t-il aucune honte à être vaincu lorsque les forces de l’ennemi sont à ce point supérieures, et je n’en puis éprouver aucune; mais c’est avec une tristesse sans nom que j’entends ces phrases où viennent s’épanouir encore tous les défauts qui nous ont perdus: idéalisme vague et stupide, méconnaissance de la réalité, imprévoyance, insouciance et croyance absurde en la valeur de propos fiduciaires qui n’ont plus crédit que dans l’imagination des niais.

Comment nier que Hitler a mené le jeu d’une manière magistrale, ne se laissant lier par aucun[35] scrupule, par aucune règle d’un jeu qui, somme toute, n’en comporte point, profitant de toutes nos défaillances que depuis longtemps il avait su favoriser. A la lueur tragique des événements est apparu soudain le délabrement profond de la France, que Hitler ne connaissait que trop bien. Partout incohésion, indiscipline, revendication de chimériques droits, méconnaissance de tous devoirs. Ces jeunes gens bien intentionnés qui s’inquiétaient hier de refaire la France, qu’en feront-ils avec les misérables débris qui vont en rester?

Je songe à Varsovie, à Prague...En ira-t-il de même de Paris? Les Allemands laisseront-ils respirer et se ressaisir le meilleur de nos énergies? Ce n’est pas seulement à notre ruine matérielle qu’ils sauront veiller. Aujourd’hui nous ne pouvons encore entrevoir les conséquences affreuses de la défaite.

Nous n’aurions pas dû gagner l’autre guerre. Cette fausse victoire nous a trompés. Nous n’avons pu la supporter. Le relâchement qui l’a suivie nous a perdus. (Nietzsche, à ce sujet, parlait d’or, dans ses Considérations Intempestives.) Oui nous avons été perdus par la victoire. Mais saurons-nous nous laisser instruire par la défaite? Le mal est si profond qu’on ne peut dire s’il est guérissable.

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21 juin.

L’allocution de Pétain est tout simplement admirable: “Depuis la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on n’a servi. On a voulu épargner l’effort; on rencontre aujourd’hui le malheur.” On ne peut mieux dire, et ces paroles nous consolent de tous les flatus vocis de la radio.


23 juin.

L’armistice a été signé hier soir. Et maintenant que va-t-il se passer?

 


24 juin.

Hier soir nous avons entendu avec stupeur à la radio la nouvelle allocution de Pétain. Se peut-il? Pétain lui-même l’a-t-il prononcée? Librement? On soupçonne quelque ruse infâme. Comment parler de France “intacte” après la livraison à l’ennemi de plus de la moitié du pays? Comment accorder ces paroles avec celles, si nobles, qu’il prononçait il y a trois jours? Comment n’ap[37]prouver point Churchill? ne pas donner de tout cœur son adhésion à la déclaration du Général de Gaulle? Ne suffit-il pas à la France d’être vaincue? Faut-il en plus, qu’elle se déshonore? Ce manquement à la parole donnée, cette dénonciation du pacte qui la liait à l’Angleterre, est bien la plus cruelle des défaites, et ce triomphe de l’Allemagne, le plus complet, d’obtenir que la France, tout en se livrant, s’avilisse.


24 juin.

Seules les Conversations de Gœthe parviennent à distraire un peu ma pensée de l’angoisse. En tout autre temps, je noterais bien des réserves; certaines sont importantes. J’arrive aujourd’hui en date du 12 février 1832, au passage où Gœthe opposa le premier vers d’un récent poème:

Kein Wesen kann zu nichts zerfallen

au début d’une pièce de vers qu’il déclare à présent absurde et qu’il s’irrite d’avoir vu graver en lettres d’or, au-dessus de l’entrée d’une galerie d’histoire naturelle, par ses amis berlinois

Denn alles muss zu nichts zerfallen
Wenn es im Sein beharren will

[38]

dont l’enseignement me paraît bien plus profond et rejoindre presque celui de l’Evangile. Mais Gœthe, à mesure qu’il s’approchait de la mort, s’écartait de plus en plus de l’ombre, au lieu de chercher à la traverser pour atteindre à la clarté suprême. De même il rejetait toute préoccupation métaphysique et son désir-besoin de “mehr Licht” se faisait de plus en plus immédiat. Ce qui n’allait point sans quelque amincissement de sa pensée.


Et tant de ruineuses chimères! Nous voyons ce que cela coûte aujourd’hui. Il nous faudra payer toutes les absurdités de l’intangible Traité de Versailles, les humiliations du vaincu d’alors, les vexations inutiles, qui me soulevaient le cœur en 19, mais contre lesquelles il était vain de protester; l’indigne abus de la victoire. C’est à présent leur tour d’abuser.

Avons-nous assez manqué de psychologie, dans ce temps où nous infatuait notre triomphe! Comme si le plus sage n’eût pas été de tendre la main au vaincu, de l’aider à se relever, au lieu de s’ingénier à le prosterner davantage, absurdement et sans se rendre compte que, ce faisant, l’on bandait sa rancœur et raidissait ses énergies. Mais qui persuader, dès qu’il s’agit de politique, que la générosité ne soit pas toujours et forcément un[39] sentiment de dupe? Sans doute eût-il été chimérique de compter sur de la “reconnaissance,” mais le meilleur moyen d’empêcher Hitler, c’était de ne pas lui donner raison d’être.


Du reste les grands événements historiques sont revêtus d’un caractère de fatalité à ce point inéluctable que le grand homme qui mène le jeu me paraît bien plus créé par les événements que pour eux. Ma phrase n’est pas très claire; mais ma pensée non plus. Je veux dire que, pour la formation de tout grand homme d’Etat il faut considérer comme énorme la part des circonstances. Rien n’est plus différent du génie poétique. Et pourtant la parfaite éclosion d’une grande œuvre répond, elle aussi, à quelque participation du seasonable, à la disposition préalable du public, à son attente inconsciente.


Je viens de relire, avec une satisfaction parfois des plus vives La Fortune des Rougon. Certains chapitres sont dignes de Balzac, et du meilleur.

[40]


25 juin.

Les hostilités ont pris fin cette nuit. On ose à peine s’en réjouir, songeant à ce qui nous attend par delà...


26 juin.

Est-il encore quelqu’un avec qui je prenne réel plaisir à causer? Je ne puis plus rien affirmer sans qu’aussitôt mon affirmation ne me paraisse forcer un peu ma pensée. Plus aucune de mes convictions n’est solide suffisamment pour que la moindre objection aussitôt ne l’ébranle; encore que les affirmations d’autrui me paraissent le plus souvent creuses et, elles aussi, mal assurées. De plus en plus je crains qu’une idée ne me paraisse juste, simplement parce qu’elle est bien formulée.

Quant à la situation présente...le temps n’est pas encore venu où il faudra “se prononcer.” Les vraies questions ne sont pas encore posées. Pour l’instant je ne sens en moi que de l’attente; et de l’espoir...mais je ne sais encore de quoi.

Après m’être longtemps nourri du Second Faust, je reprends la première partie, que je me trouvais[41] moins bien connaître, encore que l’ayant lue bien des fois. Que de beauté j’y découvre encore! Quel foisonnement! Tout y est saturé de vie. La pensée ne s’y présente jamais abstraite; de même que le sentiment jamais disjoint de la pensée, de sorte que le plus particulier reste encore chargé de signification et, pour ainsi dire, exemplaire. Gœthe aborde aux régions sublimes avec tant de naturel que l’on s’y sent, avec lui, toujours de plain-pied.

Pour tempéré, pour raisonnable qu’il soit et s’efforce d’être, c’est dans l’inexpliqué, l’inexplicable et ce qu’il appellerait: “le démoniaque,” qu’il m’apparaît le plus grand. J’aime que, causant avec Eckermann et pressé par celui-ci de commenter le rôle des “Mères” dans le Second Faust, de préciser la signification qu’il leur accorde, Gœthe se dérobe et maintienne à l’abri d’une investigation trop logique et trop raisonnée ce “cône d’ombre” où s’adosse sa propre sagesse, d’où prend élan sa poésie, et sans lequel il rejoindrait parfois Béranger. Si das Schaudern est la meilleure part de l’homme, il est la meilleure part de Gœthe également.


Achevé ce matin La Débâcle de Zola que je n’avais pas encore lue. Ce n’est certes pas celui de ses livres que je préfère, encore qu’il y atteigne[42] parfois une particulière grandeur. Mais Zola y demeure sans cesse asservi, soumis par mille liens aux événements historiques, et l’on sent à l’excès le livre artificiellement fabriqué, à coups patients de menues documentations. Il n’en pouvait être autrement; mais une simple et probe histoire de la guerre de 70 et de la Commune m’intéresserait alors davantage. Et de là vient aussi que Germinal, La Terre ou Pot Bouille lui restent supérieurs.


Ginoles, 3 juillet.

Sous la fenêtre de ma chambre, un immense platane, qui est bien l’un des plus beaux arbres que j’aie vus. Je reste longtemps dans l’admiration de son tronc énorme, de sa ramification puissante et de cet équilibre où le maintient le poids de ses plus importantes branches. La contemplation d’un arbre séculaire est d’un effet aussi pacifiant que celle des gros pachydermes si fort préconisée par Butler.

[43]


6 juillet.

J’avance de plus en plus aisément dans les Gespräche mit Gœthe et fais d’indéniables progrès dans la compréhension de la langue allemande. C’est aussi que je ne laisse passer aucun mot que je ne le comprenne parfaitement. Eussé-je apporté dans mon enfance le même zèle à m’instruire, où n’en serais-je pas aujourd’hui! Mais il me semble toujours que je commence seulement à savoir vraiment comment apprendre, à profiter. Quelle joie je trouve dans l’application! et le demi-oubli des angoisses actuelles!

Gœthe se ressaisit, dans le Second Faust, de toute sa grandeur; qu’il perdait un peu dans l’ordinaire des Conversations; mais c’est bien là ce qui nous y plaît: de nous y sentir avec lui de plain-pied. Parfois on l’entend proférer des sentences d’une épaisseur presque gênante. Ce qui les sauve, c’est ce ton de bonhommie souriante que l’on sent régner partout.


7 juillet.

Et nous accuserons encore l’Allemagne de “manquer de psychologie!”...

[44]

Le coup me paraît monté avec une habileté consommée: La France et l’Angleterre sont comme deux pantins entre les mains de Hitler qui s’amuse, après avoir vaincu la France, à dresser contre elle son alliée d’hier. Je ne puis voir qu’une invite à faire celle-ci se jeter, par grande crainte, sur notre flotte de guerre, dans cette clause de l’armistice qui ne demandait pas (d’abord du moins) qu’elle fût livrée, mais la laissait “intacte,” simplement liée par une promesse réciproque (ce qui permit à Pétain de dire que, du moins, notre “honneur” était sauf).

N’était-il pas évident que l’Angleterre viendrait à craindre que cette flotte intacte ne finît par être tournée contre elle et que l’Allemagne, pour peu que la chance commençât à tourner, n’hésiterait pas à verser dans la balance ce poids décisif? Mieux valait ne pas courir ce risque périlleux.

Je doute que ce revirement ait beaucoup surpris Hitler. Il y comptait, j’en jurerais: Perfide, cynique, tant qu’on voudra, mais ici encore, il a agi avec une sorte de génie. Et ce que j’admire surtout, c’est peut-être la variété de ses ressources. Depuis le début de la guerre, (et, que dis-je? depuis bien avant) tout se passe exactement comme il l’avait prévu, voulu; avec même pas de retard; au jour fixé, qu’il sait attendre, laissant agir en[45] sourdine les machines qu’il a remontées et dont l’éclatement ne doit pas se produire avant l’heure. On ne connaît, on n’imagine pas de partie historique, aussi savamment concertée où entre aussi peu de hasard...Bientôt ceux-là mêmes qu’il écrase seront forcés, tout en le maudissant, de l’admirer.[1] Dans aucun de ses calculs il ne paraît s’être trompé; il a justement évalué la force de résistance des pays, la valeur des gens, leurs réactions, le parti qu’on en pouvait tirer, tout mis en œuvre. Ah! combien ont dû l’amuser notre ahurissement scandalisé, nos honorables indignations devant l’attaque anglaise de Mers-el-Kébir et l’aigrissement subit de nos rapports. Avoir obtenu que l’aviation française, à demi remisée déjà, rentrât en chasse et, par représailles, bombardât les navires anglais, c’est merveille! Et de plus, nous devrons être reconnaissants à l’Allemagne et à l’Italie de lever aussitôt l’interdit, pour nous permettre de foncer sur ce qui devient “l’ennemi commun” et de nous donner, parbleu! pour l’aider ainsi, toute licence. Nous sommes gentiment manœuvrés, sans même bien nous en apercevoir, par Hitler, seul meneur[46] du jeu, dont l’habileté sournoise et cachée dépasse celle des grands capitaines.

L’on attend avec une curiosité haletante le chapitre suivant de ce grand drame qu’il avait si minutieusement et patiemment élaboré.

Je voudrais que l’on me dise, de ses dédains qui nous faisaient crier au monstre, de ses mépris, lequel, à l’usage, ne s’est pas trouvé et prouvé motivé. Sa grande force cynique a été de ne consentir à tenir compte d’aucune valeur fiduciaire, mais seulement des réalités; d’agir sous la dictée d’un cerveau tout désencombré. Il n’a jamais cherché à payer de mots, que les autres. L’on peut bien le haïr, mais c’est décidément quelqu’un de très fort.


8 juillet.

A quelques pas du banc où je lis, j’entends dialoguer. Une voix pleine d’assurance mais un peu chevrotante et cassée par l’âge, proclame:

“Oui, Monsieur, c’est l’infanterie qui gagne les batailles, l’infanterie seule; c’est prouvé et reconnu que seule l’infanterie...”

Je feins de m’absorber dans ma lecture par crainte d’être pris à partie par le très respectable vieillard (de plus de 82 ans), directeur de l’étab[47]lissement et de l’hôtel, qui proférera encore: “L’aviation! Laissez-moi rire avec votre aviation. Oh! je sais bien que...”

Il s’éloigne avec son interlocuteur complaisant, et durant quelques instants je cesse d’entendre. Mais, dès que le groupe se rapproche, j’entends encore: “Sur un champ de bataille, c’est connu; le grand triomphateur, le seul, c’est le fantassin.” Il ajoute et conclut: “Voilà pourquoi l’Angleterre est impardonnable de ne pas nous en avoir envoyé davantage.”

Hélas! c’est pour nous être cramponnés à, je ne dis pas particulièrement cette idée, mais aussi bien à des sœurs de celle-ci, que ces batailles nous les avons perdues. Les moyens d’attaque et de défense changent; les idées les plus justes, en stratégie, peuvent bien devenir, avec l’âge, des âneries; et devenir des généraux, les officiers qui n’en démordent point, hélas! et se refusent encore à admettre que, depuis l’emploi des mitrailleuses, des chars d’assaut, devant la mécanisation et la motorisation de l’attaque, les moyens de la défense ne peuvent plus, ne devraient plus rester les mêmes. Point n’est besoin d’être grand clerc pour le comprendre.

Devant un ennemi inventif et qui sut rénover ses méthodes, rien de pire que des chefs routiniers;[48] mieux vaut encore des gens sans expérience aucune, mais prompts à l’accueillir et à en profiter, que des entêtés dans les souvenirs d’une guerre précédente sans presque aucune ressemblance avec l’actuelle, prêts à penser que la victoire se trompe lorsqu’elle penche vers l’inédit. En 1939 nous en étions encore aux procédés de 17; tout comme en 14, à ceux de 70. Toujours en retard; toujours surpris; toujours l’impéritie des vieux cadres débordés par la nouveauté.


9 juillet.

Matin splendide, ciel radieux; la montagne, en face de moi, ruisselle de lumineux azur. La campagne aux blés blonds baigne dans la paix, dans la joie, et chaque oiseau, grisé de soleil, la raconte. Parmi tant de sérénité je ne parviens pas à me sentir très triste; du reste je ne le cherche pas et je crois que, dans le deuil également, il est mauvais de se forcer. L’effort c’est dans l’action qu’il le faut porter; dans la sensation ou les sentiments, il fausse tout. Les discours que j’entendais hier en sont preuve.

La grande désolation du pays, il n’est pas donné à tant de Français, ni constamment, de la sentir.[49] Ce que l’on éprouve bien plutôt, ce sont des douleurs particulières; et, pour la plupart, c’est la gêne des restrictions, l’inconfort de l’exil encore, et la crainte de la disette de demain. Si la domination allemande devait nous assurer l’abondance, neuf Français sur dix l’accepteraient, dont trois ou quatre avec sourire. Et il n’y a pas à s’en indigner, non plus que de ce que j’en dis. Ceux qui sont capables de s’émouvoir authentiquement pour des motifs intellectuels sont très rares;[2] capables de souffrir de carences non matérielles. Et peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi. Le tour de force de Hitler est d’avoir su faire souhaiter, à la jeunesse de son pays, autre chose que le bien-être. Mais l’esprit de conquête et de domination est chose encore relativement facile à insuffler. Reste à voir s’il saura maintenir en éveil l’enthousiasme après que, l’esprit de conquête et de domination satisfait, le désir viendra de profiter de la victoire, de jouir, de se reposer.

[50]


10 juillet.

Aux yeux des partisans obstinés, ceux-là paraîtront “opportunistes,” honteusement et méprisablement, qui, n’attachant somme toute pas grande importance au régime et à l’état social, ont surtout horreur du désordre et ne revendiquent guère d’autre droits que celui de penser et d’aimer librement. Pour peu que cela me soit accordé, je m’accommoderais assez volontiers des contraintes, me semble-t-il, et j’accepterais une dictature qui, seule, je le crains, nous sauverait de la décomposition. Ajoutons en hâte que je ne parle ici que d’une dictature française.


13 juillet.

Il faut beaucoup d’imagination, et de la qualité la plus rare: celle dans le raisonnement, pour se représenter les lointaines conséquences d’une défaite et par où chacun en peut souffrir. La solidarité entre tous les citoyens d’un pays reste assez mal établie, du moins en France, et peu sentie; elle demeure chose abstraite; et, du reste, pour un grand nombre de citoyens, existe réellement fort peu. Il se fût agi, non de la créer précisément, mais[51] d’en inculquer le sentiment dans le peuple et la jeunesse des écoles; mais les instituteurs avaient d’autres programmes et s’intéressaient eux-mêmes bien davantage à la “lutte des classes,” d’un rendement qui paraissait plus immédiat, plus certain, et “tombant sous le sens” plus facilement, semblait-il. A vrai dire c’est à travers les restrictions qu’elle entraîne, et par cela seulement ou presque, que le grand nombre sera touché par la défaite. Moins de sucre dans le café, et moins de café dans les tasses; c’est à cela qu’ils seront sensibles. Mais comme on leur dira qu’en Allemagne il en va de même, ces privations leur paraîtront dues non tant à la défaite qu’à la guerre plus simplement et ils n’auront pas tout à fait tort.

Toute l’éducation des enfants devrait tendre à élever l’esprit de ceux-ci au-dessus des intérêts matériels. Mais allez donc parler au cultivateur du “patrimoine intellectuel” de la France, dont il ne se sentira que fort peu, lui-même, l’héritier. Lequel d’entre eux n’accepterait pas volontiers que Descartes ou Watteau fussent Allemands, ou n’aient jamais été, si cela pouvait lui faire vendre son blé quelques sous plus cher? Une rétrogradation, un effacement, ou du moins, un échappement dans la mystique, des valeurs nobles, c’est à quoi, je le crains, nous devrons assister; et ce sera tout à la[52] fois le plus onéreux et le plus imperceptible des articles de la “note à payer.”


J’ai le cœur tout remis en place et regonflé par l’admirable Concerto en ré majeur de Mozart, admirablement interprété par Wanda Landowska, dont la radio vient de me permettre d’entendre l’enregistrement. Force et bonté, grâce, esprit et tendresse, rien ne manque à cette œuvre (que je reconnais note à note), non plus qu’au jeu parfait de la pianiste, qu’un de mes regrets sera de n’avoir pas plus souvent entendue.


14 juillet.

Le sentiment patriotique n’est, du reste, pas plus constant que nos autres amours—qui, certains jours, si l’on était parfaitement sincère, se réduiraient à bien peu de chose; mais l’on ose rarement s’avouer le peu de place qu’elles tiennent alors dans nos cœurs. “Et la résurrection de la chair,” dit l’Eglise, qui sait le grand besoin que l’âme a du corps, pour s’éprendre, et que, si le Verbe ne s’était “fait chair,” il aurait peu d’adorateurs. Imagine-t-on ceux-ci, prosternés devant un triangle? Nous sommes inéluctablement enfoncés[53] dans la matière, et même nos plus mystiques amours ne peuvent se passer de représentations matérielles. La contemplation de l’image soutient et soulève l’extase, qui, sans quelque signe concret à quoi s’accrocher, retomberait. On a besoin de symboles, de monuments, de statues, de drapeaux, pour fournir au sentiment quelque prise, des perchoirs pour permettre à ce qui s’essore de nos cœurs, mais ne pourrait longtemps soutenir son vol, de se poser. On ne peut pas plus s’en passer, que le langage de métaphores. Le sentiment pieux, pour s’exprimer, invente le geste ou l’adopte, puis, de dessous le geste, s’esquive et bientôt le geste en tient lieu. Ce qui permet aux déficiences et vacances de notre sensibilité de n’être pas trop apparentes.


Aujourd’hui, fête nationale; jour de deuil. Le deuil général ne peut être fait que de la mise en commun de tous les deuils particuliers. Quant aux provinces perdues, je crains que le paysan du midi n’en ait cure; les champs de bataille sont demeurés trop loin de lui. Pourtant le peuple des réfugiés sont venus de là-bas l’avertir, le gêner dans sa torpeur heureuse. Il n’est certes pas incapable de sympathie et s’est montré le plus souvent d’une grande obligeance; mais tout de même les[54] boutiques des plus petits villages n’ont jamais été plus achalandées, et cela entre en ligne de comptes, encore que l’on n’ose guère l’avouer.


J’écris dans ce carnet, en me défendant, pour l’instant, de rien relire, laissant aller à l’aventure ma pensée, et singulièrement ce que dessus, sans aucun sentiment, certes, de dénigrement ou de blasphème. Mais, fort médiocre observateur des anniversaires, il me faut avouer que je ne me sens pas particulièrement ému ce jour-ci. Ma tristesse profonde devant la partie perdue est constante, mais reste latente, et du reste serait difficilement exprimable.

Je poursuis assidûment la lecture du Second Faust, et découvre dans les Gespräche mit Eckermann quantité de petites naïvetés et menues niaiseries charmantes; dont, en date du 20 mars 1831, celle-ci: “On ne saurait plus imaginer possible, de nos jours, un grand peintre de fleurs; on exigerait de lui trop de connaissances en histoire naturelle. Le botaniste qui compte les étamines demeure insensible aux charmes des couleurs et n’appréciera pas, dans la peinture d’un bouquet, l’éclairage et le pittoresque groupement des fleurs.” (Je traduis librement.)

[55]

Seul Français de l’hôtel, j’écoute le communiqué de ce jour en compagnie de quatre Belges et de trois Autrichiens.


16 juillet.

Arnold Naville, ami fidélissime, de Vichy où il a dû retourner, me communique un article du Temps (9 juillet) sur “la Jeunesse de France.” (Je suis, à l’ordinaire, un très constant lecteur du Temps, mais ne puis me le procurer ici.) Cet article, qui l’indigne, me prend à partie et dénonce, entre toutes et uniquement, mon influence sur la jeunesse comme un danger public; sans doute sur la foi des deux seuls titres de mes livres qu’il cite: le Traité du Narcisse et l’Immoraliste. C’est “contre cette influence considérable, mais néfaste, qu’il faut aujourd’hui réagir,” dit-il; car j’aurais “fait fâcheuse école, formant une génération orgueilleuse et déliquescente.” Ne se plaisait-on pas pourtant à reconnaître que ceux de cette génération avaient assez vaillamment combattu, en 1914? Oui, sans doute, dira-t-il; mais ceux-là seuls précisément qui surent échapper à ma fatale emprise. Quelle étrange idée cet auteur anonyme[56] de l’article se fait-il du genre d’influence qu’ont pu exercer mes ouvrages! et que ne peut-il prendre connaissance des lettres de jeunes que je reçois... Protester? comme le voudrait Naville; je ne le puis, juge et partie. Puis, à quoi bon? Bien plus sûrement que les éloges, on sait de reste que cette vieille accusation de “corrumpere juventutem” met du bon côté de la gloire, et combien elle est à l’ordinaire mal fondée. Mais, par le triste temps qui court, elle pourrait bien faire peser l’interdit sur mes écrits. Ce n’est pas à moi, c’est à la jeunesse même de me défendre; à ceux qui m’ont lu, de prouver que je ne les ai point pervertis. Sans doute l’éducation de la jeunesse est aujourd’hui la plus importante des tâches. L’article en question laisse entrevoir que l’on serait enclin, tout comme hier, à la payer (la jeunesse) et à se payer de phrases creuses. La propension à la grandiloquence est un défaut dont je crains que nous ne nous corrigions pas de sitôt. Ce qu’il importe surtout d’apprendre aux enfants (et, pour ce faire, de posséder d’abord soi-même) c’est ce qui porte le beau nom de clairvoyance. C’est bien aussi ce qui nous a le plus manqué avant, pendant, et depuis la guerre; et ce qui nous manque encore le plus aujourd’hui, si j’en juge par cet article. Développer chez l’enfant le sens critique, ce devrait être le premier, le plus[57] constant effort du maître. Rien de mieux contre le “nazisme.”


Les gens de ce pays paraissent à ceux du nord presque indifférents et insensibles à la catastrophe qui mutile la France. Il faut des qualités de cœur et d’esprit très rares pour être sincèrement ému par ce qui ne nous atteint pas personnellement. Mais, ici comme partout, gardons-nous de juger trop vite: on peut être trompé par des façons de s’exprimer et de manifester très différentes.


17 juillet.

Une lettre des plus intéressantes du docteur Cailleux, qui m’a soigné avec un dévouement si parfait durant ma récente crise néphrétique, et qui vient de s’engager dans la marine, ce qui lui a permis de soigner et sauver quelques-uns des rescapés de Mers-el-Kébir—lettre transmise par Dorothy Bussy—et une autre de Roger Martin du Gard que vient de balloter la tourmente, à travers la France envahie, m’amènent à regretter de n’avoir pas été plus directement éprouvé par la guerre. Je n’en aurai somme toute rien connu que par écho; n’en aurai souffert que par sympathie.[58] “L’intellectuel” qui cherche avant tout et surtout à se mettre à l’abri, perd une rare occasion de s’instruire. L’imagination reste impuissante à suppléer le vrai contact et l’expérience ininventable. Sur ce plan du moins, les vrais “profiteurs” de la guerre seront ceux qui en auront immédiatement pâti. Je m’en veux, à présent, d’être resté en marge; et d’avoir si peu profité.


Beaucoup lu d’allemand tous ces temps derniers. J’apprends des listes de mots que je ne connais pas encore, patiemment copiés sur un petit carnet que j’emporte en promenade. Sans doute est-il un peu ridicule, à mon âge, de chercher encore à s’instruire, et tout cet effort est bien vain; mais dès que je ne suis plus tendu vers quelque chose, je m’embête à mort et n’ai plus de plaisir à vivre. Et pourtant je me dis que c’est l’état de simple et pure contemplation qu’il siérait d’atteindre et dans lequel il ferait bon de s’endormir. Mon esprit n’est pas encore assez apaisé pour cela, trop curieux encore, trop gourmand.

[59]


19 juillet.

Il semble que les Allemands jusqu’à présent du moins, aient respecté les propriétés privées; certainement par ordre. Il est évident qu’ils nous ménagent; les Français sont trop portés à croire que cela est tout naturel, qui pourrait bien ne pas durer. N’est-ce point pour nous dissocier davantage de l’Angleterre, devenue “l’ennemi commun,” qu’ils nous accordent pour l’instant un traitement de faveur; et aussi pour se réserver de la marge, des possibilités de pression lorsque viendra le moment de signer le traité de paix? Pour moi qui, par méthode et par tempérament, m’attends toujours au pire, protégeant de cette façon mon optimisme et faisant bonheur de tout l’en deçà, j’admire ici encore l’habileté consommée de Hitler et la naïveté routinière des Français, notre chimérique confiance en des droits que, vaincus, et reniés par notre seule alliée, nous n’avons plus aucun moyen de faire respecter, notre impéritie. C’est sur tout cela qu’il spécule. On parle de “refaire la France” comme si nous étions encore libres de la refaire à notre gré, comme si nous n’étions pas à sa merci. Sans doute est-il bon, indispensable, de se remettre aussitôt au travail; mais de ce que ce travail produira nous n’aurons[60] que ce qu’il voudra bien nous laisser, et la France, ce n’est pas nous qui la referons, ce sera lui.


24 juillet.

J’ai fait effort, ces jours derniers, pour écrire dans ce carnet; mais ces quelques jours d’interruption et les déplacements ont rompu le fil. Il fallait la stagnation et le désœuvrement de Ginoles pour permettre l’essai de mise au point de ma pensée. De nouveau je ne sens plus en moi que trouble et désordre.

Lu et relu du Gœthe: force poèmes; la belle introduction au Farbenlehre et, poussé par l’admiration d’Eckermann, la Novelle, qui vraiment est d’une niaiserie (d’une béatitude) incroyable. Gœthe n’aurait pu l’écrire de nos jours; et sans doute l’on ne peut parler en art de progrès, mais il aurait compris que seule la particularité spécifique des notations peut soutenir l’intérêt d’un récit de ce genre, où tout est inventé, construit “à plaisir”; et pour prouver quoi? Que plus obtient douceur que violence?... Que les plus sauvages forces de la nature servent, apprivoisées?... Que poésie et musique ont raison des plus farouches instincts?... Que la confiante naïveté d’un enfant[61] triomphe là où la brutalité fait faillite?... Evidemment; mais ce qui triomphe surtout ici, c’est l’artifice. Une œuvre d’art ne s’obtient pas par la simple application de bonnes règles; et du reste celles que Gœthe a mises en jeu dans ce court récit sont des plus contestables. De même nombre de ses réflexions sur la peinture, que nous a transmises Eckermann, Gœthe en rougirait aujourd’hui. Les arts ont évolué d’une manière qu’il n’a pu prévoir, et de très grands peintres sont survenus dont l’œuvre s’élève à l’encontre de ses théories. Il est plaisant de constater que, dans nombre d’autres domaines également, la route la plus avantageuse a été frayée dans une direction où il ne pressentait que cul-de-sac. Et, de plus, ceci qui est très grave: toute son intelligence, pourtant si spontanément investigatrice, ne faisait pas qu’il ne crût devoir détourner sa curiosité de ce qu’il estimait que l’intelligence humaine ne pourrait jamais atteindre, (Dieu! que ma phrase est compliquée! Mais non pas plus que ma pensée) et au sujet de quoi l’interrogation lui paraissait donc vaine: astronomie ou préhistoire, et tous les problèmes concernant les origines, les formations premières... Certains des hauts problèmes qu’il refusait d’envisager, par peur et horreur du déboire, sont de ceux précisément où l’esprit, par la suite, a risqué ses incur[62]sions les plus hardies et du profit le plus prodigieux.


25 juillet.

Dira-t-on que la France avait cessé d’être la grande nation dont elle continuait à jouer le rôle? Tout de même, ce rôle, je ne vois aucun autre peuple sur terre qui puisse aujourd’hui l’assumer à sa place, et c’est là ce dont il importe de la convaincre; de se convaincre.


27 juillet.

Le docteur Cailleux me prête une Revue de Paris où j’ai plaisir à lire un excellent article de Thérive sur Zola, que je contresignerais volontiers, et une étude sur l’Allemagne, signée * * *, qui ne me satisfait guère. Ne serait-il pas opportun, plutôt que de nous exposer les défauts qui menèrent le peuple allemand à la victoire, de dénoncer les éminentes qualités qui valurent au peuple français sa défaite (une défaite qui ne permettra peut-être plus à ces qualités de se produire)?[63] Je parle ironiquement, car l’on ne peut faire nos qualités ni nos vertus responsables de notre défaite; mais bien les défauts ruineux qui en étaient pour ainsi dire le revers, la rançon, et dont encore nous ne prenons guère le chemin de nous corriger.

Il est vrai que le Français est animé par un besoin de perfection plus souvent sans doute qu’aucun autre peuple moderne; que le sens du parfait est inséparable de l’idée de mesure et, partant, de limitation, de sorte que cette perfection même entraîne nécessairement en art, certain resserrement, voire même rétrécissement (beaucoup plus apparent que profond, du reste) du théâtre et champ d’opération de la pensée. Et c’était également l’invite à une rapide sclérose, contre quoi protestaient les extraordinaires sursauts du romantisme et de tant d’individualités puissantes, en peinture aussi bien qu’en littérature.

Il est également vrai que l’Allemand, moins dessinateur que musicien (les réflexions que je notais à ce sujet, il y a plus de vingt ans, me paraissent encore aujourd’hui des plus justes), se complaît dans le vague de la démesure. Et que ce besoin d’expansion inquiète, d’évasion dans l’informulé, dans l’informe, glisse vite vers le désir de conquête, c’est ce que nous avons pu voir à nos dépens. Ce qu’il nous reste à voir, c’est si ce brusque fran[64]chissement des bornes, cette expansion démesurée, sont conciliables avec l’équilibre d’un organisme.


Indulgence. Indulgences...Cette sorte de rigueur puritaine par quoi les protestants, ces empêcheurs de danser, se sont rendus souvent si haïssables, ces scrupules de conscience, cette intransigeante honnêteté, cette ponctualité sans souplesse, c’est ce dont nous avons le plus manqué. Mollesse, abandon, relâchement dans la grâce et l’aisance, autant d’aimables qualités qui devaient nous conduire, les yeux bandés, à la défaite.

Et, le plus souvent, simple laisser-aller ignoble, veulerie.

Les Ronds de cuir, que je viens de tâcher de relire, m’ont plongé dans un cafard sans nom. C’est du Daumier, me dit-on. Mais non; Daumier c’était de la satire; Daumier stigmatisait ce dont Courteline semble se satisfaire. Il se complaît dans l’abjection, prend le parti de la carotte, du tire-au-flanc. Que pouvoir attendre d’une humanité si médiocre, dont la peinture n’est que trop exacte, hélas! Peinture complaisante, indulgente, où tant de Français se reconnaissent; où, du moins, l’on reconnaît tant de Français!

Triste règne de l’indulgence, des indulgences...

[65]

Eh oui! je ris avec Courteline, irrésistiblement parfois; mais le rire éteint, rien ne reste que désespoir.


La N.R.F.

12 août.

“Ils ne reconnaissent pour gens de valeur que leurs amis,” disait-on. N’eût-il pas été plus juste de dire: “Ils ne reconnaissent pour amis que des gens de valeur”? Le groupement qui se formait ici, contrairement à tous les autres groupements d’alentour, ne consentait à tenir compte que de la qualité des écrits et nullement de leur couleur. Rien n’était plus difficile à faire admettre, fût-ce par certains de nos collaborateurs.

Quant à moi, je tiens qu’il n’est pas de pays en Europe qui souffre plus que la France et qui ait plus à perdre d’une unification de l’opinion, de la pensée. C’est pourtant à cela que nous tendons aujourd’hui.

[66]


20 août.

Il n’y a pas en moi protestation contre l’inéluctable; mais je ne puis pousser l’amor fati jusqu’à l’acceptation du désastre. Elle implique trop d’abandon de ce qui me tient le plus à cœur. Cependant je vais me persuadant, ou tâchant de me persuader que ce qui fait ma raison de vie reste inatteignable par la défaite. Je n’en suis pas bien convaincu...


21 août.

Il y a deux ans, lisant le remarquable Euripide de Marie Delcourt, j’avais été tristement surpris du peu d’attention qu’elle semblait accorder aux Bacchantes. Cette tragédie qui me paraissait, non peut-être plus admirable que quelques autres, mais inquiétante et révélatrice entre toutes, et dont la rencontre avait été pour moi d’une si décisive importance, Marie Delcourt n’en parlait qu’incidemment. Ayant le grand bonheur de me trouver à Cabris en même temps qu’elle, hôtes tous deux, ainsi que Jean Schlumberger et Curvert, de notre amie Loup, je lui fais part de mon étonnement. Elle et Jean Schlumberger s’ac[67]cordent à avouer en riant que, devant les Bacchantes, ils éprouvent “le même ennui que devant la Tempête de Shakespeare.” Tout cela dit en manière de boutade, avec humour et bonne foi. Attachant au jugement de l’un et de l’autre grand crédit, je relis la pièce, m’interroge...

Sans doute le bouleversement profond, lors de ma première lecture, dut-il beaucoup à l’opportunité de celle-ci. Je rencontrai les Bacchantes au temps où je me débattais encore dans l’enserrement d’une morale puritaine; la résistance de Penthée, c’était la mienne, à ce qu’un Dionysos secret proposait. Sur la route que j’entrevoyais, je craignais de ne trouver que désordre et disharmonie: “Je dis que rien n’est bon dans ces orgies,” proteste Penthée, jusqu’à l’instant où le messager vient l’avertir: Non, ces femmes en proie au dieu, les Bacchantes, ne se livrent point à de honteuses débauches; mais “ivres du vin, du son des flûtes, et poursuivant Kypris dans les bois solitaires,” couronnées de smilax et de lierre, elles dormaient sous les feuillages des chênes et des sapins, “la tête modestement reposée contre terre, ou dansaient en rondes harmonieuses.” La roche brute, frappée par leur thyrse, faisait jaillir en abondance le lait, le miel et le vin. Ce n’est que menacées et contraintes qu’elles devenaient furieuses.

[68]

Cette admirable pièce rejoignit en mon esprit les Revenants ou Empereur et Galiléen d’Ibsen, et les Elégies Romaines de Gœthe. Elle s’apparente de très près à l’Hippolyte à la Couronne, qui marque un semblable refus et où le dieu se venge également du déni.

Du reste, Euripide, non plus qu’Ibsen, ne prend parti, semble-t-il. Il lui suffit d’éclairer et de développer le conflit entre les forces naturelles et l’âme qui prétend échapper à leur empire. L’orgueil s’en mêle et est pareillement dénoncé. Penthée se loue immodérément de sa résistance; puis Agavé, en pleine illusion comme Ajax, se félicite parallèlement d’accomplir un acte surhumain.

Et, par un tout autre côté, je retrouvais dans la scène du travestissement de Penthée celui, si tragique, de Lorenzaccio consentant, pour mieux approcher celui qu’il veut occire, à revêtir pour un temps sa livrée. L’un comme l’autre est pris au jeu, englué dans sa propre ruse.

Relisant cette pièce aujourd’hui, “je reconnais les cicatrices des préjugés qu’elle m’ôta lorsque je la lus pour la première fois,” comme dit Stendhal, au sujet de Buffon (Journal: 29 Pluviôse 1803).

Je voudrais mettre en épigraphe aux Bacchantes, les deux phrases de Gœthe que je transcrivais ici avant-hier (V. “Die Natur”):

[69]

Sie [die Natur] freut sich an der Illusion.
Wer diese in sich und andern zerstört, den
Sträft sie als der strengste Tyran. Wer
Ihr zutraulich folgt, den drückt sie
Als ein Kind an ihr Herz.[3]

25 août.

Comment, tout à la fois, les journées me paraissent-elles si tragiquement courtes, et ne sais-je comment les remplir?... N’est-ce pas à cela surtout qu’il faut reconnaître que je vieillis? Si seulement je pouvais m’atteler à quelque long travail!... J’ai tâché de me remettre à la préface de mon Anthologie; mais j’ai tant de mal à formuler la moindre pensée qu’il me semble que je ne sais plus écrire. Tout ce que j’éprouve à présent est trop loin des mots; je piétine dans les sables mouvants de l’indicible.

[70]


28 août.

Je relis le Procès de Kafka avec une admiration plus vive encore, s’il se peut, que lorsque je découvris ce livre prodigieux.

Pour habile que soit la préface de Groethuysen, elle ne me satisfait guère; nous renseignant très insuffisamment sur Kafka lui-même. Son livre échappe à toute explication rationnelle; le réalisme de ses peintures empiète sans cesse sur l’imaginaire, et je ne saurais dire ce que j’y admire le plus: la notation “naturaliste” d’un univers fantastique (mais que la minutieuse exactitude des peintures sait rendre réel à nos yeux), ou la sûre audace des embardées vers l’étrange. Il y a là beaucoup à apprendre.

L’angoisse que ce livre respire est, par moments, presque intolérable; car comment ne pas se dire: cet être traqué, c’est moi?


30 août.

Est-il encore quelqu’un avec qui je prenne réel plaisir à causer? Je ne puis plus rien affirmer sans effort. Je n’ai plus aucune pensée que la moindre objection n’ébranle. Mais aussi bien les affirma[71]tions d’autrui me paraissent creuses et toute conviction mal assurée. Ceux qui grimpent aujourd’hui sur des tours dont la base même est sapée...Et comment songer à reconstruire, tant que le sol n’a pas cessé de trembler?


31 août.

Je ne connaissais pas ces Etudes Critiques de Gobineau, que je trouve dans la bibliothèque de Loup. Je lis, dans la première de ces Etudes:

“Quoi qu’on puisse dire contre notre siècle (écrit en 1844), la littérature élevée peut y montrer des noms comme Béranger, Lamennais, George Sand, Hugo, Lamartine; avec de telles gloires, une époque peut s’égarer; mais on ne saurait dire sans injustice qu’elle a perdu le sens des choses de l’art.”

Un tel jugement montre au contraire à quel point ce “sens” était perdu; car Gobineau ne fait que reproduire ici les opinions de son époque. Ce n’est pas un goût personnel dont il nous fait part: les trois premiers noms qu’il cite peuvent bien nous surprendre aujourd’hui, mais ils jouissaient alors, et particulièrement le premier, d’une universelle faveur. Gœthe, à maintes reprises, parle[72] de Béranger en termes dithyrambiques, qui nous amènent à douter si nous ne sommes pas injustes à notre tour et si vraiment il ne reste rien d’une œuvre qui paraissait alors si admirable. J’ai reparcouru dernièrement le recueil des Chansons de Béranger, sans y rien trouver qui ne me paraisse péniblement vulgaire, banal et rebutant. Est-ce à dire que notre époque a meilleur goût? ou simplement un goût différent?... Il m’arrive souvent de me demander si, parmi les littérateurs que nous prônons, parmi les artistes auxquels vont aujourd’hui les suffrages, il n’en est pas quelques-uns dont se détournera la génération qui va suivre. En revanche, il en est que ceux de demain s’étonneront que nous n’ayons pas su reconnaître aussitôt pour importants, auxquels nous n’aurons pas su rendre les hommages qu’on estimera qui leur sont dus et dont on les comblera par la suite, ainsi que l’on fit pour Baudelaire et Rimbaud. Du temps de Renan, la tendance était de croire la plus durable, la littérature la plus sérieuse; ce en quoi l’on se montrait bien sot! Mais sommes-nous plus avisés, à présent, dans nos préférences? et celles-ci n’étonneront-elles pas également ceux de demain?

[73]


2 septembre.

J’ai écrit, et suis prêt à récrire encore, ceci qui me paraît d’une évidente vérité: “C’est avec les beaux sentiments qu’on fait la mauvaise littérature.” Je n’ai jamais dit, ni pensé qu’on ne faisait la bonne littérature qu’avec les mauvais sentiments. J’aurais aussi bien pu écrire que les meilleures intentions font souvent les pires œuvres d’art et que l’artiste risque de dégrader son art à le vouloir édifiant. Je n’ai garde d’ajouter: toujours; l’exemple de Péguy m’en empêche; mais, outre que je trouve fort médiocres ses vers d’Eve si souvent cités, je tiens que ceux qui les admirent quittent le domaine de l’art et se placent à un point de vue tout différent; celui du prêtre ou celui du général de division ne saurait être celui du poète que très accidentellement. Il n’en reste pas moins qu’une littérature peut être plus ou moins virile et virilisante, et que la nôtre, dans son ensemble, ne l’était point. Elle avait d’autres qualités, et qu’elle risque de perdre si, par mot d’ordre ou besoin, elle cherche à acquérir facticement celles qui ne lui sont pas naturelles.

Aucune raison d’opportunité ne saura me faire préférer (par exemple) à Pot Bouille, Travail ou Fécondité. Que, pour un temps, l’art de Clodion,[74] de Carpeaux, soit moins prôné que celui de Rude ou de Barye, il se peut; mais c’est fausser le jugement que coter l’art d’après son rendement moral.


5 septembre.

Composer avec l’ennemi d’hier; ce n’est pas lâcheté, c’est sagesse; et d’accepter l’inévitable. “Untersuchen was ist, und nicht was behagt,” dit excellement Gœthe. Qui regimbe contre la fatalité est pris au piège, à quoi bon se meurtrir contre les barreaux de sa cage? Pour souffrir moins de l’étroitesse de la geôle, il n’est que de se tenir au milieu.

Je sens en moi d’illimitées possibilités d’acceptation; elles n’engagent nullement l’être même. Le risque est beaucoup plus grand, pour la pensée, de se laisser dominer par la haine. Quant à restreindre mes aises, mes plaisirs, j’y suis prêt. A dire vrai, mon corps vieillissant n’en a cure. Il n’en irait sans doute pas de même si j’avais vingt ans et j’estime qu’aujourd’hui les jeunes gens sont plus à plaindre que les vieillards. Pour n’avoir point à fausser sa pensée, il s’agira peut-être de la taire; auront surtout à en souffrir ceux qui n’ont pas encore parlé.

[75]


9 septembre.

J’ai été plus courageux dans mes écrits que dans ma vie, respectant maintes choses qui n’étaient sans doute pas tellement respectables et faisant cas beaucoup trop important du jugement d’autrui. Ah! quel bon Mentor je serais aujourd’hui pour celui que j’étais dans ma jeunesse! Comme je saurais bien me pousser à bout! Si je m’étais écouté—j’entends: le moi d’avant-hier, celui d’aujourd’hui—j’aurais fait quatre tours du monde... et je ne me serais pas marié. En écrivant ces mots j’en tremble comme d’une impiété. C’est que je suis resté malgré tout très amoureux de ce qui m’a le plus gêné et que je ne puis pas jurer que cette gêne même n’ait pas obtenu de moi le meilleur.

Je crois qu’il est plus difficile encore d’être juste envers soi-même qu’envers autrui.


12 septembre.

Repris Hölderlin, que je comprends certainement beaucoup mieux. De me persuader de la vanité d’un progrès à mon âge serait le pire assombrissement de la vieillesse. Le repos dans la[76] contemplation n’est pas mon fait et je ne m’y satisfais guère. Je ne me plais qu’agissant et tendu... Tendu vers quoi? grand Dieu! Oh! simplement le développement de moi-même

Zu wild, zu bang ist’s ringsum, und es
Trümmert und wankt ja, wohin ich blicke!

Mais dans mon ciel intérieur les mêmes constellations scintillent, et je comprendrais mal sinon, de devoir naviguer dans l’incertitude et sous ce ciel d’Europe désastré, que je ne m’en sente pas plus assombri.


13 septembre.

Le nombre de bêtises qu’une personne intelligente peut dire dans une journée n’est pas croyable. Et j’en dirais sans doute autant que les autres, si je ne me taisais plus souvent.


22 septembre.

Même Carco (Figaro du 21 sept.) chante le retour à la terre. C’est ce que Barrès eût appelé le “repliement sur ses minima.” Que ce “retour” soit[77] fatal, nécessaire, il serait bien vain de le contester; mais ne pas comprendre que c’est un repliement, et que ce repliement fait le jeu de Hitler, c’est ce qui me paraît lamentable. Réduire la productivité de la France à l’agricole, garder pour soi la puissance industrielle, commerciale et intellectuelle, c’est là son plan; et se réserver des possibilités illimitées de prélèvement sur notre production agricole vassalisée, quoi de plus habile?

Ceci ne veut pas dire que je considère ce fameux “retour à la terre” comme mauvais; mais je m’effraye de l’aveuglement de ceux qui s’imaginent que ce retour va permettre le relèvement de la France, de ceux qui voient dans ce repliement une promesse de renouveau. Je n’y vois que recul et résignation.

Sans doute est-il bon, est-il sage, de se résigner lorsqu’on ne peut faire autrement; et, quant à moi, je ne suis nullement enclin à la révolte. Mais il est mauvais de ne pas y voir clair, de ne pas comprendre ce que ce “retour à la terre” signifie.

[78]


24 septembre.

Tout mon amour pour la France ne pouvait faire que je ne sois sensible à l’état de délabrement de notre pays. Seulement il ajoutait à la constatation constante de ce délabrement une grande tristesse. Il était évident que cela nous menait à l’abîme. Le choc de la guerre n’a fait que précipiter la ruine d’un Etat déjà tout décomposé. Ce fut le brusque et total effondrement d’un édifice vermoulu. Que reste-t-il de la France, après ce désastre? Quantité de vertus encore; des plus rares et des plus belles, dans maints domaines; mais disjointes, inemployées comme elles l’étaient avant la guerre, et qui ne savent aujourd’hui comment se ressaisir et rassembler parmi les décombres. Nous vivons dans l’attente de coups nouveaux qui nous prosternent plus encore. Est-il prudent de chercher à reconstruire tant que le sol n’est pas mieux affermi? Je fais de patience vertu.

Il me semble aujourd’hui que je n’ai pas toujours été parfaitement sincère et qu’il m’est arrivé parfois, pour les autres, de marquer plus de confiance et d’espoir et de joie qu’au fond de moi je n’en avais.

[79]


27 septembre.

En un Combat douteux de John Steinbeck. Impeccable traduction d’un livre très remarquable. Moins las, j’aurais plaisir à le louer. Je ne pourrais le faire que trop longuement. C’est la meilleure peinture (psychologique) que je connaisse du communisme; et d’un éclairement parfait. S’il laisse dans la coulisse la contre-partie capitaliste et bourgeoise, du moins la laisse-t-il entrevoir fort habilement dans les dialogues, et cela suffit. Le personnage principal reste la foule; mais de cette masse informe et flottante se détachent diverses figures où les aspects diaprés du problème sont exposés sans que jamais la discussion vienne encombrer et arrêter l’action. Et de même se détachent sur le grand mouvement d’ensemble, dans le sens de la grande vague des intérêts communs ou s’y opposant, les passions ou intérêts individuels des leaders ou des comparses; et cela si équitablement présenté, que l’on ne peut prendre parti pour ou contre la marée des revendications, non plus que n’a fait l’auteur. La légitimité de ces revendications, comme la réussite de la lutte elle-même, reste “douteuse.” Douteuse surtout la légitimité de l’emploi de moyens perfides pour amener le triomphe d’une cause, celle-ci fût-elle[80] en elle-même des plus légitimes; mais ce que Steinbeck montre admirablement (sans pourtant rien démontrer) c’est comment sont amenés et contraints à la perfidie, à l’injustice, à la cruauté résolue, ceux à qui tous autres moyens de lutte sont refusés; et comment les plus nobles et généreux caractères s’en trouvent faussés. D’où la grande détresse que, de part en part, respire ce beau livre atroce.


Arrivés à un certain stade de l’histoire, il n’est rien qui ne se présente à l’état de problème. Et la responsabilité de l’homme augmente à mesure que celle des Dieux diminue.

C’est à l’homme seul, en fin de compte, qu’incombe la solution de tous ces problèmes que lui seul aura soulevés.


28 septembre.

Si demain, comme je le crains, toute liberté de pensée, ou du moins d’expression de cette pensée, nous est refusée, je tâcherai de me persuader que l’art, que la pensée même, y perdront moins que dans une liberté excessive. L’oppression ne peut[81] avilir les meilleurs; et quant aux autres, peu importe. Vive la pensée comprimée!

C’est aux époques non libérales que l’esprit libre atteint à la plus haute vertu.


29 septembre.

Mais nous entrons, hélas! dans une époque où le libéralisme va devenir la plus suspecte et la plus impraticable des vertus.

Les réflexions de Nietzsche, qui ouvrent la première de ses Unzeitgemässe Betrachtungen sur le danger de la victoire (après 70) sont excellentes, et de grand profit à relire aujourd’hui. Ce serait une grave erreur de croire, dit-il en substance, que la victoire de nos armées signifie également le triomphe de la culture allemande et qu’il y ait lieu de tresser à celle-ci des couronnes. “Cette erreur, continue-t-il, serait des plus dangereuses, non point en tant qu’erreur—car il est des erreurs fécondes—mais parce qu’elle risquerait de tourner notre victoire en défaite; oui, défaite (assujettissement) de l’esprit allemand au plus grand profit de l’empire allemand.”

Et Nietzsche de constater que les cultures des[82] deux pays ne sont en rien entrées en jeu dans la guerre de 70 et ne se sont nullement affrontées. Discipline, rigueur, opiniâtreté combattive, prestige des chefs, soumission moutonnière des soldats... tous éléments qui n’ont rien à voir avec quelque culture que ce soit, ont permis la victoire sur un adversaire à qui les plus efficients de ces éléments manquaient.


Si mon commerce avec Loup ne m’y ramenait sans cesse, je ne donnerais pas une demi-heure par jour de rumination sur la situation actuelle. Non que je ne tienne compte des événements; ils m’intéressent à l’excès, et je conserve vis-à-vis d’eux la curiosité la plus vive; mais ils n’affectent en rien ma pensée, ni ne l’inclinent, et je me débarrasse d’eux sans effort. Si j’en souffre, c’est plutôt par sympathie, car personnellement, ils ne me molestent guère; jusqu’à présent du moins. Mais lors même qu’ils attenteraient à ma liberté particulière, ma pensée ne s’y sentirait point lésée. Tout au plus le droit de l’exprimer pourrait-il m’être enlevé; et je ne m’en sentirais pas beaucoup appauvri. De tout temps m’ont exalté les circonstances adverses, loin de me prostrer, et je ne me sens jamais plus valeureux que sous la tourmente.

[83]


Cabris, 9 octobre.

Ces temps derniers, j’ai cédé de nouveau et plus que jamais au plaisir de la lecture. La bibliothèque de Loup, pour décomposée qu’elle soit par le déménagement, reste encore si bien fournie que je pourrais demeurer trois ans ici sans en épuiser les ressources.

Lu surtout de l’allemand. En français, du Saint-Evremond, avec ravissement; repris encore une fois les Mémoires d’Outre-Tombe, pour retrouver toujours les mêmes motifs d’admiration pour le prestigieux artiste, et d’exaspération pour l’acteur qui sans cesse se campe à son avantage et ni ne trébuche ni jamais ne se fait défaut. Comme il se préoccupe sans cesse de l’effet qu’il prétend produire, la signification de ses gestes et de ses paroles se limite à cet effet même. Il m’enlèverait le goût de vivre, si la vie ne devait être que cette vaniteuse parade avec l’avant-goût constant de la mort. La religion, il va sans dire, n’a pas de mal à s’établir sur cette effroyable vacance et sur ce tædium vitae; la croix n’a pas de mal à se dresser, dès qu’elle est la Spes unica. Enfin cet amour des tombeaux, cette commémoration incessante, ces rappels d’un passé défunt, cet ennui poétique bâillant et s’étirant à travers tout, me font applaudir[84] davantage à l’éloge de l’oubli historique si admirablement chanté par Nietzsche que je lisais avant-hier (Seconde des Considérations Intempestives).


12 octobre.

L’art habite les régions tempérées; et ce que cette guerre apporte de plus préjudiciable à la culture, c’est sans doute une profusion de passions extrêmes qui, par une sorte d’inflation, amène une dévalorisation de tous les sentiments moyens. L’angoisse agonisante de Roland, ou la détresse d’un Lear dépossédé, nous émeut dans sa rareté, mais perd son éloquence particulière si reproduite au même instant à quelques milliers d’exemplaires. Isolé, c’est pic de douleur; en collection, ça fait plateau. Je sympathise avec l’individu; je m’éperds dans la multitude. L’exquis devient banal, commun. L’artiste ne sait plus où donner de la tête ou du cœur. Requis de toutes parts, et n’y pouvant suffire, il renonce, il est désemparé. Il ne lui reste plus qu’à chercher refuge en lui-même ou qu’à trouver refuge en Dieu. C’est ainsi que la guerre permet à la religion de faciles conquêtes.

[85]


14 octobre.

Le très long (mais non point trop long) dialogue de Riemer avec Charlotte (dans la Lotte in Weimar de Thomas Mann) que je lis avec grande application d’abord, puis relis aussitôt ensuite avec ravissement, me paraît d’une intelligence extrême; une merveilleuse perspicacité littéraire et psychologique illumine et le caractère de Gœthe et le fonctionnement de ses géniales facultés. De plus, admirablement situé dans le livre, en fonction de l’intrigue et des personnages, beaucoup plus habilement encore que les trop longues conversations (me semble-t-il) du Zauberberg. Ceci est d’un art accompli et grandit Thomas Mann à mes yeux.

Certainement je fais des progrès en allemand. Et pourtant il ne me paraît pas que je lise aujourd’hui beaucoup plus facilement la Lotte in Weimar, que je ne faisais le Zauberberg il y a quelques années.

Ah! que n’ai-je donné pareil effort au temps de ma prime jeunesse! Mais, en ce temps, il me paraissait bien plus important de goûter directement à la vie, de repousser l’écran des livres et tout ce que l’instruction interposait qui pût nuire à la sincérité, à la naïveté de mon regard. Ai-je eu[86] tort? Je ne parviens pas à le croire. Et quand bien même je le croirais, qu’y pourrais-je? Rien de plus vain que les regrets.


Aimer la vérité, c’est ne consentir point à se laisser assombrir par elle.

L’on voit à l’excès, à l’envi, refleurir déjà les défauts qui nous ont perdus, dont nous restons et resterons incorrigibles: prendre les mots pour des réalités et nous payer de phrases creuses. La grande force de Hitler vient de ce qu’il n’a jamais payé de mots que les autres. Il sait ce qui convient aux Français, hélas! et que lorsqu’on leur a dit bien fort et bien souvent: “l’honneur est sauf,” ils finissent presque par le croire. “Collaboration loyale”; “ni vainqueurs ni vaincus”; autant de chèques sans couverture, dont on ne sait, de celui qui émet ou de celui qui reçoit, lequel des deux est le plus dupe. Il me paraît pourtant que le sage, aujourd’hui, serait celui qui ne montrerait pas trop qu’il sait qu’il est dupe et qui, du coup, cesserait de l’être en agissant comme s’il l’était. C’est un jeu dangereux, certes; mais moins sans doute, que celui d’une résistance désespérée ou, pis encore, d’une révolte, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle serait prématurée et risque[87]rait d’entraîner dans des sanctions affreuses même ceux qui n’y auraient point participé.


23 novembre.

J’achève de relire Werther; non sans irritation. J’avais oublié qu’il mettait tant de temps à mourir. Cela n’en finit pas, et l’on voudrait enfin le pousser par les épaules. A quatre ou cinq reprises, ce que l’on espérait son dernier soupir est suivi d’un autre plus ultime encore... Les départs frangés m’exaspèrent.

Puis, pour mon repos d’esprit et ma récompense (car je ne lis l’allemand qu’avec effort et peine), je quitte l’allemand pour l’anglais. Chaque fois que je me replonge dans la littérature anglaise, c’est avec délices. Quelle diversité! Quelle abondance! C’est celle dont la disparition appauvrirait le plus l’humanité.


Seul l’art m’agrée, parti de l’inquiétude, qui tende à la sérénité.

[88]


25 novembre.

J’aurais dû pour le moins dater ces Feuillets, extraits de mon Journal, que je viens de relire, dans le No de la N.R.F. (ressuscitée), avec déplaisir. Je ne suis plus dans la disposition d’esprit qui me les fit écrire; d’un esprit mal ressuyé de la défaite. Auprès des gaillardes pages qui l’environnent, de Drieu ou de Petitjean, on dirait les ratiocinations d’un vieillard. Et même mes réflexions sur les défaillances et intermittences du sentiment patriotique ne me paraissent plus très justes. Rien de tel que l’oppression pour redonner à ce sentiment de la vigueur. Je le sens de toutes parts qui se réveille en France, et surtout dans la France occupée. Il s’assure et s’affirme dans la résistance, comme tout amour combattu. Et cette lutte de l’esprit contre la force, de l’esprit que la force ne peut soumettre, est en passe de devenir admirable. Notre défaite aurait-elle enfin réveillé nos vertus? Maints exemples permettent de l’espérer et la France se révèle moins tombée que je ne le craignais.

[89]


Décembre.

J’ai peine à me persuader que nous ne nous serions pas beaucoup mieux portés si nous avions su reconnaître loyalement nos dettes envers l’Amérique. Le dur effort qu’eût dû s’imposer notre pays pour s’en acquitter, la règle de discipline, la gêne lui eussent été salutaires, tout en sauvegardant son sentiment d’honneur national dont cette entorse lui apprenait, hélas! à faire trop bon marché. Je crois que nos dirigeants ont alors mésestimé le peuple français, tandis qu’il n’était pas malaisé de le convaincre que sa dignité, que le droit de porter haut tête et cœur, valaient bien les quelques macérantes restrictions auxquelles il lui aurait fallu se soumettre, et qui, peut-être, par le redressement que l’on était en droit d’en attendre, nous eussent épargné les beaucoup plus dures et mortifiantes restrictions d’aujourd’hui.


[91]

1941


[93]

8 janvier.

Un décalage dont on ne peut, dès à présent, plus se rendre compte. Ma collaboration à la Revue, les Feuillets que j’y donnai, le projet même de sa reprise, tout cela remonte à ce temps d’accablement qui suivit d’abord la défaite. Non seulement la résistance n’était pas organisée, mais je ne la croyais pas même possible. Regimber contre l’inéluctable me semblait vain, de sorte que tous mes efforts tentèrent d’abord de faire de soumission sagesse et, dans l’intérieur de la détresse, de redresser du moins ma pensée.


12 janvier.

Mon tourment est plus profond encore; il vient également de ce que je puis décider avec assu[94]rance: le bien est ici, de ce côté; le mal est là. Ce n’est pas impunément que, toute une vie durant, mon esprit s’est exercé à comprendre l’autre. J’y parviens aujourd’hui si bien, que le “point de vue” où il m’est le plus difficile de me maintenir, c’est le mien propre.

Dans cet état de flottement où je demeure, ce qui décide, trop aisément, c’est la sympathie.

Ah! je voudrais qu’on me laissât tranquille, être oublié; libre de penser à mon gré sans qu’il en coûtât rien à personne et d’exprimer sans contrainte ou crainte des censures le balancement de ma pensée. Elle se développerait en dialogue, comme au temps de mon Enfant Prodigue et pousserait des branches à la fois dans des directions opposées. C’est seulement ainsi que je pourrais à peu près me satisfaire.

Cette liberté d’expression qui nous est aujourd’hui refusée, je doute si c’est pour protester contre le despotisme que j’en userais surtout. Oui, je doute si cette contrainte ne me gêne pas dans l’autre sens davantage encore; car elle enlève à tout ce que je pourrais penser actuellement et dire, qui semblerait d’accord avec eux, toute valeur. Tout profit que l’on en peut tirer entache de complaisance la pensée.

Alors, oubliant pour un temps, m’efforçant d’ou[95]blier, cette contrainte, si je laisse s’élever la voix de l’enfer, c’est pour l’entendre murmurer en ma cervelle: “Mais enfin pourquoi et contre quoi protesterais-tu? N’as-tu pas dit toi-même: ‘La famille et la religion sont les deux plus grands ennemis du progrès?’ Ne considérais-tu pas l’humanité, telle qu’elle est encore, prosternée, vautrée, comme abjecte? Ne méprisais-tu pas de tout cœur les médiocres intérêts qui retiennent l’homme de s’élever au-dessus de lui-même? N’as-tu pas même écrit, du temps que ta pensée était hardie: ‘Je n’aime pas l’homme; j’aime ce qui le dévore’? Paradoxe sans doute; mais pas tant que cela. Tu voulais dire, si je t’ai bien compris, que rien de grand ni de beau ne s’obtient que par sacrifice; et que les plus altiers représentants de cette humanité misérable, sont ceux chez qui le sacrifice est volontaire. N’as-tu pas dénoncé sans cesse, comme la pire entrave, le culte aux faux dieux? Ne dois-tu pas savoir gré à Hitler de ne tenir aucun compte de ce que tu appelais si bien: les valeurs fiduciaires, c’est-à-dire qui n’ont d’autre réalité que celle que nous leur accordons? N’as-tu pas, du temps que tu t’occupais de jardinage, compris que le seul moyen de préserver, protéger, sauvegarder l’exquis, le meilleur, c’était de supprimer le moins bon? Tu sais bien que cela[96] ne va pas sans apparence de cruauté, mais que cette cruauté c’est prudence...”

Aussitôt l’autre voix s’élève, qu’entend peut-être moins mon cerveau que mon cœur: “Que parles-tu de meilleur? Le travail entrepris par celui qui se veut grand jardinier de l’Europe, ce travail n’est pas tant surhumain qu’inhumain. Sans doute, s’il le menait à bout, ne resterait-il sur la terre non plus une voix pour gémir qu’une oreille pour consentir encore à l’entendre; et plus personne pour savoir ou pour se demander si ce que sa force supprime n’est pas de plus grand prix, infiniment, que sa force même et que ce qu’elle prétend nous apporter. Ton rêve est grand, Hitler; mais pour qu’il réussisse, il en coûte trop cher. Et s’il échoue (car il est trop surhumain pour réussir) qu’en restera-t-il sur la terre, en fin de compte, que deuil et que dévastation? C’est jusqu’à présent, le plus clair résultat de ton entreprise; et tout nous porte à croire que cela restera le seul. Ne dis pas, Hitler, que je ne parviens pas à te comprendre. Je ne te comprends que trop bien; mais pour t’approuver il faudrait que je ne comprenne que toi.”

[97]


15 janvier.

Souvent je suis tenté de dresser, au cours de mes quotidiennes lectures, une sorte d’anthologie et d’engranger, dans un carnet spécial, le bon grain que de-ci de-là, je récolte—transcrivant de bons textes, à l’instar de Bouvard ou de Pécuchet, dans l’ennui de ne les pouvoir confier à ma défaillante mémoire.

A l’appui de ce que j’écrivais hier, je trouve dans le court commentaire de Jean Sch. sur Thucydide, une réflexion qui ne m’avait point frappé suffisamment lors de précédentes lectures, et qui me paraît aujourd’hui d’une pertinence singulière.

“Ce n’est point par haine de la démagogie athénienne, dit-il, que Thucydide écoute les arguments de Sparte. C’est par un penchant de l’âme autrement rare et suspect et qui le compromet jusque dans les racines de sa volonté. (Que cela est bien dit!) Thucydide veut connaître ‘les affaires des deux partis,’ non pas pour pénétrer les secrets de l’ennemi, dénoncer les raisons de ses succès et mettre en évidence ses points faibles. Un tel désir monte-t-il à son cœur dans des moments d’impatience et fatigue? Nous ne le savons pas. Nulle part nous ne surprenons un tel fléchisse[98]ment de sa pensée et un tel rétrécissement de son émotion. Il faut bien admettre chez lui, même à l’égard de Sparte, ce mouvement de sympathie et de curiosité sans lequel il n’y a pas d’équité.”

Ces réflexions que Jean Sch. écrivait en 1913, je voudrais savoir s’il les eût écrites encore après l’été 14 et s’il pense qu’elles sont encore valables dans la situation d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, je m’y retrouve. Je les fais miennes. Je voudrais ne pas m’y complaire.

Comme contre-partie, j’y transcrirais encore, dans ce carnet, ces vers de l’Année Terrible, d’une causticité si allègre et si péniblement applicables à notre politique de compromissions:

A quoi sert d’être à pic? Jésus passe le but
En n’examinant point l’offre de Belzébut;
Je ne dis pas qu’il dût accepter; mais c’est bête
Que Dieu soit impoli quand le diable est honnête.

(LES DEUX VOIX)


16 janvier.

Ce qu’ils cherchent, ce qu’ils espèrent c’est une restauration du passé, et ce passé, pour agréable qu’il fût à certains, ne me paraissait pas très res[99]pectable. Disons même que l’on se complaisait dans un état de choses assez honteux. L’humanité me paraissait mériter un peu l’esclavage et si seulement celui qui nous menaçait, qui nous menace encore, eût été soumission à des valeurs plus nobles, je ne dis pas que je n’eusse été jusqu’à le souhaiter. Me paraît mériter la liberté celui-là seul qui saurait en user pour une autre fin que lui-même, ou qui exigerait de soi tel développement exemplaire. La stagnation du plus grand nombre possible de représentants d’une humanité médiocre, dans un médiocre bonheur quotidien n’est pas un “idéal” dont je puisse m’éprendre. En 1915 (ou 16) déjà j’écrivais: “Par instants je me demande avec angoisse si la victoire que nous souhaitons n’est pas celle du passé sur l’avenir...” ou quelque chose d’approchant (je n’ai pas mon Journal sous la main). Combien plus, aujourd’hui, est-on en droit de le penser. Et comment ne pas ajouter: hélas!


24 janvier.

Il s’aperçoit alors (Hitler), à son dam, que les choses ne sont peut-être pas aussi simples qu’il se plaisait à les croire; que certaines valeurs, qu’il[100] méprisait, n’étaient pas complètement négligeables, et qu’il risque, par la contrainte, de redonner conscience et vigueur à ce qu’il prétendait réduire ou supprimer. Les persécutions même agissent alors à la manière de la taille qui précipite toute la sève sur les quelques bourgeons épargnés alors qu’elle ne suffisait plus à alimenter tout l’arbuste. “Laisser mourir et ne pas chercher à tuer.” Hitler connaissait bien cette maxime; mais il se figurait trop aisément que, dans certains pays, il ne rencontrerait plus que du bois mort.


9 février.

J’achève enfin le Simplicissimus de Grimmelshausen (1670); cette patiente lecture des trois volumes (soit un millier de pages) m’a pris environ six semaines. Je voudrais traduire, de cette œuvre si peu connue (en France du moins) et si remarquable, un des chapitres du début (la mort et l’ensevelissement de l’ermite) et les chapitres 19, 20 et 21 du sixième et dernier livre; que je donnerais à la N.R.F., lorsque je le pourrai faire sans apparence de flatterie à l’oppresseur, sous ce titre: La Première et la Dernière Aventure de Simplicius Simplicissimus.

[101]

Bien curieux de savoir si Defoe connaissait cette dernière aventure lorsqu’il écrivit son Robinson?

Achevé hier Un Testament Espagnol d’Arthur Koestler, fort bien traduit de l’anglais par Denise Van Moppès. Livre admirable; inappréciable document.


11 février.

Une langue savoureuse presque à l’excès... Ah! combien me plaît la façon d’écrire de Colette! Quelle sûreté dans le choix des mots! Quel délicat sentiment de la nuance! Et tout cela comme en se jouant, à la La Fontaine, et sans avoir l’air d’y toucher, résultat d’une élaboration assidue, résultat exquis.

“Je m’assis assez maussade devant un travail commencé sans appétit, délaissé sans décision.” Ce “délaissé sans décision” est une merveille d’intention, discrète jusqu’à l’inaperçu pour le commun des lecteurs sans doute—qui me ravit.

Après Bella-Vista tout récent, je prends La Maison de Claudine, que je ne connaissais pas encore, je l’avoue à ma honte; j’ai plaisir à y lire: “Ni l’enthousiasme fraternel, ni l’étonnement désapprobateur de mes parents n’obtinrent que[102] je prisse de l’intérêt aux Mousquetaires.” Oui, je suis heureux de n’être pas le seul à n’avoir pu m’éprendre de Dumas père, lorsque mon compagnon d’ennui c’est Colette. Tout dernièrement encore, durant ces vingt jours où une crise néphrétique me retenait au lit, Madame Théo m’apportait, sur ma demande, Monte-Cristo; qui me tombait bientôt des mains avant d’avoir éveillé en moi la moindre curiosité pour les tribulations compliquées de ses fantoches.


23 février.

Encore un “Proverbe de l’Enfer,” un beau que j’invente pour Jean Sch., lequel me dit ne plus attacher d’importance, ou, en tout cas, ne plus du tout se sentir lié par ces phrases sur Thucydide qu’il écrivait en 1913, et que, copiées dans ce carnet, je lui relisais l’autre jour. Il a évolué; son point de vue d’aujourd’hui lui paraît supérieur à celui où il se tenait avec Thucydide... bref

La promesse de la chenille
N’engage pas le papillon

car je lis d’autre part un livre de Joubin bien stupéfiant sur les Métamorphoses des Animaux[103] marins. L’on y trouve un tas de sujets de drames. Mais j’imagine le dialogue entre deux amis intimes (ou deux époux) dont l’un aurait passé d’un état à un autre, par progrès croirait-il, et le second pour qui ce serait trahison que de ne pas rester fidèle à son éthique première.


28 février.

Je relis une fois de plus Cinna avec un ravissement et une admiration extrêmes. Il me paraît à nouveau que c’est la pièce de Corneille que je préfère; elle n’a point la soufflure de certaines autres et c’est tout naturellement qu’elle s’élève aux régions sublimes. Ecrivit-il jamais vers plus denses, d’une sonorité plus belle, d’une syntaxe plus hardie? A dire vrai l’amour de Cinna pour Emilie, aussi bien que celui d’Emilie pour Cinna, semble un amour de tête, moins tendre que l’amitié de Cinna pour Auguste; mais cela même va dans le sens du drame et maintient une tension qui ne connaît point de relâche. L’amour dans les tragédies de Racine effémine plus les héros qu’il ne les exalte; il se confond ici avec l’estime et obtient de chacun le plus noble, le meilleur. A la scène IV du quatrième acte, les personnages se[104] remplacent; il n’y a aucun enchaînement; de sorte que l’on peut dire (et sans doute l’a-t-on déjà fait) que la pièce a six actes et que le quatrième est fait de deux.

J’ai grande envie de faire figurer dans mon Anthologie les seize vers du dialogue entre Auguste et Livie, à partir de

Cesse de soupirer, Rome, pour ta franchise...

Ils restent comme enfouis dans la pièce, et, ressortis, prennent un éclat incomparable.


6 mars.

Mon âme est demeurée jeune à ce point qu’il me semble sans cesse que, le septuagénaire que je suis indubitablement, c’est un rôle que j’assume; et les mêmes infirmités, les défaillances qui me rappellent mon âge viennent, à la manière du souffleur, me le remettre en mémoire lorsque je serais enclin à m’en écarter. Alors, comme un bon acteur que je veux être, je rentre dans mon personnage et me pique de le bien jouer.

Mais il me serait beaucoup plus naturel de m’abandonner au printemps qui vient; simple[105]ment je sens que je n’ai plus le costume qu’il faut pour cela.


30 mars.

Je lis avec stupeur et consternation le livre de Chardonne que je viens de recevoir. Les circonstances actuelles lui prêtent une assez grande importance. Et je reçois par même courrier une lettre de Drieu qui tâche de me persuader qu’il serait bon que je fasse acte de présence à Paris... Il est lui-même de passage à Lyon, mais ne m’y donne pas son adresse; je m’aperçois de cette omission au moment où je veux lui envoyer ce télégramme:

“Sensible à votre cordiale lettre et désolé virgule après lecture des dernières pages du livre de Chardonne éclairant vos positions virgule devoir vous prier enlever mon nom de couverture et annonces votre revue.”

Cette sorte de supériorité facile que respire de part en part le livre de Chardonne est plus près de me révolter que de me séduire. Il écrit, parlant des “événements historiques” dont nous voici témoins: “On les trouve très obscurs et en général affreux.” Ce “on” évidemment ne comprend pas Chardonne, qui ajoute aussitôt: “Beaucoup plus[106] tard, ils seront expliqués [ces événements]; ils paraîtront naturels [passe encore] et presque toujours favorables.” Favorables à qui? à quoi? Peu lui importe semble-t-il, car il ne se pose même pas la question. Dans cette région extrasensible et supraraisonnable où il nous asphyxie, rien n’est plus, plus n’est rien, tout se remplace et s’équivaut et le “favorable” n’a plus de valeur qu’infinie.

“Les hommes politiques poursuivis devant la cour de Riom, dit-il, p. 102, pour crime de légèreté, sont innocents,” et voilà qui serait clair et net, mais il a soin d’ajouter aussitôt “comme tous les criminels,” avec une sorte d’inconscience ou d’innocence qui devient criminelle dans les conjonctures actuelles.

Je suis cependant reconnaissant à Chardonne d’avoir écrit ce livre, qui laisse des doutes sur tout, excepté sur lui-même et la position qu’il a prise, de concert (ou de conserve) avec A. de Chateaubriant et Drieu la Rochelle.


6 avril.

Je viens d’envoyer au Figaro un article sur la Chronique de Chardonne, lequel eût été bien meilleur si j’avais eu le parler franc; tel qu’il est,[107] ne me satisfait guère. Du moins servira-t-il à rassurer quelques amis.[4]

Que n’ai-je pu citer les excellents passages de la Chronique précédente, qui laissent mesurer la profondeur de la chute et nous la font davantage déplorer! J’en veux transcrire ici quelques-uns:

Chardonne: Chronique I.

“Les mots justice, droit, morale, ont couvert tant de relâchements ou de ruse que l’on finit par trouver au mot force une résonance pleine et pure; à l’usage, il conserve difficilement ce beau timbre.” (P. 131.)

“On perd son temps à définir ces ‘régimes totalitaires’ et à rechercher la pensée de leurs chefs, s’ils sont des conquérants ou les prêtres d’une religion, s’ils eurent jamais une doctrine ou simplement le sens de l’occasion. Ce sont des révolutionnaires voilà tout. Ils ont fomenté une révolution économique très entraînante, qui ne peut tolérer cette aisance de l’être que nous appelons civilisation, ni rien de ce qui constitue pour nous la valeur humaine.” (Pp. 149-150.)

“Les modes variés du collectivisme sous la férule de l’Etat, tous les genres de tyrannie qui triomphent en ce moment, appelés communisme ou dictature, sont déjà exclus de l’avenir. Mais la façon dont ils vont disparaître peut inquiéter.” (P. 175.)

[108]

“Le peuple de la ‘mesure’ et de la ‘raison’ vient de consentir à un sacrifice démesuré qui surpasse la raison. Il ne défend pas exactement son territoire attaqué; il pouvait obtenir un sursis et peut-être négocier, pour se sauvegarder, un pacte honteux. L’ennemi qu’il veut abattre ne gênait pour le moment que sa respiration, je veux dire ne visait encore que des notions assez subtiles sur la personne humaine, des formes très délicates de la civilisation, des formes de l’esprit. A des choses impondérables la France a donné de la consistance par son sacrifice. Une distraction de sa part, une lâcheté excusable, et ces nuances s’effaçaient du monde. Cela fut compris par tous. L’Europe jadis a parfois maudit la France guerrière; plus d’un peuple aujourd’hui attend de notre force guerrière sa résurrection, ou la défense de sa liberté. C’est l’heure la plus noble de notre histoire. Elle est à peine sentie comme extraordinaire.” (Pp. 221-222.)

“Le Français est libéral, comme il est chrétien dans sa chair bien qu’il fréquente peu les églises! Il est libéral d’instinct, même lorsqu’il se croit féru d’un parti extrême, à droite ou à gauche. Il est si profondément libéral qu’il ne s’aperçoit pas de son originalité et se doute à peine combien ses pareils sont isolés aujourd’hui sur une mince frange de l’Europe.” (P. 236.)

“Le despotisme, avec son programme de régression humaine, sa morale bestiale, sa religion horrible, tel[109] qu’il a surgi des masses asiatiques et de l’Allemagne mongole, n’est pas conciliable avec l’esprit libéral, sa haute raison et son respect de l’homme. Cette question ne convient point pour aujourd’hui. Une tâche indiscutable et urgente, peut-être limitée, est en cours pour le repos du pays. Elle exige que l’esprit libéral soit un moment réfréné, pour survivre au moins dans ses pays d’origine.” (Pp. 237-238.)


17 avril.

Honneur, générosité, bonne foi, c’est déjà s’en dessaisir un peu que de s’en targuer.


6 mai.

“La France”... “la France seule,” disent-ils. Hélas! je ne crois plus qu’il y ait en elle de quoi remonter seule la sinistre pente. En sa jeunesse, peut-être; mais elle est par trop divisée. L’état de délabrement où nous sommes, et que notre défaite a si tristement révélé, m’affecte plus encore que la défaite même. Je doute que, seuls, nous soyons capables de nous en relever, le jour où nous serait rendue par l’Angleterre cette liberté, “liberté chérie” dont nous ne ferons que de l’in[110]discipline. Même je vais jusqu’à croire préférable pour nous la sujétion allemande, avec ses pénibles humiliations, moins préjudiciable pour nous, moins dégradante que la discipline que nous propose aujourd’hui Vichy. Il ne peut y avoir de honte à être vaincu par un adversaire plus robuste et préparé de si longue main à la lutte; mais bien honte à se rétablir (à chercher à) sur des positions si misérablement repliées. La collaboration avec l’Allemagne me paraîtrait acceptable, souhaitable même, si j’étais sûr qu’elle fût honnête. Mais de l’honnêteté du contractant, le mieux est sans doute de ne paraître point douter. J’ai toujours cru et dit que nos deux peuples étaient beaucoup moins opposés que complémentaires et la faiblesse du Traité de Versailles est de ne l’avoir pas déjà compris. Il est vrai qu’en ce temps il n’était pas question de hitlérisme; mais c’est précisément pourquoi il eût fallu en profiter. Au lieu de prévenir le hitlérisme, nous avons fait en sorte de le rendre nécessaire au relèvement de l’Allemagne que nous prenions à tâche d’humilier, de mortifier. Nous pouvons reprocher à Hitler les moyens de relèvement qu’il emploie, nous indigner de ses procédés sommaires, cruels, iniques... Mais sans eux eût-il-pu obtenir les stupéfiants résultats qui le rendent maître de la situa[111]tion actuelle? Nous sommes maintenant à la merci d’une puissance qui ne connaît pas de merci. Et rien ne me paraît plus vain qu’une révolte impuissante.

Le “Ecrase-moi, sinon jamais je ne ploierai” de Quain, n’est pas mon fait. J’estime que mieux vaut alors filer doux. Je ne parlerais sans doute pas ainsi, si je ne croyais toutes les valeurs auxquelles je tiens, parfaitement inaliénables; si je ne savais que la force ne peut rien contre elles. Et sans doute le régime que je préfère sera-t-il celui qui les mettra le plus en honneur (je ne dis certes pas: qui leur rendra le plus d’honneurs), mais je tiens que ce serait les avilir que de les mettre au service d’un régime, quel qu’il puisse être. Je tiens aussi qu’il n’est pas de régime où le culte de ces valeurs ne puisse restituer à l’homme sa dignité, ni de cause si belle qu’elle vaille que l’homme y asservisse la liberté de sa pensée (et dignité c’est même chose).[5]

[112]


8 mai.

Tout ce que j’écrivais plus haut, je préférerais qu’il y eût péril à le penser. Une opinion commence à me gêner dès que j’y puis trouver avantage. Le jugement trouve sa liberté bien plus gravement compromise lorsque les circonstances le favorisent que lorsqu’elles le contrecarrent, et l’on doute de son impartialité bien moins dans la résistance que dans l’acquiescement.


10 mai.

Si les Anglais parviennent à bouter les Allemands hors de France, un parti se formera dans notre pays pour regimber contre cette délivrance, pour trouver que la domination précédente avait du bon, qui du moins imposait un ordre, et la préférer au désordre de la liberté. Une liberté pour laquelle nous ne sommes pas mûrs et que nous ne méritons pas. La liberté n’est belle que pour permettre l’exercice de vertus qu’il importerait d’abord d’acquérir. Que me sera-t-il laissé de temps pour souffrir de cette époque de turbulence? Vivrai-je encore assez pour voir, au delà de la confusion, poindre l’aube, et pour ne pas mourir désespéré?

[113]


11 mai.

Puis non! Le désespoir n’est pas du tout mon affaire. Mais plus que jamais je dépends du temps, des courants, de l’entourage, des circonstances. Quand j’étais jeune, il me semblait que mon âme pouvait se dégager plus aisément de l’ambiance. Et je n’avais pas encore compris combien, que nous le voulions et sachions ou non, chacun de nous fait partie de l’ensemble, a partie liée, reste, fût-ce à son insu, dépendant. Mais aujourd’hui, plus moyen de l’ignorer; les événements ont pris une telle importance! on ne peut plus en désolidariser sa pensée. On reste engoncé jusqu’au cœur et souffrant avec ceux qui souffrent. Le poële de Descartes est éteint. On ne se réchauffe qu’en faisant de l’exercice. Mauvais pour la pure pensée! Qu’est-ce qui reste pur aujourd’hui? Tout se compromet à l’usage. La pensée entre en service. Et comment ne pas l’engager? Je ne compte plus que sur les déserteurs.


6 juin.

“Désinvolture”; oui, c’est bien le mot qui convient, et Montherlant l’emploie à merveille. Il[114] excelle à bailler pour vertu (qui plus est: pour vertu rare), et “liberté d’esprit” ce qui, je le crains bien, n’est qu’égoïste désintéressement de la chose publique. Il cite avec complaisance un mot de Gourmont et l’on sent bien que, lui de même, la guerre “ne le gêne pas.” Quantité de gens restent assez fortunés pour n’avoir pas beaucoup à pâtir des restrictions et tiennent l’état présent pour mieux que simplement supportable. Il y aurait hypocrisie de leur part à ne point le reconnaître simplement et à prendre une mine contrite, car la misère d’autrui les touche peu et ce n’est pas la sympathie qui les gêne; mais il n’y a pas là de quoi se vanter. Les discours du “rat qui s’est retiré du monde,” qu’il soit artiste ou philosophe, sentent toujours un peu son fromage.


1er juillet.

De toutes les pièces de Molière, c’est décidément le Malade Imaginaire que je préfère; c’est elle qui me paraît la plus neuve, la plus hardie, la plus belle—et de beaucoup. Si cette pièce était un tableau, comme on s’extasierait sur sa matière! Molière, lorsqu’il écrit en vers, s’en tire à coup d’expédients; il connaît maints menus trucs pour[115] satisfaire aux exigences de la mesure et de la rime. Mais, malgré sa grande habileté, l’alexandrin fausse un peu le ton de sa voix. Elle est d’un naturel parfait dans le Malade et dans le Bourgeois. Je ne connais pas de prose plus belle. Elle n’obéit à aucune loi précise; mais chaque phrase est telle que l’on n’en pourrait changer, sans l’abîmer, un seul mot. Elle atteint sans cesse, une plénitude admirable; musclée comme les athlètes de Puget ou les esclaves de Michel-Ange et comme gonflée, sans enflure, d’une sorte de lyrisme de vie, de bonne humeur et de santé. Je ne me lasse pas de la relire et ne tarirais pas à la louer.


2 juillet.

Je relis, sitôt ensuite, le Bourgeois. Si belles et sages que soient certaines scènes, un volontaire étirement des dialogues me laisse, par comparaison, admirer d’autant plus le grain serré de l’étoffe du Malade, si solide, si épaisse, si drue. Et quelle solennité, quel schaudern donne à chaque scène le contact secret avec la mort. C’est avec elle que tout se joue; l’on se joue d’elle; on la fait entrer dans la danse; on la convie à trois reprises, que ce soit la petite Louison, que ce soit Argan lui-même[116] avec sa femme, puis avec sa fille; on la sent qui rôde; on la voit “à la découverte”; on la brave et on la bafoue; jusqu’à celle de Molière lui-même, qui vient, en fin de comptes, parachever atrocement cette farce tragique. Et tout cela, sur le mode bourgeois, atteint une grandeur que le théâtre n’a jamais dépassée.


4 juillet.

Comment apprendre aux enfants l’orthographe? ... Si j’avais voix au chapitre je proposerais ceci: non point, certes, supprimer complètement les dictées, qui peuvent d’abord habituer l’enfant à sonoriser l’écriture, mais les remplacer, de temps à autre, par des corrections d’épreuves. La tâche du professeur en serait extrêmement simplifiée et l’enfant y prendrait un intérêt très vif, n’en doutons pas. Il ne serait pas malaisé d’établir le texte d’un “placard” comportant un nombre d’erreurs que le professeur connaîtrait. A chaque élève en serait remis un exemplaire. Il y aurait douze environ, ou vingt coquilles à relever. Le classement serait facile et l’émulation plus précise. Cette méthode aurait au surplus l’avantage d’enseigner aux élèves les procédés de correction des épreuves,[117] ce qui, plus tard, pourrait servir à certains; mais surtout elle les mettrait en garde contre l’autorité de l’imprimé qui trop souvent, par la suite, leur en impose.


5 juillet.

Fier d’être Français... La France, hélas! depuis des mois, des années, ne nous a guère donné motifs d’être fiers. Par moments on la reconnaît si peu, la France, que c’est à douter si d’abord on ne s’était pas trompé sur elle. Ses qualités, ses vertus les plus belles, les plus rares, elle semble avoir pris à tâche de les renier l’une après l’autre ou de s’en dessaisir comme d’articles de luxe inserviables ou comme de propriétés qui, par temps de besoin, coûtent trop cher à entretenir. La France que voici n’est plus la France. Où sont ces qualités, ces vertus, qui me faisaient aimer ma patrie? Si la figure qu’elle fait aujourd’hui dans le monde est son visage véritable, je la renie.

Hélas! ne peut-on penser que ceux qui la représentaient le mieux, notre France, sont ceux précisément qui moururent dans l’autre guerre. C’est par ce sacrifice des meilleurs que nous nous trouvons aujourd’hui le plus atrocement et le plus[118] insensiblement appauvris. Si ces vaillants d’hier vivaient, ils ne laisseraient pas s’enfoncer, s’avilir et se déprécier la France; et l’on parlerait moins de l’honneur—parce que l’on ne l’aurait pas perdu.


17 juillet.

... Certes, ces Cahiers de Montesquieu méritaient d’être mis en valeur. Les premières pages, entre toutes (ce portrait de lui-même, sur quoi s’ouvre la publication) sont magistrales et j’en connais peu d’aussi exaltantes dans toute notre littérature. Mais nous les connaissions déjà depuis longtemps... Ce qui me ravit en elles, c’est leur radieux et tranquille optimisme; il m’émeut plus que les plus belles plaintes. Sans doute, Montesquieu, fort aidé par les circonstances, n’avait-il pas à faire grand effort pour parvenir à cet état de joie. Le difficile était plutôt de s’y maintenir. Il y fallait un assentiment, un concours de tout son être, une sorte de permission physiologique; mais, même avec une santé parfaite, cet état de joie reste des plus rares et implique un équilibre de toutes les facultés peu souvent atteint, et moins souvent encore sans complaisance, une égoïste limitation.

Il faut avouer que le reste du livre est assez dé[119]cevant. Ce ne sont pas là, parfois, que scories et déchets de ses grands livres, et je doute qu’il les eût de lui-même livrés au public. Pourtant, certaines considérations sur l’histoire me paraissent encore des meilleures. De toutes celles-ci, il en est une que nous pouvons relire aujourd’hui et méditer avec une satisfaction vive:

“Une des choses que l’on doit remarquer en France, c’est l’extrême facilité avec laquelle elle s’est toujours remise de ses pertes, de ses maladies, de ses dépopulations et avec quelle ressource elle a toujours soutenu ou même surmonté les vices intérieurs de ses divers gouvernements.

“Peut-être en doit-elle la cause à cette diversité même, qui a fait que nul mal n’a jamais pu prendre assez de racine pour lui ôter entièrement le fruit de ses avantages naturels.”

Il y a grand réconfort à penser cela; où se glisse l’ombre d’une crainte qu’on n’en vienne à se reposer là-dessus.

L’écriture de Montesquieu est presque toujours vive; non tant alerte qu’assurée, assez semblable parfois à celle du cardinal de Retz; et je ne crois pas qu’il en soit que je préfère (du moins pendant que je la lis); plus dense, plus musclée que celle de Stendhal, et près de quoi tous les Chateaubriand paraissent poisseux et survêtus. Oui, des phrases[120] comme celle-ci pourraient être de Retz: “Cette dévotion acheva de lui ôter le peu de génie que la Nature lui avait donné.” (Il s’agit de Louis XIV; mais cela pourrait être dit de combien d’autres!) Et, parlant de Madame de Maintenon: “Il est vrai que le roi avait l’âme plus tendre que la sienne; ce qui fait qu’elle abaissait continuellement celle du roi”—pouvait être dit de combien de femmes!—Et, revenant là-dessus, il ajoute: “Louis XIV avait l’âme plus grande que l’esprit. Madame de Maintenon abaissait sans cesse cette âme pour la mettre à son point.” Mais peut-être serait-il plus juste de dire que Louis XIV s’abaissait vers elle, “dans son dernier attachement, faible à faire pitié.”

Du reste, l’on pourrait faire ici la même distinction que pour Tartuffe, entre la fausse religion et la vraie, car nous lisons un peu plus loin: “Il aime la gloire et la religion, et on l’empêche toute sa vie de connaître ni l’une ni l’autre.” Et de conclure: “Il n’aurait eu presque aucun de tous ces défauts s’il avait été mieux élevé, ou s’il avait eu un peu plus d’esprit.”

[121]


18 juillet.

L’Alexandre de Racine serait, je pense, impossible à représenter aujourd’hui. Quelles allusions ne verrait-on pas dans la résistance de Porus, dans l’acquiescement de Taxile—qui pourtant, au début de la pièce, protestait qu’il ne se soumettrait pas.

...Trahirai-je ces princes
Que rassemble le soin d’affranchir nos provinces,
Et qui, sans balancer sur un si noble choix,
Sauront également vivre ou mourir en rois?
En voyez-vous un seul qui sans rien entreprendre
Se laisse terrasser au seul nom d’Alexandre,
Et, le croyant déjà maître de l’univers,
Aille, esclave empressé, lui demander des fers?
Loin de s’épouvanter à l’aspect de sa gloire,
Ils l’attaqueront même au sein de la victoire;
Et vous voulez, ma sœur, que Taxile aujourd’hui,
Tout prêt à le combattre, implore son appui!

Du reste, je ne sais pourquoi je cite de préférence ces quelques vers: la scène par laquelle[122] s’ouvre la tragédie, ce dialogue entre Taxile et sa sœur Cléofile serait à transcrire presque en entier; du moins tout le début. Et, dans la scène suivante, cette réplique de Porus:

Mais encore à quel prix croyez-vous qu’Alexandre
Mette l’indigne paix dont il veut vous surprendre?
Demandez-le, Seigneur, à cent peuples divers,
Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers.
Non, ne nous flattons point: sa douceur nous outrage;
Toujours son amitié traîne un long esclavage.
En vain on prétendrait n’obéir qu’à demi:
Si l’on n’est son esclave, on est son ennemi.

Et la suite. Même j’admire ici le besoin qu’éprouve Taxile de parler d’honneur, afin de couvrir, fût-ce à ses propres yeux, sa lâcheté!

J’écoute, comme vous, ce que l’honneur m’inspire,
Seigneur; mais il m’engage à sauver mon empire.

[123]


Il est vrai que, personnellement, je n’ai que très peu à souffrir de l’état présent (c’est aussi que ma vie, que ma raison de vivre, se réfugie dans un domaine que les revers ne peuvent atteindre) et même j’ai quelque effort à faire pour me représenter les effets de notre désastre. Mais je ne puis ouvrir un journal sans que m’y apparaisse atrocement la déchéance morale et spirituelle, à la fois cause et effet de notre défaite.


X. parle de lui-même avec une grande modestie, mais sans cesse.


La Croix Valmer (Var), 2 août.

J’ai laissé à Cabris l’autre carnet, presque empli et que j’avais trop peur de perdre. Non que me paraissent bien indispensables les pages que j’y écrivis; mais, pour médiocres qu’elles soient, elles restent la seule récolte de ces derniers mois. J’y puis mesurer la profondeur de mon accablement premier aux peines que je dus prendre pour m’en ressaisir.

L’on parle beaucoup, dans les journaux, du redressement de la France. Il ne s’agit dans ce carnet que d’un redressement intime, et qui ne[124] va peut-être pas toujours dans le sens que les mots d’ordre proposent. Mais les jeunes gens auxquels ces directives s’adressent n’ont pu connaître le désarroi de leurs aînés et tout de même il n’est pas bon qu’entre eux et nous il y ait rupture. Il n’y a culture que dans une continuation et je tiens pour néfastes certains reniements de notre passé. J’ai trop jardiné moi-même pour ne point connaître le risque, en émondant, d’amputer des rameaux encore pleins de sève et redoute l’appauvrissement qu’entraîne une simplification trop sommaire.


8 août.

J’ai écrit tout l’absurde ci-dessus pour tâcher d’amorcer ce carnet. Mais ça n’a pas pris. Je ne me sens plus aussi malheureux de rester des jours et des jours sans écrire.

Lu les nouvelles de Long Valley de Steinbeck; certaines avec un plaisir des plus vifs, que je relis à présent à haute voix devant la Petite Dame et Elisabeth. (The Red Pony, et The Flight.)

A haute voix (devant aussi Catherine) Bajazet et, à présent, Mithridate.

Entre temps, je relis Edgar de Duvernois. Avec stupeur. Est-ce bien là le livre qui m’avait séduit[125] il y a quelque quinze ans? et sur l’approbation duquel Grasset édifiait sa réclame pour Les Sœurs Hortensia... Je constate que je n’en avais gardé aucun souvenir. A douter si je l’avais jamais lu, ou si, peut-être, l’autre édition en donnait une version totalement différente; certains chapitres dialogués sont d’une réussite vraiment ravissante; mais combien une pareille littérature me paraît profane, et de peu de poids. Après quoi l’on entend retentir l’affreux Mane, Thecel, Pharès de l’Ecriture.


12 août.

Lorsque j’imagine le rôle de Pauline, il me semble que je n’en connais pas de plus beau. Mais je relis Polyeucte avec un malaise qui, par endroits, devient intolérable. Sur l’admiration, la protestation l’emporte, et dès la donnée de la pièce, je ne puis entrer dans le jeu: c’est une contrainte trop arbitraire. Eh quoi! Pauline aurait accepté de son père un époux lors même qu’elle “l’aurait haï”! Qu’est-ce que ce devoir, qui se confond avec une obéissance idiote? Corneille l’a du reste si bien senti qu’il a tout fait pour atténuer l’absurdité de cette soumission filiale: authentique vertu de[126] Polyeucte, mort supposée de Sévère... N’importe: ce qui fait préférer à l’autre prétendant Polyeucte, c’est que ce choix paraît plus avantageux:

Mais que sert le mérite où manque la fortune?...
Trop invincible obstacle, et dont trop rarement
Triomphe auprès d’un père un vertueux amant.

Et c’est à cela que se soumet sa fille! Le dialogue du revoir, entre Sévère et Pauline est, il est vrai, de la plus noble beauté, rejoignant presque le naturel et du moins guindé qu’il se puisse. Mais le malaise revient sitôt après lorsque Polyeucte déclare à Néarque son ardeur intempestive de néophyte. Et il a le front de demander à Pauline de l’accompagner au temple, alors qu’il nourrit contre les dieux que vénère Pauline son projet brutal et stupide! Sa foi peut le mener au martyre, mais ne lui demandait pas ce scandale de troubler la cérémonie païenne par des moqueries de collégien, ni moins encore par ce fracas d’idoles. Polyeucte fait ici tout ce qu’il faut pour se rendre odieux et l’on ne le saurait approuver qu’au nom d’une religion dont il ne fait valoir ici que le côté gênant. Il se comporte en révolutionnaire bien[127] plutôt qu’en chrétien et l’on peut être excellent chrétien sans approuver du tout son geste: c’est contre Décie qu’il se dresse bien plutôt que contre Jupiter; contre ce

Tigre altéré de sang, Décie impitoyable

L’effort que fait Corneille pour nous hisser jusqu’à ce palier sublime tire son style, et ses vers s’en ressentent très fâcheusement, mais le palier atteint, sa langue reprend une ampleur admirable et le dialogue entre Polyeucte et Pauline (Acte IV, sc. III) est de la plus altière beauté, digne pendant de celui, tout humain, entre Pauline et Sévère, du second acte.


13 août.

Après Bajazet, relu à haute voix Mithridate, avec le plus grand succès près de mon petit public (Mme Théo, Élizabeth et Catherine). Il n’est pas de pièce de Racine qui réponde mieux aux accusations forcées de Jean Sch., me semble-t-il, et que je souhaiterais plus voir mettre au programme des classes. Je ferais apprendre aux enfants, tout au long le grand discours de Mithridate à ses fils, et les deux réponses de ceux-ci, riches,[128] même indépendemment de leur beauté, d’un enseignement inépuisable.


Trouve-t-on trace dans ce carnet (je veux dire dans le précédent) des deux grandes lectures qui m’ont tenu en suspens durant des mois à Cabris; le Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen et l’Histoire de la Civilisation de Buckle? et, qui, toutes deux, m’ont été de si grand profit. La dernière, objet de méditations infinies, et que j’aurais dû faire plus tôt pour affermir des convictions demeurées trop longtemps imprécises.


Cap d’Ail, 21 août.

Je m’étonne de lire: “Doit être étudiée avec le soin le plus extrême” dans la préface au Marc-Aurèle de Renan, que je trouve chez Malraux et que j’ouvre au hasard.


22 août.

Ces longues suites de jours où l’âme accepte de vivre dans la distraction et ne fait plus effort pour se rapprocher de Dieu.

[129]


23 août.

Je devrais avouer honnêtement que je ne sais plus bien ce qui se cache sous cette image. Il s’agit ici beaucoup moins d’une situation que d’un état de l’âme. L’on ne peut se rapprocher de ce qui est partout; de ce qui ne devient Dieu qu’en nous-même. Il s’agit bien plutôt d’une transparence de l’âme qui nous permette de Le sentir. Cet état de communion, le grand nombre des hommes ne le connaît point; mais il apporte à l’âme, à tout l’être une félicité si délicieuse que l’âme reste inconsolable pour l’avoir une fois connue, puis s’en être laissé dessaisir.

C’est aussi bien là ce qui fait que, sans croire à quelque Dieu précis, je ne me plais vraiment qu’en compagnie des âmes pieuses.

Quiétisme? Non; mais sans cesse en effort et tendu vers ce je ne sais quoi d’adorable, vers un état supérieur où l’individuel se fonde et résorbe, à quoi je ne vois quel autre nom donner que celui-même de Dieu.


10 septembre.

Je lis avec un vif intérêt le livre de Bounine sur Tolstoï. Il l’explique à merveille et m’explique du[130] même coup pourquoi je me sens, devant Tolstoï, si mal à mon aise. Quel monstre! sans cesse cabré, en révolte contre son naturel, forçant de douter sans cesse de sa sincérité, étant tour à tour tout et tous, et jamais plus personnel que lorsqu’il cesse d’être soi; orgueilleux dans le renoncement, orgueilleux sans cesse, jusqu’à ne prendre point son parti de mourir simplement comme tout le monde. Mais quelle angoisse dans cette lutte dernière; c’est celle d’un Titan contre Dieu, contre le sort. Je l’admire peut-être; je ne puis sympathiser et me sentir d’accord qu’avec les humbles, les modestes. Tolstoï reste, pour moi, une impossibilité. Cinelli le compare à saint François, quelle absurdité! Il s’oppose à saint François de tout son être et par toute sa complexité, son faste, et même son effort vers un dénuement spectaculaire; sans cesse en représentation devant lui-même et pour qui la simplicité n’est qu’une complication de plus. Protéiformes, ses “créations” les plus compliquées ne sont jamais qu’une simplification de lui-même, et celui capable de devenir tant d’êtres, devient à jamais incapable d’une réelle sincérité.

Je relis, à l’usage de Catherine, la Genèse; et, cet après-midi, l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques. Certes il y a, dans ces deux dernières œuvres, des redites (harmonieuses, dans le Can[131]tique) et des parties creuses; mais il y a là des pages d’une telle beauté, d’une si solennelle grandeur que je ne connais rien dans aucune littérature qui leur soit supérieur, ou même leur puisse être comparé. Ces livres de la Bible seraient des monuments d’architecture, on consentirait à des jours de voyage pour les contempler, comme les ruines de Balbec ou le temple de Sélimonte. Mais ils sont à portée de la main et ceux qui ne savent prendre plaisir qu’à ce qui leur a coûté cher sont nombreux.


11 septembre.

A quel point me manque un piano, mon piano!... Certains jours ce besoin, ce regret de musique devient une sorte de douleur presque physique. L’autre jour, seul chez Germaine Taillefer, en l’attendant, j’ai relu la délicieuse Sonate en si bémol majeur, de Mozart, merveille de grâce et d’émotion contenue; puis l’Etude lente de Chopin en mi bémol mineur. J’ai constaté qu’il ne me faudrait qu’une demi-heure sans doute pour la rapprendre par cœur. Pouvoir me remettre au piano... je goûterais des instants de parfait bonheur. Qui m’en empêche? Les conditions maté[132]rielles où je me trouve; mais surtout l’obsédante crainte de gêner des voisins, crainte qui chez moi grandit avec l’âge et devient comme maladive. Et avec ça que les voisins se gênent, eux!


12 septembre.

Après Temps Nouveau, Esprit est réduit au silence. (Je propose comme devise à Mounier, à propos de sa revue et du groupement de ses amis: Vires acquirit tacendo.) Je laisse d’autres s’en étonner. J’ai l’esprit si peu porté à l’insoumission, à la rouspétance... pour un peu, je dirais: “C’est bien fait.” Nous avons d’abord besoin d’ordre, de discipline, tout comme un grand blessé a besoin de tranquillité pour se remettre. Mais de la grande opération qu’on nous a fait subir, je crains fort que nous nous réveillions bientôt avec les membres mal en place et la tête terriblement rentrée dans les épaules.


14 septembre.

Le “par contre” dont on abuse aujourd’hui remplace abruptement et inélégamment le “en [133]récompense” du XVIIe siècle.

“S’il n’a pas la main si prompte à répandre les bénédictions... il a en récompense beaucoup plus de Lettres et de solidité,” écrit exquisement Boileau à Racine.

L’opposition s’accompagne alors d’une sorte de compensation; c’est bien le sens latent du mot “récompense”—et l’on ne saurait vraiment récompenser que de ce qui a coûté quelque peine. Ne pas oublier de rechercher ce mot dans Littré.


15 septembre.

On ne peut imaginer vue plus belle que celle dont je jouis, à toute heure du jour, de la fenêtre de ma chambre au Grand Hôtel. La ville de Grasse, en face de moi, dominée par la cathédrale dont la tour coupe la ligne des lointaines montagnes; le désordre harmonieux des maisons qui s’étagent dans le dévallement jusqu’au ravin profond qui me sépare de la ville. Tandis que j’écris ces lignes, le soleil achève sa course et avant de disparaître derrière les hauteurs de Cabris, inonde d’une ineffable blondeur les murs, les toits, toute la ville. Un voile de pluie est venu cacher à mes yeux le fond montueux du tableau, de sorte que la tour de la cathédrale baignée des derniers rayons,[134] se détache à présent en plein ciel, semble-t-il; à gauche, une autre tour plus petite. Et tout cela est d’une extraordinaire beauté. L’heure de dîner a sonné depuis longtemps et je ne puis quitter ce spectacle.


16 septembre.

Les enfants du peuple disent: “Donne-moi le,” obéissant à une logique instinctive. Ils devraient d’après la règle reconnue, dire: “Donne-le moi.” Mais ne dit-on pas, comme dans la Parisienne: “Donnez-moi cette lettre”? Peut-être ne faut-il voir, dans le premier cas (donne-le moi) qu’une répugnance à faire tomber l’accent de l’interrogation sur la “muette.” Il me semble, du reste, qu’il en va de même en anglais. Les dérogations aux règles, dès qu’elles ne sont plus des cas isolés mais deviennent populaires, sont des plus intéressantes à observer.


19 septembre.

Le papillon, après qu’il a déposé ses œufs, je doute qu’il prenne encore beaucoup d’amusement à la vie. Il volète de-ci de-là, au gré des parfums, de la brise et de son désir. Sans doute, avant la[135] ponte, il pouvait penser (si tant est qu’un papillon pense):

“Ah! que je me sentirais libre et léger, une fois délivré de ce faix, dégagé de toute obligation, de tout devoir...” L’âme sans plus de but, toute en proie au plaisir, s’ennuie.


25 septembre.

Je viens de relire—ou, plus exactement: de lire attentivement pour la première fois—la Fanfarlo; surpris par la quantité de passages significatifs qui s’y trouvent, révélateurs, et que Baudelaire n’aurait pas eu besoin de signer. Ils expliquent aussi la dédicace à Gautier, des Fleurs du Mal.

Quel admirable effort fit alors la littérature pour parvenir à l’art! Pourquoi fallut-il qu’elle ne crût pouvoir y atteindre qu’en l’opposant au naturel?


5 octobre.

Et tant de misères que l’on ne peut pas secourir! Le cœur ne prend point son parti de cela sans durcir. Cela même, cela aussi nous enfonce dans la barbarie.


[137]

1942

[139]


Nice, 1er janvier.

Je me suis remis au travail et goûte un semblant de bonheur devant ma table à écrire. Ma pensée se formule aisément, à condition de n’être pas profonde; or dans mes chroniques du Figaro je ne remue que des dessus de pensée. Je demeure sans opinion devant les événements, doutant parfois si je pourrai prendre place et trouver raison d’être dans l’univers nouveau qui se prépare indistinctement. Ce que je crois c’est qu’il ne peut avoir aucun rapport avec cette singerie de “révolution nationale,” que je ne parviens pas à prendre au sérieux. Les vrais battements de cœur de la France sont cachés et ne peuvent encore se laisser connaître. Tout n’est, pour le moment, que parade provisoire, que vantardise et duperie. Le sol est trop peu ferme encore pour qu’on y puisse rien édifier. Tout dépend de...

[140]


5 mai. Cinq heures du matin.

Le Chanzy a quitté Marseille hier vers midi. Je suis resté étendu presque tout le jour. Un vent glacé labourait la mer. Elle s’est calmée vers le soir et j’ai pu dîner sans trop de malaise. Vers l’Est, quelques phares intermittents; nous devons longer les Baléares. Personne sur le pont. Je prends un peu de calomel, car j’ai la vésicule douloureuse. Que je me sentais donc fatigué, hier...


Dix heures.

Pris le “jus” vers neuf heures. J’avais gardé, du dîner de la veille, un morceau de Cantal. Pain à discrétion, ou presque. La houle assez forte avait raréfié les dîneurs; les valides bénéficiaient de leurs parts. Au déjeûner déjà, menu beaucoup plus abondant que depuis longtemps, à terre. Joie animale de pouvoir enfin manger à sa faim. Ces derniers jours, à Marseille, m’ont claqué. Tant d’heures occupées à courir de bureau en bureau pour obtenir les visas, estampilles et tampons nécessaires...eussé-je été seul, je crois bien que j’aurais tout lâché. Mais le très obligeant Ballard[141] m’accompagnait partout, me surveillait, palliait mes défaillances, oublis ou distractions. Au dernier moment et déjà par delà les adieux, il revient m’avertir que j’ai oublié d’enregistrer ma malle. Il faut en hâte redescendre à terre, courir à travers de fantastiques hangars... Tout cela très Kafka... Je songe sans cesse au Procès. Sentiment angoissant de ne pas être “en règle.” Il ne faudra pas tant de formalités pour mourir. De quoi construire un conte admirable: “Vous ne pouvez pas partir comme ça.” Mais du moins alors n’a-t-on droit de rien emporter. Ce serait un des plus beaux chapitres du livre: celui du détachement. Roger Martin du Gard s’étonne que la mort, que l’idée de la mort, me cause si peu d’inquiétude. N’était l’appréhension des affres finales (peut-être, après tout, moins atroces qu’il ne paraît de loin), je crois en effet que j’en ai pris assez sagement mon parti. J’ai eu mon suffisant sur cette terre. Un certain équilibre heureux s’établit et l’on vient au bout du festin sans plus beaucoup souhaiter qu’il se prolonge encore davantage. D’autres attendent la place; c’est leur tour.

Je m’en veux de n’avoir pas envoyé à Jenny Valéry, avant de m’embarquer, une carte interzone, pour lui dire aussitôt ma joie d’avoir revu[142] Paul, à Marseille, plus valeureux, plus existant, plus charmant que jamais. Et jamais je n’ai senti plus pleines et plus vives mon amitié et mon admiration pour cette personnalité incomparable. Je n’éprouve que de la joie à sentir sa supériorité incontestable et son rayonnement, que sait tempérer l’aménité la plus exquise. Je ne m’estime que bien peu de chose auprès de lui, mais sais à présent ne plus en souffrir. Il ne me gêne plus. J’ai fait mon œuvre sur un plan différent du sien, que je comprends trop bien et admire trop pour ne pas admettre que cette œuvre mienne ne puisse figurer dans son système et n’ait pas de valeur à ses yeux. Il a raison, et mon amitié l’approuve de ne pas me considérer. Sa merveilleuse intelligence, sans rien d’inhumain toutefois, se doit des rigueurs exclusives. Auprès de quoi, je me parais patauger dans l’à-peu-près. Mais le plus admirable, c’est que son esprit, sans rien quitter de sa rigueur, a su garder toute sa valeur poétique; qu’il a su apporter à sa création poétique cette rigueur même qu’on eût pu croire néfaste à l’art et qui fait au contraire, de l’art de Valéry, une merveille si accomplie. J’admire la direction infaillible et la triomphante constance de son effort. Nul de nos jours n’a mieux ni plus constamment aidé au[143] progrès de l’esprit; nul n’était mieux en droit d’écrire:

Je sais où je vais;
Laisse-toi conduire,

ni capable de conduire si loin.


Quinze heures.

Mais, conduit par Valéry, je n’aurais plus osé écrire. Et c’est le sentiment de cela qui m’a tant et si longtemps gêné. J’ai passé outre.


Le Chanzy poursuit sans bruit son avance tranquille. La mer est calme. J’ai dormi.

Je ne parviens pas à m’attacher au Fou des Echecs de Van Dine que m’a prêté Mme Ballard; aucun intérêt, jusqu’à présent, que celui d’un mécanisme d’horlogerie bien combiné. Je m’en repose avec L’Homme devant la Science de Lecomte de Nouy. J’y lis: “Si les mathématiques atteignent au vrai, dit Vico, c’est que l’esprit fait les mathématiques: le critère du vrai est donc d’être fait. Est vrai ce que l’on fait.” C’est ce qui permet à l’homme de croire à Dieu.

[144]


6 mai.

La science, il est vrai, ne progresse qu’en remplaçant partout le pourquoi par le comment: mais si reculé qu’il soit, un point reste toujours où les deux interrogations se rejoignent et se confondent. Obtenir l’homme... des milliards de siècles n’y auraient pu suffire, par la seule contribution du hasard. Si antifinaliste que l’on soit, que l’on puisse être, on se heurte ici à de l’inadmissible, de l’impensable; et l’esprit ne peut s’en tirer qu’il n’admette une propension, une pente, qui favorise le tâtonnant confus et inconscient acheminement de la matière vers la vie, vers la conscience; puis à travers l’homme, vers Dieu.

Dès l’instant que j’eus compris que Dieu n’était pas encore, mais devenait, et qu’il dépendait de chacun de nous qu’il devînt, la morale, en moi, fut restaurée. Nulle impiété, nulle présomption, dans cette pensée, car je me persuadais tout à la fois que Dieu ne s’accomplissait que par l’homme et qu’à travers lui; mais que si l’homme aboutissait à Dieu, la création, pour aboutir à l’homme, partait de Dieu, de sorte que l’on retrouvait le divin aux deux bouts, au départ comme à l’arrivée, et qu’il n’y avait eu de départ que pour en arriver à Dieu. Cette pensée bivalve me rassurait et je ne[145] consentais plus à dissocier l’un de l’autre: Dieu créant l’homme afin d’être créé par lui; Dieu fin de l’homme, le chaos soulevé par Dieu jusqu’à l’homme, puis l’homme se soulevant ensuite jusqu’à Dieu. N’admettre que l’un: quelle crainte, quelle obligation! N’admettre que l’autre: quelle infatuation! Il ne s’agissait plus d’obéir à Dieu, mais de l’animer, de s’éprendre de Lui, de l’exiger de soi, par amour, et de l’obtenir par vertu.


Non erat exitus.” Ce mot de saint Augustin (cité par Merejkovski, dans son Calvin, note 51, page 28) doit servir d’épigraphe à un chapitre de ma Vie de Thésée. Dédale ne peut plus se dégager du labyrinthe qu’il a lui-même édifié: un effroyable embrouillamini de problèmes. Plus moyen d’en sortir, que par en haut; d’où l’effort d’Icare, fils de Dédale: La chute tragique d’Icare n’est due qu’à son ignorance des lois.


J’ai bien fait de changer de carnet: le quadrillage du précédent m’enlevait tout plaisir d’écrire.


Grande joie, à Marseille, de retrouver Jean-Louis Barrault. Marc, qui m’attendait à l’arrivée du train de Nice, m’avait emmené dîner avec lui et Madeleine Renaud, le premier soir, dans un[146] petit restaurant populaire, près de la gare, où Barrault expédiait en hâte son repas avant d’aller lire à la radio quelques scènes du Soulier de Satin. Admirable visage, respirant l’enthousiasme, la passion, le génie. Près de lui, Madeleine Renaud s’efface avec une réserve exquise. Leur bonne grâce à tous deux, leur naturel, me mettent à mon aise aussitôt. Je ne sens chez l’un ni chez l’autre, aucun des insupportables défauts des acteurs. Assez valeureux pour rester simples.

Je les ai revus tous deux, la veille de mon départ; invité par eux pour déjeûner, à un fort bon restaurant, à l’entrée du Prado. Barrault me prie instamment d’achever pour lui la traduction de Hamlet que j’avais commencée, il y a vingt ans et dont je n’avais donné que le premier acte. Je lui fais si grande confiance, que je voudrais me mettre au travail aussitôt. J’apprends avec un vif plaisir qu’il est intimement lié avec Sartre. Près d’eux, par sympathie violente, je sens raffermir mes espoirs.

C’est du côté de l’avenir, qu’il fait bon pouvoir admirer. Il y aurait de quoi désespérer, si le regard s’arrêtait à cette “Renaissance” de commande que l’on nous propose aujourd’hui à cette médiocrité consentie.

[147]


7 mai.

Nuit blanche, en dépit du gardénal. Mer calme; on ne sent même pas la trépidation des machines; c’est à douter, par instant, si l’on avance. C’est aussi que l’on avance très lentement. Six fois, dans la nuit, je me suis relevé. La lune en est à son dernier quartier; le ciel est pur.

L’escale à Bône a été très décevante. Les mosaïques d’Hippone ont été recouvertes, par crainte des bombardements. Je crois, au surplus, que les plus belles ont été transportées dans les musées de Tunis ou d’Alger.

A huit heures, nous passons devant Sidi Bou Saïd. La mer était couverte, au petit matin, de ces singulières minuscules méduses qui venaient échouer, l’an passé, sur les plages de la Croix et du Golfe Juan. Nous devons arriver à Tunis dans une heure.


[149]

DIEU, FILS DE
L’HOMME


[151]

Selon le conseil d’André Gide, nous faisons suivre les PAGES DE JOURNAL de deux INTERVIEWS IMAGINAIRES et de quelques pages d’un CARNET VERT. Ces écrits, inédits ici, ont été réunis par l’auteur lui-même, sous le titre: DIEU, FILS DE L’HOMME.

I

Lui.—Pour lutter contre le naturalisme, ou le réalisme, reconnaissons, cher Maître, que l’art, que la littérature du moins, au temps de vos Nourritures Terrestres, tendant à l’artificiel, sentait furieusement le renfermé. Mais, quitte à y revenir, passons. Je voudrais, vous disais-je, faire, à votre introduction, une critique qui me paraît d’importance. Il semble, à vous entendre (et je songe particulièrement à quelques phrases de votre conclusion) il semble, dis-je, que l’homme soit tenu de choisir entre la position chrétienne et celle prise par Gœthe. Comme s’il n’y avait pas maintes façons d’échapper à l’emprise du christianisme sans pour cela rejoindre Gœthe!

[152]

Moi.—Je ne dis pas...

Lui.—Et d’abord, lorsque vous parlez du “secours de la Grâce,” je pense que vous englobez dans ces mots toute intervention surnaturelle, tout appel à quelque religion que ce soit. Mais, même alors, l’homme a maintes façons de s’évertuer sans aller du côté de Gœthe et le champ reste ouvert...

Moi.—Les exemples pourtant que je cite, de Nietzsche, de Leopardi, de Hœlderlin (et j’en aurais pu citer bien d’autres) ne devraient laisser aucun doute sur ma pensée. Gœthe n’enseigne pas l’héroïsme; et nous avons besoin de héros. Le christianisme peut nous mener à l’héroïsme, dont une des plus belles formes est la sainteté; mais tout héros n’est pas nécessairement un chrétien.

Lui.—Ni tout chrétien un héros, parbleu! Je n’en connais que trop, et vous aussi, qui sont des pleutres.

Moi.—La libre pensée ne garde pas toujours le sourire indulgent de Renan, sarcastique de Voltaire, ou désinvolte de France. Le non acquiescement à des dogmes a pu mener certains jusqu’au martyre, et la simple probité de l’esprit. Un martyre sans palmes, sans attente de récompense et, ce pourquoi, d’autant plus admirable. Sans aller jusque là, disons que la dignité humaine et cette sorte de tenue morale, de consistance où nous rat[153]tachons aujourd’hui nos espoirs, se passe volontiers du soutien et du réconfort de la Foi. Les chrétiens ont donné, ces derniers temps, de beaux exemples, tant protestants que catholiques, devant lesquels nous n’avons qu’à nous incliner; mais je tiens pour une grave erreur de penser, avec nombre d’excellents esprits, que la France ne doit et ne peut chercher son salut que dans un rattachement au Credo.

Lorsqu’un navire est en détresse, ceux qui s’agenouillent et entonnent des cantiques, adressent des prières et des supplications au Très-Haut...c’est très beau; les larmes m’en viennent aux yeux rien que d’y penser. Et du moins retiennent-ils les cris des femmes et des enfants, les bousculades affolées qui gêneraient la manœuvre de l’équipage. Mais tout de même, si le navire doit être sauvé, ce ne sera pas par des mains jointes.

Lui.—Montherlant dit à ce propos des choses hardies.

Moi.—Qui me plaisent. Et tenez: je vois en lui un excellent exemple d’anti-christianisme non goethien.

Lui.—On souhaiterait de lui, ne trouvez-vous pas, parallèles aux Vies des Saints de la Légende dorée, quelques biographies qui n’auraient rien, elles, de légendaire, qu’il écrirait si bien! de héros[154] valeureux, tout humains, selon son goût (et le vôtre sans doute); celle, entre autres, du maréchal Strozzi, le cousin de Catherine de Médicis.

Moi.—Je me souviens seulement de la particulière estime où le tenait Montaigne, qui admirait en lui tout à la fois le guerrier du plus haut mérite dans la “suffisance militaire” et le lettré; un fort beau passage des Essais le félicite d’avoir fait choix, pour livre de chevet, des Commentaires de César. “Ce devrait être, dit-il, le bréviaire de tout homme de guerre.”

Lui.—Ce que Montaigne ne nous dit pas et que nous apprend Brantôme, c’est que Strozzi, érudit en grec autant qu’en latin, avait traduit César en langue grecque avec “des commants latins, additions et instructions pour gens de guerre, les plus belles, dit Brantôme, que je vis jamais et qui furent jamais escrites.”

Moi.—Il y a là de quoi ravir Montherlant; en effet.

Lui.—Surtout le récit de sa mort est pour lui plaire, tel que nous le lisons dans les Mémoires de Vieilleville. Lorsque Strozzi fut mortellement blessé d’un coup de mousquet lors du siège de Thionville, le 20 juin 1558, le duc de Guise s’approcha de lui, nous rapporte Vieilleville, l’invitant à la repentance. Mais il faut lire le texte même; je[155] l’ai copié, on s’en voudrait de changer ou perdre un seul mot. Ecoutez:—Il sortit de sa poche un carnet et me lut:

Le Duc de Guise, donc, “luy remémorant le nom de Jésus:—Quel Jésus, mort-Dieu! dit Strozzi, venez-vous me ramentevoir icy? Je regnie Dieu. Ma feste est finie.” Et redoublant le prince son exhortation, luy dist qu’il pensast en Dieu et qu’il serait aujourd’huy devant sa face. “Mort-Dieu! respondit-il, je seray où sont tous les aultres qui sont morts depuis six mille ans.”

Moi.—Six mille ans!... Nous savons aujourd’hui que ce compte est faible.

Lui.—Attendez! Attendez! Et Vieilleville ajoute, de façon charmante, ne trouvez-vous pas? “Le tout en langage italien.”

Moi.—Je reconnais que cette fin ne manque pas de grandeur. Il est presque aussi difficile, sinon plus même, de bien mourir que de bien vivre. Mais Strozzi n’avait alors ni femmes ni enfants près de lui. Ah! je comprends que Montaigne désirât mourir loin des siens, d’une mort bien à lui, non contrefaite par pitié, par sympathie... C’est à l’article de la mort qu’on attend les grandes âmes débattues. Dans les affres de l’agonie, elles se relâchent, se laissent aller au prêtre qui les guette, objurgations d’une épouse aidant, ou d’une sœur,[156] ou d’une mère. L’Eglise est prompte alors à s’emparer de leur passé et de la résistance même que d’abord elles lui opposaient.

Lui.—Vous admettez pourtant que...

Moi.—Mais oui; j’admets tout et le reste. Je concède, j’acquiesce, et même, du mieux que je peux, je comprends...

Lui.—Il s’agit de sauver des âmes. Mettez-vous à leur point de vue.

Moi.—Mais je ne fais que cela, hurlai-je, me mettre au point de vue des autres. Je n’ai fait que cela toute ma vie; au point que c’est mon propre point de vue qu’il me devient ensuite difficile de retrouver. Et pourtant c’est là l’important. Toujours s’en remettre à autrui pour juger, opiner, c’est enlever au sel toute saveur.

Lui.—“Et si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on?” Oui, je sais, vous êtes nourri de l’Evangile. Vous y revenez malgré vous.

Moi.—Et puis vous m’embêtez, à la fin. C’est vrai: je vous sens là, à l’affût de quelque phrase qui me compromette... Occupez-vous de ce qui vous regarde et faites votre métier d’interviewer, simplement. Si vous cherchez encore à me faire parler plus qu’il n’est dans mes intentions, je vous claquerai ma porte au nez. Tenez-vous-le pour dit...

[157]

Allons! rasseyez-vous. Mais revenons à la littérature. Puis-je vous demander à mon tour si, durant le long temps que je vous ai laissé, vous avez avancé votre livre?

Lui.—A vrai dire, non. Mais il mûrit. Ce qui m’embarrasse, c’est que je voudrais ne rien y dire que d’essentiel, de général, d’universel.

Moi.—Mon petit ami, dites-vous bien que, en art, l’on n’atteint au général que par et à travers le particulier. C’est ce que Gœthe a si bien compris.

Lui.—N’avez-vous, sur lui, plus rien à me dire?

Moi.—Du moins pas aujourd’hui. Vous m’avez fatigué. Revenez.

II

Moi.—Je me suis laissé emporter, l’autre jour, absurdement; je m’en excuse. Sitôt après votre départ, réfléchissant à ce qui m’avait bouté hors de moi, j’ai pensé que...

Lui.—Permettez: c’est vous qui y revenez. Vous vous étiez pourtant promis de n’aborder plus avec moi que les questions littéraires.

Moi.—Mais certains jours on étouffe, à toujours celer ce qui vous gonfle le cœur.

[158]

Lui.—Vous pensiez donc que...disiez-vous.

Moi.—Que ce qui m’indispose et m’arrête ce n’est certes pas l’Evangile; qui contient meilleur conseil qu’aucun autre livre du monde. Et même j’ai dû vite comprendre que tout ce que je cherchais naguère dans le communisme (en vain, car où espérais trouver de l’amour, je n’ai trouvé que de la théorie) c’était ce que le Christ nous enseigne; nous enseigne avec tout le reste en surplus.

Lui.—Alors, ce qui vous arrête?

Moi.—C’est cet acte de croyance aveugle, que l’Eglise exige: la Foi. La raison même, avec l’amour, m’amène à l’Evangile; alors pourquoi renier la raison?

Lui.—Est-ce que la Foi la renie?

Moi.—Parbleu oui; c’est même en quoi consiste proprement le fait de “croire.” On croit à l’encontre de toute constatation, de toute évidence. Pour croire il faut se crever les yeux. L’objet de la croyance, il faut cesser de regarder pour le voir. Vous savez bien que la croyance en un Dieu personnel, en la Providence, implique une abdication de tout ce qu’il y a de raisonnable en nous. Je préfère même, et de beaucoup, le “Quia absurdum” à tout l’effort ratiocinant de certains pour rattacher au plan divin les effets hasar[159]deux des forces et des lois naturelles, ou les folies criminelles des hommes. C’est plus franc, plus honnête, et le croyant a partie gagnée dès qu’il se refuse à la jouer. Gagnée pour lui, du moins. Car pour moi, croire à ce Dieu qu’il me propose m’amènerait vite à dire avec Oreste:

De quelque part sur moi que je tourne les yeux
Je ne vois que malheurs qui condamnent ce Dieu.

Je trouve beaucoup plus d’apaisement à considérer Dieu comme une invention, une création de l’homme; que l’homme compose peu à peu, tend à former de plus en plus, à force d’intelligence et de vertu. C’est à Lui que la création parvient, aboutit, et non point de Lui qu’elle émane. Et comme le temps n’existe pas pour l’Eternel, cela revient au même, pour Lui.

Lui.—Il me semble que Renan dit à peu près cela.

Moi.—Ah! ne m’interrompez pas, je vous en prie, j’ai déjà tant de mal à suivre ma pensée... Où en étais-je?... Ah! oui. La Foi. Et remarquez que pour eux, les croyants, il n’y a que cela qui compte. Une vie consacrée à la recherche de la vérité n’est rien, car la seule vérité, pour eux, c’est cette Vérité que l’on “ne chercherait point si l’on ne l’avait déjà trouvée.” Et cette Vérité toute trouvée supplée[160] à tout, suffit à couvrir toute une vie de dissipation et d’erreurs.

Lui.—C’est aussi que la croyance à cette Vérité, entraîne l’amendement de la vie.

Moi.—Ou du moins devrait l’entraîner. Puis que sert d’ergoter ici? Le propre même du dogme c’est d’être indiscutable. Donc ne discutons pas.

Lui.—Et pourtant vous admettez l’enseignement de l’Evangile.

Moi.—De tout mon cœur, oui; mais en dehors (à côté) de la Foi. Or, mettrais-je tout l’enseignement du Christ en pratique, y conformerais-je ma vie, aux yeux du croyant rien de tout cela n’importe sans la Foi.

Lui.—Vous vous trompez. Tout cela garde son importance. Je crains que vous ne soyez mal renseigné. Vous jugez d’après d’anciens souvenirs. L’Eglise d’aujourd’hui se montre prête à reconnaître, même chez les incrédules de bonnes mœurs et de bonne volonté, tout effort vers le bien, vers le vrai. Déplorant seulement que ces efforts ne soient pas offerts au Seigneur, l’Eglise est aujourd’hui disposée bien plus à plaindre qu’à condamner.

Moi.—Mais si; je n’ignore pas que l’Eglise a très charitablement et sagement replié son front. Elle ne condamnerait plus Galilée, parbleu! Elle[161] ne cesse et ne cessera pas de progresser dans le recul. L’Histoire Universelle de Bossuet fait sourire, aujourd’hui, même les prêtres. Pied à pied, l’Eglise perd du terrain, bat en retraite, concède...

Lui.—Et dans ce repli même l’orthodoxie s’affermit.

Moi.—A quelque orthodoxie que ce soit mon esprit refuse de se soumettre.

Lui.—Et pourtant vous reconnaissez l’excellence des préceptes évangéliques. Leur plus belle mise en pratique perd toute signification sans la Foi.

Moi.—Dites qu’elle en prend une différente, et qu’il m’appartient de proférer.

Lui.—Oui; par orgueil.

Moi.—J’attendais ce mot. Les croyants se doivent de donner une interprétation péjorative à tout ce qui se fait de grand, de noble et de beau dans l’indépendance.

Lui.—L’indépendance! Ah! c’est bien le moment d’en parler! Vous reconnaissez pourtant qu’il importe aujourd’hui plus que jamais de grouper, d’organiser, de ployer pour employer, d’asservir pour faire servir...

Moi.—Achevez donc; dites: d’assermenter... L’on trouve toujours d’excellents motifs pour répudier la raison et retenir l’homme de penser. Unir les volontés, cela va bien: l’on ne parvient à rien[162] de grand sans soumission ni discipline. Mais, par dévotion exigée, empêcher la raison de s’exercer, régler la pensée sur mot d’ordre, cela ne peut amener qu’un abêtissement général. “Amissa virtute pariter ac libertate”; avec plus personne pour le constater, pour en souffrir; car il en va de l’inactivité de l’intelligence comme de celle du corps, comme de tout autre forme de la paresse: on l’accepte en maugréant d’abord, puis l’esprit vite se prélasse dans un acquiescement dévotieux; et c’est bien là qu’est le danger: “Invisa primo desidia, postremo amatur.

Lui.—Qu’est-ce donc qui vous prend à citer ainsi du latin?

Moi.—C’est que, depuis quelques jours, je me suis plongé dans Tacite.

Lui.—Vous le lisez facilement?

Moi.—Plus aisément que je n’aurais cru; mais non sans traduction en regard; et avec une satisfaction indicible. Sans doute me ravit l’allure prime-sautière d’un Stendhal, dont il semble toujours qu’on surprenne la pensée au saut du lit, avant toilette. Je n’aime pas la pensée qui se farde et s’attife; mais bien celle qui se concentre et se raidit. La phrase de Tacite est bandée. C’est sa Vie d’Agricola que je lis; et dès l’abord je suis requis. Quelle autorité! Quelle gravité! Quelle ferveur![163] Combien me plaît, plus que l’aisance et que la grâce, cette âpreté austère et farouche! Je prends ce livre avec moi; je le lis en marchant; je remâche, sans en épuiser le suc amer, quelques-unes de ces sentences vigoureuses où ma volonté se raidit: “Avec la voix nous aurions perdu la mémoire, s’il avait été aussi facile d’oublier que de nous taire”... “Si tam in nostra potestate esset oblivisci quam tacere.” Ce qui précède est aussi beau. Relisez-le.

Lui.—Vous lisez beaucoup?

Moi.—Je n’ai jamais tant lu, ni si bien; avec une sorte d’avidité semblable à celle de ma jeunesse et qui, lorsque je songe à mon âge, me paraît un peu ridicule; mais je n’y peux rien; mon âge, j’y songe le moins possible, et, quand j’y songe, c’est pour me dire: “hâte-toi”. Mais cette digression nous entraîne...

Lui.—Non point. Elle nous ramène à Dieu. Tout ramène à Dieu l’âme attentive. Que ne reconnaissez-vous dans ce “hâte-toi” Son appel? “Hâte-toi de me donner ton cœur, de M’aimer.”

Moi.—Je vais tâcher de m’expliquer. Non point tant de vous expliquer que de m’expliquer à moi-même où en est arrivée lentement et comme malgré moi ma pensée:

Il ne peut être question de deux Dieux. Mais je me garde, sous ce nom de Dieu, de confondre[164] deux choses très différentes; différentes jusqu’à s’opposer: D’une part l’ensemble du Cosmos et des lois naturelles qui le régissent; matière et forces, énergies; cela c’est le côté Zeus; et l’on peut bien appeler cela Dieu, mais c’est en enlevant à ce mot toute signification personnelle et morale. D’autre part le faisceau de tous les efforts humains vers le bien, vers le beau, la lente maîtrisation de ces forces brutales et leur mise en service pour réaliser le bien et le beau sur la terre; ceci, c’est le côté Prométhée; et c’est le côté Christ aussi bien; c’est l’épanouissement de l’homme, et toutes les vertus y concourent. Mais ce Dieu n’habite nullement la nature; il n’existe que dans l’homme et par l’homme; il est créé par l’homme, ou, si vous préférez, c’est à travers l’homme qu’il se crée; et tout effort reste vain, pour l’extérioriser par la prière. C’est avec Lui que le Christ a partie liée; mais c’est à l’Autre qu’il s’adresse lorsque, mourant, il jette son cri de désespoir: “Mon Dieu, pourquoi m’avoir abandonné?...”

Lui.—Afin que “tout soit accompli,” dit le croyant.

Moi.—Mais, pour moi qui ne crois pas, je ne puis voir là qu’une tragique méprise. Il n’y a point là d’abandon parce qu’il n’y a jamais eu d’entente; parce que le dieu des forces naturelles n’a pas[165] d’oreilles et reste indifférent aux souffrances humaines, soit en attachant Prométhée sur le Caucase, soit en clouant le Christ en croix.

Lui.—Permettez: ce ne sont pas les forces naturelles qui ont crucifié le Christ; c’est la malignité des hommes.

Moi.—Le Dieu que représente et incarne le Christ, le Dieu-Vertu, doit lutter à la fois contre le Zeus des forces naturelles et contre la malignité des hommes. Cette dernière parole du Christ (la seule des sept paroles du Crucifié qui nous soit rapportée par deux évangélistes, les naïfs apôtres Mathieu et Marc, et qui ne rapportent que cette parole-là), me retiendrait de confondre le Christ avec Dieu, si déjà ne m’avertissait tout le reste. Comment ne pas y voir, dans cette tragique parole, non point un lâchage, une trahison de Dieu, mais ceci: que le Christ, en croyant et en faisant croire qu’il avait partie liée avec Dieu, se trompait et nous trompait; que Celui qu’il appelait “mon Père” ne l’avait jamais reconnu pour Fils, que le Dieu qu’il représentait, que lui-même, était seulement, ainsi qu’il dit parfois, “Fils de l’Homme.” C’est ce Dieu-là seulement que je peux et veux adorer.

[166]


Février 1942.

Comme au cours de l’autre guerre, j’ouvre un carnet vert, et pour le même ordre de réflexions; encore que dans un état d’esprit assez différent.

J’abordais, dans la Chronique à l’usage du Figaro (24 février 1942) que je viens d’écrire, des sujets religieux qui ne sont guère à leur place dans les colonnes d’un journal. Et la nécessité d’être bref ne me laissait qu’effleurer ou égratigner ce qui demande à être traité avec ampleur. J’abandonne donc aux sujets profanes mes Interviews Imaginaires; et verserai dans ce carnet les ratiocinations dont les lecteurs du Figaro n’ont que faire, et que le souci de leur regard suffirait à incliner fâcheusement.

Mademoiselle Charras, dans de pieuses et affectueuses intentions, m’avait remis, à Lacroix, aux vacances de Pâques dernières, un tout petit livre de propagande protestante: Pour la Foi; pour l’Unité; pour l’Action. Je l’avais mis de côté et ne l’ai ouvert qu’hier soir. Il contient, à l’exclusion de tout contexte, les seules paroles du Christ, et toutes les paroles du Christ. C’est un livre de bonne foi,[167] composé, ou du moins édifié, par A. Westphal. Mais j’y trouve beaucoup à redire. Et d’abord sa traduction des textes des Evangiles, je rentre dans les reproches que je leur faisais au temps de Numquid et tu... Son désir de toucher les âmes l’entraîne à rapprocher de nous les paroles du Christ; celles qui ne lui paraissent pas suffisamment claires, il en force légèrement le sens et les incline un peu, de manière, croit-il, à nous permettre de les comprendre mieux; mais du coup il en limite la portée, et la signification perd en largeur ce qu’elle gagne en précision.

Je n’en chercherai pas meilleur exemple que celui sur lequel je tombe aussitôt: cette parole du Christ à Marie-Madeleine après la résurrection; ce “Noli me tangere” mystérieux, qui s’adresse tour à tour à chaque âme aimante et prévient toute aspiration mystique,—ces mots deviennent, d’après Westphal: “Ne t’attache pas à moi, car...” Et naturellement on comprend très bien: Marie-Madeleine ne doit pas s’attacher au Christ, afin de ne point gêner et empêcher le Christ qui doit remonter vers le Père. C’est raisonnable et court. Ces mots perdent leur retentissement infini.

Mais ceci me gêne encore davantage:

Des sept paroles du Christ en croix, trois nous sont rapportées par Luc:

[168]

1o Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

2o Aujourd’hui même tu seras avec moi dans le Paradis (parole dite à celui que l’on appelle “le bon larron”).

3o Mon Père, je remets mon esprit entre tes mains.

Trois nous sont transmises par Jean:

1o Femme, voici ton fils (à la Vierge Marie) et Voici ta mère (à celui des disciples “que Jésus aimait”).

2o J’ai soif.

3o Tout est accompli.

Pour ces six paroles solennelles et chargées de signification inépuisable, aucune “concordance.” La septième est la seule qui nous soit transmise à la fois par deux évangélistes, lesquels ne nous rapportent que celle-là. Je dis “la septième”; mais simplement parce que je la cite la dernière, il importe de remarquer qu’elle nous est transmise par les deux, des quatre évangélistes, de beaucoup les plus simples, les moins soucieux de doctrine et d’interprétation mystique. Ils ne rapportent qu’elle, que cette parole, et la donnent tous deux comme la dernière du Christ; et cette parole est terrible; c’est le cri tragique de toute âme qui mit sa confiance en un Dieu qui n’existe pas. Ou, sans[169] aller si loin, car elle ne nie nullement l’existence de Dieu, du moins elle dissocie de Dieu le Christ, les oppose (comme je fais irrésistiblement): “Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m’avez-vous abandonné?

A s’en tenir à cette parole, comment ne pas y voir, atrocement, non point un lâchage, une trahison de Dieu, mais ceci: que le Christ, en croyant et en faisant croire qu’il avait partie liée avec Dieu, se trompait et trompait; que Celui qu’il appelait “son Père” ne l’avait jamais reconnu pour Fils et que tout l’enseignement surhumain du Christ se passait en dehors de Dieu, à l’encontre.

Et, naturellement, Westphal se garde de donner ce cri de désespoir pour la dernière parole du Christ. Il importe de rassurer le croyant; et pour ce, de la joindre à “J’ai soif.” Elle prend ainsi la signification d’une passagère et quasi-humaine défaillance, où Christ souffre et doute en tant qu’homme, que Verbe “qui s’est fait chair.” Et ce cri doit être suivi aussitôt du “Tout est accompli,” où se confirme la mission du Christ, assumant, en vue de sauver l’humanité, tout ce qui appartient à l’homme, faiblesse et souffrance. Puis, en dernier lieu, pour bien rétablir la filiation: “Mon Père, je remets mon esprit entre tes mains.

[170]


12 février.

On la peut expliquer ainsi cette terrible parole: défaillance momentanée, car “la chair est faible”; et dans cette défaillance même est la preuve que Jésus s’est vraiment fait homme, acceptant de souffrir dans une chair humaine. Et Dieu, encore qu’il soit Amour, se refuse à le secourir, afin que “tout soit accompli.” Le sacrifice atroce doit être consenti jusqu’au bout. “Pourquoi m’avez-vous abandonné?”. Pour que l’humanité soit rachetée par toi. Tu ne serais pas, sinon, le Sauveur.

Tout devient ainsi très clair, logique et rassurant. Mais ce n’est nullement ainsi que cela nous est présenté. Luc et Jean, beaucoup plus conscients que Marc et que Mathieu, apportent dans leur récit un souci qui déborde largement celui des simples chroniqueurs et rapporteurs que sont les deux naïfs premiers évangélistes. Luc et Jean ne rapportent même pas une parole qui leur paraît, ce qu’elle est, très dangereuse.

[172]


ACHEVÉ D’IMPRIMER LE QUINZE JUIN

MIL NEUF CENT QUARANTE-QUATRE

SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE

H. WOLFF CO., NEW YORK, U. S. A.


NOTES:

[1] “...certains crimes sont si habilement commis que l’honnête homme lui-même ne peut, en les voyant, se garder d’une sorte de triste admiration.” Général de G., Londres, 1er avril 1942.

[2] Je reçois de Mauriac une lettre qui me rassure au sujet de son fils Claude. J’y lis: “Pour les malheurs publics, notre sensibilité est plus limitée que nous n’osons en convenir.”

[3]

Elle se plaît [la Nature] à nous séduire.
Sur celui qui, pour lui ou pour les autres,
abîme son voile d’illusion, elle se venge
comme le plus implacable des tyrans.
Mais celui qui lui fait confiance,
elle le presse sur son cœur, comme un enfant.

[4] Voir notre édition des Interviews Imaginaires, p. 215.

[5] “La bonne politique n’est pas de s’opposer à ce qui est inévitable; la bonne politique est d’y servir et de s’en servir.” (Renan, Réforme intellect., p. 143.)

“...un cercle fatal où le bon sens est qualifié de lâcheté, parfois de trahison.” (P. 152.)

“Que de questions, dans les affaires de cette pauvre espèce humaine, il faut résoudre en ne les résolvant pas. Au bout de quelques années on est tout surpris que la question n’existe plus.” (P. 176.)


Notes de transcription

page 30: recontré ==> rencontré

page 43: parfaitment ==> parfaitement

page 133: montatgnes ==> montagnes

[Fin de Journal 1939-1942 par André Gide]